Mercure de France

1904

Articles du Mercure de France, année 1904

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Alexandra Ivanovitch (OCR, Stylage sémantique), Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome XLIX, numéro 169, janvier 1904 §

Les Romans.
G. Rovetta : Loulou, trad. par Albert Lécuyer, Calmann-Lévy, 3 fr. 50 §

Tome XLIX, numéro 169, janvier 1904, p. 184‑195 [194].

Loulou, par G. Rovetta. « Histoire italienne d’une petite femme ».

Tome XLIX, numéro 171, mars 1904 §

Archéologie, voyages.
Matilde Serao : Au Pays de Jésus, Plon, 3 fr. 50 §

Tome XLIX, numéro 171, mars 1904, p. 774-780 [776-777].

De chez Plon, nous avons eu, presque en même temps, le voyage en Palestine de Matilde Serao, au Pays de Jésus, dans la traduction excellente de Mme Jean Darcy, et qui est peut-être un des plus beaux livres qu’on ait donnés sur ce sujet éternel. On a dit de Matilde Serao qu’elle était « l’Henry Gréville de l’Italie » ; c’est un rapprochement inutile qu’on pouvait éviter, car on chercherait vainement parmi les productions quelconques de Mme Henry Gréville un ouvrage comparable à ce récit tout vibrant d’émotion contenue, d’une langue claire, et sans recherche, mais chaude, prenante et qui exprime jusqu’à nous les faire partager les impressions ressenties. — Sur les routes de Judée, dans les campagnes bénies de Nazareth, à suivre les traces et les péripéties du drame divin, la voyageuse put dire bien réellement : — « Je me sentais toute autre, avec une âme ingénue comme celle d’un enfant, — mais d’un enfant qui aurait connu l’ardeur de la vie et la douceur du rêve. » — C’est en effet le livre d’une croyante qui s’est refaite simple tout en restant éveillée dans la perception la plus aiguë et la plus subtile. Malgré ses descriptions des délicieux paysages de Galilée, des sites angoissants et farouches de la vallée de Josaphat et des rivages de la Mer Morte ; la notation des multiples souvenirs qui se lèvent et l’assaillent à chaque pas dans Jérusalem, au Mont des Oliviers, sous les voûtes du Saint-Sépulcre ; des croquis nets de physionomies, de costumes, de toutes les rencontres pittoresques du chemin, son livre est plus encore des sensations que des impressions, et voici justement le miracle. À parcourir ces jolies pages où la voyageuse s’efforça de traduire par des mots si proches l’intime émoi de son être sur cette terre « qui a vu et entendu Dieu », il semble qu’elle y enferma un peu de son âme. Nous la retrouvons avec son parfum idéal et toute voisine de ce que nous l’avons rêvée ; et le livre fini, on se surprend à dire que l’écrivain qui se réalisa si définitivement et dans le milieu qui devait lui être si favorable, est bien heureux d’avoir pu réaliser le vœu d’un tel pèlerinage.

Tome L, numéro 172, avril 1904 §

Les Romans §

Tome L, numéro 172, avril 1904, p. 179-191 [190-191].

Grazia Deledda : Elias Portolu, traduit par G. Hérelle, Calmann Lévy, 3 fr. 50 §

Une jeune romancière de Sardaigne qui a beaucoup de talent et plus que du talent. Ces tableaux de mœurs sont d’une couleur vive et passionnée qui rend vivante la moindre action de ses héros. Traduit par G. Hérelle de l’italien.

F.-T. Marinetti : La Momie sanglante, « Verde et Azuro », Milan §

Un poème noir et pourpre du plus bel effet décoratif. Sous la crypte égyptienne où il se joue, ce petit drame occulte conserve une violence des temps barbares, des temps où les rois faisaient tuer les esclaves qui osaient lever leurs yeux sur le passage de leur fille. M. Marinetti est un barbare aussi de laisser le pauvre Ilai rêver à la lune un soir après des mille ans pour le cruellement forcer à se rendormir sans la réalisation de son rêve. Ce sont là jeux de poète.

Musique.
L’Orfeo de Monteverdi §

Tome L, numéro 172, avril 1904, p. 242-251 [242-248].

« L’Orfeo, favola in musica da Claudio Monteverdi (1567-1643), représentée à Mantoue en 1607. Première audition en France le 25 février 1904. » Voici un programme à conserver ; il en vaut la peine. L’événement y relaté est, je crois bien, unique dans l’histoire de l’art musical, où il inscrit pour toujours le nom de l’admirable Schola. Après trois siècles, une œuvre inconnue autant qu’illustre vient d’être exhumée de la poussière des bibliothèques. Elle en sort si fraîche et si vivante qu’elle sait aussitôt nous charmer et nous émouvoir. Il ne faut point celer, pourtant, qu’on dut lui faire un brin de toilette. Hormis les chœurs et les pièces purement instrumentales, en effet, il ne nous reste d’Orfeo que la mélodie du chant accompagnée d’une « basse continue » non chiffrée. Réaliser celle-ci constituait un problème assez délicat. Eitner, qui s’y essaya le premier (1881) dans son édition, d’ailleurs incomplète, y déploya une gaucherie remarquable et une circonspection harmonique idoine à réjouir plutôt un pion de conservatoire que les mânes de l’audacieux Monteverdi. À la Schola, on rêvait autre chose qu’un travail d’érudition discutable et lourd. Sûrement documenté par M. Romain Rolland, V. d’Indy a reconstitué l’Orfeo avec toute la fidélité matériellement possible, eu égard aux moyens différents dont nous disposons aujourd’hui. Sa réalisation de l’harmonie commandée ou suggérée par la partie de basse authentique, est d’une maîtrise dont lui seul peut-être, dans l’espèce, était capable. La pensée de Monteverdi en acquiert une insoupçonnable souplesse, une beauté nerveuse qui ajoute à sa puissance, et, si on ne connaissait l’intangible probité de l’interprétateur, on serait induit à présumer qu’il ait flatté l’original. Au surplus, qui pourrait s’en plaindre ? Rien ne fut négligé pour préparer l’intelligence de l’auditoire et assurer son émotion. Une claire et substantielle analyse de M. L. de La Laurencie montrait l’importance de l’ouvrage, exposait, avec une sobre précision, la vie du musicien et le caractère de son art. Enfin le poème était traduit en français. Le résultat fut merveilleux. Ce public parisien de 1904 vibra comme un seul homme, transporté au point d’interrompre l’exécution par ses applaudissements, après le récit de « la messagère » annonçant à Orphée la mort d’Euridice. Une part légitime de l’ovation revient, certes, à Mlle Legrand, qui sut chanter en tragédienne au lieu de se croire au concert. Car c’est la tragédie antique qui servit de modèle à ces inconscients créateurs de ce qui devint plus tard « l’opéra », lequel est contenu en germe et tout entier reconnaissable dans leurs essais, avec déjà le conflit de ses éléments hétérogènes, des arts divers associés, luttant chacun pour la prépondérance, l’obtenant tour à tour et souvent côte à côte.

On s’est plu à rapprocher l’Orfeo de certaines productions modernes. Une communication occasionnelle, insérée au Journal des Débats, promettait même, de l’audition notifiée, la « preuve évidente d’une absolue conformité entre l’art de Monteverdi et le système dramatique de Pelléas et Mélisande ». Énoncée ainsi, la comparaison est vraiment d’un simplisme un peu trop superficiel. Le « stile rappresentativo » — (autrement dit « déclamation théâtrale ») — de ce passé lointain apparaît l’embryon et l’ancêtre de bien des choses : non seulement, et avant tout, du traditionnel « récitatif », mais aussi de l’arioso, de la « romance » d’opéra en forme lied et, même, de « l’air de bravoure » à vocalises Les cinq actes de l’Orfeo sont respectivement précédés d’une « sinfonia », terminés par un chœur final, émaillés de « balletti », d’ensembles et de « ritournelles ». On pourrait arguer facilement d’un tas de « conformités » non moins « absolues » que fort dissemblables, et les découvrir chez Gluck, Mozart, Rossini, Wagner, ou n’importe qui. Pour assimiler tant bien que mal le drame de Claude Debussy à la « fable » de Claudio Monteverdi, il faut faire abstraction, dans Pelléas, de tout ce qui est, à proprement parler, la musique, et ne garder que la notation du discours. On trouverait déjà quelque différence.

Si on voulait tenter l’épreuve opposée, il ne subsisterait, de l’Orfeo, qu’une partie de la basse dépourvue de signification par l’absence du chant supprimé ; — et il resterait presque tout de Pelléas. Cependant, entre les deux œuvres et les deux Claude, il existe, en effet, de réelles affinités autorisant un parallèle ; mais ces affinités sont plus profondément musicales.

Avec Orfeo, ressuscite une époque à jamais mémorable de notre musique, une phase de son évolution étrangement analogie à celle que nous avons vue se dérouler depuis une centaine d’années. C’est au cours et surtout vers la fin du xvie siècle que la sensibilité prit nettement conscience de l’harmonie. L’événement était depuis longtemps à prévoir. L’oreille humaine ne s’accoutuma que graduellement à la simultanéité des impressions sonores, et son éducation fut tout empirique. Jusque-là, elle avait discerné peu à peu, d’abord dans les combinaisons du déchant, puis du contrepoint novice, la « consonance » de certains « intervalles ». La polyphonie subséquente lui révéla insensiblement l’homogénéité de « l’accord ». Il n’est pas très commode de démêler avec certitude toutes les influences qui contribuèrent à cette évolution. Les tierces et sixtes du « faux-bourdon » dénoncent déjà, aux environs de 1900, le plaisir physique de l’oreille à la superposition d’intervalles harmonieux, indépendamment de tout intérêt intellectuel provenant des combinaisons contrapunctiques. Vers le déclin du xve siècle, le « frottole » et la « villanelle » sont le témoignage d’une tendance à la pure et simple « harmonisation ». Une harmonie virtuelle anime et libère l’inspiration du prodigieux Josquin et, dès 1501, chez un de ses contemporains, dans le Lucius Dianæ de Conrad Celtes, on rencontre un « chœur de Nymphes » à quatre voix, composé d’une succession d’accords parfaits basés sur la fondamentale, et dont la mélodie est exactement mesurée et cadencée selon le mètre des vers chantés. L’accoutumance progressive engendra ainsi une conception nouvelle de la matière sonore, qui devait révolutionner l’art musical. Bientôt, on voit se dessiner une réaction toujours plus marquée contre le « contrepoint ». En face de la polyphonie, se dresse, en adversaire décidé, l’homophonie. Au lieu de l’harmonie intermittente d’intervalles déterminés, due à la coïncidence éventuelle de deux ou plusieurs « notes », au hasard des combinaisons de monodies indépendantes, simultanément entendues, l’oreille perçoit et exige à présent une harmonie constante et naturelle, corrélative à l’enchaînement mélodique. Dans la polyphonie « monodique », le son était une sorte de « corps simple », une matière isolée et inerte, manipulée et amalgamée au gré du combinateur, soumise à sa volonté. Dans la polyphonie « homophonique », le son est considéré comme partie intégrante et constitutive d’un tout homogène. Pour la première fois peut-être, depuis les origines de notre musique occidentale, on constate formellement la réalité d’une « mélodie harmonique ». La synthèse est consciente et définitive. La mélodie est enfin conçue avec et en même temps que son harmonie fondamentale. Il s’ensuivit très logiquement l’adoption de la « basse générale ou continue », dont le chiffrage mécanique devint plus tard un dangereux instrument de routine. L’harmonie était née et, avec elle, la « forme » affranchie des formules, libre d’en user, mais non assujettie aux procédés successifs de l’« imitation », indispensables jadis à l’inspiration monodique. Celle-ci même et sa polyphonie en subissent une impulsion efficace : chez Frescobaldi, à côté de la fugue « réelle », s’installe et s’impose la fugue « du ton ». Un des étonnements de Nietzsche, qui s’en montre fort scandalisé dans l’Origine de la Tragédie, c’est la soudaine apparition et la vogue immédiate du « stile rappresentativo », après le « sublime » apogée de la polyphonie palestinienne. Bien que cela semble, a priori, friser le paradoxe, tout progrès notable de la sensibilité « harmonique » a nécessairement pour conséquence une période de « mélodisme » plus ou moins, et diversement, accusé. Car ce que nous nommons « harmonie » n’est pas le résultat d’un assemblage artificiel de sons arbitrairement choisis, mais l’effet d’un phénomène objectif, agissant tout autant sur des choses inanimées (diapasons, cordes, tuyaux) que sur notre sensation ; — le phénomène de la « résonnance naturelle », constituée des aliquotes partiels ou « harmoniques » du son musical, et que nous pénétrons peu à peu. À chaque extension de nos facultés sensorielles, correspond une perception adéquate et une surexcitation subjective momentanée, une joie toute sensuelle au contact de la sonorité neuve et complexe. Au xvie siècle comme au xixe ou ailleurs, le « mélodisme » est la manifestation du « plaisir au son pour le son » accompagné de sa naturelle harmonie ; et, là comme autre part, la diversité de la sensation est exploitée presque aussitôt pour la paraphrase nuancée des sentiments : la musique devient « moyen d’expression ».

Vers 1480, l’évolution était accomplie. Le comte Bardi, protecteur de Caccini, déclare : « Il y a aujourd’hui deux espèces de musique. L’une est celle appelée contrepoint. Nous définirons l’autre : l’art de bien chanter. » — Et, à cette évocation de l’art du « bel canto », surgit toute une vision rossinienne. Et, quand Caccini lui-même, dans sa Nuove musiche, réprouve toute atteinte à la prosodie, blâme « une musique où on ne comprend pas bien les paroles » au lieu que soient soulignés le sens et la portée du verbe, et conclut, en invoquant Platon : « … La musique n’est, avant tout, que langage et rythme, et seulement après, et en dernier lieu, son. L’inverse n’est pas vrai… », — on cherche la signature de Wagner. Et les arguments sont les mêmes. Comme, à peu près, Wagner à la « musique pure », Caccini reproche au « contrepoint » d’être apte seulement à « satisfaire l’oreille par le concert de l’harmonie », et de ne pouvoir toucher jamais « l’inteletto » par « des discours rendus inintelligibles » ; — sans que l’un ni l’autre censeur ait paru songer que la seule hyperesthésie de « l’oreille » à la nouveauté d’impressions éprouvées de « l’harmonie » susdite, permettait l’emploi pertinent du mélos et déterminait sa puissance émotive. Alors comme hier, la musique est proclamée « servante du drame » ; et les moyens sont les mêmes. Ici, « légende » ; là, « favola ».

Et l’illusion est identique. On a écouté et admiré, à la Schola, de longs fragments d’une œuvre de Monteverdi. De Peri, Caccini et Cagliano, on n’en aurait pas supporté le quart ; pas même autant d’Emilio de Cavalieri ou autres. De toute la pléiade novatrice, Monteverdi est celui qui semble avoir péroré le moins. Il se contentait de faire de la musique pendant que ses confrères élaboraient des systèmes, appelaient exégètes, esthéticiens et antiquité à la rescousse. S’il partagea leur succès et, de son vivant, connut comme eux la gloire locale, il fut le plus attaqué, dénigré jusqu’à l’invective par Artusi, le Fétis d’alors. Et il est le seul qui brave le temps, le seul, aujourd’hui, que notre sensibilité tolère, entre ses rivaux ou émules. Pourtant, il n’use pas d’autres ressources ; il paraît ne rien inventer. Il n’est pas le créateur de l’opéra, dont le principe et les débuts remontent plus haut que la Dafne (1594) ou les deux Euridice (1600) de Peri et Caccini. Doit-on tenir Monteverdi pour « le père de l’instrumentation » ? Le Ballet comique de la Reine, de Baltazar de Beaujoyeulx pour la mise en scène, de Gérard de Beaulieu et Jacques Salmon pour la musique, est de 1581. On y rencontre un orchestre beaucoup plus considérable que celui de l’Orfeo, utilisé avec un pareil souci de variété et de contraste, d’accord entre le caractère des timbres et celui des personnages. Il faut même ajouter que, déjà, dans le dialogue de Glauque et Thétis, on y trouve un spécimen évident du « stile rappresentativo » autant que les roulades esquissées de Varia di bravoura future. Monteverdi inaugura le trémolo et le pizzicato des cordes ; mais ce n’est probablement pas pour cette innovation que son nom marque une étape de l’évolution musicale. Serait-ce pour la complexité de ses accords ? On en avait entendu bien d’autres, vers 1585, avec les madrigaux de Gesualdo, prince de Venosa, « le chevalier errant et virevoltant au labyrinthe de la modulation ».

Mais, parmi le contrepoint fleuri et mouvementé du génial Gesualdo, les intermèdes d’une harmonie insolite arrivent un peu comme des cheveux sur la soupe. On dirait, en ces endroits, qu’il arrête court l’élan de son inspiration naturelle, pour intercaler le fruit d’expérimentations patiemment réalisées sur un instrument à clavier. Il s’égare souvent dans le dédale du chromatique ou d’une enharmonie fictive, et, malgré sa hardiesse modulante, il ne néglige aucun artifice afin de « sauver la dissonance ». Il est savant ; à la fois traditionnel et curieux. Il cherche et il veut trouver du nouveau. Il interroge et triture la substance sonore, et il ne sait que faire de ce qu’il obtient, car, en ce temps des carrosses massifs aux frustes essieux, il découvre parfois une roue d’automobile avec pneu Michelin. Monteverdi ne cherche pas, et il trouve sans le vouloir. Et, ce qu’il trouve, il sait s’en servir aussitôt, parce que c’est l’œuvre spontanée de sa sensibilité. Il obéit à son instinct et, sans s’en douter, il libère l’harmonie. En parcourant les ouvrages de ses compétiteurs, on n’a pas de peine à se convaincre que Monteverdi fut bien le premier à traiter librement la soi-disant « dissonance », en employant, sans « préparation », non pas seulement la 7e, mais aussi la 9e de dominante. Et son génie devance de très loin son époque. Quand elles ne sont pas tout bonnement maladroites, la plupart des basses de Peri et Caccini orneraient dignement le traité de Bazin de leur « quatre coins » obstiné entre un 1er et un 4e ou 5e « degrés » opiniâtres. Les meilleures de Cavalieri pontifient jusqu’à en crever de « cadence parfaite ». Celles de Cagliano essaient à la mélodie impubère le corset de la symétrie. Tout cela fleure déjà l’emplâtre conservatorial, le bandage breveté « tonique, dominante et sous-dominante ». Les basses de Monteverdi sont pleines de surprises. Il s’y montre si peu précurseur d’une tonalité hâtivement systématisée, que, même aujourd’hui, leur liberté nous déconcerte. Après trois cents ans, nos doctes voisins bronchent devant les témérités du vieil harmoniste, et il faut un maître d’avant-garde pour nous restituer sa pensée dans sa vigueur native.

Les conquêtes de Monteverdi devinrent bientôt le prétexte et la base d’une théorie tonale qui dura longtemps indiscutée et qui règne encore à l’école. L’auteur d’Orfeo n’y est pour rien, Son génie fut d’avoir ignoré tout système, d’avoir, avant quiconque, éprouvé fortement telles vertus méconnues de la matière sonore, dérivées des propriétés essentielles du son musical, phénomène objectif et complexe ; et, à la barbe des Artusi et de la tradition, au mépris des habitudes, d’avoir pensé et créé comme il sentait. C’est en cela qu’on peut comparer son art primitif à celui de Claude Debussy. Tout autre rapprochement est spécieux. Qu’importe, ici, la déclamation dramatique ? C’est une illusion « wagnériste ». On a beaucoup wagnérisé, vers 1600, en Italie, avec le « stile rappresentativo ». Autant que Monteverdi, tout le monde l’employait alors au théâtre et parfois ailleurs. Pour avoir respecté la prosodie, réjoui ou troublé « l’inteletto » grâce à la compréhension des paroles, les œuvres de Caccini, Cagliano et consorts ne s’en portent pas mieux aujourd’hui. Les noms de ces « novateurs » n’échappent au néant de l’oubli que recueillis par une érudition spéciale. L’antiquité et les systèmes n’ont pas sauvé de la caducité leur « art de l’expression ». En voulant faire comme eux, Monteverdi émancipa deux intervalles, — et lui seul est « resté ». Seul, à cause de cela, il ouvre et suscita toute une ère d’évolution féconde, et l’art de ce revenant émeut encore notre âme actuelle. Car, en dépit de Platon, Caccini et Wagner, « la musique n’est, après comme avant tout, que son ».

Échos §

Tome L, numéro 172, avril 1904, p. 286-288 [287].

Léonard de Vinci §

La seule édition des manuscrits du Vinci parue en français jusqu’à ce jour, due à M. Charles Ravaisson-Mollien, forme six volumes in-folio, et a été mise en librairie au prix de 600 francs ; elle est inexistante pour la presque unanimité des lettrés et des artistes.

La Société provinciale d’éditions va publier en un volume in-8 des Extraits des Manuscrits de Léonard de Vinci, conservés en France, nouvellement traduits et ordonnés. La première édition de cet ouvrage est mise en souscription au prix de cinq francs l’exemplaire. Les souscriptions sont reçues 28, rue des Paradoux, Toulouse.

Les conférences de M. F. T. Marinetti §

Les conférences de M. F. T. Marinetti, en Italie, sur les Poètes symbolistes français, sont toujours très écoutées. La dernière a été donnée au Circolo filologico, devant une nombreuse assistance. Après sa causerie, M. Marinetti a dit des poèmes de Verlaine, Baudelaire, Kahn, Tailhade, Maeterlinck, etc., et a été très applaudi.

Tome L, numéro 174, juin 1904 §

Épilogues.
Les Sœurs latines §

Tome L, numéro 174, juin 1904, p. 738-744

Le voyage d’Italie a remis à la mode quelques sottes manières de dire que l’on croyait mortes : sœurs latines, races latines, expressions aussi justes et aussi claires que, par exemple, races sanscrites ou sœurs sanscrites. Les plus élémentaires dissociations dépassent la force du cerveau moyen : le petit journaliste et le grand politicien ne sont pas moins que la foule incapables de séparer l’idée de race de l’idée de langue. Mais c’est un peu bête, tout de même, de qualifier de citoyen latin un paysan de la Hague ou du Ponthieu, sous prétexte qu’il parle une langue, qui n’est que du latin modifié par la forme des appareils vocaux.

Peut-être que ces manières de dire sont des manières allemandes. La patrie allemande, en effet, est une patrie linguistique. La patrie française est une patrie géographique. Strabon avait déjà discerné les traits généraux de la figure géographique de la France ; il avait noté leur harmonie ; il considérait la Gaule comme un organisme. L’Allemagne n’a pas de figure. Même quand on y parlait plusieurs langues et des centaines de patois, la France existait ; l’Allemagne, malgré sa quasi-unité de langage, n’a trouvé que récemment une unité territoriale, peut-être factice. La langue est peu de chose.

