Mercure de France

1907

Articles du Mercure de France, année 1907

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Alexandra Ivanovitch (OCR, Stylage sémantique), Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome LXV, numéro 229, 1er janvier 1907 §

Histoire.
G. Ferrero : Grandeur et Décadence de Rome, t. IV : Antoine et Cléopâtre ; Plon-Nourrit §

Tome LXV, numéro 229, 1er janvier 1907, p. 123-129 [123-126].

En même temps qu’il faisait son Cours du Collège de France, M. Guglielmo Ferrero publiait le t. IV de son histoire romaine : Antoine et Cléopâtre. Il comprend les événements qui se succèdent depuis la fin de la guerre de Pérouse jusqu’à la chute d’Alexandrie. Aux dernières pages de son précédent volume, où il a donné toute son importance à la figure d’Antoine, M. Ferrero nous montrait celui-ci méditant la mise à exécution de la dernière grande pensée de César : la conquête de la Perse. Seul celui qui accomplirait cette conquête serait assez puissant pour dominer les événements, et faire sortir quelque chose de la dissolution où les guerres civiles et le gouvernement violent et stérile du triumvirat avaient jeté le monde romain. L’historien continue presque exclusivement de ce point de vue l’étude du rôle d’Antoine. Le roman d’amour avec Cléopâtre passe au second plan. Antoine avait avant tout besoin de l’énorme trésor des Lagides pour ses ambitieux projets en Perse. Il y eut d’abord entre le triumvir et la reine d’Égypte une association d’intérêts politiques.

On vient de voir en quoi ils consistaient pour Antoine. Du côté de Cléopâtre, il s’agissait d’affermir un trône doublement menacé, à l’extérieur par la domination romaine, à l’intérieur par de nombreux mécontentements. L’historien insiste sur ce dernier fait, qu’il rapporte d’après Dion Cassius, et qui lui paraît expliquer toute la conduite de Cléopâtre. Le « coup de foudre » initial, sur le Cydnus, est une belle chose ; mais M. Ferrero, qui a déjà écarté bien des explications simplistes, n’était pas homme à se contenter de celle-ci non plus, qui lui semble avoir été inventée « pour cacher une lutte beaucoup plus sérieuse d’intérêts politiques ». Du traité de Brindes jusqu’à l’accord de Tarente, période remplie par les premières phases de la lutte entre Octave et Antoine, celui-ci, constate M. Ferrero, « vécut trois années loin de Cléopâtre ». Il pouvait donc se passer d’elle. « Et il revenait à elle, qui était la reine du seul pays d’Orient que les guerres civiles n’eussent pas encore ruiné, au moment où il avait pour son entreprise un si grand besoin d’argent qu’il était obligé de céder une partie de sa flotte à son collègue. »

Les conséquences de ce retour furent essentiellement politiques. Elles apparaissent comme le développement d’un plan conçu par Antoine bien avant même sa première rencontre avec Cléopâtre ; d’un plan conçu, en tant qu’héritier politique de César, par un homme qui pouvait à bon droit s’attribuer cette qualité. Ce n’est point par passion seulement qu’Antoine alors épousa Cléopâtre et devint quelque chose comme un monarque asiatique. Maître des provinces orientales du domaine romain par le traité de Brindes (où est indiquée pour la première fois la division en empire d’Orient et en empire d’Occident), il voulait, en vue de sa future conquête de la Perse, reconstituer l’empire d’Alexandre, avec un royaume égyptien pour centre et avec Alexandrie, où se trouvait le trésor des Lagides, alors le plus vaste du monde ancien, pour capitale. Enfin le but dernier de tout cela était la prépondérance à Rome même. Les donations territoriales faites à Cléopâtre font partie de ce plan. Elles sont un pas vers le grand royaume égyptien. Et, chose significative, les donations datent du mariage d’Antoine avec la reine d’Égypte. (Voir là-dessus la note de la page 96.) M. Ferrero s’est appuyé, ici, sur l’autorité de Letronne, Égypte grecque et romaine, dont l’explication, complétée par les développements de Kromayer, lui paraît décisive, et « une des plus importantes découvertes concernant l’histoire de cette époque. Elle seule nous permet d’expliquer la grande énigme qu’est la bataille d’Actium ».

C’est, en effet, l’idée de cet empire égyptien, idée impliquant la possibilité de continuer là-bas la lutte contre Octave dans des conditions avantageuses, qui décida Antoine à la retraite sur l’Égypte, retraite d’où résulta la bataille d’Actium. Idée fausse sous le rapport stratégique, idée venue de Cléopâtre, qui, elle, était bien dans son rôle, tandis qu’Antoine n’y était pas du tout, ni, d’une façon générale, comme Romain, ni, dans l’événement même, comme général, dont les conceptions politiques influencèrent désastreusement la tactique. Il est probable, d’ailleurs, qu’une certaine part doit être faite, ici, dans cette dernière période de la lutte d’Antoine contre Octave, au côté passionnel, et que si l’amour n’eut assurément pas le premier mot, ni même l’avant-dernier, il eut le dernier. Car on ne peut expliquer que par les effets d’une passion dégénérée l’acceptation d’un plan de retraite qui, dans la situation nullement désespérée, avantageuse même, de l’armée d’Antoine sur le promontoire d’Actium, était une pure absurdité.

La Cléopâtre de M. Ferrero est une ambitieuse intelligente qui fait servir les séductions de la femme à la réalisation de ses projets. Antoine, digne d’ailleurs de l’immense situation que lui a faite le traité de Brindes, laisse grandir dans sa conduite la contradiction qui résulte pour lui de sa double situation de potentat oriental et de magistrat romain ; cela, jusqu’au jour où, faussant définitivement ses calculs, et d’ailleurs maître de ses sens aussi bien que de sa tête, l’orientalisme jette Antoine à l’incroyable défaillance d’Actium. Octave, mis en possession de l’héritage du monde, se trouve en présence d’un grand problème politique et social, dont M. Ferrero a indiqué les principales données dans son cours du Collège de France et qui sera l’objet de son prochain volume.

À l’exposé des faits, qui permet particulièrement d’apprécier la laborieuse érudition de l’historien, se mêlent, selon le procédé habituel de M. Ferrero, les tableaux de mœurs et surtout les évaluations d’éléments sociaux d’où cette nouvelle histoire romaine tire son intérêt le plus important et le plus nouveau.

Les Revues.
Poesia : Des vers de M. Henry Ghéon, le seul poète qui écrive avec une épingle §

Tome LXV, numéro 229, 1er janvier 1907, p. 143-147 [146-147].

Poesia (juillet-août-septembre) publie parmi tant de poèmes excellents, meilleurs et pires, des Epigrammes de M. Henri Ghéon. On conte que Victor Hugo écrivait volontiers avec un bout d’allumette qu’il taillait. M. Henri Ghéon doit se servir d’une épingle pour écrire, à moins qu’il ne pense par points ou ne tende vers cet idéal : ton vers monosyllabique, ô Amédée Pommier ! Jusqu’à présent, le vers composé de deux syllabes formant un mot ou deux, attire singulièrement M. Henri Ghéon. Il mesure sa poésie essentielle au compte-gouttes. Le résultat étonne et attriste. C’est très japonais.

SUR UNE ROSE

Près d’un thuya dentelé
une rose violette.
Une seule rose,
sa ronce la berce.
Un pinson se pose,
pèse,
léger…
Le pliant rosier
baise
la terre…
… De la bouche de sa rose
parmi les fraises
pâmée…
Au thuya se perd
l’oiseau…
Il fait beau.
Et la fleur qui se redresse
le sait.

Musées et collections.
Luini au Musée Brera §

Tome LXV, numéro 229, 1er janvier 1907, p. 161-166 [165].

Le Musée Brera à Milan va s’enrichir de seize nouvelles fresques de Luini qui ornaient le palais royal de Milan. Dans le but d’en faciliter l’étude, le roi d’Italie a décidé que ces peintures, provenant de la villa Pelucca, près de Monza, seraient transportées dans la galerie pour y être réunies aux autres fragments du même ensemble qu’elle possédait déjà. Alors que fréquemment ailleurs on se montre insensible à la mutilation et à l’éparpillement de l’œuvre d’un maître, cette décision est d’un heureux exemple.

Tome LXV, numéro 230, 15 janvier 1907 §

Échos.
Segantini et l’Italie §

Tome LXV, numéro 230, 15 janvier 1907, p. 380-384 [382].

On sait que l’Autriche dispute à l’Italie la gloire d’avoir donné naissance au grand peintre des Alpes. Segantini, qui était né à Arco (Autriche), est mort sur le Schafberg, en Engadine. Et tandis que l’Autriche honore de son mieux la mémoire de Segantini, l’Italie s’en désintéresse complètement, et n’a jamais voulu acheter le célèbre Triptyque qui est la dernière œuvre et le chef-d’œuvre du grand maître impressionniste. Cependant elle aurait pu, en l’achetant, enrichir admirablement le tout récent musée du Château des Sforza, à Milan, se souvenant que Segantini était allé dans cette ville, à l’âge de quatorze ans, en petit ouvrier vagabond, et qu’il y avait longtemps vécu et considérablement travaillé.

Le triptyque de Segantini, que quelques artistes italiens espéraient faire entrer en Italie, vient d’être mutilé et dispersé. Grâce aux 200 000 francs que le prince de Wagram a payés pour la partie centrale : nous l’aurons bientôt à Paris, dans la galerie du Prince. Trois autres tableaux de Segantini ont été vendus à des étrangers, qui les emporteront à Budapest et à Vienne. En Italie il ne reste presque plus rien d’important de Segantini, sans conteste le seul peintre italien moderne vraiment digne de sa gloire.

Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907 §

Giosuè Carducci §

Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907, p. 385-404.
Aubouro-te, raço latino,
Soulo la capo dòu soulèu !
Lou rasin brun boui dins la tino,
Lou vin de Diéu gisclara lèu.
                                        Mistral.

(Redresse-toi, race latine, sous le manteau du Soleil ! Le raisin brun bout dans la cuve, le vin de Dieu giclera bientôt.)

Giosuè Carducci est né en Italie, dans la première moitié du xixe siècle. Le lieu et l’année de sa naissance me semblent absolument indifférents. Son œuvre, sa vie, et le grand rythme occulte, qui à un tournant de l’histoire cadence l’âme d’une race, ont fait de lui l’homme synthétique et représentatif de l’état national que les écrivains et les orateurs d’outre-monts appellent volontiers « la troisième Italie ». Le nom de Giosuè Carducci évoque désormais la plus complète image anthropomorphe de la troisième Italie, de ses douleurs et de ses fureurs, de ses emportements et de ses craintes. Carducci est, dans toute l’étendue du mot, le Poète national de l’Italie contemporaine. S’il n’a pu être comme Horace le chantre orgueilleux d’un siècle particulièrement glorieux, s’il n’a pu exalter dans un chant séculaire les victoires proches et lointaines et la farouche noblesse de son pays, s’il n’est pas enfin le chantre d’une affirmation, il est vraiment celui de l’espérance. En son œuvre, l’antique vertu méditerranéenne a retrouvé ses accents italiens.

Un Poète, digne vraiment de ce nom, lorsqu’il atteint dans son œuvre la grandeur de l’expression d’un temps ou d’une collectivité vaste, lorsqu’un pays tout entier se reconnaît en lui et l’exalte, est aussi mystérieux que la fleur, dont le lien visible qui la rattache à la plante, la tige, ne révèle point l’énorme secret de la vie qui en elle transforme la sève en étincelantes couleurs de pétales, en profondes odeurs de calices. Les voix les plus inconscientes, les aspirations les plus occultes de sa race, de son pays, de sa communauté, trouvent dans le poète leurs expressions en dehors de toute contingence ; elles se transforment en lui, ainsi que la sève le long de la tige. Un poète national résume l’instinct de conservation et d’expansion de la nation. Il en garde toute la noblesse même lorsque les courants les plus effrénés de la politique, de la morale ou de la religion, s’acharnent à la déraciner de l’esprit général. Alors le poète dira quelque grande parole d’espoir, au milieu d’un grand deuil, ou quelque terrible prophétie de mort au milieu d’une grande fête. Parfois, la parfaite harmonie entre les passions et les réalisations d’un peuple exubérant de puissance qui se révèle dans les siècles où une civilisation atteint son apogée, engendre le Poète qui ne contredit pas la multitude, mais la continue en la maintenant dans l’exaltation, ainsi que pour la vie antique occidentale le firent Pindare et Horace. Plus souvent le Poète ressent quelque grave désharmonie de son époque et alors il entre en contradiction avec la totalité, il accuse, il juge, il condamne.

Le rôle de Carducci pendant presque toute sa vie a été celui d’un accusateur. Le caractère essentiel de son œuvre est celui de l’accusation impitoyable portée contre son pays, ses gouvernants avides et insatiables, son peuple aplati sous un joug, attaché en esclave au char bariolé du sinistre orgueil de quelques-uns. L’amour patriotique a pris chez Carducci tous les attributs de la haine. Sa haine républicaine et implacable a eu tous les courages. Et tout son courage était puisé dans l’espoir suprême de renouveler les plus belles énergies de son pays par le souvenir des plus antiques gloires, en continuant ainsi la tendance des néo-italiens du commencement de son siècle, dont Léopardi fut l’expression le plus géniale. Il a écrit que le Poète jette dans la masse incandescente les mémoires et les gloires, le passé et l’avenir de ses pères et de sa race. Et pour lui-même, le pauvre poète

fait un dard
d’or, et le lance contre le soleil ;
il regarde comment il s’élève,
comment il brille,
il regarde, et il se réjouit, et rien d’autre il ne veut.

Giosuè Carducci a jeté dans le creuset de son âme les gloires et les mémoires de sa patrie ; il y a jeté aussi la douleur de la misère présente ; il a forgé son dard, qui s’appelle : Fureur, et il l’a lancé non contre le soleil lointain et indifférent, mais contre la poitrine bombée de sot orgueil, ou creusée par la paresse, de ses contemporains. Ses coups ont porté terriblement. Il ne les a pas épargnés. Il voulait donner à l’Italie une conscience nationale nouvelle, solide et féconde. Puisque la péninsule avait renouvelé le sens de sa vie, en réunissant ses États dans une seule nation, il fallait réveiller en elle la conscience, encore assez vague, de cette unité, par un culte de patrie, supérieur à toutes les politiques éphémères : un culte national, capable de planer sur l’âme même de la nation, loin de toute possible atteinte des inévitables transformations des esprits et des gouvernements.

Cet idéal était celui même des premiers néo-italiens, d’Alfieri, de Foscolo, de Léopardi, de Giordani, de Niccolini, de Guerrazzi. Comme eux, Carducci faisait appel à la grandeur, réelle ou conventionnelle, de la vie antique.

Carducci s’est acharné à la besogne. Les splendeurs éteintes de la vie italienne rayonnaient occultement dans son esprit sans sommeil. Les événements quotidiens, se heurtant contre son immuable fierté, attiraient quelques rayons de ses splendeurs. Si sa parole rythmait des visions oubliées de la grandeur de Rome, c’était pour mieux faire ressortir la veulerie, la misère et la honte du présent. Ainsi les leçons du passé servaient admirablement à heurter les esprits, à faire vibrer dans des frissons salutaires les orgueils choqués, à nourrir peu à peu dans chacun, même chez les plus réfractaires politiciens, le besoin d’un culte national, d’un sentiment unitaire et généreux, supérieur à toute contingence.

Sans peur, sans pitié, ayant comme manière de vie le Dédain, et comme dogme spirituel la Volonté, fille du Souvenir, le Poète ouvrait le chemin à tous les espoirs. Très longtemps il y marcha seul, ou presque seul. Il avançait, en rugissant ses insultes contre « les lâches d’Italie » qui ne le suivaient pas. Il continuait, lui, un peu trop servilement peut-être, le culte évocateur classique des implacables poètes de son siècle. De ce culte national, il était l’officiant et les fidèles. Il voulait l’imposer à toute la nation, en lançant à la face des politiciens, et des quelques générations de soldats garibaldiens devenus politiciens, meneurs, gouvernants, ses chants dont le souvenir de la gloire latine alimentait presque toujours la violence. Il imposa son culte. L’Italie eut un culte, digne de respect, en dehors de toute évaluation esthétique. Et l’objet de cette vénération fut justement le Poète qui l’avait inspirée. L’officiant rebelle et solitaire de la foi nationale devint la divinité. On reconnut en Carducci les qualités sacrées du Poète représentatif de la Troisième Italie. Il est resté tel.

À côté des grands poètes français, allemands, anglais, de la première moitié du xixe siècle, l’Italie avait trouvé des chantres, que passionnait presque exclusivement la préoccupation de l’unité nationale. Reconnu solennellement devant la nation enfin constituée, le dernier chantre, Carducci, s’apaisa peu à peu. Sa farouche fierté trouva d’autres formules esthétiques pour exprimer sa transformation. Le républicain dédaigneux et inflexible saluait les personnages de la monarchie, qui, en un pays constitutionnel, jouent souvent, non sans grotesque, le rôle tout décoratif des rois.

Ainsi, malgré toutes les passions que son irréductible indépendance de Poète attirait autour de lui, malgré les haines diverses qui se heurtaient vainement contre son austère mépris, tour à tour adoré et conspué par les jeunes, détesté par les prêtres toujours, Carducci prit, il y a déjà longtemps, la place suprême qu’il occupe dans la vie spirituelle de l’Italie. Lorsque celle-ci sortit de la longue guerre soutenue pour conquérir sa « liberté », c’est-à-dire pour étouffer dans le sang de l’insurrection générale les plus anciennes vertus de ses pays séparés par la tradition et par les origines mêmes des différents peuples, et pour aboutir à la réalisation unitaire d’un organisme national complexe, non encore parfaitement harmonisé, les hommes qui avaient fait la révolution italienne, les rudes soldats de la veille, devinrent les maîtres de tous les pouvoirs du nouvel État. La vie esthétique de l’Italie avait été naturellement assez faible pendant cinquante ans de préparations et de réalisations guerrières. Les nouveaux maîtres, venant du champ de bataille, apportaient en grand désordre à leur gouvernement ces soucis et des passions, inévitables lorsqu’un grand État naissant ne peut demander qu’à la volonté et à l’initiative des hommes nouveaux les premiers principes de sa stabilité Dans ce désordre, qui se révélait par les pires erreurs, si des hommes de talent régirent le sort du pays, ils furent encadrés trop souvent par des ambitieux ignorants, dont les droits augmentaient en raison des blessures reçues pour la « liberté », sinon, toutefois, simplement en raison des campagnes où ils avaient figuré.

Dans le chaos des sentiments et des volontés, Carducci représentait intellectuellement l’Énergie nationale. Et il représentait le souvenir collectif, l’âme vigilante de l’histoire. Déjà depuis de longues années, il s’était consacré à donner à la culture des générations qui l’entouraient une nouvelle vision des classiques de la littérature. Un à un, il avait choisi dans l’histoire littéraire de l’Italie les hommes les plus typiques, les temps les plus significatifs, les œuvres les plus représentatives, et il les avait illustrés de sa prose savante et ardente, sa prose musclée, aux attitudes de perpétuel combat, sa prose athlétique. Il résuma dans une sorte d’hymne des temps nouveaux les orientations récentes de la pensée mondiale. Il donna un rythme immuable aux aspirations romaines de ses contemporains, qui ne voyaient plus qu’un seul et formidable ennemi à vaincre : le Pape. Il écrivit l’Hymne à Satan, qui, s’il n’est pas esthétiquement parfait, ni d’une pensée très profonde ni d’un style très noble, est cependant un des documents les plus importants de l’esprit philosophique du monde dans la seconde moitié du xixe siècle, et se développe puissamment le long d’une ligne d’inspiration sûre et émouvante.

Le Poète y exaltait un Satan compris dans le sens prométhéen de Lucifer, le porteur de feu, le principe de la lumière, le souffle primordial de la raison humaine, et par cela même l’âme occulte de toutes les créations, de toutes les conquêtes de l’homme.

On rappela à son propos les incomparables Litanies de Satan du grand précurseur de tout notre modernisme, de Baudelaire. Carducci, qui a renouvelé la puissance de la prose italienne avec des polémiques nerveuses et cinglantes, où il répondait à ses critiques, se défendit du rapprochement, en affirmant que, lorsqu’il écrivit son hymne, en 1863, il ne connaissait pas encore Baudelaire. L’esprit des deux poètes est en effet divers, la conception baudelairienne de Satan étant plutôt celle du Faust, celle d’un Satan très orgueilleux, ennemi des dieux, d’un Satan-puissance, tandis que Carducci parle d’un Satan-réalisation, symbole de la raison ; cependant il y a analogie dans l’invocation du même principe supérieur, dédaigneux, rebelle, tout-puissant, opposé à l’esprit de Dieu.

Une phalange de jeunes penseurs trouva là son expression. L’idéal de Rome sans le Pape enflamma le cœur politique de la péninsule et, sept années plus tard, les politiciens armés entrèrent à Rome.

Mais le Poète continua à lancer ses foudres contre les gouvernements lâches, en faisant toujours appel aux énergies du Souvenir, au besoin pour couronner l’œuvre militaire accomplie dans la péninsule par quelques grandes affirmations de la volonté d’être du peuple italien nouveau-né.

Les livres : Juvenilia (1850-1860), Levia Gravia (1861-1871), Giambi ed Epodi (1867-1879) contiennent particulièrement l’élan patriotique, la fureur tempétueuse, de cet Italien qui assista aux événements les plus tragiques et les plus décisifs de sa patrie. Là, il crie, il enseigne ; avec toute sa violence de libre poète républicain, il cherche à impressionner l’âme plus profonde des nouveaux Italiens. Là il s’élève d’un bond à la hauteur du chantre épique, et, le premier, il exalte la beauté et la douleur de l’Italie couverte de son sang. Quoique son vers ne se montre pas encore très personnel, et soit encore retenu dans les liens très lourds du classicisme, le style, le mouvement, l’humour, parfois même trop vulgaire, marquent la réforme du vers italien, cette réforme définitive qui, ayant ses origines en Léopardi, puis en Carducci, s’est poursuivie à travers d’Annunzio et Pascoli, et semble devoir se continuer dans l’œuvre de quelques jeunes. La fadeur des romantiques, y compris trop souvent le catholique Manzoni, la violence sonore, efficace, mais peu intelligente, des bardes épiques, sont surpassées d’un bond de lion. Un sang nouveau bouillonne dans la poésie italienne, un sang ardent qui a des bruits courts d’armes et de flammes.

En même temps, toujours par Carducci, la prose subit la même transformation ; dans la prose aussi, le poète de Satan ne révèle jamais une pensée vraiment profonde, vraiment profondément neuve, souvent aussi son humour dégénère en vulgarité irritante, mais le bond est fait : l’Italie nouvelle a ses rythmes littéraires nouveaux.

Les poèmes de Rime Nuove (1861-1887) marquent en grande partie une détente dans la haine du poète. Un souffle d’intimité calme, une poussée harmonieuse de vie intérieure en élargit la signification et le charme. Les préoccupations politiques semblent assoupies dans les douces angoisses de l’homme qui oublie le rôle qu’il jouait devant les hommes, et avec un étonnement tendrement lyrique se retrouve devant la nature, et devant les sentiments simples, les fantaisies géorgiques et sentimentales que la nature cache avec une indulgente et éternelle jalousie.

Le Poète affirme sa puissance. Son expression prend nettement la forme de son esprit. Il écrit son vers, il compose savamment sa prosodie. Et il peut écrire le sonnet, unique dans toute son œuvre, le sonnet qui vit d’une tendresse panthéiste, d’une joie géorgique toute moderne, et meut lentement ses quatorze cercles magiques dans une campagne immense, qu’il semble évoquer, qu’il semble remplir. C’est le sonnet au Bœuf :

Je t’aime, ô Bœuf dévot ; et un sentiment doux
De vigueur et de paix tu répands dans mon cœur,
Soit que solennel comme un monument
Tu regardes les champs libres et féconds,
Soit qu’au joug te courbant content,
Tu secondes l’œuvre agile de l’homme.
Il t’exhorte et te pique, et toi, tu lui réponds
Avec le tour lent de tes yeux patients.
Par tes larges narines humides et noires
Ton esprit fume, et, tel un hymne joyeux,
Le mugissement se perd dans l’air serein ;
Et dans l’austère douceur de ton grave
Œil glauque, se reflète ample et calme
De la plaine le divin silence vert.

Il ne semble plus enfiévré sans répit par sa poésie de liberté et de gloire. Il a des moments de calme, des accents troublants, où on ne retrouve pas ses emphases parfois de très mauvais aloi, ni le dédain perpétuel qui souvent fait penser à une attitude de l’artiste plus voulue que spontanée, et qui amoindrit considérablement, assez souvent, l’émotion d’un poème, en l’abîmant dans un excès de pathétique, démocratique ou autre. Dans l’Idillio Maremmano, le souvenir nostalgique d’une idylle de sa jeunesse dans les maremmes, les marécages toscans de son pays natal, la mélancolie qui s’enlace, se noue et se délasse dans la sphère triple de la terza rima, devient sombre et saisissante :

Oh, combien, ensuite, ma vie, froide,
Et combien obscure et triste, elle est passée !
Mieux valait épouser toi, blonde Marie !
Mieux valait s’en aller cherchant dans le bois
Désolé de la plaine le bœuf égaré,
Qui saute dans les buissons et s’arrête et regarde,
Que s’essouffler après le vers petit !
Mieux vaut oublier, en œuvrant, sans le rechercher,
Cet énorme mystère de l’univers !

Dans les Odi Barbare, Carducci fait un nouveau bond, et atteint le but définitif de sa vie de poète. Tout son organisme poétique arrive au dernier degré de maturité. Il dit sa grande parole. La langue, l’esprit, le mode tout entier de manifestation est parfaitement renouvelé. L’amour de la patrie perd toutes les extériorités contingentes, devient un symbole, une idée. Le classicisme de réminiscences devient abstraction.

Le poète écrit enfin la page qui doit rester dans l’histoire littéraire de son pays.

§

La signification de l’œuvre de Carducci a surtout une importance collective. On ne peut pas dégager de cette œuvre une Esthétique aux vastes attitudes, une Esthétique universelle, qui fasse partie du patrimoine de la poésie mondiale. Carducci reste un grand poète italien. La signification de toute son œuvre est enracinée dans la collectivité italienne, dont il représente les plus nobles aspirations, qui, pendant à peu près un demi-siècle, ont transformé la situation politique et puis l’esprit même du pays nouvellement constitué.

Son Esthétique est donc forcément italienne, comme celle de Mistral est provençale. On ne peut parfaitement comprendre et suivre ces deux poètes, que dans les rythmes de leur langue originaire. La plupart des poèmes de Carducci, très beaux en italien, perdraient dans une traduction trop de leur puissance, car, en général, il n’y a pas en eux une idée centrale qui soit nouvelle dans la poésie du monde, capable de résister à toute transposition de rythmes et à toute métamorphose de tonalité, c’est-à-dire à la traduction. On ne pourrait les traduire avec une réelle efficacité qu’en provençal, de même que le provençal peut être admirablement rendu en italien, car ces deux langues sont celles qui restent les plus étroitement attachées à leur origine commune.

Je dis : sans une idée centrale qui soit nouvelle dans la poésie du monde, car l’esprit intime, le souffle animateur de la vision et de la réalisation des Odes Barbares, plus encore que leur métrique latine, rappelle de trop près l’inspiration des poètes païens de Rome. Souvent, le mouvement psychique d’une Ode est si exclusivement classique, et semble si étranger aux besoins animiques nouveaux d’un peuple, que l’Ode reste toute lumineuse dans sa lumière de pierre précieuse admirablement taillée, mais froide et un peu lourde.

Le Poète a recours aux grandes forces inspiratrices des anciens. Il exalte le vin, et, aux plus harmonieuses puissances de la vie, il donne les noms, les attributs divers que les anciens leur donnèrent dans l’orientation inévitable de leur tradition religieuse et des dogmes de leur Sagesse. Mais ces noms des dieux païens morts, ces attitudes du lointain paganisme amoureux et orgiaque, qui nous reviennent après la mort du Christianisme, s’ils servent à témoigner de la liberté d’un esprit totalement dégagé de la dernière religion occidentale, s’ils ont pu avoir une importance considérable lorsque les esprits les plus évolués tenaient à affirmer leur éloignement de l’Église Romaine, nous intéressent bien moins aujourd’hui, où d’autres plus graves préoccupations émeuvent l’esprit profondément philosophique de la nouvelle poésie, de la plus jeune, de celle non encore célèbre, qui prépare avec un enthousiasme secret et invincible la métaphysique de demain, le point de départ d’une nouvelle métamorphose religieuse.

Les Odes Barbares montrent le désir d’une société qui voulait être païenne pour s’affirmer surtout antichrétienne. Aujourd’hui nous commençons à connaître le sens véritable de ce que deux ou trois générations qui nous ont précédés appelaient le néo-paganisme. Ils eurent le tort — excusable d’ailleurs, car toute rénovation commence avec force tâtonnements — de reprendre le vieux mythe avec tous ses attributs oubliés, en croyant pouvoir ramener ainsi l’esprit ancien au milieu des foules nouvelles. Ils ne s’apercevaient pas qu’au contraire c’était l’esprit ancien qui, pour la seconde fois en quatre siècles, montait des foules nouvelles, et ne demandait qu’à être définitivement ordonné dans la géométrie de la métaphysique nouvelle, dans la hiérarchie des attributs nouveaux, que la poésie, la philosophie et la science doivent lui assigner.

Cependant les Odes Barbares, en résumant l’orgueil italien des premiers livres du Poète, sa joie de se savoir non indigne de la tradition romaine, et la fierté libre-penseuse de son esprit social et adverse au Pape eurent un retentissement énorme.

Deux qualités très réelles faisaient leur force, et élevaient le Poète au sommet de gloire où il devait enfin se placer pour toujours. Ces deux qualités sont : l’une, l’abstraction du patriotisme de la rue, l’absorption de toute la vie italienne dans l’idée abstraite de Rome ; l’autre, la rénovation complète de la langue, non seulement dans une prosodie empruntée à la langue latine, mais dans la valeur même des mots et des expressions, dégagée de tout dogmatisme scolastique et des moules tyranniques des images-types, dans lesquels les épigones, en suivant les paradigmes laissés par les Maîtres, ont l’habitude d’enfermer le besoin d’image, qui est l’âme et la raison d’être de toute poésie, et avouent ainsi leur impuissance esthétique. La langue italienne resplendissait de couleurs nouvelles, mouvait en des larges rythmes poétiques le besoin de renouveau de toute son esthétique, rebelle enfin, par la volonté d’un homme seul, à toutes les cristallisations de l’école, à tous les archaïsmes des anthologies. En s’insurgeant contre Manzoni, Carducci parlait au nom du Dante, au nom de Machiavel et de l’Arioste, au nom aussi de tous les poètes qui tentèrent les premiers, au xviie siècle, la réforme de la prosodie italienne dans le sens de la prosodie latine. Carducci, qui sur l’Italie, veule et aplatie après ses guerres, répandait le grand souffle dantesque du mépris et d’un inflexible orgueil de race, voulait imposer son idéal d’élévation des esprits et des formes, afin que le peuple nouveau-né fût en tout digne d’aspirer, après sa renaissance politique, à sa renaissance esthétique. Le rêve était prématuré, naturellement. Un organisme collectif qui a saigné pendant à peu près un siècle ne peut pas atteindre la forme suprême de la vie collective, une renaissance esthétique, avant d’avoir retrouvé par une longue et patiente préparation les principes de sa force. L’Italie contemporaine n’est pas encore arrivée à cette conquête : elle travaille, elle s’enrichit dans les industries, ensuite elle aspirera à atteindre et atteindra sa forme suprême de vie. Cependant le cri de Carducci secoua les esprits, remua les intelligences. Quelques-uns comprirent la puissance de sa réforme. Mais les disciples dignes du Maître se firent attendre, car ceux qui le furent de la première heure demeurent sans importance individuelle.

J’ai déjà dit que la ferveur idéale jetée sur sa patrie par le poète dédaigneux tombait en plein désordre national. Les soldats politiciens gouvernaient mal. L’éducation patriotique régnait sans discipline dans les écoles. L’esprit des fameux Mille hommes, qui débarquèrent en Sicile avec Garibaldi, en 1860, s’exalta de lui-même, s’enfla démesurément ; au nom de sa belle bravoure épique, il imposa à toute la vie de la nation la laideur de sa passion unilatérale, de son intelligence bornée : les beaux vieux soldats furent de piètres politiciens. Ceux qui avaient jeté leur vie dans le sang, en s’enflammant aux chants très pathétiques des bardes révolutionnaires, ne pouvaient pas accueillir une exaltation trop abstraite de l’idée de la patrie, exprimée en rythmes inaccoutumés, en rythmes si divers du mètre roulant des marches ou des mélopées des bivouacs, en rythmes.

Mais contre les vieux soldats veillait l’instinct éternel des races. C’est ainsi que tout d’un coup, en 1879 d’abord, puis solennellement en 1882, un enfant fit entendre sa voix qui résumait toutes les voix du Maître, et, tout en les imitant, les continuait dans un chant nouveau, inattendu, étonnant, qui permit à Carducci lui-même d’annoncer à l’Italie la naissance d’un autre grand poète. Gabriele d’Annunzio publiait son Canto Novo. Les vieux soldats gouvernaient encore ; ils commençaient, à peine fauchés par la mort, à disparaître des horizons politiques de l’Italie. Mais l’enfant nouveau, qui n’héritait pas de toutes les passions du Maître, et qui n’avait pas assisté à la longue et sanglante formation de sa patrie, profitait de la grande leçon qui semblait avoir été faite pour lui seul. Il continua l’œuvre de renouveau de la langue ; suivant les traces de Carducci, il la porta à ce degré de perfection esthétiquement consciente d’où elle façonne, depuis quinze ans, tous les esprits plus jeunes de la littérature italienne.

Carducci n’a eu donc qu’un disciple, un seul digne de lui, et resté vraiment disciple : d’Annunzio. Un autre, Pascoli, qui l’année dernière a remplacé Carducci à la chaire de Bologne, est beaucoup plus dégagé, est plus personnel, et, dans l’esprit synthétique de sa belle œuvre, il est différent du Maître, il n’est pas un parfait disciple.

D’Annunzio — qui, il y a une dizaine d’années, domina, et paralysa presque totalement une génération de littérateurs — a repris l’abstraction patriotique des Odes Barbares et il l’a en quelque sorte déformée avec l’excès des souvenirs du classicisme helléno-latin. Il a peut-être aussi le tort d’avoir poussé la réforme de la langue à un degré de raffinement qui l’a étrangement compliquée, en la mélangeant avec des éléments antiques, étrangers et régionaux, qui détruisent un peu cette émouvante unité tonale qui est le caractère essentiel de la première réforme carduccienne.

D’Annunzio écrivit aussi des vers barbares. Plus tard, il exagéra la réforme dans les Laudes. Carducci n’avait fait que reprendre la tentative de L. B. Alberti, qui, sur la fin du xve siècle, selon le témoignage de Vasari, essaya le premier le renouveau du vers typique italien de onze syllabes, en mesurant son inspiration sur les rythmes des Latins, et la tentative commencée au xvie siècle par Dati, Tolomei, Patrizio et Baldi. Baldi avait déclaré que la prosodie italienne, basée surtout sur les accents des mots, ne pouvait composer un vers « héroïque » qu’en se servant des vers mêmes acquis à la langue. Celle-ci est la règle suivie par Carducci, qui, avec des vers italiens, compose ses hexamètres et ses pentamètres italiens, de très ample et harmonieuse structure. D’Annunzio, lui, pour écrire des Louanges à l’exaltation d’un sentiment de paganisme beaucoup plus large et plus moderne que celui de Carducci, mais presque autant littéraire, remonte au premier poète du sublime panthéisme du Moyen-Âge, à saint François d’Assise, qui chanta ses Laudes Creaturarum dans un rythme très large, sans contrainte de forme, semblable au son des cloches de sa sainte colline, mesuré vraisemblablement uniquement par sa respiration. Carducci et d’Annunzio, malgré quelques défauts per excessum, résument à eux seuls les plus fiers mouvements de la littérature italienne contemporaine. Pascoli est à part. Il a la sensibilité géorgique, la tendresse pastorale de Francis Jammes, il a des admirateurs fidèles, des suivants ardents de son excellente esthétique. Tous les autres écrivains italiens de ces générations plus ou moins sur le déclin ont une importance bien moindre, même lorsqu’ils font sonner toutes les trompettes habiles de la renommée autour d’un livre mal réussi, ainsi que le font M. Fogazzaro ou Mme Sérao…

§

Carducci a trouvé sa plus grande source d’inspiration à Rome et en Grèce. Son inspiration romaine, qui est d’ailleurs la plus servile, c’est-à-dire celle qui est trop particulièrement réglée par les paradigmes des poètes antiques, est plus sincère. Se sentant plus tranquille, dans la conquête de sa sérénité, aux débuts des Odes Barbares, il avertit que :

non plus l’ombre du temps, ou les froids
soucis, je sens sur ma tête ; je sens,
ô Hébé, la vie hellénique
affluer tranquille dans mes veines.
Et les jours, ruinés dans la pente
de l’âge triste, resurgirent,
ô Hébé, dans ta douce lumière,
anxieux de renouveler.

Mais en réalité l’âme hellénique lui demeure étrangère. C’est l’âme de Rome, celle que le poète croit encore l’anima mundi, qui le retient, le serre, le fait étouffer de joie dans la souvenance, d’angoisse dans la vision présente. Les dieux antiques qu’il évoque sont ceux que Rome, qui ne créa ni sa religion ni sa philosophie, emprunta aux Grecs, en les transformant selon le caractère de son peuple orgiaque, légiférant et guerroyeur.

Partout le Poète ne voit que souvenirs. Et parfois, comme dans l’ode devant les Thermes de Caracalla, devant la misère contemporaine, les souvenirs de l’antique grandeur le saisissent avec une telle violence que son chant n’a plus la solennité du geste de mépris et de défi si cher au Poète, mais il sort presque sangloté dans une nuit où le vent chaud étouffe les poitrines et annonce l’orage imminent ; il paraît sombre comme un présage que l’oracle exprime désespérément, dans l’invocation de la Fièvre :

Entre le Célio et l’Aventin courent
sombres les nuages : le vent de la plaine triste
se meut humide : au fond, sont les monts albains
blancs de neige.
Le voile vert relevé sur les tresses cendrées,
dans le livre une Anglaise cherche
ces menaces des murailles romaines
au ciel et au temps.
Continus, intenses, noirs, croassants,
se jettent les corbeaux, comme en fluctuant
contre les deux murs, qui pour un défi plus hardi
se lèvent, énormes.
« Vieux géants — semble insister, furieux,
l’essaim augural — pourquoi tentez-vous le ciel ? »
Dans l’air arrive grave, du Latran,
un son de cloches.
Et un ciociaro, enveloppé dans son manteau,
en sifflant grave dans sa barbe touffue,
passe et ne regarde pas. Fièvre, ici moi je t’invoque,
déité présente.
Si tu as aimé les grands yeux pleureurs
des mères, et leurs bras tendus
en te maudissant, ô déesse, de la tête
pliée des fils ;
si tu as aimé sur le Palatin sublime
l’autel antique (le Tibre touchait encore
la colline évandrienne, et le soir en naviguant
entre le Capitole
et l’Aventin, le Quirite, en revenant,
regardait en haut la ville carrée,
éclairée de soleil, et il murmurait un chant
lent saturnien) ;
Fièvre, écoute-moi. Les hommes nouveaux
chasse d’ici avec leurs choses mesquines :
cette horreur est religieuse : la déesse
Rome dort ici ;
la tête appuyée à l’auguste Palatin,
les bras ouverts entre le Celio et l’Aventin,
par le Capéna les épaules fortes elle étend
vers la voie Appienne.

Partout c’est l’évocation continuelle des dieux, des héros, des triomphes romains. Le besoin de rythmes nouveaux, qui en changeant les modes de la prosodie auraient aidé aux transformations de l’esprit poétique dont Carducci sentait l’ardent besoin, entraîna le Poète à se servir des mètres « barbares ». En même temps, cette reprise de la tentative poétique latine lui apporta tout son cortège d’images lointaines. Quelques odes de Carducci ont la saveur immédiate d’une traduction de quelques odes d’Horace. Le mouvement y est presque toujours identique, et l’esprit de l’ancien se retrouve dans le moderne, quoique celui-là proclamât la beauté présente que celui-ci évoque avec un orgueil toujours nostalgique, dans un fantastique Fanum du désir. Une certaine monotonie plane par cela même sur les Odes Barbares, une monotonie que les autres livres plus variés, sinon toujours plus profonds, n’engendraient pas. Seulement, dans les Odes la langue est toujours belle même si touffue, elle est neuve même si tordue dans un spasme de latinité, dans un effort de redevenir ce que la mère opulente fut, et le style n’a plus ce ton railleur qui souvent rendait de longues pages de vers semblables à de la polémique rythmée.

L’évocation constante de l’âme antique révèle le caractère de tout l’œuvre carduccien, le grand animateur de toute son inspiration. Ce caractère est le pathos historique, analogue au pathos esthétique, qui anime, et meut, en beauté et en désordre l’œuvre de d’Annunzio. Le pathos historique de Carducci est celui de Victor Hugo ; cela est absolument indéniable. Mais chez Hugo, — ainsi que chez Leconte de Lisle, le poète des Poèmes barbares, avec lequel Carducci présente des analogies d’esprit libre, fier et puissant, et de frappantes analogies d’œuvre qu’on est même arrivé à lui reprocher comme un plagiat — le pathos de l’histoire est immense, car l’histoire est pour lui sans borne, est dans l’âme légendaire de tous les siècles, tandis que pour Carducci l’histoire est une : Rome. Leconte de Lisle, Vigny, Hugo, s’élancent vers les triomphes de l’homme légendaire avec une hardiesse que la puissance n’égale certes pas toujours, mais au seuil de la civilisation qui sera la nôtre, sortie de la dernière Cosmogonie et de la dernière Morale de l’Occident, sortie du Christianisme, tous les grands poètes français du xixe siècle écoutèrent frémir dans la profondeur de l’âme gauloise, l’âme antique et nouvelle du monde. Carducci reste seulement le poète de la Troisième Italie, le poète de l’idée de Rome. Dante revit en lui, avec tout son dédain et sa terrible passion civile, sinon avec son génie. Et Carducci a rempli son rôle. L’Italie l’a reconnu, l’a proclamé son Poète, l’a couronné de son amour. Hier encore, avant que la fortune d’un prix boréal ne fût tombée dans la « fosca turrita Bologna », où est la maison du vieillard glorieux, Carducci, d’un de ses gestes de suprême dédain auxquels l’Italie officielle ou quasi officielle est habituée depuis de très longues années, avait refusé la proposition d’une souscription nationale pour la publication intégrale de ses œuvres, dont les bénéfices lui auraient été dévolus. « Je n’accepte aucune aumône, même si elle me vient de la Patrie ! » — avait répondu par dépêche le lion fatigué. En revanche, le poète, qui n’est plus républicain, et qui a toujours salué avec sympathie la reine Marguerite, acceptait de celle-ci qu’elle lui payât 40 000 francs sa bibliothèque, dont il devait conserver personnellement la jouissance. La reine Marguerite a acheté aussi la Maison du Poète, à Bologne. Maintenant, toutes les souscriptions, les discussions pour une pension de retraite, les propositions pour rendre plus calme ou plus heureuse la vieillesse du chantre national sont prises. Le poète est dans toute sa gloire italienne, et l’Académie de Stockholm a consacré sa renommée mondiale. Il est entré dans une zone lumineuse de la vie d’une nation, où un homme est élevé aux sommets héroïques du pays, où il entre vivant dans le Walhall.

On ne discute plus le talent de l’homme, ni la somme de ses bienfaits répandus sur la collectivité nationale. Son génie devient un dogme, il faut l’admettre. On ne discute plus l’homme ni son œuvre, car on n’a plus besoin de les admirer : on les vénère. Les Italiens offrent aujourd’hui ce spectacle, qui a sans doute sa beauté, et qui est un intéressant témoignage pour une collectivité humaine, capable de vénérer un Poète au milieu des merveilleux mais implacables orages de la domination industrielle contemporaine.

§

La mesure de son talent n’a pas permis à Carducci une divine et gothique abstraction, capable d’engendrer un nouveau Poème-synthèse, une nouvelle Divine Comédie. Il n’a pas ajouté un livre à ce que j’appelle volontiers l’Évangile moral méditerranéen, que Dante commença en y enfermant toute l’éternité du Moyen-Âge. Mais dans la métaphysique de l’histoire il représente le point de convergence des énergies de la péninsule, des énergies occultes, étrangères, alors même qu’il les exprimait, à la vie politique et esthétique de tous. Il représente aussi le deuxième pôle de l’ellipse idéale de la vie italienne au xixe siècle, dont le premier pôle est incontestablement le grand et encore mal connu Mazzini. Pendant longtemps encore toutes les forces que l’Italie développera dans les mille aspects de ses manifestations nationales tourneront dans le vertige du cercle en mouvement de l’ellipse animique, dont les centres intérieurs, idées et sentiments, les pôles profonds, seront ces deux hommes représentatifs de toute la dernière volonté d’être de l’Italie : Mazzini et Carducci.

Dans l’œuvre réunie sous le titre Rime e Ritmi, on a toujours l’impression intérieure d’un esprit géant ondoyant sur le soi de l’Italie, dans un mouvement perpétuellement identique, entre le présent et le passé. Carducci n’inspirerait pas, je crois, à Rodin une évocation semblable au Balzac. Balzac est droit et immobile comme un rocher tourmenté, c’est « un monolithe convulsé à son faîte par des orages titanesques », selon l’admirable expression de Mme de Saint-Point. Carducci donne au contraire lui-même l’impression d’un orage, l’orage de l’âme de son pays, s’abattant avec tous ses éléments séculaires contre les portes de Rome, que la bureaucratie a profanées.

Les derniers trois vers du poète sont en eux-mêmes très faibles. Mais leur manque de valeur poétique est compensé par la signification idéale que le Poète leur a donnée, et aussi par le rythme choisi, un rythme italien s’il en fut, le « stornello », la ritournelle populaire toscane qui se développe en une double spirale autour de l’évocation floréale contenue dans le premier vers. Il a écrit à la fin de son œuvre :

Fleur tricolore,
Les étoiles se couchent dans la mer,
Et les chants s’éteignent dans mon cœur.

Ici finit l’action directe du Poète. L’action médiate, morale, longue dans le temps, développera de plus en plus son influence, peut-être, par les éléments de révolte contenus dans tout l’œuvre, de prose et de poésie.

Déjà des jeunes penseurs s’efforcent de prendre devant l’Italie l’attitude du maître devenu silencieux. Gabriel d’Annunzio avait voulu, à un moment de sa vie, hériter de la baguette du farouche censeur. Il voulut entrer dans la mêlée de la vie politique. Il rêva de devenir le nouveau poète national. Mais il fut vite déçu, il rentra dans le cercle enflammé de son pathos esthétique, et monta résolument à la tribune de la scène et de l’hyposcène, et devint presque exclusivement, au moins jusqu’ici, homme de théâtre.

L’action de réveil, le grand appel aux énergies et à l’orgueil nationaux, est continué par des jeunes, car les vieux et les demi-jeunes sont trop occupés à produire plutôt qu’à penser. Les jeunes, au contraire, l’esprit ouvert à tous les souffles spirituels qui remuent le monde qui se renouvelle, compliquent de pensée mondiale la culture italienne, et semblent être attendus par l’élite du pays, et particulièrement féconds.

Or, il faut remarquer, enfin, que ce réveil correspond à celui de toute l’âme méditerranéenne. Il dépasse toutes les frontières, et sans que les principaux acteurs le sachent ou le veuillent, de tous les pays qui furent dits latins, et de tous les grands centres qui, dans le cercle magique du bassin méditerranéen, composèrent une couronne de gloire pour la vie millénaire des races gréco-judaïco-latines, et pour le long triomphe des trois civilisations de l’Occident, se lève depuis quelques années en une nuée d’or et de pourpre, l’aurore d’un espoir nouveau, la volonté d’une nouvelle Renaissance. Dans la formation inéluctable de fédérations humaines, dont aucun de nos plus intuitifs politiciens ne peut encore avoir conscience, et parce que les mutations et les combinaisons de l’âme profonde des races précèdent toujours les mutations et les combinaisons politiques, la race méditerranéenne se redresse avec orgueil. Elle est la résultante des mélanges de sang et de culture qui en Occident ont été révélés tour à tour par les aspects de la Renaissance italienne, et puis par la Renaissance française, par la Révolution, par l’épopée napoléonienne, par le xixe siècle esthétique français. La nouvelle tragédie méditerranéenne, où tous nos dieux apparaîtront dans la lumière, où la pensée humaine, art, philosophie et science, se sublime dans ses teintes d’aurore nouvelle, où le corps et l’âme, le paganisme et le christianisme, la Danse et l’Extase, seront réconciliés, et dans leur parfaite harmonie montreront encore au monde la puissance joyeuse de la vie, se compose déjà peu à peu, dans notre inconscient, des éléments qui, de tous les pays méditerranéens en réveil, élèvent leurs voix de renaissance, et que, comme autrefois à Athènes et à Rome, on sent palpiter dans une formidable synthèse, à Paris, l’antique Civitas philosophorum, centre du monde méditerranéen moderne.

Déjà deux hommes très puissants, Carducci et Mistral, ces deux poètes méditerranéens, ont imposé au monde le spectacle de leur supériorité. Debout dans leur fierté, ils font tous deux songer à l’image austère de Dante. Leur esthétique est limitée : nationale pour l’un, provinciale pour l’autre, mais leur mission est plus profonde que leur œuvre et plus haute que leur volonté même. Inconsciemment ils ouvrent le cycle méditerranéen. Car la terre est couverte de quatre mondes en présence, qui en ce moment de l’histoire sont assez distincts, et en même temps assez mêlés, pour se reconnaître l’un l’autre avant d’accepter les grandes amours et les grandes haines qui seront à la base de la civilisation de demain. Ces mondes sont : le monde méditerranéen (de toutes les terres gréco-judaïco-latines) ; le monde boréal (Germains et Anglo-Saxons et peuples encore inconnus) ; le monde oriental (Slaves et Orientaux) ; le monde équatorial (l’Afrique et ses mélanges coloniaux). L’Occident américain n’est qu’une composition méditerranéenne et boréale. Le monde boréal, qui pour le moment sous mille formes différentes détient les pouvoirs de la direction du monde, a reconnu et honoré les deux poètes de notre race. Lorsque Mistral entonne le chant de la Coupe, l’hymne de la sublime Provence, où il s’écrie prophétiquement :

Aubouro-te, raço latino,
Soulo la capo dou soulèu !
Lou rasin brun boui dans la tino,
Lou vin de Diéu gisclara lèu.

nous pensons à l’invocation carduccienne :

Lorsque sur les Alpes remontera Marius
et Duilio regardera la double mer
apaisée, nous viendrons, ô Cadore,
te demander l’âme de Vecelli.
Dans le Capitole lumineux de dépouilles,
dans le Capitole splendide de lois,
qu’il peigne le triomphe de l’Italie
surgie toute nouvelle emmi les peuples.

Le patriotisme provençal de Mistral et l’italien de Carducci n’ont pour nous que la même toute-puissante signification d’orgueil invincible et de triomphe méditerranéen. Et lorsque Carducci constate : « la littérature italienne contemporaine n’est autre que la reproduction et la copie de la littérature française » et qu’il se plaint qu’on peut y remarquer çà et là quelques débris d’allemand, mais que l’italien généralement y manque ; nous constatons à notre tour que l’influence française en Italie dépasse l’influence d’un pays sur un autre, et, en dehors même de la puissance de l’esprit français, répond mystérieusement à une orientation merveilleuse de l’esprit méditerranéen, dont la prophétie, faite aujourd’hui dans ces pages, un jour ne semblera peut-être pas simplement paradoxale.

Giosuè Carducci, le poète de Ça ira, de Napoléon, de Garibaldi, de Rome, reste le grand initiateur de la force actuelle de l’âme italienne. Il a le suprême orgueil de résumer une collectivité. C’est là son plus sûr titre de gloire.

Les spectacles de plein-air et le peuple [extrait] §

Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907, p. 449-466 [457-458]

[…]

On peut aussi rattacher à ce mouvement diverses manifestations originales ou traditionnelles qui ont lieu à l’étranger. Laissant à part la fameuse Passion d’Oberammergau, qui paraît s’industrialiser déplorablement, je mentionnerai les festivals suisses et les Maggi de Toscane (ou plutôt Maggiolate, me dit M. R. Canudo), qui tiennent le milieu entre le théâtre et la fête populaire.

Voici ce que nous apprend sur ces festivals et sur ces Maggi M. Romain Rolland :

[…]

Un des exemples les plus rares de la continuité des traditions populaires au théâtre est fourni par les Maggi (représentations de mai) dans la campagne de Toscane. Ces spectacles sortent directement des fêtes de Mai, célébrées dans l’antiquité. Sous leur forme dramatique, qui s’est conservée jusqu’à nos jours, ils semblent dater du quatorzième ou quinzième siècle. Les plus anciens manuscrits qu’on en ait gardés remontent, d’après M. Alessandro d’Ancona, à 1770. Les auteurs et acteurs sont des paysans des environs de Pise, Lucques, Pistoie, Sienne, etc. Les Mai sont écrits en stances de quatre vers de huit syllabes… Ces stances sont chantées sur une sorte de cantilène perpétuelle, lente, uniforme, avec quelques trilles et passages de bravoure… Les sujets des Mai sont héroïques ou religieux. On n’en connaît qu’un seul qui soit emprunté à l’histoire moderne. C’est un Louis XVI. Il est des plus intéressants ; il montre comment la Révolution française se répercutait dans ces cerveaux de paysans italiens…

Lettres italiennes §

A. Fogazzaro : Petit monde d’Autrefois, Hachette. — M. Sérao : Après le Pardon, Hachette §

Quelques Italiens m’ont demandé dernièrement si, dans ces chroniques, j’ai un parti-pris contre les auteurs d’un certain âge, en faveur des plus jeunes, et ils m’encouragent en même temps à suivre cette voie, car aujourd’hui en Italie, comme un peu partout, disent-ils, les aînés piétinent sur place, tandis que les jeunes révèlent déjà quelques grandes et admirables attitudes de ce que sera l’Esthétique de demain. J’avoue que l’à priori de ma critique ne concerne jamais l’âge des auteurs dont les manifestations peuvent m’intéresser ; mon à priori est dans les principes philosophiques qui sont à la base de toutes mes visions de la vie, et par conséquent de l’art. Mais à plus d’un titre je partage l’opinion de mes aimables correspondants. Les aînés, au moins en Italie, piétinent sur place, et toutes mes sympathies convergent naturellement vers les quelques exceptions qui nous semblent, ou que nous sentons être, les plus significatives. Incontestablement, elles appartiennent à des jeunes écrivains, souvent même aux derniers arrivés.

Ainsi, deux éditeurs parisiens continuent à imposer au public français les œuvres de deux écrivains italiens, vieux à la besogne et absolument étrangers à tout le renouveau esthétique et littéraire de l’Italie contemporaine. On vient de faire paraître le Petit monde d’Autrefois, de M. Fogazarro et Après le pardon de Mme Mathilde Sérao. De même que volontairement je ne me suis pas occupé ici du dernier livre de M. Edmondo de Amicis, qui a encombré pendant plusieurs mois la presse italienne, avec sa prose et avec ses recherches d’instituteur sur la langue qu’on parle en Toscane et la langue que les Italiens doivent parler, je ne m’étendrai pas sur ces deux romans. Leur morale surannée et leur psychologie vieillotte, mises au service de quelques fables romantiques, engloutissent complètement les qualités d’évocation d’un milieu de libéraux italiens opprimés par l’Autriche, dans le roman de M. Fogazzaro, et les qualités d’émotion pathétique et sentimentale, dans le roman de Mme Sérao.

P. Buzzi : L’Exil, « Poesia », Milan §

La presse, qui s’occupe trop de ces écrivains « arrivés », n’a presque plus de place pour signaler des œuvres, où un talent puissant, se révélant tout d’un coup, se montre cependant digne d’attirer les regards du grand public, ne fût-ce que le long d’une colonne de quotidien. Une de ces œuvres est sans doute l’Exil, de M. Paolo Buzzi.

Un poète français, M. F.-T. Marinetti — un jeune —, s’est donné, depuis deux ans, une tâche difficile et belle, qui est pas seulement celle de réunir des talents en un faisceau trimestriel, mais celle, beaucoup plus grave, d’en découvrir. Le sort lui a été favorable. Et voici apparaître sur les horizons de la littérature une force nouvelle, un romancier-poète d’exception, vainqueur du premier concours international de Poesia. Peu de temps après, le deuxième concours de la même anthologie a révélé un poète de vingt ans, M. Giosuè Bersi, auteur d’un poème : le Sang, dont le style, serré sonore et pur, et la volonté subtile d’une compréhension de la vie tout entière, dans une esthétique qui est vivifiée par des éléments physiologiques, comme chez d’autres elle l’est par la métaphysique, témoigne d’un organisme poétique duquel il faut beaucoup attendre. Le poème de M. Borsi nous fait penser à l’Intégralisme profond et noble de M. Adolphe Lacuzon.

L’Exil de M. Paolo Buzzi est un roman-poème. Nous connaissons en France quelques talents d’élite, aussi, parmi les plus jeunes, qui suivent depuis quelques années une tendance analogue, et ont déjà réalisé, ou vont réaliser des œuvres puissantes. Ce n’est plus la poésie verbale qui enveloppait parfois le drame psychologique de nos aînés ; l’élément poétique est dans la conception même et dans la construction du roman, est dans son architecture et dans ses détails, autant que dans l’esprit même qui l’inspire et l’anime. L’écrivain ne cède pas à l’émotion d’un fait de la vie, observé ou imaginé, mais il est ému originairement, par une vision de la vie, c’est-à-dire par une généralisation lyrique d’un complexe de faits. Cette généralisation élève son esprit au-dessus des phénomènes éphémères, saisit l’âme des choses ; et l’œuvre d’art, une fois réalisée, plane au-dessus de toutes les thèses sociologiques, des situations psychologiques, des contingences innombrables d’amour et de haine, que pourtant elle contient. Le roman conçu ainsi à la manière du poème embrasse une étendue de vie toujours beaucoup plus vaste que tout autre roman, où l’écrivain se bornerait à représenter seulement quelques complications de la vie humaine, et mettrait, comme but idéal à toute généralisation, la réalisation d’un type ou de quelques types humains. Le roman-poème ne représente plus des « types » et n’évoque plus des « forces », mais il réunit dans sa composition des éléments de réalisation empruntés à la poésie et à la musique. Le style y est imagé et rythmique. L’écrivain est toujours un poète, son œuvre est toujours bien plus d’évocation que de définition. Par cela- même elle est très vaste.

C’est ainsi que, dans L’Exil, M. Paolo Buzzi peut faire l’histoire d’un esprit jeune, exalté par la formidable poussée de désirs individuels et collectifs de notre vie contemporaine, et, tout en suivant le protagoniste, qui n’est plus qu’un nœud de vie se déplaçant dans un espace très grand, l’espace de ses rêves, il peut évoquer, toujours autour d’un homme ou d’un couple, l’âme vigilante, sympathique ou hostile, harmonieuse ou ennemie, du temps dans lequel les protagonistes vivent toute leur vie exubérante, dans trois étapes fatales : Vers l’Éclair, Sur les ailes de l’Orage, Vers la Foudre.

L’œuvre est d’un pessimisme farouche. Le jeune fils de la bourgeoisie italienne, issue de la révolution nationale, meurt, parce qu’il voulut trop vivre et il ne sut vivre. Il se plie sous le choc de deux amours qui à un moment de sa vie tumultueuse et complexe tourmentaient son âme profondément analytique. Dans un paysage merveilleux, admirablement évoqué, il se pend à une croix du chemin, avec une corde, qui, dans les mains enfantines de celle qu’il avait oubliée et qu’il ne peut plus aimer, était un jouet. Avec lui, après une journée tellement remplie de rêves, et tant remuée par les voix des collectivités qui tour à tour l’enveloppaient, c’est une génération entière qui semble monter sur la croix, la génération des Italiens qui furent les premiers-nés d’une bourgeoisie encore toute sanglante.

E. Prezzolini et G. Papini : La Cultura italiana. F. Lumachi, Florence §

Il y a deux jeunes écrivains, dont les noms sont liés par une analogie immédiate de la pensée, et par les tendances et le labeur communs. Dans une revue qui leur est spéciale, et dans leurs livres déjà nombreux, ils poursuivent depuis quelques années un idéal de renouveau philosophique. Ils ont déjà leur place marquée dans l’histoire de la culture italienne.

En collaboration ils ont écrit un volume, la Culture italienne, où, avec un courage semblable à celui qui enflamma l’œuvre de prose et de vers de Carducci pendant de très longues années, ils montrent sans pitié l’état misérable de la culture italienne, et en indiquent sévèrement les causes et les remèdes. Ils tendent au renouveau de l’esprit italien. Rien ne borne leur désir d’aboutir au réveil de quelques forces nouvelles, de quelques révoltes nouvelles contre l’absolutisme archaïque de l’école et des maîtres, dont la nation accepte aveuglément le culte. Leur œuvre a soulevé des colères. Mais en Italie de nombreux esprits partagent l’opinion impitoyable de MM. Prezzolini et Papini.

