Mercure de France

1902

Articles du Mercure de France, année 1902

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome XLI, numéro 145, janvier 1902 §

Musique.
Concerts [extrait] §

Tome XLI, numéro 145, janvier 1902, p. 234-238 [237].

De M. Raoul Brunel il est permis de tout discuter. Lui est un débutant, un inconnu dans le monde de la musique, et grande dut être la stupéfaction des membres du jury au concours de la Ville de Paris lorsqu’ils surent que le lauréat auquel ils venaient, si judicieusement, d’accorder une mention était élève de lui-même, et ne se réclamait d’aucun maître, d’aucune école, d’aucune chapelle ou sacristie musicales ! L’événement est, je crois, exceptionnel.

Sans doute certains défauts de La Vision du Dante s’en trouvent éclairés : l’abus du chromatique et des accords de quinte augmentée dans l’Enfer, le gaspillage des oppositions et des effets sonores, le peu de recherche des éléments thématiques… Mais les qualités nombreuses de cette partition éclose ainsi spontanément doublent dès lors de valeur, et deviennent même inexplicables. La sûreté dans le choix des timbres, la hardiesse heureuse de certaines combinaisons d’instruments, que ne désavouerait certes pas un musicien d’expérience, prouvent en tout cas que M. Raoul Brunel est doué d’une manière peu commune. On n’oserait affirmer que son début est un coup de maître, mais certes ce n’est pas d’un élève, et le nouveau venu en pourrait remontrer à plus d’un qui, volontiers, le taxerait d’amateur parce qu’il n’a été couvé dans aucun conservatoire.

Art moderne.
Société internationale de Peinture et de Sculpture [extrait] §

Tome XLI, numéro 145, janvier 1902, p. 239-246 [241-242].

L’émerveillement s’éveille aux Venise silencieuses, harmonieuses de M. Morrice. Après les véridiques études du vieux Canaletto et les indications de Manet, les tableaux de M. Morrice me paraissent seuls rendre quelque chose de la ville de la lumière voluptueuse. Il ne faut pas s’arrêter aux déclamations violentes de M. Ziem : c’est de la surface embrasée, une virtuosité de joaillier en délire, non dépourvu, au reste, de certaines qualités romantiques et louables, cela peut flatter parfois le regard distrait, cela ne pénètre pas. Canaletto, discrètement, aime et connaît bien sa ville, il en traduit avec une ferveur et une sensibilité tendres la couleur foncière, fondamentale, et certes par lui on se fait une sûre et chantante idée de la cité sur la lagune. Ce qui manque le plus à ses tableaux, c’est un passage de la vie, non tumultueuse dans ses fêtes comme au Louvre encore dans les F. Guardi, mais de ce qui toujours a constitué à Venise et y constitue encore la vie véritable, le frémissement, la palpitation de la couleur sous les lumières reflétées. Cela, aux temps anciens, on s’en rend compte au Musée de l’Académie, fut parfaitement connu des vieux et prodigieux Carpaccio et Bellini. Les procédés de métier se sont modifiés, l’émotion à exprimer est d’une autre nature, sans doute, mais la pénétration du sens d’un paysage ne change pas. M. Morrice a été troublé, influencé comme les vieux maîtres, et s’il a délaissé le souci légendaire aussi bien que le goût des somptuosités propre aux époques plus récentes, Venise lui a parlé d’une voix authentique et spontanée, Venise apparaît et se meut dans son œuvre.

Ici plus rien, j’en ai vu des touristes surpris, de bariolé ni d’éclatant. Les couleurs s’unissent et se fondent, une harmonisation délicate s’est établie. C’est que, pour qui a bien contemplé la ville, la crudité des ciels de cobalt, des façades roses, du marbre éblouissant et des mosaïques au porche de Saint-Marc n’existe pas. Il y a deux éléments dont, Canaletto excepté, les peintres de Venise n’ont guère tenu compte : la lumière et l’eau — leur étrange mariage. Les reflets ne s’y font jamais, comme on l’a trop représenté, des pierres à l’eau, au contraire par pierreries chatoyantes et vibrantes, la lumière emplit de sa danse l’atmosphère, elle plonge en l’accueil joyeux des canaux et c’est alors de là qu’elle se répercute par échos frémissants aux quais et aux murs dont elle transforme et lie, pour ainsi dire, l’aspect, sinon, disparate.

M. Morrice nous apporte ce secret essentiel, et c’est pourquoi Venise en ses toiles vit et nous émeut, c’est pourquoi, en d’expressives tonalités, en des accords de lumière et de couleurs, M. Morrice nous montre des toiles aussi largement belles que son coin du grand Canal, ou l’aspect si divers, rose et argentin, de Venise l’après-midi, ou bleu et or noirci, le soir.

Variétés.
Les tendances actuelles du théâtre en France [extrait] §

Tome XLI, numéro 145, janvier 1902, p. 280-284 [284].

Sous ce titre, la revue italienne Flegrea publiait dernièrement, en français, un remarquable article de M. Georges Polti. il serait bon que ce morceau ne passât pas inaperçu eu France, car rarement coup d’œil plus incisif a été jeté sur l’état de notre littérature dramatique. […]

Échos.
« Les Latins » §

Tome XLI, numéro 145, janvier 1902, p. 286-288 [287-288].

C’est le 14 janvier prochain, au Nouveau Théâtre, que « les Latins » inaugureront leur saison dramatique. Sur la demande de leurs souscripteurs et amis, ils donneront Alleluia, le drame de Marco Praga (Arco Lecuyer), que créa Novelli, et La Sotie de Bridoye, de Laurent Tailhade et Raoul Ralph. Empruntée au domaine de la psychologie contemporaine, Alleluia est une pièce moderne, accusant de violents contrastes dramatiques. Elle sera représentée selon les indications scéniques de M. Bour, qui en jouera le principal rôle. La Sotie de Bridoye, qui, sous une forme très lyrique, offre un mélange de farces rabelaisiennes, sera créée par M. P. Bernard (rôle de Panurge) et Mme Lola Noyr. Après une série de représentations de ce spectacle à Bruxelles, à Liège, à Amsterdam, et aussi dans les principales villes méridionales, « les Latins » donneront en seconde soirée Le Chien du Jardinier, de Lope de Vega (mise en scène de M. Gual) et une reconstitution intégrale de La Mandragore de Machiavel, telle qu’elle fut jouée devant la cour papale de Léon X. D’autres œuvres suivront, constituant un répertoire. Ce sont : L’Alcade de Zalamea, de Calderon, avec le concours de M. de Max ; Bilora, de Ruzzante, traduit du vénitien par L. Zuccoli et Ephrem Vincent ; Le Veuf, de Gil Vicente, et Frey Luiz de Souza, d’Alméida de Garrett, œuvres portugaises traduites par Ephrem Vincent et par Maxime Formont ; Les Réprouvés, de Perez Galdos, et Le Roi de Nirvanie, le drame de R. Carafa d’Andria récemment interdit par la censure italienne, et où l’auteur étudie curieusement l’influence des philosophies du Nord sur l’âme des races latines. On souscrit pour les cinq représentations à l’Administration des « Latins », 20, rue Victor-Massé, Paris-IXe ; direction et administration : Ch. Vayre ; direction littéraire : Ad. van Bever ; secrétariat général : Raoul Ralph ; régie : Buisson.

Tome XLI, numéro 146, février 1902 §

Pamphile ou l’été voluptueux [extrait] §

Tome XLI, numéro 146, février 1902, p. 355-378 [368-370].

[…]

— Je me plais à imaginer que ce théâtre servit à représenter quelque Surprise de l’Amour et que la Sylvia d’une troupe italienne en voyage dansa dans ce site champêtre, en robe vert d’eau, tandis que, du haut d’un rocher, le Dieu Momus la regardait à la dérobée. Si j’en crois le pastel de La Tour, le tableau de Lancret et surtout l’exquis portrait ovale de Carle Vanloo, la Sylvia eut un peu de votre air de visage. Il vous serait facile, un jour, de nous ressusciter ici même quelque fête galante…

La Verdure et Mme de Ponticello s’assirent dans une loge du théâtre du verdure, lequel était une curiosité de la terre des Aygalades.

Devant eux, une haie basse de lauriers-tins, destinée à cacher le souffleur et les musiciens, séparait la scène du parterre tapissé de gazon. De l’autre côté de la scène, des cyprès taillés aux ciseaux formaient le corridor des acteurs, les coulisses et les portiques.

Le ciel, bleu tendre, pommelé de nuages blancs et violâtres, brillait à travers le bronze des cyprès que couronnaient les masses arrondies des pins parasols. Des collines de l’horizon montait déjà la vapeur dorée du soir. Une brise enjouée parcourait le jardin, portant aux plis de sa robe les parfums confondus des sainfoins et de la marjolaine.

Le maire s’approchait, fumant un cigare de luxe.

— Je vous laisse avec lui, dit Mme de Ponticello. Et elle disparut assez mystérieusement entre les arbres.

Le jeune Pamphile errait non loin de là, regardant sans but autour de lui, inconsciemment fasciné par la beauté de la lumière et la tranquille douceur du jour finissant. Le bruit de ses pas était assourdi par le tapis continu dont les aiguilles tombées des pins couvraient le sol. Il crut entendre un léger murmure de source, il se pencha, regarda et vit rose. Jamais, fût-ce à Bruxelles, jamais artiste n’avait imaginé un aussi audacieux, réjouissant et troublant motif de fontaine. Mme de Ponticello, qui, ce jour-là, à cause de la chaleur, n’avait pas de pantalon, sentit ce regard ardent sur sa nudité d’une minute. Elle tourna la tête, aperçut Pamphile…

Au même instant, Bornollet et La Verdure, assis côte à côte dans la loge rustique, entendirent un cri et virent Mme de Ponticello jaillir de l’un des portiques de la scène et s’arrêter, interdite, en deçà de la haie de lauriers-tins.

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? s’écrièrent les deux hommes accourant vers elle.

— Rien, rien, répondit-elle en riant. J’ai eu peur.

— De quoi ?

— C’est bête. Laissons cela, je vous prie. Votre bras, monsieur La Verdure.

— Ce doit être un serpent, conclut Bornollet. Il ne faut pas en être effrayée, Madame. Nous n’avons ici que la couleuvre à collier, tropidonotus natrix, reptile inoffensif et qui se plaît dans les lieux humides.

Bornollet s’occupait d’histoire naturelle. Tandis que La Verdure et la comtesse se dirigeaient vers ta maison, il s’attardait à cueillir et à examiner des insectes.

— Quelle peur vous avez eue ! dit La Verdure, rompant tout d’un coup le silence. Un instant j’ai pensé que le dieu Momus, qui depuis si longtemps vous guettait, vous avait enfin surprise. Mais, non, avec vos cheveux sombres et vos yeux éperdus, vous ressembliez plutôt à l’Eurydice de Politien :

Ella fuggiva l’amante Aristeo :
Ma quando fu sopra la riva giunta,
Da un serpente velenoso e reo
Ch’era fra l’erba e’ fior, nel piè fù punta.

— Votre curiosité n’est pas satisfaite. Je le vois.

— C’est que j’aperçois là-dessous quelque mystère.

— Un mystère ? Tenez, je vais tout vous dire.

Aussi bien, ce jeune homme n’aura-t-il rien de plus pressé que de vous raconter la chose.

En une minute, La Verdure connut l’incident.

— Cela n’a aucune importance, ajouta Mme de Ponticello. M. Pamphile est presque un enfant. Je pourrais être sa mère.

Comme il doit penser à vous ! Cette entrevue, antique par sa simplicité et son réalisme, divinisée par la splendeur de l’heure et la magnificence du décor, doit marquer d’une empreinte ineffaçable une jeune âme voluptueuse.

— Vous vous jouez de moi.

— Croyez-en le vieux coquard que je suis. Je conserve encore le souvenir vivace des cuisses brillantes et dodues d’une jeune paysanne, aperçues par moi lorsque j’avais quinze ans. La belle fille se coulait du haut d’un talus en glissant sur le dos. Une ronce sournoise accrocha sa jupe si bien qu’elle acheva de descendre, nue jusqu’au ventre comme la statue de l’Impudeur.

— Vous étiez précoce.

[…]

Les Romans.
Emilio de Marchi : L’Accusateur imprévu, Hachette, 3,50 §

Tome XLI, numéro 146, février 1902, p. 477-486 [484].

L’Accusateur imprévu, par Emilio de Marchi, ou le dramatique roman du chapeau d’un curé. Admirablement conduite, cette histoire terrible est très attachante et peut bien donner des songes aux assassins qui lisent des romans. Il y en a.

Lettres italiennes §

Tome XLI, numéro 146, février 1902, p. 543-549.

Francesca da Rimini, par Gabriele d’Annunzio §

Il ne serait pas trop difficile d’écrire sur Francesca da Rimini une critique nourrie et savante, tout simplement avec le résumé des articles innombrables qui ont paru ce mois-ci sur la tragédie de D’Annunzio. Mais je dois avouer que je ne les ai pas lus, ce qui compliquerait énormément ma tâche de chroniqueur si, en prévoyant cette paresse habituelle pour les articles de mes confrères, je n’avais pas eu la bonne idée d’assister à la première de Francesca, jouée à Rome le 9 décembre passé. Les lecteurs des principaux journaux parisiens ont été renseignés sur le succès orageux de cette première, le revirement d’opinion et l’accueil chaleureux qui salua l’œuvre de D’Annunzio aux représentations successives.

En effet, le défaut capital de cette tragédie est en dehors du talent et des altitudes théâtrales de l’auteur. Il n’y a pas en Italie une personne de culture moyenne qui ne connaisse par cœur l’épisode de la Francesca dans la Divine Comédie. J’ai entendu débiter ces vers la dernière fois par un garçon de café dont la culture était décidément au-dessous de la moyenne la plus discrète. Vous voyez la scène d’ici. Nous étions au bord de la mer, près de Pise, sur la terrasse de l’établissement des bains : le garçon me servait une tasse d’un liquide noir et chaud, abominable ; on voyait au loin la Capraja et la Gorgona, et il se laissa emporter par le souvenir du comte Ugolino, et rapidement, puisque j’écoutais sa déclamation, il en vint à Paolo et Francesca ; le plateau à la main, la serviette sous l’aisselle, soudainement attendri par les deux immortels adultères, il m’en raconta l’histoire avec les vers de Dante. Je crois même que, enthousiasmé par cette divine musique, le garçon m’exposa, avec la concision qu’exigeait son service, tout un plan d’esthétique dont j’aurais pu tirer des avantages considérables si j’avais su me le rappeler. Mais quant à la Francesca, le garçon et moi nous étions parfaitement d’accord : le dernier mot a été dit, la passion coupable a été divinisée par un grand poète, et il n’y a plus rien à faire là-dessus.

Gabriele d’Annunzio n’a pas été de notre avis, et, comme Silvio Pellico, il a cédé à la tentation d’ajouter un mot à la parole suprême de Dante : la tragédie naissait donc avec un défaut d’origine, vis-à-vis duquel toutes les beautés dont le poète a su parsemer son œuvre, ne pouvaient pas atteindre leur but.

Je manquerais à mon objectivisme en oubliant de noter que très souvent, si non toujours, d’Annunzio a touché de près la perfection littéraire et dramatique ; rien de plus délicat que ce troisième acte, où la lecture d’un livre d’amour fait tomber

Francesca dans les bras de son beau-frère : rien de plus puissant que ce quatrième acte, où Malatestino dénonce l’adultère au mari.

Les figures de Gian Ciotto (Jean le boiteux), de Malatestino et de Ostasio (le mari, le beau-frère et le frère de Francesca) sont formidables. D’Annunzio est italien jusqu’à la moelle des os, et toute la vie italienne factieuse, vindicative, farouche, impitoyable, de cette admirable époque d’amour et de batailles est réellement là, sous nos yeux : un souffle de guelfisme agite ces figures de guerriers infatigables. Malatestino, le jeune homme à l’œil crevé, est un bel exemplaire de la férocité de ces jours ; il tremble de plaisir impatient à l’idée seule de la vengeance ; le plus beau cadeau qu’on puisse lui présenter c’est encore la tête de ses ennemis, et si le cadeau tarde, c’est lui-même qui pense à se le procurer. Malheureusement lorsqu’il aborda ses figures principales, d’Annunzio ne put maintenir cette même envergure : son Paolo est mou et gauche : sa Francesca doit être née aux environs de notre siècle ; elle a toute l’allure d’une femme névrotique et vicieuse, tandis que Paolo semble un de ces libertins cérébraux qui séduisent une dame pour se pavaner avec les amis du cercle. Rien de cette passion charnelle, aveugle et fatale, que Dante sculpta immortellement en quelques tercets. Et cette absence d’impétuosité sensuelle devient plus étrange lorsqu’on pense que l’œuvre de D’Annunzio est toute vibrante de désir sexuel et de perversions amoureuses.