Le hasard d’une conquête a pu imposer aux habitants de la Gaule l’usage du latin, comme langue interprovinciale et internationale ; cet usage d’abord restreint a pu, par son utilité, s’imposer à presque tous et faire oublier les langues premières. Cela n’a pas eu d’autre importance ; les physiologies sont restées les mêmes, parce que le climat demeurait le même, parce que le sol, père de toute vie, demeurait immuable.

La population de la Gaule avant la conquête appartenait à trois groupes : le groupe ibérique, le groupe germanique, le groupe celtique. L’opposition très nette qui se voit aujourd’hui entre les Français du Nord et les Français du Midi existait plusieurs siècles avant la conquête romaine. Les voyageurs, grecs, en passant la Garonne avaient la sensation d’entrer dans un autre monde. C’est le sang ibérique, bien plus que le sang romain, qui, après le sol et le climat, a fait les Méridionaux.

Mais c’est à l’Est surtout que la France se rattache. « La substance même de notre civilisation, dit M. Vidal de La Blache, est de provenance toute continentale. La période organique où s’élabore la personnalité de la France embrasse une énorme série de siècles d’influences terriennes accumulées. L’arbre de nos origines étend au loin ses racines sur le continent. » Et il dit encore : « La France a éprouvé du côté de l’Allemagne une difficulté particulière à dégager son existence historique et à marquer ses limites. » Et encore, ce qui est d’un style admirable : « La France a participé, vers l’Est, aux palpitations d’un grand corps ; beaucoup d’éléments nouveaux sont entrés par là dans sa substance et dans sa vie. »

C’est cette pression constante du continent qui a empêché l’expansion en Europe des Celtes, qui ont planté leurs dolmens jusque dans le nord de l’Afrique. Il s’est toujours produit, dirigé vers la France, un irrésistible courant d’émigration, et cela dès la plus haute antiquité. C’est par l’est que la civilisation est entrée en Gaule. « Une vie circule à travers l’Europe centrale. Il est donc permis de parler d’anciennes voies de migrations et de commerce ayant relié la partie du continent qu’occupe la France à celle qui s’étend vers l’est par le Danube ou par les plaines méridionales de la Russie1. » La plus ancienne civilisation des Gaules, en somme, est asiatique ; elle vient du sud du Caucase. C’est de là que nous ont été apportés la plupart de nos plantes alimentaires de nos animaux domestiques. Pendant bien longtemps cette voie orientale fut une des seules qui nous reliât directement au monde civilisé. Cependant d’autres migrations descendaient du Nord, le long des côtes vertes. « Quand les Normands arrivèrent, ils trouvèrent déjà des prédécesseurs sur nos rivages. Il faut donc tenir compte aussi dans nos origines, de ces attaches avec les premières civilisations des mers du Nord, bien que postérieures par la chronologie et certainement moindres en importance que les rapports d’âge immémorial avec l’Ibérie et l’Europe centrale. »

Mais tous ces mouvements vers la France, arrivés en France, mouraient ou se fondaient dans le mouvement organique du pays. Il y a dans ce coin du monde une grande force d’assimilation. « Les contrastes s’y atténuent ; les invasions s’éteignent. » La cause, il faut assurément la chercher dans le sol et dans le climat, qui étant extrêmement variés permettent les adaptations les plus diverses. Un Sicilien et un Hollandais peuvent retrouver en France leur climat natal. Ils s’attachent facilement à un pays qui leur demande si peu d’efforts, qui va au-devant d’eux, leur tend les bras, les conduit comme par la main au site qui convient à leur naissance. La Gascogne est encore l’Espagne, la Normandie continue l’Angleterre, la Lorraine est une des pointes de l’Europe centrale ; mais ces régions si diverses, et toutes les autres, ne se joignent pas brusquement ; elles s’unissent par des nuances : en voyageant le long de ces nuances, on ressent une impression très douce d’uniformité ; en passant rapidement de centre en centre, on éprouve au contraire l’étonnement des contrastes.

Appeler latine cette belle figure géographique, c’est d’une raillerie un peu forte, du genre de celles qui consistent à faire abstraction de toutes les qualités d’une personne pour la nommer d’après une manie ou un accident. L’invasion romaine ne fut que la première des grandes invasions historiques dont les éléments vinrent successivement se fondre dans ce grand creuset qui s’étend du Rhin aux Pyrénées. Elle a laissé de son passage une empreinte certaine, la langue. Reste à savoir comment cette empreinte s’est marquée. Qui a latinisé la Gaule ? Les administrateurs romains ou les prêtres romains ? Il me semble très probable que la conquête linguistique de la Gaule fut l’œuvre de l’Église et non de l’administration romaine. La Gaule ne produisit, même dans les premiers siècles de la conquête, presque aucune littérature laïque ; les poètes, les orateurs sont chrétiens. C’est la religion qui a imposé sa langue, comme elle le fait encore aujourd’hui en Orient. Il serait peut-être juste d’appeler la France, un pays romanisé ; il est absurde de l’appeler un pays latin.

L’empreinte fut double : de langue et de religion, l’une et l’autre encore aujourd’hui inséparables. Mais dès qu’elle fut bien marquée, dès que l’œuvre fut achevée, une dissimilation s’opéra aussitôt. Tandis que l’Église gardait intacte la langue qui lui avait servi à dominer le peuple, le peuple, perdant sa ferveur, ou incapable de résister plus longtemps aux efforts naturels de sa physiologie, commença de traiter le latin avec familiarité. Ainsi se forma le français. Cela prit une tournure décisive au moment des invasions germaines : de là le nombre assez élevé de mots allemands qui figurent dans l’ancien français et qui ont duré dans le français moderne.

Il y a cependant beaucoup de personnes qui croient que la Provence est une région particulièrement latine, et que le provençal est plus voisin de l’italien que du français. Sans doute la Provence a toujours eu d’étroites relations avec l’Italie, mais c’est une question de savoir si elle a été plus influencée par l’Italie qu’elle ne l’a influencée elle-même. Pour certaines périodes de l’histoire, au xiie siècle, par exemple, c’est la Provence assurément qui est la nation directrice, et l’Italie la nation imitatrice. Plus tôt, ou plus tard, il en fut peut-être différemment ; mais si les habitants, et les plus divers du sol français ont toujours été volontiers assimilateurs ils se résolvent difficilement à l’imitation : leur vanité à défaut de force meilleure, les préserverait de cette faute

Quant au provençal, ce n’est aucunement une langue italienne, mais bien une langue française. Les travaux philologiques de M. Antoine Thomas ne laissent aucun doute sur ce point, Les règles générales de la phonétique française sont entièrement applicables au provençal. Les mots latins, soit qu’ils aient passé les Alpes, soit qu’ils aient débarqué à Marseille, subissent une transformation fondamentale qui ne se modifiera plus que par des nuances, il est vrai très aisément discernables, au cours de leur voyage ultérieur, qu’ils aillent jusqu’à Valognes ou jusqu’à Liège. Mais le provençal ne peut être considéré que par métaphore, comme une étape entre le latin et le français. La vertu linguistique française s’est exercée dans presque toutes les provinces de France au même moment, ou à des moments peu distants, à mesure que la population se trouvait initiée par l’Église à la langue sacrée. Les groupes langue d’oc, langue d’oïl, sans être factices, n’ont pas de limites précises ; dans leurs centres les plus tyranniques, les parlers d’oc sont clairement du français, et qui ne s’éloigne pas plus de notre langue moyenne que le wallon, patois d’oïl contracté à l’excès, comme pour faire, aux deux extrémités du domaine linguistique latin, pendant au portugais si rude et si condensé.

Quelle langue parlerions-nous sans les missionnaires de l’Église romaine ? Il est impossible de s’en faire une idée exacte. Mais le fond sans doute eût été celtique, avec un vocabulaire très chargé de mots germaniques, scandinaves et, dans le sud, ibériques. Que le celtique ait entièrement disparu, cependant, de la langue française, cela donne à penser ou que ses dialectes étaient très diversifiés, ou que la population autochtone était très rare ; mais il est possible aussi que l’effort destructeur des missionnaires se soit acharné sur une langue qui était la matrice de toutes les superstitions populaires,

Détruire une langue, c’est détruire la tradition. « L’œuvre des religions importées est toujours cela : il faut qu’un idéal remplace les usages. Crise terrible : elle se résolut en Gaule par la disparition totale des dialectes indigènes. Ce qui en demeure dans la langue française est insignifiant ; ce qui en demeure dans les noms géographiques est assez obscur. »

L’évangélisation des Gaules aurait pu se faire en grec. C’est en grec qu’elle fut commencée. Irénée, à Lyon, avait formé un centre grec, de langue et de pensée. Rome, plus voisine, mieux outillée, plus ambitieuse, vint lutter à la fois contre les Grecs et contre les Celtes. Elle fut facilement victorieuse, grâce au prestige de l’Empire, grâce à la débilité qui atteint tous les vaincus. Mais ce fut un hasard, comme le christianisme même. Or, sans le christianisme, la Gaule n’aurait jamais été romanisée. C’est faute d’avoir considéré cet élément, l’œuvre des missionnaires, que l’on se demande encore comment l’administration romaine a pu si rapidement imposer sa langue en de si vastes régions. Mais le doute n’est guère possible : nous sommes, linguistiquement, les fils de l’Église romaine. Et si le français, malgré de violentes tendances au patois (songer aux mots tels que : eau, feu), a gardé une forme nettement latine, il le doit à la culture et à la tutelle ecclésiastiques. Dans les siècles qui précédèrent la Renaissance, l’influence du latin est déjà prépondérante sur notre langue : le latin est le réservoir naturel où puisent les lettrés. Dès le onzième siècle, les gens d’Église mettent en circulation des mots, tels que : innocent, incompréhensibles pour le peuple.

En résumé, parenté de langue ne signifie nullement parenté d’origine. L’Italie et la France parlent des langues évidemment sœurs. Ethnographiquement, les habitants des deux régions n’ont presque rien de commun. Ou bien, ce qui serait, dans cet ordre d’idées, commun à certaines régions françaises et au nord de l’Italie, serait aussi commun à ces mêmes régions et à telles provinces allemandes. Dire de la France et de l’Allemagne, « sœurs germaines », sans être exact, serait peut-être moins absurde. Il ne faut pas oublier, en effet, que si la Gaule a été une province romaine, elle a été depuis, et pendant plus longtemps, un royaume germain. Toute aristocratie conquérante finit par imposer au peuple son sang. Si les rares patriciens romains égarés en Gaule purent çà et là modifier la teneur du sang celto-ibérique, quelle ne fut pas la puissance d’infiltration du sang germain ? La Gaule fut divisée en fiefs entre les chefs francs ; les évêques mêmes, à ce moment, sont Francs ; que de causes de mélange où, si l’on veut, de corruption du sang originel !

L’Italie est un pays de belle civilisation. Elle a conservé de précieuses traditions romaines ; c’est par elle que l’antiquité nous a été connue. Mais elle n’est pas notre sœur, le langage excepté ; elle est notre voisine. La physiologie moyenne des Italiens, même du nord, diffère extrêmement de la moyenne physiologique française. Je crois que les Italiens nous sont supérieurs en plusieurs points. Mais la race française, ou ce que l’on appelle ainsi, a de très grands mérites : elle les doit à son climat, à son sol à ses rivières abondantes. Une race est fille du sol exactement comme les arbres. Lièvres d’Allemagne, dit-on aux halles, et cela signifie : de qualité médiocre. Il en est de l’homme de France comme du gibier de France : le sol lui a donné sa valeur et sa saveur.

Lettres anglaises.
Arthur G. Benson : Rossetti, cr.-8°, x-238 pp., 2 s. Macmillan §

Tome L, numéro 174, juin 1904, p. 819-827 [821-822].

Depuis vingt ans, il a été publié sur Dante Gabriel Rossetti une énorme quantité de travaux : biographies, correspondances, essais, études, critiques, etc., et malgré cela, le récent volume Rossetti, par A. C. Benson, paru dans la série des English Men of Letters, ne fera pas double emploi. On n’a pas encore tout dit sur cette extraordinaire personnalité et c’est surtout la vérité qui se fait attendre. Peut-être nous donnera-t-on un jour le portrait véritable de Dante Gabriel Rossetti, portrait qui sera certainement aussi intéressant que les masques trop retouchés qu’on nous a exhibés depuis si longtemps.

M. Benson fait soigneusement ressortir la prédominance que le poète de la Blessed Damozel et le peintre préraphaélite a exercée sur des hommes aussi grands que lui sinon même plus grands : Madox Brown, Holman Hunt, Millais, Ruskin, Burne-Jones, William Morris, Swinburne, Meredith, tous subirent incroyablement son inévitable influence. Une force rayonnait de lui, à laquelle tous ceux qui l’approchaient devaient se soumettre ; et pourtant, s’il fut indéniablement un homme de génie, son œuvre n’est pas ce qu’on aurait pu attendre de lui ; elle déçoit par certains côtés, elle a quelque chose d’incomplet, d’inachevé si l’on pense à celui qui l’a accomplie. Il prit trop d’intérêt à lui-même, et pas assez au monde extérieur ; et puis, qui sait ? Cet Italien se trouvait peut-être mal à l’aise et désorienté dans la colossale ville qu’il ne quitta guère. Quoiqu’il en soit, l’étude Mr. Arthur C. Benson est une précieuse contribution à l’histoire de cette curieuse famille du réfugié italien, en attendant l’ouvrage définitif qu’il faudrait entreprendre.

Tome LI, numéro 175, juillet 1904 §

Musique.
Opéra-Comique : Alceste. — Gluck et l’opéra §

Tome LI, numéro 175, juillet 1904, p. 235-243 [235-240].

M. Albert Carré est infatigable et il le prouve avec élégance. Un directeur qui monte une œuvre importante trois semaines avant la fermeture annuelle de son théâtre, cela ne se voit pas tous les jours. De la part d’un directeur subventionné, c’est encore moins ordinaire, surtout quand celui-ci a surabondamment satisfait aux obligations de son cahier des charges et nous offre l’affiche la plus abondante et la plus variée qu’ait jamais connue notre invraisemblable patience ou indolence parisienne. Dans une fonction où tant d’autres exercent un métier, M. Carré a déployé une activité d’artiste, secondée par le goût le plus ingénieux. Son audace nous révéla Pelléas et, si son éclectisme fut absolu au point de parfois nous déconcerter par l’intrépidité de son indifférence, les résultats en apparaissent des plus heureux à bien des égards. Il déblaya le terrain encombré de la production et encouragea de nouveaux efforts par la certitude d’un aboutissement possible, sans restriction de genre ou de tendance. En même temps qu’il libérait ainsi notre art lyrique et provoquait l’originalité des créateurs, il apprenait à ses abonnés à venir au théâtre pour autre chose que pour y faire leur digestion ou se montrer et potiner les soirs convenus, en écoutant distraitement les rengaines accoutumées. Par la diversité des spectacles, il affranchit le grand public de la tyrannie des habitudes et élargit peu à peu le champ de sa réceptivité, au profit de sa culture musicale autant que de son plaisir. Au moment où un ministre, par hasard bien inspiré, vient de renouveler à M. Carré son privilège, on ne saurait assez proclamer ce que notre musique doit à son initiative entreprenante, et il sied de lui en rendre hommage.

Avec cette reprise d’Alceste après Orphée et Iphigénie en Tauride au même endroit, l’annonce d’Armide ailleurs, il faut se réjouir en voyant les ouvrages de Gluck reprendre successivement leur place au répertoire. Quand la liste en sera épuisée, on aura peut-être l’idée de remonter jusqu’à Rameau. La comparaison des œuvres la scène serait seule instructive, et elle est devenue nécessaire pour contrôler la valeur exacte, sinon la réalité des innovations attribuées au « réformateur de l’opéra », Le chevalier Gluck, en somme, fut un personnage assez compliqué2. Il jouissait d’une âme ardente, d’un caractère impétueux et d’une indomptable volonté qui ne reculait nullement devant les manifestations brutales. Mais il ne semble pas que la passion l’ait jamais entraîné à compromettre ou même à négliger ses intérêts. Cet apôtre de l’idéal tragique fut un si merveilleux businessman que la supercherie des Danaïdes en acquiert une allure équivoque ; car, si des marques éventuelles du génie il étala l’orgueil naïf poussé jusqu’à l’outrecuidance, il paraît en avoir aussi possédé, au suprême degré, un parfait égoïsme. Sa vie et ses actes dénoncent plus de sens pratique avisé que de cœur, plus d’entregent que de franchise. L’homme, au fond, est peu sympathique et n’inspire pas confiance. Tout cela importerait moins chez un autre ; et n’importe guère, même ici, à l’égard du « musicien ». Mais la gloire de Gluck est faite bien plutôt de ses théories lyrico-dramatiques, de ce qu’il y prétendit assez bruyamment inaugurer, que de la qualité purement musicale de la réalisation. Il semble bien qu’on ait quelque droit de douter de l’entière sincérité du polémiste, et ce qu’on sait de l’homme n’est pas pour en dissuader. L’épître dédicatoire au grand-duc de Toscane (1769), qui sert de préface à l’Alceste, constituait à la fuis un manifeste pseudo-wagnérien retentissant et une excellente réclame. Or, il fut établi depuis que les réformes y célébrées par le compositeur étaient l’œuvre de son librettiste. À la vérité, dans une lettre au Mercure de France (février 1778), Gluck se défendit honnêtement d’avoir « inventé le nouveau genre d’opéra italien dont le succès a justifié la tentative ». « C’est à M. Calzabigi qu’en appartient le principal mérite, ajoutait-il, et, si ma muse a eu quelque éclat, je crois devoir reconnaître que c’est lui qui m’a mis à portée de développer les ressources de mon art… » Mais il n’explique pas comment. C’est ce que fit plus tard Calzabigi lui-même, dans une communication au dit Mercure (août 1784) à propos des Danaïdes, en revendiquant, pour le moins, la copaternité du système : « … Je lui fis lecture de mon Orphée et lui en déclamai plusieurs morceaux à plusieurs reprises, lui indiquant les nuances que je mettais dans ma déclamation, les suspensions, la lenteur, la rapidité, les sons de la voix tantôt chargés, tantôt affaiblis et négligés dont je désirais qu’il fît usage pour sa composition. Je le priai en même temps de bannir i passaggi, le cadenze, i ritornelli… M. Gluck entra dans mes vues. Mais la déclamation se perd en l’air, et souvent on ne la retrouve plus… Je cherchai des signes pour du moins marquer les traits les plus saillants. J’en inventai quelques-uns ; je les plaçai dans les interlignes, tout le long d’Orphée. C’est sur un pareil manuscrit, accompagné de notes écrites aux endroits où les signes ne donnaient qu’une intelligence incomplète, que M. Gluck composa sa musique. J’en fis autant depuis pour Alceste. Cela est si vrai que le succès de celle d’Orphée ayant été indécis aux premières représentations, M. Gluck en rejetait la faute sur moi… » Le silence gardé par le musicien confirmerait à lui seul la véracité de ces révélations publiques, dont la dernière dénote chez le néophyte un enthousiasme plutôt tiède. Mais, de plus, jusqu’au jour où il connut Calzabigi, Gluck n’avait fait que de la musique italienne et des opéras italiens selon la formule courante. Le doute apparaît donc inadmissible, et il ressort nettement de ces faits patents que le « réformateur de l’opéra » le devint par le plus grand des hasards et réforma d’abord sans conviction ; que, loin d’y être incité spontanément par son génie naturel, il accepta de soumettre celui-ci à une discipline assez servile, et adopta ces innovations à titre d’essai, tout disposé à y renoncer en cas de fiasco. On n’ose pas envisager les conséquences qu’eût entraînées la chute éventuelle d’Orfeo ed Euridice à Vienne en 1762, et, s’il est assurément probable que Gluck ait fini par devenir très sincèrement… gluckiste, comme la carrière lui réussit toujours brillamment, on ne saura jamais au juste quelle influence eut le succès sur la solidité de sa foi réformatrice et l’ardeur de son apostolat, ou quels amendements l’insuccès eût apportés peut-être à son credo esthétique. Ce qui est certain, c’est qu’il y fut converti sur le tard, tout près de la cinquantaine. Et cela est visible dans son œuvre. Un peu partout, on se heurte à des morceaux d’un évident « italianisme », pour la coupe et certains mélismes traditionnels ou le convenu des contrastes de mouvement. La plupart de ses airs les plus fameux m’ont toujours produit une impression de ce genre, sans excepter « J’ai perdu mon Euridice » ; et il me semble bien qu’en ces endroits, sur le point spécial de la vérité d’expression dramatique, Gluck se montre généralement inférieur à Rameau. Alors, certes, en dépit de la sténographie calzabigienne, ses héros ne « déclament » plus du tout : l’action s’arrête, et ils chantent un air de concert. Que celui-ci soit à deux compartiments comme « Caron t’appelle », ou bien morcelé d’oppositions disparates, comme « Divinités du Styx ». Cela ne change rien à la chose, ni surtout à l’effet. En réalité l’art théâtral de Gluck est un composé de trois éléments assez distincts, qui parfois apparaissent harmonieusement associés par la force du génie, parfois aussi, alternent comme juxtaposés au gré d’une solidarité intermittente. Gluck fut un allemand pur-sang, qui reçut une éducation musicale italienne et fit de « l’opéra français ». Car c’est bien ce que nos voisins ont qualifié « die franzœsiche Oper », de quoi Calzabigi lui fournit la recette ; que celui-ci l’ait trouvée de soi-même, ou rapportée d’un séjour à Paris, comme un contemporain l’assure. Il en résulte quelquefois une espèce de mélange à la Meyerbeer, dont le premier tableau d’Alceste nous offre un échantillon. Ses beautés n’empêchent qu’on ne soit obligé de le reconnaître inégal ; et il l’est surtout par le défaut de cette homogénéité de sentiment et de style, de cette immuable justesse expressive de l’inspiration qu’on découvre dans la scène très analogue de Castor et Pollux, par exemple, où, rien qu’au regard de la « déclamation » tragique, la plainte de Télaïre, « Pâles flambeaux ! Tristes apprêts ! » induit à soupçonner pourquoi le grand air d’Alceste, « Grands Dieux ! du destin qui m’accable », détonne un tant soit peu en un pareil moment. Il est telles situations où la rondeur du cantabile, la carrure trop « musicale » de la phrase isolent un personnage du drame qui l’entoure et, malgré les velléités — parfois incontinentes — de sa furia teutonica s’évertuant de multiplier les antithèses dynamiques, cela arrive assez fréquemment chez Gluck. Enfin, toujours au point de vue « dramatique », le dommage est souvent plus profond. La mélodie de ces airs y traduit musicalement des « étals d’âme » successifs mais abstraits, les variations d’une sensibilité humaine anonyme, et cela, précisément dans les situations où doit s’affirmer ou se trahir la personnalité propre de l’un ou l’autre des protagonistes. La musique alors, par une sorte de série d’instantanés consécutifs, exprime indistinctement l’essence élémentaire, intrinsèque, de sentiments communs à tout être animé, et estompe les caractères. C’est la tare de l’opéra « italien », et il semble que les méfaits en soient plus apparents dans les « airs dramatiques » du chevalier, que dans les chants plus « déclamés » de Rameau, dont l’expression est appropriée à la fois à la situation où ils agissent, aux sentiments généraux subséquents, et au caractère particulier de chacun des héros de la tragédie. Tout ceci, sans doute, demanderait à être vérifié au théâtre. M. Carré n’a que l’embarras du choix et, s’il voulait commencer par un chef-d’œuvre, quelle admirable restitution il nous pourrait octroyer d’Hippolyte et Aricie ! Il serait intéressant de comparer le désespoir de Phèdre à celui d’Armide, l’angoisse de Thésée à celle d’Agamemnon, et aussi, certes, le trio des Parques du même ouvrage et les Champs-Élysées de Castor et Pollux aux scènes similaires d’Orphée. Enfin, il faudrait tout comparer. On s’apercevrait probablement que le « réformateur de l’opéra » n’y réforma pas grand’chose, du moins de ce qu’il annonçait. On reconnaîtrait peut-être que Gluck réforma tout au plus « l’opéra italien » d’alors par des emprunts à « l’opéra français » et l’opéra français par certains apports de l’opéra italien, en saupoudrant le tout du germanisme natif de son inspiration. Diversement appliqués et dosés, la combinaison de ces facteurs premiers donnerait assez pertinemment la formule générale de ce qui devint depuis « l’opéra » sans épithète, convenable autant à l’Africaine, Sigurd ou Samson qu’encore à Tannhaeuser. Et, en effet, il semble bien que telle fut la véritable et très fortuite « réforme » du chevalier soufflé par Cazalbigi ; et elle apparaît tout autre que lui-même se l’imaginait. Dans la tragédie plus dramatiquement « déclamée » de « l’opéra français », il installa le lyrisme de la musique pure. À première vue, pour la géniale et désinvolte maîtrise des moyens, le « musicien » Gluck fait plutôt mauvaise figure entre Rameau et Mozart, et son évidente infériorité sous ce rapport peut égarer le jugement jusqu’à des appréciations superficielles dont, en ce qui me concerne, je rétracte avec joie l’injustice ou les erreurs. Son génie et son influence n’en demeurent pas moins d’ordre purement musical ; son œuvre eut une portée immense et des plus fécondes dans l’évolution de l’harmonie. Certes, Gluck ne fut qu’un piètre polyphoniste, et c’est sans doute à quoi pensait Haendel eu lui préférant « son cuisinier ». Son écriture lourde, gauche parfois, et leur rythme stéréotypé rendent ses accompagnements monotones. Comme la plupart des musiciens de mentalité « harmonique », et bon nombre de maîtres qui innovèrent dans ce domaine, — Couperin, Schubert, Weber, Chopin, — Gluck fut un « mélodiste », et lui ne fut guère que cela. Mais c’est l’harmonie dont elle émane et à elle inhérente qui confère à sa mélodie une puissance expressive inconnue jusque-là et qui nous émeut encore. On est frappé, chez Gluck, de l’abondance des accords de 7e diminuée, de l’usage assez familier de ceux de 6e augmentée, et on discerne bientôt leur connexion intime avec la mélodie, leurs effets corrélatifs sur la structure neuve de celle-ci et la hardiesse des modulations passagères. Par là, et malgré la médiocrité de l’exécution polyphonique, Gluck rénova « musicalement » la mélodie. Même dans ses airs de coupe et d’allure italiennes, il la fait plus ample, plus libre ; ailleurs, plus profondément expressive, plus dramatisée ; mais toujours elle reste « lyrique ». Aussi cette mélodie n’est-elle pas étroitement liée au drame. Son lyrisme univoque n’est point gêné de pérégriner, et la même inspiration passe impunément d’une tragédie dans une autre, sans souci de la diversité des textes. S’il se sert des formes de danse, il les renouvelle, les transmue comme sublimées en musique pure. Le « menuet d’Orphée », avec sa célèbre « pantomime » en trio, constitue un mouvement de symphonie qui devance de bien loin son époque. La mélodie de la sonate et de la symphonie classiques, en sa si visible complexité gallo-italo-germaine, dérive surtout de la mélodie de Gluck. Entre Mozart et lui, des rencontres multiples et quasi littérales attestent la filiation et, dans tels chœurs, en maintes pages dont presque tout le second acte d’Orphée, son romantisme harmonique atteint quelquefois jusqu’au-delà de Beethoven. Enfin, en voulant « que l’Ouverture prévint les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on allait mettre sous leurs yeux », Gluck créa le modèle de l’Ouverture beethovenienne, d’où devait résulter plus tard le « Poème symphonique » de Liszt et ses conséquences pour l’évolution de la symphonie. Ces mérites seraient assurément suffisants pour illustrer un artiste et immortaliser un « musicien ». Quoiqu’ils diffèrent quelque peu de ceux qui lui valurent la renommée qu’il chercha et qu’on lui accorde, ils apparaissent les plus précieux, sinon peut-être les seuls certains, du chevalier Gluck. Et ici encore, comme avec Wagner ou Monteverdi, il se trouve que c’est la « musique pure » qui doit de la reconnaissance à un « réformateur de l’opéra ».