G. Papini : Il Crepuscolo dei Filosofi, Libr. Ed. Lombarda, Milan. — G. Papini : Il Tragico, F. Lumachi, Florence §

M. G. Papini a écrit un livre : le Crépuscule des Philosophes, où il chante l’hymne funèbre de Kant, de Hegel, de Comte, de Schopenhauer, de Spencer, de Nietzsche. Le volume s’achève sur un chapitre qui dans l’esprit de l’auteur donnerait un congé définitif à la Philosophie. Le style de ce livre, comme de tous les travaux de M. Papini, est celui d’un polémiste spirituel et extrêmement intelligent. Malheureusement, ses visions critiques souvent ne vont pas au-delà des facultés compréhensives de tous les spiritualistes modernes, qui s’insurgent contre Kant, car de Kant est dérivé le matérialisme, en oubliant toute la profondeur sentimentale de l’auteur de la Critique de la raison pratique, et la grandeur de son hypothèse de la Volonté, dérivée de Jacob Boehm, grandeur comparable sans doute, par son influence sur l’orientation générale de la pensée, à celle de la loi de la gravitation ou à celle de la loi de l’évolution. Lorsque M. Papini écrit contre Schopenhauer ou contre Nietzsche, il continue l’erreur contemporaine qui consiste à faire de ces deux auteurs deux mannequins drapés de manière singulière et un peu grotesque, pour se donner le plaisir de danser autour d’eux une grande ronde idéologique ; une carmagnole fatigante et non amusante, en oubliant que Schopenhauer et Nietzsche ont fait de l’hypothèse kantienne de la Volonté les deux plus grandes théories de la pensée spiritualiste contemporaine, l’une qui aboutit à la Volonté de la Douleur, l’autre à la Volonté de Puissance. Dans son livre le Tragique Quotidien, dont le titre semble emprunté à une expression devenue peu rare en français, M. Papini étudie des états d’âme assez divers, choisis dans l’humanité. Parfois, l’expression de la vision de M. Papini trahit l’originalité de sa pensée. Aussi nous laisse-t-il assez froids lorsqu’il compare tout l’œuvre de Schopenhauer à un opéra-bouffe, et lorsqu’il refait un Don Juan toujours insatisfait, cherchant en vain le grand amour dans le nombre.

Mais son œuvre, qui, par la hâte de la production et par le raccourci forcé de la pensée, peut lui faire trop souvent reprocher des attitudes purement journalistes, reste amplement justifiée par le nombre de « mouvements » que le jeune philosophe voudrait organiser à la fois. C’est ainsi que M. Papini nous semble entrevoir les plus graves problèmes qui hantent nos esprits. Celui du sens religieux nouveau, d’où naîtront l’Esthétique et la Morale nouvelles ; et celui du centre méditerranéen moderne, qui doit encore répandre sur le monde une très grande action spirituelle : centre que M. Papini place, selon la tradition, à Rome, et que, à tous les points de vue, dans toutes les manifestations supérieures, et surtout dans les tendances à peine révélées, que seul l’œil aigu du philosophe peut saisir, nous voyons à Paris.

M. Papini est donc surtout, jusqu’ici, un semeur d’énergies. Il ne fait que poser des problèmes, dont il promet la solution. Mais son œuvre cessera peut-être bientôt de n’être qu’une promesse.

L’idéal et la tâche de M. Prezzolini sont identiques à celle de M. Papini. Il est aussi un très hardi semeur d’énergies ; son talent apparaît moins étincelant que celui de M. Papini, mais plus ferme, plus cultivé, plus immédiatement précis. Son dernier livre : le Tailleur spirituel, révèle un esprit critique mûr, aigu en même temps que réfléchi.

Le style de ces deux écrivains — et j’entends par style non seulement le contour verbal de la pensée, mais aussi la méthode même et l’orientation générale de l’esprit — loin de nous rappeler Boccace ou Guichardin ou Machiavel ou Léopardi ou Carducci, par sa tournure et par ses pointes, nous fait trop penser à la puissance de la dialectique schopenhauerienne ou nietzschéenne. Mais leur œuvre est sans conteste celle des plus forts « illuminés » italiens, englobés dans cet énorme et savant mouvement spiritualiste qui renouvelle toute la philosophie, toute l’esthétique et toute la jeune littérature du monde, et qui tend à la nouvelle affirmation morale et religieuse, dont nous poursuivons l’aspiration dans tous les domaines de notre esprit libéré.

Memento §

Quelques œuvres théâtrales toutes récentes ont fait concevoir quelques espoirs sur l’avenir du théâtre italien. Mais le public n’a pas accueilli ces œuvres avec l’enthousiasme qui fait le succès. M. Enrico Corradini a révélé, dans une Charlotte Corday, sa vision, personnelle et hautaine, de la Révolution. M. Ercole Rivalta a écrit un très beau et très fort poème dramatique : David (V. Piva. Ed. Rome). M. R. Bracco a fait représenter un drame psychopathologique et M. V. Morello, un journaliste plus connu sous le pseudonyme de Rastignac, a fait représenter des pages de politique contemporaine dramatisée sous le titre : la Flotta degli Emigranti.

Tome LXV, numéro 232, 15 février 1907 §

Variétés.
Les fouilles d’Amboise §

Tome LXV, numéro 232, 15 février 1907, p. 759-762.

Dans une lettre adressée au journal l’Éclair, M. l’abbé Bossebœuf a le premier rapproché les noms de Léonard de Vinci et de Ludovic le More. À l’heure où l’on va poursuivre à nouveau des fouilles dans le but de retrouver au château d’Amboise les débris physiques de Léonard, M. l’abbé Bossebœuf a cru devoir rappeler aux dévots du grand maître qu’en Touraine, quelques années auparavant, mourut aussi une des plus gigantesques figures de la Renaissance : Ludovic le More.

Si la recherche des restes d’un grand homme honore, comme on le dit ordinairement, les épigones, le devoir du Comité organisé ad hoc pour les fouilles d’Amboise ne peut pas demeurer indifférent à la proposition de M. l’abbé Bossebœuf. Car à plus d’un titre l’ombre historique de Ludovic le More plane sur le tombeau inconnu de Léonard de même que la volonté et l’amitié du Duc de Milan s’étaient imposées à son génie.

Ludovic fut le type le plus parfait du « Prince » de la Renaissance. Il eut au plus haut degré tous les attributs d’orgueilleuse perversité, de suprême sagesse, indifférente à tous les détails de la vie et de la mort du bétail humain, d’amour de la vie et de volonté à tout moment plus forte que le sort, que Machiavel invoqua pour le parfait Prince. Comme statisticien, il connut la vérité du principe, simple et immense, qui fut plus tard la base de l’art militaire napoléonien : il faut opposer la masse aux fractions de masse. Sa « masse » c’était surtout son indomptable volonté de domination. Les fractions de masse, c’étaient les haines, les appétits divers, les craintes multiples, qui di visaient tous les petits États italiens, et qu’il voulait réunir dans sa puissance, en les dirigeant indifféremment pour ou contre les Français, afin d’affermir de plus en plus son potentat.

Ludovic débuta par un acte de sauvagerie impériale. Afin de se faire proclamer duc de Milan, il fit tuer son neveu Jean Galéas. Il fut ensuite l’ami et l’ennemi de Charles VIII, et l’ennemi de Louis XII. Sans souffrir aucune contrainte à son formidable besoin d’empire, il accepta d’avance tous les dangers qu’il se créait par chacun de ses actes, et avec les armes redoutables de sa force et de sa ruse, il chercha à triompher d’eux, jusqu’au jour où il fut le vaincu.

Comme homme et comme souverain, il ne fut point le Mécène, dans le sens que le vulgaire attache à ce mot. Il ne protégeait pas les artistes, en homme qui donne pour que d’autres le servent en beauté. Il vécut avec eux, il leur en imposait par sa volonté sûre et par ses goûts innombrables et raffinés, mais surtout, il les accueillait dans cette admirable serre ardente qu’était sa cour milanaise, où toute l’étonnante « poussée de vie » de la Renaissance pouvait éclore avec joie, où quelque superbe génie méconnu ou traqué ailleurs pouvait s’épanouir librement.

Plus que le duc de Valentinois, épris lui aussi d’un grand rêve de domination impériale, âpre dans les plaisirs, puissant dans la guerre sans merci, Ludovic fut le « Prince » parfait de ces heureux temps, où la seule joie de vivre, d’un tout petit souverain, et peut-être de tout homme qui en commandait quelques autres, faisait un César. La cour de Ludovic, par l’exaspération même et la multiplicité des passions de son maître, devait, plus que la cour des Médicis, attirer et honorer dignement un esprit supérieur, singulièrement debout « par-delà le bien et le mal », amant effréné de la vie sous toutes ses formes et pour toutes ses jouissances, uniquement désireux de dominer à son tour son temps, par l’étrange faculté de son génie qui devait faire de lui un des plus complets « representative men » de l’époque.

Tel fut le cas de Léonard de Vinci.

La cour érudite et un peu stylisée de Laurent de Médicis l’avait presque méconnu. Là, Michel-Ange imposait à l’admiration des premiers grands forgerons de la Renaissance, les superbes Humanistes, son masque de roi mécontent, méprisant et tyrannique.

Léonard n’eut pour ces fiers rêveurs que ses qualités, assez éminentes, d’ingénieur. Revenant de Milan, il avait essuyé à Florence la colère du grotesque gonfalonier Sodérini, qui l’avait traité presque en bandit. Michel-Ange, de son côté, au manque d’amour qui accueillait Léonard, ajouta une de ces haines personnelles, souvent irraisonnées, et toujours implacables, dont il avait le terrible privilège.

À Milan, Léonard fut reconnu et aimé. Sa grande faculté de joie put s’épanouir avec un éclat qui reste presque unique dans toute la Renaissance. L’amitié que lui témoigna Ludovic le More ne fut point identique à celle que Laurent de Médicis ou Jules II eurent pour Michel-Ange. Laurent de Médicis, dont la complexe psychologie n’a pas encore trouvé son exégète, aima Michel-Ange ainsi qu’un artiste exquis, tendrement joyeux et délicatement sensuel, peut aimer un colosse qui bouleverse avec des rugissements de lion toute l’esthétique, qui accueille dans un égal mépris le passé et l’avenir, dédaignant surtout le présent, et se dresse ou tente de se dresser tout seul devant l’âme prosternée du monde. Jules II avait tour à tour aimé, exalté et humilié Michel-Ange, dans lequel il ne reconnaissait qu’un instrument pouvant lui servir, à côté de Bramante et de Raphaël, à élever aux plus hauts sommets son ambition, et à la faire rayonner sur son siècle, qu’il attaquait avec une inapaisable fureur guerrière.

L’amitié de Ludovic pour Léonard fut autre.

L’élégant et joyeux Léonard, qui nous a laissé dans ses cartons les signes du grand tourment de son esprit chercheur devançant tout son temps, et qui passait dans la vie en laissant une traînée de parfums et de joie, trouva auprès de Ludovic ce qui lui avait manqué à Florence, ce qu’il ne trouva guère ensuite à la cour de César Borgia. Il y rencontra la plus grande admiration pour tout ce qui sortait de son cerveau infatigable, aux multiples et si extravagantes ressources, et la fidélité dévotieuse de son maître. Dans cette cour voluptueuse, fastueuse, somptueuse, où l’amour de la vie et de la domination exaspéraient tous les esprits, Léonard put réaliser une grande partie de ses rêves grandioses. Peintre sacré et peintre profane, ordonnateur des fêtes, compagnon d’un charme incomparable, créateur d’œuvres hydrauliques et mouleur de statues triomphales, il s’adonna sans peine à la joie de gaspiller cette énorme force qui, physiquement et cérébralement, émouvait sans cesse l’élégance attique de sa personne.

Si l’on reproche à Léonard son servilisme d’abord, ensuite son infidélité intéressée, à l’égard de ses protecteurs, on oublie les actes d’obéissance de Michel-Ange, et l’on oublie surtout que les rapports extérieurs d’un homme de génie ne doivent être envisagés qu’au point de vue des bénéfices qu’ils apportent au libre épanouissement du génie même. Ici, sans doute, la fin justifie les moyens. Et dans la soumission de Léonard, subissant l’imposition d’un unique modèle pour ses toiles profanes aussi bien que pour les sacrées : la belle Cecilia Gallerani, maîtresse du Duc ; ainsi que dans le geste de Beethoven, écrivant et exécutant en personne certains Concertos et certaines Mélodies qui lui assuraient le pain quotidien, il y a un tel mépris pour les contingences quotidiennes qui les forçaient d’accomplir de tels actes que tout reproche au nom de la morale est puéril.

Pendant son séjour à Milan, sous la protection de Ludovic, Léonard fut pour celui-ci un irréprochable ami, bien plus qu’un artiste asservi à un Mécène. Ludovic voyait en lui l’homme étrange et puissant, au génie inépuisable, en tout digne de comprendre la farouche beauté de son dur sentiment, et de l’exalter pour toujours. Ils furent très liés, jusqu’au jour de la disgrâce du Duc. Lorsque celui-ci tomba vaincu, Léonard se détourna de lui, comme un organisme jeune et sain se détourne instinctivement de la vue d’un cadavre. Il offrit ses services au nouveau maître. Mais il n’écrivit jamais à qui que ce soit ce que Michel-Ange put écrire à Jules II : « Je suis attaché à toi comme les rayons le sont au soleil. » Et Ludovic, prisonnier au château de Loches, se souvint peut-être de la gloire léonardesque de sa souveraineté, en ornant de fresques singulières les murs de son cachot, en occupant en artiste ses lugubres loisirs de roi, prisonnier et à jamais dompté.

La fourbe méchanceté des Florentins, qui, lors de la décoration de la salle du Conseil du Palais de la Seigneurie, imposa à Léonard, comme M. Romain Rolland le remarque, « l’humiliation de peindre une victoire des Florentins sur ses amis, les Milanais », contraste violemment avec l’accueil que Milan avait fait au grand Maître de la Léonardi Vinci Academia. Et les circonstances extérieures de la vie milanaise, ainsi que les mouvements mêmes de l’esprit du Duc, ne furent pas sans exercer une influence assez reconnaissable sur son génie. La dévotion de Ludovic, après la mort de Béatrice d’Este, hanta pour quelque temps le cœur et l’art de Léonard.

Ces deux expressions formidables, l’une géniale, l’autre seigneuriale, de la même poussée humaine qui engendra la Renaissance, demeurent donc liées d’une manière toute particulière et rare, devant notre esprit pieusement admirateur.

Le vœu formulé par M. l’abbé Bossebœuf est juste et doit être exaucé. L’éminent archiviste du diocèse de Tours signale aussi le danger du salpêtre qui ronge les peintures murales du château de Loches, dues à la main de Ludovic. « Ces très curieuses peintures murales, dit-il, sont progressivement rongées par le salpêtre, et nous avons demandé, à plusieurs reprises, qu’on les relevât avec le soin qui s’attache à un si noble souvenir. »

Il est donc nécessaire que le Comité des fouilles d’Amboise se montre digne de la tâche qu’il s’est donnée de vouloir retrouver les restes physiques d’un génie, pour les recueillir dans un lieu sacré, but à des pèlerinages nouveaux, où ils pourront répandre encore sur le sentiment d’une postérité non indigne la suggestion de la puissance qui les anima. Il faut que ce comité ne réponde pas à de vagues aspirations, mais qu’il comprenne la beauté, la perfection de sa mission qui doit le pousser à chercher à Amboise les restes de Léonard, et dans la collégiale du château de Loches, ceux de Ludovic. Ceux-ci, d’ailleurs, seront moins rebelles à la recherche, car le problème de leur placement, soit devant le Crucifix, soit dans une chapelle latérale, pourra être facilement résolu.

M. l’abbé Bossebœuf se met très noblement à la disposition des chercheurs, pour leur fournir de plus amples informations.

Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907 §

Les Journaux.
Giosuè Carducci (le Figaro, 17 février 7) §

Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907, p. 149-152 [149-151].

M. Édouard Rod nous donne, dans le Figaro, quelques détails sur Carducci. D’abord un léger croquis du vieux professeur :

J’ai tenu à l’entendre au cours d’un de mes récents voyages en Italie. C’était alors un petit vieillard, aux yeux très vifs, au visage tout rouge sous la crinière léonine que les années avaient blanchie sans l’éclaircir. Il arrivait quelques minutes avant l’heure, et s’asseyait sur l’unique chaise d’une salle d’attente, blanchie à neuf, dont les fenêtres ouvraient sur la cour pittoresque de la vieille université. Les étudiants et les auditrices chuchotaient en le regardant, il ne parlait à personne et restait silencieux, un peu solennel. Une porte s’ouvrait. Les étudiants se précipitaient à leurs places, il entrait après eux, en traînant sa jambe raidie par une récente apoplexie. Il n’avait pas la parole abondante et facile : les veines de son front se gonflaient dans l’effort, comme celles d’un cheval de race animé par la course. La lutte s’exaspérait entre l’expression rétive et la pensée, qui sortait enfin victorieuse, comme emportée sur les ailes d’une phrase au vol large. Il commentait la Vita Nuova : quand il en avait lu — admirablement — un morceau, il poussait un cri d’admiration avant de commencer à l’expliquer.

Après Dante, ou peut-être avant, le grand amour de Carducci fut la politique. Une bonne partie de son œuvre se compose de poésies politiques, et de politique nationaliste. Il est irrédentiste : il veut Trente et Trieste. Il ne faut pas à la fois admirer le patriotisme de Carducci et mépriser celui de M. Déroulède. Un Français qui réclame Strasbourg n’est pas plus absurde qu’un Italien qui réclame Trieste. Quand on veut Strasbourg ou Trieste, on les prend, si on peut, mais il est inutile de formuler en vers un programme de conquête. Les poésies patriotiques de Carducci ont un intérêt local, mais purement local. Nous serions bien naïfs de les admirer, d’autant plus qu’elles ne sont pas admirables.

Carducci avait une autre corde, l’anticléricalisme, et il en a joué jusqu’à sa dernière heure. Il appelait Pie IX le vieux prêtre infâme, ce qui semble excessif. On n’est pas infâme parce que l’on n’a qu’une médiocre intelligence des idées de son temps.

Après avoir longtemps proclamé que la monarchie, elle aussi, était infâme, il s’y rallia avec un certain éclat. Si l’on constate que cela lui valut un fauteuil de sénateur, ce n’est pas pour blâmer une évolution que les événements expliquent et légitiment. Il y risquait, d’ailleurs, sa popularité parmi la jeunesse. L’ayant perdue, en partie, il trouva d’autres hommages. Ceux que lui vaut sa mort ne sont pas, quoi que disent nos journaux dociles, d’une parfaite unanimité.

Revenons à M. Rod. Il apprécie ainsi le caractère de la poésie de Carducci :

Avec elle, nous sommes aussi loin que possible de la poésie intime ou personnelle, à laquelle nous ont accoutumés le romantisme et ses succédanés. Nous revenons à cette poésie en quelque sorte, ou civique, qu’affectionnaient les grands lyriques de l’antiquité. Elle est d’une beauté savante et sévère : on ne parvient à la goûter que par l’étude ; elle a besoin d’explications et de commentaires ; elle ne peut être populaire, ou même comprise, que dans un pays comme l’Italie, tellement imprégné d’histoire que les plus ignorants mêmes y subissent l’emprise du passé. Liée intimement, comme nous l’avons dit, à la vie publique, elle plonge toutes ses racines dans les traditions classiques, qui sont les traditions nationales du pays. On croirait que Carducci pensait à son œuvre même, quand il définissait le rôle intellectuel de l’Italie en disant, dans son discours sur l’université de Bologne : « L’Italie, dans la poésie, dans l’art, dans la philosophie, a ressuscité pour l’Europe les idées de l’antiquité plus sereine des races ariennes, idées d’harmonie, d’ordre, de beauté, avec une telle efficacité bienfaisante qu’elle est loin d’en être affaiblie. » (Op., I, p. 23).

De quelque abord difficile que soit cette poésie, les Italiens en ont compris de bonne heure la haute signification, l’importance et l’éclat. Autour d’elle, leur admiration a accompli ce travail de cristallisation qui ne commence pas toujours du vivant des auteurs, et qui est peut-être indispensable à leur gloire : comme s’ils ne pouvaient rien fonder pour l’avenir qu’avec cette collaboration des commentaires, des discussions, des injures et des enthousiasmes que leur imposent les passions et les pensées parmi lesquelles ils se sont développés. Je ne crois pas qu’aucun poète, depuis Victor Hugo, ait été plus abondamment expliqué, attaqué, célébré, acclamé, insulté et commémoré. Les partis politiques se sont plus d’une fois bombardés avec quelques-uns de ses poèmes ; d’autres sont étudiés par les lettrés comme des modèles classiques, — à telles enseignes que, sur un seul d’entre eux, l’Ode aux sources du Clitumne, il existe au moins trois volumes de commentaires. Son nom est acclamé comme celui d’un « père de la poésie ». Les plus brillants poètes de l’heure présente, comme M. Pascoli, s’honorent d’être ses élèves ; M. d’Annunzio lui-même, qui ne prodigue point son admiration, a éprouvé le besoin d’accomplir de temps en temps quelque acte de retentissante dévotion en l’honneur du vieux maître.

Carducci, pour moi, c’est un Leconte de Lisle, qui aurait mis en vers son Petit catéchisme républicain et son Histoire populaire du christianisme. Notre Leconte de Lisle, à nous, se garda de ces erreurs. Il dédaigna même de signer les estimables opuscules, dont sa gloire ne pouvait être augmentée. Carducci fut moins hautain. Aussi la popularité politique entre-t-elle pour beaucoup dans sa gloire.

Échos.
Le sort des poètes en Italie §

Tome LXVI, numéro 233, 1er mars 1907, p. 187-192 [191].

À propos d’un appel lancé au public par M. Domenico Oliva, l’illustre critique italien, pour venir en aide à « un poète qui souffre », et dont le journal qui publia l’appel généreux ne dit point le nom, on a réuni en quelques jours une somme de près de 4000 francs, ce qui est assez joli. Mais les Italiens ne veulent pas en rester là. Ils pensent à prévenir la misère des littérateurs.

Un écrivain, M. J. M. Palmarini, ne craint pas de déclarer dans les colonnes d’un grand quotidien que le gouvernement a le devoir de penser à la fortune des poètes. Il propose en conséquence que 50 pensions viagères soient créées dans le but de permettre aux littérateurs en détresse, qui se seraient déjà signalés par la publication de quelques centaines de pages en prose ou en vers, de toucher la somme assez respectable de 6000 francs par an. Un règlement assez rigoureux surveillerait la distribution des revenus. On se rend facilement compte que de tels avantages sont bien supérieurs à nos prix, nationaux ou autres, donnés en une seule fois. Mais cette proposition est celle d’un poète. Aux politiciens à dire le dernier mot.

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907 §

Les trois traités doctrinaux de Dante [I] §

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907 Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907, p. 212-228.

On convient généralement que l’Alighieri incarne le Moyen-Âge et que la Divine Comédie, rangée parmi les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, est le seul poème épique de l’ère chrétienne. Mais l’admiration se comporte en face du livre prodigieux comme à l’aspect des grandes cathédrales : on s’extasie sur la majesté du monument, sur les proportions admirables, on fait la génuflexion et on passe, sans regarder ni les vitraux pleins d’évocations symboliques, ni les chapiteaux historiés de figures satiriques.

Parmi les plus enthousiastes de la statuaire grecque, qui se doute de l’idéogrammatisme de la Vénus de Milo ou du sens si pessimiste de ces poupées funéraires que nous appelons des Tanagras ?

La Divine Comédie littérairement plane sur l’imagination universelle : spirituellement elle dresse son énigme sans que nul Œdipe s’aventure à l’expliquer. On trouvera peut-être quelque intérêt à feuilleter ésotériquement les trois ouvrages où Dante a laissé voir sa très secrète pensée.

Le traité de l’Élocution vulgaire est probablement de 1319 ou 1320, antérieur d’un an ou deux à la mort du poète. De nombreux commentaires ont été faits, par des régents qui ne virent qu’un art poétique, une sorte de philologie mêlée de prosodie dans ce traité de cryptographie ou de stéganographie.

Les professeurs officiels n’hésitent pas à écrire : « En lisant le traité de l’Éloquence vulgaire, on apprendra au prix de quels savants et consciencieux travaux s’est formée cette langue de bronze qui, mise en fusion à la flamme du génie, reçoit de la pensée une empreinte fidèle et indestructible. »

En d’autres termes, le Traité de l’Éloquence vulgaire serait un traité d’éloquence, une rhétorique, la rhétorique de Dante. Les patentés ont-ils lu cette institution oratoire ? Ils sont docteurs ès lettres, et naturellement ils n’y ont vu que des mots.

I. — Pourquoi ce traité de la langue vulgaire est-il en latin, puisque Dante prétend s’adresser, non seulement aux hommes, mais aux femmes et aux enfants ?

Le poète promet de leur faire boire un suave hydromel, verbo aspirante de cœlis.

Comment accommoder ce langage emprunté à celui du ciel avec cette destination ? Ce serait déjà trop présumer des hommes d’élite. En outre, il définit le langage vulgaire, « celui que les nourrices apprennent à l’enfant, dès qu’il peut distinguer les mots ».

« L’autre langage où peu de gens parviennent est appelé grammaire par les Grecs » ; et de celui-là Dante ne s’occupera pas.

Les anges ni les animaux ne parlent. Les pies imitent la voix de l’homme, qui seul est doué de la parole. Tandis que les intelligences célestes se pénètrent, le mortel ne peut échanger sa pensée que par le langage.

Adam parla avant Ève. « Nulle personne dont l’esprit est sain ne saurait hésiter sur la première parole qu’il prononça, je ne doute pas que ce ne fût Élie ou Dieu. » Or cette parole est à la fois une façon d’interrogation ou de réponse.

Avant la prévarication de l’espèce humaine, tous les discours commençaient par a gaudio ; depuis ils commencent tous par heu !

On verrait à tort, sous ce symbole biblique, une intention historique. Dante noie sa pensée dans un flot de citations et de souvenirs scolastiques, non qu’il sacrifie à la mode de son temps, mais il masque ainsi son intention. Il est pédant comme Rabelais est comique, pour la même raison : et il ne faut pas trop s’étonner de son obscurité, et de nos peines à la percer. Elle devait résister à la perspicacité, autrement aiguë que la nôtre, des révérends inquisiteurs qui certes, avec deux lignes d’un homme, se chargeaient fort bien de le faire brûler, ad majorem Dei gloriam.

Dante recherche quelle fut la langue primitive ? « La maternelle est si naturellement chère à tous que chacun est prêt à soutenir qu’elle fut la langue d’Adam ? Le latin aurait-il cet honneur, le latin parlé à Pietramala, ville amplissima sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres et du reste patrie de la majeure partie des enfants d’Adam ? Non, la première parole fut hébraïque : Eli ! » Ensuite Dante raconte l’histoire de la tour de Babel et comment les langues se sont séparées selon les métiers, et comment, ô singularité ! ce furent les ouvriers de l’ordre le plus élevé qui choisirent l’idiome le plus barbare.

Ceux qui gardèrent la langue sacrée n’étaient pas là et ne commandaient pas ; ceux-là, peu nombreux, étaient de la race de Sem.

Dante ne croit pas que les hommes aient été dispersés lors de la confusion des langues. Radix humanœ in oris orientalibus sit piantata. La racine de la lignée humaine fut plantée en Orient. Notre race poussant des rejetons de différents côtés, multipliciter palmitas, elle s’étendit jusqu’aux confins de l’Occident et guttura rationalia, des bouches rationnelles, burent à quelques fleuves d’Europe. Soit que ceux-là fussent des étrangers, soit qu’ils eussent quitté l’Europe quoique y étant nés, ils y apportèrent un triple langage : idioma trifarium attulerunt.

Les uns affirment par oc, les autres par oil, les derniers par si. Mais, remarque le gibelin, tous disent de même : ciel, amour, mer, terre, vivre, mourir, aimer, et d’autres mots encore.

« Si nous examinons attentivement nos autres œuvres, nous nous découvrirons plus différents de nos aïeux que des étrangers nos contemporains : aussi j’affirme que si les anciens papienses ressuscitaient, ils parleraient un autre langage que les papiens d’aujourd’hui. Seuls des hommes peu différents des brutes croient qu’on a toujours parlé le même langage dans une même ville.

« L’art de la grammaire, cette inaltérable conformité de manière de parler, est réglé d’un commun accord et n’est soumis à l’arbitraire de personne. La langue d’oil l’emporte ; pour sa facilité, elle peut revendiquer tout ce qui a été traduit et Arturi regis pulcherrimæ ambages ; la langue d’oc, plus parfaite et plus douce comme vulgaire éloquent ; la langue de si s’appuye davantage sur la grammaire commune. Le gibelin compte quatorze dialectes italiens ! Celui des Romains est le plus honteux (turpissimum) de toute l’Italie et il n’y a pas à s’en étonner : leurs mœurs et leur manière de vivre, dans sa difformité, dépassant tout ce qu’il y a de plus fétide ! Presque tous les Toscans sont obtus dans leur vilain langage, suo turpiloquio sint obtusi. Bologne seule pourrait avoir la palme du langage, quoique les Bolonais du bourg Saint-Félix et ceux de la Grande-Rue ne parlent pas la même langue. Celle des Siciliens est la plus honorable parmi toutes celles que Dante a passées au crible. Les gens d’Apulie barbarisent honteusement, à cause du voisinage des Romains. »

Après des citations de mots divers de chaque prétendu dialecte, Alighieri déclare que l’idiome vulgaire est celui qu’on rencontre dans toute l’Italie, sans qu’il soit plutôt dans une ville que dans une autre, quoiqu’il puisse exhaler plus d’odeur ici ou là, comme le fait la plus simple des substances qui est Dieu ; l’idiome vulgaire vraiment illustre, cardinal, aulique et courtisan, est celui d’après lequel il faut mesurer, peser et comparer tous les dialectes.

Illustre, illuminans et illuminatam, il remplit un sublime ministère (sublimatum est magistratu et potestate). Sa puissance est telle qu’il peut changer le cœur des hommes, les amener à vouloir ce qu’ils ne veulent pas, comme il a fait et comme il fait encore. Ceux qui le cultivent l’emportent en honneur sur roi, marquis, cardinal, et sur les autres grands.

Cardinal, il est le gond qui entraîne la porte, il sème et greffe sans cesse de nouvelles plantes.

La curialité n’étant qu’un pesage des choses qui sont à faire, tout ce qui est bien pesé s’appelle curial… Quoique nous n’ayons pas de curie en Italie, puisqu’on entend par là seulement celle du roi d’Allemagne, il serait faux de dire que nous autres Italiens nous n’avons pas de curie, mais elle est dispersée corporellement et ses membres ne sont reliés entre eux que par la gracieuse lumière de la raison.

L’idiome illustre ne convient pas même aux meilleurs poètes ; il veut des hommes qui lui soient assimilés, consimiles viros ; il faut savoir proportionner l’ornement à la matière et ne point parer d’or et de soie une femme hideuse à moins qu’on ne sache séparer au besoin l’ornement du sujet, car, la séparation faite, ce qui est vil apparaît plus vil encore.

Quel sujet convient à l’illustre idiome ? Aliud dignum, aliud dignius, aliud Dignissimum, car il y a dans l’homme trois esprits et il va par trois chemins à l’utile, à l’agréable et à l’honnête. Rien de plus utile que le salut, de plus agréable que l’amour, de plus honnête que la vertu, armorum probitas, amoris accensio, directio voluntatis. Bertrand de Born a chanté les armes, Arnaud Daniel l’amour, Cino da Pistoie la droiture.

Quiquid versificamus sit cantio. Les chansons ont plus de noblesse que les ballades, parce qu’elles font elles-mêmes tout ce qu’elles doivent sans aucun besoin d’accompagnement. L’art tout entier ne se trouve que dans les chansons ; en elles seules sont descendues à leurs lèvres les plus hautes pensées des poètes. Pour qui met quelque doctrine dans ses œuvres le mode tragique s’impose dans le chant du salut, de l’amour et de la vertu. Pour réussir en style convenable, il faut un art constant et être versé dans les sciences.

Le vers est celui de onze syllabes, celui des docteurs de Languedoc et de Provence, superbissimum carmen.

« On appelle construction la combinaison d’après certaines règles. Il y a des constructions congrues et d’autres incongrues, de très pleines d’urbanité et d’insipides. »

Dix chansons sont citées, comme exemples.

Le choix des mots est puéril, féminin ou viril.

Parmi les virils il y en a de sylvestres, d’urbains, de peignés, de coulants, de hérissés, de boursouflés, ceux-là qui résonnent inutilement. Peignés sont les mots de trois syllabes ou de deux, qui font éprouver à qui les prononce une certaine douceur, tels : amore, donna, dizio, virtute, donare, letizia, salute, difesa.

La chanson est l’assemblage tragique de stances égales, sans dialogue, dont une sentence sera le but final.

La stance, vaste chambre, est le réceptacle de tout l’art.

Ce qui suit semble vraiment prosodique : l’ouvrage du reste ne nous est pas parvenu complet ou n’a pas été achevé. Je l’ai résumé tel que chacun peut le lire en sa littéralité ; j’essayerai maintenant de le traduire, de lui attribuer son véritable sens. Le lecteur sait au moins que Dante n’était ni un maniaque de la tabulature, ni un esprit ingénu. Lorsqu’il nous paraît ridicule, c’est qu’il se moque de nous et son obscurité forte à dessein cache toujours une idée nette. Dante comparut devant l’inquisiteur, on l’avait dénoncé comme hérétique et il fut exilé par le parti romain. Le vrai titre de ce traité serait : De la libre pensée en langue vulgaire, en ayant soin de remarquer qu’au xiiie siècle le libre penseur s’écartait seulement de l’orthodoxie, tandis qu’aujourd’hui il ne pense rien, simple négateur sans doctrine.

Tout homme a besoin de communier avec ses semblables, c’est-à-dire avec ceux qui croient, aiment et espèrent comme lui et même les femmes et les enfants (néophytes). Combien, semblables à des aveugles par les rues, se trompent sur l’ancienneté et la légitimité de certaines institutions (posteriora putantes) ! Dante aspirant le Verbe des cieux va le leur communiquer, en leur enseignant à s’entretenir librement dans leur langue maternelle. Il n’est question du serpent de la Genèse et de l’ânesse de Balaam que pour arriver à atteindre les pies (les pieux) imitateurs de la voix humaine et de l’homme raisonnable. Or, la raison varie d’individu à individu et ses opérations constituent la liberté de la pensée. Pour le premier mot prononcé par le premier homme : eli. Faut-il le lire, avec Aroux, Enrico Luxemburghere Imperatori ? Le gibelin nous avertit que eli est un mot de question ou de réponse, c’est-à-dire de reconnaissance. Dans le Paradiso, Adam dit seulement I, première lettre d’Imperator ou dixième lettre hébraïque, le jod sacré ?

L’évocation de la Tour de Babel s’applique à un événement du temps, extermination des Albigeois et des Templiers peut-être. Avant la prévarication, les discours commencent par à gaudio, il faut traduire ou par Gault, d’où vint Gothique, et ensuite Goliard ou Gouliard, ou par gaudium, et malgré soi on pense au papegay (perroquet des maçons) et au gay savoir ou gaie science, l’art des Galls ou coqs.

Pietramala (mauvaise pierre), Rome, est amplissima et patrie du plus grand nombre des hommes. Cela est clair. L’initiation vint d’Orient, apportée par des étrangers juifs, maures, sarrasins, ou rapportée par les Croisés, et cette initiation donnait aux mots un triple sens. Aussi Dante ne s’occupe que des langues romanes, provençal, languedocien et italien. L’identité des mots cités correspond à une identité d’idée ; car l’exemple du c. VII du l. II donne : Amour, donne désir, donne, vertu, done re (roi), joie, salut, sécurité, défense.

Si un professeur vient dire que Dante ne prétend que citer des mots peignés, trisyllabiques, vel vicinissima trisyllabitati, on priera ledit professeur de commenter cet autre mot donné par l’Alighieri pour les naïfs : sovramagificentissimamente.

Le temps, maître des changements, amène plus de différences que l’éloignement. Dante s’entendra plutôt avec un kabbaliste d’Asie qu’avec les papaux d’autrefois, et les papaux d’autrefois, s’ils ressuscitaient, n’admettraient pas la Papauté d’aujourd’hui. Il faut être presque une brute pour croire que l’œuvre des apôtres se retrouve dans l’œuvre des papes et nommément de Clément V. « Notre race » veut dire race latine, mais s’étend au spirituel ; notre communion, celle des gosiers raisonnables qui n’avalent pas les assertions comme pâté et qui jugent d’abord la nourriture morale qu’on leur propose. Le mot « palmites » correspond singulièrement aux Palmieri de la Vita Nuova, pèlerins ou croisés de Syrie qui rapportèrent ce langage à triple sens. La grammaire de Dante, cette inaltérable conformité de manière, doit s’entendre de penser autant que de parler. L’oil a eu la traduction de la Bible, c’est-à-dire la mise en critique des livres sacrés et en plus les ambages de la Table Ronde, ceux, si divers, du Saint-Graal. En effet, cette grammaire est commune à la France et à l’Italie.

Ce que dit le gibelin sur la pureté du langage de Bologne, sur la honte de celui de Rome s’applique à la doctrine. Sans cela, on ne comprendrait pas que le parler de la ville éternelle fût turpissimum ; les mœurs dépassant ce qu’il y a de plus fétide désignent le pouvoir temporel. Comme Bologne, la Sicile est louée pour sa libre pensée, manifestée par l’empereur Frédéric et son digne fils Manfred, qui, tant que la fortune leur fut propice, répudièrent l’abrutissement, et en l’espèce l’abrutissement est l’obéissance à Rome. In suo turpiloquio sunt obtusi Toscani ne peut pas s’appliquer au dialecte florentin ou siennois, mais à l’orthodoxie de ces villes. Après nous avoir amusés de citations patoises et avoir loué et blâmé les cités pour leur dialecte, l’écrivain nous déclare que l’idiome vulgaire quodlibet redolet civitate, neccabat nulla. Redolere équivaut à exhaler une odeur, odeur de roussi, odeur de bûcher, antithétique à odeur de sainteté.

Un idiome, qui change le cœur des hommes et les amène à vouloir ce qu’ils ne veulent pas, ne peut être que le langage conventionnel d’une société secrète. Cet idiome arrache les ronces et les épines de la forêt italique, il sème, il greffe ; c’est la gracieuse raison qui unit sa curie corporellement dispersée. Comment mieux spécifier la maçonnerie de ce temps et sa doctrine rationaliste ?

L’idiome ne doit être employé que par les affiliés ; il ne convient pas au simple poète : les sujets au nombre de trois ne correspondent guère à la notion commune de la poésie « fiction de rhétorique mise en musique ».

Vraiment ce traité ne servira à personne pour se former une langue de bronze. Il était destiné, dans l’esprit de son auteur, aux lettrés de sa communion, pour leur apprendre à bien lire le Canzoniere et à généraliser la chanson maçonnique comme moyen sûr d’exprimer les idées de la secte, sans éveiller les soupçons de l’inquisiteur.

Libre aux universitaires de prendre encore ce manuel de cryptographie pour un art poétique. On leur demandera seulement d’expliquer comment l’italien de Bologne obtient la palme de la pureté, tandis que celui de Rome est tenu pour le pire, si vraiment Pietramala désigne le bourg toscan et papienses les habitants de Pavie. Pour M. Labitte, « Dante prend sa langue splendide à tous les patois italiens qu’il émonde et qu’il transforme, par un habile et souverain éclectisme ». On peut relire aussi l’étude de W. Schlegel, dit l’oracle de la critique allemande, cette critique tellement surfaite et qui n’impose qu’à des gens du monde.

Nous avons vu que le premier mot du premier homme pouvait signifier Henri de Luxembourg Empereur et aussi les éloges profonds décernés à Frédéric de Sicile, à son fils Manfred ; nous savons que le parti des noirs ou gibelin est celui de l’empire. Abordons la politique de Dante avec une estimation déjà précise de ses idées.

Le pouvoir temporel, et même le pouvoir spirituel, tel qu’il s’affirmait en l’an 1300, faisait du Pape le plus redoutable des despotes italiens et les gibelins, pour la plupart, ne voyaient dans l’empereur qu’un monarque qui les délivrerait du Pape.

Là où Frédéric avait succombé, Henri VII, qui venait de se faire couronner à Rome, demanda probablement à Dante un manifeste le représentant comme un sauveur. On a traité à tort ce traité de pamphlet ; le ton en est grave, mesuré et les susceptibilités pontificales y sont ménagées autant que la thèse le permettait.

Le De monarchia commence par une critique des formes gouvernementales. Pour le gibelin, aristocratie et démocratie sont des solutions obliques, il préconise la monarchie, quam dicunt imperium unius principatus ; il l’appelle temporelle pour ne pas offusquer le pontife romain. Toutefois, sa monarchie n’est point nationale, c’est la monarchie universelle qui laisse subsister dans chaque pays le gouvernement en usage, une confédération occidentale présidée par l’empereur. Royaumes ou municipes gardent leurs lois et ne relèvent de l’Empereur que pour trancher leurs conflits.

Le manifeste se divise en trois points : La monarchie est-elle nécessaire ? Le peuple romain a-t-il le droit de l’exercer ? L’empire universel relève-t-il de Dieu ou des vicaires ?

La monarchie assure la paix : une seule volonté en terre comme au ciel. Le monarque universel n’a plus de voisins, il ne peut rêver de conquêtes, il assure la liberté comme la paix.

Ens enim natura producit unum, unum vero bonum, l’être par sa nature produit l’unité et l’unité le bien. L’homme asservi à l’autorité (sous-entendue spirituelle) ressemble à la brute, tandis que l’indépendant ressemble à l’auge, dont l’option est libre.

Le droit (jus) n’est que la volonté de Dieu. Or, Dieu voulut l’empire du peuple romain, donc le peuple romain a droit à l’Empire. L’argument semble si pauvre qu’il nous en donne un autre, bien étonnant. Si l’empire romain n’avait pas été prédestiné au sceptre universel, Jésus-Christ ne serait pas mort pour le rachat de l’humanité au nom d’une sentence romaine. Jésus a péri comme blasphémateur de Moïse, dont Ponce Pilate se moquait fort, Rome n’a fourni que des exécuteurs. La sentence fut juive, à la fois fanatique et méditée, et parfaitement conforme à la loi hébraïque. Le troisième livre du traité seul importe : Dieu ne veut pas de ce qui répugne à l’intention de la nature.

Zelo fortasse clavium ; les pasteurs tombent en rage au seul nom d’empereur et les décrétalistes aussi. Dante prend l’un après l’autre les arguments du Saint-Siège, le privilège de Lévi, l’élévation, le sacre et la déposition de Saül par Samuel, le pouvoir de Pierre, et autres sujets bibliques.

Ôtez le nom de l’auteur, personne ne lira ce lourd document, doublement ennuyeux parce qu’il traite de politique et qui est fait de centons ecclésiastiques tirés de l’Ancien Testament.

Certainement l’Alighieri était un doctrinaire convaincu ; en lui bouillonnaient, ardentes et vengeresses, les haines de Toulouse et les haines du Temple ; et peut-être le seul intérêt du traité réside-t-il à suivre le patelinage onctueux de ce formidable adversaire de Rome et le clignement de l’expression sur l’idée assez semblable à la dissimulation des félins. Sous la patte, ou le calame de velours, on sent la griffe frémir de rage contenue.

Il importe assez peu de juger la doctrine dantesque. Utopie ou illumination, sa thèse ne nous intéresse que parce qu’elle fut la sienne.

Pour une certaine catégorie de gens qui connaissent les coulisses et les dessous du théâtre politique, les programmes et les théories ne sont en réalité que des décors et des machines qui cachent la réalité vile et sale des intérêts. Ce qu’on peut dire de plus courtois pour l’humanité, c’est que souvent les intéressés confondent leur heur et un système ; et comme on ne ment jamais aussi bien qu’à soi-même, certains hommes parviennent à se persuader qu’ils servent une idée en satisfaisant leur passion.

Qui éclaircira, dans ce manifeste au profit d’Henri VII, si Dante voulait vraiment un empereur ou seulement l’abaissement et le vasselage de la Papauté ?

Il ne nie pas la donation de Constantin, mais il la déclare illicite : l’empereur n’avait pas le droit de morceler l’empire.

Le seul argument valable pour nous, et que l’auteur a le moins développé, découle de l’essence du pouvoir spirituel, incompatible avec le temporel.

L’armée du pape a toujours été une expression étrange comme l’est encore la cour du pape : nous nous étonnons de la conquête des Romagnes, comme de l’actuelle ressemblance entre le Vatican et Monaco.

Au-dessus des évocations politiques, la théocratie se détache par l’ampleur et la beauté du tableau ; mais de tous les périls que l’homme puisse courir, aucun ne cause autant d’effroi que le pouvoir sacerdotal. Ceux qui se prétendent inspirés de Dieu et bras de Dieu dépassent les autres en implacabilité.

La critique des doctrines commence par la connaissance de l’homme : car l’homme ajoute à l’idée qu’il épouse une part de fange, de sang ou d’erreur. On peut tout attendre de notre espèce, sauf de la modération, de la tempérance et des mesures ; et la méfiance qu’on dédie aux doctrinaires prend sa raison dans l’imperfection humaine qui pousse toute activité jusqu’à l’excès.

Or, le danger du théocrate, ce qui le rend insociable et terrible, c’est l’idée qu’il pense, veut et frappe pour Dieu.

En demandant l’abolition du pouvoir temporel, Dante était meilleur catholique que le Pape.

L’homme a été créé pour une double fin, également heureuse, la paix en ce monde et en l’autre.

Le Souverain Pontife le conduit, par la révélation, à la vie éternelle, l’empereur lui donne la félicité temporelle, par des enseignements philosophiques.

Dante nous étonne, malgré que nous tenions compte de l’époque. Solus eligit Deus, solus ipse. Aucun croyant n’oserait à notre époque attribuer à Dieu une élection ni de naissance ni de puissance. Ce sont accidents de fourmilières où la divinité n’intervient pas, mais seulement le déséquilibre et cette absurdité sexuelle qui commence au mythe du péché originel.

Le traité de la Monarchie serait l’œuvre d’un jurisconsulte ou d’un humaniste qu’on y verrait un écrit de circonstance et de commande où l’auteur s’inquiète peu des conséquences de sa plaidoirie et de leur prolongation doctrinale.

Dante, d’après la tradition, « parlait rarement, à moins qu’on ne l’interrogeât : sa figure était mélancolique et pensive » et ce qu’il a laissé témoigne d’un esprit très réfléchi, incapable de légèreté. Ce grand poète envisageait toujours la parabole d’une idée avant de l’écrire, et pour cela c’est le père du socialisme, qui ne s’en doute guère.

Nous le verrons dans le Convito, son testament philosophique, s’élever contre l’hérédité des biens comme des titres, ainsi que nous le voyons déjà revendiquer la liberté de pensée.

Ni monarchie universelle, ni république universelle ne sont des formules sérieuses sous la plume de ce visionnaire fort clairvoyant et rusé aux choses de ce monde : je doute qu’il ait conçu une pareille insanité. La politique de Dante découle de sa croyance, il aime l’empereur par haine du pape. Figurons-nous le pontife à l’état de patriarche sans pouvoir, le gibelin n’aurait plus eu peut-être tant de zèle pour le sceptre.

Ozanam, défenseur de l’orthodoxie du poète, avoue « qu’il poussait ses déductions jusqu’aux plus démocratiques et impraticables maximes ». Il a fait à lui seul tout le chemin parcouru de Machiavel à la Révolution française.

« À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres n’est que l’écho des vœux exprimés, dans un jour de mécontentement, par le vieux chantre du moyen âge. » Le De Monarchia fut condamné par Rome ; et cela se conçoit, car cette fois, celle-là seulement, il attaqua la suprématie romaine, en forme dialectique et à visage découvert.

Tout le monde sait que Dante était un gibelin, mais on se borna à voir en lui un partisan de l’empereur jusqu’au jour où Rossetti en Angleterre et Aroux en France dévoilèrent l’hérésie du poète. Toutefois M. Rossetti, dont je n’ai pas lu les ouvrages, alla trop loin, à en juger sur le seul titre De l’esprit anti-papal qui produisit la réforme. Il n’y a aucun rapport entre le Pythagorisme illuminatif de l’Alighieri et l’esprit court, lourd et banal de l’Augustin. L’Allemand emporta une victoire sur le même adversaire que le Florentin avait combattu, mais leurs bannières ne portaient ni mêmes couleurs ni semblables emblèmes.

Boccace, qu’on ne lit qu’au lycée, comme mauvais livre, avec les Contes de Lafontaine et Brantôme, pour y trouver des salacités, a commenté l’Alighieri et en termes admirables de solennité. « La poésie, dit-il, est une théologie. Les traces de la science éternelle sont voilées dans l’Écriture-Sainte comme dans les poètes. Sous ce voile se conservent les vérités qui seront complètement démontrées à la fin des siècles… J’irai jusqu’à avancer que la théologie n’est rien qu’une poésie de Dieu et une fiction poétique… Non seulement la poésie est théologie, mais encore la théologie est poésie. »

Est-ce assez clair ? Peut-on dire plus explicitement que Dante est un théologien et traite de religion ? Le De Vulgari Eloquio enseigne à exprimer la libre pensée en langue vulgaire, le Convito va nous révéler la pensée de Dante ; le titre déjà emprunté à Platon (Convito traduit le mot Symposion) nous avertit de l’importance du discours : si la clé qui doit ouvrir les trois portes de la Comédie n’est pas là, il faudrait se résigner à ne jamais la saisir.

Elle y est, quoique cachée, et comme elle appartient à l’espèce de ces objets-fées qui brillent dès qu’on les manie convenablement, nous pénétrerons peut-être dans un sanctuaire.

Le Convito devait-il avoir quatorze livres, comme l’auteur le dit ? Nous n’en possédons que quatre.

En apparence, et pour les frelons, ces quatre livres ont été écrits pour expliquer trois chansons. Je résumerai l’ouvrage en donnant, dans certains passages importants, le mot à mot italien.

Toute chose, sous l’impulsion providentielle, tend à sa perfection et la science est la perfection de l’homme. Aussi le désir de savoir se manifeste-t-il en lui, chaque fois qu’il est bien constitué organiquement et qu’il ne cède ni à la nécessité, ni à la paresse.

Bienheureux ceux qui s’assoient à la table où l’on mange le pain des anges et malheureux, ceux qui partagent la nourriture des bêtes.

Les convives élus s’apitoient sur ceux qu’ils voient broutant de l’herbe et des glands ; ceux qui savent offrent libéralement leur précieuse richesse aux véritables pauvres.

Moi, qui ne m’assieds pas à la bienheureuse table, mais qui, transfuge des pâturages du vulgaire, ramasse aux pieds des convives les parcelles du festin, en pensant à la misérable vie de ceux que j’ai laissés en arrière, je réserve pour les pauvres une portion de ce que je recueille. Maintenant je veux leur dresser la table et leur offrir un banquet des aliments révélés et du pain préparatoire qui accompagne une telle nourriture. Sans ce pain, on ne saurait la goûter.

« Nul ne doit s’asseoir à mon banquet s’il n’a les organes bien disposés : les dents, la langue et le palais. Vienne quiconque, grâce aux labeurs domestiques et autres, aura subi la faim humaine. À leurs pieds viennent ceux qui par inertie ne se mirent pas en état de s’asseoir plus haut, ceux-là aussi recevront ma nourriture.

« La substance du banquet sera de quatorze services, quatorze canzones traitant d’amour et de vertu. Séparées du pain que voici, je veux dire, la présente exposition, elles resteraient obscures, mais cette exposition renferme la lumière qui fera ressortir toutes les couleurs de leur sens. Dans le Convito, la matière est plus virilement traitée que dans la Vita je n’entends pas la renier, mais fortifier une œuvre par l’autre.

« Ma véritable intention, en écrivant mes canzones, différait de l’intention apparente : j’entends les éclaircir par une interprétation allégorique et raisonnée. »

Est-il besoin de commenter ce premier chapitre ? Dante donne la science comme suprême perfection, formule rationaliste que redira Léonard de Vinci, mais il l’appelle aussi le pain des anges, en opposition à la pâture du troupeau ecclésial et il l’offre à tous. N’oublions pas que le commentaire s’applique à la Divine Comédie, déjà écrite à ce moment.

II. — On nettoie le pain, au moment du repas ; Dante enlèvera deux taches à cette exposition : l’abus de parler de soi-même et l’irrationalité d’une exposition trop approfondie.

De quoi le poète se justifie-t-il dans les propos suivants ? Se déprécier est blâmable ; on ne doit confier ses fautes qu’à son ami et on n’a pas de meilleur ami que soi-même. Qui se blâme lui-même avoue qu’il connaît son vice et sa méchante nature : mieux vaut se taire. Parler de soi-même, c’est parler faux ou relativement à la chose dont on parle ou relativement à sa propre pensée.

Louer quelqu’un en face, c’est le forcer à se louer ou à se blâmer lui-même, suivant qu’il déclare ou qu’il admet l’appréciation.

Il n’est permis de parler de soi que pour éviter une grande infamie ou un grand péril.

Ainsi Boëce se parla à lui-même pour effacer l’éternelle infamie de son exil.

On peut encore parler de soi, quand il en résulte un enseignement pour autrui : ce qui décida Augustin à écrire ses Confessions. Ces deux exemples me justifient : je cède à la crainte de l’infamie et au désir de laisser un enseignement.

L’infamie que je crains, c’est qu’on suppose que la passion et non la vertu inspira mes canzones et mon désir est de révéler le vrai sens de ces canzones. Nul, si je ne le révèle, ne le découvrirait.

III. — « Mon commentaire sera un peu dur à comprendre, mais je le fais ainsi à dessein pour éviter un défaut plus grave (celui d’être entendu de l’inquisiteur). Plût au dispensateur de l’univers que la cause de ma justification n’eût jamais existé ; je n’aurais pas souffert la peine injuste de l’exil et de la pauvreté. Car, aux citoyens de la belle et chère fille de Rome, Florence, il a plu de me jeter hors de son doux giron : depuis lors j’ai parcouru, quasi mendiant, presque tous les lieux où on parle ma langue natale ; … j’ai paru vil aux yeux de beaucoup et la dépréciation s’étendit à mes œuvres anciennes ou futures. »

IV. — La majeure partie de l’humanité vit d’après le sens et non d’après la raison. Souvent joyeux et souvent tristes, de délectations et de tristesses éphémères, vite amis, vite ennemis, ce sont des enfants que les hommes.

L’envie engendre le mauvais jugement et puis l’impureté humaine toujours souillée de quelque passion.

J’entreprends le présent ouvrage, avec un style plus haut et plus grave, pour me donner une autorité plus grande.

V. — Voici le pain purifié. Pourquoi est-il de blé et non de froment, pourquoi ceci est-il en vulgaire et non en latin ? Pour trois raisons, une de convenance, l’autre de libéralité et la troisième d’amour.

Franchise d’âme et force de corps sont ordonnées pour la chevalerie ; soumission et habileté pour un serviteur. Or, ce commentaire des Canzones n’aurait pu accomplir sa mission en latin.

(Le lecteur est prié d’entendre par le latin l’orthodoxie romaine et par le vulgaire la doctrine secrète professée par Dante.) La langue ici signifie la communion religieuse. Le latin est souverain, éternel et incorruptible ; tandis que le langage vulgaire se transforme et se plie au ton de l’agrément. Cette matière sera traitée, s’il plaît à Dieu, dans un livre que j’ai l’intention de composer sur la langue vulgaire.

Le latin n’aurait pas été serviteur, mais souverain des langages laïques ou vulgaires, souverain quant aux Canzones (qui sont toutes antipapales).

L’habileté du serviteur exige la connaissance du caractère du maître et la connaissance exacte de ses amis. Or, le latin ne connaît le vulgaire de chaque peuple, ni par conséquent ses maîtres ; toute chose qui procède d’un ordre pervers (Rome) est pénible, amère ; et comment obéir à un joug amer ?

Ceux qui désirent comprendre les Canzones sont beaucoup plus nombreux que les lettrés et le latin ne les aurait divulguées qu’à ceux-là. En revanche il les aurait exposées à des peuples de langue étrangère et il aurait dépassé son mandat. Car les Canzones ne veulent pas qu’on les traduise. Que chacun le sache : nulle œuvre harmonisée (dont les mots ont un sens ésotérique), d’après une loi mosaïque (!) ne peut se transporter d’un idiome dans un autre sans perdre sa douceur et son harmonie (son double sens convenu).

VII. — La façon du donner doit être pareille à celle du recevoir ; convenable et utile. Le don, pour être libéral, doit devancer la demande. C’est pourquoi Sénèque dit : « Rien ne s’achète plus chèrement que ce qui se paie avec des prières. »

VIII. — Le bienfait réel de mon commentaire est de révéler le sens des Canzones. Ce sens a pour but de conduire les hommes à la science et à la vertu. L’amour nous porte à magnifier l’objet aimé, à le défendre.

Je magnifie mon idiome en montrant son excellence occulte et virtuelle, mère et conservatrice des vertus et des vrais amis, des richesses et des grandeurs.

IX. — À l’infamie, à l’opprobre éternel des mauvais Italiens qui vantent le vulgaire étranger et rabaissent le leur, je dis que leur acte est cinq fois abominable : par cécité de jugement, par fourberie dans l’excuse, par soif de vaine gloire, par invention d’envie, par pusillanimité.

Celui qui est aveugle physiquement juge d’après les autres. L’aveugle du discernement suit également l’opinion d’autrui.

Ces aveugles, dont le nombre est infini, la main sur l’épaule des menteurs, sont tombés dans le fossé de la fausse doctrine.

La seconde hérésie opposée à notre vulgaire est celle qui donne tort à l’instrument dont ils veulent se servir. Boèce élève la voix contre ceux qui dédaignaient le latin de Rome pour vanter la grammaire grecque. J’affirme qu’on foule aux pieds l’idiome italien, en exaltant le dialecte de Provence.

(Jusqu’à Dante, le provençal avait été l’idiome hérétique, il veut qu’on le trouve en Italie ; le provençal fut excommunié comme tel en 1245).

X. — La troisième hérésie opposée à notre vulgaire est la vaine gloire de s’exprimer dans une langue étrangère ; la quatrième de ce que l’œuvre se trouve dans la parité, l’égalité que le vulgaire met entre les hommes d’une même langue ; la cinquième vient de la bassesse d’âme. La mesure, qui a servi à l’homme pour se juger, lui sert pour toutes choses qui le concernent ; et qui s’estime peu, n’estime rien, ni personne à sa valeur.

Ces abominables pleutres d’Italie méprisent notre vulgaire. Il n’est vil qu’en passant par leur bouche adultère et courtisane !

XI. — La proximité, la bonté font naître l’amour ; le bienfait, la sympathie et l’accoutumance en sont les causes augmentatives. Ainsi s’est fortifié mon amour du vulgaire.

La vertu la plus aimable et la plus humaine est la justice qui réside seulement dans la partie rationnelle ou volonté. La bonne manifestation de la pensée est la meilleure chose du discours et j’aime notre idiome parce qu’avec lui seul je m’énonce bien.

L’homme a deux perfections : l’être et l’accomplissement : ma langue maternelle a été pour moi la source de l’un et de l’autre. Le vulgaire natal a concouru à ma génération intellectuelle, et m’a introduit dans la vie de la science qui est la suprême perfection.

Ce n’est pas seulement de l’amour, mais un parfait amour qui doit m’animer et m’anime pour mon idiome.

Le pain avec lequel on doit goûter mes Canzones est purifié. Il rassasiera des milliers de convives ; je le distribuerai à pleines corbeilles. Il sera la lumière nouvelle, le soleil nouveau qui se lèvera, tandis que le soleil ordinaire va se coucher, il épandra la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres, parce que le soleil accoutumé leur refuse sa lumière.

S’il est quelque universitaire pour soutenir que le poète parle vraiment de la langue italienne, dans le sens où Musset a écrit :

J’aime surtout les vers, cette langue immortelle,

— il n’a jamais lu un seul chant du Dante. Victor Hugo met sans cesse un effet à la place d’une pensée, une image en appelle une autre, comme des accords sous les doigts d’un pianiste. Chez Dante, tout est voulu, pesé, mesuré et jamais son art ne l’emporte sur la rigueur de sa pensée : le salut nouveau, ce n’est pas la poésie italienne, mais la religion qui va se lever, tandis que le catholicisme (soleil ordinaire) se couchera.

(À suivre.)

