Mercure de France

1899

Articles du Mercure de France, année 1899

2018
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2018, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Marguerite Bordry (Relecture) et Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique).

Tome XXIX, numéro 109, 1er janvier 1899 §

Notices bibliographiques.
Vittorio Pica : Letteratura d’eccezione, Milan, Baldini, 3.50 §

Tome XXIX, numéro 109, 1er janvier 1899, p. 197-201 [197-198].

Le seul défaut de ce livre est dans son titre. Meilleur que « Les Modernes Byzantins », épigramme inconsciente qui avait naguère tenté M. Pica, Littérature d’exception rend fort mal le sentiment littéraire que l’on éprouve devant les œuvres de Mallarmé, de Verlaine ou de Huysmans ; d’exception, elles le furent ; tout ce qui est original est exceptionnel ; mais elles ne le sont plus que par leur valeur et ce qu’elles renferment de beauté singulière. Toute la littérature digne de nom, en somme, est exceptionnelle ; toute œuvre d’art est un miracle. Le contraire d’exceptionnel est : vulgaire, commun, coutumier, ordinaire, normal. Normal, est-ce normal qu’a voulu dire M. Pica ? Il y a une littérature normale ? C’est difficile à comprendre. Suppose-t-on que Victor Hugo soit plus normal que Verlaine, ou moins exceptionnel ? Il est question dans le même volume de Barrès, d’Anatole France : en quoi ces deux écrivains sont-ils plus anormaux que Benjamin Constant, Senancour ou Bernardin de Saint-Pierre ? Et Poictevin lui-même, l’est-il davantage que X. Doudan, ou Beckford, ou Fromentin ?

Inexplicable logiquement, Littérature d’exception se comprend, si l’on n’a souci que du sens historique des mots, et si l’on se reporte à quelques années en arrière, quand l’évangile du jour commençait ainsi :

Je suis l’Empire à la fin de la décadence.

Et ces études en effet sont de l’histoire presque autant que de la littérature, l’histoire des talents en même temps que l’analyse des œuvres. Dans les deux cents pages qui traitent de Verlaine, puis de Mallarmé, rien n’est oublié, dates, citations, références ; les jugements, toujours motivés, sont précis et sûrs ; les portraits, agréables et ressemblants. Le reste du volume n’est pas rédigé avec moins de soin, mais la vérité y apparaît moins sûre, et cela est inévitable puisque la figure des vivants change à chaque jour de leur vie il y a néanmoins bien des traits qui ne seront plus modifiés dans les fusains que M. Pica nous donne de Poictevin ou de Huysmans et même de France et de Barrès. C’est qu’il connaît notre littérature, oui, mieux que nous-mêmes. Il la voit et la suit avec un recul qui débrouille des lignes pour nous maladroitement enchevêtrées ; de plus, c’est un esprit naturellement clair et clarificateur : son Mallarmé est un chef-d’œuvre de mise au point et de mise en lumière.

Avec M. Pica en Italie et M. Symons en Angleterre, la nouvelle littérature française a ses deux meilleurs critiques, ceux qui doivent inspirer le plus de confiance ; elle en a d’autres, et d’excellents en presque tous les pays, jusqu’en Russie et jusque dans l’Amérique latine ; elle en a partout, hormis en France même. J’entends des critiques, non pas étrangers sans doute, mais extérieurs au mouvement littéraire qu’il faudrait apprécier. Ceux qui ont l’air de remplir ces conditions ne sont pas sérieux ; leurs jugements n’ont même pas d’importance pratique ; il y a autour d’eux un petit désert arabique et le sable seul s’émeut de leurs paroles. M. Pica, au contraire, a de l’autorité à la fois chez lui et chez nous, pour la rectitude de sa pensée, pour le charme de son style, pour la hardiesse aussi avec laquelle il défend, en art et en littérature, le droit à la lumière des beautés nouvelles.

Les Théâtres.
Représentations italiennes de M. Ermete Novelli §

Tome XXIX, numéro 109, 1er janvier 1899, p. 217-226 [226].

3 décembre : Première représentation de Pane altrui, dramma in due atti, d’I. Tourgueneff. — 3 décembre : Première représentation de Gelosia, commedia in uno atto, di Th. Barrière. — 4, 5 décembre : Pane altrui. — 4, 5 décembre : Gelosia. — 6 décembre : Première représentation de Il Burbero benefico, commedia in tre atti, di Goldoni. — 6 décembre : Première représentation de Don Pietro Caruso, scene populari napolitane in uno atto, di Roberto Bracco. — 7, 8 décembre : Il Burbero benefico. — 7, 8 décembre : Don Pietro Caruso. — 9 décembre : Première représentation d’Otello, dramma in cinque atti, di Shakespeare. — 10-12 décembre : Otello. — 13 décembre : Première représentation de Mia moglie non ha chic, commedia in tre atti, di Bernard e Valabrègue. — 13 décembre : Première représentation de le Bestemme di Cadillac, commedia in uno atto, di Berton. — 14 décembre : Première représentation de Papa Lebonnard, commedia in quattro atti, di Jean Aicard. — 15 décembre : Première représentation de Shylock, commedia, di Shakespeare, riduzione in quattro atti, di L. Suner.

Publications d’art.
Julian Klaczko : Rome et la Renaissance : Jules II, Plon, Nourrit et Cie §

Tome XXIX, numéro 109, 1er janvier 1899, p. 242-251 [242-243].

Le Jules II de M. Julian Klaczko est un livre d’érudition et de pensée que j’ai eu grand plaisir et profit à lire. C’est de l’histoire agréablement écrite avec un bel amour de l’art dont parle l’auteur. M. Klaczko est un esprit sagace qui vaut surtout par des qualités solides de critique savante, pondérée et élégante.

Tome XXIX, numéro 110, 1er février 1899 §

Les Théâtres.
Représentations italiennes de M. Ermete Novelli §

Tome XXIX, numéro 110, 1er février 1899, p. 518-526 [525].

16-20 décembre : Shylock. — 21 décembre : Première représentation d’Alleluja, dramma in tre atti, di Marco Praga. — 22 décembre : Alleluja. — 23-25 décembre : Otello. — 26 décembre : Première représentation d’Amleto, di Shakespeare (2e acte). — 26 décembre : Première représentation de Dopo, dramma in due atti, di Augusto Novelli. — 27 décembre : Papa Lebonnard.

Tome XXIX, numéro 111, 1er mars 1899 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XXIX, numéro 111, 1er mars 1899, p. 780-785 [785].

[…]

Revue encyclopédique. — Giacomo Leopardi par M. Paul Sirven.

[…]

Tome XXX, numéro 112, 1er avril 1899 §

Musique.
La Résurrection du Christ, de don Lorenzo Perosi (Ricordi) §

Tome XXX, numéro 112, 1er avril 1899, p. 241-247 [241-244].

Il y a six mois personne, en France, ne connaissait don Lorenzo Perosi, et, révélé aux Parisiens dans les premiers jours de mars, le voilà déjà célèbre et presque décoré. Autour de lui les discussions se passionnent ; honni des uns, il apparaît à d’autres tel le génie qui illuminera les derniers jours du xixe siècle. Des musiciens amis, de même école, de même chapelle ou petite chapelle, échangent à son sujet d’aigres paroles, Pérosistes et anti-Pérosistes se déchirent comme autrefois Glückistes et anti-Glückistes (qui alors s’appelaient Piccinistes), comme hier Wagnériens et anti-Wagnériens, comme aujourd’hui d’autres clans, extra-musicaux, à désinences en … istes ou en … ards. Bref, dans le monde de la musique, il y a actuellement une affaire Perosi.

Que le jeune maëstro me pardonne un rapprochement qu’il aurait le droit, étant innocent de toute intrigue, de considérer comme grossièrement injurieux, mais l’assimilation est moins arbitraire qu’elle peut sembler tout d’abord. C’est en effet sans connaître une seule note de son œuvre, sans avoir compulsé les documents, je veux dire les partitions, sans avoir assisté aux répétitions à huis clos que, d’avance, snobs et snobinettes se sont résolus à l’admiration quand même. N’était-il pas suffisant pour eux qu’il s’agît d’un étranger, qu’un syndicat, non, un comité contenant des « personnalités en évidence » ait pris sa cause en main, que le chef de l’État et une partie du corps diplomatique aient promis d’assister à son premier concert, et que le prix habituel des places ait été au moins doublé ? C’est bien là tout ce qu’il faut pour justifier un « mouvement d’opinion », chez des gens qui manifestent leur passion pour la musique dans les seuls cas où il est élégant et de bon ton d’en faire étalage, comme ils témoignent de leur goût pour la peinture en se montrant chaque année au Vernissage tandis qu’on ne les voit jamais au Louvre.

D’un autre côté, et non mieux informés, ont surgi des détracteurs : défiants par instinct contre toute réclame, n’ayant pas oublié Mascagni, et persuadés que jamais œuvres durables n’ont été bruyamment annoncées et acclamées dès leur apparition. Quelques-uns, dociles à ces idées, avaient en outre, par l’examen des ouvrages déjà publiés, confirmé encore leurs hostiles préventions ; une lecture superficielle ne leur ayant révélé qu’une musique pour ainsi dire improvisée et parfois rudimentaire, d’harmonie pauvre et peu raffinée.

Enfin est arrivé le jour de l’audition.

Malgré l’ennui qui les a certainement accablés, en raison même de cet ennui peut-être — pour eux critérium de beauté — les premiers ont feint de rester fidèles à leur enthousiasme préconçu, les raisons auxquelles ils devaient leur opinion ne leur permettant guère de la modifier. Mais, parmi les autres, beaucoup ont été contraints de s’avouer que la musique est faite aussi pour être entendue, et que la lecture n’en saurait révéler tous les secrets. Sans nier certes les inexpériences et les maladresses d’un orchestre peu cohérent, la sonorité indigente d’un quatuor, qui, le plus souvent, se borne à doubler inutilement les voix, la constante monotonie des cuivres employés par masses ou en solistes, l’italianisme fâcheux de certaine phrase (noli me tangere…), l’impersonnalité de l’inspiration mélodique qui oscille entre Marcello, Palestrina, Bach, Haendel — les savants ajoutent Carissimi — sans excuser la puérilité d’un Terremoto, vraie tempête dans un verre d’eau, ou de quelques mesures sautillantes qui dépeignent Marie-Madeleine courant vers Simon-Pierre, ils ont compris cependant, au souffle de foi et de bonne foi qu’elle émane, qu’ils étaient en présence d’une œuvre digne de respect. Dès lors, ne lui tenant plus rigueur de la réclame qui les avait primitivement mal disposés, ils se sont pris à réfléchir, et à écouter sans parti pris, avec ingénuité ; et ils ont senti qu’un jugement consciencieux ne se pouvait borner à l’examen de la seule lettre musicale, car l’art pour lui-même n’apparaît pas ici le vrai but de l’auteur. Ils ont pensé alors à la mission que s’est imposée don Lorenzo Perosi : comme le Christ, il veut purifier le temple souillé en Italie, plus encore que chez nous, en dépit des sages décrets de la congrégation des rites, par une musique scandaleuse. Il tente dans son pays la réforme poursuivie par notre Schola de Saint-Gervais. Outre cette œuvre d’assainissement, il en a entrepris une autre, véritable apostolat, dont il a déjà, au matin de sa vie, réglé toutes les étapes. Par la musique il veut répandre la Sainte Parole, et il a résolu, lui, prêtre, d’illustrer l’Évangile en de nombreuses fresques sonores. Ces illustrations il les veut réaliser en croyant plus encore qu’en artiste. Pour lui, comme pour Palestrina, chaque phrase de musique doit correspondre à une phrase du texte sacré, il ne cherche pas à écrire des morceaux, il réprouve tout ornement inutile et bannit de son instrumentation, conçue volontairement en teintes plates, tout pittoresque, tout agrément étranger au sens même du verbe. Sans doute, il ne parvient pas encore à réaliser absolument ses aspirations, mais il mérite qu’on lui fasse crédit, car il est jeune, si jeune que certain critique, qui n’est pas un vieillard, le peut appeler familièrement : Lorenzo.

Il convient d’ajouter aussi que sa Résurrection du Christ ne contient pas seulement des intentions. Don Lorenzo. Perosi n’a pas conquis nombre d’indifférents ou même de détracteurs simplement par ce qu’il a voulu faire, mais parfois aussi par ce qu’il a fait déjà. Sa musique possède en effet, malgré ses défauts, une puissance particulière qui devait vaincre les plus obstinées résistances : l’expression dramatique ; et par ce mot il ne faut pas entendre, comme on le fait souvent, l’exubérance, la violence exagérée, le cri auquel on a si bien décerné le nom de « théâtral », mais l’expression juste du sentiment.

C’est de cette sincérité d’accent que s’émeuvent les chœurs de la première partie, Crux fidelis et Recessit Pater noster ; l’introduction à la seconde partie où s’impose le thème de la Résurrection, et où par trois fois, comme à l’office du samedi saint, éclate solennel l’alleluia grégorien ; la rencontre du Christ et de Marie-Madeleine ; enfin, et par-dessus tout, l’apparition de Jésus parmi ses disciples et, après un long silence, l’impressionnante gravité de ses consolantes paroles Pax vobis.

Ces quelques pages ne suffisent pas, certes, à décréter cet oratorio un chef-d’œuvre et à saluer en don Lorenzo Perosi un génie, mais elles autorisent toutes les espérances. Qu’il marche donc dans la noble voie qu’il s’est tracée, qu’il consacre les dons merveilleux qu’il a reçus à la propagation de sa foi ; s’il parvient à libérer l’art religieux de son pays, et, par sa musique, à faire entendre ceux qui ont des oreilles et qui cependant n’entendaient pas, il aura accompli une œuvre grande et hautement belle. C’est en elle, je n’en doute pas, qu’il trouvera sa récompense, récompense plus douce à son cœur de prêtre que les enthousiasmes irréfléchis dont sa modestie et sa clairvoyance lui ont certainement dénoncé l’exagération.

Lettres italiennes §

Tome XXX, numéro 112, 1er avril 1899, p. 268-272.

Ouf ! On peut enfin respirer un peu, après huit mois de politique militante, acharnée, et en attendant les autres mois, les longs mois, où la lutte ne sera pas moins tapageuse et entêtée. La bataille politique, chez nous, est devenue une mêlée aux coups furieux, aux armes empoisonnées ; depuis huit mois que je dirige un journal politique, j’ai trois procès en vue, et la pépinière se remplit toujours. Vous croirez que je suis anarchiste, ou socialiste du moins. Au contraire, ce sont ceux-là, aujourd’hui, qui nous attaquent de tous les côtés, et qui portent plainte contre ceux qu’ils appellent avec un mot intraduisible les forcaioli, c’est-à-dire les petits bourreaux, les dilettanti du gibet et de la corde. Je suis censé être parmi ces forcaioli et j’ai aux yeux de mes très ignorants confrères la tache ineffaçable d’avoir été et d’être avant tout un homme de lettres. Gare aux littérateurs, — aux jeunes, notamment, qui n’oublient pas leur fardeau de rêves superbes sur le seuil du journalisme quotidien !… D’ailleurs, il faut bien que messieurs les idiots s’y habituent doucement…

Et me voici, donc, dans un intermezzo, à respirer encore un peu d’air frais, et à rendre compte à mes lecteurs, — ils m’auront oublié et ils auront bien fait, après tout, — de quelques livres choisis dans le tas qui est venu s’amonceler sur ma table.

Fotografie matrimoniali, par Neera, et Racconti popolari, par Vittorio Bersezio, parfaitement négligeables. Rééditions de vieux contes publiés jadis, bien jadis, dans les journaux littéraires.

Th. Neal : Studi di letteratura e d’arte (Florence, Marzocco) §

Studi di letteratura e d’arte, par Th. Neal (Angelo Cecconi). C’est l’œuvre d’un esprit paradoxal qui résume, en une vingtaine de chapitres, ses idées sur les types littéraires italiens et français. Il a, par exemple, une étude : Max Klinger et la peinture trop ambitieuse, dont on ne saurait dire s’il faut en admirer d’abord l’ironie sanglante ou la finesse perçante de la critique : ce pauvre M. Klinger, que les lourds Allemands sont en train d’adorer, en sort très mal à son aise. Le mérite principal de cette petite brochure, c’est qu’elle révèle chez son auteur un talent individuel, une intelligence cultivée qui a ses idées à elle, en dépit de la mode et des caprices de la foule. Cela n’empêche que je me garde d’approuver tout le mal que M. Cecconi écrit de Paul Bourget et tout le bien qu’il pense de Felice Cavallotti, duquel j’ai eu l’honneur de présenter la silhouette il y a un an aux lecteurs du Mercure.

R. Quaglino : Dialoghi d’esteta (Milan, Fratelli Treves) §

Dialoghi d’esteta, par Romolo Quaglino. C’est un recueil de discussions en forme de dialogues, que je déclare n’avoir pas compris, bien que l’édition soit fort élégante et rehaussée par une couverture symbolique d’un goût adorable. M. Quaglino, — il est mon ami, et j’ai presque le devoir d’en parler mal, — écrit sa prose comme de la poésie, en petites périodes rythmées. Il est curieux de noter que ce jeune socialiste est un artiste qui pousse l’aristocratie jusqu’à l’incompréhensibilité ; doué d’un talent indéniable, dans une position sociale qui peut lui permettre bien des bizarreries, comme celle de se payer des éditions princières de ses œuvres, M. Quaglino s’est toujours gardé presque avec horreur de donner le livre clair, frappant, simple et profond. Il a l’imagination tortueuse, au service de laquelle il met quelquefois une forme enveloppée et nuageuse, de manière qu’il fatigue plus qu’il ne plaît. Je crois que son défaut c’est la recherche à outrance de l’originalité ; il s’arrêtera un jour sur ce chemin dangereux et il nous donnera un livre complet qui pourra honorer son nom et son talent.

A. Orvieto : La filosofia di Senofane (Florence, B. Seiben) §

La filosofia di Senofane, par Angiolo Orvieto. Un autre jeune homme, riche, savant, poète et socialiste. Tandis que j’écris sur lui, il est aux Indes, sur le retour d’un voyage, qui dure depuis le mois de novembre et qui ne prendra fin qu’en avril. Le livre dont je parle peut faire les délices des érudits, lourd qu’il est de notes et de discussions sur les théories philosophiques de Xénophane et sur les interprétations de Kern, de Zeller, de Freudenthal, etc. Tout en admirant la rare souplesse d’esprit qui permet à M. Orvieto de passer tour à tour de l’art à la philosophie la plus abstruse, je le préfère dans son Velo di Maya, un recueil de vers lyriques dont plusieurs pièces sont absolument charmantes.

F. de Roberto : Leopardi (Milan, Fratelli Treves) §

Leopardi, par F. de Roberto. J’ai presque risqué la vie, il y a deux mois, dans une polémique furieuse en défense de notre grand poète Leopardi, qu’un professeur de physiologie, élève, hélas ! de M. Lombroso, traitait fort mal, sous le prétexte de découvrir les sources mystérieuses de son génie mélancolique et profond. C’est pourquoi ce livre de M. de Roberto, qui, patiemment, avec une richesse admirable de détails, reconstruit la figure vraie du poète, m’est particulièrement cher : mais, en dehors de ces raisons subjectives et égoïstiques, le livre de M. de Roberto a été salué à son apparition comme un chef-d’œuvre de psychologie et de critique. Les admirateurs innombrables du poète ne pourront désormais se passer de cette biographie délicate dont M. de Roberto a voulu enrichir son important bagage littéraire.

A. Albertazzi : Ora e Sempre (idem) §

Ora e sempre, par Adolfo Albertazzi, un bon roman, qui en style nerveux, rapide, quelquefois trop sec, nous présente une histoire passionnelle. Les personnages bien dessinés ; les positions claires et logiques ; l’action fort mouvementée. M. Albertazzi n’est pas encore un écrivain irréprochable et il offre le flanc à la critique par son dédain des excellences de la forme, dont nous sommes avides ; mais il a une vision nette de la réalité et une bonne méthode d’exposition.