Au demeurant je crois que les mérites et les défauts n’ont pesé que bien relativement sur le succès de la tragédie. C’est que le drame passionnel n’avait rien d’imprévu pour le grand public et le dénouement était obligé et les épisodes parfaitement connus. Ce qui est invention ne pouvait pas trouver place parmi ces scènes que l’histoire et la légende nous racontèrent mille fois : au troisième acte il fallait absolument que Francesca tombât, au cinquième qu’elle mourût avec Paolo. Alors, on trouva gênant et énorme de rester au théâtre de 9 heures du soir à 2 heures du matin pour n’éprouver aucune émotion inattendue, et ce sentiment d’inutilité finit par avoir raison des mérites littéraires et dramatiques de la pièce. Et en effet, Gianciotto, Ostasio, Malatestino, les figures nouvelles ou rues sous une nouvelle lumière intéressèrent seules le public, qui probablement se disait que « tout le reste n’est que littérature ».

Puisque je suis en train de faire, plutôt que l’analyse de la pièce, la psychologie du public, il est bon de remarquer que l’attente pour la première, renvoyée deux fois, atteignit des proportions incroyables. D’Annunzio peut se vanter d’avoir paralysé jusqu’aux travaux de la Chambre, qui ce 9 décembre était distraite, nerveuse et bavarde plus que de coutume, car Francesca occupait les représentants de la nation mieux que les discours des Ministres. Avec une opposition plus alerte, on aurait pu tenter un coup de main et renverser le Ministère, ce qui aurait été le seul et vrai bénéfice de l’adultère de Francesca Je remarque tout cela pour mon plaisir, le plaisir d’un artiste qui voit l’Art dépasser toute autre préoccupation et prendre place à la tête des affaires les plus importantes du pays.

Grâce aux soins scrupuleux de D’Annunzio et de  Duse, la mise en scène était parfaite ; le gros public trouva en ces détails minutieux quelque chose de plus excitant que dans les détails littéraires de l’œuvre : le second acte, qui présente au premier plan une scène d’amour entre Paolo et Francesca, et au second une vraie bataille, avec de vraies machines de guerre qui vomissent de vrais projectiles, menaça de sombrer, car la bataille et les coups de feu réclamaient toute l’attention, et ces deux personnages sur l’avant-scène paraissaient des intrus dont les soupirs gâtaient l’effet du fond. L’homme gâte le paysage, c’est connu. Puis il y avait les toilettes de Francesca, d’après les documents et les monuments de l’époque, puis encore les armures des guerriers, et les habillements de Paolo à la mode de France (il était snob, celui-là) et les joyaux et les armes et les meubles et les jolies femmes de chambre… Je me figure ce que les Américains da Nord, ces rastaquouères de l’histoire, raffoleront à la vue de toutes ces choses anciennes, dont plusieurs, comme les étoffes et les joyaux, ont l’âge qu’elles paraissent ! (Les jolies femmes de chambre aussi.) Mais tout en reconnaissant que ces soins sont dignes d’un artiste exquis, il est nécessaire d’ajouter que l’Art ne s’arrête pas là, car le roi de l’anachronisme s’appelait Shakespeare. Comme effort et comme exemple il faut en tenir compte, comme moyen d’impression il faut que d’Annunzio s’en garde ; à la longue, le public, toujours un peu bête lorsqu’il est au théâtre, pourrait prendre une pièce de D’Annunzio pour un bazar d’antiquités. La mise en scène de la Francesca a joué un trop grand rôle dans l’attente générale et, malheureusement, le coup d’œil dépassa l’attente ; on avait trop de choses à voir, à admirer, à étudier et à apprendre : les détails parfois cachaient l’ensemble.

Le résultat de toutes ces circonstances mal calculées c’est que le public impartial n’a pas pu prononcer un jugement définitif et il attend, pour ce qui est des beautés poétiques et littéraires, d’avoir sous les yeux la Tragédie, qui paraîtra, comme d’habitude, à la Maison Treves, de Milan.

Partout en Italie où elle a été jouée la pièce de D’Annunzio souleva des discussions passionnées : au moment où j’écris, arrive la nouvelle que les cléricaux de Gênes ont refusé le théâtre Carlo Felice pour la représentation, Francesca da Rimini étant une œuvre inconvenante et malhonnête. J’aime beaucoup les cléricaux, en général, mais je les adore lorsqu’ils jugent d’art et de littérature ; c’est aux cléricaux que nous sommes redevables de la feuille de figuier, par laquelle les jeunes filles innocentes croient que l’homme appartient au royaume végétal. Et quelles émotions lorsqu’elles s’aperçoivent de la vérité !

Les Poésies complètes de Giosuè Carducci §

Le nom de Giosuè Carducci est le seul aujourd’hui, parmi les vivants, qui impose chez nous l’admiration et le respect sans exception. Ce volume de la Maison Zanichelli de Bologne, qui présente toutes les poésies de Carducci depuis 1830 jusqu’à 1900, vient d’avoir un accueil d’enthousiasme qui réchauffe les âmes : cinquante ans d’art, de batailles, d’amours, de douleurs, passent sous nos yeux en ces quelques milliers de pages. L’Italie peut saluer son plus grand poète vivant, le plus grand peut-être du xixe siècle après Leopardi, et son plus fier artiste. Car il n’a connu que le travail dur et opiniâtre, les haines de plusieurs imbéciles dont personne ne saurait plus rappeler le nom, les polémiques vigoureuses, les dédains violents. Il a dédaigné la réclame, les querelles des littérateurs, les mesquinités de la vie publique, le bruit de la foule, les admirations des snobs, les jalousies des impuissants ; il a vécu et il vit libre, seul, et son travail est toute sa vie.

Que de tout cela la gloire soit un jour sortie, pure et lumineuse, c’est logique, mais Giosuè Carducci semble l’ignorer, car il travaille encore, simplement, loin des tapages et il est aujourd’hui encore l’homme droit et modeste de ses premiers jours de bataille.

En une semaine l’édition des Poésies complètes, 10 000 exemplaires, a été épuisée.

Chopin, par Angiolo Orvieto §

Georges Sand dans l’Histoire de ma vie écrivait à propos de Chopin : « un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano… » Ce vœu est désormais accompli par les soins de deux Italiens, le poète Angiolo Orvieto et le maestro Giacomo Orefice, qui firent jouer à Milan un opéra en quatre actes, Chopin, dont le succès se déclara dès la première représentation et augmenta les soirées suivantes. La critique musicale étant hors de mes attributions, je me borne à signaler l’accueil flatteur que l’opéra du maestro Orefice rencontra constamment ; mais je dois remarquer toutes les beautés poétiques et littéraires qui font du drame imaginé par le poète Angiolo Orvieto un petit chef-d’œuvre du genre. Cet écrivain était connu et sérieusement apprécié par ses vues personnelles et délicates. La Sposa Mistica, Il velo di Maya, Verso l’Oriente ; tellement que sa collaboration à une tentative artistique ni difficile a été saluée par la critique la plus morose comme un gage de succès. En effet, cette idée hardie d’exposer en quatre actes les points culminants de la vie du grand Polonais (Pologne, 1826, Paris, 1837, Majorque, 1839, Paris, 1849) ne pouvait trouver en Angiolo Orvieto qu’un exécuteur plein de finesse et de tact. Il a fait du « libretto » un vrai poème, d’une naïveté limpide et exquise : lorsqu’on pense que cette poésie a été appliquée aux thèmes musicaux de Chopin, on s’étonne de la liberté et de la maîtrise dont l’auteur a fait preuve. C’est M. Orvieto non moins qu’au maestro Orefice que l’opéra doit son originalité aristocratique, qui la distingue si nettement des pièces à tiroirs et la place parmi les œuvres d’art sérieusement pensées et noblement exprimées. J’ai plaisir d’affirmer ces vérités simples parce qu’il me serait impossible de ne pas remarquer qu’une tentative de ce genre n’a aucune chance de réussir, en général, si elle ne se confie pas aux soins de deux artistes profondément sensibles et religieusement dévoués à l’art.

Les Revues §

On signale depuis quelque temps un progrès frappant dans les Revues littéraires. M. Maggiorino Ferraris, propriétaire de la Nuova Antologia, a compris qu’il ne pouvait pas mettre d’accord ses occupations politiques avec les soins infinis qu’une Revue exige tous les jours, et il a confié la direction de la Nuova Antologia à M. Giovanni Cena, fort connu en littérature par ses poésies. Le nouveau Directeur, dont le goût et la modernité sont hors de discussion, apportera à cette ancienne Revue ce souffle de jeunesse et cet esprit d’art qui depuis quelque temps se faisaient trop désirer. Le choix de M. Ferraris est excellent, et le public et les auteurs ne peuvent que s’en féliciter et en attendre les meilleurs résultats.

À son tour, M. Riccardo Quintieri, propriétaire et directeur de la Rassegna Internationale, vient d’établir sa revue à Rome, en lui donnant un essor extrêmement vigoureux : il compte dans sa rédaction les plus beaux noms des écrivains modernes : je cite, au hasard de la mémoire, d’Annunzio, de Gourmont, Rudolph Lothar, Mme Pardo-Bazan, Eekhoud, Bracco, sans compter une foule de collaborateurs internationaux de marque. La revue, enrichie dans sa dernière transformation par des rubriques d’un intérêt général, embrasse actuellement le mouvement entier des arts, des lettres, de la science et de la politique. Ces modifications profondes n’ont pas manqué de porter toute l’attention du public sur cette revue si jeune et si puissante, et puisque le directeur est doué de talent, de goût et de courage, on prévoit que l’avenir le plus flatteur est réservé à sa création. La rédaction de la Rassegna Internazionale constitue désormais, à Rome, un centre intellectuel, où les personnages d’élite ne manquent pas de s’arrêter à leur passage dans la capitale.

Outre La Lettura et Natura ed Arte à Milan, le Marzocco, à Florence, Flegrea à Naples, d’autres revues sont en formation à Rome et à Milan qui vont paraître prochainement avec un programme d’art et de littérature assez aristocratique. Cette floraison, provoquée par des hommes pratiques, froids, experts, décèle un mouvement intellectuel en ascendance qui caractérise le moment actuel. Vis-à-vis de cette nouvelle orientation, je ne sais pas trop quel sort est réservé au livre, traqué comme une bête fauve entre le journal et la revue. Mais ma chronique est si longue que j’attends une heure plus propice pour m’attendrir sur la destinée des volumes prochains, les miens compris.

Tome XLI, numéro 147, mars 1902 §

Les Romans.
Dimitri Merejkowski : La Résurrection des dieux, Perrin, 3,50. — Le Roman de Léonard de Vinci, Calmann-Lévy, 3,50 §

Tome XLI, numéro 147, mars 1902, p. 768-780 [779].

La Résurrection des dieux (ou Léonard de Vinci), par Dmitri Merejkowski, traduit par M. Persky, et Léonard de Vinci (ou la Résurrection des dieux), par le même, traduit par J. Sorrèze. Ceci me semble une effroyable plaisanterie de libraires que je signale à tous les forçats de la chronique des livres en les engageant à faire comme moi. Dans le doute : signaler les deux volumes sans les ouvrir. Le meilleur, c’est que j’en ai lu un malgré ma bonne volonté à ne pas être honnête. Seulement, je ne me rappelle plus lequel, tant ils se ressemblaient ! Je dois les avoir lus tous les deux. Léonard de Vinci me fait l’effet d’un décadent moderne n’aimant pas les femmes, et pour ce créant la Joconde par un effort du cerveau, c’est-à-dire une puissante matrone qui aurait le sourire de l’Antinoüs. Plus on pénètre dans cette intimité froide d’alchimiste, de géomètre et de courtisan dilettante, plus on estime Raphaël et le fougueux Michel-Ange qui d’un bloc, de marbre abandonné, faisait surgir un prophète en quelques mois de travail. Je n’aime pas Léonard de Vinci parce que c’est un génie qui a enseigné aux autres le droit de ne pas en avoir par le raisonnement. Horreur ! Cette œuvre, parue en double, est cependant le chef-d’œuvre de Dmitri Merejkowski, mais quelle tuile pour les deux libraires et pour les chroniqueurs qui voient double. La traduction Sorrèze est plus nette. La traduction Persky plus élégante, plus, oserais-je dire, moderne.

Les Journaux.
La Cassandre de Ronsard (Le Temps) §

Tome XLI, numéro 147, mars 1902, p. 803-810 [806-808].

On a communiqué au même journal une petite découverte littéraire qui ne manque pas d’intérêt. La note se termine par une généalogie peut-être contestable. Qu’est-ce que ces Registres de D’Hozier qui mentionnent Alfred de Musset ? D’Hozier a été continué jusqu’à nos jours par des complaisants dont les indications ont besoin de vérifications sérieuses. Il est toutefois certain que le père de Musset était traditionnellement établi dans le pays :

« Cassandre, jusqu’à ces derniers temps, était voilée de mystère. Sainte-Beuve, si curieux, n’a pas essayé de deviner cette énigme. Prosper Blanchemain, qui commenta Ronsard pendant dix ans, de 1857 à 1867, imagina que Cassandre, “dans les belles prairies de la Touraine”, était “une toute jeune fille, presque une enfant, pauvre et simplement vêtue, mais ayant pour parure cette première fleur de la jeunesse et de la beauté qui charme les rêveurs”. Becq de Fouquières nous dit simplement : “C’était une jeune fille dont Ronsard s’éprit dans un voyage qu’il fit à Blois à l’âge de vingt ans.” M. Marty-Laveaux, mieux averti, allègue un témoignage d’où il résulte que Cassandre s’appelait de Pré. Et c’est tout.

» Heureusement, nous avons une École des chartes. Les archivistes divulguent, sans scrupule, les secrets des amoureux. Et maintenant, grâce à un jeune et ingénieux chartiste, M. Henri Longnon, nous savons exactement qui était Cassandre.

» Elle s’appelait Cassandre Salviati. Plusieurs de ses ancêtres furent illustres en Italie. Sa famille, avant de s’établir en France, donna douze gonfaloniers à la république de Florence, trois cardinaux et plusieurs nonces à l’Église romaine. Cassandre naquit à Blois en la quinzième année du règne de François Ier. Elle épousa Jean de Peigney, seigneur de Pré. Elle eut une fille qui, également, se nomma Cassandre, et qui fut mariée, en 1580, à Guillaume de Musset, sieur de la Rousselière.

» C’est ici que la découverte de M. Henri Longnon devient tout à fait intéressante. Notre jeune chercheur consulte les plus savants généalogistes du pays blésois : M. Storelli, le marquis de Rochambeau. Il ouvre les registres de D’Hozier. Et, dans la lignée directe de Cassandre, que voit-il ? Ceci :

Cassandre Salviati, dame de Pré. — Cassandre de Pré, dame de Musset. — Charles de Musset. — Charles II de Musset. — Charles III de Musset. — Joseph-Alexandre de Musset-Pathay. — Victor-Donatien de Musset-Pathay. — Alfred de Musset.

» Ainsi, cette arbre généalogique, issu du sol florentin, naturalisé en France et ennobli par la poésie renaissante, aboutit aux floraisons de la Nuit de mai. Ronsard et Musset sont un peu parents. La blonde Cassandre mérite doublement d’être immortelle.

G. D. »

Échos.
La Renaissance Latine §

Tome XLI, numéro 147, mars 1902, p. 857 [857].

La Renaissance Latine est le titre d’une revue dont on annonce le premier numéro pour le mois de mai prochain. Rédaction et administration : 26, rue Boissy-d’Anglas.

Tome XLII, numéro 148, avril 1902 §

Art moderne.
Memento [extrait] §

Tome XLII, numéro 148, avril 1902, p. 244-251 [251].

[…] Exposition de dessins de M. F. Luigini, galeries Bernheim.

Échos.
Le second spectacle des « Latins » §

Tome XLII, numéro 148, avril 1902, p. 287-288 [288].

Le second spectacle des « Latins » aura lieu le 5 avril prochain, au Théâtre de la Bodinière. Consacré exclusivement aux primitifs du théâtre italien, il comprendra La Mandragore de Machiavel (traduction P***) et Bilora, parade dramatique empruntée à l’œuvre du Vénitien Angelo Beolco (Ruzzante), traduite par MM. Luciano Zuccoli et Ephrem Vincent. Pour toutes communications s’adresser à M. Ad. van Bever, 15, rue de l’Échaudé, Paris-VIe.

Tome XLII, numéro 149, mai 1902 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XLII, numéro 149, mai 1902, p. 492-501 [501].

[…]

Revue universelle (1er  avril). — Les précurseurs du Pérugin, par le  Péladan. […]

Les Théâtres §

Tome XLII, numéro 149, mai 1902, p. 509-514 [513, 513-514].

Latins : La Mandragore, comédie en cinq actes, de Machiavel, traduction de Périès (5 avril) §

Ce fut sans doute pour se divertir que Machiavel écrivit La Mandragore. Le conte que La Fontaine tira de la comédie en a fait connaître l’intrigue. Cette intrigue est assez curieuse et non sans gaieté. Mais c’est surtout par le personnage de frère Timothée que vaut La Mandragore : ce moine entremetteur, subtil et d’une piété adroite et cupide, est des plus divertissants : et Machiavel a dessiné sa figure avec beaucoup de sûreté, de finesse et d’esprit. Frère Timothée égaie La Mandragore, M. Berthon en a fort agréablement joué le rôle.