Lettres italiennes §

Tome LI, numéro 175, juillet 1904, p. 272-277.

Gabriele d’Annunzio : La Figlia di Jorio §

Un de nos journaux mondains les plus curieux, Verde e Azzurro, qui paraît à Milan, interviewait dernièrement les écrivains italiens en vue. J’ai suivi ces entrevues et j’ai remarqué que les auteurs de mon pays sont modestes : on chercherait en vain des grandes paroles et de ces gestes qu’on appelle beaux. Ils annoncent qu’ils travaillent, mais ils se tiennent sur leurs gardes, tellement que ce cycle de confessions finit par démentir la légende que les hommes de lettres sont des poseurs. Je trouve qu’ils parlent comme tout autre travailleur sans outrecuidance et sans préciosité.

Mais ce qui semble encore plus notable, c’est qu’on travaille beaucoup pour le théâtre et fort peu pour les éditeurs. Presque tous les écrivains annoncent quelque pièce et vis-à-vis de cette production à venir, je ne trouve que deux ou trois romans et une floraison inattendue de nouvelles.

Les jeunes et les vieux ont le regard fixé sur la scène ; on dirait que la lumière ne vient plus du Nord, ce dont je me suis toujours permis de douter, mais des planches du théâtre. En effet le théâtre italien a marché beaucoup depuis quelques années ; nous avons aujourd’hui, sinon des chefs d’œuvre, du moins des succès qui passent les frontières.

À remarquer le triomphe d’une tragédie nationale, la Figlia di Jorio, par Gabriele d’Annunzio, sur laquelle je vais revenir.

Est-ce pour cela que les jeunes négligent le roman, cette forme de littérature superbe, libre, indépendante ? Est-ce pour des raisons d’argent ? Je ne trouve plus, parmi la jeunesse littéraire actuelle, ces écrivains nés qui travaillaient avant tout pour eux-mêmes, ne s’inquiétant pas trop de l’accueil des éditeurs et du public. Étaient-ils des héros ou des maniaques ? Toujours est-il qu’à ces fous de jadis nous sommes redevables de ce mouvement littéraire qu’on a appelé, pour quelque temps, renaissance italienne.

J’ai nommé Gabriele d’Annunzio et sa dernière tragédie. Cet homme qui prêche continuellement la religion de la joie, la nécessité du plaisir, travaille comme un nègre. C’est à peu près le phénomène de Nietzsche qui prêchait la conquête des plus belles femmes par les hommes les plus forts, et qui, lui, vivait presque dans la chasteté. Gabriele d’Annunzio, le grand Prêtre de la Joie, passe sa vie sur le papier ; moi, qui ne prêche rien, j’ai toujours trouvé mon plaisir à me promener et à garder tant que je peux le loisir le plus rigoureux. C’est peut-être l’idée la plus courante, et tous les hommes tomberaient des nuages si on leur expliquait que le plaisir et la joie c’est précisément de travailler jusqu’à la mort.

Cela dit pour ne pas manquer à mes habitudes de médisance insignifiante, je constate avec le plus vif plaisir qu’il s’agit cette fois d’un succès colossal et sincère. Gabriele d’Annunzio vient de trouver la forme la plus directe et la plus empoignante pour parler à un public jadis si défiant. On a vérifié ce phénomène symptomatique : lorsque le poète manquait tous ses effets dramatiques, les snobs disaient qu’il faisait du Grand Art, maintenant ils lui tournent le dos, en regrettant qu’il se soit plié aux goûts de la foule ; ils se trompaient dans les deux cas. La Figlia di Jorio n’est réellement plus l’œuvre de l’artiste qui écrivait la Gloria, la Ville Morte, Francesca da Rimini. Seulement, il croyait alors que le public goûterait le Grand Art : et puisqu’il s’est aperçu qu’il s’était trompé, il se donne maintenant à l’Art Petit. Cela peut être la fin d’un poète, mais sans doute c’est le principe de la richesse ; et la richesse est une poésie à son tour.

Enrico Corradini : Le Sette lampade d’oro §

Enrico Corradini n’a pas donné le titre de nouvelles à son volume le Sette Lampade d’oro, quoiqu’on pût appeler couramment de ce titre les quatorze fragments de vie générale qu’il rassemble dans son livre. J’y retrouve tout l’esprit original qui inspire les romans de cet écrivain et le but philosophique qu’on n’a pas l’habitude de rechercher dans ce genre de prose. Enrico Corradini, directeur aujourd’hui d’une revue, Il Regno, courageusement réactionnaire, toujours fidèle à son programme d’ennemi du peuple, toujours sur la brèche pour son idéal d’individualisme, se trouve dans une période d’activité multiple qui réjouit les appréciateurs de son talent. Le Sette Lampade d’oro seront suivies dans l’année par un roman et par un recueil d’œuvres dramatiques, que l’auteur a fait jouer récemment.

Ugo Ojetti : Il cavallo di Troia §

Trop légères et presque sans signification générale, les nouvelles qu’Ugo Ojetti vient de publier sous ce titre : Il cavallo di Troia. L’auteur est le plus mondain de nos socialistes révolutionnaires et le plus inconstant de nos littérateurs. C’est pourquoi les littérateurs et les socialistes discutent encore s’ils doivent l’accepter définitivement dans leurs rangs. Il aurait plusieurs titres pour et contre : les socialistes lui reprochent de collaborer à quelque revue crassement bourgeoise sous le pseudonyme de Comte Octave ; les bourgeois lui reprochent de collaborer à un journal révolutionnaire sous le pseudonyme de Florindo ; les littérateurs lui reprochent de faire trop de reportage international pour les journaux politiques ; mais les journalistes ne peuvent pas oublier qu’il a écrit et qu’il va écrire quelques romans. Sa position est donc des plus intéressantes, et loin de le condamner, je trouve qu’Ojetti doit sa renommée justement à la pluralité de son âme profondément moderne, qui lui permet d’être avec tous et avec personne. Il n’y a que les imbéciles qui soient fidèles à leur programme.

G. Cena : Gli Ammonitori §

Je ne me rappelle pas avoir parlé ici de deux auteurs qui, sous des points de vue différents, s’affirment soudainement comme des écrivains dont on peut attendre beaucoup. L’un, Giovanni Cena, publiait, il y a cinq ou six ans, un poème, Madre, de haut mérite ; puis il se taisait tout à coup. Esprit indépendant et libre, il vivait en bohémien à Turin, où le directeur de la Nuova Antologia le rencontra un jour et lui confia la rédaction littéraire de cette importante revue, ce qui absorbe presque totalement son activité. Mais, jeune encore, il sut se soustraire au danger de lire et de publier simplement les manuscrits des autres, et voilà que récemment paraissait, dans la nouvelle Bibliothèque de la Nuova Antologia, un roman de G. Cena, Gli Ammonitori. C’est l’étude profonde et personnelle d’une âme d’anarchiste, d’un type humanitaire et paradoxal, qui arrive par des raisonnements de la plus stricte logique à se jeter sous l’automobile du roi, dans l’espoir de faire un geste suprême qui soit utile à l’humanité entière… L’esprit d’observation, que l’auteur a largement semé dans ce beau livre, décèle une longue habitude des milieux et des états d’âmes qu’il décrit, et, en effet, lors de ses pèlerinages à Paris et à Londres, M. Cena eut plusieurs occasions de rencontrer ces ammoniteurs de la Société, ces prophètes, capables de tuer les autres ou soi-même, peu importe, pour se sacrifier à l’Idée qui hante leur cerveau.

Le roman est carré, solide ; le style bref et sobre ; personne ne dirait qu’il s’agit du premier livre d’un écrivain qu’on, jugeait jusqu’à hier comme un poète.

A. Beltramelli : Anna Perenna, Gli uomini rossi §

L’autre jeune dont je dois parler est Antonio Beltramelli, un esprit sauvage, que j’ai connu à Rome il y a trois ans. Il a abandonné Rome depuis quelque temps pour revenir à sa Romagne, qu’il connaît intas et incate, et il publie d’un coup un roman, Gli uomini rossi (Les Hommes rouges) et un recueil de nouvelles, Anna Perenna, l’un et l’autre inspirés de sa terre, de ses types, de ses coutumes. Gli uomini rossi est une satire de ces républicains qui, comme parti politique en Italie, ne comptent plus et qui ont été surpassés et presque absorbés par les socialistes. En province, les hommes rouges peuvent encore s’illusionner d’être quelqu’un ; mais voici que M. Beltramelli nous en donne un portrait si fin, si spirituel, en décelant la bonhomie de ces terribles révolutionnaires, que, dit-on, le livre satirique vient de provoquer un vrai scandale dans les cercles républicains de la Romagne. Dans le roman, la fille d’un révolutionnaire, sourde à l’idéal politique, s’enfuit avec le fils d’un comte, d’un des plus acharnés réactionnaires ; d’où une série d’épisodes des plus amusants… Le recueil de nouvelles est inspiré, au contraire, de cette sentimentalité brusque qu’on connaît chez les fils de la forte Romagne ; et les deux livres montrent une originalité de forme et de pensée, âpre, robuste, indépendante, qui place M. Beltramelli tout à coup parmi nos meilleurs écrivains. J’aurai sans doute à reparler de lui et de M. Cena dans mes chroniques à venir.

C. Giorgieri-Contri : Felicità del Sonno §

Un poète qui revient au roman est Cosimo Giorgieri-Contri. Titre du roman : Felicità del sonno (le Bonheur du sommeil), et comme épigraphe le quatrain de Michel-Ange, qui commence :

Grato m’è il sonno e più l’esser di sasso…

Cosimo Giorgieri-Contri a déjà écrit, dans sa verte jeunesse, lo Stagno (l’Étang), roman qui avait les intempérances caractéristiques de l’âge de l’auteur. Celui-ci, la Felicità del sonno, est extrêmement supérieur par la forme et l’architecture. Il s’agit d’une dame qui vit à Lucques, dans le plus profond sommeil des sens et de l’esprit, la ville aidant : et un jeune homme volage, sensuel, égoïste, la réveille, puis l’abandonne pour d’autres amours, et la pauvre se débat désormais dans les affres d’une jalousie passionnelle, en regrettant eu vain les beaux jours où tout en elle dormait.

Le profil des personnages est sûr et exact ; la psychologie des âmes et de cette petite ville de province qui dort et bâille éternellement, rapide et incisive. Nous avons, enfin, la révélation d’un vrai romancier, auquel je souhaite de ne point s’arrêter sur cette voie.

Giulio Orsini : Fra Terra ed astri §

Je dois quelques mots à un poète, dont j’ai l’honneur d’avoir parlé le premier dans ces chroniques, il y a deux ou trois ans : Giulio Orsini. Depuis lors, les critiques italiens et les journaux les plus en vue ont décerné les éloges les plus vifs au jeune écrivain, mais toujours est-il que le premier encouragement au poète est parti de cette Revue, et j’en suis fier. Giulio Orsini vient de publier ses vers en volume, avec le titre : Fra terra ed astri (Entre la terre et les astres). Nous sommes vis-à-vis d’un poète, qu’on ne peut ranger ni parmi les suivants de d’Annunzio ni parmi ceux de Pascoli ; il est lui, avec son originalité bizarre, avec cet indéfini qui est peut-être le secret des vrais poètes et qui échappe malheureusement à ceux qui ne connaissent pas profondément la langue dont le poète se sert. Il est tendre et désolé, railleur et passionnel, léger et profond ; ce qui constitue un caractère des plus complexes, des plus intéressants, tellement que le recueil de ses vers a marqué un vrai succès dans le monde littéraire.

Je renvoie à une chronique prochaine quelques notes sur Candidati all’immortalità par G. De Frenzi, collection de types littéraires italiens vus de près. Le livre était attendu depuis longtemps, et je me rappelle l’avoir annoncé ici il y a un an. Les dessins et les portraits sont de M. Majani, un artiste bolonais que les Parisiens apprécieraient fort.

P.-S. §

P.-S. — Monsieur et cher Confrère, Je vous prie de vouloir faire ajouter une note à ma Chronique et précisément au passage qui se réfère aux poésies de Giulio Orsini. Et voilà pourquoi : à la suite d’une enquête ouverte contemporainement par le Giornale d’Italia de Rome et par le mien sur ce poète mystérieux, on vient de découvrir que ce jeune homme n’a jamais existé : Giulio Orsini n’était que le pseudonyme du comte Domenico Gnoli, directeur de la Bibliothèque Victor-Emmanuel de Rome : M. Gnoli, ayant à se plaindre de la critique, publiait depuis trois ans ses poésies sous le nom du dit Giulio Orsini, autour duquel toute une légende menaçait de croître.

Ma chronique, ayant été écrite avant cette découverte curieuse, il est nécessaire d’ajouter la note dont je vous prie, et pour plus de détails vous trouverez ci-joint une coupure de mon journal qui raconte cette bizarrerie du vieux comte Gnoli.

Naturellement, le jugement que je donne des poésies de MM. Gnoli-Orsini reste toujours le même.

L. Z.

Échos.
Pour la suppression de l’Académie de France à Rome §

Tome LI, numéro 175, juillet 1904, p. 280-288 [287].

Parmi les morts qu’il faut tuer figure, au premier rang, l’Académie de France à Rome : morte dans l’opinion des artistes, elle vit pourtant de la lourde vie végétative des vieilles institutions d’État.

La Section des Beaux-Arts de la Société pour l’Éducation Sociale s’attaque à cette nuisible survivance. Sous la présidence d’Eugène Carrière, avec le concours d’artistes et d’écrivains, elle a élaboré, à sa séance dernière, un jugement motivé de condamnation contre l’Académie, et établi les principes d’un régime meilleur des rapports de l’Art et de l’État.

L’Académie de France à Rome doit disparaître parce qu’elle donne lieu à un concours qui est une barbarie et une cause de démoralisation pour les jeunes artistes.

Tome LI, numéro 177, septembre 1904 §

Archéologie, voyages §

Tome LI, numéro 177, septembre 1904, p. 764-771 [764-768].

E. Rodocanachi : Le Capitole Romain, ancien et moderne, Hachette, 12 fr. §

Précédé d’une étude très complète de M. L. Homo, de l’École Française de Rome, sur le Capitole dans l’antiquité, le nouvel ouvrage de M. Rodocanachi, Le Capitole Romain ancien et moderne, édité luxueusement par la maison Hachette, est sans doute le recueil le plus complet et le plus substantiel de documents qu’on ait publié encore sur la colline célèbre, ses monuments, leurs transformations au cours des âges et les événements multiples dont elle a été le théâtre. J’insisterai et c’est bien à dessein que j’emploie les mots : recueil de documents ; M. Rodocanachi, historien justement estimé et dont le bagage est déjà nombreux, ne s’est pas mis en peine d’écrire le livre qu’il était certes capable de nous donner ; il a préféré simplement disposer en bouts de chapitres sa documentation, présenter époque par époque, siècle par siècle, tout ce qu’il a pu recueillir d’intéressant ou de curieux sur le palais sénatorial, le palais des conservateurs, l’église de Santa-Maria Aracœli, le Mont Tarpéien ou Monte-Caprino, la reconstruction et la décoration des édifices, l’origine et la formation des musées capitolins. C’est une méthode qui en vaut une autre et l’ouvrage vient compléter ainsi un précédent travail de l’auteur : Les Institutions communales de Rome sous la Papauté ; mais ce n’est point l’œuvre qu’on pouvait attendre de M. Rodocanachi, car en se bornant à mettre en ordre des matériaux, à réunir et commenter des textes, on laisse au moins entendre qu’on n’a pas eu le temps de se servir des choses recueillies et qu’on les donne telles quelles, en pis-aller. Nous pensons bien qu’elles ne seront pas perdues ; qu’on tirera parti des études, des textes et des notes qui composent ce lourd volume ; peut-être même des érudits consciencieux, trouvant la besogne prête, sauront gré à M. Rodocanachi de son désintéressement. Mais on peut craindre que le lecteur, obligé de faire lui-même un travail de restitution et de mise au point que l’historien actuel n’a pas cru devoir entreprendre, ne se rebute et ferme hâtivement un livre qui, malgré tout, est de grande valeur, et dans lequel on ne saurait reprendre que la forme ingrate dans laquelle il est présenté. Dussé-je me répéter une fois de plus, j’ajouterai qu’il n’eût pas été inutile, dans un ouvrage de cette nature, de donner quelques plans archéologiques, la topographie détaillée de Rome n’étant pas forcément familière à tous ceux qui liront M. Rodocanachi.

