Tome LIX, numéro 205, 1er janvier 1906 §
Art ancien.
Romain Rolland, Michel-Ange, Librairie de l’Art
ancien et moderne, 3,50 §
Il me reste à signaler précisément le Michel-Ange de M. Romain Rolland. C’est un livre enthousiaste et clair où l’auteur suit son « héros » pendant toute sa vie : il est enrichi de nombreuses reproductions et de quelques-unes de ces figures décoratives de la Sixtine qui sont parmi les plus belles créations de l’artiste italien.
Échos §
M. d’Annunzio librettiste §
M. d’Annunzio cumule : après avoir été poète, romancier, orateur, député, excellent sportsman, auteur dramatique et tragique, il devient librettiste. De son indomptable énergie il faut tout attendre. L’Esthète aristocratique et dédaigneux se fait de plus en plus populaire. Il a cuisiné la Fille de Jorio pour un opéra dont la musique vient d’être composée par le maëstro Franchetti, et qui sera joué prochainement à Milan. Les journaux annoncent que de nombreux chœurs et couplets furent ajoutés pour les besoins du chant. De plus, M. Gabriel d’Annunzio a promis au maëstro Franchetti un véritable libretto qui sera écrit à son intention sur les amours de Hugues et Parisine.
Les Romains et les Concerts modernes §
Le Corea, le vieux monument sépulcral, dans les siècles cent fois transformé, subit un dernier avatar. L’Hôtel de ville de la capitale italienne va faire de l’immense tombeau une merveilleuse salle de concerts populaires. Il deviendra ainsi l’« Auditorium » des Romains modernes qui commencent à désirer entendre de la musique. Dans quelques milieux d’artistes on fait des vœux pour que les Léoncavallo, Puccini et autres soient chassés de ce nouveau et solennel temple de l’Harmonie.
Tome LIX, numéro 206, 15 janvier 1906 §
Décadence et Résurrection de l’Esprit théâtral §
La décadence du Théâtre remonte aux premières étapes de la Tragédie.
Du chant du bouc à Eschyle, le Vin, Seigneur de l’Ivresse, donateur de Joie, avait conduit les hommes à danser leur grande lamentation sur le sort du dieu captif, Dionysios enfermé par les Titans dans le sein de la Terre. L’ardeur de la haine et de la peine du Dieu montait des mille racines qui partaient de son cœur et s’ouvraient dans les pampres roux, dans l’opulence rouge du Soleil d’automne. Chaque grain de raisin contenait une goutte de sang du Dieu. Les hommes en enflammaient leurs rêves, ils plaignaient le sort du grand captif et se tordaient d’angoisse. Et leur angoisse était la danse ; leurs plaintes, le chant ; et leur ardeur, l’orgiasme, d’où l’ode tragique et la tragédie sont nées.
Eschyle racheta les hommes de la servitude du vin. Son génie résuma à lui seul toute l’ivresse. Il put fixer une telle impulsion de fureur de vie, que le sens orgiastique des hommes, fort de lui-même, se retrouva éloigné de la seigneurie animatrice du grand captif. Les hommes, angoissés du sort des hommes en lutte perpétuelle contre toute la nature : ennemie insidieuse et rapace de l’individu, oublièrent le Dieu ; ils dansèrent et chantèrent leurs plaintes.
La nature ennemie prit alors clairement devant l’esprit de la foule le nom qu’elle portait dans les cœurs craintifs et anxieux. Elle s’appela le Destin. Elle fut la Diké sacrée, debout sur les moissons où l’amour avait entraîné le crime et la mort, debout sur la Terre où se brisaient violemment les rejetons du même tronc maudit, debout sur le sommet chauve où la suprême expression de l’homme, Prométhée, le Titan humanisé, souffrait, lorsque son cœur était plus rongé par la rage que son foie par le vautour.
La Fatalité dominait. Les hommes surgissaient beaux sur l’ondoiement implacable des Chœurs. Ils étaient beaux dans leurs détresses infinies, dans la conscience de leur faiblesse, devant l’impératif catégorique du Destin, et dans leur héroïsme sans bornes contre toute détresse et contre toute faiblesse.
Mais Oreste, l’homme, par la fatalité de son acte nécessaire, et Prométhée, le pathétique Titan, au nom de la conscience humaine, défièrent les dieux et l’impériosité occulte et suprême de la vie. Les hommes, éloignés de l’ivresse du dieu captif, s’éloignèrent aussi peu à peu de tous les dieux. Ils oublièrent toute l’exaltation des forces primordiales et universelles, symbolisées dans leur œuvre, pour parler, pour agir et pour mourir au nom de leur propre conscience d’éphémères. Prométhée les initia, et captiva leurs cœurs et leurs ambitions, comme il avait captivé le cœur des femelles océanides étendues éplorées à ses pieds. La Diké mourait, vaincue non par la volonté, mais par la passion des hommes.
La beauté héroïque des Sept contre Thèbes (la plus grandiose tragédie rêvée, seule comparable à la Symphonie en ut mineur, la symphonie du Destin, de Beethoven) disparaissait pour faire place aux troubles du cœur humain. La volonté de vivre selon ses instincts, malgré les hostilités souveraines des volontés extérieures, élevait l’homme jusqu’au héros, comme l’exaltation de toutes ses forces réunies en un seul faisceau de vie, en un seul flambeau de désir et de puissance, l’avait créé dieu. L’homme descendait de son piédestal. L’orgiasme dionysien et la terreur eschylienne devaient être oubliés. L’homme refoulait à ses pieds ses vêtements impériaux et magnifiques de volonté et de mort, et plaintif se renfermait dans son cœur isolé, et exaltait ses passions et ses troubles. Il crut ainsi conquérir sa conscience. Il prit en réalité une individualité. Mais il cessa d’être un héros.
Le Destin perdit sa belle attitude féroce, animatrice de nobles vertus. Sophocle, le
beau Sophocle, le beau et majestueux poète stratégicien, repoussa la majesté du Destin,
accepta la suprématie du cœur humain, et créa la tragédie satisfaisante, où la multitude
pouvait pleurer sur ses propres maux, sans trop s’égarer, par une collectivité
d’émotions héroïques, dans la piété du sort national, du sort de ses héros, du sort de
ses dieux. « Et il orna la scène de fort belles décorations »
, dit
Aristote.
La volonté démagogique passait comme un souffle de feu et de mort, sur les rues d’Athènes, sur l’Hellade de l’Hellade ! La foule, dans l’éclosion de son pouvoir, avec l’aristocrate Périclès, regardait en souriant les autels, le trône, la scène du théâtre magnifique qui couvrait de ses marbres et de toute sa pompe le souvenir même du théâtre en bois, d’Eschyle, de l’artiste divin mort enterre lointaine. La foule, avec toute la lâcheté de sa conscience égoïste et brutale, allait envahir les autels, le trône et la scène, allait s’étaler dans sa toute-puissante arrogance devant les croyances et les gloires et les beautés de sa patrie, allait défier le Destin qu’elle ne craignait plus, ne pouvant plus le comprendre. C’est ainsi que lorsque l’athlète Euripide dramatisa en philosophant Prodicus et Anaxagore, et fut loué par Socrate et bien aimé par le peuple, la tragédie se trouvait déjà égarée dans les profondeurs des choses dont le sens est perdu.
La Passion avait tué la Justice et le Destin. Le Héros était devenu l’homme. L’inconscience et l’impulsion, sources de satisfactions immédiates, prirent la place de l’instinct indomptable, maître des souffrances fatales, maître de la Joie créée par la Douleur !
La pitié, qualité féminine et vile, avait détruit le sens héroïque de la vie. Euripide, qui faisait couler des larmes, fut appelé par Aristote le plus tragique des poètes, ce qui veut dire : le plus pathétique. Car Aristote même oubliait le pathétique Prométhée, et la fureur des Euménides domptées par la logique souveraine de l’homme qui sait vouloir. Et le chœur prit chez Euripide cette attitude grotesque et étrangère, purement décorative, qu’il a gardée jusqu’à ce que Claude Monteverdi, le créateur du Drame musical, d’abord, Gluck ensuite, enfin Wagner, ne l’aient remplacé par leur orchestre significatif.
Ainsi, après Eschyle, ce furent l’Inconscience et le Hasard qui régnèrent au théâtre.
La décadence du théâtre remonte donc presque à son origine, lorsque l’homme, qui luttait contre la Destinée, fut devenu l’homme qui subit tous les chocs de ses sentiments, toutes les tyrannies de ses sensations.
À la Tragédie succéda triomphalement la Comédie. Euripide devenait Aristophane, l’aristocrate lascif, le véhément politicien de la parabase.
Le théâtre s’acheminait sans pause vers son développement de plus en plus inconscient, à travers les efforts des médiocres et les faiblesses emportées des génies.
Les situations où les hommes étaient placés, les gestes qu’ils faisaient, n’atteignaient pas la signification musicale qui secoue les nerfs et fait vibrer les cœurs de toute une assistance comme un seul grand cœur, dans une exaltation collective et profonde. La politique de la Comédie, ou les passions de la Tragédie, ne faisaient que plaire toujours plus aux êtres qui assistaient au spectacle. Elles les éloignaient du culte tragique presque religieux où les hommes se retrouvaient ensemble et mêlaient leurs âmes, dans cette exaltation unanime, presque religieuse, toute rayonnante de l’acte héroïque accompli par l’homme-type poussé par une fatalité typique de la race.
Ce ne fut que bien plus tard, après l’avènement du Christ, le héros judaïque, que les hommes retrouvèrent l’esprit tragique, la véritable nécessité primordiale du théâtre.
L’égarement de toutes les passions provient de ce simple fait qu’on met comme terme définitif de toute valeur : la mort. L’esprit tragique eschyléen était au-delà de la mort, chevauchait la mort, acceptant et envisageant la nécessité de l’acte. La peur de la mort n’était pas le principal motif de toute action ; tous n’agissaient que de peur de ne pas accomplir l’acte nécessaire. Le Christ réapparut aux multitudes chevauchant la mort, les regards fixés sur la nécessité de son acte. Cet acte fut héroïque. Il exalta les multitudes, jusqu’à l’extériorisation du Mythe et de l’Art. Il gonfla les poitrines des générations qui assistaient, sur le parvis des cathédrales, aux développements des naïfs Mystères. Dans l’Église et dans la célébration de la Messe, le chœur, le Chorus, aux points de vue esthétique, mystique et architectural, représente l’âme nue et multiple entourant le type élu et symbolique, le sacerdote.
Et le Héros chrétien s’éleva sur les âmes du moyen-âge comme le cyprès se dresse au milieu des arbres. Le cyprès, sombre et hardi dans ses branches réunies, telles les mains dans une prière, rappelle la mort. Le Héros chrétien fut le chevalier de la mort. En lui l’esprit tragique revint. Et ce nouvel esprit fut augmenté de la Volonté de l’homme. Le Héros n’obéissait pas à la volonté du Destin, ne semblait même pas obéir à la Volonté du Père. Il agissait de par sa conception de la vie et selon les lois de sa personnelle nécessité. Et il acceptait sa mort, non comme une vengeance, mais comme un holocauste, comme un sacrifice, comme un tribut. Par cela même l’énorme richesse de la Volonté, du libre arbitre, apportée par le nouvel héroïsme religieux, prit vite les expressions de cette déconcertante mortification prêchée par le Christianisme, et qui égale en « manque de joie » l’esprit de la Tragédie d’Euripide, de la Tragédie personnelle et inconsciente. Mais l’Homme-Dieu, invisible et présent, accomplissait un acte héroïque en synthétisant toutes les aspirations collectives de ses spectateurs.
Cependant la tragédie chrétienne, comme substance et comme influence, demeura inférieure à la tragédie grecque primordiale. Et les esprits s’acheminaient toujours plus vers leur isolement, affirmant de plus en plus leur inconscience.
Dans tout le théâtre anté-Renaissance et de la Renaissance, les événements furent toujours inattendus, les actes toujours involontaires, la fatalité et la nécessité rentraient entièrement dans les domaines du hasard et de l’imprévu, malgré le « deus-ex-machina » de la volonté divine. Le sens orgiastique de la Tragédie était perdu.
Ainsi, lorsque Shakespeare regarda la vie avec son terrible regard de souffrant qui connaît toutes les souffrances, il fut parfois troublé par la fureur tragique, mais jamais il ne sut communiquer son trouble à la foule. L’individu remuait les passions de la collectivité, mais il échappait à leur exaltation. Shakespeare entrevit le Héros qui agit nécessairement et accomplit un geste digne de racheter tous les malheurs d’une multitude, mais il fut toujours trop pathétique, et ses héros se trouvèrent toujours étonnés devant les effets de souffrance et de mort dont ils étaient la cause. L’inconscience les dominait. Ils obéissaient aux impulsions de leurs âmes, ils ne connaissaient pas d’avance la face de leur destinée réelle. Seul, parmi tous, le « fou » Hamlet s’approcha d’Oreste ; il eût été digne de figurer à l’aurore de la Tragédie.
La Comédie, avec Shakespeare, comme avec les Grecs, comme avec Plaute, l’aristophanesque Ronsard, Étienne Jodelle, l’Arétin, Molière, Goldoni, garda son caractère d’infériorité et de vulgarité, qui est inhérent à sa naissance grossièrement phallique. Car l’esprit comique est bien digne de son grotesque κόρδαξ. En répondant à sa tâche, qui consiste à reposer les hommes par le rire, s’il ne reste pas stérile (car de toute façon il exprime et révèle en caricature des aspects humains individuels ou collectifs), il demeure impuissant devant la nécessité d’un essor héroïque de l’âme de l’homme.
L’esprit tragique fut représenté avec grâce, et parfois avec génie dans la tragédie du xviie siècle, dans le drame de cape et d’épée et dans ce qui est encore le Théâtre historique, absurde et enfantin.
En des temps plus proches de nous, un homme puissant, Goethe, réalisa une tragédie gigantesque, où, comme dans le poème de Dante, se trouve un résumé de toute la pensée occidentale, c’est-à-dire de toute la possibilité héroïque de l’Occident de son temps. Or Goethe écrivit un poème superbe, dans lequel une vision de vie, rapide et synthétique, est exprimée sous des nuées grises de rire, d’un immense rire sceptique, d’une gigantesque ironie sur la vanité des efforts humains, et sur la stérilité de la nature, malgré la rédemption finale. Faust fut le héros de l’Occident au xixe siècle. Il comprit toute la vanité de la vie et la stupidité de la mort. Il se lança d’un bond sur le rêve, comme un félin qui s’aplatit pour bondir plus haut sur la proie visée. Il s’élança vers le bonheur, s’habilla de toutes les plumes du paon, pour mourir sans le vouloir. Il eut, pour atteindre la joie, un geste héroïque, celui du dédain de son âme, du mépris de l’à venir et du passé. Il fut divinement stoïcien. Mais il n’avait pas accepté sa fortune sans une secrète espérance de duper l’avenir, qu’il dupa. Aussi Faust ne fut pas un héros. Spinoza avait judaïsé le génie colossal de Goethe.
Mais depuis les Mystères, jusqu’à Goethe, à Wagner, jusqu’à nos jours, et malgré quelques drames méditerranéens à sujets héroïques ou religieux, nous ne retrouvons pas dans l’histoire du génie occidental, la tragédie représentative, le paradigme parfait de la civilisation dite chrétienne. Pour que l’Occident ait sa tragédie typique, celle qui révèle toutes ses volontés et toutes ses terreurs, il faut réunir quelque scène de Hamlet et quelque scène de Faust.
Pour préciser mes données, je me sers avec intention de la différence profonde existant entre les mots-émotions : pathétique-dramatique-tragique.
J’en ai donné ici même1 une définition. J’ai défini la Tragédie, en déterminant les caractères des trois manifestations émotives suscitées par la vie et par l’art. La Tragédie n’est pas, comme le vulgaire l’entend, dans la violence des attractions et des répulsions d’âmes, ou dans la brutalité des chocs passionnels ; elle n’est pas nécessairement dans la représentation d’humanité pantelante et hurlante ; elle n’est pas non plus uniquement dans le langage et dans le geste dits tragiques. Non. Le langage tragique et le rythme du corps, sont la musique subtile de la Tragédie ; par cette « musique » de ses attitudes et de sa langue, l’acteur devient ou peut devenir un lumineux réflexe de l’artiste. Mais la Tragédie et l’émotion tragique ne se bornent pas à une manière de représentation, comme beaucoup semblent le croire2.Le pathétique est dû au choc violent et désharmonieux d’une vie, individuelle ou collective, lorsque ce choc se produit en dehors de la volonté consciente des agonistes ; l’accident inattendu et mortel n’est jamais ni tragique ni dramatique : il est pathétique et il ne peut nourrir que la chronique des feuilles journalières. Si la volonté des agonistes est présente et agissante, alors naît le drame, qu’alimente notre littérature théâtrale et romancière. Le tragique ne se révèle à son tour que lorsque la brutalité des accidents s’enchevêtre avec la volonté agissante des dramatis-personæ, et toute l’action, qui comprend des milliers de vies, ou quelque « vérité » éternelle dans sa catastase et dans sa catastrophe, se manifeste nettement rythmée sur une autre volonté, collective et irrésistible, la volonté de la race, du Destin, de la Providence, de la Nécessité. Si cette volonté collective et suprême ne fait pas sentir la toute-puissance de ses arrêts qui meuvent le drame et en remuent le pathos, il n’y a pas tragédie. L’origine de la Tragédie a été religieuse, c’est-à-dire unanime3.
Depuis Eschyle, l’esprit tragique se montre donc presque toujours submergé sous le flot inlassable de la passion humaine, qui recouvre les âmes, qui engloutit la volonté une et multiple de l’être capable de connaître en les accomplissant toute la portée de ses actes.
La souveraineté de l’Inconscience et la seigneurie du Hasard dominent. Le Politien, qui fut le premier dramaturge moderne, écrivit une Tragédie Pastorale, l’Orfeo, où, dans un temps d’engouement helléniste, il s’essayait à la reconstitution de l’ancienne tragédie mythique. Mais lui — aussi bien que Racine, Corneille, Alfieri, Schiller, ensuite — ne put concevoir la tragédie qu’en pur et simple drame. Tous nos grands tragiques semblent résumer l’âme et les espoirs de quelques peuples ardents, mais ils ne font en réalité que couvrir de vêtements tragiques de simples créatures humaines, impulsives et farouches, lamentables devant les deux immenses pivots de la vie occidentale : la volonté d’amour et la peur de la mort.
Mais cet insaisissable esprit tragique ne peut s’épanouir que dans l’exaltation de joie ou de douleur, de fête de guerre ou de deuil de toute une race.
Dans les aspirations confuses des peuples mécontents domine vraiment la dikè, le destin vengeur, l’implacable Moïra, la nécessité de la vengeance toujours nouvelle. Dans le foyer inépuisable de l’âme des peuples nourri par l’éternelle souffrance des dominés sous la volonté des dominateurs, se prépare toute permutation et toute révolution.
La marche de l’humanité qui groupe les familles et forme la communauté primordiale de la patrie, groupe les patries et forme les nationalités et les races, tend toujours plus à élargir ses limites. De là, les chocs, les actes et les vengeances. De là, le merveilleux dynamisme humain, exalté de temps en temps par la guerre : miracle du sang et de la destruction qui renouvelle la vie.
Or, la nécessité de la vengeance est l’âme de l’Histoire ; et elle est aussi l’âme de la Tragédie. La maison des Atrides synthétisait la fureur insatisfaite et inapaisable d’un peuple conquérant, c’est-à-dire de tous les peuples qui ont une histoire. C’est l’instinct révolutionnaire qui régit le dynamisme des sociétés. Le Destin vengeur est au fond de l’âme des opprimés, de ceux qui sont à la dernière marche de l’échelle animique des hommes, de ceux qui sont serviles et presque bestiaux, il est là, vengeur et immobile. Le rayon de son regard suscite les orages et les tempêtes et les belles horreurs de l’histoire.
Et c’est lui, et lui seul, que le poète tragique cherche et exalte, doit chercher et doit exalter, dans une seule personne, dominatrice ou dominée. Le protagoniste, la dramatis-persona, prend ainsi l’âme d’une race, devient le héros, logique, beau. Sa personnalité disparaît ; son individualité rayonne comme un feu central que les vents de la passion de tous ses contemporains avivent à jamais, dans l’histoire ou dans la légende, dans le présent ou dans le souvenir.
Quelle tragédie, si ce n’est celle d’Eschyle et tout au plus celle de Sophocle, répond à ces conditions ?
Seuls, je le répète, Hamlet, férocement ironique, et Faust, superbement sceptique, s’enveloppent de cette beauté flamboyante qui répond à l’état d’âme de tout un moment de l’Histoire.
Et nos tragédies ou nos drames historiques, à côté de leur tragique devancière, semblent faire des grimaces poétiques, parfois merveilleuses, comme chez tels grands poètes, avec les cothurnes et le masque empruntés ; avec ce masque d’airain trop sonore pour de petites voix, qui semblent gémir comme le vent contre une maison infranchissable.
L’orgiasme primordial de la tragédie manqua dès que la volonté démagogique envahit comme une marée rapace le destin de la divine Hellade.
Rome, de son côté, ne fut pas touchée par la grande flamme de la tragédie qui s’étendait vers l’avenir, et les raisons en sont multiples. Rome n’a pas eu de Philosophie et ses excellents poètes n’ont pas pu créer une Poésie. L’Urbs était trop ardente dans son rêve impétueux de conquête et trop glorieuse de son magnifique rôle de domination, pour que le sens dionysien se réveillât puissamment en elle. Elle était toute apollinéenne, comme dirait Nietzsche ; aussi elle ne créa pas sa religion et son Art. Et la flamme immense de l’exaltation tragique ne la toucha presque pas.
Térence, le « Demi-Ménandre », écrivit de pâles comédies, sages et bonnes. Plaute fut bruyamment sensuel et sa vis comica est bien souvent agaçante. Cæcilius Statius, ferreus scriptor, n’a pas survécu. La magnificence de Rome, impériale même lorsqu’elle fut républicaine, se dispersait trop dans le culte des choses et des harmonies extérieures, pour qu’elle ait pu créer une religion, une philosophie et un art. Pour les hommes elle ne devait créer qu’une législation digne d’être léguée à l’avenir ; sa merveilleuse gloire de conquêtes fut dominatrice et législatrice. Et son esprit théâtral passa de l’exaltation du sang à l’exaltation du rire, du Circus à la Comédie.
Rome était profondément individualiste. Chaque Romain était Rome, et couvait en lui seul le rêve d’un empire. Aussi Rome n’eut-elle pas d’aristocratie ni de démocratie. Elle fut toujours égale à elle-même, constamment grandiose dans ses gestes et dans le culte de ses gestes.
L’esprit tragique, fait d’une noblesse, d’une [sélection suprême de l’âme, d’une absorption complète de celle-ci, non dans une croyance ou dans un désir collectif, mais dans une crainte ou dans une béatitude unanimes, était grec. Il ne pouvait pas être hindou, car les Hindous manquaient de force pour se détacher du rêve, se relever de l’absorption pour entrer dans l’action. Il ne pouvait pas être romain, car les Romains manquaient de volonté pour se détacher de l’action, pour s’approfondir dans la contemplation, et se créer ainsi des fantômes terribles et invincibles, dominateurs de l’âme de toute la race. Pour les Romains, tout ce qui était terrible devait être vaincu ; leur Fatum n’était qu’un prétexte à justifier toute leur féroce volonté de vie, comme la volonté du Seigneur des Chrétiens ne fut souvent qu’une justification à priori de tous les actes des hommes, de toutes les résignations plates et de toutes les plus âpres violences.
Les Romains, par l’amour effréné du geste et de la ligne, et par le manque de
profondeur animique, acceptèrent donc la Comédie qui reproduisait toute l’extériorité de
leur vie superficielle, de leurs rapports d’individu à individu, c’est-à-dire de leurs mœurs. Et la musique, qui accompagnait la comédie de Térence,
étant musique, ne pouvait être que grecque. Et
est tota Græca
ou tota græca Apollodoru facta
est
… — disent les Didascalies.
L’esprit théâtral suivait à travers les temps et les pays la ligne descendante, oubliait son essence première, sa raison d’être, devenait de plus en plus la reproduction des mœurs ou des chocs de corps qui se rencontrent, se prennent et se repoussent, s’abîment dans la vie ou dans la mort.
La souveraineté de l’Inconscient et la Seigneurie du Hasard ne furent vaincues ni dans la Rome Impériale, ni dans la Rome Papale. Elles ne le furent pas davantage en Angleterre par l’aristocratique esprit de sir Bacon. Elles se traînèrent jusqu’à Claudio Monteverde, jusqu’à la naissance du mélodrame riche d’un orchestre qui remplaçait le chœur ancien ; puis furent submergés sous la houle de la virtuosité et de la vocalise, et ne furent enfin domptées que par le chœur-orchestre wagnérien et par le leit-motiv, dont l’enchevêtrement exprime la genèse et l’évolution de l’homme et des actions humaines.
Mais aujourd’hui, l’Inconscience et le Hasard dominent encore le Théâtre, tous les théâtres : romantiques, réalistes, historiques, mystiques, avec une telle insolence dominatrice, que l’espoir nous échapperait, si quelques grands poètes ne rêvaient pas de grandes visions sociales, des drames immobiles d’âmes, des drames de passions religieuses ou de race : si Ibsen, Maeterlinck, Péladan, Élémir Bourges, Paul Claudel et d’Annunzio n’existaient pas ; mais, surtout et en dehors de ces hommes, si l’évolution complexe de la Musique et de la religiosité musicale n’indiquait déjà une prodigieuse transformation de l’esprit religieux humain, ainsi que je l’expliquerai plus loin.
Ibsen, lui seul, a su préciser le plus hautement possible les lignes de la tragédie contemporaine. Il reste au sommet de notre art théâtral. Wagner avait conçu et réalisé, pour exaspérer une race, une grandiose conception de l’esprit tragique dans la nature, répandant vainement sa volonté héroïque comme une nuée de feu sur l’esprit d’une génération irréligieuse. Ibsen, lui, a rêvé la régénération de la femme, a révélé ‘es plus grands drames de la pensée et du sentiment contemporains luttant, souffrant, dans le crépuscule rouge des religions et de la vie de l’âme. Il a créé Brand, merveilleux poème de l’homme qui se reconnaît impuissant à réaliser un rêve plus vaste que les limites de son horizon. Cependant Brand, en acceptant toute sa destinée prévue, a des attitudes héroïques — mais il tombe sous le poids de son individualisme effréné et incohérent — et il n’est pas un héros, ou tout au moins un héros de sa race, et un héros pour nous, car il s’égare dans des tourbillons de neige, menacé par l’avalanche de la montagne, poursuivi par les cailloux du peuple, hué par une folle, tel le symbole vain de son grand rêve stérile. Dans tous ses héros et ses héroïnes, Ibsen représente en général le contraste entre la volonté de l’homme libre et l’esclavage des habitudes et des conventions sociales. Le Destin vigilant et impitoyable se trouve pour lui dans la société ; il est la persécution invincible et le misonéisme de la multitude.
Dans ses pérégrinations mélancoliques à travers le monde, Ibsen a connu l’esprit de la véritable tragédie contemporaine, de celle que seule nous pouvons accepter sous ce nom. Mais ses personnages aussi se retrouvent étonnés et affaiblis devant la catastrophe logique de leurs rêveries, et devant les déceptions continuelles qui attendent inévitablement leurs tempéraments d’exception. Ibsen a senti le besoin de bâtir des châteaux pour se donner sinon le plaisir, du moins la rude tâche pleine d’amertume de les détruire.
Son théâtre ne pousse donc pas à l’acte héroïque, son théâtre est suprêmement décourageant. Mais, dans ses visions synthétiques, comme dans ses plus menus détails, il fait de l’art, de l’art pur et orgueilleux, qui connaît son rôle devant la vie universelle, la vie des instincts, et devant « l’évolution humaine » qui ne peut tendre qu’à leur plus grande et plus sage liberté. Épris d’orgueil et de volonté rebelle, il a crié son merveilleux blasphème contre la société.
L’art d’Henrik Ibsen est Art Oratoire. Chacune de ses pièces est une oraison en faveur d’un principe de vie, et une critique cinglante de toute la mort qui, du fond des traditions et des lâchetés de l’âme collective, s’oppose à l’épanouissement de toute force innovatrice.
Maeterlinck accomplit un remarquable effort, avec ses puissantes qualités de rêve plus que de recherche. Les visions qu’il a réalisées en œuvre d’art sont confuses, imprécises, mais hautement poétiques. Il a regardé la « face de la Vérité » aux sources lointaines et mystérieuses d’où dérive le fleuve de l’existence, ce fleuve qui à son tour s’ouvre parmi des cris de bataille dans celle que nous appelons la mer de la vie.
La superbe ivresse d’Edgar-Allan Poe fut toute frémissante devant des visions semblables. Et Maeterlinck rappelle Edgar Poe en même temps qu’il touche directement à ce grand synthétiseur du psychisme occidental que fut Shakespeare. Nous retrouvons chez Maeterlinck la pauvre créature fouettée par la vie comme Maleine, Ophélie ou Juliette ; la fureur jalouse de Golaud, d’Othello, et plusieurs fois nous reconnaissons dans Maeterlinck la sentimentalité barbare d’Hamlet.
Et comme Maeterlinck a voulu rendre simplement ces états d’âme synthétiques et rares, d’où l’homme se lance résolument vers la joie et la vie ou vers la douleur et la mort, il s’est servi techniquement d’une série de petits tableaux, desquels toute l’existence des personnages se dévoile jusqu’à la -catastrophe, et entre lesquels se déroule cette chaîne des actions de surface que Maeterlinck suggère sans les définir, à la façon de la musique. Chaque tableau est comme un thème musical et essentiel, et ce n’est que dans les pauses et les silences qui coupent ses thèmes, que se dégage et se manifeste le rythme poétique et suggestif de ces drames immobiles.
Avec la réalisation contemporaine d’un acte de vie si intense obtenu par le minimum du mouvement, dans son drame simple, Maurice Maeterlinck a ouvert une vie nouvelle et large à notre subtilité psychique. Le théâtre de l’Avenir recherchera là sa puissance de rêve, ses qualités anoblissantes par le rêve, à côté du Drame Héroïque à la Wagner. Malheureusement, Maeterlinck lui-même n’a plus su suivre sa voie. Il s’est égaré dans de vagues recherches, frappé par l’horrible marée du positivisme brutal qui envahit la Poésie du théâtre.
Le théâtre de Maurice Maeterlinck peut être appelé, à côté du théâtre Oratoire d’Ibsen, théâtre Ésotérique4. Il n’exprime que des vérités d’âmes en elles-mêmes, en dehors de toute contradiction sociale.
Avec plus de mouvement, de fougue, de pensée, réalisant le véritable drame implexe, le théâtre Mystique de Péladan, le seul qui écrit des tragédies où les ailes de l’idéal palpitent dans un souffle pur d’hellénisme ; et le théâtre dit idéaliste de M. Édouard Schuré, font partie, par leur volonté idéale, du théâtre Ésotérique. Péladan intériorise à travers un beau et large esprit moderne, de grandes affabulations antiques. M. Schuré substitue à l’individu le couple, qui agit comme une forme parfaite au centre même du drame. Il s’approche ainsi des conceptions collectives eschyléennes, où le personnage était une collectivité, unanime dans la douleur et dans la fureur. Mais ses drames sont très faibles.
Gabriel d’Annunzio est entré dans une voie que le génie méditerranéen a ouverte à l’esprit germanique. S’inspirant de l’œuvre titanesque de Richard Wagner, il s’essaya dans la Tragédie Héroïque avec Francesca da Rimini.
Tout son théâtre est fait de visions hautainement poétiques, où il s’éloigne des extériorisations individualistes brutales de ses romans, en même temps que de l’exaltation des héros et des beautés de l’Italie. Arrivé logiquement à la manifestation scénique, dans son âge mûr, avec son cœur expert en langueurs, en fureurs et en désirs, Gabriel d’Annunzio sous l’influence de Maeterlinck fit tout d’abord un rêve terrible de folie et de sang. Il écrivit le Songe d’une matinée de printemps. Mais il apporta un élément nouveau dont la puissance forme sa plus claire vertu : il compliqua l’action par le cadre que lui fournissait la campagne florentine, entre Florence et Fiésole, où le Poète a établi sa demeure.
Avec d’Annunzio l’action des hommes ne paraît plus isolée dans la nature, et ne se déroule pas en belle, parfaite corrélation avec les pauses et les fureurs de la nature environnante, comme chez Shakespeare (Tempête), chez Ibsen (Braud) et chez Maeterlinck (Princesse Maleine). La nature n’est pas, comme chez ceux-ci, et comme chez d’Annunzio même dans la Ville Morte, un personnage, le personnage principal et gigantesque du drame. La nature dans le Songe d’une matinée de printemps, ainsi que dans le Songe d’un coucher d’automne, où l’âme de Venise éclate avec tout l’orage de ses pompes rouges, est toujours extérieure aux hommes, mais elle encadre leur action d’une façon si parfaite qu’elle semble incendier de loin leur fièvre tragique et présente et lointaine, elle reste insidieusement précise et vague. Léonard de Vinci mettait dans une indéfinissable lumière de paysage ses étranges figures, qui sont au-delà des concepts ordinaires du beau et du laid, comme presque en dehors des marques du sexe. Chez d’Annunzio cette complication dramatique du paysage représente l’effort maximum pour renoncer aux illusions de ses romans, où il semble croire à la volonté et à la liberté d’action dans l’individu considéré en lui-même et seul, telle une monade globale de sentiments et d’émotivité qui effleurent à peine les convulsions de la collectivité environnante et enveloppante. Tout d’abord le théâtre de d’Annunzio se confina tout simplement dans les domaines du rêve. Ensuite, il fut dominé par une pensée centrale, inconsciente peut-être chez le Poète, mais claire. Dans le Songe d’un coucher d’automne et dans la Joconde, la catastrophe est déterminée violemment par le triomphe de la chair. L’éternel féminin de Goethe semble conserver son triomphe non pour une élévation suprême de l’homme, mais pour une destruction. Le feu de la barque de la sublime courtisane Pantéa (dans le Songe), et la chute presque homicide de la statue (dans la Joconde), qui tombe sur les pauvres humbles mains de Silvia Settala, sont des sanglots de mâle, rongé par sa haine contre le sexe qui le domine.
Dans la Ville Morte, la pensée centrale est fournie par la lutte contre le Destin, contre ce qui semblait le Destin. L’amour incestueux d’un frère amène le sacrifice de l’Aimée, et la mort, la stupide et terrible mort de Bianca Maria, près de la fonte Perseja, le sacrifice de la vierge, tuée pour vaincre l’inéluctable inceste qui attirait les âmes en embrasant les chairs, représente véritablement une catastrophe qui est en dehors de la volonté des agonistes. Dans le pays ardent et altéré de « Micene ricca d’Oro », dans « l’Argolide Sitibonda » des Atrides, dans un souffle de folie la fatalité sort des tombeaux millénaires ouverts par l’inlassable et sacrilège curiosité de l’homme. Le Destin tragique revient s’appesantir sur les âmes imprudentes. Et le frère rêve l’inceste ; et, pour ne pas accomplir cette volonté brutale de l’occulte, pour vaincre le Destin, tue la sœur ignare. Cette pensée est belle et vaine. Mais toute l’action se relève et devient digne de la tragédie qui s’y déroule, si l’on voit le véritable personnage du drame,
Dionysos instigateur : la soif inapaisable de l’Argolide, trop enflammée par le soleil et par l’extraordinaire richesse de ses entrailles, où elle garde la Fatalité implacable couchée sur les dépouilles des rois tragiques. Plein de ce sentiment presque parfait de ce qui était « l’esprit tragique », d’Annunzio s’est approché de Wagner, et il a écrit Francesca da Rimini, pour aboutir ensuite à cette intéressante conception d’une Tétralogie des Abruzzes, qui commence avec la Fille de Jorio.
Wagner a surtout rêvé la renaissance de l’esprit héroïque. Il a recherché dans le mythe de sa race l’expression la plus violente de la « maschia primitività », de la mâle primitivité, comme disait G. B. Vico, et a synthétisé le couple humain de la force insoucieuse et de la sagesse faite de souvenirs immémoriaux, dans Siegfried et Brunehilde. Wagner était un héros, au milieu de sa race. Il voulait pousser un peuple très vieux, et presque nouveau-né, aux plus grandes violences capables de lui faire surpasser son destin. Wagner possédait le langage qui n’a pas de bornes, aussi pouvait-il continuer son drame au-delà des limites de l’action scénique, dans la pensée animatrice qui était avant et après l’action, jusqu’à atteindre les caractères de ce qu’on appelle idées pures, l’idée en soi. Son couple héroïque fut une idée pure de l’humanité. Ensuite toute la lutte des forces occultes de la terre, des énergies de surface, et des volontés synthétiques qui sont au-dessus de toute collectivité et de la terre même, il la couronna par l’exaltation d’un héros qui résumait presque, en force et en sagesse, le couple héroïque Siegfried-Brunehilde. Sur la Tétralogie, quadrige impétueux, il mit Parsifal tel un aurige souverain. Le mythe de l’Edda et le mythe du Christ lui donnèrent, agrandi par la musique, le pouvoir d’exaspérer les âmes. Wagner put ainsi créer une Tragédie Héroïque, celle qui, à travers la trame excessivement logique et cohérente des leit-motifs, suit le héros dès que son nom est prononcé même avant sa naissance corporelle, dès que, comme idée, il existe déjà dans la nature, et le suit dans tous ses actes et dans ses états d’âme, en révèle les exaltations, en prévoit la catastrophe, en proclame la mort5.
La musique de Wagner a su la première dévoiler sur la scène, par l’enchevêtrement de ses thèmes conducteurs, la chaîne toute puissante des causes et des effets, a su dramatiser le déterminisme le plus absolu6. Tout est prévu par la musique, qui suit le drame et se développe logiquement vers la catastrophe. Chaque héros se meut dans une atmosphère où son passé et son avenir sont présents et clairs. Wagner réalisa ainsi une véritable Tragédie, car le sens profond de l’action est reconnaissable à travers et en dehors de l’action même qui nous frappe. Pour un renouveau logique et satisfaisant, pour la mort de l’esprit simplement simiesque de nos scènes, et pour la résurrection de l’esprit théâtral, il faut que chaque geste exprime sa signification musicale dans l’ensemble d’harmonies ou de désharmonies qui constituent la vie d’un homme et d’un monde. Il faut que le dramaturge s’élance dans les domaines de la poésie vers les sommets de l’art fait de douleur et de joie. Il faut qu’il s’efforce de réaliser, par l’idée ou par les gestes de ses drames, l’évidence de la musique wagnérienne.