Archéologie, voyages.
Roger Peyre : Padoue et Vérone, Collection des « Villes d’art célèbres », Laurens, 4 fr. §

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907, p. 326-330 [326-327]

La collection des « Villes d’art célèbres », publiée par la librairie Laurens, s’est augmentée d’un volume de M. Roger Peyre sur Padoue et Vérone, travail du reste consciencieux, renseigné, d’une illustration toujours agréable, et pourtant susceptible, par sa composition même, d’appeler quelques commentaires. Il faut entendre d’abord ce qu’on peut appeler une « ville d’art » ; soit un ensemble où l’on discernera l’avantage du site, la collaboration du temps, de l’effort artistique, voire des événements qui s’y déroulèrent, et où chaque objet contribue à faire valoir un objet voisin. C’est là le cas de quelques endroits restés typiques malgré les ravages du modernisme, et qui se nomment Rouen, Bruges, Venise ou Florence. Mais on appelle encore une Ville d’art celle où l’on a beaucoup entassé dans les musées ; où les églises contiennent des œuvres nombreuses de peinture et de sculpture, — en somme, les vestiges estimés précieux des civilisations détruites. On peut ajouter qu’il y a également deux façons de décrire une Ville d’art ; avec la plus facile, on se borne à indiquer, — au besoin par époques — ce qu’elle recèle d’œuvres remarquables, et l’on arrive aussi à donner comme le texte d’une monographie de ce genre ce qui n’en devrait constituer qu’un appendice ; avec la deuxième, on peut essayer une description topographique destinée à rendre la physionomie même du lieu. — Ces distinctions établies, nous dirons de suite que Padoue et Vérone seraient plutôt à classer dans la seconde catégorie des villes d’art et que M. Roger Peyre ayant à choisir au moment de rédiger la monographie qu’il leur consacre, a plutôt adopté le premier système lorsque la logique, justement, eût préféré l’autre. Enfin, il faut ajouter que les écrivains qui s’occupent d’art ont trop souvent le travers de ne comprendre sous ce nom que des séries isolées d’œuvres, — pour tout résumer d’un mot, des collections — alors que les plus intéressantes sont toujours celles qui tiennent au sol, qui n’ont jamais quitté le lieu qu’elles décorent et demeurent le témoignage de son passé. — Je n’aurai garde cependant de transformer ces observations plutôt générales en une critique malveillante. Le livre de M. Roger Peyre, qui nous évoque avec les édifices et le musée de Padoue les grands noms de Donatello, de Giotto et de Mantegna ; à Vérone les tombeaux si pittoresques des Scaligere, d’admirables décors comme la cour du Palais de la Reggione et les plus belles compositions de Paul Véronèse, est fourni d’indications excellentes et continue honorablement la série des fascicules consacrés aux villes italiennes. On peut l’utiliser comme un guide, et s’il offre peut-être quelques lacunes regrettables dans l’imagerie, il ne dépare aucunement le catalogue de la librairie Laurens. — Comme une des curiosités de Vérone, et mieux à retenir que le légendaire tombeau de Juliette, via Capuccini, on peut signaler un certain nombre de façades peintes, dont il ne reste malheureusement, pour beaucoup, que des vestiges, le climat non plus qu’en France n’ayant guère permis la conservation de ces spécieux exemples d’architecture polychrome.

Art ancien §

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907, p. 347-352.

Teodor de Wyzewa : Les Maîtres italiens d’autrefois (Perrin). — Vasari : Filippo Lippi et Botticelli (Frédéric Gittler) §

M. Teodor de Wyzewa est un ami des poètes de la peinture. Il n’a pas essayé, dans ses Maîtres italiens d’autrefois, de suivre l’exemple de Fromentin ; il s’est contenté de noter les impressions d’un esprit très informé et très sensible aux choses de l’art. En sorte que sa préférence ira aux écoles de Venise et de Sienne et que les peintres de son choix seront l’Angelico, le Borgognone ou Sano di Pietro, à côté de Carpaccio ou du Titien.

Et en effet, dit-il, il y a eu en Italie trois peintres qui seuls ont été vraiment des « mystiques », si l’on entend par ce mot autre chose que la simple dévotion d’honnêtes artisans, ne doutant point de la réalité des scènes religieuses qu’ils se chargeaient de représenter moyennant salaire. Il y a eu trois peintres qui, vraiment, se sont toujours inspirés non point de leur observation, ni de leur fantaisie, mais en quelque sorte d’une version directe du ciel élevés jusqu’à l’extase par la ferveur de leur foi. Ils ont été tous trois des saints dans leur vie privée : si étrangers aux choses du monde que leurs œuvres nous apparaissent aujourd’hui presque sans rapport avec l’art de leur temps. Et tous les trois, chacun à sa manière, ont été ce que nous savons qu’a été le plus fameux — et d’ailleurs le plus grand — d’entre eux : et leurs compatriotes l’ont bien senti qui depuis des siècles ont pris l’habitude d’appeler chacun d’eux leur « Angelico ». Florence a produit le bienheureux Jean de Fiesole, cet « homme de Dieu » ; à Milan, dans les dernières années du quattrocento, tandis que tous les peintres s’empressaient à imiter le nouveau style de Léonard de Vinci, un autre « homme de Dieu », Ambrogio Borgognone, obstinément plongé dans son rêve mystique figuré sur des murs d’églises ou de couvents de pâles vierges d’une pureté, d’une bonté, d’une beauté surnaturelles ; et c’est presque vers le même temps qu’à Sienne Sano di Pietro nous a fait part, lui aussi, des adorables images qu’il portait gravées dans son cœur d’enfant.

Ce n’est pas que, à ne considérer chez lui que son métier de peintre, comme nous faisons pour un Filippo Lippi ou un Mantegna, Sano ait de quoi nous paraître le plus original ni le plus habile des maîtres siennois.

Il dessine pauvrement, et sa couleur, souvent charmante, est parfois monotone. Mais de même que Fra Angelico — à qui des critiques tels que M. Rosenthal ou M. Berenson sont bien près de ne reconnaître qu’un talent de second ordre — l’Angelico siennois a pour lui quelque chose de plus que l’ordinaire des peintres. Dans ce « paradis » idéal où, à la suite de Simone Memmi, tous les maîtres de Sienne ont chanté leurs aimables chansons, sa chanson à lui a toujours été un hymne, une prière, l’hommage d’une âme toute remplie de Dieu. Et aujourd’hui encore, son œuvre, avec son archaïsme et sa gaucherie, garde pour nous un charme sans pareil : il n’y en a pas où nous entendions mieux l’écho de l’ingénue et douce piété de la Cité de Marie.

Cette qualité poétique et quasi musicale, si rare en Italie, fut d’ailleurs plus fréquente en Allemagne et cela donne à l’école de Cologne et à l’école de Sienne une parenté inattendue. Un exemple curieux de la fusion de leurs influences est la célèbre fresque de l’Annonciation que Juste d’Allemagne peignit en 1451 dans le cloître de l’église S. Maria in Castello à Gênes. Peu de peintures sont dotées d’un charme si profond et si pénétrant. D’ailleurs les Italiens étaient très sensibles à la beauté des œuvres allemandes et c’est avec quelque raison que M. Teodor de Wyzewa a pu appeler Dürer un Vénitien de Nuremberg. Mais quelques-unes des pages les plus remarquables de son ouvrage sont celles qu’il consacre au Titien.

De même que Raphaël, de même que Mozart, Titien a toujours appartenu à l’espèce des génies « imitateurs » qui sont du reste les plus grands de tous et ceux aussi qui finissent par nous apparaître les plus personnels. Leur objet n’est point la nouveauté, ni la force, ni tel ou tel mode de l’émotion artistique pouvant être produit indéfiniment par les mêmes moyens : l’unique objet où ils aspirent est la perfection. Ils rêvent de réaliser au dehors une beauté dont ils croient avoir l’image toute prête, dans leurs cœurs, et à peine ont-ils essayé de la réaliser, que l’image qu’ils en ont s’altère, se transforme sous l’influence de leur propre goût et de l’œuvre d’autrui. Ayant l’âme plus haute que leurs confrères même les mieux doués, ils visent plus haut, et animent leurs œuvres d’une beauté supérieure : pour celui à qui s’est enfin ouvert le génie de Titien, combien pâlit le prestige d’un Palma le vieux ou d’un Tintoret. Mais du fait même de la supériorité de leur génie, les hommes de cette sorte sont plus exposés que d’autres à souffrir de leur génie. L’idéal d’un Michel-Ange ou d’un Véronèse, dès qu’une fois il s’est fixé, rien ne l’empêche plus de se développer librement et de répandre au cœur de l’artiste l’orgueilleuse joie de la création. L’idéal d’un Titien ou d’un Raphaël se dérobe sans cesse devant leur étreinte, et toute œuvre qu’ils viennent d’achever perd aussitôt le pouvoir de les satisfaire. Encore Raphaël et Mozart sont-ils morts trop jeunes pour que cette poursuite acharnée de la perfection ait eu le temps de ne plus leur apparaître comme un jeu, une belle course avec l’espoir de parvenir au but. Pour Titien, cette poursuite a duré soixante-dix ans ; et quand le vieillard a senti sa main trembler, ses yeux se voiler, tandis que toujours de nouvelles images de la beauté surgissaient en lui, on s’explique qu’avec la merveilleuse lucidité de son esprit il se soit trouvé las, et que le découragement l’ait pris, et qu’une immense tristesse se soit gravée sur ses traits. Aussi bien rencontrons-nous la même tristesse sur un autre visage, plus familier encore pour nous et plus touchant, que celui de Titien : sur le visage ravagé du vieux Rembrandt, cet autre poursuiveur obstiné d’un idéal de perfection sans cesse en mouvement. Et il n’y a pas jusqu’aux styles des deux maîtres qui, au terme de leur longue lutte, ne soient miraculeusement arrivés à se ressembler : si bien que la Transfiguration de San Salvatore, le Portrait de Madrid, la Nymphe de Vienne, toute l’extraordinaire série des dernières œuvres de Titien, évoque aussitôt le souvenir de la Vénus du vieux Rembrandt au Louvre et de la Fiancée Juive.

Je me permets pourtant de faire quelques réserves quand M. de Wyzewa semble mettre le Tintoret au-dessous du Titien. Si celui-ci est plus grand coloriste, Tintoret est plus grand caractériste, et pour très beaux que soient les portraits du premier, ils n’ont pas toujours l’extraordinaire accent des effigies de Tintoret. Je crains aussi que lorsqu’il parle des Florentins, M. de Wyzewa n’ait pris trop aisément la contrepartie des idées de M. Berenson. Que celui-ci ait pu être injuste à l’égard du délicieux Fra Angelico, cela ne saurait diminuer le mérite d’artistes comme Verrocchio ou Botticelli. Je pense que le critique français va un peu loin lorsqu’il écrit qu’il suffit de voir le portrait de Verrocchio tel qu’il est gravé dans les vieilles éditions de Vasazi, pour comprendre tout ce qu’a d’invraisemblable l’attribution, à ce gros et épais bourgeois florentin, d’œuvres dont l’attrait consiste surtout dans leur intention « musicale », leur effort à entourer les figures d’une fine atmosphère de rêve et de poésie ! Paradoxe encore, je veux le croire, le passage où l’auteur attribue à la simple rencontre d’un modèle, la création par Botticelli d’un idéal de beauté féminine. Car vraiment l’on ne s’expliquerait pas pourquoi nous sommes à la fois séduits par Botticelli et Verrocchio, dont les types favoris sont précisément complètement opposés, celui-ci dessinant des visages ronds, celui-là des figures très allongées. En réalité, tout le charme est dans la qualité des lignes et des modelés pour Botticelli, pour Verrocchio comme pour Sano di Pietro. Mais M. de Wyzewa est un peu fâché que la critique moderne trouble les opinions reçues depuis Vasari, et il vient à nouveau de traduire deux des Vies des peintres de l’historien, celles précisément de Filippo Lippi et Botticelli. Cette traduction forme le premier volume d’une de ces petites séries à un franc joliment illustrées, qui sont des manuels de poche précieux : l’Angleterre avait déjà montré l’exemple, puis l’Espagne avec le Greco de M. Utrillo dont j’ai signalé la publication dans la collection de la revue d’art Forma, à Barcelone (291, calle Mallorca).

Louis Gillet : Raphaël (Librairie de l’Art) §

Raphaël, sur lequel M. Louis Gillet vient de donner un bon manuel pédagogique, a subi une fortune inverse de celle de Botticelli et de Verrocchio. Après avoir été considéré comme divin pendant quelques siècles, quelques critiques ont osé ébranler un peu cette divinité. Coloriste médiocre, dessinateur d’une correction fausse et froide puisque la nature est toujours incorrecte, insuffisant souvent même au point de vue du modelé, Raphaël demeure surtout un étonnant illustrateur. Seules les œuvres de sa jeunesse, pleines d’une fraîcheur charmante trop vite disparue, et ses grandes décorations peuvent maintenir l’éclat de son nom. Je ne veux pas, bien entendu, rendre Raphaël responsable des croûtes de la grande galerie du Louvre comme les portraits de deux hommes ; mais le trop vanté Balthazar Castiglione, si mou de dessin et de modelé, si pauvre de couleur, mais la grande Sainte Famille, avec son saint Joseph appuyé sur un moignon singulier, sont d’un art dénué de toute poésie et de tout mystère ; et si admirables que soient telles parties de son œuvre, il est difficile de continuer à mettre Raphaël au rang des génies suprêmes de la peinture, Vinci, Titien, Vélasquez ou Rembrandt.

Memento [extrait] §

[…] Dans la Revue de l’art ancien et moderne, M. Prosper Dorbec termine ses études sur le Portrait pendant la Révolution et M. C. Bayet commence un commentaire critique des oeuvres peintes par Giotto à Assise. Le troisième fascicule de Siena monumentale contient de belles reproductions des peintures du Palais public : celles de la salle de la Paix furent exécutées vers 1337 par Ambrogio Lorenzetti sur la commande du Conseil des Neuf. Tous les sujets des peintures de la salle sont d’ailleurs empruntés aux choses publiques : les Effets du bon gouvernement en sont l’un des exemples les plus curieux. Malheureusement les conditions assez mauvaises dans lesquelles se trouvaient les murs nécessitèrent plusieurs restaurations exécutées dès 1451 par Pietro di Francesco degli Orioli, en 1518 et 1521 par Girolamo di Benvenuto et Lorenzo di Francesco, en sorte qu’il ne reste réellement aujourd’hui que des fragments des peintures primitives.

Échos §

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907, p. 377-384 [380-383].

Carducci en Autriche §

Il n’y a sans doute pas d’autre poète italien qui ait, à l’égal de Carducci, éprouvé les rigueurs de la censure autrichienne. En 1883 elle interdisait Satana e polemiche sataniche, alors à sa 15e édition ; l’année suivante elle frappait les Giambi ed epodi parus dès 1882, puis les Confessioni e battaglie ; en 1887, les Odi barbare et en 1889 les Terze odi barbare. Depuis 1889, c’est plusieurs volumes de l’édition complète, puis cette édition complète tout entière des œuvres de Carducci que le fisc arrêtait en Autriche. En outre, deux discours du poète, dont celui sur la mort de Garibaldi, et une lettre ouverte à l’occasion d’un épisode malheureux de l’action irrédentiste à Trieste, encouraient à leur tour les sévérités de la censure. Pourtant ce beau zèle se ralentit. Il y a quelques années, un procureur de Gœrz, qui venait d’interdire l’édition populaire de Poesie, se vit désavouer par ses supérieurs. Aujourd’hui, la municipalité de Trieste a décidé de décorer du nom de Giosuè Carducci l’une des plus belles rues de la ville, l’actuelle Via del Torrente en passe de transformation monumentale.

Léopardi et l’« Hymne à Satan » §

Léopardi et l’« Hymne à Satan ». — À propos de l’Hymne à Satan de Carducci, il est intéressant de remarquer que Léopardi aussi voulut rallier la puissance du mal, celle qu’il appelait le laid pouvoir, qui, caché, règne pour le commun malheur, la considérant comme la synthèse du mouvement en général, et de l’intelligence humaine en particulier.

L’Hymne de Léopardi n’était pas consacré au sémitique Satan, ni au boréal Méphistophélès, mais à l’Ahriman des Perses.

L’Hymne à Ahriman ne fut pas écrit. On a pu en retrouver les notes, moitié en prose et moitié en vers, dans les papiers de Léopardi, qui viennent d’être recueillis en volume, notes qui se trouveront dans le VIIIe volume, dont la publication est toute récente. Cet hymne devait commencer par la strophe suivante :

Roi des choses, auteur du monde, méchanceté
cachée, suprême pouvoir et suprême
intelligence, éternel
Dispensateur des malheurs et maître du mouvement…

On se rappelle l’invocation à Satan « roi du festin » qui commence l’Hymne de Carducci :

À toi, de l’Être
principe immense,
matière et esprit,
raison et sens…

M. G. Morici a remarqué que, dans l’Hymne à Satan, Léopardi semblait s’éloigner de la signification toute orientale et mazdéïste du dieu adversaire de Ohrmuzd ou Ahuramazda, le principe du Bien. Léopardi put avoir connaissance du mythe pèrse, soit par l’Histoire de Hyde (Oxford, 1760), soit par la traduction de l’Avesta de Anquetil Duperron (1771), soit dans les reflets du grand mythe dans la littérature grecque, que Léopardi connaissait profondément.

De toute façon, cette conception hardiment philosophique de Léopardi, qui considérait le Mal comme la raison de la vie, et exaltait Ahriman comme principe du mouvementée rapproche de celle de Carducci, qui a vu en Satan le principe de la Raison, qui remue et perfectionne la nature dans le sens de la volonté de l’homme.

Cœnobium §

Revue internationale de libres études. Direction et administration à Lugano. Ce recueil, rédigé partie en italien et partie en français, doit paraître tous les deux mois. Le premier numéro publié aux derniers jours de 1906 contient un exposé du programme de la revue. On y constate que, par l’approfondissement même de la connaissance scientifique, notre époque se refuse aux solutions définitives et dogmatiques, qu’elle est caractérisée par la fermentation des idées et le conflit des hypothèses. Aux besoins de l’heure présente, tels qu’ils résultent de cet état de fait, le Cœnobium pense répondre par la liberté dans le choix des sujets traités, par la préoccupation de produire, sous leur jour le plus sincère, les expressions diverses du souci métaphysique. Ce premier fascicule contient notamment, — outre l’exposition de ce programme, qui est elle-même une belle page de philosophie générale, — en français : une étude de M. E. Giran sur la Croyance et la foi, un aperçu de M. Buquet sur les Morales récentes, et des pages de M. Novicow ; en italien : une importante étude sur la Religion de M. Giuseppe Rensi, des développements de M. Tommaso Tommasina sur le Devenir de la science, enfin, sous la signature Natano il Savio, une pénétrante étude sur le Bovarysme métaphysique et sur la philosophie de notre collaborateur M. Jules de Gaultier.

Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907 §

Les trois traités doctrinaux de Dante (Suite) [II] §

Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907, p. 212-228.

Passons au second livre.

I. — Les ouvrages peuvent avoir quatre sens : littéral ; allégorique, comme dans Ovide, où Orphée apprivoise les fauves et attire les pierres. Cela veut dire qu’il touchait les cœurs les plus durs et forçait les plus inertes à lui obéir. Les théologiens entendent l’allégorie autrement que les poètes, mais je suis ces derniers. Le troisième sens est moral : le lecteur doit le chercher et se l’appliquer. Quand Jésus monte au Thabor il emmène trois disciples seulement ; donc, pour les choses les plus secrètes on doit être peu nombreux.

L’anagogie (au-dessus du matériel) explique au spirituel les choses supérieures. Ainsi « À la sortie d’Égypte, Israël devint sainte et libre, c’est-à-dire à la sortie du péché, l’âme devient sainte et libre. »

La nature veut que nous allions du mieux connu au moins connu : si le littéral n’est pas entendu, l’allégorique restera obscur, le moral incertain et l’analogique insaisissable.

II. — Vous dont l’intelligence meut le troisième ciel, voilà ce qu’il va expliquer.

III. — Quel est le troisième ciel ? La vérité complète sur ces problèmes ne peut s’apprendre, mais les faibles lumières acquises par la raison humaine renferment cependant plus de délectations que l’abondance et la certitude des choses dont on juge par les sens.

Dante traite de balourdise l’idée qu’il y avait huit ciels, car Béatrice est un neuf et il lui faut un neuvième ciel.

IV. — Voici la succession des cieux : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne, étoiles et le cristallin.

Les catholiques placent le ciel empyrée par-delà tous ces cercles. Il y a donc dix cieux.

V. — Le troisième ciel est mû par des intelligences que le vulgaire appelle anges (!). Sur ces créatures, comme sur les chœurs, les sentiments ont été divers, quoique la vérité soit manifeste.

La raison seule suffit à enseigner que ces intelligences sont en plus grand nombre que les effets concevables aux hommes. Elles possèdent toute béatitude ; ce qui comprend une félicité de vie active et une autre vie contemplative. Si nous inférons que Dieu a pu créer un nombre presque infini de créatures spirituelles, il en a créé, en réalité, un nombre plus grand encore.

VI. — Les anciens n’ont pas vu la réalité des créatures spirituelles : nous en avons été instruits par le Christ.

Trois principautés chacune de trois ordres, d’après la suprême puissance du Père, la sagesse du Fils et l’amour du Saint-Esprit.

Aussitôt leur création, la dixième partie de ces ordres se perdit et la nature humaine fut créée, pour les remplacer. Il paraît rationnel de croire que les moteurs du ciel de la lune sont les Anges, que ceux de Mercure sont les Archanges, et ceux de Vénus, les Trônes. Ceux-ci font une opération homogène à l’amour de l’Esprit-Saint, qui consiste en la mise en mouvement de leur ciel amoureux.

VII. — Les rayons de chaque ciel sont la voie par laquelle descendent leurs vertus sur les choses d’ici-bas.

VIII. — La pensée est l’acte propre de la raison : les bêtes ne pensent point, je parle aussi de celles qui ont figure humaine et souffle de bétail !… « Ma vie intime n’est autre chose qu’un penser. »

IX. — Entre toutes les bestialités, la plus stupide, la plus vile, la plus damnable, c’est de croire qu’après la vie présente il n’y en a point d’autre. Si notre espérance était vaine, notre imperfection serait pire que celle de nul animal, car beaucoup sacrifient la vie terrestre à la vie future.

XI. — Dante a lu Boëce dans la tristesse ; Boëce, captif et banni du monde, s’était consolé lui-même : « Je découvris un remède à mes larmes, je découvris que la philosophie était la grande chose des livres et des sciences, et je me l’imaginai sous les traits d’une dame noble. »

XII. — Par ciel j’entends science, selon la similitude. Aux sept premiers ciels correspondent le Trivium et le Quadrivium. À la huitième sphère la science naturelle ou physique et la métaphysique ; à la neuvième la morale, à la dixième la théologie.

XIII. — Le ciel de la lune ressemble à la grammaire pour l’ombre qu’il renferme et la variation de sa lumière.

Mercure, dialecticien par sa petitesse, est voilé des rayons solaires ; la dialectique est étroite et spécieuse d’argument.

Vénus et la rhétorique sont suaves, et se manifestent par l’étoile soir et matin, comme la science par la parole et par l’écrit.

Le soleil et l’arithmétique servent à tous et l’œil ne peut les embrasser. Mars et la musique sont beaux et ardents, et attirent les vapeurs de l’éther et celles de l’âme humaine.

Jupiter le géomètre se meut entre Mars et Saturne, et son éclat est argentin.

Saturne, la plus lente et la plus élevée, correspond à l’astrologie.

XIV. — Le ciel étoilé appartient à la fois à la physique et à la métaphysique.

Le ciel empyrée, par sa paix, est l’emblème de la divine science. Salomon appelle toutes les sciences reines, concubines, esclaves, la science de Dieu étant sa colombe et sa belle.

La comparaison des cieux avec les sciences explique comment j’entends par le troisième ciel, la rhétorique.

XV. — Boëce et Tullius, par la douceur de leur langage, m’ont acheminé à l’amour, c’est-à-dire à l’étude de la très noble dame Philosophie ; ils m’y ont acheminé par les rayons de leur étoile, c’est-à-dire par leurs écrits sur la matière. Dans toute cette allégorie, Amour désigne l’étude ou l’application de l’esprit.

Je dis et j’affirme que la dame dont je m’épris est celle Pythagore nommée Philosophie.

Le troisième traité est consacré au second amour.

« Mon second amour prit naissance dans la miséricordieuse figure d’une dame ; je ne souhaitais pas seulement sa vue, mais celle de toutes les personnes amies ou parentes. »

II. — Amour, à le considérer en son vrai sens, n’est autre que l’union spirituelle de l’âme et de l’objet aimé.

III. — Cet amour opère dans mon esprit, amour de la vérité et de la vertu et non celui qui a pour essence la volupté sensible.

IV. — Mon insuffisance à dévoiler mon sujet vient de ce que les perceptions mentales défient notre idiome terrestre.

V. — Dissertation symbolique sur la révolution du Soleil : « Ô ineffable sagesse, régulatrice universelle, que notre intelligence est pauvre pour te comprendre ! Et vous, pour le plaisir et l’utilité desquels je disserte, dans quel aveuglement vivez-vous, si, au lieu de lever vos regards vers ces sublimes spectacles, vous les tenez fixés sur la fange de votre sottise. »

VI. — Comme cette dame possède véritablement la perfection, Dieu, qui l’a comblée de grâces, la chérit comme son œuvre la meilleure.

VII. — Entre la nature angélique d’ordre intellectuel et l’âme humaine il n’existe aucun degré !

VIII. — Dans ses yeux et dans son doux sourire, l’âme, comme sur deux balcons, se montre, bien que voilée. Six passions sont propres à l’âme humaine : grâce, zèle, miséricorde, envie, amour et pudeur ; chaque fois que l’âme en éprouve une, le reflet se montre dans le miroir des yeux.

IX et X. — La personne dont je décris les beautés n’est autre que la dame de l’intelligence.

Pythagore ne se disait pas sage, mais ami de la sagesse. On ne doit pas appeler vrai philosophe celui qui n’est ami de la sagesse que par intérêt, comme sont les légistes, les médecins et presque tous les religieux, car ils n’étudient que pour acquérir argent et dignités.

XI. — Allégoriquement donc, par amour qui me parle de ma dame dans mon esprit, j’entends l’étude. O très noble et très excellent le cœur qui s’unit à l’épouse de l’empereur du ciel, épouse qui est aussi sa sœur et sa fille bien-aimée.

XII. — Cet amour se manifeste dans l’usage de la sagesse et le mépris des choses dont les autres sont esclaves.

XIII. — Sa contemplation nous fut ordonnée, non seulement pour admirer sa face dévoilée, mais pour désirer et acquérir les choses qu’elle tient occultes.

XIV. — Oh ! votre état est pire que la mort, à vous qui fuyez l’amitié de cette Sagesse ! Avant votre naissance elle vous a aimés, préparant et ordonnant votre entrée dans la vie. Ensuite, elle est venue à vous pour vous diriger ; si vous ne pouvez tous parvenir jusqu’à elle, honorez-la du moins dans la personne de ses amis.

Le quatrième et dernier traité contient, parmi des audaces imprévues, les immortels principes de 1789.

I. — Je veux ramener les égarés dans le droit chemin touchant la connaissance de la vraie noblesse. Ici je n’ai plus besoin d’aucune figure.

IL — Frédéric de Souabe, empereur des Romains, interrogé sur la nature de la noblesse, répondit : « C’est une antique richesse et une belle coutume. »

III. — Le fondement de la majesté impériale, c’est la nécessité de la vie civile. L’état a besoin d’un pilote, comme un vaisseau.

IV et V. — Retour aux thèses du De Monarchia.

VI. — Récapitulation d’Aristote et de Platon : « Aristote est donc celui qui a dirigé les regards et les pas du genre humain vers le but auquel il doit tendre. »

Ô malheur à vous, les gouvernants actuels ! Oh ! surtout malheur à vous les gouvernés ! Aucune autorité philosophique, ni par étude propre, ni par un conseil, ne se marie à vos procédés de gouvernement.

Le titre de noble s’accorde à quiconque est fils ou neveu de quelque homme puissant, fût-il lui-même un personnage de rien.

Moi je déclare vil un homme méchant qui descend d’un juste.

En supprimant un côté du pentagone on en fait une quadrature ; en supprimant la raison, il ne reste plus rien de l’homme.

VIII. — Le plus noble rameau de la raison est le discernement.

Il y a une différence entre l’irrévérence et la non-révérence.

IX. — L’autorité impériale a été créée pour la perfection de la vie humaine, comme guide et régulatrice de nos actes : mais chaque fonction a ses bornes. On pourrait dire de l’empereur, si l’on voulait figurer son office par une image, qu’il est le chevaucheur de la volonté humaine ; la définition de la noblesse n’appartient point à la fonction impériale.

X. — Les richesses arrivent toujours d’une manière injuste et ne peuvent être une cause de noblesse.

XI. — Leur accroissement n’est pas moins vil que leur naissance.

XII. — Parallèle de la science et des Richesses.

XIII. — Si Adam fut noble, nous le sommes tous ; s’il fut vilain, nous aussi. Aristote rirait s’il voyait faire deux espèces du genre humain comme des chevaux et des ânes ; en effet (qu’Aristote me le pardonne) on peut traiter d’ânes ceux qui pensent ainsi.

XIV. — Certains fous prétendent que noble vient de noscere, connaître. En ce cas, les choses les plus connues seraient les plus nobles, l’aiguille de Saint-Pierre, la reine des pierres, et Asdente, le savetier de Parme le plus illustre des parmesans. Noble vient de non vil.

XV. — Aristote ayant ouvert la bouche sur les vertus morales, suivons uniquement sa divine opinion : fortitude, tempérance, libéralité, magnificence, gloire, mansuétude, affabilité, franchise, l’eutrapélie et la justice. Chacune de ces vertus a deux ennemis collatéraux, deux vices, l’un d’excès, l’autre d’insuffisance. Les onze vertus émanent de la noblesse.

Deux choses en accord doivent se réduire en une troisième ou bien l’une à l’autre, comme l’effet à sa cause.

La noblesse, comprenant toute vertu, doit être considérée comme le type auquel il faut ramener la vertu.

XVI. — Il compare la noblesse au ciel infini et la vertu aux étoiles.

La noblesse humaine, si l’on considère la multitude de ses fruits, surpasse celle des anges, quoique dans son unité la noblesse angélique soit plus divine.

Comme la couleur pers vient de la noire, la vertu descend de la noblesse. Le pers, mélange de pourpre et de noir, ressemble à la vertu, mélange de noblesse et de passion.

Nul ne peut se prétendre noble, quelle que soit sa race, s’il ne possède les fruits de la vraie noblesse morale. Celui qui les possède est semblable aux dieux. Car de même qu’il y a des hommes bestiaux, il y en a d’autres nobles et divins.

Que les descendants des Uberti de Florence ou des Visconti de Milan ne disent plus : « Parce que je suis de telle extraction, je suis noble. » L’auguste semence ne tombe dans aucune race, mais dans quelques individus. Ce n’est pas la souche qui ennoblit les individus, mais bien eux qui ennoblissent la souche.

XVII. — Quand la semence tombe dans la matrice, elle porte avec soi la vertu de l’âme génératrice et la vertu du ciel. L’âme sitôt produite reçoit l’intelligence dont elle est susceptible. Cette intelligence renferme virtuellement les formes universelles.

La bonté de l’âme dépend de la nature du germe, de la disposition du semeur et de celle des cieux.

XVIII. — Notre instinct naturel aime surtout son moi, puis dans le moi diverses parties, et surtout l’âme.

L’âme obéit ensuite à ses attractions.

La voie spéculative est la plus riche en béatitude.

Les trois Marie trouvèrent au sépulcre un jeune homme vêtu de blanc. C’était un ange qui figure la noblesse et qui dit aux Marie, c’est-à-dire aux Épicuriens, aux Stoïciens et aux Péripatéticiens : « Quiconque va cherchant sa béatitude suprême dans la vie active ne l’y trouvera pas ; même dans le cercle des vertus morales et intellectuelles, nous ne trouverons pas la béatitude parfaite. »

XIX. — La noblesse opère diversement, selon les âges ou saisons humaines.

XX. — Dans l’adolescence, qui dure jusqu’à vingt-cinq ans, la partie rationnelle ne jouit pas de la plénitude de discernement ; la jeunesse s’achève à quarante-cinq ans et à soixante et dix la décrépitude commence.

XXI. — Quatre choses sont nécessaires à l’adolescent : obéissance, douceur, pudeur et élégance corporelle.

XXII. — La jeunesse doit être tempérée, forte, aimante, courtoise et loyale. Placé dans un cercle méridional, l’homme jeune doit regarder en arrière le passé et en avant l’avenir ; aimer ses amis, ses ancêtres dont il a reçu l’existence, la nourriture et la doctrine ; aimer ses cadets, pour leur épancher avec amour ses bienfaits, afin de se voir honoré et soutenu dans la période de décadence.

XXIII. — Une âme noble dans sa vieillesse doit être prudente, généreuse et affable.

La prudence se forme d’une bonne mémoire des choses vues, d’une bonne connaissance des présentes, d’une bonne prévoyance des futures.

XXIV. — Dans la décrépitude, deux offices importent :le retour de l’âme vers Dieu et l’action de grâce pour l’existence accomplie. Pareil au fruit mûr qui se détache de la branche sans effort, notre âme se sépare sans douleur du corps qu’elle habitait.

« Oh ! malheureux et vils, vous tous qui, voiles dressées, cinglez vers le port et qui vous perdez vous-mêmes, après un si long voyage. Le chevalier Lancelot et notre chevalier latin Guido de Montefeltro, nobles cœurs, renonçant à toutes voluptés, carguèrent les voiles des actions mondaines et leur longue carrière fut consacrée aux œuvres pieuses. Nul ne peut alléguer les liens du mariage (orthodoxie), pour ne pas retourner à la religion (secrète) dans un âge avancé. On peut même dans le mariage (orthodoxie) se convertir à la bonne vie religieuse (secrète), car Dieu n’exige en nous que le cœur (non les gages extérieurs).

Martia requit Caton de la reprendre dans la saison finale ; elle avait donné des fils à Caton, allégoriquement des vertus, car Martia figure l’âme noble. Plus tard, Martia épousa Hortensius et d’autres fils en vertus naquirent. Hortensius mourut et Martia retourna à Caton.

Et quel homme terrestre fut jamais plus digne que Caton de représenter Dieu ? Aucun, certes. Oh ! malheureux et ingratement-nés, vous qui préférez sortir de la vie sous le nom d’Hortensius plutôt que sous celui de Caton. »

XXV. — J’ai montré quels signes apparaissent à chaque âge dans une noble nature, signes sans lesquels il n’y a pas de noblesse.

Ser Manfred da Vico, maintenant préteur et préfet, pourrait dire : « Quel que je sois, je représente mes ancêtres, on me doit honneur et respect. »

Juvénal lui répond dans sa hautaine satire. D’autres pourraient dire : « Si la noblesse est individuelle, il n’y a pas de race noble et cependant l’opinion tient nos familles pour les plus nobles de la cité. »

Si dans une race noble (l’orthodoxie) les bons s’en allaient un par un et que de mauvais (les contemporains) naquissent à leur place, elle ne s’appellerait plus noble, mais vile.

Je parle contre ceux qui errent, imitant le bon frère Thomas d’Aquin, lequel écrivit pour la confession de tous les hérétiques un livre intitulé : Contre les Gentils.

Cette façon de donner en sommaire une citation de chaque chapitre m’a paru, malgré son aridité, plus propre qu’un discours coordonné à faire sentir la singularité de l’ouvrage,

Je connais mal les huit in-8 de Rossetti, mais son titre seul indique qu’il a deviné en partie l’énigme dantesque. Le Convito ne révèle rien en lui-même ; il ôte aux Canzone leur ornementation érotique ; il dit et redit que Béatrice est la philosophie : et ce n’est pas vrai. Béatrice est une religion chrétienne qui a sombré tout entière dans le mouvement luthérien et dont il ne reste que des romans et des chansons, sans qu’il soit possible de reconstituer sûrement sa théologie.

Dante n’est pas l’auteur d’un système personnel, un penseur indépendant, qui secoue le joug romain. Croyant d’une religion qui n’a pas de nom dans l’histoire, puisqu’elle n’a jamais pu élever un temple au grand soleil, mystique d’une essence spéciale, puisqu’il invoque sans cesse la raison contre Rome tout en escaladant les sommets de l’illuminisme à la suite de S. Denis, il offre une œuvre indéchiffrable comme son masque.

Ce n’est qu’en cherchant les mots de gueules, suivant l’expression de Rabelais, avec qui il a plus de rapport qu’on ne pense, qu’on conduira sûrement l’investigation.

Évoquer le pain des anges à propos d’un repas symbolique et déclarer misérables ceux qui partagent la pâture des troupeaux, en 1300 et quelque, cela signifie l’hérésie. Le pain ou explication ne suffit pas pour nous : mais en son temps, on lisait plus attentivement qu’aujourd’hui et la matière était plus passionnante. Quel poète redouterait l’infamie pour avoir chanté une dame ? La seule infamie, pour un conspirateur, religieux ou autre, réside à trahir ou à renier ses serments. Il se défend comme sectateur accusé de désertion, il se défend d’être revenu au giron catholique et il écrit le Convito en vulgaire, parce que le vulgaire se prête à des équivoques, che a piacamento artificiato si transmuta.

« Si on m’ordonnait de porter due guarnache (casaques) et que je n’en porte qu’une sans ordre, mon obéissance serait en partie commandée, en partie spontanée. » Le latin est la langue de l’Église, la langue ennemie ; il aime le vulgaire parce que c’est sa langue de croyant autant que sa langue de poète. Si Dante était un philosophe, il ne dirait pas que son commentaire sera un nouveau soleil destiné à remplacer l’ancien, le catholicisme romain.

Un auteur qui prétend que tout poème a quatre sens est un farceur, un fou ou Dante. D’ordinaire les plus abscons se contentent de deux sens, l’exotérique et l’ésotérique, Celui qui appliquerait l’anagogie, ne découvrirait que sa propre imagination. La grille qu’il faut appliquer au texte, c’est le littéral ; il faut lire en soulignant et, par les italiques seules, la clarté jaillit. Le poète avertit lui-même de bien penser à l’extérieur. Un autre moyen de le pénétrer consiste à connaître les auteurs qu’il cite, Cicéron (le Songe de Scipion) et la Consolation de Boëce, qui l’amenèrent à l’amour, c’est-à-dire à l’étude.

Quand il parle aux intelligences du troisième ciel, s’adresse-t-il à des coreligionnaires du troisième degré ? Autant il éclate que Dante professait une religion autre que la romaine, autant j’hésite à expliquer une croyance du treizième siècle avec des expressions postérieures. Pour les étourdis, quiconque a été anti-papal se classe comme précurseur de Luther, tout affilié à une société secrète s’appelle franc-maçon. Ce sont là des procédés trop courts et superficiels. J’ignore si l’impérialisme de Dante n’est pas simplement la haine du Vatican ; j’ignore aussi si sa diatribe contre la noblesse, quoique très vraie en soi, ne vise pas exclusivement l’Église romaine, fille dégénérée et vile des nobles apôtres, si la dissertation sur les vertus propres à chaque âge n’équivaut pas à une conclusion sur la décrépitude de Rome qui se prétend éternelle, qui ne se sent pas vieillir et qui toute caduque s’obstine à dominer sans avoir aucune des vertus qui rendent la vieillesse respectable. « Presque tous les religieux réétudient que pour argent ou dignités. » Cela s’adresse aux théologiens, casuistes et prédicateurs et surtout aux princes de l’Église et à l’empereur spirituel, détenteur de beaucoup d’argent et des plus rares dignités.

La religion de Dante, qui invoque Aristote plus que saint Thomas, a été la Muse des races latines depuis qu’il y a des langues latines ; elle a inspiré le chef-d’œuvre du dix-neuvième siècle, Parsifal.

Pour la reconstituer, il faudrait réviser le procès des Albigeois et celui des Templiers.

Le suprême hiérophante de la Divine Comédie est saint Bernard, le père spirituel des Templiers, puisqu’il en composa la règle ; il porte la bianca stola et se réclame de Béatrice pour se rendre la vierge favorable. Wagner, par le privilège du génie, a suivi l’esprit d’une fable qu’il ignorait ou du moins qu’il niait : et faute d’espace pour étaler la minutieuse mosaïque des preuves, j’indiquerai le sens de l’œuvre dantesque en évoquant le sauveur du Graal.

Amfortas, le roi-pécheur, le pontife coupable, incarne l’Église romaine, qui s’est servi de la sainte lance pour disputer à Klingsor les biens terrestres et vils.

Il faut qu’un pur, un parfait, un ingénu vienne le guérir et le remplacer dans sa fonction.

Le Parsifal de Dante s’appelle l’empereur des Romains, qui aurait fait monter avec lui sur le trône le même christianisme que l’Église avait cru exterminer, par le fer et par le feu, en Occitanie.

Le cardinal du Puget voulut exhumer le cadavre de Dante pour le brûler ; Archambaud, archevêque de Milan, inscrit le gibelin parmi les hérétiques.

La première édition de la Comédie est celle de Foligno 1472. Le prieur de 1302 n’était pas aux yeux italiens l’altissimo poeta qu’il devint vers 1516, époque où la Comédie porte le nom de divina ; et on se demande par quelle protection il échappa au bûcher.

Rien n’est drôlatique comme les notices des traducteurs qui s’écrient à l’envi : « Le chantre du catholicisme », si ce n’est Boccace commentant la Comédie en pleine église.

La Réforme a profité du travail dantesque sans le comprendre ni en rien retenir.

La parole enflammée du Paraclet a préparé l’avènement de la négation. Dante n’avait pas prévu la parabole de son audace : il voulut purifier la foi, elle s’est éteinte. Des hommes pratiques se sont emparés du pouvoir spirituel.

Aujourd’hui l’indifférence générale conflue à l’inertie des égrégores : toutefois, par un miracle plus étonnant que ceux des pèlerinages, l’hérésie se manifeste par d’incomparables chefs-d’œuvre.

L’idéal de Dante plane encore sur nous, ravivé par le génie de Wagner. Quelle destinée pour une doctrine que d’échapper à la codification, aux commentateurs et d’exploser, d’époque en époque, comme un tonnerre de beauté ! N’est-ce pas, au sens du vieux gibelin, une marque du Saint-Esprit qui se manifeste, selon un bon plaisir transcendantal, en dehors de nos prévisions et du cours ordinaire ?

Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907 §

Lettres italiennes §

Tome LXVI, numéro 235, 1er avril 1907, p. 540-546.

Gabriele d’Annunzio : Più che l’Amore. Fr. Treves. Milan §

Lorsque j’ai parlé ici-même de la dernière tragédie de Gabriel d’Annunzio, j’ai formulé le vœu esthétique que le poète italien veuille refaire la pièce en la transportant dans les domaines de l’abstraction poétique, en la dégageant par cela même de toutes les contingences de temps et de lieu qui forment le nœud de ses défauts. J’invoquai ainsi une œuvre digne de l’auteur du Triomphe de la Mort.

La publication de la pièce en volume répond sur quelques points à ce vœu.

Elle est précédée de ce discours : De la dernière Terre lointaine et de la pierre blanche de Pallas, qui depuis deux mois, a déchaîné dans toute la presse italienne tant de colères, de haine, de révoltes et qui a surtout permis aux jeunes écrivains de proclamer leur éloignement définitif du maître de jadis. Parmi tant de polémistes, vieux et jeunes, il y a sans doute des sincères, révoltés contre d’Annunzio, qui, dans le discours déjà fameux, non seulement a déclaré qu’il veut être et qu’il sait être le maître absolu de la littérature italienne, mais qui a affirmé aussi que depuis la Divine Comédie l’Italie n’a eu aucun poème de « vie totale » aussi parfait que son recueil Laus Vitæ. Mais les écrivains et les artistes qui ont poussé autour du maître par le fait de cette germination secondaire qui se produit toujours dans le rayon de production et d’action d’un grand talent incitateur, ceux-là même qui n’ont eu quelques attitudes de beauté créatrice qu’en des attitudes identiques à celles innombrables du maître ; ceux-là aussi ont tenu à ajouter leurs voix de protestation. Des journalistes, qui en général n’ont jamais le droit d’émettre le moindre jugement esthétique sans faire sourire les véritables intellectuels, ont protesté au nom de la morale d’abord et puis de la modestie blessées.

Au surplus, la préface de Plus que l’Amour est-elle d’un très fier orgueil. J’ai déjà dit que le pathos esthétique de d’Annunzio pèche toujours per excessum. Cette fois-ci la faute par excès touche ses dernières limites possibles. C’est là, je crois, la seule remarque à faire sur ces nombreuses pages, où le poète, avec art, et souvent avec un étonnant artifice, mêle les éléments de la tragédie antique, de l’Ajax, à ceux de sa tragédie. Il existe en effet dans les deux œuvres des éléments esthétiques qui font ressembler la moderne à l’antique. Mais les éléments religieux, ou simplement moraux que l’auteur invoque, sont absolument divers. La brutalité d’Ajax n’est pas celle de Corrado Brando. L’une se développe, s’affirme, se détruit d’elle-même dans la grande harmonie épique des multitudes helléniques toujours sanglantes, exaspérées, inassouvissables, tandis que l’autre se développe et s’affaisse dans l’énorme désharmonie bureaucratique de la Rome moderne. Le rythme global, l’âme du milieu, est profondément diverse. Comment les agonistes pourraient-ils agir et réagir avec la même véhémence, la même élégance, la même beauté ? Le crime de Brando n’est ni immoral, ni amoral — il est laid, parce que stérile.

Je ne veux pas discuter ici l’analogie que Gabriel d’Annunzio a découverte entre sa vision tragique et l’ancienne. Elle est réelle à plus d’un point de vue. Elle n’existe plus, si l’on pense que l’inflexible Ajax se jette sur son épée, parce que sa fière âme solitaire est condamnée par une loi de sa race, une loi irrésistible, animatrice véritable de toute l’action héroïque, ordonnatrice irréductible de ces fleuves d’angoisse épique antique et présente, qui passent sur le cœur d’Ajax, qu’elles troublent et qu’elles brisent. Cette loi nous est révélée par un mot symbolique, dont la signification exotérique ne peut aucunement échapper à ceux qui mettent les mains dans les entrailles éternellement chaudes d’une œuvre humaine pour en saisir la vérité ; cette signification est dans la prophétie de Calchas.

Ajax, celui de Sophocle, est à l’angoisse épique des Hellènes, ce que Hamlet, celui de Shakespeare, est à l’angoisse morale de la Renaissance.

Corrado Brando, lui, n’est pas poussé par une fatalité de défaite. Tout notre temps, au contraire, est fait pour le pousser à la réalisation féconde et non à la défaite stérile, puisque tout notre temps est totalement animé par ce merveilleux héroïsme qui est l’héroïsme géographique. Pourquoi meurt-il ? Les contingences bureaucratiques, si terribles soient-elles, ne constituent point le fatum de notre temps. Les raisons de sa défaite ne sont pas dans le temps, dans le milieu, dans une volonté extérieure et toujours indéfinissable et qu’on ne peut exprimer qu’en symboles, elles sont dans le caractère du protagoniste : elles sont psychologiques, elles ne sont pas tragiques. Le crime de Brando ne peut pas s’imposer à nous avec la puissance de sa nécessité, c’est-à-dire ne peut pas se révéler à nous dans un inéluctable besoin d’équilibre, voire d’harmonie et par cela même de beauté : il aurait pu être évité, si les quelques contingences qui le déterminent avaient été autres. Ajax et Hamlet, partout, toujours, auraient été ce qu’ils furent. Dans sa préface, Gabriel d’Annunzio s’efforce de justifier l’unité absolue de son personnage, par un langage pratique plein de beauté. « Je crois, dit-il, avoir distinctement le rythme funèbre d’un destin semblable et d’en mesurer avec lui la respiration trop large de ces dialogues. Cette tragédie est en célébration d’une agonie dionysiaque. » Il résume la fatalité morte de Brando en ces mots : « Sa soif, il ne pourra l’éteindre que dans ses propres veines bondées. » Il parle aussi de la nécessité de la mort, pour que cette vie héroïque, qui n’a pas pu se réaliser, soit féconde, dans la lumière rouge du sacrifice. « Il dessinait de son dernier geste l’image d’une autre existence et d’une autre vertu qu’il avait pressenties et entrevues ; auxquelles ne le préparaient pas ses victoires, mais sa défaite et sa perdition. »

Il faut remarquer que cette fatalité, que le poète, merveilleux exégète de son œuvre, a su voir, ne peut pas révéler la face qui exprime à la fois la terrible puissance des orages et la sérénité élyséenne, la face de Zagreus, dans l’assassinat commis par Brando. Brando meurt vraiment de ne pas avoir su vivre. Il est, je le répète ici, le vaincu dont la volonté n’a pas su à tout instant être plus forte que le sort. Il ne meurt pas pour que le nœud formidable de sa volonté se déroule plus librement sur l’âme de son temps et s’égrène en semences sanglantes de vie nouvelle, ainsi que la Préface le veut. Il meurt parce que sa volonté est épuisée.

Devant la défaite de Brando, le public s’est révolté, au nom de la morale a-t-il cru, mais plus exactement au nom d’un principe double et non encore défini, qui régit l’émotion devant une défaite. Si en général le crime en lui-même est reprochable, souvent le triomphe absolu du criminel impose le respect de la foule ; sa défaite en déchaîne les colères. Dans un cas il y a fécondité de l’acte de désharmonie aveugle, qu’on est convenu dans une société d’appeler crime ; dans à autre cas il y a stérilité, le cercle de désharmonie ouvert par le crime reste ouvert, la haine des foules s’y précipite. C’est donc devant les résultats d’un acte que les deux principes de morale et d’esthétique fusionnent parfaitement. Et lorsque la foule s’écrie contre l’immoralité, elle se révolte en réalité contre une laideur, présentée par la vie ou représentée par l’art.

Gabriel d’Annunzio semble avoir compris cette vérité. Car dans sa Préface il nous parle de la nécessité dionysiaque du sacrifice de son héros. Mais cette nécessité demeure purement contingente.

La tragédie de Gabriel d’Annunzio, telle qu’elle nous apparaît dans ce volume qu’enrichissent et complètent la Préface, le Prélude, l’Intermezzo, l’Exode, et les nombreuses didascalies, est cependant une oeuvre d’art d’une valeur très réelle, la langue y est toujours si belle qu’en plusieurs points elle atteint par cela seul ce degré d’abstraction esthétique que le poète avait rêvé en écrivant sa tragédie. Au milieu des exagérations et des épithètes franchement laides de la Préface, il y a une foule de vérités historiques et esthétiques qui doivent être prises en considération. Au surplus, d’Annunzio s’y révèle comme un commentateur vraiment rare de l’esprit tragique ancien.

Le Prélude, l’Intermezzo et l’Exode, « motifs pour une symphonie », sont parmi les pages les plus belles du poète. Les strophes de Laus Vitæ, enfin, placées comme épigraphes clairement synthétiques sur chaque partie de l’œuvre, font en quelque sorte de celle-ci l’œuvre poétique que j’avais souhaitée, et nous voilent l’action pure et simple, critiquable et par trop critiquée.

Dans Plus que l’Amour, la stérilité du geste tragique éclate toujours. Et nous ne saurions pas invoquer autour de Brando ce chœur de sympathie posthume qui faisait dire à Ulysse des paroles de profonde pitié sur Ajax mort et lui faisait répondre fièrement à Agamemnon : « Je le haïssais quand il était beau de haïr. » Mais il faut de toute façon rendre justice au poète inébranlable que trop de coups veulent frapper aujourd’hui, car malgré tout il peut vraiment dire de tout son œuvre théâtral : « Ai-je voulu parler sur la scène du masque fidèle de l’homme éphémère ? Est-il nécessaire de répéter encore que dans l’espace scénique ne peut vivre qu’un monde idéal, que le Char de Thespis, comme la Barque d’Achéron, est si frêle qu’il ne peut pas supporter que le poids des ombres ou des images humaines ? Que le spectateur doit avoir la conscience de se trouver devant une œuvre de poésie, et non devant une réalité empirique, et qu’il est d’autant plus noble qu’il est plus apte à concevoir le poème comme poème ? »

D’Annunzio peut faire répéter à un de ses personnages le mot de Novalis : « La poésie est le réel absolu. » Novalis ajoute : « Plus une chose est poétique, plus elle est réelle. » Dans Plus que l’amour, la volonté poétique de d’Annunzio est trahie par les personnages, qui ne savent pas « inventer leur vertu » pour vivre en perfection dans le rythme de celle-ci, selon la profonde expression du poète même, mais elle est trahie par la désharmonie entre l’esprit héroïque des agonistes et la faiblesse du nœud de l’action.

Mais il est certain qu’il est animé depuis longtemps de cette volonté de renaissance de la Tragédie qui passionne notre esprit méditerranéen, et que les lecteurs du Mercure ont connue dans les termes précis de sa réalisation à travers les fortes pages récentes de M. Gabriel Boissy.

W. Shakespeare : Roi Lear, tr. Antonio Cippico. Fr. Bocca. Turin §

La littérature italienne s’est enrichie aussi d’une autre tragédie, qui est due celle-ci à un de ses meilleurs et de ses plus jeunes poètes. M. Antonio Cippico a publié sa traduction, remarquable à tous les points de vue, du Roi Lear de Shakespeare.

M. Antonio Cippico, qui a traduit l’année dernière en collaboration avec M. Tito Marrone, l’Orestie d’Eschyle, et accompli le miracle de la faire jouer intégralement à Rome, nous présente avec Roi Lear une œuvre parfaite. Il a compris le sens profond de l’esthétique shakespearienne, qui mêle le vers à la prose, selon les mouvements de l’âme des personnages. On a traduit indifféremment en prose Shakespeare. On n’a pas vu quelle était l’importance que le plus puissant génie boréal a voulu accorder aux différentes expressions du sentiment humain. Lorsque les personnages s’élèvent à des manifestations très nobles, très profondes, de leurs pensées, ils parlent en rythmes, ils chérissent l’image, âme du rythme, sève de la poésie. Lorsqu’ils descendent au niveau de la foule, et s’affaissent dans la médiocrité que leur langage révèle, ils parlent en prose.

Le monologue de Lear, au IVe acte, qui contient l’exaltation incomparable de la Luxure, exaspérée dans le cri : « En avant, en avant, Luxure, confusément, car j’ai besoin de soldats ! » se précipite tout d’un coup dans la prose, lorsque le roi crie sa colère dans un gros rire amer. M. Antonio Cippico donne de la vieille tragédie une transposition en rythmes italiens qu’on ne peut comparer à nulle autre, tant l’esprit de l’œuvre shakespearienne s’y affirme et éclate, et la langue et le style du jeune poète italien sont admirables.

Dans une note, M. Antonio Cippico déclare nettement qu’on ne doit pas traduire Shakespeare autrement qu’en une succession de prose et de vers, identique à l’original. Il parle « d’une loi occulte non encore explorée qui régit probablement » ces successions. Je crois avoir trouvé cette loi, que j’ai indiquée plus haut. Je trouve même qu’elle se révèle avec une netteté merveilleuse dans la traduction de M. Antonio Cippico. Ce jeune poète, tout en donnant à la littérature de son pays des œuvres originales, sait l’enrichir de ces traductions d’Eschyle, de Nietzsche, de Shakespeare, qui sont de véritables et admirables œuvres de transposition, et même de nouvelle création, plus que de pures et simples traductions.

I discorsi di Gotamo Bouddho, tr. K. E. Neumann e G. de Lorenzo. Laterza. Bari §

Une maison éditoriale italienne, surgie depuis quelques années, s’est affirmée et s’affirme de plus en plus comme une des plus importantes d’Europe. C’est la maison Laterza, de Bari. Elle publie des collections diverses de philosophie et de science, et c’est dans une de ses collections qu’a paru la traduction de la Physique de l’Amour, de M. Remy de Gourmont.

Aujourd’hui elle lance, non seulement sur le marché de la librairie, mais sur l’esprit philosophique et attentif des Italiens, une édition admirable des Discours de Gotamo Bouddho. Le volume, richement relié en parchemin et rehaussé de fleurons dorés, contient la première traduction italienne du texte pâli des Discours. Cette traduction, qui suit avec une savante et efficace souplesse l’original, est due à MM. Neumann et G. de Lorenzo.

Luigi Cucinotta : La Poesia del Dolore e del Focolare nell’opera di G. Pascoli. V. Muglia. Messine §

M. Luigi Cucinotta publie une étude sur la Poésie de la Douleur et du Foyer dans l’œuvre de G. Pascoli. Cette étude, qui souligne le pathétique sentimental, excessif souvent et exaspérant à la longue, de Pascoli, est remarquable cependant par la précision de la raison critique et par les qualités de son évocation d’un grand poète contemporain.

Memento §

M. Fausto Mario Martini, duquel vient de paraître la traduction italienne de Bruges-la-morte, publie un livre de vers : le Piccole morte, qui le place parmi les poètes les plus hardis de la littérature nouvelle. — Luigi Siciliani : Rime della lontananza. Rome. W. Modes. — G. Rensi : L’Immoralismo di Nietzsche. Gênes. Rivista Ligure. — F. Novati et Rodolfo Renier publient une étude, qui est la plus complète jusqu’ici, sur Disciplinati del l’Umbria nel 1260. Turin. Giornale storico della Letteratura italiana. — V. A. Arullani : V. Hugo lirico. Naples. T. Pironti. — F. Torraca : La Divina Comedia. Milan. Soc. Ed. D. Alighieri. — C. Del Balzo ; Gente nuova, roman. Turin. Roux et Viarengo. — E. Calandra : A guerra aperta. Turin. Roux et Viarengo. — A. Magnaghi : Le Relazioni universali de G. Botero. Turin. C. Clausen. — Mevio Gabellini : Vita Bella : avec préface de Romolo Murri. L. Beltrami. Bologne. — Andolfi Otello : E’ un altro libro di Versi. La Vita Letteraria. Rome. — Sante Bargellini : Novelle d’arte. E. Voghera. Rome. — Guido Falorsi : Firenze brutta. F. Lumachi. Florence. — Raffaello de Rensis : Rinascenza Sannitica. « Pensiero latino ». Milan. — Raffaello de Rensis : L’Anima d’un Poeta. Rome. — Raffaello de Rensis : D. Lorenzo Perosi. Rome. — Giuseppe Rensi : La Morale. Rivista de Bologne. — Julian Luchaire : L’Évolution intellectuelle de l’Italie de 1815 à 1830. Hachette. Paris. — Wagner : Epistolario. G. Petrucci, tr. avec préface de Jolanda. A Solmi. Milan. — Lo Forte-Randi : Menzogne. Critique de Max Nordau. A. Geber. Palerme.

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907 §

La question religieuse. Enquête internationale [I] §

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907, p. 577-622 [577-578, 581-582, 608-609].

[Questionnaire] §

Il est incontestable que les études religieuses ont pris, durant ces dernières années, un développement extraordinaire ; jamais peut-être, depuis la Réforme, on n’avait montré une telle curiosité pour tout ce qui concerne la religion, un tel travail d’érudition, de critique et de propagande. C’est la publication, dans tous les pays, d’ouvrages de tout premier ordre sur les questions religieuses ; c’est la création ou l’extension de revues consacrées à la philosophie religieuse, à l’histoire des religions, à la polémique ; c’est enfin le nombre toujours plus grand de conférences et de cours réguliers où l’on étudie l’idée religieuse dans toutes ses manifestations. Faut-il rappeler les enseignements qui sont donnés, en France, au Musée Guimet, à l’École pratique des Hautes Études, au Collège de France, à l’École d’Anthropologie, au Collège Libre des Sciences sociales, à l’École des Hautes Études sociales, dans les écoles confessionnelles, dans nos diverses Facultés, et particulièrement la création récente, à la Sorbonne, de plusieurs chaires d’histoire religieuse ?… À la faveur de cette activité, les doctrines se précisent. On voit se former des écoles nouvelles. Le débat religieux prend plus de netteté et de vigueur. Il se produit, au sein de chaque confession et de chaque groupe philosophique, une sorte d’effervescence.

Tandis que, dans le domaine de la spéculation, nous constatons cette curiosité et ce travail, nous voyons aussi la religion mêlée à de grandes luttes politiques et sociales. Dans toutes les nations européennes, et l’on pourrait presque dire dans toutes les nations, la question religieuse est passée au premier plan.

Nous voyons partout des luttes engagées contre les doctrines religieuses, contre une religion ou au nom d’une religion : en France, la Séparation des Églises et de l’État ; en Angleterre, les débats sur l’enseignement ; en Allemagne, la querelle entre le gouvernement et le Centre catholique ; en Italie et en Espagne, les manifestations anticléricales ; en Russie, l’hostilité de l’orthodoxie autocratique contre le libéralisme ; dans tout l’Orient, des conflits de race qui se traduisent le plus souvent par des conflits d’Église ; en Extrême-Orient, la victoire remportée par la civilisation japonaise sur une nation chrétienne.

En présence de cette situation, il nous a semblé qu’il serait d’un haut intérêt de réunir, pour les publier dans le Mercure de France, les opinions d’un certain nombre de nos contemporains sur la question suivante :

Assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux ?

Nous commençons aujourd’hui la publication intégrale des réponses qui nous sont parvenues, et que nous donnons sans aucun commentaire.

M. G. Sergi. Professeur d’anthropologie à l’Université de Rome §

À mon avis, l’état actuel de lutte et les manifestations anticléricales qui se produisent avec plus ou moins d’acuité dans les nations catholiques, ne peuvent être considérées comme une tendance vers la dissolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux, ni comme une marche vers l’évolution religieuse.

Ce phénomène pourrait plutôt s’expliquer comme une phase et un épisode du moment historique dans lequel nous sommes, c’est-à-dire du mouvement vers l’émancipation universelle de toute autorité oppressive.

Tout le mouvement ouvrier pour l’émancipation de classe, la rébellion contre toute autorité politique, la diminution — qui va presque jusqu’à l’annulation — du pouvoir monarchique démontrent clairement la réalité de ce grand moment historique.

L’autorité ecclésiastique reste encore ferme et inébranlable avec toute la hiérarchie médiévale, qui pèse lourdement sur la conscience humaine, en voulant se conserver comme théocratie en dehors des lois communes, et qui, comme un polype monstrueux, envahit la vie dans toutes ses manifestations actives : politique, économie sociale, enseignement.

