Mercure de France

1898

Articles du Mercure de France, année 1898

2018
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2018, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Marguerite Bordry (Relecture) et Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique).

Tome XXV, numéro, 97, janvier 1898 §

Psychologie.
Michel-Ange Vaccaro : L’Évolution de l’Amour, Société Libre d’Édition, 2 fr. §

Tome XXV, numéro, 97, janvier 1898, p. 240-244 [240-241].

M. Michel-Ange Vaccaro en conclusion à son étude, L’Évolution de l’Amour, nous présente au contraire le mariage d’amour comme l’avenir le meilleur à réaliser. Reprenant un historique déjà fait par de nombreux écrivains, cet auteur nous montre la lente transformation à travers les espèces de l’instinct sexuel en amour, et regrette que chez les hommes, où l’instinct se rehausse de sentiment et d’intelligence, les lois, les coutumes, les mœurs s’unissent encore pour alourdir les bras des amants de tant d’entraves et violer une fois de plus les lois de nature.

Certes, les mariages dits de « convenance », « de raison » ou « d’argent » sont trop nombreux dans les sociétés actuelles, et l’on ne peut entièrement donner tort à M. Vaccaro sur ce point. Peut-être, néanmoins, conviendrait-il de se demander si les contractants de telles unions seraient susceptibles d’en accomplir d’autres ? et, peut-être n’est-il point téméraire d’affirmer que pour beaucoup, l’Amour n’existe guère qu’en tant que fiction poétique ? Sans doute, il s’en trouvera peu qui ignorent le désir physique, la sensation d’amour-propre flatté que procure la possession d’une belle maîtresse… mais l’amour, tel que le décrit M. Vaccaro, Amor Alma è del mondo1 ? Et si l’on veut bien considérer avec nous2 l’amour comme un sentiment qui ne peut se manifester qu’à l’occasion de la rencontre d’un individu réalisant un idéal inconscient préformé, l’on sera moins surpris de sa réelle rareté, et l’on s’étonnera moins de la fréquence des mariages, inspirés par un tout autre mobile que l’amour.

Romania, folklore.
Pierre de Nolhac : Érasme en Italie, étude sur un épisode de la Renaissance suivie de douze Lettres inédites d’Érasme, G. Klincksieck §

Tome XXV, numéro, 97, janvier 1898, p. 266-268 [267].

Voici un excellent chapitre d’histoire littéraire, Érasme en Italie, amusant et savant, gonflé d’anecdotes aussi bien que de références et de documents. Le séjour d’Érasme à Venise chez Alde Manuce est particulièrement curieux par l’effroi que cause au bon mangeur hollandais la sobriété, un peu avaricieuse, de la famille de l’imprimeur. On lui met sous presse ses Adages, mais on le nourrit de feuilles de laitues, comme un lapin ; il réclame au moins du poulet. Érasme aimait le grec, mais aussi la bonne chère, et de parler la langue de Lascaris ne le nourrissait pas suffisamment. On ne parlait que grec chez les Alde, par une singulière affectation ; mais en 1508 Venise était toute remplie de Grecs et le grec était encore la langue de l’Orient. Dans le reste de l’Italie et même à Rome le séjour d’Érasme fut moins fructueux : il ne semble avoir vu aucun monument ancien ou moderne, aucune statue, aucun tableau ; c’était exclusivement l’homme du livre. L’énorme tome des Adages avait été imprimé en huit mois, Érasme composant à mesure : prodigieuse érudition servie par une imprimerie comme il n’y en a plus.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XXV, numéro, 97, janvier 1898, p. 277-283 [282].

[…]

Anthologie-Revue de France et d’Italie (10 nov.).— Un somptueux article de Laurent Tailhade à propos des Soliloques du Pauvre, de Jehan Rictus : de justes considérations d’Edward Sansot-Orland sur Gabriele d’Annunzio et le théâtre d’Albano.

[…]

Publications d’art.
Ugo Ojetti : L’Arte Moderna a Venezia : Roma, Enrico Voghera §

Tome XXV, numéro, 97, janvier 1898, p. 313-322 [318].

Je ne fais que signaler pour mémoire le livre d’Ugo Ojetti. Je l’ai reçu, mais le compte rendu en a déjà été fait dans les Lettres Italiennes du précédent numéro.

Tome XXV, numéro 98, février 1898 §

Lettres italiennes §

Tome XXV, numéro, 98, février 1898, p. 647-654.

Une épidémie littéraire §

M. Gabriel d’Annunzio n’est plus une célébrité ; c’est une épidémie. Les jeunes littérateurs italiens ont aujourd’hui à livrer cette rude bataille : démontrer que même sans M. d’Annunzio ils savent écrire, ils peuvent s’exprimer, ils ont le talent de présenter une idée ou un personnage quelconque. C’est, à sa première vue, une démonstration très facile, n’est-ce pas ? Au contraire. La critique italienne, et hélas, même l’étrangère, ont été pour le moment atteintes par l’épidémie de M. d’Annunzio. Les critiques voient le jeune maître partout ; à travers les pages des autres, surtout. Il suffit d’employer un adjectif qui sente l’épidémie, pour être classé parmi les suivants de l’auteur de l’Intrus. Je connais, par exemple, un jeune romancier d’un talent vif et original, qui a eu le malheur de laisser échapper l’adjectif : imperioso (impérieux). Il écrivait à propos du héros de son dernier roman : « Monsieur Tel descendait d’une famille impérieuse… » Croyez-vous ? On est parti de là pour conclure sans appel que le jeune écrivain est un suivant aveugle de M. d’Annunzio : le mot était épidémique ; l’adjectif imperioso est un des préférés de M. d’Annunzio ; donc celui qui s’en emparait ne pouvait être qu’un imitateur. Le pire, je dirais le comique dans cette tragédie de paroles, c’est que le jeune romancier, piqué par le reproche, a eu la faiblesse d’en tenir compte ; et voilà que dans la seconde édition de son roman on lit : « M. Tel descendait d’une famille aristocratique… » !

J’ai dit que la critique étrangère ne sait pas se soustraire à cette fascination ; j’en ai eu des preuves récentes ; même les critiques qui ne sont pas trop ferrés sur cette petite affaire de la langue italienne s’en mêlent : ce qui est étonnant, il faut l’avouer, parce que pour juger la question il est nécessaire d’avoir une connaissance parfaite, profonde, exquise de la langue ; on doit comparer, on doit connaître les sources de certains mots anciens, que M. d’Annunzio a époussetés et réexposés dans sa vitrine étincelante. On ne sait rien de tout cela, on ne sait distinguer une expression du xive siècle d’une périphrase née avant-hier ; mais on juge, et on passe. C’est moi, qui ne passe pas, pour le moment ; parce que le phénomène est trop intéressant et actuel pour le négliger dans mes notes sur le mouvement littéraire italien.

On ne soupçonne les jeunes littérateurs que d’une imitation formelle ; il serait difficile de soupçonner autre chose, à vrai dire, parce qu’il est presque impossible de voler à M. d’Annunzio une seule pensée qui ne soit pas de Frédéric Nietzsche ou de quelque auteur classique. Toutefois, comme M. d’Annunzio est un artiste exquis, les malheureux auteurs qui tremblent à l’idée de se voir mis à la queue de ses petits pages, font un effort surhumain pour fuir le soupçon de l’épidémie ; ils n’ont pas encore compris la portée de cette chasse féroce aux imitateurs vrais ou supposés ; ils pensent tout bonnement que ça ne pourra jamais finir. Ça finira, mon Dieu, j’en réponds ; on fera place à tous, on classera les œuvres et les auteurs à leurs rangs ; on saura distinguer l’influence de l’un et de l’autre, l’importance de celui-ci pour ses belles paroles et de celui-là pour ses belles pensées ; ce qui est nécessaire, c’est de nous goûter les uns les autres.

Toujours est-il qu’on est arrivé au moment où l’on voit que ce cadeau d’une forme pure et noble, souple et harmonieuse, qui est un des titres les plus incontestables de M. d’Annunzio à la reconnaissance de son pays, — est un cadeau joliment dangereux. On ne peut pas y toucher sans se teindre. C’est le vase de Pandore ; il y a des pierres précieuses et des parfums enivrants là-dedans ; si on le découvre, c’est le poison qui sort ! M. d’Annunzio élève la langue italienne à une grande hauteur ; mais gare à qui tâche d’y arriver avec lui ! M. d’Annunzio a remis en honneur maintes expressions oubliées, et entrelacé une couronne de mots rares, subtils, suggestifs, pompeux et pimpants… Mais, puisqu’ils ont servi au jeune maître, défense de s’en servir à notre tour ; ils sont sacrés ; nous sommes dans une Galerie d’art ancien et moderne : messieurs les visiteurs sont priés de ne pas toucher… Ça ne valait pas le prix payé à la porte.

Il faut ajouter à cette sommaire exposition de dégâts épidémico-linguistiques que ses critiques n’arrivent qu’à la surface des questions d’art ; la langue, pour eux, c’est le style : la forme c’est l’idée ; mais vis-à-vis de l’idée, ils ôtent poliment leur chapeau et ils s’en vont : ça n’est pas dans leur calendrier.

En attendant qu’ils reviennent, nous passerons à l’examen des œuvres dont l’hiver, ce printemps de la littérature en tout pays, nous a régalés. Je me bornerai comme d’habitude aux plus remarquables, ou pour le sujet ou pour le nom de l’auteur, ou pour le succès qu’elles ont rencontré parmi le public.

F. de Roberto : Gli Amori §

L’amour c’est sans doute une matière superbe à traiter non moins dans les livres que dans la vie ; on en parle depuis des siècles et le thème n’est pas encore épuisé. Que dirai-je ? Tous ceux qui aiment ou qui ont aimé trouvent qu’entre la théorie et la pratique il y a heureusement un abîme : chaque amoureux sent que son cœur, que ses sentiments n’ont pas encore été sondés. M. Federico de Roberto, un romancier sicilien d’un beau talent, un travailleur silencieux, probe, aristocratique, s’est plu à étudier l’amour en philosophe et en artiste. Il y a deux ans il publiait un gros volume, l’Amore (Milan, Galli édit.), quelque peu trop lourd et trop savant, à vrai dire, mais qui doit lui avoir coûté bien des recherches et des fatigues. L’amour y était considéré scientifiquement dans ses lois, dans ses exceptions, dans ses perversions ; les pauvres dames qui ont été attirées par le titre du livre ne doivent pas y avoir compris grand-chose ; mais l’œuvre a étonné pour son érudition solide les critiques qui considèrent un artiste comme un quid medium entre l’improvisateur et l’ignorant ; Dieu sait s’il y en a ! Ce premier volume, M. de Roberto le fait maintenant suivre d’un second, Gli Amori (Milan, casa editrice Galli), qui en est l’illustration et le commentaire. Il s’agit d’un recueil plus gai ; c’est une suite de lettres à une comtesse (je souhaite à M. de Roberto qu’elle existe réellement, à Sienne, cette femme spirituelle), où l’on traite des cas amoureux, où l’on fait enfin de l’amour pratique autant que la méthode épistolaire le permet. L’auteur avait dans l’Amore établi certaines lois physiologiques et psychologiques de ce sentiment ; il veut avec Gli Amori nous prouver maintenant que ses lois sont justes. Il faut le croire sur parole ; sa démonstration nous laisse embarrassés, parce que nous n’en avons pas le contrôle. Les épisodes que M. de Roberto nous raconte n’ont aucune valeur historique, en effet ; ce ne sont pas ces pièces justificatives que tout lecteur est en droit d’attendre. Je peux croire qu’il s’agit de personnages de roman ; je peux croire qu’il y a là quelque événement de la vie réelle, revécu dans le cerveau et à travers le tempérament de l’auteur ; enfin, il n’y a pas de documents, de preuves, mais des variations aimables.

D’ailleurs, je ne suppose pas que l’auteur tienne absolument à terrasser les adversaires de ses théories ; il y serait mieux arrivé en découpant les faits divers des journaux et en les mettant sous le nez des incrédules. M. de Roberto a pensé et composé un livre d’aventures amoureuses qui ont tout l’attrait de la vraisemblance. Pas d’imitation de M. d’Annunzio ; nous en sommes loin ; un esprit d’observation clair, aigu, une logique impitoyable, qui, en thème d’amour, est quelquefois excessive, une haute causerie de viveur sceptique, imparfait, et froid. Voici la forme et la substance de cette œuvre, qui porte la marque du talent et le goût de cet écrivain ; il n’arrivera, de mon avis, jamais au chef-d’œuvre, mais tous ses livres se recommandent par une noble indépendance, par une sévère aristocratie de méthode.

Paolo Mantegazza : L’Amore §

Entre ce jeune philosophe de l’amour moderne et le sénateur Paolo Mantegazza, qui traite le même argument (L’Amore, Milan, Treves), il y a quelque différence de vues. M. Paolo Mantegazza ne suppose pas un amour moderne qui puisse servir de pendant à l’amour d’autrefois ; pour lui, il n’y a que l’amour, ce bon diable avec un bandeau sur les yeux, qui s’amuse à enfiler les cœurs sur sa broche. Ici l’auteur, qui est un savant et d’une renommée européenne, nous sert les paralipomènes de ses recherches ; la littérature lui doit déjà une Physiologie de l’Amour et ces deux volumes Gli amori degli uomini qui ont eu un succès tapageur. Je n’ai jamais compris, entre nous, à quoi pouvait servir ce recueil d’usages amoureux de toutes les nations ; il y en avait de drôles, il faut le dire, de si drôles, que l’œuvre a excité un bruit énorme ; le public avait de quoi s’emplir jusqu’à la gorge ; on criait au scandale, mais on lisait avec emportement ; enfin, il s’agissait de choses scientifiques. La science avant tout ! Il y a des occasions où tous sentent un besoin insupportable de devenir des savants : c’est généralement, lorsque la science est un peu cochonne. Et les deux volumes cités répondaient rudement bien à l’argument. M. Paolo

Mantegazza nous apprend, d’ailleurs, dans la Préface à l’Amore, que ses Amori degli uomini ont été admis dans la littérature scientifique de tous les pays ; ça me prouve une fois de plus qu’en fait de science je ne suis pas connaisseur.

Mais avec les paralipomènes, que la maison Treves vient de publier, l’auteur continue ses causeries philosophiques sur le sentiment immortel, sans trop d’histoire naturelle comparative, M. Mantegazza est un ami de la femme, à la Michelet ; il pense toujours qu’on peut tirer quelque chose de bon de cet admirable joujou, et il tient bravement à l’idée symétrique d’en faire le meilleur compagnon de l’homme. Chamfort n’était pas de son avis. Cependant, M. Mantegazza n’est pas aveugle ; il a un penchant pour la femme, en homme de science qui en connaît toutes les faiblesses physiques et morales, mais il n’encourage personne à s’y fier trop. Avec ce dernier livre, il nous permet d’admirer encore son style nerveux, brillant, riche de comparaisons et d’images. L’œuvre est complétée par l’Anthologie de l’Amour, une collection internationale de chansons et de poésies érotiques, quelques-unes assez bêtes.

Il reste toujours à dire que sur cette question colossale des instincts et des sentiments personne jusqu’ici n’a dépassé Schopenhauer ; sa théorie est encore le dernier mot du problème : sa franchise, sa clairvoyance, sa limpidité d’exposition n’ont pas encore de rivales. Si l’amour va de ce côté, qui est le bon, peut troubler les âmes tendres et les cœurs romantiques, la faute n’en est pas à moi.