Latins : Bilora, parade dramatique en un acte, d’Angelo Beolco, traduction de MM. Luciano Zuccoli et Ephrem Vincent (5 avril) §

Le théâtre d’Angelo Beolco n’est guère connu que de quelques curieux : il semble, à en juger par Bilora, qu’il mériterait un meilleur sort. Bilora est un court drame, fruste, violent, tragique et bouffon à la fois, et qui, un peu allégé, serait d’un très puissant effet. Les mots vrais y abondent, et les sentiments des personnages y sont très fortement observes. Il s’en faut de peu que Bilora ne soit une œuvre vraiment belle et il sied de remercier la direction des Latins de l’avoir révélée à nombre de gens.

Art ancien.
Au Louvre : les nouvelles salles de dessins [extrait] §

Tome XLII, numéro 149, mai 1902, p. 531-535 [531-532].

Voici, enfin réorganisées, les salles de dessins. À partir des salles du mobilier Louis XVI, elles se succèdent : les Italiens du xive au xviie siècle dans les trois premières, les Espagnols du xvie et xviie dans la quatrième, les Allemands du xve et du xvie dans le cinquième, dans celle qui suit les Flamands du xvie et du xviie, plus loin les Hollandais du xviie, et enfin, dans les cinq salles qui séparent des deux dernières, les Français. Ce qui encombrait de la collection His de la Salle a été accroché dans un couloir qui donne sur la rue de Rivoli, et c’est une joie que de pouvoir passer sans trouble d’une pensée à une autre, de pouvoir goûter dans le calme ces impressionnantes et éloquentes notations. Aller du soleil d’Italie à la fougue du maître d’Amsterdam, de la concision réaliste de Nuremberg ou de Cologne à la fièvre de Watteau et à la fougue de Fragonard, quelle féerie et quelle débauche ! Et les trois albums, celui de Jacopo Bellini, celui de Domenico Tiepolo et celui de Callot… Vues, revues, ces choses admirables demeurent toujours jeunes. Cette fois certaines, mieux dans leur jour, offrent d’imprévues beautés. J’y reviendrai. […]

Lettres allemandes.
Die Insel [extrait] §

Tome XLII, numéro 149, mai 1902, p. 541-546 [545-546].

[…]

Die Insel (mars) : traduction, par M. von Oppeln-Bronikowski, de l’admirable nouvelle de Henri de Régnier : La Courte Vie du Vénitien Balthasar Aldramin. […]

Lettres italiennes §

Tome XLII, numéro 149, mai 1902, p. 546-550.

Tous au théâtre §

El garofolo rosso, par A. Fogazzaro §

Il n’y a rien d’étonnant que la production du roman en Italie soit depuis quelque temps assez restreinte, et que les meilleurs noms de nos auteurs n’y figurent pas. C’est qu’un étrange phénomène vient de se vérifier : les écrivains les plus en vue, l’un après l’autre, passent au théâtre et négligent toute autre forme littéraire. D’Annunzio, Corradini, Butti, travaillent pour la scène ; Fogazzaro même, qui paraissait indifférent à cette vogue, vient de présenter au public milanais un petit drame en un acte, El garofolo rosso (l’Œillet rouge) et on annonce de lui une comédie de proportions plus larges.

Quant à d’Annunzio, après le succès de son dernier roman Il Fuoco, il ne semble viser qu’aux triomphes de la scène et, à ce qu’on dit, il prépare une nouvelle tragédie, Numa Pompilio, pour le nouveau théâtre de Vicence. D’Annunzio jouit de quelques privilèges qui peuvent expliquer cette nouvelle forme de son activité littéraire : il est le seul auteur en Italie qui ait une troupe à ses ordres, qui puisse choisir les artistes les plus célèbres, qui ose se permettre en fait de mise en scène tous les caprices et tout le luxe dont son imagination a toujours besoin. La Città Morta et Francesca da Rimini ont été montées richement, et je crois que d’Annunzio trouve dans ces soins un délassement exquis à son surmenage intellectuel, car il s’acharne aux recherches et il pousse la fidélité historique jusqu’à des scrupules enfantins. Il a sous la main, en un mot, tout ce qu’un auteur peut désirer, et il est sûr de voir son œuvre jouée avec le décor et la magnificence digne de l’art italien de la Renaissance.

Ces circonstances exceptionnelles peuvent compter pour beaucoup sur la production d’un artiste En général, les auteurs doivent se soumettre à des lois écœurantes, aux caprices de l’acteur qui exige des modifications à la pièce et aux mauvaises humeurs de l’actrice qui ne trouve pas son rôle suffisamment intéressant. L’indépendance de toutes ces misères est une condition si rare et si heureuse que d’Annunzio n’a pas manqué d’en profiter largement ; et c’est pourquoi son cycle de romans attendra encore peut-être longtemps le jour où son créateur lui revienne.

Il est à espérer que de tout ce mouvement quelque travail supérieur sorte et s’affirme. Le théâtre italien compte aujourd’hui plusieurs talents qui lui sont dévoués et que je cite au hasard de la mémoire : Giacosa, d’Annunzio, Butti, Bracco, Rovetta, Corradini, Fogazzaro, Antona-Traversi, Oriani, Soldani, Bertolazzi, Anastasi, etc. Quant à Marco Praga, son retour au théâtre n’est pas loin, à ce qu’il me disait dernièrement à Rome. Voilà donc toute une armée prête à atteindre les faites de la gloire et à laisser une trace dans notre histoire littéraire ; et j’oublie une foule d’auteurs moins connus, qui sont encore à leur premier « fiasco » ou, tout au plus au second.

La pièce en un acte de Antonio Fogazzaro, El garofolo rosso, jouée à Milan dans une matinée théâtrale, n’a pas rencontré le goût du public, ce qui serait bien indifférent pour moi, si je ne me voyais pas obligé cette fois de me ranger du côté des spectateurs. J’ai lu ce drame dans une livraison de La Lettura qui le publiait il y a quelques mois ; on dirait que cette œuvre remonte à il y a plusieurs années, car je me refuse à croire que Fogazzaro aurait encore aujourd’hui celle vision d’art, si plate et si dure. Voici en quelques mots l’argument. Une vieille dame d’une famille noble déchue passe ses derniers jours dans un hospice ; elle est morose et grognonne et se plaint continuellement des œillets rouges qu’une autre vieille a mis sur la terrasse, vis-à-vis de la chambre de la dame. Celle-ci est aveugle, mais elle seul le parfum de ces fleurs maudites : elle se rappelle que jadis son mari, lorsqu’il était fiancé, avait trompé elle et deux autres jeunes filles avec un œillet rouge, et depuis lors la vieille comtesse a pris en horreur la fleur innocente. En causant avec la femme de chambre qui lui prête ses soins, la pauvre comtesse apprend que son mari, à son tour, doit être reçu dans l’hospice : elle s’épouvante, fait appeler le docteur pour se plaindre et des œillets rouges et du projet d’admettre dans l’institut cette canaille de mari, ce Busolo, cet homme abominable qui l’a ruinée. Le docteur arrive, suivi justement par ce Busolo, déjà admis dans l’hospice et qui, flairant la mort prochaine de sa femme, rôde dans la chambre pour mettre la main sur ses effets et son argent au moment opportun. Il se tient à l’écart tandis que la pauvre aveugle supplie le docteur de repousser la demande de Busolo et de ne pas tourmenter ses derniers jours à elle avec la présence de l’homme qui l’a traitée si indignement pendant toute la vie. Mais le docteur est pressé ; il fait signe à Busolo de le remplacer près du lit de l’aveugle, et il s’en va. La comtesse qui est bien loin de supposer la présence de son mari continue à raconter à celui-ci toute son histoire et à l’accabler d’accusations, jusqu’à ce que Busolo, offrant à boire à la comtesse, se trahisse. L’aveugle, en entendant la voix de l’homme haï, en écoutant de nouveau ses menaces, a une crise suprême, jette un grand cri et tombe morte sur le lit… Confusion dans l’hospice ; le docteur, les infirmiers, les portiers surviennent, et prient Busolo de s’en aller jusqu’à l’arrivée du directeur ; Busolo, qui voit sombrer son projet de voler tout ce qui peut se trouver de bon dans la chambre, s’en va réellement, mais il revient presque immédiatement, il met quelque chose dans les mains de la morte et il sort de nouveau. Le portier regarde : dans les mains, la pauvre comtesse serre cet œillet rouge qu’elle ne pouvait pas souffrir, et dont le mari, dans un dernier élan de rancune et de haine, a eu la cruelle idée d’orner sa mort… Les caractères de la vieille dame, de Busolo, quelques silhouettes de second plan sont puissamment dessinés ; mais il y a quelque chose en ce drame qui vous serre le cœur, vous attriste et vous avilit. C’est comme si l’air manquait dans cette chambre d’hospice, et cette impression doit avoir frappé le public de Milan, assez sévère même vis-à-vis d’un nom comme celui de Fogazzaro. Je ne donnerai pas à la pièce plus d’importance que l’auteur ne lui en donne lui-même, peut-être. Fogazzaro est un tel artiste qu’il peut avoir une revanche à son gré. Le théâtre, pour le moment, lui refuse ses joies. Une seconde pièce de lui vient de tomber à Venise.

[Il ritratto mascherato, par A. Fogazzaro] §

C’est Il ritratto mascherato, une étude d’âme féminine et, cela va sans dire, catholique. Une jeune femme, Cecilia, dont le mari est mort depuis quelques jours, découvre dans le tiroir d’un secrétaire le portrait d’une femme masquée, qui appartenaient (tous les deux, portrait et femme) au mari de Cecilia. (Je me suis toujours en vain demandé pourquoi les maris des drames sentimentaux sont si imprudents ; est-ce qu’il est nécessaire de cacher dans un tiroir le portrait d’une femme qu’on peut posséder en original tant qu’on veut ?) Cécilia n’a pas de peine à reconnaître sous le masque les traits d’une de ses amies, qui justement a été chez elle le même jour pour fouiller avec un prétexte dans le tiroir et enlever son portrait à elle ; mais, comme on vient de le voir, le portrait lui est échappé et il tombe plus tard dans les mains de l’épouse légitime. Cécilia est catholique et croyante ; elle trouve dans son cœur le courage suffisant pour ne pas s’arrêter devant cet épisode malheureux. Elle prie sa mère de jeter au feu le portrait, pour qu’aucun nuage ne puisse ternir l’image de son passé. C’est tout ; c’est catholique tant qu’on veut, mais point théâtral, et le public de Venise a fait un mauvais accueil à cette chose mince et naïve.

L’Egoista, par Carlo Bertolazzi §

Un grand succès, au contraire, vient de saluer L’Egoista, la dernière comédie de Carlo Bertolazzi. Cet auteur, désormais bien en vue, n’était, il y a une dizaine d’années, qu’un très jeune et très aimable viveur, un noctambule acharné, un enfant plein de verve. Il écrivait de temps à autre quelque petite pièce spirituelle et maligne pour le théâtre dialectal milanais et vénitien, mais surtout il se gardait soigneusement de rentrer chez soi avant l’aube. Peu à peu, le goût pour la scène l’emporta ; ses pièces commencèrent à réveiller l’attention de la critique, qui devait reconnaître l’étonnant esprit d’observation dont cet élégant gamin était doué ; il connaissait tous les milieux, les plus hauts et les plus bas, de la société italienne, grâce sans doute à son habitude d’attendre le soleil pour aller se coucher, et il savait les rendre avec une originalité savoureusement piquante. Et, par degrés, nous voici au jour où un drame de Carlo Bertolazzi est un événement littéraire.

L’Egoista, qui, tout en étant l’étude d’un homme à l’égoïsme implacable et souriant, abonde en situations dramatiques, présente en des raccourcis audacieux la vie de cet homme dans ses phases principales, en conflit avec ses passions et les passions des autres, athée en sa jeunesse, croyant par prudence en ses derniers jours, sacrificateur infatigable de tout et de tous ceux qui l’entourent, exploiteur des énergies, de l’amour, du talent, du dévouement des autres. La physionomie de ce personnage résulte à travers les scènes vives et réelles qui donnent à la pièce une allure excessivement intéressante ; enfin, c’est du théâtre vrai, qui explique le succès magnifique rencontré vis-à-vis d’un public difficile comme celui de Milan.

Au moment où j’écris, on prépare à Rome la première de Giulio Cesare par Enrico Corradini : je me réserve de revenir sur l’argument, car le drame paraîtra aussi en volume.

Le dernier livre de Guglielmo Ferrero §

Un livre dont on a parlé beaucoup, et justement, ces derniers mois, c’est Grandezza e decadenza di Roma, par Guglielmo Ferrero. Plusieurs volumes suivront ce premier de manière qu’on puisse avoir l’histoire de Rome depuis les origines jusqu’à la chute de l’Empire d’Occident. Il faut déplorer que M. Ferrero appartienne à un parti politique ; son talent ne peut pas prendre tout l’essor qu’on devine, comme raccourci et tourmenté par les abois de la faction à laquelle l’auteur doit ses premiers succès. Loin de moi l’idée de lui reprocher d’être socialiste plutôt que républicain ou conservateur ; cela est bien indifférent pour l’histoire des opinions, tandis que le fait seul de suivre un parti, quel qu’il soit, peut jeter une ombre sur son travail, car tous ses efforts semblent dirigés vers la démonstration de quelques théories, d’ailleurs parfaitement inutiles, qui sont chères à M. Ferrero. Malgré cette tare, je dirais presque malgré l’auteur, son œuvre s’impose. M. Ferrero traite l’histoire avec une maîtrise géniale et surtout avec un art d’exposition vraiment admirable. Marius, Sylla, César, Lucullus, Cicéron, Pompée, ont un relief puissant ; le monde romain fourmille de vie et d’action. Ce livre est le fruit de plusieurs années de recherches diligentes et semble destiné à désespérer les critiques, qui pour en combattre l’exposé ou les conclusions devraient se jeter à corps perdu dans l’océan des textes et des documents qui ont rapport à cette époque. Quant à moi, j’y renonce dès à présent, car j’ai trouvé ce que j’y cherchais : le côté artistique est très marqué et les belles pages vives, claires, dramatiques, y abondent.

Cela suffirait à donner à M. Ferrero le droit de continuer son œuvre, même si un peu ombragée par des préventions politiques, lesquelles, au demeurant, laissent toujours le temps qu’elles trouvent. Le second volume est sous presse.

Échos.
Les poètes français en Italie §

Tome XLII, numéro 149, mai 1902, p. 573-576 [574].

M. F.-T. Marinetti vient de faire à Milan, avec un grand succès, des lectures de poèmes de Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Gustave Kahn, Henri de Régnier, etc. La presse milanaise est unanime à louer M. Marinetti d’avoir organisé ces auditions de poésie française.

Tome XLII, numéro 150, juin 1902 §

Les Romans.
Marco Praga : La Petite Blonde, Calmann Lévy, 3 fr. 50 §

Tome XLII, numéro 150, juin 1902, p. 750-760 [760].

M. Albert Lécuyer, qui a traduit « Alleluia » du même auteur, nous donne aujourd’hui une autre étude d’adultère très intéressante.

Archéologie, voyages.
Pierre Gusman : Venise, Laurens, 5 fr. §

Tome XLII, numéro 150, juin 1902, p. 766-775 [770].

Parmi les publications de ces derniers mois, il nous semblerait injuste de ne pas signaler le joli album relatif à Venise, dans la collection des Villes d’art célèbres de la Librairie Laurens. — Ce qui semble manquer le plus, malheureusement, aux auteurs qu’emploie M. Laurens, c’est la puissance d’évocation ; nous l’avons constaté pour M. Hymans et le petit volume sur Bruges et Bruges et Ypres ; le texte de Venise, par M. Pierre Gusman, donne une impression analogue de sécheresse et de pauvreté ; avec un sujet admirable, c’est une lecture ennuyeuse ; la science n’y fait pas défaut, mais l’expression ; je dirai tout net : on n’y trouve pas la traduction littéraire de l’ensemble prodigieux de tableaux et de sensations que doit donner une ville comme Venise ; le reste est accessoire ; n’importe quel guide fournira les renseignements que nous accorde M. Pierre Gusman. La meilleure partie de son travail est une critique d’art de l’école vénitienne ; c’est une énumération de peintres et de peintures ; mais si Venise est un des plus beaux musées de l’Europe, il ne s’ensuit nullement que les tableaux de ses musées soient tout Venise. — Il reste les images par bonheur ; elles sont nombreuses, choisies, variées, et d’une beauté d’exécution dont ne saurait trop faire l’éloge.

Les Revues §

Tome XLII, numéro 150, juin 1902, p. 775-784 [780-782, 782-783, 784].

L’Occident : M. Barrès, à propos d’« un laboratoire du nationalisme » §

La caractéristique du talent de M. Barrès a toujours été un mélange de concret précis et d’abstrait quintessentiel. Il en a tenté l’application en politique ; c’est pourquoi il se retire de la lutte. En approchant un Déroulède, il a pu comprendre pourquoi il n’y devait pas réussir. Il lui reste pourtant quelques idées dont il ne se séparera point avant un délai décent et certains papiers bien écrits à écouler, où elles vivoteront encore. Il a, j’imagine, donné quelqu’un de ces papiers à la revue L’Occident (mai) : Une visite dans un laboratoire de nationalisme.

Pour une définition du nationalisme, M. Barrès se recommande, en marge, d’Ernest Renan et de Goethe. Et il se souvient d’avoir crié à des étudiants parisiens : « Mettez la main sur vos bibliothèques ! Aux armes, camarades ! » Quand on pense que cet orateur entraînant a pu tremper dans un coup d’État !