La révolte est donc naturelle contre une telle oppression au moment où les peuples se mettent à lutter pour se libérer des oppressions politiques et sociales.

Sans qu’on puisse en tirer une idée nette de dissolution et sans y voir non plus un fait d’évolution religieuse, la religion est emportée dans ce mouvement général.

Une dissolution religieuse, prise au sens que les peuples s’émanciperaient de toute religion, est impossible : ils sont et ils seront toujours peu nombreux ceux qui s’élèvent à une telle hauteur. Une évolution religieuse n’est pas davantage concevable ; nous ne sommes plus au temps de Luther et de Calvin : une réforme religieuse voulue et établie n’est aujourd’hui acceptée par personne.

Pourtant il pourra résulter de cet état de choses une liberté de culte et, par suite, une multiplication de sectes religieuses, avec le relâchement de la hiérarchie, pour laquelle le Vatican combat désespérément parce qu’il combat pour son autorité et pour son existence.

M. Guglielmo Ferrero. Historien (Turin). §

Je sais trop bien par expérience quelle difficulté il y a à savoir ce qui s’est passé, pour me hasarder à prédire ce qui se passera. Celui qui pourrait dire si nous assistons à une dissolution ou à une évolution du sentiment religieux serait un aussi grand homme que celui qui, sous Vespasien, aurait prévu qu’un jour l’Europe serait devenue chrétienne et que le chef de l’Église aurait occupé à Rome la place de l’empereur.

Il est au contraire possible de faire une conjecture conditionnelle. Il me semble probable que si notre civilisation continue à se développer, comme elle le fait depuis un siècle, — ce qui du reste n’est pas certain, — les doctrines qui servent aujourd’hui à créer la mentalité des masses deviendront trop simples pour le rôle que les masses populaires semblent destinées à jouer. Il ne suffira plus, évidemment, comme il suffisait il y a deux siècles, d’apprendre au paysan et à l’ouvrier qu’il ne faut ni tuer ni voler. Il faudra leur donner la conscience des autres devoirs, très nombreux et très compliqués, qu’ils doivent accomplir pour que la société fonctionne bien. Mais il serait téméraire de prédire si on y réussit par la transformation des doctrines existantes ou par la création de doctrines nouvelles. Trop de facteurs divers entrent en jeu dans ces grands événements.

Histoire.
Émile Bourgeois et E. Clermont : Rome et Napoléon III ; Armand Colin §

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907, p. 725-730 [728-730].

L’histoire des rapports de l’ultramontanisme et du second Empire, déjà éparse en maints ouvrages et dans les documents officiels, a été systématiquement étudiée par MM. Émile Bourgeois et E. Clermont dans les trois moments où elle tient presque tout entière : l’expédition de Rome en 1849 ; la Convention du 15 septembre 1864, définissable comme une tentative pour laisser s’arranger entre elles Rome et l’Italie, en se bornant à maintenir la garnison française de Civita-Vecchia ; enfin l’essai de triple alliance franco-italo-autrichienne, en 1869 et en 1870, essai que la question romaine fit, d’après les apparences, échouer. M. E. Clermont est l’auteur des deux premières parties de l’ouvrage, relatives à l’expédition de Rome et à la Convention de 1864. M. Émile Bourgeois s’est réservé de conclure, en étudiant de son côté l’essai de triple alliance de l’Empire finissant.

Dans son histoire de l’expédition de Rome, M. E. Clermont a examiné, en reproduisant les pièces diplomatiques, les circonstances qui aboutirent à la restauration du pouvoir temporel de Pie IX dans des conditions outrepassant certainement les intentions premières du gouvernement français, lequel se trouva engagé de telle sorte que le maintien du Pape à Rome devint un des objets principaux de sa politique. Telle fut l’origine de la politique ultramontaine du second Empire. Tandis qu’en Italie le général Oudinot, envoyé comme médiateur armé entre le Pape et le peuple romain, se voyait poussé, par un entourage ultramontain, à prendre Rome, à détruire le gouvernement républicain de Mazzini et à couper court aux négociations patientes de notre ambassadeur, M. de Lesseps (on sait que c’est à la suite de ses déboires d’alors que celui-ci quitta la diplomatie et entreprit de percer le canal de Suez) ; tandis que ceci se passait à Rome, en France les élections du 13 mai 1849 grandissaient le pouvoir du parti catholique dont la prépondérance s’imposait au Prince-Président, tenu d’approuver la tournure prise par les événements de la Péninsule. Le Pape revint, bien guéri de sa chimère libérale, plein d’idées absolutistes, réfractaire à tout tempérament, à toute politique modérée qui eût pu, pour plus tard, faire espérer un certain accommodement entre lui et la monarchie piémontaise. L’illusion de ce modus vivendi se retrouve cependant au fond de la Convention de 1864. Lassé, cherchant à se dégager, Napoléon III aurait bien voulu renvoyer en quelque sorte dos à dos le pape et le roi. On sait que Mentana mit fin à ces velléités (1867). Notre corps expéditionnaire occupa Rome.

La question Romaine en était donc au même point qu’au début, qu’au moment de l’occupation d’Oudinot (et à un point plus critique encore, la fortune de Victor-Emmanuel ayant grandi depuis), lorsque se produisit, en 1869, puis, avec plus de décision, en 1870, à la veille de la guerre, la tentative de triple alliance entre la France, l’Autriche et l’Italie. La grandeur nouvelle de la Prusse portait, en 1867, c’est-à-dire bien tard et après un passé difficile et qui remontait plus haut même que 1859, Napoléon III à se rapprocher de l’Autriche, tout en gardant ses amitiés italiennes au moyen d’une réconciliation entre l’Autriche et l’Italie. Le refus de retirer nos troupes de Civita-Vecchia, en 1869, avait fait échouer une première fois les négociations. Elles furent précipitamment reprises en juillet 1870, au moment de la déclaration de guerre. M. Bourgeois a exposé tout le détail des démarches de M. de Gramont auprès des cabinets de Vienne et de Florence pendant la seconde quinzaine de juillet ; démarches fébriles, anxieuses, dont il se dégage encore aujourd’hui pour le lecteur une impression pénible. Et cependant le cabinet des Tuileries, qui avait tant besoin d’aboutir (en supposant que cela fût possible), faisait volte-face, le 25 juillet, sur la question romaine. Résolu d’abord à payer du retrait des troupes françaises l’alliance de Victor-Emmanuel, il reprenait soudain son consentement, prétendait son honneur engagé sur le Tibre aussi bien que sur le Rhin. Le résultat fut, après quelques tentatives de la dernière heure, l’abandon définitif du projet de triple alliance.

Cette alliance était-elle aussi vraiment possible que semble le croire M. Émile Bourgeois ? Pour lui, l’Autriche et l’Italie furent sur le point d’envoyer un ultimatum à la Prusse. Cependant, tout ce qu’on avait pu obtenir de l’Autriche, avant la volte-face du 25 juillet, avait été une neutralité armée. Cette neutralité devait sans doute se transformer en médiation armée : surtout, peut-on dire, si le sort avait favorisé nos armes. En somme, M. de Beust, le chancelier autrichien, voulait « voir venir », prêt, on le sent très bien, à se dégager si les choses tournaient mal pour nous. Quant à l’Italie, même au moment où l’abandon de Rome semble consenti, on aperçoit bien les hésitations, sinon chez Victor-Emmanuel, du moins chez ses ministres, dont certains voulaient voir l’Autriche s’engager d’abord, et dans l’opinion évidemment hostile à l’idée d’une guerre avec la Prusse.

Peut-être, après tout, le gouvernement impérial se rendait-il compte de ce qu’avait de chimérique cette tentative d’alliance faite au dernier moment, lorsqu’il se résolut à ne pas revenir, pour si peu, sur ses engagements avec Pie IX, devenus, par la force des choses, des engagements d’honneur.

M. Émile Bourgeois a écrit, nous l’avons dit, cette partie de l’ouvrage. Il l’a fait avec l’autorité qui lui est propre. C’est là qu’on trouvera l’exposé des opinions, lesquelles, sous la plume de M. Émile Bourgeois, ne pouvaient être qu’anticléricales. Sans doute, dès Napoléon Ier, nous l’avons vu dans le compte-rendu du livre de M. Gonnard, Rome fut, pour la France, un principe de contradiction, et cette cause a contribué à fausser la politique du second Empire. Cependant, pas plus que Rome n’a été pour tout dans l’élévation de Napoléon III, elle n’a été pour tout dans sa chute.

Chronique de Bruxelles.
Le Mutilé, d’Edmond Picard §

Tome LXVI, numéro 236, 15 avril 1907, p. 757-761 [759-761].

Le Théâtre du Parc nous donna aussi le Mutilé, comédie-drame en quatre actes par M. Edmond Picard, adaptation d’Il Cisco, une pièce italienne de M. Francesco Bernardini. Dans une préface à son œuvre qui vient d’être éditée chez Larcier à Bruxelles, M. Picard explique comment il s’est efforcé d’élargir le malheur individuel, un cas particulier de cécité aux proportions du malheur de « tous ceux à qui une infirmité incurable inflige une mutilation grave s’accompagnant d’une sorte de déchéance, d’un amoindrissement vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres aboutissant au découragement, à une mélancolie soupçonneuse et sombre, tristement illustrés par de grands faits historiques : Beethoven devenu sourd, Rubens paralysé des mains, Baudelaire frappé d’aphonie, Michel-Ange privé de la vue, Byron boiteux de naissance, Maupassant subissant une lente et désolante anémie cérébrale ». « Les Mutilés ! » Ainsi comprise et développée la donnée du drame primitif revêtait une portée bien plus large et bien plus tragique. La pièce est écrite en une langue somptueuse et imagée, même trop recherchée çà et là pour la scène, trop « livresque », et peut-être certaines scènes ou monologues gagneraient-ils en naturel et en intérêt à être dépouillés de trop brillants mots d’auteur. Mais la progression dramatique est bien comprise et conduite, l’impression sur le public a été très grande. Le Mutilé a d’ailleurs bénéficié d’une excellente interprétation.

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907 §

La question religieuse. Enquête internationale [II] §

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 40-71 [41-42, 49-51, 59-60].

M. l’abbé Romolo Murri (Italie) §

À une évolution et non à une dissolution.

L’apparence d’une dissolution, dans les pays d’Europe, vient du fait que le christianisme, durant le cours de plusieurs siècles, s’est resserré en un dogmatisme jaloux et intolérant, se retranchant hors des progrès de la pensée et de l’esprit humain. La libre spéculation religieuse n’en fut pas diminuée ; mais elle ne trouva pas d’écho dans les corps religieux, dominés avant tout par la préoccupation de l’orthodoxie littérale et formelle ; et le terrain lui a pour ainsi dire manqué pour se traduire en vastes mouvements collectifs et prendre forme dans les doctrines et dans les rites.

Il y a donc aujourd’hui un déséquilibre énorme entre la pensée religieuse des différentes collectivités chrétiennes d’une part et la culture scientifique moderne de l’autre ; et de là aussi entre la vie religieuse, avant tout extérieure et rituelle, et les profondes agitations de la société démocratique contemporaine. Ce déséquilibre explique le malaise profond des âmes, en fait de religion, et la crise du catholicisme.

Si le sentiment et l’esprit religieux étaient réellement des formes historiques de croyance et d’orientation pratique de l’âme humaine maintenant dépassées, et non les exigences perpétuelles de celle-ci et le fruit naturel du contact de l’esprit avec la réalité, les religions positives auraient marché, pendant la phase actuelle, à une lente et tranquille décomposition. Mais la gravité même et la violence de la crise religieuse et son universalité montrent qu’il y a là une période de recherche anxieuse d’un nouvel équilibre entre la religion et la vie, et non de dissolution de celle-là.

Et de cela, à ce qu’il me semble, il y a deux grandes preuves.

En philosophie, la critique des sciences, de leurs méthodes et de leurs limites, et les études de psychologie, ont établi définitivement le champ propre des croyances, expression provisoire et obscure de la réalité profonde et totale, inaccessible à l’expérience et perçue et sentie par l’esprit qui ne peut orienter que vers elle les fins suprêmes de la vie et de l’activité consciente.

Dans la vie sociale, la démocratie, déjà considérée comme un simple progrès de l’association dans les relations extérieures, économiques ou politiques, apparaît toujours plus comme un fait de conscience, comme une communion des biens intellectuels et culturels, qui se répercute ensuite dans les actes et dans les rapports extérieurs. Elle est ensuite la tendance des multiples vers l’Un, le détachement et la venue au jour d’une conscience universelle et absolue des nombreuses consciences contingentes et passagères. La démocratie devient ainsi, dans son intime substance, un fait de caractère religieux de création et de formation des consciences, prises dans la totalité de leur vie.

Dans l’apparente dissolution, laquelle n’est réelle que pour quelques formes historiques, relativement récentes, d’état de la pensée et de pathologie de l’esprit religieux (résumées par quelques-uns dans ce mot : cléricalisme), se dessine déjà, si nous ne nous trompons, un vigoureux mouvement de reconstitution.

M. Antonio Fogazzaro. Sénateur, Homme de lettres (Italie) §

Parlons d’abord du sentiment religieux, puisqu’il précède l’idée dans le sens historique et dans le sens psychologique. Le sentiment religieux est tellement essentiel, à mon avis, à la nature humaine, que sa dissolution est impossible. Il a certainement évolué depuis les origines de l’humanité : la conscience d’une réalité surhumaine incarnant la beauté morale parfaite et suprême, l’aspiration à cette réalité conçue comme amour et intelligence, ont pris le dessus sur la terreur qu’on trouve à l’origine des religions, en la transformant en crainte filiale. Évoluera-t-il encore ? Je pense que oui, dans certaines limites. Je pense qu’il est en train d’évoluer comme aspiration et aussi comme crainte. Les progrès des sciences, qui sont intimement liés à l’évolution religieuse, ont ouvert dans ces derniers temps des vues nouvelles sur l’Inconnu qui ne nous entoure pas seulement, mais nous pénètre. En stimulant notre désir naturel de la vérité et en nous faisant sentir plus vivement nos impuissances, ces sciences nous reconduisent, d’une certaine manière, dans le sens d’une spirale, vers nos origines ; elles ravivent notre sentiment religieux par l’impression d’un mystère formidable, non pas pour notre existence physique, mais pour notre moi intérieur, dont le besoin suprême est de se reposer dans une conception rationnelle, claire et sûre de l’univers et de la vie.

Et l’idée religieuse évolue, nécessairement, d’une manière correspondante. Puisque l’élément mystérieux de la religion nous apparaît toujours plus réel et plus insondable, il s’ensuit que l’insuffisance des formules théologiques nous devient de plus en plus évidente et en même temps que le devoir de croire devient de plus en plus impérieux, car cette relation entre notre intelligence et la Réalité insondable est la seule possible ; car la disposition à croire nous est innée, et doit, par conséquent, s’appliquer ; car, enfin, il est difficile d’admettre que notre obligation envers la vérité cesse vis-à-vis d’une vérité qui s’impose à notre entendement, à notre imagination, aux instincts de notre cœur, sans se dévoiler, d’une vérité que nous ne pouvons pas comprendre, mais que nous pouvons aimer.

Nous n’allons pas vers la conception religieuse rêvée par des hommes de science, une conception où le surnaturel ne gênerait plus la morale. Nous allons vers une conception religieuse où le dogme tiendra une très grande place, mais où les relations entre l’intelligence humaine et le dogme seront des relations de foi vivante dépassant les formules, plongeant dans le mystère, y puisant l’amour, la force, la vie à traduire en action.

M. Vilfredo Pareto. Professeur à l’Université de Lausanne §

Il faut d’abord définir les termes qu’on emploie.

J’entends par religion l’acquiescement à certains principes a priori, non démontrés ni démontrables scientifiquement ; cet acquiescement étant l’effet de sentiments vifs et puissants.

Cela posé, on peut énoncer les propositions suivantes, qui n’ont d’autre valeur que celle des faits qu’elles résument, et qui, par conséquent, séparées ici de ces faits, que nous avons exprimés autre part, pourront paraître paradoxales.

1° Le sentiment religieux varie fort peu d’un siècle à un autre. Ce sont les formes qu’il revêt qui peuvent varier considérablement ;

2° Actuellement, il se produit en Europe une fluctuation qui a fait perdre du terrain aux religions avec un Dieu personnel et des interventions surnaturelles, et qui en a fait gagner aux religions humanitaires, pacifistes, socialistes, et aussi à l’occultisme. Il est probable que les gains compensent à peu près les pertes ;

3° La religion est le ciment indispensable de toutes les sociétés humaines, telles que nous les connaissons.

Même là où l’uniformité paraît le plus fortement établie, la religion est réalité plus ou moins différente selon les différentes classes sociales. Il paraît utile pour la société que les principes religieux soient interprétés différemment selon les différentes fonctions sociales des hommes ;

4° L’effet social d’une religion n’a que peu de rapports avec sa théologie ou ses principes théoriques ; il dépend surtout des sentiments qu’elle développe ou qu’elle fortifie chez les hommes. Son succès est dû à cet effet social, et non à des recherches théologiques ni à des exégèses plus ou moins subtiles ;

5° Dans un milieu imbu de principes autoritaires, une religion de libre examen peut être utile ; dans un milieu tendant à l’anarchie, une religion autoritaire est indispensable pour empêcher la dissolution de la société. Il importe peu d’ailleurs que la forme de cette religion soit nouvelle ou ancienne.

Une nouvelle forme religieuse pourrait nous être donnée par le syndicalisme, qui, en dépit de son apparence anarchiste, est, au fond, grâce à son culte pour la force, une religion autoritaire.

Un mouvement de reflux peut se produire pour les anciennes religions.

Si de grandes et longues guerres survenaient, la religion patriotique aurait un regain considérable d’activité.

D’autre part, il est loin d’être démontré, par exemple, que le rôle du catholicisme soit fini dans le monde ; il se peut qu’à un moment donné cette religion devienne la seule ancre de salut pour les nations minées par l’anarchie et chez lesquelles le patriotisme va en s’affaiblissant. Seul le catholicisme romain peut remplir cette mission ; le néo-catholicisme n’est qu’une superfétation de l’humanitarisme et ne répond à aucun besoin réel des masses. Le Pape n’est guidé que par des motifs religieux, et pourtant son œuvre actuelle paraît, au point de vue scientifique, ce qu’il y a de plus parfait pour réserver l’avenir à la religion catholique.

Psychiatrie et sciences médicales.
Le Régicide Lucheni, par Ladame et Régis, in Archives d’Anthropologie criminelle §

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 125-129.

Le 10 avril 1901, MM. les Drs Ladame, de Genève, et Régis, de Bordeaux, munis de toutes les autorisations nécessaires, sont allés visiter dans sa prison de l’Évêché, à Genève, Lucheni, l’assassin de l’impératrice Élisabeth d’Autriche. Leur but était d’arriver, par un examen direct psychique et physique — si tant est qu’il fût facilement praticable, — à établir dans quelle catégorie de criminels il pouvait être classé. Tous deux étaient, par leurs travaux personnels, très sûrement qualifiés pour une telle entreprise ; l’un d’eux a même écrit sur les Régicides une étude maintenant classique.

C’est le récit et les résultats de cette visite accompagnés des renseignements fournis par le dossier de la prison, antérieurement et postérieurement à 1901, que les deux psychiatres publient dans le dernier numéro (15 avril) des Archives d’Anthropologie criminelle.

Faut-il avec Lombroso, un peu trop fidèle à sa doctrine, voir dans Lucheni le criminel-né, le delinquente nato, en l’espèce « un épileptique influencé par l’impressionnante misère du peuple, en Italie » ?

Faut-il, au contraire, avec le Pr Gautier, criminaliste, et le Pr Forel, aliéniste, affirmer que le cas de Lucheni rentre dans la description du régicide type, telle que Régis l’avait déjà formulée dans son étude spéciale, telle qu’il l’a précisée de nouveau dans son Traité de psychiatrie, et telle qu’il la résume lui-même en ces quelques lignes :

Le régicide est, à toutes les époques et dans tous les pays, toujours le même. Ce n’est pas un fou complet, mais un demi-aliéné, un demi-fou, un dégénéré chez lequel se retrouvent les grands stigmates psychiques de la dégénérescence avec certains traits particuliers : hérédité habituellement mauvaise, instabilité, changement perpétuel de métier, de séjour et d’humeur, vanité, irritabilité, impulsivité, lucidité habituelle, comme caractères généraux ; mysticisme, tendance à subir les influences ambiantes, à se passionner pour une cause altruiste (religieuse, politique, nationale ou mondiale) que l’occasion fait surgir, idée fixe, en tuant un grand personnage, d’accomplir, au prix de la vie, une action d’éclat profitable à l’humanité, orgueil érostratique du crime commis, protestation indignée et violente contre l’imputation de folie, courage souvent extraordinaire dans les supplices, analogue à celui des martyrs d’une foi ou d’une idée…

Il est bien évident, après lecture de l’étude de MM. Ladame et Régis, étude qui vient remettre au point un cas si déformé par les nouvelles aussi fausses que sensationnelles lancées par les journaux à diverses époques que c’est Forel qui a raison, et qu’on est ici en présence du vrai et typique régicide tel qu’il est dépeint dans la description précédente.

Sa lucidité, non seulement Lucheni ne cesse de l’affirmer — ce qui ne prouverait pas grand’chose — mais il ne cesse de la prouver, non seulement au cours du procès, mais encore durant son séjour à la prison et pendant le long entretien de quatre heures qu’il eut avec les deux médecins. Pour peu qu’il ait confiance en ses interlocuteurs, il discute avec la plus grande netteté : ainsi, par exemple, il se défend d’avoir jamais été anarchiste au sens propre du mot. Il dit : « L’ordre ne peut régner sans maître dans une famille de huit personnes : à plus forte raison dans des familles de millions d’individus. » Comme on lui demande un autographe, il écrit : « La société est bien gouvernée quand les citoyens obéissent aux magistrats et les magistrats aux lois. » Il explique son crime par ce fait que rien ne le révolte comme l’idée d’injustice et que la société a été cruellement injuste vis-à-vis de lui, non seulement dans son enfance abandonnée aux caprices d’une série de maîtres indifférents ou haineux, mais quand, adulte, il demanda à servir son pays et ne trouva que prisons successives, ou quand soldat — et bon soldat — il demanda un emploi à son gouvernement et n’eut jamais de réponse. Une note de police dit qu’en racontant ce dernier fait, lui, si calme et toujours souriant, s’excite et paraît exaspéré par ce seul souvenir.

C’est d’ailleurs cet incident qui assombrit son caractère, le porta à s’inquiéter des imperfections sociales et à fréquenter les feuilles et les réunions révolutionnaires :

« Un jour, un orateur s’étant écrié dans son discours : Pour un sou vous vous faites tuer, pourquoide votre côté, ne cherchez-vous pas à tuer les grands ? Il pense que si un député parlait de la sorte, c’est qu’il manquait quelqu’un pour être le premier. » Il résolut d’être celui-là. Pourquoi vous, lui demande-t-on ? Parce que, répond-il, l’injustice m’avait frappé plus que les autres. Peu lui importait d’ailleurs la victime. Il avait choisi d’abord le prince Henri d’Orléans, dont les journaux lui annonçaient la venue : le prince n’arrivant pas, il frappe l’impératrice Élisabeth en se disant : « Voilà, Société, ce que tu fais de tes enfants. »

Il s’émeut un peu en racontant, en mimant son acte. Il le regrette même parfois, quand il trouve de la douceur chez ses gardiens, mais il n’en persiste pas moins à attribuer à son geste quelque chose de providentiel, et à y voir un avertissement de la divinité. Bien qu’il nie avoir aucune religion, il dit à ce propos : « La question est là : ou Dieu est avec moi, ou il n’existe pas. »

Il lit beaucoup, avec passion, et ses lectures, dont il est très fier, s’adressent aux auteurs les plus sérieux : Montesquieu, Voltaire… Il a acquis ainsi une certaine érudition dont il aime à faire étalage. Constamment il cite ses auteurs et le plus souvent avec exactitude et à propos.

Il se complaît dans la lecture de la Bible, qu’il trouve très intéressante et qu’il cite dans sa conversation avec tous les détails de la référence, comme lorsqu’il nous dit par exemple : Fuore di me, vous ne pouvez rien faire (saint Jean, chap. VII).

D’ailleurs les accès de folie qu’avaient annoncés les journaux depuis son internement à l’Évêché sont de pure invention et n’ont jamais été constatés par qui que ce soit.

Lucheni n’a ni idées délirantes proprement dites, ni hallucinations diurnes ou oniriques, ni même des obsessions. Mais c’est un instable et un impulsif. Il s’anime en parlant. Et lorsque la conversation l’intéresse et le passionne il devient rouge et tremble de façon très marquée.

Cette irritabilité, cette impulsivité se remarquent surtout quand il se croit victime d’une injustice : la colère s’empare de lui tout d’un coup. Il dit que, dans ces cas, le sang lui monte à la tête, il éprouve un choc à la nuque, comme un coup de râpe. C’est ce qui explique les violences auxquelles il se livra à trois reprises différentes depuis son internement. La première fois, le 28 février 1900, il voulut tuer le directeur, parce que celui-ci, s’appuyant sur le règlement, ne l’avait autorisé à emprunter qu’un livre par semaine, au lieu de deux qu’il réclamait. Or Lucheni avait toujours eu pour le directeur des sentiments de déférence et de respect : il lui demanda d’ailleurs pardon dans une lettre curieuse, trois mois après. Dans deux autres circonstances, en 1902, à la suite d’observations que lui tirent ses gardiens, il bondit sur eux et leur aurait peut-être fait un mauvais parti si on n’était survenu à temps.

C’est cette même impulsivité qui le fait se cabrer quand il entend une affirmation qu’il croit injuste ou fausse, et qui le fait protester violemment, même à l’encontre de ses intérêts, comme cela se voit fréquemment au cours de son procès.

D’ailleurs, de ses intérêts il se préoccupe assez peu ; il est surtout attaché à la défense de ses idées. Il n’en est pas de même quand il s’agit des intérêts des autres qu’il croit lésés. C’est que, comme les régicides vrais, il est imprégné d’un altruisme qui est d’ailleurs pour lui la raison, l’explication et l’excuse de ses actes, en dehors, bien entendu, de scs accès impulsifs proprement dits, où seule la colère agit.

C’est l’altruisme qui, comme nous l’avons vu, l’a dirigé vers l’assassinat, en lui faisant ainsi donner le signal, qu’on réclamait, des revendications des opprimés. Il en donne de fréquents exemples depuis son incarcération. Ainsi il ne s’est jamais plaint de son séjour à la prison, ni de ses punitions de cachot, ni de la perspective de la perpétuité de son internement : il a même à ce sujet une certaine philosophie et dit : « La vie est brève. Fugit irreparabile tempus. » Mais il s’émeut quand il parle des deux mois de prison préventive que fit son camarade le menuisier Martinelli, qui fabriqua un manche en bois pour la lime qui blessa à mort l’impératrice. Lucheni ne cesse de répéter que Martinelli ne savait rien et il ajoute « qu’il regrette davantage l’emprisonnement de deux mois de cet homme, dont il fut cause, que sa condamnation à perpétuité ».

Un autre exemple bien intéressant du caractère particulier de Lucheni est celui-ci, que nous devons à MM. Ladame et Régis.

Le vendredi 25 avril 1905 il demande à parler au directeur de la prison, et lui explique que, violemment indigné par la lecture des Annales politiques et littéraires du dimanche précédent, il voulait écrire auxdites Annales pour protester. Comme on lui répondit que le règlement s’y opposait, il demanda qu’on découpât l’article, qu’on le collât sur une feuille de papier au dos de laquelle il formulerait sa protestation. Ce qui fut fait. La feuille a été conservée au dossier.

Ce qui avait indigné Lucheni c’est que le rédacteur de l’article, parlant du châtiment des criminels par la captivité perpétuelle, écrivait en racontant qu’il avait pu jeter un coup-d’œil dans la cellule où moisissait Lucheni :

Je sens encore le frisson d’horreur qui me parcourut les os, à la vue du misérable ; il ne se savait pas regardé, il tournait comme une hyène en cage… Vous représentez-vous les semaines succédant aux semaines, les mois aux mois, les années aux années, et ce captif n’ayant d’autre horizon que les murs de sa geôle, s’y cognant le front, ou bien, frappé de stupeur, les contemplant d’un air morne, glissant peu à peu dans l’abrutissement, dans la folie ?

Or, Lucheni, indifférent à tout ce qu’on pouvait dire de lui et de ses actes, ne put supporter qu’on accusât la ville de Genève de lui faire mener une existence si misérable, et répond vertement à l’auteur qu’il a été victime de son imagination, que, loin de vivre sous terre, il habite au deuxième une cellule peinte à l’huile, pareille aux chambres des fonctionnaires français, d’où il assiste au lever et au coucher du soleil. Puis il ajoute, et cela donne un bien curieux aperçu du caractère de Lucheni :

… Je vais donc faire un petit tour, comme une hyène dans sa cage, simplement pour vous contenter. À gauche, en entrant, voici le lit digne pas seulement d’un rustique tel que moi, non, mais d’un sybarite ; voici la lumière et la sonnerie électrique pareille à ceux de l’Hôtel du Trocadéro ; un miroir, marque : Saint-Gobain, à moins qu’elle ne soit une contrefaçon. Voici un porte-manteau à 6 branches, ce qui signifie, ce me semble, qu’on me donne de quoi l’occuper. Je m’ôte, en ce moment mon bonnet, car me voici arrivé devant mon… sanctuaire, c’est-à-dire une étagère à trois étages, bien garnis non pas d’araignées et cafards — non — sauf quelques balourdes mouches, les insectes sont totalement inconnus dans cette prison, mais par des livres ; des livres, non pas ordinaires, comme l’extérieur de ma personne pourrait vous le faire croire, mais de ceux qu’on appelle classiques… Les voici : 1er étage, Montesquieu au complet ; de J.-J. Rousseau il n’y manque pas grand’chose ; le 3e étage ploye sous le poids des historiens romains, je préviens sa rupture en le soutenant avec du Montaigne et du Pascal qui se trouvent au 2e ; c’est à cet étage que se trouvent mes nombreux livres et cahiers d’école où j’ai le plaisir (sous les ordres d’un professeur très consciencieux), d’apprendre le français, puis également l’allemand. Dante, que je connais à mémoire, je l’ai relégué sous le lit. — En outre, mais je crois que cela suffira, n’est-ce pas, pour vous convaincre que les Barbares Genevois font subir à leurs prisonniers des tortures atroces

Puis il parle de la nourriture, notamment du café au lait et du chocolat, des raffinements de toilette inconnus de lui jusqu’alors, tels que les chaussettes et les caleçons, et il termine en disant :

Comment avez-vous pu permettre qu’un de vos collaborateurs ait eu l’audace de calomnier cette bonne Suisse, et qui est plus, ce beau, ce noble canton de Genève, ce morceau de paradis que les Dieux semblent l’avoir oublié ici sur terre exprès pour le donner en exemple aux autres peuples…

Les documents apportés par MM. Ladame et Régis doivent faire disparaître les dernières objections qu’on eût pu être tenté d’apporter à l’admission de Lucheni dans le cadre aujourd’hui si nettement délimité des régicides de tous les temps.

Art ancien.
Teodore de Wyzewa : L’œuvre peint de Jean Dominique Ingres (Frédéric Gittler) [extrait] §

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 154-160 [158].

[…]

Malheureusement, Ingres fut gâté par l’italianisme. Je ne puis, ainsi que le fait de M. de Wyzewa, tenir pour un chef-d’œuvre absolu du portrait le Castiglione de Raphaël au Louvre. Si l’œuvre a un grand air décoratif elle manque complètement, ainsi que je l’ai déjà à plusieurs reprises fait remarquer, de plénitude de formes, de franchise de modèle, de caractère. Je ne parle pas du coloris, qui est nul. C’est une œuvre qui n’atteint que difficilement à la qualité d’un Sébastien del Piombo, et les portraits d’Ingres valent mieux. Une œuvre de lui indique d’ailleurs combien l’influence italienne eût pu être néfaste pour le peintre français : c’est celle où le musicien Cherubini est représenté avec la Muse derrière lui.

Je n’ai jamais pu regarder cette peinture, écrivais-je jadis dans la Revue Bleue, sans ressentir la désagréable impression d’une dissonance complète. Autant le portrait de compositeur est d’un saisissant relief, autant la Muse idéale est d’une plate convention. Ces deux figures synthétisent bien les deux moyens contraires de poursuivre l’harmonie des formes. Les uns recherchent l’harmonie spéciale à chaque individu ; chaque nouveau modèle est un prétexte à découvrir un accord nouveau des formes ; dans chaque visage les lignes se rejoignent, se relient, se prolongent, se simplifient selon un mode unique, et leur art est ainsi aussi varié que la vie. Les autres, au contraire, les académiques, négligent l’accent individuel pour ne conserver que le caractère commun à tous les individus ; ils obtiennent rapidement un schéma qui leur permettra de supprimer toute observation ; ils établissent un code de ce qu’en leur jargon profanateur ils appellent la beauté, et qui n’est que la régularité, de ce qu’ils appellent le style et qui n’est qu’une mécanique stylisation, de ce qu’ils appellent l’art et qui n’est qu’un cliché. Ce code, qui empêche toute personnalité, n’a d’ailleurs même pas l’avantage de faire produire des œuvres d’une portée plus universelle : car, par le fait même qu’elle prend son origine dans la vie, l’œuvre d’observation en conserve forcément et beaucoup plus sûrement les caractères généraux, à côté des caractères particuliers. Ingres, le père Ingres, n’a pas évité le péché académique : la Muse de Chérubini en est un des exemples.

[…]

Lettres portugaises.
J.-A. d’Oliveira Mascarenhas : O Trovador da Infanta, roman ; Viuva Tavares Cardoso, Liaboa. — L’églogue [extrait]. §

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 172-176 [175].

[…]

Le romancier n’a garde d’omettre cet épisode ; c’est la vie entière du poète qu’il remet en scène, depuis la fuite en Espagne tout enfant, sous le coup d’une menace de mort portée par le roi Joâo II contre sa famille, jusqu’au départ pour l’Italie de l’infante Beatriz, devenue duchesse de Savoie. Les péripéties sont cruelles, rapides et nombreuses : toute une époque de fièvre et de conspirations ressuscite sous nos yeux ; c’est aussi l’ère nouvelle des grandes découvertes. Au reste, les successeurs de D. Joâo II avaient fait grâce aux familles compromises dans les conspirations des ducs de Bragance et de Vizeu, et Bernardim n’avait pas eu à s’en plaindre. Le désespoir d’un irréalisable amour devait, hélas ! le conduire à la folie, puis à la mort. Cette passion fit de lui, dans le genre pastoral qu’il innova, l’un des lyriques les plus exaltés de tous les temps.

Malgré l’opinion courante, il faut considérer, de ce fait, le Portugal comme la véritable patrie de l’églogue moderne, que l’Italie commença également de cultiver vers la même époque. Bernardim Ribeiro dit lui-même qu’« il se mit à chanter en forme de Solao, qui était le genre consacré aux choses tristes ». — « Ceci nous explique, ajoute Theophilo Braga, comment le genre pastoral, développé ensuite par des écrivains savants, naquit de la persistance d’une tradition nationale ; la forme que lui donna Bernardim est antérieure à l’imitation directe de l’Italie, introduite par les poètes de l’école de Sà de Miranda. »

[…]

Lettres hongroises.
Memento [extrait] §

Tome LXVII, numéro 237, 1er mai 1907, p. 176-180 [180]

[…]

Balla Ignacz : Dél (Midi), un volume de poésies : impression d’Italie, chants patriotiques, vers d’amour. Édition Lampel Budapest.

Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907 §

La question religieuse. Enquête internationale [III] §

Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907, p. 218-249 [238-239].

M. l’Abbé Ernesto Buonaiuti. Directeur de la Rivista delle Scienze Teologiche §

Tenir pour possible la dissolution du sentiment religieux équivaut, me semble-t-il, à tenir pour possible une véritable absurdité psychologique. Le sentiment religieux, en fait, ne vient pas d’une attitude imposée à l’esprit par une contrainte extérieure ou amenée par une habitude aveugle, de telle sorte qu’il soit facile de le déraciner ou de l’étouffer avec une contrainte ou une habitude opposées ; mais c’est au contraire une faculté primitive et autonome des êtres raisonnables.

Ainsi, dans la hiérarchie des forces dont est riche notre esprit, la religiosité occupe la position la plus élevée : elle est au faîte de la vie psychologique, laquelle, partant de la capacité de réagir sous l’impulsion du monde extérieur, s’élève à la perception réfléchie des phénomènes, à leur compréhension scientifique, à leur explication philosophique. Le sentiment religieux, synthèse originale de tous les sentiments qui lui sont inférieurs, correspond au besoin de verser, — par une affirmation énergique de notre volonté, — notre idéal, nos espérances, nos désirs dans la totalité des êtres, dans l’infini. Les grands et profonds sentiments humains de douleur comme de joie, d’attraction comme de répulsion, ont toujours en eux quelque chose de religieux ; et l’individu qui les éprouve est attiré irrésistiblement à la dévotion ou à l’admiration envers l’Être qui lui apporte la réalisation de son rêve ou l’apaisement de ses douleurs. Et quand, par une sorte de contagion, ces sentiments se répandent dans un peuple, quand, aux heures solennelles de l’histoire, la vie sociale est obscurcie par le nuage d’une indicible tristesse ou exaltée par le rayon d’une nouvelle joie, la religiosité qui vibre dans l’âme de chacun se multiplie par la solidarité et se manifeste dans une forme collective.

C’est pourquoi, si l’on croit que l’humanité peut devenir irréligieuse, si l’on a l’illusion d’avoir débarrassé son âme de toute trace de mysticisme, c’est que l’on a atrophié en soi les plus nobles facultés de l’esprit, ou bien détourné les élans de son cœur vers un nouvel objet de désir. En tout cas, on pourra sembler irréligieux à la masse qui vit sous la domination des vieilles conceptions, mais on ne sera pas réellement irréligieux : votre expérience personnelle pourrait même avec le temps devenir une expérience religieuse collective, tandis que celui qui s’est obstiné dans l’expérience du passé pourrait paraître irréligieux.

Après avoir ainsi affirmé la vitalité impérissable du sentiment religieux, après avoir constaté d’autre part les symptômes de crise, extérieure et intérieure, qui affligent les diverses confessions, doit-on conclure que nous assistons à une évolution du sentiment religieux ? Le mot évolution me semble ambigu en cette matière. Il signifie en fait un mouvement de l’être vers une nouvelle forme d’existence… Aujourd’hui, le sentiment religieux est-il en marche vers une transformation de lui-même, ou plutôt la crise enveloppe-t-elle simplement les éléments secondaires et caducs des diverses confessions ? Historiquement parlant, il n’est pas possible de répondre à cette question. Parce que, étant donné et non concédé qu’une évolution profonde est en train de s’opérer dans le sentiment religieux nous qui en serons les sujets et les instruments, nous ne pourrons pas en avoir conscience. Les transformations du sentiment religieux, quand elles existent réellement, sont toujours insensibles et inconcevables : il n’est possible de les signaler qu’après leur accomplissement. Parmi les premiers chrétiens de la Palestine qui vivaient encore en plein hébraïsme, lequel eût pu se représenter une évolution aussi radicale de la religiosité et apercevoir la nouveauté du message évangélique, auquel son âme s’était ouverte ?

Archéologie, voyages.
René Schneider : Rome, Hachette, 3 fr. 50 §

Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907, p. 320-325 [322-323].

Si j’avais à caractériser brièvement le livre que M. René Schneider, après un travail qui fut très goûté sur l’Ombrie, vient de publier à propos de Rome, je dirais volontiers : c’est un livre de déduction, — et, pour m’expliquer mieux, de déduction se projetant après de longues pensées et transposée dans la manière synthétique. De fait, il n’y a rien ici qui ressemble à ce que nous concevons d’habitude comme un livre de voyage, soit le récit plus ou moins pittoresque d’une traversée et de ses incidents, avec des aperçus généraux ou des descriptions. M. Schneider a cherché à déterminer la physionomie complexe de Rome à travers l’histoire et les œuvres. Il a su voir, pénétrer et exprimer dans son caractère de continuité et, il le spécifie fort bien, de durée séculaire, l’harmonie qui se dégage de cet ensemble unique ; l’extraordinaire symphonie que forment ses motifs divers, ses modulations variées, et il a choisi des tableaux types, « les plus riches de sens », — en somme ce qu’un psychologue appellerait les états d’âme d’un sujet unique. Il y a là un procédé spécial, qu’il suffit d’indiquer sans autre intention de critique. La pensée ne se dégage pas d’elle-même, après un exposé patient, comme une conclusion. Elle surgit d’abord, ramenée à l’essentiel. Mais les impressions dominantes sont toujours celles de pénétration intime et de durée. « Le paganisme et le christianisme ont toujours fait ici bon ménage et nul bouleversement ne réussit jamais à tuer tout à fait l’esprit d’autrefois. À la ruine, à l’édifice d’hier ou d’aujourd’hui, au végétal s’accrochent la légende, la chronique ou l’histoire. Les pierres sont de l’âme figée, et sous les arbres d’Italie, oliviers, chênes-verts ou pins-parasols, tous plus épais de souvenirs que de frondaisons, on est envoûté à la fois d’ombre et de passé. Comme dans l’âme romaine où les traditions s’amalgament, il n’y a souvent qu’une Rome dans le bloc de briques ou de pierres où chaque âge a maçonné ses vestiges. » Parler de la Ville Éternelle n’est donc plus un lieu commun. Voici ses épisodes successifs et une évocation chaude, colorée, vivante de la Rome de tous les temps. Les tableaux sont des commentaires d’époques, où l’aspect est constitué non seulement par le décor, mais par l’esprit du moment. C’est la ville antique avec les Harmonies du Forum et du Palatin, l’Anthologie en Marbre, le Mont Testaccio, le mur d’Aurélien ; la Rome chrétienne avec les souvenirs de sainte Hélène et Saint-Jean-de Latran ; le patriotisme de la cité depuis le Moyen-Âge avec la basilique de l’Ara Coeli. Et nous arrivons à la Renaissance, qui fut une période agitée, de vie forte, effervescente et poursuivit avant tout la joie de vivre, d’exister, d’encadrer sa vie et d’en jouir, avec les Loges de Jean d’Udine et le Culte des Antiques Symboles : le règne de la délicieuse Impéria et le culte de la beauté ; le cadre du bonheur, avec la Farnésine et la vie première avec la Villa d’Este à Tivoli. — Toutefois, si ce livre abondant et écrit avec le même soin que le précédent par M. Schneider offre un sens précieux d’émotion et de compréhension, et révèle chez l’auteur une expérience nombreuse à la fois de la topographie, de l’histoire, de l’art, des lettres et des mœurs, aux âges successifs de Rome, il suppose des avantages à peu près semblables chez ses lecteurs, ce qui peut bien, on en doit convenir, ne pas être toujours juste. Le commentaire implique la connaissance préalable d’un sujet. On peut craindre ainsi que M. Schneider, qui trouvera sans doute le public qu’il mérite, n’ait aussi qu’un public restreint, — circonstance que l’on pourrait, d’ailleurs, considérer encore comme un éloge au temps où nous sommes, et qui, pour certains, ne choquerait nullement.

Musées et collections.
Memento [extrait] §

Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907, p. 352-359 [358].

Deux érudits de valeur, MM. Paul Perdrizet et René Jean, viennent de publier un travail très précieux sur la Galerie Campana et les Musées français (Bordeaux, Féret et fils, 1907, in-8, 71 p., av. 5 planches). On sait que cette collection Campana, achetée en 1861 par Napoléon III pour la somme de 4 360 440 francs et comprenant, outre des sculptures et des majoliques de la Renaissance, 646 tableaux, pour la plupart des écoles italiennes du xive et du xve siècle, fut ensuite répartie entre le Louvre, qui ne retint que 313 peintures, le musée de Cluny, où furent envoyées 12 toiles, et divers musées de province, auxquels allèrent les 322 tableaux restants, puis, plus tard, en 1872, 141 autres pris sur ceux qu’avait conservés le Louvre. Cette dispersion, faite dans des conditions déplorables (plusieurs diptyques ou triptyques furent disjoints et partagés entre des collections différentes), a été, dit M. Salomon Reinach, « une sottise, une vengeance mesquine, d’autant plus révoltante que les gens qui ont présidé à cette oeuvre néfaste ne se sont pas donné la peine de publier des états de répartition avec renvois au catalogue italien de 1858. Plus d’une fois, au cours de ces dernières années, on a annoncé la “découverte” dans un musée de province d’une peinture italienne signée ou datée qui, vérification faite, s’est retrouvée dans les Cataloghi Campana ». Mais il n’existe aucun registre auquel on puisse se reporter pour se renseigner sur le sort de telle ou telle toile. La brochure, soigneusement documentée, de MM. Perdrizet et René Jean vient combler cette lacune. Grâce au catalogue détaillé qu’ils donnent des 646 tableaux de la collection, accompagné des indications de lieu de destination, de date d’envoi, de reproductions, etc., et grâce au classement par musée avec renvoi aux nos du catalogue, il sera désormais possible de savoir immédiatement où a passé telle œuvre. Cet utile travail est complété par une savante étude iconographique de quatre tableaux (du Louvre, de Besançon, Colmar et Montpellier), reproduits à la fin de la brochure et dont l’interprétation valait d’être fixée.

[…]

Lettres néo-grecques.
Carducci et la Grèce §

Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907, p. 364-369 [365-366].

Le petit royaume, que les événements de la dernière guerre gréco-turque ont instruit sur sa faiblesse, n’a de recours qu’en la clairvoyance de l’Europe. Certes, il reste assez indifférent aux Anglais, aux Français, aux Italiens que le Bulgare soit un hérétique au regard de l’orthodoxie ; mais ce dont il faut s’apercevoir, c’est de sa malfaisance. Il n’est peut-être pas impossible par conséquent, que l’Occident se mette un jour d’accord pour étendre la Grèce jusqu’à ses frontières raisonnables d’Europe en Asie. C’est le vœu fervent de tous les Hellènes qui, morceau à morceau, n’ont jamais désespéré de reconstituer une Grèce intégrale. C’est pourquoi l’âme immortelle d’Hellas n’a cessé de vibrer au cœur de ses poètes, comme au cœur des grands Italiens qui firent l’unité nationale s’exalte l’âme de leur patrie. Aussi, comme les Grecs, et spécialement les Ioniens, ont les yeux tournés vers ce grand exemple, que leur remémorait, hier encore, la mort de Carducci ! Pas de journal ou de périodique, si minuscule soit-il, qui n’ait eu son article ou son étude sur le génial poète en qui s’est incarnée l’Italie renaissante. Il faut croire, toutefois, que le caractère politique de certaines parties de son œuvre l’emporte sur le reste aux yeux de tous, puisque nul ne s’avise de rapprocher, comme il convient, l’initiative de Carducci, en matière de mètres anciens modernisés, de celle de Stéphanos Martzokis.

Carducci, du reste, avait eu des précurseurs : Giovanni Fantoni, Paolo Rolli ; Martzokis, au contraire, est bien le premier, qui, sans aucune imitation, en Grèce, ait tenté d’acclimater le Vers Barbare, en l’adaptant à la plastique particulière de la langue démotique.

Nous ne croyons pas inutile de le faire ici remarquer, non seulement parce que c’est justice rendre, mais aussi parce que c’est une preuve des remarquables aptitudes de la langue vulgaire à recevoir l’empreinte du Latinisme, tout en restant vigoureusement individuelle.

Le recueil des Vers Barbares compte, d’ailleurs, parmi les plus belles productions de Martzokis.

Échos.
Le Quadrige d’Herculanum §

Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907, p. 378-384 [381].

On sait que le monde savant et le monde artiste font depuis quelques années des démarches auprès du gouvernement italien, afin de pousser le plus possible les fouilles d’Herculanum.

On attend beaucoup des fouilles de la célèbre ville romaine. Dernièrement, le gouvernement italien a accepté de reprendre activement ces fouilles et de se charger de tous les frais, que des savants étrangers voulaient partager avec l’Italie.

En attendant les prochaines découvertes on vient, par un heureux hasard, de retrouver au Musée de Naples, et de reconstituer, le quadrige « très splendide » d’Herculanum dont parle Winckelmann.

Par l’étude méticuleuse des restes du célèbre quadrige conservés à Naples, et des documents relatifs à la découverte de ces bronzes, documents qui comprennent une période de fouilles comprise entre 1739 et 1872, on a pu tenter la reconstitution de la grande œuvre d’art antique.

On a retrouvé l’aurige, plusieurs morceaux du char, un fragment décoratif du timon, un fragment des roues, le joug qui s’alourdissait sur le cou des chevaux du milieu, deux statuettes décoratives du char, enfin de nombreux fragments des chevaux.

On peut supposer que ces restes sont ceux d’un des très nombreux quadriges consacrés à Auguste dans la célèbre ville dédiée à Hercule.

Tome LXVII, numéro 239, 1er juin 1907 §

La question religieuse. Enquête internationale [IV] §

Tome LXVII, numéro 239, 1er juin 1907, p. 421-452 [434-435].

M. Cesare Lombroso. Professeur de psychiatrie à l’Université de Turin §

Pour qui a étudié sérieusement l’histoire des religions, il n’y a aucun doute : elles s’appuient sur une série d’erreurs qui viennent de quelques besoins humains, spécialement du besoin d’être protégés contre des forces, vis-à-vis desquelles nous nous sentons impuissants, comme les météores, les épidémies ; et, s’il se peut qu’une institution sortie d’une erreur puisse évoluer, elle finit toujours par tomber dans une autre erreur.

Ainsi, la religion qui est la création d’un vrai et grand philosophe — celle de Bouddha — a fini dans les rites et les formules presque vaticanesques du Tibet. Une évolution véritable serait sa chute et épargnerait aux peuples de semblables mésaventures. Pourtant, c’est un fait certain, n’importe quelle religion — même la religion catholique, qui est empêchée d’évoluer par ses dogmes (sint ut sunt, aut non sint, c’est la maxime des Jésuites) — est contrainte de s’adapter à la culture des peuples auprès desquels elle est en honneur ; de s’adapter par fragments, mais de s’adapter. Et c’en est un symptôme que ce jésuite anglais excommunié il est vrai par l’Église, mais pourtant jésuite jusqu’à la fin des temps, qui ne désavoue pas Darwin.

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome LXVII, numéro 239, 1er juin 1907, p. 502-506 [506].

D’une étude historique et doctrinale sur le Procès de Galilée, par M. Gaston Sortais (Bloud), nous citons cette conclusion, qui indique très nettement les points sur lesquels ont portée l’examen et les appréciations de l’auteur : « Les congrégations romaines et les papes Paul V et Urbain VIII se sont trompés en condamnant Galilée. » (Conclusion générale, mais voici le point de vue spécial :) « Qu’importe, cependant, au point de vue doctrinal, le seul qui nous préoccupe actuellement, puisque les sentences des congrégations sont réformables et que, dans l’espèce, les papes Paul V et Urbain VIII n’ont pas parlé ex-cathedrâ, c’est-à-dire n’ont point imposé une doctrine à la croyance de l’Église universelle. L’infaillibilité pontificale est donc hors de cause. »

[…]

Lettres allemandes §

Tome LXVII, numéro 239, 1er juin 1907, p. 543-547 [544-547].

Annette Kolb : Die Briefe der Heiligen Catarina von Sienna ; Leipzig, Julius Zeitler, M. 4 §

Nous devrions posséder en français un recueil de lettres de Catherine de Sienne aussi parfait que ce choix dont Mme Annette Kolb a eu l’heureuse idée. L’aménagement du texte, toutes les dispositions typographiques sont d’une sobriété que nous pourrions envier à l’éditeur Zeitler, de Leipzig. La traductrice a fait précéder son ouvrage d’une préface qui nous donne de Catherine le portrait le plus attachant.

Elle ne possède ni la veine d’un François d’Assise, ni l’envolée d’un Ekkehard, ni les visions lumineuses d’un Jacob Boehme. Dans la contemplation pure elle ne se montre pas d’une sensibilité extrême ni d’une imagination abondante. Pour les problèmes les plus profonds elle se contente des lumières du catéchisme ; le sens énigmatique, multiple et secret d’une parole n’existe pas pour elle, car le sentiment véritable de cette extatique est porté vers le réel. Elle possédait un talent d’homme d’État, qui se révèle dans la forte logique, dans la magnifique construction de ses lettres. Peut-être que ce qu’il y a de non spéculatif dans sa forte intelligence se rencontre avec ses dons politiques, comme ce fut le cas, en une plus grande mesure, chez le Dante. C’est pourquoi ses lettres sont d’un intérêt supérieur à ses autres écrits, car elles nous révèlent mieux ce qu’il y a de plus attachant chez Catherine, c’est-à-dire sa personnalité.

En étudiant l’influence que Catherine de Sienne a exercée sur Grégoire XI et sur Urbain VI, Mme Kolb croit pouvoir insinuer que, si la sainte avait vécu cent ans plus tard, la Réforme eût pu être évitée.

Faute de pouvoir hasarder un jugement, nous ne dirons rien du choix des lettres. Elles sont d’une lecture des plus attachantes. Un portrait de Catherine de Sienne d’après Sodoma sert de frontispice au volume.

Jacob Burckhardt : La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance, trad. M. Schmitt, 2 vol. Paris, Plon, 7 fr. §

On sait en quelle estime Frédéric Nietzsche tenait le savant professeur bâlois, auteur de la Civilisation en Italie au temps de la Renaissance. Dans la solitude de sa pensée, alors que personne en Allemagne ne daignait même essayer de le comprendre, le sentiment de posséder à Bâle un ami qui avait saisi la portée de ses travaux suffisait souvent à réconforter le philosophe de Zarathoustra. Déjà malade, Nietzsche parlait encore parfois de Jacob Burckhardt, comme s’il avait besoin d’un témoin pour attester sa valeur.

On ne lit pas assez Burckhardt en France. Cet admirateur de la civilisation latine ne paraît sans doute pas assez germanique à nos intellectuels épris de théories nébuleuses. Il faut donc féliciter la maison Plon d’avoir mis à la portée de tout le monde, par une réédition portative, les deux volumes de l’excellente traduction de la Cultur im Zeitalter der Renaissance que M. Schmitt, professeur au lycée Condorcet, a entreprise il y a une quinzaine d’années déjà.

Memento [extrait] §

[…]

Das literarische Echo (1er mai) fait connaître à ses lecteurs, par la plume de Mme Hélène Zimmern, l’écrivain italien E. A. Butti, dont elle reproduit un fort bon portrait. […]

Lettres italiennes §

Tome LXVII, numéro 239, 1er juin 1907, p. 547-553.

Giulio Orsini (Domenico Gnoli) : Poesie edite ed inedite. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin-Rome §

M. Domenico Gnoli était parmi les plus sérieux poetæ minores de l’Italie, lorsque l’art du poète-politicien Carducci dominait tous les cénacles et en imposait partout par la vigueur de la prosodie qu’il renouvelait, et souvent par les fortes qualités de sa langue. Depuis quelques années, M. Domenico Gnoli, sous le nom de Giulio Orsini, a cessé d’être un poète de second ordre.

Plus souple que d’Annunzio, plus nerveux et plus inspiré que Pascoli, tout en précédant par son âge ces deux poètes, il est plus jeune qu’eux dans son art. Car dans le creuset de son étrange lyrisme il jette à pleines mains ces trésors d’élégances pensives, ces flamboyantes pierreries de la volonté philosophique, qui semblent être le caractère essentiel de notre plus jeune génération de poètes.

L’art de Giulio Orsini plane au-dessus des tendances contemporaines, confirmées et acceptées, de la littérature italienne. Il plane au-dessus de l’art social à grande envergure d’un poète généralement très méconnu, M. Mario Rapisardi, et de l’art épique de M. G. Marradi. Par des qualités profondément émotives, et d’émotion profondément évocatrice, la poésie de Giulio Orsini est celle du dernier romantique, ou plutôt du premier grand néo-romantique, que la littérature méditerranéenne, italienne ou française, nous ait donné ces derniers temps.

Le romantisme de Giulio Orsini est fait d’un subjectivisme passionné et absolu. Étant très moderne, il se complique d’un sentiment panthéiste très spontané, qui vibre harmonieusement avec toute la vie de la nature, et s’émeut au centre même de la vie, devant les visions isochrones de l’âme humaine, de l’âme de la terre, de l’âme des astres perdus dans l’espace. Le sentiment panthéiste de Giulio Orsini a ainsi très souvent les caractères d’une véritable « intelligence panthéiste », dont les représentations esthétiques, qui semblent à la fois impulsives et réfléchies, ne s’égarent jamais dans l’évocation minutieuse et lente des objets de la nature, ainsi que nous l’observons dans la poésie de Pascoli ou de Francis Jammes, ou dans celle de Mme de Noailles, qui en général n’est plus qu’une mièvre parodie de l’esthétique panthéiste. M. Giulio Orsini s’exprime au contraire dans une prosodie rapide, libre, vigoureuse, où la vie humaine et la vie végétale se fondent joyeusement dans la vision de la vie universelle.

Le volume des Poesie edite e inedite contient toute l’œuvre de cet étrange grand artiste. Elle apparaît d’abord sous la signature vague de Dario Gaddi. Puis ce fut le tour des Odi Tiberine, signées du vrai nom du poète, où je ne sais pourquoi la critique s’obstine à ne pas reconnaître la plupart des qualités de souplesse idéale et expressive qui éclatent dans les dernières publications de l’écrivain.

Ensuite, Eros, paru sous un nom féminin : Gina d’Arco, contient des poèmes simples, tendrement amoureux, qui semblent écrits vraisemblablement par une femme dont la nostalgie sensuelle serait cultivée par de belles lectures. Enfin, voici l’apparition d’Entre la Terre et les Astres, dont la critique fut tant impressionnée, et tant intriguée par le mystère qui entourait le poète. Cette partie du volume, celle qui porte le nom de Giulio Orsini, est chronologiquement la dernière de l’activité poétique de M. Domenico Gnoli ; elle est la première du volume qui vient de paraître.

C’est dans Fra Terra ed Astri qu’on retrouve l’éclosion impétueuse du poète et la large mesure de son romantisme. Le caractère principal de ce romantisme, loin d’être dans l’opulence logique, dans le geste seigneurial des grands romantiques français du siècle dernier, est tout entier dans la pensée trop aiguë et par cela même trop inquiète de l’artiste. Ici il n’y a pas d’affirmations trop grandes sur la solennité de la vie, ni de négations trop radicales sur la vanité des efforts humains. Un aspect d’âme, que je retrouve déjà dans les Odi Tiberine, se révèle constamment par une « interrogation ». Presque toujours l’élan lyrique est brisé par une interrogation, et il se renouvelle ainsi plusieurs fois dans le cours d’un poème, donnant une impression de violente originalité rythmique, à laquelle l’attention du lecteur est perpétuellement enchaînée, et par laquelle elle est irrésistiblement émue. Cette interrogation constante scande le rythme d’un poème d’une manière toujours inattendue, résonne souvent comme les éclats d’un grand rire sceptique ; elle témoigne de l’âme neuve de ce poète dominée par la vision précise des contrastes, des analogies, des innombrables parallélismes de la vie, qui à nos esprits de transition, nouvellement ouverts à toutes les plus disparates compréhensions, font sembler trop grossier, trop unilatéral, tout engouement, et forment ainsi notre inquiétude moderne en multipliant sans cesse nos sensations, nos émotions, nos pensées.

Non. C’est lady Macbeth. Le poète
parle de Macbeth et de Duncan,
histoires d’un temps lointain.
Et quoi ? était-il donc prophète ?
…………………………………
Mais il y a toujours cette exécrable
tache ! (le docteur écoute et note)
toujours, toujours cette odeur
de sang ! Il n’y a pas de lavande
qui suffise, oh ! ils seraient vains
les parfums d’Arabie, la mer
ne suffirait pas à laver
ma petite main.
Une, deux, trois. C’est l’heure
d’agir. Quoi ! l’adieu gémissant
du hibou. Serre avec fermeté
le poignard, Kitchener, sois ferme !
Qui a dit Kitchener ? Le poète
parle de Macbeth et de Duncan,
histoires d’un temps lointain.
Et quoi, était-il donc prophète ?
…………………………………
« Mais toujours du sang ! Oh il ne semble pas possible
que ce damné-là eût pleines
de tant de sang les veines,
vieux boër damné ! »
Qui a dit boër ? Le poète
parle de Banquo et de Duncan,
histoires d’un temps lointain.
Et quoi, était-il donc prophète ?
Voici le fantôme blanc. Il baisse
la voix. Il a la lampe, ne la vois-tu pas ?
et il frotte la tache. C’est lady,
c’est lady qui passe.
Ne regarde pas le corbeau qui croasse.
Si à lady ne suffit pas une mer,
Angleterre en a beaucoup pour laver
les mains sales de n’importe quelle tache.

Je signalerai volontiers comme la plus belle et la plus poignante composition du poète, l’évocation de Jacovella, la jeune femme de la Renaissance, qui joua du luth devant Raphaël, et que le poète aime et va chercher dans la petite maison, encore debout, de cette lointaine beauté.

Jacovella, tu es morte,
Depuis longtemps tu es morte, et moi je vis.
Vivants ou morts, que nous importe ?
Jusqu’à toi, le long des siècles, j’arrive.
Jacovella, une proposition
Je veux te faire ; approche-toi.
Donne-moi la main ; voulons-nous
Nous aimer, Jacovella ?