Ainsi l’affabulation pourra surgir du chœur, comme chez les Grecs, c’est-à-dire de l’unanimité d’un groupe humain dans un but d’exaltation commune. Les spectateurs doivent être le chœur. Cependant, non dans le sens de la justice collective qui approuve ou désapprouve l’enchevêtrement et le dénouement des passions scéniques, mais dans le sens de l’unanimité, où l’action a ses racines. Il faut aussi que la signification du chœur soit dans le milieu et dans la nature environnante d’où les personnages se détachent pour agir devant l’âme des spectateurs. Et il faut que les personnages se révèlent devant l’âme des spectateurs plus que devant leurs yeux. Il faut qu’ils soient synthétiquement représentatifs de leur moment historique, que chacun de leurs gestes soit plein de significations, que leur excessive gravité leur prête une extrême souplesse d’allure devant l’esprit de tout un peuple, qui doit pouvoir se reconnaître entièrement en eux. Il ne faut pas qu’après la catastrophe chacun puisse dire : moi j’aurais agi ainsi. Il faut que chacun pense : on ne pouvait qu’agir ainsi. Et les personnes du drame seront tellement grosses de vie que leurs gestes seront lents et synthétiques.
En écrivant, je pense à la tragédie grecque originaire, voire même, et simplement, au chant du bouc et aux premières convulsions des fêtes populaires dionysiaques.
Pour s’en rapprocher, le Poète, dramaturge et chorodidascale, après avoir ouvert son esprit à toutes les compréhensions des aspirations et des passions et des découragements de son pays et de son humanité ; après avoir absorbé, comme dans une course aveugle et folle et partant sublime, à travers tous les champs de la vie, les harmonies et les désharmonies particulières à l’heure commune qu’il vit, exprimera en visions toutes les vérités conquises, comme le musicien les exprime dans ses harmoniques et ses dissonances.
Alors le théâtre ne se bornera pas à répéter des faits de corps et de combinaisons et de chocs de corps, où l’âme est lointaine ; il reproduira des faits d’âmes et des états d’âmes ; il sera général et profond. En puisant ses thèmes à la source de toute poésie civile, de toute culture héroïque, de tout mouvement individuel et général, du sentiment et des sens — et non plus dans quelque égoïsme bourgeois d’amour, dans quelque fable de souffrance sociale, — le dramaturge doit faire œuvre de poète et de philosophe. Pour les révéler en paradigmes scéniques, il choisira quelque force-type de la nature, observée dans un individu ou dans un groupe ou dans une multitude d’individus. Nos besoins dramatiques nouveaux sont faits de précision dans le rêve et de clarté dans une vision qui traduise non les profondes et belles vérités d’un mythe dont la religiosité nous manque désormais, mais les profondes et belles souffrances de notre désharmonie contemporaine.
Le Théâtre de Wagner, par exemple, peut nous satisfaire par les aspects infinis que la musique lui donne — mais ces drames demeurent insuffisants à réveiller dans nos âmes « l’esprit tragique » originaire, qui puisse entièrement nous guérir de notre penchant grotesque à faire de la littérature avec quelque triste et banal épisode de la vie collective pris dans tout ce qu’elle a de plus éphémère : la vie de l’individu.
— Le dramaturge-poète, celui qui fera du « Théâtre Héroïque », nous présentera des créatures symboliques, libres, conscientes, joyeuses sous le fouet de la douleur qui développe tous les meilleurs instincts de révolte. Ce n’est pas le cas singulier de détresse qu’il faut élever jusqu’aux généralisations de l’art. C’est la grande détresse universelle, la caractéristique de notre temps : le manque de joie et de volonté de joie, et il faut s’éloigner des sentimentalismes qui nous rapetissent et nous font semblables à de petites femmes qui larmoient et murmurent des prières incomprises devant l’impériale majesté de la mort.
— Le dramaturge-orateur, celui du « Théâtre Oratoire », recherchera à son tour les vérités essentielles qui, du sein des multitudes, réclament leurs perpétuelles transformations. Il parlera un langage de héros, au nom d’un besoin général de révolution ou de calme, il cherchera ses affabulations dans les conflits éternels des instincts presque immobiles de la foule avec les convulsions de la pensée indomptable.
— Le poète du « Théâtre Ésotérique » trouvera ses images scéniques, en écoutant, dans le profond de l’âme humaine, les aspirations qui sont les plus éloignées de la surface tempétueuse de la vie, celles qui trament, presque dans l’occulte, c’est-à-dire dans l’inconscient, tout l’amour humain et toute la force passionnée et sentimentale de l’individu.
Tout le théâtre doit abolir ses divisions mécaniques en scènes, qui obligent l’auteur à inventer les plus sots moyens, pour qu’il y ait toujours sur la scène au moins une personne qui agisse. Le théâtre nouveau, pour notre esprit nerveux et impatient, doit être bref, rapide, synthétique. Ses tableaux détachés — comme chez Shakespeare et chez Maeterlinck — doivent se développer uniquement selon une loi musicale, intimement liée au sens sentimental et idéal du drame. Hoc generaliter.
Le théâtre tend de plus en plus à devenir un temple, pour satisfaire dans ses formes les plus parfaites l’éternel besoin religieux de l’humanité. Les vieux temples s’effondrent, ou gardent seulement toute leur beauté de pierre pour notre joie esthétique.
L’esprit religieux, qui les déserte, cherche ailleurs sa demeure ; les vieux temples deviennent uniquement sacrés à l’art, tandis que tout nouveau temple doit pouvoir accueillir ensemble la religion et l’art d’un peuple. Aujourd’hui le Théâtre et le Musée sont les deux véritables formes templaires de l’esprit contemporain.
La musique exprime l’unanimité dans la Joie et dans la Douleur, car elles fond les consciences et révèle l’inconscient par son langage infiniment vaste et de plus en plus complexe. Par cela même la musique est identique à la religion. La musique, compliquant de science son expression et de haute philosophie ses conceptions, sera la grande manifestation religieuse de l’avenir.
Le théâtre sera son temple.
Le « drame d’action7 », dans la prose de M. Sardou ou dans la musique de M. Massenet, restera longtemps l’agrément des moments médiocres de la foule et la canalisation de toutes les médiocrités un peu artistes que l’art rejette loin de ses grands festins. Il sera nécessaire aussi, pour que la foule rie, hurle et pleure (et je ne mets aucun dédain dans le mot : foule, car tous, en dehors de la spéciale individualité de chacun, nous formons ce qu’on appelle : collectivité, foule). Le théâtre de mœurs dit « des boulevards » qui se joue aussi bien place du Palais-Royal ou de l’Odéon, à Milan ou à Naples, et le théâtre psychologique anglais, allemand et italien, de Pinero, H. A. Jones, Hauptmann, Lindau, Sudermann, Butti, gardera sans doute son importance « temporaire », comme représentation et non comme signe d’un temps. Le théâtre des mœurs est uniquement temporaire et social. Il ne peut intéresser les artistes au-delà de la salle où il se joue. Il est nécessaire, et odieux comme toutes les nécessités qu’il faut subir. Pendant la Révolution il fut un théâtre, qui, en représentant en images les événements et les aspirations de la vie d’une multitude grossièrement engouée, influença sérieusement le cours des événements et la métamorphose des aspirations communes. Mais quel auteur dramatique fait aujourd’hui ses études scéniques sur le théâtre de la réaction thermidorienne ? Cependant nos mœurs et les engouements de notre temps ne se différencient point de ceux de la Révolution. Mais chaque armée a sa « scène de mœurs », comme chaque saison a sa mode. La rue de la Paix et les Boulevards sont le miroir du temps qui passe. L’Art ne se reflète pas dans ce miroir. Mais les trois formes du théâtre à venir dont j’ai parlé trouveront seules leur place dans le temple.
Déjà le théâtre tend à s’isoler, à se solenniser en s’isolant. Wagner, en entrevoyant l’Héroïque, l’Ésotérique et l’Oratoire, à Bayreuth, révéla ce besoin. La France, qui est à l’avant-garde de tout mouvement de l’art contemporain, fait vibrer son sol et l’âme de ses poètes, dans les grands spectacles estivaux, aux théâtres antiques, et crée des nouvelles arènes tragiques aux portes mêmes de Paris. On bâtit les temples ; les poètes-sacerdotes suivront.
La conscience synthétique de /’univers, qu’on appelle Dieu, est exprimée dans les extériorisations infiniment vastes de l’œuvre d’art, car l’art ne tend qu’à l’oubli esthétique, c’est-à-dire à l’absorption de l’individu dans un paradigme d’harmonie. L’art sera, comme en tout temps, la suprême expression de la religion à venir. Le recueillement mystique durant les grands concerts du Dimanche, nous montre l’épanouissement religieux au théâtre de plus en plus manifeste. Il faut que le théâtre soit digne de le recevoir.
Le culte humain nouveau sera essentiellement musical, comme le paganisme fut essentiellement sculptural, et le christianisme pictural. Mais l’Art, plutôt que de surgir d’une cosmogonie ou d’une morale nouvelle, par la vaste vertu de la musique, sera lui-même cosmogonie et morale, c’est-à-dire religion. La représentation de la vie humaine dans ses plus belles significations de souffrance et de volonté sera le Drame nouveau. La stylisation de l’existence, qui est actuellement suivie, scéniquement, dans tous ses détails les plus inutiles de temps et d’action, deviendra mouvement impétueux et clair, ou lente suite de tableaux dévoilant quelque mortelle et sombre tragédie de l’âme.
Aux termes de ces voies se dresse le Temple de l’Avenir.
Les Revues.
Poesia a découvert un jeune grand poète
italien : M. Paolo Buzzi §
M. F. T. Marinetti, l’un des trois directeurs de Poesia, désire que
l’on sache, en France, que le lauréat du concours poétique organisé par cette revue,
M. Paolo Buzzi, est « un jeune homme d’un talent vraiment extraordinaire et
d’une originalité étonnante »
, — « un jeune, grand poète »
.
Nous reproduisons bien volontiers l’opinion de Marinetti. Son intelligente entremise a
déjà beaucoup fait pour répandre la poésie française en Italie. Il est juste que nul
n’ignore, de ce côté des Alpes, que le prix de 500 lire de Poesia
vient d’échoir à un grand poète. M. Paolo Buzzi va publier prochainement un « roman
poétique ».
Échos.
Vols d’œuvres d’art en Italie §
Tandis que M. Corrado Ricci, directeur des galeries de Florence, enrichit les Offices de 11 000 portraits d’artistes, en estampes, gravures, eaux-fortes, etc., des vols d’objets d’art se succèdent dans toute la Toscane d’une manière si ingénieuse qu’on commence à croire aux exploits d’une vaste et peut-être riche société de voleurs. À Sienne, dans l’église de S. Clemente ai Servi, a été enlevée en plein jour la délicieuse Madone du Peuple de Lippo Memmi ; mais les voleurs, effrayés par la publicité faite autour de leur exploit, ont abandonné leur butin, qui a été remis en place. Une œuvre de Luca della Robbia a été volée dans une église en ruines de Pescia, et il s’agit d’un autel de très grande valeur. De la maison de Dante à Florence, par un large trou pratiqué dans un mur, on a soustrait un retable de Cimabue, un cachet appartenant à Moroello Malaspina et une urne en argent portant les initiales D. A. faites avec les cendres de Dante, et d’autres menus objets.
Tome LIX, numéro 207, 1er février 1906 §
Sonnets d’Italie §
Gênes §
I §
II §
III §
Pise §
S. Gimignano §
Thou hast a word of that one land of ours,And of the fair town called of the Fair Towers.ALGERNON C. SWINBURNE.
I §
II §
Sienne §
Soft Siena, then, as always, sorceress and queen among Italian cities…BERNHARD BERENSON.
Archéologie, voyages §
Les Villes d’art célèbres : Pierre Gauthiez : Milan, Laurens, 3,50 §
Milan, que nous présente en détail M. Pierre Gauthiez dans un des volumes de la collection des Villes d’art célèbres, n’est guère cependant réputée que pour sa cathédrale de marbre blanc, immense châsse de pierre sur laquelle vont s’extasier les touristes dès leur entrée en Italie, fouillis de clochetons et de statues, véritable dentelle de marbre qui n’a été achevée qu’au dernier siècle ; dont quelques parties, des détails de sculpture sont de réelle valeur, mais qui n’a, malgré ses dimensions, ni la grandeur majestueuse ni la beauté de nos cathédrales du Nord. L’architecture ogivale a toujours été dépaysée dans les églises italiennes. — Mais Milan possède des œuvres plus intéressantes que cette gigantesque bâtisse et pour beaucoup l’ouvrage de M. P. Gauthiez sera une véritable découverte. On y conserve, malgré les transformations de la vie moderne, de vieilles églises curieuses comme Saint-Ambroise, Saint-Eustorge, Saint-Godard, Saint-Satire, Saint-Marc, toutes remarquables encore par les œuvres artistiques qu’elles recèlent ; Sainte Marie des Grâces, où sont restés quelques vestiges de la Cène fameuse de Léonard de Vinci ; des édifices civils comme l’Hôpital Majeur, qui est considéré même en Italie comme un chef-d’œuvre ; le château des Sforza et des Visconti ; de vieilles constructions abîmées mais encore charmantes comme la Loggia des Osii. Il y a enfin des Musées, Bibliothèque ambrosienne, Musée de Brera, où revit toute l’histoire de la peinture italienne, et précieux surtout pour l’étude de l’école lombarde ; le musée archéologique, riche de toute la dépouille du passé, dont la pièce capitale est l’admirable tombeau de Gaston de Foix, la plus belle statue funéraire, peut-être, qui existe en Italie. — M. Pierre Gauthiez a longuement habité Milan ; il connaît bien les choses dont il parle et l’on peut se fier à ses indications. Il est seulement regrettable qu’il n’ait su se garder aux dernières pages de son livre d’appréciations trop souvent acerbes sur certaines peintures des collections milanaises et dont l’esprit excessif de dénigrement risque de mettre le lecteur en défiance. Un livre d’art n’est pas un article de journal.
Les Villes d’art célèbres : Émile Gebhart : Florence, Laurens, 4 fr. §
Le volume sur Florence est dû à M. Émile Gebhart. Aucun choix ne
pouvait être plus heureux et nous tenons à dire d’abord que nous savons gré à l’auteur
de tant de choses charmantes sur l’Italie du précieux chapitre qu’il consacre à la
psychologie du peuple florentin d’après les œuvres de sa grande période historique. On
goûtera de même les pages où il retrace la physionomie pittoresque de certains
quartiers de l’ancienne ville, comme celui du Marché Vieux, aujourd’hui disparu, et
que l’on retrouve si souvent dans les Annales et les Contes populaires. Mais après un
court Memento des Églises et des notes curieuses sur « l’état d’âme, — plutôt
profane — des artistes florentins »
on tombe sur une nomenclature et des
biographies de peintres et sculpteurs, et l’ouvrage se termine par quelques
renseignements sur les musées. — Nous suivons depuis longtemps M. Gebhart et nous
serions fâché qu’il prît ombrage d’une appréciation donnée en toute franchise ; mais
nous avouerons qu’ici nous ne nous entendons plus. Nous savons ce qu’il pouvait dire,
et ce qu’il y avait à dire sur Florence. Il a rédigé une sorte de guide. Nous aurions
préféré un tableau synthétique, ramassant les aspects essentiels de l’histoire et de
l’art, — deux études qui ne se séparent point — dans la capitale de la Toscane. C’est
là l’œuvre qui nous manque, dont le livre actuel, peut-être un peu hâtif, n’est qu’une
ébauche, et que M. Gebhart reste tout désigné pour réaliser.
Pierre de Bouchaud : Étapes italiennes, Sansot, 1 fr. §
M. Pierre de Bouchaud a publié chez Sansot Étapes Italiennes, notes sur les mosaïques de Saint-Vital à Ravenne, impressions de Sienne, du Forum Romain. La plus grande partie du volume est consacrée aux admirateurs de Naples (public très mêlé) et reproduit des descriptions recueillies dans Pétrarque, Montaigne, le président des Brosses, l’assommante Mme de Staël, Chateaubriand, le méchant poète Casimir Delavigne, Shelley, Taine, René Bazin, etc. Petit livre consciencieux, mais d’importance minime.
E. Rodocanachi : Le Capitole Romain, antique et moderne, Hachette, 5 fr. §
À la librairie Hachette, on a mis en vente une réédition du travail documentaire de M. G. Rodocanachi sur Le Capitole Romain, antique et moderne, — version remaniée, dans un format commode, susceptible d’être mis en poche et de servir sur place, et augmentée d’un plan qui faisait faute au premier tirage. Le nouveau texte est précédé d’une notice donnant la description de l’état actuel de la place et les modifications les plus récentes introduites dans l’arrangement des musées capitolins. On a retiré une partie des pièces justificatives (descriptions empruntées aux auteurs du xviiie siècle, discours de Pétrarque, Constitution de Benoît XIII défendant le jeu du loto, etc…), supprimé quelques vignettes, mais respecté la bibliographie. L’ouvrage allégé, rendu maniable, est en somme beaucoup plus accessible au public avec cette transformation, — ce qui n’empêchera nullement par ailleurs l’édition originale de demeurer, pour les érudits, un précieux ouvrage de bibliothèque.
Lettres italiennes §
Deux Poètes morts : M. Severino Ferrari et M. Domenico Milelli. — Severino Ferrari : Versi ; Libraria Antiquaria, Turin §
Deux poètes viennent de mourir, l’un dans les merveilles ou dans les horreurs inconnues de la folie, l’autre dans la plus farouche misère. Leur vie, en tout dissemblable, nous présente aujourd’hui une analogie étrange de malheur et de mort. Le pathétique de la folie et de la misère nous émeuvent, ou tout au moins, comme il s’agit ici de deux remarquables poètes, arrêtent notre pensée dans une mélancolie qui naît, en réalité, des soucis personnels de chaque artiste. La folie et la misère guettent toujours la vie d’un poète libre, d’un artiste épris uniquement de son art ab imo corde. MM. Severino Ferrari et Domenico Milelli, d’âge différent, mais morts en même temps, nous rappellent que la couronne d’un talent est souvent tressée de pavots noirs. Car la misère est une sorte de folie au point de vue social, comme la folie est une sorte de misère animique, du moins pour ceux qui la regardent sans pouvoir la comprendre.
L’art de ces deux poètes, qui appartiennent aux générations aînées, fleuries autour de 1880, ne présente pas de caractères assez synthétiques pour que leur mort soit une perte immense pour la littérature italienne. Mais leurs noms évoqueront dans cette littérature certains mouvements poétiques, certaines excellentes tendances de liberté, qui à un moment donné semblaient préparer l’esprit poétique italien à quelque grande affirmation, dont l’espoir n’est pas encore réalisé.
M. Severino Ferrari est un de ces poètes, disciples de Carducci, que le Maître chérissait le plus. Il y en a d’autres, branches vertes et valides du grand tronc carduccien : il y a M. Pascoli, M. Guido Mazzoni, puis M. Giovanni Marradi, le chantre de la Rhapsodia Garibaldina… M. Severino Ferrari eut l’honneur d’inspirer à Carducci un poème de délicieuse fraternité. Et il poursuivit son chemin, étant parti de ce groupement de jeunes artistes qui, vers 1880, formaient une vague réunion d’esprits ardents, noblement désintéressés devant la vie et violemment passionnés devant leur art, les « Goliardi ». Son chemin ne fut pas très long et fut très triste. Son art léger, sentimental, exquis, le fit apprécier largement par les poètes de sou âge. Les jeunes le connurent peu ou mal. L’Italie littéraire officielle le méconnut. Il chanta dans les rythmes de l’ancienne littérature qu’il renouvela parfois, comme dans les Bordatini. Lorsqu’il écrivit Il Mago (le Magicien), il se montra spontané, original, précieux, vaguement amoureux de légendes, tel un trouvère de Provence. Lorsque l’âge et la mauvaise fortune lui déchirèrent le beau manteau, élégant sinon très riche, qu’il avait jeté sur ses épaules de poète, il devint troubadour. Sa poésie devint plus profonde, plus grave, moins amoureuse, plus douloureuse. Des vers obscurs semblèrent contenir quelque grand secret. Oui, un grand secret : il s’éloignait. Et il est mort fou à quarante-huit ans.
Dans un recueil tout récent de Versi, son âme révèle sa beauté hardie, sa grâce légère, sa force toute faite de délicatesses personnelles, et de subjective psychologie, qui font de lui aussi un des derniers romantiques.
De M. Domenico Milelli je ne parlerai pas sans angoisse, car j’ai connu le sort misérable de cet homme doué cependant d’un fort et libre talent. Il a été le type parfait du révolté intellectuel. Ses amis de la première heure l’abandonnèrent ou le trahirent ; pendant de longues années il a traîné dans toute l’Italie sa femme, ses enfants, son art, sa misère et sa rébellion, en véritable fils indomptable des forêts vierges de sa Calabre. Son recueil de traductions précises et belles du grec et du latin, qu’il appela : Verde Antico, demeure comme un témoignage de sa culture et de sa force. De son poème Prométhée, comme de l’autre Kokodé, des strophes resteront. Et en réalité sa vie n’a pas été plus vaine que celle de maints poètes plus appréciés et plus glorifiés. Ils furent nombreux jadis, autour d’un éditeur dont le nom demeure célèbre, M. Sommaruga. Ils étaient tous jeunes et vibrants d’aspirations gigantesques. Carducci était avec eux, d’Annunzio y faisait ses premières armes très heureuses, l’Italie espéra un renouveau merveilleux de sa poésie, quelque grande affirmation qui, après Carducci, aurait étonné les autres littératures. Il y a eu de belles et fortes œuvres, mais cette affirmation a manqué. Mais la table des noms et des efforts de cette génération de poètes ne doit pas laisser indifférents les jeunes d’aujourd’hui. Elle les forcerait à méditer longuement sur les nécessités esthétiques de leur race. Les noms de M. Domenico Milelli, de ce vieux, mort de misère, et de M. Severino Ferrari doivent y figurer.
Gabriele d’Annunzio : Elege Romane ; Libreria Ed. Lombarda, Milan §
C’est du cénacle groupé par l’éditeur Sommaruga que sortirent les Elegie Romane de M. Gabriel d’Annunzio. Une nouvelle édition, richement décorée, vient de paraître, alourdie par la traduction latine que M. Cesare de Titta fit des poèmes romains de M. d’Annunzio. Lorsque ce volume parut, le grand public ne l’aperçut presque point. La production incessante et variée de M. d’Annunzio ne lui en laissa point le temps, disent quelques-uns. Je crois au contraire que, malgré les très réelles qualités d’un poète toujours si plein d’émotion et de verve, et de hautaine noblesse dans l’évocation, les Élégies Romaines ne pouvaient pas secouer l’admiration du public, qui aime toujours voir se renouveler ses auteurs préférés et ne tolère point qu’on se répète devant lui, sans qu’une terrible nécessité d’art n’impose à l’artiste une attitude semblable à d’autres déjà prises.
Le titre et l’inspiration goethiens de ce volume sont manifestes ;
Goethe dit : « … et sans l’amour, le monde ne serait point le monde, et Rome
aussi ne serait point Rome… »
. M. d’Annunzio développe ce thème en distiques
sonores, où vit en beaux rythmes sa vision de Rome. Or, le défaut principal de ce
recueil est justement le « pathos romain », celui qui, dans les romans et dans ses
autres volumes de poèmes, se montre toujours identique dans une identique et
exaspérante exaspération, et dont se nourrissent voluptueusement d’autres poètes plus
jeunes. Le livre des Élégies conclut par ce distique, qui parle de Rome :
Rien n’est plus grand et plus sacré. Elle a en elle la lumière d’un astre.Rome ne rayonne pas seulement sur des cieux, mais sur le monde.
Le Poète avait rythmé cette immense exaltation vers 1890. Sa vision était trop drapée. Cependant, dans la générale platitude de ses contemporains, il apportait sa noblesse vengeresse des antiques beautés nationales. S’il avait donné en même temps une consistance originale et philosophique à ses extraordinaires facultés d’esthète, à la vie de belle et cohérente élégance italienne qu’il s’est composée, les jeunes auraient pu aujourd’hui le couronner roi, car l’autre roi, le vrai, le petit monarque militaire, est trop pauvre pour satisfaire la vivacité spirituelle des nouveaux Italiens. Malheureusement, ce qui manque encore à d’Annunzio c’est une grande puissance intérieure qui puisse grouper les esprits, non autour d’une formule pathétique, mais autour d’une idée, synthétique et nouvelle, d’une idée de race et non d’une formule, d’une idée tragique. Il l’exprimera peut-être. Les Italiens doivent l’espérer. Mais cette perpétuelle exaltation de Rome dominatrice, ayant été trop répétée, et en désaccord avec le présent, montre aujourd’hui sa nudité par trop pathétique, que des journalistes et des poètes inférieurs se plaisent à grossir invraisemblablement, et qui devient lassante.
Les Élégies Romaines révélèrent cependant sous des lumières toujours diverses cette belle attitude amoureuse et esthétique qui fait de M. d’Annunzio un grand artiste. Leur beauté est toujours palpitante. Mais la parole « nationale » qu’elles ne continrent pas, la retrouverons-nous dans le IVe livre des Laudi, dont on annonce la publication imminente ?
Gabriele d’Annunzio : Prose Scelte ; Fr. Treves, Milan §
De M. d’Annunzio paraissent aussi, recueillis dans le volume Prose scelte, des morceaux choisis de toutes ses proses. Ce livre très pratique, mais de pure et simple vulgarisation, contient les plus belles ou les plus célèbres pages des romans, nouvelles et autres écrits : les Idolâtres des Novelle della Pescara, la Gavotte des dames jaunes de l’Enfant de Volupté, Les Mendiants du Triomphe de la Mort, La Fontaine muette des Vierges aux Rochers, les Funérailles de Richard Wagner du Feu, le Mythe du Génie, etc.
Angelo Mosso : Vita moderna degli Italiani ; Fr. Treves, Milan §
Un livre d’une très grande importance sociale est celui que vient de faire paraître M. Angelo Mosso. Il contient des essais sous le litre collectif : Vita Moderna degli Italiani. Les questions les plus générales qui intéressent la péninsule y sont traitées par l’esprit d’un érudit plein d’intuition. C’est le livre d’un grand sociologue qui a vu et étudié les problèmes qui séparent le Nord et le Midi de l’Italie, ceux de la Sicile, la vie des paysans méridionaux, le socialisme, l’éducation physique antique et moderne des Italiens. La « race » italienne y est représentée dans des clichés très complexes, aux contours rudes, mais sûrs.
Grazia Deledda : Les Tentations ; E. Alberimi et Éd. Maynal tr. Société du « Mercure de France », Paris. — Grazia Deledda : Cendres, roman, G. Hérelle tr. Calmann-Lévy. Paris. — Antonio Beltramelli : Da Comacchio ad Argenta ; Istituto Italiano d’Arti Grafiche. Bergame §
De Mme Grazia Deledda paraissent en français un recueil de nouvelles : Les Tentations, et un roman : Cendres. C’est de la littérature régionale. Cette littérature n’est pas d’aujourd’hui. Elle est vieille comme l’Italie même, elle est comme elle, multiple d’aspects et d’âme, selon les mœurs et les traditions des races qui peuplent la péninsule. Lorsque l’unité italienne, nivelant toute la vie particulière et intéressante des régions au même niveau de médiocrité, fut un fait accompli, Carducci, en renouvelant la métrique de la langue, et en chantant l’antique gloire de la Patrie commune, parut unifier selon une formule simplement italienne les tendances des littératures régionales. Mais celles-ci demeurent. Parmi les jeunes, Mme Grazia Deledda et M. Antonio Beltramelli, représentant l’une la Sardaigne, l’autre la Romagne, sont indéniablement les plus forts. Leur charme est fait beaucoup de « l’inconnu exotique » qui subjugue facilement un « civilisé » avec la révélation de mondes, contemporains et inconnus.
M. Beltramelli fait presque toujours œuvre de poésie, et il est un admirable évocateur, comme j’ai eu l’occasion de le montrer ici même. Mme Deledda a la vision et l’expression moins vastes et moins poétiques. Elle décrit. Elle met un soin extrême à décrire ce qu’elle voit et entend dans son île intéressante. C’est ainsi que, dans les Tentations, elle arrive à donner, en neuf nouvelles ou tableaux, un aperçu général de l’âme superstitieuse, religieuse, violente, juste et passionnée, de son pays. Dans Cendres, le roman se déroule farouche et naïf, simple dans la fable, mais se compliquant naturellement de toute la vie d’un peuple. Mme Deledda ne possède pas les qualités d’un grand écrivain. Mais ses évocations précises et émues et sa résistance au labeur la placent cependant au premier rang des écrivains régionalistes italiens.
M. Antonio Beltramelli interrompt pour quelque temps la publication de ses Nouvelles ou de ses Poèmes lyriques des Romagnes ; il écrit avec tout son grand amour du sol un très beau livre, très riche d’intéressantes illustrations des lagunes et des bouches du Po : Da Comacchio ad Argenta.
La littérature judiciaire : Les Mémoires de Linda Marri. Roux et Viarengo. Turin §
La littérature judiciaire s’enrichit d’un fort volume : Les Mémoires de Linda Murri. La dramatique amoureuse se révèle mère un peu trop pathétique et femme experte en toutes les douleurs. Les mémoires nous font méditer encore sur la morale bourgeoise des jurys démocratiques. Mais, pourtant, si tous les condamnés se mettaient à faire de la littérature…
Ce livre a été publié par les soins de Mme Luigi di S. Giusto. Toutefois, je ne comprendrai jamais pourquoi un écrivain qui donne ses soins au livre d’une recluse, à la place des « œuvres du même auteur » indique ses propres œuvres.
Memento §
Deux livres de réel intérêt historique et littéraire : Dr Cirillo Berardi : Perché oggi non si coltiva la satira come particolare componimento poetico, Salvatore Piccitto, Ragusa. — Lisetta Ciaccio : Il Cardinal Legato Bernardo del Poggetto in Bologna (1327-1334), N. Zanichelli, Bologne.
Le dernier numéro de La Vita Letteraria, l’importante feuille d’avant-garde dirigée par M. A. M. Granelli, est pieusement consacré à la mémoire de M. Domenico Milelli. — M. Alfredo di Collalto fait paraître à la librairie Roux et Viarengo (Turin) un gros poème pathétique : Dei fugium.
Échos §
Les vols d’objets d’art en Italie §
Les Vols d’objets d’art en Italie continuent à tenir en émoi la
presse intellectuelle. Une interpellation sera même portée à la tribune de la chambre
Italienne, par le député toscan Rosadi, pour demander au gouvernement « si et
comment il pense préserver les œuvres d’art qui sont mal gardées dans les églises et
chapelles dépendant du gouvernement et qui se trouvent exposées à des vols
continuels, audacieux et heureux »
. On croit sérieusement qu’il s’agit de
bandes de voleurs aguerries « par un état-major riche et adroit »
.
Éditions de livres très rares §
Le Pape a reçu de Mgr Ceriani un splendide cadeau, le premier exemplaire de la reproduction en phototypie de l’Omero Ambrosiano (l’exemplaire d’Homère de la Bibliothèque Ambrosiana de Milan), écrit aux iiie et ive siècles et illustré de merveilleuses caricatures. Une autre édition rare est celle que fait paraître la maison anglaise Methuen and Cie, exacte reproduction de l’Hypnerotomachia Poliphili (connu vulgairement sous le nom de Songe de Poliphile), du moine Francesco Colonna, édité en 1455 par Aldo.
Un théâtre « stable » à Rome §
On sait que, contrairement aux habitudes nomades des troupes dramatiques italiennes, la « Compagnie dramatique de Rome » aura désormais une demeure fixe au Théâtre Argentina. Mais on ignore généralement que l’acteur Novelli voulut, il y a quelques années, fonder à Rome une « Maison de Goldoni », quelque chose comme notre « Maison de Molière », et que, malgré un labeur ardent, il échoua dans son entreprise.
Tome LX, numéro 209, 1er mars 1906 §
Musique §
L. Dauriac : Rossini ; chez H. Laurens, éditeur §
Le goût des monographies se répand et grandit avec l’éducation musicale du public. Deux éditeurs ont entrepris des collections concurrentes : M. Henri Laurens a jusqu’ici pour lui du moins la quantité. Le Gounod de MM. P.-L. Hillemacher est une biographie où foisonnent les anecdotes, de lecture agréable, sans toutefois pénétrer bien avant dans l’œuvre du musicien. Chargé de Rossini, en revanche, M. Lionel Dauriac s’est brillamment gardé d’encourir un reproche analogue. Son commentaire musical est rempli d’intérêt, encore que discutable en maint endroit peut-être, mais on sent que l’auteur connaît à fond ce dont il parle, ce qui n’est certes pas banal à l’heure actuelle en parlant de Tancrède, de Moïse et d’Othello. Son travail en devient instructif et, en d’assez heureuses conclusions, M. Dauriac a su noter le « romantisme » de Rossini. Il a raison, à la question qu’il pose : « Rossini est donc un moissonneur et non pas un semeur ? » — de répondre : « Il est l’un et l’autre… » En tout cas, Rossini ne fut point l’imbécile que bien des gens se figurent aujourd’hui : il était de la race des novateurs. Entre lui et Spontini, il y a un abîme et, quoique le Freischütz soit de 1821, ce n’est pas sûr du tout que Rossini n’eût pas fait Guillaume Tell en 1829 sans avoir entendu le Robin des Bois tripatouillé par Castil-Blaze en 1824. Sa prodigieuse facilité d’assimilation néanmoins autoriserait quelque doute et, à tout prendre, alors que M. Dauriac cite Gluck, Haydn, Mozart et Spontini, on est un peu surpris de l’absence du nom de Weber dans son livre, parmi ceux des inspirateurs possibles ou modèles du grand romantique italien.
Michel Brenet : Palestrina ; chez F. Alcan, éditeur §
De son côté, M. Félix Alcan a inauguré une série de Maîtres de la
Musique, due à l’initiative de M. J. Chantavoine, par un Palestrina de Michel Brenet qui m’a tout l’air de constituer un petit
chef-d’œuvre du genre « monographie ». Le savoir de l’auteur est européennement
reconnu, mais le mérite de l’écrivain, par surcroît, n’apparaît pas moindre en la
circonstance. L’érudition scrupuleuse et multiple de Michel Brenet, bien loin d’être
rébarbative, s’énonce en un style élégant, sobre ou chaleureux qui charme dès les
premières lignes et retient jusqu’à la dernière. La biographie de Palestrina était
jusque assez récemment farcie de racontars apocryphes, d’hypothèses témérairement
acceptées, dont Michel Brenet fait justice en puisant autant dans son propre fonds
qu’aux sources les plus averties contemporaines. L’analyse de l’œuvre d’un musicien
dont on commence enfin, grâce aux Chanteurs de Saint-Gervais, à connaître autre chose
que le nom mélodieux, est des plus attachantes. M. Brenet y révèle discrètement, en
dissuadant d’y attacher une importance excessive, « ces traits descriptifs dont
on a voulu attribuer l’invention à Jean-Sébastien Bach »
, — légende qui
semblait s’implanter chez nous sous la déconcertante autorité de la lourde et
superficielle compilation de M. Schweitzer, — alors qu’ils appartiennent si peu même
« aux musiciens dramatiques du xviie siècle »
, que ces traits « se rencontrent chez la
plupart des maîtres du xvie »
; sans
compter tout l’art antérieur, à n’en douter guère, car la musique descriptive ou « à
programme » remonte aux plus lointaines origines, au moins, et avec certitude,
jusqu’au nome pythique de Sacadas et, encore avant lui, d’Olympos. On pourrait
peut-être risquer quelques réserves touchant certaines assertions du savant
commentateur ; celle entre autres où, pour justifier l’emploi de chansons populaires
dans les compositions religieuses, il avance que ces mélodies étaient rendues
« méconnaissables » par les changements de tonalité et de mesure, et que, d’ailleurs,
« leur signification primitive serait restée ignorée ou inaperçue de
l’auditoire qui les entendait chanter, aussi bien que des musiciens qui en faisaient
usage. Car, surtout à l’époque où Palestrina continuait de les employer, ces thèmes
étaient presque tous depuis longtemps séparés des paroles auxquelles ils avaient
appartenu »
. L’argument n’est pas péremptoire ; il pourrait tout aussi bien
servir à démontrer que les paroles absentes étaient suffisamment connues pour qu’il
parût inutile de les transcrire, et ces mélodies populaires, d’autre part, n’étaient
pas toujours fractionnées au point d’être défigurées sans remède, ce à quoi le
traitement « par augmentation »
n’apparaît pas plus fatalement idoine,
à l’épreuve, que celui « par diminution »
, — et tout spécialement à
l’égard « des musiciens qui en faisaient usage »
dans
des Messes où ces mélodies jouaient le rôle de « thèmes conducteurs ». Il semble bien
plutôt que ce soit justement leur faculté d’être « reconnaissables » à tous, musiciens
ou fidèles, au milieu des enchevêtrements de la polyphonie contrapuntique, qui les fit
tout d’abord utiliser de la sorte en des ouvrages de forme ou conception « cyclique »
et, si l’époque palestinienne, avec l’avènement de l’inspiration individuelle même à
l’Église, peut marquer le déclin de ces us et coutumes, il ne s’ensuit pas
nécessairement qu’ils eussent disparu tout à fait, ni surtout que la tradition de ces
airs « populaires », pas plus que le souvenir du texte y attaché jadis, fût périmée
absolument dans les mémoires. L’observation de M. Brenet peut donc paraître, à tout le
moins, généraliser à l’excès une probabilité assurément soutenable en certains cas
particuliers, mais non pas applicable à tous à priori. Ces objections, que je ne me
flatte pas être sans réplique, ne diminuent en rien mon admiration pour le beau livre
de Michel Brenet et n’en sauraient qu’imparfaitement évoquer l’intérêt et la portée
complexes.
Tome LX, numéro 211, 1er avril 1906 §
Art ancien.