Ce « laboratoire de nationalisme » est le monastère de San Lazzaro, sur la lagune vénitienne, où des bénédictins enseignent à des Arméniens leur histoire. Et M. Barrès de s’écrier :

« Combien nous sommes plus heureux ! Nous n’avons qu’à réagir contre les étrangers qui nous envahissent et qui déforment notre raison naturelle ; il nous faut rétablir la concordance entre la pensée, parfois chancelante, de notre élite et l’instinct sûr de nos masses. Mais notre terre nous donne constamment sa discipline, et nous sommes les prolongements directs de nos ancêtres ; rien n’est plus aisé que d’entendre cette double réalité sur laquelle nous devons nous maintenir. Mais, au couvent de San Lazzaro, ces moines doivent créer leur patrie. »

M. Barrès reconnaît cependant que d’autres Arméniens travaillent aussi à l’émancipation de leur race, — ceux de Tiflis. Il leur accorde un regard hâtif et conclut :

« Tel quel, le couvent de San Lazzaro apparaît comme un des exemples les plus significatifs du monde, parce qu’on y convainc d’une façon tangible qu’une nation, c’est le résultat d’une éducation commune. Avec une chaire d’enseignement et un cimetière, on a l’essentiel d’une patrie (!?!).

« Le précieux souvenir de Tigrane Yergat, qui, âgé de vingt-huit ans, vient de mourir de son impuissant amour pour sa nation, anoblit encore les fortes occupations où je vis ce monastère et les poétiques images vénitiennes qui le baignent. Ah ! qu’il est puissant par sa monotonie, ce monastère, ce laboratoire d’âmes ! Les enfants plongés dans un tel milieu élaborent tous des raisonnements et des images analogues (!). De plus en plus dégoûté des individus, je penche à croire que nous sommes des automates. Nos élans les plus lyriques, nos analyses les plus délicates sont d’un ordre tout à fait général. Enchaînés les uns aux autres, soumis aux mêmes réflexes, nous repassons dans les pas et dans les pensées de nos prédécesseurs.

« Acceptons cette nécessité et félicitons-nous d’avoir pour prédécesseurs qui commandent notre destinée, au lieu d’Arméniens persécutés à travers les siècles, les Français vers qui toujours se tournèrent les victimes.

« Si la France était plus forte, l’injustice diminuerait dans le monde. Être nationalistes, c’est encore le meilleur service que des Français puissent rendre à l’“humanité”. »

L’Ermitage : M. Stuart Merrill sur Genève et Venise [extrait] §

M. Stuart Merrill adresse à L’Ermitage (mai) des Notes de voyage, colorées, sentimentales et spirituelles.

[…]

De Venise M. Merrill rapporte ces deux croquis :

« Tristes prostituées de Venise ! L’une d’elles, bouffie, jaune et malpropre sous le châle noir à longues franges, le peigne d’écaille fiché à la diable dans un graisseux chignon, l’éventail battant veulement entre ses doigts boudinés, m’attire au fond d’un cortile. Elle sent l’ail, la sueur et le musc. Elle me propose, la lamentable et chenue fille de joie, les voluptés que décrivit l’Arétin. Et sa langue pointue, entre ses quelques dents, tremble comme celle d’un vieux perroquet ivre de luxure.

« Une petite prostituée m’intéresse. Comme le papillon vole aux lumières, elle vient à la musique. Elle est fine, langoureuse et svelte, et tourne interminablement avec la foule autour de l’orchestre de la place Saint-Marc. On ne saurait soupçonner qu’elle loue à la nuit son joli petit corps, si, sous sa jupe simple de dentellière, on n’apercevait, en cuir verni et à bouffettes noires, des souliers Louis XV à hauts talons. »

Memento [extrait] §

Revue des Deux Mondes (15 avril). […] M. T. de Wyzewa : Deux nouvelles « Francesca da Rimini ».

Les Théâtres.
Théâtre Sarah-Bernhardt : Francesca da Rimini, drame en cinq actes, dont un prologue, de Marion Crawford, traduction de M. Marcel Schwob (22 avril) §

Tome XLII, numéro 150, juin 1902, p. 791-801 [797-799].

Étudier une légende illustrée par quelques vers d’un admirable poème ; chercher ce qu’elle contient d’histoire ; reconstituer, avec toute la précision possible, les temps et les lieux où se passa l’aventure ; voilà, semble-t-il, ce qu’a voulu faire, dans Francesca da Rimini, Marion Crawford.

Le drame qu’il a écrit, et qu’a traduit à la perfection M. Marcel Schwob, est fort intéressant. Marion Crawford a vu par lui-même les héros qu’a rendus fameux la Divine Comédie, il les a doués de passions violentes, et il a su éviter les banalités fâcheuses qui auraient pu le séduire. Francesca, Paolo, Giovanni, tels qu’il nous les montre, ne sont pas de ces vagues personnages qui ne débitent que de pâles métaphores, inutiles développements des merveilleux vers de Dante. Francesca a toutes les jalousies d’une amante passionnée ; elle exige de Paolo des preuves certaines de fidélité ; elle ne supporterait pas l’idée d’avoir été trompée ; et, sûre qu’elle est de l’amour de Paolo, elle se donne, après de longues années, avec une ardeur toujours jeune, toujours heureuse, et toujours imprudente. Paolo est un amoureux farouche. Mais le personnage que Marion Crawford a le plus curieusement dessiné est Giovanni. Ce pauvre homme, estropié, laid, qui n’a dû qu’à une assez basse tromperie la possession de sa femme, parvient à nous intéresser. On sent que lui aussi aime Francesca ; il devine que son amour n’est pas partagé, et il souffre de sa laideur, il souffre du mépris où le tient Francesca, et l’on ne peut se défendre de quelque pitié pour lui.

Marion Crawford aurait pu facilement s’égarer en des épisodes pittoresques. C’est le procédé auquel, sans nul doute, il aurait eu recours s’il n’avait pas assumé la tâche de créer, sur des données historiques, une version qui lui fût personnelle de l’aventure amoureuse de Francesca et de Paolo. Et, même avec sa manière de concevoir le drame à réaliser, la tentation était grande de multiplier les tableaux et les personnages ; il a eu l’art d’y résister, et Francesca da Rimini est une œuvre sobre et vigoureuse. L’action est conduite avec une rapidité prestigieuse, et qui ne nuit jamais à sa clarté ; des coups de théâtre qui émeuvent puissamment sont ménagés avec un rare bonheur. La fin du prologue, celle du premier acte, tout le second acte, notamment, sont d’un auteur dramatique sûr, et qui n’ignore rien de ce qui frappe le spectateur.

Et quelle langue souple et forte, harmonieuse et sonore, sans faux brillants ni grâces vaines, M. Marcel Schwob fait parler aux héros de Francesca da Rimini !

La pièce a été mise en scène avec beaucoup d’intelligence. Elle a été jouée avec un ensemble excellent. Les moindres rôles en furent bien tenus. Mme Sarah Bernhardt a été, dans Francesca, charmante, tendre et passionnée. M. Pierre Magnier a su, dans Paolo, faire preuve de grandes qualités. Et M. de Max, dont le talent grandit sans cesse, a peut-être trouvé, dans Giovanni, le meilleur de ses rôles.

Art ancien.
L’exposition de la gravure sur bois à l’École des Beaux-Arts [extrait] §

Tome XLII, numéro 150, juin 1902, p. 816-822 [820-821].

[…]

Enfin viennent les Italiens.

Il me faudrait, pour dénombrer et signaler les types représentés à cette exposition, certainement plusieurs pages du Mercure. Voici Rome avec Joannes Beplin, Alemanus, Blado, Doricus, Gigliotti, Mazochio, Silber, Vitali…, Sienne avec Symeone Nardi et Michelangelo di Bartolomeo ; Venise avec Aldo Manutio, Benali, Vitali, Simon Bevilaqua, Pietro Cremonese, Giunta, Gregorii, Ragazzo, Rusconi : puis-je tous les nommer ?…Et ceux de Vérone, de Rimini, de Saluces, de Turin, de Parme, de Pavie, de Naples, de Milan, de Gênes, de Florence… Ils sont trop.

À signaler, cependant, les Dévotes méditations de saint Bonaventure (Venise, 1487). Les bois de ce livre fort rare appartenaient à un livret xylographique vénitien sensiblement antérieur dont un exemplaire existe au cabinet de Berlin. Avec beaucoup de perspicacité, M. Khristeller les a rapprochés des superbes bois de Ravenne, dont on a exposé quelques photographies et en a établi la parenté d’origine. Il y a là la révélation d’une très intéressante école de graveurs sur bois, qu’on peut faire remonter vers le milieu du xve siècle et dont l’existence n’était pas soupçonnée jusqu’à ces dernières années. Cette constatation explique que l’École vénitienne ait échappé aux tâtonnements des autres Écoles et débuté par des chefs-d’œuvre dans l’illustration de ses livres.

Je ne sais s’il est possible de voir quelque chose de plus parfait et d’aussi attrayant que ces deux livres : Medici (Lorenzo di). Ballatette del Magnifico Lorenzo de Medici… e di moltri altri ; et : Angelo Politiano. La Giostra di Giuliano de Medici…

Des estampes complètent cette section, œuvres de Luini, de Girolamo Mocetto, de Ugo de Carpi, d’Andreani, de Scolari, de Zanetti et du maître au monogramme de Jésus-Christ.

[…]

Publications d’art §

Tome XLII, numéro 150, juin 1902, p. 822-830 [822-824, 824, 825-826].

Fournier-Sarlovèze : Artistes oubliés, 179 illustr., 7 héliogr., Ollendorff, 20 fr. §

Le livre de M. Fournier-Sarlovèze, Artistes oubliés, donne l’impression d’un jardin de l’ancien régime qui vous arrête au tournant des avenues par l’inattendu des perspectives ou par la trouvaille cocasse d’un arbuste martyrisé par la taille. C’est en effet un volume rempli de petits faits qui nous retiennent parce que de leur réunion ou de leur essence, pour un esprit quelque peu enclin à compléter ces lectures par l’imagination, resurgissent les époques.

C’est, à propos du buste de Gauthiot d’Ancier, attribué par M. Fournier-Sarlovèze à Claude Lullier, l’évocation des ardentes luttes électorales dans les municipalités du xvie siècle, luttes captivantes et tragiques où les vaincus pouvaient trouver pis que la mort, la torture, témoin ce partisan de Gauthiot, le pauvre Lambelin, anticlérical de l’époque, qui, après la défaite de son candidat par le cardinal de Granvelle, fut accusé de complicité avec les hérétiques et subit la question des mitaines de bois dont il était inventeur et qui broyaient méthodiquement les os de la main.

Puis c’est la jolie théorie des six sœurs Anguissola, qui traversent la Renaissance comme un clair rêve de féminité supérieure. Quelle captivante figure que cette Sofonisba Anguissola, qui eut une grande réputation de charme et presque de beauté, dont les musées et les collections possèdent des portraits si savants et si précis, qui mourut aveugle, hélas ! mais à quatre-vingt-dix-huit ans, et dont le plus pur titre de gloire est peut-être cet aveu de Van Dyck « qu’il avait plus appris en conversant avec cette vieille femme aveugle qu’en suivant les leçons de tous les peintres qui voyaient clair ».

J’admire, comme M. Fournier-Sarlovèze, cette exquise Sofonisba et ses cinq sœurs pleines de charme et de talent, mais je suis loin de la suivre dans sa conclusion et d’approuver son conseil aux jeunes femmes du monde de se livrer à la peinture et de mettre l’atelier à la mode. Nous avons assez de ces petites pécores suffisantes qui apprennent dans les usines Julian juste de quoi embarrasser nos Salons annuels qu’elles envahissent de plus en plus. Quand une femme a du talent, elle n’a pas besoin que la mode soit de peindre, elle peindrait contre la mode. Et c’est bien ! Ce qui est mal, c’est d’être une amateur. On est peintre ou on ne l’est pas. L’amateur fait toujours penser à ces gens qui n’ont pas le courage — peut-être pas la force — de la franchise.

D’autres personnages bien intéressants nous sont présentés par M. Fournier-Sarlovèze : Pierre de Franqueville, sculpteur français qui produisit surtout en Italie et dont je pense, avec l’auteur d’Artistes oubliés, que nous avons tort de mépriser l’art mouvementé et vivant bien qu’un peu précieux ; Lampi, le portraitiste des cours d’Autriche et de Russie vers la fin du xviiie siècle ; Costa de Beauregard et Ferdinand de Meys, si caractéristiques de leur siècle ; le général Lejeune, qui parcourut l’Europe à la suite de l’Empereur, avec des crayons et des pinceaux dans sa sabretache ; enfin Massimo d’Azeglio, un des fondateurs de l’unité italienne, qui fut général, diplomate, poète, musicien et tout de même peintre de talent. Je ne veux point omettre une assez complète étude sur le château de Vaux-le-Vicomte et un juste hommage à son actuel propriétaire, M. Sommier, qui n’a rien négligé pour rendre à la merveilleuse demeure de Fouquet sa somptuosité d’autrefois.

Marcel Niké : Florence historique, monumentale, artistique, Firmin Didot, 7 fr. 50 §

Florence, par Marcel Niké, comme l’indique un sous-titre, est surtout un guide. L’auteur s’est efforcé, avant tout, de nous créer un itinéraire commode à travers la ville et ses environs. Il y a réussi et je ne doute pas que ses notes précises et les clairs résumés de son érudition ne soient d’un grand secours à tous les pèlerins d’art que tentera le voyage vers cette Toscane qui fut l’initiatrice artistique de l’Italie. On trouvera, dans le volume de Marcel Niké, un court aperçu d’histoire qui explique les œuvres par les événements et les hommes, puis une description topographique de la ville et de ses environs avec la nomenclature très exacte et très complète des monuments et des œuvres qu’ils contiennent. Il ne faut point chercher dans ces quatre cents pages des impressions originales. L’auteur ne nous fait en rien communier avec son émotion ou ses sentiments personnels. Il n’a pas voulu faire plus qu’un guide, mais c’est un bon guide.

Les Revues : La Gazette des Beaux-Arts [extrait] §

La Gazette des Beaux-Arts (1er mai). — Excellentes vues générales sur la peinture moderne à propos des Salons, par M. Henry Marcel. M. Adolfo Venturi, avec sa rare connaissance de la peinture italienne, commence à développer dans un premier article les caractéristiques des anciens maîtres. J’en détache les quelques lignes suivantes, si typiques et si clairement formulées :

« L’artiste manifeste sa manière et comme sa physionomie en adaptant, par une tendance naturelle, les portraits mêmes à un type uniforme et en altérant les traits des visages d’après un canon conventionnel, qui n’est autre que la résultante des observations faites par l’artiste sur ses propres traits et sur ceux d’autres personnes qui lui sont familières ou sympathiques. Ce type apparaît avec une évidence parfaite quand le maître se laisse aller à dessiner des figures idéales… On ne pourrait pas connaître l’auteur d’un portrait si l’on ne voyait ce que nous appelons l’air de famille des visages qu’un peintre a reproduit. Et cet air de famille n’est pas défini par quelques traits ou contours habituels au maître, mais encore par sa manière d’interpréter avec ses propres sentiments l’expression de ceux des autres…

» Les habitudes de style sont les manifestations du caractère individuel, des conséquences de la conformation spéciale et de l’agilité de la main, aussi bien que les méthodes d’enseignement. Tel artiste tourmente les contours de ses figures ; tel les trace hardiment à coup sûr ; tel les marque en traits interrompus. L’un accentue les ombres et affine les lumières ; l’autre court sans appuyer nulle part sur la surface. Mais à côté des caractères généraux du trait, il y en a de particuliers : c’est, ici, l’indication d’une mèche de cheveux, d’une ride de la peau ; là c’est l’indication des veines, des muscles, du squelette. Or, la ligne du front ou celle du nez, l’ouverture des paupières, le dessin des narines ou des lèvres, la courbe du menton, etc., tout cela porte, aux yeux d’un bon observateur, le cachet des habitudes manuelles d’un artiste déterminé. »

Tome XLIII, numéro 151, juillet 1902 §

Épilogues.
Le Saint-Suaire de Turin §

Tome XLIII, numéro 151, juillet 1902, p. 177-182 [180-182].