Et Jacovella répond :

Oui, poète, je veux t’aimer.
Tu as fait un si long chemin
Pour venir me trouver
Tu as visité la chambre
Ou seule seule
Je chantais sur la viole
J’ai perdu ma chevelure abondante,
J’ai perdu ma douce prunelle
Et ma joue de rose ;
Je suis morte, et tu es venu !
…………………………………

Ce grand romantique est vraiment à l’avant-garde des jeunes poètes, de tous ceux qu’il a voulu rallier en écrivant le poème : Ouvrons les vitres, qui peut être une voix d’appel pour tous les poètes de notre race :

La Muse gît anémique
Sur la couche des vieux ancêtres ;
À nous, jeunes, ouvrons les vitres,
Renouvelons l’air enfermé !
L’esprit antique ? Il est mort.
Il est dans le suaire de l’histoire,
Dans le mausolée de la gloire :
Et Lazare seul a resurgi.
Paix aux choses ensevelies !
Et toi aussi tu es morte : le vent
De l’art ne gonfle pas deux fois
Ta voile, ô Renaissance ;
Le vent qui maintenant caresse
La chevelure fumante des machines,
La chevelure longue et noire
De la nouvelle jeunesse.
…………………………………
Ô pères ! vous fûtes vous-mêmes,
Bénie soit votre
Mémoire ! À nous, fils, maintenant
Notre vie : nous voulons être nous-mêmes !

Annibale Pastore : G. M. Guyau e la genesi dell’idea di tempo. « Coenobium ». Lugano §

À la présentation d’un poète fortement nouveau, il me plaît de faire suivre l’image d’un penseur qui reste comme un des plus grands précurseurs de notre évolution philosophique : M. Guyau. L’étude que M. Annibale Pastore lui consacre : Giovanni Maria Guyau e la genesi dell’idea di tempo, parue d’abord dans une double importance. Elle résume nettement la pensée de Guyau sur les conceptions de temps et d’espace, et surtout sur la précédence de l’idée de l’espace à celle du temps. En outre, M. Annibale Pastore se révèle non seulement un exégète aigu, et en tous points digne de l’apôtre de la vie « la plus intensive et la plus extensive », mais savamment et courageusement il se range avec les nouveaux philosophes qui voient dans la fusion de la poésie et de la philosophie l’avenir éclatant des nouvelles affirmations de notre pensée.

M. Annibale Pastore affirme que l’œuvre de Guyau « tombe vraiment sur le point d’intersection de deux lignes, dans le cœur même de la philosophie. Car la philosophie doit vivre deux vies : la vie du sentiment et la vie de la raison. Avec Guyau devait commencer une révélation de la pensée vraiment lumineuse et vigoureuse. Un âge nouveau : protestation contre la philosophie déracinée de l’art, protestation contre l’art incompatible avec la philosophie… ». Novalis avait déjà affirmé que « la poésie est le réel absolu ; plus une chose est réelle plus elle est poétique » et que « la séparation des philosophes et des poètes n’est qu’apparente et a lieu au détriment des deux ; c’est le signe d’une maladie et d’une constitution maladive ».

La critique de la Genèse de l’idée du temps de Guyau, faite par M. Annibale Pastore, porte surtout sur la démonstration de l’idée empirique du temps. M. A. Pastore en montre l’évidence et l’éloquence, tout en faisant quelque réserve sur les dernières conséquences où Guyau poussa naturellement l’étendue de sa théorie, c’est-à-dire sur la substitution de l’idée du temps au temps.

L’année même de la mort de Guyau, en 1888, M. Bergson publiait ses aperçus sur l’intensité des états psychologiques qui demeurent comme une des œuvres les plus profondes de la philosophie contemporaine. Guyau révélait sa puissance de précurseur. L’étude de M. Annibale Pastore nous montre combien sa pensée est encore féconde.

G. G. F. Hegel : Enciclopedia delle Scienze Filosofiche. B. Croce tr. G. Laterza, Bari. — E. Kant, Critica del Giudizio. Alfredo Gargiulo, G. Laterza. Bari. — Giordano Bruno : Dialoghi Metafisici. Giovanni Gentile. G. Laterza. Bari §

Il y a en Italie quelques maisons d’éditions particulièrement consacrées à la savante vulgarisation des œuvres de culture générales. La maison Laterza, de Bari, fondée bien après celle de Hoepli, de Milan, de Bocca, de Turin, et de Sandron, de Palerme, est arrivée en peu d’années à s’affirmer digne de la plus grande reconnaissance de la part des intellectuels italiens aussi bien qu’étrangers.

Un caractère des éditions italiennes est en général l’élégance et la variété typographique. C’est dans des volumes très élégants, presque luxueux, vendus à un prix ordinaire, que l’éditeur Laterza fait paraître les œuvres de sa Collection des philosophes classiques modernes. Cette collection est publiée avec les soins de MM. B. Croce et G. Gentile. Elle comprend déjà trois volumes, dont l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques de Hegel, précédée d’une préface particulièrement importante de M. B. Croce. M. Alfredo Gargiulo a traduit et préfacé la Critique du Jugement de Kant. M. Giovanni Gentile a préfacé et annoté le premier volume des œuvres en italien de Giordano Bruno, qui comprend les Dialogues métaphysiques du grand penseur hérésiarque.

La publication de cette œuvre de Giordano Bruno est vraiment de la plus haute importance. Car Bruno et Vico sont sans nul doute les seuls grands philosophes, les seuls créateurs de systèmes, de l’Italie. Ils sont tous les deux des méridionaux, de cette race des Italiens da Midi chez lesquels on a voulu voir les expressions réelles d’une race germanique, à cause des Longobards et des Normands qui les fécondèrent si longtemps.

L’Italie, tout comme Rome, n’a eu que des penseurs, de grands penseurs même en tous les temps. Elle n’a pas eu de philosophes, car, ai-je eu l’occasion d’écrire autrefois, la différence entre un philosophe et un penseur consiste en ceci, que le premier compose un système, basé sur une ou quelques données très simples, d’où s’élève toute une vision métaphysique, esthétique et morale de la vie, tandis que l’autre, le penseur, n’est pas un créateur de système, mais simplement un critique contingent. Bruno et Vico font une incomparable exception à la fatalité aphilosophique des Italiens. Bruno est même, — quoique encore assez mal connu, — un des plus grands métaphysiciens de l’Occident.

La publication de M. Giovanni Gentile contribuera sans doute largement à en faire étudier et apprécier la profondeur.

Giovanni Calò : Il problema della libertà, nel pensiero contemporaneo. R. Sandron : Milan. — Paolo Savj Lopez : Trovatori e Poeti. R. Sandron. Milan §

L’éditeur Sandron poursuit de son côté l’intéressante publication de sa Bibliothèque de Sciences et Lettres. Dans cette collection, a paru dernièrement le Problème de la liberté dans la pensée contemporaine de M. Giovanni Calò, qui étudie la formation et l’évolution des dernières écoles philosophiques, celle de la Contingence et l’école Pragmatiste, pour aboutir à une solution vaste et profonde du problème de la liberté de la volonté, dans un sens à la fois hautement spiritualiste et sévèrement rationnaliste. M. Paolo Savj-Lopez publie dans la même collection quelques études de lyrique ancienne, sous le titre Trovatori e Poeti.

Éditions de la Vita Letteraria §

Un groupe de jeunes écrivains, critiques et poètes, pleins de hardiesse innovatrice, réunis autour du périodique romain la Vita Letteraria, publie des volumes de vers et de prose, où la pensée la plus jeune semble chercher éperdument ses rythmes adéquats, afin de former et de révéler une école poétique jeune et forte, digne de concentrer dans quelque grand effort si possible les esprits dispersés de la littérature nouvelle.

Parmi les publications de la Vita Letteraria, il faut citer : Anime vive e anime morte, de M. G. Darchini, Liriche, de M. A. Onofri, Canto delle Stagioni, de M. Ridolfo Peruzzi, Canto d’Autunno, de M. Francesco Margaritis, le Ore Mattutine, de M. Salvatore Giuliano, Ali in cielo, de M. Francesco Biondolillo.

Memento §

M. Leo G. Sera réunit ses très importants essais sur Nietzsche, l’Origine de la Société, l’Amour, l’Aristocratique, Stendhal, la Morale, etc., sous le titre : Sulle traccie della vita, B. Lux éditeur, Rome. — La maison Ars Regia, de Milan, fait paraître la traduction italienne de l’œuvre si remarquable de W. Williamson, admirablement traduite par M. E. Ferraris : la Legge Suprema. — M. Guglielmo Policastro : Lo Stato d’anima de l’Italia contemporeana. Battiato, Catane. — B. Croce : Materialismo storico ed Economia Marxista. R. Sandron, Palerme. — G. Tarozzi : La Varietà infinita dei fatti e la libertà morale. R. Sandron, Milan. — R. Bracco : Teatro, vol. II. R. Sandron, Palerme. — Vincenzo Morello : La Flotta degli Emigranti. Soc. Tip. Ed. Nazionale, Turin. — Térésah : L’Altra riva, drame. Soc. tip. Ed. Nazionale. Turin. — Prof. A. Santi : Il Canzoniere di Dante, vol. II. E. Lœscher, Rome. — Luigi Grilli : Il Monito (pour la séparation de l’Église et de l’État en France). G. Donnini, Pérouse. — Fausto Salvatori : Terra Promessa. Fr. Treves, Milan. — Avv. Antonino Russo Ajello : Il Duello (secondo i prìncipi, la dottrina e la legislazione). S. Lapi, Città-di-Castello. — Antonio Favaro : Galileo e l’Inquisizione (Documents inédits). G. Barbera, Florence.

Échos.
La Mort de Pétrarque §

Tome LXVII, numéro 239, 1er juin 1907 p. 573-576 [574-575].

La vieille légende très romantique qui entourait la mort de Pétrarque, et qui a perpétué, de siècle en siècle, la vision du poète mort dans la solitude de son cabinet de travail, la tête sur un volume d’Homère, vient d’être détruite par la critique scientifique moderne.

On a cru découvrir tout d’abord que si la tête du poète était tombée sur un livre, ce livre ne pouvait nullement être un poème d’Homère, mais qu’il s’agissait d’un manuscrit des Lettres de Cicéron. M. Léon Dorez pense en effet que Pétrarque est mort en travaillant à sa Vie de Cicéron, qui devait faire partie des Vies des Illustres. Une pièce de la Bibliothèque Nationale, et qui est précisément le manuscrit inachevé de la Vita Cæsaris, s’arrête sur un rappel du livre VIII des Lettres de Cicéron à Atticus. M. Léon Dorez est d’avis que « seul le manuscrit des Lettres de Cicéron que Pétrarque avait ouvert, ou qu’il s’apprêtait à ouvrir pour y chercher le livre VIII des Lettres à Atticus et continuer la rédaction définitive de la biographie du grand homme romain, pourrait, si on le retrouvait, disputer ce funèbre honneur au volume de la Bibliothèque nationale ».

Quelques critiques italiens nous affirment maintenant qu’on ne pourra jamais savoir sur quel livre est mort Pétrarque, car l’histoire de sa mort pendant le travail, dans son cabinet, où on ne le trouva que le lendemain, est, paraît-il, une pure légende.

M. E. Sicardi déclare que cette légende a été répandue, et peut-être inventée, par Messer Giovanni Manzini della Motta, chancelier de Galeas Visconti, et admirateur posthume de Pétrarque. M. Sicardi cite une lettre, publiée pour la première fois par M. A. Zardo, écrite par Dondi, le médecin et l’ami de Pétrarque, le lendemain de la mort du poète. On sait que Pétrarque, vieux et fatigué, souffrait d’une épilepsie avec des formes accentuées de catalepsie. Le médecin Dondi fait allusion à ce mal, en écrivant à un de ses collègues, à la date du 19 juillet 1374 : « La nuit malheureuse qui vient de passer, précédant le jour où je t’écris cette lettre, nous a enlevé l’illustre et admirable Francesco Petrarca, accablé, après quelques heures, par le genre de maladie par laquelle, si tu te souviens, nous le vîmes frappé il y a quelques années…, etc. »

Pétrarque, assisté probablement par son ami Dondi et par d’autres, n’a pu de toute façon mourir dans la solitude et au milieu du travail, quelques heures après avoir été nouvellement frappé par son terrible mal. Ainsi la légende funèbre séculaire du grand poète est détruite par l’histoire.

Tome LXVII, numéro 240, 15 juin 1907 §

La question religieuse. Enquête internationale [V] §

Tome LXVII, numéro 240, 15 juin 1907, p. 625-656 [630, 634-635, 638-639, 645].

Marquis Pietro Misciatelli (Rome) §

Il ne me semble pas qu’on puisse envisager sérieusement la possibilité de la dissolution du sentiment religieux dans les âmes. À mon avis, il serait également absurde d’admettre la dissolution du sentiment de l’amour. Toujours, la prière, silencieuse et profonde, s’élèvera vers l’Être Suprême tant que battront des cœurs humains, tant qu’il y aura la douleur, et qu’il y aura la mort.

Lorsque je réfléchis aux événements de politique religieuse sur lesquels vous rappelez mon attention, et que je les compare à ceux des siècles qui nous ont précédés, mon esprit ne peut y apercevoir que des manifestations constantes, quoique diverses, de la vitalité du sentiment religieux, qui se révèle particulièrement dans la lutte.

La passion religieuse qui agite, à présent comme jadis, toutes les nations, n’est pas, à mon avis, une simple question de caste, ou pour mieux dire un mouvement purement clérical. Au-dessus des convoitises personnelles et du fanatisme aveugle, brille la flamme ardente d’une croyance millénaire.

L’idée religieuse, alimentée sans cesse par cette flamme, trouve une voie naturelle creusée par le travail de la science, et y entraîne les âmes vers les splendeurs de la Vérité, vers ce ciel où chante la plus haute espérance.

Francesco Cosentini. Professeur à l’Université Nouvelle de Bruxelles §

Je pense que nous assistons et que nous assisterons à une progressive dissolution aussi bien de l’idée que du sentiment religieux. La religion, comme idée, prétendait nous présenter une conception générale du monde, dans un ensemble systématique en harmonie avec le dogme ; la religion, comme sentiment, prétendait assumer la direction de toute activité pratique et morale, et suggérer les règles d’une bonne conduite éthique. L’une et l’autre prétention vont devenir incompatibles avec le progrès de la pensée scientifique et avec une plus rationnelle conception de la vie morale.

En fait, d’un côté, la science, qui à cette heure n’est plus le privilège d’un petit nombre, mais devient chaque jour plus accessible à tous, a ébranlé les bases de l’idée religieuse, prouvant l’absurdité du dogme et son antinomie avec l’expérience positive ; d’un autre côté, l’éthique tend à se détacher complètement de toute enveloppe religieuse qui, le plus souvent, soit par des folies ascétiques, soit par un stupide ritualisme, devient l’anesthésique de la conscience, et renforce des préjugés et des tendances contraires aux instincts mêmes et aux besoins naturels de l’homme.

Tous ceux qui veulent le progrès de l’humanité doivent préparer cette dissolution, soit en faisant connaître les conquêtes de la science positive, soit en propageant une morale sociale rationaliste débarrassée de tout vêtement religieux.

M. Gian Pietro Lucini. Homme de lettres (Italie) §

I. La Foi, comme manifestation du sentiment, ne s’abolira jamais.

II. Qu’il y ait une mystique de la nature, comme il y a une physique : rite et science, intuition et expérience.

III. Une théorie de l’abstention systématique et volontaire à la croyance déiste serait une théorie négative. L’Athée ne produit pas ; il s’annihile, comme le fakir, quoique inversement : deux désordres.

IV. La Religion est l’Art de la Foi. Or, chaque art évolue, suit le temps, sollicite les poètes ; Dieu est un réflexe du génie créateur qu’interprètent l’époque et ses nécessités. — Les Dieux se reproduisent idéologiquement selon les modifications sociales et intellectuelles, les différences organiques des races, les bigarrures des mœurs, la physiologie des individus. Dieu est et sera toujours un Être en évolution. Car l’humanité souhaite son Dieu à son image (même l’homme de Blanqui, qui n’a ni Dieu ni Maître) décorativement représentatif de ses aspirations. — Avec Dieu l’homme hypothèque sur l’avenir et sur l’immortalité la présomption égoïste de se survivre. Avec Dieu, l’art se fait ministre gnostique et le poète l’explicateur de la nature. Dieu-utilité. Or, il est un locus communi sermonis, un mot catégorique, comme tant d’autres, avec lequel nous représentons des illusions, des images : donc signification d’une méthode. Concorder dans l’unité générale, c’est le rêve. — Leibnitz, qui eut la passion de l’unité et de l’harmonie, répète mystiquement : « La gloire de Dieu n’est pas seulement l’immuable et l’éternel ; elle est le devenir naturel et l’humanité le fragment. » Mais l’Art et la Science, c’est-à-dire la Foi et la connaissance la répandent et l’augmentent, successivement : aussi la religion se ploie à toutes ces métamorphoses en détermination d’une philosophie de la vie ; philosophie potentielle et cinétique. — Peut-être que Dieu est le dernier échelon de la série biologique à la découverte duquel marchent les Arts, les Sciences, les Religions. — Le Dieu d’une Époque industrielle est mécanique.

V. L’Idéalisme déterministe et expérimental est la doctrine qui nous révèle le Dieu-Nature, positivement, sans les images et les symboles de la révélation.

VI. À mon avis, la crise actuelle est une manifestation anticléricale, non pour la dissolution de l’idée religieuse en soi, mais pour l’intégration d’un dogme scientifique-religieux. Le Poème est son acte de foi. Son utilité sociale fiance le rêve, besoin passionnel, avec la réalité, constatation sensorielle et musculaire. Le mouvement est en synthèse. — Il y a aussi réaction contre un formulaire imbécile et dépourvu de valeur, et une renaissance idéaliste : nous demandons, de par la conscience moderne, la décadence d’une institution qui nous répugne, incapable de satisfaire au besoin de certitude et de repos qui nous angoisse.

Napoleone Colajanni. Député, directeur de la Rivista Popolare di Politica, Lettere e Scienze sociali (Rome) §

La question posée est des plus ardues. Je pense qu’on ne peut pas faire de prévision à longue échéance sur les phénomènes sociaux ; et de cette impossibilité j’ai donné les raisons dans ma Statistique théorique et je les avais données déjà dans le Socialisme (1884).

Si du passé on peut déduire le futur, je dirai que la religion ne meurt pas, que les religions se succèdent et se transforment, que le sentiment religieux s’atténue, mais ne disparaît pas entièrement, au moins dans les grandes collectivités.

Les exemples de peuples très religieux en grande décadence, d’athées très moraux, des Chinois, des Japonais, des adeptes du Confucianisme ou du Bouddhisme, qui représentent un minimum de religion, me donnent la conviction qu’un progrès moral est possible parallèlement à un affaiblissement du sentiment religieux.

La Curiosité.
Troisième vente Sedelmeyer : tableaux des Écoles flamande, italienne, espagnole et des Maîtres primitifs [extrait] §

Tome LXVII, numéro 240, 15 juin 1907, p. 762-765 [763-765].

C’est toujours M. Paul Chevallier qui dirigea la troisième vente Sedelmeyer et c’est toujours à M. Féral que fut confiée l’expertise.

L’exposition eut un succès égal à celui des expositions précédentes. Il s’agissait, cette fois, des tableaux des Écoles flamande, italienne, espagnole et des Maîtres primitifs, soit un ensemble de 251 tableaux. Comment, en si peu de temps, s’arrêter devant chacun, l’examiner, en retenir les mérites ou les défauts ? Vendeurs, commissaires-priseurs, experts ont juré de provoquer une épidémie de méningite ! Combien on souhaiterait des ventes moins copieuses, mais plus nombreuses et réparties sur un espace de deux ou trois mois ! Depuis longtemps le vœu est unanime et personne n’en tient compte ! Et il est encore des gens qui croient que l’Humanité est susceptible d’amélioration !

Marchons donc à la vapeur, — faisons même du « deux cents » à l’heure, bien qu’à regret !

[…]

Les noms les plus divers parmi ceux des maîtres italiens figuraient dans la collection Sedelmeyer. C’est même une chose à noter que cette quantité et cette qualité des œuvres italiennes.

Les enchères les plus fortes furent réservées à deux peintures du Titien : le Portrait d’un seigneur vénitien monta à 119 000 fr., le Denier de César à 104 000 fr. Un amateur donna ensuite 46 000 fr. d’une toile vigoureuse, peinte avec un art minutieux par Bartolomeo Veneto. Une autre enchère importante, 21 500 fr., alla à un Portrait de jeune fille, par Bernardino Luini, d’un sentiment exquis.

La Vierge du duc de Lorraine, attribuée à Raphaël, ne dépassa pas 10 000 fr. ; la Vierge et l’enfant Jésus, de Botticelli, ne fut poussée qu’à 5 000 fr. ; la Vierge en prière, du Pérugin, fit 15 100 fr. […].

Tout le reste fut dispersé à des prix honorables. Et ainsi le produit de la troisième vente Sedelmeyer s’éleva 1 395 270 fr., ce qui porta à 5 238 690 fr. le total des trois premières ventes.

Échos.
Les Mémoires de Casanova §

Tome LXVII, numéro 240, 15 juin 1907, p. 766-768 [767]

La maison Brockhaus, de Leipzig, s’est enfin décidée à publier intégralement le texte original des Mémoires de Casanova. Cette édition littérale sera en même temps une édition critique comportant des notes et des éclaircissements. On parle pour ce travail d’un jeune écrivain qui s’est fait connaître par de savantes et originales études sur la Renaissance et sur le xviiie siècle en Italie. M. Octave Uzanne, qui détient des papiers inédits de Casanova, semble avoir joué un rôle important dans cette affaire, dont la réalisation intéresse si vivement les lettres, l’histoire et la psychologie.

Tome LXVIII, numéro 241, 1er juillet 1907 §

La question religieuse. Enquête internationale [VI] §

Tome LXVIII, numéro 241, 1er juillet 1907, p. 34-61 [34-35, 43-44, 47-48].

M. Scipio Sighele. Sociologue (Italie) §

Je pense que nous assistons, non pas à une dissolution, mais à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux. La dissolution c’est la mort ; et le sentiment religieux, dans le sens vaste et indéfini à l’ignorance des causes dernières de l’univers, ne peut pas mourir. Athées ou croyants, nous devons tous reconnaître qu’il y a un mystère au-delà des limites de notre intelligence. D’où venons-nous ? où allons-nous ? On peut essayer des hypothèses, on ne peut pas donner de certitudes.

Et c’est justement la persistance (que je crois éternelle) de ce mystère, qui ne permet pas aujourd’hui, et ne permettra jamais, la dissolution ou la disparition du sentiment religieux.

Mais si le sentiment religieux, dans le sens que je viens d’indiquer, ne peut pas mourir, — peuvent mourir ou se transformer les religions, c’est-à-dire les rites sous lesquels ce sentiment se manifeste.

Mon opinion personnelle est que, dans l’avenir — par œuvre de l’internationalisation matérielle, intellectuelle et morale qui, aujourd’hui, est à peine commencée, — les religions deviendront toujours moins nombreuses, visant à l’idéal d’une religion unique, comme d’une morale unique, dans le monde. Et je crois que cette religion unique de l’avenir ne sera rien autre chose qu’une philosophie, c’est-à-dire une branche de la science qui — en confessant son impuissance à expliquer le mystère qui nous enveloppe — permettra aux hommes d’appeler du nom de Dieu ce que Spencer nommait l’inconnaissable.

Les luttes qu’à présent nous voyons engagées partout contre telles doctrines religieuses, contre une religion ou au nom d’une religion, ne sont — selon moi — que les phases nécessaires de révolution à laquelle je viens de faire allusion. C’est la réaction de l’intelligence humaine de plus en plus libre, contre des formules et des formes encore arriérées ; c’est le désir de conserver l’essence du sentiment religieux sans l’amoindrir et l’avilir dans des rites auxquels, désormais, notre culture répugne.

Et dans cette œuvre que je juge féconde, les ouvriers plus utiles ne sont pas — comme on pourrait le croire — les esprits laïques ou anticléricaux : ce sont, au contraire, les cléricaux, les croyants. Nous en avons une preuve en France et en Italie, où les croyants, les prêtres mêmes — comme, par exemple, Loisy, — en soumettant les textes à une critique scientifique, sapent (sans le vouloir) les bases de la religion catholique, pour sauver l’essence et la pureté du sentiment religieux.

M. Giuseppe Rensi. Rédacteur en chef du Cœnobium (Lugano) §

À une évolution de l’esprit religieux et à une dissolution de la religion.

Je crois qu’il faut distinguer entre esprit religieux et religion. Le premier consiste essentiellement dans le sentiment d’unité et de subordination du Moi au Tout. La seconde consiste dans l’ensemble des représentattons et figurations intellectuelles (croyances) par lesquelles, aux différentes époques, ce sentiment s’efforce de s’exprimer.

L’esprit religieux crée ainsi chaque construction religieuse positive. Mais, une fois créée, celle-ci se solidifie, prend des contours rigides, s’immobilise et se ferme, pendant que l’esprit religieux voudrait poursuivre sa marche vers les hauteurs et conquérir une réalisation de soi-même toujours plus claire et plus élevée.

Alors il arrive que l’esprit religieux, se trouvant lié et emprisonné par la religion qu’il a lui-même créée, se heurte contre elle (hérésies) et finit par la faire éclater. Ce qui ruine les croyances établies, bien plus que la pensée négatrice, c’est la théologie, par son effort de purifier et élever ces croyances, de les mettres à même de réaliser l’insaisissable idéal, de fournir à l’esprit religieux une vie pleine et adéquate au moyen de représentations intellectuelles. Par exemple, l’effort pour élever l’idée de Dieu au-dessus des représentations fétichistes et antropomorphiques a conduit (et doit toujours conduire) à ôter à Dieu tous les attributs déterminés (Scot Érigène), c’est-à-dire à le pousser hors de ce qui constitue pour nous la catégorie de l’existence. Et de même, l’effort pour libérer la morale religieuse de toute trace d’eudémonisme a conduit, et ne peut pas ne pas conduire, aux conclusions des quiétistes qu’il faut vouloir sa propre damnation, et, à cet effet, haïr Dieu et faire le mal.

Aujourd’hui, nous sommes à un de ces tournants de l’histoire religieuse où l’esprit religieux ne peut plus se renfermer dans la forme religieuse existante et tend à la rompre. Nous sommes donc en présence d’une évolution de l’esprit religieux qui, comme toujours, se traduit en une dissolution de la religion. Et la vive résistance que le Vatican oppose aux idées des abbés Murri, Loisy, Houtin, Tyrrell, etc., dit assez clairement que, aujourd’hui encore, la religion aperçoit comme sa propre dissolution l’évolution de l’esprit religieux.

L’esprit religieux détruira encore une fois la religion, et peut-être en constituera une autre. Mais le conflit se renouvellera et il continuera jusqu’à ce que l’esprit religieux ait appris à vivre sans avoir besoin de la religion, c’est-à-dire jusqu’à ce que le sentiment d’unité et de subordination du Moi au Tout (esprit religieux) puisse se maintenir, s’affirmer et se réaliser sans avoir besoin de représentations et de figurations intellectuelles (croyances religieuses), mais uniquement au moyen de concepts philosophiques jusqu’à ce que, en un mot, toute construction religieuse soit transformée, sans laisser de résidus, en connaissance métaphysique.

M. Baldassare Labanca. Professeur d’histoire religieuse à l’Université de Rome §

La question posée dans votre lettre s’impose à nous au milieu des luttes nombreuses qui se livrent entre la science et la religion, la philosophie et la théologie, le dogme et la critique, les cléricaux et les libéraux, l’Église et l’État. Voici la question que vous posez : « Assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux ? » Je réponds qu’ici n’est pas de mise l’aut, aut de la logique. Dans les questions historiques et pratiques, aut s’applique souvent à l’excès. Aujourd’hui, en fait, on assiste, sous divers aspects et en même temps, à une dissolution et à une évolution de la religion.

D’un côté, on voit se dissoudre en grande partie dans la religion le passé théologique, dogmatique, liturgique, ecclésiastique ; parce que la science, la critique, la philosophie, la recherche historique et la politique combattent la théologie, le dogme, le culte et l’Église. Mais celui qui observe bien et qui n’a pas la vue courte s’aperçoit que la théologie, le dogme, les rites et l’Église ne sont pas la religion. Ils en sont plutôt les successives explications, déterminations et organisations, acceptées ou non, soutenues ou attaquées au cours des siècles.

La véritable religion, qui persiste au milieu des conflits théoriques, dogmatiques, liturgiques et ecclésiastiques, est celle de la charité, de la bienfaisance, de la justice et de la sainteté, fondée par Jésus de Nazareth. Ainsi comprise, la religion fait renaître le passé disparu de la religion chrétienne, — qui est le passé et le présent de la religion, — à travers les guerres contre le théologisme, le dogmatisme, le liturgisme et l’ecclésiaticisme. Ce sera encore l’avenir de la religion chrétienne, pendant des siècles dont il n’est pas facile de prévoir le nombre.

Difficile à croire, mais pourtant vrai ! Le siècle présent, qui a étudié et critiqué d’une façon extraordinaire la religion en général, et la religion chrétienne en particulier, a été le plus sceptique pour la dogmatique chrétienne dans ses diverses confessions, le plus attentif à travailler pour la charité, la bonté, la justice, la pitié, selon les commandements enseignés et pratiqués par Jésus. Cela veut dire qu’à côté des parties qui se dissolvent existe dans la religion — surtout dans la religion chrétienne — un courant d’idéalisme moral et social qui en constitue l’admirable fonds intrinsèque et l’évolution.

Ce que je vous expose ainsi rapidement, je l’ai montré, avec des arguments et des documents, dans le Christianisme primitif (1886), dans Jésus-Christ dans la littérature contemporaine étrangère et italienne (1903), dans la Papauté, son origine, ses luttes et ses vicissitudes, son avenir (1905), et dans un petit volume allemand : Die Zukunft des Papsttums (l’Avenir de la Papauté) (Tubingen, 1906).

Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907 §

Épilogues.
Nouvelles d’Italie §

Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907, p. 303-306 [304-306].

L’Italie est en proie à un renouveau spiritualiste, à une crise occultiste, à la maladie du bouddhisme. C’est beaucoup de maux à la fois, dont le moindre n’est pas celui qu’on pense. L’occultisme lasse vite par sa niaiserie. Le bouddhisme apparaît bientôt tel qu’un amas d’absurdités qui ne le cède en rien au catholicisme, la mentalité d’un lama étant toute voisine de celle d’un capucin. Le danger, c’est le spiritualisme. Il y a là une grande corruption de l’intelligence. Les spiritualistes voient le monde animé séparé en deux castes : les animaux, l’homme. Ils en sont à l’astronomie d’avant Copernic : ils croient que l’homme est le but de la nature, comme on croyait que la terre était le centre de l’univers. Le spiritualisme n’est peut-être pas une maladie sans remède, mais elle est tenace, et la science en viendra à bout d’autant plus difficilement que la plupart des savants, gens tout aussi médiocres que les autres, en sont eux-mêmes atteints très gravement. Quelques-uns cumulent, et, non contents de parler de l’immortalité de l’âme, en cherchent la preuve dans la danse des tables et dans les jongleries d’Eusapia Paladino. C’est peut-être logique. Le spiritualiste, s’il affecte de mépriser la religion régulière de son pays, est amené par la force des choses à s’enrôler dans quelque petite église dissidente. Les clients de la somnambule sont des libres-penseurs décidés : ceux d’Eusapia, pareillement. Il va de soi qu’on vitupère les ratichons en triturant le marc de café et en recoupant le grand jeu. Les hommes n’abandonnent une absurdité qui a fait ses preuves que pour une absurdité nouvelle et dont l’absurde a quelque chose de frais, de cordial qui enchante les appétits. C’est le cas de l’occultisme. Pour nous, à vrai dire, c’est une vieillerie. Pour les Italiens, c’est une nouveauté dans sa fleur. Ils sont en retard de quinze ou vingt ans, voilà tout. Je viens de parcourir plusieurs revues de là-bas, de celles qui tiennent la tête du mouvement nouveau. L’une se répand en apologies religieuses universelles : c’est le Coenobium ; une autre défend le bouddhisme contre M. Papini, qui l’attaqua dans la Stampa : c’est Prose ; une autre nous expose galamment le point de vue de l’occultisme : c’est Leonardo, la propre revue de M. Papini. Mais l’auteur du Crepuscolo dei filosofi ne perd point le nord. Il soigne l’opinion en même temps que son pragmatisme, qui est une philosophie de la volonté, et il nous explique pourquoi il donne l’hospitalité aux occultistes. Le principal motif, c’est que M. Papini n’est pas lui-même très loin de l’occultisme. Il confesse que : « Esso ha il merito di essersi occupato dei modi coi quali si possono cambiar le cose… » Nous revoilà dans le pragmatisme et revenus aux derniers chapitres du Crepuscolo où l’occultisme fait une inquiétante apparition. Hélas ! tout cela vient peut-être de Nietzsche et de son surhomme ! Si la surhumanité est le but, tous les moyens seront bons pour y atteindre. Joignez-y la théorie du bovarysme de M. de Gaultier, qui est un exposé critique et qui a été reçu comme un conseil, et vous avez les racines du pragmatisme. Il était bien dangereux de dire : « L’homme a la faculté de se concevoir autre qu’il n’est. » On a lu : « L’homme a la faculté de se rendre autre qu’il n’est. » Le surhomme de Nietzsche est un grandiose bovaryque, mais un bovaryque. Il faut ajouter à cela que si les théories de Nietzsche, des occultistes, des pragmatistes et des « miraclistes » sont en contradiction avec la constance démontrée de l’animal humain, de sa physiologie et de ses facultés, le bovarysme, qui est une vue de dilettantisme philosophique, échappe nécessairement à ce reproche.

Mais revenons à l’occultisme, sans plus le considérer comme un des échelons du pragmatisme, au bon occultisme, celui de Blavatsky, d’Éliphas Levi, de Saint-Martin, de Giordano Bruno, de Platon, et, immanquablement, du Baghavad-Gîta et du Raja Yoga. Il manque Papus à cette liste, mais Papus monte-t-il encore à sa tour ?

Je me souviens que, vers 1890, étant allé voir M. Ribot, à la Philosophique, il me dit : « En redescendant, regardez donc l’étalage de la maison. » Je regardai et je lus sur les livres exposés : Éliphas Lévi, Dogme et rituel de la haute magie, la Clef des grands mystères, la Science des Esprits ; Du Potet, la Magie dévoilée, ou principe de science occulte ; Cahagnet, Sanctuaire du spiritualisme ; et ces mots alléchants : Bibliothèque diabolique. Ces livres, il est oiseux de le dire, ont disparu depuis longtemps de la vitrine de M. Alcan, et je ne pense pas qu’ils reviennent de sitôt. Dans vingt ans, M. G. Papini sera bien étonné d’avoir admis, même l’espace d’un moment, « le point de vue de l’occultisme ». Du moins, je le désire, ayant de l’estime pour lui. Mais comment, à l’heure présente, un Italien garderait-il sa pleine santé intellectuelle ? Le milieu entier est contaminé. Des biologistes eux-mêmes, Morrelli, Foa, en arrivent, tel notre extraordinaire Richet, à admettre les matérialisations ! Ce délire occultiste est naturellement lié à une puissante réaction catholique : dans ce domaine, tout semble se contredire, et tout est confirmation mutuelle.

Musées et collections.
Au Musée national de Rome §

Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907, p. 344-351 [350].

Notons, enfin, une précieuse acquisition du Musée National de Rome. Le gouvernement italien vient de se rendre acquéreur, pour la somme de 450 000 fr., d’une très belle statue antique appartenant à la famille Aldobrandini, qui la conservait jalousement dans sa villa de Porto d’Anzio. Découverte en 1878, elle est presque ignorée du public, mais les savants ont beaucoup disserté déjà à son sujet, sans pouvoir se mettre d’accord ni sur ses origines ni sur ce qu’elle représente. C’est une figure de jeune femme enveloppée d’un ample chiton qui tombe de son épaule droite et d’une draperie plus mince qui laisse transparaître les formes d’un corps admirable ; le bras droit manque, la main gauche tient un large disque brisé sur lequel on voit les restes d’une couronne d’olivier et d’un écrin qui devait être supporté par de petites griffes. Ces accessoires assez vagues ne permettent pas de décider si cette statue est celle d’une prêtresse ou la personnification d’un être mythique. La même incertitude plane sur l’époque et sur le style de la statue : tandis que M. Klein la rattache à l’atelier de Praxitèle, M. Altmann à un atelier d’Asie-Mineure, d’autres archéologues en font honneur à un artiste romain des premiers temps de l’Empire, et d’autres l’ont comparée à la Victoire de Samothrace.

Tome LXVIII, numéro 243, 1er août 1907 §

Histoire.
Maurice Vitrac : Philippe-Égalité et Monsieur Chiappini ; M. Daragon §

. Tome LXVIII, numéro 243, 1er août 1907, p. 508-513 [512-513]

Ce pauvre Louis-Philippe, dont la situation, comme on vient de le voir, ne fut en vérité que trop malaisée, eut encore, par-dessus le marché, maille à partir, après sa mort, avec les Naundorffistes, qui, s’ils ont octroyé à Naundorff le droit de porter le nom de Bourbon, ont refusé au fils de Philippe-Égalité le droit de porter le nom d’Orléans. Celui-ci ne serait autre que le fils d’un certain Chiappini, geôlier italien. Substitution d’enfants. Ce que c’est tout de même ! Le duc de Chartres (plus tard Philippe-Égalité) et la duchesse, voulant absolument un héritier mâle, auraient fait le troc d’une fille, au jour de la naissance, contre un autre enfant, un garçon, le fils du Chiappini en question, né vers le même temps. Cette fille, baptisée Marie-Stella Chiappini et devenue lady Newborough, aurait découvert le faux, et elle prétendit effectivement, — munie d’un jugement qui mentionnait bien le fait d’une substitution d’enfants, lequel semble avéré, mais sans nommer le moins du monde le duc de Chartres (et pour cause) comme le complice de Chiappini dans cette substitution, — elle prétendit, disons-nous, prendre, dans la maison d’Orléans, le rang que Louis-Philippe, vulgaire Chiappini (!), y usurpait. Croira-t-on que l’affaire fit du bruit à l’époque ? Le parti Naundorffiste s’est appliqué à continuer et à grossir ce bruit. « Les écrivains orléanistes, dit M. Maurice Vitrac, avaient de bonnes raisons de douter que Naundorff fût Louis XVII, n’était-il pas de bonne guerre que le parti Naundorffiste s’efforçât d’établir que Louis-Philippe, étant né d’un geôlier italien, les prétentions de la Maison d’Orléans à la couronne de France étaient ridicules ? » M. Duquesne, parent des Naundorff, a publié, sous le pseudonyme de Paul Dumont, un ouvrage destiné à prouver le bon droit de Lady Newborough. C’est cet ouvrage que réfute M. Vitrac, en établissant, d’une part, qu’à la date de la substitution Chiappini, en Italie, le duc et la duchesse de Chartres se trouvaient en France, et, d’autre part, que le complice de Chiappini était un certain comte Battaglini. La discussion de fait occupe les deux derniers chapitres et un appendice. Les premiers chapitres recomposent la vie du duc de Chartres à l’époque de son mariage avec Mlle de Bourbon-Penthièvre, et depuis, jusqu’à la naissance de M. de Valois (le futur Louis-Philippe). Ce sont les pages les plus agréables à lire, et puisque la question Chiappini nous a valu ce tableau de la société du Palais-Royal, félicitons-nous qu’elle ait existé, quelque oiseuse qu’elle soit, d’autant qu’elle n’existe certainement plus après l’exposé péremptoire de M. Maurice Vitrac.

Lettres allemandes.
Friedrich Th. Vischer : Briefe aus Italien ; Munich, Süddeutsche Monatshefte, M. 2,50 §

Tome LXVIII, numéro 243, 1er août 1907, p. 543-548 [544].

À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’esthéticien Fr. Th. Vischer, ses admirateurs et ses amis projettent la publication de plusieurs ouvrages. Nous avons déjà indiqué que la livraison de juin des Süddeutsche Monatshefte était presque entièrement consacrée à l’auteur d’Auch Einer. Voici un charmant petit volume de lettres d’Italie, éditées par les soins de son fils M. Robert Vischer. Elles sont adressées à de très proches parents, à des amis d’enfance, à David Strauss, déjà célèbre par la publication de sa Vie de Jésus, au poète Mœrike, à tous ces braves gens qui formaient l’élite de la société wurtembergeoise dans la première moitié du siècle dernier. Vischer partit pour l’Italie en 1839, alors qu’il était âgé de trente-deux ans. Ce voyage devait avoir une influence considérable sur son développement. « Je ne saurais dire ce qui resterait de moi, écrivait-il près de cinquante ans plus tard, si je pouvais en soustraire ce que je dois à mon séjour en Italie. » Voyageant lentement, Vischer observe avec humour et avec sagacité et plus d’un trait qu’il note à l’usage de ses intimes rappelle telle boutade des Promenades dans Rome de Stendhal. Mais l’honnête Allemand avait peut-être une supériorité sur le grand Français. Il savait regarder sans préjugés d’école, et, guidé par son seul instinct, il découvre les primitifs : Fra Angelico, Ghirlandajo, le Pérugin, Francia, et, qui mieux est, il sait en parler avec intelligence. Cet Allemand d’autrefois mérite tout notre respect.

Lettres italiennes §

Tome LXVIII, numéro 243, 1er août 1907, p. 554-559.

La jeune poésie italienne §

M. Remy de Gourmont a vu avec une parfaite lucidité que l’esprit italien, se mouvant aujourd’hui dans les cercles magiques du charme des écoles occultistes en est où l’esprit français était il y a quinze ou vingt ans. La même loi régit le même esprit dans ses manifestations poétiques. Les diverses écoles poétiques, qui se succèdent, s’accouplent, se chevauchent ces derniers temps en Italie, semblent vraiment suivre les mouvements et les désordres que connut la poésie française il y a quinze ou vingt ans… Plus que de véritables « écoles », la jeune poésie italienne présente, en réalité, des groupements d’esprits sympathiques, réunis dans une même tendance, selon les talents et selon les différents pays. Mais à chacun de ces groupements encore anonymes, on peut reconnaître certaines qualités particulières, certains caractères dominants, qui ne sont pas encore parfaitement individualisés, faute d’un seul talent capable de les résumer puissamment et de les orienter selon un mode précis, en quelque sorte définitif, nettement reconnaissable.

Un Essai sur les tendances de la poésie italienne contemporaine serait encore prématuré. Car on peut dire de cette poésie qu’elle traverse une crise de recherche, une période évidente de transition, où elle révèle une assez forte « volonté d’être ». Mais parmi ses talents, les plus jeunes et les plus hardis, aucun n’a encore donné avec son art la grande norme, qui, une fois formulée en œuvre, répand autour d’elle à la fois cet apaisement et cet engouement qui caractérisent les œuvres géniales ou qui semblent telles, les « œuvres messianiques » de chaque heure et de chaque quart d’heure de toute histoire littéraire.

Cependant, de l’abondance poétique printanière qui sur le marché littéraire, où se fut l’échange des illusions et des colères, vient de verser un nombre considérable de livres aux mille formats et aux mille couleurs, se dégage quelque vérité, temporaire, fugitive, mais qui représente assez bien l’état d’âme de la poésie italienne. Maintenant les aînés sont clairement et violemment délaissés par les jeunes poètes, tandis que s’évanouissent les dernières voix des rhéteurs qui péroraient sur la mort de Carducci. Après l’exaltation presque exclusivement politique de l’œuvre de Carducci, où la conscience nationale, dans la platitude générale, retrouvait quelques rythmes de fierté et une langue renouvelée ; après les affirmations tour à tour parnassiennes et symbolistes de l’art de d’Annunzio, où la langue devenait précieuse et incomparable œuvre de virtuose ; après les douceurs lunaires et potagères de la poésie de Pascoli, souvent toutefois très belles, les jeunes demandent à l’art d’autres émotions, d’autres réalisations, d’autres fécondations. Les quelques tentatives épiques, garibaldien nés, de Carducci à Marradi, ne les satisfont pas. D’Annunzio demeure isolé, enfermé dans ses grands rêves tragiques ; l’esprit littéraire italien, fatigué de l’antique domination du poète froid des élégances, ne comprend pas encore que celui-ci a atteint le plus pur sommet de sa force avec ses tragédies. L’Italie jeune ne veut plus le suivre, et, dans le sens nouveau de la renaissance tragique, si étroitement liée à la renaissance méditerranéenne de demain, elle ne saurait encore le comprendre. Le double mouvement français : symboliste et vers-libriste, semble hanter des phalanges de poètes, qui semblent s’exercer pour atteindre une très grande souplesse, il y en a qui cherchent une affirmation « symphonique » de l’artiste, dans les rapports des rythmes extrêmement souples et des mouvements de l’âme extrêmement subtils et variés. Il y en a qui font de l’impressionnisme plein d’émotion et d’ironie souriante. Quelques-uns, à Florence, se tournent vers la nature, et la cherchent dans les anciens mètres, avec une émotion nouvelle, compliquée, et assez intéressante. D’autres, enfin, cherchent dans la science et dans la connaissance moderne de l’être, quelque mouvement lyrique nouveau, quelque affirmation rythmée de la pensée contemporaine.

En dehors même du double mouvement français dont il est parlé plus haut, les autres recherches caractéristiques de la littérature française se répètent en Italie. Ici comme là, il manque le génie représentatif, dont le nom seul évoquerait l’état d’âme de plusieurs générations aboutissant à une grande réalisation historique. Mais dans une sorte d’identité de volonté littéraire, à travers l’inéluctable et nécessaire diversité des esprits, il y a une signification esthétique, dont la portée intéressera sans doute l’histoire littéraire des deux pays.

Giovanni Cena : Homo. Nuova Antologia. Rome §

Le dernier volume de M. Giovanni Cena, Homo, constitue un large poème, conçu en une série de petits tableaux, réalisé en sonnets. Ici, ce sont les préoccupations abstraites de l’humanité ondoyante entre sa puissance de douleur et sa volonté de triomphe. Un double sentiment, le pessimisme présent et l’optimisme immanent, forme le rythme du Poème, qui met l’Homme dans ses âges, dans ses contingences, dans ses symboles. La vision anthropomorphe s’élève peu à peu, de l’individu à l’humanité et à l’univers. Souvent ces sonnets sont des hymnes d’une belle fierté humaine, souvent ils arrêtent l’âme du poète devant l’insupportable fatalité de la mort, ils demeurent purs et immobiles comme les tables de marbre d’un sépulcre clos depuis un temps immémorial. Dans un sonnet : Debout ! le Poète résume sa mélancolie et sa nostalgie. Il dit :

Lorsque l’homme se délivra de son effroi
et orna le monde de déités fraternelles,
ô combien beau il se mouvait avec les genoux
alternés, la tête tournée vers le firmament !
Mais entre celles-là, voici qu’il en voit une horrible :
Javeh, le dernier Dieu. Il tomba, le menton
dans la poussière, et dans cette attitude
l’éphémère se donna des peines éternelles.
Ô, qu’aujourd’hui sur ses membres beaux
l’homme se relève, et qu’il exalte sa terrestre
forme de vie que le soleil gouverne,
et que plus haute il la rende à ses fils,
avant qu’il se noye dans l’air serein
où surgissent et s’éteignent les étoiles !

L’athéisme de ce poète n’est que la révolte moderne contre l’éloignement de l’homme de sa mâle puissance que les siècles chrétiens ont assujettie aux désordres terrifiés de la vie intérieure. Contre l’image perpétuelle, tyrannique de la mort, contre le sens sceptique de la vie qui passe, il voudrait que les hommes se lèvent dans une confiance renouvelée de leur valeur, de leur force et de leur beauté. Le poète dit aussi : « La mort est partout. Une force insidieuse couve en nous. La violence brutale est sur nous. Tout instant est suprême. Ô Vie, brûle ! »

Plus que dans ce sentiment exaspéré de la vie qui passe, de la mort qui dure, l’art du poète est tout entier, et souvent tout vibrant de belle énergie, dans la vision de l’homme dans l’univers, de la femme dans l’humanité, de la terre dans l’immensité. Ce sens des relativités humaines, et de l’immensité du concevable, est si étroitement rythmé dans le courant double d’une grande mélancolie et d’un grand espoir, que tout le poème semble s’étendre dans une nuée claire, dans un voile de sérénité.

Francesco Chiesa : Calliope, poema. Egisto Cagnoni et Cie. Lugano §

Un autre poète, M. Francesco Chiesa, publie un poème, Calliope, aussi en sonnets, mais dans une vision architecturale serrée et parfaite, qui en fait le premier poème de la plus récente poésie italienne, conçu avec l’unité d’idée et de réalisation particulière aux grands récits qui demeurent.

La vision de M. Francesco Chiesa est en tout remarquable. Elle est digne d’un grand poète. Se développant dans un tryptique : la Cathédrale, la Demeure des Rois, la Ville, elle synthétise la vie séculaire de l’Occident, depuis l’avènement chrétien jusqu’à celui, encore obscur, encore crépusculaire, de notre vie moderne : depuis le signe éternel d’angoisse et de joie laissé par l’homme dans ses cathédrales, jusqu’au brouillard animique de la Ville moderne, à travers les demeures des Rois de l’époque de fer, la Renaissance.

La vie moderne — dit le poète dans sa lumineuse préface — multiforme, tumultueuse, admirable surtout par son ampleur plutôt que par sa concentration, puissante pas autant par la divination de ses énergies singulières que par le concours de toutes les énergies dans un effort immense, trouve son image parfaite dans la Ville…

Et il écrit :

L’ombre d’un grand siècle aux chants
épiques, éclairée d’un étincellement d’or,
se soulève à nouveau avec son trésor
royal, devant moi, avec ses enseignes et ses armes.
Dans les voies sombres de l’histoire il me semble
qu’un vent plie contre moi, sonore,
les feuilles antiques qu’il agite et qu’élance un chœur
d’hommes, et de l’encens et de la poussière des marbres.
Des jeux, des batailles, des processions, des fêtes,
passent, en levant les symboles et les instruments,
les épées et les cierges ; et la Peste lève sa face…
Puis tout demeure comme en des entraves
de fer. Les armes, les croix, les hommes, les tempêtes
demeurent, ô Temple, et ils sont tes énormes pierres.

Le poème se déroule dans une triple et admirable chaîne de sonnets, où la forme antique est toute renouvelée par un sentiment rythmique en même temps solide et simple, par une science harmonique très sûre. La vérité historique est saisie dans son essence éternelle, dans sa puissance centrale et rayonnante. Et le poème, d’une si haute envergure est d’un symbolisme plein de clarté, traversé par des lueurs théistes, épiques et géorgiques, qui résument et révèlent dans une grande noblesse lyrique les trois cycles de notre âme occidentale classique et romantique, évoqués par le poète : le Moyen-Âge, la Renaissance et l’Âge d’aujourd’hui et de demain.

Guido Gozzano : La Via del Rifugio. R. Straglio, Turin §

M. Guido Gozzano, dans son recueil La Via del Refugio, voit la vie avec un esprit d’une charmante indépendance, et d’une charmante ironie. Nous ne trouverons pas dans son œuvre les préoccupations de la pensée de M. Cena ou de M. Chiesa, ni le classicisme lyrique de M. F. Pastonchi, de M. Francesco Gaeta ou de M. Alfredo Catapano, ni le classicisme épique de M. Ceccardo Roccatagliata-Ceocardi, le poète de l’Ode a una nave di battaglia. Guido Gozzano chante sa vie extérieure, il évoque les choses simples d’un passé non lointain, la vie de ses aïeux, la mélancolie des choses simples, de la nature et des hommes. La critique italienne a salué avec des cris de joie ce jeune poète des choses simples. Les critiques d’esprit médiocre ont retrouvé dans ces rythmes quelque chose de leur navrante simplicité. Mais l’art de M. Guido Gozzano a une autre portée. Quoiqu’il rappelle trop Jules Laforgue et surtout Francis Jammes, il est très italien, et il représente toute une sensibilité, sinon toute une mentalité, qui, pour regarder la vie avec des yeux sceptiques, avec un égal sourire de tous les instants, ne se révèle pas moins assez souvent intéressante quoique trop pathétique. Ainsi, le sonnet Heure de grâce, où le poète voit la vie avec des yeux si étonnés qu’il croit la découvrir, la regarder pour la première fois, est le meilleur témoignage de l’état d’âme qui a inspiré ce livre très remarqué, et qui est celui d’une grande partie de la jeunesse fatiguée d’entendre et enfin anxieuse de voir.

La poésie à clichés est morte vraiment, malgré la complète diversité des esprits. Le sentiment central de l’œuvre de M. Guido Gozzano est identique à celui des poètes dont j’ai parlé plus haut. Un irrésistible besoin de renouveler nos visions et nos sensations pour aimer et pour reprendre la vie d’un amour nouveau, sincère, domine tous ces jeunes talents.

Enrico Cavacchioli : L’Incubo Velato. Éditions de « Poesia » Milan §

De même, M. Enrico Cavacchioli, dont l’étrange et forte fantaisie a trouvé des rythmes parfaits pour s’extérioriser en beauté, montre la nouveauté de sa vision de la vie. Son œuvre, l’Incubo Velato, a été couronnée par la revue Poesia, qui l’a saluée triomphalement. Un amour sauvage de la nature, une compréhension farouche des rapports entre les hommes et les choses, une signification singulièrement ironique découverte dans chaque attitude de l’étre, forment le charme et l’envergure de ces poèmes.

Fausto Maria Martini : Panem nostrum. Cromo-Tip. Commerciale, Rome. — Domenico Trombetti : Eclogarium. « La Vita Letteraria » Rome. — Luigi Siciliani : Corona. W. Modes. Rome. — Amalia Guglielminetti : Virgini Folli. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin §

M. Fausto M. Martini, dans son recueil Panem Nostrum… M. Domenico Trombetta, dans Eclogarium, dévoilent de douces tristesses dans des rythmes tendres, dans une langue très pure. Ici, encore, c’est une volonté de rythmes adéquats à des visions nouvelles ; c’est une recherche qui aboutit souvent à une réalisation satisfaisante. De son côté, M. Luigi Siciliani publie Corona, où, au nom des Grands classiques méditerranéens, de la Grèce ou de Rome héroïque, il veut opposer à toutes les imitations, les adaptations, les assimilations de la poésie de ses compatriotes, et dans des hexamètres et des pentamètres bien tournés, il prend devant eux une attitude de critique impitoyable et d’épigrammiste farouche. Tandis qu’une femme, Mme Amalia Guglielminetti, dans ses Vergini Folli, chante librement l’amour de la vie, faisant à la jeune littérature italienne un apport féminin d’insouciance et de volonté joyeuse.

Memento §

La jeunesse littéraire de Rome a perdu deux des siens, morts en pleine éclosion de leur talent. L’un est le poète Sergio Corazini, dont la sensibilité maladive et exquise, très moderne, cherchait ses rythmes adéquats, et confondait ses recherches avec celles, de plus en plus intéressantes, des jeunes poètes groupés par La Vita Letteraria de Rome. L’autre est M. Enrico Sacerdote, rédacteur à la Nuova mort subitement à vingt-cinq ans, qui laisse des études sur la littérature française contemporaine, et particulièrement sur Charles Baudelaire. Ce jeune homme, plein de talent et d’activité féconde, était le fils de M. Salvatore Sacerdote, l’auteur d’un volume récent, très remarquable, sur la Vie de Herbert Spencer et les « Premiers Principes » (S. Lattes, Turin). — M. Antonino Anile publie une nouvelle édition de son intéressant recueil des Sonetti dell’Anima (R. Ricciardi, Naples). — Orazio Bacci : Prosa e Prosatori, R. Sandron, Palerme. — Dott. E. Canestrini : Horror Vacui (E. Torricelli et Pascal), Stab. Tip. Prosperini. Padoue. — Aldo Foratti : Giovanni Buonconsigli Pittore Vicentino, Fr. Drucker. Vérone. — Av. Prof. G. Ruffoni : Beccaria, Parini-Manzoni, G. Bresciani. Ferrare. — P. Orano : Herbart, Roma, « I Diritti della Scuola ». Rome — Giuseppe Baracconi : Venere (orné de 43 reproductions), Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin. — Enrico Albanese : La ferita di Garibaldi a Aspromonte. Sandron. Palerme. — G. C. Abba : Cose Garibaldine, Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin — Gaetano Fazzari : Breve Storia della matematica, Sandron. Palerme — Settimio Aurelio Nappi : Scioperi e Leghe, Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin — C. Romano d’Azzi, Un vasto inganno (la Résurrection des maris. Étude critique), E. Voghera. Rome — G. P. Lucini : Ai mani gloriosi di G. Carducci, G. Botta. Varazze. — Antonio Fusco : La Filosofia dell’ Arte in G. Flaubert, P. Trinchera. Messine — G. Papini : Il Pilota cieco, Ricciardi. Naples — Comm. Dr. Diomede Carito : La Neurastenia nella vita e nel pensiero moderno (Étude clinique et sociale), Detken et Rocholl. Naples. — Antonino Anile : Sonetti dell’Anima, R. Ricciardi. Naples. — G. Gentile : Giordano Bruno nella storia della cultura, Sandron. Milan — Erminio Troilo : La Filosofia di Giordano Bruno, Fr. Bocca. Turin. — Camillo Trivero : Il Problema del Bene, C. Clausen. Turin.

Manzoni : Le Tragedie, gl’Inni Sacri, le Odi etc., Hoepli. Milan. — Carducci, Opere. Nouvelle édition (deux volumes). N. Zanichelli. Bologne. — La Divina Comedia de Dante. Petite édition. Hoepli. Milan.

Échos.
Une amoureuse de Nietzsche §

Tome LXVIII, numéro 243, 1er août 1907, p. 572-576 [575-576].

Un journal italien donne des renseignements assez inattendus sur l’homme affectueux qui se cachait sous le farouche apôtre de l’individualisme que fut Nietzsche. On annonce la prochaine publication d’un livre d’une femme qui a été jusqu’ici et qui demeure inconnue, sur la vie de Nietzsche à Sorrente, où, comme Musset, Wagner, Ibsen et tant d’autres, le grand philosophe allait puiser des forces nouvelles pour sa santé chancelante.

L’inconnue, morte il y a quelques mois, signataire du livre qui va paraître, a une éloquence, paraît-il, plus grande et plus sûre que celle de Mme Elisabeth Fœrster-Nietzsche, la sœur dévouée. Elle évoque dans son volume tous ses souvenirs de Sorrente, ses entretiens avec Nietzsche, les attitudes du philosophe devant la nature merveilleuse des pays du soleil, de ces « pays méditerranéens », qu’il voulut chérir avant tous les autres. Ces pages auront une saveur toute particulière. Car l’inconnue, dont on ne connaît jusqu’ici que le chiffre Ph., avoue avoir été de bonne heure amoureuse du philosophe, et l’avoir ainsi suivi à Sorrente, après avoir assisté à ses cours de philologie en Allemagne.

C’est la fille de cette dame qui informe M. Angelo Flavio Guidi de l’apparition du prochain volume, et en donne quelques extraits, en révélant le secret de sa mère.

Wagner était à Sorrente en même temps que Nietzsche ; mais les deux anciens amis ne se voyaient plus. Nietzsche vivait volontiers dans sa solitude, où la femme amoureuse allait parfois le trouver pour l’entretenir des événements d’Allemagne et pour le voir pendant de longues heures regarder, ému, la mer infinie et étincelante.

Frédéric Nietzsche — dit un fragment du livre inédit — croyait, les premiers jours, que je ne connaissais pas son identité. Je le rencontrais souvent, mais il était presque toujours avec quelqu’un. Un jour je le trouvai seul, dans cette partie qui regarde la Marine Grande, sur la mer, assis sur un rocher à pic. C’était vers coucher du soleil. Il me rencontrait si souvent qu’il me reconnut tout de suite, et nous causâmes un peu. Il avait son regard toujours fixé sur la mer, et caressait sa moustache de la main gauche. Je lui demandai s’il pensait rester à Sorrente et il me répondit qu’il trouvait ce pays le plus beau qu’il eût jamais vu, et que l’air donnait à son physique, un peu déprimé, comme une force nouvelle. Il éprouvait cette légèreté que nous autres Allemands ressentons si bien en Italie. Quelques barques de pêcheurs se montraient à la pointe Santa Fortunata, toute rouge dans le coucher de soleil. Il dit : « Par là venaient les Sarrasins pour piller Sorrente ; c’est un “Sorrentinois” qui connait l’histoire de son pays, qui me l’a conté. » Puis il se leva, me salua et me laissa seule.

Un autre fragment nous apprend qu’un jour l’aimable interlocutrice rencontra Nietzsche à la Villa Communale ; Wagner venait de remporter un nouveau triomphe en Allemagne. Elle en parla avec Nietzsche.

Au début, dit-elle, il sembla ne pas comprendre s’il s’agissait d’un triomphe ou d’un insuccès. Il fronça les sourcils, et me regarda d’une manière curieuse, presque investigatrice, comme s’il voulait découvrir le pourquoi de mes paroles. Je rougis, et je terminai mon récit en donnant un peu d’enthousiasme à ma voix. Ah ! le triomphe de son « ennemi » ne lui déplut pas et il sourit en murmurant quelques mots.