A. Fogazzaro : Poesie Scelte §

Glissons ; les tendances nouvelles ne sont pas favorables à Schopenhauer. En Italie, l’école mystique, pure, idéaliste jusqu’aux dernières conséquences, a des champions excellents. Il suffit de nommer M. Antonio Fogazzaro ; on le regarde comme le chef de cette littérature qui s’oppose au sensualisme de M. d’Annunzio ; son talent nous présente bien la seconde face de l’âme italienne toujours oscillante entre l’épicurisme et le mysticisme ; M. le vicomte de Vogüé le remarquait fort adroitement, à l’occasion de l’enquête du Marzocco dont je parlerai plus loin. Mais c’est dommage que peu à peu M. Fogazzaro nous ait conduits au catholicisme vieux style ; il y a du danger là-dessous, pour l’Italie ; l’odeur d’encens nous offense ; les personnages de M. Fogazzaro sont trop enclins à la sacristie ; ses femmes sont raides, arquées par la vertu chrétienne poussée aux dernières bornes. Il ne faut pas moins que l’art de M. Fogazzaro pour nous faire accepter ce monde naïf, douillet et surprenant, à sa manière ; je crois que les imitateurs ne pourront qu’éveiller une cordiale antipathie. D’ailleurs, la source remonte à Alexandre Manzoni, le Maître inégalable ; hormis l’auteur de Daniel Cortis, les suivants de cette école sont restés bien au-dessous du modèle ; on n’est pas simple lorsqu’on veut, et Manzoni avait la simplicité du génie. M. Fogazzaro vient de publier ses poésies (Poesie Scelte, Milan, Galli edit.), qui ont tous les mérites et les défauts de sa personnalité artistique. Les vers, souvent durs, nous donnent une harmonie à laquelle nos oreilles ne sont pas habituées ; le dédain pour la forme, qui caractérise les romans de M. Fogazzaro, et qui, jusqu’à un certain point, est une originalité, nous frappe ici comme une note choquante : l’Italie se vante de maîtres trop connus pour la magie des sons et des rythmes ; elle ne peut accepter sans hésitations un art poétique qui se passe facilement des bonnes règles de l’harmonie. Ce défaut, est encore plus sensible, si on pense que les sujets traités par M. Fogazzaro sont tout à fait spéciaux, de ce mysticisme décidément catholique dont j’ai parlé ; pour un païen, — et j’en suis un, — la forme seule pourrait les rendre vifs et intéressants. On ne conçoit pas un cantique à Notre-Dame, à la Madonna, si la souplesse et la nouveauté du rythme ne savent pas le faire pardonner. En se promenant par le vieux arsenal des légendes religieuses il faut être pourvu d’une torche flamboyante, qui donne de l’éclat même à la rouille de ces pauvres harnais. M. Fogazzaro se contente d’une bougie. Et il n’y a dans mon jugement, quoique très franc, d’une franchise démodée, aucune pensée irrespectueuse pour notre grand écrivain : je trouve qu’après tout il faut lire ce petit recueil de vers lyriques ; ça ne pourra que faire aimer davantage les romans de M. Fogazzaro.

E. Panzacchi : Rime Novelle §

Je dois à M. Enrico Panzacchi quelques heures délicieuses : il nous présente les Rime novelle (Bologna, Ditta Zanichelli édit.), des poésies très fines, charmantes, mélodiques. La Caccia di Nemrod, entre autres, me semble un petit chef-d’œuvre pour l’originalité de la vision, pour la puissance de la forme, et elle justifie bien le succès dont on l’a saluée à son apparition dans une brochure à part. Mais les compositions qui lui font couronne maintenant ne sont guère indignes de cette rivale dangereuse. M. Panzacchi demeure un artiste de premier ordre en dépit de la politique, qui a réclamé sa présence à la Chambre. Il a ce goût naturel de la mesure, du modus in rebus, qui est absolument rare aujourd’hui ; et sa lyrique se tient à l’écart des raffinements exagérés aussi bien que des platitudes inesthétiques. Nous pouvons admirer ici un tact délicat de poète, même là où la matière était difficile et âpre à dompter ; Terra immite (Terre inclémente), qui forme la dernière partie du recueil, nous en donne un exemple ; c’est de la poésie civique, des Souvenirs saignants de la campagne d’Afrique, cette campagne qui a été la négation journalière de Machiavel et de sa science infaillible. Le poète nous transporte avec un élan tout à fait remarquable et il sait se faire aimer.

G. Rovetta : L’Idolo §

Je dépêcherai en deux mots le nouveau roman, l’Idolo, de M. Rovetta. Cet auteur veut produire trop, et ça déprécie la marque de fabrique ; la confection de ses livres est vertigineusement rapide ; coup sur coup il nous lance à la tête des romans, des drames, des nouvelles ; seule la poésie a pu échapper à ce massacre, et je l’en félicite de tout mon cœur. L’Idolo appartient à la vieille école du réalisme misérable et plat ; pas de forme, pas de décor, pas de nouveauté de moyens et de types ; surtout, pas une idée. Contre cette littérature, une tasse de thé bouillant est très recommandable ; se coucher au plus tôt, et tâcher de transpirer, comme si l’on continuait la lecture de l’Idolo.

Marginalia §

La Commission pour les critiques d’art de l’Exposition de Venise vient de décerner ses prix : 1.500 fr. à M. Primo Levi pour une série d’articles parus dans un journal florentin ; 1.000 fr. à M. Vittorio Pica et autant à M. Ugo Ojetti pour les deux livres dont j’ai parlé dans le Mercure de décembre ; 500 fr. à M. Antonio Munaro pour un volume et autant à M. Ugo Fleres pour deux articles. Ce dernier, évidemment, est un élève de Jules César : venit, vidit, et vicit… son prix, dans un clin d’œil.

L’enquête du Marzocco sur la littérature et l’art italien à l’étranger a rassemblé des réponses nombreuses et importantes. Parmi les écrivains et les artistes qui ont fait bon accueil au questionnaire du journal littéraire de Florence, je citerai, au hasard de la mémoire, MM. Coppée, Zola, Lemaître, Claretie, de Vogüé, de Gourmont, Hérelle, Brunetière, Max Liebermann, Carolus Duran, Puvis de Chavannes, P. Adam, William Ritter, Barrès, J. Case, de Hérédia, Rod, Ouida, Müntz, Walter Crane, Paul Heyse, Fulda, M. Rossetti, Symons, Khnopff, etc. ; les Français sont en majorité, preuve de cette heureuse sympathie qui va chaque jour se fortifiant entre les deux nations, je ne pourrais pas rapporter les réponses, même en me bornant aux plus intéressantes ou aux plus singulières. Il s’agissait de dire quelle importance, quel rang, quelles tendances on attribue, à l’Étranger, à la littérature et à l’art italien. En général, d’après l’enquête actuelle on apprend que la langue italienne est très peu cultivée à l’Étranger, et qu’on ne connaît de cette littérature que les œuvres traduites ; de là, une incertitude à la juger, et quelquefois l’impossibilité absolue d’exprimer une opinion quelconque. De là, aussi, la concordance des citations : presque tous les interrogés citent les noms de d’Annunzio, Fogazzaro, pour la littérature, de Segantini, Michetti, Sartorio, pour l’art, de Verdi, Puccini, pour la musique. Mais l’opinion étrangère est énormément plus favorable à la littérature italienne, — dont on remarque avec plaisir la vigoureuse renaissance, — qu’à l’art, auquel on reproche d’avoir oublié les traditions immortelles des écoles florentine et vénitienne. Toujours est-il que, à mon avis, les littérateurs et les artistes italiens ont encore à faire la conquête définitive de l’Étranger. Ça peut donner aux jeunes un élan heureux, si l’on pense spécialement que lorsqu’une littérature est riche, puissante, nourrie, l’étude de sa langue s’impose aux publics intellectuels. Je crois donc que l’enquête du Marzocco peut avoir un contrecoup très favorable sur la société des jeunes hommes de lettres italiens ; ils doivent imiter Mahomet et aller à la montagne puisque la montagne hésite à venir à eux. Dans l’attente, il est à souhaiter que le goût pour la langue de Dante et de Boccace se répande et qu’on puisse se passer des traductions. Il est en effet plus facile de bien traduire un auteur, que de bien le choisir parmi ceux qui méritent d’être traduits.

Memento §

F. de Roberto, Gli Amori (Milano, Casa editrice Galli). — Girolamo Rovetta, L’Idolo, romanzo (Milano, Casa editrice Galli). — G. Sergi, Arii e italici (Torino, Fratelli Bocca, édit.). — Zino Zini, Proprietà individuale o collettiva ? (Torino, Fratelli Bocca). — Prof. Ruggero Oddi, L’inibizione (Torino, Fratelli Bocca). — Diego Garoglio, Due Anime (Firenze, R. Bemporad e figlio). — Paolo Mantegazza, L’Amore, paralipomeni (Milano, Fratelli Treves). — Carlo Piacci, Mondo Mondano (Milano, Fratelli Treves). — Come devo seriveri le mie lettere ? (Milano, U. Hoepli). — E. Panzacchi, Rime Novelle (Bologna, Ditta Zanichelli, edit.).

Tome XXV, numéro 99, mars 1898 §

Les Théâtres.
Renaissance, 21 janvier. La Ville morte, tragédie moderne en cinq actes, de M. Gabriel d’Annunzio §

Tome XXV, numéro 99, mars 1898, p. 918-931 [922-925].

Renaissance. 21 janvier : Première représentation de La Ville morte, tragédie moderne en cinq actes, de M. Gabriel d’Annunzio. — En écrivant la Ville morte, M. d’Annunzio a fait la tentative dramatique la plus curieuse que nous ayons vue depuis longtemps. Dans la ville même des Atrides, Mycènes, il anime des personnages contemporains, et, reprenant la composition austère et la noblesse verbale des tragédies antiques, il nous montre ces modernes en proie aux passions excessives des héros légendaires dont ils ont retrouvé les sépulcres et les cadavres, les spectres d’Agamemnon, de Cassandre et de Clytemnestre, devenus, pour ainsi dire, tangibles, dominent l’action, dont les héros vivants s’appellent Anne et Blanchemarie, Léonard et Alexandre. Mais les modernes n’ont pas la férocité simple des Atrides ; et c’est par des raffinements de pensée qu’ils en arrivent à commettre les mêmes crimes. Léonard ne peut vaincre son violent amour pour Blanchemarie, sa sœur : mais d’elle il veut garder un souvenir pur et beau, et c’est pour cela que, sans l’avoir possédée, il la noie dans les ondes de la fontaine Perséia. C’est aussi pour qu’Alexandre et lui ne soient pas divisés, à jamais : car Alexandre aime Blanchemarie, et pour elle il oublie Anne, sa femme, la voyante aveugle prête à se sacrifier au bonheur de celui qu’elle chérit. N’est-ce pas enfin pour que, dans la Ville morte, il n’y ait plus personne qui aspire à la vie ? Car Blanchemarie n’aime pas Mycènes ni sa campagne aride et poussiéreuse, et elle regrette les beaux jardins fertiles où il y a de larges fleurs et où mûrissent des fruits voluptueux. Si donc les actes des héros de la Ville morte rappellent ceux des descendants de Pélops ou de Labdacos, leurs sentiments sont bien différents. Si l’amour de l’archéologie ne les avait pas conduits à Mycènes, ils n’auraient pas souffert de la résurrection des instincts primitifs, et ils ne seraient sans doute pas devenus criminels. C’est parce qu’il est un raffiné que Léonard assassine, comme Égisthe assassinait parce qu’il était un sauvage. Mais, du jour où ils ont habité la Ville morte, ces civilisés ont été soumis à l’antique fatalité, et ils en sont les victimes.

Comme Cassandre voyait l’avenir, Anne devine ce que voudraient cacher ceux qui lui sont chers ; elle sait le mutuel amour d’Alexandre et de Blanchemarie : d’ailleurs, loin d’être farouche comme la fille de Priam, elle aspire au sacrifice. Mais, comme Cassandre encore, à qui Loxias Apollon avait refusé le don d’être crue, elle est maudite, et le Destin lui a ôté la vue. Aussi ignore-t-elle l’amour monstrueux de Léonard pour Blanchemarie, et sa grandeur d’âme est impuissante à conjurer le malheur et la mort. En ouvrant le tombeau des Atrides, Léonard a attiré sur soi et ses amis les vieilles malédictions, et la Ville morte a tué celle qui voulait vivre.

Il est dommage que cette tragédie, dont la donnée est si curieuse, ne soit pas vivante, à la scène. Certes, la composition en est harmonieuse, et la langue en est belle, bien qu’assez peu personnelle : au reste, il ne faut pas oublier que M. d’Annunzio, écrivant la Ville morte directement en français, n’écrivait pas dans sa langue maternelle, et je sais bien des auteurs français, et des plus applaudis, à qui cet Italien pourrait donner des leçons de style. Mais cette composition régulière et ce style lyrique conviennent-ils à des personnages aussi complexes que ceux de la Ville morte ? La régularité et le lyrisme de la tragédie antique convenaient aux héros d’Eschyle et de Sophocle qui, psychologiquement, sont très simples ; mais peuvent-ils convenir aux héros de M. d’Annunzio qui, par le fait même qu’ils sont nos contemporains et qu’ils en arrivent à agir comme les rois homériques, sont des êtres d’exception ? Je considère l’essai de M. d’Annunzio comme un des plus nobles qui aient été tentés en ce temps, mais la réussite complète en était, je crois, impossible. Un récit, si long et si détaillé qu’il soit, ne suffit pas à nous faire comprendre l’état d’esprit de Léonard ; et comment garder une attitude constamment calme à des personnages tourmentés de sentiments contradictoires ? D’ailleurs, les anciens mêmes étaient moins scrupuleux que M. d’Annunzio, et l’on peut, dans la tragédie antique, citer maintes scènes troublées et violentes. La Ville morte eut certainement gagné à être moins simplement composée.

Il n’empêche que la Ville morte ne soit digne de la plus haute estime. C’est une œuvre très originale de conception et, souvent, d’exécution. Il est certain qu’Anne, assez souvent, parle un peu comme une héroïne de M. Maeterlinck : mais, au lieu de s’attarder à chercher des réminiscences, il vaut mieux signaler des passages que, seul, M. d’Annunzio eût pu écrire. Dans l’Enfant de Volupté, comme dans l’Intrus et le Triomphe de la Mort, M. d’Annunzio excelle à rendre le charme des fruits et des fleurs, la volupté des saveurs et des parfums : et il y a dans la Ville morte quelques couplets lyriques sur les oranges, les myrtes, et aussi sur l’eau, qui sont des poèmes exquis.

À la Renaissance, la Ville morte a été bien montée et, dans l’ensemble, assez bien jouée. Mme Sarah Bernhardt a été admirable dans le rôle d’Anne : dès l’ouverture du rideau, elle a su, par le son même de la voix, pour ainsi dire, suggérer qu’elle était aveugle ; elle a eu les cris de douleur les plus tragiques, et aussi les plus doux murmures d’amour et de tendresse ; et je ne crois pas qu’on oublie jamais la gaieté caressante, enfantine, et un peu mélancolique, avec laquelle elle raconte à sa nourrice la légende d’Io. Auprès d’elle, Mlle Blanche Dufrêne a bien interprété le personnage de Blanchemarie ; elle a été dramatique, et a su, comme il fallait, garder toujours une attitude élégante et jolie. Mais, malheureusement, MM. Deval et Brémond ont joué Léonard et Alexandre avec quelque insuffisance.

22 janvier-1er février : La Ville morte. — 24 février : Relâche.

Publications d’art.
Memento [extrait] §

Tome XXV, numéro 99, mars 1898, p. 949-953 [953].

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Natura ed Arte (1er février). — Article documenté sur Antonio Canova par Vittorio Malamani.

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Tome XXVI, numéro 100, avril 1898 §

Les Revues.
Memento [extraits] §

Tome XXVI, numéro 100, avril 1898, p. 268-274 [273, 275].

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Revue des Revues. — […] Une étude sur le Mouvement littéraire en Italie, par M. Ugo Ojetti.

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La Revue Générale. —Pise, par M. Arnold Goffin.

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Art moderne.
Zandomeneghi §

Tome XXVI, numéro 100, avril 1898, p. 295-300 [297].

Pour M. Zandomeneghi, la première de ses qualités, à coup sûre louable, est une admiration sans bornes pour l’art merveilleux, unique, de M. Degas. Il n’a pas la sûreté de l’œil du maître, il n’a pas la virtuosité magique de son métier. Tout est plein d’excellentes intentions, la réalisation est bien au-dessous. En certaines toiles parmi celles qui sont exposées chez Durand-Ruel, en dépit d’une affectation d’élégance n’aboutissant qu’à de la brutale inharmonie, à de la lourdeur maladroite, des morceaux paraissent plus habilement traités. Dans le Square de la Place d’Anvers, par exemple, les attitudes des promeneurs, le geste des enfants sont fixés agréablement, mais, en dépit de la dimension du tableau, il n’est rien qu’une réunion de croquis, car rien n’y établit l’indispensable unité, sans laquelle nulle impression ne se communique au spectateur ; il semble qu’il n’y ait pas lieu pour ce tableau d’exister. Ailleurs, une femme dans un fauteuil s’étire avec une pose tragique et apprêtée, c’est désagréable et faux, mais il y a un fond de tentures, de feu et d’étoffes assez joliment réussi. Les chairs sont pesantes partout, sans vie et sans accent.

Art ancien.
La Madone de Piero della Francesca §

Tome XXVI, numéro 100, avril 1898, p. 301-305.