Des monuments si nombreux, temples, statues, trophées, bases dédicatoires, qui couvrirent au temps de la grandeur romaine ce mont Capitolio, à la fois sanctuaire et citadelle, qui évoque tout un monde de légende et d’histoire, le seul Tabularium subsiste en partie, formant les étages inférieurs du palais sénatorial ; du côté du Forum, on reconnaît encore ses assises puissantes contre lesquelles se dresse la tour carrée dite de Nicolas V, un des derniers vestiges de la forteresse qui constituait le palais au Moyen-Âge. Jusqu’au xvie siècle où il perdit son aspect féodal pour devenir le correct monument, symétriquement encadré qu’on peut voir aujourd’hui, ce fut en effet un véritable château fort, flanqué de quatre tours inégales, crénelé et dominé au centre par un haut campanile percé de larges baies ; au xive siècle, il avait encore une double enceinte et un pont de bois. De vieux dessins de Heemskerk et de Kock, le plan de Legerio conservé au British Museum (1552), la série des plans publiés à Rome par E. Rocchi (Le Piante di Roma, 1903) le montrent sous cet aspect ; mais sur la façade, un escalier droit conduit à une loggia formant deux étages ; du côté du Monte Caprino, près duquel se tenait un marché, s’ouvrait une fenêtre d’où le Sénateur était tenu, selon sa charge, d’assister aux exécutions capitales ; le Tabularium avait été aménagé en dépôt de sel. Des travaux de détail, intérieurs et extérieurs, avaient d’ailleurs considérablement modifié le vieil édifice, lorsque l’arrivée de Charles Quint fit mettre en avant un projet de transformation complète du palais et de la place. Ce fut alors une fièvre de démolition, de restauration et de construction ; le Forum fut bouleversé et l’on y rasa plus de deux cents maisons ; des églises, d’anciens édifices furent abattus pour permettre aux Romains de faire à l’empereur une entrée digne de lui. Le Conseil communal, sans doute poussé par le pape, s’adressa à Michel-Ange qui traça un plan d’ensemble, — à peu près exécuté dans la suite — et qui non seulement donnait au palais sénatorial une belle façade classique, mais prévoyait comme encadrement deux édifices du même style s’avançant sur les côtés de la place. Les anciennes constructions étaient, il est vrai, respectées et Michel-Ange se contenta, en unissant les deux tours des angles par une façade régulière, de voiler l’enchevêtrement de loggias, de réduits, d’escaliers qui était le résultat confus mais pittoresque de cinq siècles de transformations, — et il est permis de dire que ce n’est pas l’œuvre la plus heureuse de Buonarotti. La réfection de l’édifice de droite, le palais des Conservateurs, fut entreprise en même temps et l’on appropria la vieille bâtisse à colonnades qui existait dès 1408 sous le nom de résidence des bannerets et qui était du reste dans un triste état de délabrement. Le troisième palais, qui contient la plus grande partie des collections commencées en 1471 par Sixte IV et que nous connaissons sous le nom de Musée du Capitole ne fut bâti qu’au xviie siècle. Mais depuis longtemps on avait tracé et déblayé la place à laquelle on accède par un escalier monumental dont le sommet est décoré par les groupes antiques des Dioscures et la balustrade par les trophées de Marius, et en 1538 on y avait placé la statue équestre de Marc-Aurèle, apportée de Saint-Jean-de-Latran. Un second escalier contigu prend à gauche, et s’élève en s’écartant jusqu’à la vieille église d’Aracœli, demeurée debout sur la colline. — Il est surtout, curieux de constater, devant cet ensemble d’édifices, que le Capitole Romain, achevé après tant de traverses et de répits, s’ouvre exactement à l’opposite de l’ancien Capitole de la République et de l’Empire. Les monuments antiques s’élevaient en perspective du Forum et c’était seulement par les voies du Forum qu’on y accédait ; ils n’avaient aucune communication directe avec le Champ-de-Mars. Maintenant, seuls les murs du Tabularium surplombent les grandes ruines tragiques de la Ville Éternelle. Transformés, remaniés au cours des âges, enjolivés et ennoblis, les palais du Peuple Romain, qui retrouvèrent tout leur prestige dans le réveil des idées municipales au xiie siècle, ont tourné le dos aux vestiges de la Rome ancienne ; ils regardent l’Occident où s’est développée la Rome des Papes et la capitale de l’Italie unifiée.

Nous ne pouvons nous arrêter davantage sur ce livre qui restera précieux à consulter pour la période encore si mal connue du Moyen-âge romain, et nous ne relèverons que quelques détails typiques indiquant avec quel soin M. Rodocanachi a recueilli les moindres renseignements au cours de ses recherches. — Au Capitole avaient lieu les couronnements poétiques dont celui de Pétrarque demeura le plus célèbre, et à côté du texte de sa harangue publié intégralement, nous trouvons mentionné qu’un brevet lui fut remis, lui donnant le droit de porter la couronne de myrte et « le costume de poète ». — Le Capitole possédait une mesure sur laquelle on plaçait les poissons qui arrivaient au marché ; ceux qui dépassaient la mesure avaient la tête coupée et cette tête revenait aux conservateurs. — On exécutait les arrêts de mort au haut du grand escalier, près d’un lion de marbre qui symbolisait la grandeur de Rome, et avant chaque exécution la cloche du Campanile sonnait trois volées ; lorsque la cloche ne sonnait pas, c’est que l’exécution avait lieu sans arrêt de justice. — Une vieille tradition faisait également aux Romains un devoir de posséder un lion vivant ; on le mentionne encore au xve siècle ; après sa disparition, le gardien réclamant, les Conservateurs, pleins de mansuétude, lui continuèrent cette sinécure, si bien que sa vie durant il resta gardien d’une bête qui n’existait plus, — avec tous les avantages attachés à l’office. Il y eut même plus lard un gardien du cheval de Marc-Aurèle, qui n’a jamais été que de bronze. — Quelque chose comme notre architecte de l’obélisque !

A. Dry : Trinacria, Plon, 3 fr. 50 §

Trinacria, de M. A. Dry, c’est la Sicile actuelle beaucoup plus que, selon le titre, l’île ancienne des temples grecs et de l’occupation romaine, un livre de promenades et d’observations, informé, agréablement écrit et d’une expression presque toujours juste. On y retrouve Messine, Taormina, Catane la noire, les ruines de Syracuse, d’Agrigente et de Sélinonte, Palerme et ses souvenirs admirables de l’époque normande, la Palatine et Montréale ; puis à travers les sites pittoresques, voici des petites villes presque ignorées du Moyen-âge, juchées sur des rocs au temps des Hohenstaufen comme Castrogiovanni, — l’antique Enna, — et San Giuliano au mont Éryx, — élevées près des décombres classiques comme Castelvetrano et Girgenti. Mais les descriptions de cités et de monuments dans ce volume tiennent peu de place et c’est surtout la vie présente, les idées, l’état social qui ont retenu M. Dry. La Sicile, maintenant encore, garde une physionomie et des aspirations spéciales dans les divers États qui constituent la monarchie italienne. Il a cherché à dégager ce caractère à part ; et l’on sait qu’il est toujours intéressant d’écouter ceux qui se renseignent dans les pays qu’ils traversent, savent voir et traduire clairement des impressions, — qui rapportent de leurs voyages assez de l’aspect des choses et de l’âme des hommes pour nous aider à notre tour à les expliquer et les comprendre.

Publications d’art.
Émile Bertaux : Rome, H. Laurens, 4 fr. §

Tome LI, numéro 177, septembre 1904, p. 799-806 [803].

À la même librairie, la série des Villes d’Art célèbres se continue. Rome était un sujet si vaste qu’il ne paraissait pas facile de le faire rentrer dans le cadre restreint d’un volume de 170 pages. M. Émile Bertaux s’y est résigné et son livre sur la Rome antique est une vulgarisation agréable et succincte de ce que l’érudition a su découvrir ou préciser sur la question.

Tome LII, numéro 178, octobre 1904 §

Les Journaux.
Les conditions du théâtre en Italie (Le Temps, 29 août) §

Tome LII, numéro 178, octobre 1904, p. 235-240 [239-240].

Tandis qu’en France un auteur dramatique n’écrit d’abord que pour un public, celui de Paris, et même pour une fraction de ce public, puisque chaque théâtre à sa clientèle, souvent très différente de la clientèle voisine, il faut en Italie plaire à la fois ou successivement au public des cinq ou six grands théâtres répandus dans toute la péninsule.

« Oui, certes, nous dit Mathilde Serao, c’est un pays trop long que l’Italie ! Où est-elle, cette capitale de la pensée, du verbe, de la poésie, de l’art qu’est Paris chez vous ? Où est-il, le foyer d’où jaillissent les étincelles et auquel on allume le flambeau qui crée et éclaire l’œuvre ? À Rome vous trouverez un Quirinal, un Parlement, des ambassades et des ministères, mais pas un grand poète, pas un grand peintre, pas un grand romancier.

« Ce déplorable manque d’unité, cette fatale absence d’un centre a dispersé les forces artistiques des écrivains ; elle a bien souvent rendu vains leurs efforts en leur imposant toujours de mortelles fatigues, mais, bien plus, elle a frappé au cœur le théâtre italien.

« Si les quelques romanciers d’Italie sont des apôtres de la plume et souvent en sont même des héros, tant il leur faut de courage pour continuer leur ingrate besogne, au milieu de l’indifférence d’un public qui ne les comprend pas, les comédiographes, les dramaturges sont, quant à eux, de vrais martyrs.

« Il n’en est point, du plus obscur au plus brillant, qui ne passe par toutes les tortures de la Croix ! Pensez donc. À Paris, un auteur dramatique sait pour qui il écrit ; c’est-à-dire qu’il sait qu’il écrit pour les Parisiens et Parisiennes, public qui semble multiple, divers, à mille faces, mais qui est plus simple, beaucoup plus simple qu’il ne le paraît, public facile à saisir pour un écrivain de talent, public fait pour tout entendre, pour tout admettre : public fin, très fin, en même temps que débonnaire et doué de cette indulgence courtoise qui est dans le caractère, qui est dans la race !

« Comédie-Française, Gymnase, Odéon, Renaissance, Vaudeville, Porte-Saint-Martin, Ambigu, partout vous trouvez une démarcation bien établie, des limites idéales, mais fixes, des bornes qu’on ne peut franchir, et l’auteur peut tisser le canevas de son œuvre d’une main sûre, sauf à y mettre ensuite des couleurs originales ou banales ; mais quant au canevas, il ne se trompera jamais.

« Voyons maintenant l’infortuné auteur dramatique italien ! Pour quel théâtre écrira-t-il ? À quel public devra-t-il s’adresser ? Savez-vous combien l’on compte de scènes italiennes qui décident du succès d’une comédie ou d’un drame ? Dix principales : Milan, Turin, Venise, Rome, Naples, Gênes, Florence, Bologne, Palerme et Trieste. Il y a aussi des scènes de second ordre, mais qui ont des traditions et de l’autorité comme Sienne, Brescia, Parme, Ferrare, Livourne et Catane.

« Seize théâtres ! seize public d’origines diverses, d’éducation intellectuelle différente, de tendances morales variées ! seize publics représentant autant de tempéraments, de caractères, de mœurs distincts, qu’il faut séduire, subjuguer et vaincre avec la même œuvre d’art. »

Mais c’est la décentralisation, cela ! On la réclame en France ; il semble que sans décentralisation la vie intellectuelle soit impossible. Apprenons, par l’exemple de l’Italie, à ne plus la désirer.

Publications d’art.
Péladan : La Dernière leçon de Léonard de Vinci, Sansot, 1 fr. §

Tome LII, numéro 178, octobre 1904, p. 240-248 [242].

M. Péladan, qui semble avoir dépouillé sa défroque de Sar, s’est efforcé de reconstituer avec adresse ce qu’avait pu être La Dernière Leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan (1499). C’est là un exercice qui demande beaucoup de lecture, de la subtilité et des qualités d’assimilation psychologique, malheureusement, le résultat n’offre jamais un intérêt à la hauteur de l’effort dépensé. Dans le cas présent, l’auteur a beau nous avertir que ces Memorabilia sont tirés des cinq mille pages des manuscrits du Vinci, comme nuls guillemets, nulles italiques ne nous fournissent d’indications, il est pénible de rester sans cesse dans l’indécision de savoir ce qui reste intact de la pensée du Maître et ce que l’adaptateur a jugé bon de lui adjoindre.

Tome LII, numéro 179, novembre 1904 §

Guy de Maupassant et Gabriel d’Annunzio. De la Normandie aux Abruzzes §

Tome LII, numéro 179, novembre 1904, p. 289-315.

De charitables esprits ont déjà pris soin de nous prévenir que la prose ou les vers de G. d’Annunzio n’étaient pas sans analogie avec les œuvres de quelques-uns de nos romanciers ou de nos poètes. Notre intention n’est pas de rouvrir un débat stérile en cherchant querelle à un écrivain dont les emprunts en question ont fort peu engagé la probité littéraire et nullement compromis l’originalité. La découverte des sources, en matière de littérature contemporaine, tend à devenir une affligeante manie ; j’ajoute qu’il est trop facile d’y céder, et de trouver partout des imitations, des démarquages ou des plagiats.

Que G. d’Annunzio ait traduit quelques paragraphes et plusieurs phrases de G. de Maupassant, sans les accompagner d’inesthétiques guillemets et de références importunes, cela ne témoigne pas seulement d’une lecture attentive, d’une mémoire complaisante et d’une méthode de travail un peu rapide. Qu’il ait plus d’une fois choisi des sujets traités par l’auteur d’Une Vie, cela atteste entre ces deux tempéraments d’artistes une affinité qu’il peut être intéressant d’observer. S’il y a des transpositions de Maupassant dans les œuvres de d’Annunzio, il n’y a nulle part de pastiche continu : on peut déplorer ces rencontres, qui sont rares, et en rendre responsable une certaine hâte à produire en même temps qu’une habitude fâcheuse de mettre en fiches, sans précaution critique, des souvenirs de lecture. Mais a-t-on le droit de prononcer le mot de plagiat ? et n’a-t-on pas plutôt le devoir d’expliquer ces analogies, celles surtout des sujets d’inspiration, plus significatives, par la parenté d’intelligence et de sensibilité, qui rapprochent deux écrivains de même race, mais de milieux différents ?

Nous choisirons comme terme de comparaison les Novelle della Pescara, où les emprunts faits à Maupassant sont particulièrement nombreux ; ce livre pose précisément une question de milieu assez piquante : il nous est donné comme une sorte de chronique locale du pays où l’auteur a recueilli ses premières impressions ; c’est à Pescara, dans la province de Chieti, au bord de l’Adriatique, qu’il a vécu ses années de jeunesse ; c’est à ce sol qu’il tient par ses ancêtres, par la formation de sa conscience et de son imagination, c’est à lui qu’il revient, avec la nostalgie des premiers souvenirs, à travers son culte d’artiste voué à la nature. Toutes les nouvelles de la Pescara ont pour cadre la province de Chieti, pour personnages de grands seigneurs, des bourgeois, des paysans ou des pêcheurs de cette terre, pour sujets, des aventures tragiques ou comiques, quelques-unes réelles, la plupart imaginaires, qui se sont déroulées sur les rives du fleuve Pescara. Comment se fait-il alors que des paysages normands s’évoquent parfois dans la vision de l’écrivain italien, que des types du pays de Caux, que des traits de mœurs observés et des anecdotes recueillies dans les environs de Rouen ou du Havre se soient prêtés à la singulière transposition que leur fait subir G. d’Annunzio dans ses nouvelles pescaraises ?

I §

Deux définitions sommaires ont été données du tempérament de Maupassant qui ne laissent pas de convenir assez exactement à celui de d’Annunzio : « c’est un faune un peu triste, revenu à la vie primitive », écrit J. Lemaître, « un taureau triste », disait plus brutalement Taine. Qu’il y ait du faune dans l’auteur du Canto Novo et de l’Intermezzo, il n’y a qu’à lire ses premiers vers pour s’en convaincre : les exigences sans mesure de ses sens y tiennent une grande place ; un jour d’été, il guette à l’ombre d’un platane la nymphe craintive qui cache mal sous ses longs cheveux la nudité de son corps agile ; il la poursuit sous les oliviers, il l’atteint, la terrasse et la possède sur l’herbe, chaude de son désir, plonge les mains dans sa fauve chevelure, et vibre tout entier « comme une flamme sonore », tandis que les arbres, les collines et la mer exaltent sa vigueur triomphante. Du faune antique il a aussi cette initiation mystérieuse qui l’associe à tous les frissons de la nature, à la volupté féconde éparse dans les bois et dans les campagnes, à la vie continue, irrésistible et silencieuse qui jaillit de toute part : comme le satyre de V. Hugo, il écoute, pensif, le chant sauvage qui s’éveille en mai dans la forêt, sur la mer, sur les moissons et les vignes en fleurs ; et ce chant est en lui, les vibrations éternelles du monde retentissent dans son cœur mortel, les germes de toutes les vies bouillonnent dans sa vie humaine : quand il s’étend au fond de sa barque, livré aux caprices de la mer, offrant au soleil ses membres nus, il sent de son corps gigantesque s’élever une forêt et naître l’île inconnue que des matelots découvriront un soir. Aussi est-ce à Pan que le poète porte le plus volontiers ses offrandes, des fruits, du miel, une tasse d’argile pleine de lait de chèvre.

Quant au « taureau triste »… G. d’Annunzio a écrit, avec une complaisance marquée, sur le treizième travail d’Hercule, des vers éloquents où l’on devine que les demi-dieux n’ont pas tout à fait déserté la terre et que les belles mortelles ne sont pas insensibles à leurs âpres caresses. Leurs promesses hantent visiblement le poète. À l’époque même où il écrivait ces vers, un autre écrivain, rendu célèbre par un poème qui lui valait un procès pour atteinte aux bonnes mœurs, une truculente justification de Flaubert et la curiosité sympathique du public, menait à Paris une existence de « faune dans les grands bois », avec une fougue qui pouvait faire prévoir le caractère brutal de ses premières œuvres, débordantes de santé et de vie. Il y a une similitude frappante entre les débuts de G. d’Annunzio et ceux de G. de Maupassant ; ce n’est pas de leurs débuts littéraires que j’entends parler. Celui-ci s’abandonnait à d’imprévoyants excès dont s’alarmait la prudente affection de Flaubert ; comme son jeune ami lui parle de malaises physiques et moraux, de fatigue et de tristesse mal définie, le sage de Croisset répond : « Vous vous plaignez des femmes qui sont monotones. Il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir… Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça… Prenez garde à la tristesse. C’est un vice, on prend plaisir à être chagrin, et quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. » [Lettre du 15 juillet 1878.] Cependant qu’en Italie on s’entretenait avec un intérêt indulgent, dont bénéficiait le poète, des aventures d’un jeune dieu à qui Léda, Omphale ou Pasiphaé n’avaient rien à refuser, et l’on cherchait avidement dans ses vers l’écho frémissant de passions déjà célèbres, l’hymne reconnaissant à la luxure omnipotente, mère de tous les mystères et de tous les songes.

La sensualité dont tout l’œuvre de d’Annunzio et presque tout l’œuvre de Maupassant sont empreints n’est donc pas un simple jeu de poète ou d’artiste. Chez les deux écrivains il y a la même inquiétude perpétuelle, absorbante, de la femme, une sorte d’obsession non pas même de l’amour, mais de ce qu’il a de plus primitif et de plus général, de l’instinct sexuel : l’un et l’autre considèrent tous les gestes de l’amour comme des phénomènes si naturels qu’on les doit décrire sans embarras ni trouble ; le désir qui se renouvelle sans cesse n’a d’intérêt que par son assouvissement régulier ou brutal : tout sentiment qui détourne ou altère le désir est vain ; toute complication psychologique est fausse. Aussi les femmes qui occupent une si grande place dans les romans de Maupassant et de d’Annunzio sont-elles des courtisanes, maîtresses que domine la fatalité des sens et que des scrupules de morale ne troublent jamais, épouses qui se livrent comme des amantes. Bel-ami et André Sperelli (Il piacere), André Mariolles (Notre cœur) et Georges Aurispa (Il trionfo della Morte) se trompent eux-mêmes quand ils cherchent dans l’amour épuré l’oubli passager d’une passion moins chaste : Madeleine Forestier, Marie, Michèle de Burne sont de délicates créatures, les jolies amies d’un instant, les tendres ou coquettes consolatrices, celles qui reposent ou amusent le cœur convalescent. Mais après la blessure, après la fatigue ou le dégoût d’un jour, c’est vers Mme de Marelles, vers Hélène Muti, vers Hippolyte, vers la petite servante d’auberge, dont la perversité voluptueuse n’est gâtée par aucun détour sentimental, que revient, avec une ardeur toute neuve, l’amant régénéré, ou bien ce sont elles encore qu’il cherchera, égaré par un triste vertige, parmi les caresses dont il fait distraitement aumône aux autres.

De ces femmes qui ne sont que fines, élégantes et spirituelles, exquises compagnes, mais piètres amoureuses, Maupassant fait dire assez joliment à l’un de ses personnages : « Ma femme est charmante, provocante, seulement… elle ne vous laisse rien dans la main. Elle ressemble à ces verres de champagne où tout est mousse. Quand on a fini par trouver le fond, c’est bon tout de même, mais il y en a trop peu. » Et l’homme déjà cherche ailleurs l’ivresse qui n’est pas dans la mousse. André Mariolle a été séduit par un être raffiné, « de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agitée, irrésolue » qui, l’ayant distingué, a voulu faire de lui une sorte d’associé intelligent de sa vie : mais au jeu d’amour qu’il a entrepris avec elle, il s’est laissé gagner ; son désir meurtri, mal satisfait, se confie à une fille docile et simple. La morale du roman n’est pas, comme on l’a dit, qu’André Mariolle a besoin de deux maîtresses ; car la première ne compte pas, elle est, en réalité, l’amuseuse fragile qui finira peut-être par souffrir et s’humilier devant la vraie femme, celle qui suit l’instinct. De même le triste Olivier Berlin (Fort comme la mort) n’aime plus d’amour la maîtresse de ses jeunes années ; l’amère mélancolie des choses finissantes, le souvenir des tendresses lointaines tourmentent vainement son âme auprès de la femme qui n’a plus à lui offrir que de l’amitié ; celle à qui va son désir a le front jeune et les cheveux dorés : en elle, il retrouve l’image voluptueuse qui avait éveillé ses sens, la caresse des mains, le regard qui parle, le sourire qui promet les lèvres, les lèvres qui promettent l’étreinte…

La même opposition fondamentale entre l’instinct et le sentiment se retrouve dans l’œuvre de d’Annunzio. Nulle part elle n’est mieux exprimée que dans la Gioconda : Lucio le sculpteur doit aimer Silvia, l’épouse qui est toute douceur et toute bonté ; il veut l’aimer, il s’efforce de dompter la révolte de sa tragique passion. Mais son tempérament d’artiste se rebelle : « La bonté ! la bonté ! ainsi tu crois que la lumière doit me venir de la bonté, et non pas de cet instinct profond qui précipite mon esprit vers les plus superbes apparitions de la vie. Je suis né, moi, pour faire des statues… » Avec toute son âme et tous ses sens, il aime l’étrangère, la Gioconda Dianti, celle dont la sculpturale beauté crée et détruit, de seconde en seconde, mille harmonies divines. Comme elle, l’Hippolyta du Triomphe de la mort, l’Hélène du Piacere sont de merveilleuses créatures de chair, mais rien de plus : on ne voit pas bien quelle vie morale, quelle valeur intellectuelle elles peuvent avoir ; nul prélude psychologique ne précède leur passion, nul regret ne la trouble, nulle joie même n’accompagne l’assouvissement prolongé des sens. La nature extérieure à laquelle l’imagination du poète emprunte les prestigieux décors de l’amoureuse aventure, les formes d’art les plus raffinées auxquelles se complaît son talent descriptif, ne sont qu’un intermède lyrique ; dans leurs promenades sur l’Aventin ou à la Trinité des Monts, Hélène et André sont bien moins occupés de l’impérissable beauté de Rome et du charme de l’heure que de l’étreinte prochaine où se perdra une fois de plus leur désir, dans le poème musical de Tristan et Yseult ; c’est la fatalité de sa propre passion que Georges retrouve, et l’impossibilité de lutter contre l’instinct qui l’a indissolublement lié à l’Ennemie, et auquel il n’échappera que par la mort.