L’Exposition de Macerata §
Les expositions d’art ancien se multiplient en Italie : l’an dernier c’était celle de Sienne ; voici maintenant celle de Macerata. On y trouve les vieux peintres des Marches, particulièrement de Fabriano, tels qu’Allegretto Nuzi et Francescuccio di Cecco, celui-là représenté particulièrement par une Madone entre quatre saints envoyée de la cathédrale de Fabriano, madone au visage plein et gracieux — tenant sa tête contre celle du bambin qui porte naïvement les doigts aux lèvres. Rien malheureusement ne représentait Gentile da Fabriano, ce maître délicieux entre tous les maîtres, mais dont les œuvres sont maintenant d’une rareté extrême. Seul Antonio da Fabriano, avec sa Mort de la madone au milieu des apôtres, scène touchante voisine de celles inventées par notre grand Fouquet, paraissait à l’Exposition.
Carlo Crivelli et son école au contraire figuraient avec de nombreuses œuvres. Du maître on avait envoyé la Madone de l’église St-Augustin de Pausola ; Crivelli y accentue volontiers le trait ; le profil du nez est peut-être trop marqué, et Pietro Alamanni le suivra en cela dans son tableau d’Ascoli Piceno, mais la main de la madone de Crivelli est une merveille de dessin nerveux et de modelé, et l’attitude de l’enfant qui se retourne dénote chez le peintre une science incontestable. Vittore Crivelli a moins d’accent ; sa Vierge à l’œillet a le type plus lourd et ne vaut pas pour moi la Sainte-Anne de Matelica de Lorenzo d’Alessandro. Si le dessin est moins sûr que celui de Vittore on devine chez l’artiste un tempérament plus sensible à la grâce des gestes, à la profondeur de tous, à l’harmonie et au caractère des lignes, et la gaucherie même qu’il manifeste ne manque pas toujours de charme. Stefano Folchetti, Cola d’Amatrice, Giovanni da Camerino, sans posséder toute la séduction de Lorenzo d’Alessandro, sont des artistes du plus haut intérêt, et il était bon qu’une exposition les remît en lumière. On avait complété aussi cette réunion par quelques œuvres de Lorenzo Lotto : à vrai dire bien plus que Crivelli encore, Lotto est devenu dès sa maturité purement vénitien. Et quel que soit l’intérêt que présentent ses œuvres de jeunesse comme le portrait de jeune homme d’Hampton Court, c’est plus encore dans ses dernières toiles comme les portraits d’hommes du musée Brera qu’il faut le reconnaître.
Lettres italiennes §
Fabio Barbagli Petrucci, Le Fonti di Siena, Leo. S. Olschki, Sienne. — Adolfo Venturi, Storia dell’ Arte Italiana, Ulrico Hoepli, Milan §
Quelques publications d’une importance toute particulière ont marqué dernièrement le souci amoureux et éclairé des Italiens dans l’étude de leur vie ancestrale. J’ai dit ailleurs comme cette étude prend en Italie la valeur d’un culte. Les sacerdotes sont nombreux, et presque toujours assez bons. Leur importance est naturellement grande dans un pays qui regarde constamment son passé pour renouveler sa force et se sentir digne d’aspirer à quelque grande conquête dans le domaine de la pensée, art ou science, pour couronner solennellement enfin l’édifice bizarre bâti sur son unité politique. Dans son effort vers un art vraiment national, dont les principes de vie seraient engendrés par une multitude d’artistes, plus que par un seul homme de génie, l’Italie ne détourne jamais les yeux de ses temps glorieux. Dans quelques-unes de ses capitales, l’institution de la « Lectura Dantis » sert admirablement à la vulgarisation de la Divine Comédie, le Poème National. À Florence la Société Léonardo inaugure une série de conférences sur le Vinci, avec le concours de conférenciers connus, étrangers et italiens ; la série a été commencée par M. Marcel Raymond, et elle sera continuée par M. Péladan, par M. Gabriel d’Annunzio et par d’autres. De son côté, le livre contribue largement à fournir des éléments de joie aux officiants du Passé.
M. Fabio Bargagli-Petrucci, dans une édition richissime, vendue au prix de 100 fr., offre les conclusions et les superbes illustrations de ses longues recherches sur les Fontaines de Sienne (le Fonti di Siena). Son œuvre, qui comprend toute l’histoire des cours d’eau siennois, depuis l’origine lointaine de la fière ville toscane, est vraiment définitive sur ce sujet qu’elle traite avec un grand amour et une très sûre compétence. M. Adolfo Venturi fait paraître le quatrième volume de son Histoire de l’Art italien, en s’occupant, avec sa profondeur et son originalité habituelle, de l’Art au xive siècle.
Francesco Picco, Salotti francesi e poesia italiana, R. Straglio, Turin §
Le xvie siècle élégant, galant et fort, trouve aussi des exégètes-évocateurs de talent. Ils apportent quelques lumières de plus à sa triomphante réhabilitation, en détruisant de plus en plus l’étrange légende qui crut marquer d’une tare historique de « décadence » ce siècle adorable et nerveux, qui fut tout resplendissant d’un éclat particulier, tout rayonnant d’une volonté féconde de vie, d’une profonde joie de vivre, et qui connut les premières angoisses de notre précise volonté de tout connaître, de tout savoir, de tout transposer en une joie et en une force dérivant de la connaissance.
M. Francesco Picco étudie particulièrement les Salons français et la poésie italienne au xvie siècle. De son évocation limpide et élégante, la figure de l’étrange et grand poète G. B. Marino se lève dans cette puissance qui, résumant dans son art les instincts et les plus secrètes tendances de son temps, fit de lui le charmeurs des salons français où il passa, la suprême expression de toute cette manifestation esthétique et poétique de la première moitié du xvie siècle qu’on se plut à appeler avec un certain dédain le « Secentismo ». M. Francesco Picco réunit dans son volume les personnages les plus divers et les plus caractéristiques du grand drame spirituel qui fut joué pendant des années à l’Hôtel Rambouillet. L’âme française tout entière, l’âme délicieusement fautive de ce bon vieux temps sourit et gronde dans ces pages, écrites, comme l’auteur même le dit, avec « grande amore ». Les raisons de la sympathie qui accueillit en France le chevalier Marino, le poète de l’Adone qui fut préfacé par Chapelain, y sont étudiées dans le rapport intime qui unissait la France et l’Italie dans une évolution fatalement identique des esprits.
Isidoro del Lungo, La donna fiorentina del buon tempo antico, R. Bemporad, Florence §
M. Isidoro Del Lungo évoque de son côté la Femme florentine du bon temps antique, des premiers temps de la Commune jusqu’à Dante et à Boccace, c’est-à-dire jusqu’à leurs éternelles créations d’âme ou de figurations féminines, qui semblent ensuite épanouir leur grâce pensive et joyeuse, leur tendre primitivité, dans l’âme beaucoup plus complexe de la femme de la Renaissance.
Malheureusement le style de M. Isidoro Del Lungo révèle l’illustre professeur de la
faculté de Florence ; il finit, par exemple, un chapitre sur une invocation des plus
pathétiques au Seigneur qui est « l’âme immortelle des deux grandes sociétés
indestructibles : la famille et la patrie »
! Mais à part ces graves
lourdeurs de rhétorique oratoire, le livre est un précieux document qui fait vivante
et belle devant nos esprits la vision de la femme florentine, telle que nous
l’imaginons par les impressions que les poètes et les artistes antiques nous
donnent.
Gaetano Imbert, La Vita fiorentina nel Seicento, R. Bemporad, Florence §
De M. Gaetano Imbert paraît un beau volume sur la Vie Florentine au xviie siècle. Le volume est illustré curieusement, mais surtout la documentation évocatrice et l’art précis et élégant de fusion de M. Gaetano Imbert en font une œuvre passionnante sur les beaux temps défunts.
Emilio Del Cerro, Vittoro Alfieri e la Contessa d’Albany, Roux et Viarengo, Rome §
Au même groupe d’évocateurs du passé appartiennent M. Emilio del Cerro, qui refait encore une fois une histoire de l’amour d’Alfieri et de la Comtesse d’Albany. Les amours des grands morts nourrissent largement la presse de maints livres et revues. Elles sont toujours à découvrir : un Christophe Colomb de cette psychologie amoureuse, en quelque sorte funéraire, veille et s’agite dans un nombre respectable d’écrivains modernes. Et l’âme des grands trépassés est fouillée toujours sans pitié, sinon toujours avec un véritable talent de découvertes. M. Emilio del Cerro, dans son livre Vittorio Alfieri e la Contessa d’Albany, qu’il appelle en sous-titre : Histoire d’une grande passion, juge l’amour d’Alfieri en historien consciencieux, quoique dépourvu de tout sens psychologique réel et de toute modernité dans la compréhension des chocs et des accouplements des âmes.
Evelyn, Antichi pittori itatiani, A. Solmi, Milan §
Encore un livre offert au passé est celui sur les Peintres italiens Anciens de Mme Evelyn, une Anglaise devenue une des plus fécondes femmes écrivains italiennes. Ce volume, le dernier de la liste déjà très longue de ses œuvres, est de pure et simple vulgarisation, pour les adolescents. Comme nous ne sommes plus tels, nous ne saurions point le juger.
H.-G. Wells, L’Amore, Angelo Sodini tr., F. Vallardi, Milan. — H.-G. Wells, I Predoni del mare, P. de Luca tr., F. Vallardi, Milan §
L’esprit italien, qui se nourrit sans doute trop du souvenir de sa gloire passée, ne reste pas étranger non plus aux dernières manifestations de la pensée qui palpite au-delà de ses bornes montagneuses. Ainsi Wells, le grand cabaliste anglo-saxon de la Science littéraire, plutôt que de la Littérature scientifique, peut compter parmi ses succès celui, très réel, d’avoir trouvé en Italie deux écrivains de talent, connus déjà par leurs œuvres personnelles, tour à tour puissantes et délicates, qui, avec un enthousiasme et une perfection rares, sont devenus ses traducteurs. MM. Angelo Sodini et Pasquale de Luca ont pris la tâche de faire connaître le dernier poète du merveilleux anglo-saxon à leurs compatriotes. Les deux volumes : l’Amore (Love and Mr. Lewisham), traduit par M. Angelo Sodini, et I Predoni del Mare, traduit par M. Pasquale de Luca, sont les derniers de la série des romans de Wells, série dont la langue italienne compte déjà six volumes auxquels les deux écrivains ont accordé leurs soins. L’importance de ces traductions est indéniable. Dans les grands moments d’angoisse de la pensée, dans les longues périodes, parfois séculaires, qui closent et qui ouvrent la marche d’une civilisation, ou plus souvent d’une orientation particulière de la pensée collective, les chevaliers du merveilleux surgissent de l’ombre intense qui les produit, et proclament leur parole. Ils ont des attitudes de bacchantes, des gestes ivres, des langueurs et des fureurs inattendues. Ils sont le produit d’une exaspération de la conscience collective, et ils sont par cela même synthétiques, par cela même en quelque sorte géniaux, s’ils ne sont pas toutefois des vrais génies. Dante fut le génie de la terreur du Moyen-Âge. Edgar Poe, le précurseur de toute notre profonde psychologie, a été celui de l’âme convulsée du xixe siècle, celui de la « maladie du siècle ». Campanella, l’auteur de la Cité du soleil, fut un representative man, selon la parole d’Emerson, de l’idéal ascétique nourri et enorgueilli par la Renaissance. Jules Verne a réellement exprimé les anxiétés modernes de la connaissance qui, dans la table de nos valeurs, a substitué à l’héroïsme épique l’héroïsme géographique des explorateurs. Wells appartient à cette catégorie de mystiques de la philosophie ou de la science — non du sentiment — qui se manifestent en œuvres littéraires.
L’œuvre parfaite accomplie par MM. Pasquale de Luca et Angelo Sodini, qui permet aux Italiens de s’émouvoir aux expressions du dernier rêveur de l’au-delà historique, est digne donc d’être signalée avec la plus grande sympathie.
Luigi Capuana, Re Bracalone, R. Bemporad, Florence. — Jolanda, Sulla via degli inca, Cogliati, Milan. — Luigi Siciliani, Sogni pagani, Rome §
Les livres littéraires de documentation et de traduction occupent une très large partie de la production italienne… Cependant quelques bons livres ont paru dernièrement, romans et poèmes, d’écrivains connus et inconnus, qui répètent les formules des aînés ou révèlent quelques tendances des jeunes. M. Luigi Capuana fait paraître un roman délicieux, un original conte de fée, qu’il appelle Re Bracalone et qui ajoute des charmes à sa vaste renommée. Mme Yolanda publie un livre de nouvelles pleines toujours de subtile sentimentalité, au titre : Sulla via degli incanti (Sur le chemin des enchantements). Un beau livre de vers d’une élégante robustesse païenne, et qui révèle un nouveau poète dont le nom est à retenir, est celui des Sogni pagani, de M. Luigi Siciliani.
Giov. Amadori Virgilj, Il Sentimento imperialista, Remo Sandron, Milan. — Giuseppe Cimbali, La Citta terrena, Roux et Viarengo, Turin §
Parmi les œuvres originales et d’un très grand intérêt sociologique, il est bon de
signaler deux livres, dignes de susciter les plus grandes et les plus fécondes
discussions. L’un est sur le Sentiment Impérialiste, et l’auteur est
M. Giov. Amadori Virgilj, un sociologue très en vue, et très moderne dans toutes ses
conceptions de la société et des évolutions sociales. — La Città
Terrena, de M. Giuseppe Cimbali, est une sorte de vision complexe, logique,
impitoyablement savante, de la société telle qu’elle est, de « la vie telle
qu’elle est, de l’homme tel qu’il est »
, selon l’aspiration même de
l’auteur. La vie y est étudiée par un sociologue vraiment philosophe, et toutes les
acceptions les plus contemporaines des rapports entre créature et créature « par-delà
le bien et le mal », guident le savant visionnaire. Le livre est écrit avec cette
clarté, cette netteté rude et riche qui rappelle immédiatement le style et la volonté
de Machiavel, duquel d’ailleurs l’auteur témoigne, en une phrase, une juste
admiration. L’ordonnance même du livre fait penser au Principe du grand secrétaire de la République florentine ; et quelques
chapitres, comme celui-ci : « Les ennemis on les désarme en les vainquant et
non en les convainquant »
, et cet autre : « L’effort de la
civilisation »
, sont remarquablement conçus pour nous faire penser
longuement.
La ville terrestre veut être la contrepartie de la Cité de Dieu d’Augustin, de l’Utopie de Thomas Morus, de l’Océanie de Harrington…
Memento §
L’éditeur Ulrico Hoepli de Milan enrichit la précieuse collection de ses « Manuels » avec une série particulièrement importante, qui comprend Antichità greche, par M. V. Inama ; Dantologia, par G. A. Scartazzini et M. Scerano ; Compendio di Letteratura universale, par M. P. Parisi ; Cronologia e Calendario perpetuo, par M. A. Capelli ; l’Archivista, par M. Pietro Taddei. — L’éditeur Cogliati, de Milan, publie, de M. A. Grasselli : In Sardegna, volume d’un intérêt très particulier, qui illustre avec richesse d’images et excellence de texte la Sardaigne, dans ses plus occultes paysages. — Annibale Pastore : Notizia filosofica, Nuova Antologia. Roma. — Dottor Evans : Come si guarisce la tubercolosi, Libreria Moderna, Genova. — Guido Bustico : Il sentimento estetico e l’arte nell’infanzia, Tip. Umbra, Perugia. — Guido Bustico : Intorno al concetto di progresso nella storia in E. Kant, Carnili, Genova. — Guido Bustico : Intorno al concetto di progresso nella storia in A. Comte, F. Miori, Riva. — Fabrizio Natoli : Il principio del valore, Reber, Palermo. — Cesare Facchini : La mia Carovana, Zanichelli, Bologne. — Camillo Angelini : Traduzione di Q. Orazio Flacco, Tip. dell’Umbria, Spoleto. — Vincenzo Fago : Discordanze, Forzani et C., Roma. — Dott. Alberto Orsi : La Donna nuda, Renzo Streglio, Turin. — Chez Calmann-Lévy paraît le beau et profond roman : l’Amour triomphe ! de M. E.-A. Butti (M. Lécuyer tr.), le psychologue des luttes les plus amples et les plus significatives de l’âme moderne. — Le fascicule illustré de mars, de l’Italia Moderna, la grande revue hebdomadaire (Rome), dirigée par M. le comm. Av. Antonio Monzilli, contient un important article très bien illustré de M. Ruggero Bacci, sur la récente restauration du Château Saint-Ange.
Échos.
Mœurs italiennes §
M. Fogazzaro, l’auteur de Il Santo, ce roman auquel la condamnation presque unanime de la critique a fait un succès chez les Latins, a eu la joie de provoquer l’enthousiasme des habitants de Subiaco, où il a situé l’action de son roman ; ils l’ont invité à un grand banquet, à des fêtes, et l’ont nommé citoyen honoraire, et il lui a été offert un album contenant les photographies des lieux où M. Pietro Maironi, le héros inventé par le romancier, « a vécu ». Quelques photographies portaient comme légendes des phrases du roman.
Tome LX, numéro 212, 15 avril 1906 §
Chronique de Bruxelles.
M. Vittorio Pica et les artistes de Belgique §
Bruxelles a eu quelques jours pour hôte Vittorio Pica, le célèbre critique italien. Eugène Demolder a saisi cette occasion pour acquitter, sous les espèces d’un excellent article paru dans Petit Bleu, une partie de la dette de reconnaissance de nos artistes. En effet, Vittorio Pica fait depuis bien des années déjà une vigoureuse propagande en Italie pour la littérature et l’art de notre pays. Dans son article, l’auteur de la Route d’Émeraude a gentiment raconté la façon dont il fit la connaissance du critique italien à Naples, en 1893 :
« Naples ! écrit-il, la ville grouillante, vivante, chantante, riche en guenilles et en soleil, largement assise à côté de son volcan, telle une Orientale près de son narghilé, et devant le plus beau et le plus riche des tapis bleus que le ciel ait jamais confectionnés… Nous fûmes vite camarades, Vittorio Pica et moi. Il nous parla en excellent français et termes fort choisis de la “Jeune Belgique”. Il fit l’éloge de tous nos poètes qu’il connaissait fort bien, de nos prosateurs, de nos polémistes. »
Et, après avoir rappelé les charmantes excursions qu’il fit avec Pica aux environs de Naples, Demolder poursuit en ces termes :
« Un des livres de Vittorio Pica porte pour titre All’ Avanguardia. Ce titre convient à l’auteur. Il est à l’affût du nouveau. Rien d’inédit, rien d’original, rien de jeune, rien de révolutionnaire n’échappe à sa curiosité. Il va à l’inconnu, il encourage les promesses, il éclaire ceux qui sont obscurs. Et ce n’est pas le critique pédant qui mélange le chaud et le froid, qui juge selon ces principes académiques, qui dose la louange. Non, il ne juge pas, il “explique”. Et c’est là le vrai rôle de la critique. Le critique n’est pas un magistrat, c’est un savant qui dissèque et qui montre. Vittorio Pica est l’érudit délicat qui pouvait le mieux accomplir ce rôle en Italie. Et il la fait avec un courage, une activité et un enthousiasme qui lui ont fait une place très haute dans la littérature de son pays et ont fait estimer son nom dans le monde. Mais Vittorio Pica n’est pas seulement un critique. Combatif, il veut exposer des artistes méconnus, les incompris qu’il admire et il va au public exalter leur beauté, avec leur nom, expliquer leurs œuvres. Un écrivain italien a dit de lui qu’il était l’“initiateur”. Et c’est vrai ! Goncourt n’a-t-il pas dédié un livre “l’Italie d’hier” à Pica, pour le remercier de l’avoir fait connaître au-delà des Alpes ? De Wyzewa, dans la “Revue Indépendante”, à propos de l’étude de Pica sur Stéphane Mallarmé, écrivait, il y a une quinzaine d’années, que c’était bizarre que la première étude complète et profonde sur le poète de “l’Après-midi d’un Faune” ait été faite par un étranger. »
Et M. Delmoder énumère les livres du critique italien dans lesquels il a parlé des Français et des nôtres. Il en résulte que, dans son Naples ou dans son Milan, M. Pica était mieux renseigné sur le mouvement intellectuel d’ici que la plupart de nos compatriotes, même que beaucoup qui font profession d’être « avertis », comme on dit, même trop, aujourd’hui, avertis ! Ils l’auraient été plutôt par cet Italien qui célébra la sculpture de Meunier au moment où on reprochait encore à ce peintre de s’improviser statuaire dans sa vieillesse ; qui proclama le style, l’originalité, le frisson nouveau apportés par l’art d’un Ensor, d’un Læmans, d’un Zoorop, d’un van Rysselberghe. À une époque où nos bons quotidiens n’annonçaient les livres de nos meilleurs auteurs qu’en quelques lignes banales entre les annonces de décès et les avis météorologiques, menaces de tempêtes et de bourrasques, M. Pica avait déjà dédié plus d’une importante étude à ces méconnus, et cela dans les plus importants journaux et périodiques transalpins.
Eugène Demolder a donc bien fait de signaler le rôle joué par Pica à l’égard de nos meilleurs artistes et poètes, et il faut aussi féliciter et remercier le Petit Bleu d’avoir accueilli et mis en belle place cette prose opportune s’il en fut.
Tome LXI, numéro 213, 1er mai 1906 §
Les Journaux.
La ville synthèse (Figaro, 15 avril) §
M. Guglielmo Ferrero a donné au Figaro une très intéressante étude sur Paris, qu’il considère comme la ville-synthèse, celle où toutes les forces s’équilibrent en une magnifique harmonie.
En voici le passage principal :
De toutes ces impressions disparates, cependant, une impression bien nette, bien lucide, bien précise s’est dégagée, qui résume jusqu’à un certain point toutes les autres. Il y avait une seule urbs dans le monde ancien : Rome. Il y en a plusieurs dans le monde moderne, outre Paris, par grandeur, par richesse, par puissance : Londres, Berlin, New-York. D’où vient alors cette fascination irrésistible que Paris exerce sur tous les esprits ? Pourquoi tout le monde admet-il, plus ou moins clairement, que Paris est la ville unique ?
Je l’ai senti, je l’ai compris, cette fois, mieux que pendant mes séjours précédents. Paris est la ville-synthèse de la civilisation contemporaine ; la seule ville complète du monde moderne, parce qu’elle est le centre de la seule nation européenne où toutes les forces essentielles de notre civilisation se développent ensemble et à côté, s’harmonisant dans un équilibre plus on moins parfait. En France, le développement de la grande industrie n’a pas, comme en Angleterre, supprimé l’agriculture ; les grandes villes ne menacent pas encore de transformer les campagnes en déserts. L’agriculture coexiste et fleurit avec l’industrie, — comme l’aristocratie maintient ses positions en face du mouvement démocratique des classes moyennes et des classes ouvrières. La France est un des centres les plus glorieux de la culture européenne ; depuis des siècles, comme jadis les monarchies des Diadoques et l’Italie, elle consacre une partie considérable de son activité à l’art, à la science, à la littérature ; comme dans le monde ancien l’Égypte, c’est la France qui dans le monde moderne a créé presque tous les raffinements de la vie, depuis la cuisine jusqu’à la mode.
Mais, au contraire de ce qui est arrivé à l’Égypte et à l’Italie, la culture intellectuelle n’a pas fini par amollir dans la nation l’énergie active. Son commerce, son industrie, ses capitaux ont conquis et gardent, au milieu de rivaux puissants, une situation exceptionnelle dans le monde ; par son armée, par ses colonies, par sa diplomatie, la France est une des grandes paissances de la politique mondiale. L’argent d’ailleurs, dans le plus grand centre financier de l’Europe continentale, est une des forces sociales ; il n’est pas, comme dans l’Amérique du Nord, la force unique, et l’État, bien que puissant, ne s’est pas transformé, comme en Allemagne, en une espèce de Divinité transcendantale. La liberté garde jalousement ses droits, conquis avec tant de luttes. Enfin, partout, dans le monde intellectuel comme dans le monde politique, les forces conservatrices et les forces révolutionnaires, les traditions nationales et les tendances cosmopolites agissent et réagissent continuellement les unes sur les autres, comme dans aucun autre pays du monde…
Paris résume merveilleusement cette synthèse superbe de la civilisation moderne qu’est la France. Vous y trouvez concentré tout ce que, dans le reste du monde, il faut aller chercher un peu partout : l’aristocratie et la démocratie, l’intelligence et l’argent, la puissance politique et le raffinement des mœurs, le plaisir et l’action, l’art et la guerre, l’industrie et la littérature, le nationalisme et le cosmopolitisme, la tradition et la révolution. Pour cela, j’appelle Paris la ville-synthèse. Paris est la synthèse de la France, qui est la synthèse du monde. Comment pourrais-je décrire la merveilleuse beauté dont Paris, vu à travers cette idée, a rayonné pendant vingt jours à mes yeux d’historien ? Le spectacle de la grande ville, ses boulevards, ses places, ses monuments, ses foules immenses me donnaient, à certains moments, une véritable ivresse. Je sentais frémir autour de moi toutes les forces de l’histoire ; j’avais le sens de la vie complète des nations ; il me semblait arriver avec la pensée jusqu’au fond des contradictions insolubles qui agitent l’âme humaine…
J’ai beaucoup parlé à Paris, dans les conférences et dans les salons, de la grande lutte entre l’Occident et l’Orient qui s’est combattue au sein de Rome. Je m’explique à présent pourquoi cette lutte intéresse et est comprise en France beaucoup plus qu’ailleurs. La France a réussi là où Rome a échoué : elle a réalisé pendant le dix-neuvième siècle, dans une certaine mesure, la conciliation entre les deux forces opposées qui ont déchiré l’Empire romain.
M. Ferrero craint que cet équilibre ne]soit pas éternel, qu’un parti unique arrive à
dominer Paris et la France. Même alors, pense-t-il, un rôle du premier ordre serait
toujours réservé à cette ville, à ce pays, mais ce ne serait plus « la nation
complète, véritable chef-d’œuvre de l’histoire du dix-neuvième siècle, que le monde
adore depuis cent ans, même quand il croit le haïr »
.
On voit que l’idée de liberté a les prédilections de M. Ferrero. Qu’il en soit félicité, ainsi que de l’originalité de son discours.
Art ancien.
Memento §
La Revue de l’art ancien et moderne publie un article de M. S. Rocheblave sur la Jeunesse d’Henner, dont je n’aurais pas à parler ici, — malgré que certains portraits reproduits, tel celui de M. Glavé, soient beaux comme de beaux portraits anciens — si quelques lettres du peintre alsacien relatives aux vieux maîtres n’y étaient citées. En voici des fragments.
« La Transfiguration de Raphaël est une chose admirable, et quoiqu’on dise qu’elle n’a pas été entièrement peinte par lui-même, il surpasse tous les autres peintres. Les ombres sont cependant trop noires, ainsi que le fond, cela ne peut pas s’expliquer avec des lumières aussi vives. Aussi ce tableau, admirable sous le rapport du caractère des têtes, de la fermeté du dessin, et de l’exécution même, est faux sous le rapport de la couleur et manque par conséquent de poésie. La couleur des Stanze est beaucoup plus vraie ; elle égale même quelquefois le Titien, ainsi que dans certains portraits…
« Si j’avais le choix je prendrais un tableau du Corrège avant tout, des dessins de Raphaël, et je voudrais avoir mon portrait peint par Velazquez. Il est plus simple que Rembrandt et plus franc que le Titien même. Autant le Corrège aime la douceur comme Léonard de Vinci, autant Velazquez aime le brillant. Il n’évite pas de faire les luisants de sueur sur la figure. Léonard de Vinci au contraire semble faire tout son possible pour éviter tout ce qui reluit sur la chair ; on dirait qu’il a peint à travers un voile, tant ses têtes ont du moelleux. Le Corrège, avec ces mêmes qualités, est bien plus coloriste et surtout coloriste distingué… »
Je ne crois pas que les peintres puissent facilement écrire sur leurs contemporains ; mais quand il s’agit des anciens, ne serait-il pas désirable de les entendre en parler avec cette simplicité et cette sincérité ? La Revue de l’art ancien publie également des études sur la sculpture italienne du xive siècle, et sur les faïences hispano-moresques. À signaler enfin le [illisible]e fascicule de la publication hollandaise Deftsch Aardewerk.
Tome LXI, numéro 214, 15 mai 1906 §
Archéologie, voyages.
André Maurel : Petites villes d’Italie,
Hachette, 3 fr. 50 §
Le livre de M. André Maurel, Petites villes d’Italie, se présente
avec un caractère spécial parmi les publications de voyages, qui sont rarement autre
chose que des impressions hâtives ou des récits de promenades. À travers les vieilles
cités autrefois tumultueuses et guerrières de Vénétie et de Toscane, Padoue, Vicence,
Vérone, Brescia, Bergame, San Gimignano, Pise, Lucques, Prato, Arezzo ou Pistoie, toutes
pittoresques, ayant un passé historique, apportant par leur physionomie, leurs édifices,
leurs œuvres d’art, même leurs décombres, comme Mantoue, le témoignage éloquent des
pierres, c’est l’étude d’une idée : quelles furent au cours des siècles les aspirations
de liberté et d’indépendance de l’Italie, quel peut être l’avenir de l’unité italienne
réalisée il y a cinquante ans par la maison de Savoie ? — Aux premiers âges de Rome, la
République ne formait pas un état unitaire. L’Italie constituait, ainsi que l’a très
bien vu l’historien Ferrero, une fédération de républiques rurales dont Rome était le
lien, et non la maîtresse. Mais Rome dévia de son œuvre fédérative et tendit, par la
conquête, à l’unité que l’empire réalisa. Lorsque l’empire vint à se disloquer, le pape
devint le champion de la fédération, le soutien de la démocratie italienne, et le succès
de l’idée guelfe dont il fut l’agent est né de cette conformité du guelfisme avec les
aspirations populaires. Mais l’Italie ne veut pas plus de l’unité catholique que de
l’unité germanique. L’élection des évêques, que l’empereur et le pape se disputent,
c’est la commune en fin de compte qui l’obtient. — L’évêque nommé chef des cités se fait
ensuite leur tyran ; elles le rejettent et gardent leur autonomie sous des consuls.
Toutefois, ville latines ou villes royales, elles se jalousent entre elles, se battent,
appelant tantôt le pape, tantôt l’empereur ; la division se met dans la ville même,
entre les seigneurs appelés du dehors et les bourgeois, et avec le podestat choisi pour
maintenir les factions commence la grande querelle des Guelfes et des Gibelins. Le
podestat instaure son pouvoir, fonde bientôt une dynastie, devient seigneur, et c’est au
condottiere que les villes demandent de les délivrer. Victorieux, le condottiere à son
tour prend la place du tyran ; les cités rappellent le seigneur et cela dure ainsi
jusqu’au jour où Florence ou Venise, le pape ou l’empereur intervient et s’approprie la
cité. — La maison de Savoie a recommencé en somme de notre temps les condottieri et les
podestats. Elle s’est installée dans sa conquête comme les seigneurs de jadis, et, après
avoir délivré l’Italie du joug allemand, s’est remise en vasselage en signant la
Triplice. Mais la volonté de l’Italie n’est pas d’être guelfe ou gibeline sous des
rois ; elle veut être indépendante et libre. « Son dernier terme sera la
fédération républicaine, peut-être sous le prestige nominal de Rome. »
Je n’ai pu que résumer ici les conclusions de cet ouvrage, abondant d’observations et souvent d’une pensée si haute. On peut faire quelques réserves sur les prévisions de l’auteur et nous souhaitons bien amicalement à l’Italie qu’elle ne tombe jamais dans la pétaudière de la représentation fédérative. La tendance actuelle des États est d’ailleurs à la concentration, à l’unité gouvernementale et administrative et nous ne voyons pas que l’Italie, malgré les difficultés de sa configuration géographique, s’y soit montrée nettement hostile. — Il me reste à ajouter qu’en dehors de ces recherches il y a dans le livre de M. André Maurel de jolis tableaux de route, des pages curieuses d’histoire et d’art, et que même pour ceux qui ne goûteraient pas ses idées, il serait encore à lire.
Les Revues.
La Revue générale : Entrevue de Wagner et
Rossini ; souvenirs sur Beethoven §
M. Edmond Michotte a connu Richard Wagner et Rossini. Il a assisté à la visite que fit, en mars 1860, le maître allemand à l’auteur du Barbier, qui habitait alors Chaussée d’Antin, au coin du boulevard des Italiens. La Revue Générale (avril) contient un récit de cette entrevue dont, à l’époque, la chronique parisienne donna une interprétation « la plus fantaisiste ». Or, c’est M. Michotte lui-même qui présenta Wagner au maëstro, et il prit quelques notes pendant que s’entretenaient les deux musiciens.
L’accueil de Rossini est « simple et empreint d’une grande bonhomie »
.
Son visiteur est plein de déférence ». Ils parlent de Weber et Beethoven. Rossini
raconte comment le poète Carpani fut son introducteur auprès de ce dernier, à
Vienne :
« Dois-je le dire ? En montant l’escalier qui menait au pauvre logis où vivait le grand maître, j’eus quelque peine à maîtriser mon émotion. Lorsque la porte s’ouvrit, je me trouvai dans une sorte de réduit aussi sale qu’il témoignait d’un désordre effroyable. Je me rappelle surtout que le plafond, immédiatement sous le toit, était lézardé de larges crevasses par où la pluie devait pénétrer à flots.
« Les portraits que nous connaissons de Beethoven rendent assez bien la physionomie d’ensemble. Mais ce qu’aucun burin ne saurait exprimer, c’est la tristesse indéfinissable répandue en tous ses traits, tandis que, sous d’épais sourcils, brillaient, comme au fond de cavernes, des yeux qui, quoique petits, semblaient vous percer. La voix était douce et tant soit peu voilée.
« Quand nous entrâmes, sans d’abord faire attention à nous, il demeura pendant quelques instants penché sur une impression de musique qu’il achevait de corriger. Puis, relevant la tête, il me dit brusquement en un italien assez compréhensible : “Ah ! Rossini, c’est vous l’auteur del Barbiere di Seviglia ? Je vous en félicite. C’est un excellent opéra buffa, je l’ai lu avec plaisir et m’en suis réjoui. Tant qu’il existera un opéra italien, on le jouera. Ne cherchez jamais à faire autre chose que l’opéra buffa, ce serait forcer votre destinée que de vouloir réussir dans un autre genre.” »
Aimablement, Wagner félicite son hôte de n’avoir pas suivi le conseil de Beethoven ;
mais Rossini reconnaît ses « aptitudes pour l’opéra buffa »
et il déplore
de n’avoir pas eu le choix des libretti qui lui étaient imposés. Il composait trois,
quatre opéras par an. Le Barbier lui coûta treize jours de travail et
lui fut payé 1200 francs, plus « un habit couleur noisette et à boutons
d’or »
qui pouvait valoir 100 francs. Après un détour, Wagner ramène la
conversation à Beethoven, et voici comment M. E. Michotte l’a entendue :
Wagner. — M’est-il permis de vous demander comment se termina votre visite à Beethoven ?
Rossini. — Oh ! elle fut courte. Cela se comprend, tout un côté de la conversation devant se faire par écrit. Je lui dis toute mon admiration pour son génie, toute ma gratitude pour m’avoir admis à pouvoir la lui exprimer… Il me répondit par un profond soupir et par ce seul mot : « Oh ! un infelice ! »
Il me demanda, après une pause, quelques détails sur les théâtres en Italie, sur les chanteurs en renom…, si l’on y jouait fréquemment les opéras de Mozart…, si j’étais satisfait de la troupe italienne de Vienne ?…
Puis, en me souhaitant une bonne interprétation et le succès de Zelmira, il se leva, nous reconduisit jusqu’à la porte et me redit encore : « Surtout, faites beaucoup del Barbiere ».
En descendant cet escalier délabré, je ressentis de ma visite à ce grand homme une impression tellement pénible — songeant à son abandon, à ce dénuement — que je ne pus maîtriser mes larmes. « Ah ! dit Carpani, c’est qu’il le veut ainsi. Il est misanthrope, bourru et ne sait conserver aucune amitié. »
Le même soir, j’assistai précisément à un dîner de gala chez le prince de Metternich. Encore tout bouleversé de cette visite, de ce lugubre un infelice qui m’était resté dans l’oreille, je ne pus, je l’avoue, me défendre intérieurement d’un sentiment de confusion de me voir par comparaison traité avec tant d’égards, dans cette brillante assemblée de Vienne ; ce qui m’amena à dire hautement et sans ménagement tout ce que je pensais de la conduite de la Cour et de l’aristocratie vis-à-vis du plus grand génie de l’époque, dont on se souciait si peu et qu’on abandonnait en une pareille détresse. L’on me fit une réponse identique à celle que je reçus de Carpani. Je demandai si cependant cet état de surdité de Beethoven n’était pas digne de la plus grande pitié… S’il était vraiment charitable de relever les faiblesses qui lui étaient reprochées, pour y chercher des motifs de refus à venir à son secours ? J’ajoutai que ce serait si facile, moyennant un engagement de souscription très minimes si toutes les familles riches intervenaient, de lui assurer une rente assez large pour le mettre sa vie durant à l’abri de tout besoin. Cette proposition n’obtint l’appui de personne.
Après le dîner, la soirée se termina par une réception qui amena dans les salons de Metternich les plus grands noms de la société viennoise. Il y eut également concert. Sur le programme figurait un des derniers trios de Beethoven… toujours lui, lui partout, comme on le dit de Napoléon. Le nouveau chef-d’œuvre fut religieusement écouté et obtint un resplendissant succès. En l’écoutant, au milieu de toutes ces magnificences mondaines, je me disais mélancoliquement qu’à ce moment le grand homme achevait peut-être, dans l’isolement du réduit où il vivait, quelque œuvre de haute inspiration, destinée, comme les précédentes, à initier à des beautés d’ordre sublime, cette même aristocratie brillante d’où il était exclu et qui, toute à ses jouissances, ne s’inquiétait guère de la misère de celui qui les lui préparait.