Les Ombriens sont dans l’école italienne des xive et xve siècles ceux qui étaient désignés pour être les peintres de la Vierge. De ce sanctuaire d’Assise où venaient, malgré les guerres et les pestes, les multitudes pressées, il semble qu’un envoûtement rayonne, qui frappe les populations immédiates et les entraîne vers un idéal ascétique tout particulier qui influera sur la vie publique et différenciera si profondément Pérouse, désintéressée, dévouée et chevaleresque, de sa voisine Florence. Dans cette école ombrienne, qui partit de Gualdo et des San Severino pour se dévoyer complètement et se perdre en Raphaël, Piero della Francesca semble être le dernier mystique, un mystique qu’est venu troubler si curieusement la préoccupation de faire vrai et que le réel hante en chacune de ses œuvres. Piero della Francesca est un sommet : il est l’ultime dépositaire de la haute idée ; c’est le dernier communiant. Après lui, les yeux et les cerveaux changent, la pente commence qui aboutira par Pietro Vannucci à Raphaël, dont le génie ignore complètement l’austère vision du maître de Borgo-san-Sepolcro.

La madone de Francesca que le Louvre vient d’acquérir synthétise éloquemment ces tendances. La figure, sans être comme dans quelques-unes de ses œuvres absolument cernée de noir, est accusée d’un trait net, rigide, précis ; le pli des lèvres est mélancolique, le regard est grave, les mains sont bien d’un réaliste, un peu grosses et sans élégance convenue. Il l’a voulue blonde, comme Nicéphore Callixte, et il lui a fait, sous le fuazzuolo léger, des cheveux par petites boucles claires, ainsi qu’il aime à les peindre. Le costume lui-même est sévère : manteau simple, robe rouge aux manches fondues, rattachées aux poignets, laissant voir la seconde robe qui est blanche, — et le Bambino qui déroule sa bandelette et la tend à sa mère n’a pas la joliesse de ceux des Saintes Familles gaies qui viendront plus tard. Tout cela est d’un ordre très noble. Le paysage aux lignes géométriques et à la perspective implacable, et qui a si curieusement tourné avec le temps, le poncis du dessin qui transparaît sous la couleur froide, le blafard des clairs, le grain très gris des ombres, toute cette exécution qui sent la fresque donne à ce panneau une haute saveur. Ah ! que nous voilà loin des matrones de l’école romaine, des Vénus et des Dianes des Grecs, de ces étranges figures noires, splendides et ruisselantes d’or et de gemmes des Byzantins ! Il suffit, pour bien voir la place que tient Francesca, de faire le tour de cette petite salle des Primitifs italiens : ils sont là, caractéristiques : c’est Cimabue, Massone, graves et byzantins, c’est Fredi, avec ses curieuses figures vieillottes, ridées, aux yeux si blancs sous les paupières plissées, c’est Lippi et ses lourdes Vierges glorieuses, c’est Gozzoli avec sa tête ingénue et sans dessous, c’est Bastiano Mainardi avec sa Vierge-aux-lys, si coquette malgré les efforts de l’artiste, c’est Giovanni Bellini avec déjà tout le soleil de l’école vénitienne, c’est le Pérugin, enfin c’est Botticelli. Ah, celui-là !… le regard de l’enfant, si inexprimablement émouvant dans sa tendresse de tout-petit, et ce fond génial, tout en ciel, où se profilent ces arbres ébranchés et ces roses… Et la bleue et rose apothéose de rêve de l’Angélico… Seule, la Vierge du Ghirlandajo, en dépit de l’orchestration aveuglante de Visitation, a quelque peu de la sévérité de celle de Francesca.

Il convient de féliciter hautement le Louvre et ses Amis de cette acquisition,

L’homme et l’œuvre sont considérables : il remplit sa vie d’un labeur superbe, avec la fougue de ces magnifiques qui avaient double sève. Mathématicien, il dicte, alors qu’aveugle il ne peut plus peindre, des traités qui sont à la Bibliothèque du Vatican et dont Luca Paccioli parle comme de pures merveilles dans son livre des Cose d’Architetture ; maître, il fait Lorentino d’Angelo, Melozzo da Forlì, Luca del Borgo, et il ouvre la route au Pérugin et au Signorelli, ce disciple formidable qui devait monter plus haut que lui. Réaliste, épris de nature, il enferme la pensée mystique qui le guide dans le corps des hommes et des femmes qu’il a sous la main : la fille du peuple qui a quelque peu de front pose une Vierge, — sa Vierge d’Arezzo, — le premier montagnard venu un Christ : celui de sa fresque du Mont-de-Piété a le nez cylindrique, les lèvres épaisses d’un maure, les yeux caves et les extrémités grosses et communes, — mais le peintre, en dépit de ces réalités qui s’imposaient à lui, a su le rendre formidable et impressionnant quand même. Il y a beaucoup d’action dans ses compositions ; ses personnages, qu’il modelait en terre et revêtissait d’étoffes lourdes avant de les peindre, sont bien dans l’air, les groupes sont heureux, vivants, ses animaux sont notés avec une rare justesse ; le premier, il met en œuvre l’architecture avec une sûreté de lignes qu’on n’a pas dépassée, ses perspectives sont implacables, comme celles de Flamands de Bruges, — enfin il pressentit le clair-obscur, et dans certaines de ses fresques, des figures même sont lumineuses : l’ange de la Vision de Constantin.

Ses œuvres, si nombreuses qu’elles aient été, sont rarissimes. Elles ont disparu, comme presque toutes les œuvres simplistes et claires des Primitifs, par la volonté des amateurs d’autrefois qui les détruisirent pour les remplacer par les fougueuses féeries des maîtres de la Renaissance. Et cependant Florence, Rome, Rimini, Ferrare, Urbin se le disputèrent. Que reste-t-il ? Quelques fresques à demi effacées, quelques portraits aux Offices, deux têtes et deux ébauches à la National Gallery, — et la Vierge du Louvre.

À Florence, il passe seulement, au sortir de l’atelier du vieux Veneziano ; puis, c’est Rome où Nicolas V, ce grand bâtisseur, lui fait peindre les chambres de son palais. Mais si ce pape « aveva, col suo modo di fabricare, messo tutta Roma sotto sopra », un autre devait venir qui aimait fort à bousculer : Jules II. Prenant prétexte que ce Juif d’Alexandre Borgia avait empoisonné tous ses appartements, le Miracle de Bolsenne et la Prison de Saint-Pierre remplacèrent les fresques de Francesca, — que nous retrouvons à Rimini, auprès du duc.

Quoiqu’il eût vu, à n’en pas douter, de bien singulières choses à la cour de Nicolas V, il dut être fortement intéressé par celle de Sigismondo Pandolfo Malatesta. Cet homme de sang, qui restera comme le type le plus achevé du condottière, ce soldat féroce et déloyal, tour à tour gonfalonier de l’Église et excommunié par le pape, à la solde de Sienne, de Naples, de Rome ou d’Aragon, de deux et de trois à la fois, trompant tout le monde dans l’occasion, dépouillant ses alliés et ses ennemis, chercheur avide des plus basses débauches, contempteur de ce qui n’est pas la force, ce génial ingénieur militaire, cet amoureux des Lettres, fondateur de bibliothèques richement dotées, ce bâtisseur de palais qu’il comble d’objets d’art, ce poète, cette mauvaise tête, voulut se faire peindre par Francesca, dans sa chapelle, à genoux devant son saint patron, Sigismond de Bourgogne.

Le Borghèse trouva à Rimini Matteo Pasti, le Pisanello, Gentile da Fabriano3, et surtout Léon Battista Alberti qui entourait l’église Saint-François d’une longue file d’arcades, au centre desquelles il ménageait une magnifique chapelle où devait reposer Izotta dei Atti, — cette Izotta de Rimini, qui était la maîtresse du duc. Pour elle, Sigismond avait déjà empoisonné sa première femme, Geneviève d’Este, comme il devait, dans peu, étrangler sa seconde, Polyxène Sforza. Elle lui tenait au cœur cette Izotta, cette petite créature. Elle seule savait le calmer alors qu’il rentrait farouche dans sa Rocca Malatestiana, humilié et saignant de quelque blessure profonde ; elle feignait d’ignorer ses épouvantables débauches, ses fureurs de luxure et ses sauvageries ; et, douce, elle le rafraîchissait d’une chanson ou d’un sonnet. Pour elle, il fit composer, par des rimeurs à gages, ces Isottei où figurent plusieurs pièces de lui et commanda son buste à Mino de Fiesole : Matteo Pasti fit sept médailles d’elle ; le Pisanello, une. Francesca dut la peindre, naturellement. Il l’admit à la voir le jour où il créait chevalier le frère de sa maîtresse, Antonio dei Atti. Ah, la jolie scène !… La cour du palais est pleine des nobles et des citoyens de Rimini. Sur l’estrade, à côté de lui, est Polyxène Sforza. Et devant la duchesse, devant le peuple, Bagnoli, le scribe, lit la sentence ; il fait attacher les éperons à Antonio par le comte d’Urbin, lui donne l’accolade, lui octroie des bourgs et des terres, lui fait remettre des draps de soie et de velours, des pièces d’orfèvrerie, — pendant qu’Izotta se lève et vient offrir à son frère, d’un geste charmant, les deux cents ducats d’or dans la tasse d’argent…

Le portrait que le Borghèse nous en a laissé est aujourd’hui à Londres. Il l’a représentée de profil. Le dessin a la pureté et la fermeté de ligne d’une médaille du Pisanello ; le front est haut et large, la bouche sensuelle, intelligente et tenace : la robe de brocart rehaussée de broderies d’or, est d’une exécution plus large, qui ne lui est pas habituelle.

Francesca ne resta pas longtemps à la cour de Rimini ; le duc Borgo l’appela à Ferrare.

Là, il peint à fresque des salles entières du palais de la Schifanoïa, détruites plus tard sous le règne du duc Ercole ; puis il va décorer la chapelle des Bacci, à Saint-François d’Arezzo, fait un Christ en croix et une Madeleine à la Cathédrale, et rentre à Borgo. Il y était fort occupé à une Assomption, lorsque la Confrérie du Corpus Domini d’Urbin, le prie de se rendre en cette ville, pour y exécuter un tableau d’autel. Francesca vint donc à Urbin. Mais le duc ne lui laissa le loisir d’accomplir sa promesse, en l’obligeant à faire son portrait, celui de Battista Sforza, sa femme, et leur Triomphe à tous les deux.

Frederico de Montefeltro, duc par Sixte IV, cultivant les lettres grecques et latines, amant passionné des arts, avait fait de la « petite et saine Urbin » une véritable Athènes. Luciano Lauranna, réunissant deux collines, lui élevait un palais, une de ces belles demeures d’Italie, aux murs clairs, tout en colonnades légères, en portiques aériens, en escaliers savants, en voûtes, en berceaux aux rosaces d’or, en galeries plaquées de marbres, en façades timbrées de trophées, demeure dont Baroccio, de Milan, sculptait les chambranles des portes et des fenêtres, dont maëstro Jacomo, de Florence, faisait les marqueteries, où Giorgo Andreoli, de Gubbio, modelait, dans la chapelle, un autel en terre cuite avec des hauts reliefs colorés.

L’honneur était grand pour Francesca de peindre un prince qui avait attiré près de lui maître Juste de Gand, et qui conservait comme une merveille, dans sa bibliothèque, le Bain des femmes de Van Eyck. Il semble qu’il y ait mis toute sa science : c’est véritablement un morceau de maître où on retrouve, dans l’ombre des chairs, le ton brun lumineux du Masaccio. Il l’a représenté de profil, Montefeltro ayant perdu un œil dans un tournoi ; au revers, se trouve le Triomphe. Le portrait de Battista Sforza a la même ordonnance.

Voici ce que l’on trouve dans le livre B, de la confrérie du Corpus Domini :

« 1469 aprile 8. Bolognini io dati a Giovanni di Santi da Colbordolo per fare la spese a Maestro Piero del Borgo ch’era venuto a vedere la tavola per forla a conto della Fraternità. »

Ce fut donc chez Giovanni Santi qu’il descendit, chez le père de Raphaël qui dorait des statues et peignait des vierges si roides et si dures, tout en écrivant sa Chronique Rimée.

Il s’est promené souvent dans le petit jardin de la maison la rue Contrada del Monte, devant la Madone à fresque dont Santi avait décoré le mur, dans cet enclos, fleuri d’oliviers, de pampres et de roses, dont la terrasse basse dominait la ville, d’où on voyait la campagne, blonde de blés mûrissants, les crêtes aiguës et dentelées des derniers Apennins, tout au loin, sous le ciel léger, un pan de mer profonde, — petit jardin symbolique où, bien peu d’années après, Raphaël enfant devait jouer.

Chronique de Bruxelles.
[Le Salon de la Libre Esthétique, extrait] §

Tome XXVI, numéro 100, avril 1898, p. 311-315 [311].

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Parmi les étrangers, c’est Fritz Thaulow, avec trois œuvres admirables : la Nuit à Amiens, le Quartier des Pauvres à Venise, et « Il Cavallo » à Venise. Coloriste tragique, Thaulow résume et condense la tristesse farouche, la menace des quais excentriques et des lagunes stagnantes. Sa Nuit à Amiens me fait songer à certains coins de notre banlieue bruxelloise, à ce qu’on peut apercevoir, par-dessus le garde-fou d’un pont, de la Senne roulant ses eaux d’égoût et usinières entre de hautes murailles lépreuses.

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Lettres italiennes §

Tome XXVI, numéro 100, avril 1898, p. 325-330.

Guglielmo Ferrero : Il Militarismo §

Et voilà un livre sur lequel on pourrait discuter longtemps, en relevant les fautes, les paradoxes et les conclusions arbitraires dont il est tout plein. Mais non est hic locus, et, d’ailleurs, M. Guglielmo Ferrero, élève de M. Lombroso, est parfaitement sûr de soi et de ses travaux. Il Militarismo (Milan, Treves), œuvre contre la guerre et les sociétés militaires, répond à un certain sentiment pacifique de la foule, laquelle n’a pas ménagé les approbations bruyantes à M. Ferrero. Il est toujours agréable d’entendre un jeune philosophe qui vous promet la paix universelle et la fin de la guerre, pourvu qu’on reste tranquille ! Les mots ne coûtent rien, et, après tout, la littérature politique de M. Ferrero n’a été jusqu’à présent qu’un défilé de paroles. Lorsqu’il s’agit de fortifier les jugements et les opinions avec des faits, M. Ferrero contraint les faits à démontrer ce qui lui est nécessaire ; et avec cette méthode, il est difficile d’avoir tort. Plus qu’ailleurs, ce système est remarquable dans le chapitre qui traite de Napoléon et qui en esquisse la psychologie à la Lombroso. M. Ferrero, un Benjamin Constant en retard de quatre-vingt-trois ans, trouve des ressemblances formidables entre Napoléon et Attila ; il le compare à Jules César, en concluant que celui-ci était un personnage respectable (voilà un compliment assez curieux pour un grand capitaine !), et qu’il ne faisait que des guerres gaies. Je commence à soupçonner M. Ferrero d’avoir oublié son histoire romaine ; à moins qu’il ne trouve gaies la guerre civile et les batailles de Pharsale, de Thapso, de Munda, avec les 15,000 cadavres de la première, et les 10,000 de la seconde, et les 33,000 de la dernière. Tout ça doit être d’une gaîté désopilante pour l’élève de M. Lombroso, qui, décidé à engloutir Napoléon, ne s’arrête guère à ces petitesses. La physiologie napoléonienne de M. Ferrero montre qu’il a puisé à des sources historiques fort peu sérieuses, et les inexactitudes fourmillent. Il en est toujours à Madame de Rémusat et à Bourrienne, sans même supposer que la Rémusat des Mémoires est démentie, par la Rémusat des Lettres, et que les Mémoires de Bourrienne sont, en tout ou en partie, apocryphes. Il nous parle de la simplicité extérieure de Napoléon, ce qui donnerait un autre point de contact entre Attila et l’Empereur ; une simplicité qui serait le comble de l’orgueil méprisant. Mais M. Ferrero ne connaît que l’Empereur à la capote grise et au petit chapeau ; n’a-t-il jamais eu sous les yeux une reproduction des tableaux de David, d’Appiani, d’Isabey ? N’a-t-il jamais entendu parler de la Cour impériale, de ces titres des grands officiers du Palais ? ou du Sacre à Notre-Dame ? ou de la Cérémonie du Champ de Mai ? Et lorsqu’il nous présente Napoléon comme usé après la campagne de 1812, M. Ferrero oublie que la campagne de France a été un chef-d’œuvre de stratégie ! Et lorsqu’il parle des projets du jeune Bonaparte en Orient, comme des vagues rêveries d’un esprit ambitieux et oisif, M. Ferrero ignore que même Pitt s’en inquiétait et donnait l’alarme au Parlement anglais ! Enfin, je crois que je pourrais continuer de cette manière pendant trois ou quatre pages, et j’ai promis de ne pas discuter ; je me réserve de faire ailleurs et à mon aise maintes interrogations à M. Ferrero. Je me borne ici à constater, une fois de plus, que l’école lombrosienne habitue ses élèves à tirer des conclusions extraordinaires de petits faits, souvent peu fondés, quelquefois tout à fait insignifiants. D’où, les voilà à nous présenter un Jules César déguisé en Ecce Homo, et un Napoléon avec le manteau de Diogène ; ou à négliger la bibliographie napoléonienne qui compte des œuvres précieuses ; ou, dans un tableau des sociétés militaires, à citer comme une source historique les Mémoires… de d’Artagnan ! Je ne veux pas nier le talent de M. Guglielmo Ferrero, ni contester une certaine importance à son livre ; il y a de la chaleur, de la sincérité ; mais les applaudissements tapageurs, les éloges exagérés, les conseils d’une presse toujours fanatiques risquent de l’acheminer par une fausse route, et ils l’ont déjà habitué à se croire le révélateur d’un monde nouveau. Vis-à-vis de l’art, par exemple, il est aveniriste comme Max Nordau (pour lequel il a une admiration presque sans bornes), ou comme Tolstoï ; il prêche la puissance des ténèbres, la mort de l’art, le triomphe du crétinisme ; et le pire, c’est qu’il y croit de tout son cœur. Ces opinions malheureuses expliquent son dédain pour toute forme littéraire ; Il Militarismo n’est aucunement l’œuvre d’un artiste ; un journaliste des plus médiocres pourrait y mettre sa signature, et avec quelque grimace, encore.