G. Cena : In Umbra (Turin, R. Streglio) §

In Umbra, par Giovanni Cena, par un poète, et autour duquel on a fait grand bruit, il y a quelques années, en l’acclamant comme un jeune maître. Ce livre est sans doute remarquable, et son auteur connaît bien toutes les ruses et toutes les finesses de la poésie italienne ; mais c’est son caractère qui choque, ce caractère mi-larmoyant et mi-rhéteur que le socialisme platonique nous a façonné, et qui encombre désormais toutes les branches de la littérature. Comme je considère l’art comme tout à fait indépendant des conditions politiques et sociales du pays où il fleurit, je ne veux pas encourager M. Cena dans cette voie, où Ada Negri, qui l’a déjà suivie, s’est arrêtée dans un beau silence très proche de l’épuisement.

E. Vidari : La presente vita italiana (Milan, M. Hoepli) §

La presente vita italiana, par Ercole Vidari, est une œuvre de haute politique, inspirée elle aussi par les circonstances actuelles de l’Italie. Livre plein de desiderata, ce qui démontre en M. Vidari un talent plus idéaliste que pratique, un écrivain en dehors de la vie politique vécue. Cela ne gâte rien ; ce qui est plus grave, c’est sa forme négligée et bourgeoise.

E. Zoccoli : Federico Nietzsche (Modène, G. T. Vincenzi e Nipoti) §

Federico Nietzsche, par Ettore Zoccoli, à mon avis représente l’étude la plus complète qui ait paru en Italie sur le philosophe allemand. Absolument remarquable la lucidité avec laquelle l’auteur débrouille et expose toute la méthode de Nietzsche, de manière à en offrir une vision complète et sûre. Les Italiens qui ont entendu mille fois ce nom allemand, et qui, probablement, sans les traductions françaises du Mercure, se seraient bornés à apprendre qu’il était un philosophe et qu’il est fou, trouveront dans l’étude de M. Zoccoli cet ensemble de notices biographiques et d’exégèses claires, limpides, qui leur servira de guide pour la compréhension du poète de Zarathoustra. Après avoir tâché de découvrir les causes du succès énorme que les théories de Nietzsche ont rencontré en toute l’Europe, je dirais presque dans le monde entier, M. Zoccoli esquisse d’une main franche la vie de l’écrivain, puis développe sa philosophie, c’est-à-dire ses négations, que l’auteur distingue en négations abstraites, historiques et sentimentales, non sans s’arrêter longuement sur les théories esthétiques de Nietzsche.

Loin d’être un admirateur inconditionné du philosophe qui a fait tourner la tête à bien des jeunes gens, M. Zoccoli dispute avec patience et les prémisses et les conséquences dernières de ce système philosophique, auquel il dispute vaillamment le terrain pouce par pouce.

C’est à la suite de cette œuvre très importante que M. Ettore Zoccoli, âgé d’à peine vingt-cinq ans, a été élu membre de l’Académie des Sciences et des Lettres de Modène.

Tome XXX, numéro 113, 1er mai 1899 §

Archéologie, voyages.
P. Allard : Études d’Histoire et d’Archéologie, V. Lecoffre, 3.50 [extrait] §

Tome XXX, numéro 113, 1er mai 1899, p. 488-495 [492].

Les Études d’Histoire et d’Archéologie de M. P. Allard recèlent de très remarquables notices sur la Philosophie antique et l’esclavage ; sur les Archives et la Bibliothèque pontificales aux premiers siècles ; sur la maison romaine du ive siècle découverte et déblayée sur le Cælius par le P. Germano et connue sous le nom de Maison des Martyrs […].

Art ancien.
Les dessins du Pisanello §

Tome XXX, numéro 113, 1er mai 1899, p. 535-543 [535-540].

L’exposition temporaire des dessins du Louvre est consacrée, cette fois, à Vittore Pisano. L’aubaine est rare de pouvoir étudier ces petites merveilles enfin réunies, et si heureusement découvertes dans le recueil de Vallardi. Quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ce marchand milanais de nous avoir cédé le livre qu’il avait su remarquer dans les archives d’une « famille noble mais gênée qui habitait un château proche de la ville… ». Ce bon Vallardi en avait attribué toutes les pièces au Vinci : une étude plus attentive a fait restituer au Pisanello celles qui lui appartenaient, — le précieux recueil étant composé, ainsi que les analogues de l’Ambrosienne de Milan, d’œuvres de Léonard, certes, mais d’autres encore, de Cesaro de Sesto, notamment. Or, c’est dans la petite salle la belle manifestation d’un des grands de ce xviiie siècle italien à l’admirable floraison et au merveilleux rayonnement, dont l’étude patiente fait découvrir, sous les génies que l’on connaît, d’autres créateurs, — tandis que ceux-là même qui vous sont familiers étonnent, chaque jour davantage, par l’ampleur de leur cerveau.

Vittore Pisano, de San Virgilio sur le lac de Garde, est certes un des plus grands. Et il ne survit aujourd’hui que par deux fresques à demi ruinées, celles de Santa Anastasia et de San Fermo à Vérone, un saint Georges à la National Gallery, un portrait de femme au Louvre, sur lequel je vais revenir, et quelques médailles, reste de la production mentionnée par les contemporains. Cela et ses dessins. Mais c’est assez pour affirmer une des plus hautes personnalités d’art.

Puis, c’est le premier des médailleurs de la Renaissance, en date et en fait. Tous et tout dérivent de lui, ou à peu près, et les Ferrarais, et les Florentins, et les Mantouans, et les Napolitains, et ceux de Venise. Guarino, le précepteur de Lionel d’Este, Tito Vespasiano Strozzi, Porcellio Pandoni de Naples le secrétaire intime d’Alphonse V, ne tarissent pas d’éloges. Le jeune marquis d’Este dit de lui : « Pisanus omnium pictorum hujusce ætatis egregius. » Et à sa mort, Fazio écrit : « In pingedis formis rerum sensibusque ingenio prope poetico putatus est ; sed in pingedis equis cæterisque animalibus, periforum judicio, cæteros antecessit. Mantuæ ædiculum pinxit… » Et il y a tout le verbiage de Vasari.

Ce qui frappe, dès l’abord, à cette exposition du Louvre, c’est la quantité d’études d’animaux, oiseaux, chiens, chevaux, sangliers, si curieusement notés. C’est bien l’homme que Fazio célébrait pour son talent extraordinaire et particulier. Voici, à la pointe d’argent sur vélin, à la plume ou à la pierre noire, entr’aperçus, finis minutieusement ou lavés d’aquarelle, des têtes de chevaux, éludes de naseaux, de dents, de jambes, très réalistes et des plus curieuses ; puis une feuille de canards et d’aigles ; puis, un renard, à la plume, et des singes avec des recherches de courbes très particulières, et des cigognes, et des pigeons, et un vieux cheval encore, fatigué, fourbu, dont l’œil et les naseaux creux sont d’une vérité effrayante, et un marcassin, et une mule bâtée, et un cheval sellé, et des aiglons, un flamant, un paon, des lièvres, des lévriers, des oiseaux héraldiques, tout ce qui peut se trouver enfin au revers d’une médaille, au cours d’une allégorie.

Deux feuilles doivent être mises à part dans ces premières choses : des bœufs accouplés et une vache dont l’exécution fait penser à Durer, et des oiseaux fantastiques, des sauterelles parmi des calices de violettes, d’un caractère véritablement étrange.

Ceci, c’est une partie, la moindre, de cette exposition. Il y a maintenant des figures, — et, à côté d’elles, quelques exemplaires de médailles, malheureusement d’une qualité relative, mais beaux encore.

§

L’homme fut peintre, médailleur, architecte à n’en pas douter, et eut cet universel et stupéfiant génie particulier aux créateurs de son époque. Et les dures conditions de la vie font que ce n’est que tard, très tard, qu’il commence à se manifester. Il naît vers 1380, meurt en 1456, et ce n’est qu’à soixante ans qu’il exécute sa première médaille, celle de Jean VII Paléologue. Avant, il court de ville en ville, de Maison en Maison, peignant ici, portraicturant là, se gîtant au hasard des guerres et des émois sanglants, au coin sûr où il pense ne recevoir trop de horions, se domestiquant avec cette passivité curieuse du temps, et rejetant son idéal, son rêve, bien au-delà des communes barrières. Quand on considère l’énergique profil que donne la médaille qu’on a faite de lui, ce nez rond, cet œil couvert et scrutateur, cette bouche réfléchie et ce menton volontaire, on se rend vite compte qu’on se trouve devant un entêté, un patient que les épreuves ne doivent rebuter facilement, que n’abattent les habituelles rancœurs de la vie. Et de fait, il va très haut et très loin, sans qu’aucune mauvaise chance paraisse assez forte pour le renverser.

Un des dessins du Pisan qui attire de suite est le croquis du Paléologue, la barbe en pointe, coiffé du haut chapeau conique. Il n’y a plus qu’un vague frottis tachant à peine le grain du papier : c’est la première idée de la médaille de l’Empereur de Constantinople qu’il exécuta à Ferrare en 1438, lorsque ce rêveur vint au concile tenter l’impossible mariage des deux Églises. Il faut rapprocher de ce croquis ces guerriers asiatiques et ces orientaux, exécutés évidemment d’après les personnages de la suite : rien n’est plus curieux que ces fourrures, ces écharpes, ces boucliers, ces chevelures longues dissimulant à demi ces masques tatares, expressifs et impressionnants.

Puis, voici, à la plume, une étude pour le médaillon d’Alphonse V d’Aragon, et quatre petites médailles d’un jeté extraordinaire, où Alphonse est couronné, en armure, agenouillé et tête nue brandissant l’étendard de l’archange Michel, avec des revers quadrilobés, écussonnés aux armes d’Aragon, de Sicile et de Jérusalem, pleines d’aigles aux ailes éployées et de couronnes royales inimaginablement fleuries.

Il y a, tout à côté de cette feuille, les deux grands profils de Philippe-Marie Visconti, duc de Milan, les cheveux ras sous le lourd bonnet, l’œil ouvert, et qui sont les études préparatoires de la médaille frappée vers 1441. Philippe-Marie Visconti était, au dire de ses contemporains, d’une laideur repoussante : il n’a pas ici cette physionomie « terribile » dont le gratifie Lorenzo. Puis, voici encore une étude de jeune homme au type oriental, le vêtement entr’ouvert laissant voir le col, — trois têtes de femmes et des têtes d’enfant, graves et réfléchies, — un jeune seigneur, de profil à droite, la chevelure touffue et relevée derrière la tête, à la mode des Malatesta.

Malatesta… Rimini… Fatalement, le Pisan devait, lui aussi, comme Matteo Pasti, comme Mino de Fiesole, comme Gentile da Fabriano, comme Léon-Battista Alberti et comme le Francesca, au cours de son aventureuse vie d’artiste, échouer et rester à Rimini, où étaient Pandolpho et Izotta, l’Izotta des sonnets et des canzone, l’Izotta des Isottei, l’enchanteresse, la vraiment maîtresse du furieux, du fou et du poète.

Comme les autres, il exécute l’effigie des deux amants : d’un côté, le profil de brute nimbé des lettres lourdes SIGISMVNDVS PANDVLFVS . DE . MALATESTIS . ARIMINI . FANI D. et de l’autre, sous les cheveux hauts, comme en hennin, le grand front et le sourcil arqué, l’œil enjoué, malicieux et spirituel, — l’œil dont ne peuvent distraire ni la bouche sarcastique, ni le menton sensuel, l’œil de la dominatrice, de la frêle et de la forte.

Voilà, avec le petit clerc aux cheveux en rond, à la face glabre, qu’il jette d’une plume si sûre et si dure sur cette feuille où transparaissent des profils d’aigles dessinés au verso, et le facies magistral de ce vieux à l’œil soupçonneux et à la bouche mauvaise, ce qu’il y a de remarquable à cette exposition, — avant, toutefois, d’admirer et d’essayer de déchiffrer la figure de femme qui la domine et l’emplit toute : je veux parler de cette inoubliable et captivante Cécilia Gonzagua qui revit là, entière, en un petit panneau peint, un croquis à peine indiqué (une femme vue à mi-corps assise de profil à droite, bandeau dans la coiffure, robe collante et transparente, à la pointe d’argent sur vélin), et la médaille, d’un style et d’une beauté incomparables, dont je ne sais d’analogue dans l’œuvre entier du Pisan.

§

Après le Paléologue, après Visconti, après Sforza, après Décembrio, après Piccinino, le Pisan devait exécuter l’effigie du seigneur de Ferrare, de Modène et de Mantoue. Il l’accomplit avec un rare bonheur. Même, il en fit sept différentes ; mais c’est toujours l’identique profil au front fuyant de poète, à la bouche expressive et dont le crâne aux belles courbes se modèle sous les cheveux ras et crépus. Les revers disent éloquemment le goût des arts et des lettres et l’amour de la paix du fils de Nicolas III et de Stella del Assassino. Les mots des légendes sont entremêlés de branches d’olivier, parfois des hommes nus de l’âge d’or portent sur leurs têtes des corbeilles pleines d’épis ; ailleurs, c’est un vase de cristal qui contient, la branche de paix ; sur un autre, un enfant et un vieillard sont couchés au bord d’une mer calme, auprès d’une galère dont les voiles se gonflent d’une brise favorable… C’est que ce bâtard, qu’Uguccione Contrari avait imposé au peuple, était devenu, sous la direction de Guarino, un des princes les plus instruits de son époque. Les leçons de guerre de Braccio di Montone n’avaient porté de fruits, et sa cour était le rendez-vous des artistes, des poètes et des savants. Pisanello vint, qui, à son tour, fit les sept médailles. Pendant qu’il s’y embesoignait, mourut Madame Marguerite de Gonzague, femme de Lionel.

Elle laissait une sœur, Cécilia1, qui, quoique toute jeune, faisait déjà grand honneur aux siens. Élève de l’universel Victorin de Feltre, elle savait à huit ans les éléments de la langue grecque, ainsi que s’en assure le Camaldule en l’interrogeant, et composait couramment des poésies latines : elle chantait « à voix de syrène » et ne pouvait paraître sans qu’aussitôt sa beauté ne fît sensation. Lionel qui pleurait Marguerite n’eut plus qu’un désir, la retrouver en Cécilia. Il y avait là, pour un raffiné, une joie permise et quelque peu perverse, non exempte d’un peu d’inceste, — et il se décide.

Il envoie à Cécilia une magnifique robe de fiancée, rehaussée de gemmes et de broderies d’or, et taillée dans cette pourpre somptueuse dont Pandolfo Malatesta se vêtissait pour s’agenouiller devant la Vierge. Au cadeau symbolique venu de Ferrare, elle répond par cet autre symbole, son portrait, — ce petit panneau peint qui est là dans cette salle du Louvre et pour lequel elle pose devant le Pisanello : elle savait bien que son beau-frère le déchiffrerait. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus délicat, de plus expressif, de plus mélancolique. Elle est là, de profil, l’œil à demi fermé laissant sourdre le regard droit, presque vague, un regard de songe, qui se pose, très au loin, à un horizon très reculé, sur une image presque immatérielle, les beaux cheveux enserrés par les bandelettes blanches des vierges. Comme elles, la robe est blanche, unie, et le manteau blanc aussi avec une broderie simple et des boutons sans emblèmes. La figure se détache sur des épais buissons fleuris de fleurs tristes, grands œillets de chartreux et ancolies, qu’aucune abeille bourdonnante ne butine, qu’aucun oiseau chanteur ne traverse, mais que tachettent d’éphémères papillons au vol silencieux : des papillons d’or jonchaient le sol des tombes de Mycènes… Enfin, elle s’est mis au corsage non la rose ou le lys, mais une petite branche d’if avec sa baie rouge, l’arbre de sinistre augure de Virgile et d’Ovide…

Lionel la laissa prendre le voile chez les Clarisses.

Elle devait, en outre, inspirer au Pisanello ce que je regarde, moi, comme son chef-d’œuvre : la médaille de Cécile de Gonzague. À l’avers, le haut buste de la jeune fille, le profil pur, l’œil noyé, les cheveux relevés et retenus par le ruban, le col long, la poitrine à la ligne discrète et pure ; ceci bien au centre, quelque peu hautain, très grave assurément, d’un caractère profond, d’une impressionnante simplicité. Plus légères et plus fines que de coutume, les lettres cernent l’image : CICILIA. VIRGO. FI LIA . IOHANNIS. FRANCISCI. MARCHIONIS . MANTVE.

Et au revers alors, dans un infini paysage que ferment des collines douces, une jeune fille se dresse au corps gracile de vierge, aux seins menus, aux bras grêles, la main appuyée sur le bouc-licorne couché à ses pieds, symbole de science et de pureté ; dans le lointain un cippe avec ces mots : OPVS . PISANI . PICTORIS . et une date, — et tout en haut, éclairant cette scène, un mince croissant de lune… Jamais poète ne fit surgir, avec plus de bonheur, du bronze lourd image plus captivante, ne fit revivre plus prestigieusement dans le métal pesant, chant virgilien avec toutes ses harmonies, son ampleur et sa suavité… chant que cette petite pédante de Cécilia récita peut-être au Pisan :

Hinc alta sub rupe canet frondator ad auras ;
Nec tamen interea raucæ, tua cura, palumbæ,
Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo…

Tome XXX, numéro 114, 1er juin 1899 §

Science sociale.
L’Antisémisme, par Lombroso (Giard et Brière, 1899) §

Tome XXX, numéro 114, 1er juin 1899, p. 780-786 [785].

L’Antisémitisme ne rendra pas à M. Lombroso la réputation, plus bruyante d’ailleurs que solide, que lui avait faite jadis l’Uomo delinquente. M. Lombroso reste le type de ces savants brouillons, hâtifs et superficiels, auxquels on ne peut reconnaître qu’un mérite d’agitateur. Des idées qu’il a lancées rien ne subsiste, ni le criminel né, ni le criminel atavique, ni le génie dégénérescence, ni l’épilepsie larvée ; sa graphologie reste, mais elle n’est pas de lui, et l’arrêt de la Cour de Rouen l’a mis même en fâcheuse posture sur ce point. Quant à l’opuscule dont je parle, il est la contribution que tout bon israélite (M. Lombroso l’est) s’est cru obligé de donner à la littérature sur l’Affaire. On y lit, p. 103, que « les Juifs, dans tous les cas, ne sont jamais arrivés à la même criminalité méditée et sanguinaire démontrée par leurs ennemis dans le cas de Dreyfus, où non seulement ils ne reculent pas devant la calomnie, mais encore dans le faux et peut-être l’assassinat, etc. » Eheu ! bassa latinitas.

Lettres italiennes.
Représentations des Tragédies modernes de Gabriel d’Annunzio §

Tome XXX, numéro 114, 1er juin 1899, p. 844-846.

La chronique littéraire italienne retentit ce mois de l’écho des batailles inattendues dont les œuvres dramatiques de d’Annunzio ont été saluées. À Naples, on a enterré la Gloria sous les cris d’une foule furieuse ; à Palerme, Gioconda n’a pu se vanter d’un accueil plus aimable ; à Munich on a bâillé pendant toute la représentation du Sogno d’un mattino di primavera. On est arrivé, à Naples, jusqu’à se battre en duel pour ou contre la Gloria, et un étudiant a reçu un coup d’épée suffisamment incommode dans le flanc droit ; donner ou recevoir un coup d’épée pour une pièce qu’on ne considère pas comme digne de son attention, n’est-ce pas le nec plus ultra du donquichottisme oiseux ?

Mais l’âme humaine est pleine de mystères, disait mon professeur de philosophie ; et je suis enclin, pour lui faire plaisir, à classer les duels littéraires parmi les phénomènes mystérieux de la psychologie.

Toujours est-il que, comme je viens de vous l’apprendre, la Gloria de d’Annunzio, dont on attendait des merveilles, est lourdement tombée à Naples ; un désastre complet qui, pour ses proportions gigantesques, ne peut laisser dans l’âme d’un artiste qu’une espèce d’amère satisfaction. Ce qui est sans poids tombe sans bruit.

Au moment où j’écris, cette tragédie moderne n’a pas encore paru en volume : tout en me réservant donc d’en parler la prochaine fois, après lecture, je crois pouvoir exposer, ici, pour le moment, quelqu’une des causes de cet insuccès définitif.