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907 §

L’épisode de la Charpillon dans les Mémoires de Casanova §

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907, p. 637-647.

Il serait sans doute curieux de rechercher combien, parmi nos conteurs et nos romanciers du siècle dernier, ont lu avec profit les Mémoires de Casanova : ces confidences longues et précises d’une vie toute de fantaisie et d’intrigue semblent faites pour solliciter la verve, et, au besoin, éveiller l’inspiration des écrivains en quête de documents humains. Dans un de ses derniers romans, H. de Régnier nous présentait un type de fervent casanovien et signalait la mine prodigieusement riche en « sujets » que constituent les Mémoires : « Quel livre il y aurait à écrire sur ce drôle ! » Ce livre n’a pas encore été écrit ; on attend toujours, entre maints amusants chapitres, celui qui s’appellerait : « les mariages manqués de Casanova » et dont on trouve dans le Passé vivant une séduisante esquisse. On attendra plus longtemps encore cette pièce savoureuse à costumes et à décors, qui, sous le titre de « la Jeunesse de Casanova », ferait revivre toute la folie tumultueuse et tragique de Venise au xviiie siècle ; sans doute restera-t-elle endormie dans les cartons de l’érudit Lauvereau… En tout cas, le beau roman de H. de Régnier a dû valoir à Casanova toute une phalange de lecteurs nouveaux. Ceux qui ne se sont pas contentés de feuilleter les cinq mille pages des Mémoires ont certainement été récompensés d’une lecture attentive et patiente par de plus positives jouissances que la truculence du détail ou le charme réel du style. L’historien et le lettré peuvent escompter quelques-unes de ces trouvailles qui dédommagent amplement de sa peine un esprit curieux ; j’ai fait, pour ma part, au cours de cette existence mouvementée, plus d’une rencontre inattendue et qui reste neuve, même après les savantes études critiques auxquelles ont déjà donné lieu les œuvres de Casanova. Je voudrais indiquer ici l’une de ces rencontres.

§

Le tome VI des Mémoires contient, entre autres épisodes, le récit du séjour que Casanova fit à Londres en 1763. Cette période de sa vie marqua, comme il le constate lui-même avec une amertume qui n’est point feinte, le commencement du déclin dans sa carrière amoureuse jusque-là exceptionnellement brillante. Une femme, la plus étrange et la plus terrible, peut-être, de toutes celles qui traversèrent son existence instable, devait se charger de lui donner la leçon définitive à laquelle il n’est pas de vanité masculine qui puisse résister. La sienne pourtant tenta une honorable résistance. Accoutumé à trouver peu de farouches et point de rebelles, Casanova s’obstina et s’exaspéra longuement contre une rouée habile et imprudente, qui lui fit payer cher, dans tous les sens du mot, une demi-victoire dont il resta plus meurtri et désabusé que satisfait et glorieux. En vérité, cette fille hardie et adroite qui, la première, fit douter de sa force séductrice, jusque-là irrésistible, le célèbre aventurier vénitien, mérite une place à part dans la galerie de ses bonnes ou de ses mauvaises fortunes.

§

Elle était connue, à ce moment de sa vie, sous le nom de la Charpillon, qu’elle avait rendu illustre à Paris, à Londres et dans toute l’Europe galante par l’éclat de sa beauté et de ses aventures. Mais Casanova l’avait rencontrée autrefois lorsqu’elle s’appelait, suivant le jour ou l’occasion, Mlle de Boulainvillier ou Mlle Anspergher.

Elle avait treize ans lorsqu’elle vit pour la première fois Casanova, qui ne pouvait deviner alors quel rôle cette fillette, déjà jolie et provocante, devait jouer un jour dans son existence. C’était à Paris ; Casanova se trouvait dans une boutique d’orfèvre en compagnie de sa maîtresse en exercice, la belle Baret, à qui il achetait mille colifichets. Auprès d’eux, une jeune personne, accompagnée d’une duègne, contemplait avec tristesse une paire de boucles d’oreilles en strass dont le prix semblait trop élevé pour sa bourse. Pour trois louis, que lui coûtèrent les boucles, Casanova vit s’éclairer d’un charmant sourire des lèvres et des yeux qui l’intéressaient ; il aimait à faire plaisir, même sans arrière-pensée, et la générosité faisait partie de ses moyens ordinaires de séduction ; celle-ci devait lui coûter bien plus de trois louis.

Ce fut la jeune fille aux boucles qui la première reconnut Casanova, lorsqu’ils se retrouvèrent en présence, quatre ans plus tard, à Londres, chez un officier flamand. Sans doute avait-il moins changé qu’elle. Celle qui portait glorieusement le nom de la Charpillon était alors dans toute la fraîcheur de sa dix-septième année :

Ses cheveux étaient d’un beau châtain clair, et d’une longueur et d’un volume étonnants ; ses yeux bleus avaient à la fois la langueur naturelle à cette couleur et tout le brillant des yeux d’une Andalouse ; sa peau, légèrement rosée, était d’une blancheur éblouissante… Sa gorge était peut-être un peu petite, mais d’une forme parfaite ; elle avait les mains blanches et potelées, minces et un peu plus longues que ne le sont les mains ordinaires ; avec cela, le pied le plus mignon et cette démarche noble et gracieuse qui donne tant de charme à une femme ordinaire. La physionomie douce et ouverte avait l’expression de la candeur et semblait annoncer cette délicatesse de sentiment et cette sensibilité exquise qui sont toujours des armes irrésistibles dans le beau sexe.

Il n’en fallait pas tant pour enflammer le bouillant Casanova qui décida, sans plus tarder, d’ajouter à sa collection une conquête qu’il croyait facile : cette belle fille n’était rien moins que farouche et des aventures peu secrètes avaient sérieusement entamé une réputation qu’elle ne songeait plus à ménager ; on la savait capricieuse, sensuelle et vénale. La chronique de Londres mettait cependant sur son compte quelques anecdotes assez singulières qui auraient fait hésiter un séducteur moins déterminé que Casanova ; il eut le tort de mépriser l’avis qui lui vint à temps d’un de ses amis, lord Pembroke.

La friponne, — contait le lord, — m’avait inspiré une violente envie de la posséder quelques instants, quand un soir, l’ayant trouvée au Vaux-Hall avec sa tante, je lui proposai vingt guinées, si elle voulait venir se promener seule avec moi dans l’allée obscure. Elle accepta, mais à la condition que je lui donnerais la somme d’avance, ce que j’eus la faiblesse de faire. Elle m’accompagna dans l’allée ; mais dès que nous fûmes un peu avancés, elle quitta mon bras, et je ne pus la rejoindre de toute la nuit.

À ce récit, Casanova, qui ignorait jusque-là de semblables défaites, dut bien se divertir intérieurement et se gausser d’une mésaventure aussi humiliante. Il est probable qu’il en conçut quelque mépris pour Pembroke. Combien il eût agi plus sagement en renonçant, sur cet avis, à pousser sa conquête et à laisser s’exaspérer en passion frénétique ce qui n’était que curiosité passagère des sens !

Quand il se rendit pour la première fois chez la Charpillon, il eut la surprise de retrouver auprès d’elle trois vieilles femmes, sa mère et ses tantes, qui n’étaient pas pour lui des inconnues, puisqu’elles lui avaient déjà escroqué six mille francs à Genève, quatre ans auparavant. La première impression était fâcheuse ; le reste de l’entourage n’était pas fait pour la dissiper : trois fripons, qui s’annonçaient comme amis de la maison, jouaient dans cette aimable société un rôle peu équivoque. Casanova eut le courage et le tort de ne point reculer ; il resta, dîna mal, se fit voler au jeu, et partit après que la fille se fût invitée à souper chez lui pour le surlendemain.

Elle vint au jour fixé, mais non à l’heure dite ; dès neuf heures du matin, elle était chez Casanova. Elle venait lui « proposer une affaire », c’est-à-dire lui demander cent guinées qui devaient faire la fortune de toute la famille. Lui, toujours aussi passionné et aussi imprudent, promet de donner une réponse positive après souper, et, en attendant, se met à lutiner la fille :

Prenant alors cet air caressant et entreprenant d’un homme amoureux qui veut atteindre à l’apogée de la jouissance, je fais de vains efforts et n’aboutis à rien, quoique je fusse parvenu à l’étendre sur mon large sofa. Souple comme un boa et pliée au manège, la Charpillon m’échappe et court en riant retrouver sa tante. Je la suis et, forcé de rire comme elle, elle me tend la main en me disant : « Adieu ! à ce soir. »

Le soir, même scène. En vain Casanova promet les cent guinées, en vain il met la Charpillon en état de les mériter sans délai. Toutes ses tentatives restent vaines, et la belle déclare nettement :

Vous n’obtiendrez jamais rien de moi ni par argent ni par violence ; mais vous pourrez tout espérer de mon amitié quand je vous aurai trouvé tête à tête aussi doux qu’un agneau.

Tel est le premier acte de la comédie, dont l’action s’engage et se précipite parmi les multiples péripéties : nous n’en rapporterons que les plus intéressantes.

Trois semaines plus tard, la tante favorite de la Charpillon, dépêchée en ambassade, vient trouver Casanova et le supplie de se rendre auprès de sa nièce malade, dont elle excuse en ces termes les fantaisies et les pudeurs excessives : « Cette chère enfant est folâtre, un peu étourdie, et ne se donne que lorsqu’elle est sûre d’être aimée… Elle vous aime, mais elle craint que votre amour ne soit un caprice. » Naturellement, Casanova n’avait pas mené jusque-là une entreprise aussi folle pour s’arrêter en chemin. Il suit la tante, et, grâce à sa complicité, pénètre dans une chambre où la Charpillon était précisément occupée à prendre un bain ; mise en scène admirablement préparée et dont l’effet ne pouvait être douteux. Nous renvoyons ici le lecteur au texte des Mémoires. Il y verra comment Casanova, dupé une fois de plus, humilié et vaincu dans des circonstances où sa victoire ne pouvait paraître douteuse, en fut pour ses frais, et dut battre en retraite, après une satisfaction tout illusoire.

Cinq ou six jours après la scène du bain, alors qu’il réussissait à éviter la belle capricieuse et commençait peut-être à l’oublier, il la rencontre par hasard au Vaux-Hall. Il la fait asseoir à sa table, et, après quelques propos où il croit démêler un peu de tendresse et de regret, lui propose un tour dans les allées sombres :

Elle me répondit avec douceur et une apparence de sincérité qu’elle voulait être à moi entièrement, mais à la lumière ; à condition, cependant, qu’elle aurait la satisfaction de me voir chez elle tous les jours, comme un véritable ami de la maison.

— Je vous le promets, mais venez d’abord me donner un petit échantillon de votre tendresse.

— Non, et absolument non !

Sur ce nouveau refus, Casanova, furieux, se retire chez lui, bien résolu à abandonner pour toujours son entreprise. Mais il n’était pas guéri. Sur les conseils et par l’intermédiaire de Gondar, l’un des trois amis de la maison, un singulier type de fripon, qui joue dans toute cette aventure un rôle bien curieux, il fait offrir à la mère de la Charpillon cent guinées, si la fille consent à passer avec lui une seule nuit. Dès le lendemain, la fille était chez lui. Avec un air de dignité outragée, elle lui adresse d’habiles reproches sur la brutalité de ses procédés :

Il n’est pas question de marchander ; il s’agit seulement de savoir si vous vous croyez le droit de m’insulter et si vous vous figurez que je suis insensible à l’outrage… Je vous rappellerai que je vous ai dit que vous ne m’aurez jamais ni par violence, ni pour de l’argent, mais seulement quand vous m’aurez rendue amoureuse de vous par vos procédés. Prouvez-moi que je vous ai manqué de parole. C’est vous qui m’avez manqué, d’abord en venant me surprendre au bain et hier en me faisant demander à ma mère pour servir à votre brutalité.

Un pacte est conclu entre eux : Casanova retournera chez la Charpillon ; patiemment, lentement, il fera sa cour et apprivoisera un cœur qui se dit sensible et délicat ; quinze jours lui sont accordés pour se rendre aimable et se faire agréer ; s’il réussit, au terme du délai, la belle ne se refusera plus ; et elle part, laissant plus amoureux que jamais Casanova, qui n’avait rien obtenu, pas même un baiser.

Nous passons sur les détails du stage, pendant lequel les clauses du pacte furent ponctuellement observées de part et d’autre. Vint le jour de l’échéance. Le lit du sacrifice est dressé : l’amant empressé se couche, la fille se déshabille avec une lenteur calculée, éteint les lumières ; l’heure du berger va-t-elle enfin sonner ?

Dès que je la sens couchée, je m’approche d’elle pour la serrer dans mes bras ; mais je la trouve accroupie et enveloppée dans sa longue chemise, les bras croisés et la tête enfoncée dans la poitrine. Dans cette position, j’eus beau prier, pester, gronder ; elle me laissa dire sans proférer une parole.

Ce n’était pas un jeu ; mais c’est la scène du bain qui se répète avec quelques variantes. Pendant trois heures, malgré les violences et les assauts multiples de Casanova dont le désir double les forces et déchaîne la brutalité, sans changer de posture, sans prononcer un mot, la Charpillon résista victorieusement.

Casanova quitta la place… Malade, il rentra chez lui, se mit au lit et y resta plusieurs jours, sans vouloir recevoir personne ni prendre connaissance des lettres qui lui parvenaient. Deux semaines s’écoulèrent. Un jour la Charpillon vint le trouver, et, modestement, avouant ses torts, entreprit d’expliquer sa conduite ; comme suprême argument, elle se dévêtit et montra sur son corps les traces visibles des justes brutalités dont elle avait souffert. Mais Casanova resta insensible à ce spectacle, comme aux larmes et aux prières de la fille : elle dut s’en retourner comme elle était venue, surprise et mortifiée de cet accueil dédaigneux. Casanova avait pourtant consenti à traiter encore une fois avec la mère : il louerait une petite maison où celle dont il voulait faire sa maîtresse se retirerait seule, loin de sa famille, et où il l’irait visiter ; une somme d’argent et une pension mensuelle dédommageraient la mère du sacrifice qu’elle prétendait faire. L’accord est conclu ; toutes les dispositions sont prises ; et voici enfin Casanova maître de la fille.

On le croirait tout au moins. Mais la première nuit qu’il passa auprès d’elle ressemble singulièrement à celle qu’elle avait déjà feint de lui accorder. Elle ne lui permet que de vaines caresses et des faveurs préliminaires. Quand il veut aller au fait, il rencontre un obstacle imprévu ; on lui objecte des raisons naturelles. Il cède une fois de plus. Mais, au matin, la belle étant encore endormie, Casanova constate la ruse et s’empare d’elle par surprise. Après une explication un peu vive, la Charpillon reçoit quelques horions mérités et Casanova abandonne le champ de bataille, mais non point sans espoir de retour.

En effet, le jeu se prolongea encore quelques jours, toujours avec les mêmes promesses, les mêmes tentatives et le même insuccès final ; il semble bien qu’il y ait quelque longueur dans ce passage des Mémoires.

Mais voici le dénouement : après avoir vingt fois failli tuer celle qui n’était qu’à demi sa maîtresse et qui mettait autant d’impudeur à s’offrir que d’adresse à se refuser, après avoir éprouvé dans le cours d’une même journée tous les tourments de la haine et toutes les fureurs de l’amour, une nuit, Casanova surprit la Charpillon en tête-à-tête avec un jeune coiffeur qui ne se contentait pas de lui mettre des papillotes. Une scène effroyable s’ensuivit : bris de meubles et de vaisselle, mêlée générale, râclée méthodique ; la fille presque nue s’enfuit en hurlant à travers les rues de Londres.

Le lendemain, Casanova apaisé, sinon content, apprend que la Charpillon est rentrée chez elle, folle de peur et gravement malade. Une comédie trop bien jouée lui fait croire que la fille est à l’agonie. Désespéré, torturé par le remords, il prend la résolution de se tuer. Il allait se jeter dans la Tamise, quand il rencontra en route un ami qui parvint à l’emmener avec lui, le fait souper en joyeuse compagnie, et achever sa nuit au Ranelagh, où il aperçoit, dansant le menuet, la Charpillon qu’il croyait morte et pour qui il était sur le point de se tuer. Cette fois, il était guéri. Il ne lui restait plus qu’un mauvais souvenir et le plaisir de la vengeance dont le récit occupe la fin du tome VI des Mémoires.

§

Nous ne croyons pas que le lecteur ait attendu la fin de cette analyse pour éprouver l’impression du « déjà vu » ou du « déjà lu » et pour voir surgir, à côté de cette figure féminine que nous avons essayé de faire revivre d’après Casanova, la brune silhouette de Conchita Perez de Garcia, l’héroïne du roman de Pierre Louÿs, la Femme et le Pantin.

Lorsque Casanova, lorsque Don Mateo Diaz commencent le récit de leur singulière infortune et content leur première rencontre avec la femme qui devait ravager leur vie, tous les deux font, en termes différents, une réflexion identique :

Le jour où je connus cette femme fut un jour néfaste pour moi, mes lecteurs pourront en juger. C’est vers la fin de septembre 1763 que je fis la connaissance de la Charpillon, et c’est de ce jour que j’ai commencé à mourir. Si la ligne perpendiculaire d’ascension est égale à la ligne de descente, comme cela doit être aujourd’hui premier jour de novembre 1797, il me semble pouvoir compter sur environ quatre années de vie, lesquelles se passeront bien vite, selon l’axiome : Motus in fine velocior.

Monsieur, il y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la chance tourne, où la pente qui montait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là le mien… Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez d’altéré sur mon front.

L’action se prépare, s’engage et se développe de la même façon dans la Femme et le Pantin, et dans les Mémoires de Casanova ; les divers épisodes du roman de Pierre Louÿs sont d’excellentes répliques des diverses péripéties que nous venons d’analyser ; de mêmes tempéraments, de semblables passions mènent par une voie identique ceux qui les subissent à un dénouement analogue. Certes, s’il y a imitation, cette imitation n’a absolument rien de servile ; mais il y a souvenir plutôt qu’imitation volontaire et consciente. Dans un milieu tout différent, et qui se trouve beaucoup plus adapté aux faits que celui où Casanova nous conduit, avec les ressources propres de sa sensibilité et de son imagination, Pierre Louÿs a transporté et revécu une aventure qu’un autre avait réellement vécue. Chose étrange : des deux récits, celui de Casanova sans doute est le seul qui soit véridique, au sens étroit du mot, et c’est pourtant le moins vivant, le moins vraisemblable, le moins prenant des deux. La Charpillon, plus rouée et plus vénale, nous intéresse moins que Conchita, dont la sensualité a du moins quelque apparence de sincérité. Toutes les deux jouent au même jeu cruel, avec un égal talent pour ensorceler et faire souffrir leur victime : mais il y a chez l’Espagnole l’excuse et le charme d’une passion réelle. La supériorité et l’originalité de Pierre Louÿs s’affirment incontestables pour l’intelligence psychologique du sujet, si l’on peut parler de psychologie dans l’étude d’un cas qui n’a presque rien à faire avec l’âme. Sa maîtrise personnelle demeure également indiscutable dans la mise en scène, l’intérêt continu du récit, l’adaptation des personnages au décor, toute la partie proprement descriptive du décor.

Aux Mémoires de Casanova, Pierre Louÿs a emprunté l’idée première du sujet, toute la série des subterfuges, des prétextes, des ruses imaginés par la fille pour refuser, après l’avoir promise sans cesse, l’étreinte définitive dont l’attente énervée tient en haleine le lecteur pendant plus de cent pages. La scène de la séduction, la première visite de l’amant chez la fille, les premières tentatives et les premières promesses, les défaites successives, la scène du lit, celle de la grille, où le Morenito joue le rôle du galant coiffeur, tout un ensemble de détails dont un lecteur attentif se rendra compte aisément et qu’il serait hors de propos de rappeler ici, — justifient suffisamment le rapprochement que nous avons voulu faire. Ceux qui seraient curieux d’une précision plus grande compléteront sans difficulté notre observation par la lecture comparée des Mémoires et du roman.

L’analogie est évidente. Que prouve-t-elle ? Tout d’abord, et nous tenons à insister sur ce point, elle ne met nullement en question l’originalité d’un artiste aussi probe et aussi personnel que Pierre Louÿs. On a signalé récemment la parenté qui lie Aphrodite et les Chansons de Bilitis à certaines œuvres légères et aimables du xviiie siècle, notamment au Temple de Gnide de Montesquieu. Il ne serait pas difficile de suivre à travers les livres de Pierre Louÿs la trace de l’influence que ce siècle païen, sensuel et libertin a exercée sur le plus parfait de nos conteurs. Par-delà notre littérature réaliste et romantique, l’auteur de la Femme et le Pantin se rattache à la lignée des Crébillon, des Laclos, des Lesage, des Moncriff, plus directement qu’aux néo-classiques, dont on lui impose quelquefois la société. La vie prodigieuse des sens, les jeux variés du corps, la savante ou brutale harmonie des caresses, la préoccupation constante, exclusive, de la femme et de l’amour, tels sont les motifs essentiels qui dominent son œuvre : ils sont de ceux que l’observation personnelle ne suffit pas à entretenir ; il y faut une documentation plus riche, plus humaine aussi. Un conteur de cette trempe se double nécessairement d’un érudit : celui-ci nourrit et fortifie son inspiration par une connaissance sûre et détaillée des littératures classiques ; les mémoires du xviiie siècle lui sont aussi familiers que l’anthologie grecque ; sa curiosité et sa sympathie vont manifestement, non au labeur patient, appliqué, artificiel, des écrivains de pure imagination, mais à toute œuvre qui reflète avec précision la vie multiforme d’une époque ou d’un homme. À ce titre, tout ce qui a le caractère d’une confession, d’une autobiographie, d’un journal intime, que ce soit les Dialogues de Lucien ou les Mémoires de Casanova, l’intéresse particulièrement. Tout récemment encore ne trouvait-il pas le secret du manuscrit mystérieux de Legrand de Beauvais ? Quelles découvertes inattendues, quelles révélations piquantes ne laisse pas espérer cette collection énorme de documents personnels, de lettres, de confidences, cette Histoire des femmes que j’ai connues, dont l’auteur, en la dissimulant sous le voile épais d’une ingénieuse cryptographie, semblait réserver la primeur à un esprit digne de la comprendre et de l’apprécier ! Si de cet énorme recueil d’indiscrets bavardages doivent sortir quelque jour, sous la plume alerte de Pierre Louÿs, quelques nouvelles délicates, les Mémoires énigmatiques de Legrand de Beauvais n’auront pas été écrits en vain. Ceux de Casanova empruntent de même un intérêt nouveau et une valeur particulière au roman qu’ils ont inspiré et que nous avons essayé de ramener à sa source.

Archéologie, voyages.
Ch. Diehl : Palerme et Syracuse §

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907, p. 692-697 [695-696].

Nous retrouvons avec plaisir la Collection des villes d’art célèbres avec Prague, de M. Léger, et surtout Palerme et Syracuse, de M. Ch. Diehl. — De Syracuse, il reste peu de chose, — les Latomies, le théâtre grec, l’amphithéâtre romain, des fragments recueillis par les musées — à coté de quoi l’illustration en est réduite à reproduire : le temple de la Concorde à Agrigente, le théâtre et le temple de Segeste, le théâtre de Taormine. « La moderne Syracuse, revenue à son île étroite d’Ortygie, n’est plus qu’une petite ville proprette et coquette, dit lui-même l’auteur, où des maisons aux balcons élégants qui rappellent la Renaissance bordent les rues parées de larges dalles, où chaque tournant découvre une échappée sur la mer ou bien sûr la vieille citadelle qui domine l’entrée du port de sa masse pittoresque et fière. » Or, ce qu’on vient chercher à Syracuse c’est surtout les souvenirs de la civilisation grecque et il faut véritablement avoir une âme d’archéologue pour essayer de tirer parti de tous les fragments, de tous les pans de murs qui se découvrent et des ruines nombreuses que recèle le sol de la vieille ville afin de l’évoquer au temps de Hiéron II, de Denys l’ancien et de l’Expédition de Sicile. Le musée cependant offre une admirable collection de monnaies et dans la ville, les portails de S. Giovanni et de Santa Lucia, les façades du palais Montalto et du palais Lanzo évoquent le souvenir du Moyen-Âge, tandis que les vieilles et pittoresques fortifications bâties par Charles-Quint et la citadelle à laquelle reste attaché le nom de Georges Maniakès nous remémorent les guerres du xvie siècle. Palerme, au contraire, vit par le souvenir de la domination normande. C’est la chapelle Palatine, Saint-Jean des Ermites, San Cataldo, la Martorana, la Ziza et la Cuba, le dôme de Cefalù, San Spirito et la cathédrale qu’il faut compléter avec le dôme et le cloître de Monréale, œuvre d’un art précieux, dans lequel on reconnaît, unie aux influences normandes, la décoration pour ainsi dire géométrique et en broderie des monuments arabes. Mais né d’une volonté royale et d’une intention politique, cet art ne devint jamais un art national et, malgré un éclat incomparable, il dura peu et se transforma vite. C’est au même ciseau que nous devons le candélabre pascal de la chapelle Palatine, les délicats chapiteaux du vestibule de la Ziza et ceux du cloître de Monréale. C’est le même principe de décoration, oiseaux affrontés, qu’ils soient paons ou faisans, qui dicte le thème de ces chapiteaux et celui des médaillons de mosaïques de la Ziza et de la chambre dite du roi Roger, au Palais Royal. Colonnes antiques, tableaux et parements byzantins, boiseries et plafonds, éclatantes mosaïques d’étoiles semées sur les lambris ou s’enroulant au fût des colonnes, tout cela ne forme qu’un tout, une harmonie et l’art d’une école. Les monuments peuvent être nés de pensées différentes. Ils ont été exécutés par les mêmes mains. Mais le jour où les Hohenstaufen succédèrent sur le trône de Sicile à la dynastie normande, fut pour Palerme le commencement de la décadence. La domination espagnole introduisit ensuite en Sicile un art ronflant, tourmenté, chargé de sculptures, et les architectes qui, au xviie siècle, donnèrent à Palerme sa physionomie actuelle, les peintres et les sculpteurs qui décorèrent ses églises et ses palais vécurent d’emprunts qu’ils firent à l’art de l’Italie continentale.

Complet et bien présenté, d’une illustration heureuse et abondante, Palerme et Syracuse de M. Ch. Diehl est certainement un des meilleurs volumes de la collection.

Échos.
Domus Augustana §

Tome LXVIII, numéro 244, 15 août 1907, p. 749-752 [751-752].

Les découvertes des archéologues italiens se multiplient sur le sol romain. La nécropole du Palatin intéresse tous les savants. Le squelette romain, surpris dans sa fosse millénaire insoupçonnée, semble devoir changer plus d’une orientation historique. La maison d’Auguste, maintenant que la villa Mills, jusqu’ici demeure de religieuses, a été ouverte au public, attire vivement l’attention des artistes et des savants.

On sait que la villa Mills était construite sur l’emplacement même de la Domus Augustana. On a pu découvrir des fresques très anciennes, qui ont permis de reconnaître sur les lieux où s’élève la villa, l’église et le monastère de San-Cesario, dont on avait entièrement perdu les traces. Cette découverte a une très grande importance non seulement par la valeur et par l’antiquité des fresques, mais plus particulièrement pour la topographie et l’histoire du Palatin au Moyen-Âge. Cette église servit de chapelle privée aux premiers empereurs chrétiens, et eut la gloire de voir consacrer dans ses murs deux pontifes : saint Serge (687) et Eugène III (1145).

Une très curieuse remarque nous apprend que probablement le nom du saint était dérivé de celui de César, la chapelle étant destinée à un privilège impérial. En effet la fête du saint coïncide avec la fête païenne Paliliæ, qui est célébrée le 21 avril en souvenir de la fondation de Rome.

Il paraît en effet, selon M. G. Tommassetti, que, dans la transformation rapide de l’Empire à ce moment de l’histoire du Christus imperat, les chrétiens zélés, afin de chasser le souvenir des vieux cultes, décidèrent de les remplacer par l’exercice des cultes qui, dans la nouvelle religion, présentaient une plus grande affinité dans les noms autant que dans l’idéal religieux. On peut remarquer que la propriété de San-Cesario, sur la route Labicana, a été reconnue comme celle de la villa de Jules César, dont parle Suétone, où le grand conquérant fit son testament quelques jours avant sa mort tragique. D’autres églises consacrées au même saint rappellent des souvenirs césariens. De même Sainte Marie Antiqua remplaça la mémoire de Vesta, et la Résurrection du Rédempteur celle d’Hercule, précurseur divin dans la fondation de Rome.

La même église de la maison d’Auguste fut le sanctuaire où furent exposées les images authentiques des nouveaux Césars de Byzance.

Tome LXIX, numéro 246, 15 septembre 1907 §

L’Art et l’État au dix-huitième siècle, d’après la correspondance de Cochin et des documents inédits [extraits] §

Tome LXIX, numéro 246, 15 septembre 1907, p. 60-96 [71, 89-92].

[…]

L’École des élèves protégés qui assurait le recrutement de l’École de Rome placée sous la direction de l’Académie était plus étroitement surveillée. Les élèves, en nombre très restreint, avaient leurs ateliers au Louvre et travaillaient avec les maîtres dans une fructueuse intimité.

Cependant elle souffrait de la détresse financière de l’Académie ; en 1756, Cochin sollicite de Marigny l’ordre de faire partir pour l’Italie les cinq élèves protégés qui doivent remplir les places vacantes à l’école de Rome. Ces élèves étaient : les peintres Fragonard, Monet et Brenet; les sculpteurs d’Huez et Brenet ; la pénurie du budget empêcha leur départ.

« Il y a une année et demie de crédits en arrière », écrit Cochin le 26 mai 1761, et Marigny note mélancoliquement en marge de la supplique : « Il faut tâcher de lui donner de l’argent. »

[…]

Sur Boucher nous n’avons qu’une lettre relative à son fils ; mais elle est importante.

Le fils du grand peintre, Juste-Nathan Boucher, avait commencé par étudier l’architecture sous Blondel et Soufflot. Avec des moyens médiocres, il voulait néanmoins s’essayer à la peinture, mais ne réunissait pas les qualités requises pour être envoyé à Rome. Cochin, pour l’y faire aller, avise Marigny d’un expédient, par un document qui contient toute une théorie curieuse sur l’utilité qu’il y a pour les architectes de ne pas rester trop longtemps en Italie :

Monsieur, dit-il, j’ai vu la part que vous avez bien voulu prendre au déplaisir qu’éprouve M. Boucher en voyant son fils retardé dans ses études et le connaissant d’ailleurs susceptible d’un découragement absolu : il se trouve forcé, s’il ne veut que le crayon lui tombe des mains, de l’envoyer à Rome à ses dépens, ce qui d’une part lui serait lourd à supporter et de l’autre inquiétant, s’il est abandonné à lui-même et hors de l’Académie, j’ay l’honneur de vous proposer un moyen de peu de dépense de donner à M. Boucher une consolation sensible et digne de l’affection dont vous l’honores.

J’ai déjà, en quelques occasions, sans y être poussé par aucun intérêt particulier, eu l’honneur de vous exposer une vérité avouée par M. Souflot et par tous les artistes qui connaissent Rome et le genre d’étude que les architectes y doivent faire ; c’est que les architectes n’ont pas besoin de rester à Rome plus de trois années. Plusieurs raisons militent pour ce sentiment : 1° trois années accordées à un architecte équivalent aux quatre accordées aux peintres et aux sculpteurs, en ce que ces derniers ont une copie à faire pour le Roy ou en marbre ou une peinture qui leur consomme leur quatrième année ; tribut auquel les architectes ne sont point assujettis ; 2° les connaissances que les architectes ont besoin de prendre en ce pays consistent à ramasser dans un portefeuille toutes les choses ingénieuses et de bon goût qu’ils y voyent, recueil qui peut être fait en moins de trois années par un homme studieux; 3° la science des architectes consiste certainement dans le goût et la décoration, et c’est là, quoi qu’en puissent penser ceux qui attachent beaucoup de gloire à la distribution et même à la construction, c’est là, dis-je, ce qui distingue le grand architecte du maître maçon ; c’est là ce qui a été et sera toujours infiniment rare. Cependant, on ne peut nier que l’Architecte qui veut faire usage de ses talents n’ait besoin de beaucoup de connaissances pratiques, relatives aux matériaux de son pays, qu’il n’acquiert point à Rome et qui consomment du temps en prolongeant au delà de trois années son séjour à Rome. Il retarde d’autant cette étude ingrate, en rien nécessaire ; 4° les difficultés qu’éprouvent les architectes à trouver l’occasion d’employer leurs talents et à obtenir la confiance les obligent encore plus à ne point rester trop longtemps éloignés. C’est en partie ce qui a été cause que toute l’école ancienne n’a point cherché à faire de voyage. Laissons-les aller à Rome, disaient-ils, pendant cet intervalle nous ferons des connaissances utiles, nous obtiendrons les ouvrages, et ces Romains, avec leur goût antique, ne sauront où se placer. C’est pourquoy il est important aux architectes que leur absence par le séjour de Rome ne soit pas trop longue.

Cela prouvé, j’ay l’honneur de vous supplier de fixer le séjour des architectes à Rome aux trois années, qui leur sont suffisantes, de l’aveu de tous les architectes consommés.

Il en résultera plusieurs avantages. Cette quatrième année, dont par cet arrangement vous pourrez disposer sans intervertir l’ordre établi, vous mettra à portée, sans qu’il en coûte rien au Roy, des places de grâce, dont vous gratifierez des sujets dignes d’attention et à qui ce secours peut être utile, quoique leur genre de talent ne soit pas de nature à concourir aux prix. Tels étaient MM. Greuze, Robert, peintres d’architecture, et tels sont le Paon, peintre de batailles, si ses talents achèvent de se développer, et le jeune Bertrand dans la supposition que ses dispositions éclatantes pour le dessin ne le conduisent pas à la peinture d’histoire. Et dans le cas où il ne se rencontrerait pas de ces vocations qui cependant sont assez fréquentes, vous seriez à portée de gratifier de prolongation les pensionnaires de qui vous recevriez des témoignages favorables.

Je viens au moyen que cela vous donnerait d’accorder à M. Boucher une grâce à laquelle il serait fort sensible. Vous pourriez accorder à son fils une place de pensionnaire qui serait composée en partie de ces quatrièmes années. L’ordre qui, il y a quelques années, était tout à fait troublé, et qu’il a fallu rétablir, n’a pas encore permis que les architectes (excepté un seul) ayant eu quatre années, ceux qui y sont, par les restes de ce désordre, sont dans le cas que l’année 1765 n’est que leur troisième année ; mais par ce même ordre rétabli, tous auraient commencé en 1766, successivement, à jouir de cette quatrième année, qui leur est superflue. Quelques-unes de ces quatrièmes années à commencer à l’automne 1765 pourront faire une place de pensionnaire à Boucher le fils et, dans la suite, à d’autres, sans que la dépense ordinaire de l’Académie en soit augmentée.

Mais comme ce serait reculer bien loin Boucher le fils, que de remettre à le faire jouir de cette grâce à deux ans d’icy où on commencerait le bénéfice de ces quatrièmes années, je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien accorder cette faveur à la considération d’un père célèbre par ses talents, et que d’ailleurs vous affectionnez, en ordonnant que son fils parte dès l’automne de l’année prochaine et lui accordant pour cet effet pendant la première année qui s’écoulera une pension de gratification, ainsi que vous avez déjà bien voulu faire pour quelques autres. Cette dépense sera très peu considérable pour le Roy et sera un soulagement pour M. Boucher qui, joint à la satisfaction de savoir son fils à l’Académie, lui donnera lieu de connaître le plaisir que vous prenez à lui faire du bien. Je suis, etc.

COCHIN.

(O1 1260.)

C’était, en somme, une illégalité ; elle trouva grâce aux yeux du surintendant. Par décision du 8 octobre 1763, le séjour des élèves architectes fut réduit à trois années. « Boucher le fils » fut nommé pensionnaire extraordinaire et Marigny le recommanda particulièrement à Natoire.

Le 10 mai 1754, il y avait un an que Fragonard était élève de l’École des Élèves protégés ; en 1756, il était parti pour Rome. À son retour, son mérite commença à se faire jour et Cochin se sentit pris pour lui de la plus vive sympathie.

[…]

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome LXIX, numéro 246, 15 septembre 1907, p. 175-179 [178].

[…]

M. Joseph Hofmiller publie une étude sur l’abbé Galiani. Dans une note il se demande comment Nietzsche a pu être amené à appeler le spirituel napolitain « l’homme le plus malpropre de son siècle ». Or, dans la préface de l’édition Asse se trouve la phrase suivante : « Cet Italien était d’une salacité qui surpassait tout ce que l’on a connu en France dans ce genre. » Le mot salacité, qui était inconnu à Nietzsche, pense M. Hofmiller, éveilla chez lui l’idée de sagacité et de saleté.

[…]

Tome LXIX, numéro 247, 1er octobre 1907 §

Lettres italiennes §

Tome LXIX, numéro 247, 1er octobre 1907, p. 549-554.

Les jeunes prosateurs italiens §

Depuis Carducci et d’Annunzio, la prose italienne a cessé de se renouveler. Carducci, politicien et polémiste, ardent et farouche par tempérament et par pose, donna à la prose une vigueur cinglante, une puissance nerveuse d’attaque et une élévation de culture et de pensée, qui, après avoir étonné les polémistes pédants et les conteurs faciles et familiers, se révéla aux générations vivantes comme un enseignement et une promesse assez sûre de renouveau du style littéraire national. D’Annunzio, en transposant tous les rythmes de la représentation artistique dans son esprit éperdument épris de grandiose, et en transposant la vision de la vie toujours un octave ou deux au-dessus de ce qu’il est convenu d’appeler « la réalité », affina le goût de ses compatriotes, et leur inspira le désir tyrannique de « styliser » la vie en l’exagérant continuellement et volontairement dans le sens du profond ou du grandiose esthétique, afin de la représenter en beauté. La génération qui vécut autour de d’Annunzio l’imita, en subit tout le charme, en fut si éprise que, très faible sans doute, elle ne se réalisa point ou se réalisa mal ou peu. Seuls les rares écrivains qui ne suivirent pas le jeune maître, ou qui s’en éloignèrent dès la première heure, ont pu atteindre un degré de réalisation littéraire de quelque intérêt. Mais, en dehors même des tendances esthétiques et des manières littéraires de Gabriel d’Annunzio, qui malgré toutes ses défaillances est en Italie le seul grand artiste vivant, digne de ce beau nom trop profané, l’élévation apportée à la langue par l’auteur du Triomphe de la Mort et de La Fille de Jorio, est devenue un phénomène organique national dont tout écrivain italien a bénéficié.

Cependant la prose a cessé de se renouveler. On a exagéré les principes d’exaltation du verbe et le virtuosisme de d’Annunzio, son pathos esthétique, et on n’a pas dépassé ni atteint sa puissance d’émotion et d’évocation lyrique ; il demeure comme le styliste-type de la langue italienne renouvelée. Mais la vie spirituelle italienne se continue en dehors de lui. Les préoccupations très modernes, parfois très profondes de la vie intérieure et de la vie sociale, passionnent la multitude des esprits jeunes qui cherchent à leur tour à se réaliser dans le rythme de leur temps. Le maître d’antan est devenu indéniablement le plus grand poète tragique méditerranéen de notre temps. Par cela même il est à peu près isolé dans son pays, où le renouveau du Théâtre, dans le sens de la Renaissance tragique de nos spectacles de plein-air commence à peine à trouver des adeptes non encore fervents. Les écrivains s’élancent dans les domaines de l’analyse intérieure ou de l’analyse sociale. Ils s’étudient et ils étudient. Leurs œuvres sont didactiques. Leur imagination veut enseigner.

Quelques conteurs survivent aux vieilles tendances ; ils content encore avec plus ou moins de bonheur, parfois même d’art, des histoires de pays ou d’individus, et tout se borne au plaisir de les conter, au profit de quelques évocations de vie moderne, qui rarement atteignent la valeur d’une révélation. Mais, en général, une haleine de fièvre, de fièvre collective ou de fièvre individuelle, rend ardentes et même éloquentes quelques-unes des pages les plus récentes des jeunes prosateurs italiens.

Angelo Conti : Sul Fiume del Tempo, R. Ricciardi, Naples §

Trois livres, parus presque en même temps, révèlent trois tendances de la volonté d’introspection qui émeut quelques esprits et semble pouvoir créer en Italie une intéressante littérature de la vie intérieure.

Un de ces trois livres est dû à un écrivain plus très jeune, et dont la production, restreinte mais très noble d’aspiration et de ton, a éclairé jusqu’ici quelques âmes d’élite. Sur le fleuve du Temps, de M. Angelo Conti, est un livre où frémit un véritable printemps des aspirations lyriques d’une race, et qui semble écrit par un enfant phénoménal dont la jeunesse serait égale à une extraordinaire expérience de l’art et de l’âme humaine. M. Angelo Conti est-il vraiment le frère idéal du protagoniste du Feu ? A-t-il vraiment joué dans la vie de d’Annunzio le rôle parfait que le frère idéal joue dans le roman ? Toujours est-il que ses évocations de Venise, la manière profondément musicale de découvrir les accords et d’harmoniser les silences de la ville très romantique, certaines cadences même de son style, remémorent les visions ardentes du Feu. Le style de ces évocations de paysages héroïques, entrevus « sur le fleuve du Temps », est extrêmement lent, et sa lenteur est laide par moments. Mais la particulière conception esthétique de la vie, qui forme l’originalité, sinon l’étrangeté, de M. Angelo Conti, remplit les pages nombreuses, en étend la signification, leur donne une valeur d’enseignement que dépasse celle d’un simple document d’âme. L’épigraphe de Maître Eckhart :

« Mon œil et ce qu’il voit, sont une chose seule », qui orne comme un cachet mystique le volume, révèle nettement toute la philosophie du poète esthéticien, qui déclare plus loin mépriser la théorie des sources dans l’histoire de l’art, et « trouver dans toute œuvre géniale la continuation et la révélation de ce qui vit dans la nature environnante ».

La vision entièrement, et profondément, subjective de la vie est parfaitement comprise par M. Angelo Conti. Il comprend aussi que la vie n’est que le jeu perpétuel des aspirations et des réalisations, et que l’équilibre de ces deux éléments perpétuels du mouvement est toute forme évidente ou occulte, tout organisme physique et métaphysique.

M. Angelo Conti révèle ses théories par des paradigmes choisis le long de son chemin, sur le fleuve du Temps. Il parle des pays et de l’âme des pays qui ont frappé son esprit, et l’ont fait étinceler en images. Il n’a pas organisé des théories dans un système d’esthétique ou de métaphysique satisfaisant. Mais ses tendances, plus que son éloquence souvent ni heureuse ni neuve, sont d’un intérêt très sûr et peuvent être fécondes.

Giovanni Papini : Il Pilota cieco, R. Ricciardo, Naples §

Le même éditeur qui a publié le livre de M. Angelo Conti, Ricciardi, de Naples, un jeune éditeur qui se consacre à une production littéraire et philosophique originale et d’un ordre supérieur, a fait également paraître un volume : le Pilote aveugle, de M. Giovanni Papini. Ce sont treize aspects de la même inquiétude, ou, si l’on aime mieux, treize nouvelles ou treize chapitres d’un livre de mémoires psychopathologiques. Les dérivations de ces écrits sont nombreuses. On pourrait nommer les grands idéalistes individualistes du Nord, puis Edgar Poe, dont le livre de M. Papini semble parfois imiter de près l’analyse antinomique, qui devient ici volontairement paradoxale, et enfin Gotama, dont la subtilité rétrospective a sans doute charmé le jeune écrivain italien. Sous les apparences de la plus fière indépendance qu’il pousse souvent et volontiers jusqu’à la grossièreté verbale, M. Papini semble un esprit très inquiet. Il a dû se renouveler complètement au point de vue psychique, il doit pouvoir considérer sa vie en deux phases bien distinctes, dont la première doit jeter dans son âme une ombre noire, et une lumière trouble sur la suivante ; il a dû réunir dans la première étape de sa vie toutes ses faiblesses, pour mieux les haïr, et grouper dans l’étape présente toutes ses qualités, ou tout au moins toutes ses aspirations, afin de mieux s’aimer ; pour que dans ce livre M. Papini haïsse et tue continuellement son moi passé, sous forme de son propre « moi » ou de celui d’un ami cher. Et il a dû souffrir de ses défaillances, pour s’acharner de la sorte contre elles, et pour exalter en quelque sorte à chaque page le courage de hautement les proclamer après les avoir reconnues chez soi-même ou chez autrui. Cela constitue l’étrangeté de ce livre aux intentions et aux attitudes psychologiques profondes. Ce n’est pas certes un livre d’affirmations ou de révélations ; la volonté d’être étrange par la voie des contradictions psychologiques et paradoxales, par la voie des antinomies, y est souvent manifeste ; il y a aussi un abus romantique de thé, de café, de haschisch et de larmes. Au point de vue du subjectivisme qu’il révèle, c’est un livre d’analyse psychique, comme le livre de M. Angelo Conti en est un de synthèse esthétique. Mais c’est sans nul contredit un livre d’imagination souvent fascinante et de subtilité d’analyse souvent étonnante, qu’il faut remarquer.

Arnaldo Cervezato : Piccolo libro degli Eroi d’Occidente. Ed. La Nuova Parola, Rome §

L’introspection de M. Arnaldo Cervesato, dans Petit livre des Héros d’Occident, a mûri loin des voies esthétiques, en plein domaine mystique. Le fondateur et le directeur de la Nuova Parola, qui est chronologiquement la première « revue d’idées » italienne, est passé à travers le Bouddhisme, et en a gardé quelques attitudes spirituelles. Sa « critique idéative » tend à déclarer qu’il existe une « équation parfaite entre le suprême spiritualisme et la suprême énergie ». Par cela, les Héros et les Mystiques se révèlent identiques, compris en tant que puissances humaines, comme forces de la nature.

Jésus, Marc-Aurèle, Shakespeare, Rembrandt, Gœthe, Napoléon, Wagner, et d’autres héros du talent ou du sentiment de l’Occident, passent dans l’évocation émue de l’écrivain. Si Rembrandt « aperçut toute la lumière et toute l’ombre de l’univers et la lutte implacable qui dure entre les deux forces, celle qui évoque et crée la vie et celle qui administre la mort », Spencer proclama « la souveraineté du sentiment dominateur et de l’intuition révélatrice, qui aperçoit l’union et qui la crée ». C’est ainsi que M. Arnaldo Cervesato réunit les esprits les plus divers, selon une loi infaillible de reconnaissance, la loi mystique, la loi de son esprit qui accomplit avec une calme confiance un intéressant effort critique vers l’unité des représentants de l’humanité, les Héros, dans le sens de Carlyle, comme des Hommes représentatifs, dans le sens d’Emerson.

L’évocation de M. Arnaldo Cervesato est souvent imprécise, ou trop générale, ou trop manifestement asservie à une affirmation mystique. Cependant, la qualité de l’introspection est celle d’un mysticisme systématisé, qui en Italie semble en ce moment vraiment symptomatique.

Alfredo Baccelli : La Meta, Soc. Tip. Ed. Nazionale, Rome §

Les préoccupations scientifiques de notre temps permettent à M. Alfredo Baccelli de créer un type d’homme moderne, dont les racines très anciennes, d’une vieille famille princière romaine, semblent mûrir parfaitement ce fruit d’un temps précis et d’un milieu assez caractéristique : notre temps, et Rome.

Le « type » qui domine dans le roman Le But est celui d’un grand médecin en butte à ses amours, à ses études et à ses détracteurs, mais il est surtout celui d’un homme qui veut se réaliser dans la plénitude des forces que sa race éteinte a concentrées en lui puissamment, et que son temps et son milieu lui réclament. Cet homme est devant l’humanité avec une arme puissante, presque toujours irrésistible : sa volonté d’être. Il est seul devant son But. Mais ni la catastrophe de la maison de ses aïeux, ni celle de son amour, ni celle de sa réputation attaquée pendant un moment de sa vie avec une terrible violence, ne peuvent ébranler sa volonté, ni détourner ses regards du point terminus de ses aspirations.

Umberto Savelli est un homme de science. Il est un de ces héros modernes, qui parcourent en phalange la terre, ou s’arrêtent dans le cœur des métropoles, à la recherche d’une vérité pratique à découvrir, à révéler, à affirmer. Une grande maladie attire à elle et concentre les efforts du savant. La maladie est la révélation d’une désharmonie, d’un gouffre qu’il faut combler et d’un tourbillon de malheurs qu’il faut arrêter d’un geste, ce qui forme le suprême orgueil de l’homme en lutte avec la perpétuelle hostilité de la nature. Savelli a vu un gouffre, celui de la phtisie, il s’y arrête, il doit le combler. Les trois parties de ce roman, qui est tout développé selon la norme parfaite de sa logique ternaire, préparent l’homme de science, et le montrent tout aguerri pour sa réalisation. Sa famille ruinée, l’amante qu’il aime d’un terrible amour de névrosé et qui l’abandonne pour qu’il soit heureux sans elle, enfin les recherches du savant, sa lutte âpre et son triomphe composent les trois étapes d’un homme qui sait vouloir, qui sait surtout se donner. Et lorsque l’hostilité des hommes frappe contre sa poitrine et s’y acharne, il a assez souffert pour connaître la valeur de la solitude, et il sait remplir d’activité infatigable son silence. Puis il triomphe, et l’enfant de la famille princière ruinée, et l’amant d’un amour farouche et malheureux, est dans tout son éclat l’homme de science victorieux. Il a atteint le But.

De M. Alfredo Baccelli, homme politique et poète, que le public français connaît par ses conférences à la Société de géographie, il a paru aussi un recueil de Proses et Poésies choisies dans cette petite et remarquable collection de la Biblioteca Universale de l’éditeur Sonzogno.

Memento §

M. Gaetano de Sanctis, professeur à la Faculté de Turin, a publié à la Bibliothèque des Sciences Modernes de Bocca frères, à Turin, son Histoire des Romains. Je parlerai dans une prochaine chronique de cet ouvrage très remarquable. — S. Di Giacomo : Poesie, R. Ricciarda, Naples. — Vittorio Imbriaui : Studi letterari et bizzarie satiriche, aux soins de B. Croce, G. Laterza, Bari. — P. A. Gariazzo : La Hampa incisa, avec une préface de L. Bistolfi, et d’admirables reproductions hors texte, Coll. Lattes, Turin. — Avv. Raimondo Canudo : Il riposo festivo nelle leggi e nella pratica, Stab. d’Arti Grafiche, Bari. — Sibilla Aleramo : Un pittore e un poete (E. Carrière), Edition de la Nuova Parola, Rome. — Dr. Omar Ben Ali. Un medico nello Harem, Soc. Tip. Ed. Nazionale, Turin.

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907 §

Fin du tour d’Italie en 1811 §

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907, p. 577-605.

[Introduction] §

On connaît le Journal de Stendhal, exhumé de la Bibliothèque de Grenoble et publié en 1888 par M. Casimir Stryienski, avec une préface de M. de Nion. Ce fut la première série des œuvres posthumes de Beyle, dont la mise au jour valut à M. Stryienski une renommée incontestable, sans compter la reconnaissance intime de tous les Stendhaliens.

Le Journal de Stendhal, relatant les événements de son adolescence, et, en quelque sorte, son éclosion intellectuelle et sentimentale, est un document de premier ordre. Quoique diversement accueillie par la presse, cette autobiographie a permis à de nombreux critiques de renouveler l’exégèse stendhalienne.

M. Stryienski raconte dans son introduction du Journal que plusieurs des cahiers furent perdus, le journal de 1807 et 1808, et celui de Russie (1812) entre autres.

Voici, cependant, un important fragment, en possession aujourd’hui de M. C. Stryienski, et provenant de la collection de M. Auguste Cordier, à qui nous laissons la parole :

« Le texte est de la main d’un copiste, très incorrect, avec notes, annexes et corrections de la main de Stendhal.

« Le cahier porte ce titre : Fin du tour d’Italie en 1811. La pagination, commençant à 99, donne à penser qu’il manquerait la première partie de ce voyage, comprenant dès lors les pages 1 à 98. La partie que nous donnons ici étant datée du 8 octobre 1811, de Naples, nous n’avons pas l’intervalle compris entre cette date d’arrivée à Naples et celle du départ de Milan, précisée dans le Journal, à la page 407, par cette phrase : “Je partis de Milan à 1 h. 1/2 le 22 septembre 1811.” Ce voyage a été imposé à Stendhal par la comtesse Simonetta, par prudence, après l’entrevue notée à la page 406 du Journal : “Le 21 septembre, à 11 h. 1/2, je remporte cette victoire si longtemps désirée.”

« L’absence durera un peu plus d’un mois, du 22 septembre au 24 octobre suivant. Stendhal, fort amoureux, passe ce long mois à Florence, à Naples, à Ancône dans l’impatience du retour et n’apportant qu’un intérêt fort distrait à tout ce qu’il voit, ainsi qu’il le dit : “J’écrivais tout cela avec ennui et lassitude.” Il revient enfin à Varèse, le 24 octobre, y retrouve la comtesse Simonetta, et leurs amours continuent jusqu’au 13 novembre, date du retour de Stendhal à Paris, son congé si heureusement rempli pour lui étant expiré.

« Il reviendra à Milan en 1813, reverra sa fair Angela et complétera sur ce manuscrit toutes ses impressions de 1811.

« Le document que nous reproduisons ici comblera une lacune qui se trouve dans le Journal de Stendhal, à la page 410. Muet sur le séjour de Stendhal à Naples, ce journal se trouvera ainsi complété. Le récit du voyage suit pas à pas les cahiers 32 et 33 du journal de 1811, mais ici de nombreuses notes autographes de Stendhal, ajoutées en 1813, augmentent considérablement les 8 pages du texte de l’édition du Journal, et forment environ cinquante pages des plus intéressantes, tant au point de vue des observations du voyageur que de l’histoire de ses amours avec Mme Piétragrua, alors comtesse Simonetta.

« Cette partie si intéressante de la vie de Stendhal, effleurée seulement dans les 32e et 33e cahiers du journal de 1811, qui ne sont en réalité que des notes, se trouve ici complétée et forme un ouvrage absolument inédit. On aura donc ici le double intérêt d’une œuvre inconnue fort curieuse à lire et d’autographes dont les incorrections ont été scrupuleusement respectées. »

Nous adressons tous nos remerciements à M. Stryienski, qui a bien voulu nous confier la publication de ce manuscrit et nous permettre d’en faire profiter ceux qui s’intéressent à la biographie du Maître.

ADOLPHE PAUPE.

[Premier extrait] §

Chapitre LVII §

Nous allons à Pompéia, qui sera ma course la plus méridionale. Nous parcourons les rues de Pompéia. Nous descendons dans le théâtre d’Herculanum, impression d’un masque. Je bâille et m’endors à la Vestale, mais j’admire le théâtre de San Carlo. Le plafond est mauvais. La façade me paraît agréable à voir et annonçant bien un théâtre et non un temple, comme les nôtres voudraient le faire. Façade excellente, pleine de chaleur.

Je reste en ville. (Naples, en 1803, avait, dit-on, 450 mille habitants. 1813.) Je vois les Studij ou le Musée. Pauvre en tableaux, mais des statues (portraits) pour la plupart belles par le naturel. Celle de Balbus, fondateur du théâtre d’Herculanum, à cheval. Ridicule de dames romaines, déjà âgées, faisant faire leur portrait en Vénus. Comme l’a remarqué Strombek, toutes les Vénus ont la position de la Vénus de Médicis. J’admire la rue de Tolède, c’est la plus belle que j’aie vue, et surtout la plus peuplée. Il y a à Berlin une rue plus droite et même plus large : c’est, je crois, Frederik-Gasse ; mais les maisons sont trop peu élevées et on n’y voit pas la centième partie de la population qui s’agite dans Tolède. (C’est une physionomie opposée : propreté, silence et tristesse. Observé en janvier 1813.)

Tolède, Chiaja et la partie de la ville du côté de Portici sont uniques au monde. Cela n’est pas exagéré ; j’ai vu Naples en dehors de la société. Tout y était mort pour moi. La bonne musique m’eût ranimé : je n’y ai entendu que de mauvaise, savoir : la Vestale, de Fioraventi, et la Camilla, de Paër. Si j’eusse eu ici une société comme celle de Mme Simonetta à Milan, ou de M. Lamberti, par exemple, la vue des lieux, mêlée d’observations sur les mœurs, m’eût donné beaucoup plus de plaisir ; au contraire, j’étais excédé du manque d’esprit et du mauvais ton de M. L…

Chapitre LVIII §

À une heure du matin, nous partons pour le Vésuve, le Vicomte, M. Long, sa femme et moi. Mme Long se trouve mal au milieu de la montée sur le mâchefer. Le Vicomte lui donne des secours. (M. Long était déjà en haut, moi à mi-côte, examinant le Vicomte et excédé de fatigue. 1813.) Nous sortons de la maison de l’hermite à 4 1/2, nous faisons encore une lieue sur nos ânes ; et enfin entreprenons la grimpée la plus pénible que j’aie faite en ma vie. Il faut se presser beaucoup moins et n’avoir pas mangé chez l’hermite, mais déjeuner sur le cratère.

J’ai été surpris en ne voyant pas l’enfer bouillir au fond du cratère. La description, à un moment de loisir. La plus belle vue du monde, probablement, est celle dont on jouit de la maison de l’hermite. Il y a un livre où nous trouvons une platitude signée Bigot de Préameneu, conseiller d’État en France. Pas une chose sensée, ce qui est étonnant. Les noms de Mme de Staël et de Schlegel. Le Lacryma Christi est imbuvable pour moi. C’est du vin ordinaire de Bourgogne, dans chaque bouteille duquel on eût fait fondre deux livres de sucre. C’est cela et non pas un goût de muscat.

Les raisins sont encore sur la vigne aujourd’hui 10 octobre.

Nous sommes de retour à 9 h. 1/2. Je vais à la poste, elle était fermée. J’y retourne à 5 h. et j’arrête une place pour partir par le courrier du 11 octobre. (Elle me coûte 40 frs. de Naples à Terracine : on m’attrape de 4 à 5 fr.) Le soir, je vais encore à Chiaja. Je comptais entrer à Saint-Charles, mais la fatigue l’emporte et je me couche à dix heures.

Ce matin, vendredi, à six heures, belle vue du Vésuve, dont les contours étaient éclairés par le soleil qui se levait derrière les deux monts. Celui qui est à gauche, et le moins haut, est l’ancien Vésuve, où l’on trouve les pierres qu’on travaille. De Naples, on ne l’aperçoit que de profil. Le Vésuve qui brûle aujourd’hui est un peu plus élevé et à droite de l’autre. Le peuple de Naples crie à tue-tête et demande toujours. Les chevaux de fiacre y vont fort vite et cela sur un pavé qui fait frémir. Le Palais du Roi a l’air bien, on dit la liste civile fort riche. Il me semble qu’aucun souverain n’a des maisons de campagne seulement comparables à celles du roi de Naples ; Portici, Castellamare, Caserta ; et Capo di Monte, où il est à la campagne avec une vue unique peut-être au monde, et à 15 minutes, je crois, du théâtre de San Carlo. Être l’Intendant de cette Liste civile, place agréable. Volupté du roi Joseph : Il lisait et faisait lire Racine aux dames de la Cour, qui se réunissaient le soir, 8 ou 10 auprès de lui, sans hommes. Quant aux jeunes filles jolies qui n’étaient pas présentées, il en avait formé une troupe de chasseresses, vêtues en Diane, qui allait faire le service auprès de lui, à Capo di Monte. Il paraît que c’est un homme aimable. Il a eu longtemps Mme Miller. Il a su s’amuser, chose assez rare parmi messieurs les Rois (1812).

Chapitre LIX.
Musique à Naples §

Un prêtre qui avait quelque bon sens fit imprimer, en 1803, un itinéraire de Naples. Je vais extraire ce qu’il dit de la musique et qui est assez court. Page 289 de l’original in-8°, mais je n’ai pas le temps de rien observer par moi-même. Naples, 10 octobre 1813.

Naples a eu quatre écoles de musique, mais en 1803 il n’y en avait plus que trois où se trouvaient 230 élèves. C’est de ces écoles que, suivant moi, sont sortis les plus grands musiciens du monde, et c’est bien naturel, c’est le pays où l’on aime le mieux la musique. Il y a plus de véritable amour, pour cet art, dans 50 lazzaroni que dans tout le public qui s’extasie, un dimanche, au conservatoire de la rue Bergère. Les grands artistes que Naples a produits vécurent vers l’an 1726, temps où les mœurs étaient si gaies à Paris sous le Régent. Il est naturel de distinguer les chefs d’école de ceux qui n’ont été qu’imitateurs. On place à la tête des premiers Alexandre Scarlatti, qui est regardé comme le fondateur de la musique moderne parce qu’on lui doit la science du contrepoint. Il était de Messine et mourut vers 1725. Porpora mourut à 90 ans, vers 1770. Il a donné au théâtre un grand nombre d’ouvrages et ils sont regardés comme des modèles. Les cantates leur sont encore supérieures. Léo fut son disciple et surpassa son maître. Il mourut à 72 ans, en 1745. Sa manière est inimitable. L’air Misero pargoletto de Dunofonte est un chef-d’œuvre d’expression. Francesco Durante naquit à Grumo, village des environs de Naples. Il rendit facile le contrepoint. Son plus bel ouvrage, ce sont les cantates de Scarlatti arrangées en duos.