Gabriele d’Annunzio : La Città morta §

Pour passer à une atmosphère littérairement plus pure, voici La Città Morta par Gabriele d’Annunzio, (Milan, Treves), que, pour le titre de la Ville Morte les Parisiens connaissent tant et mieux que les compatriotes de l’auteur. C’est pourquoi je me borne à en noter la forme exquise, riche, cristalline, et quant à ses mérites dramatiques je m’en remets à la critique française qui l’a jugée à sa juste valeur. C’est, dans les projets de M. d’Annunzio, le premier pas vers son théâtre tragique d’Albano ; un rêve encore lointain, pour lequel travaillent et le poète de la Ville Morte et des jeunes auteurs enchantés de cette renaissance magique.

Ugo Ojetti : Il Vecchio §

M. Ugo Ojetti avant de partir pour l’Égypte dans un voyage d’études et d’agrément, a publié son roman, Il Vecchio (Milan, Galli). Je crois que M. Ojetti n’a jamais donné rien de plus fort et de plus sérieux ; il a travaillé longtemps à cette œuvre comme qui voudrait livrer une bataille suprême, et, s’il n’est pas arrivé à la victoire complète, il a réussi à planter de plus en plus haut son drapeau. Je dis que la victoire n’est pas complète, parce que, malgré ses efforts les plus évidents, M. Ojetti n’a pas su encore s’arracher à une certaine imitation formelle et phonique de son ami d’Annunzio ; peu de chose, sans doute, mais un lecteur attentif ne s’y trompe pas. Ce sont des nuances, à peine, ce je ne sais pas quoi, que Nietzsche appelait le tempo : chaque auteur a son tempo, comme en musique, et sait le varier. Machiavel était inégalable pour dire des choses terribles dans un tempo gai et moqueur. Or, le tempo de M. Ojetti ressemble bien souvent au tempo solennel, polyphonique et cadencé de M. d’Annunzio.

Il Vecchio, le vieillard, c’est Alexandre Zeno, qui, arrivé à ses derniers jours, rêve les joies terrestres les plus belles et les plus fières : la paix des Sages, l’attitude des Athlètes, l’allégresse des Amants ; mais, tout à coup, la pensée de la mort imminente vient le troubler, et il en est poursuivi sans cesse, et son âme en subit le poison subtil, et, entouré par des images de jeunesse, d’avenir, de vie, il sent partout la Mort, la Mort, la Mort ! Ce sentiment finit par altérer tous les autres, même les plus doux ; le vieillard ne voit plus en son fils André le jeune homme aimable et l’artiste de talent, mais celui qui vivra, qui a un avenir, qui l’oubliera bientôt dans l’ivresse des jouissances désormais inconnues et immémorables pour lui. Il en arrive à déchirer le portrait de sa femme dont le jeune André lui avait fait cadeau ; sa femme est morte, et ce tableau, toujours devant ses yeux, lui rappelle l’au-delà formidable ; il est mesquin, gauche et tragique, ce pauvre vieillard ; M. Ojetti a vécu son personnage. Peu à peu, par cette réaction naturelle des pensées dominantes, la paix vient éclairer encore l’âme d’Alexandre Zeno ; il a compris le mystère, il se sent fort, il trouve que la vie est partout, puisqu’elle n’est que le changement infatigable de la matière ; et même en mourant on peut nier la mort… Un soir de printemps, le petit Gino monte dans la chambre du vieillard, et il voit Alexandre sur son lit, le visage calme, comme apaisé dans un sommeil sans rêves ; l’enfant l’appelle en vain, et il lui touche la main ; elle est froide… Sans plus oser, le petit Gino se détourne, redescend, et il annonce à la famille : — Grand-père dort !

J’ai oublié naturellement une foule d’épisodes, qui sont la partie vive et entraînante du livre, pour en donner le thème nu et simple. Toujours est-il que l’œuvre de M. Ojetti est un peu lourde, profondément sombre. L’auteur a voulu sans doute montrer tout le sérieux de son esprit philosophique, et il est philosophe à donner des frissons. Je ne pouvais, en lisant, me défendre de comparer M. Ojetti à un compagnon de joie qui s’est fait capucin ; dans un élan de repentance, il a tiré son capuchon presque sur son nez… Cela ne durera pas longtemps les jolies Égyptiennes (les Égyptiennes sont toujours jolies) sauront arracher le froc à M. Ojetti en présence des Pyramides et de leurs quarante siècles.

G. P. Lucini : Il Libro delle imagini terrene §

Il y a des auteurs qui comptent sur l’ignorance du public ; M. Ferrero en est un ; il y en a d’autres qui supposent dans le public une clairvoyance et un esprit de pénétration vraiment inadmissibles ; M. G. P. Lucini est de ces derniers. Son recueil de poésies, Il Libro delle imagini terrene (le livre des images terrestres ; Milan, Galli) est moins obscur que Il Libro delle figurazioni ideali (le livre des figurations idéales) dont il est le pendant ; mais tous les deux sont assez difficiles, nuageux, bizarres. Je n’en fais pas un reproche au poète ; il dédaigne les gros succès, en pensant justement qu’il suffit quelquefois d’avoir un gentil lecteur qui nous comprenne et nous admire… mais il ne faut pas pousser les choses au point que ce seul lecteur soit l’auteur même… M. Lucini n’en est pas encore à ce comble de l’art aristocratique, et il doit s’en garder pour l’avenir, en cherchant à rendre ses symboles et ses images tout à fait compréhensibles. Sa poésie est harmonieuse, souple, riche de vibrations ; quoique de temps à autre le goût pour la rime excentrique l’emporte, et c’est le poète alors qui court après la rime, au lieu que ce soit la rime qui obéisse au poète. Toutefois, même en faisant leur part aux défauts, il serait injuste de dénier à M. Lucini une trempe d’artiste original ; ses défaillances sont l’effet de sa jeunesse ; d’ici à quelque temps, il marchera franchement, libre des préjugés d’école, en suivant sa fraîche inspiration.

Ciro Annovi : Per la storia d’un’ anima §

Au mois de juin, on fêtera en Italie le premier centenaire de la naissance de Giacomo Leopardi, le prince de nos poètes modernes. Avide d’amour, il n’a connu que des amourettes insignifiantes et incomplètes ; avide de gloire, la gloire est venue tard, lorsqu’il en était déjà désillusionné ; avide de beauté il n’a eu que la beauté de ses rêves incomparables… Il ne fut pas moins grand que malheureux, et à ce double titre sa mémoire éveille une admiration profonde et un profond respect. J’ai fini à peine de lire une petite brochure de M. Ciro Annovi, Per la storia d’un’ anima (pour l’histoire d’une âme), qui, à l’aide des sources historiques les plus importantes, nous donne une excellente biographie de Leopardi. M. Annovi. — c’est la première fois que je lis son nom, — est simple dans son exposition, mais efficace et communicatif. Il suit son personnage pas à pas, il nous donne des renseignements sur sa famille, sur ses travaux, sur sa vie intime, sur ses douloureuses aventures, jusqu’à ses derniers jours ; et bien que, je le répète, le style de M. Annovi soit loin de toute forme recherchée, il n’atteint pas moins son but de faire revivre la figure si humaine et touchante du poète immortel.

Memento §

Il Militarismo, par Guglielmo Ferrero (Milan, Treves). La Città Morta, par Gabriele d’Annunzio (Milan, Treves). Il Libro delle imagini terrene, par G. P. Lucini (Milan, Galli). Per la storia d’un’ anima (biografia di Giacomo Leopardi), par Ciro Annovi (Città di Castello, S. Lapi). Discorsi d’Arte, par Maria A. Brunamonti (Città di Castello, S. Lapi). Il Vecchio, roman, par Ugo Ojetti (Milan, Galli). L’Esca, roman, par Ottorino Novi (Milan, Galli).

Tome XXVI, numéro 101, mai 1898 §

Felice Cavallotti §

Tome XXVI, numéro 101, mai 1898, p. 349-355.

Les journalistes de la démagogie ressemblent à des barbares, qui dansent la pyrrhique autour d’un cercueil. Il y a plus d’un mois que Felice Cavallotti est mort, et le flot désordonné des tirades monte toujours. La richesse phraséologique des rhéteurs populaires est vraiment incroyable ; ils arrivent à dégrader la tragédie et à troubler la solennité calme de la mort.

Felice Cavallotti était un homme de parti, et tout un parti s’est dressé soudainement à pleurer sa perte. C’est juste, mais il faudrait être assez païen pour constater que rarement un personnage a su disparaître si à propos de la scène, à l’heure même où son rôle allait perdre toute signification. À la prochaine crise, et on sait si une crise politique se fait attendre en Italie et ailleurs, Felice Cavallotti aurait eu un portefeuille. Voit-on ce poète du peuple et de la République dans les fonctions de ministre du Roi ? Les journalistes à la danse pyrrhique pouvaient le sommer de renverser Roi et royaume d’un seul coup de main.

Le duel avec le comte Ferruccio Macola a dénoué le problème avant même qu’il se présentât. Le député Felice Cavallotti a disparu d’une mort logique, et la mort est si stupidement déraisonnable, qu’il faut signaler l’exception et en tenir compte. Du reste, dans ce cas, ceux qui se battaient étaient des hommes qui aimaient tour à tour à écrire, à discuter, à donner ou à recevoir des coups d’épée. Cavallotti, avant le dernier, avait eu trente-deux duels ; son adversaire, comme plus jeune, quinze ; un des témoins, cinquante. Il ne fallait pas moins que la débonnaireté de la presse pour ne pas s’attendre à ce que, à la longue, quelqu’un de ces chevaliers finît par y rester.

La cause était futile, sans doute : une dépêche de Rome publiée dans la Gazzetta di Venezia, que le comte Macola dirige, et qui avait déplu à Cavallotti. Mais y a-t-il des causes sans importance, des querelles sans conséquences entre deux hommes qui représentent deux partis opposés, qui ont chacun pour soi ou contre soi toute une presse, toute une classe ? La politique n’est désormais, — et quand donc a-t-elle été autre chose ? — qu’une lutte sans trêve et sans scrupules : même avec la plume, on ne se bat pas, on s’assomme ; dans un homme on écrase une faction, et le pêle-mêle des haines, des accusations, des calomnies, des intrigues est tel, que qui en sort l’honneur intact peut remercier son bon génie.

La popularité dont Felice Cavallotti jouissait en toute l’Italie avait sa raison d’être dans cet esprit de combativité poussé à la dernière exagération. Homme exubérant, passionné, redoutable, il pouvait inspirer des dévouements singuliers ou une aversion invincible, parce qu’il n’oubliait jamais d’être un homme de parti, ni à la Chambre, ni dans ses œuvres littéraires, ni dans ses lettres, ni dans ses articles. Là où il jouait un rôle quelconque, toute sérénité disparaissait comme par magie. Il était presque impossible de ne pas voir derrière lui la foule qui s’exaltait et la foule qui l’attaquait. Après sa mort, bien des critiques, en croyant porter sur lui leur propre jugement, ne firent que répéter l’opinion d’une de ces deux foules passionnées, notamment de la première.

Comme écrivain, il était médiocre. Ses œuvres nombreuses ne lui survivront pas, après la hausse du moment, n’ayant artistiquement aucun intérêt. Ce gladiateur était en poésie un romantique en retard, et il embarquait sa muse sur le navire vermoulu de la rhétorique, avec une lourde charge d’idéal sucré. La Grèce ancienne lui inspira plusieurs pièces de théâtre : Alcibiade, La femme de Ménéclès, Nycarete, etc., où rien ne manque, hormis la Grèce et les Grecs, qui lui ont soigneusement caché leur âme et leur esprit. Ses comédies modernes, généralement des levers de rideau comme La fille de Jephté, La lune de miel, Sic vos non vobis, étaient l’œuvre d’un homme qui, en compensation à un excès de violence, s’abandonnait à un excès de douceur, imaginant des personnages naïfs et poétiques, pèlerins égarés d’un monde irréel. À travers le tempérament littéraire de Cavallotti, l’amour même se présentait comme un dieu larmoyant et asexué, le dieu de ces chevaliers hyperboliques qui se contentaient d’un mot, d’un souris, d’un regard.

Mais le succès presque constant de ce théâtre deviendrait mystérieux si on refusait à Cavallotti la connaissance de son public. Peu lui importait l’opinion de l’élite intellectuelle, le jugement de la critique désintéressée. Il écrivait pour une démocratie littéraire, qui, vis-à-vis par exemple de la Grèce, n’exerçait aucun contrôle, de sorte qu’Alcibiade et Nicarète et Ménéclès et tous ces, héros en papier mâché allaient intrépidement à la conquête d’un public facile. Enfin, Cavallotti ne voyait dans l’art qu’un moyen ; insensible à toute évolution et à toute recherche, il se conservait aujourd’hui tel qu’au temps de sa jeunesse. Les éloges que lui prodiguent ses amis sont déplacés ; il n’avait pas de génie et sa muse était loin du rare ou du sublime ; mais il laissait librement déborder son inspiration, et ainsi arrivait de temps à autre à une certaine originalité. Vouloir le comparer, c’est le détruire. Lui-même, d’ailleurs, ne considérait la littérature que comme un épisode de sa vie d’action. Un duel, un procès, un discours à la Chambre, une poésie ou une pièce de théâtre, voilà les étapes habituelles de son chemin.

Toutefois, il faut être juste : de belles pages marquent la carrière politique de Cavallotti. En 1860, à dix-huit ans, il était dans les rangs de Garibaldi et il se battait à Milan et au Volturno ; en 1866, il prenait part à la Campagne du Tyrol ; en 1884, pendant le choléra terrible de Naples, il enrôlait des volontaires et volait au secours de la ville malheureuse. Trois dates, trois actes de bravoure.

Tout le reste rentre dans la politique intérieure de l’Italie et manque de cette calme lumière du dévouement. À Milan, un journal, le Gazzettino Rosa, est demeuré célèbre pour les articles que Cavallotti y publiait en 1867 en attaquant tout et tous, en faisait un charivari à abasourdir ; le régiment de cavalerie des hussards de Plaisance y vit des allusions à ses officiers et immédiatement ce fut une grêle de défis et de duels ; entre deux duels, Cavallotti continuait ses articles tapageurs ; souvent, entre un duel et l’autre, il n’avait que le temps de refermer ses blessures ; ses duels finis, voilà des procès dont cinq sur trente lui valurent des condamnations. De quoi parlait-il ? Quelles sortes de choses épouvantables sortaient de sa plume ? Il serait difficile de le dire, parce que tout devenait épouvantable et violent à travers son naturel irascible. Il lui fallait l’attaque à la baïonnette ; lorsqu’il n’y avait pas d’ennemi, il fondait sur le vide, sur des moulins à vent, pour le goût d’entreprendre une course folle et de jeter des cris. Il aurait inventé le Minotaure pour jouer le rôle de Thésée, et son Minotaure était pour le moment la Monarchie ; demain peut-être la République l’aurait vu parmi ses adversaires les plus acharnés.