Et la première c’est que l’art dramatique de d’Annunzio n’est qu’une conception de son cerveau. Ses tragédies, on ne les voit pas ; on les entend raconter par les personnages, et quoique ces personnages parlent souvent une langue admirable, ils n’arrivent pas à nous donner l’impression directe de l’action ou du fait. Nous voyons avec les yeux de ces fantômes, qui, à leur tour, voient avec les yeux de d’Annunzio ; impression de troisième degré, impression nulle.

D’Annunzio n’a pas voulu admettre que la scène a des exigences spéciales, et il y reste littérateur, artiste soigneux, ciseleur incapable du grand ensemble, amant du détail et négligent de l’ensemble.

Il va sans dire que ces défauts ont été exagérés, dénoncés, pourchassés par les ennemis nombreux que d’Annunzio compte non seulement dans le monde littéraire, mais dans le monde politique aussi. Une interprétation malheureuse des personnages de la Gloria, qu’on a crue une tragédie à clef, a porté le coup de grâce. Selon cette interprétation, Bronte n’est que Crispi, Fiamma représente Cavallotti, etc. ; et les partisans de celui-ci, et les partisans de celui-là ont oublié au plus vite qu’ils étaient au théâtre et non dans un meeting ; cris, huées, sifflements sur toute la ligne. Mme Duse et M. Zacconi, les deux grands artistes qui jouaient la pièce orageuse, n’ont jamais vu, sans doute, un public plus acharné et plus irrévérent, et ils ont effacé à jamais la Gloria du répertoire de leurs tournées.

Quelques jours avant, un accueil presque également tumultueux saluait la Gioconda, à Palerme. Ici les étudiants ont pris parti contre d’Annunzio, non pas au nom de l’art, mais au nom de la morale, ce qui donne à la bataille un coloris inattendu de ridicule. Et pour rehausser ce coloris, les étudiants ont envoyé aux journaux une lettre qui accentuait encore le sens de leur démonstration éthique. Il était si facile, au contraire, d’accepter la morale, ou mieux le manque absolu de morale dans la tragédie de d’Annunzio, et de combattre celle-ci sur le terrain de l’art dramatique ! Mais les jeunes gens aiment quelquefois les excentricités, et sur l’autel de la morale la Gioconda a péri.

Pour compléter cette notice, signalons encore un succès d’estime à Rome, pour la même Gioconda ; un public impartial (on en trouve, de temps en temps !), sans aucune prévention politique, a goûté la tragédie, a salué avec enthousiasme Mme Duse et M. Zacconi, les deux artistes incomparables, et enfin l’auteur. D’Annunzio ne sut pas résister à la tentation de recevoir en personne les applaudissements, et, — remarquait l’Avanti, le journal des socialistes, — il se présenta sur la scène, « tout luisant, du crâne à la pointe des bottines vernies ».

On ne lui pardonne pas, entre parenthèse, la contradiction patente où il se plaît depuis quelque temps. Après avoir lancé dans ses livres une mitraille d’adjectifs dédaigneux et détonants contre la foule, il se fait un escabeau de cette foule pour entrer à la Chambre, parmi ceux qu’il appelait jadis les palefreniers de la Grande Bête ; mieux encore, il recherche cette Grande Bête pour lui jeter à la tête ses Tragédies ; la Bête siffle, voilà tout, comme il était à prévoir sans en faire l’expérience.

Mais on dirait que ces contradictions voulues ne sont pas trop favorables au poète. Comme homme politique on ne connaît de lui que son discours électoral : une oraison polie et étincelante déroulée devant un troupeau de paysans ébahis, qui n’y comprenaient mot. Il y parlait de la Beauté Éternelle, des mœurs anciennes, et d’autres choses simples en style prodigieux ; rien de moins électoral, enfin, que ce discours, rien de plus invraisemblable que les théories politiques du grand écrivain. Ses électeurs en tremblent encore…

Quant à son art dramatique, nous en savons quelque chose. Je suis loin d’affirmer qu’on ne puisse pas rencontrer des pages superbes, magistrales, dans ces tragédies ; mais le théâtre ne se fait pas avec des pages.

P.-S. — Je parlerai la prochaine fois, outre de la Gloria de d’Annunzio, de diverses œuvres intéressantes ou importantes, telles que la Scuola del marito, par G. Antona-Traversi, il Genio, par Bovio, Contro quelli che non hanno e che non sanno, par M. Morasso, Mentre il secolo muove, par S. Sighele, etc., etc.

Tome XXXI, numéro 115, 1er juillet 1899 §

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome XXXI, numéro 115, 1er juillet 1899, p. 198-204 [204].

[…] Grâce aux sommes prodiguées par un archéologue anglais, le gouvernement italien a pu reprendre les fouilles du Forum. On a déjà découvert le tombeau de Romulus, comme il fallait s’y attendre. […]

Tome XXXI, numéro 116, 1er août 1899 §

Les Romans.
Mathilde Serao : Sentinelles, prenez garde à vous ! Calmann Lévy, 3 fr. 50 §

Tome XXXI, numéro 116, 1er août 1899, p. 493-500 [496].

Un pauvre forçat est amené en l’île de Nisida et, dans ce bouquet de verdure qui charme les yeux des étrangers venus à Naples pour s’aimer, se baigner, prendre l’air pur de la Liberté devant des flots bleus, la vie monotone des galériens s’écoule au seul bruit des cliquetis des anneaux de fer. Le directeur du bagne, bon militaire taciturne, a une femme et un enfant, deux créatures délicates qui s’étiolent en présence du funèbre mur de la prison. Le pauvre forçat pousse un jour la voiture du petit enfant, malgré la répugnance de la jeune femme. Ici, le romancier, très habile, a évité l’inévitable passion romanesque entre la femme du directeur et ce forçat, très jeune, très beau ; tout de tendresse calme et de tristesses contenues, de peur vague aussi de l’amour désespéré qui semble planer sur eux, les jeunes êtres s’oublient pour ne se voir qu’en l’enfant, et l’enfant meurt, probablement de cet étouffement volontaire d’une passion… très naturelle après tout. Cette œuvre est fort belle, fort simple et révèle une grande puissance de conception chez la femme qui l’écrivit, car elle arrive à exprimer tout ce qui n’est pas dit et garde, par conséquent, toute sa saveur de mystère, malgré l’aisance naturelle du style.

Science sociale.
Le militarisme et la Société moderne, par G. Ferrero, Tresse et Stock §

Tome XXXI, numéro 116, 1er août 1899, p. 514-520 [519-520].

Le militarisme n’en est pas moins un grand mal pour nous tous, comme le dit M. Ferrero, dans un livre intitulé précisément : Le militarisme et la Société moderne. — On comprend qu’il soit surtout mal vu des Italiens. Par pure vanité, l’Italie s’est forgé un formidable outil militaire, d’où des charges excessives, et ne pouvant l’utiliser en Europe a voulu s’en servir en Afrique, d’où des déboires excessifs aussi. Mais est-ce une raison pour chercher noise à la nation-sœur ? M. Ferrero nous la baille belle en opposant l’âme pacifique de l’Allemagne à l’esprit chauvin de la France, en découvrant que la guerre de 1870 porta un grand coup au militarisme européen (nous qui pensions, âmes naïves, que c’était juste le contraire !) et en couvrant de fleurs la civilisation anglo-saxonne, qui pourtant, si elle n’est pas militariste, est diantrement militaire et prête à partir en guerre pour Cuba aussi bien que pour Fachoda. Voilà, entre parenthèses, qui gêne un peu l’axiome de l’auteur qu’il n’y aura plus de guerres maintenant que les pays européens sont menés par des groupements sociaux de travailleurs et non par des oligarchies de sybarites oisifs. C’est sans doute une oligarchie de ce genre qui gouvernait la France sous le règne de Napoléon III, pour qui M. Ferrero est si sévère. « Il importe peu, dit-il, que ce gouvernement ait parfois, comme en 1859, suivi un but de progrès (vraiment cela importe-t-il si peu ?). Car ce n’est pas dans ce but qu’il fit tant d’autres guerres (vraiment encore ?). » Certes, M. Ferrero a le droit de caresser « la douce idée » que son pays supplante bientôt le nôtre à la tête de la civilisation latine, mais, tout de même, nous aurions souhaité plus de tact dans l’âme de ce champion de M. Dreyfus (car il l’est, vous n’auriez pas voulu qu’il ne le fût pas !). Je laisse de côté l’autre manie de l’auteur, son anticléricalisme ; par sa bonne volonté en cette matière, M. Ferrero rappelle M. Henry Bérenger.

Variétés.
Phrases sur l’Art §

Tome XXXI, numéro 116, 1er août 1899, p. 564-573 [564-569].

Il est très agréable, surtout en ces temps de rudes polémiques, d’avoir une courtoise querelle, à propos d’un critique aussi judicieux que M. Vittorio Pica, avec un contradicteur aussi net que M. Federico de Roberto. Cela se passe ici, en Italie, en Russie, partout ; ici, puisque le texte réfuté analysait dans le Mercure2 la Littérature d’Exception de M. Pica ; en Italie, puisque c’est Flegrea qui inséra les intéressantes pages de M. de Roberto ; en Russie, car Tolstoï est un argument universel (il y a aussi son livre terrible sur l’Art) ; partout enfin, s’il y a partout des esprits (et je le crois) capables de se passionner pour une question où rien de plus grave n’est en jeu que ceci : y a-t-il deux sortes d’arts, un art régulier, normal, accessible à tous, et un art exceptionnel, irrégulier, destiné à ne récréer qu’une élite ?

Deux arts : M. Pica le croit et aussi M. de Roberto ; plus patients que Tolstoï, qui n’en admet qu’un seul, — celui qui est intelligible au peuple.

L’une et l’autre opinion me semblent identiques au fond, c’est-à-dire fausses, car je crois que l’art est, par essence, absolument inintelligible au peuple. Qu’il s’agisse de Racine ou de Mallarmé, de Raphaël ou de Claude Monet, le peuple ne peut comprendre, artistiquement, ni un poème ni un tableau, parce que le peuple n’est pas désintéressé et que l’art, c’est le désintéressement. Pour le peuple, tout est dans le sujet du poème ou du tableau ; pour « l’intellectuel », tout est dans la manière dont le sujet est traité. Le peuple s’arrête devant l’Heureuse Famille de Greuze (ou quelque niaiserie de cet ordre) ; mais celui qui aime la peinture désire que les Greuze soient retournés contre le mur parce qu’ils gênent son œil amusé à une cruche ou à un chaudron de Chardin. Tous ceux qui se promènent dans les Musées ont pu faire de telles observations : jamais un visiteur de hasard ne prononça un mot qui trahisse une sensation d’art ; ce qui chatouille ce brave homme ou cette jeune fille, c’est l’anecdote, c’est ce geste maternel ou amoureux, cette belle robe, ce beau cri de bravoure que profère dans la fumée l’homme à panache ; dans les poèmes, c’est l’anecdote encore et le sentiment : la poésie qui n’est pas lyrique, qui conte des histoires, est la seule qui ait jamais été populaire en aucun pays.

Il est donc bien indifférent, relativement au peuple, que telle œuvre d’art soit obscure ou lumineuse, puisqu’il ne la jugera jamais comme œuvre d’art, mais seulement comme œuvre dramatique, comme œuvre représentative d’une action. Il comprend l’acte exprimé ou ne le comprend pas ; s’il le comprend il l’accueille ou le rejette pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’art, puisque l’art, indifférent aux actes, ne s’intéresse qu’à la manière dont l’acte est simulé. Des cochons à l’auge peuvent faire une œuvre d’art bien supérieure (ceci est, je pense, incontestable) à tel cadre où fleurissent les fleurs les plus fraîches ; ne mettez pas à même de choisir entre les deux toiles un homme sans éducation : si vous croyez, comme Tolstoï, à l’infaillibilité artistique du peuple, cela pourra vous donner des déceptions.

Il faut donc laisser le peuple de côté ; le peuple n’est pas fait pour l’art, ni l’art pour le peuple. Le peuple ne goûte pas l’exception, et, je le maintiens, l’art est une perpétuelle exception.

C’est sur ce mot exception que M. de Roberto a entamé sa querelle. D’accord avec M. Pica, il est persuadé que vraiment Verlaine est plus d’exception que Victor Hugo ; et son critérium semble être ceci, que Victor Hugo plaît à un plus grand nombre de lecteurs que Verlaine. Victor Hugo, et M. de Roberto allègue des polémiques déjà vieilles de quelques années, aurait été, par des poètes et des critiques récents, relégué parmi les écrivains bons pour réjouir les masses, tandis que Verlaine était accueilli comme le miroir des âmes d’élite et le diapason des sensibilités les plus neuves. Sans doute, mais cela prouve seulement que chaque génération se choisit un poète ; la nôtre aima Verlaine, comme celle de M. Coppée aimait Victor Hugo, mais elle n’aima pas Verlaine parce qu’il était plus d’exception que Victor Hugo, elle l’aima, au contraire, parce qu’il était plus près de son cœur et de son intelligence, parce qu’il était, pour elle, plus clair, plus familier, plus éloquent. On donne aux poètes récents, aux écrivains innovateurs des noms génériques qu’il ne faut jamais prendre à la lettre. Ainsi l’expression ridicule, Décadents, l’expression obscure, Symbolistes, ont dérouté pendant bien des années des lecteurs pourtant attentifs et curieux ; ils crurent que Verlaine était vraiment pareil à quelque Affranchi de la Rome impériale aussi débauché de mœurs que de langage, amusé à corrompre et à torturer la belle langue que lui avaient léguée les sévères romantiques ; son éditeur, borné dans un commerce obscur, propageait sottement ce préjugé que les œuvres de Verlaine étaient des « curiosités littéraires » et il les vendait quasiment au poids de l’or, — et des Américains croyaient acheter des cartes transparentes d’art ! La mort et deux années ont changé la manière de voir, même des Américains, et Verlaine est aujourd’hui dans le monde entier, — je parle du Verlaine expurgé de quelques excès — représentatif d’un moment et d’une nuance de la poésie française. Poète d’exception cependant, il le fut ; il le fut, comme Hugo, car tout génie original est d’abord ignoré ou contesté par la foule de ses contemporains, en même temps qu’il est adoré dans un cénacle qui, peu è peu, devient l’Église universelle. Nul, en pays démocratique, n’entre de plain-pied dans la gloire ; et plus ce pays est cultivé, plus l’instruction moyenne y est répandue, plus la trouée est dure à tailler dans la muraille de l’indifférence.

Sans doute Verlaine est loin d’avoir atteint le degré de gloire où est parvenu Victor Hugo ; il est même probable que son nom ne grandira plus et qu’il restera parmi les demi-dieux, comme Vigny, comme Baudelaire, et c’est en ce sens que M. Pica pourrait maintenir son terme « littérature d’exception » ; mais à condition de ne plus lui donner qu’un sens tout extérieur, un sens hiérarchique, si je puis dire : Verlaine serait classé parmi ces génies malheureux qui n’ont su plaire que trop tard, quand presque tous les sourires étaient déjà distribués. Si, au lieu de Sagesse (et cela pouvait arriver), Verlaine avait écrit, sous la même inspiration ingénue, quelque « Année Terrible », il dormirait au Panthéon, on ne lui aurait pas marchandé un coin de gazon pour son buste, il ne figurerait pas dans la Letteratura d’eccezione, — et pourtant cela serait le même Verlaine !

Jusqu’au-delà de 1845, Victor Hugo fut soumis par toute la critique « sérieuse » au régime que nous vîmes infligé pendant vingt ans à Verlaine, à Villiers de l’Isle-Adam et à Mallarmé, qui sont les Trois, notre Trinité. Victor Hugo paraissait — et était véritablement — exceptionnel à donner le frisson aux bourgeois libéraux, fanatiques de Béranger et encore émus au souvenir de Parny. Quel scandale à voir cette cathédrale gothique qui croissait comme un champignon monstrueux, écrasant de son ombre, de ses cloches et de ses pierres les humbles colonnades doriques ! Et quelles luttes pour protéger le monstre contre les fureurs de la tragédie ! Nous n’avons pas défendu avec assez d’énergie nos monstres, et c’est pour cela que, écornés par les pierres, ils paraissent encore des monstres, alors que la foule devrait les regarder comme des dieux et venir les prier, aux jours de détresse.

Le dieu, en effet, est d’abord un monstre. L’accoutumance le divinise. Les timides lettrés s’habituent à tout, même au génie, même à l’exception. Il est remarquable qu’en ses romans, destinés en apparence au peuple, Victor Hugo ne fit jamais au peuple aucune concession. Ses derniers vers représentent bien plus que les premiers tout ce que sa fécondité verbale avait de magnifique et d’exceptionnel. Une personnalité forte accentue, avec les années, ses caractères particuliers ; mais, tandis qu’elle devient de plus en plus différente, les hommes la voient de plus en plus conforme : cela est dû au travail immense d’imitation qui s’œuvre autour de tout génie avéré. Lorsque cinquante poètes, dont quelques-uns avaient du mérite, eurent « fait du Victor Hugo », le monstre se trouva adouci et comme aplani : le peuple des lecteurs passa sans peur la main sur son dos devenu doux comme du marbre. Nous avons vu de même Verlaine popularisé par l’imitation et, phénomène qui n’est même plus surprenant, puisqu’il est connu et nécessaire, des poètes verlainiens fêtés et vantés an moment même que Verlaine était encore raillé et rejeté parmi les « décadents ». C’est une erreur et une naïveté de dire comme M. de Roberto, à propos de Verlaine, de Mallarmé et de quelques autres : « Si l’opinion publique s’est modifiée à l’égard de ces écrivains, il faut aussi noter qu’eux-mêmes ont fait le premier pas, en modifiant leur esthétique, en atténuant leur singularité. » Et il continue : « Il n’y a pas une médiocre distance entre le Mallarmé impassible, parnassien et décadent de la première manière, et le Mallarmé des derniers jours qui travaillait à un drame, lequel était destiné — à qui ? À tous ! L’impassible de jadis disait à Théodore de Wyzewa : La meilleure joie étant la compréhension du monde, cette joie doit être donnée à tous. Le Poète doit restituer aux hommes cette félicité qu’il leur a empruntée. L’œuvre d’art sera donc un drame, et tel que tous puissent le recréer ; c’est-à-dire suggéré par le Poète et non directement exprimé par son génie particulier. » Voilà ce que M. de Roberto prend pour le programme d’un drame populaire. Il faut bien peu connaître Mallarmé pour ne pas y voir, au contraire, le programme d’un drame ésotérique, tout en allusions à la vie, où les idées seraient suggérées et non exprimées. C’est bien la pure doctrine de Mallarmé, celle d’après laquelle il a écrit ses sonnets les plus délicieusement obscurs. De cette œuvre à laquelle Mallarmé travaillait depuis plusieurs années, on n’a malheureusement rien trouvé que des vers épars (à peine), des mots jetés sur des pages. Aurait-elle jamais été écrite ? On n’en sait rien, mais il est certain que, réalisée, elle eût assez mal répondu aux désirs de Tolstoï. Jamais sans doute Mallarmé ne fut absolument conscient de son obscurité ; il destinait à tous, non seulement ce drame rêvé, mais ses poèmes et d’abord ses chroniques et ses conférences, si difficiles pourtant à goûter pleinement. C’était l’illusion de cet homme trop intelligent de croire que les hommes étaient à la hauteur de son oreille ; comme il comprenait la moindre nuance d’idée suggérée par un mot, il supposait tout esprit de bonne volonté capable du même effort intellectuel. Il s’est souvent trompé, mais là où il voulut bien user de la syntaxe commune, abandonner son système d’allusions et d’abréviations, Mallarmé n’est plus d’exception que par le génie : il est le poète de la grâce et de la limpidité matinale ; les idées ordinaires retrouvent par lui une fraîcheur qu’on ne croyait plus possible ; il renouvelle tout ce qu’il touche, — don comme de fée : Hérodiade est peut-être le poème le plus pur, le plus transparent de la langue française.