L’attitude de M. Vigneul, préparateur à la Sorbonne, et celle de M. Delage, son répondant, ont causé une pénible impression à ceux qui, n’ayant plus d’autres recours que la science, la voudraient sérieuse. Vanité : la science, vue en certains savants, est une parade assez vulgaire. Quelle confiance avoir dans les préparations de M. Vignon ? Son discrédit atteint son entourage, ses maîtres, les méthodes qui l’ont formé. Les laboratoires de la Sorbonne n’avaient point une réputation intacte ; voilà la robe déchirée tout du long sur une nudité qui n’est pas belle. La crédulité d’un Chasles à qui l’on vendait des autographes de Jésus-Christ était inoffensive ; celle de M. Vignon est vénéneuse de toute l’influence que la science a acquise sur les intelligences depuis trente ans. Ce préparateur n’a-t-il point collaboré intimement à la « Zoologie concrète » de son maître Delage ? Excellente recommandation : voilà un œil qui sait voir, un esprit qui sait raisonner. Ne soyons pas très surpris de ces manquements particuliers. Le savant qui fait abstraction d’une lacune de quatorze siècles dans l’histoire d’un document, c’est le même, absolument le même, qui propage, sans le comprendre, l’évangile transformiste, qui plie infatigablement les faits à une théorie naïve, qui les brise et les pulvérise pour les faire entrer dans les petites fentes de son gaufrier, qui continue à dresser l’homme au sommet de la pyramide animale. Il n’y a pas de science ; il n’y a que des savants. Il y a M. Delage et M. Vignon, qui produisent des rêveries d’alchimiste malade ; il y a M. Berthelot, qui hausse les épaules. S’il y a un domaine où il faut user, à chaque minute, du libre examen, c’est le domaine scientifique. M. Vignon, en se rendant ridicule, a singulièrement affermi le parti des sceptiques et des ironistes.

L’aventure donnerait, si l’on veut, une autre moralité. On dirait : excellent préparateur et manieur expert du rasoir à découper les mollusques, M. Vignon est un historien absurde. Il a voulu explorer un domaine nouveau, et il s’y est égaré. Cela est commun. Qu’il se remette aux coupes et aux recoupes, cela vaudra mieux que de propager l’hystérie religieuse. La culture scientifique toute seule est incapable de donner à l’intelligence une méthode solide d’investigation ; la culture littéraire exclusive n’est pas moins inefficace. Le travail de la connaissance, poussé dans un sens unique, finit par devenir une véritable galerie de taupe ; il y fait si noir que, dès que l’esprit en sort, il clignote, ébloui, prêt à toutes les crédulités. L’histoire du Saint-Suaire de Turin n’aurait aucun intérêt, si on n’en pouvait tirer une petite leçon de psychologie. S. Thomas d’Aquin a dit : timeo hominem unius libri ; c’est une bêtise : l’homme d’un seul livre n’est souvent qu’un sot, et l’homme d’une seule science n’est souvent qu’un maniaque.

Archéologie, voyages.
L’art monumental au Salon [extraits] §

Tome XLIII, numéro 151, juillet 1902, p. 207-215 [207-208, 209-210].

[…]

Les travaux sur l’art antique concernent spécialement l’architecture romaine et n’offrent que trois envois importants. De M. Henri Eustache, c’est l’État actuel et restauration de la Voie Sacrée à Rome, montrant en diverses planches l’état des fouilles en 1896 et sur la reconstitution, les monuments triomphaux et les boutiques des orfèvres, la maison et le sanctuaire des Vestales, le temple de Castor et Pollux, le Forum, la Basilique Julia et l’arc de Septime-Sévère. — M. Alex. Bruel expose une autre restauration de Rome, le Sud-Ouest du Mont Palatin avec le domaine de Cybèle, élevant au-dessus du Vélabre et du Grand Cirque sa vaste esplanade surplombante, soutenue par des murailles énormes et couverte de bosquets, de colonnes, de statues, de palais et de temples. M. Bruel en donne trois plans, l’un avec les ruines, un plan de restauration à mi-hauteur, au niveau du service des bains, et un plan de l’esplanade. C’est, à notre avis, le meilleur envoi de ce genre au Salon, l’auteur, sans se borner à des indications sèches et usant de quelques imaginations pour nous présenter des constructions qui n’existent plus, ayant très bien su rendre le grand caractère architectural et même le pittoresque de ce quartier de l’ancienne Rome. […]

[…]

Les études de voyage sont d’ailleurs en assez bon nombre au salon des architectes et ne peuvent être toutes signalées. […] De M. Faure-Dujarries, voici une aquarelle chaude de tons figurant l’intérieur de la chapelle Palatine à Palerme ; de M. Gromort un plan de la même chapelle de Palerme avec un relevé du dallage et des mosaïques de la tribune royale. […] Quant aux aquarelles, croquis, crayons sur l’Italie, ils sont légion. L’Italie du nord, Venise, Florence, la Toscane, exerce une attraction très compréhensible sur les peintres et quiconque y séjourne tient à en fixer quelque souvenir et l’impression si spéciale de la lumière jouant sur les sites et les édifices ; la cour du Bargello, le porche et le baptistère de Saint-Marc se rencontrent dans chaque salle, ornent chaque panneau. Un peu au hasard, voici, de M. Santerre, deux grands cadres avec des aquarelles curieuses pour les notations de teintes, où l’on retrouve l’église de Toscanella, Saint-Laurent-hors-les-Murs, Florence ; de M. Portier, Venise, Rome, la villa d’Este ; de M. Bureau, la cour du Bargello à Florence ; de M. Rey, le baptistère si byzantin de Saint-Marc ; de M. Patrouillard, une cour du Bargello qui est une des meilleures aquarelles de la série ; de M. Bobin, des Souvenirs de Venise ; de M. Neukomm, Saint-Marc, la Chartreuse de Pavie, le petit portail de Vérone ; de M. J. C. Levi, encore des vues de Venise, le baptistère et le porche de Saint-Marc ; de M. Polart, dont l’envoi est très remarquable, le joli porche de Vérone, d’un coloris séduisant, la crypte d’Assise, une piscine dans l’église de Palerme, des coins du Campo Santo de Pise. De M. Yperman, enfin, il faut indiquer le relevé d’une fresque de Benozzo Gozzoli, au même Campo Santo de Pise, d’une admirable finesse d’exécution.

[…]

Les Revues.
Memento [extraits] §

Tome XLIII, numéro 151, juillet 1902, p. 216-224 [223, 224].

Revue des Deux Mondes (15 mai) : Petit monde d’aujourd’hui, par A. Fogazzaro. […]

La Renaissance latine, mensuelle, le 15 mai […]. Un article sur Napoléon III et l’idée latine, de M. A. Lebey […].

Publications d’art §

Tome XLIII, numéro 151, juillet 1902, p. 251-260 [254, 258].

Pierre de Bouchaud : Raphaël à Rome, Lemerre, 2 fr. §

Bien que l’on ait écrit sur Raphaël à peu près tout ce qui pouvait être dit, on trouvera quelque agrément à lire l’opuscule de M. Pierre de Bouchaud sur Raphaël à Rome. Notre confrère y étudie Santi comme peintre et comme architecte, décrit les peintures du Vatican et les tapisseries exécutées d’après des cartons, puis les fresques disséminées dans diverses chapelles, le tout dans un style extrêmement pur qui garde un parfum du grand siècle.

Les Revues : Le Monde catholique illustré §

Le Monde catholique illustré (15 mai). — Les fresques de Bramante à la Pinacothèque royale de Brera, par Corrado Ricci, avec de nombreuses reproductions, et un article de M. Charles Ponsonailhe sur Daniel Dupuis dont on vient de rassembler à Blois, dans une salle du musée, l’œuvre de graveur en médailles.

Lettres italiennes §

Tome XLIII, numéro 151, juillet 1902, p. 277-281.

Ugo Ojetti : Le vie del peccato §

Mon ami Ugo Ojetti vient de publier un recueil de nouvelles : Les Voies du péché, qui m’offre l’occasion de reparler de lui ; une occasion rare, désormais. Le journalisme semble occuper entièrement ce jeune confrère ; depuis son roman Il Vecchio, qui remonte à cinq ou six ans, il n’a fait paraître que ses relations de voyage, où on trouve toujours son esprit aigu, prompt, moderne, doucement sceptique, mais qui ont toutes une origine purement journalistique. Le Giornale d’Italia a eu la bonne idée de se faire de M. Ojetti un correspondant parisien hors ligne, et voilà l’auteur de Il Vecchio presque toujours à Paris, où il se plaît à interwiever M. Delcassé et à s’occuper des plus inutiles problèmes de politique internationale. Heureusement, M. Ojetti supporte le poids des besognes journalistiques avec une désinvolture admirable : je l’ai vu à Rome, il y a quelques mois, si gai et si jeune comme s’il n’était pas le représentant parisien du plus lourd journal d’Italie. Et maintenant il met le comble à cette enviable agilité d’esprit en faisant paraître ce recueil de nouvelles qui ont le pouvoir d’amuser, de vous arracher un sourire, de vous faire admirer en M. Ojetti un observateur très original, très fin.

Pour péché on n’entend, couramment, que ce péché si nécessaire au bien-être de la famille et de l’État qu’on consomme entre un mâle et une femelle ; en autres termes, l’amour, qui peut être aussi l’adultère ou une des mille formes dont l’amour se plaît à se déguiser. M. Ojetti vient donc de raconter un tas d’aventures amoureuses, souvent charmantes, jamais tragiques ; l’auteur ne semble pas croire à la tragédie, quoiqu’il soit ami de M. d’Annunzio. Et alors son livre est frais, vif, malicieusement débonnaire, et on y retrouve toute la manière dégagée de M. Ojetti, qui sait voir et raconter d’une façon on ne pourrait plus incisive et amusante. Je n’ose pas affirmer que le recueil soit absolument parfait ; à côté des nouvelles soigneusement travaillées avec une empreinte aristocratique d’art, on rencontre quelques scènes négligées, que la hâte et l’insouciance gâtèrent. Mais il s’agit d’un défaut qu’on pourrait reprocher à presque tous les livres de ce genre, qui décèlent en même temps le talent d’un auteur et la faiblesse de n’avoir pas su ou voulu élaguer son arbre.

Loin donc de m’appuyer trop sur cette imperfection organique, je me souhaite d’avoir à parler souvent des œuvres littéraires de M. Ojetti, et je me permets de l’avertir que depuis quelque temps les imbéciles se sont habitués à le considérer avec plaisir comme un simple journaliste. En homme d’esprit, il doit gâter au plus tôt le plaisir de ces oies.

Enrico Corradini : Giulio Cesare, dramma in 5 atti §

Dans une édition superbe de la Rassegna Internationale vient de paraître ce Giulio Cesare, par Enrico Corradini, dont j’ai parlé dans ma dernière chronique, et que Ermeste Novelli n’a pas pu jouer au Teatro Valle de Rome, à cause de plusieurs difficultés de scène.

Le drame de M. Corradini qui encadre en cinq actes la vie du grand conquérant romain, depuis le passage du Rubicone jusqu’à la mort, est le fruit de longues études historiques et archéologiques ; on le sent, je dirais même qu’on le sent trop, tellement que plusieurs fois on aimerait apprendre moins et pouvoir s’émotionner davantage. C’est dire que le défaut de cette tragédie historique est la froideur. Les personnages, parfaitement stylés, n’offrent probablement à la critique la plus rechignée aucun motif à la chicane, mais je doute beaucoup de l’effet d’ensemble et de l’intérêt théâtral. Au théâtre, je ne tiens pas trop à entendre l’alea jacta est de César ou o tempora, o mores ! de Cicéron ; ce qui m’importe le plus, c’est de vivre la vie qu’on me présente et de frémir aux passions des personnages qu’on me fait défiler sous les yeux. Si je ne savais pas que Jules César a été un homme extraordinaire, le drame de M. Corradini me laisserait fort peu renseigné sur le caractère de ce conquérant. D’ailleurs, c’est connu que rien n’est plus malaisé que de porter un jugement sur une œuvre de théâtre. À la lecture, ce qui s’impose dans cette pièce de M. Corradini, c’est la forme littéraire, d’une beauté sévère et simple, tout à fait classique ; l’auteur a emprunté aux plus grands historiens de l’empire romain le secret d’une forme lapidaire.

Umberto Silvagni : L’Imperio e le donne del Cesari §

— Les études sur l’époque impériale de Rome ont eu, ces derniers temps, chez nous un développement très remarquable. Je laisse de côté, pour cette fois, le second volume de la Grandezza e decadenza di Roma par Guglielmo Ferrero, qui traite lui aussi de la vie et des entreprises de Jules César ; je reviendrai à cette œuvre excessivement notable lorsque tous les volumes qui la composent auront paru et il sera plus aisé d’en essayer un compte-rendu.

Voici Umberto Silvagni, qui fait sa rentrée dans le monde littéraire avec une œuvre excellente sur l’Imperio e le donne dei Cesari. Quoique le nom de cet écrivain paraisse pour la première fois dans ces humbles chroniques, M. Silvagni a déjà publié en 1895 un tableau historique complet sur Napoléon et son temps, dont je me rappelle avoir lu les éloges dans maints travaux historiques français.

Après 1895, M. Silvagni a été emporté lui aussi par la politique et le journalisme quotidien, deux machines à paralyser les plus nobles aptitudes de l’intelligence. Revenu enfin à ses études, M. Silvagni nous donne aujourd’hui la mesure de son talent historique et littéraire avec ce livre sur l’Empire et les femmes des Césars ; un sujet à enivrer le plus apathique des lecteurs.

M. Silvagni affronte courageusement un thème plein de difficultés, car autour des empereurs romains toute une légende de monstruosités et de crimes a été créée par les chrétiens et par les historiens qui ne pouvaient pas se soustraire aux passions politiques de leur temps. Dans la conduite de son travail, l’auteur a visé surtout non pas à la réhabilitation de ces souverains, mais à définir avec précision la grandeur morale de l’Empire, sa nécessité historique, et à contrôler scrupuleusement la narration des anciens écrivains. Loin de suivre l’école allemande, qui se plaisait, il y a quelque temps, à démolir presque totalement l’histoire de Rome, et que les fouilles les plus récentes du forum ont pitoyablement démentie dans toutes ces conclusions, M. Silvagni tâche de reconstruire ce monde, de peindre dans ces souverains méprisés les hommes politiques qui, à travers les bassesses des sens et les folies de la toute-puissance, poursuivaient un dessein social et politique grandiose. Sous ce point de vue, l’œuvre de M. Silvagni est fort recommandable à tous ceux qui aiment avoir un plan complet du mouvement intérieur et extérieur, de la mission, des transformations, de la grandeur de l’Empire. Mais cet intérêt devient extraordinaire lorsqu’on voit enfin paraître sur la scène les femmes des Césars, si funestement ambitieuses, si curieusement aptes aux intrigues et à l’amour, à la trahison et aux crimes, aux débauches les plus effrénées et aux desseins les plus vastes.

Depuis les femmes d’Auguste jusqu’aux femmes de Claude et à la mère de Néron, cette formidable armée de coureuses en pourpre nous défile sous les yeux ; il n’y a rien de nouveau à nous dire, sans doute, sur ce point, mais M. Silvagni trace puissamment ces figures à l’aide d’une érudition sûre et d’une psychologie perçante. L’histoire c’est toujours l’histoire, mais il y a un art très difficile à apprendre, un art dans lequel M. Silvagni est passé maître, et c’est de savoir raconter et de contraindre le lecteur à se passionner à ce qu’on lui expose. L’étude est complétée par un appendice tout à fait neuf sur la légende de Néron, l’incendie de Rome dont on l’accuse, les prodigalités, les vices et les crimes qu’on lui attribue. N’ayez pas peur : M. Silvagni ne prétend pas comparer Néron à saint Louis, mais il se borne à rectifier plusieurs exagérations et à absoudre la mémoire de l’Empereur des crimes qu’il n’a pas commis, car, en effet, il y en a assez de ceux dont on doit le reconnaître l’auteur, l’artifex.

D’après ce que je viens de remarquer, on peut facilement comprendre que le travail de M. Silvagni mérite une place à part dans les trop fréquentes publications de ce genre, car il révèle une personnalité mûre et une heureuse indépendance de vues et de propos.

Quelques romans §

— J’ai à signaler quelques romans assez notables ; Dopo il divorzio (après le divorce), de Grazia Deledda, où cette autrice renommée poursuit ses études sur les mœurs de la Sardaigne, tout en se rangeant du côté des adversaires du divorce.

Que Mme Deledda ne veuille pas s’impressionner trop : avant que le divorce soit en action chez nous, la charmante autrice aura le temps d’écrire toute une bibliothèque ! Jolanda, une autre autrice bien connue en Italie, tente le roman passionnel avec

Alle soglie d’eternita (Au seuil de l’éternité), histoire d’un amour incoercible, qui finit avec la mort d’un des coupables. De belles pages : je ne croyais pas Mme Jolanda capable d’arriver si haut. M. Alfredo Oriani, avec son Olocausto, révèle qu’il se croit encore en 1881, lorsqu’on faisait du vérisme pour épater le bourgeois ; je m’empresse d’avertir M. Oriani que le bourgeois s’en moque, désormais ; il faut chercher mieux pour faire fracas. Au contraire, M. Amilcare Lauria avec Sulla Lyona (sur la Lyona, qui est un yacht) nous transporte dans un monde assez irréel : scènes d’amour, de trahison et de crimes au bord d’un yacht princier, qui voyage infatigablement. Un beau type d’aventurière, que les circonstances plus que les hommes finissent par démasquer.

La Settimana de Matilde Serao §

— Matilde Serao, donna Matilde, comme on l’appelle populairement à Naples, où elle est adorée, met le comble à son activité volcanique en lançant une petite revue littéraire, La Settimana (la Semaine), qui a été le succès journalistique de ces derniers mois. Elle groupe autour d’elle les meilleurs de nos écrivains, depuis Giacosa jusqu’à… Matilde Serao, dont l’article, la nouvelle, la prose étincelante et nerveuse ne manque à aucun numéro.