Chapitre LX §

On met au premier rang des musiciens non inventeurs Vinci, le père de ceux qui ont écrit pour la théorie. Son grand mérite est d’unir l’expression la plus vive à la connaissance la plus profonde du contrepoint. Son chef-d’œuvre est l’Artaxerce de Metastaso. Il mourut en 1732, à la fleur de l’âge, et, à ce qu’on dit, par l’effet du poison.

Jean-Baptiste Iesi était né à Pergola, dans la Marche, ce qui le fit appeler Pergolèse. Il dit que Pergolèse est mort à 25 ans, by the Pox. C’est un sot, mais il nomme à peine Paisiello, Guglielmi et Anfossi. Il beugle en 1803 sur la décadence de l’art. Il a raison. L. Durante fut son maître et il mourut à 25 ans. Vous connaissez ce grand homme. Ses chefs-d’œuvre sont : le Stabat Mater, l’air se cerca se dur, de l’Olimpiade et la servante maîtresse, dans le genre bouffon. Le père Martini a dit que Pergolèse était porté naturellement au genre buffo, et qu’il a des motifs gais jusque dans le Stabat Mater. — Hasse, appelé il Sassone, fut élève d’Alexandre Scarlatti. — Jomeli naquit à Averse et mourut en 1775. Il a montré un génie étendu. Le Miserere et le Benedictus sont ses plus beaux ouvrages, dans la manière noble et simple ; l’Armide et l’Iphigénie, ce qu’il a fait de mieux pour le théâtre. — Gluck se forma à Naples. On sait que son genre n’est pas l’expression. Ses ouvrages sont pompeux et magnifiques et m’ennuient. David Perez, né à Naples, a composé un Credo qui se chante encore dans l’Église des Pères de l’Oratoire, à certaines solennités, et l’on va l’entendre.

Traeta fut le maître de Sachini. Il eut plus d’art que son élève qui passa pour avoir eu plus de génie. Le caractère de Sachini est une facilité aimable. On distingue parmi ses compositions série le récitatif Berenice : che fai, avec l’air qui le suit. — Bach, né en Allemagne, fut élevé à Naples. On l’aime à cause de la tendresse qui anime ses compositions. La musique qu’il fit sur le duo : Se mai più saro geloso paraît avec avantage au milieu de celles que les plus excellents maîtres ont composées sur ces paroles. Bach a particulièrement bien réussi à exprimer l’ironie. Tous ces musiciens moururent vers 1780. — Piccini a été le rival de Jomelli, dans la manière noble ; on ne peut rien préférer à son duo : Fra, queste ombre miste o cara ! Peut-être doit-on le regarder comme le fondateur du théâtre Buffa actuel. — Paisiello, Guglielmi et Anfossi sont ceux de ses disciples qui ont eu un nom. (Il ne parle pas de Cimarosa !… C’est qu’en 1803 il ne fallait pas le nommer à Naples.)

Chapitre LXI §

Naples a aussi produit d’excellents chanteurs. On cite Caffarelli, Lzeziello et Farinelli. On sait que ce dernier devint ministre de Philippe V, roi d’Espagne, et Duclos raconte qu’il fut modeste au milieu d’une fortune si inespérée. Il la trouvait trop achetée par l’ennui.

Caffarelli fit élever un palais à Naples, où il plaça cette inscription : Amphion Thibos, ego domum.

Naples a aujourd’hui ses théâtres qui sont presque toujours ouverts. Le premier est celui de Saint-Charles, connu de tout le monde ; les autres sont les théâtres del Fondo, des Florentins, le théâtre Nuovo, le théâtre de Pontenovo ; enfin, à côté de mon auberge, on jouait la comédie dans un souterrain. Tout le monde pense que la musique est actuellement, à Naples, dans un état de décadence.

Chapitre LXII §

Je vais extraire aussi le chapitre des mœurs sur lequel M. Long, qui a éprouvé des fortunes diverses et qui, depuis six ans, est employé dans le royaume de Naples, d’une manière active, a fait quelques notes, écrites en quelques instants, pour me faire plaisir. Je lui dois d’excellents traits de caractère sur les Calabrais. Je n’ai fait aucune remarque de ce genre pendant les 5 à 6 jours que j’ai habité Naples. Aussi ces détails peuvent être faux, mais enfin c’est de la fausseté prise à la source et qui doit encore plus ressembler à la nature que ce qu’impriment à Paris des gens qui n’ont jamais vu le soleil de Naples réfléchi dans cette mer charmante.

Le gouvernement de Naples a souvent changé et n’a jamais, je crois, été bien fort. On peut donc y trouver les beaux caractères que fait naître le climat, pas trop courbés par les lois.

Il y avait à Naples, avant la dynastie de Napoléon, des nobles de deux classes. Ceux de la première jouissaient de beaucoup de distinctions. Toutes les affaires, sans exception, étaient faites par 2 ou 3 mille avocats. On voit ces mœurs dans l’opéra de la Molinara, où un baron, qui ne sait pas trop bien écrire dicte une déclaration d’amour à un homme de loi qui se trouve là par hasard. On dit que beaucoup de grandes dames de Naples répondaient ainsi, sur du grand papier et en style officiel, aux lettres aimables qu’on leur écrivait.

À Naples, les hommes sont plus beaux que les femmes. Les femmes de bon ton ont beaucoup de liberté. Elles sortent seules ou avec leurs amants. Ce n’est que parmi les artisans que les maris accompagnent leurs femmes. Il ne tiendrait qu’aux pédants de Naples de se réjouir de ce qu’il n’y a presque pas de filles ; mais c’est qu’elles ne feraient pas leurs frais, vu la grande concurrence (L.).

On voit ce qui doit arriver dans une ville très peuplée, pleine de célibataires et sous un tel climat. Il y a des femmes entretenues qui, comme ailleurs, se contentent de deux amants, dont un riche qui paie et un autre qu’elles ont dessein d’épouser. Les Napolitaines sont les premières épouseuses du monde. Je parle des filles honnêtes. Elles se livrent à tout, excepté the *** (L., confirmé par le Vicomte).

On a beaucoup de domestiques, parce qu’ils n’entraînent pas une grande dépense. (Très vrai et digne de réflexions, sur le caractère général.) Pour peu qu’on veuille être considéré, on ne peut se dispenser d’en avoir. Depuis quelque temps, il est encore possible de sortir, sans laquais, le matin ; mais, vers le soir, cette suite est absolument nécessaire à l’homme de bon ton, qui, d’ailleurs, après dîner, ne peut plus paraître à pied. Ainsi ceux qui n’ont pas de voiture attendent que le soleil soit couché pour sortir sans que leur vanité ait à souffrir. Il y a 30 ans, tout le monde portait l’épée, jusqu’aux laquais : les rois français ont fait tomber cet usage, qu’on commençait à abandonner. On est vêtu à Naples comme à Paris. Cependant il est facile de distinguer un Napolitain d’un Français.

Chapitre LXIII §

La dernière classe du peuple à Naples est célèbre, dans toute l’Europe, sous le nom de lazzaroni ; ce mot vient de Lazzari, nom qu’on leur donnait à cause de leur nudité : le Lazare de l’Évangile. Ils vivent dans les rues ou sur le rivage de la mer. On les trouve surtout près du Marché, où ils s’acquittent des derniers emplois de la société. Tout leur avoir se réduit à une chemise et à un caleçon de toile et quand ils n’ont ni maison ni lit, ils couchent sur les bancs qui bordent les rues.

L’hiver, ils ajoutent à leur vêtement un morceau de gros drap de laine dont ils se font une espèce de manteau. Ces gens, comme on le voit, n’ont pas de besoins. On les voit manger, dans la rue, du macaroni, des poissons salés et des légumes ; ils n’ont rien et ne se soucient pas de rien acquérir. Leurs fonctions leur procurent ce qui leur est nécessaire, qui est fort peu de chose, et ils passent doucement la vie. Ils ont fourni à Montesquieu l’occasion de dire une bonne bêtise. (Tout ceci est exact, mais l’abbé aurait pu ajouter que ce caractère est malheureusement le fond de celui de la nation. Personne, dans le peuple, ne pense au lendemain : le jour même apporte, bien ou mal, de quoi vivre. Un ouvrier quelconque qui travaille pour vous, lorsqu’il a de l’argent pour sa semaine, croit vous rendre un véritable service. De là vient la misère de presque toutes les veuves d’artisans et de leurs enfants. Ils n’ont plus d’autres ressources que la mendicité, aussi je ne pense pas que ce fléau disparaisse de longtemps. Il est autorisé de la sorte. La femme de l’ouvrier n’est à proprement parler, que la femelle de son mari, who file, mades that, et va à la messe. Après lui, le déluge. Ceci rappelle les mœurs orientales. (L.). M. de Saint-Nom nous a aussi raconté (bêtise de voyageur, L.) qu’ils font une espèce de corps et qu’ils élisent un Roi qui est toujours pensionné par le gouvernement. Ils aimaient beaucoup le roi Ferdinand, qui parlait leur langue qui est pleine de vivacité, de comique et de gestes indécents.

Chapitre LXIV §

Les habitants d’un pays si fertile et si beau se livrent avec fureur au plaisir qui est leur passion dominante. Je ne crois pas qu’on trouve ici beaucoup de ces animaux, tristement raisonnables, qui, sous le nom d’hommes sensés, font la base de la société dans les villes du Nord de l’Europe. Les gens d’ici sont très adonnés à la paresse, à la mollesse, et très gourmands. Ils observent de grandes formalités dans les plaisirs de la table. (Reste des vieux usages. Mais ici c’est une fureur. Les employés sont payés d’avance de leurs mois, dans toutes ces occasions. Le ministre des Finances ne se le fait même pas dire. L.) Les grands jours sont la fête de St Martin, Noël, le Carnaval et Pâques. Alors tout est profusion ; le matin les rues sont encombrées de masses énormes de comestibles, et tout est consommé en un jour. Les tables des riches sont fort bien servies. (Mensonge infâme, pour tout ce qui n’est pas repas d’ostentation. On sait que les 3/4 des maisons vivent de minestra verde et de macaronni et tiranno la carozza codenti. L.).

Chapitre LXV §

Quand on n’a pas traversé le tapage de la rue de Tolède, on ne peut se figurer à quel point le peuple de Naples est criard, vif et gesticulateur. La danse, le chant et les instruments sont un goût général et qu’on satisfait dans tous les instants. Leur amour pour tout ce qui est spectacle perce de tous les côtés. Le peuple se sert beaucoup de tambours, de castagnettes et d’autres instruments qu’on dit d’origine grecque. On se doute bien que toutes les cérémonies de l’église sont des fêtes brillantes. (Tout ceci est vrai. L.) Les prêtres auraient été bien sots et bien peu de leur pays s’ils n’avaient pas pris ce parti. Aussi la religion est-elle une superstition pleine de vivacité. Les jours de fête, les églises sont changées en une espèce de théâtre, décoré d’étoffes et de musique, et toutes les chaises sont tournées vers l’orchestre et non du côté de l’autel.

Tout le temps que j’ai été chez M. Long, j’ai été assourdi par une Madone voisine dont c’était la fête. Toutes les dix minutes, 3 ou 4 trompettes sonnaient avec une force du diable. Le soir, la Madone, devant laquelle nous passions pour aller au théâtre ou sur le quai de la Chiaja, était illuminée à fond et les enfants, qui sautaient autour avec une joie extrême, nous lançaient des feux d’artifices entre les jambes en l’honneur de la Madone. Les frais de cette fête, qui étaient considérables, étaient supportés avec empressement par les voisins, par les Lazzaroni de la Contrado Egiziacha.

Au temps de Noël, tout est plein de Presepi qui représentent, en petit, la naissance du Sauveur, avec des figures et des paysages très bien exécutés. On en trouve dans chaque maison et quelques-uns méritent l’attention d’un homme de goût. L’architecture, les habitations rustiques, les ruines, les divers vêtements, les animaux, les rivières, les ponts, les montagnes, le ciel, les lointains, tout y est traité avec un art infini. — À Noël, le peuple fait des neuvaines, en disant ces Presepi, ou devant les Madones qui sont au coin des rues. Il vient alors, des montagnes, des paysans vigoureux qui jouent de la cornemuse ou d’autres instruments à vent devant les Madones.

Chapitre LXVI §

Le goût du pays pour les arts paraît dans les pompes funèbres. On se sert de caisses recouvertes de velours brodé en or. Il y a peu de Napolitaines qui n’appartiennent pas à quelque confrérie. Les frères se rendent tour à tour le service de s’enterrer.

Il paraît que, jusques aux rois français, les gens du pays aimaient à se vêtir d’étoffes précieuses. On n’en voit plus maintenant que dans les appartements dont la plupart sont tendus en étoffes de soie. Ce goût fit tomber celui de la peinture ; mais aujourd’hui, celles qu’on a trouvées à Pompéia et à Herculanum ont fait revivre la mode de décorer ainsi les appartements.

À Naples, comme à Paris, quand la cour prenait le deuil, tout le monde, jusques aux artisans, se trouvait de la Cour et se mettait en noir. — Naples a un grand nombre de boutiques de glaces et de cafés. (Très bon et très juste. L.) À toutes les heures du jour, elles sont pleines de gens occupés à gesticuler et parler très haut, et à regarder les passants. Les personnes d’un certain rang n’osent pas cependant habiter les cafés, les conversations les remplacent. (On appelle ainsi les assemblées à Rome et à Naples. 1813.)

Les Napolitains sont très soumis au gouvernement ; mais ils veulent parler de tout, décider de tout et ils le font en criant, à tue-tête. (Très vrai.) Les plus petits artisans prennent du café qui, là comme en France, a remplacé l’usage du vin. Le grand défaut des conversations de Naples est l’ennui. — Le gouvernement et les circonstances ne sont pas arrangés de manière qu’elles puissent être amusantes. On y recherche comme aimables les nouvellistes. (Vrai. L. Contraste parfait : Genève et Naples. 1813.) Cela seul, aux yeux d’un homme attentif, prouve combien la civilisation y est peu avancée. Il y a loin de là au salon de Mme du Deffand. À Naples, on examine la conduite du gouvernement, on se plaint de l’extrême chaleur, on se met à jouer. Il y avait, en 1803, deux clubs. Les meilleures sociétés se réunissaient aux loges des théâtres. On y prend des glaces, on écoute un air ou deux, et l’on s’occupe ensuite d’objets plus intéressants. Il est d’usage qu’une femme qui est accouchée tienne pendant quelque temps maison ouverte : c’est-à-dire que beaucoup de gens viennent la voir et qu’elle leur fait distribuer des glaces. — Un usage qui a survécu au bouleversement amené par les rois français est celui qu’a la noblesse de promener un carrosse une heure avant le coucher du soleil sur le rivage de Chiaga et de Margelina. (Existe encore. L.) Il y a beaucoup de voitures. L’été on va au Mole ou à Pausilipe avant le coucher du soleil.

Chapitre LXVII §

Ces gens-ci sont extrêmement portés au tapage. Ils se mettent en colère pour fort peu de chose et se calment de même. Le bas peuple n’a aucune espèce d’éducation. Ce sont les hommes de la nature. (Tout ce paragraphe est d’un véritable observateur et très juste. L’auteur napolitain n’a pas pu parler du goût du peuple pour toute espèce de vol domestique, goût qui les a rendus la fable de toute l’Italie. — Le principe est toujours le même : jouir sans travailler, par conséquent dérober pour jouir. Il faudrait des voleurs pour deviner les ruses, le génie qu’ils déploient pour voler 10 sous. Ceci s’applique plus particulièrement à Naples. (L.)

Une certaine rudesse inculte se fait sentir jusque dans les premières classes de la société. Le peuple va armé de couteaux. On lui trouve un air frappant de vilité et de bassesse. Dans les discours comme dans les actions, tout est humilité. Les Napolitains étant sans éducation sont aussi sans hypocrisie. Ils adorent leur pays et ne voyagent pas. Les artisans mangent tout ce qu’ils gagnent et, dans leur vieillesse, se font mendiants, manière de vivre que la frugalité naturelle au pays et le grand nombre de distributions qu’on fait aux pauvres, rend assez commode. On dit que les crimes n’ont pas ici un caractère atroce et qu’on ne compte pas plus de 40 meurtres par an.

La langue du peuple paraît criarde d’abord et grossière ; elle est énergique et expressive comme tous les patois : mais elle a des grâces particulières. Elle semble avoir été créée pour faire rire. Beaucoup d’ouvrages sont écrits dans cette langue.

Les divers quartiers ont des dialectes, comme il est naturel de l’attendre d’un peuple plein de vie, pour lequel la religion n’est pas un frein, mais une passion, qui n’est presque gêné par aucune loi et qui est plein de naturel. (Toute cette relation est bien froide, comparée à ce que j’ai senti en 1811-1813.)

Chapitre LXVIII §

Retour de Naples à Rome, second séjour à Rome et route jusqu’à Ancône. Je partis (écrit le 20 mars 1813) de Naples le 11 octobre 1811, faisant au devoir le sacrifice de l’éruption qu’on prévoyait pour le lendemain. C’est le plus grand sacrifice que je puisse faire et je fus un sot de le faire. Dans le zèle, il entre toujours les 3/4 de bêtise, dit M. de Talleyrand. Mais dans ce temps-là, j’étais encore tout cœur.

Chapitre LXIX §

Ancône

[J’écris ces lignes dans la chambre de Livia, sur sa table, en face de la mer qui forme mon horizon, au-delà de toutes les cheminées d’Ancône. La mer, c’est-à-dire les rivages (j’écrivais tout cela avec ennui et lassitude. 1813) ne sont pas superbes comme à Naples. Ce sont des rochers arides.] C. C. citadelle ; travaux considérables auxquels on dépense, dit-on, 12 000 écus par jour ; B. arc de triomphe bien conservé de… à six pieds de la mer ; C. fanal au bout du môle ; D. porte de France ; F. petite jetée en simples blocs de pierre. On monte et l’on descend sans cesse dans Ancône, ce qui y restreint beaucoup l’usage des voitures. Les maisons sont en briques et fort hautes, les rues très étroites.

Hier 18, je suis allé à Saint-Cirriaque (en A), mais je n’ai pas songé à voir la fameuse vierge qui ouvrit les yeux après l’arrivée des Français, ce qui voulait dire qu’elle voulait les voir chassés. Il n’y a pas d’arbres à Ancóne, on se promène à la porte de France, sur la grève nue et du côté des fortifications nouvelles. Livia me mena à ces deux promenades le… octobre, jour de mon arrivée.

I have found her much below my ideas, but for the figure, and for the parts. Conducing her to the theater, the very evening for my arrival, she had the figure cachée par une espèce de chapeau et comme elle a un peu la taille de Mme la comtesse Simo, j’eus pendant quelques pas la délicieuse illusion que j’étais avec elle.

[Livia s’ennuie dans la petite ville d’Ancône où elle voit peu de monde encore. L’ennui la rend apathique et doit même lui donner un peu d’humeur. Son père vit avec une servante de la maison, ce qui fait le malheur de L. Ce père me semble avoir beaucoup du caractère et de l’esprit de mon cousin Rebuffet et être, comme lui, peu apprécié. Aussitôt qu’il me vit, il m’offrit de loger chez lui. J’hésitai un peu et enfin acceptai. J’ai trouvé Livia libre et plongée dans l’ennui. La comparaison de Mme de Palfy et de Mlle Mimi de Bé… et de… me montre clairement qu’un des effets de l’ennui est de plonger dans une inactivité apathique qui augmente l’ennui, et qu’un moyen presque sûr d’éviter ce gouffre affreux est de se livrer, comme lady Gaybut Grabu, à une activité extrême. Pour se faire aimer d’une femme ennuyée, il faut cacher la théorie, mais, peu à peu, la porter à plus d’activité ; vous serez bientôt pour elle une source de plaisirs. Faire la cour directement à une femme qu’on désire est la plus grande des sottises ; cela ne pourrait réussir qu’avec une femme pure de vanité, et la vanité des femmes est un lieu commun de tous les philosophes. Soient deux sœurs A et B ; si vous voulez plaire à A, ne manquez jamais de marquer des attentions à B.]

Livia était plongée dans l’apathie de l’ennui et, à propos de bottes, ne voulait pas prendre sa leçon ce matin ; je l’ai portée à la prendre par des plaisanteries ; chanter devant moi, et des choses d’amour, l’a certainement occupée. J’ai écrit la portée de sa voix pour lui envoyer de la musique de Mozart. J’ai tiré de son maître la confirmation entière d’une idée à moi. Bisogna novità pella musica. Voilà, en Italie, une règle sans exception et qui s’accorde bien avec la sensibilité de ce peuple né pour les arts. Si l’on donnait un opéra de Cimarosa, vient de me dire mon maestro, à la première mesure de chaque air tout le monde le reconnaîtrait et l’opéra ne pourrait durer. Il est convenu que peut-être dans 30 ans les opéras de Cimarosa, un peu oubliés, pourront avoir de nouveau le plus grand succès.

Chapitre LXX §

Ne sono colla L*** a take to her the… sans qu’elle se fâche ; elle ne m’a dit qu’impertinent et en riant. Elle me donne des baisers, mais pas comme ceux de miss Angela Boronne le premier jour. I could have her, in two or three days, but I not desire her. Ce que je désire, c’est de revoir mon Angela. Ce matin, à 8 heures, je suis allé voir mon bon Milanais, il signor Casatti, avec lequel je voyage depuis Foligno. Il m’a dit que nous pourrions partir demain matin. Demain est un dimanche, 20 octobre. Nous serons à Milan le mercredi 23.

Je vois beaucoup mieux les mœurs en voyageant ainsi au hasard, qu’en ayant ma calèche et C.. Je n’aurais pas quitté l’atmosphère de France. Mon Milanais m’apprend à n’être pas dupe en voyageant en Italie. C’est difficile pour moi. (Astuce, friponnerie et ton naturel du courrier de Rome, le même qui avait été saltato la veille de mon arrivée à Rome, 1813.) On demande sans cesse et on a toujours l’air mécontent. Il faut presque faire un marché à chaque poste ; de ce côté, comme de tous les autres, la civilisation est moins avancée qu’en France, mais ils ont la sensibilité et le naturel qui est une conséquence, Ce pays est donc éminemment celui des arts.

J’éprouve que I am not éloquent but when I am naturel, mais qu’alors I am pleasing for women. Être donc parfaitement naturel avec lady A. I found in all my friends in Italy less with that I expected. J’étais à leur hauteur il y a quelques années ; il paraît que I have made some miles on the River of the Knowing. Gaming et Louy. Bar. et Lam. m’ont paru manquer d’esprit. Il en est de même de Béat… Hier, ennuyé un peu, j’ai lu le Juvénal de Cesarotti. J’ai trouvé avec plaisir dans la préface la confirmation de mes idées sur le goût. Les satires, pleines de mots propres que je ne comprends pas, m’ennuieraient également, je crois, quand je les comprendrais. Je ne suis pas d’accord sur ce qui est bien et mal avec Juvénal, et, en second lieu, quand même le mal serait pour nous dans les mêmes choses, se fâcher et tirer de la tristesse (ou de l’indignation) du mal, me semble une haute sottise de laquelle je cherche à me guérir.

Voici le passage de Cesarotti. Voir les notes de Monti dans ses traductions de Perse. La préface de Cesarotti est bonne ; j’y retrouve, exprimées avec douceur et sans impetto, beaucoup de corollaires de mes principes, que, par exemple, la peinture des caractères et le vis comica manquent entièrement à Horace. C’est un de ses titres pour plaire à une certaine classe de niais. Cesarotti ne voit pas la nature du comique : mais il indique bien le combat de deux passions ridicules comme dans Letellier. Voici enfin le passage dans lequel Cesarotti et moi nous sommes d’accord, « Il gusto e per sua essenza, misurato, sobrio, guardingo, preferisse il meno al più pronto a schivar un defetto più che ad arrischiar una bellezza. »

Voilà ce qui diminue tous les artistes, à Paris, il faut être doublement Michel-Ange à Paris pour égaler l’auteur de Moïse. (Le 20 septembre, j’ai eu deux marques de naturel, franges de schals, pistolet de… arrêté dans la forêt de Wothenbuttel et, sur-le-champ, deux manques de succès. Accroche. 1813.) De la froideur et l’insignifiance des jeunes gens à Paris. On a un exemple bien frappant dans les A. ?

Cesarotti continue, mais son style tombe dans le commun… « L’Ardenza all’oposta chi é, che parlando irratamente a un ribaldo, mi suri i termini e s’arresti a cio che basta alla casa ? » Je dicterais actuellement 5 à 6 pages bonnes pour moi, mais je suis ennuyé d’écrire. Me faire prêter à Paris les ouvrages de Cesarotti, Monti, Foscolo (l’auteur des lettres d’Ortiz) ; lire leurs préfaces et notes.

[Le 19, son père, après dîner, me parle du départ devant elle. Tristesse, non pas sombre et passionnée, mais constante. Elle ne faisait pas d’effet sur moi, parce qu’elle me rappelait celle de Mimi de B…

Promenade sur le bord de la mer dans le genre des dernières promenades avec Mélanie. (Triste, silencieuse, de l’humeur. « Puisque vous partez, il n’y a rien à dire. » 1813.) Nous allons au spectacle où l’Oro non compra l’amore me fait plaisir. M. Casatti vient m’y dire que nous partons demain à 9 heures, si cela me convient. Il entre dans la loge sans connaître ces dames et y fait 10 minutes de conversation. Cela ne leur paraît pas étrange. Civilisation moins avancée. J’écris ceci encore sur sa table le 20, à 20 minutes du matin, après avoir fait mes porte-manteaux.] Je pars d’Ancône le 20 octobre pour Milan. (1813). Nous suivons le bord de la mer. Case Bruciate. Belle route, telle que je n’en ai jamais vu de plus commode. Longueur infinie des ponts de briques qui traversent les fleuves-torrents tombant de l’Apennin. Ils sont si étroits qu’il n’y peut passer qu’une voiture. Visite à Milanesca Pizzaro. Petit marchand à esprit mercantile. Aisance et naturel de Milanese. Oratoire avec peinture du petit marchand. Promenade à la villa du Comte Mosca. Chute à quoi se réduisent tous les dangers du voyage. 1813.)

Dernière partie du « Journal » — Second séjour à Milan §

Chapitre LXXI §

J’arrive à Milan le 22 octobre 1811 à la nuit tombante, ayant mis moins d’un mois à voir toute l’Italie : je ne touchais pas les pavés en marchant dans les rues. Milanese avait peur d’être assassiné en venant de Lodi. Je revois enfin la Porta Romana. [À mesure que mon voyage devient bon, mon journal devient mauvais. Souvent, pour moi, décrire le bonheur c’est l’affaiblir. C’est une plante trop délicate qu’il ne faut pas toucher. Voici quelques fragments décrivant des instants de mon second séjour à Milan.] (Mais rien ne peut rendre le délice continuel où j’étais alors et la vivacité folle qui ne me quittait ni jour ni nuit. 1813.) [Hier, 23, croyant suivre les conseils d’une politique sage et plein d’un transport d’amour qui agitait mon âme et me laissait la froideur et le coulant d’un homme qui veut parvenir à une chose difficile, je suis parti de Milan à 2 h. 1/2 pour Varèse. Je suis arrivé à Varèse à 8 h. 1/2. Je n’avais jamais lu Ossian, j’ai lu Fingal pour la première fois dans le voiturin. J’ai eu aujourd’hui les aventures et un temps ossianiques.

Je suis parti à cheval à 6 h. 1/4 pour la Madona del Monte. Je suis parvenu à ce lieu élevé et singulier, en parcourant des coteaux aussi beaux que ceux que je me suis figurés pendant toute ma jeunesse. L’aspect du village formé autour de l’église de la Madone est singulier. Les montagnes grandioses. Il y a 4 milles de Varèse au village. Après 2 milles, on aperçoit le lac de Varèse et un mille plus haut celui d’Arona, le lac Majeur. Le soleil se levait environné de vapeurs. Les coteaux inférieurs paraissaient des îles au milieu d’une mer de nuées blanches. Je ne songeais guère à m’arrêter à toutes ces beautés. J’ai pensé seulement que si jamais je voulais vivre quelques mois au sein de la nature il fallait venir m’établir à Saint-Ambroise, à un mille au-delà de Varèse, qui est une petite ville, tandis que Saint-Ambroise est un village.

Aux 2/3 du chemin, j’étais descendu de cheval parce qu’il glissait et je voulais arriver plus vite. J’aperçois M. (il marito), qui descend. Il me reçoit bien. Je monte plus vite encore, enfin je suis dans le village. On me dit de monter un escalier pour arriver à l’auberge. J’arrive à une église très ornée où on chantait l’office. Je redescends. Je demande le logement de Mme P. Je la vois enfin. Je n’ai pas le temps de décrire ce qui s’est passé dans mon cœur. Qu’on se rappelle que pour elle j’avais quitté Naples et Rome avec joie. Je ne lui ai pas dit les choses tendres et charmantes que je pensais en courant la poste, de Rome à Foligno. J’étais tout troublé. J’allais l’embrasser ; elle m’a dit de me souvenir que ce n’était pas l’usage du pays.

Elle m’a demandé si je savais tout ce qui s’était passé. Comme quoi elle s’est horriblement compromise, qu’on savait le rendez-vous du bain d’Alamani, que sa petite coquine de femme de chambre, qui était le noble objet des feux de M. Turenne, l’avait trahie, etc., etc. Si j’avais reçu sa lettre ? Elle avait ensuite une querelle à me faire. Elle avait ouvert, comme je l’en avais priée, les lettres de Faure et avait cru y voir que d’avance j’avais formé le projet de la mettre sur ma liste en passant à Milan. Je viens de lire attentivement les lettres de Félix, elles ne prouvent que mon amour pour Mme P.. Il y a une seule phrase qui a pu paraître ambiguë à l’aimable Angela. Mais je compte la lui faire relire et lui faire avouer que cette phrase ne prouve encore que mon amour pour elle. Je ne savais pas trop ce que je faisais. J’ai pris le chocolat avec elle, nous nous sommes allés promener. Pas un bois sur cette montagne.

En venant, la nuit, de Rome à Foligno, je faisais le dialogue de notre première entrevue. Je lui disais des choses si tendres et si gracieuses, peignant si bien ce que je sens pour elle, que les larmes m’en venaient aux yeux. Aujourd’hui tout troublé, cherchant à tout prévoir et à convenir de tout pendant l’absence de the husband, j’ai dû lui paraître dur et pédantesque. Je sentais que je ne paraissais pas aussi tendre que je l’étais. Mais la crainte de voir entrer à chaque instant M. P. me tenait dans un trouble continuel. J’avais à la persuader de revenir bien vite à Milan. Je craignais toujours d’oublier quelque chose. Enfin, je n’ai pas été aimable et je crains que ça n’ait diminué son amour.] (Je crois que je fus plusieurs fois inintelligible for her ; chez une femme accoutumée à comprendre ceux qui lui parlent au premier mot, cela dut produire froideur. 1813.)

Chapitre LXII §

Hier, j’écrivais ce qui précède avec l’intention de le montrer à A.. Tiraillé par la présence d’un beau jeune homme, Antonio, et la crainte de voir entrer celui dont la présence mettait fin à mon bonheur, j’ai été un peu inintelligible et, peut-être, ai un peu manqué de naturel. Au lieu de montrer mon « journal » à Angela pour lui en demander pardon, je viens de lui écrire avec encore plus de franchise. Peut-être est-ce le propre d’une âme, source de grandes choses, de n’être pas gracieuse dans le moment de l’action où elle cherche de toutes ses forces. On se moquera de l’épithète de « grandes » donnée à mes actions d’hier. Le poids était petit, mais le levier n’était rien.

[Je pars ce matin de Varèse pour Laveno, où j’arrive à 11 heures. Je traverse un pays tel que mon imagination ne peut rien désirer. Le voilà trouvé le pays où il faut venir jouir de la nature et à six heures d’une grande ville.] Je pars en bateau toujours avec la pluie, mêlée d’intervalles de brouillards, pour les îles Borromées. Après une heure un quart de traversée, j’aborde à l’Isola Madre, que je mets une demi-heure à voir. De là, à l’Isola Bella, où j’écris ceci. J’ai vu le Palais. Tableaux négligés de Jordaens (de Naples). J’ai vu le jardin construit en 1670, construit est le mot. Contemporain de Versailles. Plus grand pour un particulier que Versailles pour un roi, mais aussi sec pour le cœur que Versailles. De la terrasse, vue délicieuse. À gauche, l’Isola Madre et une partie de Palanza ; ensuite, la branche du lac qui va en Suisse dans le lointain ; en face Laveno, à droite, la branche du lac qui va à Sesto. — 5 ou 6 nuances de montagnes cachées par les nuages. — Cette vue fait le pendant de celle de la baie de Naples et est bien plus touchante. Ces îles me semblent produire le sentiment du beau en plus grande quantité que Saint-Pierre. Enfin, mon esprit blâmant par amour, pour un beau trop beau, a trouvé quelque chose où rien n’est à blâmer : Le pays entre Varèse et Laveno, et probablement les monts de Brianza. [Je crois que même sans la présence et le souvenir de Mme P., je préférerais Milan à Naples et à Rome.

Grosseur et grandeur énormes de pins et de lauriers venus dans deux pieds de terre, transportée sur des voûtes.] J’ai écrit une lettre de 8 pages. Hier mon trouble m’empêcha un peu d’être aimable. Mon amour tomba ; il est revenu en entier aujourd’hui. (Je le croyais en écrivant. Il fut heureux pour moi de quitter Milan, au milieu de décembre. Si j’y eusse passé un mois de plus, j’envoyais ma démission et y restais. 1813.)

Je crains d’avoir été pédant hier. Elle remarqua que nous avions tous la figure jaune. Elle me montra une lettre de Cimbal avec complaisance, mais seulement une ligne de celle de Turenne. [Ce soir j’ai continué Fingal au bruit de la pluie et même du tonnerre. En me levant, je trouve, grâce au ciel, un temps superbe d’automne avancé, c’est-à-dire des nuages épais, mais très hauts, de la neige sur la cime des montagnes au nord du lac, et la vue parfaitement dégagée. Cela facilitera beaucoup les 8 milles que j’ai à faire au commencement et à la fin de la nuit prochaine.

Ce journal est fait pour Henri s’il vit encore en 1821. Je n’ai pas envie de lui donner occasion de rire aux dépens de celui qui vit aujourd’hui. Celui de 1821 sera devenu froid et plus haïssant.] Sur le mot « grand », comparaison d’Ulysse dans un antre formé de bloc de rochers sans cric et d’un maçon avec cette machine.

Chapitre LXXIII §

Je n’ai jamais vu d’auberge aussi commode que celle où j’écris ceci. C’est le casin de Benati attenant à l’église.

Je désirais être maître de sortir et de rentrer pendant la nuit. Je prévoyais que cela serait fort difficile : tout s’est arrangé naturellement. J’ai un appartement donnant sur le péristyle de l’église et j’ai là, dans ma poche, la benedetta chiave qui me donne la liberté. M. Belati, frère du curé, m’a amusé, pendant une heure et demie, avec tout le respect possible ; moi, de mon côté, je lui faisais ma cour pour en venir au fait de ma clef, le plus amicalement possible. Je n’ai pas eu besoin de commettre cette imprudence. Ang. en a commis une qui fait bien comprendre la différence de l’amour italien et de l’amour français.

Je suis venu, par un temps horrible, dans ce qu’on appelle une portantine. Cette malheureuse portantine n’était point élégante du tout ; elle était formée de quelques bâtons, d’un carreau, d’un morceau de toile jeté sur les bâtons et d’un parapluie de toile cirée, passé entre les bâtons supérieurs et dont j’avais le manche contre la joue. Je croyais que l’auberge de Belati était à l’extrémité du village, opposée à celle qu’habite Mme P. Cela était vrai de l’auberge ; mais on m’a fait l’honneur de me conduire au Casin ; ma marche éclairée par trois flambeaux et faisant événement ; toute cette clarté passant devant la porte de M. X… à 6 h. 1/2 et sous un passage étroit et obscur, devant la porte particulière of the husband, porte qui s’est trouvée ouverte. J’ai fait le gros dos et enfoncé la tête entre les épaules et ma marche ridicule n’a été aperçue que d’A., qui, un instant après, gone with her son, at my casin ; she had given me a little billet and said que justement on logeait deux religieuses dans la chambre par laquelle je devais entrer, que cependant elle ferait tout ce qui serait possible pour que je vinsse à minuit ; que lundi elle serait à Milan. Elle m’a paru charmante en me disant cela. Voici ce billet qu’elle m’a glissé dans la main :

A mezza notte. La gelosia del marito si e
vivamente destata. Prudenza ! e preparate
tutto per repartire domani mattino.
Non più tardi della 7.

Mais il me semble que le billet était écrit avant les maudites religieuses. Dans ce moment, comme j’écrivais les dernières lignes de l’autre page, on est venu, en chantant, à ma porte d’entrée que je n’avais pas pensé à réouvrir après l’avoir fermée en présence de M. Bellati. C’est peut-être le bel Antoine, je la suis sur-le-champ allé ouvrir ; il m’apportait peut-être le contr’ordre d’un rendez-vous en l’honneur duquel j’ai été venté comme au Montcenis.

Mon A. avait raison. Il valait mieux qu’elle vînt. J’ai repoussé cette idée par une considération générale ; je songeais à l’auberge de l’autre bout du village et au temps affreux qu’il fera en effet ce soir à minuit. Il eût été mieux de s’assurer de la position de mon logement.

C’est, au reste, le plus pittoresque et le plus commode que je connaisse pour venir composer une tragédie.

Ce matin j’ai parcouru l’Isola Bella de 8 à 9 heures ; je suis allé déjeuner à Palanza. J’ai été à Laveno à midi ; j’en suis parti sur-le-champ ; arrivé à Varèse à 2 h. 1/2. Je me suis tenu au milieu de l’activité extrême de la cuisine pour lier conversation avec le patron curieux (M. Bonchi), lui conter ma fable de M. de Strombeck, que je cherche partout, et surtout si le mauvais temps n’avait point chassé A.. Tout a réussi assez bien ; je suis parti par un temps de Montcenis à 4 h. 1/4 après une conversation bien écrite, mais assez vide d’idées avec M. l’avocat della chiesa. À moitié chemin pour Saint-Ambroise, j’ai quitté la voiture et pris la portantine.

Vous savez le reste. Me voici, à 4 1/2, solitaire dans mon appartement commode. La tempête et le brouillard venant frapper mes vitres et formant le seul bruit que j’entende avec celui de mon petit feu. Je vais lire un volume d’Ossian qui fait tout mon bagage.

Chapitre LXXIV §

Hier à 9 h. 1/2 seconde lettre : Non e più speranza, etc… J’ai donc été réduit à me coucher et à lire Ossian. Je mourais de sommeil : je n’avais pas songé à dormir dans la journée. Ne pas oublier cela ; autrement j’aurais pu m’endormir dans le lieu du péril et ne me réveiller qu’au jour, ou bien, accablé de fatigue, je n’aurais goûté qu’imparfaitement le bonheur dont deux religieuses, arrivées hier a posto, m’ont privé.

Ces deux religieuses sont-elles des êtres réels ou des fantômes fils de la crainte ? Pendant toute la nuit, les âmes des héros ont gémi au fort de la tempête et ces âmes tristes gémissent encore beaucoup ce matin. Ce matin, le jour est triste, le brouillard nous environne. Si j’eusse été heureux cette nuit, j’avais le projet de proposer de passer incognito ici la journée d’aujourd’hui et de ne partir que lundi matin. She visits to me that she will be tomorrow evening at Milan. Je compte y être, moi, aujourd’hui à 2 heures.

Chapitre LXXV §

Je comptais commencer ce journal par la copie d’une lettre d’amant malheureux que je viens d’écrire à la comtesse Simonetta. Mais la copier serait encore beaucoup plus ennuyeux que l’écrire, et c’est beaucoup dire.

Le ciel m’est témoin que j’ai écrit hier à A. une lettre d’amant malheureux pleine de délicatesse et d’un style ferme. Elle était dans le genre de Duclos et n’aurait pas fait tache (?) dans les mémoires du comte de ***. Voyez ce que c’est que les écoles différentes, les diverses manières de voir la nature ! Cette lettre a paru détestable à A. « Est-ce que vous écririez comme cela si vous étiez malheureux ! me disait-elle ce matin. Street of two Walls. C’est là que je l’ai vue pour la première fois en liberté. Je cherchais à ne pas penser à ce rendez-vous avant d’y être, pour ne pas devenir fou. Je n’ai pas eu le temps d’être naturel et par conséquent de jouir. Je lui ai appris la prolongation de mon congé. Elle, que her husband avait appris mon second voyage à la Madona del Monte, de l’homme même qui m’avait accompagné. Notre amour est persécuté par tous les hasards possibles, les deux religieuses, cet homme qui se trouve faire une longue conversation with the husband.

Elle m’a répété plusieurs fois que si un de ses amis venait lui conter tout ce qui nous est arrivé, elle s’en moquerait comme d’un roman. Cette idée paraît l’avoir frappée. Elle m’a dit ce soir qu’à Novarre elle écrirait notre histoire. Ce matin, elle était vraiment alarmée. Il paraît qu’il y a des affaires d’intérêt entre Turenne et elle. Je dois me dire qu’il n’en est que plus flatteur pour moi d’obtenir la victoire.

Ce soir, by her mother, at 6 h. 1/2, je l’ai vue pendant une demi-heure vraiment amoureuse et belle d’amour.

Nous parlions sur un banc qui se trouve dans la boutique pendant que the mother était occupée avec les commis. Nous étions obligés de parler par plaisanteries. Ce genre où il faut être plaisamment tendre est le mien, j’y suis tout naturel et tout heureux. J’ai vu dans ses yeux et dans la rougeur qui couvrait ses joues l’effet assuré du naturel d’une grande âme sur un autre cœur du même genre. Elle m’a parlé de tout quitter et de me suivre en France. Elle m’a dit qu’elle détestait l’Italie. Il paraît qu’elle est trop sûre de l’effet produit par elle sur tout ce qui l’entoure. Elle est tellement au-dessus des autres femmes qu’aucun de ses amis ne peut avoir l’idée de la négliger. On peut être insensible à son mérite, mais une fois qu’on l’a goûté, comme elle paraît seule dans ce genre à Milan il faut rester à ses pieds. Cela pourrait flatter son amour-propre, je ne sais si elle fait le raisonnement nécessaire pour cela. Mais cette certitude la fait bâiller.

Ce matin, toute troublée par tous les hasards qui se tournent contre nous, quand je lui ai annoncé la prolongation miraculeuse de mon congé, elle m’a dit : « Il faut partir. » Elle m’a appris qu’elle allait à Novare. La jalousie of the husband s’e distata comme tous les diables. Mais je ne crois pas qu’il ait l’honneur d’être jaloux. Il est le gardien des intérêts de Turenne dont la présence est utile aux siens. On attend ce grand politique ce soir. Il me paraît probable qu’il n’arrive que demain. En attendant, j’ai un rendez-vous pour 10 heures. Mais le coquin de perruquier chez lequel j’ai pris une chambre s’est avisé de suivre A. jusqu’à sa nouvelle maison. (Contrada.)

Chapitre LXXVI §

[Hier, 28, a été un jour heureux. Je me suis surpris à me dire : « Mon Dieu, que je suis heureux ! » Tout cela pour la lettre de Fx qui m’a appris la prolongation d’un mois. (J’ai touché 1 500 francs.)]

Origine of the H(istory) of Painting.

[Sans mon maudit amour pour les arts qui me rend trop difficile sur le beau dans tous les genres, je pensais que, grâce à mon système et à 3 ou 4 heureux hasards qui me sont arrivés, je serais un des hommes les plus heureux.] This morning, I have made that a time this night. I should go to a very respectable number. Mais d’abord l’anxiété de l’attente et ensuite ce qu’elle me disait agitaient trop l’esprit pour que le corps pût être brillant.

J’ai lu à la chambre Contrada, dei due Walls, 150 pages de Lanzi qui, au milieu de son bavardage critique, historique et timide, sent bien les arts en sa qualité d’italien. Il n’a pas autant de superlatifs que je le craignais. Par exemple, il est la cause de tout ce bavardage. Il blâme Léonard de ce qu’il voulait toujours faire des chefs-d’œuvre. Pour ne pas tomber dans l’erreur de cet homme extraordinaire, je viens d’écrire 4 pages de phrases plates.

Cimbal était à la banque Borome avec moi ; j’ai cherché à l’amadouer par des prévenances gracieuses. Cela a assez bien pris. But the husband a fait devant moi des reproches à his wife sur son absence de ce matin et sur le retour du fils avec le parapluie. [Je dors très peu depuis un mois. La sensibilité est excitée par le café, les voyages, les nuits passées en voiture et enfin les sensations. Je maigris un peu. Je me porte fort bien. Hier, j’ai dormi pour la première fois 8 à 9 heures après un bain. Je répète que je jouis de la meilleure santé. Je n’ai eu qu’une fois la petite fièvre que me donnent les premiers froids.] J’ai trouvé le froid à Parme en revenant d’Anconi avec M. Felipo Casati. J’ai trouvé une pluie continuelle, des brouillards, du froid, etc. Finances : touché 1 500 fr.

Chapitre LXXVII §

At two of o oclock the fair Ang. give me the following letter :

(Les dates sont aisées à vérifier — j’ai l’almanach royal pour 1811-1813.)

Una sol righa per ricordarmi a te, che amo piu della mia vita, e per dir te che la piu fatale combinazione mi hanno tenita togato sino dopo le 11 ; che subito andai al noto sito, ma tu avi digio partito !… Domani, alle ore 10 spero desire piu fortunata e poterti dire quanto ti amo e quanto soffro per te !… P. S. Alle ore sei di questa sira, io passaro davante al cafe del Sanguirico ni vicinanza della mia nuova, la bothega del quale fa angolo alla Contrada del Bochetto…

Il y a une erreur de sa part. J’ai lu L[anzi] dans la chambre jusqu’à onze heures et demie.

Si elle n’allait pas à Novare, rien ne me manquerait. Je crois avoir ma liberté pendant le mois de novembre. J’ai passé en revue mes fonds, ce matin, j’ai environ 1 646 fr. J’ai payé au bon Milanais 131 fr. pour la moitié des frais de poste de Foligno à Milan, seul, j’aurais dépensé le quadruple.

Suit of my passion for p[ainting]. I thought to spend to that 30 ou 40 days ever the fame. (I have made the half part in six m[ouths]. 1813.)

The countess Simonetta has spent one hour and half with me into Walls chamber. She seemed to have pleasure for my account two times, for her, three or four. I want out at 2 1/2.

J’allai à Berra, il fallait une permission que je vins chercher. Je trouvai de l’intérêt à une peinture de Giotto et à un tableau d’André Manteigne, because I have a stravagant, which cost me gia f. 104. This idea should make me forlorn my time à Mocenigo but se (see four lines in the original page…)

Chapitre LXXVIII §

Pendant son absence du 2 au 15 novembre, j’aurai le temps d’aller à Venise et à Gênes. Mais je ne me sens aucun attrait pour ces voyages. Est-il sage d’user le plaisir que peut me donner Venise, en la voyant quand je n’en ai pas soif, le tout pour pouvoir dire : « J’ai tout vu. » Elle voudrait, à cause de la prudence, que j’allasse à Venise. On y va en 24 ou 30 heures.

[Sans doute, la plus belle femme que j’ai eue et peut-être que j’aie vue, c’est A., telle qu’elle me paraissait ce soir en promenant avec elle dans les rues à la lueur des lumières des boutiques. Je ne sais comment elle a été amenée à me dire avec ce naturel qui la distingue, et sans vanité, que quelques-uns de ses amis lui avaient dit qu’elle faisait peur. Cela est vrai. Elle était animée ce soir. Il paraît qu’elle m’aime. Yesterday and today she has had pleasure. Elle venait de prendre du café avec moi dans une arrière-boutique solitaire ; ses yeux étaient brillants ; sa figure demi-éclairée avait une harmonie suave et cependant était terrible de beauté surnaturelle. On eût dit un être supérieur, qui avait pris la beauté parce que ce déguisement lui convenait mieux qu’un autre, et qui, avec ses yeux pénétrants, lisait au fond de notre âme. Cette figure aurait fait une sibylle sublime]. Je l’ai rencontrée à 6 h. rue des Bachetti près le café Sanguineo, notre rendez-vous ordinaire ; je l’ai accompagnée jusque chez sa belle-sœur, femme d’un chimiste célèbre, Porta Tecinese, je crois, près San Lorenzo. Je l’ai attendue dans un café : au bout d’un quart d’heure, elle a repassé : nous sommes allés prendre du café et enfin, après deux heures de promenade, je l’ai quittée près de l’Arcade de la place des Marchands, toujours avec le bel Antonio.

Chapitre LXXIX §

Je suis allé voir le Cénacle de Bossi, chez M. Rafadi. J’ai été mécontent sous tous les rapports : 1° du coloris ; 2° de l’expression. 1° le coloris est l’opposé de celui de Vinci. Le genre noir et majestueux de Vinci convenait surtout à cette scène. Bossi a pris un coloris illuminé de partout. Il est sûr que, dans une église, son tableau ferait plus d’effet que celui de Léonard. Mais, dans une galerie, le tableau de Bossi déplaira toujours. Un livre fait par l’auteur d’un tableau ôte à ce tableau la grâce nécessaire pour toucher. Pour le prouver, qu’on songe à l’effet contraire, un tableau, trouvé par hasard, d’un auteur malheureux, intéresse sur-le-champ. — 2° expression. Quant à l’expression, je me charge de prouver (7 novembre 1811) que Judas ressemble à Henri IV. La lèvre inférieure avancée lui donne de la bonté et beauté d’autant plus grande qu’elle n’est pas détruite par l’esprit.

Judas est un homme bon qui a le malheur d’avoir les cheveux rouges. Sans sortir de la nature, la figure de M. N.-S. (de Rome) donnait sur-le-champ un meilleur Judas. Celle du général A —. La campagne aperçue derrière la tête du Christ m’a fait beaucoup de plaisir, même avant que j’y aperçusse du véritable vert. Une tête de Christ, de Guido Reni, que j’ai trouvée dans l’atelier de Rafaelli, a été pour moi une terrible critique du tableau de M. Bossi. La gravure de Morghen me fait beaucoup plus de plaisir. Ce n’est pas une raison décisive. (7 novembre.) J’ai encore besoin d’une traduction pour plusieurs peintres. Les Carraches, par exemple, dont les noirs me déplaisent. Vu ce matin, 7 nov., la galerie de l’Archevêché. Belle figure de J. César Procacini. Copie de la Madeleine du Corrège, qui me semble jolie. Beau portrait du pape, en petit, de Titien, dit-on. Relief d’un profil du Titien.

Chapitre LXXX §

Après cela, je fus trop heureux et trop occupé par les jalousies de ces MM. pour avoir le temps d’écrire. Je partis de Milan le 13 novembre, arrivai à Paris le 27 novembre à 5 1/2. Great. — Le lendemain, bataille perdue.

Fin

[Présenté en toute humilité à M. H. de B. âgé de 38 ans, qui vivra peut-être en 1821, par son très humble serviteur, plus gai que lui.

Le H. B. de 1811.
STENDHAL.

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907 §

Histoire §

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907, p. 704-709.

Charles Benoist : Le Machiavélisme, I : Avant Machiavel, Plon §

M. Charles Benoist a entrepris, et l’idée n’est pas malheureuse, pour bien des raisons, une importante histoire du Machiavélisme, plutôt que de Machiavel, dont le premier volume paraît aujourd’hui. Nous nous réservons de revenir avec quelque détail sur cette œuvre, lorsqu’elle sera complétée. Dans ce premier volume, Avant Machiavel, l’auteur a rassemblé tous les traits de « machiavélisme » dont abonde l’histoire des États italiens ; car Machiavel n’a pas créé, il a formulé ce que l’on a appelé, d’après lui, le machiavélisme, et ce qu’il a observé, dans son livre du « Prince », d’après nature, d’après ce César Borgia qui lui-même eut pour prédécesseurs quelques types déjà caractéristiques de politicantes italiens, tels que Castruccio Castracani, le plus ancien, puis les deux premiers Sforza, Bianca Maria Visconti, Girolamo Riaro, Catherine Sforza.

M. Ch. Benoist étudie dans les premiers chapitres ces exemplaires préparatoires, à partir du Sforza. Le gros œuvre du livre se compose du récit, très étudié, des relations de Machiavel avec César Borgia, au moment le plus brillant et le plus caractéristique de la carrière de celui-ci, lorsqu’il conquiert la Romagne, et négocie avec Machiavel, secrétaire de la seigneurie de Florence, l’alliance de cette république.

Dans une dernière partie est exposée la science politique en Italie avant Machiavel. Cette science avait d’abord été théologique ; au quinzième siècle, avec les progrès de l’érudition, elle devient humaniste. Mais les humanistes condensent seulement la science de l’État en lieux communs empruntés de l’antiquité, de même que les scolastiques s’étaient contentés de lieux communs théologiques. Cependant on ne peut méconnaître que l’humanisme ait ici préparé le terrain, et l’eût très efficacement préparé, lorsque Machiavel parut avec son réalisme humain, conçu dans l’observation aiguë des hommes et des choses de son temps, d’un César Borgia notamment, réalisme qui, appliqué étroitement à l’art du Politique, est l’essence du machiavélisme.

M. Charles Benoist n’a pas méconnu ce réalisme profond. C’est, je ne dirai pas le goût, mais le sentiment vif de ce réalisme qui lui a inspiré son œuvre. À la bonne heure ! C’est en quoi son livre est le bienvenu. — Ajoutez que M. Charles Benoist est un homme politique distingué, une des têtes perspicaces du personnel parlementaire. Il compare assez volontiers, nous assure-t-on, les chefs de parti du Palais-Bourbon (la comparaison est bien flatteuse pour ceux-ci) aux chefs de bandes italiens qu’il a si bien étudiés. Il faut s’attendre à trouver, de ce fait, un ragoût particulier dans les volumes suivants, dans les conclusions « expérimentales » que comporte une telle étude, du point de vue politicien et démocratique. Nous reviendrons sur cet ouvrage, avons-nous dit.

Philippe Monnier : Venise au XVIIIe siècle, Perrin §

Le peuple était gouverné avec douceur, mis à portée de satisfaire facilement à ses besoins ; en un mot, assez heureux, et même agréablement distrait par des fêtes, des spectacles, qu’un gouvernement, grave d’ailleurs, mais qui avait des vues d’édilité, prenait soin de multiplier ; aussi le peuple de la capitale a-t-il constamment manifesté un véritable esprit national. Ce patriotisme avait plusieurs causes : l’antiquité de la république, de glorieux souvenirs, les moyens que le commerce offrait pour subsister, et la singularité du site de Venise, qui ne permettait pas à ses citoyens de retrouver ailleurs les mêmes habitudes.

Ainsi s’exprime Daru, en son sérieux style empire qui porte le roi de habit brodé du haut fonctionnaire, au tome VII de son Histoire de Venise. Qui aurait dit qu’un mot, qui se détache dans cette grisaille de considérations académiques, le mot « singularité » appliqué au site de Venise, serait devenu, au bout d’un siècle, à l’issue des accroissements de l’érudition et des apports de la couleur, le thème fécond, varié, inépuisable du charmant livre que voici :

L’âme est hilare, remarque à son tour, de Venise, M. Philippe Monnier. On rit si gaiement. C’est que rien que par elle-même déjà, Venise offre toute la drôlerie d’un anachronisme. C’est une île et comme la plupart des îles, choses risibles, elle abrite des mœurs bizarres, qui n’appartiennent qu’à elle, et frappent l’étranger de surprise. À l’homme du continent, tout apparaît curieux, singulier, divertissant, de cette civilisation lointaine aux formes imprévues, aux modes impayables, dont aucun geste ni aucun rite n’a changé.

Et M. Monnier s’est donc diverti tant qu’il a pu. Il a ramassé, en 400 pages, la collection complète des singularités vénitiennes. Au xviiie siècle, elles foisonnèrent comme jamais ; et c’est l’époque choisie par l’auteur. Venise, dans l’Europe du xviiie siècle, c’était un peu Nice et Monaco dans l’Europe du xixe. Le rapprochement, d’ailleurs, doit se bornera cette analogie très générale, car rien, dans ces modernes centres du plaisir, ne soutiendrait, bien entendu, la comparaison. Où trouver ailleurs, et dans quel autre temps, un spectacle comme celui de cette immense création millénaire, Venise, de cette histoire qui, le long des siècles, accumule toutes les gloires, toutes les somptuosités, toutes les tragédies, pour finir… en un éclat de rire ; qui fait servir les matériaux inouïs d’une civilisation qu’un effort titanesque étendit sur tout l’Orient… à l’ornement du carnaval où s’acheva la vie de la « cité joyeuse » ? M. Philippe Monnier a, sous ce rapport, laissé peut-être de côté la moitié de son sujet, et je m’expliquerai bientôt là-dessus. Ce qu’il nous donne est d’ailleurs considérable, cette Venise du xviiie siècle, étudiée, ou plutôt racontée, décrite (car rien de plus descriptif que ce livre) dans cette nuance d’âme qui fut la sienne, singulière, mais heureuse en sa légèreté harmonieuse ; dans cette nuance, composée, en sa claire unité, de légèreté, de festivité, de sensualité fine, de galanterie ingénieuse, de tendresse, d’esprit, de sens du comique et du menu, avec la largeur de son amour de la mélodie et de l’éclat de son amour de la couleur. C’est ceci qu’expriment au xviiie siècle ses poètes, ses artistes, ses auteurs, ses gazetiers, ses aventuriers, spirituellement étudiés par M. Monnier, « Goldoni, les deux Gozzi et la Rosalba, Guardi et le Buranello, Da Ponte, Casanova, les Granelleschi, etc. ». C’est ce qu’ils expriment « en miniatures et mélodies, en comédies et chansonnettes, en tableautins, en escapades et lestes choses ».

Groupons les chapitres : les trois chapitres de psychologie générale : « La Vie légère » ; « les Fêtes, le Carnaval, la Villégiature » ; « les Femmes, l’amour et le cavalier servant » ; le chapitre dédié aux gens d’esprit, résumés en Gasparo Gozzi, le critique et gazetier ; le chapitre sur la musique, le chapitre sur la peinture ; les trois chapitres sur le théâtre vénitien : le premier nous décrivant l’ancien théâtre à masques, la Commedia dell’arte ; le deuxième étudiant la comédie plus large, plus humaine et cependant toujours essentiellement vénitienne, de Goldoni ; le troisième montrant, dans les pièces de Carlo Gozzi, le retour à la vieille comédie italienne des Truffaldins et des Pantalons ; enfin, après une esquisse verveuse des aventures de Casanova, le tableau de la bourgeoisie, « dont les anciennes vertus se dissolvent à l’air nouveau », et du peuple, « admirable réserve sociale », mais qui n’a « jamais pris conscience de ses droits ». Et, par ailleurs, la noblesse est dissoute. Aussi quand c’est « fini de rire », quand arrive Bonaparte, le dur jeune homme à la vie de privations et d’efforts, « maigre, impérieux, taciturne », l’effondrement est-il soudain et total. J’y sens cependant plus de douleur que, tout étourdi des grelots de ce long carnaval secoués pendant quatre cents pages, M. Monnier ne semble en avoir perçu. S’il y eut bien de l’indécence, ce fut aussi une scène noblement tragique, que celle où l’ex-doge Ludovico Manini, le dernier doge de Venise, au moment de prêter serment d’obéissance entre les mains de Pesaro, son propre compatriote devenu commissaire autrichien, fut saisi d’une telle émotion qu’il tomba sans connaissance. Je cherche en vain cette scène aux dernières pages du livre. Cette minute suprême y manque.

C’est qu’aussi, plein de verve, d’invention même, dans le rendu des nuances légères, spirituelles, tendres, lumineuses, délicieusement singulières, d’une civilisation de joie et de couleur enfermée dans une île, — avec une érudition minutieuse et savoureuse aidant, à chaque page, aux trouvailles de plume, — le style de ce livre ignore un peu trop (j’entends bien qu’il ne pouvait pas les constater au xviiie siècle) les grands côtés de l’histoire de Venise, la largeur, la gravité. Les patriciens de la Dominante ne se sont pas toujours dépêchés, pour aller au Carnaval, de déserter la salle du Conseil, « la manche de leur habit d’Arlequin déjà passée ». De la Venise héroïque à la Venise carnavalesque, il aurait fallu peut-être ménager plus longuement la transition. Transition profonde et pathétique ! Tout un arrière-fond de mâles et graves fastes doit s’évoquer sous la fête du xviiie siècle. À nous faire voir plus loin que celle-ci, l’historien eût, dans celle-ci même, mis un tragique secret, qui eût complété l’évocation psychologique. C’est dans ce sens, disions-nous plus haut, qu’une partie, inséparable, du sujet n’est point traitée. Cela n’empêche pas ce livre d’être l’une des plus remarquables œuvres d’histoire pittoresque parues depuis quelque temps.

Art ancien.
Lionello Venturi : Le Origine della pittura veneziana (1300-1500) (Venise, Istituto di arti grafiche, 30 fr.) §

Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907, p. 738-743.