Comme Verlaine, comme d’autres, Mallarmé attendit longtemps un semblant de gloire, mais avec beaucoup de patience, semble-t-il. Il savait bien que, pas plus aujourd’hui que du temps de Racine, ce n’est le peuple qui fait les durables réputations. Je suppose que, dans l’état actuel de l’Europe, un livre de littérature véritable, d’art sincère, ne peut pas conquérir un public beaucoup plus étendu qu’au xviie siècle. De Théophile de Viau, qui fut le poète le plus aimé de 1620 à 1680, on vendait à peu près une édition nouvelle tous les ans ; à ce taux-là un poète de nos jours serait qualifié de « populaire ». Ni Verlaine, ni Mallarmé n’ont eu pareille fortune. Il faut en conclure : ou que M. Pica a raison et qu’ils furent des poètes d’exception, destinés à faire la joie d’un petit nombre de malades intellectuels ; ou que le « public lettré », de plus en plus gâté par les journaux et la mauvaise littérature, n’a plus le goût assez sensible pour différencier le faux art d’avec l’art ingénu. C’est cette dernière conclusion que je désire adopter. Il me serait vraiment trop difficile de considérer, avec M. de Roberto, Verlaine et Mallarmé comme des « curiosités esthétiques » qu’il est parfaitement permis de ne pas admirer, « sans mériter pour cela d’être confondu avec le vulgaire ». Le vulgaire, en effet, c’est, par excellence, tous ceux qui n’aiment ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Villiers, ni Laforgue, — ni quelques autres qui ne sont pas encore descendus parmi les ombres. Je ne dirais pas cela en France, parce que j’aurais peur d’entendre railler l’excès de ma naïveté ; mais l’article de M. de Roberto m’a prouvé qu’il était utile de le dire en Italie.

Et voilà où mène une querelle sur le titre d’un livre ; — car il s’agit du titre : sur le livre même je suis d’accord avec M. de Roberto et avec tous les admirateurs de M. Vittorio Pica.

Tome XXXI, numéro 117, 1er septembre 1899 §

Léonard de Vinci §

Tome XXXI, numéro 117, 1er septembre 1899, p. 577-606.

Homo minister et interpres naturae.

La première édition de la vie de Léonard de Vinci par Vasari différait quelque peu de celle que nous lisons aujourd’hui. Le peintre qui a fixé pour la suite des siècles le type extérieur du Christ nous y était présenté comme un hardi spéculateur, traitant légèrement les croyances d’autrui, et mettant la philosophie au-dessus du christianisme. Mais on ne peut citer de lui aucune parole assez précise pour justifier cette impression ; elle eût d’ailleurs été en désaccord avec un génie dont un des traits principaux est une tendance à se perdre dans un mysticisme raffiné et plein de grâce. Ce soupçon n’était pour le monde que la façon consacrée par l’âge de formuler un jugement sur un homme ayant des pensées à lui seul, une indifférence hautaine, un mépris souverain des formes communes. Ce portrait, dans la seconde édition, est devenu, pour ainsi dire, plus vague et plus conventionnel. Quoi qu’il en soit, c’est toujours par un certain mystère qui plane sur son œuvre, par un élément impénétrable, sans égal dans les productions ordinaires des grands génies, que Vinci nous fascine, ou peut-être aussi nous déconcerte. Sa vie est une série de soudaines révoltes, avec des périodes pendant lesquelles il ne travaille pas du tout, ou à côté du but essentiel de son œuvre.

Par une étrange fortune, les œuvres sur lesquelles reposa sa renommée populaire, ou bien disparurent de bonne heure, comme la Bataille de l’Étendard, ou bien, comme la Cène, furent dénaturées par le travail de mains moins habiles.

Son type de beauté est si exotique qu’il fascine plutôt qu’il ne charme, et semble, plus que celui de tout autre artiste, refléter des idées, des vues et comme une esquisse du monde intérieur ; aussi Léonard apparut-il à ses contemporains comme le possesseur de quelque profane et secrète sagesse, de même qu’à Michelet et à d’autres il sembla avoir anticipé sur les idées modernes.

Il badine avec son génie, et toutes ses principales œuvres se pressent dans quelques années tourmentées du déclin de sa vie ; cependant, il est si obsédé par son génie qu’il traverse sans émotion les plus tragiques événements qui accablent son pays et ses amis, ainsi qu’un homme qui les rencontrerait par hasard au milieu de quelque mission secrète.

Sa « légende » constitue, avec les anecdotes bien connues qui l’entourent, une des vies les plus brillantes de Vasari. Les écrivains les plus récents n’ont fait que la copier, jusqu’à l’année 1804, où Carlo Amoretti y appliqua une critique qui n’en a laissé subsister presque aucune date, et en a modifié toutes les anecdotes. Les différentes questions ainsi soulevées sont dès lors devenues, l’une après l’autre, les sujets d’une étude spéciale, et l’archéologie pure n’a plus grand-chose à faire en ce sens. À d’autres reste le soin de donner une nouvelle édition des treize livres de ses manuscrits, et de distinguer par une critique appropriée ce qui, dans les œuvres qu’on lui attribue, est vraiment à lui, de ce qui ne lui appartient qu’à moitié ou est l’œuvre de ses élèves. Mais une intelligence éprise des âmes étranges peut toujours analyser pour elle-même l’impression que lui donne ces œuvres, et tâcher par-là d’atteindre à une définition des éléments principaux du génie de Léonard. La légende, élargie et corrigée par les critiques, peut parfois intervenir pour soutenir les résultats de cette analyse.

Sa vie se divise en trois périodes ; il passa trente ans à Florence, environ vingt ans à Milan, puis dix-neuf ans en courses de toute sorte, jusqu’au moment où il se laisse enfin aller au repos sous la protection de François Ier au château du Clou. Sa naissance est entachée d’illégitimité. Piero Antonio, son père, était d’une famille noble de Florence, les Vinci du Val d’Arno, et Léonard, délicatement élevé parmi les vrais descendants de cette maison, était l’enfant d’amour de sa jeunesse, doué d’une nature ardente et puissante, comme il arrive souvent en pareil cas. On le voit, dans son premier âge, fasciner tout le monde par sa beauté, improviser de la musique et des chansons, acheter les oiseaux captifs pour les mettre en liberté, tout en se promenant dans les rues de Florence, en amateur de costumes curieux et brillants, et de chevaux fougueux.

Dès ses premières années, il fit de nombreux dessins, ainsi que des modelages en relief dont quelques-uns, selon Vasari, représentent des femmes au visage souriant. Son père, voyant les promesses de ce précoce génie, emmena l’enfant à l’atelier d’Andrea del Verrocchio, alors l’artiste le plus célèbre de Florence. Des chefs-d’œuvre s’y trouvaient pêle-mêle : des reliquaires, des pyxes, des images en argent pour la chapelle du pape à Rome, des curiosités du moyen âge, fraternisant étrangement avec des fragments de l’antiquité, qui venait seulement d’être révélée aux hommes. Un autre élève se trouvait là, que Léonard a pu voir, un jeune homme dans l’âme de qui avait passé la lumière sereine et les illusions éthérées des soleils couchants d’Italie ; c’était celui que l’on connut plus tard sous le nom de Pérugin. Verrocchio était un artiste du type primitif de Florence, à la fois sculpteur, peintre et ciseleur en métaux : il ne se bornait pas à faire des tableaux, mais décorait encore tous les objets du ménage et de l’église, vases à boire, troncs pour les aumônes, instruments de musique, les faisant tous beaux à voir, remplissant du reflet de quelque splendeur lointaine les voies communes de la vie ; des années de patience avaient tellement affiné sa main que ses œuvres étaient alors recherchées des pays les plus reculés.

Il advint que Verrocchio fut chargé par les frères de Vallombrosa de peindre le Baptême du Christ, et Léonard obtint d’achever un ange dans l’angle gauche. C’était un de ces moments où le progrès d’une grande chose — ici, celui de l’art italien — ruine le bonheur d’un individu, dont le découragement et l’abaissement font faire à l’humanité, dans des personnes plus heureuses, un grand pas vers son succès final.

Car, sous l’extérieur gai du simple artisan bien payé, ciselant des broches pour les chapes de Santa Maria Novella, ou entrelaçant des barres de fer pour les tombeaux des Médicis, Verrocchio nourrissait le dessein ambitieux d’agrandir les destinées de l’art italien par des connaissances plus étendues et plus approfondies ; ce projet n’était pas sans analogie avec les tendances, encore inconscientes, de Léonard. Souvent, en modelant une draperie, ou un bras levé, ou des cheveux jetés en arrière, il lui venait quelque chose de la manière plus libre et de l’humanité plus noble de l’âge qui suivit. Mais dans ce Baptême l’élève avait dépassé le maître ; Verrocchio se détourna comme bouleversé et comme si, après la vue de cet ange brillant, animé par la main de Léonard, ses chères œuvres d’antan dussent désormais lui être un objet de peine.

On peut encore voir cet ange à Florence ; c’est comme un rayon de soleil dans l’antique tableau, froid et laborieux. Mais cette légende n’a que la valeur d’une tradition, car l’art de peindre avait toujours été celui auquel Verrocchio attachait la moindre importance. Et de même qu’il anticipe en quelque sorte sur la manière de Léonard, Léonard, de son côté, rappelle jusqu’à la fin l’atelier de Verrocchio, aussi bien par son amour des beaux colifichets comme l’aiguière qui sert de miroir, ou la magnifique broderie qui entoure deux mains jointes dans la Modestie et la Vanité, que par sa recherche des reliefs, tels que ces camées qui, dans la Vierge aux Balances, pendent autour de la ceinture de saint Michel ; tant par une sorte de prédilection pour les pierres aux reflets variés, comme les agathes de Sainte Anne, que par une précision et une grâce hiératiques, qui font songer à un sanctuaire purifié et resplendissant. Au milieu de toute la finesse et la complication de son style lombard, ces caractères ne l’ont jamais quitté. Ils devaient se marquer beaucoup dans le tableau, aujourd’hui perdu, du Paradis, qu’il prépara comme carton d’une tapisserie pour les métiers de la Flandre. Il y portait à la perfection le vieux style de la miniature florentine, en mettant avec minutie chaque feuille sur les arbres et chaque fleur dans le gazon, où se tenaient debout le premier homme et la première femme.

Et c’est précisément parce qu’il ne faisait que réaliser la perfection de ce style que ce tableau fit se développer en Léonard certain germe de mécontentement, enfoui, pour ainsi dire, dans les lieux secrets de sa nature. Car le chemin qui mène à la perfection est semé de dégoûts : et ce tableau, tout ce qu’il avait fait jusque-là pendant son séjour à Florence, avait après tout la légèreté de cet ancien style. Il fallait que son art, s’il devait être quelque chose dans le monde, rendît plus profondément la signification de la nature et le but de l’humanité. La nature était « la vraie maîtresse des plus hautes intelligences ». Aussi se plongea-t-il dans l’étude de la nature. Et en cela il suivit la méthode des hommes d’étude qui l’avaient précédé ; il méditait sur les vertus cachées des plantes et des cristaux, sur les lignes que tracent les étoiles en se mouvant entre les cieux, sur les rapports qui existent entre les divers ordres d’êtres vivants, et qui, pour des yeux ouverts à la vérité, les expliquent les uns par les autres ; pendant des années, pour ceux qui l’entouraient, il sembla comme écouter une voix qui ne parlait qu’à lui seul. C’est ainsi qu’il apprit l’art d’approfondir un sujet, de poursuivre jusque dans leurs retraites les plus subtiles les sources de l’expression, la puissance d’un génie intime dans tous les objets qu’il rencontrait. Il n’abandonna pas tout de suite, ni entièrement, son art ; toutefois, il n’était plus le peintre gai et objectif, à travers l’âme de qui, ainsi qu’à travers une vitre claire, les figures brillantes de la vie florentine passaient sur la blanche surface d’un mur, ayant pris dans le passage je ne sais quel air plus doux et plus pensif. Il perdait beaucoup de temps à de curieux artifices de dessin, comme s’oubliant à tisser des études compliquées de lignes et de couleurs. Il était possédé par l’amour de l’impossible, il songeait à percer les montagnes, à changer le cours des fleuves, à élever dans les airs de grands édifices, comme l’église de San Giovanni, exploits dont la magie seule prétendait avoir le secret. Des critiques modernes voient dans ces efforts une anticipation sur les arts mécaniques d’aujourd’hui ; pour lui c’étaient plutôt là des rêves, émis par un cerveau fatigué et toujours en travail. Deux représentations étaient fixées en lui avec une force particulière, ainsi que les reflets de certaines impressions qui l’eussent frappé dans son enfance au-delà de la mesure ordinaire : les sourires des femmes et le mouvement des grandes eaux.

Et par de telles études une certaine fusion entre deux extrêmes de beauté et de terreur se forma, comme une image visible et tangible, dans l’esprit de ce gracieux jeune homme ; cette image s’y fixa de telle façon que pour le reste de sa vie il ne s’en affranchit jamais ; et lorsqu’il l’entrevoyait dans les yeux étranges ou les cheveux des personnes croisées par hasard, il les aurait suivies dans les rues de Florence jusqu’au coucher du soleil : il nous a laissé quelques-unes de ces esquisses, qui sont pleines d’une étrange beauté, cette beauté lointaine que comprennent seulement ceux qui l’ont soigneusement cherchée, ceux qui, partant des types reconnus de beauté, ont autant raffiné sur eux que ces types raffinent eux-mêmes sur le monde des formes communes. Mais étroitement mêlé à cette beauté on trouve aussi un élément d’ironie ; de sorte que, soit pitié, soit mépris, il fait des caricatures de Dante lui-même. Des légions de grotesques défilent sous sa main avec une rapidité inouïe ; la nature n’a-t-elle pas ses grotesques, le rocher fendu, la lumière altérée du soir sur les routes solitaires, la structure de l’homme dévoilée dans l’embryon ou dans le squelette ?

Tout cet essaim de fantaisies se trouve réuni dans la Méduse de l’Uffizi. Cette histoire que conte Vasari d’une Méduse plus ancienne, peinte sur un écu en bois, est peut-être une invention ; bien que, convenablement racontée, elle soit plus vraisemblable que tout autre point de la légende. Car il n’y est pas question du travail sérieux d’un homme, mais de l’essai d’un enfant. Ces lézards, ces lampyres et toutes ces petites créatures étranges qui hantent un vignoble italien évoquent le tableau complet de la vie d’un enfant dans un village toscan, moitié château, moitié ferme, et sont aussi conformes à la nature que l’étonnement feint du père pour qui son garçon a préparé une surprise. Ce n’était pas pour s’amuser qu’il peignit cette autre Méduse, le seul grand tableau qu’il laisse derrière lui à Florence. Ce sujet a été traité de bien des manières ; Léonard seul l’atteint jusqu’au cœur même ; lui seul se le représente sous la forme d’une tête de cadavre, exerçant toutes les puissances de la mort. Ce qu’on peut appeler la fascination de la corruption pénètre en chaque touche sa beauté, finie d’une manière si exquise. Autour des lignes délicates de la joue la chauve-souris voltige inaperçue. Les serpents, rendus avec une merveilleuse délicatesse, semblent littéralement s’étrangler l’un l’autre dans une lutte farouche pour s’échapper du cerveau de la Méduse. La teinte dont la mort violente est toujours accompagnée se retrouve dans les traits de cette figure : traits singulièrement solides et majestueux, quand on les regarde à l’envers, habilement raccourcis, le tableau penché par le haut, et comme glissant en bas, de façon que le sommet soit en avant, pareil à une grande pierre blanche, contre laquelle vient se briser le flot des serpents. Mais c’est un sujet qu’il faut laisser aux beaux vers de Shelley.

La science de cet âge était toute de divination et de clairvoyance ; sans sujétion aux formules exactes de notre temps, elle essayait de faire d’une vue instantanée l’équivalent de mille expériences. Des critiques modernes, ne pensant qu’au Traité de la peinture, que, cent ans après, un Français, Raphaël de Fresne, fit sortir, par une compilation soigneusement ordonnée, des manuscrits confus de Léonard, curieusement écrits de droite à gauche, suivant son habitude, ont imaginé un ordre rigoureux dans ses recherches. Mais cette rigueur était peu en accord avec l’inquiétude de son caractère ; et si nous nous le représentons comme un simple logicien qui subordonne le dessin à l’anatomie, et la composition aux règles mathématiques, nous n’aurons pas de lui la même impression que ceux qui l’entouraient. Penché sur des creusets, où il expérimentait avec des couleurs, essayant, par une étrange variation du rêve de l’alchimiste, de trouver, non pas le secret d’un élixir qui prolongerait indéfiniment la vie naturelle de l’homme, mais plutôt le moyen d’immortaliser les effets les plus subtils et les plus délicats de la peinture, il leur apparut comme le sorcier ou le magicien possesseur de secrets curieux et de connaissances occultes, vivant dans un monde dont il a seul la clef. La philosophie dont la sienne se rapproche le plus est, semble-t-il, celle de Paracelse ou de Cardan ; beaucoup de l’esprit de l’ancienne alchimie s’y retrouve encore, avec cette confiance dans la possibilité pour la science de trouver des chemins de traverse et des voies détournées. Pour lui la philosophie devait être quelque chose qui donnât une vitesse étrange aux recherches, comme une double vue, capable de révéler les sources dans le sol, ou l’expression dans la figure humaine, de distinguer des caractères occultes dans les choses communes ou extraordinaires, dans le roseau sur le bord de la rivière, ou dans l’étoile qui n’approche de nous qu’une fois par siècle. Jusqu’à quel point le but clair de l’artiste fut-il obscurci et la main fine du ciseleur embarrassée ? C’est ce que nous ne pouvons saisir que vaguement ; le mystère qui ne se lève jamais tout entier de la vie de Léonard est ici plus profond que partout ailleurs. Mais il est certain qu’il y a dans sa vie une époque où il avait presque cessé d’être artiste.

L’année 1483 — celle qui vit naître Raphaël et fut la trentième de Léonard — est fixée comme la date de sa visite à Milan, par la lettre même où il se recommande à Ludovic Sforza, et offre de lui livrer, à prix d’argent, d’étranges secrets dans l’art de la guerre. C’est le Sforza qui fit mourir son neveu en l’empoisonnant lentement, mais qui cependant était si sensible aux impressions religieuses qu’il mêlait aux passions purement terrestres une espèce de sentiment mystique ; il avait pris comme emblème le mûrier, symbole, par son efflorescence tardive et son soudain épanouissement en fleurs et en fruits à la fois, d’une sagesse qui économise toutes ses forces pour obtenir à l’occasion un résultat rapide et sûr. La renommée de Léonard l’avait précédé, et il était chargé de modeler une statue colossale de Francesco, le premier duc de Milan. Quant à Léonard lui-même, ce n’était pas du tout comme artiste qu’il venait, ni même comme quelqu’un qui se souciât de la renommée d’artiste ; il venait comme joueur de harpe, d’une curieuse harpe d’argent qu’il avait faite lui-même, l’ayant bizarrement façonnée à la ressemblance d’un crâne de cheval. L’esprit capricieux de Ludovic était sensible aussi au charme de la musique, et il y avait dans la nature de Léonard comme quelque chose de magique. Fascinant est toujours l’épithète qui le décrit. Il ne nous reste aucun portrait de sa jeunesse ; mais tout nous porte à croire que jusqu’à cette époque avait rayonné autour de lui, dans sa voix et dans son extérieur, quelque charme assez fort pour contrebalancer les désavantages de sa naissance. Sa force physique était considérable ; on disait qu’il pouvait courber un fer à cheval comme s’il eût été de plomb.

Le Duomo, cette œuvre des artistes transalpins, si fantastique aux yeux d’un Florentin, habitué aux surfaces molles et unies des Giotto et des Arnolfo, était alors dans toute sa splendeur ; et en bas, dans les rues de Milan, passaient un peuple de gens aussi fantastiques, peuple mobile et visionnaire. Léonard était le dernier homme qui pût trouver un poison dans les fleurs exotiques de sentiment qui s’y épanouissaient. C’était une vie de péchés brillants et d’amusements exquis ; Léonard devint un dessinateur fameux de spectacles ; prendre les choses telles qu’elles se présentaient à lui, voilà qui convenait merveilleusement aux qualités propres de son génie, composé presque également de deux sentiments, la curiosité et le désir de beauté.