N’ayant pas réussi dans mes tentatives pour créer une rente annuelle à Beethoven, je ne perdis pas toutefois courage. Je voulus essayer de réunir les fonds nécessaires afin de lui acheter une habitation. Je parvins à obtenir quelques promesses de souscriptions ; mais, en y ajoutant la mienne, le résultat final fut très médiocre. Il fallait donc aussi abandonner ce second projet. On me répondit généralement : « Vous connaissez peu Beethoven. Le lendemain du jour où il sera propriétaire d’une maison il la revendra. Il ne saura jamais s’accommoder d’une demeure fixe, car il éprouve le besoin de changer de quartier tous les six mois et de servante toutes les six semaines. »
Tome LXI, numéro 215, 1er juin 1906 §
Lettres italiennes §
Antonio Beltramelli : Il Cantico, Fr. Treves, Milan §
Un livre, qui vient de paraître à Milan, me permet cette fois-ci de commencer avec joie ma Chronique. Il ne s’agit pas d’un dernier livre de M. Gabriel d’Annunzio, ou de M. Antonio Fogazzaro, ou de quelque autre de ces Maîtres, dont l’Esthétique apparaît de plus en plus inadéquate aux instincts plus libres, je dirais presque plus nouveaux, des générations qui montent. Le roman que je salue comme la réelle et forte affirmation d’un véritable talent porte un titre profondément suggestif, qui explique à posteriori le sujet, et ne le révèle point au lecteur distrait : Le Cantique (Il Cantico). C’est le dernier livre d’un jeune dont j’ai parlé souvent ici, M. Antonio Beltramelli.
Encore une fois l’étrange et puissant Poète des Romagnes exalte, en cris de très hautes joies et de profondes détresses, les beautés, les passions et les douleurs de sa terre orgueilleuse. Résumant en lui-même, dans son âme très vibrante, toutes les significations tragiques du sol et de la mémoire de ses ancêtres, M. Antonio Beltramelli conçoit un drame contemporain. Il enveloppe ce drame des voiles d’un Rêve, qui semble vivant et présent par la vertu du Souvenir, immémorial et pourtant ineffaçable, qui l’anime ; et dans la chaîne irrésistible du pathétique, il le développe devant notre esprit, nous émeut, arrive à émouvoir profondément notre sceptique ou mystique élégance de fils des temps nouveaux.
Dans Il Cantico, comme dans toutes ses œuvres, le Poète compose,
avec les rythmes synthétiques de sa prose, quelques fortes figures. Il les moule dans
le bronze sonore de son émotion. Il les fait jaillir du silence des lagunes ou de la
célèbre pineta de son pays, comme par un geste magique qui
évoquerait des dieux morts, ou tout au moins absolument inconnus, insoupçonnés. C’est
pour cela que lorsque, selon un procédé de composition qui lui est cher, il choisit un
compagnon, qui soit en même temps un guide idéal dans les chemins de sa vie assoiffée
de savoir, il forme de tous ses désirs un type parfait, un representative man de toute une race, un héros infaillible. Avec lui,
après la mort de sa mère, secoué par la perte pathétique de la jeune créature d’amour
qui l’avait mis au monde, il s’en va sans savoir où, comme un vagabond, meurtri par sa
douleur, exalté par son espérance, ayant au cœur la nostalgie de l’inconnu, et dans
l’esprit indomptable l’aspiration à une liberté toujours plus grande et plus parfaite,
au milieu des hommes, et au-delà même de la vie des hommes. Oméro, le vieux vagabond,
fort comme un Hercule, philosophe et vertueux, l’accompagne. Ils s’acheminent ensemble
« vers la liberté » avec le sentiment double de ceux qui vont vers la guerre et de
ceux qui vont vers l’amour. Leur volonté de vie est tellement intense que rien
n’arrêtera la fatalité de leur marche, ni l’amour ni la haine, ni la joie, ni le sang,
ni la mort. Sur toutes les routes, ils doivent traîner la domination de leur rêve de
liberté. Ils connaissent la nécessité qui impose à l’eau « de couler
perpétuellement pour garder sa limpidité »
.
Leur marche dans les terres de leur race leur fit connaître les joies de l’amitié. Duccio della Bella, le protagoniste, connut aussi l’amour. Il vécut avec rudesse et avec puissance au milieu d’un peuple héroïque, dont il partageait les labeurs et les fièvres ardentes. Au milieu des pêcheurs de contrebande, il vécut des heures de guerre, jusqu’au jour où un drame terrible le força à quitter Comacchio. Il y laissait l’amour, car le sang avait coulé sur les lagunes silencieuses, et son existence ne se trouvait plus à l’abri des lois ennemies de l’Instinct, des lois de la Justice humaine. Le frère de celle qu’il s’était pris à aimer avait tué un homme dans un magnifique duel, et s’était tué ensuite. La vieille formule que les mères insinuent dans l’esprit des enfants, et qui demeure l’unique dogme de l’honneur pour tous : « Ne sois jamais lâche ! si un homme te donne un soufflet, tue-le ! » avait ravagé une famille et bouleversé un pays.
Duccio della Bella partit avec son vieux compagnon. La vision du duel auquel il avait assisté avait fait encore pins puissante son âme, encore plus indomptable son esprit anxieux. Dans la nuit terrible, debout sur un rivage, séparé de son adversaire par la tempête des lagunes, son camarade avait crié à l’homme qui devait mourir : Prends ton fusil, et vise ! Et le jeune homme avait attendu que l’invisible ennemi ait eu le temps de viser ; deux coups étaient partis en même temps, au-dessus de la tempête, dans l’orage et dans les ténèbres. Et un homme était tombé, foudroyé.
Où allaient maintenant les deux compagnons, en quittant le pays du sang ? Ils allèrent à Rome. La haine les poursuivait, mais leur force était invincible. Ainsi après les aventures et les guet-apens de la misère et de la criminalité, Oméro, le véritable deus-ex-machina de l’action, sauva plusieurs fois son jeune ami, Duccio della Bella. Et celui-ci connut mille morts, connut la vie de la capitale, les déboires et les révoltes, le labeur et la volupté. La créature qu’il avait laissée à Comacchio vint à Rome. Ce fut Oméro qui la découvrit. Les haines du pays du sang se transportèrent à Rome, dans la volonté de vengeance d’une femme, la fille de l’homme tué, qui ne pardonnait pas. Toute la vie se concentrait dans l’Urbe, pour entraîner dans la mort ou pour exalter dans quelque grande joie, Duccio della Bella, le jeune homme qui avait voulu connaître la vie, qui était parti avec son rêve pour vivre avec intensité et avec liberté. Et par la volonté simple et sûre de Oméro, le vieux vagabond fidèle, le Cantique, le grand Cantique d’une jeunesse, qui compose ce vaste et profond poème en prose, s’éleva dans un hymne d’amour. La douce et frêle créature, qui avait quitté le pays des langueurs pour suivre à Rome celui qu’elle aimait, retrouva Duccio della Bella au moment même où elle mourait désespérée de ne l’avoir plus revu.
Le Cantique s’achève sur l’idylle merveilleuse de tendresse et de bonheur. Et lorsque le pèlerinage de Duccio della Bella finit par l’amour, Oméro, le vagabond, le chemineau de la vie, quitta le couple heureux, car, dit-il, sa mission était accomplie, et il s’en alla loin, toujours plus loin, sans savoir où, sûr de ne plus s’arrêter que dans la pause de la Mort.
Pour la première fois les personnes tragiques de M. Antonio Beltramelli sortent de leurs terres, se répandent dans les autres pays, affluent vers le cœur de la patrie commune, vers Rome. Elles deviennent des éléments dramatiques dans la vie complexe de la métropole. Mais elles portent dans leur superbe fierté toute la vertu intacte de certaines campagnes italiennes, où la tradition de la force, de la valeur et du rêve, est sacrée comme une loi divine, comme un culte. Elles semblent apporter un sang nouveau à la métropole désorganisée et épuisée.
Et en vérité l’œuvre de M. Antonio Beltramelli est la plus originale, la plus caractéristique, la plus italienne, de toute la production contemporaine d’Outre-Monts.
L’Orestie d’Eschyle à Rome §
À Rome, par l’initiative de deux jeunes poètes, MM. Antonio Oppico et Tito Marrone, on a joué au théâtre de l’Argentina l’Orestie d’Eschyle. La Trilogie fut résumée en une soirée ; le public semble l’avoir comprise, mais l’affiche ne répéta pas le titre de l’œuvre insurpassable ; le public italien y était peut-être mal préparé, maigre les articles explicatifs des grands quotidiens. Cependant il y a un espoir de renaissance du goût tragique aussi au-delà des Alpes. L’initiative de la France, encore une fois, est suivie dans la péninsule amie.
G. A. Cesareo : Francesca da Rimini, Remo Sandron, Palerme. — Roberto Bracco : Teatro (vol. III), Remo Sandron, Palerme §
Deux volumes qui viennent de paraître montrent quel est l’état de la compréhension théâtrale des Italiens. Ces deux volumes sont absolument opposés. L’un, qui contient la tragédie Francesca da Rimini, de M. G. A. Cesareo, est une œuvre de poésie, et, malgré des défauts très graves dans l’expression souvent banale et dans la convention scénique par trop pathétique, elle témoigne de ce grand penchant de l’âme nationale italienne vers les grandes passions de ses morts. L’autre, qui contient quelques pièces du Teatro de M. Roberto Bracco, ne diffère pas excessivement de la psychologie théâtrale des boulevards, même si elle s’efforce d’imiter Ibsen ; cependant la compréhension de la scène, l’invention sentimentale et la puissance de certaines situations ou de certaines créatures représentatives, comme D. Pietro Caruso, sont remarquables et ont été remarquées partout.
Ces deux volumes nous montrent que l’Italie, avec quelques tâtonnements, mais avec beaucoup de volonté, cherche son expression contemporaine digne de féconder son art de demain.
Ciro Alvi : S. Francesco d’Assisi, S. Lapi, Città-di-Castcllo. — Giulio de Frenzi : L’Allegro Verità, Libr. Ed. Lombarda, Milan §
Deux livres, aussi de tendances tout à fait contraires, sont signés par deux jeunes écrivains, dont l’un, inconnu la veille, s’est révélé mûr pour des œuvres très fortes, et l’autre a confirmé la bonne renommée de son nom.
M. Ciro Alvi publie un roman sur Saint François d’Assise (San Francisco d’Assisi), et dans un style simple et poétique, avec une science et une conscience assez sûres du temps du divin Poète Catholique, il évoque la vie de plaisirs du jeune homme, et l’ascension sublime de l’Apôtre. Le roman est toute une vision mystique et passionnée, représentée avec beaucoup de grâce, sinon avec une réelle puissance d’écrivain. C’est un livre plein de charme.
L’Allegra Verità (La Joyeuse Vérité), de M. Giulio de Frenzi, contient au contraire une vision de vie contemporaine, qu’une philosophie alerte et claire, une grande sûreté de jugement et d’expression rendent émouvante et riche d’enseignements. M. Giulio de Frenzi est le plus jeune et le plus fort parmi les humoristes italiens d’aujourd’hui. Son humour est naturellement impitoyable sous le masque de la plus grande indulgence. Quelques-unes des douze nouvelles réunies dans ce volume nous font penser que M. Giulio de Frenzi ne rit point lorsqu’il observe les aspects humains qu’il compose pour nous dans son style léger et fort ; il sourit assez amèrement même, et au fond de son élégante sensualité et de son ironie, il révèle une irrésistible volonté de vivre selon une perfection de beauté que les mœurs rapaces et toutes les vilenies de la vie commune abîment toujours. En vérité, au fond de tout ironiste il y a un poète inquiet.
Memento §
La Collection de la Vita Letteraria, dirigée par M. A. M. Granelli, fait paraître une pièce de M. Domenico Milelli, C’ero anch’io. M. A. M. Granelli a le mérite rare de s’être consacré à la réhabilitation intellectuelle, à la gloire posthume du Poète calabrais mort de misère, dont il publiera ensuite la Trilogie très connue. Dans la même collection est annoncée la publication intégrale de la Dilogie Méditerranéenne de M. Ricciotto Canudo : Dionysos (tragédie mythique) et la Mort d’Hercule (tragédie héroïque). — Giulio Provenzal : Sulla Costituzione della materia, Société anonyme de l’Imprimerie rapide de Tunis, Tunis. — Luigi Bellini, Vana Attesa, roman, Torino, Roux et Viarengo, Turin. — Teresa Corrado Avetta, Giovinezza, S. Lattes et Cie, Turin. — Luigi Rasi, l’Arte del Comico, Remo Sandron, Milan. — Enrico Melillo, le Poste italiane del Medio Evo, Desclée, Lefebvre et Cie, Rome. — L’Institut Italien des Arts Graphiques (Bergame) fait paraître dans la superbe collection de l’Italia-Artistica un volume très intéressant de M. Giulio Caprin sur Trieste.
Échos §
Contre le Dante §
On vient de découvrir une plaquette écrite contre le Dante par un moine dominicain du xve siècle : voilà pour déconcerter ceux qui parlent de notre « manie critique contemporaine » comme de la véritable « maladie du siècle », et aussi pour consoler les talents maltraités ou méconnus. L’opuscule a pour titre : De Reprobatione Monarchie compositæ a Dante Aligherio Florentino ; il est signé par le moine Guido Vermani Rimini, et c’est un véritable « éreintement » de l’œuvre du Dante. On dit d’ailleurs que l’auteur s’y montre un polémiste tout à fait remarquable.
M. Gabriel d’Annunzio et l’anthropologie §
Nous parlions dernièrement de la sympathie de M. Lombroso pour les criminels et les « anormaux » de Dostoïevski. Un de ses disciples, M. Scipio Sighele, applique sa science aux héros de M. d’Annunzio, qui ne diffèrent pas énormément de ceux de Dostoïevski ou de Tolstoï ; on sait quelles analogies il y a entre Giovanni Episcopo, l’Intrus, et la Puissance des Ténèbres ou Crime et Châtiment. M. Sighele étudie ces êtres au point de vue de la science dite positive, et conclut que les « dégénérés » de M. d’Annunzio le sont parfaitement, et que certains livres de l’écrivain italien peuvent être considérés comme de bons traités d’anthropologie criminelle.
Tome LXI, numéro 216, 15 juin 1906 §
Littérature dramatique.
Iwan Gilkin : Savonarole, dr. en
7 sc. ; Bruxelles, H. Lamertin ; 3,50 §
L’Église Universelle n’étant que la Loi morale même de l’humanité et son normal développement, toute « indépendance » à son égard aboutit à un particularisme, à un despotisme. À le démontrer consiste l’histoire, et, sans remonter jusqu’à notre révolution, on sait de quelle hâte ses singes, dès la première ombre qui passe, recourent à toute la force armée. On a vu du même coup décevoir une fois de plus quiconque de l’Église veut se faire un tremplin et un moyen du But. Mieux encore : qu’un chrétien, qu’un clerc, sans choir nullement dans l’hérésie, résiste seulement à la Papauté, et le voilà l’esclave de ses passions, le tyran de ses frères. La destinée de Savonarole, en le heurtant (quelle tentation sans égale !) au pire des pontifes, Borgia, ne semble avoir eu pour raison que de préparer le dogme de l’Infaillibilité, cette compensation miraculeuse au pouvoir temporel et grâce à quoi le Vatican, à lui seul, contrebalance le reste du monde.
Humainement, il n’était pas possible d’avoir plus raison que Savonarole : mais nul humain n’a raison.
Et M. Iwan Gilkin a enchaîné avec la logique la plus poignante la série des événements par lesquels Savonarole, législateur de Florence, se trouve amené à ce dilemme : ou appliquer sa loi de charité et ruiner son œuvre aux pieds de l’infâme Alexandre VI, ou, pour sauver la ville qui vient de proclamer Jésus son roi, transgresser la loi généreuse et livrer au bourreau les conspirateurs acquittés : ce qu’il fait. Et le peuple, subitement éclairé par cette mobilité de nature humaine aussi évidemment que de résultat cruel, aperçoit, dans le Prophète, l’hypocrite que le voilà malgré lui devenu : il le renverse et le livre au même bourreau.
Je regrette seulement que M. Gilkin ait craint, semble-t-il, de diminuer Savonarole en donnant l’épisode où eut lieu ce revirement de la foule : la fameuse épreuve du feu — devant laquelle l’adversaire avait le droit de faiblir, mais non pas le prophète, et dont l’avortement data la fin du Moyen-Âge ou, pour parler plus juste, la suspension du Nouvel-Âge et l’ouverture des temps ridicules et réellement moyens, ceux-là, manqués, bâtards qu’il nous faut à présent, sous peine de la vie, clore.
Histoire.
G. Ferrero : Grandeur et Décadence de Rome. III.
La fin d’une aristocratie : Plon-Nourrit §
M. Guglielmo Ferrero vient de nous donner le troisième volume (édition française) de l’Histoire romaine qu’il publie sous le titre de Grandeur et Décadence de Rome. Plus sobre de considérations générales que les deux précédents, et surtout que le premier, qui contient les vues de l’auteur sur l’histoire romaine, vues si fortes dont nous avons examiné déjà la portée8, ce troisième tome est, avant tout, un exposé de faits. Il nous montre, œuvre d’histoire pure, un nouveau côté du talent d’historien de M. Ferrero, le côté technique en quelque sorte, et celui assurément dont l’utilisation était le plus à propos dans un sujet aussi terriblement enchevêtré que la dernière révolution de la République romaine, celle qui commença à la mort de César pour finir, avec les derniers défenseurs de l’aristocratie, à la bataille de Philippes. L’exposé de M. Ferrero, sur cette période spéciale, renouvelle le sujet. Indiquons très sommairement quelques-uns des points sur lesquels ont porté ces recherches.
Comme en toute chose le commencement demeure le plus notable moment, il fallait d’abord reconstituer les trois journées qui suivirent l’assassinat de César. M. Ferrero l’a fait heure par heure. Nous prêtons aux anciens nos façons de voir après coup. César disparu, pensons-nous, la question se posait de savoir si la République allait être restaurée ou non, et nous suivons les acteurs du drame du point de vue a posteriori d’une transformation politique. Si la République, si les institutions qu’elle représentait étaient dans le cas d’être rétablies, c’est qu’elles étaient détruites, en tous cas très affaiblies.
C’est à mon avis, dit M. Ferrero, une très grave erreur, qui rend presque impossible à comprendre la dernière révolution de la république romaine. Je crois que la république romaine était plus vivante que l’on ne croit ; mais, même si l’on admet qu’elle était morte, il faut considérer que les hommes s’aperçoivent très souvent des transformations sociales et politiques seulement beaucoup de temps après qu’elles ont eu lieu ; qu’ils sont toujours portés à considérer toute chose existante, surtout dans la politique, comme indispensable.
Remarque essentielle, qui laisse les faits valoir par eux-mêmes, — là où il importait le plus de voir, en effet, ce qu’ils ont valu par eux-mêmes ! Comme, en définitive, le parti aristocratique fut vaincu, une présomption de caducité s’attache aux « institutions » républicaines qu’il représentait (était-ce même des « institutions », au sens théorique et constitutionnel du mot, n’était-ce point plutôt quelque chose de l’atmosphère de Rome même ?) Mais, sur le champ de l’action et du fait, il n’y avait pas à présumer le moins du monde qu’il dût être vaincu, en vertu d’un désavantage théorique, plutôt qu’Antoine, plutôt que César lui-même, s’il eût vécu. Voilà qui rend le fait à ses origines mêmes, les caractères, les hommes, et c’est ce caractère des hommes de la dernière révolution romaine que M. Ferrero restitue, en un tableau plein de vie, au moment où la signification psychologique et par conséquent la portée historique en était le plus flagrante, c’est-à-dire durant les « trois jours de tempête » qui furent le terrible lendemain de l’assassinat de Jules César.
Des ides de mars 44 au mois de juin de la même année, le parti aristocratique eut mainte occasion de rétablir ses affaires, il les laissa échapper toutes. La situation d’Antoine, tout d’abord beaucoup plus précaire que celle du parti des conjurés, s’affermit insensiblement, et il put, au mois de juin, prendre une position prépondérante dans la question vitale de la distribution des provinces entre les deux partis. La lex de provinciis, dirigée contre Brutus et Cassius, fut promulguée, grâce à des procédés d’ailleurs révolutionnaires. Bientôt suivit la lex de permutatione qui enlevait à Decimus Brutus la Gaule cisalpine, et la donnait immédiatement à Antoine, avec les légions de Macédoine, et la Gaule chevelue jusqu’à l’année suivante. Du proconsulat de la Gaule dépendait la domination de l’Italie. C’était la renaissance définitive du césarisme. De cette lex de permutatione sortit la guerre de Modène, où il y eut encore de si belles occasions de perdre Antoine, avec ses suites désastreuses pour le parti aristocratique : la mort de Decimus Brutus, la défection de Lépide, la formation du second triumvirat, les proscriptions, etc.
Les autres lois promulguées par Antoine se rattachent à cette question capitale de la distribution des provinces dans un sens césarien. C’est ce qu’a montré encore M. Ferrero, en rétablissant leur date, laquelle ne sert pas peu à préciser leur portée. La première loi, lex agraria, très démagogique, préparait, en gagnant l’appui des basses classes, la lex de permutatione, que des lois postérieures vinrent consolider dans l’esprit du peuple. Telle fut la lex de tertiâ decuriâ, qui flattait les soldats, en admettant les centurions et les officiers inférieurs de l’armée sur la liste des citoyens parmi lesquels on tirait au sort les juges des quæstiones (jurés) ; telle encore la lex de vis et majestate, laquelle décidait que tout citoyen condamné pour délit contre l’ordre public (majestas et vis) aurait le droit d’appel aux comices. Par cette loi, remarque judicieusement M. Ferrero, Antoine rendait presque impossible de réprimer les séditions.
Ajoutez les recherches de l’auteur sur l’augmentation et la répartition des légions de l’an 44 à l’an 41 et vous aurez quelques-uns des éléments typiques de cette terrible politique d’Antoine, qui, assez longtemps embryonnaire, finit par trouver, grâce aux fautes de l’aristocratie, son instrument dans les lois relatives à la répartition des provinces (voir là-dessus l’important appendice critique sur les provinces de Brutus, de Cassius, d’Antoine et de Dolabella), sa formule dans le triumvirat et son triomphe dans la victoire de Philippes.
Un autre point sur lequel M. Ferrero a apporté des vues nouvelles est la guerre
agraire9 qui éclata en Italie, après Philippes, fomentée contre Octave par
le frère et la femme d’Antoine, guerre qui fut l’origine de la rupture entre Octave et
Antoine. On comprend bien mieux cette guerre lorsqu’on admet, avec M. Ferrero, qu’elle
eut pour cause non pas la distribution des terres indistinctement aux légions qui
avaient combattu à Philippes, mais la distribution des terres aux seuls vétérans de
Jules César, « c’est-à-dire à un nombre d’hommes relativement
restreint »
. C’est ainsi que Lucius Antonius put prendre le parti de la
bourgeoisie terrienne, que menaçait la confiscation, et allumer cette guerre de Pérouse,
parodie mesquine de la guerre sociale, qui fortifia en somme le parti d’Octave et
aboutit à une recrudescence du césarisme.
Une figure se détache au premier plan du tableau de M. Ferrero : Marc Antoine. Il ne fut point, à beaucoup près, le soudard et le singe césarisant des Philippiques. Esprit sans profondeur assurément, — et d’ailleurs, après César, l’inégalité se marquait d’autant plus, — mais caractère énergique, homme d’action de premier ordre, M. Ferrero nous le montre constamment à la hauteur du rôle écrasant qui lui échut après les Ides de Mars. Il fit tout, mena tout. Son départ pour l’Orient, après Philippes, cette Alexandrie où déjà César lui-même avait failli s’oublier trop longtemps, fut funeste à sa fortune ; mais les voluptés de Cléopâtre n’y furent point pour tout. Octave, à côté de lui, jeune homme hasardeux, génie politique embryonnaire, n’a guère encore d’autre mérite que son titre de fils adoptif de César, sa chance, qui fut insigne en deux ou trois occasions vitales, et une astuce s’aiguisant sous le couvert d’une force d’inertie qui attend son heure. Jeune homme maussade, aux soudaines rages de maladif que l’obstacle exaspère, d’où devait pourtant sortir l’égal et puissant Auguste. Brutus, nerveux, faible, studieux, flegmatique, par là stoïcien, n’a pas le sentiment de la réalité. Ni un homme de génie, ni un sot, il est, somme toute, inférieur à un rôle que tient mieux, mais malheureusement en second, Cassius, l’énergique épicurien, qui trouve la vie bonne et qui a bec et ongles. Cicéron, heureux de reparaître sur la scène laissée vide par César, ne voit dans Marc Antoine qu’un autre Catilina, à expédier tout comme l’autre. Et sa vieillesse retrouve les heures ardentes des Catilinaires. Malheureusement, s’il agit encore, il rêva et théorisa davantage : il écrivit le De Ofjiciis, grand document de psychologie historique, mais ne prit garde à la formidable question pratique de son temps : la question militaire. Tout désormais dépendait des armées, de ces légions dont le fanatisme césarien, après l’assassinat du Dictateur rappelle celui de nos « demi-solde ». « Demi-solde » terribles, ceux-là, à qui rien ne manquait pour opérer une révolution politique. Le rôle des triumvirs consista essentiellement à donner toute sa force à l’institution prétorienne sortie du testament de César.
Tome LXII, numéro 127, 1er juillet 1906 §
Stendhal correcteur de Stendhal §
L’âme de Stendhal plane sur l’élite de l’esprit contemporain.
Les plus jeunes écrivains, troublés par cette dispersion intellectuelle qui, d’un avis unanime, marque et rend stérile la production littéraire de ces dernières années, commencent à souffrir de leur indiscipline. Peu à peu la cohérence spirituelle du « grand voyageur » français, fascine leurs esprits, et les rallie au mouvement sentimental que Stendhal lui-même préconisait prophétiquement pour l’année 1880, et dont la génération aujourd’hui en pleine maturité a déterminé et détermine l’avènement. Ainsi l’œuvre de Stendhal en quelque sorte nous féconde.
Il faut remarquer que le « sentiment » stendhalien est fait surtout d’éléments profondément unitaires, dont on découvre de plus en plus la très grande portée. C’est par eux que toute la vie extérieure, tous les aspects des choses et toutes les attitudes de l’esprit humain se fondent dans un creuset, implacable et perpétuellement chauffé à la chaleur blanche : l’âme de l’écrivain. Toute tentative d’expansion « objective » est vaine ; la vie montre son unité, son harmonie infaillible et globale transposée sans cesse dans l’unité d’observation d’un esprit lumineusement subjectif, qui la transforme par ses propres rythmes. L’étonnante complexité de Stendhal est faite précisément de son infatigable subjectivisme. À son tour, ce subjectivisme n’avait naturellement d’autre a priori que celui propre au tempérament, à la volonté, à l’esthétique de l’artiste-philosophe. Le sens critique, c’est-à-dire la compréhension particulière, personnelle, de la vie, était toujours en éveil chez Stendhal ; par cela même son subjectivisme consiste en quelque sorte en une analyse psychique de toutes les choses qu’il a vues, détaillées dans leurs plus petits atomes animiques. Et toutes choses furent nouvellement exprimées par l’artiste qui n’admettait, en réalité, d’autre dogme que l’impératif de sa propre idiosyncrasie. Stendhal nous étonne parce qu’il nous montre l’unité fondamentale des pays et des paysages, des cités, des campagnes et des hommes qu’il vit en lui-même, toujours. Cette unité nous surprend parce qu’elle ne nous est pas imposée par une vision facilement saisissable que d’infinis détails animent, mais au contraire elle se forme en nous, spontanément, avec le concours étrange de tous les détails épars dans une œuvre qui est en réalité le merveilleux carnet de voyage d’un sensitif de génie. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le « mouvement sentimental » de Stendhal.
Le document autographe qu’on vient de découvrir à Rome, apporte quelques éléments nouveaux qui faciliteront l’analyse de cet esprit suprêmement analytique. Car s’il est toujours d’un très grand intérêt de voir un artiste courbé en chercheur sur son œuvre déjà composée, il est particulièrement intéressant de voir son esprit s’arrêter à chaque moment de l’œuvre et d’entendre la critique qu’il en formule avec une sincérité parfois inflexible, que nul respect extérieur ne trouble. Et s’il est toujours instructif de découvrir à travers les ratures d’un manuscrit l’effort d’un tempérament pour chercher et pour saisir son expression satisfaisante, il est particulièrement important devoir un grand tempérament revenir sur cette expression, lorsque des années ont passé et que l’esprit de l’auteur, renforcé par le consentement ou par l’hostilité du public, est un peu devant son œuvre un étranger qui critique, efface ou éclaire. Il est donc intéressant de connaître Stendhal corrigeant Stendhal.
À la Bibliothèque Nationale de Rome, M. Paolo Costa a découvert un exemplaire de Rome, Naples, Florence, avec des notes, des corrections, des conseils, que l’Auteur a arrêtés pour lui-même ou pour son ami Romain Colomb, en vue probablement d’une nouvelle édition de ce livre, qui a une place toute particulière dans sa production. L’exemplaire de la Bibliothèque de Rome appartient à la troisième édition de 1826 parue chez Delaunay. La quatrième édition de Rome, Naples, Florence, parue chez Michel Lévy frères, à Paris, en 1854, contient ces mots en frontispice : Seule édition complètement revue et considérablement augmentée ; mais elle ne porte pas toutes les modifications qu’on retrouve autographiées dans l’exemplaire romain. Par l’examen de l’édition de 1826, qui fut réimprimée, en 1865, avec la quatrième édition de 1854, dans le même volume qui contient aussi des fragments de la première de 1817, et de l’édition de 1854, on voit qu’assez rarement les modifications des deux éditions coïncident. Il est donc bien probable que Stendhal égara l’exemplaire dont il s’était servi, et renouvela ailleurs ses remarques utilisées pour composer la quatrième édition.
Ces remarques sont de plusieurs sortes. Simplement grammaticales assez souvent, parfois elles ne font que compléter ou embellir une phrase, remplacer un mot par un synonyme, une locution par une autre, préciser une pensée ou même une boutade ; dans ce sens, elles ne relèvent que du limæ labor, du style. Mais très souvent elles portent une lumière nouvelle sur une phrase, qu’elles renforcent par un mot explicatif, par un rappel, par une note. Parfois, la remarque est toute personnelle, comme à la page 112 (édition de 1826) où Stendhal, ainsi que M. Paolo Costa le fait observer, note pour se le rappeler le titre d’une revue — dans laquelle d’ailleurs il puisait toujours largement ses anecdotes dont il se portait garant comme témoin oculaire — afin d’y rechercher quelque notice l’intéressant ou quelque anecdote à reproduire.
J’admire de plus en plus le Barbier. Un jeune compositeur anglais, qui m’a tout l’air d’être sans génie, était scandalisé de l’audace de Rossini. Toucher à un ouvrage de Paisiello !
On lit en marge ces mots : l’Edimbourg Review
.
Les remarques qui intéressent le style, ou qui précisent la pensée d’une phrase parfois en la modifiant, sont les plus nombreuses. Dans le premier volume il n’y en a qu’une, la suivante, pages 129-180.
Montesquieu n’a-t-il pas dit qu’il faut corriger le climat par la loi ? Je vous assure que rien n’est moins triste et colérique que mon petit ménage.
La modification, marquée en marge, porte sur le mot : assure que l’auteur veut remplacer par : je vous jure.
À la même catégorie appartiennent les notes suivantes, contenues dans le second volume.
(Page 4). Un des grands et signalés bonheurs de la France, c’est d’avoir perdu la bataille de Waterloo ; ce n’est pas la France, c’est la…, qui a perdu cette bataille. | royauté |
(Page 12). Pour réussir, il s’agit à Bologne de plaire à la personne qui, pour le moment, a le pouvoir : non en l’amusant, mais en lui rendant quelque service. Il faut donc connaître la passion dominante de l’homme qui a le pouvoir, et souvent il nie cette passion, car il est homme, mais il est p… | prêtre |
(Page 32). Que sera-ce des… actuels qui ont plus de peur de perdre leur place, que le moindre préfet ? | rois |
(Page 32). En France, depuis la Société de la… par laquelle un pied plat tutoie un nom historique, il n’est pas trop sûr de faire l’aimable avec des inconnus. | vierge |
(Pages 40-41) que les impôts payés par ma terre C’est un plaisir de plus que de ne pouvoir compter, en voyageant au-delà de l’Apennin, sur la protection du ministre que les contributions de ma petite terre contribuent à payer. | que les impôts payés par ma terre |
(Page 93). Je ne veux pas du moins trahir les droits de l’hospitalité. | lois |
(Page 116). La contre-partie de ces habitudes sociales, suivant moi si peu favorables au bonheur, c’est le pouvoir immense du p… | du prétisme |
(Page 132). S’il n’y avait pas d’intrigues et du p…e dans les petites villes de Toscane, on y vivrait fort heureux. | prétisme |
(Page 157). J’aurais eu beaucoup plus de plaisir étant seul. | à être seul |
(Page 158). Il me semble que je me mettrais à genoux, pour lire avec plus de plaisir une inscription vraiment gravée par les Romains dans le lieu, où pour la première fois, ils cessèrent de fuir après Trasimène… | après le Trasimène |
(Page 160). Les moines et la féodalité, qui sont maintenant… furent d’excellentes choses en leur temps. | la pire des absurdités |
(Page 160, en note). Par exemple, le fameux Saint-Paul-hors-des-murs, à Rome, incendié en 1823, et que l’on va, dit-on, essayer de rebâtir au moyen d’un ordre de chevalerie. | dont on vendra la croix |
(Page 161)… Dès qu’il y a du saint Dominique et de l’inquisition, je vois le massacre des Albigeois, les rigueurs salutaires de la Saint-Barthélemy, et, par une transition naturelle, les a…s de Nîmes en 1815. | assassinats |
(Page 181). Le héros que Ghita a tant aimé, et qu’elle aime -et qu’elle aime encore, est fort commun. | et qu’elle aime peut-être encore |
(Page 187). Est-ce la faute des gens bien élevés, si des moines ont corrompu le bas peuple, si brave quand il s’appelait Samnite, et si pleutre depuis qu’il…… ? | adore saint Janvier ? |
(Page 194). Nous n’avons pas joui d’assez de sécurité pour que la révolution pût entrer dans l’art | ait eu le temps d’entrer |
(Page 198). Je trouve chez M. Bianchi les deux hommes les plus forts du royaume, le général Filangieri et le conseiller d’état Guoco. | les plus remarquables |
(Page 207). Presque pas de trace de civilisation, grand avantage quand le p… et ses r… font toute la civilisation. | le papisme et ses rites |
(Page 211). Ce pays-ci ne peut manquer d’avoir les deux chambres avant vingt ans. On le… dix fois, et il se… onze. | on le conquerra dix fois et il se révoltera onze |
(Page 215). Le monde ayant commencé pour sous par des républiques héroïques, il est simple que leur produit paraisse sublime à des âmes étiolées par la plate… comme Racine. | monarchie |
(Page 216). Le sort d’Alfieri fut de rugir contre les préjugés et de finir par s’y soumettre. En politique il ne conçut jamais l’immense bienfait d’une… qui donnait les deux chartes à l’Europe et à l’Amérique, et faisait… | révolution maison nette |
(Page 217). L’insolence de quelques commis de la douane de Paris, en lui demandant son passeport, et le vol de douze ou quinze cents volumes, trouvant dans son cœur tous les préjugés nobiliaires, l’empêchèrent à jamais de comprendre le mécanisme de la liberté. | de la barrière de Pantin |
(Page 233). Le roi sort effrayé de voir des cheveux sans poudre. On remarqua au parterre quinze ou vingt têtes noires. S. M. dit un mot à l’officier de service, qui appela le fameux factotum de la police militaire… | S. M. avait remarqué quinze ou vingt têtes noires. Elle dit un mot à l’officier… |
(Page 245). Ces hommes illustres furent pendus al largo del Mercato. C’est le lieu où Mazaniello commença sa révolution… | c’est là que Mazaniello |
(Page 247). Je voyageai à cheval avec un parasol et trois de mes nouveaux amis. | voyageais |
(Page 248). Il s’est mis à dire que la musique l’ennuie, que les tableaux lui donnent l’air catafalque ; qu’il aime mieux un pantin de Paris qui tourne les yeux qu’une statue de Canova. | qui tourne les yeux et tire la langue |
(Page 253). Lorsque Salicetti me remit ces 350 000 francs sans quittance… | sans reçu |
(Page 253). J’ai cru que l’enfant était tué : il peut avoir quatre ans, et jeta des cris horribles sous ma fenêtre… | et jette des cris |
(Page 259). Ce peuple a deux croyances : les rites de la… et la jetatura… | de la superstition |
(Page 263). Je sens désagréablement que je n’appartiens pas aux classes privilégiées. | que je n’appartiens pas à ces classes privilégiées. |
(Pages 269-270). L’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation ; elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain et ses probabilités de bonheur. | et ses chances de bonheur. |
(Page 278). Salon délicieux à dix pas de la mer, dont nous sommes séparés par un bosquet d’orangers. | dont nous ne sommes séparés que par |
(Page 314). Ce qui est plus capital à mes yeux, peut-être le système triste a-t-il quelque secrète analogie avec la liberté et tous les trésors du bonheur qu’elle verse sur les hommes… | de bonheur qu’elle promet aux hommes. |
(Page 320). Vous croyez que l’Italien est un hypocrite consommé, toujours dissimulant, et c’est l’être le plus naturel de l’Europe et qui songe le moins à son voisin. | toujours marchant et dissimulant |
(Page 323). Sans toutes ces qualités, le peuple romain l’appellerait villano (paysan) et ne dédaignerait pas de rire de lui. | et ne daignerait pas de rire de lui |
(Page 324). Vous conviendrez que ce personnage n’est pas mal inventé pour un pays gouverné par une cour oligarchique, composée de célibataires, où, comme partout, le pouvoir est aux mains de la vieillesse, qui songerait à prendre ombrage de Cassandrino. | le pouvoir est aux mains de la… Qui songerait à prendre ombrage de Cassandrino ? |
(Page 332). La pauvre Emma, qui redoutait peu les folies de la comtesse sa protectrice… | qui redoutait un peu les folies |
(Page 333). La négociation fut conclue avec beaucoup d’adresse par la comtesse cosmopolite. | La négociation fut conduite |
(Page 334). Son amant est devenu presque fou, ajouta la personne qui nous parlait… | ajouta la personne qui me parlait |
La plupart de ces remarques sont d’un intérêt simplement documentaire. Quelques-unes ne
relèvent même que de la pure et simple correction des fautes d’imprimerie. Mais les mots
ajoutés par l’auteur là où la censure lui empêchait de coucher sur le papier toute sa
pensée, qu’il devait remplacer par des points de suspension ou par quelques lettres
initiales et finales, sont évidemment d’une importance très réelle. Du fait que Romain
Colomb ne semble pas avoir connu l’exemplaire de Rome, car les intentions que Stendhal y
avait exprimées ne sont, en très grande partie, point reportées dans l’édition de 1854,
M. Paolo Costa, dans son article de la Nuova Antologia du 1er juin où il révèle sa découverte, déduit que vraisemblablement
Stendhal, ayant égaré l’exemplaire noté de Rome et Florence, se servit
d’un autre exemplaire, en une époque postérieure à 1831, pour refaire ses modifications
et ses ajoutages. Par conséquent, M. Paolo Costa conclut que « l’édition de 1854
n’est pas exactement telle que l’Auteur l’avait voulue ; partant celui qui voudrait
soigner une nouvelle édition de Rome, Naples et Florence qui soit
réellement définitive et reflète les dernières volontés de Stendhal, devra aussi tenir
compte des modifications et des ajoutages que nous publions »
. Stendhal était
en Italie au moment où Chateaubriand, Schopenhauer, Byron et Léopardi, ne se connaissant
pas l’un l’antre, saisissaient avec des sensibilités identiques les événements qui
remuaient contemporainement la vie politique et intellectuelle de la France et de
l’Italie, et les exprimaient avec tant de diversité esthétique et philosophique.