Autres revues §

À son tour, la maison Treves, de Milan, lance une revue mensuelle, Il Secolo XX, qui fait valoir dès à présent la collaboration assidue de Gabriel d’Annunzio.

Les autres revues, la Rassegna Internazionale (dont une des dernières livraisons publiait ce charmant lever de rideau de Giannino Antona-Traversi, L’Unica scusa), la Nuova Antologia, Natura ed Arte, La Lettura, marchent bon train. On ne sait rien de la Rivista d’Italia, où un tas d’illustres inconnus se plaisent depuis longtemps à faire leurs exercices littéraires sur des sujets épatants comme le tarif douanier, les lois administratives chez les Chinois, la poudre sans fumée, etc. Je crois que les lecteurs de cette revue seront proposés au plus tôt pour la croix des chevaliers du travail.

Tome XLIII, numéro 152, août 1902 §

Le droit d’entrée dans les musées [extraits] §

Tome XLIII, numéro 152, août 1902, p. 396-413 [409-410, 410-411].

[…]

En Italie, les recettes annuelles du Museo Capitolino à Rome sont de 16 000 francs ; celles de la galerie de l’Académie Royale des Beaux-Arts et du Palais Ducal à Venise environ 70 000 francs. « La loi sur la taxe d’entrée dans les musées, dit le Conservateur, a été promulguée sous le ministère de M. Ruggero Bonghi en 1880 et elle ne fut l’objet d’aucune opposition, vu l’état où se trouvaient alors les finances italiennes et parce qu’il eût été difficile de trouver des fonds autrement pour la restauration et l’augmentation des collections d’art et d’antiquités Le Palais Ducal est visité le dimanche (jour gratuit) par 2 à 3 000 personnes qui s’y donnent rendez-vous, gens du peuple, militaires, etc. »

Le Palais des Doges à Venise a encaissé, en 1900-1901, 81 340 francs.

À Florence, les recettes annuelles des Offices et du Musée national vont jusqu’à 100 000 francs.

[…]

M. Gerspach montrait dans Le Petit Temps de décembre 1901 que la galerie Borghèse avait été acquise par le Gouvernement italien grâce au droit d’entrée. Dans Le Petit Temps du 17 janvier 1902, il complète ses renseignements sur les galeries italiennes. « En 1865, l’entrée au Musée1 étant gratuite, il y a eu dans l’année 17 278 visiteurs. La taxe a été établie en 1867 avec le dimanche gratuit ; cette année-là le nombre des visiteurs gratuits et payants a été de 47 762 !… Il y a dix ans la recette pour tout le royaume était annuellement de 250 000 à 300 000 lires ; elle a atteint 479 482 lires dans l’exercice 1898-99 et est estimée 500 000 lires pour l’exercice présent. »

Ainsi les Musées d’Italie, notamment celui de Florence, se sont considérablement enrichis dans ces dernières années sans avoir rien à réclamer à l’État. Pendant ce temps Versailles tombe en ruines et le Louvre n’a même pas de quoi faire réparer ses fenêtres et acquérir des stores pour protéger ses chefs-d’œuvre du soleil. « Mais non, on aime bien mieux laisser la foule traverser des ruines à l’œil ; c’est noble et généreux, digne de la grande nation qui veut être à la fois la Grèce et l’Italie modernes. Ah ! les phrases, les phrases, qu’elles ont causé de sottises en notre pays2. »

[…]

Épilogues.
Suite de l’histoire du Saint-Suaire de Turin §

Tome XLIII, numéro 152, août 1902, p. 467-471 [470].

Le Dr Vignon, préparateur à la faculté des Sciences, fort de l’appui de plusieurs illustres savants, honneur de la pensée française, va continuer ses études expérimentales sur les reliques célèbres.

Il se propose de démontrer, scientifiquement, l’authenticité des objets suivants :

Le Sacro-Catino, à Gênes ; c’est le plat dans lequel l’agneau pascal fut servi à la dernière cène ; il est taillé dans une émeraude (M. Vignon le prouvera) ;

Le Disco, également à Gênes ; c’est le plateau d’agate sur lequel la tête de Jean-Baptiste fut présentée à Hérodiade par Salomé ;

Le Saint-Couteau, dont se servit le Christ à la dernière cène : à Venise ; un pain de la dernière cène : à Bouillac (Tarn-et-Garonne) ;

Le Serpent d’airain, de Moïse : à Milan ;

Les corps des trois enfants jetés dans la fournaise sur l’ordre de Nabuchodonosor : à Rome ;

Les premiers langes de l’enfant Jésus ; sa première chemise ; du foin de la crèche : à Saint-Jean de Latran ;

Le doigt avec lequel S. Thomas sonda les plaies de Jésus : à Saint-Jean de Latran ;

Et, toujours en cette église privilégiée :

La Verge de Moïse ; la pierre du sacrifice d’Abraham ; la table de la dernière cène, et des cheveux de la Vierge.

L’éminent savant bornera à cette liste, d’ailleurs importante, ses recherches de l’année scolaire 1902-1903. Le gouvernement qui n’est pas, et bien au contraire, ennemi d’une religion sage et éclairée, a promis son concours ; M. Brunetière assistera aux principales expériences.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XLIII, numéro 152, août 1902, p. 508-518 [517].

[…]

La Quinzaine (1er juillet). […] Le suaire de Turin et l’Évangile, M. P. Bouvier. […]

Les Journaux.
Le nègre de la Martinique (Scintilla, Chieri) (Italie), 27 juin §

Tome XLIII, numéro 152, août 1902, p. 518-524 [518-519].

Un journal italien, que nous communique l’« Écho de la presse », de Rome (Eco della Stampa), donne sur l’état moral et intellectuel des nègres de la Martinique les curieux renseignements suivants. L’anticléricalisme prend des formes diverses selon le degré de culture (jamais très élevé) du citoyen qui en est atteint. Voici la forme nègre, telle qu’observée par un missionnaire :

« Le vendredi saint, la populace s’amuse à crucifier un cochon ; le jour de Pâques, on chasse à travers la ville (Saint-Pierre) un autre cochon, qui est soi-disant le même, ressuscité. Il y a, toujours avec un cochon, une cérémonie analogue le jour de l’Ascension ; on se préparait à la célébrer avec force saouleries, quand le volcan est intervenu.

» La veille de la catastrophe les réfugiés du Prêcheur et de Sainte-Philomène passèrent la nuit à boire et à hurler des chansons obscènes. »

Suivent des remarques sur la colère de Dieu et la destruction de Saint-Pierre considérée comme un châtiment. C’est critiquer l’immonde par l’absurde. Il reste que ces îles dangereuses, mais belles et riches, sont malheureusement la proie d’une race grossière, stupide et inutile.

Art ancien.
La première crise de l’Académie de France à Rome §

Tome XLIII, numéro 152, août 1902, p. 536-540.

Cette année, à propos des trop modestes envois des prix de Rome, on ne manque pas de remettre en question l’utilité de la Villa Médicis. Je traiterai quelque jour, à mon tour, cette « question », fort intéressante, et que je crois posséder quelque peu. Je n’apporterai, certes ! dans le brouhaha et le tutti, les seules sages et définitives paroles, mais, peut-être, quelques bons arguments. Je ne me fais aucune illusion, et sais parfaitement qu’ils ne pèseront d’aucun poids dans les décisions à prendre… si, toutefois, on change quelque chose, ce qui est infiniment improbable.

La première crise sérieuse qui menaça l’existence de l’École de Rome se produisit assez près de sa fondation, en 1707.

Poërson venait de succéder à Houasse. Il avait trouvé là-bas un beau désarroi. À son arrivée à Rome, son prédécesseur manquait totalement d’argent depuis deux mois. Ce pauvre Poërson, écrit à Mansart :

« … à l’égard des tableaux du petit Chigi, qui estoient enquaissé depuis quatorze ans, à ce que l’on m’a dit, ils sont les plus parts escaillé, moisy, en très mauvais estat : je les ai faits desrouler et tendre dans une gallerie pour tascher de les raccommoder ; et d’ailleurs c’est un bel ornement, qui nous sera utile, attendu que, l’entrée du Vatican estant défendue, c’est toujours une grande consolation de voir de belles coppies dont le trait est pris sur les originaux… A l’esgard des meubles, je ne puis assés me rescrier, sans touttefois blasmer M. Houasse, lequel n’a jamais ozé faire de despences et au contraire a uzé pour cent pistoles de son linge, malgré le soin que Madame son espouse prenoit a raccommoder sans cesse… Cela ne m’a pas estonné quand on m’a dit que l’un n’avoit rien achetté depuis trente années… »

Cependant, la situation s’aggrave de jour en jour, jusqu’à ce que régent et écoliers se voient contraints de quitter le palais même où ils habitent.

Poërson mande à Mansart, le 5 juillet 1707 :

« Les Allemans disent qu’après l’expédition du royaume de Naples ils viendront nous rendre visitte. Pour prévenir ce malheur, le pape lève des trouppes, outre les milices des environs d’icy près qu’il a fait venir. L’on a murré touttes les portes à l’exception de trois ; l’on a mis plusieurs corps à garder dans les rües… Nous sommes aussy retourné à nostre palais. Car, lorsque les Allemans passèrent icy près, ils tentèrent d’entrer dans la ville, contre leurs parolles, et la canaille, qui est très nombreuse, n’atendoit que ce moment pour saccager Rome. L’on ne laissa entrer que les officiers avec leurs suittes. Ce qui ne laissa pas que de causer de l’effroy, par la disposition où se trouvoit le peuple à quelques affreux désordres.

» Tous les palais ont esté gardés par des gens armés pendant dix à onze jours. Mme Poërson, qui est fort dans l’estime de la reine de Pologne, eut un petit apartement dans le couvent qui se trouve dans son palais, et cette reine avoit, outre son monde, une garde que le Pape luy avoit donnée de 200 hommes. Nous avions quitté l’Académie par les conseils de Son Em. et de M. de Polignac, ce palais estant trop difficile à garder ; de sorte que nous estions retirés chez sadite Eminence, où il y avoit beaucoup de monde armé, et (où) j’avois fait porter ce qui se pouvoit en lieu de surreté. Dans tous ces troubles j’étois sans argent et persécuté de mes créanciers.

» Heureusement, une personne de qualité, qui me fait l’honneur de m’aymer, partagea son argent avec que moy, lequel m’a bien servy jusqu’à ce jour. Mais je vais retomber dans le mesme embarras si vous ne me secourés promtement. »

Il faut croire que Jules Hardouin-Mansart fit la sourde oreille ; car, désespéré, Poërson propose enfin au surintendant des Bâtiments, la suppression de l’Académie.

« 23 juillet 1707.

» Je me donne l’honneur de vous escrire pour vous exposer, avec tout le respect imaginable, quelque pensée que j’ay, eu esgard au service du Roy, pour lequel vous prenez, Monseigneur, tant d’intérest. J’auray donc, s’il vous plaît, l’honneur de vous dire que les affaires sont, à ce que l’on dit si embrouillées en cette cour toutte allemande, que je crois (autant que Monseigneur le jugera à propos) que Sa Majesté pouroit s’épargner la dépence de cette Accadémie, qui, quelque zèle et quelque soin que vostre bonté preine, ne peut répondre aux idées que l’on a eues de former d’habilles gens et d’en tirer de belles copies, tant d’architecture que de peinture et de sculpture.

» Premièrement, Monseigneur, pour l’architecture excepté le Panthéon, ou Rotonde, le Colysée et quelques colonnes, il ne nous reste rien de considérable de l’antiquité pour instruire les estudians ; et parmy les modernes, la grande église de Saint-Pierre et peu d’autres peuvent fournir à nos voyageurs prévenus de quoy se récrier. Ainsy, Monseigneur, je suis persuadé comme je l’ai dit mille fois à M. Hardouin qui a le bonheur d’estre auprès de vous, que les excelants et admirables ouvrages dont vous avez orné la France sont les moyens plus sûrs pour faire de bons architectes que tout ce que l’on voit dans Rome.

» A l’esgard de la peinture, les lieux où sont les belles choses qui ont acquis tant de réputation à cette ville sont quasi tout ruinés, et de plus fermés aux estudians, de manière qu’il y a peu de fruits à en espérer et beaucoup à craindre de l’oisiveté que les jeunes gens contractent aisément en ce païs. Et quant à la sculpture, ce qui est moderne donne générallement dans un goust faux et bizarre ; pour les Antiques, ayant les figurés moullées en France, il n’est pas absolument nécessaire de venir icy. La preuve est que, depuis que je suis à Rome, je n’ai veu ny Italiens, ny aucun estranger copier les marbres : l’on se contente de dessiner ou modeler d’après les plastres, dans lesquels l’on trouve plus de facilités…

» Toutes ces considérations, Monseigneur, me forcent malgré l’honneur et le plaisir que j’ay d’estre icy sous vostre protection, de prendre la liberté de vous remontrer, très respectueusement, que le Roy pouroit esviter cette dépence, dans les conjonctures où les Allemans disent qu’ils veulent establir leurs droits en ce païs ; et je crois qu’il suffiroit d’avoir un magazin et un gardien pour les caisses. Cela cousteroit peu sous la protection du ministre ou d’un cardinal affectionné, supposé qu’il cessât d’y avoir un ministre, en attendant qu’une heureuse paix fournisse une occasion de les faire passer en France. »

On ne sait ce que le vieux Mansart pensa de la proposition de Poërson, car il mourut avant que d’y répondre.

D’Antin, qui lui succède, n’entend nullement voir disparaître l’Académie. Il charge l’abbé de Blignac de la surveiller, de le renseigner sur les moyens propres à relever l’école.

Et il dépêche cette première lettre au directeur :

« Du 17 juin 1708.

» A M. Poërson.

» Rome.

»  Le Roy m’ayant fait l’honneur, Monsieur, de me charger de la Direction généralle de ses Bâtiments, mon premier soin a été de songer à l’Accadémie Royalle de Rome, dont vous êtes le chef. Je vous avoue que je désire fort qu’elle soit dans l’Etat qu’il convient, et je n’oubliray rien de ce qui dépend de moi pour vous en fournir les moyens. J’ai ouï dire tant de bien de vous que je ne doute pas que vous ne répondiez à mes bonnes intentions et que vous ne fassiez de votre côté tout ce que vous devez pour répondre à l’envie que j’ai de vous soutenir et même de relever votre Accadémie.

» Pour commencer par quelque chose de solide je vous envoyé cy-joint une lettre de change de neuf mille francs, et j’ai donné ordre à notre trésorier en exercice de payer ponctuellement à l’échéance la lettre de change de trois mille tant de livres que vous avez tirée sur le sieur Marignier, premier commis.

» Je crois pas qu’il soit nécessaire de vous recommander de faire bon usage de ces sommes, vous scavez mieux que moi que vous êtes obligé en l’honneur et en conscience d’avoir une attention particulière à la distribution que vous en feriez suivant l’état que Sa Majesté en a fait.

» J’attens avec une grande impatience de vos nouvelles, je vous prie de m’informer exactement de l’Etat de l’Accadémie, des tenans et aboutissans, enfin de tout ce qui peut me donner les connaissances que je dois avoir de ce qui vous regarde. Soyez en mesme temps bien persuadé que je serai ravi de rendre à votre mérite toute la justice qui luy est due, estant, Monsieur, etc… »

Naturellement, Poërson, avec une promptitude, une souplesse et une verve admirables, trouve immédiatement un remède à tous les maux qu’il jugeait incurables en 1707.

L’école est sauvée.

Mais il ne peut s’empêcher de finir sa réponse à d’Antin, sur ce trait :

« … Gagnons quelques batailles, prenons quelques villes de considération : l’on viendra au-devant de nous, et nous serons, pour ainsi dire, les maîtres de tous les palais. »

Tome XLIII, numéro 153, septembre 1902 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XLIII, numéro 153, septembre 1902, p. 775-784 [783, 784].

[…]

La Revue de Paris (15 juillet). […] Un drame de M. Marco Praga.

[…]

La Revue d’art dramatique (juillet). — Le théâtre en Italie.

[…]

Publications d’art §

Tome XLIII, numéro 153, septembre 1902, p. 797-805 [799, 800, 801, 803].

Eugène Müntz : Raphaël, H. Laurens, 2 fr. 50 §

La librairie Laurens vient d’inaugurer, sous la direction de M. Roger Marx, une collection de vulgarisation et d’enseignement sur les Grands Artistes. Trois volumes déjà sont parus : Watteau, par M. Gabriel Séailles ; Raphaël, par M. Eugène Müntz, et Albert Dürer, par M. Auguste Marguillier. […] M. Eugène Müntz a parfaitement résumé tout ce que nous savons de Raphaël et de sa carrière courte, éblouissante et remplie.

Gius. Gramegna : Un Statuaire, Revue franco-italienne, Naples §

M. Gius. Gramegna consacre quelques pages véhémentement enthousiastes à un Statuaire italien, Vincent Jerace.

Les Revues : Gazette des Beaux-Arts [extrait] §

Gazette des Beaux-Arts. […] M. Adolfo Venturi continue ses très captivantes études sur les Caractéristiques des anciens maîtres italiens. […]

Les Revues : Le Monde catholique illustré §

[…]

Le Monde catholique illustré (30 juin). — Une reconstitution artistique : La salle Perosi à Milan, par A.-G. Corrieri.