Curiosité et désir de beauté — voilà les deux forces élémentaires du génie de Léonard, la curiosité étant souvent en conflit avec le désir de beauté, mais engendrant avec lui un type de grâce subtil et curieux.

Le mouvement du xve siècle fut double : d’un côté la Renaissance, de l’autre aussi l’avènement de ce qu’on a appelé « l’esprit moderne » avec son réalisme, son appel à l’expérience ; ce mouvement comprend à la fois un retour à l’antiquité et un retour à la nature. Raphaël représente le retour à l’antiquité et Léonard le retour à la nature. Dans ce retour à la nature, il cherchait à satisfaire d’abord une curiosité sans limites, par les surprises perpétuelles qu’elle offre, puis un sens microscopique du fini, par sa finesse, par la délicatesse de ses opérations, par cette subtilitas naturae dont parle Bacon. Aussi le voyons-nous souvent en relation intime avec des hommes de science : avec Fra Luca Paccioli, le mathématicien, avec Marc Antonio della Torre, l’anatomiste. Ses observations et ses expériences remplissent treize volumes de manuscrits, et ceux qui savent juger le représentent comme anticipant de beaucoup, par une intuition rapide, sur des idées scientifiques plus avancées. Il expliqua la lumière obscure de la partie de la lune qui n’est pas éclairée ; il sut que la mer avait autrefois couvert les montagnes où l’on trouve des coquillages, et aussi que les eaux équatoriales se rejoignent au-dessus des régions polaires.

Celui qui a pénétré ainsi dans les lieux les plus secrets de la nature préférait toujours le plus lointain au plus proche, ce qui, par une apparence exceptionnelle, était un cas plus raffiné de la loi, les objets d’une atmosphère singulière où se jouent des lumières variées. Il peignait les fleurs avec un bonheur si surprenant que divers critiques lui ont attribué une affection particulière pour certaines fleurs, comme Clément pour le cyclamen, et Rio pour le jasmin ; à Venise se trouve une feuille détachée de son carnet toute couverte d’études sur les violettes et les roses sauvages. En lui apparaît pour la première fois le goût pour ce qui dans le paysage est bizarre ou recherché : pour les endroits creux pleins de l’ombre verte des rochers bitumineux, pour les récifs de trapp qui divisent l’eau en nappes bizarres de lumière : leur prototype exact se trouve dans nos mers occidentales ; enfin, pour tous les effets solennels de l’eau en motion ; on peut la suivre jaillissant de sa source lointaine parmi les rochers, sur la bruyère, dans la Madone aux Balances, passant, sous forme d’une petite cascade, au calme traîtreux d’une nappe dans la Madone du Lac, puis, à l’état de belle rivière sous les falaises de la Madone aux Rochers, lavant les murs blancs de ses villages lointains, puis glissant furtivement dans. la Joconde travers un réseau de ruisseaux séparés, pour se porter dans la Sainte Anne jusqu’au bord de la mer, cet endroit délicat où le vent passe sur la surface des eaux comme la main de quelque habile graveur, où les coquillages se trouvent amoncelés sur la grève et où les cimes des rochers que les ondes n’atteignent jamais sont verdies par l’herbe devenue fine comme une chevelure. C’est le paysage non pas du rêve ou de l’imagination, mais des endroits bien retirés et des heures choisies entre mille, avec un miracle de finesse. C’est ainsi qu’à travers le prisme étrange de sa vue les objets se présentent à Léonard ; ce n’est pas par une nuit ou par un jour ordinaire, mais comme sous la lumière faible d’une éclipse, pendant quelque bref instant d’aurore pluvieuse, ou à travers une couche d’eau profonde.

Il ne se plongea pas seulement dans l’étude de la nature ; mais encore dans celle de la personnalité humaine, et il devint surtout un peintre de portraits, de figures rendues avec un art qu’on n’avait jamais atteint avant lui, et qu’on n’atteignit jamais depuis, vêtues d’une réalité qui touchait à l’illusion, sur l’atmosphère sombre qui les faisait ressortir. Prendre un caractère comme il le trouvait, et en faire délicatement résonner toutes les cordes, voilà ce qui convenait à un si curieux observateur, à un inventeur si ingénieux. Aussi peignit-il les portraits des maîtresses de Ludovic, Lucretia Crevelli et Cecilia Galerani la poétesse, de Ludovic lui-même et de la duchesse Béatrice.

Le portrait de Cecilia Galerani est perdu, mais on a identifié celui de Lucretia Crevelli avec la Belle Ferronnière du Louvre ; la figure pâle et anxieuse de Ludovic reste encore dans la Bibliothèque Ambroise. En face est placé le portrait de Béatrice d’Est, en qui Léonard semble avoir surpris quelque indice de mort prématurée, la peignant sévère et grave, pleine de la pureté de la mort, en des vêtements tristes, couleur de terre, enchâssés de pierres pâles.

Parfois cette curiosité entrait en conflit avec le désir de beauté ; elle avait tendance à le faire pénétrer trop profondément sous l’extérieur des choses, qui est l’endroit où l’art commence et finit. La lutte entre sa raison, ses idées, ses sensations et son désir de beauté, voilà la clef de la vie de Léonard à Milan, avec son inquiétude, ses retouches incessantes, ses bizarres expériences de coloris. Que d’entreprises il faudra laisser inachevées, que d’œuvres il faudra recommencer ! Son problème était de transformer des idées en images. Ce qu’il avait réussi à faire jusque-là, c’était de se rendre maître de ce vieux style florentin, avec sa sensibilité naïve et bornée. Maintenant il fallait qu’il renfermât dans ce cadre étroit ces divinations d’une humanité trop large pour lui, cette vision trop étendue du monde qui s’ouvre, faite seulement pour l’art grand et irrégulier d’un Shakespeare ; et partout l’effort est visible dans le travail de ses mains : Cette agitation, ces délais perpétuels lui donnent un air de fatigue et d’ennui. Il semble aux autres chercher un résultat impossible, faire quelque chose que l’art, que la peinture ne peut jamais faire. Souvent l’expression de la beauté physique parait ici ou là être forcée et gâtée par l’effort, comme dans ces lourds fronts allemands : trop allemands et trop lourds pour la beauté parfaite.

Car il y avait un trait de germanisme dans ce génie qui, comme disait Goethe, « s’était fatigué en pensant, müde sich gedacht. Quelle anticipation sur l’Allemagne moderne, par exemple, que ce débat sur la question de prééminence entre la sculpture et la peinture3 ! Mais entre lui et l’Allemand il y a cette différence qu’avec toute cette science curieuse l’Allemand se serait imaginé qu’on n’avait plus besoin de rien autre ; et le nom de Goethe lui-même nous rappelle combien il peut y avoir de danger pour l’artiste à posséder trop de science ; comment Goethe qui, dans les Affinités Électives et la première partie de Faust, transforme des idées en images, et réussit dans de telles transformations, n’a pas toujours su trouver le mot magique, et nous présente dans la seconde partie de Faust un amas de science sans aucune valeur artistique. Mais Léonard ne travaillera jamais avant de rencontrer le moment heureux — ce moment de bien-être, qui pour les hommes à l’imagination féconde est un moment d’invention. Ce moment, il l’attend, les autres moments n’en sont qu’une préparation, ou un arrière-goût. Peu de gens font si jalousement cette distinction. De là tant de défauts, même dans l’œuvre la plus parfaite. Mais pour Léonard la distinction est absolue, et, à ce moment de bien-être, c’est l’alchimie complète : l’idée est frappée en couleur et en image : un mysticisme ténébreux se mêle à un mystère calme et plein de grâce, et la peinture plaît à l’œil en même temps qu’elle satisfait l’âme.

Cette curieuse beauté se manifeste surtout dans ses dessins, et particulièrement dans la grâce abstraite des lignes qui les bornent. Prenons quelques-uns de ces dessins et considérons-les un peu ; et d’abord, un de ceux qui se trouvent à Florence : les têtes d’une femme et d’un petit enfant, placées côte à côte, mais chacune dans son cadre particulier. D’abord il y a quelque chose d’émouvant à reconnaître dans les courbes plus pleines de la figure de l’enfant, les lignes plus aiguës et comme plus éthérées de cette autre figure usée et vieillie, indice certain que ces têtes sont celles d’un petit enfant et de sa mère. Le sentiment de la maternité est en effet caractéristique chez Léonard, et ce sentiment est souligné ici par l’effet presque comique des petites épaules arrondies de l’enfant. On peut remarquer une puissance de pathétique aussi grande dans trois dessins : celui d’un jeune homme assis, dans une posture penchée, la figure dans ses mains, comme accablé de tristesse ; celui d’un esclave également assis, mais dans une attitude contrainte et inclinée, en quelque bref intervalle de repos ; enfin celui d’une petite Madone à l’Enfant, regardant de côté, à demi effrayée, tandis qu’un puissant griffon aux ailes de chauve-souris, une des plus belles inventions de Léonard, descend soudainement d’en haut pour saisir un lion qui passe près d’elle. Mais notez-y, comme appartenant plus spécialement à l’art, le contour des cheveux du jeune homme, l’équilibre du bras de l’esclave au-dessus de sa tête, et les courbes de la tête de l’enfant qui semblent dessiner l’intérieur du petit crâne, mince et fin, comme un coquillage de la mer, usé par le vent.

Prenons encore une autre tête, aussi pleine de sentiment, mais d’une autre sorte, un petit dessin à la craie rouge, dont on se souvient certainement pour peu qu’on ait, au Louvre, examiné avec quelque soin les dessins des vieux maîtres. C’est une figure de sexe incertain, placée dans l’ombre de ses propres cheveux, la ligne de la joue qui touche cette ombre étant vivement éclairée, avec une pointe de volupté et de satiété dans les yeux et dans les lèvres. Un autre dessin semble représenter la même figure rajeunie : les lèvres en sont desséchées et fiévreuses, mais une grande douceur se dégage de la robe de l’enfant, ample et courte de taille, de son collier où pend la bulle, et de ses cheveux délicatement noués. Nous pourrions passer par le fil des idées que nous suggèrent ces deux dessins mis ainsi côte à côte, et, le poursuivant à travers tous ceux de Florence, Venise et Milan, construire une sorte de série, susceptible, plus que tout le reste, de mettre en lumière le type de beauté féminine particulier à Léonard. Filles d’Hérodias, aux coiffures fantastiques étrangement nouées et tressées, afin de dégager l’ovale délicat de la figure, elles ne sont pas de la famille chrétienne, non plus que de celle de Raphaël. Ce sont les voyantes qui, ainsi que des instruments délicats, nous révèlent les forces les plus subtiles de la nature, et les modes de leur action, tout ce qu’il y a en elle de magnétique, tous ces états particulièrement délicats où des choses matérielles s’élèvent jusqu’à cette subtilité d’opération qui en fait des choses spirituelles, et où le nerf le plus fin et la touche la plus vive peuvent seuls les suivre ; c’est comme si, en certains cas privilégiés, on les voyait travailler sur la chair humaine. Nerveuses, électrisées, défaillantes, toujours prises de quelque faiblesse inexplicable, elles semblent être sujettes aux états exceptionnels, sentir travailler dans l’atmosphère commune des puissances ignorées des autres, en devenir, pour ainsi dire, les réceptacles et les transmettre à nous par une chaîne d’influences secrètes.

Mais parmi les têtes aux traits les plus jeunes il y en a une à Florence que distingua l’Amour : la tête d’un jeune homme, peut-être celle d’Andrea Salaino, le bien-aimé de Léonard, à cause de ses cheveux frisés et ondulés, belli capelli ricci e inanellati, et plus tard son élève favori et son serviteur. De tous les attachements aux contemporains, hommes ou femmes, qui ont pu remplir sa vie à Milan, celui-là seul nous est rapporté ; et, en retour Salaino s’identifia tellement avec Léonard qu’on a pu lui attribuer le tableau de Sainte Anne, au Louvre. Voilà qui nous montre bien la manière dont Léonard choisissait ses élèves : c’étaient des hommes que distinguait quelque charme naturel du corps ou de l’esprit, comme Salaino, ou une naissance illustre et des habitudes princières, comme Francesco Melzi, — des gens ayant juste assez de génie pour recevoir l’initiation à son secret, mais disposés à effacer pour cela leur propre individualité. Au milieu d’eux, retiré souvent à la villa des Melzi à Canonica al Vaprio, il mit la dernière main à ses manuscrits et à ses rapides esquisses, travaillant pour l’heure présente et seulement pour un petit cercle, peut-être surtout pour lui-même. D’autres artistes ont été aussi insouciants que lui de la renommée présente ou future ; mais c’était par oubli d’eux-mêmes, ou parce qu’ils mettaient les fins morales ou politiques au-dessus des fins de l’art ; chez lui, cette culture solitaire de la beauté semble provenir d’une sorte d’amour-propre et d’une indifférence dans l’œuvre d’art à tout ce qui n’est pas l’art lui-même. Des lieux secrets d’un tempérament unique il rapporta des fleurs et des fruits étranges, et jusqu’alors inconnus ; pour lui, l’impression nouvelle qu’il fait naître, l’effet exquis qu’il arrive à produire sont des fins en soi, des fins parfaites.

Et les élèves de Léonard avaient si bien saisi sa manière que, malgré le petit nombre des œuvres authentiques du maître, il existe une foule de tableaux d’autres peintres à travers lesquels nous pouvons le voir avec certitude et étudier de très près son génie. Parfois, comme dans le petit tableau de la Madone aux Balances, où, sur le sein de sa mère, le Christ pèse les péchés des hommes avec les pierres du ruisseau, nous sentons une main assez rude si on la compare à celle du maître, et qui travaille sur une de ses fines suggestions ou de ses esquisses. Parfois, comme dans les sujets de la Fille d’Hérodias, et de la Tête de Jean-Baptiste, les originaux perdus ont été sans cesse reproduits et transformés par Luini et par d’autres. Quelquefois, un original nous reste, mais c’est un simple thème ou motif, un type dont on pouvait modifier ou changer les accessoires ; et ces variations ne font que découvrir plus clairement le but ou l’expression de l’original. Il en est ainsi pour le Saint-Jean-Baptiste du Louvre — une des rares études de nu que fit Léonard — figure dont personne n’irait chercher dans le désert la chair brune et délicate et les cheveux de femme, et dont le sourire énigmatique nous fait saisir quelque chose qui dépasse de beaucoup le geste ou les circonstances. Mais la longue croix, semblable à un roseau, qu’il porte à la main, et qui suggère l’idée de saint Jean-Baptiste lui-même, s’affaiblit dans une reproduction de la Bibliothèque Ambroise, pour disparaître complètement dans une autre du Palazzo Rosso à Gênes. Si nous revenons de ce dernier tableau à l’original, nous ne sommes plus surpris de la ressemblance étrange de ce saint Jean avec le Bacchus suspendu tout près de lui, et qui rappelait à Théophile Gautier le propos de Heine sur les dieux déchus, qui, pour subsister, après le déclin du paganisme, se seraient faits serviteurs de la religion nouvelle. Nous reconnaissons une de ces inventions symboliques où le sujet visible n’est pas, à proprement parler, le but même du tableau, mais plutôt la matière d’un processus de sentiments, aussi subtil et aussi vague qu’un morceau de musique. Personne ne s’est jamais rendu maître de son sujet comme Léonard, ni ne l’a plié plus habilement aux fins purement artistiques. Et de là vient que, bien qu’il manie presque continuellement des sujets sacrés, il est le plus profane des peintres ; la personne ou le sujet donné, saint Jean dans le désert ou la Vierge sur les genoux de sainte Anne, n’est souvent qu’un prétexte pour une sorte de travail qui nous conduit tout à fait en dehors de la portée des représentations conventionnelles.

Autour de la Cène, de sa ruine et de ses restaurations, toute une littérature s’est élevée, au milieu de laquelle brille particulièrement l’essai pensif de Goethe sur les tristes destinées de cette peinture. La mort en couches de la duchesse Béatrice fut suivie en Ludovic d’une de ces crises de sentimentalisme religieux qui étaient chez lui comme organiques. L’église dominicaine, basse et sombre, de Sainte-Marie-des-Grâces avait été le lieu de dévotion favori de Béatrice. Elle y avait passé ses derniers jours, pleine de pressentiments sinistres ; puis il avait été presque nécessaire de l’en enlever par la force ; maintenant on y chantait cent messes par jour pour son repos. Sur le mur humide du réfectoire où suintaient des sels minéraux, Léonard peignit la Cène. On racontait cent anecdotes sur ses retouches et ses lenteurs. Elles le représentent refusant de travailler en dehors du moment d’inspiration, méprisant tous ceux qui regardaient l’art comme une affaire d’industrie et de règle pure, allant d’un bout à l’autre de Milan pour donner un seul coup de pinceau. Il la peignit, non pas à la fresque, où tout doit être « impromptu », mais à l’huile, suivant la nouvelle méthode qu’il fut un des premiers à accueillir, parce qu’elle permettait de modifier tant de fois sa pensée, et de si bien raffiner pour atteindre à la perfection. Mais il arriva que sur un mur de plâtre nul procédé n’aurait pu être moins durable. Dans l’espace d’une cinquantaine d’années la peinture était tombée en ruines. Et aujourd’hui nous sommes obligés, pour la reconstituer, de nous reporter aux études de Léonard, surtout au dessin de la tête centrale qui se trouve au Brera, et qui, par un certain mélange de douceur et de sévérité dans les contours de la figure, nous rappelle l’œuvre monumentale de Mino de Fiesole.

C’était un autre effort que d’élever un sujet donné au-dessus des représentations conventionnelles. C’était même un effort étrange, après toutes les fausses représentations du moyen âge, de voir le Christ non comme la pâle Hostie de l’autel, mais comme un homme qui prend congé de ses amis. Cinq ans après, le jeune Raphaël la peignit à Florence, au réfectoire de Saint-Onofrio, dans un style doux et solennel, mais encore avec toute l’incorporalité mystique de l’école de Pérugin. Vasari prétend que la tête centrale ne fut jamais achevée, mais fut-elle achevée ou non, ou l’effet est-il dû en partie à un certain effacement ? toujours est-il que cette tête centrale ne fait que couronner l’impression qui se dégage de toute la compagnie ; on dirait des fantômes au travers desquels on voit le mur, formes affaiblies comme les ombres des feuilles sur la muraille un jour d’automne ; cette figure n’est que la plus faible et la plus spectrale de toutes. Elle évoque ce que l’histoire dont elle est le symbole est insensiblement devenue pour le monde, pâlissant de plus en plus à mesure qu’elle recule dans le lointain. La critique venait pour retrouver les originaux derrière les incorporalités mystiques, et voilà qu’elle restaurait non pas la réalité de la vie, mais ces ombres transparentes, esprits sans chair et sans os.

La Cène fut achevée en 1497 ; en 1498 les Français entrèrent à Milan. Est-il vrai ou non que les archers gascons se servirent de la statue de François Sforza comme d’une cible pour leurs flèches ? on ne saurait dire : mais ce qui est sûr c’est que cette statue n’a pas survécu.

Ce que pouvait être en ce temps-là une telle œuvre, de quelle noblesse et de quelle vérité piquante elle pouvait être revêtue, on en peut juger par la statue équestre de Bartolomeo Colleoni coulée en bronze et que modela le maître de Léonard, Verrocchio ; il mourut, dit-on, de douleur, parce que la fonte venant à manquer par hasard, il ne put achever lui-même cette statue, qui se dresse encore sur la Piazza de Saint-Jean-et-Saint-Paul à Venise. Quelques vestiges de cette statue de Sforza peuvent se retrouver dans certains dessins de Léonard, et aussi, peut-être, par une circonstance singulière, dans une ville lointaine de la France. Car Ludovic fut fait prisonnier, et alla finir ses jours à Loches, en Touraine : on lui permit enfin, dit-on, d’y respirer quelque temps un air plus frais dans une chambre d’une haute tour, après de longues années de captivité dans les bas donjons, où l’atmosphère semble chargée des souvenirs barbares du temps féodal, et où l’on montre encore sa prison, aux murs couverts d’étranges arabesques peintes en couleurs, attribuées par la tradition à sa main, qui se serait ainsi distraite un peu pour tromper la lenteur des années : ce sont de grands casques, des figures humaines et des morceaux d’armure ; au milieu de tout cela, en gros caractères se trouve écrite la devise Infelix Sum : il n’est pas fantaisiste de voir là les fruits de profondes méditations sur tous les essais faits avec Léonard pour exécuter la figure armée du grand duc, qui les avait tant occupés tous les deux pendant les jours de sa bonne fortune à Milan.