Stendhal résumait en lui-même les événements ; à travers le beau prisme de son esprit,
ils s’éclairaient naturellement de cette lumière qui nous semble aujourd’hui envelopper
toute une époque.
Les notes autographes, ajoutées par ci par là à l’édition de 1826, contiennent parfois quelque révélation du plus grand intérêt historique. À la page 41 on lit :
Je n’ai pas parlé d’un vice-légat qui fait des horreurs dans les environs de Bologne. | Assassinat politique de Besini, le chef des espions de Modène. Un poignard inconnu l’atteint comme il se promenait entre deux de ses aides de camp. Besini mourut de peur… depuis un an… |
(Page 67). Voici Paris vu par un étranger, homme de plaisir, mais très fin. Malgré la malpropreté si stupide de ses rues et les……, toute l’Europe ne rêve que Paris. | vexations de sa police |
(Page 67, en note). Le gouvernement s’oppose à l’établissement de la société commanditaire pour prêter des fonds à toutes les industries ; l’une d’elles était l’entreprise de l’assainissement de Paris par l’enlèvement des boues…… le joli caractère !… | les gouvernans ne veulent ni faire ni laisser faire |
(Page 68). Tout ce qui ne veut pas être vexé par… vient à Paris. | l’évêque ou le sous-préfet |
(Page 93, en note). Malgré la peur des… on bâtit à Bologne, comme partout, beaucoup de maisons nouvelles. | la peur des rois, qui retombe en tyrannie sur la tête des peuples |
(Page 119). C’était, en revanche, un spectacle comique que la sévérité du préfet, déconcertant d’un mot les petits moyens employés par les chambellans de la princesse Elisa, pour être dispensés de faire un homme. | moyens employés par l’avarice des chambellans |
(Page 176). Je vais au cabinet littéraire. Le Journal des Débats a été arrêté, etc. | Rue San Giaccomo (Napoli). |
(Page 176, en note). Voyez la Biblioteca Italiana, de Milan, journal payé à M. Acerbi par… c’est tout dire. | M. de Metternich |
(Page 208). Vous êtes enrhumé, et vous voulez garder votre chapeau : impossible ; un prince honore le spectacle de sa présence… | Histoire de la tête du Gal [général] Murat que le R. F. [roi Ferdinand] ne reconnaît pas. J’ai à penser à ce sujet. |
(Page 250). Quand des princes lorrains débarquèrent en Toscane (1738), etc. | Ces princes sont despotes de droit et de fait mais les mœurs s’opposent à ce qu’ils soyent des tyrans. L’extrême volupté rend peut-être ces maisons trop peu compactes pour s’opposer à un Lorrain qui se mettrait en tête de faire le Ferdinand VII |
(Page 264). Une troupe nombreuse de cavalerie et d’infanterie a cerné les indépendants, Avertis par les coups de fusils, ils se sont fait jour en couvrant le terrain des cadavres ennemis, et pas un d’eux n’est tombé. | Avertis par les coups de fusils que les soldats napolitains tiraient au hasard, ils se sont fait jour |
Il y a des modifications qui expriment une satisfaction de la pensée de Stendhal, ou ajoutent une phrase pour la compléter, ou notent an changement à apporter par la suite :
(Page 90). Semblables à leurs pères du moyen-âge, les Italiens de 1830 aimeront passionnément la liberté, mais sans savoir comment s’y prendre pour l’établir. Ils feront d’abord, comme il est indispensable, des gouvernements révolutionnaires, mais jamais ne pourront renvoyer ceux-ci pour faire marcher un gouvernement constitutionnel : leur jactance les empêchera d’imiter la France. |
|
(Page 158). Je réfléchis aujourd’hui sur mon émotion d’hier : mon passage à Rome, la vue de la campagne surtout m’a donné des nerfs. J’ai cru jusqu’à ces derniers temps… les aristocrates. |
|
(Page 182). La manière de sentir de l’Italie… est absurde pour les habitants du Nord, etc. | et d’ailleurs, le fond du tableau est triste, même s’il est gai, le tableau sur lequel se détachent les mouvements de passion est triste… |
(Page 215). Ce que j’ai vu de plus curieux dans mon voyage, c’est Pompeja, etc. | J’aime cette caserne, avec les mots écrits au charb. par un soldat |
(Page 222). La naïveté est une chose fort rare en Italie et cependant personne n’y peut souffrir la Nouvelle Héloïse. | Dans le goût littéraire, voir l’emphase de tous les prosateurs vivants |
(Page 230). Les choses qu’il faut aux arts pour prospérer sont souvent contraires à celles qu’il faut aux nations pour être heureuses. De plus, leur empire ne peut durer ; il faut beaucoup d’oisiveté et de passions fortes ; mais l’oisiveté fait naître la politesse, et la politesse anéantit les passions. Donc il est impossible de créer une nation pour les arts. Toutes les âmes généreuses désirent avec ardeur la résurrection de la Grèce ; mais on obtiendrait quelque chose de semblable aux États-Unis d’Amérique, et non le siècle de Périclès. On arrive au gouvernement de l’opinion ; donc l’opinion n’aura pas le temps de se passionner pour les arts. Qu’importe ? La liberté est le nécessaire, et les arts un superflu duquel on peut fort bien se passer. | M. de Villemain ferait 10 pages de ceci, et ensuite 2 articles pour pousser ces 10 pages. |
Quelques notes, très rares, semblables à celle concernant l’Edimburg Review, sont un simple rappel pour l’Auteur même, ou, vraisemblablement, pour Romain Colomb.
(Page 69). Quand j’allais chez les gens à argent de France et d’Angleterre, qui ne savent trop ce que c’est que mon nom les Bentivoglio, seigneurs de Bologne au quinzième siècle, si je mettais à ma cravate mon diamant de 500 francs, je me voyais sensiblement plus estimé. | je donnai un déjeuner magnifique |
(Page 193). 14 mars. — Je sors du Joconde de Vestris III : C’est le petit-fils du dieu de la danse. C’est une grande etc. | Ceci est-il ennuyeux ! supprime-le donc. |
Quelques modifications, parmi celles citées ici, ont paru dans l’édition de 1854, mais, comme je l’ai déjà dit, elles sont peu nombreuses.
Enfin, d’un très grand intérêt sont aussi deux notes autographes, dont l’une, à la fin de la Table des anecdotes, des faits, etc., existante dans l’édition de 1826, et fut supprimée ensuite, nous rappelle les pages enlevées. Elle est ainsi conçue :
Fragments refusés par l’imprimerie
Vie de Pie VI
de Pie VII
de Léon XII
Le mariage au Nord et au Midi
Marionnettes. Cassandrino
La Princesse Santavalle.
L’autre note, écrite à la page intérieure de la couverture, indique d’autres changements plus importants que l’auteur se réservait pour la quatrième édition :
J’aurais dû supprimer les Articles danse à Naples et prendre 30 pages à la fin du volume de la première édition.
L’Assassinat de l’Espagnole, par le Mendiant, son amant puni parce que la victime appartenait à l’Espagne, colère de l’Ambassadeur borgne.
Placer cela dans la 4 e édition s’il y en a.
Pour délasser du cliquetis, placer 10 descriptions d’une page ou d’une demie page.
21 mars 1827.
Il nous semble donc indiscutable qu’une cinquième édition de Rome, Naples et Florence doit contenir toutes les indications renfermées dans l’exemplaire de 1826, dont les travaux de M. Paolo Costa ont enrichi les études stendhaliennes.
Tome LXII, numéro 218, 15 juillet 1906 §
Les Romans.
Duchesse di Andria : Miettes, L. Pierre, à
Naples, 3,50 §
Miettes, par la Duchesse di Andria. Il y a une chose que je ne comprends pas du tout, c’est pourquoi cela s’appelle Miettes ? Est-ce que ce sont les menus détails de la vie honnête qui retiennent l’héroïne sur le sentier de l’amour défendu et dont le souvenir trop tenace la pousse au suicide ? Dans tous les cas, le mot miettes ne rend pas très exactement ce genre d’état d’âme. Le type de cette jeune femme, pas très jeune, pas très belle, qui rêve d’une extase infinie et ne sait pas s’y résoudre (car il faut un certain entraînement pour courir l’adultère) est d’ailleurs bien étudié. L’étude valait peut-être la peine d’un meilleur titre.
Tome LXII, numéro 219, 1er août 1906 §
Lettres italiennes §
Nino Tamassia : San Francesco d’Assisi e la sua leggenda. Fr. Druckert, Vérone §
Tandis qu’à Rome des archéologues discutent sur l’authenticité du tombeau de Saint-Pierre, but suprême des séculaires pèlerinages catholiques, un cri d’alarme, poussé par un professeur de Faculté, trouble le calme des études franciscaines, renouvelées par M. Paul Sabatier et par les fondateurs de la florissante « Société internationale d’Études franciscaines ».
Dans sa récente brochure sur Saint François d’Assise et sa légende,
M. Nino Tamassia, professeur d’Histoire du droit et de droit ecclésiastique à la
Faculté de Padoue, attaque directement Thomas de Celano, pour démontrer avec une forte
documentation que l’œuvre de ce biographe lointain, et surtout le Memoriale in desiderio animæ de gestis et verbis sanctissimi patris nostri
Francisci, qu’on appelle la « seconde vie » écrite par lui « est peut-être le chef-d’œuvre de la tromperie monastique au xiiie siècle, enracinée, comme un lierre tenace, sur
la petite plante d’Assise ! »
On sait que les deux parties de la
biographie de saint François écrite par Celano, l’une en 1228-29 par ordre de
Grégoire IX, l’autre en 1246-1247, par ordre du Ministre général de l’Ordre, forment
la source abondante où a été puisé tout ce qui par la suite a été dit et écrit sur le
saint d’Assise. L’orientation des études franciscaines devrait donc changer d’une
façon absolue si la biographie originaire du grand Saint était reconnue entièrement
fausse, ainsi que M. Nino Tamassia le prétend.
Cependant il faut se rappeler que M. Paul Sabatier lui-même, âme de celle qui devient
désormais l’avant-dernière école franciscaine, avait fait quelques
réserves sur l’œuvre du moine de Celano ; mais ses réserves ne portaient que sur
quelques détails d’exposition, et non sur le fond même de sa biographie. Tandis que la
nouvelle école nie les miracles, ce qui d’ailleurs est assez
facile, disant, avec le professeur Bertoni, de la Faculté de Fribourg, que Celano
« les avait dérivés des nombreuses hagiographies si chères au
Moyen-Âge »
. Mais, ce qui est plus important, elle attaque Celano à tous les
points de vue. On nous rappelle les rapports plutôt tendus que la famille de Celano
avait eus avec les Papes, et que le moine Thomas aurait voulu arranger définitivement
en composant une vie de saint François sur commande, jubente dimono et
glorioso Papa, écrite de manière à ne point déplaire au Pontife, qui profitait
ainsi du mouvement franciscain naissant en faisant présenter François comme le modèle
de l’orthodoxie et de l’obéissance ecclésiastique.
M. Nino Tamassia ne s’arrête pas à cette accusation de mauvaise foi. Il entre dans les détails même de l’œuvre de Celano, qu’à l’aide d’une puissante, indiscutable documentation, il montre sous l’aspect d’un fantastique plagiat de tout ce qui avait été écrit sur les Saints du Moyen-Âge, époque si fertile en ce genre de héros. Outre les Évangiles, Césaire de Heisterbach, Grégoire le Grand, saint Jérôme, Jacques de Vitry, Sulpice Sévère, ont été mis à contribution par le moine, qui se serait servi de leurs éléments littéraires et thaumaturgiques pour composer son saint François selon les besoins de l’Église.
Je ne sais si nos grands évocateurs de ces âges lointains, tels que M. Paul Sabatier
et M. Émile Gebhart, pourront s’émouvoir outre mesure devant les révélations fort
intéressantes de M. Nino Tamassia. Mgr Michèle Faloci-Pulignani,
qui fut un des premiers adhérents à la fondation de la Société en
1902, a publié un article, où, en termes indignés, quoique avec de nombreuses
défaillances causées par son argumentation trop catholiquement bornée, il veut montrer
l’absurdité des accusations qui s’efforcent à détruire la source principale des études
d’un des plus importants phénomènes du moyen-âge hérétique et réformateur. Il rappelle
le cri du P. d’Alençon : « Saint François a-t-il existé ? »
Mais, en
réalité, après l’énorme documentation sur laquelle M. Paul Sabatier a bâti sa Vie de saint François, et qu’il a puisée autant dans les biographies
proprement dites que dans les documents diplomatiques et chez tous les chroniqueurs de
l’Ordre et étrangers à l’Ordre ; après l’évocation historique qui est en même temps un
très beau poème de M. Émile Gebhart ; après les travaux de reconstruction de tant
d’esprits passionnés et savants ; après la magistrale étude de M. Regolo Casali sur la
Généalogie de saint François, et tant d’autres innombrables
contributions apportées à la Société d’Études franciscaines, la biographie de Celano
disparaît. Toute discussion sur son authenticité est sans doute d’un intérêt
historique très réel, mais ne pourra plus changer l’aspect que le Saint a pris devant
nos esprits mûris par la douleur humaine des six siècles qui ont suivi l’avènement du
« Soleil » du Moyen-Âge, selon le mot de Dante.
Le poète Rawusley a donné une définition très simple : the fact
of the genius of Saint Francis as a poet
. Finira-t-on par nous
démontrer que saint François, ainsi qu’on l’a dit du Christ, n’a pas réellement
existé ? Le Saint-Soleil redeviendra-t-il simplement un homme, un simple moine
hérétique qui eut un certain talent d’organisation ? Demeurera-t-il au contraire dans
la sainteté miraculeuse que la tradition catholique affirme ?
Il est évident que l’Église s’est servie du Saint qu’elle ne put dompter, et canalisa pour son bénéfice les forces énormes du mouvement franciscain qui aurait pu autrement la gêner considérablement. Mais qu’est-ce que l’Église, qu’est-ce que l’Histoire, qu’est-ce que le Document, devant la tradition et l’évocation d’un Héros, qui résume et représente admirablement toute une époque, toute la force de révolte et de renouveau, toute la volonté de destruction, pour une reconstruction, d’un renoncement, pour une création, de notre divine aurore méditerranéenne : le Moyen-Âge ? Réalité ou légende, saint François est celui que nos rêves ont créé. Il est indestructible, car il fut le Précurseur-Poète, et la vie des Poètes est faite de rêves, et les rêves n’ont rien à craindre du scalpel de l’anatomie historique.
Thomas de Celano a peut-être menti. Mais la substance de son mensonge s’est purifiée dans la ferveur de notre évocation contemporaine. Nous avons fait de saint François un héros, tel que l’Église même et Celano ne surent le concevoir. Nous nous rapprochons de Dante qui l’appela « Soleil ». Le mensonge de Celano était même nécessaire, car grâce à lui nous avons pu recomposer une figure de saint François capable de nous faire comprendre un des plus beaux chants de toute la Divine Comédie, c’est-à-dire de l’Évangile moral de la race méditerranéenne.
En résumant dans sa Biographie les éléments divins que M. Nino Tamassia a su retrouver et isoler un à un, Thomas de Celano a montré qu’il comprenait cette suprême nécessité qui pousse un biographe vraiment digne de sa tâche à réunir tous les matériaux les plus choisis, afin de réaliser en perfection la figure idéale de la personne qu’il doit éterniser. En composant la vie de saint François sur les anecdotes de la vie des autres héros de l’Église, il nous témoigne que l’Assisiate était vraiment le résumé de tout l’héroïsme mystique de son temps, qu’il était, ainsi que nous l’avons voulu, un representative man.
L’intéressant travail de M. Nino Tamassia nous permet donc de connaître quelques-unes des âmes, dont la figure historique qu’on appelle saint François était naturellement le grand nœud spirituel.
Scipio Sighele : Letteratura tragica. Fr. Treves, Milan §
Si un héros du Moyen-Âge occupe l’esprit des hagiographes, des héros beaucoup plus modernes occupent l’esprit d’une sorte particulière de savants à la fois utiles et pétulants, qui poussent un peu partout et qui s’appellent anthropologues.
M. Scipio Sighele, un des plus féconds de l’espèce, étudie pêle-mêle, dans un volume,
les personnages principaux de l’œuvre de M. d’Annunzio, d’Eugène Sue, d’Émile Zola et
clôt son ouvrage avec des aperçus aphilosophiques, mais psychiatriques, sur la
suggestion littéraire et sur la littérature des procès. Suit une statistique d’un
intérêt vague « sur la durée des instructions des procès en Italie et en
France »
.
Le volume a pour titre : Littérature tragique. Quoique M. Scipio Sighele emploie naturellement le mot tragique dans le sens de pathétique ou tout au plus de dramatique, le titre nous semble assez heureux, car cette critique scientifique porte surtout sur les personnages littéraires dont la vie peut être facilement généralisée à des phalanges d’esprits modernes, aux prises avec les mêmes impératifs de l’heure qu’ils subirent.
M. Sighele remarque sans peine que deux types scientifiquement parfaits, créés par M. d’Annunzio : Giovanni Espiscopo et Tullio Hermi, dérivent par trop clairement de Dostojewski et de Tolstoï. Mais il en entreprend l’examen au point de vue mental, et il conclut à l’exactitude méticuleuse et parfaite de leur maladie mentale, ainsi que de celle de leur sœur d’annunzienne, Isabella, du Songe d’une matinée de printemps. Toute l’œuvre de M. d’Annunzio passe dans le laboratoire du disciple de Lombroso et de Max Nordau. Ici et là, M. Sighele se rallie aux opinions exprimées par M. Enrico Ferri dans son ouvrage les Délinquants dans l’Art, ou à celles d’un anthropologue mort il y a quelques années, M. Ezio Sciamanna.
Le type du « Chourineur » d’Eugène Sue, les Rougon-Macquart, posent devant l’objectif du jeune savant. Et ils revivent par ci et par là dans quelques phrases heureuses, qui soulignant des traits de la science précise et de l’expérience d’hospice, leur silhouette littéraire, montrent dans une lumière nouvelle quelques secrets de leur intéressante psyché.
Mais si la science et l’expérience de M. Scipio Sighele peuvent être dignes de respect, il faut pourtant remarquer que sur toute son œuvre de reconstruction médicale il y a un discrédit inéluctable jeté, dès les premières pages, par le manque absolu de sens philosophique chez l’auteur. Si M. Scipio Sighele a une philosophie, elle est surannée et populaire, donc elle n’en est pas une. Que devons-nous penser d’un livre qui nous annonce des apophtegmes ainsi conçus :
Les artistes d’un temps, par un don heureux de la nature, avaient l’intuition des manifestations de n’importe quelle maladie de l’esprit qu’ils voulaient représenter ; les artistes d’aujourd’hui n’ont pas besoin d’intuition : ils savent. Shakespeare écrivait lorsque la psychiatrie et l’anthropologie criminelle n’étaient pas encore nées. Zola, de son aveu même, a lu les œuvres de Lombroso, et aucun des vrais et grands romanciers de nos jours ne peut ignorer les conquêtes faites dans les dernières cinquante années par la psychiatrie et par la psychologie expérimentale.
Et M. Sighele appelle cela la nouveauté qu’on ne saurait nier dans l’Art. En d’autres termes, il paraît que ce que les artistes tiraient autrefois directement de la nature, de leur observation, de l’acuité de leurs sensations catégoriques, aujourd’hui n’importe qui peut le trouver dans les livres de science, et peut faire de l’art scientifique, ce qui veut dire : voir et représenter la vie à travers la plus incertaine des certitudes, la moins fixe : la science.
Avec des théories et des « certitudes » pareilles, il n’est pas étonnant que
M. Sighele appelle les idées de Nietzsche : « idées, parfois géniales, mais
plus souvent folles (en italien, avec un terme de mépris : pazzesche) d’un malheureux philosophe moderne »
. La théorie du
surhomme est pour M. Sighele tout simplement une tyrannie novissima et
immoralissima. M. Sighele n’a pas lu M. Seillière. Il ne sait pas non plus
quelle est l’importance et la signification du grand mouvement individualiste, qui, en
s’exaspérant merveilleusement, aboutit à Nietzsche. M. Sighele n’est qu’un savant. Il
étudie des malades, et voilà tout. Un jour il pourra peut-être nous donner un livre
sur les auteurs dont il examine aujourd’hui les œuvres. Il n’oubliera point aussi, je
pense, le type moderne de l’homme de science, le fils d’Ahriman, diraient les Perses,
pour lequel la religion, l’art, la philosophie, ne sont que des bulles d’air dans ses
alambics aux formes de sexes cadavériques.
Roberto Bracco : La piccola fonte. Remo Sandron, Palerme §
Cependant je serais curieux de connaître l’appréciation de M. Sighele sur une pièce de M. Roberto Bracco : La Piccola fonte (la Petite source). Ici une femme devient folle parce que son mari semble ne pas l’aimer, semble la chasser. Trois types dominent la pièce, et ils sont parfaitement rendus. Le mari est l’intellectuel misérable, dépourvu de talent, qui croit à sa divinité et qui veut dominer tous les êtres de son entourage, évidemment nés pour servir son génie. Sa femme l’aime tendrement, mais elle est la petite nature qui ne demande qu’à s’effacer pour la gloire de l’homme auquel elle a voué sa vie. Le troisième personnage est le grand anneau de conjonction entre les deux ; il est le sceptique, le philosophe, l’immuable, un bossu que le maître, son parent, a accueilli dans sa maison pour le sauver de la misère. Le grand homme sent que pour créer il a besoin d’un amour autre que celui de sa femme. Il aime une aventurière ; il en est dégoûté ; mais ni avant ni après il n’a pu canaliser sa suprême impuissance. Sa femme, consciente des besoins supérieurs de son mari qu’elle ne peut pas satisfaire, fait le sacrifice de sa personne ; elle s’en va, mais pour revenir quelques minutes après, devenue folle. Cette étrange folie qui devient fortement invraisemblable selon l’école de M. Sighele, n’est pas non plus artistiquement belle, car elle montre trop la ficelle et gâte le pathétique même de la pièce. On ne peut pas croire à la folie subite d’un être habitué à certains coups, qui médite et accomplit son acte de renoncement en toute conscience. Seul un grand coup inattendu et formidable, aurait pu bouleverser l’esprit d’une créature assez saine et le pousser jusqu’à cet état de rupture avec tous les rapports communs des hommes, qu’on appelle : folie. Pourtant cette remarque n’enlèverait rien à la pièce, si elle ne nous révélait pas une ressource quelque peu enfantine de l’auteur, et ne nous gâtait ainsi toute émotion.
Cependant il y a là des scènes fortes et sûres. Et la vanité arrogante de l’intellectuel riche et impuissant est trop une « vérité » de tous les pays, pour que nous ne reconnaissions pas en cet homme un type humain que M. Bracco a pu représenter avec bonheur.
Giuseppe Lipparini : Cercando la Grazia (Discorsi letterari). N. Zanichelli. Bologne §
Un écrivain des plus jeunes et des plus féconds, M. Giuseppe Lipparini, publie dans un fort volume une série d’études critiques de grand intérêt. Ce livre, Cercando la Grazia, est comme un résumé de quelques tendances critiques de la jeunesse italienne lettrée, consciente de la noblesse de tout effort. À côté de sa production originale très copieuse, M. Giuseppe Lipparini, dans de nombreuses feuilles et revues, poursuit depuis des années la critique des livres et des événements littéraires du jour. Le premier de ses Discours littéraires, sur les Conteurs florentins, celui sur Savonarole et la critique allemande, ceux sur le poète Pascoli, me semblent particulièrement importants. Moins intéressante est la IVe partie où l’auteur a réuni devant sa critique de trop nombreux ouvrages, pour que l’analyse ne souffre point d’être par trop rapide. Mais là où M. Lipparini s’étend avec liberté, il montre tout entier son esprit, qui est sans doute un des plus cultivés de la jeune littérature italienne.
Memento §
Dans une des très belles et très riches collections de l’Istituto Italiano d’Arti Grafiche (Bergame) paraît l’étude de Mme Elena Rossetti-Angeli sur son grand-oncle Dante-Gabriel Rossetti. Le volume, par l’abondance et la beauté de ses illustrations, peut être considéré comme le plus important paru sur le grand peintre préraphaëlite. — Umberto Bianchi : Liriche. La Vita Letteraria (Rome). — G. A. Pintacuda : Serto di rime. Palerme, St. Tip. Virzi. — G. L. Ferri : La Fine del secolo. F. Vallardi, Milan. — Anna Vertua Gentile : La Potenza della bontà. U. Hoepli, Milan. — Alberto Musatti : La Rosa dei Venti, Fr. Treves. Milan. — G. de’ Rossi : La Conquista del Paradiso. Roux et Viarengo. Rome. — Teofilo Gay : Historia delle persecuzioni contro i Valdesi (1559-1566). Tip. Albina, Torre-Pelice. — G. Rovetta : Le Premier Amant. H. Lécuyer tr. Hachette. Paris — A. Fogazzaro : Le Saint. G. Hérelle tr. Hachette. Paris — Ceccardo Roccatagliata-Ceccardi : Per una Nave di Battaglia. Ode. La Patria (18 juin). Rome. Ce poème puissant du jeune auteur de Alma Mater a été particulièrement signalé par la critique la plus avertie.
Échos.
« Le Saint », de Fogazzaro, et « The Master Christian », de Mme Maria Corelli §
« Le Saint », de Fogazzaro, et « The Master Christian », de Mme Maria Corelli, présenteraient de curieuses analogies. Tandis que les discussions les plus diverses continuent sur le dernier roman de l’heureux auteur italien, il se publie à Florence un numéro spécial sur « la Questione Fogazzaro », qui dénonce le Saint comme un plagiat en règle de The Master Christian, paru à Londres, chez Methuen et Cie, en 1900.
Tome LXII, numéro 220, 15 août 1906 §
Archéologie, voyages §
H. Thédenat : Pompéï, I. Histoire, Vie privée ; II. Vie publique ; collection des « Villes d’art célèbres », H. Laurens, 2 vol., 8 fr. §
C’est surtout à titre conventionnel que l’on peut placer Pompéï
dans une collection des Villes d’art célèbres, car si l’endroit est précieux pour
l’archéologie et l’histoire, et si les fouilles poursuivies depuis bientôt deux
siècles et très avancées aujourd’hui ont permis de reconstituer les aspects divers
aussi bien que l’existence d’une ville provinciale à l’époque romaine, il faut
également reconnaître qu’au point de vue strict de l’art une visite à Pompéï ne peut
donner qu’une impression très relative. Renversée dès l’an 63 par un tremblement de
terre précurseur de sa destruction définitive ; enfouie en 79 en même temps que
Stabies et Herculanum sous l’amas effroyable de cendres vomies par le Vésuve et dont
le poids fit écrouler la plus grande partie de ses édifices religieux et de ses
constructions civiles, où il ne reste debout que des tronçons de murs et quelques
colonnes, la ville antique étendue au pied du volcan et qu’il nous a si heureusement
gardée, a été presque partout dépouillée de ses marbres et de sa statuaire, de ses
mille objets d’art et d’usage, d’abord par ses habitants qui revinrent après
l’éruption et emportèrent tout ce qu’ils purent atteindre, ensuite au cours des
travaux modernes qui enrichirent les musées et nombre de collections particulières.
C’est surtout au musée de Naples, en effet, qu’il faut étudier les objets artistiques
de Pompéï, bijoux et ustensiles, terres cuites, marbres, bronzes ; au Louvre nous
possédons grâce à M. de Rothschild l’inestimable trésor de Boscoréale dont les pièces
d’argenterie d’un goût si sûr constituent un des joyaux de notre musée national. En
fait Pompéï dégagée de son linceul de cendres n’est pas même une ruine ; c’est un
immense champ de décombres ; les temples, la basilique, le forum sont des espaces
vides, des terrains jonchés de débris, d’où émergent des fragments de colonnades ; ici
et là, on rencontre une porte, un coin de rempart, un arc de triomphe, une fontaine,
les pierres d’attente d’un monument en reconstruction lorsque survint la catastrophe ;
aux thermes de la rue de Stabies et à ceux du Forum subsistent des salles dont la
décoration est intacte ; la voie des tombeaux, hors la porte d’Herculanum, offre
plusieurs édifices funéraires en bon état. Mais surtout, ce qui fait l’intérêt d’une
ville comme Pompéï, c’est que les travaux de déblaiement, conduits avec sollicitude,
ont permis de remettre au jour des quartiers, des rues entières, des maisons parfois
avec une partie de l’ameublement, et où il est possible d’étudier les dispositions
anciennes, où l’on retrouve la vie au jour le jour, les habitudes, les professions,
les incidents quotidiens, l’existence même d’une population disparue depuis vingt
siècles. Voici des maisons de patriciens encore revêtues de peintures et de
mosaïques ; des cabarets, des boutiques ; la boulangerie avec ses moulins de pierre et
le four où, dans l’affolement de la fuite, on a laissé le pain, trop cuit, carbonisé,
mais encore reconnaissable ; sur le dallage des rues voici les ornières creusées par
les roues des chars ; sur les murailles des affiches peintes de jeux et de spectacles,
les boniments des élections, des réclamations d’objets perdus, des inscriptions
satiriques. La collection des enseignes, des réclames, des avis au public, celle des
graffiti sont surtout curieuses. Deux serpents sur la muraille équivalent à
l’objurgation bien connue : Défense de déposer… Près d’une peinture représentant un
homme accroupi, on peut lire : Redoute le châtiment,
cacator !
Ailleurs, un mécontent s’écrie : Puisses-tu être victime de tes fraudes, cabaretier, tu nous vends de l’eau et
c’est toi qui bois ton vin.
Puis c’est un compliment ou des souhaits
— Bonjour, Victoria, puisses-tu, où que tu sois, éternuer
heureusement !
— l’exclamation d’un amoureux éconduit : Séréna en a assez d’Isidore !
— ou la déclaration sans
vergogne d’un famélique : Celui chez qui je ne dîne pas est pour
moi un barbare !
Les polissonneries, on le pense, ne manquent pas
dans ce répertoire, si bien qu’un bon philosophe du temps a fini par écrire :
Ô muraille, je suis surpris que tu ne sois pas encore
écroulée, sous le poids des insanités dont tant de gens te couvrent !
— M. l’abbé Thédenat, dont les travaux sur le Forum romain ont été si appréciés,
consacre deux volumes à la description de Pompéï ; il les a mis au courant des
dernières recherches et, malgré le caractère forcément ingrat de certains détails
archéologiques, en a fait un ouvrage très accessible sans tomber dans la niaise
vulgarisation. À propos du nombre des victimes dans l’éruption de l’an 79, il faut, du
reste, rectifier une opinion jusqu’ici très répandue. Les habitants, a-t-on dit,
avaient eu le temps de s’éloigner et les corps de ceux dont le moulage fut pris par
les cendres étaient en infime quantité. Beaucoup, au contraire, on le sait
aujourd’hui, furent surpris, ont été asphyxiés dans les rues, les caves, les réduits
où ils avaient cru prudent de chercher un refuge. Dans la seule villa de Diomède
étaient restées une vingtaine de personnes. Une moitié à peu près de Pompéï est
explorée actuellement et l’on calcule qu’il dut y rester environ deux cents cadavres.
Bien d’autres fugitifs ensuite périrent dans la vallée du Sarno, cherchant à gagner la
mer ; les éléments font défaut pour une appréciation même approximative, mais chaque
fois que l’on fait des fouilles de ce côté, on exhume des squelettes. — M. l’abbé
Thédenat présente encore une observation qui doit être relevée. Pompéï, abattue
l’an 63 par une secousse sismique, avait été en très grande partie reconstruite
lorsque survint, seize ans plus tard, la catastrophe qui devait la faire disparaître.
La ville ancienne, osque et samnite, où bien des maisons et des édifices auraient
subsisté sans ce premier bouleversement, présenterait pour nous un plus haut intérêt
que celle qui a été rebâtie. Les documents sont assez nombreux ailleurs pour l’étude
des monuments romains et « c’est bien à tort que l’on a voulu voir dans le
tremblement de terre qui livre à nos recherches une ville du premier siècle de notre
ère, un événement favorable pour les études archéologiques »
. — De telles
considérations évidemment ont leur prix et nous comprenons fort bien les regrets
manifestés par le savant et l’archéologue, un attendrissement sur le désastre, après
tant de siècles, étant devenu bien inutile.
René Pinon : L’Empire de la Méditerranée, Perrin, 5 fr. §
À la librairie Perrin, il faut mentionner le livre consciencieux d’information et de discussion consacré par René Pinon à l’Empire de la Méditerranée, recueil d’articles parus dans la Revue des Deux-Mondes et mis au point pour la publication. Une introduction où l’auteur a parfaitement indiqué les efforts continus de l’Angleterre pour établir un antagonisme entre l’Italie et la France et le caractère intéressé, sinon toujours heureux, des démonstrations de la maison de Savoie, a été écrite à propos de la récente entente franco-italienne. Mais c’est la question marocaine qui préoccupe surtout M. René Pinon, et il lui donne une très large place dans ses articles. Il ne pouvait prévoir l’intervention allemande et la duperie d’Algésiras, mais il a signalé nombre de faits que la marche des événements depuis a pleinement mis en lumière et son livre demeure un travail de clairvoyance et de sain jugement. Des chapitres étendus et bien documentés concernant les visées italiennes à Tripoli, la création du port de Bizerte en Tunisie, l’occupation anglaise à Gibraltar et à Malte, complètent cet ouvrage qui se trouve ainsi résumer l’histoire des empiètements et rivalités des puissances maritimes d’Europe pour la possession des routes et rivages méditerranéens, et mérite une place dans toute bibliothèque historique contemporaine.
Tome LXIII, numéro 223, 1er octobre 1906 §
Les Journaux.
G. Verga (Le Siècle, 19 août) §
Au cours d’une enquête sur les littératures étrangères, dans le Siècle, M. Gustave Kahn, après avoir cité une lettre de M. Marinetti qui n’est qu’une énumération lyrique de littérateurs italiens, écrit quelques lignes justes sur G. Verga, le romancier vériste, éclipsé par la notoriété de M. d’Annunzio :
Certes, l’Enfant de volupté, le Feu apparaissent comme les réalisations des rêves d’un fort beau cerveau, très moderne, très informé, et parallèlement au courant d’art français social, il faut compter que d’Annunzio par des poèmes tout modernes, comme son Ode à Garibaldi, ouvre en Italie, peut-être plus largement qu’on n’avait pu la frayer chez nous, une voie féconde. Verga apparaît toutefois d’un intérêt au moins aussi considérable. Il est un des pères du roman local, du roman de terroir ; mais certainement, plus que personne, il y a apporté de l’humanité générale. Il a ouvert ce chemin où se sont pressés en Italie nombre d’écrivains et où Mme Grazia Deledda, la romancière de cette île inconnue jusqu’ici, la Sardaigne, inconnue au point de vue du pittoresque, a trouvé ses succès mérités. Verga a exprimé toute la Sicile en son œuvre, une Sicile bien loin des pâles récits cosmopolites où de jeunes pâtres à la Théocrite voisinent avec des Anglais snobs. Mais par un prestige de son talent, tout ce qui est détail pittoresque, transcription de décors, se trouve rejeté dans les coins de phrase ou de pages. Il ne développe pas le décor, mais les quelques phrases où il a coutume de l’indiquer sont si complètes que son œuvre en est toute parfumée. Et les personnages qu’il y met sont parmi les plus puissants qu’on ait construits. En Italie, quelques critiques adressent à son style des reproches peut-être justes. Mais la belle construction de l’œuvre et sa science de l’homme en font un tel écrivain que, dans cette excursion hors de France que nous faisons parmi les littératures, nous pouvons peut-être en trouver d’aussi grands, mais pas de plus grands ; et, par lui, Catane, sa patrie, est une des capitales de l’Europe littéraire.
Que pensera-t-on en Italie de ce jugement ?
Art ancien §
Marcel Raymond : Verrocchio (Librairie de l’art ancien et moderne) §
Le livre de M. Marcel Raymond sur Verrocchio est le type parfait des monographies d’artistes. L’auteur étudie d’abord magistralement les caractères de l’art florentin du xve siècle, passe successivement en revue les œuvres du peintre et du sculpteur et montre quelle fut son influence. On sait qu’Andrea de Cione, qui prit le nom le son maître l’orfèvre Verrocchio, naquit en 1435 à Florence, où il passa toute sa vie jusqu’au jour où il fut appelé à Venise en 1483 pour exécuter la statue du Colleone. Il est peu probable qu’il soit allé à Rome. Comme il n’était pas marié, il vivait avec sa sœur, et celle-ci était mère de nombreux enfants qui furent les modèles favoris de l’artiste.