De cette volupté insatiable naissent en effet, chez Maupassant et chez G. d’Annunzio, la même tristesse de vivre et le même sentiment du néant : l’idée de la mort domine toutes leurs créations. On se rappelle le puissant dessin du maître Willette : deux amoureux de Lancret, Pierrot et Pierrette, étroitement enlacés, entendent soudain un roulement sinistre ; c’est la Mort qui passe en battant l’implacable rappel ; et une indicible terreur crispe la figure des deux amants. Cette angoisse mortelle, que le poète a douloureusement exprimée au milieu des plus douloureux frissons de la chair (Animal Triste, Panico, Sed non satiatus) traverse sans cesse les étreintes des couples, des deux éternels adversaires qui s’épuisent l’un l’autre : la tristesse atroce du désir infini et de la jouissance limitée leur apparaît, quand les sens sont las ; l’homme songe que toute sa jeunesse « barbare et forte » se consume entre les bras des femmes, qu’une bouche ardente suce infatigablement sa vie ; il est pris de haine pour l’image dont « aucun voile d’amour ne couvre plus l’inerte nudité », — alors vient l’heure fatale, le besoin de tuer et l’envie de mourir : Tempus destruendi ! C’est à un vertige charnel qu’obéissent Tullio Hermil (l’Innocente) et Georges Aurispa en précipitant dans la mort libératrice l’Intrus et l’Ennemie. La sensation du néant apparaît chez Maupassant dès ses premiers vers (Au bord de l’Eau) : l’amour tue l’homme, parce qu’on ne peut pas le limiter, et que les forces vitales s’épuisent plus vite que le désir (Fort comme la mort). Rien ne fait mieux sentir l’inutilité absolue de l’effort humain que l’impuissance finale de la sensibilité (Notre cœur). Maupassant jette le premier cri d’angoisse que répète après lui d’Annunzio : « Oh ! qui me donnera un sens nouveau, une volupté nouvelle ? » Et la même conclusion s’impose aux deux écrivains : la vie n’a plus aucun sens, elle est intolérable, du moment qu’elle est bornée, incomplète, impuissante ; la mort seule est capable d’arrêter l’élan du désir et d’empêcher qu’il ne se meurtrisse. La pensée du suicide naît, se précise et s’impose : épuisé de jouissances, l’homme s’anéantit dans l’oubli souverain.

Pour rendre l’obsession inéluctable de l’instinct, les deux écrivains ont des procédés d’expression analogues : les êtres vivants aussi bien que les choses ne les intéressent que par leurs signes extérieurs ; avec un vocabulaire essentiellement matériel, ils excellent à traduire d’une façon concrète les passions, les sentiments, les impressions. Aussi ne sont-ils parfaitement à leur aise que quand ils décrivent : tout objet tangible, tout phénomène physique apparaissent, à travers leurs phrases, plus réels que la réalité ; et quant à la prétendue psychologie des deux romanciers, elle n’est qu’une transposition en termes expressifs des phénomènes abstraits. Ainsi plusieurs journées d’Olivier Berlin et de Georges Aurispa sont racontées heure par heure, avec un choix très habile de circonstances extérieures, de menus faits de la vie, d’incidents significatifs qui nous font comprendre le progrès et la fatalité de la passion, bien mieux que les plus subtiles déductions de l’analyse directe.

Les sensations que Maupassant et d’Annunzio enregistrent et décrivent de préférence sont les plus suggestives et les plus voluptueuses : comme telles, les sensations de l’odorat, la notation des parfums tiennent dans leurs récits une grande place. Pour les exprimer, ils ont rencontré à peu près les mêmes images : chaque senteur évoque un souvenir et provoque un désir. L’ardent parfum qu’exhale un corps de femme fait songer à un fruit mûr : « Il y avait dans cette odeur une vision de fruits mûrs, de miel, de chevelures, de belles bouches brûlantes et de toutes les choses impures. » (Intermezzo, Preludio). « Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappel d’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouvé des parcelles de son existence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirs d’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées… » (Fort comme la mort). Aussi, lorsque les deux écrivains ont appelé les odeurs une « symphonie de caresses », cette expression n’était-elle pas pour eux une banale métaphore.

De même, la musique provoque une excitation mystérieuse des sens et réveille de voluptueux frissons : G. d’Annunzio ne décrit un concert, n’analyse une partition que pour nous faire assister à la naissance et à l’évolution du désir que le voisinage de la femme aimée provoque chez le dilettante.

« La dame est inclinée à son épinette. Au rythme de l’adagio, mes vers montent de sa nuque au nimbe de ses cheveux… » André Sperelli convalescent rêve de baiser les belles mains qui égrènent au piano les notes d’un menuet, et plus tard l’obsession du menuet troublera ses nuits de visions sensuelles. Chez Maupassant, Olivier Bertin, écoutant les mélodies préférées que sa maîtresse lui joue un soir de mélancolie, retrouve les souvenirs de sa passion déclinante, et refait avec une autre femme le rêve d’amour que ces mêmes mélodies berçaient autrefois. Cette puissance dangereuse de la musique, le caractère particulier d’excitation nerveuse et d’aspiration sans objet qu’elle communique à des organismes épuisés ont été fortement exprimés par Tolstoï, dans sa Sonate à Kreutzer.

Enfin, de l’inquiétude douloureuse qui suit la satisfaction de l’instinct se dégagent une appréhension morbide de l’inconnu et le besoin d’expliquer ce qui échappe aux sens : le rêve où se noie l’esprit, pour se libérer de la souffrance et du dégoût physiques, s’est également imposé aux deux écrivains. Ils aiment tout ce qui provoque la volupté des « paradis artificiels » : ainsi ils ont un attrait irrésistible pour l’eau qui cache, en elle plus de mystères que l’imagination n’en saurait inventer, et qui engourdit la volonté malade de son impuissance. C’est sur l’eau, celle de la Seine ou de la Méditerranée, que Maupassant a vécu toutes ses heures d’oubli, c’est à elle, aux parties de canotage de Maisons-Laffitte, de Croissy ou de Sartrouville, que sont liés ses meilleurs souvenirs d’amour. — C’est à elle qu’il demandera la guérison de ses nerfs ou le charme périlleux des hallucinations qu’il aimait. L’eau tient aussi une grande place dans la vie et l’œuvre de d’Annunzio : l’homme qu’une passion insatiable torture va chercher au bord des îlots l’apaisement du doute et l’espérance du néant. La vision de l’Adriatique, toujours associée à l’image d’une femme, traverse souvent les vers du poète des Odes navales :

Sur ma haute proue, Elle se tiendra debout dans le soir, semblable à une espérance dorée, et mes voiles rouges seront gonflées de joie sur la mer…

II. §

Malgré la diversité des pays qu’il a traversés et où il a placé l’action de ses nouvelles et de ses romans, Maupassant a toujours conservé au paysage normand la première place dans son œuvre. Tous ses souvenirs de jeunesse, toutes ses émotions d’artiste et ses trouvailles d’observateur tiennent à ces petites villes d’Étretat, d’Yvetot, de Caudebec et de Canteleu, où il vécut une longue enfance sans contrainte d’aucune sorte : sa vie avec les pêcheurs, ses promenades en mer, ses courses sur les falaises le forcèrent à la description précise et suggestive d’un terroir dont l’impression domine son premier roman tout entier et presque toutes ses nouvelles ; son séjour attardé dans un milieu bourgeois, dans les cités étroites et mortes où tout événement se dramatise, dans une province où tous les types sociaux sont peut-être mieux cristallisés que dans n’importe quelle autre région de la France, lui donnèrent ce sens de la réalité moyenne qui restera son meilleur titre de gloire.

Il semble au contraire que tous les efforts de d’Annunzio aient tendu à l’éloigner de plus en plus du sol natal, à le libérer des premières contemplations qui avaient sollicité son âme de poète. Ce sont les villes, les palais ou les villes princières qui lui fournissent un cadre digne des cas de sensualité raffinée qu’il se plaît à étudier ; c’est dans un monde artificiel qu’il s’efforce de réaliser l’idéal d’élégance perverse qu’il a conçu, et l’écrivain, pour ses romans, cherche au moins l’inspiration du décor dans la vie mondaine qu’il mène avec conviction. On le voit souvent aux chasses au renard de la campagne romaine, tandis que, sur les bords de la rivière Pescara, une petite maison jaune, aux volets clos, reste obstinément silencieuse, parmi les cyprès et les lauriers-roses du jardin abandonné : elle attend le retour du poète qui, dans le Bon Message, lui promettait sa vie et qui ne se soucie plus de venir réveiller les cordes muettes du clavecin silencieux dans le salon aux tentures flétries. Il y vint pourtant, et s’y fixa un jour, et ce fut précisément quand il écrivit les Novelle della Pescara.

Peut-être ne pourrait-on pas soutenir sans un peu d’artifice que la terre de Chieti, qui sert de cadre à toutes ces nouvelles, offre une ressemblance singulière avec la Normandie. Mais il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’un jour les Normands vinrent sur cette côte de l’Adriatique et que d’Ortona à Otrante, leur passage a laissé dans l’esprit des peuples, dans le type de la race, où les yeux bleus et les chevelures blondes ne sont pas rares, des traces aussi nettes que dans les monuments d’un art qu’ils transformèrent profondément : au pied des églises qu’ils construisirent, les cimetières gardent encore de l’oubli des noms aux sonorités françaises. Aussi, lorsque deux écrivains, l’un normand, l’autre pescarais, ont tenté, avec des chances inégales, de retrouver derrière la physionomie artificielle que le progrès des siècles et le mouvement de la civilisation ont imposée à la province normande et à la terre des Abruzzes les caractères essentiels, primitifs de la race, ont-ils trouvé dans des traits de mœurs, dans des habitudes de vie, dans des superstitions analogues, des sujets d’inspiration identique.

La mer est tout d’abord le thème fertile sur lequel se sont exercées l’imagination de G. de Maupassant et celle de d’Annunzio. Les deux poètes, attirés par l’instinct de leur race vers ces « sentiers obscurs de la mer » dont parlait Pindare, ont souvent porté leur observation sur la vie des marins et des pêcheurs : ils y retrouvaient quelque chose de leurs propres émotions, de leur goût pour l’existence rude, saine et libre des flots. L’isolement entre le ciel et l’eau, loin des villes et des hommes, l’illusion de se détacher de tout, d’oublier tout, de ne plus voir et sentir qu’en soi, le silence des grands espaces vides, sont un commun remède que tous les deux ont voulu chercher contre l’abus de la jouissance et l’ébranlement des nerfs. Dans ces moments-là ils ont eu l’intuition de ce qu’il y a d’étrange et de profondément dramatique dans les mœurs primitives et brutales des gens de mer. Ils se sont demandé, quand ils n’avaient pas eu l’occasion de les observer directement, quelles situations comiques ou tragiques pouvait créer cette vie nomade qui soustrait l’homme à toutes les contraintes habituelles de la vie civilisée, à ses habitudes, à ses affections naturelles, aux exigences du bien-être, comme au contrôle de la loi et souvent aussi aux obligations de la morale. Entre celui qui part et ceux qui restent, la mer met une barrière définitive : quand il s’éloigne des côtes, le marin se détache peu à peu de tous les souvenirs dont il a vécu ; loin de lui, sans lui, la vie des siens continue ; loin d’eux, il faut recommencer une autre vie, et les liens qui lui étaient le plus nécessaires et le plus précieux lui apparaîtront un jour comme faibles et vains. Si par hasard il revient, après une longue absence, l’irrémédiable rupture est consommée : chez lui, il n’est qu’un étranger. — Sur mer, loin de toute affection, de tout secours, de toute protection, il dépend uniquement, servilement, des compagnons qu’il s’est donnés : faible, malheureux ou souffrant, il est à la merci de leur pitié, comme aussi de leur sottise, de leur ignorance ou de leur cruauté. Ce sont là deux situations que G. d’Annunzio a reprises, après Maupassant, suivant un dessin analogue.

Dans le Retour (recueil Yvette, 1885), Maupassant conte l’histoire d’un matelot normand, Martin, qui a disparu à la suite d’un naufrage où on le croit perdu. Après trente ans d’absence, il revient au pays et trouve sa femme remariée. Dans Turlendana ritorna, G. d’Annunzio nous montre un marin pescarais, Turlendana, qui revient à Pescara, après de lointains voyages en pays exotiques : il arrive un soir, en bizarre équipage, suivi par un chameau et par un singe qu’il ramène avec lui. Pendant les trente ans qu’a duré la disparition, sa femme, la « Cecata », s’est remariée trois fois. Turlendana descend précisément à l’auberge tenue par la « Cecata » et se trouve en présence du quatrième mari de sa femme. La rencontre des deux hommes toute simple, vaut la peine d’être citée :


G. DE MAUPASSANT (pp. 190-191).

Levesque, ayant pris une chaise, lui demanda :
— Alors vous v’nez de loin ?
— J’viens de Cette.
— À pied, comme ça ?
— Oui, à pied…
— Ousque vous allez donc ?
— J’allais-t’ici.
— Vous y connaissez qué-qu’un ?
— Ça s’peut ben.
… Il mangeait lentement, bien qu’il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain.
Levesque lui demanda brusquement :
— Comment q’vous vous nommez ?
— Il répondit sans lever le nez :
— Je me nomme Martin.
— Etes-vous d’ici ?
Il répondit :
— J’suis d’ici.

G. D’ANNUNZIO (pp. 434-435).

À la fin, Verdura demanda :
— De quel pays venez-vous ?
— Je viens de loin.
— Et où allez-vous ?
— J’allais ici.
Turlendana mangeait ses poissons un à un. Après chaque poisson, il buvait une gorgée de vin.
— Comment vous appelez-vous ?
L’homme, interrogé, releva la tête de son assiette et répondit simplement :
— Je m’appelle Turlendana.
— Comment ?
— Turlendana…
— Ah ! Turlendana !……
Vous êtes d’ici ?
— D’ici.

Dans les deux récits, le dernier mari éprouve le besoin de montrer partout le revenant ; il semble que celui-ci lui appartienne, soit un peu sa chose, son bien, qu’il tire, quelque gloire de ce retour inopiné, et que la curiosité qui s’attache à son camarade rejaillisse jusqu’à lui. Aussi va-t-il de cabaret en cabaret, l’exhibant avec orgueil :


G. DE MAUPASSANT (p. 196).

Eh ! Chicot, deux fil-en-six, de la bonne, c’est Martin qu’est r’venu, Martin celui à ma femme, tu sais ben, Martin des « Deux Sœurs », qu’était perdu.

G. D’ANNUNZIO (p. 436).

Il traînait le revenant par un bras, à travers les buveurs s’agitant, criant :

— Voici Turlendana, Turlendana le marin, le mari de ma femme, Turlendana qui était mort ! Voici Turlendana ! Voici Turlendana !

La nouvelle En Mer (Contes de la Bécasse, 1883) est l’histoire d’un chalutier normand qui fait la pêche entre les côtes de France et celles d’Angleterre. Par une nuit de tempête, on jette à la mer le chalut, filet gigantesque, suspendu par de longs câbles, au bateau qui le traîne à sa suite. Une fausse manœuvre provoque un accident : l’un des marins a le bras pris, immobilisé et violemment serré entre le lourd câble et le bord du bateau. Le patron refuse de couper le cordage ; cette décision sauverait le blessé, mais perdrait le filet qui représente une grosse valeur. On parvient enfin à détendre le câble mais le bras est irrémédiablement perdu, broyé par l’étreinte qui l’enserrait. Alors commence en mer, à travers la tempête, un drame terrible : des soins absurdes, ignorants, barbares sont suggérés ou imposés au malade, qui, devant le péril de la gangrène, se décide à se couper lui-même le bras. Une amélioration se déclare, et le blessé rentre au port en assez bon état, avec le bras mort pieusement conservé dans la saumure. G. d’Annunzio a légèrement modifié cette donnée dans sa nouvelle il Cerusico di Mare (le Chirurgien de mer) : un bateau pescarais navigue entre la côte italienne et la côte dalmate ; l’un des hommes d’équipage s’aperçoit qu’il porte au cou une plaie inquiétante ; à travers les hasards d’une navigation longue et périlleuse, la blessure s’envenime. Et le blessé, littéralement torturé par la cruauté ignorante des autres marins, subit les traitements les plus extravagants et les plus sauvages. Il meurt avant d’être rentré au port. Dans les deux cas, les mêmes procédés servent à peindre l’horreur spéciale de cette situation : l’homme gravement malade en mer, privé de tout soin intelligent, sacrifié à l’intérêt de la navigation ou de la pêche dont un retard compromettrait le succès, est entièrement à la merci de ses compagnons. G. d’Annunzio s’est aussi souvenu du récit de Maupassant dans une autre de ses nouvelles, l’Eroe (le Héros) « l’Ummalido », en aidant au transport d’une statue de saint, a la main prise sous un poids énorme ; gravement mutilé, il n’en continue pas moins une tâche qu’il considère comme glorieuse, puis se coupe lui-même la main, comme le pêcheur de Maupassant, et l’offre à S. Gonzalve :


G. DE MAUPASSANT (p. 159).

Ils se jetèrent sur la corde, s’efforçant de dégager le membre qu’elle broyait. Ce fut en vain… Javel s’était laissé tomber à genoux, les dents serrés, les yeux hagards. Il ne disait rien…

Les amarres s’amollirent enfin et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.

G. D’ANNUNZIO (pp. 188-189).

Ses compagnons, tous ensemble, s’efforcèrent de soulever l’énorme poids. L’Ummalido était tombé à genoux. Il tenait ses yeux fixés sur sa main qu’il ne pouvait dégager, deux yeux larges, pleins de terreur et de souffrance, mais sa bouche tordue ne criait plus… Finalement, la statue fut soulevée ; et l’Ummalido retira sa main écrasée et sanguinolente qui n’avait plus de forme.

Nous avons montré quelle place l’amour occupe dans l’œuvre de Maupassant : il n’y a peut-être pas une seule de ses nouvelles qui n’ait pour sujet la fatalité du désir, sa tristesse, son impuissance finale, les conséquences lointaines, inattendues qu’un caprice d’un jour peut faire peser sur toute une vie humaine, les souvenirs, les regrets qui envahissent l’âme quand elle se croyait guérie et affranchie du passé. Parmi les cas singuliers de ce problème très général et très banal, il en est un qu’il a étudié avec prédilection : c’est l’espèce de timidité qui souvent fait reculer l’homme devant la satisfaction d’un instinct qu’il n’ose s’avouer ; combien de vieillesses solitaires et mélancoliques, combien d’existences manquées et misérables, s’expliquent par cette sorte de maladresse nerveuse qui empêche l’aveu, quand il était nécessaire, et qui laisse subsister une gêne pénible, un malaise douloureux jusqu’au moment où l’évidence de ce qu’il fallait faire et dire, la certitude d’un bonheur irrémédiablement perdu par la gaucherie d’un jour éclairent d’une révélation accablante la pauvre âme en peine qui se souvient. Cette situation fait le sujet de la jolie nouvelle Regret, dans Miss Hariett (1884) ; elle a été reprise avec bonheur par G. d’Annunzio dans la Veglia funebre.

Laval, du fond de sa solitude maussade de vieux célibataire sans famille, sans amis, sans affections, rêve du bonheur qu’il a manqué par lâcheté ou par indécision ; et soudain il comprend, trop tard, qu’il a aimé une femme, sans se l’avouer, il devine qu’il a dû être aimé d’elle, et que, pour ne pas avoir voulu croire à cet amour, il a gâté toute son existence. Il retrouve nettement, dans tous ses détails, l’épisode le plus caractéristique de leur rencontre, une promenade à la campagne, où elle s’offrit à lui, où lui ne sut pas la prendre. Pareillement, dans la Veglia funebre, le prêtre Emidio qui veille le cadavre de son frère, auprès de sa belle-sœur Rosa, découvre qu’il aima celle-ci, quand il n’était encore qu’un tout jeune homme et qu’elle aurait pu être à lui, s’il avait osé comprendre. Le souvenir qui fait tout l’intérêt du récit, la promenade en tête à tête de l’homme timide et de la femme, plus clairvoyante, plus décidée, est par les deux écrivains :


G. DE MAUPASSANT (p. 288).

Il la regardait, frémissant jusqu’au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeux ne fussent trop hardis, qu’un tremblement de sa main ne révélât le secret.

Elle s’était fait une couronne avec de grandes herbes et des lis d’eau, et lui avait demandé : « M’aimez-vous comme ça ? »

Comme il ne répondait rien, — car il n’avait rien trouvé à répondre, il serait plutôt tombé à genoux, — elle s’était mise à rire, d’un rire mécontent, en lui jetant par la figure : « Gros bête, va ! On parle, au moins ! »

Il avait failli pleurer sans trouver encore un mot. Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour…

Et il se rappela comme elle s’appuyait tendrement sur lui. En passant sous un arbre penché, il avait senti son oreille à elle contre sa joue à lui…

Quand il avait dit : « Ne serait-il pas temps de revenir ? » elle lui avait lancé un regard singulier. Certes elle l’avait regardé d’une curieuse façon…

— Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons.

G. D’ANNUNZIO (p. 200).

Le jeune homme la regardait, se sentant frémir jusqu’aux moelles et se sentant pâlir et craignant de se trahir.

Elle détacha d’un tronc, avec ses ongles, une longue spirale de lierre, l’enroula vivement autour de ses tresses et arrêta sur la nuque avec les dents du peigne l’éparpillement du feuillage… Elle demanda :

— M’aimez-vous ainsi ?

Mais Emidio n’ouvrit pas la bouche ; il ne sut que répondre.

Il aurait voulu tomber à genoux. Et comme Rosa riait d’un rire mécontent, il se sentait presque monter les pleurs aux yeux, dans son angoisse de ne pouvoir trouver une seule parole. Ils poursuivirent leur chemin. À un moment un petit arbre abattu coupait la route. Emidio avec les deux mains souleva le tronc, et Rosa passa sous les rameaux verdoyants qui la couronnèrent un instant.

… Soudain, Rosa se releva, regarda Emidio avec un regard singulier :

— Donc, nous partons ?

Et ils se remirent en route…

Tous les menus faits qui mettent en lumière la coquetterie provocante de la femme et la timidité maladroite de l’homme sont identiques, dans les deux nouvelles ; chez d’Annunzio, le récit, que nous avons ramené aux citations intéressantes pour la comparaison, est plus développé, et quelques détails où se complaît la description lyrique du poète ont été ajoutés.

Dans la physiologie de l’amour, dont G. de Maupassant a, lui aussi, écrit de nombreux chapitres, un autre problème l’a visiblement préoccupé : la paternité, conséquence souvent involontaire ou volontairement négligée, et dont la responsabilité surgit un jour, fatale et impitoyable, parfois amusante, presque toujours tragique. Plusieurs de ses nouvelles (Duchoux, l’Abandonné, Un Fils, le Champ d’oliviers) nous montrent directement un père ou une mère placés par la force des choses en face de l’enfant grandi, dont ils ignoraient l’existence, ou que leur intérêt les avait contraints d’écarter très loin de leur propre vie. Quel sort peut attendre un être dont la seule faute est d’être né ? Quel lien indissoluble continue pourtant à l’unir à ceux dont il avait un instant compromis le bonheur ? Telles sont les questions que se pose Maupassant, particulièrement dans l’Abandonné (recueil d’Yvette, 1885), et après lui G. d’Annunzio dans le Traghettatore (le Passeur).