Les dernières années de la vie de Léonard sont plus ou moins vagabondes. Durant sa vie brillante à la cour il n’avait rien économisé, et c’est dans l’indigence qu’il revint à Milan. Peut-être le besoin retint-il son esprit en éveil : les quatre années qui suivirent sont un transport d’inspiration, une extase prolongée. C’est alors qu’il peignit les tableaux du Louvre, ses œuvres les plus certainement authentiques, qui viennent directement du cabinet de François Ier à Fontainebleau. Un de ses tableaux, la Sainte Anne, non pas la Sainte Anne du Louvre, mais un simple carton, aujourd’hui à Londres, suscita pour un instant une sorte d’enthousiasme qui eût été plus naturel dans les temps reculés, où de bonnes peintures passaient encore pour tenir du miracle ; pendant deux jours une foule de gens de toute sorte passaient naïvement étonnés dans la salle où était exposé ce tableau, et donnaient à Léonard une idée du triomphe de Cimabuë. Mais son œuvre s’attachait moins aux saints qu’aux femmes vivantes de Florence ; car il passait toujours son temps au milieu du monde élégant qu’il affectionnait, et c’est dans les maisons de Florence, abandonnées peut-être un peu aux légères pensées par la mort de Savonarole — le dernier racontar qui circula (1869) fut sur une Mona Lisa nue qu’on aurait découverte dans quelque coin inexploré de l’ancienne collection de la famille d’Orléans — c’est dans ces maisons qu’il rencontra

Ginevra di Benci et Lisa, la jeune et troisième femme de Francesco del Giocondo. De même que nous l’avons vu se servir des épisodes de l’histoire sacrée, non pour eux-mêmes, ni pour les rendre simplement par la peinture, mais comme d’un langage symbolique pour ses fantaisies particulières, de même il manifeste son propre état d’âme en prenant une de ces femmes languissantes et en l’élevant comme Léda ou Pomone, comme la Modestie ou la Vanité, jusqu’au septième ciel de l’expression symbolique.

La Joconde est, dans toute la force du terme, le chef-d’œuvre de Léonard, et le type de son mode de pensée et de travail. Dans le domaine de la suggestion, la Melancholia de Durer seule lui est comparable ; et aucun symbolisme grossier ne vient troubler l’effet du mystère subtil et gracieux qui plane sur l’œuvre. Nous connaissons tous le visage et les mains de cette femme, assise sur son siège de marbre, dans ce cirque fantastique de rochers, comme en quelque rayon affaibli de la lumière sous-marine. Elle est peut-être de toutes les peintures anciennes celle que le temps a le moins altérée4. Comme il arrive souvent dans les travaux où l’invention semble toucher à ses bornes, il s’y trouve un élément d’emprunt, et que le maître n’a pas inventé. Dans cet inestimable portefeuille qui fut autrefois aux mains de Vasari, étaient renfermés certains dessins de Verrocchio, des visages d’une beauté si frappante que Léonard, dans sa jeunesse, les avait maintes fois copiés. Il est difficile de ne pas rapporter à ces dessins du plus vieux maître d’autrefois, comme à son principe initial, le sourire insondable, toujours accompagné de quelque chose de sinistre, qui se joue sur toute l’œuvre de Léonard. D’ailleurs, ce tableau est un portrait. Depuis sa jeunesse, nous voyons cette image se développer peu à peu dans les productions de ses rêves ; s’il n’y avait pas de témoignage historique précis, nous croirions que c’était là sa dame idéale, personnifiée enfin, et rendue visible. Quel rapport y eut-il entre une Florentine vivante et cette créature de sa pensée ? Par quelles étranges affinités la personne et le rêve ont-ils pu se développer si éloignés et si rapprochés à la fois ? Présente dès l’origine sous une forme immatérielle dans l’esprit de Léonard, tracée faiblement dans les dessins de Verrocchio, elle se retrouve enfin dans la maison d’Il Giocondo. Que cette peinture soit de la nature d’un portrait, le fait est attesté par la légende qui veut qu’on ait eu recours aux moyens artificiels, à la présence de mimes et de joueurs de flûte pour prolonger sur le visage cette expression subtile. De plus, est-ce en quatre ans et par un travail patient qui ne fut jamais vraiment achevé, ou en quatre mois et comme par magie que cette image fut fixée ? on ne saurait le dire.

La figure, qui s’élève ainsi étrangement auprès des eaux, exprime tout ce que l’homme a pu désirer à travers un millier d’années. Cette tête est celle où toutes « les extrémités du monde se rejoignent ». Les paupières sont un peu fatiguées. C’est une beauté qui semble façonnée de l’intérieur, c’est comme le dépôt, cellule à cellule, des étranges pensées, des rêveries fantasques et des passions exquises. Mettez-la pour un instant auprès d’une de ces blanches déesses grecques ou de ces belles femmes antiques : comme elles seraient troublées par cette beauté, dans laquelle l’âme a passé avec toutes ses maladies ! Toutes les pensées et toutes les expériences du monde y ont gravé et moulé toutes leurs puissances de raffinement et d’expression, le sensualisme de la Grèce, la concupiscence de Rome, la rêverie du moyen âge avec son ambition spirituelle et ses amours imaginatives, le retour du monde païen, les péchés des Borgia. Elle est plus vieille que les rochers parmi lesquels elle s’assied ; comme le vampire elle est morte maintes fois et elle sait les secrets du tombeau ; elle a visité les mers profondes, et elle en garde autour d’elle la lumière affaiblie ; elle a acheté d’étranges tissus aux marchands venus d’Orient : comme Léda elle fut la mère d’Hélène la Troyenne, et, comme sainte Anne, la mère de Marie ; et tout cela n’a été pour elle que comme des sons de lyres et de flûtes, et n’existe que dans la délicatesse des lignes changeantes et colorées des paupières et des mains. La représentation d’une vie éternelle ramassant en elle-même dix mille expériences n’est pas neuve ; et la pensée moderne a conçu l’idée de l’humanité comme le résultat et le résumé de toutes les forces de la pensée et de la vie. Or, Donna Lisa pourrait être présentée comme la personnification de l’idée moderne.

Pendant les années qu’il passe à Florence, l’histoire de Léonard est l’histoire de son art même : il est tout entier perdu dans ses nuages brillants. Son histoire extérieure recommence en 1502, par un voyage orageux qu’il fait à travers l’Italie centrale, en qualité d’ingénieur en chef de César Borgia. Le biographe recueillant les notes détachées de ses manuscrits peut le suivre à toute heure de son voyage jusqu’au sommet de l’étrange tour de Sienne, qui regarde Rome, élastique comme un arc recourbé, jusqu’à la plage de Piombino, chaque lieu de son séjour paraissant agité comme en un rêve fiévreux.

Il lui restait à faire un autre grand travail, dont tout vestige disparut de bonne heure, la Bataille de l’Étendard, et où il avait pour rival Michel-Ange. Les citoyens de Florence, voulant décorer les murs de la Grand-Chambre du Conseil, avaient mis au concours un sujet qui devait être emprunté aux guerres florentines du xve siècle. Michel-Ange choisit pour son carton un épisode de la guerre de Pise, où les soldats florentins, se baignant dans l’Arno, sont surpris par le son des trompettes, et courent aux armes. Son dessin ne nous est parvenu que dans une vieille gravure, qui nous aide peut-être moins que ce que nous nous rappelons du fond de sa Famille Sainte de l’Uffìzi, à nous représenter de quelle façon surhumaine, capable de séduire le cœur d’un monde plus ancien, ces figures ont dû surgir de l’eau. Léonard choisit un épisode de la bataille d’Anghiari, où deux corps de soldats combattent pour un étendard. Son carton, comme celui de Michel-Ange, est perdu, et ne nous est parvenu que dans des esquisses, et dans un fragment de Rubens. Par les descriptions qui en ont été données, nous pouvons y démêler quelque effort pour atteindre au terrible ; c’est ainsi que les chevaux mêmes s’y déchiraient de leurs dents ; et pourtant bien différent est un fragment d’un de ses dessins à Florence : c’est un champ onduleux de belles armures, où la ciselure des bords court de droite à gauche comme un rayon de soleil. Michel-Ange avait vingt-sept ans ; Léonard en avait plus de cinquante ; et Raphaël, jeune homme de dix-neuf ans, qui visitait alors Florence pour la première fois, venait les regarder faire.

Nous l’apercevons encore à Rome en 1514, entouré de ses miroirs, de ses fioles et de ses fourneaux, faisant d’étranges jouets de cire et de vif-argent qui semblaient animés. L’hésitation qui l’avait hanté toute sa vie, et l’avait rendu semblable à un homme sous le charme, pesait alors sur lui avec une double force. Personne n’avait jamais porté si loin l’indifférence politique ; sa philosophie avait toujours été de « fuir devant l’orage », il est pour ou contre les Sforza, suivant les fluctuations de leur fortune. Et cependant voilà que dans la société politique de Rome il venait d’être soupçonné d’avoir des sympathies cachées pour les Français. Cela le paralysait de se trouver entouré d’ennemis ; aussi se tourna-t-il entièrement vers la France, qui l’avait longtemps désiré.

La France était sur le point de devenir plus italienne que l’Italie même. François Ier, comme Louis XII avant lui, fut attiré par la finesse de l’œuvre de Léonard : la Joconde se trouvait déjà dans son cabinet, et il offrit à Léonard le petit château de Clou, avec ses vignobles et ses prairies, dans la vallée plaisante de la Masse, au pied des murs de la ville d’Amboise, où, surtout dans la saison des chasses, la cour résidait fréquemment. « À Monsieur Lyonard, peinteur du Roy pour Amboyse », — tel est l’en-tête de la lettre de François Ier. Cet événement ouvre dans l’histoire de l’art une perspective des plus intéressantes, où, par un curieux mélange de lumière, l’art italien s’évanouit pour fleurir en France sous une forme exotique.

À l’égard de la mort de Léonard, deux questions restent entières, après bien des recherches archéologiques ; d’abord celle de la forme exacte de sa religion, puis celle de savoir si François Ier assistait à ses derniers moments. Elles sont l’une et l’autre de bien peu d’importance pour l’étude du génie de Léonard. Les dispositions de son testament touchant les trente messes et les grands cierges pour l’église de Saint-Florentin n’ont rien que de tout à fait ordinaire, leur objet véritable étant purement immédiat et pratique : et dans nulle doctrine religieuse ces cérémonies hâtives ne pourraient tirer à conséquence. Nous en ferons abstraction en étudiant comment un homme qui avait toujours brûlé d’un si vif amour de la beauté, mais qui l’avait poursuivie toujours dans des formes si définies et si précises, les mains, les fleurs, les cheveux, portait ses yeux sur les régions vagues de l’au-delà et ressentait la dernière de ses curiosités.

Histoire, sociologie.
E. Rodocanachi Bonaparte et les Îles Ioniennes, Alcan, 5 fr. §

Tome XXXI, numéro 117, 1er septembre 1899, p. 789-794 [789-790].

C’est l’histoire de ces îles dans toute la période qui s’étend depuis la première et provisoire occupation française, en juin 1796, jusqu’à la décision du congrès de Vienne, qui attribuait à l’Angleterre le protectorat des « États-Unis des Îles Ioniennes », en 1815.

Le livre débute par une peinture des mœurs corfiotes sous l’indolente, formaliste et famélique domination vénitienne. Désireuse seulement de maintenir les populations dans une ignorance salutaire, la Sérénissime République respecte ses coutumes orientales et sauvages : pour empêcher les jeunes gens d’aller s’instruire en Italie, elle avait inventé de vendre des diplômes que les moins savants acquéraient moyennant une redevance fort modique.

Quand les Français débarquent dans l’île, à la suite de la grande flibusterie qui livra la République Vénitienne à Bonaparte, il se passa une de ces scènes si fréquentes alors, et que l’emphase des discours ne parvient pas à rendre complètement ridicules. Le général Gentili et le poète Arnault, commissaire civil, exaltent l’ère de bonheur qui va s’ouvrir pour les Ioniens, la soudaine renaissance des descendants d’un peuple illustre, et l’évêque grec, l’Odyssée à la main, dit aux Français : « Connaissez par ce livre ce que nous avons été. » Dans ses instructions, Bonaparte avait d’ailleurs permis à Gentili de parler aux habitants « de la Grèce, d’Athènes et de Sparte ». Certains passages de sa correspondance nous font voir l’importance qu’il attachait à la possession de ces Îles. Toujours hanté de son rêve turc, il y voyait autant de cailloux où poser le pied pour franchir l’Adriatique.

Malheureusement, survint l’expédition d’Égypte. L’Italie était occupée de nouveau par les troupes autrichiennes, la flotte française anéantie, les escadres alliées russes et turques, après avoir réduit les lies secondaires, mettaient le siège devant Corfou. L’enthousiasme des indigènes avait fait place à l’hostilité. La défense fut longue et obstinée, et mérite de prendre place dans l’histoire des sièges célèbres. Un marin échappé d’Aboukir, le capitaine Joysle, s’y distingua. Sur la côte voisine, Ali, pacha de Janina, faisait pressentir, par de subtils guets-apens et d’imposants massacres, quelle serait un jour sa gloire. Le commandant, général Chabot, un ci-devant devenu consciencieux révolutionnaire — rara avis — doit se rembarquer avec les débris de sa garnison.

Tiraillés entre les deux vainqueurs, russes et turcs, les lies jouissent d’un semblant d’indépendance, jusqu’en 1807, date où le traité de Tilsitt y renvoie les Français. Instruit par l’expérience, Napoléon entame dans Corfou les moyens de défense qui devaient rendre la place imprenable. Il avait tout prévu, sauf l’ordre de Louis XVIII enjoignant au général Douzelot de rendre la place de Corfou aux autorités anglaises le 21 juin 1814.

« Voilà comment, dit l’auteur, les Îles Ioniennes passèrent en 15 ans des Vénitiens aux Français, des Français aux Turcs, des Turcs aux Russes, des Russes aux Français de rechef, puis finalement aux Anglais, après avoir failli être attribuées aux Autrichiens, sans qu’on ait jamais cessé pendant tout ce temps de proclamer leur indépendance. »

Notices bibliographiques.
L’America Vittoriosa, par Ugo Ojetti. Milan, Treves, in-18, 3 fr. §

Tome XXXI, numéro 117, 1er septembre 1899, p. 812-814.

Voici un livre dont, malgré son succès en Italie et en Allemagne, on a très peu parlé en France. Il est pourtant fort intéressant et par le talent de l’auteur, qui est un des meilleurs écrivains italiens d’aujourd’hui, et par cette opposition : l’Amérique, pays très neuf, vue par l’Italie, pays très vieux. M. Ojetti n’est pas ébloui ; il juge. Rarement très sévère, il est assez souvent ironique. Il n’est pas dupe. La vantardise yankee amuse ce romain dont l’imagination est capable d’aller bien au-delà de tous les pouffismes anglo-saxons. Mais il ne dénigre pas ; il est sans parti pris ; il regarde, il s’amuse et on s’amuse avec un tel compagnon. Sa perspicacité de vieux civilisé est assez cruelle ; d’un coup d’ongle, il fait éclater le vernis de vertu dont ces gros naïfs croient nous éblouir, et il constate : il n’y a qu’un péché en Amérique, le scandale. Cependant l’Amérique anglaise n’est pas, au degré de l’Angleterre, l’esclave de l’opinion.

Stuart Mill, qui a écrit des pages si belles et si amères sur la tyrannie de l’opinion qui réduit presque à néant toutes les prétendues libertés anglaises, aurait dû reconnaître en Amérique un certain esprit de tolérance. Il y a des libertés, aux États-Unis, et, jusqu’à un certain point, celle des mœurs. Il y a aussi des conventions agréables et commodes : jusqu’au scandale, tout Américain, mâle ou femelle, est réputé vertueux, biblique et évangélique. Si le scandale se produit, la brebis est déclarée galeuse et sacrifiée.

Les États-Unis de l’Amérique du Nord constituent-ils une nation ? À peine. C’est un empire romain qui attend l’heure des craquements et des séparations. À Chicago, les Allemands sont trois cent mille ; une grande partie du reste est suédois, polonais, italien, canadien-français, anglais. La langue anglaise, au total, ne représente guère, dans cette ville de deux millions d’habitants, que la moitié de la population. La grande puissance est l’allemand. Qu’on se figure la ville de Munich tout entière enfoncée dans Paris comme un bloc immense englobant quatre arrondissements. Les Allemands forment aux États-Unis une véritable nation qui, un jour, nécessairement, acquerra une existence politique. Un autre coin, le nord de la Nouvelle-Angleterre, est entamé par l’élément canadien-français. Le Maine envoie déjà à Washington un ou deux députés élus comme Français par des Français. Dans cette partie des États-Unis, la population diminue dans des proportions singulières. Depuis trente ans, d’ailleurs, l’Amérique ne croit que par l’immigration ; l’Anglo-Saxon de la Nouvelle-Angleterre est à peu près stérile ou tend à le devenir. Or, chaque vide est comblé par un paysan canadien ; le Canada français descend sur le Maine avec la régularité d’un glacier. Il y aura une Allemagne de Chicago à Pittsburg et une France de Québec à Boston. La part de l’Amérique anglaise sera encore très belle et immense. Il est curieux d’observer que dans toutes les parties du monde on retrouve l’Europe et ses principales races prêtes à reprendre, sous de nouvelles latitudes, les luttes d’où l’Europe même sortit jadis : l’Afrique, l’Asie, l’Amérique sont des Europes en formation.

§

La vraie Amérique pour les poètes, c’est quelques noms : c’est Emerson, Whitman, Poe. M. Ojetti a fait un pèlerinage au tombeau d’Edgard Poe, à Baltimore. Le cimetière est situé près d’une église catholique, qui était alors fermée parce que c’était l’été et que les fidèles, la plupart riches, étaient aux bains de mer ; dans le cimetière une vingtaine de tombes, sans croix ni ornements, massives, en pierre rouge ou grise, étendues dans une sorte de pré où la poussière alternait avec quelques touffes d’herbe jaune. La tombe de Poe est un petit monument en forme d’autel antique ; une lyre est sculptée d’un côté ; de l’autre on voit le médaillon du poète avec ces mots : Edgard Allan Poe. Rien de plus. La figure est dure, sèche ; les yeux enfoncés, le menton saillant ; à la bouche, deux plis amers. C’est le Poë de Griswold, remarque M. Ojetti. Et les cars passent en faisant sonner leur cloche ; des « lunes » électriques s’allument. Personne ne sait, parmi les humains de Baltimore, qu’il y a là les restes d’un grand poète ; cette idée d’ailleurs n’aurait aucun sens pour une foule américaine. Cependant, au-delà du cimetière, un mur se dresse où est inscrit l’enseigne d’un bar et, de sa tombe grise et abandonnée, le visionnaire de l’épouvante pourrait lire ces mots fatidiques :

LIQVOR

Ce détail n’est pas consigné dans le livre de M. Ojetti. Il ne l’a su lui-même qu’en développant longtemps après une photographie où la tombe de Poe se surmonte implacablement de cette auréole. Peut-être y a-t-il là quelque chose, non pas de mystérieux, mais de nécessaire. Je tiens de l’amitié de l’auteur une épreuve de cette image où l’au-delà se rejoint si brutalement au présent : elle est le frontispice posthume d’une œuvre qui est le traité de la logique du rêve.

Les Journaux.
Stendhal et Mathilde Dembowsky (Temps, 29 juillet) §

Tome XXXI, numéro 117, 1er septembre 1899, p. 823-827 [823-825].