La valeur de Verrocchio sculpteur n’a jamais été sérieusement contestée et il fallait l’incompétence artistique d’un Müntz pour le faire. Le maître du David, de l’Incrédulité de saint Thomas, du Colleone est l’un des plus grands qui soient entre Donatello et Michel-Ange. Mais, sur la foi de Vasari, on avait jusqu’ici assez négligé Verrocchio peintre. Comme il ne s’était mis à créer que très tard, c’est seulement vers 1470 qu’il faut placer son Baptême du Christ, de l’Académie des Beaux-Arts de Florence. Commencée à la détrempe, cette œuvre fut terminée à l’huile, ce qui était alors une nouveauté ; elle marque en outre le point de départ d’une nouvelle floraison de la peinture florentine qui abandonne le cadre narratif de la fresque pour se consacrer à des œuvres de moindre dimension, mais de perfection formelle infiniment plus grande. On a fait justice du propos de Vasari racontant que le Vinci encore jeune peignit de sa main un ange qui était supérieur à toutes les autres parties du tableau : ce que voyant, le Verrocchio aurait désormais renoncé à la peinture. Vasari s’est sur le dernier point contredit lui-même en assurant que le Verrocchio ne se reposait jamais, travaillant tantôt à des peintures, tantôt à des sculptures ; de plus, comment le maître aurait-il pu être étonné de ce que son élève était capable de faire, alors qu’il pouvait le voir peindre constamment ? Faut-il ajouter enfin que, d’après Vasari lui-même, Léonard aurait simplement « peint » sur un dessin de Verrocchio ?
Sur la foi du même Vasari, la Madone du dôme de Pistoïe fut attribuée à un autre élève de Verrocchio, à Lorenzo di Credi, jusqu’au jour où l’on retrouva le document attestant que l’œuvre avait été commandée à Verrocchio et terminée par lui-même vers 1469. M. Marcel Reymond attribue encore à Verrocchio l’Annonciation des Offices et incline fort à lui donner la Madone à l’œillet de Munich. Les dessins peu nombreux, la tête d’ange des Offices, la tête de femme du British Museum sont des merveilles et ceux du Vinci lui-même ont rarement le même accent.
Si l’on veut bien se souvenir que Verrocchio se consacra presque exclusivement à l’orfèvrerie jusqu’à la quarantième année et que ce n’est qu’à ce moment qu’il se mit à la peinture et à la sculpture, on accordera que son œuvre, toute restreinte qu’elle apparaisse, est encore considérable. L’œuvre sculptée vaut par elle-même, et il n’est pas nécessaire d’y insister. L’œuvre peinte vaut de plus par l’influence qu’elle exerça, non seulement sur les élèves directs comme le Pérugin, Lorenzo di Credi et Léonard, mais encore sur Filippino Lippi et sur Francesco Botticini. Quant à Léonard, j’aime à en citer ce qu’en dit M. Marcel Reymond :
Celui-là est vraiment le plus beau titre de gloire de Verrocchio. Par lui, son art va se continuer, grandir et se transmettre, non comme une œuvre froide et morte, mais comme un organisme vivant et plein de sève qui s’épanouira en floraisons de plus en plus merveilleuses. Nous saisissons ici la loi la plus sûre des progrès de l’art. Pour devenir un créateur puissant et original, il faut d’abord avoir été l’élève fidèle d’un grand maître. Il faut, avec une confiante docilité, avoir appris avant de songer à créer. Les sillons que l’on trace sont d’autant plus profonds que l’on continue ceux qu’un autre a commencé de creuser, et l’on réalise ainsi la vision de Pascal, qui considère l’humanité comme n’étant qu’un seul et même être qui ne mourrait jamais et apprendrait toujours. Quel avantage ce fut pour Léonard de commencer sa vie en sachant tout ce qu’avait appris Verrocchio ! Ce ne fut pas trop de deux vies successives pour atteindre à l’idéal de la Cène, de la Joconde et de la Sainte-Anne.
Pierre Gauthiez : Luini (Henri Laurens) §
Ce n’est pas là, je le crains, l’avis de M. Pierre Gauthiez, qui, dans son livre sur Luini, copie complaisamment ceci :
Ce mot d’école ne signifie rien : le vrai dans l’art est relatif à la personne seule qui écrit, peint ou compose dans quelque genre que ce soit ; le vrai que je dégagerai dans la nature n’est pas celui qui frappera tel autre peintre, mon élève ou non. Par conséquent, on ne peut transmettre le sentiment du beau et du vrai, et l’expression « faire école » n’a point de sens.
J’ai bien peur que le « maître souverain » auteur de ces lignes n’ait écrit lui aussi « beaucoup de folies en peu de mots ». Ce sont de telles affirmations qui constituent précisément de purs sophismes d’école. Sans m’attarder à en montrer l’inanité au point de vue de l’esthétique et de la logique, ce qui entraînerait à une analyse de la création artistique, il suffit de faire remarquer la contradiction que lui opposent les faits les plus évidents. La part de personnalité d’un artiste se mesure à ce qu’il apporte de nouveau dans la combinaison des éléments d’art, et cette part, si importante qu’elle paraisse, est peu en comparaison de l’apport des artistes qui l’ont précédé. On est un peu honteux, pour l’intelligence humaine, d’avoir encore à ressasser que le Vinci n’eût pas été tel non seulement sans Verrocchio, mais sans tous les maîtres antérieurs. Le Vinci à son tour apporta une compréhension nouvelle, plus aiguë et plus séduisante du visage : il découvrit dans la nature une vérité qu’on n’avait pas encore vue ; et ses disciples, Luini entre autres, purent la voir après lui.
Que Luini ait été le disciple très attentif du Vinci, ce n’est pas une théorie, c’est
un fait que M. Pierre Gauthiez ne songe pas à contester. Mais que, selon la coutume
générale, Léonard ait associé Luini à quelques-uns de ses travaux, et le critique
s’écriera : « Léonard de Vinci passant les pinceaux à Bernardino Luini, et
Luini jugé digne de mettre la couleur où Léonard mit le dessin, est-il plus
magnifique hommage du génie envers le génie ? »
Je reconnais bien là le
raisonnement mirobolant qu’on avait appliqué aux rapports de Léonard et de
Verrocchio ; il n’y a d’ailleurs pas de motif pour s’arrêter et pour ne pas tirer les
mêmes conclusions à propos des aides de Luini. Les théories de ce genre et les
divertissantes attaques de M. Gauthiez contre on sait quelle École empêchent de
prendre son livre tout à fait au sérieux. Je n’en veux donner qu’un dernier exemple.
Les types de Luini sont fréquemment empruntés à Léonard. M. Pierre Gauthiez en donne
immédiatement l’explication avec une sérénité touchante : cela tient simplement à ce
que les modèles sont les mêmes. Et il ajoute : « Au lieu d’aller répétant comme
une consigne de sentinelles que Léonard a fait subir son influence aux maîtres de la
Lombardie, ne vaudrait-il pas mieux croire qu’il a senti les sortilèges du pays
lombard ? »
Cette énormité réjouissante désarme. Qui donc songe à nier que
Léonard ait été touché par le charme de ses modèles et qu’il ait, en grand artiste,
dégagé ce charme particulier que les maîtres précédents n’avaient pas su voir et que
les maîtres qui l’ont suivi n’auraient peut-être pas vu sans lui ? M. Pierre Gauthiez
se figure-t-il par hasard qu’il suffit à deux peintres de prendre les mêmes modèles
pour que leurs œuvres se ressemblent ? Mieux vaut, je crois, ne pas insister.
Ceci ne tend nullement à diminuer Luini. C’est un maître tout à fait exquis. Dessinateur un peu faible en comparaison du Vinci, il a par contre gardé ces qualités charmantes des fresquistes du Quattrocento, que Verrocchio et Léonard avaient perdues, qualités d’illustrateur et d’inventeur de scènes délicieuses. S’il avait à cela joint le dessin de Léonard, son nom eût été l’un des plus grands dans l’histoire de la peinture. Ne l’ayant pu faire il reste au second plan, mais dans une place enviable, parmi les artistes que l’on aime moins pour leur force que pour leur séduction naturelle. M. Pierre Gauthiez a décrit minutieusement ses œuvres et il a essayé, dans une page fort intéressante, de nous révéler les procédés de travail du fresquiste.
Octave Uzanne : Les deux Canaletto (Laurens) §
L’ouvrage de M. Octave Uzanne sur les Deux Canaletto ne prétend pas défendre telle ou telle théorie. Mais c’est un manuel excellent écrit dans un style clair, et tous ceux qui aiment Venise — ils sont nombreux — le liront avec plaisir. En voici une page.
Antonio Canal et Bernardo Bellotto purent donc aisément camper tour à tour leurs chevalets sur les ponts, les rives, les perrons des palais, sans y être bousculés par une cohue indiscrète et gênante. C’est dans cette quiétude ordinaire de leur nonchalante Venise, dans une sorte de sérénité ambiante qu’il leur fut loisible de reproduire cette vue du Rialto qu’on retrouve aujourd’hui à Florence, ces Santa Maria della Salute et ces Grand Canal tout de paisible harmonie qui figurent au Musée Correr, à la Galerie Liechtenstein ou dans la Collection Wallace ; ces douze Vues de Venise qui sont à Naples, cette merveilleuse Place Saint-Marc et cette exquise Piazzetta qui se rencontrent à Vienne, ce Palais Ducal dont s’honore le Louvre et tant d’autres visions des canaux, de l’Arsenal, du Quai des Esclavons, de l’École de San Rocco, du Canale Reggio, de San Pietro de Castello dont les spécimens sont répartis à Windsor, dans les galeries du château royal, à la National Gallery de Londres, à Modène, à Bergame, à Naples, à Grenoble, à Berlin et dans nombre de collections et galeries privées.
J. Ruskin : Les Pierres de Venise (Laurens) §
Les Pierres de Venise, étudiées par les Canaletto, devaient l’être aussi par John Ruskin. La première édition de cet ouvrage qui est, avec les Peintres modernes et les Lois de Fiesole, parmi les plus importants que l’auteur ait écrits sur l’art, parut en trois volumes, de 1851 à 1853. Pour Ruskin les deux merveilles de Venise sont l’église Saint-Marc et le Palais ducal. Il montre excellemment que l’architecture vénitienne est dominée par les lois de la couleur beaucoup plus que par celles de la pesanteur, ce qui légitime complètement la décoration par incrustations. Son étude sur le Palais ducal bâti successivement dans les trois styles qui furent appliqués à Venise, le byzantin, le gothique et celui de la Renaissance, est la partie la plus considérable de l’ouvrage. Ensuite, c’est-à-dire après la mort du doge Tommaso Mocenigo en 1423, commence, pour Ruskin, la décadence architecturale. Parmi les chapitres les plus remarquables, il faut encore signaler, bien qu’un peu en dehors du sujet, celui qui est consacré à la Nature du gothique. Mais il ne figure ni dans les éditions abrégées, ni dans la traduction française qui vient d’être donnée des Pierres de Venise par Mme Mathilde P. Crémieux : cette traduction, tout à fait remarquable par l’élégance et la clarté du style, fera mieux connaître en France l’esthéticien anglais, plus généralement étudié jusqu’ici dans les ouvrages de M. Robert de la Sizeranne et de M. J. Barboux.
Tome LXIII, numéro 224, 15 octobre 1906 §
Chronique de Bruxelles.
M. Giovanni Verga et la « Jeune Belgique » §
J’ai lu avec infiniment de plaisir les lignes si justes de M. Gustave Kahn sur Giovanni Verga, le romancier vériste italien, reproduites dans le dernier numéro du Mercure. Cette appréciation aura d’autant plus intéressé les écrivains d’ici que l’auteur de Vita dei campi et des Vinti fut un de ceux qui enthousiasmèrent nos jeunes lettrés il y a plus de vingt ans déjà et que nous avons continué à admirer fervemment. En ce qui me concerne, je fus le premier, je crois, à traduire en français deux des plus beaux contes du romancier sicilien : la Lupa et cette Cavalleria Rusticana, que son auteur devait transporter plus tard sur la scène et à laquelle la musique de Mascagni valut une popularité sans précédent. Mes petites adaptations parurent pour la première fois dans la Jeune Belgique, cette vaillante revue si bellement éclectique, si attentive à tout ce qui se produisait de beau dans l’univers entier, et dans laquelle nous donnions presque à la même époque des traductions du norvégien Ibsen, notamment quelques scènes des Prétendants à la Couronne !
Verga me remercia par une lettre charmante et m’envoya tous ses livres accompagnés de dédicaces.
L’autre jour, me trouvant à Milan, je causai avec M. Vittorio Pica, le réputé critique et essayiste, de Giovanni Verga et des romanciers italiens dits « véristes », et je déplorai, tout comme mon interlocuteur, du reste, l’éclipse subie par la gloire du conteur sicilien au profit de la renommée certes méritée, mais un peu trop « monopolisée » tout de même, du brillant et ardent d’Annunzio.
Et cela nous amena à parler de l’influence de la « mode » en matière littéraire et aussi de l’entregent, de l’intrigue, voire du bluff auxquels il faut se livrer aujourd’hui dans tous les domaines pour se faire accueillir de la foule. Il ne suffit pas d’écrire de beaux livres, il faut s’entendre à les lancer. Il s’agit de faire parler beaucoup de soi avant que le public songe à ouvrir vos livres. Telle liaison avec une actrice célèbre ou tel procès à scandale fera souvent plus pour la fortune d’un auteur que la création d’un pur et absolu chef-d’œuvre.
En rentrant au pays j’ai retrouvé dans l’article du poète des Palais Nomades quelques-unes des considérations que nous émettions, M. Pica et moi, sur le noble et sympathique génie de Verga, et je me suis réjoui de cette rencontre.
J’ajouterai, et je crois l’avoir déjà constaté, que le réalisme de nos conteurs de langue française ou flamande s’apparenta beaucoup plus à celui des véristes italiens qu’à celui des naturalistes de l’école de Zola. C’est notamment le cas pour M. Styn Streuvels, quoique probablement ce délicieux conteur n’ait jamais lu une ligne du grand écrivain italien. Cette analogie de vision et de sensibilité contribua pour beaucoup sans doute à valoir à Verga de chaleureuses sympathies en Belgique auprès de ceux qui le lurent en italien. Ses pêcheurs de Catane ou de Trezza semblaient bien plus près de nos rustres brabançons, campinois ou west-flamands et, en général, bien plus humains que les paysans macabres, grotesques ou épileptiques de la Terre et de En Rade.
Lettres italiennes §
M. Giuseppe Giacosa §
M. Giuseppe Giacosa est mort. La littérature dramatique italienne a perdu un de ses plus grands, sinon des plus féconds, producteurs de pièces scéniques. Les quelques jeunes poètes qui poursuivent au-delà des Alpes un rêve de renaissance théâtrale par la hauteur et par la profondeur de la matière intellectuelle et expressive de la scène, gagnent quelques pieds du terrain que la silhouette bienheureuse du grand dramaturge populaire dominait depuis longtemps.
Le Théâtre italien, que le bilan des droits d’auteur de 1905 nous a révélé pour trois quarts consacrés à la production étrangère, s’améliore peu à peu sous les coups franchement impitoyables de la jeunesse qui monte. Le grand mouvement de renaissance tragique, parti naturellement de la renaissance française ainsi que tout mouvement artistique contemporain, et qui enflamme les plus nobles espoirs de nos poètes et de nos chorèges entre les rivages d’or de la Méditerranée et les rochers druidiques de l’Océan, peut compter sur quelques hauts esprits en Italie. Pour quelques-uns, les Alpes sont ouvertes à toutes les plus belles préoccupations de l’âme esthétique contemporaines. La Tragédie méditerranéenne, celle dont la semence idéale a été jetée dans notre cœur profond par le premier chorège d’Orange, pour féconder nos jeunes esprits qui attendent et veulent l’avènement de la parfaite Tragédie moderne, émeut quelques talents de la péninsule.
Deux jeunes poètes que j’ai nommés autrefois, MM. Antonio Cippico et Tito Marrone, ont pu accomplir le miracle de faire jouer à Rome, ce printemps dernier, toute l’Orestie d’Eschyle ; et le public s’est intéressé à la belle tentative et l’a saluée dignement. De Rome elle fut à Trieste, enlevant de l’enthousiasme et gonflant les espoirs des poètes nouveaux. Mais les prédilections bourgeoises sont tenaces ; elles vont, et iront longtemps encore, aux tyranniques marchands d’« acide de moraline », aux serviteurs dévoués de la morale bourgeoise ou populaire, prêchée par l’intermédiaire du comique et du dramatique faciles, aux vagues péripéties des mœurs.
Parmi ces producteurs très heureux, il y a aussi des poètes et des philosophes. Ceux-ci ne sont pas égarés dans un domaine étranger à leur tempérament naturel, mais, au contraire, sont naturellement l’expression plus précise et à la fois plus vaste d’un état général des esprits. Ne pouvant pas résumer la vie dans une vision immense, ils renvoient exactement l’unique rayon qui, à un moment donné, frappe leur œil mi-clos. Leur œuvre de détails est souvent intéressante, parfois utile, rarement entièrement belle. Ils font des séries de pièces, liées par une pensée commune où ils s’efforcent par l’ensemble de donner l’impression d’une chose très grande. Mais trois hommes l’un sur l’autre ne font pas un géant. Une série de petites visions ne fait pas une grande vision. Les œuvres de ces êtres heureux, que le public chérit, reflètent quelques aspects d’un temps, et sont comme tout aspect, et comme le temps lui-même, éphémères. Sauf dans le cas où un véritable et puissant talent arrive à retrouver dans une attitude quelconque de la vie, la signification éternelle que même le plus banal des détails contient et cache, sauf dans le cas où Molière reconnaît dans le grotesque d’une créature humaine une éternité harmonieuse et extériorise littérairement un « type », la littérature des auteurs les plus favorisés par le public, qui se bornent à photographier des êtres, sous prétexte d’en révéler l’âme par la forme, ainsi que le fait la nature, est très intéressante, peut-être, mais à coup sûr occupe assez peu de place dans l’espace et vit assez peu dans le temps.
Tel est le cas du grand dramaturge italien qui vient de mourir.
L’œuvre de M. Giuseppe Giacosa a parcouru deux étapes qui restent particulières à son temps. Elle a été romantico-historique d’abord, psycho-morale ensuite.
Lorsqu’à Milan, il y a quelque trente ans, un groupe de jeunes gens, parmi lesquels figurait un grand poète-musicien, Boïto, cherchaient à renouveler la littérature en remuant avec toutes les ressources de l’ironie la plus raffinée leur propre romantisme, s’acheminant ainsi vers le naturalisme et vers le psychologisme, M. Giacosa jeune fit un rêve moyen-âgeux très pur, et écrivit sa célèbre Partie d’Échecs qui lui fut un triomphe au-delà du vraisemblable. Ainsi qu’elle le fit successivement pour M. Stecchetti, pour M. d’Annunzio, pour Mme Ada Negri (et M. d’Annunzio me pardonnera de le mettre pour un moment en si mauvaise compagnie), l’Italie trépidante salua le nouvel astre qui se levait sur ses champs littéraires, où en vérité on ne voyait qu’une seule plante vraiment robuste : Carducci. La Partie d’Échecs était écrite en vers martelliani, dont le rythme correspond exactement à l’alexandrin français. Il fut un moment où les Italiens, dont le vers de onze pieds, le vers dantesque, est le paradigme parfait du rythme poétique national, imitèrent même l’harmonie française du théâtre en vers, et écrivaient leurs pièces en « martelliani », c’est-à-dire en vers formés de deux vers de sept pieds accouplés, ce qui, étant contraire à la robustesse de la langue, engendre une impression moelleuse insupportable à la longue. Malgré cela, la Partie d’Échecs gardait une certaine souplesse d’allures et de rythmes, une certaine élégance sentimentale, qui en rendent quelques passages fort agréables à entendre dans un moment de repos. Avec le Comte Rouge, œuvre fortement conçue et exprimée avec une vigoureuse maîtrise, M. Giacosa reprit le vers italien de onze pieds, et écrivit des pages très belles, où le sens de l’héroïsme antique est parfait, où l’âme chevaleresque des vieux temps vibre avec une étonnante émotion, dans un cadre très noble.
Mais le poète renonça au romantisme de l’amour et de l’épée. Suivant les tendances de son temps, la volonté de son public, il jeta sur ses fiers fantômes médiévaux la pierre très lourde et grise du réalisme.
Il écrivit quelques pièces modernes, dont l’une : Tristi Amori, renouvela ses triomphes. Enfin trois pièces : les Droits de l’âme, Ainsi que les feuilles, le Plus fort, où l’action se développe dans un excès de pathétique facile et aboutit à une moralité sans aucune beauté, couronnèrent la carrière de l’écrivain.
M. Giacosa laisse des œuvres que le public aimera longtemps encore. Mais aucune de ses pièces ne laisse des traces dans l’évolution idéale du Théâtre italien. Cependant des artistes d’élite pourront lire avec émotion plusieurs de ses pages, choisies en particulier dans la belle tragédie le Comte Rouge, où frémit, sombre et profonde, la conscience italienne d’un temps traditionnel. Là le talent du poète se révèle sûr et vigoureux.
Il est vraiment dommage que le monarque italien ait envoyé à la famille de M. Giacosa une dépêche, comme d’habitude, fort insignifiante. Il est dommage aussi que M. Antonio Fogazzaro ait cru devoir commémorer la mort de son ami dans une lettre qui restera parmi les pages les plus mal écrites et les plus pauvres d’idées qu’il ait jamais confiées à la presse. Le descendant de la maison de Savoie et le moraliste catholique auraient dû saluer plus dignement le poète passionné de l’antique chevalerie, et le dramaturge ému de la morale traditionnelle.
Pasquale Gatti : Esposizione del Sistema filosofico di G. Leopardi ; Le Monnier, Florence §
M. Pasquale Gatti publie un Exposé du Système philosophique de Giacomo Léopardi (Esposizione del Sistema filosofico di Giacomo Leopardi). Ce livre a une valeur toute particulière, qui réside principalement dans la compréhension très large de l’auteur dans l’examen d’un génie.
L’évocation est parfaite. M. Pasquale Gatti a dû vivre quelques heures de la vie de Léopardi. Il a dû reconnaître dans quelques silences de son esprit, où seule dominait l’image du grand poète, les analogies personnelles qui relient celui-ci à ceux qui l’ont précédé et à ceux qui l’ont suivi jusqu’à nous. Le pessimisme de Léopardi, plus qu’une impression sentimentale systématisée d’un être malheureux, perpétuellement blessé par le spectacle même de la vie, apparaît comme une sérénité, comme une sagesse. L’Histoire a révélé au poète la stérilité douloureuse de l’effort. La vie se perpétue en s’anéantissant sans cesse. Cette perpétuelle discontinuité dans tous les aspects de l’Être peut engendrer, dans l’esprit de celui qui peut à un moment précis la regarder dans son ensemble avec des yeux nouveaux, le sentiment de l’effort renouvelé sans cesse, et sans cesse vainement accompli. Ce sentiment, systématisé, devient théorie, devient pessimisme.
M. Pasquale Gatti remarque que le pessimisme de Léopardi diffère de celui de Schopenhauer, car le poète italien ne put admettre immédiatement la souveraineté cosmique de la douleur. En réalité, son pessimisme est purement moral, c’est-à-dire jaillissant de l’observation historique, des considérations générales sur les relations de créature à créature, tandis que le pessimisme de Schopenhauer est plus vaste, plus général, est métaphysique.
Tout le système philosophique de Léopardi, exposé par un esprit éclairé et catégorique, apparaît dans sa vaste complexité où les problèmes les plus modernes sont déjà contenus dans des admirables raccourcis. Léopardi, qui, ainsi que Helvétius, conçut le génie comme une résultante du milieu, du parallélogramme des contingences, à plus d’un point de vue était déterministe exagéré. Et vraiment il ne faut point le considérer comme un pessimiste, mais comme un des premiers et des plus grands cerveaux « modernes ». L’acuité de son analyse, la terrible logique de ses déductions jettent une lumière assez brutale sur la plupart des acceptions sentimentales de la vie de son temps et du nôtre, mais tout le système léopardien n’est au fond qu’une superbe tentative de « transmutation de toutes les valeurs ».
A.-R. Wallace : Il posto dell’Uomo nell’ Universo ; G. Lo Forte tr., R. Sandron, Milan §
Dans une savante traduction et dans une édition des plus soignées, M. Giacomo Lo Forte publie la Place de l’Homme dans l’Univers, de Wallace.
Le livre du grand savant anglais, qui démontre la supériorité de la terre sur toutes les planètes dans la réalisation des circonstances favorables à l’existence des créatures mobiles et intelligentes, et les privilèges du système solaire dans l’univers, a vieilli. À l’hypothèse de Wallace, du grand évolutionniste, s’est opposée et s’oppose de plus en plus à notre conscience des relativités. Nous savons que, retenus entre la terre et le soleil, toutes nos conceptions de ce qui est en dehors de notre système ne sont que les apparences de celles que la chaîne de notre planète impose inéluctablement à notre mentalité. Et nous nous arrêtons devant le soleil, comme devant le terminus, la borne extrême que nos visions originaires peuvent toucher.
Mais le livre de Wallace reste comme un document admirable de notre volonté de recherches, de notre héroïsme hypothétique.
Sergio Corazzini e Alberto Tarchiani : Piccolo libro inutile (hors commerce) §
Je signale avec plaisir un petit livre de vers, écrit, certes, par de très jeunes poètes, qui ont réuni leurs poèmes probablement en unissant aussi leurs ressources pécuniaires pour la publication, et qui renferme un charme exquis et vraiment rare.
Le titre est : Petit livre inutile (Piccolo libro
inutile). La dernière page de la couverture porte ces quelques lignes :
« Les deux pauvres auteurs n’ont pas osé déclarer le prix de ce livre
inutile, car, l’imaginant tel, ils ont pensé que personne n’aurait jamais voulu
l’acheter. »
Ce livre n’est pas inutile, puisqu’il révèle deux personnalités intéressantes de poètes. Les poèmes de M. Sergio Corazzini développent, en rythmes doucement brisés, des sentiments de tendresse où sourient de charmantes images. M. Alberto Tarchiani se révèle avec plus de force et d’originalité. Les rythmes de M. Alberto Tarchiani sont parfois très personnels et très heureux. Et ses sonnets contiennent tous un mouvement sentimental et imagé, que le dernier vers résume souvent avec une belle vigueur inattendue.
Uberto Bianchi : Arpeggi ; La Vita Letteraria, Rome §
À signaler aussi Arpeggi, de M.Umberto Bianchi, poète très fin.
Memento §
L’enquête sur le Vers libre, poursuivie par la somptueuse Poesia, prend de plus en plus des proportions très intéressantes pour les poètes nouveaux. M. F. T. Marinetti enregistre mille harmonies différentes ; les aînés et les jeunes apportent ensemble leurs particulières conceptions des rythmes, et en arrêtant leur pensée sur une opposition de métriques, ils révèlent en vérité leur sentiment poétique tout entier. On peut même déjà grouper, classer, quelques tendances des poètes et quelques tendances des pays méditerranéens, qui semblent collectivement intéressés à l’enquête par les analogies profondes de leurs origines littéraires et de leur évolution. — Giovanni Papini : Il Tragico quotidiano ; F. Lumachi, Florence. — G. Papini : Il Crepuscolo dei Filosofi ; Libr. Editr. Lombarda, Milan. — Giuseppe Prezzolini et G. Papini : La Coltura Italiana ; Lumachi, Florence. — G. Leopardi : Opere ; Le Monnier, Florence. — Guido Perale : L’Opera de Gabriele Rossetti ; S. Lapi, Città di Castello. — Pasquale Leonetti : Canto umano ; Roux et Viarengo, Rome. — Cg. V. Callegari : Lucrezia Maria Davidson ; Fr. Drucker, Padoue. — Rachele Botti Binda : Scene e figure ; A. Solmi, Milan. — Edoardo Calandra : A guerra aperta ; Roux et Viarengo, Rome. — L. Gramegna : Dragoni azzurri ; S. Lattes, Turin. — L. Gramegna : Moussia Pingon ; S. Lattes, Turin. — Annibale Pastore : La Logica formale ; Ardorino, Finalmariana. — Carlo Tenizia : L’Evoluzione biologica e le sue prove di fatto ; R. Sandron, Milan. — Pétrarque : De sui ipsius et multorum ignorantia ; L. M. Capelli, Champion, Paris.
Tome LXIV, numéro 226, 15 novembre 1906 §
Comment Stendhal écrivit son Histoire de la Peinture en Italie §
C’est un jour d’automne, l’an 1811, dans une chambre de hasard, en quelque petite rue sombre du vieux Milan, que naquit l’Histoire de la Peinture en Italie. L’« idée folle » en passa « par la tête » de Stendhal, le 29 octobre, au milieu des énervements du souvenir et de l’attente, tandis qu’il voyait avec inquiétude le perruquier, dont la boutique était en bas, suivre Angelina Pietragrua qui sortait de chez lui.
Il était aux derniers jours de son voyage en Italie10. Sa sensibilité se trouvait fort excitée par le café, le plaisir des arts, les doutes, les exaltations et les joies d’un nouvel amour. Une maîtresse avare d’elle-même le laissait souvent seul avec sa fantaisie. Une de ces journées où les idées chimériques fleurissent dans le vide des heures, tandis qu’il lisait, pour s’instruire, une histoire de l’art italien, il songea tout à coup que lui-même pourrait bien en faire une. Et comme il avait une imagination ardente, un peu folle, et ce jour-là plus animée encore, il se mit à « cristalliser » autour de cette idée singulière.
Il se plaît à la développer, pour lui-même, dans son journal11, mi-convaincu, mi-sceptique, entre une lettre d’Angelina, qu’il y a
copiée : « … Una sola righa per ricordarmi a te, che amo più della mia vita…
poterti dire quanto ti amo, e quanto sofro per tel…12 »
— et d’abondants détails sur ses rendez-vous avec cette
même Angelina.
Conçue dans les intervalles de ces amours italiennes, au caprice d’un instant de loisir, — et en lisant le livre de Lanzi, — l’Histoire de la Peinture se ressentira de cette double influence qui présida à sa naissance.
Voici quelques fragments inédits de son Journal où l’on voit l’idée poindre, se préciser, s’affermir :
Milan, le 29 octobre 1811.
… J’ai lu à la chambre… 150 pages de Lanzi13, qui, au milieu de son bavardage critique, historique, et timide, sent bien les arts, en sa qualité d’Italien. Il n’a pas autant de superlatifs que je le craignais……
I have thought to translate Lanzi ; he has 1900 pages ; and to make of that 2 vol of 450. That would advantage, I thought, of dictating the french to my Mancas and to spend to that 30 ou 40 days14.
Le premier projet était modeste : il ne s’agissait que de faire, du fatras de Lanzi, une traduction abrégée à l’usage des Français. Stendhal pensait n’y mettre que quelques semaines. Il fit bien en effet, mais sans le dire, une adaptation de Lanzi. Seulement il y mit des années.
L’idée fait du chemin. Trois jours après il écrit :
Hier, dernier jour d’octobre, attendant in the chamb. j’ai écrit la lettre suivante :
« Bologne, 25 octobre 181115.
« Messieurs,
« J’ai composé en 2 volumes l’hist. de la peinture en Italie depuis la renaissance de l’art vers la fin du xiiie siècle jusqu’à nos jours16. Cet ouvrage est le fruit de 3 années de voyages et de recherches. L’histoire de M. Lanzi m’a été fort utile.
« J’envoie mon ouvrage à Paris pour l’y faire imprimer. On me conseille de vous prier de l’annoncer. Il paraîtra en 2 vol. in-8° à la fin de 1812.
« Si l’article suivant ne convenait pas, je vous supplie, Messieurs, de le corriger… »
Suit un article de réclame destiné apparemment aux journaux, et répétant les indications qui précèdent.
Et Beyle signe le tout : Charlier. Il remplaça heureusement ce pseudonyme par celui, plus harmonieux, de Stendhal.
Que sa fantaisie est prompte ! Il voit déjà l’œuvre achevée, « en deux
volumes »
; déjà il prévoit la date où il la publiera : « la fin de
1812 »
.
Son charlatanisme n’est pas moins amusant : l’auteur, qui n’a point passé trois mois en
Italie, déclare gravement y avoir vécu « trois années de voyages et de recherches »
. Et il présente son livre, qui n’est pas encore
commencé, comme la lente élaboration d’un travail déjà très ancien.
Mais il avoue, — probité ? ou prudence ? — « que l’histoire de
M. Lanzi »
lui « a été fort utile »
.
Moins naïf quelques années après, il se gardera d’un aveu aussi peu nécessaire.
Ne prenons pourtant pas trop au sérieux cette réclame prématurée. Stendhal n’y croit guère lui-même. À coup sûr, la lettre ne fut pas envoyée. Peu après, il écrit dans son journal :
… J’allai à Brera… Je trouvai de l’intérêt à une peinture de Giotto et à un tableau d’André Mantegna, à cause de l’idée folle qui m’est passée par la tête.
Elle me coûte déjà 104 fr. employé à :
Lanzi…………………………… 22 fr.
Bossi…………………………… 24 fr.
Vasari (11 vol.)…… ………… 55 fr.
(il y en aura 5 de plus)
Guida di Milano di Bianconi……. 3 fr.
104 fr.17.
Cette idée me ferait perdre mon temps… Mais… j’acquerrais des connaissances véritables en peinture and probably money sufficient for a second tour through Italy… (et probablement assez d’argent pour un second tour en Italie).
On voit en quelle petite estime Beyle tenait ce livre qu’il songeait si mollement à entreprendre. Il craignait surtout que ce travail d’écolier ne retardât son œuvre véritable, ce chef-d’œuvre théâtral qu’il méditait alors plus que jamais.
Mais, croyant sans doute à la maxime banale qu’on ne s’instruit qu’en enseignant, il espère être moins ignorant des arts quand il aura écrit un livre sur l’histoire de l’art. C’est peut-être en effet ce qui lui advint.
Il compte aussi, dans son illusion, gagner à cela quelque argent, assez pour revoir son Italie et sa maîtresse.
C’était là, n’en doutons point, l’une des considérations essentielles.
Beyle est de retour à Paris, depuis quelques jours seulement. Le grand projet, poussé en un jour dans cette cervelle vive et féconde, est plus durable qu’on ne l’aurait cru. Il y pense si bien qu’à peine arrivé il a acheté toute une collection de magnifiques registres, couleur vert pomme, qu’il destine à son Histoire de la Peinture. J’ai vu 14 de ces volumes ; ils contiennent encore beaucoup de pages blanches.
Pourtant l’idée première semble s’être faite, au cours du voyage, plus modeste et plus sage. Le 4 décembre 1811 (il avait quitté Milan au commencement de novembre), il écrit sur la première page de l’un des volumes verts :
Idée :
Je compte un jour retourner en Italie et la voir à mon aise : il y a 4 choses à observer : la nature du sol, le climat, et les beautés naturelles, comme la vallée d’Izelles, la vue du Vésuve, etc.,
2° Le caractère des habitants ;
3° La peinture et les autres arts du dessin ;
4° La musique.
Pour avoir du plaisir par ces deux derniers moyens, j’avais besoin d’étudier ces arts, et d’avoir pour la peinture un indicateur fait par moi, afin que les sentiments d’un auteur quel qu’il fût ne vinssent pas troubler les miens, et me porter à la discussion, au moment où il faut sentir. J’ai donc résolu de faire un extrait de l’histoire de la musique de………, et un autre extrait de celle de la peinture, qui formeront mon vade-mecum si jamais je retourne.
In quel pezzo di ciel caduto in terra18.
Il faut bien en croire cette note, écrite pour lui seul : voici que le livre rêvé ne doit plus être qu’un modeste résumé, destiné à son propre usage.
Comme il le dit en toute honnêteté, il avait en effet bien grand « besoin d’étudier les arts ». Ce résumé sera le livre d’un débutant qui veut s’instruire, et se faire des idées, n’en ayant guère encore, en comparant et discutant une fois pour toutes les idées des autres.
Puis, une fois achevé, il lui servira de guide, un guide fait à sa façon et pour lui : il est, nous le savons, prompt à s’irriter contre le cicerone, homme ou livre, qui vient troubler ses sensations. Il pourra ainsi demeurer toujours seul avec lui-même.
On ne peut qu’approuver un projet si sage.
Mais, si nous voulons en comprendre tous les motifs, regardons encore à la page qui fait face à celle-ci, et ouvre le volume. Il y a écrit en lettres capitales cette dédicace :
TO
MILADY ANGELA G.
4 Xbre 1811.
Il offrait à son amie italienne, Angelina Pietra Grua19, ce livre qu’il avait rêvé en l’aimant. Comme il en est pour tous les amoureux, cette seule association de souvenirs devait le lui faire chérir. Ce n’était point façon de parler, quand il écrivait, cinq ans après, à son ami Crozet20.
Par hasard, en 1811, je devins amoureux de la comtesse Simonetta21 et de l’Italie. J’ai parlé d’amour à ce beau pays en faisant la grande ébauche en douze volumes…
En vérité, il était amoureux de l’une et de l’autre depuis dix ans, et il était parti pour les revoir, comme on s’en vient à un rendez-vous d’amour. À son retour, il retrouvait sa vie prosaïque, un pays qui lui semblait laid, les sécheresses d’une ambition déçue. Travailler à cette histoire de la peinture, traduire un auteur italien, c’était revoir l’Italie dans son âme, c’était aussi se parler à lui-même la langue que parlait Angelina ; même à l’ennuyeuse besogne de traduire un livre ennuyeux, se mêlaient des pensées d’amour.
Et c’est ainsi, pour des motifs pratiques, et pour des raisons de poète, par intérêt personnel et par sentimentalisme, que Beyle se mit à composer avec verve son Histoire de la Peinture.
Ici, comme partout dans la vie de Stendhal, c’est une bonne fortune qui explique tout22.
Moins de neuf mois après que lui était venue, à Milan, la première idée de son livre, Beyle quittait Paris pour la campagne de Russie. (Revenu d’Italie au début de novembre 1811, il part de Paris le 23 juillet 1812.)
Or nous savons, par sa lettre à Crozet (de Rome, le 30 septembre 1816, dans les Souv. d’égot.), qui avait déjà fait 12 volumes de l’Histoire de la Peinture, et ces volumes, perdus par lui en Russie, n’étaient déjà plus une première ébauche, mais une copie, et une copie corrigée et annotée :
… J’ai parlé d’amour à ce beau pays en faisant la grande ébauche en douze volumes perdue à Moladechino. De retour à Paris, je fis recopier la dite ébauche sur le manuscrit original, mais on ne put reprendre les corrections faites sur les douze volumes verts, petit in-folio, mangés par les Cosaques.