C’est pourquoi son œuvre politique ne lui survivra pas ; il l’a mortellement blessée de sa propre main. Il n’avait pas de programme simple, limpide, et positif : la critique l’absorbait tout entier et de sa critique on ne saurait même extraire un principe. Dernièrement, Cavallotti s’était attaché à la question morale avec la ténacité d’un homme qui a trouvé enfin son filon. D’une activité fiévreuse, il inondait ses journaux, Il Secolo et Don Chisciotte, l’un à Milan, l’autre à Rome, de lettres politiques hérissées de pointes, de sarcasmes et de déclamations. Son but, l’épuration du monde parlementaire ; ses armes, toutes celles que l’occasion lui offrait. La haine qu’il avait vouée à Crispi dépassait toutes les bornes du vraisemblable ; il ne lui reconnaissait plus aucun mérite, il niait même le rôle notoire et lumineux que Crispi a joué dans les fastes de l’indépendance italienne : le vocabulaire des invectives paraissait trop pauvre à Cavallotti pour accabler ce vieillard de soixante-quinze ans, dont il avait été l’ami, et qui restait debout avec sa belle énergie d’ancien combattant. Le résultat le plus sûr de cette campagne, aveuglement rancunière et nécessairement impuissante, fut une réaction de sympathie envers sa victime ; encore un peu, et Cavallotti aurait naïvement préparé le retour de Crispi au pouvoir.

Du reste, quant au flair politique de Cavallotti, il est permis de douter. Ce vétéran de l’opposition systématique n’a eu d’indulgence que pour les ministres les plus testiculairement impuissants qu’on ait jamais vus sous la voûte du ciel ; pour les esprits mesquins soutenus par la fortune et ahuris eux-mêmes de l’importance des fonctions dont on les supposait capables, il avait des tendresses fraternelles. Ce mirage de la politique vertueuse avait fini par offusquer complètement l’ancien pamphlétaire du Gazzettino Rosa. Il ne voulait que des hommes honnêtes, et il chérissait souvent d’honnêtes imbéciles.

D’autre part, les intempérances habituelles de son style, l’exagération journalière des dangers qu’il voyait partout en Italie, rapetissaient l’œuvre du tribun populaire. Il est bien vrai qu’il n’y a que deux moyens pour charmer la foule : les gros mots ou la libéralité princière ; des deux, Cavallotti avait adopté le premier, et en jouait intarissablement, semant les mêmes fleurs de rhétorique, tulipes vulgaires, pour repousser une loi qu’il croyait nuisible ou pour révéler des commérages d’antichambre. Sa politique aigrissait les caractères les plus paisibles, grâce à l’outrecuidance avec laquelle ses journaux attaquaient et blessaient ses adversaires.

On peut donc penser que, si cette vie encore pleine de sève n’eût pas été tragiquement tronquée, Cavallotti aurait eu des biographes froidement sévères. L’issue malheureuse du duel avec le comte Macola a apprivoisé la critique, en laissant à l’histoire, quand elle s’en mêlera, le soin de rétablir les proportions de cet homme, maintenant grandi à l’excès par ses coreligionnaires.

Entré à la Chambre en 1873, ses vingt-cinq ans de vie parlementaire se sont écoulés sans rien créer de durable ; même la question morale a fini par une bulle de savon, après un débat très long et sauvagement acharné. Les factions les plus avancées ne pouvaient pas reconnaître un chef dans Cavallotti ; il était simplement démocratique et républicain ; or, les socialistes ne se soucient guère de la république, qui pour eux est un rêve déjà trop insignifiant, et ils se seraient gardés de répondre aux ordres d’un homme que l’opinion publique désignait comme le ministre du lendemain. Les conservateurs, à leur tour, n’auraient pas facilement oublié son passé éperdument antidynastique. Seule la démocratie, — un mot assez vague, après tout, — voyait en Cavallotti son paladin et son barde, en attendant le jour de le désavouer quand, au pouvoir, il aurait dû marcher franchement contre ses opinions de jadis.

Dans ces circonstances, le duel fatal survint.

Le comte Ferruccio Macola n’a pas encore quarante ans, mais son expérience de la vie publique lui ouvrit de bonne heure les portes du Parlement, où il montra un esprit froid et équilibré. Maintes fois, le journal qu’il dirige risqua l’impopularité par sa manière personnelle d’envisager certaines questions de politique intérieure. Au demeurant, il y avait entre Macola et Cavallotti un contraste bien marqué. Autant celui-là est calme et inaccessible aux impressions soudaines, autant celui-ci était prompt, ardent passionné. Même au physique, Cavallotti était de taille moyenne, trapu, sanguin ; Macola est grand, souple, nerveux. Ils n’avaient pour points de contact qu’un courage à toute épreuve et une rare énergie.

Le 6 mars, à trois heures, les deux adversaires avec leurs témoins se rencontraient à la Villa Cellere, hors de Porta Maggiore, à Rome, dans un endroit délicieusement pittoresque. À trois heures et demie, le duel commençait ; au troisième assaut, le comte Macola, qui se bornait à se défendre, en voyant l’adversaire se jeter sur lui, se hâta de l’éloigner en détendant le bras. Cavallotti ne s’étant pas arrêté, le sabre de Macola lui entra dans la bouche, coupa la langue et s’enfonça dans la gorge. Quelques minutes après, il était mort.

Toute une carrière extraordinairement active, indéniablement remarquable se concluait de cette manière émouvante et sombre.

Cavallotti était un homme qui aurait pu marcher libre et tout seul. Il voulut conduire un parti et il eut en commun avec celui-ci les faiblesses, les erreurs, les excès qui distinguent les factions populaires. Lentement il se laissait gagner par cet aveugle exclusivisme qui illustra les petites républiques du moyen âge, et son action perdait en valeur ce qu’elle gagnait en violence.

Toujours est-il qu’en disant qu’il est mort sur la brèche, l’épée à la main, ses biographes futurs ne feront pas une métaphore surannée.

Voyages, archéologie.
Dom Guéranger : Sainte Cécile et la société romaine aux deux premiers siècles, V. Retaux, 2 vol., 7 fr. §

Tome XXVI, numéro 101, mai 1898, p. 564-569 [564-566].

Nous avons commencé ce mois par de pieuses lectures ; grâces en soient rendues à la librairie Retaux qui met en vente une huitième édition du livre plusieurs fois remanié de Dom Guéranger, défunt abbé de Solesmes sur Sainte Cécile et la Société Romaine aux deux premiers siècles. — Sous sa forme primitive et en des proportions plus modestes, Sainte Cécile par Dom Guéranger était une histoire simplement édifiante. Appuyé sur les travaux archéologiques de M. de Rossi et du comte de Richemont4 qui explorèrent laborieusement les catacombes de Rome, le savant abbé en tira un traité d’histoire religieuse, et de nouveau raconta « la conquête du monde romain au profit du Christ par ses apôtres et leurs successeurs, la fondation de l’Église chrétienne qui est notre mère, et enfin la vie d’une sainte que nous vénérons sur les autels ». L’histoire de Cécile, vierge et martyre, et patronne de la musique sans qu’on sache pourquoi — n’est donc plus ici qu’un épisode ; même l’intérêt ne nous prend qu’aux détails de son histoire posthume ; au récit de son invention par le pape Pascal qui la retrouva au Cimetière de Calliste ; à sa seconde exhumation, au xvie siècle, quand après quatorze cents ans le corps de la sainte, tiré des caves de sa basilique, apparut entier, en la pose de son agonie, et selon les plus incontestables témoignages exhalant une odeur de rose et de lis si pénétrante qu’on s’abstint de brûler de l’encens dans la chapelle où il fut déposé. — Il faut ajouter que le tableau de la société romaine que nous annonçait le titre, et où nous pensions trouver la vie des premiers chrétiens selon les écrits si nombreux des pères de l’Église, ne fut point davantage mis en valeur au cours de ces deux volumes. Dom Guéranger se contenta d’établir par les inscriptions que telle famille de l’aristocratie romaine avait été chrétienne ; que telle autre pouvait bien, selon toute hypothèse, avoir donné l’un ou l’autre de ses membres à la communauté. — C’est qu’il s’agissait d’abord de répondre à des assertions, de prouver que les premiers chrétiens n’étaient point uniquement la populace de Rome ; qu’il y avait parmi eux des patriciens, des hommes de savoir et de jugement, lesquels ne devaient point accepter à la légère la nouvelle doctrine. Tout auteur catholique a du polémiste ; et le monde catholique, alors que Dom Guéranger refaisait son livre, s’égosillait devant « l’audace inouïe de la critique allemande ». On ne parle point ici de Renan, le défroquat et « la vieille vache pourrie » ; mais l’école de Tubingue en de lourds bouquins discutait les actes des apôtres et jusqu’à la venue de saint Pierre à Rome5 ; Dom Guéranger déclare dans sa préface que « le rôle de Cécile sous les Antonius n’a pu être pleinement apprécié qu’à la suite d’un récit rétrospectif ». Avec nombre d’ecclésiastiques, dont les produits moins heureux gisent dans la poussière des quais, il refait ainsi l’histoire du christianisme à ses débuts, insiste sur les premiers papes et sur les martyrs, et la suprématie de l’église de Rome déjà acceptée par le monde chrétien. — Il faudrait discuter ailleurs les raisons de chacun et des documents qui ne valent que par l’interprétation. Nous nous contenterons de dire que pour qui s’inquiète de la tradition catholique, ou simplement rechercher un peu de vérité, le présent livre reste des plus estimables. Les chapitres consacrés à Rome souterraine et aux découvertes de la commission d’archéologie sacrée sont d’une érudition louable ; nous ne saurions assez regretter dès lors que les éditeurs n’aient point cru convenable de joindre au présent tirage quelques planches donnant la topographie des catacombes et de Rome chrétienne aux premiers siècles. — Mais ne serait-ce point trop vouloir que de leur réclamer des « illustrations » où elles paraissent susceptibles de contribuer à l’élucidation du texte ?

Les Revues.
La Quinzaine [les Odi navali de Gabriele d’Annunzio] §

Tome XXVI, numéro 101, mai 1898, p. 569-576 [574-575].

M. François Descotes donne « d’après une traduction inédite » des extraits des Odi navali composées par M. Gabriel d’Annunzio en l’honneur de l’amiral de Saint-Bon, de la marine italienne (La Quinzaine) :

« Armée d’Italie !

» Au nom de l’Italie, de Dieu et du Roi, dans notre foi catholique, Simon de Saint-Bon est mort. Le Grand Amiral en ce jour est mort. Navires à l’ancre, navires veillant en armes sur nos eaux ; et vous, qui portez aux fils éloignés le salut de la Mère ; — et vous aussi, immobiles dans les vastes arsenaux bruissants, étincelants de feu dans la profondeur des forges où se trempe votre force ; — vous tous qu’il aima, qu’il eut pour unique amour, que ses grands yeux de lion virent pour la dernière fois scintiller dans le golfe où Gênes resplendit (un rêve fit scintiller autre chose en son âme héroïque) ; vous tous, navires, descendez vos drapeaux à mi-hampe ! Que le marteau ne frappe plus l’acier nouveau qui résonne ; que s’éteignent les feux des arsenaux î Silence et douleur ! Il est mort. Le Grand Amiral en ce jour est mort….

» Au nom de l’Italie, de Dieu et du Roi, ayant défait les forces ennemies, coulé à pic dans la bataille quinze navires, en ayant capturé dix, les autres en fuite, réduits au silence, suivis de près et mis en péril, étant resté maître de la mer, Simon de Saint-Bon, déjà blessé au moment où le sort restait incertain et pourtant toujours debout, admirable à voir, enfin est tombé sur son pont de commandement, dans son sang et dans les plis du drapeau victorieux. Il est mort. Le Grand Amiral, en ce jour, est mort. Par sa volonté il sera enseveli dans la mer. Les ancres et les chaînes des dix navires prisonniers, par un droit sacré, avec lui, descendront dans la mer. »

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome XXVI, numéro 101, mai 1898, p. 623-627 [625].

The Saturday Review (19 février). — […] un article sur le Portrait d’Amerigo Vespucci par Ghirlandajo, récemment découvert.

[…]

Tome XXVI, numéro 102, juin 1898 §

Lettres italiennes §

Tome XXVI, numéro 102, juin 1898, p. 917-923.

F. Cavallotti : Italia e Grecia §

Italia e Grecia (Catane, Giannota), de Felice Cavallotti, vient d’avoir, par la mort soudaine de l’auteur, une importance qu’en tout autre moment on ne lui aurait pas reconnue. Ce petit livre contient les discours que Cavallotti prononçait au Parlement et dans les réunions publiques au sujet de la dernière guerre turco-grecque, et les épitaphes dictées par le député de la gauche extrême pour les malheureux Italiens qui ont bien voulu se faire tuer comme volontaires. Je ne m’exprime par sur les mérites de ces plaidoyers ; politiquement, ils offrent un témoignage frappant de l’importance que Cavallotti croyait pouvoir donner à cette échauffourée ridicule. Au demeurant, il n’était pas seul à s’abuser sur une affaire de Bourse déguisée en guerre d’indépendance, et son livre reste comme un signe de ces temps, naïfs quand même.

C. Lombroso : In Calabria §

In Calabria (Catane, Giannotta) présente bon nombre d’observations curieuses que M. Cesare Lombroso, se trouvant il y a trente-cinq ans en Calabre, recueillait sur les mœurs, la littérature, les traditions de cette province. Plusieurs de ces études ont un remarquable intérêt, notamment là où M. Lombroso nous donne des spécimens du dialecte des anciennes colonies grecques établies en Calabre. Mais c’est dommage qu’il n’ait pas été tenté de faire plus long et qu’il ait traité des matières si disparates et si importantes qu’une seule aurait pu suffire à son œuvre. Il nous entretient pêle-mêle de questions littéraires, de la pathologie, de la criminalité, de l’hygiène et du folklore du pays ; ce qui, à la longue, nous donne l’impression d’un travail, sans un but bien clair.

L. Capuana : L’Isola del sole §

L’Isola del sole (Catane, Giannotta), de M. Luigi Capuana, nous porte plus au midi de l’Italie, en Sicile. Il n’est que trop vrai que nous ayons sur cette île du soleil quelques préventions défavorables ; même les Italiens qui voyagent peu ou qui voyaient mal, sont portés à faire une seule et même chose du paysan sicilien et du brigand ; on voit ce peuple à travers les nouvelles mélodramatiques des vieilles écoles italienne et française, et on fait souvent une règle de l’exception. M. Capuana, qui avec MM. Verga et De Roberto forme l’illustre triade littéraire de la Sicile, lève enfin la voix en faveur de ce pays pittoresque et méconnu ; dans plusieurs chapitres chauds et brillants, s’il n’efface pas complètement la légende, il la réduit à des proportions qui mettent l’île du soleil sur le pied de tout autre pays, où l’on vole et l’on tue de temps à autre, sans en faire une spécialité ethnographique. Le livre de M. Capuana est mouvementé et riche d’anecdotes ; on le lit donc avec plaisir et non sans profit.