La donnée des deux nouvelles est identique : une femme, mariée à un vieil officier que le hasard des campagnes forçait à de fréquentes et lointaines absences, est devenue la maîtresse d’un jeune homme, dont elle a eu un fils. Du jour où elle se sut enceinte, commencèrent pour elle l’angoisse et le remords ; elle accoucha furtivement, dans une petite ville de Provence, entourée des soins affectueux et inquiets de son amant. La naissance de l’enfant fit évanouir toute la terreur dramatique des mauvais jours : « le sentiment vague de sa maternité lui donnait un frisson profond, le premier cri de son fils lui ébranla l’âme jusqu’aux racines les plus profondes ». Brusquement, l’enfant lui fut arraché, porté et caché elle ne savait où. Elle ne le revit plus : vainement elle demanda à son amant l’endroit où vivait son fils, quand l’envie de le revoir la torturait plus âprement. L’homme, prétextant des raisons de prudence, la nécessité d’un secret absolu, resta inébranlable à toutes ses supplications. Elle se résigna, « revint chez elle et vécut auprès de son mari la vie de toutes les épouses » ; des années passèrent. Mais voilà que chez la femme vieillie, déjà proche de la mort, à un âge où le roman de sa jeunesse n’était plus qu’un très lointain et mélancolique souvenir, la mère se réveilla et en elle surgit l’impérieux besoin de connaître son fils, qu’elle sait vivant et qu’elle n’a pas revu, depuis le jour où elle embrassa pour la première fois l’être fragile, qui était né de sa chair et de sa volupté. À ce moment du récit, les deux romanciers arrivent à la même émouvante constatation par des voies légèrement différentes : chez Maupassant, la femme s’en va au bras de son amant, dans l’atmosphère énervante d’un lourd après-midi d’été, vers la ferme normande où vit le paysan rustre, aux instincts vulgaires, abruti par l’ivresse, qui est son fils ; et l’âme dolente qui a sacrifié toute sa vie au rêve orgueilleux de sa maternité se brise dans l’effondrement cruel de ses illusions. Chez d’Annunzio, la rencontre est plus tragique et plus imprévu le réveil : la mère a arraché à l’amant, sur son lit de mort, le secret qu’il ne peut plus lui refuser. Elle verra son fils ; elle ira seule vers la maison sordide, au bord du fleuve où le fils de donna Laura Albonico et du marquis de Fontanella vit de l’humble métier de passeur : elle le voit enfin, ce fils tant chéri à travers les mensonges de l’imagination, elle le voit tel qu’il est, vil, brutal, vicieux et sale ; dans la folie soudaine de son amour déçu, donna Laura se jette dans le fleuve.

Lorsqu’il a porté son observation sur les petites gens et sur les petites aventures de sa ville natale, lorsqu’il a voulu étudier quelques-uns de ces types populaires qui sont l’amusement ou l’effroi des campagnes, quelques-uns de ces menus incidents que l’ignorance et la sottise grossissent, et qui prennent au village les proportions d’un drame, G. d’Annunzio a plusieurs fois rencontré Maupassant. Par exemple, voici deux types de francs maraudeurs, écumeurs des champs et des bois, tirant profit sans scrupule de la naïveté ou de la cupidité des paysans, toujours à l’affût d’une confiance ou d’une bêtise à exploiter. « Ciavolà » et « Il Ristabilito », qui sont les deux acteurs de la bouffonne aventure contée dans la Fattura, font songer par bien des traits à Mailloche et à Chicot que Maupassant a mis en scène dans la nouvelle intitulée : l’Âne (recueil de Miss Hariett, 1884) Au physique, ils présentent le même contraste, l’un grand, maigre et chauve, l’autre petit et rougeaud ; la physionomie de ces deux couples sympathiques offre bien des traits communs :


G. DE MAUPASSANT (p. 209).

La peau de sa tête semblait couverte d’un duvet vaporeux… comme le corps d’un poulet plumé qu’on va flamber. Il semblait n’avoir jamais nu d’autre barbe qu’une brosse de courtes moustaches et une pincée de poils raides sous la lèvre inférieure… Il avait cet œil vif qu’ont les gens tracassés par des inquiétudes légitimes et les bêtes souvent traquées.

G. D’ANNUNZIO (pp. 341 et 342).

Son crâne était couvert d’une sorte de duvet semblable à celui d’une oie grasse toute plumée et qu’on va flamber…

… Il portait des moustaches dures et taillées comme une brosse. — Ses yeux ronds, vifs et mobiles, trahissaient une inquiétude incessante, comme ceux des bêtes traquées.

Les deux complices viennent de réussir l’un de leurs meilleurs tours : Mailloche et Chicot ont tué un vieil âne qu’ils vendent sur place, argent comptant, comme cerf ou biche, à un gargotier cupide qui croit faire un bon marché. « Ciavolà » et « il Ristabilito » ont volé un porc à Mastro Pappe ; ils arrivent, par un prétendu artifice de magie, à convaincre le propriétaire lui-même de ce vol. Et voici quelle est, chez les deux écrivains, la brève conclusion de récit :


G. DE MAUPASSANT (p. 223).

Et il s’enfonça dans la nuit. Mailloche, qui le suivait, lui tapait dans le dos de grands coups de poing pour témoigner son allégresse.

G. D’ANNUNZIO (p. 356).

Les deux compagnons s’acheminèrent vers Pescara, à pas pressés, marchant sous les arbres, l’un derrière l’autre. Et Ciavolà tapait de grands coups de poing dans le dos du Ristabilito, pour témoigner son allégresse.

On se rappelle le drame rustique conté par Maupassant dans la nouvelle : la Ficelle (recueil de Miss Hariett, 1884). Un jour de marché, un riche fermier, Maître Chicot, a été vu se baissant sur la route, ramassant et mettant avec soin dans sa poche un objet dont on n’a pu établir la nature. Le même jour, un portefeuille a été perdu. La trouvaille mystérieuse de maître Chicot, publiée par un de ses ennemis qui l’a épié, fait peser sur lui les plus graves soupçons. Arrêté, malgré ses dénégations, remis en liberté, quand le portefeuille est rapporté par le valet de ferme qui l’avait en réalité trouvé, il sort, la tête haute, de la mairie du village où on l’avait conduit ; son aventure qu’il répand avec complaisance dans tout le pays ne trouve que des incrédules. La sotte défiance, l’esprit madré et cupide des paysans se refusent à croire à l’innocence du fermier : on l’accuse d’avoir fait rapporter par un complice le portefeuille qu’il avait ramassé, avec l’intention de le garder, s’il n’avait pas été soupçonné. En vain il s’épuise en raisonnements ingénieux pour détruire la prévention générale : toute son argutie échoue, et ses plus subtils arguments ne réussissent qu’à affermir l’opinion établie contre lui. Toute sa vie est désormais bouleversée par ce simple événement : hanté par l’idée fixe de faire reconnaître son innocence, il perd le goût du travail, néglige sa maison et ses champs, et meurt à moitié fou, avec l’obsession délirante de son aventure qui le poursuit jusque dans son agonie. La fine di Candía de d’Annunzio expose plus longuement un cas identique : une vieille blanchisseuse est accusée du vol d’une cuiller : l’objet volé se retrouve : mais l’opinion publique est faite et Candia, triomphante, se heurte à l’incrédulité hostile du village entier. Alors, comme le personnage de Maupassant, la vieille s’en va de tous côtés, contant sans fatigue son histoire, avec sans cesse des détails nouveaux, pour détruire les soupçons qui continuent à peser sur elle. « Elle fit le tour de toutes ses pratiques. À chacun elle racontait le fait, à chacun elle exposait sa justification, ajoutant toujours un nouvel argument, entassant les mots sur les mots, s’échauffant, se désespérant devant l’incrédulité et la défiance ; vainement… Elle sentait que désormais tout moyen de se défendre lui était enlevé. Une espèce d’abattement profond s’empara de son âme. » Elle cessa de travailler, tout entière à cette histoire de cuiller qui l’obsède, tenue à l’écart par son ancienne clientèle : enfin, elle meurt : « Dans son agonie, lorsque déjà ses yeux agrandis étaient voilés comme par une eau trouble, Candia balbutiait : — « Ce n’est pas moi, Monsieur… voyez… puisque… la cuiller… » Les deux traits de mœurs caractéristiques qu’un pareil sujet mettait en lumière : la sottise malveillante d’un groupe de paysans bornés, accessibles aux solutions toutes faites qui satisfont le mieux leur ignorance et leur manque de générosité, et la hantise qu’un événement d’abord insignifiant arrive à exercer sur une conscience simple et droite, ont été sans aucun doute empruntés par G. d’Annunzio à la nouvelle de Maupassant.

Les Novelle della Pescara n’ont pas été traduites en français dans leur ensemble. Nous aurions pu multiplier les brèves citations que nous en avons faites pour les rapprocher de passages analogues empruntés à Maupassant ; mais nous avons surtout voulu montrer comment l’écrivain français fournit à G. d’Annunzio des motifs d’inspiration que celui-ci développe, assimile à sa propre substance et transforme avec les merveilleuses ressources de son lyrisme luxuriant. Fussent-elles plus nombreuses encore, ces transpositions ne prouveraient pas grand’chose contre l’originalité de l’écrivain italien dont la singulière destinée littéraire semble avoir été précisément d’italianiser, de convertir en une matière personnelle et d’adapter au génie de sa race des idées ou des images éparses dans les autres littératures européennes. Naturellement on ne s’est pas privé, surtout en Italie, de rechercher toutes les sources de d’Annunzio : on en a trouvé beaucoup, et sans doute il y en a d’autres encore : c’est un jeu facile, quelquefois amusant, que de découper dans la prose extraordinairement abondante et riche de l’auteur du Feu des morceaux de Nietzsche, de Péladan, de Dostoïevsky, de Swinburne, voire d’A. Theuriet. Parmi les étrangers auxquels G. d’Annunzio a rendu l’hommage d’un souvenir trop fidèle, il n’en est pas dont les tendances, les visions et les habitudes d’artiste répondent mieux que celles de Maupassant à son propre tempérament. C’est parce que les mêmes choses les intéressaient dans la vie, c’est parce que les mêmes thèmes leur étaient suggérés par la nature du pays où ils vécurent leurs premières impressions, que les deux écrivains se sont plus d’une fois rencontrés ; mais les récits de d’Annunzio ne font pas oublier les anecdotes narrées par notre maître-conteur, pas plus que le Lys dans la Vallée ne saurait jamais effacer la délicieuse historiette de la reine de Navarre qui lui a donné le jour. Les Nouvelles de la Pescara, presque toutes inspirées très directement de Maupassant, sont un démenti nouveau à ce mot plus spirituel que juste : « En littérature, quand on dépouille un homme, il faut avoir soin de l’assassiner. »

Littérature §

Tome LII, numéro 179, novembre 1904, p. 441-446 [441-442].

Ad. van Bever et Sansot-Orland : Œuvres galantes des Conteurs Italiens [seconde série]. « Mercure de France » §

Voici, de MM. van Bever et Sansot-Orland, la seconde série des Œuvres galantes des Conteurs Italiens. Une bibliographie critique précède l’œuvre choisie de chacun de ces conteurs. Le lecteur ne les lira guère, tenté d’abord par ces histoires d’amour, quelquefois tragiques, quelquefois comiques, toujours belles comme la vie. Ces notes critiques représentes cependant un travail important et complet : nous savons qu’il est réalisé, et au besoin nous le consulterons, égoïstement. En parcourant ces notices bibliographiques, on se rend compte que les traducteurs ne nous ont donné qu’une bien faible partie de l’œuvre de chaque conteur : ce qu’il y a de meilleur sans doute, et ce qui peut intéresser le public français. — L’un de ces contes : le Terrible châtiment, de Antonio Francesco Doni, est une terrible histoire qui fait songer à de l’Edgar Poë. C’est la vengeance sournoise et ironique d’un mari trompé. Après avoir fait secrètement étrangler l’amant de sa femme, qui était son ami, il le fit embaumer, et ordonna qu’on le plaçât tout habillé dans le lit de sa femme. Il alla ensuite trouver celle-ci, et, la prenant par la main, il l’emmena dans la chambre : « J’ai résolu, lui dit-il traîtreusement, de vous complaire encore sur une chose qui, par-dessus toute autre, vous est à cœur, et décidé que, non plus en secret, mais ouvertement, et avec ma volonté, vous en ayez la possession, car je ne veux pas qu’il y ait femme au monde qui puisse se vanter d’avoir plus que vous un mari aimable et dévoué. »

Après ce discours, d’une assez belle ironie, il la laissa devant le cadavre. Puis, ayant fermé la porte de la chambre, il la fit murer. Cette malheureuse victime de l’amour vécut ainsi sept ans, et, « autant par la douleur que par la puanteur du cadavre, elle termina ses jours en grande misère ».

Une autre nouvelle, de Cinthio, « le More de Venise », est sans doute la source du drame de Shakespeare. Chez le conteur italien, l’histoire, qui a peut-être un fonds de vérité, semble le récit d’un fait-divers. Shakespeare en a fait une histoire logiquement vraie ; le More devient Othello, le traître Iago : ils parlent, au lieu d’être racontés.

Fernand Caussy : Les Nouvelles de Girolamo Morlini, traduites du latin, Sansot §

M. Fernand Caussy nous donne, à la Bibliothèque internationale d’édition, l’œuvre complète d’un de ces mêmes conteurs, Morlini, qui écrivit en latin. La traduction, qui doit être exacte, puisque M. Caussy est un excellent latiniste, est encore élégante, et conserve du latin toute la hardiesse. Le mot n’est pas exagéré : ces nouvelles sont très licencieuses, au moins le paraissent-elles, maintenant que nous sommes habitués à plus de réserves. Au fond, nous agissons de même que ces moines : nous avons seulement voilé ces actes habituels d’un peu d’hypocrisie nécessaire. Nous avons des mots très doux qui signifient des choses très brutales : bonheurs, faveurs, abandons, etc. Ce vocabulaire conventionnel se renouvelle d’ailleurs presque chaque année, comme la mode.

Histoire §

Tome LII, numéro 179, novembre 1904, p. 446-456 [447-455].

Achille Luchaire : Innocent III, Rome et l’Italie ; Hachette. §

Cet ouvrage, qui fait l’effet d’un résumé, résumé excellent d’ailleurs et volontairement limité au rôle italien d’Innocent III, se présente sans aucune des notes et sans aucun des avertissements qu’on a coutume de trouver dans les livres de cet ordre. Quand nous disons : résumé, c’est que nous pensons au grand ouvrage de Fr. Hurter3, dont nous avons deux traductions françaises, celle de Saint-Chéron et Haiber (1828) et celle, meilleure, de l’abbé Jager (1839). Il y a une quinzaine d’années, l’original allemand était devenu presque introuvable, même en Allemagne. Nous ignorons s’il a été réimprimé depuis. Quant aux deux traductions françaises, elles sont aussi assez rares. Si l’on ne compte pas les chapitres plus ou moins importants consacrés à Innocent III dans les diverses histoires générales de l’Église, on peut dire qu’il y a pénurie d’ouvrages sur ce grand pape. Le livre de M. Achille Luchaire vient donc fort à propos.

L’auteur a laissé de côté, ou résumé çà et là, en quelques lignes, le rôle européen d’Innocent III, — divorce de Philippe-Auguste, succession d’Henri VI, couronnement et excommunication d’Othon de Brunswick, excommunication de Jean Sans-Terre, prédication de la 4e croisade, hérésie des Cathares, etc. — pour s’attacher surtout à retracer les luttes du pontife à Rome même et en Italie. La grande querelle du sacerdoce et de l’empire, moins active sous ce pontificat, est surtout rappelée ici par les événements de la minorité de Frédéric II, dans le Royaume des Deux-Siciles. La lutte incessante que ce pape jeune et vigoureux, pour s’affermir dans le siège même de son pouvoir, eut à soutenir contre les Romains et contre les Italiens, contre le vieil et indépendant esprit municipal qui s’insurgeait dans la capitale même de la Chrétienté, et de là dans le Patrimoine (possessions personnelles du Saint-Père), puis dans l’Italie centrale, cette multiple lutte locale contre la féodalité, contre la bourgeoisie, contre les ligues toscane et lombarde, et où se trouvaient mêlées, par surcroît, des créatures de l’Empire, fut un des caractères essentiels du règne d’Innocent III, et elle est restée comme un des faits les plus considérables de l’histoire du Saint-Siège. Elle est extrêmement curieuse à suivre en ses détails, bien qu’ayant d’ailleurs l’aspect général des guerres de tout pouvoir central de cette époque contre l’opposition féodale, opposition compliquée ici de municipalisme. C’est à ce moment que le Saint-Siège, non sans insuccès partiels, — il ne réussit pleinement que dans le Patrimoine et dans les Deux-Siciles, — assit sa domination temporelle en Italie. Cette immense Papauté du Moyen-Âge était maîtresse partout, sauf à Rome ! On se fera une idée de l’âpreté et de l’importance de cette période, en notant qu’il fallut dix ans à Innocent III pour assujettir Rome même. « Rien de plus difficile pour le maître du Patrimoine que de maintenir son pouvoir de contrôle sur la formation du gouvernement bourgeois. »

On peut regretter que certains détails soient traités un peu trop sommairement. Page 124, M. Luchaire parle d’une connétablie instituée, pour le besoin de ses guerres, par l’ambitieux pontife, et confiée à Azzon VI d’Este, puis au fils de celui-ci, Aldovrandino. Ceci est jeté en passant sans développements. C’eût été pourtant l’occasion d’intéressants détails sur le rôle joué par cette puissante famille placée entre l’Empire, les Ligues et le Saint-Siège. Page 164, un trait faux : « Si violente que fût son irritation contre Markward (la principale créature de l’Empire en Italie), Innocent III avait conscience que la guerre n’était pas précisément le fait d’un chef de religion. » On sent que de tels papes, à une telle époque, n’avaient point de ces scrupules. Page 95, nous trouvons cette expression anachronique : « le parti anticlérical ».

En revanche, l’auteur de ce précis met la science de Hurter au courant, notamment pour les luttes du pontife dans le Royaume des Deux-Siciles. Entre autres détails, le choix imprudent de Gautier de Brienne comme lieutenant du Saint-Siège, ce choix qui faillit rouvrir la question de l’héritage des princes normands, fut bien, comme il appert des documents contemporains découverts depuis, l’œuvre d’Innocent III. On trouve, de même, quelques autres indications nouvelles.

Dans un chapitre supplémentaire, l’auteur fait un curieux tableau de la Curie romaine et des réformes qu’Innocent III sut y apporter. Deux portraits sont placés en tête du volume, dont le plus expressif, selon nous, celui reproduit d’après la mosaïque de la villa Catena, nous montre le puissant pape médiéval sous l’aspect d’un jeune homme autoritaire (il fut élu à 37 ans), à la figure imberbe et pleine d’imperator romain.

Pierre Gauthiez : Lorenzaccio (Lorenzino de Médicis, 1514-1548) ; Fontemoing §

Les dernières études historiques que Florence ait inspirées, chez nous, avant les superbes ouvrages de M. Pierre Gauthiez, sont, si nous avons bonne mémoire, celles que M. F. T. Perrens a réunies, en sept volumes, sous le titre général d’Histoire de Florence depuis ses origines jusqu’à la domination des Médicis. Les recherches de M. Gauthiez commençant, avec Jean des Bandes Noires, avec l’Arétin, à peu près au point où finissent celles de M. Perrens, se continuant de là avec Lorenzaccio, l’histoire de Florence se poursuit donc sans interruption. Ici et là, compétence scientifique remarquable ; mais il y a, chez M. Gauthiez, quelque chose de plus, bien autre chose en vérité, que nous saurons tout à l’heure.

Ce Lorenzino de Médicis, dont la vie échoua par trop de complexité, est, en raison de cela même, le type le plus complet que l’Italie du xvie siècle puisse offrir à l’historien. « Il y a d’abord, en lui, a-t-on déjà remarqué, l’hérédité morale de deux familles : les Médicis, exploiteurs et tyrans de la démocratie florentine ; les Soderini, défenseurs des vieilles traditions libres de cette démocratie. » Son père, l’incapable et besogneux Pierre-François de Médicis, tout descendant qu’il fût du Magnifique, ne lui laisse qu’un maigre patrimoine ; et, dans les questions d’intérêt qui divisent perpétuellement avec tant d’âpreté cette énorme tribu des Médicis aux multiples lignées rivalisantes, Lorenzino a toujours une position plus ou moins sacrifiée. Il est le parent pauvre de la famille. Il ne trouve la sécurité et l’aisance que dans l’appui des parents riches, lesquels veulent bien le protéger, mais à condition de le dépraver, comme Clément VII, le pape aux mignons, ou de l’avilir, comme Alexandre de Médicis, dont il est l’entremetteur. Ce n’est pas tout. Celui qui mène cette misérable existence de prince pauvre et dépendant est un homme fin, délicat, instruit, capable d’enthousiasme ; qualités et excellences qui, parmi l’âcreté d’une vie manquée, vont s’exagérant, s’exaspérant et se transformant en autant de tares misérables. Chez un tel être et dans une telle civilisation, la finesse n’est plus qu’une aptitude plus grande à souffrir, la délicatesse un sens aiguisé de l’ambiante grossièreté ; et quant à l’éducation intellectuelle… quant à ces disciplines classiques, à la fois trop molles et trop fortes pour ces imaginations peu saines, il s’en pénètre, — des rêveries équivoques de l’adolescence hantée du Virgile de la IIe Églogue aux passions factices et roides d’un minable âge viril halluciné, à travers ses misères, par l’image des Brutus et des Harmodius, — il s’en imprègne « jusqu’à se faire une âme monstrueuse et un esprit sans proportion avec son temps ». Il y a là désormais assez de passion, de malchance, de faux-sens outrancier, assez de misère réelle et imaginaire, un élément de vie suffisamment grisant et dissolvant, pour expliquer les pires folies : celle, encore assez spirituelle dans tout son saugrenu digne d’un blasé à la Caligula, comme l’escamotage des vénérables chefs de statues antiques à Rome, équipée scandaleuse dont la vie de Lorenzino, assez tranquille jusque-là auprès de Clément VII, désormais outré de la bravade du mignon, demeure désemparée ; et celle, après quelques autres, celle finale et irrémissible du meurtre à l’antique d’Alexandre de Médicis. Car il fallait bien finir par là, par expédier ce « mulet » indigne à qui vont tous les bonheurs, ce bâtard noiraud, crépu et trapu, issu, dit-on, d’une passade du cardinal Jules de Médicis, depuis Clément VII, avec une servante mauresque, ce soudard heureux et goguenard, installé et maintenu dans Florence par les piquiers de Charles-Quint.