Si l’on songe que ces neuf mois, Beyle les a passés à Paris, qu’il n’était point un oisif, mais souvent fort occupé, et aux ordres d’un homme qui savait faire travailler ceux qui l’entouraient ; si l’on se souvient que jamais Beyle ne fut aussi mondain, élégant, et homme à la mode, qu’à cette époque de sa vie, — qu’il menait de front plusieurs intrigues très compliquées, qui l’occupaient et le passionnaient23 ; si l’on pense enfin que ces neuf mois se réduisent à huit, pour peu qu’on permette à Beyle de s’installer à son retour d’Italie, et de se préparer avant son départ pour la Russie ; — on ne peut qu’admirer l’extraordinaire rapidité de son travail.
Qu’était cette « ébauche » si vite achevée, il est difficile de le dire. L’examen des manuscrits permet au moins quelques conjectures. C’est ainsi que le volume XII contient une grande partie de l’Histoire de la Peinture, telle qu’elle devait être publiée cinq ans plus tard. Le texte est d’une autre main que celle de Stendhal : c’est déjà une copie de son brouillon. Mais il y a quantité de notes marginales ajoutées par lui-même, et qui portent la date des 19 et 20 janvier.
Si bien que, moins de trois mois après avoir commencé, il avait déjà ébauché tout ce que nous avons aujourd’hui, l’avait fait mettre au net, et le corrigeait.
La modeste traduction de Lanzi n’avait pas été abandonnée, loin de là ; mais d’autres auteurs aussi avaient été traduits, et démarqués. Beyle, plein d’un zèle admirable, avait tout de suite mis en œuvre tous les volumes achetés à Milan, il avait compilé, comparé, traduit, résumé, mélangé, et déjà, par morceaux épars, mais qui çà et là commençaient à se souder et à s’amalgamer, s’ébauchait une histoire complète de la peinture italienne.
Mais qu’était tout cela pour Beyle ? Avait-il abandonné l’idée première d’en faire un livre ? Voulait-il seulement, ce qui avait été sa seconde idée, préparer, pour lui seul, un bon résumé de toutes ses lectures ? Ou bien, après avoir commencé, comme nous l’avons vu, par une simple traduction, l’avoir continuée, beaucoup grâce au prestige et à la nostalgie du souvenir, s’était-il laissé entraîner à poursuivre, de critique en critique, d’historien en historien, ses traductions et ses rapprochements, et, un beau jour, s’était-il dit que tant de travail ne pouvait être perdu, et qu’il fallait finir et publier ce livre à moitié fait ?
Rien absolument ne nous permet de connaître la vraie pensée de Beyle, à cette date de 1812. Mais j’ai peine à croire qu’un travail, tel que celui que le manuscrit nous révèle, n’ait eu d’autre but et d’autre portée que d’être un exercice solitaire, l’étude désintéressée d’un amateur qui s’instruit.
La campagne de Russie interrompit un travail qui marchait d’une telle allure. Sans elle peut-être Stendhal aurait-il réalisé son premier projet, et publié l’Histoire de la Peinture à la fin de 1812. Dans sa hâte d’achever, il n’avait sans doute emporté son manuscrit que pour y travailler en chemin. Pour singulière qu’elle nous paraisse, l’idée était bien stendhalienne. Mais elle manqua d’être fatale au livre. Dégoûté d’avoir perdu une partie de son travail24, d’ailleurs fatigué moralement et physiquement, et l’âme comme usée, quand il est de retour en France, il semble renoncer à continuer son ouvrage ; il l’oublie.
Il n’est question qu’une fois, en 1813, de l’Histoire de la Peinture : Beyle est à Milan, et, au milieu de ses amours, comme autrefois en enfilades d’heures vides. Il cherche une occupation pour fuir l’ennui, le grand effroi de sa vie, et se rappelle alors l’œuvre abandonnée :
… Ce soir, devant être quatre jours sans la voir25, j’ai vu qu’il ne manquait à mon bonheur qu’un peu de travail… Je n’ai pas les cahiers verts ; ainsi je ne puis travailler à l’Histoire de la Peinture.
Mais ce n’est qu’un souvenir qui passe.
L’ouvrage, si longtemps interrompu, menaçait de n’être jamais repris, d’autant qu’il était par lui-même fastidieux, et que peut-être l’auteur hésitait toujours sur l’usage définitif qu’il en devait faire.
Il fallut, pour le sauver du sort commun à tant d’œuvres de Stendhal, ébauchées et oubliées, que le hasard de circonstances tout extérieures vînt lui donner une seconde fois la vie. Le livre, commencé jadis dans la fantaisie désœuvrée de quelques heures d’amour, fut repris et achevé grâce aux incidents tardifs de cette même histoire d’amour.
Vers le milieu de l’année 1814, des déboires d’ambition et des répugnances politiques
s’étaient unis pour dégoûter Beyle de Paris. « Rome, Rome est ma patrie, je brûle
de partir »
, écrivait-il le 4 juillet dans son Journal.
Et un mois après il était parti, mais pour Milan : il devait y rester sept ans.
C’est l’ennui, et le vide des heures, après tant d’années d’âpre travail commandé, qui d’abord le ramena à la Peinture. Ni ambition littéraire, semble-t-il, ni goût particulier pour cette œuvre. Mais le livre était commencé, et, selon la loi du moindre effort, Beyle le reprit.
Sous peine de périr d’ennui, il faut me faire une occupation, se disait-il en passant le Mont-Cenis, le 6 août 1814, — actuellement que je ne suis rien.
Et, à peine arrivé à Milan, il tira de sa malle les volumes verts. Sur la reliure du tome VIII, je lis :
Plus d’happiness for me, without Travail26.
14 août 14, 1000 ans. [Milan]
Dans sa terreur de l’ennui, il se hâte ; il ne lui laisse pas le temps de le saisir. Datées de ce même 14 août 1814, on trouve déjà quelques pages de l’Introduction à l’Histoire de la Peinture.
Il tâchait aussi de consoler, par le travail, quelques vagues regrets d’ambition déçue. Au milieu du manuscrit de la peinture, je trouve cette note, du 17 août :
Pour que je fisse fortune en ambitieux, il faudrait que les ministres d’un pays en fussent en même temps les gens les plus amusants. Alors j’irais les voir assez souvent et avec l’assiduité nécessaire.
Et le 9 novembre, il disait gentiment :
Quand on a perdu en un jour état et occupations, n’est-il pas permis de s’amuser à enfiler des perles ?
Il se mit donc à enfiler des perles, et le jeu27 sembla l’amuser, car on le voit travailler souvent, en ces derniers mois de 1814.
Plus encore qu’il n’ajoute du nouveau, il se relit, et il s’approuve :
« Je suis content de ce recueil d’idées le 30 octobre 1814 »
, met-il en
tête du volume II.
Même à la Scala, il y songeait encore, et il note quelques réflexions sur la peinture
qui lui étaient « passées par la tête »
en écoutant de la musique, le
soir du 10 octobre 1814.
C’est de cette époque que datent deux parties essentielles du livre, à peu près les
seules où Beyle ait été original, celles qu’il écrivait, comme il l’a dit, « sous
l’immédiate dictée de son cœur »
. L’introduction historique, si pleine de vues
pénétrantes, fut ainsi composée, entre le 15 août 1814 et le 28 janvier 1815. Il
l’écrivait de caprice, et comme par boutades, suivant l’inspiration du moment. Et le
décousu même de ces pages laisse assez voir comment elles furent écrites.
Puis, en se relisant, Beyle s’était aperçu que son chapitre sur le Beau, dont il était
fort content, avait disparu. Le 30 octobre, il le cherche. Et comme, décidément, il doit
être resté dans les plaines de Russie, il le refait. Le 1er décembre
il écrit : « Beau idéal : made. »
Et il apprend à Crozet28 que ces cent pages ont été
écrites par lui « en 3 jours »
. Ainsi fit-il, on le sait, pour un
chapitre perdu de la Chartreuse. Quelques ouvriers de style lui reprocheront peut-être
cette verve magnifique.
Enfin, le 1er décembre 1814, le livre était déjà fort avancé, si l’on en croit un plan écrit alors par Stendhal29. De tous les chapitres que nous en connaissons, il lui restait seulement à faire la moitié de la vie de Michel-Ange.
Mais cette collection de morceaux de toutes provenances et de tout âge formait encore, on peut le croire, un ensemble bien disparate. Les retouches successives ne l’avaient peut-être pas beaucoup amélioré. Ce n’était plus une première ébauche, ce n’était pas encore un texte définitif.
Et comme ce livre, dont l’histoire est si agitée, devait subir le contrecoup de toute la vie de Stendhal, il lui arriva vers ce moment de changer d’inspiratrice, et de porter un autre nom de femme, beaucoup plus illustre assurément que celui de cette petite bourgeoise italienne, que Stendhal allait voir dans sa boutique, et qu’il n’en appelait pas moins la comtesse Simonetta, de son vrai nom Angela Pietragrua. Il lui avait dédié, on s’en souvient, le livre à sa naissance, à la fin de 1811. Mais quand il apprit, le 14 janvier 1815, la mort d’Alexandrine, la femme de son cousin, l’un des ministres de Napoléon, il en oublia pour un instant Angélina, et écrivit, sur la première page de son manuscrit :
To
the everlasting Memory
of Milady Alexandra Z.
even in our ashes, Love30.
Pourtant le nom de la boutiquière milanaise comme celui de la baronne impériale ne devaient pas rester sur l’œuvre définitive. Quand elle paraîtra, la morte et la vivante seront oubliées, et remplacées dans son cœur.
Mais, comme il est naturel, la vivante ne céda pas la place aussi vite que l’autre. Le nom d’Alexandrine n’apparaît qu’une fois, tandis que l’influence occulte d’Angélina devait encore longtemps s’exercer sur l’histoire troublée de ce livre.
En 1814, l’ambition lassée, le vide d’une inaction non accoutumée venaient de ramener Beyle à son Histoire de la Peinture. Pourtant cette première ardeur au travail sans doute se serait vite éteinte. Il s’y remit, s’y rattacha, le continua, comme à la diversion nécessaire de ses amours. Le pauvre livre n’est jamais qu’un pis-aller.
C’est Stendhal lui-même qui discrètement l’avoue, dans une lettre qu’il écrivit plus tard, le 30 septembre 1816, à son ami Crozet31 :
… Battu par les orages d’une passion vive, j’ai été sur le point de dire bonsoir à la compagnie du 22 décembre 1814 au 6 janvier 1815…
Alors en effet Beyle avait commencé à se douter qu’Angélina le trompait effrontément. Comme il l’aimait avec beaucoup de naïveté, il voulut se distraire de ses craintes. Et l’Histoire de la Peinture, qui l’avait autrefois aidé à se souvenir d’elle, lui servit alors à l’oublier. Elle fut un remède au doute, un calmant, et un refuge.
Depuis qu’à douze ans j’ai lu Destouches, dit-il encore, je me suis destiné… à faire des comédies… En 1814… je me trouvais hors d’état de faire du raisonnable, à plus forte raison du léger. J’ai donc travaillé quatre à six heures par jour, et, en deux ans de maladie et de passion, j’ai fait deux volumes.
Et il ajoute, comme une excuse :
Il est vrai que je me suis formé le style.
C’est donc toujours pour des causes extérieures à lui-même que ce livre est repris et poussé cahin-caha. Point de grand amour volontaire et passionné pour son œuvre ; pas même la volonté de la finir, de s’en servir. Beyle remplit la tristesse ou le vide des heures en noircissant des pages blanches, et bien peu lui importe, souvent, ce qu’il y met.
Qu’il ait travaillé, comme il le dit, quatre à six heures par jour, pendant deux ans (fin 1814-fin 1816), je n’en puis rien croire. D’abord le livre était presque fait, nous l’avons dit, avant le 1er janvier 1815. On ne voit guère à quoi Stendhal aurait pu encore employer le travail de tant de jours. Puis nous avons ces volumes verts, qui ne le quittaient jamais, qui le suivaient dans tous ses voyages, jusqu’à Venise. On y trouve bien souvent la date de 1815, mais c’est que Stendhal s’en sert pour noter tout ce qui lui passe par l’esprit, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il voit, ses idées politiques, son mépris pour les Bourbons, le récit de ses voyages et de ses bonnes fortunes vénitiennes, et ses inquiétudes, toujours, pour cette Angélina, qui le tient, qui le promène avec elle, et qui le trompe en chemin. Mais dans ces cahiers destinés à l’Histoire de la Peinture, il n’est jamais, cette année-là, question de peinture. Encore une fois, l’auteur s’est lassé, l’ouvrage est abandonné.
Il aurait bien pu n’être jamais achevé. Beyle n’eut de goût en aucun temps pour le patient travail de la fin. Cette Histoire de la Peinture lui avait à peu près donné tout ce qu’il en pouvait espérer : elle l’avait instruit, elle l’avait occupé et distrait. Il ne pouvait pas en attendre bien sérieusement la réputation ou la gloire : il savait trop lui-même comment il l’avait faite, et que l’essentiel était un ingénieux mélange de plagiats.
Abandonnée en 1813, délaissée une seconde fois en 1815, il semblait naturel qu’elle ne vît jamais le jour.
Et voici qu’en 1816, l’Histoire de la Peinture entre tout à coup dans une phase décisive. Beyle et son meilleur ami, Crozet, échangent à son propos quantité de lettres. Le livre s’achève, s’imprime, va paraître. Pourquoi ?
On peut dire que ce livre était mûr depuis plus d’un an. Il ne manquait que la volonté de l’achever. D’où vint cette volonté soudaine ?
Est-ce pour se faire un nom dans la littérature ou dans l’art ? Mais le livre même, je viens de le dire, dément cette prétention. Puis on sait les vrais espoirs de Beyle. Il nous le répétait tout à l’heure. Depuis l’âge de 12 ans, il se croit destiné à la gloire de Molière. Il n’imagine guère pour lui la renommée qu’au milieu des applaudissements d’un théâtre. Il a gardé pour tout ce qui touche à la scène les enivrements d’un collégien. Tout autre succès littéraire lui semblerait froid et insipide. Sa vie entière, il a travaillé à une comédie, dont les ébauches successives remplissent les manuscrits de la bibliothèque de Grenoble. Commencée quand il a vingt ans, il en refaisait le plan en cette année 1816, il en méditera encore une refonte complète le 4 avril 1830, vers le temps où paraît le Rouge et le Noir. Et le roman ne fut peut-être pour lui qu’une sorte de pis-aller.
On peut imaginer en quel mépris il devait tenir un ouvrage de compilation et de critique ; cela ne pouvait être pour lui qu’un passe-temps, un moyen de se faire la main, une spéculation encore ou un gagne-pain, mais jamais l’œuvre digne de sa gloire future, ou qui méritât même de porter son nom.
Aussi32 ne signera-t-il pas l’Histoire de la Peinture en Italie. Elle ne portera que ces initiales mystérieuses : M. B. A. A., qui ne pouvaient le compromettre.
Et si, le livre une fois paru, il se sent pris d’affection pour cet enfant qui lui a
coûté tant de peine, ce n’est que l’effet habituel de toute paternité, même non désirée.
Il déclarera que ce livre peut « avoir 150 ans dans le ventre »
. Mais,
pour Stendhal, qui aspire à la vraie gloire, celle qui ne meurt pas, cela est peu. En
réalité, il regrette « d’avoir passé deux ans à voir comment Raphaël a touché les
cœurs »
, car « il est petit de passer sa vie à dire
comment les autres ont été grands33 »
. Il préfère être grand lui-même.
Ce demi-mépris pour le livre qu’il publie, ce détachement d’un homme supérieur à son
œuvre, et qui presque en rougit, on le retrouve dans une lettre à un ami, du 1er décembre 1817. (Cor. inéd., I, 52.) Il y déclare
qu’il n’a pas voulu « parler comme auteur »
; qu’il écrit pour se
« désennuyer le matin »
; et il demande à Mareste « de toujours
épaissir le voile »
qui cache le vrai nom de l’auteur. « Je fais de ces
niaiseries le cas qu’elles méritent ; ça m’amuse ; j’aime surtout à en suivre le sort
dans le monde, comme les enfants mettent sur un ruisseau des bateaux de papier34. »
Ce n’est donc point pour fonder une réputation littéraire, ce n’est point pour se créer auteur, que Stendhal publie son livre. Et le simple amusement de courir la chance, de risquer une aventure sans conséquence et anonyme, ne me paraît pas suffisant pour expliquer un travail aussi sérieux et sans grâce.
La vraie cause, la cause décisive, c’est que Beyle a besoin d’argent. On en est convaincu, en lisant sa correspondance avec Crozet, de 1816 : on voit que la grande préoccupation qui se mêle, sans cesse, à l’idée du livre, se confond avec tous les détails de la publication, paraît et reparaît entre toutes les discussions sur le fond et la forme, et domine les espoirs de de l’auteur, c’est le succès d’argent. Beyle en est hanté.
Non pas qu’il confonde la littérature avec un commerce : il en a une conception plus noble. Mais il fait deux parts dans ses ouvrages : ceux qui visent à la gloire, — et ceux qui rapportent.
C’est que le malheureux, privé de sa place, sans espoir d’en trouver une autre, est fort dénué. Il a jusqu’ici beaucoup espéré de son père, qu’il croit riche et qu’il juge avare. Mais son père ne veut rien lâcher. Depuis 1814, il lui promet 30 000 francs, de quoi, avec les petits revenus de Beyle, vivre heureux à Milan, où l’aisance est à bon marché, et l’amour pour rien. Mais, après deux ans d’attente, Beyle connaît son illusion. — Or, il faut vivre ; Beyle a 1 600 francs de rente ; il a besoin de 4 000 au moins. Et cette nécessité domine tout.
Elle est si pressante et si terrible qu’on voit Beyle agiter fort gravement le projet d’aller chercher jusqu’en Russie une place de professeur, — plutôt que de mourir de faim, dit-il.
Le succès de l’Histoire de la Peinture reste presque son seul espoir. Elle doit lui permettre de vivre en Italie, à Milan, sans rien faire. C’est un gagne-pain.
Et voici pourquoi, apparemment, l’Histoire de la Peinture parut enfin en 1817, après six ans de gestation, et tant de menaces d’avortement.
Aussi, dès que le livre parut, Beyle s’ingénie pour le faire vendre. Il montre, au soin qu’il prend de la réclame, d’excellentes dispositions commerciales. Il devance les écrivains de son temps. Il est tout moderne.
Tâchons de faire annoncer ferme la première livraison de l’H. de la P. La roche est escarpée, l’eau est profonde, et le jésuite (son père n’a que 70 [ans]. Si cela te révolte, songe que je suis harassé par toutes les ruses de la mauvaise foi, depuis deux ans…
Un mois après, il se déclare prêt à mettre dans son livre toutes les platitudes, pour
gagner quelque argent : « primo, panem, deinde philosophari. »
Et il
écrit la dédicace.
Enfin il dresse avec grand soin une liste de tous les personnages influents à qui l’on
enverra son livre ; pour préparer l’opinion, il faudra « n’afficher et n’envoyer
aux journaux que quinze jours après avoir adressé »
ces exemplaires. (Souv. d’égot., p. 253.)
À peine les 1 000 exemplaires de la Peinture enfin lancés, ce sera le tour des journaux. Stendhal écrit à Mareste le 15 octobre 1817 (Souv. d’égot., p. 256) :
Ne pourrait-on essayer de faire passer au Constitutionnel et au Mercure l’article de Crozet ? — En attendant, faisons parler le Journal général, ou même les Lettres Champenoises. Quant aux Débats, Maisonnette pourrait se réduire à les prier de parler, même en mal…
Et le novembre :
Voyez donc si vous pouvez obtenir accès à la Revue Encyclopédique… Voilà pour l’essentiel. Le luxe, pour ma vanité, serait un vrai jugement, en conscience…
On sait que cette opération commerciale devait échouer misérablement. Beyle en distribua 270 et en vendit 284. Cela lui coûta quelques milliers de francs35.
Tant d’inquiétudes d’argent avant que le livre paraisse, tant de soins commerciaux quand il a paru rendent, il me semble, assez clairs les motifs qui firent achever en quelques mois un livre qu’il avait pris l’habitude de ne pas finir. La nécessité le fit auteur.
Quand il n’a plus d’argent pour vivre, c’est alors seulement qu’il se livre à un labeur acharné, c’est alors qu’il débrouille péniblement la masse hétérogène et confuse de cinq ans de compilations vagues. Mais ce travail final fut certainement aussi bref qu’il fut violent. Le livre et le manuscrit sont là pour le prouver.
C’est de cette dernière mise en œuvre que parlait Stendhal, un jour de découragement, quand il écrivait à Crozet36 :
Je me suis tué à la lettre for this work par le café et des huit heures de travail pendant des trente ou quarante jours d’arrache-pied. Je réduisais par là à vingt pages ce qui en avait d’abord cinquante. J’ai usé le peu d’argent disponible, j’ai donné les soins les plus minutieux et les plus ennuyeux à un excellent ami, je risque d’incendier mon rendez-vous avec la musique, et tout cela pour offrir du rôti à des gens qui n’aiment que le bouilli. Y a-t-il rien de plus bête ?
Ceux qui ont lu la Peinture en Italie s’étonneront moins de ses étrangetés, de ses lacunes, de ses disproportions, — et de la voir inachevée, — maintenant qu’ils savent comment elle fut faite.
C’est à la vérité une histoire héroïque et comique que celle du livre de Stendhal. Il le commença presque sans le savoir et sans le vouloir, un jour de voyage en Italie. Ignorant ce qu’il en ferait au juste, il le continue, un peu partout, à travers l’Europe, le laisse et le reprend maintes fois, suivant les caprices de l’heure. Il en écrit les feuillets au théâtre et à l’hôtel, en voiture et en gondole, en rêvant de musique, de gloire ou d’amour. L’Histoire de la Peinture fit la campagne de Russie, et y laissa quelques morceaux d’elle-même. Aujourd’hui les fragments du manuscrit sont dispersés un peu partout, dans les bibliothèques publiques et dans les collections privées, tout mêlés encore de notes biographiques, voyages, bonnes fortunes, politique, argent.
C’est qu’en vérité l’ambition et l’amour, les révolutions et les guerres eurent une singulière influence sur la vie de ce livre ; ils l’arrêtèrent et le remirent en train ; ils firent sa destinée, comme celle de son auteur.
Il ne faut donc pas s’étonner si l’histoire du livre sur la peinture a, tel qu’un roman mal fait, ses incohérences et ses longueurs. Elle est capricieuse, et le jouet du hasard, à l’image de Stendhal et de sa vie. Et, comme il convient, on y trouve des noms de femmes.
Tome LXIV, numéro 226, 15 novembre 1906 §
Histoire.
Comtesse Bonmartini : Non Coupable ! Mémoires de Linda
Murri, publiés par L. Di San Giusto, traduits par Mme J. H. Desmaret ; Juven §
L’on a présente encore à la mémoire la cause célèbre qui passionna l’Italie, ces dernières années. Le 20 août 1902, on trouvait assassiné dans son appartement, à Bologne, le comte Francesco Bonmartini, de Padoue, gendre du professeur Murri, une des célébrités de la science italienne. L’auteur du meurtre, Tullio Murri, était le propre beau-frère de la victime. Le comte Bonmartini rendait sa femme, Linda Murri, très malheureuse, d’où l’animadversion du frère de celle-ci. Au cours d’une altercation, les deux hommes en vinrent aux mains : Tullio Murri, au dernier degré de la fureur, très impulsif d’ailleurs et quelque peu déséquilibré, tua son adversaire d’un coup de couteau. Tel est le fait très simple que les passions et l’imagination publique, d’une part, l’accusation, d’autre part, transformèrent en un drame ténébreux et compliqué, véritable chronique du xve siècle. Comme, malheureusement, la comtesse Bonmartini avait un amant, le Dr Secchi (elle l’avait aimé étant jeune fille, sans pouvoir l’épouser, les parents s’y opposant), on eut vite décidé que la comtesse avait fait tuer son mari pour pouvoir vivre avec son amant. Toutes sortes de développements romanesques et sanguinaires se greffèrent sur ce thème. Linda Murri, dans l’imagination exaltée du public, dans les froides combinaisons de l’accusation, devint comme une héroïne fatale et sanglante où se seraient confondues une Clytemnestre et, — invention monstrueuse ! — une Parisina. Bref, dans cette affaire où il n’y eut jamais de coupable qu’un pauvre impulsif affolé de colère, cinq prévenus prirent place dans la cage de fer des assises : Tullio et Linda Murri, le Dr Secchi, le Dr Naldi (celui-ci accusé, croyons-nous, de complicité dans une prétendue tentative d’empoisonnement) et une domestique, Rosina Bonetti. Tous furent condamnés. On croit rêver, notamment quand on voit le Dr Naldi subir la même peine que Tullio Murri : trente ans de prison. Cela seul donne une idée de l’incohérence du verdict.
Des mémoires que la malheureuse comtesse Bonmartini (récemment graciée) vient de publier, toute l’affaire se dégage avec un aspect indiscutable de véracité. Dans cette protestation frémissante d’une femme affolée de souffrance, les circonstances se recomposent d’elles-mêmes, apportant, à chacune des devinettes sinistres imaginées par l’accusation et la passion publique, la réponse la plus naturelle. Des preuves matérielles sont produites. Les caractères se détachent dans leur logique simple au point de vue de l’affaire : le comte Bonmartini, gentilhomme campagnard, hobereau lourd et inéduqué, autoritaire et vaniteux, compagnon disparate d’une femme, Linda Murri, fine, instruite, grandie dans un milieu d’intense culture, sous l’influence peut-être pas très bonne, par surcroît, d’une mère excellente, mais atteinte d’une maladie nerveuse ; Tullio Murri, esprit distingué, tempérament névropathique, deux bonnes conditions pour qu’il prît en horripilation, puis en haine furieuse, quand se produisirent les sévices contre une sœur très aimée, un beau-frère dans le goût de Bonmartini ; et enfin, le père, Auguste Murri, haute clairvoyance scientifique, mais avec une impuissance à rien empêcher dans la pratique (et d’ailleurs comment prévoir de telles choses ?). Et c’est ainsi que la fameuse chronique du xve siècle devient un drame bien moderne, capable, en dehors de ce qu’il a de navrant et de proprement émouvant, d’intéresser l’historien de mœurs et le curieux des choses d’au-delà des Alpes. Si cette affaire très simple fut grossie à ce point, c’est qu’elle fut propre entre toutes, par la condition des personnages, à passionner et à agiter la société italienne. Ceci se lit entre les lignes du livre de la comtesse Bonmartini, qui est avant tout le cri d’une femme et d’une mère, tout en contenant, sous le premier rapport, quelques renseignements caractéristiques. Nous entrevoyons de furieuses passions politiques se déchaînant sous le couvert de cette lamentable affaire. Bonmartini était clérical et réactionnaire ; les Murri, comme aussi la classe lettrée et savante qui est la leur, passaient pour socialistes. Ces deux opinions se heurtèrent sans merci, à un moment où, par surcroît, des troubles agitaient le nord de la Péninsule. La famille Murri fut sacrifiée, dans la personne de son chef, visé par-dessus les têtes du fils et de la fille, aux haines réactionnaires et cléricales.
Tome LXIV, numéro 225, 1er décembre 1906 §
L’Italie qui travaille §
L’Italie, depuis quelques années, — ou du moins la plus grande partie de la Péninsule, — offre un magnifique spectacle de relèvement, de renaissance, de réparation économique et intellectuelle. Ce n’est plus seulement par le chiffre de ses budgets, par l’ampleur de ses défenses militaires et navales, qu’elle se classe parmi les grandes nations, — c’est aussi par la valeur de sa production et de ses échanges. Et si le régime capitaliste, en s’y développant, engendre ses conséquences partout constatées, s’il y introduit, à la fois, une fièvre intense de labeur et une oppression renforcée des masses, une sorte de galvanisation générale des initiatives, et une corruption politique, qui descend de proche en proche à travers les couches sociales, — il y suscite aussi l’organisation prolétarienne, qui élabore l’affranchissement définitif.
La « jeune Italie » d’autrefois étonna le monde par l’audace de ses coups de main et la splendeur de son idéal. La « jeune Italie » d’aujourd’hui n’est plus une association, un système de comités secrets, un groupement d’hommes désireux de soustraire leur pays aux dominations étrangères et au régime féodal. C’est un peuple qui aspire à vivre comme les autres peuples, à s’arracher aux tutelles industrielles du dehors, à créer de la richesse, pour se nourrir dignement.
Il faut en prendre son parti. Cette terre d’art, de paysages incomparables, d’évocations légendaires, tend à devenir une terre d’usines et de fécond travail. L’heure s’approche où l’on ne pourra plus rêver en paix sur les ruines du Colysée, et où l’horizon du golfe de Naples s’éclairera de l’irradiation des hauts fourneaux. Les halètements de la vapeur interrompent déjà le silence de la mer d’Ionie, et l’abbaye du Mont Cassin domine une gare bruyante. C’est l’histoire du renouvellement perpétuel de l’humanité. Après avoir conquis l’Europe du Nord et du Centre, l’industrialisme épand sa vague envahissante sur le Midi latin, sur les Péninsules du Sud, qu’alanguit leur climat. L’Espagne a trouvé, en Catalogne et en Biscaye, des foyers de rajeunissement. Les Balkans sont gagnés à l’existence nouvelle, et l’Italie, aux deux tiers, a rejeté la somnolence mortelle qui pesait sur ses provinces depuis la chute des Républiques.
Elle a été infiniment plus lente à se mouvoir que ses voisines médiates ou immédiates. Elle s’est unifiée à l’heure même où l’Allemagne conquérait, elle aussi, son unité nationale, et pourtant, pendant plus d’un quart de siècle, elle n’a donné que de médiocres signes de son activité. L’Autriche, demeurée en arrière de tant d’autres peuples, et si longtemps vouée à l’exploitation militaire des domaines annexés, s’était relevée d’un puissant élan, au lendemain de ses défaites et de ses mutilations. Elle avait complété son réseau ferré, stimulé son industrie verrière, textile, métallurgique. L’Italie continuait à sommeiller lourdement sous son ciel. Il est vrai qu’elle n’avait point, comme les deux monarchies de l’Europe centrale, d’opulents gisements houillers et métalliques ; mais elle était pénétrée de tous côtés par la mer, et se contentait de mirer deux superbes façades de golfes, de caps, de montagnes et de plaines, dans la Méditerranée et dans l’Adriatique.
Lorsqu’elle secoua sa torpeur, ce fut d’abord pour verser dans les aventures coloniales, qui flattaient sa vanité, mais dont elle discernait vaguement les profits. L’homme qui la gouvernait avec une dictatoriale et quasi autocratique volonté, Crispi, ne se souciait guère des initiatives pratiques et des créations utiles. Ce politicien du Sud, qui voyait grand, comme tous ceux de sa race, et qui aspirait aux fins sans rechercher les moyens, rêvait d’un État gigantesque qui referait l’Empire latin. Il n’avait jamais clairement exposé ses conceptions, qui demeuraient confuses dans son cerveau fumeux : mais elles animaient tous ses actes. Il lui fallait saisir des possessions exotiques, pour restaurer le sentiment belliqueux dans cette Italie, qui n’avait jamais vaincu par les armes. Si l’équipée abyssine eût réussi, il eût alors, avec le prestige du succès, rejeté les convoitises vers l’Europe Occidentale ou Orientale, assailli la France ou attaqué l’Autriche, rattaché à la couronne de Savoie quelque joyau d’Albanie. Deux grands courants remplissent l’histoire de la Péninsule, celui de l’expansion latine, et celui de l’invasion gauloise ou germaine. Le premier ministre du roi Humbert s’était imaginé qu’il pourrait reformer la légion de César et forcer les frontières naturelles. Au lieu d’adapter les ressources du pays à un but normal, qui eût été la mise en œuvre de ses énergies productives, il les détourna vers le pur militarisme. Il se brisa à la résistance de l’Éthiopie. La nation, humiliée devant les autres nations, arrêtée en son élan, éprouva durement l’échec.
Au fond, elle doit comprendre aujourd’hui que ce désastre valait mieux qu’un triomphe. Si Crispi eût temporairement réalisé son programme, il eût gaspillé, avec une autre ardeur, les deniers publics, et stérilisé, pour une longue période, un peuple entraîné dans des entreprises surannées. L’épisode d’Adoua a préservé la Péninsule des pires accidents. Car du jour où, rappelée aux réalités, et soustraite à l’influence néfaste du dictateur, elle se fut reprise, elle revint aux tâches raisonnables. Elle n’a plus conservé le Bénadir et l’Érythrée, que pour pouvoir arborer son pavillon sur un continent différent. Ses colonies correspondent à la petite maison de campagne que tout citadin se flatte d’occuper. Elle a songé, dès lors, bannissant les chimères, la mégalomanie, les illusions sentimentales, à acclimater chez elle l’industrie et le commerce, et à sauver tout ce qu’une nation contemporaine peut sauver de son agriculture. Soudain elle s’aperçut que la plus urgente, et la plus bienfaisante des colonisations, était encore celle de l’intérieur. À dater de 1898, elle a connu les phénomènes d’évolution économique qui sont intervenus tour à tour en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis, et qui constituent proprement l’intrusion du régime capitaliste. C’est-à-dire que, la production industrielle se concentrant, elle s’est dotée d’un outillage nouveau, en même temps que s’intensifiait la division des classes.
Mais l’Italie diffère notablement, à certains égards, des grands et petits États qui l’entourent. On ne saisit pas, en France, des oppositions accusées entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, au regard de l’activité générale. On n’y pourrait tirer, par exemple, une ligne qui joindrait Belfort à Nantes ou le Havre à Marseille, en disant : de ce côté la fabrication est fébrile, et de cet autre côté, elle languit. Lille et Roubaix, Bordeaux et Angers, Grenoble et sa banlieue, Lyon et Saint-Étienne, Reims et Nancy répartissent, sinon exactement, du moins équitablement, les grandes usines entre les diverses régions. Une portion du pays n’accapare pas toute la richesse, au détriment de l’autre, et de même la Suisse nous présente un juste équilibre avec Bâle et Saint-Gall, Genève et Lausanne ; et l’Allemagne, malgré la prédominance incontestable de la Westphalie et de la Prusse Rhénane, ne condense point toutes ses énergies le long du Rhin et de ses affluents. Il n’est guère que l’Espagne, en Europe, qui offre un phénomène analogue à celui de l’Italie. Toute la vie industrielle est absorbée chez elle par Bilbao, Barcelone et leurs alentours. Dans la monarchie des Savoie-Piémont, la division géographique est mieux marquée encore. Plus on descend des Alpes vers la Sicile, et plus la production apparaît anémiée : elle s’affirme insignifiante, lorsqu’on aborde les anciens États napolitains.
C’est le Nord qui est devenu le foyer économique de l’Italie nouvelle, comme il fut jadis le creuset même de la rénovation politique ou le noyau de l’unification. En organisant tout récemment, à Milan, une Exposition Internationale, dont ils se montrent fiers, nos voisins ont attesté très explicitement que la capitale de la Lombardie était aussi le chef-lieu de l’industrie italienne. Au milieu des plaines fertiles et admirablement irriguées, les cheminées d’usines s’élèvent pressées ; elles se touchent à se heurter dans les vallées qui remontent de la plaine du Pô vers les lacs, et vers la chaîne frontière. Côme grandit avec une rapidité stupéfiante, développant autour d’elle toute une banlieue qui rappellera bientôt celle de Lille. Turin et Florence, l’altière résidence de la vieille dynastie et la métropole des arts, se sont adaptées aux besoins contemporains en juxtaposant de gigantesques fabriques à leurs palais et à leurs dômes historiques ; et Gênes, qui rivalise avec Marseille, et qui multiplie ses docks et ses lignes de transport, puise sa splendeur dans l’énorme région industrielle qu’elle dessert ; attirant à elle les tissus et les denrées alimentaires, qui affluent des districts piémontais et lombards, elle déverse, sur l’Europe centrale et occidentale, les blés, les bois, les matières premières de toutes sortes qui arrivent de l’Orient asiatique, de la Russie et des Balkans. En disputant de plus en plus sa part au grand entrepôt français de la Méditerranée, sacrifié trop longtemps par une formidable ignorance, elle a mesuré justement toute la force de création de l’Italie nouvelle.
On célèbre la croissance rapide, hâtive du commerce allemand ou américain ; et, de fait, les statistiques qu’on enregistre, chaque année, à Washington et à Berlin, suscitent la réflexion, mais la Péninsule ne fait plus mauvaise figure dans les tableaux comparatifs.
Si son trafic général n’excède pas encore 3 milliards, s’il ne représente guère que 100 fr. par tête, tandis que la quotité est autrement considérable en France, en Belgique, en Suisse, il n’est pas inférieur, toutes proportions gardées, à celui de l’Autriche : il excède notablement celui de la Russie. Mais il convient surtout de mettre en relief la poussée qui s’est marquée au-delà des Alpes, depuis l’effondrement du Crispinisme, en d’autres termes, depuis huit ans environ. Le progrès des échanges, de 1898 à 1905, n’est certes pas inférieur à 800 millions de francs, soit à plus de 25 p. 100. Je crois que très peu d’États, en Europe, pourraient opposer des majorations équivalentes. Et cette plus-value constante ne semble pas devoir se ralentir encore : tout au rebours, chaque semestre qui s’écoule apporte de nouvelles raisons d’espérer.
Sur ces trois milliards, quelle est la part du Nord et quelle est celle du Midi ? Bien entendu, il ne s’agit pas ici de tenter une distribution, qui serait nécessairement illusoire et mal fondée. Mais la stagnation prolongée, le malaise chronique des provinces méridionales contrastent singulièrement avec l’activité du Piémont, de la Lombardie, de la Ligurie, de la Toscane, pour reprendre les anciennes délimitations.
Les débats parlementaires, les harangues automnales des ministres, les revues spéciales, abondent en allégations, en documents qui illustrent ce contraste. Le mot n’est pas suffisant. Il faut écrire antagonisme, car si le Nord professe quelque dédain pour le Midi, le Midi le lui rend bien en amertume envieuse. L’unité de la Péninsule n’est pas si bien faite que la concurrence des régions entre elles ne se manifeste de temps à autre par quelque incident retentissant. Qu’un ministère se constitue, et il faudra doser habilement les éléments ; le président du Conseil désigné y devra introduire, à côté du Lombard ou du Vénétien habituellement préposé à la gestion financière, l’homme des Calabres ou de la Sicile, qui y apportera ses conceptions spéciales en matière de travaux publics. Nombre de cabinets n’ont pu se former, parce que les groupements méridionaux, qui sont intimement concertés, en dépit des différences de nuances, estimaient que le Piémont ou la Ligurie accaparaient les portefeuilles. Et combien de crises ont été provoquées par des oppositions régionales, d’autant plus acerbes et tenaces que la politique, en Italie plus que partout ailleurs n’est guère qu’une industrie très productive !