M. Morasso : Uomini e idee del domani §

Uomini e idee del domani (Turin, Bocca), par M. Mario Morasso, est l’œuvre d’un talent encore jeune, âpre et désordonné, quoique singulièrement conscient et robuste ; le défaut le plus dangereux de cet écrivain, c’est la foi dans un avenir social trop absolument dissemblable du présent et du passé. L’égoarchie, c’est-à-dire le sentiment de soi-même, la personnalité érigée en religion jalouse et fière, c’est le fond de ce livre comme c’est le fond de l’âme du jeune penseur qui l’a dicté ; mais serré dans un monde plat, utilitaire, insouciant et mou, serré enfin dans la société moderne, M. Morasso a pour le moment toute l’allure d’un réactionnaire, ce qui peut inspirer des antipathies plutôt que d’aider à la cause qu’il prêche. Comme le titre du livre nous le révèle, l’auteur tâche d’insuffler la vie à des aspirations nouvelles, encore vagues, encore faibles, encore pâles ; il marche donc forcément dans un pays de brouillard, où plusieurs se refuseraient à le suivre. Il est pourtant assez remarquable qu’il ne se soit pas complètement égaré et que son talent jette parfois une lumière vive sur les problèmes qu’il affronte. Son œuvre est le résultat de sérieuses études, et en effet, lorsqu’il se borne à la partie positive, à l’origine des races européennes, à l’art primitif, à la physiologie du métier des armes, à la question sexuelle, etc., ses vues sont claires, maintes fois hardies et originales. Le défaut, je le répète, c’est l’avenir calculé et prophétisé sur cette base positive. Mes convictions, ou mieux mon scepticisme, tendent à me faire croire qu’il n’y a pas d’avenir pour l’âme, couleuvre douloureuse qui se replie infatigablement sur elle-même. Non pour l’âme, mais pour la collectivité, il y a ce qui s’appelle naïvement progrès, le chemin de fer au lieu de la diligence, le télégraphe au lieu du messager, la lumière électrique au lieu d’une chandelle de suif ; dans ce genre, nous avons aussi un avenir, la machine à voler, les aérostats dirigeables, tout ce qui, enfin peut faire le bonheur de M. Guglielmo Ferrero. Mais cela n’intéresse pas l’âme, pour laquelle les siècles futurs passeront en vain. Or, M. Morasso a l’air de croire vraiment à quelque mutation radicale de la Société, basée sur des mutations radicales de l’âme et sur la religion du moi, sur l’égoarchie, en un mot : c’est-à-dire que M. Morasso prévoit la dissolution de la société pour l’avantage exclusif de l’individu. S’il est permis d’exprimer encore mon opinion personnelle, je crois qu’il y a ici un effet de fascination ; les philosophes modernes croient que la répétition d’une idée finit par lui donner de l’importance. Au fond, l’égoarchie n’offre rien de nouveau ; c’est de l’égoïsme conscient, décidé et volontaire ; Napoléon et Goethe étaient deux égoarchistes, mais comme Nietzsche n’était alors pas encore né, personne ne pensait à exploiter les sentiments directifs de ces deux grands hommes pour en établir une religion philosophique, impraticable, puisque les égoïstes, les forts, les dominateurs, les volontaires naissent et ne se fabriquent pas, ou se forment graduellement par la déception, par le mépris. Le culte du moi est donc un phénomène isolé, et, surtout, inavoué par ceux qui savent le pratiquer sérieusement ; ni César Borgia, ni Napoléon, ni Goethe n’ont jamais déclaré au monde qu’ils travaillaient pour leur profit, mais ils tâchaient de trouver toujours un point de départ avouable, généreux, héroïque, pour les spectateurs. Les théories philosophiques sont de belles choses sur le papier, mais elles sont belles justement parce qu’elles sont sur le papier, et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, si on essaie de les mettre en pratique, elles échouent. On comprend parfaitement Frédéric Nietzsche qui, dans une série de travaux violents et personnels, prêche l’avent des « lions qui rient », mais on ne comprendrait pas un homme d’État, un politicien, même un simple bourgeois, qui poseraient carrément en lions de l’avenir, à moins qu’ils ne voulussent jouer le rôle de cet autre animal, qui du lion n’avait que la peau. À mon avis, donc, M. Morasso, tout en marchant par une voie parfaitement opposée et dans un but social et politique décidément contraire à celui de M. Ferrero, présente le défaut de ce dernier, que je remarquai il y a quelques mois à propos du Militarismo : une confiance aveugle dans un avenir, que M. Morasso rêve et souhaite comme le triomphe de l’individualisme le plus effréné, et que M. Ferrero attend et invoque comme la réalisation de la paix universelle. Doué d’un talent réel et d’une culture très appréciable, M. Morasso a devant soi une carrière brillante ; son âme est pleine d’idéal, débordante de jeunesse. J’aime à croire qu’il sera plus prudent la prochaine fois ; et cependant il faut reconnaître qu’il nous a donné une œuvre forte, après tout, et aristocratique, laquelle doit éveiller l’attention, en suscitant des polémiques élégantes.

E. Corradini : La Verginità. §

La Verginità (Florence, au Marzocco), par M. Enrico Corradini, montre que ce jeune littérateur est admirablement doué pour les études d’âme et pour le drame passionnel, qu’il sait traiter avec souplesse, en choisissant heureusement les détails, sans jamais se distraire de son but. La Gioia, le roman qui a précédé celui dont je m’occupe aujourd’hui, tout en révélant une personnalité fine et un talent plein de goût, n’était pas complet : une suite de scènes charmantes qui manquaient d’un fort lien ; l’épine dorsale du livre était à peine marquée. La Verginità décèle au contraire une préparation longue et mûre, tandis que l’action se développe avec une rapidité énergique : en effet, tout le roman ne tient que deux cent trente pages, mais savoir être bref et pourtant significatif, c’est un secret des plus rares. Il ne s’agit pas de la virginité féminine ; sans doute, celle-ci est attrayante et mystérieuse, mais elle est désormais si commune, j’entends dans le roman, qu’il faut vraiment passer dans l’autre camp, chez l’autre sexe, pour trouver du nouveau. La vierge, c’est donc un jeune homme, Attilio Palagonia, qui entre dans la vie par la porte tout ouverte de la grande passion. Plus heureux que tant d’autres, qui apprennent l’amour et la femme dans des lieux à peine tolérables, Attilio trouve sur sa voie une grande actrice, une grande dépravée esthétique, Saveria, qui, à son tour, est liée d’une liaison faite de souvenirs et de vices, de désirs et d’émotions, de haine et de nécessité physique, à Ercole Grabba, le cousin d’Attilio. Avec une habileté de psychologue consommé, M. Corradini suit la naissance à la vie sentimentale et l’essor du jeune homme : il en fait un type inoubliable, violent et doux, puéril et impérieux. Mais, en le plaçant dans la vie ardente et mouvementée des hommes de lettres et des gens de théâtre, l’auteur se garde de donner à son protagoniste un rôle inactif. Loin de là, cette virginité psychologique d’Attilio est une force qui agit plus qu’elle n’obéit à l’action du milieu. Saveria, la jeune actrice, en subit tout l’attrait ; et, profondément troublée par la foi dont Attilio l’entoure, elle devient à son tour l’esclave de l’homme conquis. Ils vivent, les deux amoureux, dans une villa aux environs de Florence, dans cette campagne toscane qui offre à l’artiste un sujet inépuisable de tableaux délicats ; et Ercole Grabba, l’homme blasé, l’écrivain célèbre dont l’amour sauvage pour Saveria représente peut-être le dernier motif de vie, survient tout à coup. Comme en pleine idylle, M. Corradini a su choisir des couleurs riantes, pleines de lumières, pour la scène entre Ercole et Saveria ; il y a des traits singulièrement vigoureux ; cet homme qui hait et qui aime, qui veut arracher l’enfant naïf aux tendresses empoisonnées de la femme et la femme aux transports fiévreux de l’enfant, est une figure puissante, magistrale. Il est d’ailleurs impossible que je tâche avec des adjectifs de montrer la beauté de ces pages et d’autres ; on ne raconte ni l’eurythmie, ni les détails d’une œuvre littéraire : il faut se borner à une constatation. C’est pourquoi j’arrive rapidement au suprême moment du drame. La victoire d’Ercole Grabba est de courte durée ; il entraîne avec lui Attilio, et dans un de ces élans qui peuvent faire sourire ceux qui sont en dehors de la folie amoureuse, les deux cousins, les deux victimes se promettent d’oublier la joie enchanteresse dont ils se sont enfin séparés ; ils détruisent tout ce qui reste de leurs amours, jusqu’aux portraits de Saveria. Puis, ils vont braver leur passion ; ils partent pour l’étranger où Saveria a repris sa carrière de triomphes éblouissants ; mais Ercole n’a plus cette vertu inquiétante et féroce de la première jeunesse, qui s’attache et s’arrache avec la même promptitude, qui se donne et se reprend à temps. Des deux, Ercole est le plus faible ; Attilio revoit Saveria avec plaisir, peut-être avec amour, mais il est encore maître de soi et désireux de vivre ; Ercole paye de la vie son illusion de liberté… Le roman de M. Corradini est tout là : une lutte d’âmes acharnée, presque sauvage, toujours extrêmement intéressante, étudiée avec une patience infinie et un art peu commun. Je pense aussi que la langue dont l’auteur se sert a beaucoup gagné, en oubliant complètement et définitivement les exemples de d’Annunzio, tout en se conservant riche, flexible, cristalline. Il est donc à souhaiter que M. Corradini sache se soustraire aux habitudes d’une paresse toute toscane pour se taire moins souvent et pour continuer ses succès.

Marginalia §

Pendant les fêtes d’avril pour le centenaire d’Amerigo Vespucci, on a joué à Florence le Plutus d’Aristophane, traduit et par malheur forcément expurgé par M. Augusto Franchetti. Quoique cette comédie ne soit pas des plus caractéristiques du grand satirique, elle a eu beaucoup de succès ; la reconstitution a été d’ailleurs parfaite ; la scène était fixe et en relief ; les personnages portaient les masques grecs. Je ne comprends pas trop, toutefois, pourquoi on a confié les rôles à des étudiants, la comédie étant traduite en bon et sonore italien. Toujours est-il que les acteurs se sont fait honneur, et lorsque la reine est arrivée à Florence, elle a fait répéter le spectacle et, à ce qui paraît, l’a vivement goûté.

À Milan, on a pensé à élever un monument à la mémoire de l’abbé Giuseppe Parini, né en 1729, mort en 1799, un des plus illustres entre nos poètes satiriques, et dont les œuvres ont une très haute portée nationale. Cela est parfaitement juste ; mais on a choisi dans ce but la nouvelle place Elliptique, où les partisans de Cavallotti voulaient à leur tour élever un monument à ce dernier. Après un débat non sans chaleur et non sans une pointe de comique, les admirateurs de Parini l’ont emporté, et la place Elliptique reste au grand poète. Les amis de Cavallotti se proposant de prendre leur revanche, projettent maintenant de planter sa statue à côté de l’autre, et quand on pense que non loin de là s’élève aussi sur cette place un monument à Garibaldi, on se prend à souhaiter que les admirateurs de Cavallotti renoncent à cette prétention, dans l’intérêt même de la mémoire qu’ils veulent honorer.

Memento §

M. Morasso : Uomini e idee del domani (Turin, Flli. Bocca). — G. Trespioli, L’Atteso, roman (Parme, R. Pellegrini). — C. Lombroso, In Calabria ; F. Cavallotti, Italia e Grecia ; L. Capuana, L’Isola del Sole (Catane, Giannotta). — E. Corradini, La Verginità, roman ; Th. Neal, Studi di litterature e d’arte (Florence, éditions du Marzocco). — T. Giordana, La Fiamma e l’Ombra (Turin, Roux).

Tome XXVII, numéro 103, juillet 1898 §

Les Romans.
A. Butti et Lécuyer, L’Automate, « Mercure de France », 3.50 §

Tome XXVII, numéro 103, juillet 1898, p. 227-233 [229].

L’Automate, par B. A. Butti, traduit de l’italien par M. Lécuyer. L’histoire d’un homme, sans plus. Ce n’est pas flatteur pour les hommes. Très bons premiers chapitres où l’on voit l’enfance du petit Attilio développer tout ce qu’il sera plus tard, en quelque sorte malgré lui. Langue agréable et fort française.

Histoire, sociologie [extraits] §

Tome XXVII, numéro 103, juillet 1898, p. 233-240 [239].

H. Tolra : Saint Pierre Orséolo, Fontemoing, 7.50 §

Les personnes qui s’intéressent à l’hagiographie médiévale liront avec fruit l’ouvrage documenté et développé que M. Tolra a consacré à Saint Pierre Orséolo, doge de Venise du xe siècle, qui acheva sa vie dans un monastère bénédictin des Pyrénées.

J. de Crozals : L’Unité italienne, L.-H. May §

Le livre de M. J. de Crozals, l’Unité Italienne, est un utile manuel, qui embrase toute l’histoire de la péninsule de 1815 à 1870. Un grand nombre de portraits, de reproductions de monuments en augmentent l’attrait. Et il n’est pas sans intérêt de relire comment la monarchie de Savoie s’est fondée, au moment peut-être où on est appelé à voir comment elle va disparaître.

Musique.
Opéra-Comique : La Vie de Bohème, drame lyrique de MM. Giacosa et Illica, musique de M. G. Puccini §

Tome XXVII, numéro 103, juillet 1898, p. 270-278 [270-278].

La Vie de Bohème, de MM. Giacosa, Illica et du maestro Puccini, qui vient d’être représentée à l’Opéra-Comique avec un brillant succès, n’est pas un de ces ouvrages profonds et complexes qui nécessitent de subtiles analyses. Drame et musique y sont également superficiels. L’épisode sentimental, le roman de Mimi et de Rodolphe qui en est le vrai sujet, remplit à peine trois scènes, et le reste, cadre disproportionné à cette miniature, consiste exclusivement en une succession de tableaux mouvementés, sortes de pantomimes où disparaît l’action et auxquelles la musique demeure étrangère. Pour la plus grande partie de l’œuvre, l’intérêt réside dans le décor et la figuration, et le véritable auteur, le véritable triomphateur du second acte et de la moitié du troisième, c’est le metteur en scène extraordinairement habile qu’est M. A. Carré.

Tout le monde a lu le roman de Mürger d’où est tiré ce drame ; les héros en sont si populaires que les librettistes n’ont voulu se passer d’aucun d’eux, et, dès le lever du rideau, ils nous présentent Schaunard, Colline et Marcel, puis M. Benoît, Le Propriétaire, cette incarnation non encore démodée, assure-t-on, de l’Infâme capital. Ces personnages nous sont montrés constamment, quoique purement épisodiques, car, de même que la foule qui s’esbat dans la rue, la nuit du réveillon, de même que les bourgeois, les grisettes, le juif marchand de bric-à-brac, les garçons de cafés aux chemises ornées de jabot, le tambour-major, les soldats, les sapeurs, les bonnes et les enfants du second acte, de même que le prêtre qui conduit ses écoliers, les balayeurs de Gentilly, le pauvre transi de froid, les douaniers, le facteur, l’éteigneur de quinquets, le chien du régiment et l’âne de la maraîchère du troisième : Schaunard, Colline, Marcel et aussi Musette ne sont là que pour justifier le titre choisi, et mettre du bruit et du mouvement autour des amoureux. Ceux-ci se rencontrent à la fin du premier acte. Rodolphe, dans sa mansarde, travaille au coin de son… froid, car il n’a « plus de feu ». À Mimi, dont la « chandelle est morte » il ouvre sa « porte » ; le reste se devine. Les jeunes gens trouvent la bande joyeuse des Bohèmes, ainsi que Musette — une camarade devenue grande dame momentanée — au café Momus, tandis que « la folie agite ses grelots ». Puis Mimi, abandonnée pendant l’entracte, attend son amant, sous la neige qui tombe, près d’un autre café, à la barrière. C’est là que, pauvre poitrinaire en plein vent, elle tousse pour la première fois. Elle revient à la mansarde des artistes, et les mains dans un manchon (emprunté à Francine, sa voisine de chapitre), elle meurt en chantant, comme la Traviata, comme toutes nos phtisiques de roman qui vont en Italie consulter des musiciens.

Celui auquel elle s’est adressée, M. Puccini, a certainement été touché par sa jeunesse et par son charme ingénu ; il l’a traitée avec amour. Les meilleures pages de sa partition se rapportent à elle : la scène dernière du premier acte, où les deux amoureux « échangent leurs serments », et aussi le dénouement, la mort de Mimi qui passe doucement, dans un petit souffle. Pour le reste, il s’est trop souvent laissé aller à cette exubérance quelconque, à ces oppositions de couleurs criardes, à cet impressionnisme parfois grossier que certains confondent avec la peinture de la vie. Il possède, cela est indéniable, le sens du mouvement, mais cette bousculade perpétuelle des personnages, des thèmes, des tonalités et des instruments où il se complaît finit par lasser ; on souhaiterait qu’il s’arrêtât, et fît à la musique une place, fût-elle restreinte. Bizet, dans la scène des Arènes, de Carmen, d’Indy dans la Fête du Chant de la Cloche, Wagner dans le finale du second acte des Maîtres Chanteurs ont prouvé que la construction musicale, la conception d’un grand tableau symphonique n’était pas incompatible avec l’animation d’une foule chorale. Avec M. Puccini, l’apport de la musique à l’agitation générale n’est que de bruit et de rythme, et l’effet réel est obtenu simplement par des tambours et des clairons entendus d’abord de loin, puis se rapprochant peu à peu pour s’éloigner de nouveau.

Cependant, M. Puccini ne renie pas le chant, le bel canto ; il est Italien, il veut l’être, et veut surtout qu’on le sache bien. Aussi, quoiqu’il connaisse ce qui se passe au-delà des Alpes et en ait fait son profit, quoiqu’il ait réprouvé les trilles, vocalises et points d’orgue, qu’il fasse risette au leitmotiv et ait affranchi son harmonie6, il n’hésite pas parfois devant ces cantilènes intempestives et devant les ensembles vocaux traditionnels, comme dans le quatuor du troisième acte où Mimi, Musette, Rodolphe et Marcel, quoique de sentiments très dissemblables, s’efforcent à l’unisson vers les notes suraiguës.

Mais n’y a-t-il pas quelque injustice à juger avec notre manière particulière de sentir cet art spécial qui dérive d’un tempérament si différent du nôtre, cet art auquel le climat ensoleillé du midi qui fait la vie facile et tout en dehors, qui excuse la crudité des couleurs et entraîne aux gestes excessifs, apporte lui aussi son influence. En outre, les accents des mots italiens sur lesquels M. Puccini a modelé sa musique ne légitimeraient-ils pas bien souvent pour nous certaines extériorisations qui, avec les mots français, si malencontreusement prosodiés, nous semblent inexplicables ?