Matilde ou Metilde Viscontini, milanaise, femme du général Dembowsky, fut un des amours malheureux de l’inflammable Stendhal. En 1816, elle demeurait à Milan « dans la petite rue San Maurilio. Stendhal écrit d’elle, dans Rome, Naples et Florence (ce curieux livre où il s’occupe d’ailleurs surtout de Milan), qu’elle « ressemblait à la charmante Hérodiade de Léonard de Vinci ». Mais sans doute c’était son amour pour elle qui la transfigurait à ses yeux, car M. Barbiera, qui a pu voir plusieurs de ses portraits, nous affirme qu’elle n’avait rien de commun avec les inquiétantes héroïnes des vieux peintres lombards ; elle n’était pas même proprement jolie, mais ses traits étaient à la fois très nobles et très doux. Peut-être, après cela, Stendhal s’était-il mis en tête que toutes les Milanaises devaient ressembler aux femmes de Léonard, de même qu’on voit aujourd’hui des délicats pour affirmer que toutes les dames anglaises ressemblent aux figures de Burne-Jones. » Stendhal, qui ne put la fléchir et qui semble même lui avoir été fort antipathique lui adressait cinq ans après l’avoir rencontrée la curieuse lettre dont on nous a donné les brouillons dans les Souvenirs d’égotisme : « Puis-je espérer, à force d’amour, de ranimer un cœur qui ne peut être mort pour cette passion ? Mais peut-être suis-je ridicule à vos yeux ? Ma timidité et mon silence vous ont ennuyée, et vous regardez mon arrivée chez vous comme une calamité. » Et, en effet, des témoignages recueillis par M. Barbiera on peut conclure en toute vraisemblance que le pauvre Stendhal était « ridicule » aux yeux de Mathilde ; ce dont, au reste, le chroniqueur italien se réjouit pour l’honneur de la dame, car, « si seulement elle avait concédé à son amoureux une des bonnes paroles qu’il lui mendiait, croit-on que la chose se serait longtemps maintenue dans une sphère aussi poétique » ?

Nous savons par Stendhal lui-même qu’en juin 1821 il s’enfuit de Milan, « le désespoir dans l’âme, à cause de Métilde, et songeant beaucoup à se brûler la cervelle ». À Paris, où il se rendit, son seul plaisir était d’aller aux soirées de Mme Pasta, pour y entendre parler le dialecte de Mathilde : « Pendant tout un été, j’ai joué au pharaon jusqu’au jour, chez Mme Pasta, silencieux, ravi d’entendre parler milanais, et respirant l’idée de Mathilde par tous les sens. » Que n’avait-il, avec tant de flamme, la belle prestance, les yeux noirs et les cheveux au vent du général Dembowsky, ou encore de ces conspirateurs italiens pour qui Mathilde paraît avoir ressenti, jusqu’à la fin de sa vie, une sympathie toute particulière ? Que ne ressemblait-il pas à Hugo Foscolo, qu’elle est allée voir et consoler dans sa prison, au fond de la Suisse, sans que d’ailleurs M. Barbiera puisse admettre les légendes scandaleuses dont cette charitable visite a été l’occasion ? Mais Stendhal était bien forcé de se résigner à n’être que ce qu’il était, un « Milanais » de seconde main. Et jamais plus il ne devait revoir cette femme, dont l’amour, nous dit-il, « avait été jusqu’à lui donner une vertu comique : la chasteté ». Quatre ans après son départ de Milan, en 1826, Mathilde Dembowsky mourut à trente-huit ans.

« Métilde mourut : donc, inutile de retourner à Milan », écrit Henri Brûlart dans son autobiographie. Mais trois ans après la mort de la bien-aimée, nous le trouvons de nouveau installé dans la capitale lombarde : ou plutôt non pas installé, mais empêché de s’installer ; car à peine avait-il trouvé un logement et sans doute projeté de faire un brin de cour à sa nouvelle logeuse qu’un décret de la police autrichienne lui enjoignait de refermer ses malles et de quitter à jamais le territoire milanais. » Cet article, qui est de M. de Wyzewa, est rédigé d’après les documents réunis par M. Barbiera, érudit italien, dans son livre récent Figures et figurines du siècle qui meurt.

Tome XXXII, numéro 118, 1er octobre 1899 §

Savonarole et l’épreuve du feu §

Tome XXXII, numéro 118, 1er octobre 1899, p. 178-190.

L’action que les hommes héroïques exercent sur la masse apparaît aux yeux de celle-ci revêtue d’un caractère surnaturel. L’homme médiocre ne saurait se rendre compte du pouvoir que possède l’homme vraiment fort : le sentiment intérieur de ce pouvoir lui manque, rien en lui ne donne la mesure de cette force. Aussi est-il porté à lui attribuer une origine extra-humaine et à croire d’essence divine ou diabolique l’être qui dispose d’une telle force. Le héros, s’il veut continuer à exercer son ascendant sur les âmes, est obligé d’entretenir cette croyance, de jouer le rôle d’agent de la providence, de consentir à ce caractère de merveilleux que l’on veut prêter à toutes ses actions. Souvent même il le fait involontairement, il finit par s’imaginer qu’il appartient réellement à un monde supérieur, il subit à son tour la suggestion de la foule. Là réside l’inévitable péril de sa situation : le jour où ses ennemis auront réussi à faire douter de sa puissance, où les circonstances auront ébranlé son crédit, le peuple pour prix de sa foi réclamera de son idole un miracle authentique, un miracle matériel, visible, palpable.

Dès que le héros a révélé sa nature purement humaine, il est abandonné de tous, et ses adorateurs deviennent ses ennemis les plus acharnés, car ils sont honteux, humiliés de s’être laissé subjuguer, jusqu’à perdre possession d’eux-mêmes, par un homme, par leur semblable !

Ces réflexions viennent spontanément l’esprit de qui étudie la vie du prédicateur dominicain Savonarole et recherche les causes de sa perte5.

Savonarole apparaissant à la fin du xve siècle en pleine Renaissance au milieu du peuple florentin, le subjuguant soudain, le dominant pendant quelques années au point de l’amener à changer complètement de genre de vie demeure, même pour nous, fascinant et mystérieux. Que l’on se représente le peuple florentin tel qu’il était à cette époque, fin subtil, spirituel, assez sceptique, amoureux de la beauté, artiste et politicien avant tout. Qu’on se l’imagine énervé par plus d’un demi-siècle de domination médicéenne, — domination très effective, mais qui cherchait à se dissimuler en refusant tout titre princier, — avant perdu le goût de la liberté au milieu d’incessantes fêtes, inconscient, à cause de l’éclat qu’il répandait autour de lui, de sa faiblesse croissante. Que l’on songe ensuite à la transformation profonde que subit, quatre années durant, ce peuple subjugué par la seule puissance de la parole du prédicateur dominicain, que l’on se figure Florence devenue mystique, chantant des chants religieux, dansant sur ses places des danses sacrées au lieu des folles rondes du carnaval, Florence libérée, se donnant un gouvernement entièrement démocratique et proclamant roi Jésus-Christ. Et l’on sera tenté de crier au miracle et de voir dans ces troubles événements de la fin du xve siècle la manifestation d’une puissance surhumaine. À l’analyse cependant l’on reconnaît la cause principale de cette apparente transfiguration. Le peuple florentin avait une imagination vive, plastique, toujours active, prompte à donner une forme concrète aux abstractions, une imagination visionnaire et hallucinante6. Il ne croyait guère à Dieu, mais il croyait à l’influence d’une foule de puissances occultes sur la destinée des hommes. Il croyait à l’astrologie, à la géomancie, à la chiromancie, aux esprits, aux démons, aux sorciers. Il était prêt à voir le merveilleux en toutes choses7.

La première fois que Savonarole vint prêcher à Florence, en 1482, il n’obtint aucun succès : toutes les qualités extérieures de l’orateur lui manquaient : il n’avait d’élégance ni dans le geste, ni dans la diction, il ne possédait aucune des qualités qui séduisent un auditoire : sa parole ardente et rude était trop différente du verbe orné et précieux des prédicateurs en vogue pour qu’il ne choquât pas au premier abord les Florentins amoureux de la forme. Ce fut la petite ville de San Gimignano qui s’émut la première à sa voix. Il prêcha ensuite avec un succès croissant de 1486 à 1489 en Lombardie et à Gênes. Peu à peu, il devenait plus éloquent, il se perfectionnait et s’assouplissait sans rien perdre de son feu naturel. Quand il revint à Florence, il n’y était plus inconnu ; le fameux Pic de la Mirandole, qui l’avait rencontré à Reggio, éprouvait de la sympathie et de l’admiration à son égard ; bien des Florentins étaient désireux d’entendre ce nouveau prophète dont la foi violente devait paraître un extraordinaire phénomène, une chose imprévue et par là même attirante à ce monde spirituel, railleur, sceptique.

Les circonstances servirent admirablement Savonarole. En 1492, Laurent de Médicis mourait, laissant un fils sans énergie, tout adonné aux plaisirs, incapable de maintenir intact la puissance acquise par son père et de se mouvoir habilement au milieu des difficultés croissantes de la situation. La même année commence le règne du plus scandaleux des papes de la Renaissance, Alexandre VI (Roderic Borgia). Deux ans plus tard, Charles VIII descend en Italie et son armée y porte partout la terreur et la confusion.

Ces événements se succédant avec rapidité bouleversaient les esprits et enflammaient les imaginations. Savonarole trouvait enfin le terrain propice à sa prédication. Il se plut à exalter jusqu’à l’angoisse les craintes qui hantaient l’âme du peuple. Il suscitait de terribles et vengeresses visions : il vaticinait au nom d’un Dieu sévère que la corruption et les iniquités de l’église révoltaient et dont la sainte colère allait se décharger sur l’Italie maudite pour punir ses peuples impies et ses prélats hypocrites.

Étonné par cette foi fougueuse qui semblait si sûre d’elle-même que l’on eût dit que tous les arcanes des temps à venir lui étaient directement révélés, et bientôt saisi, secoué, emporté, bouleversé, le peuple de Florence, hier encore insouciant et frivole, trembla, pleura, sanglota, hurla, se tordit les mains comme s’il avait entendu soudain sonner le clairon du jugement suprême. Terrifié par l’image de ses péchés, il eut soif de pénitence, et renia sa vie antérieure, brilla les instruments de ses plaisirs, ses objets de luxe, les parures dont il était vain, réforma complètement le gouvernement, s’humilia, pria, jeûna.

Savonarole, devenu prieur du couvent des dominicains de Saint-Marc, fut, pendant quelques années, maître de l’âme de Florence. Sa volonté forte et constante s’imposait à la cité, et tout dans le gouvernement et dans la vie publique se faisait sous son inspiration. Le nombre de ses religieux augmentait sans cesse, et des érudits et des artistes, naguère familiers des Médicis, devenaient ses admirateurs et ses partisans. L’on conçoit aisément qu’il se soit fait illusion, qu’il n’ait pas deviné ce qui se passait en réalité dans l’esprit populaire : il crut que ses idées étaient comprises intégralement, que les cœurs s’épuraient, que le souffle divin inspirait les âmes, que Florence allait devenir le reflet de cette Jérusalem céleste dont l’éclat idéal emplissait ses visions.

Il se trompait : ce n’étaient point ses idées ni sa religion que le peuple aimait, c’était lui, le farouche prédicateur qui le faisait frémir d’émotions inconnues, lui, le voyant qui lisait dans l’avenir, lui, le prophète inspiré de Dieu, qui avait prédit d’extraordinaires événements et dont certaines prédications s’étaient réalisées contre toute attente. L’on espérait de lui des choses inouïes, surhumaines. L’on voulait être transporté toujours plus haut dans l’exaltation, dans le ravissement, ressentir des frissons nouveaux, palpiter, vibrer encore. L’on voulait du merveilleux, l’on désirait des miracles. Ceux-là mêmes qui recevaient sans cesse ses enseignements, les moines de Saint-Marc, ne le comprenaient pas plus que les apôtres ne comprenaient le Christ ; ils prenaient ses paroles au pied de la lettre, matérialisaient sa pensée, ne pénétraient pas dans l’intimité de son âme.

Les causes profondes de la perte de Savonarole résident dans ce malentendu entre la foule et lui. Ses ennemis eurent-ils pleine conscience de la situation, virent-ils clairement le péril que courait Savonarole, reconnurent-ils le moyen de ruiner sûrement son pouvoir ? L’on ne saurait l’affirmer d’une manière absolue. Mais on est porté à le croire, tant leur habileté fut grande, tant leur coup fut bien porté. Ils lui opposèrent un moine franciscain, qui du haut de la chaire le proclama hérétique, le défia d’entrer dans le feu pour prouver la vérité de ses prophéties et de certaines de ses assertions8. Le moment était bien choisi : Florence se trouvait dans une situation difficile par la faute de Savonarole qui ne cessait de révéler la corruption de la cour pontificale et des hauts dignitaires de l’Église et d’appeler sur Rome la colère céleste. Le pape Alexandre VI l’avait réprimandé, puis excommunié, et menaçait de jeter l’interdit sur Florence si on ne lui livrait pas Savonarole. Une telle mesure eût lésé bien des intérêts commerciaux9. Savonarole ripostait en démontrant la non-valeur de l’excommunication par la nature même des motifs qui avaient déterminé le pape à la lancer. Plus hardi que jamais, il s’attaquait directement à Alexandre VI, l’accusait de simonie, montrait qu’il avait littéralement acheté le siège pontifical, déclarait son élection nulle et voulait le faire déposer par un concile.

L’épreuve du feu, cet absurde « jugement de Dieu », fut bien accueillie de part et d’autre : les adversaires de Savonarole y voyaient un moyen commode de se débarrasser de lui, bien que, au fond, ils n’eussent pas la certitude de le faire périr ainsi, tant il en imposait même aux esprits sceptiques ; ses partisans croyaient tenir enfin le miracle espéré qui devait rendre confiance aux chancelants, rétablir le crédit ébranlé de Savonarole, confirmer aux yeux de tous sa mission divine. Lui ne releva pas le défi. Tout ce qu’il avait dit était conforme aux dogmes de l’Église ; en déclarant l’excommunication lancée contre lui non valable, il avait étayé son opinion de raisons solides ; il attendait qu’on lui en opposât de meilleures. Au fond il doutait, peut-on croire, de l’opportunité de l’épreuve : c’était tenter Dieu que de lui demander un miracle. Il n’avait plus la foi brute, entière, aveugle des simples : il raisonnait et discernait10. Toute la région mystique de son âme était trouble, ténébreuse, le regard de sa conscience n’y pouvait pénétrer ; cet esprit, ordinairement si net, si résolu, était vague et chancelant dès qu’il était question du caractère merveilleux, miraculeux de sa mission. Il était certainement visionnaire, mais il ne savait quelle portée attribuer à ses visions ; devait-il leur donner une signification purement symbolique, ou pouvait-il les considérer comme des inspirations directes de Dieu ? Il semble qu’il n’ait jamais pu se mettre d’accord avec lui-même à ce sujet.

Tous les moines de Saint-Marc s’offrirent aussitôt spontanément à entrer dans le feu pour prouver la vérité et la sainteté des doctrines de leur prieur. Des laïques également voulaient tenter l’épreuve.

Le prédicateur franciscain se récusa, protestant qu’il ne voulait entrer dans le feu qu’avec Savonarole11. Mais l’on décida un autre franciscain à accepter l’épreuve12 : il devait avoir pour adversaire le dominicain Fra Domenico da Pescia, l’un des disciples favoris de Savonarole.

L’expérience devait avoir lieu le 7 avril 1498. Ce jour-là, non seulement tous les Florentins, mais un grand nombre de gens de la campagne et des cités environnantes, affluaient vers la place de la Seigneurie, avides d’assister à un si extraordinaire spectacle. Les adversaires de Savonarole venaient pour voir sa témérité confondue ; ses amis, dans l’espérance qu’un retentissant miracle rendît sa sainteté évidente à tous ; le reste des gens, par frivolité d’esprit et désir de nouveauté13. La place, les fenêtres des maisons, les toits mêmes étaient noirs de monde.

Les moines de Saint-Marc arrivèrent processionnellement en chantant le psaume « Exsurgat Deus et dissipentur inimici ejus » : Savonarole en tête portait le Saint-Sacrement. Ils se rangèrent dans la Loggia dei Lanzi, séparés des franciscains par une cloison. À côté de la Loggia quelques centaines d’hommes armés, prêts à défendre Savonarole si l’on tentait de s’emparer de lui ; sous le tetto dei Pisani14, une troupe de « compagnacci », adversaires acharnés de Savonarole. Entre le tetto dei Pisani et le palais de la Seigneurie s’élevait le bûcher.

Fra Domenico était prêt à subir l’épreuve, mais son adversaire ne se montrait pas. Pour gagner du temps les franciscains se mirent à soulever toutes sortes d’objections : ils prétendaient que la chape rouge de Fra Domenico avait été ensorcelée par Savonarole, qu’il devait la retirer. Après quelque résistance il y consentit. Mais les autres vêtements du dominicain pouvaient également été ensorcelés : il fallait qu’il s’en dépouillât.

Savonarole cède encore. Fra Domenico doit se rendre au palais de la Seigneurie en compagnie d’un autre frère afin d’échanger ses vêtements contre les siens. Le temps passe : la foule attend toujours le spectacle promis, elle s’impatiente, elle ne comprend point pourquoi l’on tarde davantage. Elle bruit et houle. Les compagnacci en profitent pour provoquer un tumulte et essayent de s’emparer de Savonarole, mais ses partisans le défendent vigoureusement et les repoussent. Il y a un moment d’accalmie ; la Seigneurie cependant ne décide rien, ne donne aucun ordre. Pour comble de maux, soudain une pluie terrible tombe, accompagnée d’éclairs et de violents coups de tonnerre. Le peuple tient bon et se laisse mouiller. Il attend, il attend toujours le grand, le merveilleux spectacle qu’on lui a promis. Plus il l’attend, plus il le désire. Maintenant il le veut, il l’exige, il faut qu’on le lui donne à l’instant. Qui dira à quel degré s’élève la férocité d’une foule qui est restée des heures durant dans l’attente d’un cruel et passionnant spectacle, et dont une ondée vient encore accroître l’énervement ? Si son espoir est frustré, jamais elle ne pardonnera à celui en qui elle verra la cause de sa déception.

Entre temps les franciscains élevèrent de nouvelles difficultés. Ils ne voulaient point consentir à ce que Fra Domenico entrât dans le feu avec le Saint-Sacrement, alléguant que si l’hostie brûlait, le doute et la confusion entreraient dans l’âme des simples. Cette fois, Fra Domenico et Savonarole résistèrent : invoquant l’autorité de saint Thomas, ils répondirent que les espèces pouvaient être consumées, mais non le Sacrement même : une longue discussion s’ensuivit entre les moines des deux ordres. Le soir tombait : la Seigneurie décida que l’expérience n’aurait pas lieu. Les dominicains se retirèrent en bon ordre, chantant « Saluum fac populum tuum, Domine ». Une troupe d’hommes armés les protégeait. Partout sur leur passage on les insultait. Les uns criaient : « frappez-les, pourquoi attendre ? » d’autres : « il est temps » ; d’autres les appelaient : « excommuniés, bigots, hypocrites, sodomites. » La foule était ivre de colère ; on eût dit que Savonarole n’avait plus d’amis ; ses anciens partisans ne le soutenaient plus ; il avait trompé leur attente, le miracle n’était point venu et leur foi chancelait. Pourquoi s’était-il attardé en discussions inutiles ? Pourquoi n’était-il pas lui-même entré dans le feu ? C’était sur lui qu’on faisait retomber toute la faute : l’épreuve n’avait pas été faite à cause de lui.