Et l’histoire italienne, pendant ce temps, va par bonds et par à-coup ; peu faite pour calmer, pour donner des buts raisonnables à une âme ennuyée et frénétique ; aussi paroxyste et faussée que le douteux Hamlet florentin ; tiraillée de François Ier à Charles-Quint, des Valois qui déclinent à la maison d’Autriche qui monte ; avec, comme suit, force actions et réactions confusément féroces des multiples États locaux entre eux et par rapport aux deux grands rivaux.

L’ouvrage de M. Gauthiez se divise en deux grandes parties, plus une petite partie qui n’est, à vrai dire, qu’un appendice de critique littéraire.

La première partie est un intense tableau de l’enfance et de l’adolescence de Lorenzino. Enfance nerveuse et fine ; adolescence pauvre, incertaine et heurtée, long débat épuisant, parmi les sollicitations du monde, entre deux sangs ennemis, entre le sang de proie des Médicis et le sage sang des Soderini qui rayonne en bonté tranquille et chaste au visage de la mère du trouble rejeton, Marie Soderini. Et nous sommes ainsi menés, — passant par diverses circonstances : la fuite à Venise en 1520, où Marie Soderini se réfugie avec ses enfants à l’approche des Impériaux, le retour à Florence en 1528, le voyage à Bologne, avec sa triple rencontre, aux suites diverses mais toutes fatales pour la vie de Lorenzino, du jeune, tendre et touchant François de Médicis, de Clément VII, l’ignoble capucin lubrique, enfin de ce noiraud d’Alexandre, etc., — jusqu’à l’équipée de Rome et au retour à Florence.

La deuxième partie débute par la forte peinture de Florence sous le duc Alexandre, après l’éphémère essai de restauration républicaine. À Naples, Charles-Quint penche décidément en faveur du bâtard, à qui il donne sa fille naturelle, Marguerite d’Autriche. Les proscrits florentins, parmi lesquels les Strozzi, perdent tout espoir. On sait les attaches de Lorenzino avec les Strozzi, qui sont bien, croyons-nous, les seules gens, sans parler de l’affection douloureuse de Marie Soderini, à avoir montré quelque sympathie au jeune homme. Celui-ci, cependant, reste auprès d’Alexandre, un pied dans les deux partis ; mais, unité de cette situation complexe bien conforme au caractère du jeune Médicis, sa haine pour Alexandre mûrit avec l’idée du meurtre, parmi la perte définitive des procès contre le cousin Cosme, parmi l’exaltation à froid de toutes sortes de réminiscences classiques, ce qui fit dire à l’Arétin (coup d’œil profond du vieux roué littéraire dans les âmes de son temps) que le grossier soudard ducal avait été la victime du Pédantisme. — C’est dans cette deuxième partie que se trouve l’Aridosia, cette comédie aux allusions inquiétantes que Lorenzino composa et fit jouer peu de temps avant l’assassinat, et qui s’intercale là un peu comme, dans Hamlet, la scène des Comédiens. Ce spécimen de la comédie italienne du xvie siècle, que M. Gauthiez paraît priser beaucoup, et que Régnard utilisa, d’après Larivey, pour le Retour imprévu, Molière pareillement pour l’Avare et l’École des Maris, est ici restitué d’après cette même traduction en vieux français de Pierre de Larivey. — Enfin, voici le meurtre d’Alexandre, la fuite de Lorenzino ; ses vaines tentatives pour tirer de l’assassinat quelque parti politique ; l’élection de Cosme Ier, et la triste odyssée fugitive de l’inutile meurtrier : ses voyages, en Turquie où la colonie florentine de Péra l’accueille un instant, en France où on le voit à Lyon, à Moulins, à Saintes, à Paris, client de François Ier, puis étudiant appliqué, faute de mieux, à de « chères études » d’où est sorti du moins ce superbe morceau de prose, l’« Apologie » (traduite par M. Gauthiez) ; enfin le retour fatidique en Italie, après la mort du grand-oncle Soderini, le dernier séjour à Venise, où, par l’amour de la belle Barozza, un tardif rayon de bonheur erra un instant sur cette sombre vie, avant le coup de couteau final des sicaires de Cosme Ier.

Le livre de M. Gauthiez est bien près d’être l’œuvre d’histoire la plus remarquable parue depuis longtemps ; la plus remarquable, du moins, par des mérites tombés un peu trop en discrédit et devenus un peu trop intermittents dans la littérature d’érudition : le style, la couleur, le don de vie, et, pour tout dire, la manifestation vigoureuse et franche de la personnalité de l’écrivain. Sous ce rapport, le Lorenzaccio est un livre typique. Il y a de l’envergure là-dedans ; une largeur, même une éloquence de sentiment, qui nous change des timidités et des neutralités pseudo-scientifiques trop de mise aujourd’hui ici. La joie du pauvre reviewer d’histoire, trop accoutumé à des compilations de documents d’archives (le travail d’une foule d’historiens contemporains ne se trouvera-t-il pas consister, en somme, croyons-nous bien, à avoir reproduit et imprimé des documents d’archives, à en avoir établi et publié le double typographique (ce qui est considérable, certes, mais qui n’est pas tout), cette joie est vive à des ouvrages comme celui-ci. D’autre part, M. Gauthiez, Dieu merci, est paperassier autant que personne ; seulement, il perce « les montagnes de l’érudition paperassière » et parvient aux simplifications de la vie perçue. Son aptitude scientifique, dans cet ordre de sujets, est peut-être unique. On ne saurait trop signaler, nous ne disons pas sa science des sources, mais encore, ce qui est à la fois plus spécial et plus compréhensif, sa connaissance exceptionnelle de l’état actuel de la question en Italie même, — de la sensation italienne.

On a reproché à M. Gauthiez d’avoir placé ses notes (il y en a 70 pages) à la fin du volume : il faut bien trouver quelque chose à reprendre. Cela peut déranger la disposition en usage pour les pages d’érudition ; mais cela permet mieux de lire, dans le sentiment voulu, ce texte où le savoir se dérobe sous l’art.

Cet art ne serait-il point un peu heurté, peut-être ? Il y a force brefs paragraphes renouvelés de Michelet ; peu de liaisons ; abondance de réflexions incidentes. Bien des sciences voisinent ici, insuffisamment fondues dans l’ensemble : psycho-physiologie, anthropologie, criminologie, etc. Mais c’est une savoureuse complexité. Ce Lorenzaccio en sort plus vrai. Son biographe le tourne et le retourne, multiplie les traits, et cependant, signe de vie, l’impression ainsi communiquée va toujours se simplifiant, sans toutefois être jamais réduite à l’unité totale, qui serait sans doute abstraite et factice. Au surplus, en histoire autant qu’ailleurs, il ne dépend point du seul artiste et du seul savant de parvenir à la vraisemblance. Il y faut, outre l’attirail technique, certaines fines conditions esthétiques, qui ne sont point toutes acquises. Et, par exemple, la collaboration du goût public, nécessaire pour fixer les idées et déterminer les ensembles, est fort difficile à obtenir dans la haute région des visions historiques. Voici un livre digne entre tous de la gagner.

André Lebey : Le Connétable de Bourbon, 1490-1527 ; Perrin et Cie §

Il faut, en ouvrant ce livre, ou en le refermant, jeter les yeux sur le portrait de Charles de Bourbon, non pas sur le portrait de parade (fort mauvais) placé en tête du volume, mais sur l’autre, le portrait si expressif dans la manière admirable de l’école de Clouet. Tout un caractère se lit sur cette figure taciturne et fière, qui a fait dire, et ce n’est pas étonnant, à Louis XII : « Il n’est rien pire que l’eau qui dort. » C’est bien là le visage de l’homme qui, aux coups les plus poignants, aux atteintes les plus directes, — comme de se voir frustré, tout connétable qu’il fût, du commandement de l’avant-garde lors de la campagne de 1531, — en a quelque mécontentement, comme dit Du Bellay, « plus qu’il n’en fait de démonstrations ». Les impressions d’un tel homme doivent être aussi profondes que peu manifestées. Caractère dangereux. Dédaigner ainsi, aux heurts les plus vifs, de montrer aucune réaction morale, fût-ce force de caractère et pour « faire l’ange », persister dans ceci à toute provocation de la vie, ne pas se secouer à temps, c’est être assuré d’être tôt ou tard un fourbe. C’est une attitude ultra vires, ceci, et il faut tôt ou tard que la bête se soulage comme elle peut. Cette destinée peu enviable est inscrite sur cette figure. Figure trop calme, regard trop immobile, avec une finesse inquiétante, ironique et triste, de la bouche ; un vaste orgueil rentré sous toute cette pâleur ; visage de maître et d’homme supérieur, certes, mais sans le mouvement et l’aise qui vient de la vraie force ; tendu, au contraire, fixe, fatal. Est-ce cette figure qui fit cette destinée, ou bien l’inverse ? Les deux à la fois, sans doute, réciproquement. Il y a une sorte de gageure du malheur, dans cette vie hautaine et tragique, fausse ? faussée ? jamais basse en tous cas, avec certaines louches d’héroïsme sombre, d’héroïsme hors la loi, et où « le malheur apparaît si total, selon l’expression de M. André Lebey, qu’il se métamorphose en une sorte de gloire funèbre ».

À l’époque du Connétable, la position de la maison de Bourbon dans la monarchie française rappelle assez celle de la maison d’Orléans, plus tard. Les cousins de Valois en sont venus, sous Louis XII et sous François Ier, à se méfier de cette proche et envahissante lignée bourbonienne avec sa puissance territoriale, son énorme Bourbonnais qui forme un état dans l’état, — nouvelle Bourgogne. De même, plus tard, la branche aînée des Bourbons se trouvera offusquée par la branche cadette. Ajoutez que le moment le plus climatérique et le plus aigu de cette situation coïncide juste avec la vie et le caractère de Charles de Bourbon. (Il fallut la souplesse profonde du Béarnais pour en esquiver les terribles risques.) La monarchie, à cette époque, n’est plus assez féodale, comme sous Charles VI, pour tolérer la puissance d’un nouveau Philippe de Bourgogne; et elle n’est pas encore assez absolue pour ne pas être sérieusement menacée par les écarts d’une lignée cadette ou proche, d’un Orléans ou d’un Condé avant la lettre. Entre ces deux extrêmes de l’inertie et de la force royale, il y a, pour les grands vassaux, une heure trouble, critique, et qui sonne précisément pour le connétable de Bourbon, dont la difficile destinée politique ne se trouve que trop étroitement doublée par sa propre destinée psychologique.

Ces conditions étant données, ajoutez un homme chevaleresque, mais léger et assez ingrat comme François Ier ; une terrible femme comme Louise de Savoie, la vieille maîtresse, rebutée qui tient d’autant plus à se venger que son avarice de douairière royale y trouvera la satisfaction refusée à son amour: enfin, un domestique à tout faire et un procédurier sans vergogne, comme le chancelier Duprat, et vous admettrez que les choses peuvent aller fort loin.

Jusqu’à la trahison, non, certes, ce n’était pas forcé : mais nous avons ici les éléments essentiels, parfaitement bien dégagés par l’auteur, qui nous permettent, non point d’absoudre, mais de comprendre un tel fait, et, avec un tel fait, toute une époque de notre histoire.

L’ouvrage de M. Lebey témoigne de recherches considérables. L’auteur s’est beaucoup servi de Marillac. Il rectifie en passant mainte assertion péjorative de Paulin Paris, dont la critique historique, ici, ne fut pas toujours irréprochable. Relativement à la légendaire apostrophe de Bayard mourant, qui, si les termes en étaient authentiques, proposerait un fait psychologique avec lequel il faudrait compter (idée de patrie) et capable de modifier sensiblement le point de vue. M. Lebey, réunissant et rapprochant tous les textes connus, conclut au doute. La trahison, dans les idées de l’époque, fut de vassal à suzerain4, non point de Français à France. Il faut laisser là nos idées modernes et comprendre, à la suite de l’historien, les hommes et les choses de ce temps. Cependant, l’on pense à Jeanne d’Arc, à « la grand’pitié qui est au royaume de France… ». M. Lebey a déroulé dans tous ses détails, dont certains peu connus, ou même inconnus, ou mal présentés jusqu’ici, — d’Agnadel à Marignan et à Pavie et jusqu’au sac de Rome, — le tableau des événements. La discussion abonde dans le récit, comme le comportait un tel sujet. Le livre aurait même gagné, comme œuvre d’art, à ce que divers longs extraits fussent renvoyés, à la fin de l’ouvrage, à titre de pièces justificatives.

Archéologie, voyages §

Tome LII, numéro 179, novembre 1904, p. 465-472 [467-470].

Henri Thédenat : Le Forum romain et les Forums impériaux, Hachette, 5 francs §

La librairie Hachette a mis en vente une édition nouvelle de l’excellent ouvrage consacré par l’abbé Thédenat aux explorations archéologiques de Rome : Le Forum Romain et les Forums Impériaux, travail probe, d’une érudition étayée par les plus récentes découvertes, accompagné de plans et de figures nombreuses, et qui comporte à côté d’un historique des monuments et des fouilles, un itinéraire détaillé et très complet, avec lequel on pourra visiter en toute certitude ce champ immense de décombres, murs arasés, soubassements, colonnades écroulées, excavations et blocs épars dominés par des restes vagues de temples, derniers témoins de la grandeur morte du Peuple-Roi, qui s’étend du pied du Capitole à l’arc de Titus. La besogne des inventeurs de ruines là-bas continue et chaque jour amène une révélation intéressante ou curieuse5, mais dès maintenant la topographie générale du Forum est fixée ; on a dû enlever, à certains endroits, jusqu’à quinze mètres de terre, et à l’époque des grandes constructions de la Renaissance, temples et basiliques servirent de carrières aux architectes de la Rome papale ; dans plusieurs édifices, on utilisa jusqu’aux fondations, et devant le Capitole une rue moderne marque encore le niveau du Cappo Vaccino jusqu’à l’époque des déblaiements et passe à mi-hauteur de l’arc de Septime-Sévère. — La situation précise du Forum n’a d’ailleurs été bien déterminée qu’à une date récente ; dans un ouvrage publié en 1835, Rome au siècle d’Auguste, par L. Charles Dezobry, on a inséré ainsi un plan de la VIIe région de Rome et quelques lieux adjacens, où le Forum Romanum, orienté du Nord au Sud, est placé entre le Capitole et le Palatin ; c’est un plan soigneusement établi, où sont indiqués la plupart des monuments qui furent depuis reconnus et relevés, mais où ils occupent des emplacements impossibles, le Forum Romain s’étendant de l’Ouest à l’Est, traversé dans toute sa longueur par la Voie Sacrée, entre les Forums Impériaux, le Viminal et le Quirinal au Nord, le mont Palatin et le Vélabre au Sud. Cette erreur, dit M. H. Thédenat, fut surtout propagée par l’ouvrage du P. Donati (Roma vetus ac recens, 1648) et nombre d’archéologues, au cours du xixe siècle, la partagèrent ; à présent encore, dans les livres classiques, on trouve des restitutions du Forum établies selon ce système et bien que, depuis 1832, l’archéologue italien Piale en ait établi la fausseté. — Le Forum romain presque entièrement exploré et découvert aujourd’hui, il reste à déblayer, au Nord, la Curie et la basilique Æmilia, puis l’énorme emplacement occupé par les Forums Impériaux, — Forum et Temple de la Paix, Forum de Nerva, Forum de César et Temple de Vénus Genitrix, Forum d’Auguste et Temple de Mars Ultor, Forum, Temple de Trajan et Basilique Ulpia, — disparus, enfouis sous les maisons, les églises, les rues de la ville actuelle, et qui ne sont indiqués, çà et là, que par d’énormes pans de murs et des restes de portiques ; c’est tout un quartier à jeter par terre et, en admettant que l’avantage des fouilles vaille un tel sacrifice, il est probable qu’on ne s’y mettra pas de sitôt. — Le livre de M. l’abbé Thédenat, on peut le répéter sans crainte, sera surtout utile, en attendant, aux visiteurs de Rome. C’est un guide, et l’on doit savoir gré à la maison Hachette, qui s’est fait une spécialité de ces publications pratiques, d’avoir cette fois choisi un auteur dont la compétence s’imposait et donné de ce volume une édition aussi heureusement comprise. — Il suffira de le reprendre de temps à autre pour le tenir au courant6.

Émile Bertaux : Rome (L’antiquité), collection des Villes d’art célèbres, Laurens, 4 fr. §

L’ouvrage de M. Bertaux, également sur Rome (L’Antiquité), a été compris d’une manière très différente. C’est une revue rapide de l’art gréco-romain depuis les origines jusqu’à la fin de la période impériale, et des principaux monuments qui en subsistent dans la ville actuelle. L’époque barbare, celle des Rois et de la République n’ont pour ainsi dire rien laissé ; quelques murailles de fortification et les étages inférieurs du Tabularium ; les artistes grecs ne trouvèrent à Rome aucune tradition artistique, mais des sujets et des types nouveaux à interpréter ; des milliers de statues, de tableaux furent apportés par les conquérants, et les patriciens firent exécuter, pour orner leurs villas, leurs jardins, des copies des chefs-d’œuvre de la statuaire grecque ; ce sont ces copies, ces répliques, retrouvées dans les fouilles qui emplissent les musées de Rome moderne — d’autant plus précieuses que presque tous les originaux ont disparu. Les embellissements, les grandes constructions ne datèrent que de Jules César ; Rome était jusqu’alors une ville massive et irrégulière ; les dépressions des collines étaient comme comblées par d’énormes maisons de rapport, des quartiers de bâtisses avec terrasses, balcons sur lesquels s’élevaient encore trois ou quatre étages en encorbellement, séparés par des ruelles tortueuses tracées au hasard des reconstructions qui suivaient les incendies. Cela explique comment l’area du Forum, qui surprend par son exiguïté, — qui n’était en somme qu’une petite place, car elle ne comptait, de la Régia au temple de Saturne, que 160 mètres sur une largeur de 50 m au plus, apparaît dans les auteurs latins, notre imagination aidant, du reste, cet espace énorme où évoluaient des foules, où s’entassait à certains jours tout le peuple des Quirites ; c’était une grande place pour une ville qui ne comportait que des boyaux de ruelles. Dès l’époque de César, elle devenait insuffisante puisqu’on éleva de vastes basiliques et les forums impériaux qui en triplèrent enfin la superficie. — Auguste fit, aussi bien, de l’architecture « un instrument de règne » et l’art de son siècle fut le commencement de l’art impérial romain. Il transforma la capitale en bâtissant des temples, en élevant des constructions nouvelles dans les vieux quartiers, en ouvrant à travers les îlots de maisons de larges percées, et en élevant sur les terrains qui avoisinaient le Tibre un quartier neuf avec des monuments magnifiques. Ses successeurs continuèrent l’œuvre entreprise et l’on sait comment les Romains, en adoptant l’architecture grecque, la modifièrent à leur usage. — Le livre de M. Bertaux donne de très belles reproductions des édifices qui nous restent de cette période de quatre siècles, le Colisée, les ruines énormes des Thermes de Caracalla et de Domitien, le Panthéon d’Agrippa reconstruit par Hadrien, le théâtre de Marcellus, le temple de Neptune, la basilique et l’arc de Constantin, les arcs de Drusus, de Titus et de Septime-Sévère, les mausolées de la voie Appienne, les restes de la maison de Litre et du palais des Flaviens sur le Palatin, de l’enceinte et des portes murales. La dernière construction du paganisme fut le portique des Douze-Dieux élevé au ive siècle en contrebas du Capitole ; puis ce fut l’abandon, la ruine, les temples transformés en églises comme le petit temple rond du Tibre ou celui de Mater Matuta, ou s’écroulant, recouverts par les décombres, les petites bâtisses et les forteresses du Moyen Age. Il fallut attendre les déblaiements modernes et nous ne sommes pas très certains que, toute question d’archéologie à part, le pittoresque, la poésie et la beauté de Rome n’y ont point perdu. — Le cirque Maxime est aujourd’hui l’usine à gaz.

Le travail de M. Bertaux doit comprendre encore deux volumes, un second sur la période qui s’étend Des catacombes à l’avènement de Jules II, et un troisième De l’avènement de Jules II à nos jours. La partie consacrée au Moyen-Âge de Rome promet surtout d’être curieuse.

Tome LII, numéro 180, décembre 1904 §

Publications d’art.
Les Arts de la Vie §

Tome LII, numéro 180, décembre 1904, p. 790-797 [792-794].

Les Arts de la Vie (octobre). — Numéro entièrement consacré à l’Enquête sur la séparation des Beaux-Arts et de l’État. La presque unanimité des correspondants condamnent l’École des Beaux-Arts et la Villa Médicis. M. Eugène Carrière a écrit à ce propos sur le Prix de Rome et l’Éducation des artistes quelques pages intenses, rares et vraies, d’une noble et logique philosophie et d’une pure beauté littéraire.

Il y a là la substance même d’une vie d’artiste offrant à ses contemporains le prisme de vérité dont son expérience a distillé le cristal goutte à goutte au long des jours de douleur et de joie. Des paroles aussi hautes ne sont pas seulement un conseil et un talisman pour les gens de métier, elles sont un enseignement humain qui doit servir à mieux faire entendre à tous la raison de la Vie :

« Nos compréhensions tardives sont faites des révélations de l’expérience, c’est donc vainement que nous regrettons de n’avoir pu en faire le départ de notre activité. Mais nous devons la vérité, selon notre vraie vie, à ceux qui nous entourent et, certes, en pensant à mes enfants et ainsi à tous les hommes, je déclare que ce n’est pas par le Prix de Rome que je recommencerais ma vie. J’ai accompli tous les exercices qui y préparent et je fus des dix logistes. C’est donc en pleine connaissance de l’esprit et de la forme d’éducation des Académies que je conjure tout être doué de vraie sensibilité de s’en préserver à jamais…

« Rome, pour l’homme préparé à la comprendre, est une jouissance de révélation sans pareille. La pensée de la Rome antique est présente sous ses admirables édifices. C’est avec émotion que je revois le Panthéon d’Agrippa. Ses colonnes qui se dressent si vivantes comme les derniers restes d’une forêt disparue, ont vraiment une vie souple de plantes et, sur les murailles où elles se meuvent, semblent les restes d’une flore naturelle. Productrice d’enthousiasme, certes, Rome nous envahit de sa vie passée ; il nous paraît légitime qu’elle ait conquis et séduit le monde par une foi si haute et si magnifique dans sa destinée. Nous participons à sa gloire : mais à qui communiquer notre émotion ?… Il faut attendre et revenir. C’est ainsi que pense le Prix de Rome auquel on reproche de penser à Paris. À qui penserait-il, s’il ne s’inquiétait de ceux auxquels il doit rapporter le fruit de ses études, auxquels il doit compter des sacrifices consentis en sa faveur, des nombreux rivaux dévoyés et sacrifiés en son honneur, et comment ne serait-il pas plein d’appréhension sur le degré de communion avec eux ? Le poids n’est-il pas lourd, aussi, pour des hommes jeunes, d’un privilège qui les sépare de leur génération et de l’ensemble des hommes dispersés dans la lutte confuse, mais fraternelle, de la vie quotidienne ?…

« La vie présente a toujours été la source d’inspiration des artistes. Le passé n’est qu’un renseignement sur l’étendue des facultés humaines. Nous savons par lui ce dont les hommes sont capables. Mais aussi nous apprenons à quels éléments ils ont fait appel et la nature de la source de leurs émotions. Nous savons par eux qu’ils ont vécu, aimé, souffert comme nous, que les mêmes sentiments, les mêmes passions les agitaient, que leurs œuvres sont d’accord avec eux et leur temps, dont ils étaient les témoins et la conscience…

« Où Vinci, Michel-Ange avaient-ils acquis la possession de cette merveilleuse intelligence, si ce n’est en croyant, tout enfants encore, qu’ils ne s’instruisaient que dans leur art. C’est en le pratiquant qu’ils ont senti que rien ne lui était étranger et que tout leur était indispensable. Toutes les formes de la pensée exigent les mêmes dispositions d’esprit : il n’est rien sans idées générales.