Quoi qu’il en soit, le public a chaleureusement accueilli cet ouvrage. Il n’a pas ménagé ses applaudissements à Mlle Guiraudon qui joue et chante en artiste de premier ordre, à M. Maréchal qui fait entendre une voix de ténor au timbre exquis, à MM. Fugère, Bouvet et Isnardon qui peignent, chantent, font de l’escrime, boivent et dansent avec une inaltérable gaîté ; il a aussi acclamé l’auteur, et M. Carré qui fort ingénieusement a donné à Fervaal des lendemains d’une si piquante opposition.

Ce succès s’explique de lui-même. À entendre la Vie de Bohème on ne se fatigue pas ; c’est bien la partition destinée à ceux pour qui la musique ne peut être qu’un art d’agrément, qu’un simple délassement. Ce n’est pas là un de ces ouvrages hautement artistiques, qui imposent les fécondes réflexions, et dont il est dit qu’ils font penser… Le spectacle est varié ; aux bouffonneries succèdent avec symétrie les scènes sentimentales dont certaines sont empreintes d’un charme touchant et vraiment particulier. Après avoir ri, on peut aussi pleurer.

La Vie de Bohème s’adresse donc à des spectateurs trop nombreux pour n’en pas attirer un grand nombre, pendant longtemps.

Tome XXVII, numéro 104, août 1898 §

Épilogues.
Conseils de guerre italiens §

Tome XXVII, numéro 104, août 1898, p. 509-514 [513].

Les huis-clos ayant acquis depuis quelque temps une assez mauvaise réputation, les militaires italiens ont jugé au grand jour leurs récentes victimes. Deux atténuations seulement à ce grand jour : tous les journaux de l’opposition avaient été supprimés d’avance, et les défenseurs des accusés étaient des officiers sous les ordres du président, — sous ses ordres, puisque ses inférieurs en grade. On dit que ces jeunes lieutenants ont plaidé avec une certaine énergie pour leurs clients. C’est possible, mais de telles pratiques n’en sont pas moins indignes et elles présagent pour demain de cruelles et justes représailles. Il est également monstrueux de soumettre au jugement des sabreurs des théories sociales et des polémiques de presse. Qu’ils se jugent entre eux, qu’ils se condamnent les uns les autres, selon leurs usages secrets, mais qu’on ne soumette jamais à leur appréciation les actes et les idées des hommes libres. On ne s’est guère indigné en France de la répression sauvage qui a suivi les bénignes révoltes de Milan. Vous avez insulté l’armée par vos cris ! La pauvre femme interpellée par le militaire répond : J’ai crié « du pain ! du pain ! » Cinq ans de réclusion. Des centaines de femmes, d’ouvriers sans travail, ont été ainsi envoyées au bagne, en compagnie d’une quantité de journalistes. Où est l’Italie des Îles Borromées ?

Les Théâtres.
Représentations italiennes de M. Ermete Novelli §

Tome XXVII, numéro 104, août 1898, p. 563-566 [566].

16 juin : La Morte civile. — 18 juin : Première représentation de Michele Perrin, commedia in due atti, di Bayard. — 18 juin : Première représentation de la prima Volta, commedia in uno atto, di Giannino Antona-Traversi. — 20 juin : Première représentation de Spettri, dramma in tre atti, d’Ibsen. — 21 juin : Première représentation d’Un dramma nuovo, dramma in tre atti, di Tamayo e Baus, riduzione di Ermete Novelli. — 23 juin : Première représentation d’Alleluja, dramma in tre atti, di Marco Praga.

Lettres anglaises.
Revues [extrait] §

Tome XXVII, numéro 104, août 1898, p. 583-591 [591].

[…]

The Bookman (juillet). — […] une étude sur Fogazzaro par Helen Zimmern, des portraits de Stevenson, George Moore, d’après Manet, Hermann Sudermann, Fogazzaro.

Tome XXVII, numéro 105, septembre 1898 §

Les Journaux.
Les Esclaves en Italie (Bulletin de la Société contre la mendicité des enfants, août) §

Tome XXVII, numéro 105, septembre 1898, p. 831-837 [832-833].

L’esclavage, maintenant borné aux enfants, est resté bien traditionnel en Italie ; on n’y conçoit guère autrement le travail des mines. Un jeune esclave, destiné au métier de caruso, de porteur de minerai, vaut en Sicile de 50 à 300 lires, selon l’âge et la force. M. Rossi descendit, il y a quelques années, avec un député, dans une mine de soufre et voici ses impressions vraiment infernales :

« Tous deux aperçurent, en arrivant, une collection de nains entièrement nus, au dos rond, aux jambes torses et aux petits visages de vieux. C’étaient les carusi d’une usine occupant treize cents ouvriers. Deux de ces enfants prirent des lampes et servirent de guides aux visiteurs.

» Nous commençâmes à descendre, dit M. Rossi, en nous courbant et en nous accrochant des mains à la voûte. Les degrés, creusés dans le sol, sont très irréguliers, tantôt hauts et tantôt bas, humides et glissants. Nous vîmes les carusi qui remontaient, ployés sous leur charge de soufre. Puis, nous entendîmes des gémissements angoissés. C’étaient les plaintes de ces misérables, qui devenaient plus distinctes à mesure que nous nous rapprochions ; c’étaient les gémissements de jeunes créatures haletantes et oppressées, qui n’avaient plus la force de marcher, et qui devaient cependant avancer coûte que coûte, de peur que le mineur ne vînt les stimuler à coups de bâton ou en leur brûlant les mollets avec une lampe. Nous arrêtâmes quelques-uns de ces enfants, et nous constatâmes qu’ils avaient la peau des épaules et toute l’échine excoriées, rouges et couvertes de calus, de cicatrices et de meurtrissures. »

M. Rossi entendit l’un d’eux dire en pleurant à un camarade :

« Je suis si las que je ne peux plus ; je vais jeter mon sac par terre ! Et, en effet, il était vaincu par la fatigue. Ayant déposé sa charge, il pleurait silencieusement, accroupi sur une marche. Il avait les yeux bleuis, les paupières rougies, et de grosses larmes roulaient sur ses joues livides.

» Dans ma carrière de journaliste, dit M. Rossi, dans mes voyages, j’ai vu fusiller, pendre, lyncher, massacrer ; j’ai vu des scènes horribles en tout genre et des morts de toute espèce : je n’ai rien vu qui m’ait tant impressionné !

» Les pauvres petits essaient souvent de s’enfuir. Malheur à celui que son maître rattrape ! Plus d’un caruso meurt assommé, et les autres ouvriers n’interviennent pas. “C’est le droit du maître !” disaient les mineurs à M. Rossi, qui s’indignait de leur impassibilité. »

Publications d’art.
Les Revues : L’Œuvre d’Art [extrait] §

Tome XXVII, numéro 105, septembre 1898, p. 846-850 [848].

L’Œuvre d’Art (20 juillet). — […] Le même numéro se rachète par d’intéressantes notes sur Benvenuto Cellini à la Cour de France […]

Lettres anglaises.
Revues [extrait] §

Tome XXVII, numéro 105, septembre 1898, p. 861-867 [865].

Cosmopolis (août). — Une étude très remarquable sur Gabriele d’Annunzio, par Mrs. Virginia M. Crawford […]

Tome XXVIII, numéro 106, octobre 1898 §

Épilogues.
De la stupidité des assassins §

Tome XXVIII, numéro 106, octobre 1898, p. 193-199 [194-196].

Je ne crois pas beaucoup au type de l’homme criminel, imaginé par Lombroso ; cependant il y a certainement un caractère commun à tous les criminels, la stupidité. La psychologie de Luccheni ne semble pas démentir cet horoscope. On pourrait, il est vrai, soutenir qu’il a marqué dans l’élection de sa victime un rudiment d’intelligence, car il est plus facile, certainement, de poignarder une femme qui se promène toute seule que l’empereur d’Allemagne, moins enclin à fréquenter incognito les bateaux du lac Léman. Le choix de la proie élève considérablement Luccheni au-dessus de la panthère et de l’ours gris, mais la panthère a des excuses et l’ours gris des prétextes supérieurs aux mobiles qui ont agité et guidé les pauvres muscles de ce compagnon du tiers-point. Nous savons pourquoi il a tué l’impératrice d’Autriche : « Je l’ai tuée parce qu’elle ne travaillait pas. » Voilà. Grizzly aurait répondu : « Je l’ai tuée parce que j’avais faim. Il m’était bien indifférent qu’elle fût impératrice et que par conséquent elle n’allât pas laver son linge à la rivière. J’eusse même préféré qu’elle fût cuisinière et plus appétissante. » Voilà des paroles raisonnables. Celles de Luccheni ne le sont pas. Mais à expliquer le genre de stupidité qu’elles dénotent, on irait un peu loin et on serait forcé de constater qu’une bonne partie de l’humanité pense, exactement, comme l’assassin, que les gens qui ne travaillent pas, et notamment les femmes qui n’ont pas les yeux rouges et les mains noires, sont indignes de vivre. Il y a des hommes qui ne travaillent pas ; je crois qu’il y en a peu, car ne rien faire est encore peut-être, pour un homme, de tous les métiers le plus dur et le plus fastidieux. Il y a les hommes qui travaillent peu et volontairement ; mais au lieu de les tuer, il faut les considérer comme un idéal ; ils sont un exemple et non un obstacle. Si tout le monde travaillait dix heures par jour, Paris serait Belleville ou Charonne : c’est sans doute le rêve socialiste, ce n’est pas le mien. Quant aux femmes, il n’est pas exagéré de dire que l’oisiveté est la mère de toutes leurs vertus. La femme est absolument faite pour ne pas travailler et, contrairement à l’homme, elle ne vit pleinement sa vie que si elle ne travaille pas. C’est à ne rien faire qu’elle fleurit de toutes ses fleurs. Les femmes qui ne travaillent pas sont la beauté du monde et la terre ne sera habitable que lorsque aucune femme n’aura de labeurs que ceux qu’elle s’imposera elle-même, par instinct, pour avoir toujours plus de grâce et plus de charme.

Note. — Le mot travail ayant cinq ou six cents significations différentes, on ne peut l’écrire sans être obscur. Tel travaille en regardant pousser la vrille des vignes et tel ne travaille pas en cassant des cailloux.

Voyages, archéologie.
P. de Lauribar : Douze ans en Abyssinie, Flammarion, 3.50 §

Tome XXVIII, numéro 106, octobre 1898, p. 218-228 [221-224].

Ces atrocités ne nous éloignent point trop de l’Abyssinie dont on a fort parlé en ces derniers temps, bien au hasard et avec un enthousiasme quasiment inutile, selon qu’il appert du tome publié chez Flammarion : Douze ans en Abyssinie, souvenirs d’un officier, par P. de Lauribar. — M. P. de Lauribar, paraît, il, est une dame. Cela ne me déplaît point, d’ailleurs ; les femmes ont si peu coutume de fournir une lecture substantielle qu’on est heureux, une fois au moins, d’en trouver une qui vaille de s’y arrêter. Son livre ensuite arrive à point pour nous fournir sur le négus Ménélik et la campagne d’Érythrée et le pays même une documentation jusqu’ici plutôt rudimentaire dans les articles de journaux et revues dont nous nous sommes contentés. — L’Abyssinie, pendant longtemps, n’intéressa que les Anglais ; elle fut d’actualité au moment de leur guerre avec le Négus Théodoros ; mais déjà en 1770, James Bruce avait traduit les Annales Abyssines qui sont probablement le fatras connu sous le nom de Chronique d’Axoum, la ville sacrée des Abyssins, bâtie « par les enfants de Chus quelque temps avant la naissance d’Abraham » ; chacun pourrait se procurer aussi, dans la collection du journal l’Isthme de Suez, un petit travail de M. de Lesseps, — à qui Dieu pardoint — relatant les Principaux faits de l’Histoire d’Abyssinie. — Le volume de M. P. de Lauribar, écrit de visu et d’après les témoignages des officiers italiens est heureusement d’un autre intérêt7 ; l’histoire de la conquête et de la guerre y tient une large place, mais on y a consigné des faits nombreux sur les régions diverses du Tigré et de l’Érythrée, les habitants et les mœurs : et les Abyssins apparaissent ici ce qu’ils sont très réellement, c’est-à-dire un peuple primitif et guerrier, haineux, fourbe et cruel, ayant certes les qualités de ses défauts, la bravoure, le dévouement parfois à des chefs choisis, une endurance extrême aux fatigues de ses expéditions continuelles, l’amour de l’indépendance et du sol. Mais de ce que l’empereur Ménélik, en nègre rusé, fit confectionner des timbres et des monnaies en France, accorda quelques concessions de chemins de fer et montra un peu d’amitié pour deux ou trois Européens, on nous représentait volontiers l’Abyssinie « revendiquant sa place parmi les nations civilisées », selon la formule du Protocole. Il en faut bien rabattre. Les chefs chouans qui condamnèrent les douze cents ascaris des bataillons indigènes faits prisonniers à la bataille d’Adoua « à subir l’amputation de la main droite et du pied gauche, en ajoutant la prohibition absolue de porter secours aux mutilés, non seulement comme médication, mais de leur donner la moindre nourriture ou même à boire », ne peuvent guère passer que pour des barbares. Il faut lire aussi les détails de l’opération faite avec de mauvais couteaux, imaginer les membres jetés en tas, le bourreau se trompant et taillant le pied et la main du même côté, puis ces malheureux abandonnés à leurs tortures durant une semaine à côté des morts auxquels il était interdit de donner la sépulture. On a la vision sanglante des vieilles guerres asiatiques. On se rappelle l’Assyrie et l’Égypte ancienne, avec leurs rois féroces ; et Ramsès III assistant au dénombrement des mains coupées (Medinet-Habou) ; et les prisonniers empalés ou dépouillés de leur peau que nous montrent les bas-reliefs de Ninive. — Notez que tout le secours qui pouvait être donné dans la circonstance consistait en une cicatrisation au fer rouge ou l’immersion du membre amputé dans de l’huile bouillante pour arrêter l’hémorragie, et que des douze cents suppliciés, trois cents à peine survécurent. — On peut trouver que c’est encore un beau chiffre, d’ailleurs ; mais les Abyssins paraissent avoir la vie dure. Le fer rouge, qu’ils emploient dans les bronchites et rhumatismes, doit être cité comme leur remède héroïque ; et j’avouerai facilement que le procédé m’a laissé rêveur : — « On l’applique sur les côtes, sur la poitrine ou les omoplates ; le patient est étendu par terre et vigoureusement maintenu par quatre personnes au moins ; le médecin alors applique un fer rouge sur la partie malade en la faisant pénétrer dans les chairs avec la plus barbare indifférence ; généralement cette application se fait en deux ou trois points, jusqu’à ce que l’opérateur entende un bruit semblable à celui que produit une vessie gonflée que l’on fait éclater par la pression. Le malade se tord dans des spasmes d’agonie, l’écume jaillit de sa bouche, et enfin sous l’impression de cette souffrance atroce dont la seule description fait dresser les cheveux, perd connaissance ; cependant, ajoute notre texte, il n’hésite jamais à recommencer l’opération si, quand ses blessures sont guéries, il ne se sent pas soulagé du mal dont il souffrait. »

Mais on pensera bien qu’il y a d’autres singularités dans les habitudes de ce peuple, en majorité chrétien, et que des séries de pierres sonores entrechoquées appellent aux offices ; qui possède des moines volontairement emmurés pour acquérir le titre de saints ; qui croit au mauvais œil8 ; dort dans une posture recroquevillée et les genoux sous le menton9 ; se nourrit d’une sorte de galette appelée sciro, faite pour les riches avec de la farine de pois verts ou de lentilles, pour les pauvres avec de la farine de fèves, de pois chiches ou le plus souvent de graine de lin. — À noter, dans les curiosités des usages que le chef, aux jours de réception, doit offrir trois fois plus de victuailles et de boissons qu’il n’est nécessaire ; par courtoisie les invités engloutissent tout et arrivent ainsi au dernier degré de la plénitude ; seulement il y a un maître des cérémonies dont la fonction consiste à maintenir la paix et la tranquillité de l’assemblée ; il se met debout au centre de la pièce, tenant une longue baguette, et crie à haute voix, de temps en temps : Toantè ! (silence)10.

Quant à l’empereur Ménélik, que M. Buffet nous montrait au dernier Salon campé sur le cheval du Maréchal Prim, c’est un gros homme chauve, très noir et très grêlé, à la physionomie douce et intelligente, grand trousseur de filles devant l’Éternel, l’air d’un bon vivant et d’un bavard, fort peu héroïque du reste, ayant en horreur la guerre pour laquelle il ne se sent aucune aptitude, — et que nous trouvons ici « s’agitant, on pourrait dire se roulant sur son divan, en montrant ses pieds qui sont énormes et couverts de chaussettes en coton blanc ».— Sa qualité dominante, ajoute notre narrateur, est la bonté. Nous le croirons sur parole, et l’empereur sera bien ainsi l’être le plus extraordinaire de son empire.