Le Midi se plaint toujours des exigences du Nord, qui monopolise pour ses communications, pour ses ports, les ressources du budget ; et le Nord riposte avec aigreur que le Midi revendique toujours des lois d’exception et veut rompre l’équilibre à son profit. La vérité est que le Midi ralentit la marche de la Péninsule ; mais ce sont les conditions générales qui ont forgé son infériorité, qui la perpétuent, qui l’accentuent même. Car les progrès de la Sicile ou de la Terre d’Otrante sont loin d’être aussi splendides que le prétendent certains discoureurs de profession.
On n’aura point expliqué le contraste, quand on l’aura imputé à la répartition inégale de la fortune publique entre les deux moitiés de la Péninsule. Cette inégalité même, dans la distribution des richesses, est un résultat. Elle s’affirme davantage, au fur et à mesure que le Nord s’industrialise. Tous les départements qui se trouvent au-delà de Florence et de Livourne, ou peu s’en faut, vivent de leur agriculture ou de la pêche ou de la navigation. Mais le trafic par mer se concentre de plus en plus à Gênes ; la pêche ne constitue qu’une réforme précaire, et l’agriculture, dans le monde entier, traverse une crise, qu’elle n’est pas près de surmonter. Alors que son malaise se prolonge en France, en Suisse, dans l’Allemagne du Sud, c’est-à-dire dans des pays qui peuvent renouveler leur outillage et améliorer leurs procédés techniques, il a peu de chances de cesser dans une région de méthode surannée. La misère agraire apparaît ainsi autrement intense dans le Sud que dans le Nord, où la fabrique offre aux bras une occupation au moins temporaire ; et c’est l’excès même de cette détresse qui suscite l’énorme émigration annuelle, dont bénéficient les compagnies maritimes de Gênes et de Naples.
Que le Midi progresse réellement, qu’il s’arrache à ses souffrances, dans le régime actuel, il y a lieu d’en douter, et l’on peut supposer que les plans de travaux extraordinaires actuellement conçus enrichiront beaucoup plus les particuliers que la collectivité. Trop de conditions déplorables pèsent sur les habitants dans l’ancien royaume de Naples, pour qu’ils réussissent à se soustraire, sans une profonde transformation de l’état de choses, à leur dépression économique et intellectuelle.
Le voyageur qui se rend de Turin en Sicile apprécie tout de suite les différences d’habitudes, de tempérament, de mentalités. Si les trains, même dans le Nord, ne cheminent pas à l’allure de nos rapides, des express allemands, ou belges, ou hollandais, ils ralentissent encore leur marche dès qu’on a franchi Rome et surtout Naples. 40 kilomètres à l’heure constituent la vitesse théorique des convois très directs, — directissimi, — dans les provinces méridionales, et j’ai dit, vitesse théorique, car la vitesse réelle reste fort au-dessous, si bien que les retards sont acceptés comme la règle, et que nul ne songe à protester contre eux. Comment une activité commerciale un peu intense s’accommoderait-elle d’un semblable régime, qui arrête les communications et aussi les correspondances postales ? L’étatisation des voies ferrées n’a nullement amélioré la situation dont on rendait jusque-là responsables les sociétés à monopole ; en vérité, c’est à l’indolence générale qu’il faut faire grief de ces fâcheux usages.
Le climat peut servir d’excuse dans une certaine mesure. Mais il ne saurait tout expliquer, encore moins tout légitimer. Au contraire, l’incurie des Napolitains, au regard de la propreté des rues et des maisons, est d’autant plus condamnable que l’air est plus chaud. Ce serait une erreur de s’imaginer que la ville la plus populeuse de la Péninsule se soit complètement transformée, au lendemain des épidémies terribles qui l’ont décimée. Quelques dépenses qui aient été consenties pour éventrer et reconstruire les quartiers les plus malsains, elle offre, jusqu’aux alentours de ses artères centrales, le plus honteux spectacle. Les immondices s’entassent entre les pavés, roulent sous les pieds des passants, barrent l’entrée des escaliers. Des cités qui se soucient aussi peu de la salubrité, — car Naples n’est qu’un exemple entre cent, et le plus saisissant de tous, — ne peuvent aspirer à jouer un grand rôle économique. Elles attestent, par leur mépris même des règles élémentaires de l’hygiène, leur impuissance au travail et leur haine de l’effort.
L’Italien du Sud semble encore appartenir à une autre souche que son compatriote du Nord. Celui-ci est alerte, dispos, prompt au labeur. Celui-là se drape dans sa fierté, comme le Castillan ou l’Andalou, et dédaigne le labeur régulier ; il se contentera de remplir une tâche à brève échéance, celle qui lui assurera les quelques centimes nécessaires à sa maigre existence. N’ayant que peu de besoins, il se contente de maigres salaires et n’aspire pas à améliorer son sort. Si l’on voit à Naples, sur les dalles du port, un peu moins de lazzaroni étendus qu’autrefois, la race ne s’en est point perdue. On retrouve les types classiques chez ces officieux de toutes sortes qui se précipitent sur les pas du voyageur pour lui rendre un service imaginaire, et lui extorquer une menue pièce de monnaie. Dans cette contrée, où l’initiative réelle fait défaut, où la continuité du travail effraie la masse, la mendicité, sous tous ses aspects, demeure la suprême ressource. L’on pourrait se demander si elle n’est pas la dernière forme — forme dégénérée et puérile — des grands brigandages d’autrefois.
Elle correspond en tout cas à une misère endémique, qui ronge ce peuple du Sud comme une lèpre incurable, et qui apparaît comme le produit de l’histoire. Ce n’est pas le climat seul, la splendeur d’une nature luxuriante, l’ardeur d’un soleil rarement voilé, qui ont entretenu cette mollesse, cette épouvante devant le labeur tenace, — c’est aussi l’ignorance, l’analphabétisme, que des maîtres successifs ont toujours favorisés comme leur meilleure sauvegarde. Pendant des siècles, les prêtres et les princes se sont entendus pour soustraire la foule à la plus rudimentaire instruction. Même maintenant, les écoles sont bien moins nombreuses autour de Salerne, de Catanzaro, de Reggio qu’aux environs de Pise, d’Alexandrie et de Vérone. Jusque dans les grandes villes, on se méfie de la culture primaire, et à plus forte raison, secondaire, comme d’un péché mortel. Les congrégations dont l’influence périclite dans le Nord, qui à Rome même sont battues en brèche, retrouvent tout leur prestige au-delà du Vulturne. Enfoncée dans son invraisemblable dévotion, livrée à une domination cléricale qui, pour moins s’afficher qu’en Espagne, n’en est pas moins écrasante, l’Italie Méridionale se partage entre l’adoration du miracle et la passion du loto. Elle concilie même, dans une touchante harmonie, un catholicisme païen et l’amour du jeu de hasard. Elle portera longtemps encore la trace, l’empreinte des misérables régimes qui tour à tour ont prévalu chez elle, accumulant les hontes et les tares, forgeant une servitude totale que l’unification n’a point brisée. C’est le Midi qui perpétue dans la Péninsule le curieux et ignominieux système politique, qui évolua peu à peu de Depretis à Giolitti, sans jamais modifier ses caractéristiques essentielles. Je ne citerai certes en exemple ni la France républicaine, ni l’Angleterre constitutionnelle, ni l’Allemagne semi-absolutiste ; mais il faut bien reconnaître que l’Italie a poussé, beaucoup plus loin que toutes ses voisines, les abus du parlementarisme combinés avec l’arbitraire bureaucratique. De la Sicile et du Royaume de Naples, la Maffia et la Camorra ont étendu leur emprise à l’État tout entier.
Le budget national à lui seul — je laisse de côté les autres budgets — apparaît comme une superbe manifestation du système. C’est à coup sûr en France que les dépenses publiques atteignent au total le plus élevé, eu égard au chiffre de la population ; mais c’est dans la Péninsule que ces dépenses publiques exercent sur la fortune collective le plus lourd prélèvement. Elles n’absorbent pas en effet moins de 30 p. 100 du revenu intégral. Ce qui est non moins grave, c’est que, dans une énorme proportion, elles demeurent improductives. Lorsqu’on a retranché des bilans annuels les crédits de la guerre, de la marine, de la dette, de la bureaucratie proprement dite, il ne reste à peu près rien pour les services vraiment féconds, l’instruction, l’agriculture, les routes, ports et chemins de fer, etc. Le militarisme, avec 400 millions, est là-bas beaucoup plus largement renté qu’en Allemagne, en dépit des différences apparentes.
Ce budget, même arrêté à une limite, reste un formidable poids mort pour l’industrie, pour la masse de la population. Or c’est le Nord, le Nord laborieux, qui en paie la plus grosse part ; et ce sont les députés du Midi, affiliés aux innombrables sociétés qui se partagent les dépouilles de l’État, — ce sont les amis de Crispi, champions dévots de la monarchie casquée, qui sanctionnent ces rapines officielles. Ils y trouvent leur compte. Dans tous les pays du monde, le budget sert avant tout aux besoins de la classe capitaliste. Nulle part, mieux qu’au-delà des Alpes, cette destination ne ressort évidente. En répandant, sur les foules inertes et inconscientes, la rosée bienfaisante des millions du Trésor, cette classe capitaliste consolide son règne. Elle corrompt les électeurs et les élus ; elle s’assure des consultations nationales triomphantes et des Parlements soumis. Pour aboutir à ses fins, elle s’appuie sur l’Italie qui ne travaille point contre l’Italie qui travaillent, et c’est ici que le conflit, que l’antagonisme des régions, atteint à l’ampleur de la tragédie.
Le Midi a de bonnes raisons de dire que l’on néglige son relèvement, et le Nord n’a pas de moins bonnes raisons pour soutenir que le Midi reçoit de l’État beaucoup plus qu’elle ne donne. Mais au lieu de consacrer des sommes importantes à des entreprises utiles, à des constructions de voies ferrées, à l’amélioration des routes, à l’assainissement et au défrichement du sol, cet État distribue, à un certain nombre de particuliers, les maigres crédits qui ne vont ni au militarisme, ni aux arrérages de la dette. Tout le mystère de la politique italienne, si inintelligible souvent, si énigmatique pour les étrangers, est là. Avec plus d’impudeur que partout ailleurs, les membres des coteries dirigeantes se disputent les deniers publics. Les ministères réunissent des majorités par les moyens les plus scandaleux, et les députés, pour conquérir leur réélection, lorsqu’ils ont adopté des attitudes condamnables, sont obligés de faire participer les gros électeurs aux faveurs budgétaires.
On est très surpris parfois de voir crouler soudain un cabinet, qui semblait solide et voué à une longue existence : c’est qu’il ne pouvait plus faire face aux exigences de ses amis. Les incidents extra-parlementaires, ceux qui se déroulent derrière la coulisse ont une toute autre valeur que les incidents parlementaires, les joutes oratoires ne comptant guère à Montecitorio ; et souvent une combinaison formée d’hommes médiocres, sans passé et sans services, se maintient des mois et des mois, parce qu’elle a scellé, par des moyens douteux, une majorité consistante. La popularité de M. Giolitti, politicien aux méthodes de mauvais aloi, ne s’explique que par des complaisances infinies. Lorsque M. Sonnino prit le pouvoir, on lui prédit une chute rapide. Ce n’était point que son programme déplût à la majorité, ce programme demeurant au surplus fort nébuleux, c’était qu’il avait promis de supprimer les fonds secrets. Or un ministre italien peut exercer la répression la plus violente, fausser systématiquement les lois, dilapider le budget sans péril pour sa personne et pour son bon renom ; mais il ne saurait abolir les versements officieux ; M. Sonnino en a fait la dure et concluante expérience. Après tout, ce sont choses de partout, mais ici on les saisit plus nettement qu’ailleurs.
En dehors du parti socialiste et de la fraction républicaine, il n’y a pas, au-delà des Alpes, de groupement politique digne de ce nom. Des Giolittistes aux Sonninistes, des disciples de M. Zanardelli à ceux de M. Fortis, l’observateur le plus méticuleux ne relèverait que des divergences d’ambitions. Les catholiques, il en est quelques-uns, ont été absorbés depuis que le pouvoir a sonné le ralliement de toutes les forces conservatrices contre le péril révolutionnaire. Les radicaux, très remuants au temps du Crispinisme, ont fléchi le jour où les leurs ont participé aux bénéfices de la puissance publique. Sur les cinq cents et quelques mandataires qui composent la Chambre (point n’est besoin de parler du Sénat), c’est à peine si une quarantaine se règlent sur des principes et professent une opinion arrêtée.
Or ces quarante députés viennent presque tous du Nord. Si la corruption a gagné la Lombardie et la Ligurie, elle s’y heurte à certains obstacles ; à l’inverse elle règne à l’excès au sud de Rome, dans ces districts montagneux des deux Siciles, où la misère effrayante prédispose les gens à toutes les capitulations, et où d’ailleurs le respect séculaire de toute autorité maintient, devant les puissants, une servilité que rien n’est venu combattre. Le député du Midi est généralement pauvre, s’il n’est très riche. La classe moyenne ici fait presque défaut. Comme il ne reçoit aucune indemnité officielle, ce député est à la merci de tous les compromis. Pour demeurer un potentat dans sa circonscription, il lui faut rester en bons termes avec l’administration, c’est-à-dire bien voter, soutenir un Giolitti ou un Fortis avec une véhémente ténacité : il lui faut aussi rendre des services pécuniaires aux chefs des comités locaux, aux maffiosi ou aux camorristi de la ville principale. Et voilà comment le Midi paralyse l’essor politique du Nord, et comment le royaume de Naples, plié devant la monarchie, rebelle à toute pensée, hors quelques rares foyers de révolte, ralentit le robuste mouvement ouvrier des septentrionaux
C’est de ces Septentrionaux que viendra pourtant, — à une heure qu’on ne saurait prévoir, — la libération économique, intellectuelle, politique, sociale de la Péninsule. Les Piémontais et les Lombards se préparent à refaire la tâche d’il y a quarante-cinq ans, mais cette fois ils l’accompliront au profit des masses profondes de la nation.
L’intrusion du régime capitaliste, chez nos voisins, a engendré les conséquences qu’elle a produites mécaniquement et fatalement dans le monde entier. Tandis que surgissait la cheminée d’usine, que les campagnes envoyaient leur trop-plein vers les villes, que les moyens de communication se multipliaient, que s’intensifiait la fabrication, un prolétariat industriel se constituait, dont l’effectif allait croissant. La vieille industrie familiale ou artisane se disloquait. La classe ouvrière et la classe possédante se trouvaient face à face, et les crises, qui sont le propre du système contemporain, surexcitaient peu à peu les oppositions.
Il est très vrai que, dans le Sud, et en Sicile spécialement, des conflits ont parfois éclaté qui ont abouti à des fusillades et à des répressions sauvages. Lorsque les paysans étaient frustrés de leur récolte par le fisc, lorsqu’ils se sentaient rongés par les impôts de consommation, et que l’État ou le municipe leur retiraient leurs dernières subsistances, ils mettaient le feu aux châteaux ou détruisaient les bureaux de l’octroi. Il n’est pas d’année où quelqu’une de ces Jacqueries locales n’ait été étouffée dans le sang. Mais, en Sicile et dans les Calabres, elles ne laissent généralement, derrière elle, qu’une servitude plus grande et qu’un affaissement moral plus profond.
C’est dans le Nord que le socialisme, préparé par les formes nouvelles de la production, a fait son apparition triomphante. C’est dans la région qui s’étend des Alpes aux confins des anciennes provinces pontificales, qu’il a multiplié ses groupements, relevé des consciences, éduqué les foules. Milan et Gênes, Florence et Turin, Reggio d’Émilie et Rome, Mantoue et Brescia, en sont les foyers ardents. 35 000 adhérents, qui paient leurs cotisations, se serrent dans les sections. Mais il n’y a ici qu’une partie de l’effectif militant du prolétariat italien, car les Chambres de Travail et les Fédérations de Métiers et d’industries rassemblent plus de 300 000 affiliés. Voilà une armée avec laquelle le pouvoir doit compter. Elle est l’unique élément régénérateur de l’Italie, et seule peut soustraire la Péninsule au régime de corruption qui l’écrase.
À côté du socialisme, le républicanisme, fils aussi de la pensée septentrionale, ne joue qu’un médiocre rôle, et son avenir est limité. Ou bien les comités de la démocratie politique se confondront avec ceux de la démocratie sociale, ou bien ils perdront leurs membres au profit de ces derniers. Car la République, en Italie comme en Allemagne, comme dans tous les pays qui ne l’ont pas encore adoptée, ne prévaudra que par l’effort prolétarien, et la révolution politique ne remportera plus qu’avec la révolution sociale.
Ce socialisme italien qui ne pousse que lentement ses racines dans le Sud, mais qui a déjà suscité dans le Nord d’admirables résistances, ce mouvement corporatif italien, l’un des plus vigoureux et des plus enthousiastes qui soient au monde, — la grève générale d’un million d’hommes en fait foi, — sont à coup sûr divisés pas des courants adverses. Les « réformistes » de Milan ne pensent pas, comme les « intégralistes » de Mantoue ou les « syndicalistes » de Rome. Les ligues paysannes de l’Émilie n’adoptent pas les mêmes tactiques que telle chambre ouvrière d’une grande cité industrielle, mais ces différences de tempérament et de conception sont la condition même de la vie, de la poussée, du cheminement continu. L’uniformité absolue n’engendre que la stagnation et la ruine.
L’Italie qui travaille est aussi l’Italie qui se révolte. La région industrielle où fermentaient, dans les dernières semaines, les grèves de Gênes, d’Intra, etc., et où les classes se heurtent avec une suprême rudesse, est aussi celle qui donnera à la Péninsule sa libération. Le Sud a beau se plaindre du Nord : il éprouvera un jour que le Nord lui prépare l’affranchissement matériel. C’est sur l’initiative des gens du Septentrion que tomberont les antagonismes de toute espèce, les oppositions de pensée et les oppositions d’intérêts. Mais cette œuvre féconde ne pourra réussir que du moment où aura été renversé l’État actuel, excroissance gigantesque nourrie des rapines officielles et de la corruption publique.
Pour qu’elle vive d’une vie nouvelle, il faut que la Péninsule soit purgée des innombrables petites Maffia et Camorra qui s’échafaudent les unes sur les autres, jusqu’au Parlement, jusqu’au ministère, jusqu’à la royauté. Quelques changements qui se soient produits depuis un demi-siècle dans l’existence nationale, elle demeure toujours viciée par la prédominance des résidus féodaux, par la survivance de certaines servitudes ailleurs abolies. Mais la transformation essentielle ne peut être la tâche de la classe au pouvoir, ou mieux des fragments de classe associés au pouvoir, grands propriétaires du Sud, armateurs ou tisseurs du Nord, avocats et médecins de partout ; — ces éléments ont trop d’intérêt à perpétuer un système qui les sert. La « renaissance » du xxe siècle incombe au prolétariat, forgé par l’industrie, grandi dans l’usine fumante, éduqué par la lutte quotidienne. Puissent cette rénovation ne pas se heurter à l’analphabétisme du Sud, et les travailleurs en blouse ne point rencontrer devant eux les lazzaroni en haillons !
Tome LXIV, numéro 228, 15 décembre 1906 §
Histoire.
Le Cours de M. Guglielmo Ferrero au Collège de France §
M. Guglielmo Ferrero, dont l’œuvre37 se poursuit parmi des approbations ou des discussions qui montrent sa vitalité, a fait, pendant le mois de novembre, au Collège de France, devant un nombreux auditoire, un cours sur Auguste et son gouvernement. L’éminent historien a traité ce vaste sujet avec la nouveauté de vues et la science incontestable qui lui appartiennent. Il a successivement étudié la réforme constitutionnelle de l’an 27 avant Jésus-Christ et les premières crises de cette nouvelle constitution ; les grandes lois sociales de l’an 18 avant Jésus-Christ ; la découverte économique de la Gaule ; la famille d’Auguste, son rôle politique et ses dissensions ; la succession de Tibère ; enfin les grandes idées directrices et les résultats du gouvernement d’Auguste. Nous aurons l’occasion de revenir avec plus de détail là-dessus, lorsque M. Ferrero publiera son prochain volume sur Auguste, volume dont son cours du Collège de France donne la substance. Indiquons seulement, en attendant, l’idée d’ensemble de l’historien sur cette période si importante.
Rien ne ressemble moins à une fondation monarchique, remarque M. Ferrero, que l’établissement d’Auguste. Octave, au lendemain d’Actium, une fois passée la situation révolutionnaire à laquelle avait correspondu le triumvirat avec ses violences et ses désordres, Octave se montre imbu de l’importance énorme que conserve l’aristocratie dans le gouvernement de l’empire. Elle avait été le principe même de la puissance romaine, et, toute ruinée qu’elle fût par les guerres civiles, elle gardait un rôle historique qui restait un des facteurs indispensables de l’État. Aristocratie signifiant, à Rome, République, les vues d’Octave, où cette aristocratie tient une si grande place, sont donc plutôt républicaines, au sens politique et romain du mot. Tel est le point de départ du gouvernement d’Auguste, et c’est la conception tout entière de celui-ci que résume Suétone lorsqu’il dit qu’Octave eut l’idée, de suite après la défaite d’Antoine, de restaurer la République. Auguste est non pas le continuateur, mais l’antithèse de César. Cette idée, cette nécessité de s’appuyer sur l’aristocratie relevée, domine tout son principat. Tite-Live, historien officiel, écrit son histoire à un point de vue aristocratique. C’est de ce même point de vue qu’Auguste épure le Sénat. De même encore, les lois sociales de l’an 18 avant Jésus-Christ sont, surtout en matière d’adultère, des lois inspirées du plus inflexible rigorisme aristocratique. Dans sa leçon sur les dissensions de la famille d’Auguste, « Une tragédie de famille : Julie et Tibère », M. Ferrero a montré comment Auguste a fini par sacrifier son propre foyer à cette idée. Les désordres de Julie, épouse de Tibère, se produisent. C’est à Auguste, sollicité par Tibère, d’appliquer la loi que lui-même a faite ; sinon, aux termes de cette loi, le premier venu pourra porter une dénonciation aux magistrats. Mais ceci semble impossible. Auguste ne peut sacrifier ainsi sa propre fille. Tibère s’exile à Rhodes. Il y passe huit ans, pendant lesquels ses amis ne cessent d’agir ; et, finalement, Auguste exile Julie et laisse Tibère rentrer.
D’où vient donc, chez Auguste, ce sentiment si fort du rôle de l’aristocratie romaine, ce sentiment qui l’empêche de concevoir la constitution de l’État autrement que comme aristocratique, donc républicaine ? C’est qu’il était indispensable que l’aristocratie historique le secondât dans la tâche de gouverner l’empire, à moins, énormité contre laquelle se levait tout le passé de Rome, à moins d’abandonner ce rôle aux classes cosmopolites, à l’orientalisme notamment. C’est que, Chef de la République avec des pouvoirs sans précédent (le Sénat, dans sa séance du 13 janvier de l’an 27 avait réuni dans ses mains les deux magistratures du Consulat et du Proconsulat, c’est-à-dire la double puissance civile et militaire, ce que l’on avait déjà songé à faire pour Pompée), l’organisation du pouvoir suprême n’était que la moitié du grave problème politique qui se posait alors devant Rome :
À côté du problème du pouvoir suprême, il y avait le problème non moins important des instruments à employer pour gouverner. Et c’était ici qu’était le fond même de la question, dont dépendait la constitution intime de l’État romain. La question était de savoir si l’empire serait gouverné, comme les monarchies asiatiques des successeurs d’Alexandre, par une bureaucratie recrutée par le chef de l’État et selon son bon plaisir, dans toutes les classes de la société et dans toutes les nations ; ou s’il continuerait à être gouverné par des magistrats républicains, choisis à Rome par les comices et par le sénat parmi les citoyens romains, d’après las règles fixées par les anciennes lois… Le gouvernement monarchique n’aurait pas signifié seulement rétablissement d’une dynastie à Rome ; il aurait signifié aussi la formation d’une bureaucratie cosmopolite, la carrière gouvernementale ouverte par le monarque aux hommes intelligents et énergiques de tout l’empire, sans distinction de nationalité ni de race, la fin du monopole politique possédé jusqu’alors par Rome, les grandes familles de l’aristocratie sénatoriale, et la foule plus nombreuse des chevaliers et de la classe moyenne qui votait dans les comices.
Telle est, selon M. Ferrero, la question qu’il appartenait à Auguste de résoudre au lendemain d’Actium. Et il est bien certain que la manière dont celui-ci entendit alors l’organisation du pouvoir, au moyen du privilège aristocratique, était tout le contraire d’une conception monarchique ou dictatoriale.
Malheureusement, épuisée par un siècle de guerres civiles, l’aristocratie romaine, la véritable, non pas celle des parvenus issue des révolutions, oligarchie de rencontre, incapable aussi bien, dont Octave tenta de se débarrasser en l’an 28 (épuration du Sénat), cette aristocratie n’était plus en état de fournir le grand effort politique qu’on lui demandait. Elle rappelle un peu, à cet égard, l’aristocratie française après la Révolution, ou l’aristocratie anglaise vers le milieu du siècle dernier après la grande lutte économique de la « Corn-Law ». D’ailleurs, même sain, l’instrument, tout-puissant pendant la conquête italique, bon pendant les guerres puniques, suffisant encore durant les premières guerres d’Orient, était trop petit maintenant par rapport à l’énormité de l’empire. C’était là une des significations des guerres civiles. Rome, continuant d’être ce qu’elle avait si longtemps été, un municipe aristocratique, était désormais un levier trop faible, eût-il gardé toute sa trempe. Mais alors ceci se produisait : Faute par l’aristocratie latine d’occuper la place qui lui revenait dans l’État, la situation se faisait extrêmement complexe ; le pouvoir du prince devenait, ou monarchique, pure impossibilité à Rome, ou dictatorial, césarien, avec la perspective de nouvelles guerres civiles. Les découragements d’Auguste, très réels, viennent de là, et non point d’une simple affectation hypocrite. Malgré son génie politique, la tâche était formidable, démesurée, et il est compréhensible qu’il ait, à deux reprises, songé à se retirer.
M. Ferrero a montré, d’autre part, que trop d’intérêts avaient besoin d’être protégés pour qu’un gouvernement fort ne s’établît point tout de même. Or, par un jeu de conséquences qu’on ne peut songer à montrer ici, ceci devait peu à peu conduire à l’absolutisme un pouvoir qui, pour être vraiment fécond, au sens de la tradition romaine, eût dû être organisé aristocratiquement. C’était là le vice de la fondation d’Octave, vice que celui-ci sentit assez pour avoir voulu, en se retirant, éviter d’instituer un système politique où se trouvait un germe morbide :
Il y avait, dans la grandeur d’Auguste, conclut M. Ferrero, une contradiction qui, se développant à l’infini, devait produire des maux infinis. Les désillusions, les amertumes, le stérile labeur de cette restauration qui ne pouvait réussir qu’à demi rempliront toute la seconde vie d’Octave et seront la tragique rançon de sa fortune prodigieuse…
Les Journaux.
À propos de Carducci (Le Petit Temps, 1er décembre) §
Un des prix Nobel a été attribué à M. Carducci. M. Jean Carrère nous a entretenus, dans le Petit Temps, du grand poète italien. Carducci n’est guère connu en France que de nom et M. Carrère s’en étonne. Il fait à ce propos les réflexions suivantes, d’une certaine cruauté :
Étranges anomalies de la Renommée ! Nous connaissons de l’Italie, en France, un tas de râcleurs de guitares, et ce magnifique suscita leur d’énergie qui a vivifié et illuminé tout un peuple, c’est à peine, hormis quelques cercles de lettrés, si Paris sait épeler son nom !
J’en ai dit les raisons littéraires, mais il en est d’autres qui sont moins avouables, et qu’il faut avouer tout de même. Il a manqué à Carducci, pour que Paris lui fasse fête, de venir, comme tant d’autres, parader devant Paris.
Ah ! si Carducci nous était arrivé, annoncé par quelque académicien protecteur ; s’il avait été présenté en liberté dans les salons d’une belle Philaminte ; s’il avait signé quelque article sensationnel dans un journal du boulevard ; s’il avait débité quelques périodes en Sorbonne et s’il se fût prêté aux tapageuses combinaisons de tous les mendiants de réclame, alors, n’en doutons pas, les reporters l’eussent découvert avec orgueil, les belles dames en parleraient, au thé de cinq heures, et son nom, en France, serait presque aussi répandu que celui de Caruso ou de Mascagni.
Lettres italiennes §
La dernière pièce de M. Gabriel d’Annunzio : Plus que l’amour §
L’événement, qui, cet automne, eut en Italie une importance assez significative, fut celui de la représentation de la dernière pièce de M. Gabriel d’Annunzio, et des disputes nombreuses qu’elle a engendrées.
On connaît le succès de Plus que l’Amour, un succès assez regrettable, je crois, pour l’impresario qui avait monté le drame de M. d’Annunzio avec tout l’éclat habituel, souverainement généreux, qu’on donne volontiers aux œuvres scéniques de l’auteur du Feu. Le drame a été joué à Rome et à Naples, et finalement à Florence. Les amis du poète ont fait tous leurs efforts pour le « repêcher ». Leur critique s’acharnait à en relever les beautés verbales et à défendre la légitimité de la thèse exposée et de la psychologie des protagonistes, tandis que la presque totalité des autres critiques s’acharnait de son côté, sans d’ailleurs trop de science ni de subtilité, contre le personnage principal de la pièce et contre son créateur. Le drame a sombré. Pour la seconde fois, après la chute de sa tragédie la Gloire, M. d’Annunzio a connu l’ivresse de la débâcle.
Le défaut du drame n’est cependant pas seulement dans sa conception ou dans sa réalisation. Il est dans les dangereuses fréquentations de l’auteur, car celui-ci a fréquenté Nietzsche. Et de cette maladie du jour qu’on appelle « nietzschéisme », dont les auteurs de quelque œuvre mal réussie se réclament comme les criminels pour leur défense le fond de leur neurasthénie ou du « vice partiel de leur esprit » ; de cette maladie nietzschéenne, que Nietzsche ne connut jamais, et dont ses œuvres ne contiennent aucunement les germes, est né, tout armé de ses armes farouches, le protagoniste de Plus que l’Amour, Corrado Brando.
Je ne veux pas m’attarder ici sur l’interprétation absurde de la théorie nietzschéenne de la surélévation morale, qui suscite de mauvaises œuvres littéraires, et que, outre les auteurs, la majorité de la critique et du public discute sans en connaître vraiment le premier mot. Ainsi que Schopenhauer résuma en son nom toute la tendance pessimiste des générations qui vécurent dans le crépuscule du soir de la morale chrétienne, Nietzsche résume la tendance irrésistible qui pousse les nouvelles littératures, la nouvelle métaphysique, la nouvelle esthétique, vers la compréhension hautainement douloureuse et joyeuse de la vie en particulier et de l’Être en général. Cette tendance est loin d’être simplement, brutalement joyeuse, mais elle représente une nouvelle interprétation humaine de la grande harmonie de l’univers, au-delà de toute contingence immédiate de peine et de jouissance, d’angoisse ou d’assouvissement, le bien et le mal. C’est cette tendance, que Mme Valentine de Saint-Point, dans sa très remarquable étude sur la Double personnalité d’A. Rodin, signale et exalte dans tout l’œuvre de Rodin, et qui anime admirablement notre littérature d’avant-garde et toutes les recherches esthétiques de notre génération née dans le crépuscule de l’aube et de la morale qui devient. Avant Nietzsche il y a eu Stirner, l’innovateur et le prophète du Culte du Moi. Par Stirner et Nietzsche l’individualisme moderne atteint de très hautes significations. Quelque grand écrivain français a compris le culte du Moi, a compris Nietzsche et les a noblement révélés en les transposant dans les rythmes de sa race. Mais en général on a confondu, et on confond, les attributs de l’individualisme avec ceux de l’égoïsme le plus étroit et le plus insignifiant, et on confond la surélévation morale de l’individu par le désir de continuellement se surpasser pour atteindre la plus harmonieuse expression de tontes ses possibilités, avec la fatalité sociale de la criminalité. C’est ainsi que Surhomme et Homme-sans-scrupules sont devenus synonymes. C’est ainsi que Corrado Brando, que tout son entourage fasciné aime, exalte, suit avec un dévouement qui est « plus que de l’Amour », n’est qu’un type d’ambitieux sans trop de chance, qui commet un crime pour de l’argent, afin de repartir en Afrique et de recommencer ses explorations, dit ses longs discours, où il déclare la confiance qu’il a en son génie et sa haine pour les hommes gouvernementaux qui ne semblent pas la partager, et où il exalte le crime qu’il a cru nécessaire à ses buts et qu’il a commis. Et ce sont ces discours, suffisants à caractériser un grand ambitieux, mais non point un explorateur absolument supérieur, qui ont défrayé la critique italienne, lancée contre lui avec un seul mot de grand mépris au bout de la plume : Surhomme !
Corrado Brando n’est pas un surhomme. S’il l’avait été, il aurait eu une bien plus noble, bien plus hautaine attitude devant les persécutions de la vie et devant lui-même. L’être vraiment supérieur est l’être souverainement dédaigneux. Il ne tue pas et il ne vole pas un homme, car tuer ou voler un autre c’est le mettre au même niveau que soi-même. Par cela même l’être supérieur est indifférent aux coups de la fortune adverse, à l’hostilité des hommes, à leur méchanceté, à leurs haines. C’est l’être dont la volonté est à moment plus forte que le sort ; et par cela même il est toujours trop riche. Il sait être un vainqueur, de même qu’il sait être un vaincu. Or Corrado Brando, qui a un grand rôle d’explorateur, n’a pas su vaincre et s’accommode mal de son sort de vaincu. Par un défaut d’origine, qu’il a en commun avec d’autres créatures de M. d’Annunzio, il est imprécis devant nos yeux, il n’est pas réellement dans notre esprit celui que son créateur déclare. Il n’est pas nécessairement un explorateur dont la fatalité héroïque rayonne et s’impose. Il pourrait aussi être un grand ambitieux politicien, un grand ambitieux avocat, un grand ambitieux artiste, ou tout autre. Sa psychologie n’est pas indéniablement coloniale. C’est un homme fort, qui se butte contre tous les obstacles, qui a pu vivre aux colonies, qui est enflammé par la nostalgie de l’aventure géographique, parce qu’il entrevoit dans l’inconnu géographique la possibilité de se développer et de trouver « son expression ». Mais sa nostalgie pourrait être tout autre. Sa violence physique pourrait l’étouffer dans tout autre domaine. M. d’Annunzio aurait pu, avec la même psychologie, créer un autre fantôme dans un antre rêve d’art. Ce manque d’« absolu » dans la manifestation d’un type esthétique constitue une désharmonie originaire, par laquelle le milieu où le type se meut devient non nécessaire, devient extérieur, prend un aspect de simple décoration. Et par cela même, le fond idéal de l’oraison, que tout drame représente plastiquement, manque d’efficacité, la faconde du sermon scénique manque d’éloquence et de persuasion, ne s’impose pas irrésistiblement au public. Par conséquent, le public, qui n’est pas entraîné, même malgré lui, dans l’action et dans l’émotion du dramaturge, reste froid et il a tout le temps de discuter inconsciemment avec le personnage qu’il a devant les yeux, il a tout le temps de se livrer à son esprit critique, de ne pas subir le drame, d’en repousser les fantômes Si l’on pense à Clytemnestre, qui dans l’œuvre tragique se révèle inéluctablement enracinée à Argos et inéluctablement entraînée au meurtre d’Agamemnon ; si l’on pense à Hamlet, qui se révèle tout entier et à tout instant comme une énorme fleur de lotus rouge ondoyant sur un lac de sang ; si l’on pense à Brand, qui révèle son impossibilité devant les fjords tragiques, et pendant toute l’action ne fait que tenir le spectateur dans l’attente de la catastrophe an milieu de la tempête de neige ; on comprendra que ces « types » créés par le génie du théâtre n’agissent que selon une indomptable fatalité qui est la résultante parfaite de leurs possibilités et du sol même où ils se révèlent à nous, et que, transportés avec d’autres attributs, en d’autres pays, au milieu d’autres contingences, ils ne seraient ni Clytemnestre, ni Hamlet, ni Brand.
Corrado Brando peut au contraire être de tous les pays, et sa psychologie coloniale n’est pas forcément moderne. Il tue, parce qu’il a besoin de posséder ce qu’un autre homme possède, parce qu’il juge que son rêve vaut plus que la vie de sa victime. Un banquier en faillite aurait pu à son tour tuer Corrado Brando pour s’emparer de l’argent de la première victime, et aurait pu trouver un autre homme épris d’un autre rêve qui aurait agi de la sorte, et ainsi de suite. Cela est très humain, et cela est très bestial. Les animaux s’entretuent pour leur pâture, les hommes aussi. Cela a été de toujours. C’est une des plus profondes manifestations de l’instinct pur. Malheureusement M. d’Annunzio n’a pas su inventer une belle fable pour représenter cet instinct. Ses amis, parmi lesquels il y a un journaliste romain qui a cru défendre Corrado Brando comme un avocat ferait d’un criminel quelconque, ont eu tort de feindre de croire que l’insuccès de la pièce était dû exclusivement au crime et à la psychologie du protagoniste. La pièce est évidemment conçue et réalisée à la hâte. Il y a une désharmonie entre sa terrible donnée et son expression scénique insuffisante, et c’est pour cela que le public a protesté en s’en prenant aux personnages du drame. Mais il est absolument hors de propos de prononcer ici le nom de Nietzsche. Le dernier grand penseur allemand a bon dos, dirait le vulgaire. Et il est à souhaiter que le poète d’Annunzio reprenne le protagoniste de sa pièce malheureuse et en exprime l’âme tragique en un poème profondément psychologique, qui serait vraiment moderne et beau et digne de l’écrivain du Triomphe de la Mort.
Memento §
Le mois d’octobre dernier, M. Mario Giobbe, poète et conteur, qui fut le traducteur parfait des œuvres d’Edmond Rostand, s’est tué dans la maison de santé où il était interné depuis quelque temps.