« L’atelier du maître était leur université. Ils assistaient à la préparation de l’œuvre, à la méthode de travail, aux recherches, aux incertitudes, à tout ce qu’un art demande de suite de pensées. Ils étaient à la fois élèves et disciples, rien de la pensée du maître ne leur échappait, son action réfléchie comme ses actes involontaires (ceux qui nous apprennent le plus de choses)… Que l’on compare cette forme d’apprentissage et d’éducation de l’homme et de l’artiste à ce qui existe de nos jours : les Académies, où les professeurs apparaissent une ou deux fois par semaine, donnent une minute, à peine, à chaque élève, n’ont, en dehors de cet instant, aucun rapport avec eux, ne les admettent jamais à les voir travailler, leur cachent leur méthode d’exécution et bornent le renseignement professionnel aux corrections les plus élémentaires, exigeant de leurs élèves un respect hiérarchique qui les sépare à jamais de ceux qui devraient être leurs familiers…

« Comment de jeunes hommes, sans direction, abandonnés à eux-mêmes, peuvent-ils s’empêcher de passer tristement, dans l’incohérence, les plus belles et les plus fécondes années de la vie humaine ? Je connais par mon expérience personnelle, par toutes les confidences d’amis et de camarades, les obscurs comme les plus enviés, le désastre de leur vie et l’unanimité de leur reproche. Que ces souffrances soient au moins épargnées à ceux qui viennent, elles nous paraîtront moins cruelles. »

À côté de cette péremptoire démonstration d’un des cerveaux les plus libres de notre temps, on trouvera l’opinion d’un grand nombre d’artistes et de critiques qui pour la plupart tombent d’accord dans cette opinion que le rôle de l’État doit se restreindre à entretenir et conserver les manufactures nationales, les bâtiments civils, les monuments historiques et les musées ! Or, il me semble qu’il y a dans cette question de l’accroissement des musées un point qui n’a pas été envisagé, bien que son importance soit considérable, c’est celui de la responsabilité morale de l’État dans les acquisitions.

Les producteurs ou les amateurs qui ont visité les musées de province n’ont pu manquer d’en sortir écœurés par la banalité révoltante de presque toutes leurs œuvres modernes, achats perpétrés en vue de récompenser des services politiques, de satisfaire aux exigences d’amitiés illustres et utiles ou dans le but philanthropique d’empêcher un artiste médiocre, c’est vrai, mais pauvre, de mourir de faim. Le budget des Beaux-Arts devient un budget de faveur ou d’assistance et c’est ici que devient lourde et évidente la responsabilité de l’État, que le public a le tort de supposer omniscient. Il est indéniable que la foule attache la plus haute valeur à tout ce qui se rehausse d’une estampille quasi officielle. Elle se croit obligée d’admirer tout ce que contiennent les musées, lieux de consécration par excellence, et lorsque l’État place dans ces endroits d’éducation une ordure, il est profondément responsable de la dégénérescence du goût et de la perversion esthétique que nous déplorons. Par l’exemple proposé et imposé, l’œuvre mauvaise en outre devient néfaste. Par contre, nous savons qu’en fait d’achats officiels, il est de tradition que les Commissions ne s’attardent jamais devant les œuvres de la qualité du Penseur.

Lorsque l’on a la chance d’avoir un directeur des Beaux-Arts éclairé — ce qui est le cas actuellement — c’est à peine s’il peut lutter, au prix des combats les plus rudes, contre les forces insaisissables de la tradition dévoyée, contre l’hostilité ambiante, contre tout ce que l’institution en elle-même contient de pernicieux.

Ce qu’il faudrait étudier comme remède à cet empoisonnement lent et permanent du public, ce serait le moyen d’enlever, des endroits où l’on expose quelque chose, cette « garantie du Gouvernement » qui semble commander l’admiration.

Lettres italiennes §

Tome LII, numéro 180, décembre 1904, p. 813-820.

Pages inédites des Fiancés de Manzoni §

Dans ces Chroniques, M. Luciano Zuccoli, un des talents les plus étincelants, un des esprits les plus vifs, un des hommes les plus sympathiques de la jeune Italie, a suivi pendant sept années le développement lent, pénible, mais plein de promesses, de la vie littéraire d’outre-monts.

Aujourd’hui, M. Zuccoli canalise dans d’autres voies son activité intellectuelle. Le Giornale di Venezia, feuille quotidienne de luttes et d’espérances hardies, qui se publie sous sa direction politique et littéraire, l’absorbe.

Je vais donc ici suivre à sa place le développement de la vie littéraire italienne. Et je commence par rechercher si les sept années que les lecteurs du Mercure ont vu notées par la critique de M. Zuccoli ont abouti à quelque grande manifestation d’art italien, de littérature vraiment et synthétiquement italienne, telle qu’elle puisse faire sérieusement penser à un printemps de renaissance dans la nation rénovée.

La réponse n’est pas facile, et ne pourrait être que la conclusion d’une longue étude sur la psychologie d’une race, observée dans les représentations symptomatiques de ses grands hommes contemporains. Je ne puis la donner ici. Depuis l’entrée des armées italiennes à Rome — profanation de la ville Éternelle et affirmation politique de ce que les faciles engouements appellent : l’unité italienne — des générations se sont suivies, des écoles littéraires et artistiques se sont formées sur des modèles français, les derniers romantiques sont morts, des idéalistes et des précieux égyptianistes (plus que de vrais néo-paganistes) ont passé ; des réalistes, naturalistes, etc., ont tenu leur place dans le succès de la mode et dans l’œuvre d’abrutissement de toute idéalité. Un Poète héroïque : Carducci résumait à lui seul toutes les qualités les plus fières et les plus belles de sou pays. Son pathos historique a lentement soulevé les esprits, les engouements nouveaux de toute l’humanité aidant ; il a été le levain d’enthousiasmes qui sont devenus de grands espoirs de renaissance. Les Italiens rêvent donc une rénovation digne des attributs d’une renaissance. Des jeunes se gaspillent en recherchant sans profondeurs esthétiques les utiles lauriers de la littérature théâtrale ou du roman facile ; mais d’autres, comme M. Antonio Beltramelli, cherchent de hautes inspirations dans une belle solitude pensive, ou se révèlent et s’affirment dans de nobles œuvres, et d’autres créent à Florence tout un mouvement, dont je parlerai ensuite. Les Poètes comme d’Annunzio, Pascoli, de Bosis, poursuivent un rêve de beauté et de synthèse esthétique tout vibrant d’hellénisme. Et toute la vie de la Péninsule, dans l’activité de ses marchés, dans les tentatives de son art, et même dans les satisfactions de la multitude des littérateurs et des artistes, est toute une grande promesse. Je dis seulement : une promesse, car aucune œuvre originale italienne capable de créer un mouvement, de renouveler des esprits, de former une école, n’est à l’avant-garde du monde.

Au milieu de ces forces, s’élève tout d’un coup la voix d’un maître du passé, que l’autorité de Carducci et les exaltations désordonnées des nouveaux italiens après la Révolution nationale, avaient voulu méconnaître. L’éditeur Hoepli de Milan, un des plus grands et des plus actifs éditeurs d’Italie, vient de publier des morceaux inédits du très célèbre roman de Manzoni, Les Fiancés. Ces morceaux contiennent des épisodes qui détoneraient fort dans le roman dont Manzoni à grand’peine précisa les contours. Publiés et lus séparément, ils forment un nouveau roman en tout digne du grand romantique.

Lorsque les Fiancés parurent, en 1827, l’Italie frémissait d’une volonté rebelle, qui secouait la pensée de ses penseurs et le lyrisme de ses poètes, comme le lion impatient secoue sa crinière. Dans les manifestations de son art, elle traversait une période de crise profonde. Et, bien qu’à côté de Manzoni vivait et travaillait le divin Léopardi, les belles lettres italiennes étaient pauvres, étaient littérature, étaient tâtonnements sans discipline. Le roman historique de l’écossais Walter Scott troubla les esprits. Manzoni écrivit alors un roman historique, « Les Fiancés », où il sut résumer la vie italienne (et non l’âme italienne) du xviie siècle, dans un épisode d’amour, de violences et de mort. Ce fut un bouleversement. On reconnut en Manzoni le grand styliste, et dans son art on crut reconnaître tous les canons de l’art narratif et évocateur le plus pur, de cet art qui en Occident avait eu pour maîtres les Italiens,

Le Roman de Manzoni fut imposé en étude aux adolescents, à l’école ; il l’est encore aujourd’hui. Mais le roman, qui contient des merveilles de narration et de style, n’est fait que de celle psychologie pathétique et bassement émotive que le vulgaire larmoyant résume ainsi : « L’auteur connaît le cœur humain. »

Dans l’élan terrible de son orgueil de poète, et de poète italien, Carducci fît comprendre aux autres que l’encens brûlé sur les autels manzoniens avait une vague odeur de misère. Les épigones de Carducci exagérèrent et déclarèrent Manzoni déchu de sa domination sur toute la littérature italienne du xixe siècle. Ils nièrent aussi la plus grande partie de son talent, et en cela se trompèrent.

Aujourd’hui, tandis que la nation rajeunie, poussée par une remarquable volonté de vivre, cherche ses voies, et avec ses aspirations exaspérées prépare le chemin à ses génies, la réapparition du vieux romantique sur le marché turbulent, chaotique de la littérature, peut produire une impression bizarre ; l’impression qu’une voix sereine et forte, dominant par la noblesse de sa sérénité et par la clarté de sa force, jette sur le désordre d’une foule sans maître. Manzoni, très élégamment drapé dans son inédit, réapparaît jeune et intéressant. Sa langue est pure et riche, son âme est tranquille, sa vision est grossièrement pathétique, mais pleine de justesse et d’harmonie. Sa nouvelle naissance semble un avertissement, dans cette heure solennelle où le sort du roman — en Italie, comme partout, d’ailleurs — semble singulièrement compromis par l’exaspération de la fièvre théâtrale, et que les personnages des fictions romantiques sont de plus en plus bousculés par l’envahissement des acteurs… Mais l’art de Manzoni nous intéresse sans nous empoigner, nous fait larmoyer sans nous faire frémir. Ces morceaux inédits, haut témoignage de talent, de sentiment et de style, œuvre de belle construction et d’harmonieuses proportions, ne sont, au fond, qu’un des plus curieux événements littéraires dus à l’activité d’un éditeur. Mais l’avertissement que Manzoni « retrouvé » apporte dans la littérature italienne est celui de la Tradition. Manzoni a été le dernier grand « novellière » italien. Depuis, en Italie, on s’est éloigné de la Tradition, pour mouler les créatures de la « narration en prose » dans des moules exotiques. On peut toujours suivre la Tradition, avec des esprits nouveaux, des compréhensions plus larges, des rêves plus hardis, des forces plus complexes que celles du passé. Il faudra la suivre.

Le mouvement impérialiste de Florence §

À propos de la Tradition nationale, il est intéressant de signaler l’esprit qui, à Florence, réunit des talents disparates et des tendances différentes dans un nœud de volontés rénovatrices. Je veux parler du mouvement impérialiste-nationaliste de M. Enrico Corradini et de ses amis.

Ailleurs7, j’ai montré en détail et en synthèse les caractères de ce mouvement destiné à devenir historique. Je rappellerai ici que M. Corradini, avec MM. le marquis F. Bargagli-Petrucci et P.-L. Occhini, ont réuni des esprits très divers de philosophes, tels que MM. Giovanni Papini et G. Prezzolini, de critiques comme MM. G. A. Borgese et l’esthète musicien Giovanni Vannicola. Leur champ d’action est toute l’Italie, leur citadelle : Florence. De Florence, un périodique, lance toutes les semaines les cris de révolte et d’appel du groupe d’écrivains qui, entrés d’aplomb dans la politique de la nation, s’adressent à toutes les forces du pouvoir dominant, pour s’opposer à la vague prolétarienne au nom d’un idéal impérialiste, nationaliste et esthétique.

M. Corradini n’a pas créé un mouvement. On ne crée pas les mouvements des nations et des races. On canalise les volontés, on discipline les aspirations, on précise les buts, on donne un nom et une direction aux inquiétudes d’un moment historique. L’Italie attendait une voix généreuse et impétueuse capable d’exalter ses espoirs de Renaissance ; elle accueillit avec sympathie cette tentative esthético-politique. Dans le même temps, le Président Roosevelt du haut de son trône puissant prêche aux peuples la nécessité d’affermir et d’affirmer leur individualité par tous les moyens de la volonté et de la force.

Un poète : Adolfo de Bosis, un poème : Amori ac Silentio sacrum §

Et au milieu des exaltations nationales des nouveaux politiciens de Florence et de quelque poète, M. Adolfo de Bosis fait entendre la voix triste et noble de ses lyriques : Amori ac silentio sacrum.

L’Italie qui en garde la tradition refait depuis quelque temps de belles éditions qui enveloppent comme d’une atmosphère harmonieuse les floraisons de ses talents. La beauté naïve et pourtant complète des premiers livres imprimés par les Bénédictins de Subiaco, ou du superbe Sogno de Polifilo, revêt les livres des derniers poètes. Des artistes les décorent en copiant trop l’ancien, mais si l’invention leur fait défaut ils gainent avec goût les expressions rythmées de leurs compatriotes. Les œuvres de M. d’Annunzio, entre autres, font une belle tâche décorative sur nos piles de livres jaunes, et le dernier volume de M. de Bosis, arrivé richement habillé, est un plaisir pour nos yeux dès avant que notre âme ait palpité à la sonorité belle, à la mélancolie forte de ses rythmes. M. Adolfo de Bosis est un solitaire. « Sois seul et tu seras tout à toi », a dit Léonard de Vinci. Cet aphorisme des ascètes de l’orgueil est le thème essentiel de toute la théorie nietzschéenne, le leitmotif de l’égotisme conscient et dédaigneux. Pour M. de Bosis, il est le principe même de son amour pour les hommes, pour la nature, pour toute la vie. Cet amour le force à regarder de loin le tourbillon des passions et des vanités qui, dans sa lourde incohérence, se heurte à toute esthétique et à tout rêve d’esthète.

Il y a à peu près dix ans, en janvier 1895, dans le beau décor d’un appartement du Palais Borghèse, à Rome, M. de Bosis réunissait quelques esprits anxieux d’élévations artistiques, révoltés contre les succès et les publics, contre toutes les grossièretés du goût et toutes les infamies de la production littéraire et artistique du temps. Gabriel d’Annunzio jeune, et déjà célèbre, était du groupe.

Il fallait renouveler l’éducation artistique de la nation. Il fallait donner à une foule sans nom et sans conscience la discipline inflexible d’une esthétique nouvelle faite d’après les normes éternelles de la Beauté, étudiée dans les chefs-d’œuvre des hommes et surprise dans l’émotion personnelle devant la nature. Il fallait montrer de nouveau aux Italiens tous les signes de la Beauté oubliée et toutes les marques de la laideur exaltée dans tous les arts… Mais tout d’un coup, au théâtre Argentine, éclata la Cavalleria Rusticana de Mascagni, me disait un jour Gabriele d’Annunzio. Alors, tous les espoirs de rénovation esthétique se dissipèrent. Tandis que des musiciens, profondément épris des grands symphonistes, cherchaient à cultiver le public romain par une série d’exécutions orchestrales et de tentatives de création dramatique, éclata toute la vulgarité de Cavalleria et le public de Rome (et tous les publics du monde) s’enthousiasmèrent pour le nouvel événement. Le découragement s’empara des esthètes, réunis pour l’élévation collective des esprits autour de M. de Bosis. Ils s’appelaient Gabriele d’Annunzio, Giovanni Pascoli, le peintre Michetti, etc., ils se dispersèrent pour suivre chacun la fatalité de sa marche géniale. M. de Bosis resta à Rome, sacerdote de son temple, veillant sur l’œuvre collective que le groupe — le plus important groupe littéraire de l’Italie, depuis trente ans — avait promise au public. Cette œuvre était une livraison merveilleuse, devenue aujourd’hui extrêmement rare. Douze volumes en devaient paraître. Elle s’appelait du nom dantesque et fastueux : Il Convito, que l’on pourrait traduire : Le Festin. Elle réunissait « un vivant faisceau d’énergies militantes, qui peuvent sauver une chose belle et idéale de l’onde troublée de vulgarités qui couvre désormais toute la terre privilégiée où Léonard créa ses femmes impérieuses, et Michel-Ange ses héros indomptables ». Sous son extérieur magnifique, Il Convito contenait des proses et des vers qui devaient servir de paradigmes au goût, d’exemples au nouveau culte de l’art. De nobles artistes illustraient vers et proses. Mais l’édition rare et qui n’était pas dans le commerce ne détermina pas un mouvement général des tendances. Ceux qui écrivaient le Convito devinrent des poètes et des peintres célèbres. M. de Bosis, écœuré par le spectacle de la vie ordinaire et anti-esthétique des écrivains, des artistes et de toutes les multitudes, se retira dans un silence plein d’infatigable travail. Épris de Shelley, le « cœur des cœurs », mort sur les rivages de l’Italie, enseveli à Rome, il traduisit dans la plus pure langue italienne l’âme du poète-philosophe anglais ; et il vient d’envoyer à ses amis le dernier volume du Convito, ce recueil de lyriques Amori ac Silentio sacrum, dédié à ses amis et à la Poésie.

Toute la mélancolie de l’Esthète cherchant à réaliser son rêve toujours lointain est dans un prélude. Une grande tristesse y domine, un grand regret pour toutes les choses belles rêvées, que la vie a laissées dans le rêve, que le rêve a cachées dans le plus profond de ses voiles mystiques.

Cette tristesse d’une âme contemporaine vibrante de toute la vie et de toutes les inquiétudes modernes, rêveuse de tout l’absurde à venir, est dans le livre, répandue comme dans une artère secrète et palpitante. Quel mal enserre dans ses violences l’âme du Poète ? Quelle haine le Poète jette-t-il dans un blasphème vengeur contre la vie ? Le Poète ne souffre d’aucun mal, il ne fait à la vie aucun reproche. Tous les maux de l’« homme crépusculaire », l’homme qui meurt à sa religion et à son culte et ne voit pas l’aube d’une religion et d’un culte nouveaux sont dans son cœur sans un nom précis. Tous les reproches à la vie sont contenus dans l’affirmation d’une inébranlable espérance en l’avenir, mais n’ont ni nom ni consistance. L’art de M. de Bosis est fait de ces deux forces lyriques : d’une grande vague sensation de souffrance et de regrets, et de vagues et grands espoirs.

Tu navigueras sans répit
sur des mers grises, parmi des voiles
de brouillard, à travers des cieux veufs,
incertain…

Un sentiment assez précis d’une immense stérilité dans la nature semble dominer les élans les plus hauts de l’oubli poétique.

Il dit au navigateur :

Tu demanderas fort, plus fort :
« La fin ? la terre ? l’aurore  ? »
Silence, dans l’ombre. De la proue
quelqu’un ricane… ? La Mort.

Le Poète est « trop chargé de souvenirs, trop hérissé de peut-être » ! Et quand il nous apparaît dans un moment d’abandon plein de bonté, devant sa maison, doux berceau de son amour, nid de ses enfants ignares, quand nous le croyons plus calme et plus confiant, un sourire amer et farouche plie ses lèvres, dès qu’il pense au monde lointain, à la lutte sans merci, aux vicissitudes disparues de la vie des hommes. Toute sa lyrique est faite de tristesse, de doute, de regret. Mais il ne se plaint de rien, il espère. Dans une Élégie de la Flamme et de l’Ombre jaillit une seule impétuosité sensuelle, contenue dans quatre vers et dans une image, mais qui révèle toute la force cachée sous le voile de la tristesse, dans l’ombre des vagues espérances. Cette impétuosité jaillit dans une description : la nature renaissante.

La forêt frissonna dans ses racines profondes ; dans les prés
               passèrent des vertiges chauds des noces ;
des impétuosités floréales secouèrent les sommets ; un éclair
               ceindra la forêt folle de printemps.

M. Adolfo de Bosis est donc le Poète de nos jours, l’Esthète de nos jours, celui qui chante accablé par toute la tristesse des choses belles qui sont mortes, d’autres qui s’en vont, d’autres qui sont nées mais sont encore confuses et perdent leurs contours dans le brouillard ; et en même temps, il est celui qui regarde la nature avec la violence d’un forcené. Dans sa langue parfaite, dans son style tour à tour nerveux, sec, sanglotant et ondoyant, M. de Bosis exprime donc l’âme de son temps. Il parle à des convalescents, c’est-à-dire à tous les hommes, et les accuse de se laisser courber sous le faix de leur mal, elles poussent à ouvrir avec le regard de leur espérance les portes de l’avenir.

Tout d’un coup, sur la mélancolie et l’espoir, une volonté se lève, la volonté qui monte de la multitude mécontente et courroucée, la volonté qui rappelle l’avenir de la grande fraternité universelle. L’absurde de l’amour universel gagne l’esprit du Poète, l’exalte, le tord dans les convulsions de la force. Et le Poète chante non plus dans ses sonnets ou dans ses strophes de si pure et si belle sonorité italienne, mais dans une prose rythmée, convulsée, faite de cris et de chants, de mélodies sonores comme des éclats de trompette et d’harmonies profondes comme des sanglots de harpes ou comme l’indéfini des violoncelles. La Prose rythmée À un Chauffeur (« ad un Macchinista »), est réellement la synthèse de tout le livre, de toutes ses faiblesses et de toutes ses forces, en un mot de toute l’âme du Poète. Il dit :

« Et apparaissaient les étoiles comme un essaim à travers l’écheveau des fils qui portent la pensée des hommes… » La vision de notre activité collective, génératrice de nouvelles harmonies dans la nature, est tout entière dans cette image. M. Adolfo de Bosis chante la nouvelle géorgique, l’hymne à la mer, l’hymne à la force de l’homme, l’hymne à l’amour des hommes, et sur une généreuse invocation à l’absurde de la grande sérénité humaine, ferme le cercle de ses poèmes, où maints aspects de l’âme contemporaine sont noblement résumés par un homme et exaltés par un Poète.