Pour les faits de l’occupation depuis 1885, on voudra bien consulter le livre même de M. de Lauribar. Mais on s’étonnera moins du désastre financier de l’Italie, engagée dans cette misérable entreprise, en lisant ces quelques lignes relatives à l’expédition du Tigré et à la marche sur Adoua :

« La Colonie n’offrant absolument aucune ressource, tout, entièrement tout, devait être emporté d’Italie, jusqu’à l’eau potable, qui était expédiée de Naples dans des foudres de fer blanc faits exprès ; plusieurs navires étaient spécialement affectés à ce service ; les expéditions d’eau avaient lieu tous les jours. L’eau à Massaouah est peu abondante et mauvaise ; les troupes dirigées vers les hauts-plateaux avaient à parcourir des régions complètement arides ; il fallait donc transporter des provisions d’eau aussi bien que de vivres : tout cela se faisait à dos de mulet ; mais si on réfléchit à ce que représente de besoins un simple corps de 10.000 hommes, par exemple, en vivres, eau, vêtements, armes, munitions, nourriture et abreuvage des quadrupèdes, tout cela transporté à des distances immenses, par des chemins offrant des difficultés inouïes, on en demeure effaré. Quant aux prix de revient, ils atteignaient des proportions fantastiques ; chaque balle de foin rendue à destination des hauts-plateaux, achat, embarquement, transport, coûtait au gouvernement la somme de 80 francs !… »

Tome XXVIII, numéro 107, novembre 1898 §

Ésotérisme et spiritisme.
Vade-Mecum de l’Électro-homœopathie, par le Comte César Mattei, 1 vol. in-18 br, Bologne §

Tome XXVIII, numéro 107, novembre 1898, p. 475-478 [478].

Le Vade-Mecum du Comte Mattei est un véritable guide pour se traiter soi-même par l’Électro-homœopathie. C’est un catalogue des maladies, avec, pour chacune d’elles, l’indication des remèdes à employer. Il est précédé d’un exposé succinct des Principes fondamentaux de l’Électro-homœopathie et d’une étude sur la sphère d’action des remèdes, les doses et modes d’administration et sur les électricités et leur mode d’emploi.

Memento. — […] L’Ode Alchimique, traduit de l’italien […].

Tome XXVIII, numéro 108, décembre 1898 §

Art ancien.
Le Bernin à Paris §

Tome XXVIII, numéro 108, décembre 1898, p. 808-814.

L’Italie va célébrer le tri-centenaire du Cavalier Bernin, de ce Giovanni Lorenzo Bernini qui fit oublier aux Italiens du xviie siècle non seulement Michel-Ange, mais les géniaux bâtisseurs qui avaient peuplé de merveilles Rome, Florence, Milan, toutes les villes de la péninsule, et qui n’était, au demeurant, qu’un piètre artiste dont l’œuvre plein d’afféteries, de boursouflures, de recherches fatigantes et vaines, restera comme la réalisation la plus haute du pompeux dans le mauvais goût, de la hardiesse dans la puérilité. Au surplus Lorenzo Bernini, le Cavalier, est jugé depuis longtemps et il ne reste que comme une figure amusante, indispensable, essentielle à cette seconde moitié de siècle. Ce fléau passa en France et faillit y causer de grands ravages ; seul de lui reste un buste, qui donna naissance aux frisures à la bernitte, morceau qu’il faudrait rechercher pour Versailles s’il n’y était, et je ne sais quelle « figure du Roy à cheval » autour de laquelle il s’était excité, appliqué, comprenant qu’elle « immortaliserait son nom », qu’il sculpta à Rome, qu’on fit venir de là-bas au prix de mille peines et dont le marbre se fendille maintenant dans un mélancolique bosquet, à l’extrémité de la pièce d’eau des Suisses.

Il faillit toucher à notre Louvre, au vieux et admirable Louvre des Netezeau, des Du Cerceau, des Fournier, de Jehan Coing, de Pierre Lescot, de Jean Goujon et du Primatice, de tant d’autres bons et grands besoigneurs, italiens de la bonne veine, français non encore appauvris, à la vision nette et au cerveau fort. François Ier avait appelé Serlio et le Primatice, Louis XIV fit mander à Rome le Cavalier pour achever l’œuvre11. Le roi en était au goût du colossal, de l’emphatique et du redondant ; les combles en saillie, les vieux toits aux pentes aimables et à l’ardoise grise, ces grands combles aux profils élégants étaient déjà d’un autre âge. Ces choses émouvantes qui caractérisent la maison ancestrale et que Du Bellay chante si joliment :

Plus me plaist le séjour qu’ont basty mes ayeux
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine.

Ces choses étaient solennellement condamnées comme « contraires à la bienséance ». Il faut donc l’homme dont Paul V avait dit qu’il serait le Michel-Ange du siècle et qui venait d’achever le baldaquin de Saint-Pierre, la fontaine de la place Navone, la Baroccia, le Triton, les clochers du Panthéon, la façade de Barberini, la sainte Thérèse de Comaro, l’homme que quatre papes s’étaient légués, que s’étaient disputé Philippe IV, Charles Ier et le duc de Modène, qui, au grand contentement de tous épandait la faconde prétentieuse, précieuse et encombrante de son particulier génie, qu’Alexandre VII, escorté de seize cardinaux, allait visiter alors qu’il tenait le lit et qui écrivait les comédies pendant ses convalescences. Qu’étaient auprès de lui le vieux François Mansart et Libéral Bruant ?…

Cet homme-là n’était pas facilement déplaçable. Aussi, l’amener ne fut rien moins qu’une affaire d’État, et une grave.

§

Colbert vient d’acheter la charge de Ratabon. Il écrit au Bernin pour lui transmettre le désir du roi d’avoir un dessin pour l’achèvement du Louvre, ceux qu’il possède ne le satisfaisant pas. Craignant même de ne pas réussir, le ministre écrit également à Pierre de Cortone, qui n’arrive à rien, car « le pouer huomo stropiato della gotta », à Raynaldi et à Candiani, « gentilhuomo assai intendente d’Architletura et di un gusto straordinario ». Après des négociations longues et difficiles, l’envoi d’un premier projet non accepté et enfin l’élimination des trois autres concurrents, le Cavalier, ayant reçu une lettre de la main même de Louis XIV, se décide à venir à Paris. Et c’est ici que cela devient intéressant.

Le roi avait, parmi ses maîtres d’hôtel, un certain Paul Fréart de Chantelou, gouverneur du château du Loir, grand ami de Nicolas Poussin, qui avait été plusieurs fois à Rome et y avait inévitablement rencontré le Cavalier, au faîte de sa renommée. Le 1er juin 1665, un laquais de Colbert va le chercher de la part du roi, et lui dire, ainsi qu’il l’a écrit, que « le roi m’avait choisi pour aller recevoir le cavalier Bernin, non pas en qualité de maître d’hôtel, mais comme envoyé pour l’entretenir et l’accompagner pendant qu’il serait en France ». Il est fort embarrassé à cause de l’ambassadeur extraordinaire de Malte, qui arrive le lendemain, que le roi traite et qu’il est seul à Saint-Germain pour cet extraordinaire. Ma foi, Somellini sera reçu au petit bonheur ; lui, prend le carrosse de M. Colbert et s’en va sur le chemin d’Essonne. Villejuif, la Saussaye, le parc de Chevilly, Belle-Épine, la Vieille Poste, sont autant de relais que l’on brûle impatiemment. À la sortie de Juvisy, voilà sur la route un équipage de voyage ; il fait signe d’arrêter : d’une litière, un homme est descendu, d’une taille médiocre, maigre, au visage rougeaud, « le poil des sourcils fort long, le front grand, un peu cavé vers le milieu et relevé doucement au-dessus des yeux. Il est chauve et les cheveux qui lui restent sont crépés et très blancs… ». C’est lui. Chantelou se précipite pour le complimenter en français : l’autre ne comprend pas, — il le complimente alors en italien, ils s’embrassent et les voilà dans le même carrosse, cette fois, qui font route de compagnie.

De quoi croyez-vous que ces deux gaillards causent, l’envoyé du roi, l’ami du Poussin, l’homme de goût, et le « divin maître » qui vient de traverser les graves et belles provinces de France, à la vie si intense, si particulière et si nouvelle pour lui ; de quoi croyez-vous qu’ils causent à cette heure aimable de l’accueil, par ce beau jour de juin, au milieu des campagnes merveilleuses qui ourlent la rivière ? De ce Paris qui gronde là-bas ? De ces maisons royales qui l’entourent ?… Ah, oui ! Ils causent du « beau de l’architecture, qui consiste dans la proportion qu’on peut dire que c’est une partie divine, puisqu’elle tient du corps d’Adam, que la variété des ordres de l’Architecture a procédé de la différence du corps de l’homme et de la femme… ». C’est exquis.

Le Bernin avait fait, au reste, à travers la France un voyage extraordinaire. Il était venu de Turin à la Verpillère en chaise à porteurs ; un carrosse à six chevaux l’amena de Saint-Laurent à Guillottière, et il fait son entrée à Lyon, le 22 mai, où les échevins le reçoivent en corps et lui offrent le « vin de la ville ». Toute la route « fut fraische ». Esbaupin écrit à Colbert :

« Dans toutte la route jusques icy, il ne s’est trouvé de la glace qu’à Essaunne, Fontainebleau et à Chastillon, qui appartient à M. le Mareschal d’Albret… il serait à propos de tirer un ordre de mondit Mareschal, addressant à son concierge, de ne faire aucune difficulté de délivrer de la glace lorsqu’on lui en demandera pour le service de monsieur le cavalier Bernini, de laquelle on se servira pour ledit Montargis, me faisant fort que la bonne quantité que je feray voitturer d’icy à Rouanne, pour mettre dans le batteau, nous conduira jusqu’à Briare ; et ainsy toutte notre routte sera fraische. »

§

Le lendemain de son arrivée, Colbert se présente chez lui, ne souffre pas qu’il se lève et lui parle au lit ; le jour de la Fête-Dieu il voit le roi à Saint-Germain, à qui il dit : « J’ai vu, sire, les palais des empereurs et des papes, ceux des princes souverains qui se sont trouvés sur la route de Rome à Paris ; mais, il faut faire pour un roi de France, un roi d’aujourd’hui, de plus grandes et magnifiques choses que tout cela. » Puis il ajoute, en se tournant vers ceux qui faisaient cercle : « Qu’on ne me parle pas de rien qui soit petit ! » Mais Louis XIV a peur de ce démolisseur, il tient à conserver ce qu’ont fait ses prédécesseurs, il a à cela quelque affection, et, assez inquiet, il le prie de faire grand « sans abattre leur ouvrage ». Le Cavalier s’en retourne ravi de l’accueil et, en plus, avec la permission de faire le fameux buste.

Puis, il visite Paris. Oh, peu de choses l’intéressent. Naturellement il s’extasie sur la fresque Mignard au Val-de-Grâce, et dit des Tuileries. « Voilà une belle petite chose. » Et pourtant il y a là, dans la Cité, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, l’hôtel de Bretonvilliers et celui des Ursins, le Grand Châtelet, Saint-Germain-d’Auxerre, combien de « bastimens curieux » du Luxembourg à l’Hôtel Saint-Paul, de l’Hôtel de Luynes au Palais-Royal…

Le voilà au travail, décidé à frapper un grand coup. La cour du Louvre doit prendre la forme d’une croix grecque ; ce que Lescot et Ponce ont édifié disparaît presque en entier. L’aménagement intérieur du nouveau palais ne l’inquiète pas : c’est affaire « au grand mareschal des logis ». Mais, la façade qu’il rêve s’élèvera, l’effroyable et lourde façade d’une platitude et d’un manque de jet qui rappellent les plus mauvaises constructions de la fin du Consulat et du commencement du Premier Empire, ces maladroites, plates et gauches contrefaçons devant lesquelles se meuvent si gentiment les incroyables de Carle Vernet : qu’on regarde avec attention les dessins qui en sont restés, le médaillon d’or du Cabinet des Antiques. Et la « fasçade du costé de l’eau » est toujours aussi plate, avec le même fenestrage stupide et noir à force d’ouvertures, aux mezzanines trop hautes, aux antiques déclamatoires et uniformes qui somment les balustres du faîtage. C’est aussi sot que la « chapelle royalle en pyramide » que, l’an d’après, F. Dubois proposait d’élever au milieu du Louvre.

Tout à ses importants travaux, il sort peu, mais il reçoit beaucoup. Après M. de Benserade, menant Mme de Villars, jusqu’à Corneille, au Nonce et à Mlle de Saint-Christophe qui vient lui chanter des airs français ; parfois le Cavalier récite plusieurs endroits de ses comédies, et fort plaisamment, paraît-il. L’Académie vient le voir, en corps. Et Chantelou écrit :

« … Puis, ces messieurs s’en sont allés, le Cavalier les laissant au lieu où il était allé les recevoir…. Quelques personnes ont dit que l’Académie s’etoit plainte de ce qu’il ne l’avoit pas reconduite ; mais, il a traitée comme il fait des plus grands seigneurs, et comme il a traité M. Colbert même. »

Cependant son projet est prêt, et on va poser la première pierre que le roi scellera. Auparavant, il gratte du canif dans les joints de Notre-Dame pour analyser le mortier, qu’il trouve mauvais, et, comme il se défie des maçons parisiens, il fait venir d’Italie, en grande hâte, des muratori. L’idée n’était pas heureuse. Voici ce que rapporte Perrault dans ses Mémoires.

« Les murateurs bâtirent à leur manière, deux murs de 5 à 6 pieds de haut, sur lesquels ils firent une voûte de la même construction que les murs, c’est-à-dire des moëllons posés à l’aventure. Nos entrepreneurs élevèrent des murs de la même hauteur et construisirent au-dessus une voûte de la même forme et figure que celle des Italiens avec les mêmes matériaux, mais employés à la manière qu’on le pratique en France. L’hiver ayant passé sur ces deux édifices, la voûte italienne tomba d’elle-même au premier dégel, et la française demeura ferme et se trouva plus forte qu’elle n’était quand ils l’achevèrent. Les murateurs furent fort étonnés et ils s’en prirent à la gelée, qui avait tout gâté, comme si c’était une chose fort extraordinaire qu’il gelât en hyver. »

Enfin, le 17 octobre, le roi descend dans les fondations creusées au Louvre ; le Cavalier lui présente la truelle et le bassin d’argent où est le mortier, le roi scelle la pierre qui recouvre la médaille de Varin et s’en va. Mais ici, il faut encore lire Chantelou :

« La cérémonie finie, le roi s’en est allé. Le Cavalier et le signor Mathie qui a toujours été auprès de lui durant qu’elle a duré, s’en sont allés au carrosse avec l’abbé Butti. Cependant il s’est élevé une contestation pour tous ces outilz. Pietro, qui est au signor Mathie, les voulait avoir, tenant la truelle et tiraillant pour avoir le marteau des mains de Villedot ; Bergeron voulait lui ôter cette truelle, l’estafier du Cavalier l’en empêchait. Il est survenu force gens pour les entrepreneurs. J’ai dit aux uns et aux autres que M. Colbert réglerait cela ; qu’ils laissassent ces outilz aux mains du Cavalier, ce qu’ils refusoient de faire. Alors, je leur ai dit de me les bailler à moi, comme en dépôt, en attendant que M. Colbert en eut décidé. J’ai donc apporté ses outilz dans le carrosse du Cavalier. Après cette contestation, il y en eut d’autres, car le roi ayant fait largesse, de cent pistoles, en pièces de 50 s., de 15 s., et de 5 s., qui ont été jetées dans la fondation, ç’a été une meslée furieuse de manœuvres, de travailleurs et mesme de soldats pour ramasser cet argent. »

Comment les Perrault, Le Vau, Le Brun s’assemblèrent pour hâter le départ du Bernin et empêcher que son œuvre prît corps, cela est fort intéressant, mais dépasserait le cadre de cet article. Quoi qu’il en fût c’est Perrault, lui-même, qui porta au Cavalier, la veille de son départ, les trois mille louis d’or, en trois sacs, que Louis XIV envoyait à l’architecte, cela en plus de la pension de 12.000 livres par an et du brevet de 1.200 livres pour son fils.

De retour à Rome, il déclarait à Beneditti qu’il avait reçu plus en six mois du roi qu’en vingt ans des papes : ce qui ne l’avait pas empêché de reprendre à ses gens les gratifications royales, et de donner libéralement trente sous à la vieille servante du Palais Mazarin pour la remercier de ses soins, et de ramasser soigneusement la pièce que celle-ci, furieuse, lui avait jetée au nez.