Tome XLIV, numéro 154, octobre 1902 §

Les Poèmes.
F.-T. Marinetti : La Conquête des Étoiles, « La Plume », 3,50 §

Tome XLIV, numéro 154, octobre 1902, p. 199-204 [199-201].

Les poètes, d’ordinaire, publient d’abord de petites chansons en de minces plaquettes ; il est peu de tout jeunes hommes qui aient la patience et l’audace de construire un long poème pour leur œuvre de début. M. F.-T. Marinetti ne s’est point dispersé ; il n’a pas noté, comme d’autres, avec émoi et surprise, la voix brève des premières flûtes élégiaques et La Conquête des Étoiles est tout simplement un poème épique : depuis René Ghil, qui s’imposait, dès son livre initial, tout un programme de travail qui peut emplir une vie d’homme, une telle aventure n’avait pas été tentée et si l’œuvre de M. F.-T. Marinetti n’est pas exempte de nombreuses tares, elle mérite plus qu’une critique aisément plaisante de quelques détails. Et c’est, à ne considérer que l’ensemble, trois mille ans après l’auteur inconnu de la Théogonie, la lutte des Titans et de Zeus :

Au loin le gémissement terrible de la mer immense et le fracas de la terre sous les coups ; en haut le murmure du vaste ciel ébranlé ; en bas les secousses de la longue chaîne de l’Olympe tremblant sous les pieds des Immortels… Les uns aux autres ils se lançaient des projectiles à grand bruit. La voix des combattants montait jusqu’aux astres, clameurs de colère et d’encouragement ; et ils se heurtaient en jetant le cri de guerre à travers l’espace.

Mais aux dieux et aux géants de la mythologie antique se sont substituées ici les forces élémentaires : de tous ceux qui périrent, amants méprisés des étoiles et qui s’entassent pétrifiés dans les profondeurs des eaux une haine immortelle émane contre les menteuses enchanteresses accoudées aux créneaux d’or de l’empyrée, et c’est la révolte de la Mer Souveraine, l’assaut furieux contre la forteresse des étoiles scélérates. Le dénombrement des guerriers ou des vaisseaux, ce sera, dans le poème de M. Marinetti, le dénombrement des vagues, des trombes, des cyclones, des vétérans de la mer, des licornes, des houles, des vents déments et sur la montagne amoncelée des vagues et des houles et des licornes tuées, par la rampe que creusèrent les vents dans cette masse visqueuse, les hordes de l’abîme se ruent à la mêlée, harcelées par les clameurs impérieuses de la Mer Souveraine et, sous la Nuit d’ébène, après le massacre des astres, il ne demeure

Qu’une extrême poussière d’argent et des monceaux
De limailles inépuisables et des sables noircis
Qui flottèrent un instant
Sur les ténèbres submergeantes.

Et, dans une vision dernière, apparaît, sur le dos sombre de la mer, le corps de la dernière étoile ; le poète baise doucement ses lèvres sinueuses

Pour en mourir, pour en mourir,

tandis que l’aurore éclate à l’horizon

Avec, au loin, une agonie d’éclats et de sanglots noirs.

Cette lutte furieuse des éléments ne représente sans doute, réduite aux images primitives, qu’une journée et une nuit de tempête et une aurore ensanglantée. Mais un sens allégorique se superpose aux images et le drame seul de la bataille se suffirait d’ailleurs à soi-même par le tumulte et la variété des épisodes.

Les personnages formidables vivent d’une vie énorme et monstrueuse. L’antique Poseidôn, terrible et beau, ne se peignait pas dans les cerveaux hellènes sous la figure de la Mer Souveraine :

Mirage ! Une énorme face anguleuse et olivâtre
Sortit toute ruisselante des eaux.
Une face aux méplats puissants de roches visqueuses
Sous une vaste chevelure liquide
Soulevée et jaillissante en auréole noire !
Et cette chevelure bondissant autour d’elle
Mordait le ciel ; et c’étaient des torrents
De poix, galopant en amont de l’espace,
Et ruisselant à rebours pour remonter leur lit ;
Et mon Rêve reconnut avec effroi
L’énorme face spongieuse de la Mer Souveraine !
Les prunelles flambaient en pelotes de phosphore,
Dénouant les regards tels des nœuds de couleuvres
Et sa bouche s’ouvrait en forme de ventouse.

Mais la mesure manque à cette force désordonnée et il semble que M. F.-T. Marinetti, assourdi par les typhons qu’il a déchaînés, ne perçoive plus toujours la valeur relative des mots et des sons ; il nous déplaît qu’il use de l’onomatopée, alors qu’il est capable de traduire par le langage humain les appels stridents des vagues et son

Hola hé ! Hola ho ! Stridionla ! Stridionla ! Stridionlaire !

pouvait être transposé sans dommage. Il est fâcheux aussi que les commandements, sortis des bouches effroyables, aient trop d’analogie avec les commandements de quelque colonel, voire de quelque sous-officier :

En avant les cyclones ! écrasez sous vos projectiles
Les armées sidérales qui débordent le faîte !

Et auparavant :

Les houles, en avant ! piquez les licornes !
Trombes, typhons, en avant !

M. F.-T. Marinetti, riche d’imagination, n’a pas encore acquis le goût sûr qui lui permettra de discerner et de choisir. Mais ne vaut-il pas mieux pécher par excès que par défaut ?

Lettres allemandes.
Paul Ernst : Altitaliænische Novellen, Leipzig, Verlag der Insel, 2 vol. M. 6 §

Tome XLIV, numéro 154, octobre 1902, p. 251-259 [253-254].

Je ne sais pas si M. Fr. Blei voudrait envelopper dans sa charmante satire l’intéressante tentative de M. Paul Ernst. M. Paul Ernst, que nous avions déjà vu occupé à des travaux moins heureux, réunit, en deux volumes, un choix de vieilles nouvelles italiennes. Ces Altitaliænische Novellen sont un recueil des meilleurs conteurs italiens depuis la fin du treizième siècle jusqu’au dix-septième siècle. Les traductions sont en une langue agréablement archaïque, où le style des vieilles chroniques se mêle à une simplicité voulue, mais difficile à réaliser. Une introduction qui s’intitule pompeusement La Badia de Fiesole doit communiquer au lecteur l’atmosphère dont s’imprégna le traducteur. Sauf deux ou trois phrases elle est pédantesque et inutile. Il était superflu de créer, par la simulation d’un cénacle d’auditeurs, un lien artificiel entre les différentes nouvelles. Pour faire sa sélection dans les innombrables recueils de contes plus ou moins célèbres, M. P. Ernst n’avait qu’à suivre son goût personnel Mais il a écarté par principe, sans d’ailleurs en avertir le public, tout ce qui pouvait choquer la bienséance. Ce puritanisme contribue plutôt à donner une image inexacte de ces siècles admirables où la liberté du langage égalait la liberté des mœurs. Mais, tels qu’ils sont, et avec les restrictions que je viens de faire, les deux volumes de M. Ernst doivent être chaudement recommandés. Le premier tome débute par quatre récits tirés des « cent vieilles nouvelles », puis ce sont six contes du Florentin Francesco Sacchetti qui mourut vers 1400. Les légendes de saint François, les fragments de sermon de Bernardin de Sienne (1426) alternent avec des contes de Florentins inconnus, d’autres de Giovanni Sercambi de Lucques (1347-1427), de Giovanni da Prato (1360-1430), de Francesco Maria Molza de Modène (1489-1544) et d’autres. Le second tome est presque entièrement consacré au seizième siècle, où brillent encore les Florentins : Grazzini, Sebastiano Erizzo, Antonfrancesco Doni, etc. La place d’honneur est tenue par Matteo Bandello, évêque d’Agen, dont M. Ernst traduit trois contes. — D’un format élégant et commode les Nouvelles italiennes ne tarderont pas à être considérées en Allemagne comme ouvrage de bibliothèque. Le principal mérite en est aux éditeurs de la Insel qui ont réalisé là un petit chef-d’œuvre de typographie. Le ton chamois de la couverture rembrichée s’harmonise parfaitement avec le vert foncé du titre encerclé d’or. Le bel effort pour régénérer l’art du livre commence enfin à porter ses fruits !

Lettres anglaises.
Maurice Hewlett : Earthwork out of Tuscany, cr. 8°, xvi-205 p., 5 c., Macmillan §

Tome XLIV, numéro 154, octobre 1902, p. 259-263 [261].

Tous ceux que séduisirent le beau talent de Mr Maurice Hewlett et qui admirèrent The Little Novels of Italy, The Life and Death of Richard Yea and Nay, et The New Canterbury Tales, seront sans doute très heureux de savoir qu’ils peuvent maintenant se procurer l’introuvable volume qui s’appelle Earthwork out of Tuscany : les éditeurs Macmillan viennent d’en faire une réimpression et de l’inclure dans leur intéressante Eversley Series. Mr. Hewlett préface pour la troisième fois son ouvrage qui fut à diverses reprises peu et mal compris et déclare éprouver, à son sujet, avec toutes ses anxiétés, un peu de l’orgueil de la poule qui conduit sa couvée de petits canards à l’eau, les voit s’embarquer sur les flots et doit les laisser à leurs jeux nautiques, craintive, mais sentant bien aussi qu’ils accomplissent un plus fameux exploit que ses propres mérites de poule n’auraient pu espérer leur gagner. Il ne faut pas séparer ces essais : chacun d’eux est indispensable aux autres. Sans eux, on ne saurait comprendre l’auteur dans son subséquent développement. C’est à peine si nous oserions indiquer des préférences pour les fragments intitulés : Eye of Italy, The Soul of a Fact, Quattrocentisteria, etc., sans toutefois prétendre les séparer en rien du reste, et nous admirons le sanctuaire de divinités terrestres que, dans sa piété païenne, l’auteur a arrachées des ruines de temples abolis et replacés sur leur autel — son autel.

Variétés.
Pages de maîtres §

Tome XLIV, numéro 154, octobre 1902, p. 276-284.

Une galerie d’œuvres admirables va être dispersée ou, tout au moins, définitivement séquestrée sans que Paris ait eu le moyen d’en jouir. C’est la collection lentement réunie par M. Ravaisson-Mollien père3.

Mantegna, Raphaël, Luini, Michel-Ange, le Corrège, Giorgione, Véronèse, Rubens, Van Dyck, Philippe de Champaigne, Téniers, Van Goyen, Steen, Rembrandt, Poussin, Claude Lorrain, Chardin, Moralès, Vélasquez, Murillo, Holbein… — plusieurs des plus grands noms de toutes les écoles, en des œuvres presque toutes importantes.

Une exposition publique de ce précieux cabinet eût été désirable, occasion de joie et d’étude, de développement… Jusqu’à quel point (soit dit, dans la circonstance, en toute courtoisie) les détenteurs de merveilles d’art, initialement comme à jamais dédiées au monde par le génie, ont-ils le droit d’en intercepter, au profit d’eux-mêmes ou du prochain acquéreur, le rayonnement ?…

— Le devoir de le propager s’impose à chacun selon ses forces qui fut admis à contempler : et je voudrais fixer ici le souvenir de quelques-unes des plus notables pièces de ce musée, avant la vente.

§

Quelques-unes seulement. Le soin d’être complet ne me tente ni ne s’impose : cette collection de plus de cent numéros — toiles, panneaux, marbres, pierres et bois — comporterait mal aisément un catalogue raisonné. Elle n’a pas d’unité. Malgré tant d’expérience, le goût du collectionneur ne fut pas infaillible et des choses moyennes voisinent ici avec des chefs-d’œuvre, d’aucuns compromis par les retouches. Et le significatif despotisme d’une préférence personnelle n’a pas présidé à cet assemblage. On sait telle collection plus intéressante encore par la passion dont elle témoigne que par la valeur des œuvres. Elle fut subjective à quelqu’un qui fit d’elle en quelque sorte une œuvre encore singulièrement émouvante, le portrait de son âme. Tel n’est pas le cas.

Les circonstances, le hasard, les ventes, les voyages, les particuliers avantages qu’une position officielle dans l’administration des richesses artistiques d’une grande nation offrait à un homme d’érudition et de goût ont collaboré avec l’« Amour du beau » en général et la dévotion universelle à la gloire, simplement ; jusque dans son privé, l’honorable conservateur du Louvre échappait aux caractères exclusifs et arbitraires qui marquent une sympathie personnelle, un choix, une recherche d’un certain ordre : il tint la balance, cette image classique ne semblera pas hors de propos, égale entre toutes les époques et toutes les écoles, jaloux de procéder à coup sûr, s’adressant donc aux plus grands noms, ne les agréant même guère que du consentement universel et de l’épreuve des années.

Il est remarquable que cet ami des plus grands artistes, ses contemporains, leur garda sa galerie close. À peine un Delacroix sans importance, un Decamps. Sauf ces deux exceptions, les plus jeunes maîtres du lieu ont cent ans, — Hogarth, Chardin, Boucher, — 1698, 1643, 1703… Ce culte du passé, touchant en quelque point, a ses torts, ses tares. Il se complique ordinairement de la recherche des authenticités nominales ; ce problème de l’attribution n’a que trop occupé

M. Ravaisson-Mollien. Il affirme ce Titien, il atteste ce Rembrandt, — et il se trompe. Qu’il fut imprudent, cet amateur curieux des signatures, de n’avoir pas saisi au passage des chefs-d’œuvre exécutés sous ses yeux ! Mais sa religion réfléchie voulait se prémunir contre toute hétérodoxie, les audaces contemporaines l’inquiétaient, la « patine du temps » le rassurait. Les amateurs, entre les plus éclairés, ne savent pas tous que les « audaces contemporaines », si par exemple c’est Delacroix qui ose, sont des retours aux principes et que la meilleure façon d’honorer Phidias, c’est d’aimer Rodin.

§

Et je le sens bien tout de même qu’elle a son importance, historique, et esthétique, et de psychologie générale, cette recherche des attributions. Elle est un épisode de la lutte acharnée de l’homme contre le temps, cette lutte que si étrangement nous nommons la gloire. Une œuvre belle se désigne d’abord, aux premiers témoins, par un nom ; puis, peu à peu, il s’écarte, s’abstrait et finalement s’exhale d’elle comme un soupir. L’espèce dispute l’œuvre à l’individu et il est vertigineux de constater que, plus le chef-d’œuvre est évidemment souverain, moins il est personnellement attribuable. Et cela est juste ; il fallut, en effet, pour le produire les forces entières de tous les temps condensés en un siècle, et c’est par une fiction qu’elles parurent se réduire au geste d’une seule main. Cela est surtout patent pour la poésie et l’architecture. Cela est vrai aussi pour la peinture et la statuaire. Un instant vient où les générations, héritières d’un grand homme, comme lui se dégagent, instruites par lui, des préoccupations vaniteuses, égoïstes, et s’élèvent au pur amour de la vie et de la beauté. C’est alors que les grandes signatures s’effacent. Mais plus tard des hommes aux yeux moins ouverts, aux esprits moins largement remplis étant moins compréhensifs, cherchent à justifier une admiration qui ne sait plus où prendre les sûres références de la vraie Tradition et que l’Instinct abandonne, — et ils se penchent au bas du tableau pour y chercher les traces du Nom. C’est le temps des experts, des myopes, celui-ci.

Je dis que je vois l’intérêt de cet ordre d’études et l’un des principaux tableaux de la galerie Ravaisson-Mollien m’y conduit.

La Vierge, dans ses bras l’Enfant, debout entre deux anges musiciens, dans un sanctuaire d’architecture romane. — Le catalogue dit : Van Eyck.

Il est presque absurde de supposer, à notre date, qu’un tableau des Van Eyck puisse exister sans que la reproduction exacte, la description minutieuse en aient été longtemps faites, sans qu’aucune trace en subsiste dans les plus officielles chalcographies. C’est, pour mon compte, avec scepticisme que j’accueillis le renseignement. Mais devant l’œuvre une émotion profonde m’attendait. Ce panneau, très probablement détaché d’un polyptyque dont les autres éléments sont épars, semble bien réunir, dans sa figure principale tout au moins, les caractéristiques du génie des Van Eyck. C’est bien là d’abord la gravité majestueuse qui désigne essentiellement leur vision.