Dès lors il était perdu ; le lendemain même les compagnacci, maîtres du terrain, sûrs désormais de l’impunité, insultent les gens qui vont à la cathédrale entendre le sermon d’un dominicain, tuent des passants dont l’air dévot leur déplaît, courent par les rues appelant aux armes, criant : « à Saint-Marc » ! Ils arrivent au couvent ; l’église était pleine de monde : c’était le dimanche des Rameaux. Ils en chassent les fidèles à coups de pierre. Seuls une trentaine d’hommes tiennent bon et s’arment, décidés à résister jusqu’au bout ; quelques moines en font autant malgré les admonestations de Savonarole. Mais les assiégeants l’emportent par le nombre et la Seigneurie vient encore à leur aide en faisant proclamer un décret déclarant rebelles les citoyens qui défendaient Saint-Marc. La vaillance des assiégés était telle que les premiers compagnacci qui avaient réussi à pénétrer dans les cloîtres avaient été mis en fuite. Les moines saisissaient pour se défendre tout ce qui leur tombait sous la main ; ils frappaient les assaillants de leur crucifix, les poursuivaient avec des torches enflammées. Mais il fallut enfin céder à la force du nombre : la Seigneurie elle-même envoyait des renforts aux assiégeants. L’on s’empara de Savonarole et de Fra Domenico que l’on conduisit au palais public : la foule, ivre, exaltant d’une joie atroce, les injuriait au passage : on les frappait, on leur crachait à la figure ; au moment où Savonarole entrait au palais, un inconnu lui porta par derrière un coup de pied en s’écriant : « Voilà le siège de tes prophéties. »

Le procès des dominicains fut mené rondement : on n’épargna rien pour les noircir dans l’esprit public. Savonarole fut soumis à la torture : il n’y résistait pas, tombait en défaillance, délirait. On notait précieusement les soi-disant aveux qui lui échappaient. Mais malgré les efforts des tortionnaires, tout chef grave d’accusation manquait. Il fallut falsifier les interrogatoires, inventer de toutes pièces les dépositions. On dut recommencer deux fois le procès ; le mensonge était si flagrant, la fourberie si évidente que la vérité risquait de se faire jour. Heureusement pour les juges, l’opinion publique était à ce moment si délibérément contraire à Savonarole qu’elle était prête à considérer comme paroles d’évangile toutes les calomnies répandues sur son compte. On n’eut pas de peine à faire croire qu’il s’était parjuré, qu’il n’avait été qu’un imposteur. Le peuple accepta bénévolement tout ce qu’on lui racontait et assista passivement à l’atroce montée au calvaire de l’homme dont il était naguère si enthousiaste ; des moines de Saint-Marc même se laissèrent convaincre de la culpabilité de leur prieur et implorèrent le pardon du pape en rejetant sur Savonarole la responsabilité de leur conduite. Savonarole n’a point fait un vrai, un authentique miracle ; Savonarole n’est point le prophète inspiré par Dieu ; Savonarole n’est qu’un homme. Et c’est pour cela que la foule ne peut lui pardonner d’avoir pris sur elle un si grand ascendant, c’est pour cela que les hommes vulgaires lui en veulent de s’être laissé fasciner par lui.

Savonarole et deux de ses moines, Fra Domenico et Fra Salvestro, furent condamnés à être pendus et brûlés. L’exécution eut lieu le 23 mai 1498, à l’endroit même où le bûcher avait été élevé le jour de l’épreuve du feu. Ceux qui gardaient au fond de leur cœur quelque affection pour Savonarole, ceux dont la foi était ébranlée, mais non détruite, vinrent assister au supplice avec le secret espoir de voir se produire enfin le miracle tant désiré. Un instant leur âme frémit de joie : le vent chassait les flammes, les empêchait d’atteindre le corps de Savonarole que l’on distinguait tout entier au-dessus d’elle ; mais bientôt elles se redressèrent et étreignirent leur proie.

Longtemps après la mort de Savonarole, les « piagnoni15 » demeurèrent étourdis, paralysés, sans force. La plupart désavouèrent leur maître, les autres n’osaient plus se montrer. Mais graduellement la foi revint à beaucoup d’entre eux : la sincérité, la droiture d’âme de Savonarole demeuraient, en dépit des calomnies répandues à profusion, évidentes pour quiconque n’était pas aveuglé par l’intérêt ou par la passion. Ses prédictions continuaient à se réaliser : Charles VIII était mort encore tout jeune ; l’Italie était accablée de maux ; les invasions étrangères se multipliaient et la maladie nouvelle apportée par les Espagnols, la syphilis, s’était répandue avec une rapidité effrayante. Les plus exaltés des « piagnoni » prétendaient que les reliques de Savonarole et le vin bénit par lui faisaient des miracles. Ils considéraient leur maître comme un maître digne d’être canonisé. Pendant le xvie siècle, il y eut un véritable culte de Savonarole16.

Les fidèles de ce culte furent en même temps les plus acharnés défenseurs de la liberté du peuple. Les institutions établies sous l’inspiration de Savonarole persistèrent tant que dura la république florentine. Lorsque les Médicis eurent établi définitivement leur pouvoir, les « piagnoni » demeurèrent rebelles et s’efforcèrent longtemps encore de réveiller les souvenirs de la liberté d’autrefois : aussi les ducs les tenaient-ils en suspicion. Ce furent surtout des motifs politiques qui agirent sur la cour de Rome lorsque, sous Paul IV, en 1558, on essaya de faire mettre à l’index les œuvres de Savonarole, mais la commission chargée de les examiner dut reconnaître la parfaite orthodoxie des doctrines qu’elles contenaient et ne fit de réserves qu’à l’égard de deux livres. On continua donc à imprimer librement la plupart des sermons et traités. Le pape Clément VIII était admirateur de Savonarole comme l’avait été Jules II : il fut question sous son règne (1592-1605) de la canonisation de Savonarole. Mais il est peu probable que le pape ait eu des intentions fort précises à cet égard. Les choses en restèrent là. Le culte de Savonarole s’éteignit peu à peu. Cependant il garda jusqu’au siècle dernier des adorateurs assez fervents pour parsemer religieusement de fleurs à chaque anniversaire de sa mort l’endroit où s’était élevé son bûcher.

Il ne m’appartient pas de mentionner ici les discussions interminables entre protestants et catholiques auxquelles a donné lieu dès le xvie siècle, mais tout particulièrement à notre époque, l’interprétation des doctrines de Savonarole. Le seul but de mon étude était de montrer, les rapports de Savonarole et du peuple florentin, l’influence qu’ils exercèrent l’un sur l’autre et d’indiquer les principales causes de l’élévation et de la chute du grand prédicateur dominicain.

Les Journaux.
Bibliographie des Mémoires de Casanova (L’Intermédiaire, 29 août) §

Tome XXXII, numéro 118, 1er octobre 1899, p. 244-250 [247-250].

L’Intermédiaire est, bien plutôt qu’une revue, un journal d’information, d’enquêtes et d’histoire littéraires. L’analyse de ses articles les plus intéressants trouvera naturellement place ici. Le numéro du 22 août contient une notice excellente sur les Mémoires de Casanova ; la voici tout entière, Casanova ayant maintenant presque autant de fidèles que Stendhal :

« Casanova de Seingalt. — Bibliographie de ses Mémoires. Voici le relevé des éditions :

Mémoires sur les 50 dernières années du xviiie siècle. Tomes I et II. Paris, 1830. Imprimerie Cosson — il n’a paru que ces 2 volumes.

Édition la seule complète, dit l’éditeur. Paris, 1833-1837, 10 vol. in-8, chez Paulin.

3° Bruxelles, 1833. J. D. Méline. 10 vol. in-18, édition complète, dit l’éditeur.

4° Nouvelle édition Paulin, en 4 vol. in-12. Paris, 1843. Imprimerie Béthune et Plon.

5° Bruxelles. J. Rozez, 1860 et 1863, 6 vol. in-12 et en 1871, 6 vol in-8.

6° Paris, chez Garnier frères, 8 vol. in-8 (1879), et in-18, 1880, avec table analytique.

Les deux hommes qui se sont le plus occupés de Casanova, Armand Baschet, en France, et le professeur d’Ancona, en Italie, ont travaillé, le premier, sur l’édition de Rozez, portant comme sous-titre Édition originale, la seule complète, et qu’il considérait comme la meilleure, le second sur l’édition de Garnier portant comme sous-titre Nouvelle édition collationnée sur l’édition originale de Leipsick.

Or, ces deux éditions qui, à part les coupures de chapitres différentes avec des en-têtes de chapitres différents (on ne voit pas pourquoi), courent exactement les mêmes jusqu’au dernier tiers du 5e volume de Rozez, diffèrent totalement à partir de ce moment jusqu’à la fin, non seulement dans la rédaction, mais pour les faits et la conclusion des incidents dans lesquels apparaissent les personnages.

Rozez donne des histoires ridicules qui semblent être de l’invention de l’éditeur, et qui ne se trouvent pas dans Garnier. En revanche, ce dernier donne des pages et des détails charmants de voyage, des enthousiasmes pour la France, des réflexions de haute philosophie, des incidents graveleux et cyniques, bien dans l’esprit de l’écrivain, et qu’on ne trouve pas dans Rozez.

Les Mémoires ont été primitivement édités par Brockhaus. Cette édition a été traduite en allemand, et c’est sur l’allemand qu’a été retraduite en français l’édition suivante, fort difficile à trouver :

MÉMOIRES
du vénitien
J. Casanova
de Seingalt
Extraits de ses mémoires originaux publiés
en Allemagne
par G. de Schutz
PARIS
Tournachon-Molin, libraire,
rue Saint-André des-Arts, n° 47,
1825.
Imprimerie de A. Henry
rue Gît-le-Cœur, 3.

Naturellement, cette édition est à éviter, bien qu’elle contienne des choses assez précieuses :

i° Un avertissement de l’éditeur français.

2° Un extrait des Mémoires du prince de Ligne, mais très écourté et tiré du tome XV de l’édition de Vienne.

Une préface de l’éditeur qui est un jugement fort bien fait du caractère de l’homme et de l’œuvre.

Cette édition est expurgée de tous les tableaux licencieux qui accompagnent les amours de Casanova, à un tel point que, par moments, le récit devient inintelligible, quand on y rencontre la naissance d’un enfant dont il parle, et que le lecteur n’a trouvé auparavant qu’un baiser sur la bouche, ravi presque furtivement. L’ouvrage, s’il ne peut être donné en prix dans les pensionnats de jeunes filles, peut, en tout cas, entrer dans toutes les bibliothèques de famille.

Casanova y est un petit saint, très dévot, et déplorant les erreurs de sa jeunesse.

Par compensation, on trouve dans cette édition des détails fort curieux sur les formes, les usages, les habitudes de l’époque qui étaient évidemment dans le texte original de Brockhaus, conservés dans la traduction allemande, et maintenus dans la retraduction française. Or, ces détails ne se retrouvent plus ni dans Rozez, ni dans Garnier.

Arrivée au 8e vol., la publication porte ce titre :

MÉMOIRES
du vénitien
J. Casanova de Seingalt
Publiés en Allemagne et traduits
par M. Aubert de Vitry
Traducteur des Mémoires de Gœthe, etc.

PARIS
Tournachon-Molin
1828

Ce 8e volume débute par un avertissement du traducteur (extra-religieux et moral), l’avertissement se termine par un :

N. B. — Un onzième volume, publié en Allemagne depuis l’impression de cet avis, nous offrira la continuation de son séjour en Espagne… etc.

L’Édition entière de Tournachon-Molin est formée de 14 vol. 1825-1828, 1829.

Un casanoviste qui voudrait avoir les Mémoires complets, devrait donc être armé de ces trois éditions, et alors même il n’aurait pas encore les Mémoires de Casanova puisque Brockhaus, avant de publier ce manuscrit, l’avait fait retoucher par le professeur Laforgue chargé de le mettre sous une forme plus française, et d’en élaguer les expressions trop crues que le Vénitien avait jugé pouvoir employer.

Que M. Killer fasse donc avec moi des vœux pour que les Brockhaus se décident à nous donner un jour le texte exact et intégral de cette merveille. »

Tome XXXII, numéro 119, 1er novembre 1899 §

Publications d’art.
Jean Schopfer : Voyage en Italie, Perrin, 3,50 §

Tome XXXII, numéro 119, 1er novembre 1899, p. 546-549 [547].

M. Jean Schopfer ordonne selon une méthode personnelle les étapes d’un Voyage idéal en Italie. Son livre ne manque ni de logique, ni de largeur de compréhension et non plus de sûreté concise dans les vues ; il siérait d’y trouver davantage de fantaisie et d’enthousiasme. Ce n’est pas là le véritable « voyage idéal », celui qui vous plonge d’extase en extase, qui vous prend follement les yeux et le cœur. M. Jean Schopfer, encore que rempli de louables désirs, est resté trop professoral : il nous a rogné la part du rêve.

Tome XXXII, numéro 120, 1er décembre 1899 §

Sciences.
Une chaire de médecine au xve siècle, par Ferrari (Alcan) §

Tome XXXII, numéro 120, 1er décembre 1899, p. 781-789 [788].

Nul plus que M. Henri-Maxime Ferrari n’était autorisé à fouiller dans le passé de la médecine : il y était même obligé de par son origine qui le fait descendre de Jean-Mathieu Ferrari du Grado, qui illustra au xve siècle l’université de Paris et dont la renommée était telle qu’il lui fut demandé des conseils pour soigner le roi Louis XI.

Sous le titre de Une chaire de médecine au xve siècle, il nous trace un tableau de la vie universitaire et de l’état de la médecine au moyen âge en France et en Italie, et fait surtout aux travaux de son ancêtre des emprunts des plus curieux, surtout parmi les fameuses « Consultations ».

Musique.
Théâtre lyrique de la Renaissance : La Bohème, comédie lyrique en quatre actes, poème et musique de R. Leoncavallo §

Tome XXXII, numéro 120, 1er décembre 1899, p. 803-810 [805-808].

Infiniment plus polis que leur confrère septentrional sont les musiciens méridionaux qui, eux, accueillent nos invitations avec gratitude. Deux Bohèmes italiennes sont actuellement dans leurs meubles à Paris. L’une s’est réinstallée à l’Opéra-Comique, l’autre vient de pendre très gaîment la crémaillère à la Renaissance, et leurs heureux pères, MM. Puccini et Leoncavallo, ne dissimulent pas leur satisfaction de les voir si confortablement établies.

La première, de sa lecture de Mürger, a surtout retenu l’épisode de Mimi ; depuis un an elle conte l’agonie touchante de la pauvre grisette, et convie le public à venir pleurer à sa dernière quinte de toux ; et le public ne se lasse pas de venir, et ne se lasse pas de pleurer. La seconde, sans négliger certes la célèbre poitrinaire à qui elle accorde deux actes, en donne un à Musette, et disperse notre attention sur tous les autres personnages non moins célèbres du roman : Phémie, Schaunard, Marcel, Colline, Rodolphe, Barbemuche, et le Vicomte Paul, qu’elle nous présente presque sur le même plan.

Que font-ils chez elle ? — Bien que l’art soit le dernier de leurs soucis, ils mènent tous ce que les bourgeois appellent la vie d’artistes. Comme tels, au vrai sens du mot, ils sont pitoyables. Nous ne pouvons juger la peinture de Marcel, mais Schaunard, à moins qu’il n’ait été calomnié par M. Leoncavallo, nous apparaît bien médiocre musicien. Leur intelligence, leur activité s’emploient uniquement à molester leur propriétaire ou leurs voisins, à imaginer des farces d’atelier et des subterfuges pour éviter de payer leur terme ou leurs consommations au café Momus. Bref, pour eux, le désordre est le seul effet de l’art.

À les suivre dans leur existence cahotée, la musique bondit et rebondit, avec abnégation, avec déférence, n’ayant garde de s’imposer. M. Leoncavallo a adopté les principes du vérisme, c’est-à-dire qu’il s’efforce de peindre la vie réelle ; or, dans la vie réelle, la musique, en tant que musique, existe bien rarement : il l’oblige donc à s’effacer, presque toujours. Un des rares moments où il lui rend ses droits et la voix, c’est lorsque Musette est invitée à chanter quelque morceau. Mais là encore il demeure esclave de ses conventions. Musette a peut-être, et modiste, ce qu’elle chante devra donc ne pas s’élever au-dessus de l’esthétique habituelle de ses compagnes d’atelier, et, en fait, sa valse est apte à réjouir toutes les modistes passées et présentes (ne préjugeons pas les futures) et à conquérir les suffrages de Mimi la fleuriste et de Phémie la teinturière.

Sans doute on objectera que c’est là une parodie, comme certaine cabalette alla Rossini, ou certaines citations assez heureusement déformées de Meyerbeer, semées au cours de l’œuvre. Mais ne sont-ils pas aussi des parodies ces chants d’amour de Marcel, de Rodolphe ou du Vicomte Paul, où se perçoit comme un fidèle écho des pires romances sentimentales ? En leur honneur M. Leoncavallo s’est résigné à une concession au moins une fois par acte. Pour les mettre en lumière, la musique s’attarde à des morceaux en quelque sorte traditionnels, de ceux que les contempteurs du public déclarent faits pour lui ; et, très à découvert, les phrases de désespérante banalité, aux harmonies flétries, aux cadences fatiguées pour être passées par trop de mains se succèdent doublées en unissons, ou à l’aigu par des violons exaspérés, soudées les unes aux autres par de pénibles successions chromatiques, de plates suites de sixtes, ou d’énervants enchaînements de septièmes diminuées. Parodie que tout cela, peut être, parodie du mauvais style italien et des ariosos de café-concert ; mais alors tout est parodie, et la partition entière n’est qu’une vaste parodie.

En toute justice, cependant, il faut avouer qu’à la représentation on n’éprouve pas cette sensation avec une telle rigueur. Comme un prestidigitateur dont les tours se succèdent si rapidement que les yeux ont peine à les suivre, et que le raisonnement s’essouffle en vain à en pénétrer le secret, M. Leoncavallo sait, mieux que tout autre, par l’abondance de ses gestes et la volubilité de ses paroles, priver l’auditeur de tout essai de réflexion. Magistralement doué du don de mouvement, il projette autour de lui une sorte de vertige hypnotique auquel les sujets les plus volontairement récalcitrants sont contraints de céder. Après quelque essai de résistance, quelque effort d’analyse, ils se laissent entraîner dans la ronde épileptique de personnages dont l’outrance semble la vie normale. Ils sentent bien que la musique est sacrifiée inutilement — songeant aux Maîtres Chanteurs si vivants avec elle, et par elle — qu’elle n’existe même plus, réduite au rôle de bruit de coulisse ou de trémolo des Ambigus ; que l’auteur se contente de noter les sentiments de ses héros, quels qu’ils soient, et dans une forme adéquate à leur réalité parfois vulgaire, et que jamais il ne s’efforce d’en styliser l’expression, ce qui, cependant, apparaît le but même de l’art — la photographie sans retouche étant presque travail de manœuvre. N’importe, l’effet s’impose brutal, comme à coups de poing. Il en est comme de ces théâtres de farce ou de drame grossiers, où l’on s’abandonne au rire ou à l’émotion poussés parfois jusqu’aux larmes, tout en se le reprochant, et dont on sort avec une intense sensation de vide, de « néant vaste et noir ».

On ne s’est pas ennuyé certes, mais on ne ressent nul désir de passer une seconde soirée dans les mêmes conditions. Fatigué comme si, soi-même, on avait hurlé dans la cour de Musette, fait le coup de broche ou le coup de balai avec les locataires, débité des boniments et vendu de l’orviétan, moins que toute autre on éprouve la curiosité d’ouvrir la partition. Ce n’est pas de l’art à tête reposée, mais, une fois de plus, reconnaissons sans difficulté que c’est un art à en griser plus d’une.

L’accueil a été quasi triomphal, et il convient de s’en réjouir pour MM. Milliaud, dont les efforts méritent cette récompense — pour les artistes qui se sont donnés de tout cœur et de toute voix à leurs rôles — et aussi pour l’auteur dont il est permis de ne pas approuver l’esthétique, mais dont il faut reconnaître qu’il marche avec adresse et maestria dans la voie qu’il s’est tracée. Il est juste aussi de le louer parce qu’il s’est montré nationaliste convaincu, en demeurant absolument, foncièrement italien ; sachons-lui gré enfin d’avoir courtoisement déclaré qu’il acceptait avec reconnaissance l’hospitalité d’un théâtre parisien, devenu en quelque sorte à ses yeux la cathédrale de Reims où lui, presque roi déjà en son pays, recevrait le sacre définitif.