On affirme volontiers, on a répété à satiété que les peintres du Nord ne sont pas mystiques. Taine l’a dit, d’autres l’on redit. Le réalisme flamand offusque notre premier regard. Ces femmes sans beauté, c’est-à-dire dans lesquelles nous ne trouvons pas les traits d’élection de notre type de beauté, qui sont grandes et sans grâce, qui n’ont pas le charme, ces compositions qui sont si voisines de la vie quotidienne réduite à sa plus essentielle simplicité, ne nous semblent pas des moyens dignes d’exprimer les mystères divins. C’est au génie italien que nous les demandons, — flattés par l’apprêt sensuel, en effet si séduisant, dont il les environne, et aveuglés à ce point par lui qu’alors qu’il s’interpose entre eux et nous massivement, nous croyons les pénétrer grâce à lui. Cette présentation sensuelle, si latine, est bien autrement incompatible avec l’intelligence mystique que le réalisme flamand. Il ne s’agit pas ici de décider lequel est le plus haut des deux arts ; sans doute ils s’égalent et le choix entre eux correspond probablement aux qualités ethniques du passant. Mais songez objectivement, les mêmes sujets s’imposent aux peintres chrétiens du xve et du xvie dans le Nord et dans le Midi. Les peintres du Midi réduisent l’objectivité au sujet même4, et tout en empruntant pour l’exprimer les ressources naturelles ils les subjectivent, ils les imprègnent et les saturent de leur propre personnalité. À l’objectivité du sujet les peintres du Nord ajoutent celle de la nature. C’est par là qu’ils étonnent et souvent blessent la sensibilité latine. Leur pinceau semble indifférent. Ils tiennent un compte égal des hommes et des choses : un visage, une nature morte. Ils ne prennent pas parti, ils composent à peine, on croirait qu’ils se gardent d’intervenir. Cependant ils pensent, et ces mains que nous ne sentons pas frémir sont les instruments dociles et pourtant fervents de cette pensée. Dans la nature à laquelle ils restent extérieurs, en quoi ils ne voient point l’humble matière dont l’esprit latin est la superbe matrice, ils retrouvent et poursuivent un mystère apparenté à celui du dogme lui-même, à l’interprétation divine de la vie, un reflet de Dieu et non pas une dépendance de l’homme. Ils ne se croient point, il leur serait impossible de se croire le droit de déformer les êtres et les choses pour les réinformer selon un personnel idéal de douceur, de suavité, de grâce et de beauté. Ils sont des témoins respectueux qui regardent profondément. Les Latins sont des conquérants. La conception méridionale n’exclut pas la grandeur, mais risque la mièvrerie. La conception septentrionale exclut la grâce ou ne la comporte qu’accidentellement ; quand elle ne procède pas du génie, elle rencontre aisément la rudesse, la grossièreté, la trivialité.

Chez Van Eyck elle fait oublier l’absence même de la grâce, elle atteint plus haut, elle atteint tout en haut, et ce mot — majesté — s’impose à notre parole quand c’est de ce maître que nous voulons parler. Pas plus dans ses ouvrages incontestés que dans ce panneau probablement authentique ne cherchez l’être humain beau en soi, la femme « délicieuse », l’enfant « ravissant », cette fleur enfin de la vie humaine qui devant Raphaël, devant le Corrège, mêle à notre admiration l’attendrissement sensuel du plaisir. Le Jésus que tient dans ses bras, dans ses longues mains, la Vierge entre les anges n’est pas joli ; il ne correspond point du tout au christianisme anthropomorphique et latin qui a produit tant d’images du Beau-Dieu. Il n’est qu’un enfant, à peine formé, la très humble apparence, à laquelle Van Eyck nous affirme que l’Être suprême se réduisit pour l’amour des hommes, d’autant plus sublimement divin que plus modestement humain. Mais la Mère sait qui est le Fils ; elle le tient avec un respect infini couché contre son sein comme en un sanctuaire ; les longues mains font la croix sur le petit corps qu’elles touchent à peine, — et Lui, de ses deux bras levés, nimbe le sein maternel.

La tête de la Vierge, un peu large, très simple, reproduit les traits habituels du type féminin des peintres flamands : l’ovale puissant, la saillie des pommettes, le gonflement des paupières supérieures, l’ampleur du front en dôme, entièrement libre ; et les cheveux épandus jusque sur les épaules, forment au visage et à la poitrine un cadre sans recherche : à peine ondulent-ils en accompagnant la ligne droite du manteau. Au contraire, les deux anges — d’une exécution beaucoup moins intéressante que celle de la figure principale — ont des chevelures frisées et leur front s’historie de mèches brunes et blondes. Il y a dans ces deux petits personnages ailés quelque effort vers la grâce et voire la joliesse ; mais c’est précisément ici que presque toujours échoue Van Eyck, réserve faite de l’ange merveilleux de l’Annonciation dans le panneau extérieur de l’Adoration mystique5. Ces angelots ont du moins l’intérêt d’accentuer la dignité simple de la Vierge, la grandeur de son attitude et jusqu’au caractère sculptural des vastes plis de la robe et du manteau. Les lignes douces et graves de l’abside, dont toute une partie se maintient dans ce clair-obscur déjà cher au premier en date, au père des peintres flamands, ferment bien le fond selon les lois qui gouvernent, chez les Van Eyck et leurs successeurs, l’esthétique du Paradis. Et la perspective naïvement méticuleuse, et la tonalité rouge-brun du manteau, chantante et un peu sourde à la fois, et la construction soigneuse, idéalement réelle, des mains féminines, tout ici, en vérité, dénonce bien ce premier des maîtres, cette « peinture qui fait oublier tout ce qui n’est pas elle et donnerait à penser que l’art de peindre a dit son dernier mot, et cela dès la première heure6 ».

Un Van Eyck inconnu de la critique et du public ! Voilà, certes, un événement artistique d’une singulière importance. Je me garde d’affirmer rien, mais je dis : il est possible, et j’ajoute que la question mériterait l’examen des spécialistes, des compétents. Un tableau des Van Eyck, c’est une page maîtresse de l’histoire de l’art ; l’attribution ici est exceptionnellement grave et c’est mon excuse d’y avoir tant insisté.

§

Une Sainte Famille attribuée à Quentin Metsys et une Vierge à l’enfant de Raphaël, du Raphaël des premiers instants, justifieraient, s’il était besoin, le parallèle tout à l’heure esquissé entre l’Italie et la Flandre ; d’autant mieux peut être que, précisément en cet instant le plus mystique de sa pensée, Raphaël ne semble pas aussi éloigné qu’il le fut plus tard — la Vierge à la chaise, par exemple, — d’une pure spiritualité picturale. Mais il s’en faut que les préoccupations du peintre soient initialement et naturellement orientées à cette spiritualité. L’élément plastique, la composition, aussi l’existence individuelle des personnages, en dehors et au-dessus de l’idée qu’ils devraient incarner, le requièrent d’abord, puis le retiennent. Vêtue d’un riche manteau étoilé et brodé d’or, le buste droit, la tête doucement levée, la Vierge assise tient sur ses genoux l’enfant et lui présente une colombe. Certes, l’attitude a une parfaite modestie, l’œil est limpide, — mais il nous regarde ; la main gauche de Marie tient à l’épaule l’enfant nu : les mains maternelles sont chargées de l’enfant, le regard lui est étranger. Et l’enfant aussi est distrait de la mère. Il n’y a point là de tendresse. Il n’y a point là davantage de divinité, malgré l’aspect très noble des deux personnages et leur double auréole.

Au contraire, chez le Flamand tout est intime et mystique. La mère et l’enfant appartiennent l’un à l’autre et l’enfant endormi, sans noblesse, sans grâce, est, peu s’en faut, dans les bras de sa mère, ce qu’il était dans son sein. Mais tout révèle les intentions du peintre. Le mouvement de Marie et de Jésus décrit une ligne courbe qui s’accomplirait en forme d’œuf si la tête de Joseph — une énergique tête au regard triste, au front embroussaillé, à la longue barbe juive — ne s’y inscrivait pour l’élargir en cercle. Comme chez Raphaël, le bébé est nu ; mais, avec des mains bien plus fines et délicates, la mère évite de toucher le corps divin et c’est dans un lange d’une blancheur sacrée, c’est dans le corporal qu’elle tient l’hostie. Et les deux têtes rapprochées, tendant l’une vers l’autre, protégée, protectrice, font une parfaite harmonie. Ni l’une ni l’autre n’ont d’auréole, toutes deux sont d’une réalité, d’une familiarité évidentes : mais cette nourrice au sein nu est plus chaste que la noble madone italienne richement vêtue ; mais ce bébé aux genoux repliés vers les coudes, ce quasi-fœtus avec le développement exagéré de la tête et ses joues gonflées, est plus émouvant que l’élégant bambino. — Naturellement, la vierge de Quentin, à travers ses paupières baissées, n’a de regards que pour son fils, et c’est le père, le gardien, le vigilant, qui surveille l’horizon.

Ces deux tableaux sont des pièces très précieuses. Surtout peut-être le Raphaël, en dépit des préférences que je viens d’indiquer, et au point de vue de l’histoire de l’art, a une importance capitale. Il n’y a rien au Louvre qui marque cette date dans l’œuvre du maître.

§

Un autre tableau de la première manière aussi, assure-t-on, de Raphaël, plus intéressant encore, porte sur le catalogue ce titre : Orphée et Eurydice. Guère plus que les attributions, les désignations de sujets ne nous intéressent. Un beau pâtre assis sur un roc, le visage imberbe et demi-féminin, la chevelure au vent, le front couronné de lauriers, des yeux extraordinairement larges, abîmes où semble se résorber toute la vie ; l’attitude nonchalante, et lyrique pourtant, d’un bel animal humain, à peine vêtu ; on devine un corps d’androgyne ; de la main gauche il appuie à son genou une flûte de Pan, l’autre main s’étoile à la ceinture. Un peu en arrière, pour se reposer aux épaules du jeune homme ou pour le caresser, une toute jeune femme avance ses mains, d’un geste câlin et noble, tandis que le torse reste droit, et les deux têtes charmantes, à droite, à gauche, sur un fond de paysage où de solides taureaux aux cornes aiguës suivent et précisent de leurs courbes celles de douces collines lointaines, font symétriquement à gauche, à droite, chacune un angle léger. La couleur est ici pour autant que le dessin, et il serait du reste curieux de vérifier le procédé matériel employé par le peintre.

Ce petit tableau (28 de hauteur sur 20 de largeur) est-il de Raphaël ? Qu’importe ! C’est une très belle, très décorative et très rare chose.

§

Mon intention ne saurait être de tout dire, et pourtant j’aurais aimé m’arrêter longuement à telle esquisse du Corrège, à tels tableaux de Rembrandt — une Sainte Famille, dans l’intérieur vaste d’une maison voûtée ; la lumière émane du berceau, éclairant saint Joseph ; la Vierge se silhouette en ombre noire sur cette nappe de clarté ; — de Luini, de Fra Bartolomeo, du Giorgione, de Véronèse, du Guerchin. Un Christ de Moralès, d’une désolation intense, une fillette de Velasquez, une Apparition de Jésus à saint Antoine de Murillo, des enfants et des moutons du même ; deux très admirables portraits d’Holbein…

L’esquisse du Corrège dont je parlais, deux têtes d’anges, étude pour la fameuse fresque de la cathédrale de Parme, serait une révélation pour qui ne connaîtrait de ce peintre prodigieux que sa manière aimable, — le sommeil d’Antiope, Io se donnant à Jupiter ou la Léda. Ici c’est l’audace qui parle, l’énergie, la vigueur. De ces deux anges en plein ciel, l’un, qui fend l’air d’un élan tout-puissant, les cheveux dans le vent, le visage ailé lui-même d’un vaste rire, semble une force de la nature, un élément, la joie vivante ; et l’autre, dont la tête seulement nous est visible, pensif, attentif, le front lumineux, pourrait se nommer la Méditation.

Il faudrait indiquer encore une superbe réplique de l’Esclave, de Michel-Ange, deux bas-reliefs du xve et du xvie siècle, des antiques et notamment un torse, style et marbre grecs, parfaitement beaux, des dessins de Rembrandt, de Rubens, de Michel-Ange, du Titien, de Filippo Lippi, de Passignano…

Tome XLIV, numéro 155, novembre 1902 §

Théâtre d’art international : Le Triomphe, pièce en 4 actes, de Roberto Bracco, traduction de MM. Sansot-Orland et Roger Le Brun §

Tome XLIV, numéro 155, novembre 1902, p. 525-528 [528].

Le théâtre d’art international a inauguré ses représentations par celle du Triomphe, pièce italienne de M. Roberto Bracco ; le choix est heureux, et Le Triomphe vaut la peine d’être connu. Le principal personnage en est, physiologiquement et moralement, étudié avec le plus grand soin, et le conflit qu’il provoque entre ses besoins et ses rêves, conflit dont il est la première victime, donne matière à un drame puissant. Çà et là, des épisodes pittoresques, justifiés d’ailleurs et sagement développés, varient avec bonheur le ton grave de la pièce.

Mme Barbieri, MM. Bour, Leubas et Bernard ont fort bien tenu les principaux rôles du Triomphe.

Publications d’art §

Tome XLIV, numéro 155, novembre 1902, p. 547-553 [550].

Les Revues : Gazette des Beaux-Arts [extrait] §

Gazette des Beaux-Arts (1er octobre). Au même numéro, suite des articles […] sur l’École de Fontainebleau et le Primatice, par M. Müntz.

Les Revues : L’Art décoratif [extrait] §

L’Art décoratif (Octobre). […] L’Exposition de Turin, par M. Gustave Soulier. […]

Tome XLIV, numéro 156, 1er décembre 1902 §

Littérature dramatique.
Cœcilia Vellini : Comédienne et Carmélite : étude historique sur Marie-Jeanne Gauthier, de la Comédie-Française §

Tome XLIV, numéro 156, 1er décembre 1902, p. 756-763 [763].

Quiconque suivit, dans la Revue d’Art Dramatique, les articles de Mme C. Vellini au sujet de la Gauthier apprendra avec plaisir la publication de son étude complète sur cette fille droite et passionnée, dont la pauvreté fit une actrice célèbre, que l’on a vue fatiguer le maréchal de Saxe dans la lutte aux poignets, rouler comme oublies des assiettes d’argent, se travestir en cocher pour courir au fond de l’Allemagne verser une rivale d’amour avec son carrosse dans la boue, et qu’un beau jour de ses trente ans, en pleine beauté, le Christ reprit pour en faire une Carmélite ; or le récit de sa conversion, déjà publié par Laplace, a les mêmes accents réalistes qu’En route !

Publications d’art §

Tome XLIV, numéro 156, 1er décembre 1902, p. 811-820 [812-813, 813, 816, 818, 819].

Alphonse Germain : L’Influence de saint François d’Assise sur la civilisation et les arts, Bloud, 0 fr. 60 §

Alphonse Germain nous a donné depuis lors de nombreuses études toujours graves et réfléchies. Sa méditation gagne à son isolement. Aujourd’hui il publie un volume : Le Sentiment de l’art et sa formation par l’étude des œuvres et deux brochures L’art chrétien en France des origines au xvie siècle et l’Influence de saint François d’Assise sur la civilisation et les arts. On retrouvera dans ces travaux les qualités qui distinguent l’auteur : la logique, l’ordonnance, la clarté et la sûreté du jugement.

Louis Bordet et Louis Ponnelle : Conversazioni Romane, Ernest Leroux §

Sous le titre de Conversazioni Romane, MM. Louis Bordet et Louis Ponnelle ont réuni six conférences traitant le Fra Angelico, de Raphaël, de Lucas Signorelli, de Giotto, de la sculpture grecque au Vatican et de l’architecture de Saint-Pierre. M. Ernest Leroux, l’éditeur, a bien fait de réunir ces quelques pages où l’on peut trouver facilement un certain nombre de documents.

Les Revues : Le Bulletin de l’art ancien et moderne §

Le Bulletin de l’art ancien et moderne (15 novembre). — Quelques lignes sur M. Eugène Müntz qui vient de mourir :

« Il était né en 1845 ; de bonne heure il s’était intéressé aux choses de l’art et à leur histoire, et avait déjà publié d’intéressantes monographies dans la Revue d’Alsace quand la création de l’École française de Rome lui ouvrit définitivement sa voie. C’était au lendemain de la guerre ; l’énergique initiative d’Albert Dumont venait de triompher de toutes les difficultés ; l’École du palais Farnèse était fondée ; dans la promotion du début, nous retrouvons le nom d’Eugène Müntz, à côté de celui de l’abbé Duchesne, qui préside aujourd’hui aux destinées de l’établissement dont il fut le premier élève.

« Müntz s’y était bien vite conquis une place à part en dépouillant le Liber Pontificalis et en se consacrant à l’étude des archives du Vatican ; travailleur acharné, il ne parut tout d’abord pas pressé de publier, mais on put apprécier le résultat de ses patientes recherches quand parurent successivement les divers volumes des Arts à la cour des papes, si pleins de faits et de renseignements. Plus tard, et à bref délai, on vit se suivre les Précurseurs de la Renaissance, le Raphaël, devenu classique, et l’Histoire de la tapisserie.

« Désormais, il est maître de son sujet, il a son domaine à lui, la Renaissance italienne est devenue sa chose propre : mémoires et volumes se succèdent, tantôt savants, tantôt abandonnant tout appareil scientifique pour se mettre à la portée de tous, aboutissant enfin à ce Léonard de Vinci qui fut sa dernière œuvre passionnelle, et que devait compléter une Histoire générale de la Renaissance, allant par la France de l’Italie jusqu’au Nord.

« En dépit de tant de travaux, Müntz trouvait encore du temps pour s’occuper de cette belle bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, dont il fut en quelque sorte le second fondateur et au développement de laquelle il s’était voué tout entier. C’est une œuvre spéciale, à côté de celle de l’écrivain, qui s’impose, elle aussi, à notre gratitude. »

Les Revues : Le Monde catholique §

Le Monde catholique (15 octobre). — Les fresques de l’appartement papal au château Saint-Ange de Rome par le major Mariano Borgatti.

Les Revues : Deutsche Kunst und Dekoration §

Deutsche Kunst und Dekoration (nos VII et VIII). — Nouveau fascicule consacré à l’Exposition internationale de Turin.