M. Lionello Venturi vient de faire paraître sur les Origines de la peinture vénitienne un important ouvrage analogue à ceux déjà publiés par M. Fierens-Gevaert sur les primitifs flamands, par M. G. Lafenestre sur les primitifs français, par M. Sanpere y Miguel sur les quattrocentistes catalans. Cette sorte de travaux est particulièrement précieuse en ce qu’elle résume et met au point en un seul volume toute une partie de l’histoire de l’art ; M. Lionello Venturi s’est parfaitement acquitté de cette tâche délicate. Il rappelle en son livre non seulement tout ce qui est connu de la vie des premiers Vénitiens, mais encore il catalogue la plupart de leurs œuvres, et note les tableaux dont l’authenticité absolue peut servir de point de départ pour l’étude d’un peintre. La reproduction excellente de nombreuses peintures facilite encore cette étude.

L’école primitive vénitienne n’a du reste pas l’importance de l’école contemporaine florentine. Si un Antonio Veneziano va travailler au Campo Santo de Pise dans la seconde moitié du xive siècle, c’est en disciple des Florentins. Les peintres de la lagune s’en tiennent à un mélange des traditions byzantines et gothiques et le plus séduisant de ces artistes est sans doute le successeur de Paolo de Venise, ce Lorenzo Veneziano qui depuis son polyptyque de l’Annonciation (1357) jusqu’à la Madone du Louvre (1372) montre en ses figures un charme comparable à celui des anciennes vierges de Cologne. Après lui Stefano de Venise, Caterino, Nicoletto Semitecolo et surtout Donato, qui fait déjà preuve en sa collaboration au Couronnement de la Vierge de la collection Querini-Stampalia de grandes qualités de coloriste, puis un Jacobello Bonomo, un Niccolo di Pietro épuisent la sève de cette première école locale que le seul contact du timide Guariento, venu probablement de Padoue, ne pouvait vivifier.

C’est seulement au xve siècle que les influences de Gentile da Fabriano, de Jean d’Allemagne viennent renouveler l’art vénitien. Gentile travaille en effet dans la salle du Grand Conseil, entre 1411 et 1414, année où il se trouve à la cour de Pandolfo Malatesta. Michele di Matteo Lambertini devait suivre ses traces, de même que le délicieux anonyme qui a peint les quatre tableaux de la Salle des sept mètres au Louvre, représentant des scènes de la vie de la Vierge et du Christ, artiste populaire, habile à faire chanter les tons les plus exquis. Pisanello avait de son côté terminé sa fresque au même Palais des doges avant 1419. Ces peintures ont disparu ; quelques critiques pourtant ont voulu, mais sans preuves décisives, voir dans un dessin du Louvre l’idée première de l’œuvre de Pisanello. La merveilleuse fresque de San Fermo Maggiore, à Vérone, nous renseigne d’ailleurs suffisamment sur les dons de Pisanello et l’on y peut constater une affinité curieuse avec l’école de Cologne. C’est que Vérone par sa situation se rattachait à l’Allemagne et M. Lionello Venturi a parfaitement noté ce rapprochement.

Il y a de grandes ressemblances, écrit-il, entre l’art véronais renouvelé et celui de maître Wilhelm et de l’école colonaise. Contemporain d’Altichiero, maître Wilhelm ne conçoit pas des scènes grandioses, des groupements subordonnés à l’harmonie des lignes architectoniques ; il ne peint que des tableaux d’autel divisés en nombreux compartiments et de bon miniaturiste il devient ainsi un rénovateur de la peinture, en apportant un soin nouveau à la reproduction du vrai et à la justesse du mouvement. Avec lui la figure prend corps isolément, le groupe se détache bien du fond, le moindre détail est infiniment soigné, les couleurs, tout en restant les anciennes, sont accordées dans une gamme et avec une finesse nouvelles. Miniaturiste toujours, il évite autant que possible les grandes proportions qui deviennent chez lui défectueuses. Avec ces tendances, semblables en beaucoup de points à celles de Stefano da Zevio et de ses compagnons, il travaille au déclin du xive siècle, peu de temps avant qu’elles soient adoptées à Vérone. Si donc on est amené à voir des relations directes entre les deux écoles, la chronologie oblige d’admettre une influence de l’école colonaise sur la véronaise.

Un Jacobello del Fiore avec son allégorie de la Justice, un Michele Giambono plus encore avec son polyptyque du Rédempteur à Venise et l’admirable Christ du musée de Padoue que lui attribue M. L. Venturi, continuent ce courant colono-véronais. Il se manifeste directement par ce Jean d’Allemagne qui en 1444 signe avec Antonio Vivarini le Paradis de l’église San Pantaleone et qui peint avec le même Vénitien la Sainte-Sabine de San Zaccaria et la Madone de la galerie de Venise. Nul doute d’ailleurs que Jean d’Allemagne n’ait la plus grande part en ces peintures ; outre qu’il signe en premier, il donne aux figures un charme, au coloris une richesse, à la composition un mouvement inconnus du premier Vivarini.

Jacopo Bellini, esprit supérieur et grand dessinateur, allait à son tour faire son profit de ces enseignements divers et être le véritable précurseur de la Renaissance. Sans doute élève lui-même de Gentile da Fabriano dont il fit un portrait de profil aujourd’hui perdu, il fut à Ferrare le concurrent heureux de Pisanello lui-même, pour obtenir la charge de portraitiste de Lionel d’Este. On ne saurait guère contester aujourd’hui que l’effigie magistrale que Pisanello fit de ce prince, et qui est maintenant au musée de Bergame, ne soit, par la sûreté de la ligne, par la largeur des plans, par le caractère de la physionomie, par la clarté de la présentation, supérieure à un petit portrait comme celui que Jacopo peignit dans sa Madone du Louvre Lionel d’Este y est agenouillé devant la Vierge et sans doute en raison des petites dimensions de la figure le peintre n’a pu la traiter avec la même netteté que Pisanello. Une autre Madone de Jacopo est au musée des Offices ; antérieure à celle du Louvre, elle se détache sur un fond uni au lieu du fond de paysage rocheux qui servit pour la Madone de Lionel d’Este ; l’attitude, plus hiératique, est d’un grand effet décoratif ; les lignes et le modelé sont d’une remarquable beauté. Faut-il accorder encore au vieux Bellini, comme la fait M. L. Venturi, l’Annonciation de Brescia ? Les raisons que donne le critique font en effet complètement écarter l’Angelico et Paolo de Brescia, et semblent assez déterminantes en faveur de Jacopo.

Mais c’est surtout comme dessinateur que l’artiste nous est aujourd’hui connu ; ses deux cahiers de dessins, celui du British Museum qui est le plus ancien et celui du Louvre lui donnent une importance spéciale dans l’histoire de l’art vénitien. On y peut voir en effet comment il réforma la conception du décor et comment il harmonisa le décor classique et le décor médiéval.

Aucun artiste du commencement du Quattrocento, dit M. L. Venturi, n’offre une aussi grande abondance de dessins que lui et Pisanello. Les deux peintres, qui pendant un certain temps eurent tant d’affinité d’esprit, furent rivaux à la cour de Ferrare, et ils se distinguèrent de leurs contemporains par leur caractère de précurseurs. La réforme qu’ils tentèrent heureusement et que l’Italie septentrionale était mûre pour accueillir, fut préparée avec une longue patience : Pisanello la dirigea du côté de la vérité des costumes contemporains et la recherche agréable des motifs de genre, du côté de la reproduction incomparable des animaux, délice des cours du temps.

Une autre influence allait s’exercer à Venise, celle du Squarcione. Bien que Jacopo ait réussi à s’allier Mantegna et que ses fils, Gentile le magistral portraitiste de Mahomet II et de Catherine Cornaro, et Giovanni le peintre des madones les plus charmantes de Venise, aient en même temps que Carpaccio préparé l’école nouvelle du Giorgione et du Titien, le courant padouan n’en eut pas moins son importance. Le mystérieux Antonio da Negroponte, dont on ignore toute la vie et dont on ne connaît qu’une œuvre, mais d’une exquise beauté, la Madone de San Francesco della Vigna, fut certes d’un exemple profitable aux squarcionesques, Bartolomeo Vivarini et Carlo Crivelli. Squarcione lui-même travailla en 1466 pour Saint-Marc et son élève, Marco Zoppo, eut un atelier à Venise, ainsi que Cosimo Tura.

La personnalité du premier Vivarini, Antonio, est un peu effacée par ses collaborations successives avec Jean d’Allemagne et son propre frère Bartolomeo. Celui-ci s’efforça comme Squarcione de donner aux chairs et aux étoffes un relief et une solidité quasi métalliques. Son nom apparaît pour la première fois dans le polyptyque de Bologne peint en 1450 avec son frère aîné ; il y recherche déjà cette plénitude qui sera sa qualité dominante. En 1459, Bartolomeo signe seul le Jean de Capistran du Louvre et la Madone de Murano. La Madone de Venise et celle du musée de Naples surtout valent par cette recherche ornementale inaugurée par Antonio da Negroponte et poursuivie par Crivelli. Mais le chef-d’œuvre de Bartolomeo Vivarini est peut-être le triptyque de San Giovanni in Bragora à Venise ; la largeur du dessin de la Madone centrale, la vivacité des couleurs en font une peinture de premier ordre. Un Quirizio da Murano, non plus qu’un Antonio da Murano, ne sauront faire preuve d’une égale puissance, mais celui-là conservera un sens décoratif charmant et le second s’approchera parfois du naturel d’Alvise Vivarini.

Alvise, fils d’Antonio, est le dernier et le plus grand des trois Vivarini. Influencé par Antonello de Messine, dont les portraits de la collection Trivulce et du Louvre sont universellement admirés, Alvise arriva de son côté à une force incomparable de modelé et à une synthèse magnifique des plans dans des œuvres comme sa Sainte-Claire. Sa première peinture connue est la Madone de Montefiorentino ; celle de la galerie de Venise date de 1480 ; il s’y montre définitivement libéré de l’ancien polyptyque à compartiments, les saints formant autour de la Vierge un groupe heureusement disposé ; le dessin des figures est d’une vérité et d’un naturel jusqu’alors ignorés.

En 1488 Alvise peignit un tableau pour la salle du Grand Conseil et l’année suivante sa Madone de l’église du Rédempteur : on y trouve encore ce goût de la réalité qui se manifeste dans la nature morte du premier plan, poires, cerises et pommes, mais la facture est plus molle et moins serrée, sans avoir encore cette liberté et ce charme qui feront le prix des Giorgione. Il mourut dans les premières années du xvie siècle et Marco Basaïti termina son Saint Ambroise de l’église Santa Maria de’ Frari.

Carlo Crivelli est un artiste d’exception. Entraîné par le mouvement squarcionesque, par l’exemple d’Antonio da Negroponte et de Bartolomeo Vivarini, il quitta Venise vers 1468, c’est-à-dire trop tôt pour assister à l’évolution de ses contemporains, et il mourut dans les Marches vers 1493, sans avoir pu savoir comment, par les successeurs d’Alvise, Cima da Conegliano, Bartolomeo Montagna et Giovanni Bonconsigli de Vicence, celui-ci auteur d’une très belle Pietà, l’art vénitien allait s’unifier pour arriver aux maîtres du xvie siècle. Tout à la fois décorateur dans la composition et vériste dans le détail, il s’en tint aux anciens tableaux à compartiments. Avant de quitter Venise, il avait eu d’ailleurs une vie assez mouvementée ; en 1467, il avait été condamné à deux mois de prison et deux cents livres d’amende pour avoir enlevé Tarsia, femme de Francesco Cortese, et l’avoir tenue cachée plusieurs mois dans sa maison. De 1473 à 1482, il resta sans doute à Ascoli ; cette même année, il alla peindre son triptyque de Camerino, maintenant à Brera, et revint à Ascoli en 1486 exécuter la commande de la grande Annonciation, qui est aujourd’hui à Londres.

S’il subit dans ses premières œuvres, dont les madones de Vérone et de la collection de Stuers à Paris sont le type, l’influence d’Antonio de Negroponte et peut-être aussi celle de Gregorio Schiavone, l’élève du Squarcione, dès son départ de Venise, sa personnalité se développa en toute indépendance et le perfectionnement de sa technique ne subit guère d’arrêt. Crivelli occupe dans l’art vénitien une place un peu analogue à celle que tient Botticelli dans l’art florentin. L’hiératisme de ses vierges, la fidélité de ses représentations de fruits, de fleurs et d’oiseaux, le bel équilibre décoratif de sa composition, la richesse de son coloris nous séduisent infiniment. L’Annonciation de la National Gallery est à coup sûr un chef-d’œuvre d’invention et de grâce, et même le côté douloureusement caractéristique de sa Pietà du Vatican n’est pas pour nous déplaire. La Madone du musée Brera (1493) est sa dernière œuvre et l’une des plus belles ; l’artiste a ajouté à sa signature sa qualité d’eques laureatus, dont l’avait honoré Ferdinando di Capua. Son nom d’ailleurs est de jour en jour remis en honneur, et M. Lionello Venturi, après M. Rushforth, lui a donné la place qu’il méritait dans son très intéressant ouvrage.

Tome LXX, numéro 249, 1er novembre 1907 §

Les itinéraires de Stendhal §

Tome LXX, numéro 249, 1er novembre 1907, p. 87-92.

Voici une liste, assez fidèle, on l’espère, des villes par lesquelles passa Stendhal au cours de son existence. On l’offre aux curieux de documents littéraires.

Nota. — Chaque nom de ville est précédé, chaque fois qu’on l’a trouvée, de l’époque du séjour et suivi de la référence : Journal de Stendhal, Souvenirs d’Égotisme, Vie de Henri Brulard, Correspondance inédite, Notice Romain Colomb, ou Supplément au Journal de Stendhal (Mercure de France, 15 octobre 1907). Quelquefois les références se contrôlent, et dans ce cas on les a indiquées ensemble. On a aussi marqué à leur place les successives occupations ou fonctions de Beyle pendant ces itinéraires.

PAUL LÉAUTAUD.

1783 §


23 janvier naissance à Grenoble

1783-1799 §


Enfance et adolescence à Grenoble

1799 §


10 novemb. Paris, Not. Colomb. — Brulard Hôte de la famille Daru

1800 §


Paris Id.
avril Dijon. Not. Colomb. — Brulard Commis aux intendances Campagne d’Italie
Genève. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
Lausanne. Brulard Id. Id.
10 mai Rolle. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
22 — Passage du Saint-Bernard. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
25 — Bard. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
26-27 — Ivrée. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
juin Milan. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
14 — Bataille de Marengo. Not. Colomb Id. Id.
18 — Milan. Not. Colomb. — Brulard Id. Id.
Îles Borromées. Not. Colomb. Id. Id.
Laveno. Not. Colomb. Id. Id.
Côme. Not. Colomb. Id. Id.
Varèse. Not. Colomb. Id. Id.
23 octobre Romanego. Not. Colomb. S.-lieut. au 6e dragons et aide de camp du général Michaud Id.
24 décemb. Mozembano. Not. Colomb. Id. Id.

1801 §


janvier Castel-Franco. Not. Colomb. Vie de garnison Id.
Vérone. Journal Id.
avril Milan. Journal. — Not. Colomb. Id.
mai Bergame. Journal. — Not. Colomb. — Souv. Égot. Id.
Milan. Journal. — Not. Colomb. Id.
juillet Crémone. Journal Id.
août Bergame. Journal. Id.
Brescia. Journal — Not. Colomb. Id.
septembre Bergame. Journal. Id.
Brescia. Journal. Id.
Savigliano. Not. Colomb. Id.
Bra. Journal. Id.
Cassano. Journal. Id.
Milan. Journal. Id.
Pavie. Journal. Id.
Voghera. Journal. Id.
Marengo. Journal. Id.
Alexandrie (Piémont). Journal. Id.
Asti. Journal. Id.
octobre Bra. Journal. Id.
nov.-déc. Saluces. Journal. — Souv. Égot. Id.
décembre Savigliano. Journal. Id.
Grenoble. Journal. Id.

1802 §


janv.-av. Grenoble. Not. Colomb. — Journal.
av.-déc. Paris. Journal. Souv. Égot. Démission de l’armée

1803 §


janv.-juin Paris. Souv. Égot. — Journal Amateur de théâtre. Projets de littérature dramatique
juillet-déc. Grenoble et Claix. Journal. — Souv. Égot. Id.

1804 §


janv.-mars Grenoble. Journal. —Souv. Égot. Id.
20 mars Genève. Souv. Égot. Id.
avril-déc. Paris. Journal. —Souv. Égot. Id.

1805 §


janv.-mai Paris. Journal. Id.
juin Grenoble. Journal. —Souv. Égot. — Not. Colomb.
août-oct. Marseille. Souv. Égot. — Not. Colomb. Commis épicier

1806 §


janv. à mai Marseille. Journal. —Souv. Égot. Id.
mai Toulon. Journal.
juin Grenoble. Journal. — Souv. Égot.
Plancy-sur-Aube. Journal.
Mâcon. Journal.
juillet-août Paris. Journal. — Not. Colomb.
septembre Montmorency. Journal.
sept.-oct. Paris. Journal.
octobre Mayence. Journal. Camp. de Prusse
14 — Iéna. Not. Colomb. Id.
26 — Berlin. Not. Colomb. Id.
novembre Brunswick. Brulard. Intendant des domaines de l’Empereur à Brunswick Id.

1807 §


Brunswick. Not. Colomb. Id.
Vienne. Not. Colomb. Id.
décembre Brunswick. Souv. Égot.

Id.

Adjoint au commissaire des guerres

1808 §


Brunswick. Journal. — Not. Colomb. — Souv. Égot. Id.
1er déc. Paris. Journal Id.

1809 §


janv.-mars Paris. Journal Id.
5 avril Strasbourg. Corr. Id. Campagne de Vienne
Neubourg. Journal. Id. Id.
19 — Ingolstadt. Corr. — Souv. Égot. Id. Id.
16 — Donawerth. Corr. Id. Id.
23 — Landshut. Corr. — Journal. Id. Id.
3 mai Wels. Corr. — Journal. Id. Id.
Lombach. Journal. Id. Id.
Wels. Journal. Id. Id.
Ebersberg. Journal. Id. Id.
5 — Ems. Journal. Id. Id.
11 — Saint-Polten. Corr. — Journal. — Souv. Égot. Id. Id.
Vienne. Not. Colomb. — Journal. — Corr. Id. Id.
juin Schœnbrunn. Not. Colomb. Id. Id.

1810 §


toute l’année Paris. Not. Colomb. — Journal Auditeur au Conseil d’État et Inspecteur du mobilier de la Couronne

1811 §


janv.-mai Paris. Corr. — Journal Id. (en Congé)
mai Le Havre. Not. Colomb. — Souv. Égot. Id. Id.
mai-août Paris. Corr. — Journal Id. Id.
25 août Versailles. Journ. Id. Id.
26 — Paris. Journ. Id. Id.
28 — Montmorency. Journal Id. Id.
29 — Tonnerre. Journ. Id. Id.
Montbard. Journ. Id. Id.
2 sept. Champagnoles. Journal. Id. Id.
3 — St-Laurent. Journ. Id. Id.
3 — Vallery. Journal. I d. Id.
3 — Morez. Journal. Id. Id.
3 — Genève. Journ. Id. Id.
8 — Milan. Journal. Id. Id.
27 — Florence. Journ. Id. Id.
2 octobre Rome. Souv. Ég. Id. Id.
8 — Pompeï. Suppl. Journal. Id. Id.
9 — Naples. Journal. Id. Id.
19 — Ancône. Journal. Id. Id.
22 — Milan. Supplém. Journal. Id. Id.
23 — La Madona del Monte. Supplém. Journal. Id. Id.
24 — Varèse. Journal. Id. Id.
25 — Laveno. Suppl. Journal. Id. Id.
25 — Îles Borromées. Journal. Id. Id.
26 — La Madona del Monte. Supplém. Journal. Id. Id.
26 — Palanza. Supplém. Journal. Id. Id.
26 — Laveno. Supplém. Journal. Id. Id.
26 — Varèse. Supplém. Journal. Id. Id.
27 — La Madona del Monte. Supplém. Journal. Id. Id.
29 — Milan. . Supplém. Journ. — Journ. Id. Id.
30 — Bréra. Supplém. Journal. Id. Id.
2 novem. Milan. Journal. Id. Id.
27 — Paris. . Supplém. Journal. Id. Id.

1812 §


Paris
6 juin Passage du Niémen. Not. Col. Intendant Campagne de Russie
27 juillet Ekatesberg. Souv. Égot. Id. Id.
19 août Smolensk. Corr. Id. Id.
sept.-oct. Moscou. Corr. Id. Id.
Orcha. Not. Col. Id. Id.
Minsck. Not. Col. Id. Id.
Witepsk. Not. Col. Id. Id.
Mohiloff. Not. Col. Id. Id.
9 novem. Mayence. Corr. Id.

1813 §


janv.-avril Paris. Journal. Id.
avril Mayence. Not. Colomb. Intendant à Sagan.
Erfurth. Not. Colomb. Id.
Lutzen. Not. Colomb. Id.
21 mai Bautzen. Corr. Id.
juin-juillet Sagan. Corr. — Not. Colomb. — Journ. — Souv. Égot. Id.
30 juillet Dresde. Corr. Id.
septembre Milan. Journal. Intendant à Sagan (en congé)
Bréra. Journal. Id.
Monza. Journal. Id.
Côme. Journal. — Not. Colomb. Id.
Monza. Journal. Id.
Monticello. Journal. Id.
Milan. Journal. Id.
octobre Venise. Souv. Égot. — Journal Id.
4 nov. Milan. Corr. Id.
Naples. Not. Colomb. Id.
18 déc. Paris. Corr. Id.

1814 §


janvier Grenoble. Not. Colomb. Id.
Carouge. Not. Colomb. Id.
Grenoble. Not. Colomb. Id.
2 mars Chambéry. Corr. Id.
avril-juill. Paris. Not. Colomb. — Journ. — Corr. Homme du monde, écrivain dilettante
août Milan. Not. Colomb. Id.

1815 §


toute l’année Milan. Not. Colomb.

1816 §


Milan. Not. Colomb.
30 sept. Rome. Souv. Égot.
1er octobre Milan. Souv. Égot.
4 — * Berlin
20 — Milan. Souv. Égot.
25 — * Munich
4 nov. * Milan
15 — Livourne. Souv. Égot.
1er déc. * Parme
2 — * Bologne
5 — * Florence
9 — * Viterbe
10 — * Rome
26 — Milan. Souv. Égot.
31 — * Rome. Souv. Égot.

1817 §


6 janvier Rome. Souv. Égot.
9 — * Terracine
10 — * Capoue
10 — Milan. Corr.
11 — * Naples
21 février * Ischia
25 — * Pœstum
5 mars * Naples
9 — * Capoue
12 — * Velletri
13 — * Rome
27 — * Civita-Castellana
29 — * Pérouse
30 — * Florence
12 avril * Bologne
15 mai * Imola
17 — * Ferrare
20 — * Cesène
21 — * Rimini
22 — * Rép. St-Marin
24 — * Pesaro
27 — * Ancône
30 — * Lorette
2 juin * Pesaro
4 — * Rovigo
10 — * Arqua
18 — * Padoue
19 — * Padoue
21 — * Venise
21 — * Pliniana
23 — * Monticello
24 — * Monza
* Varèse
27 — * Fuzina
28 — * Îles Borromées
Paris. Not. Colomb.
Londres. Not. Colomb.
8 juillet * Genève
10 — * Milan
10 — * Lausanne
18 — * Villa Melzi
28 — * Francfort-s.-le-Mein
15 octobre * Milan. Not. Colomb. — Souv. Égot.
15 octobre * Tullins. Corr.
25 nov. * Sienne. Corr.
1er déc. * Milan. Corr.

1818 §


janv.-mars Milan. Corr.
14 avril Grenoble. Corr. — Souv. Égot.
22 — Milan. Corr.
4 mai Paris. Souv. Égot.
juin à sept. Milan. Corr. — Souv. Égot.
24 octobre Lac de Côme. Corr.
16 nov. Varèse. Corr.
nov.-déc. Milan. Corr. — Souv. Égot.

1819 §


mars-avril Milan. Corr.
7 juin Varèse. Corr.
juin-juillet Florence. Corr.
24 juillet Bologne. Corr.
15 août Grenoble. Souv. Égot. — Corr. — Not. Colomb.
nov.-déc. Milan. Corr.

1820 §


3 mars Milan. Corr.
25 — Bologne. Corr.
28 — Mantoue. Corr.
avril à oct. Milan. Corr. — Souv. Égot.
13 nov. La Cadenabbia. Corr.
nov.-déc. Milan. Souv. Égot. — Corr.

1821 §


janv.-mars Milan. Not. Colomb.
avril Paris. Not. Colomb.
mai-juin Milan. Corr. — Souv. Égot.
juin Côme. Souv. Égot.
Airolo. Souv. Égot.
Bellinzona. Souv. Égot.
Lugano. Souv. Égot.
Saint-Gothard. Souv. Égot.
Alforf. Souv. Égot.
Bâle. Souv. Égot.
Belfort. Souv. Égot.
Langres. Souv. Égot.
juin-août Paris. Brulard. — Souv. Égot.
septembre Calais. Not. Colomb. — Souv. Égot.
Douvres. Not. Colomb. — Souv. Égot.
Londres. Not. Colomb. — Souv. Égot.
29 déc. Paris. Corr. — Souv. Égot.

1822 §


janv.-avril Paris. Corr.
10 juin Montmorency. Corr. — Souv. Égot.
juin Paris. Souv. Égot.
28 juin Berne. Souv. Égot.
juillet-août Paris. Corr.
Corbeil. Souv. Égot.
4 sept. Vincennes. Corr.
sept.-déc. Paris. Corr.

1823 §


janv.-août Paris. Corr.
26 octobre Isola Bella. Corr.
31 — Alexandrie (Piémont). Corr.
20 nov. Paris. Corr.

1824 §


janvier Rome. Corr. — Souv. Égot.
avril-oct. Paris. Corr. — Souv. Égot.
octobre Grenoble. Not. Colomb.
octob.-nov. Paris. Corr.
14 déc. Londres. Corr. — Souv. Égot.
24 — Paris. Corr. — Souv. Égot.

1825 §


janv.-août Paris. Corr.
30 septem. Naples. Corr.
octobre Paris. Corr.
novembre Rome. Corr.
nov.-déc. Paris. Corr. — Souv. Égot.

1826 §


janvier Paris. Corr.
août-sept. Londres. Corr.
15 sept. San Remo. Brulard
5 décembre Rome. Corr.
23 — Paris. Corr.

1827 §


Paris. Not. Colomb.
15 sept. Ischia. Brulard.
19 nov. Florence. Corr.
6 décembre Paris. Corr.

1828 §


janvier Paris. Not. Colomb.
17 janvier Isola Bella. Souv. Égot.
juillet-nov. Paris. Souv. Égot. — Corr.

1829 §


toute l’année Paris. Corr. — Souv. Égot.

1830 §


janv.-nov. Paris. Not. Colomb. — Souv. Égot. — Corr. — Brulard.
novembre Trieste. Not. Colomb. — Corr. Consul de France à Trieste

1831 §


janvier Trieste. Corr. Id.
Venise. Corr. Id.
Trieste. Corr. Id.
3 février Venise. Souv. Égot. Id.
16 mars Trieste. Souv. Égot. Id.
avril à déc. Civita-Vecchia (et Rome). Corr. — Not. Colomb. — Souv. Égot. Consul de France à Civita-Vecchia

1832 §


toute année Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. — Brulard — Souv. Égot. Id.
14 janvier Naples. Corr. Id.
février Ancône. Not. Colomb. Id.
27 août Palerme. Corr. Id.
18 octobre Aquila. Corr. Id.

1833 §


janv. à av. Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. Id.
oct.-déc. Paris. Not. Colomb. — Corr. (en congé)
décembre Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. Consul de France à Civita-Vecchia

1834 §


toute l’année Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. Id.

1835 §


toute l’année Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. — Souv. Égot. Id.

1836 §


janv. à mai Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. Id.
mai-déc. Paris. Not. Colomb. Consul de France à Civita-Vecchia (en congé)

1837 §


Paris Id.
Verrières Id.
10 avril Fontainebleau Id. Itinéraire de Mémoires d’un Touriste
11 — Montargis Id. Id.
12 — Neuvy Id. Id.
12 — Cosne Id. Id.
13 — La Charité Id. Id.
14 — Nevers Id. Id.
17 — Fourchambault Id. Id.
21 — Moulins Id. Id.
30 — Autun Id. Id.
3 mai Chaumont Id. Id.
Dijon Id. Id.
9 — Langres Id. Id.
10 — Dijon Id. Id.
12 — Beaune Id. Id.
14 — Chalon-s.-Saône Id. Id.
Besançon Id. Id.
Mâcon Id. Id.
15 — Lyon Id. Id.
9 juin Vienne Id. Id.
11 — Saint-Vallier Id. Id.
11 — Valence Id. Id.
12 — Avignon Id. Id.
18 — Clermont-Ferrand Id. Id.
20 — Bourges Id. Id.
Chateauroux Id. Id.
Châtillon-s.-Indre Id. Id.
Loches Id. Id.
22 — Tours Id. Id.
Saumur Id. Id.
25 — Nantes Id. Id.
5 juillet Vannes Id. Id.
Auray et environs Id. Id.
Lorient Id. Id.
Vannes Id. Id.
Rennes Id. Id.
Saint-Malo Id. Id.
Granville Id. Id.
Dol Id. Id.
Avranches Id. Id.
Coutances Id. Id.
Honfleur Id. Id.
Le Hâvre Id. Id.
Rouen Id. Id.
18 — Paris Id. Id.
Beaucaire Id. Id.
27 — Tarascon Id. Id.
1er août Nîmes Id. Id.
Orange Id. Id.
Valence Id. Id.
6 — Tullins Id. Id.
Rives Id. Id.
7 — Grenoble et env. Id. Id.
21 — Vizille Id. Id.
Briançon Id. Id.
23 — Grenoble Id. Id.
25 — Le Pont de Chaix Id. Id.
27 — Grenoble Id. Id.
1er sept. Fourvoirie Id. Id.
Chambéry Id. Id.
Aix Id. Id.
Genève Id. Id.
Lyon et environs Id. Id.
Avignon Id. Id.
Aix Id. Id.
Marseille Id. Id.
Gênes Id. Id.
Marseille Id. Id.
Toulon Id. Id.
Marseille Id. Id.
Arles Id. Id.
Nîmes Id. Id.
9 — Montpellier Id. Id.
12 — Béziers Id. Id.
septembre Narbonne Id. Id.
14 — Sijean Id. Id.
15 — Perpignan Id. Id.
Mataro Id. Id.
Barcelone Id. Id.
Bordeaux Id. Id.
20 déc. Paris. Not. Colomb. Id.

1838 §


janv.-févr. Paris. Corr. Id.
24 mars Bordeaux. Corr. Id.
2 juillet Strasbourg. Corr. Id.
juill.-août Paris. Corr. Id.
Londres. Not. Colomb. Id.
4 sept. Lyon. Corr. Id.
Paris. Corr. Id.

1839 §


janv.-juin Paris. Corr. Id.
juin-déc. Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr.

Id.

Consul de France à Civita-Vecchia

1840 §


toute l’année Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. Id.

1841 §


janv.-oct. Civita-Vecchia (et Rome). Not. Colomb. — Corr. — Souv. Égot. Id.
8 octobre Florence. Corr. Consul de France à Civita-Vecchia (en congé)
Genève. Not. Colomb. Id.
8 novembre Paris. Not. Colomb. Id.

1842 §


Paris. Not. Colomb. — Corr. Id.
23 mars ; mort Id.

Trois nouvelles §

Tome LXX, numéro 249, 1er novembre 1907, p. 93-109.

Le Démon m’a dit…… §

I §

Dans toute ma vie je n’ai parlé au Démon que cinq fois, mais de tous les hommes aujourd’hui vivants, c’est certainement moi qui le connais le plus intimement et c’est avec moi qu’il est le plus familier. Il me témoigne — je le déclare avec un certain orgueil que je ne cherche pas à dissimuler — une bienveillante condescendance qui est allée parfois jusqu’à m’émouvoir. Quand je suis avec lui je ne fais que l’écouter. Mais non, je me trompe : J’écoute et je le regarde. Le Démon, du moins tel qu’il m’est apparu jusqu’ici, est une figure excessivement suggestive et qui sort assez de l’ordinaire. Il est très grand et très pâle : il est encore assez jeune, mais de cette jeunesse qui a trop vécu et qui est plus triste que la vieillesse. Son visage, très blanc et allongé, n’a de particulier que la bouche mince, fermée et serrée, et une ride très profonde et unique qui s’élève perpendiculairement entre les sourcils et se perd près de la racine des cheveux. Je n’ai jamais bien compris de quelle couleur sont ses yeux, parce que je n’ai jamais pu les regarder plus d’un instant, et je ne sais pas non plus de quelle couleur sont ses cheveux, parce qu’un grand bonnet de soie, qu’il n’ôte jamais, les cache complètement. Il s’habille convenablement de noir, et ses mains sont impeccablement gantées.

Il est rare, par le temps qui court, qu’il se décide à venir sur la terre. Un jour il me l’a avoué d’un air triste : « Désormais les hommes ne m’intéressent plus. On les achète pour peu, mais ils valent de moins en moins. Ils n’ont ni moelle, ni âme, ni souffle : peut-être n’auraient-ils même pas de sang assez rouge pour écrire le contrat d’usage. »

Malgré cela, quand il s’ennuie, à certains jours, dans son pays trop peuplé il vient parmi nous. Personne, à la vérité, ne s’en aperçoit, car les hommes ne le reconnaissent plus et passent auprès de lui, le croyant un des leurs, souriant et soulevant leurs chapeaux d’un air de tranquille assurance qui fait peur. Mais moi je sens toujours dans l’air le remous de son passage et je cherche à jouir de sa précieuse société. La conversation du Démon est la plus profitable et la plus agréable que je connaisse ; c’est une de celles qui font comprendre le monde, et surtout le monde qui est en nous, bien plus que tous les petits et gros traités qu’on peut lire à la bibliothèque universitaire de Heidelberg.

Je n’ai jamais rencontré d’être plus indulgent que le Diable. Il connaît si parfaitement les iniquités, les malhonnêtetés, les saletés et bestialités humaines, que rien ne l’étonne ni ne l’irrite. Il est paisible et souriant comme un philosophe antique, et il me paraît plus chrétien que tous les chrétiens qui sont au monde. Il a pardonné même à Celui qui l’a condamné et chassé loin de lui. Quand il en parle, il reconnaît que le Tout-Puissant agit justement en le précipitant du Ciel, car un roi ne peut permettre qu’il y ait autour de lui des êtres trop superbes et indisciplinés. « Si j’avais été à sa place — me confessa-t-il une fois — j’aurais condamné le rebelle à une peine bien plus terrible. Je l’aurais contraint à l’inaction, à l’immobilité. Au lieu de cela, Dieu fut généreusement clément à mon égard et me donna le moyen de suivre la carrière pour laquelle j’étais le mieux fait. Bien qu’aujourd’hui, je me sois lassé même de celle-là, je n’ai pourtant pas de raisons de me plaindre ; je me serais ennuyé encore bien plus au sein de la béatitude céleste. »

Il est animé, même envers les hommes, d’une certaine bonhomie un peu ironique, laquelle n’est pas exempte, il faut l’avouer, d’un mépris convaincu, qu’il ne réussit pas toujours à dissimuler. Il est, par métier, le tourmenteur de l’humanité ; mais une longue habitude l’a rendu moins féroce et moins terrible. Ce n’est plus le démon hirsute et monstrueux du Moyen-Âge, pourvu de queue et de cornes, qui allait caresser les vierges dans les monastères et susciter les fièvres solitaires des Pères dans le Désert.

Il a décidément compris que la tentation est parfaitement inutile. Les hommes pèchent d’eux-mêmes, naturellement et spontanément, sans qu’il soit besoin de les y appeler et de les y exciter. Il les laisse en paix et ils courent à lui comme l’eau sur la pente. Aussi ne les considère-t-il plus comme des ennemis à vaincre, mais comme de bons et fidèles sujets, disposés à payer leurs impôts sans se faire prier. De là lui est née, ces derniers temps, pour nous autres hommes une certaine pitié, qui ne détruit pas le mépris, mais l’atténue et le voile. J’ai été confirmé dans cette opinion par le dernier entretien que j’ai eu avec lui, entretien dans lequel il m’a révélé une chose qui a un certain intérêt pour tous ceux d’entre nous qui recherchent l’au-dessus et l’au-delà.

II §

Je l’ai rencontré la dernière fois dans une de ces rues solitaires qui environnent Florence, encaissées entre des murs gris d’où jaillissent des branches d’oliviers. Il cheminait tout en lisant un petit livre relié de noir, et riait à part lui, comme lui seul sait rire. Je me suis approché ; à peine m’a-t-il vu, il a fermé son livre, m’a pris le bras et s’est mis à me dire : « Je connais depuis des siècles ce petit livre : c’est la Bible, et je la relis de temps en temps quand j’ai besoin de me remettre de bonne humeur. Celle que je lis maintenant est en anglais et je me suis aperçu que l’anglais se prête admirablement à l’Ancien Testament, tandis que je préfère l’italien pour le Nouveau. Maintenant j’étais en train de relire, pour la millième fois, les premiers chapitres de la Genèse, et vous comprenez bien pourquoi. J’ai dans ceux-là un rôle important et je suis quelquefois, non seulement fier, mais un peu vaniteux. J’ai donc un certain plaisir à me voir revêtu des belles dépouilles du serpent, enroulé autour de l’arbre comme dans les vieillies gravures, dressant ma tête noirâtre vers le corps humide et nu de la charmante Ève. Mais c’est vraiment dommage que l’histoire de la tentation ait été ainsi altérée par les historiens serviteurs de Dieu. Un jour ou l’autre, si j’ai le temps, je ferai une édition corrigée de la Bible, et non seulement corrigée, mais augmentée, car les saints et pieux écrivains ont éprouvé de la répugnance à écrire trop souvent mon nom et ont laissé dans l’obscurité quelques-unes de mes plus belles entreprises.

« Pour en revenir à la tentation, je répète, mon cher ami, que le récit biblique est effrontément falsifié. Je n’ai jamais dit cela à personne, mais je crois que vous êtes celui auquel on peut dire ce qu’aucun homme ne pourrait imaginer de lui-même. Je vous confesserai donc que je ne fus, au sens réel du mot, ni un tentateur ni un séducteur. Quand je m’adressai à Ève pour l’inciter à goûter au fruit défendu, je n’avais aucune intention de faire tomber les hommes en disgrâce. Mon seul dessein était de me venger de Jéhovah qui, à ce que je croyais, m’avait indignement traité. Je voulais, en un mot, lui créer des rivaux de sa puissance, et c’est pourquoi je n’avais aucune envie de mentir quand je disais à Ève : « Mangez de ces fruits et vous serez semblables à Dieu. »

« Je ne disais, je vous l’assure, que la vérité pure et simple. En effet l’arbre défendu était l’arbre de la science, l’arbre de la sagesse, non seulement du bien et du mal, comme dit le Juif, mais du vrai et du faux, du visible et de l’invisible, du ciel et de la terre, des êtres animés et des esprits. Et vous savez, mon cher ami, que connaissance est puissance et qu’être Dieu signifie précisément posséder la connaissance et la puissance. Aussi ne voulais-je aucunement tromper les hommes en leur indiquant le moyen de se rendre semblables à Jéhovah. Mon intérêt était qu’ils y réussissent, car j’espérais en leur aide pour reconquérir le ciel.

« Je vois dans vos yeux que vous voudriez me demander quelque chose et je sais ce que vous voudriez me demander : Comment se fit-il, n’est-ce pas, qu’Adam et Ève, bien qu’ayant goûté au fruit défendu, ne devinrent point des Dieux, et, de plus, furent chassés du beau jardin par leur Dieu ? »

« Si vous le voulez, je vous expliquerai brièvement ce mystère apparent.

« Ève, dans le trouble où elle se trouvait, ne s’aperçut pas que les fruits de l’arbre étaient nombreux et différents les uns des autres ; elle n’entendit pas ce que je lui disais : qu’il ne suffisait pas d’en manger quelques-uns, mais qu’il fallait dépouiller entièrement l’arbre, — autrement dit acquérir la connaissance totale. Au lieu de cela, après en avoir mangé un, elle n’eut pas la présence d’esprit de cueillir et manger rapidement tous les autres ; il arriva donc que Jéhovah eut le temps de se rendre compte du danger et d’y parer immédiatement par l’exil à perpétuité. Si Adam et Ève avaient mangé tous les fruits de l’arbre merveilleux, le Grand Vieillard n’aurait plus eu le pouvoir de les chasser hors du Paradis. Ils eussent été des Dieux contre Dieu, et aucun ange, si bien armé fût-il d’épées flamboyantes, n’aurait pu les mettre en fuite. Dieu a pu les punir parce qu’ils n’avaient pas péché entièrement. Le péché originel fut châtié parce qu’il ne fut pas assez complet. C’est ainsi qu’il en a toujours été sur la terre, et je ne vous rappellerai pas une fois de plus la légende d’Alexandre et du pirate pour vous démontrer comme quoi un crime est puni quand il est léger, et exalté et récompensé quand il est grand.

« L’homme, en ce jour lointain, perdit donc une magnifique occasion de devenir Dieu, et moi je perdis une de mes chances de retour au Ciel. Mais je crois, mon excellent ami, et je vous le dis, bien que vous autres hommes ne prêtiez guère foi aux conseils du Démon, je crois que vous seriez encore à temps pour finir les fruits de l’arbre, vous seriez encore à temps pour devenir des Dieux. Vous ne vous souvenez plus de la route du Paradis terrestre, mais je sais que quelques graines de cet arbre s’en sont échappées et sont déjà pleines de vie. Il s’agit de les rechercher parmi vos forêts, de les soigner, de les émonder, jusqu’à ce qu’elles donnent une fois encore leurs fruits. Alors, — croyez-en votre vieil ami le Démon, que des serviteurs jaloux veulent faire passer pour votre adversaire — alors vous pourrez en manger à votre aise, à satiété, et ma promesse sera accomplie.

« Vous voudriez me demander quelques indications, quelque signe auquel reconnaître cet arbre et ses fruits ? Mais je ne puis rien vous dire. Des ordres supérieurs me l’interdisent. Il faut que vous en retrouviez la trace de vous-mêmes avec patience et persévérance. Et avertissez-moi tout de suite dès que vous l’aurez trouvé, car alors ma mission sera terminée et peut-être le bon Dieu me rappellera à lui. »

La voix du Démon, à ce moment, se fit un peu mélancolique. La ride droite et profonde, qui s’élève au milieu de son front, me parut plus sombre. Après s’être arrêté quelques instants, comme saisi de quelque pensée soudaine, il continua son chemin en silence, regardant les étoiles qui commençaient à trembler dans le ciel languissant du crépuscule.

Celui qui ne put pas aimer…… §

Depuis que Don Juan a pris femme, il est presque impossible de le rencontrer hors de chez lui, — surtout le soir. Ses cheveux gris et clairsemés, ses épaules un peu voûtées et aussi — pourquoi ne pas le dire ? — un catarrhe obstiné, désormais chronique, le tiennent éloigné du monde et de ses pompes. Pourtant, un soir de mars, je vis Don Juan Tenorio causer, dans un lieu public, avec Jean Buttadeo, dit le Juif Errant.

Au milieu de la ridicule majesté d’une brasserie à l’allemande, sous un globe électrique à l’éclat impudent, les deux hommes parlaient et secouaient leurs têtes grises, sans regarder la foule des femmes aux lèvres trop rouges et des jeunes gens anémiques et ennuyés qui étaient là, désœuvrés, et buvant de la bière, tout autour d’eux. Les deux apparitions légendaires avaient bu leur café, et ne paraissaient pas songer qu’il y ait au monde des amateurs de folklore et des professeurs de poésie comparée. Ils vivaient et parlaient comme vous et moi, et leurs paroles m’arrivèrent distinctes et compréhensibles dès que je m’approchai de la table de fer à laquelle ils étaient assis. Une chaise était encore libre auprès d’eux et je m’y installai. Les deux vieillards n’interrompirent point leurs discours, et me regardèrent à peine à la dérobée, en souriant, comme si j’étais un ami d’enfance qu’ils eussent quitté peu d’instants auparavant.

« Ce n’est pas facile, non, ce n’est pas facile — affirmait énergiquement Don Juan — de donner une explication de mon histoire et je mourrai peut-être avant que l’on découvre le secret de ma vie. J’ai été quelquefois dans les théâtres où l’on représente mes hauts faits, et j’ai ri plus que les autres à ces parodies naïves qui font de moi un insatiable libertin, pétri de luxure et de vanité, et finalement entraîné en Enfer par la vengeance du Commandeur et de Dieu. Oh ! la douce, si douce chose que n’être pas compris de ces rois du parterre ! Pas même Molière, qui pourtant était courtisan et comédien, n’a compris ce que j’étais. Sous mon justaucorps bleu marin, sous mon chapeau à la plume noire et solitaire, nul n’a su voir. Séductions, baisers, fuites nocturnes, escaliers secrets, rendez-vous insidieux, guets-apens et rapts, bals masqués et banquets, et le blanc monument et la dernière fête — tout cela qui était extérieur, conventionnel, fictif, tout cela, mais rien que cela, a été vu par les auteurs de tragicomédies et de poèmes. Un séducteur pittoresque, un cavalier fantaisiste, un amoureux volage : voilà ce que je suis pour tous ceux-ci et pour ceux qui les usent. Et pas un seul parmi tous ces grands révélateurs du cœur humain n’a découvert la cause désespérée de toutes mes aventures ; pas un seul n’a deviné que je fus libertin malgré moi, et volage contre mon désir.

Si je pouvais évoquer les nuits de ma première adolescence, lorsqu’avant de m’endormir j’essayais d’imaginer, de décider ce que devait être ma vie ! Jamais il n’y eut d’enfant plus doux et plus pur que moi. Je songeais à l’amour comme à une chose sacrée et la femme était pour moi une sorte de mystérieuse récompense qui m’attendait au seuil de ma jeunesse. Et la jeunesse arriva, et le printemps vint, et les étoiles tremblèrent, et les arbres reverdirent et les femmes se vêtirent de leurs belles robes claires. Mais l’amour ne vint pas. L’amour resta pour moi un mot… Je ne ressentis aucune de ces palpitations qui font pâlir brusquement les visages des hommes. Je n’eus pas de sursauts et de frissons à la vue d’un cher visage, au son d’une voix chère. Mes sens s’éveillèrent, mais mon cœur resta calme, tranquille, réglé comme auparavant. J’avais le désir de l’amour, mais non le pouvoir d’aimer. Je sentis alors que je n’aimerais jamais, que je ne pourrais jamais connaître les égarements et les ardeurs de la passion. Je sentis alors que je pourrais posséder des femmes, que je pourrais me faire aimer d’elles, mais que je ne réussirais pas une seule minute à agiter mon cœur ou à troubler mon âme. Dans les premiers temps, je ne voulus pas croire à l’impossibilité où j’étais d’aimer et je cherchai par tous les moyens à démentir mes premières expériences. Car je croyais à la beauté et à la grandeur de l’amour et je ne voulais pas que les femmes fussent pour moi seulement un jeu et un divertissement. Je cherchai donc à créer en moi, à tout prix, la passion de laquelle je me sentais incapable spontanément ; j’essayai de toutes les méthodes pour être, moi aussi, fût-ce une seule fois, enveloppé par la flamme folle de l’amour.

« Je crus que je pourrais y parvenir en agissant en toute chose comme si j’étais déjà épris, espérant qu’à force de répéter certaines paroles et de faire certains actes je ferais naître en moi aussi le sentiment auquel ces paroles et ces actes servent d’expression chez autrui. En conséquence, je feignis l’amour à la perfection, et j’imitai tous les gestes, les sourires, les regards, les paroles, les expressions dont les amoureux font usage. Je répétai mille et cent mille fois les imaginations les plus tendres, les confidences les plus ardentes, les morceaux les plus passionnés de la lyrique passionnelle — je baisai, je caressai, je soupirai, je passai de longues heures sous une fenêtre ; j’attendis des nuits entières, enveloppé dans mon manteau, l’apparition d’une lumière connue, j’écrivis des lettres insensées, je me forçai à verser des larmes d’émotion et je finis par me compromettre aux yeux de tout le monde en engageant solennellement ma foi à une jeune fille que ma comédie amoureuse n’avait que trop émue. Mais tout ceci fut en vain. Vaines furent mes feintes minutieuses étudiées sur les modèles les plus parfaits, et sur les livres les plus célèbres. Je continuai à être incapable de véritable amour ; je dus reconnaître cent fois, chaque jour, à chaque instant, ma radicale impuissance d’aimer.

« C’est alors que commença ma vie légendaire, celle qui a fait de moi le type du libertin inconstant. Jusqu’alors j’étais resté pur même de corps, et j’avais cherché de toute mon âme cette affection puissante et terrible dont tous les hommes sont saisis au moins une fois. Mais en face de mon incapacité passionnelle je n’eus pas le courage de me résigner. Je voulus encore et pendant toute ma vie tenter le sort. J’espérai que peut-être, à l’improviste, l’amour jaillirait à pleines ondes dans mon cœur, rendu plus intense et plus impétueux par cette longue attente. Je crus que jusqu’à ce moment il n’était pas né en moi parce que je n’avais pas encore rencontré la femme qui devait faire sourdre et jaillir la source intérieure de ma passion. Et je me mis à chercher désespérément cette femme, et je parcourus tous les pays, toutes les villes du monde, toute la terre, séduisant des fillettes, attirant des vierges, conquérant des veuves et des épouses, toujours inquiet, infatigable, triste, mécontent ; toujours à l’affût de cette femme unique, de cette libératrice inconnue, qui devait exister quelque part, que je devais rencontrer, qui devait me faire connaître l’amour immortel. Et il y eut des femmes qui m’aimèrent et des femmes qui fuirent avec moi et des femmes qui pleurèrent pour moi et des femmes qui moururent pour moi… et jamais je n’eus la joie et la surprise de trouver celle qui devait faire battre mon cœur et désemparer mou esprit. Je possédai le corps de femmes innombrables, et sentit battre sur ma poitrine d’innombrables cœurs d’amantes, et pas même une heure je ne fus capable de mêler mon âme à l’âme de qui m’aimait. J’étais auprès d’elles l’intelligence froide, insensible, lucide ; intéressé seulement par les formes de leurs membres et par les gentilles curiosités de leurs petites âmes ardentes. Je les regardais dans les yeux — yeux noirs, yeux bleus, yeux gris, yeux de spasme et de passion — et je voyais se refléter en eux mon visage, et je voyais briller en eux la joie de me sentir près d’elles, et cependant mes yeux ne se voilèrent pas un instant, et quand je les avais possédées je les quittais sans un regret.

« On dit alors que j’étais un vil débauché qui cherchait le plaisir du corps et méprisait l’amour. Au lieu de cela, je passais ainsi de femme en femme, d’aventure en aventure, à la recherche de l’amour unique, et mon inconstance était faite de ma persévérance à le vouloir rencontrer, et mon caprice naissait du désespoir de ne pas le trouver. On crut que je m’amusais, alors que j’étais triste de mes vaines recherches ; on dit que j’étais cruel, alors que le sort était cruel envers moi. Je recherchais mille femmes, parce que je ne réussissais pas à en aimer une seule pour toujours, et on s’imagina que je voulais me jouer de toutes. On ne vit pas, sous l’apparente légèreté du cavalier volage, toute la triste rage de l’amant repoussé par l’amour. De nombreux cœurs de femmes souffrirent par ma faute, mais aucune ne connut, même dans les larmes et les sanglots des abandons, toute l’amère désespérance de mon âme inassouvie par les chairs tendres et les rapides bonnes fortunes. Sous le masque de ma légende se cache le sourire amer de celui qui fut aimé et ne réussit pas à aimer. »

Le vieux séducteur se tut alors et l’autre vieillard commença à parler d’une voix lointaine :

« Ce que tu as dit est peut-être vrai et, certainement, est terrible. Mais tu n’as dit que la raison intérieure, la préhistoire de ta légende et tu n’as offert aucune interprétation nouvelle, tu n’as indiqué aucun sens nouveau. Moi, qui depuis des siècles et des siècles parcours le monde, à qui ma solitude a appris à méditer ; moi qui suis devenu comme Œdipe errant, déchiffreur d’énigmes et philosophe tragique, je vois bien quel enseignement ressort de ta lamentable histoire. Ce que les hommes ont voulu condamner et tuer en ta personne, c’est l’amour de la diversité, l’amour du changement. Devant tes innombrables amours, devant la mobilité perpétuelle de tes goûts et de tes désirs, ils ont dressé la blanche et rigide statue du Commandeur, véritable symbole, dirait un logicien, de l’immobile concept opposé à la continuelle variabilité de l’intuition. Et c’est pour cela, ô Don Juan, que tu es mon frère… Car en moi aussi les hommes ont exprimé leur horreur et leur terreur du changement.

« Ils m’ont condamné au vagabondage éternel, parce qu’ils s’imaginaient que changer sans cesse de pays, voir sans cesse des choses nouvelles, n’avoir pas de demeure fixe, une tanière stable de sa naissance à sa mort, était la plus grande malédiction pour l’âme d’un homme. Moi, au contraire, j’ai converti leur punition en bénédiction ; je me suis fait une âme magnifique de voyageur, d’explorateur, de pèlerin, de chevalier errant, de globe trotter dilettante, et je vis ainsi, dans la continuelle diversité et le perpétuel changement, une vie autrement riche que celle de mes juges et de mes bourreaux. Moi et toi, Don Juan, nous sommes les héros de la diversité et de la mutabilité, et les dévots de la maison unique et de la femme unique ont voulu nous cracher à la face leur mépris. Mais nous courons, ô Don Juan, nous courons plus vite qu’eux ; voici qu’ils rentrent sous la terre, couver leur économique bonheur… »

Mais Don Juan n’écoutait pas le voyageur sentencieux, et à peine celui-ci cessa de parler qu’il reprit pour son propre compte :

« Sous le masque de ma légende, il y a peut-être un sourire, un sourire amer, mais dans mon cœur il n’y a que l’angoisse toujours renouvelée de mes désillusions. Désormais je suis vieux et je ne saurai jamais ce qu’est l’amour. Dans aucun chemin, la femme que je cherchais n’est venue au-devant de moi, et quand la vieillesse est venue, quand j’ai eu besoin de repos et de soins, je n’ai trouvé qu’une pauvre servante qui ait voulu de mon nom. Et Don Juan maintenant vit parmi ses souvenirs morts et ses espérances inutiles, et n’a d’autre plaisir que celui d’allumer son feu avec quelque lettre passionnée et parfumée. »

Le Juif Errant était sur le point de tirer encore quelque conclusion philosophique des paroles de Don Juan, mais à ce moment un petit homme obséquieux, tout habillé de noir, et marqué d’une verrue sur la joue gauche, vint nous annoncer que la brasserie fermait, Don Juan tira de sa bourse une large pièce d’or, mais le petit homme la regarda et la refusa. C’était un doublon d’Espagne de 1662. Jean Buttadeo, plus pratique, sortit de sa poche une pièce d’argent, la fit sonner sur la table, et, tous trois ensemble, nous sommes sortis sur la place déserte déjà, riant bruyamment sans raison aucune.

Deux images dans un bassin §

I §

Uniquement afin de revoir mon visage dans un bassin mort, plein de feuilles mortes, au fond d’un jardin stérile, pour cela seulement, alors, je m’arrêtai après tant d’années dans la petite capitale. — Quand j’en fus tout près, je ne pensais pas avoir d’autre maison que celle-là.

Revenant du bord de la mer, des grandes villes de la côte, j’éprouvais le désir de choses cachées, de rues étroites, de murs silencieux un peu noircis par la pluie. Tout cela je savais le trouver dans la petite ville où, pendant cinq années, avec des maîtres désabusés, aux classiques barbes blanches, j’avais étudié les sciences les plus germaniques et les plus fantastiques.

Je pensais souvent à la chère cité, si seule au milieu de la plaine, comme une exilée (j’ai toujours cru qu’il y a des villes qui, elles aussi, sont exilées de leur véritable patrie) — sans fleuve, sans tour, sans campanile, presque sans arbres, mais toute calme et résignée autour du grand palais rococo, dans lequel bavarde et dort la Cour. Dans les rues, tous les cent pas, il y a un puits, et près de ce puits une fontaine et sur chaque fontaine un guerrier de terre cuite, peinturluré de bleu céleste et de rouge pâle.

Je me l’appelais aussi la maison où j’habitais pendant les années de mon noviciat scientifique. Mes fenêtres ne donnaient pas sur la place, mais sur un grand jardin enfermé entre les maisons, où il y avait, dans un coin, un bassin ceint de rochers artificiels. Personne ne s’occupait de ce jardin, le vieux propriétaire était mort et sa fille, ennuyée et dévote, considérait les arbres comme des mécréants et les fleurs comme des coquettes.

Le bassin était mort aussi par sa faute. Aucun jet d’eau ne s’élançait plus de son sein. L’eau semblait aussi immobile et lasse que si elle eût été la même depuis un nombre considérable d’années. Du reste les feuilles des arbres la couvraient presque entièrement, et les feuilles aussi semblaient tombées là pendant des automnes mythiquement lointains.

Ce jardin fut le lieu de mes joies tant que j’habitai la petite capitale. J’avais la permission d’y aller à toute heure ; quand les maîtres ne me réclamaient pas, je m’asseyais avec un livre auprès du bassin ; quand j’étais fatigué de lire et que le jour tombait, je cherchais à voir mes yeux réfléchis dans l’eau, ou bien je comptais les vieilles feuilles et suivais avec une angoisse extatique leurs lents voyages au souffle inégal du vent. Quelquefois les feuilles s’écartaient ou se ramassaient toutes vers le fond, et alors je voyais dans l’eau mon visage et je le fixais si longuement qu’il me semblait ne plus exister pour mon compte avec mon propre corps, mais être seulement une image fixée dans l’eau dormante pour l’éternité.

II §

Et c’est pourquoi je courus de suite au jardin, à peine fus-je arrivé dans la petite capitale. Bien des années avaient passé, mais la ville était restée la même. Dans les mêmes rues étroites passaient les mêmes femmes courtes et jaunes, aux coiffes froissées ; et les guerriers de terre cuite, inutiles et ridicules, s’appuyaient toujours à la garde des épées bleues, sur les nombreuses fontaines.

Et le jardin aussi était comme je l’avais laissé, — et le bassin aussi était tel que je l’avais vu la dernière fois avant de retourner dans mon pays.

Quelques touffes de plus dans les plates-bandes, quelques feuilles de plus dans la vasque, et tout le reste était comme au temps passé. Je voulus encore revoir mon visage dans l’eau et je m’aperçus qu’il était différent, bien différent de celui que je me rappelais si nettement. L’enchantement du bassin, du lieu, me ressaisit. Je m’assis sur un des rochers artificiels et de la main je remuai les feuilles mortes pour faire un miroir plus vaste à mon visage pâli et transfiguré.

Il y avait quelques minutes que j’étais là, regardant mon image et rêvant aux lois du temps, quand je vis se dessiner dans l’eau, à côté de la mienne, une autre image. Je me retournai impétueusement : un homme s’était assis près de moi et se mirait à côté de moi dans le bassin. Je le regardai stupéfait, je le regardai encore et il me sembla qu’il me ressemblait un peu. Je tournai encore les yeux vers le bassin et regardai de nouveau son image réfléchie sur le fond sombre. En un instant je m’aperçus de la vérité : son image ressemblait parfaitement à la mienne sept ans auparavant

Autrefois peut-être cela m’aurait épouvanté et j’aurais certainement crié comme un homme enfermé dans le cercle d’une invincible obsession. Mais désormais j’avais appris que seul l’impossible devient quelquefois réel ; c’est pourquoi je ne fus nullement atterré. Je tendis la main à l’homme qui me la serra et je lui dis :

— « Je sais que tu es moi — un moi passé depuis longtemps, un moi que je croyais mort, mais que je revois ici comme je le quittai, sans changement perceptible. Je ne sais, ô moi du passé, ce que tu veux du moi présent, mais, quoi que tu me demandes, je ne saurai peut-être pas te le refuser. »

L’homme me regarda avec une certaine stupeur, comme si j’étais nouveau pour lui et répondit après quelques moments d’hésitation : « Je voudrais rester un peu avec toi. Quand tu as cru partir définitivement je suis resté ici, dans cette ville où le temps ne s’écoule pas, sans bouger, sans rien faire, à t’attendre. Je savais que tu reviendrais. Tu avais laissé la partie la plus subtile de ton âme dans l’eau de ce bassin, et c’est de cette âme que j’ai vécu jusqu’à ce jour. Mais à présent je voudrais me réunir à toi, rester étroitement attaché à toi, vivant avec toi, t’écoutant me raconter ce que tu as récolté de tes vies de ces dernières années. Je suis comme tu étais alors, et je ne connais de toi rien de plus que ce que tu connaissais alors. Tu comprends mon envie de savoir et d’écouter. Prends-moi de nouveau pour compagnon, jusqu’à ce que tu partes encore de cette ville exilée du monde et du temps. »

D’un signe de tête je consentis et nous sortîmes du jardin la main dans la main comme deux frères.

III §

C’est alors que commença pour moi une des périodes les plus singulières de ma vie, déjà si différente de celle des autres hommes. Je vécus avec moi-même — avec un moi passé — des jours de joie imprévue. Mes deux moi allaient par les rues mal pavées, dans le silence qui régnait depuis longtemps dans la petite capitale — un silence qui datait du siècle dix-huitième… — et causaient ensemble sans se lasser, cherchant à se rappeler les choses qu’ils virent, les hommes qu’il connurent, les sentiments qui les agitèrent, les songes qui laissèrent un goût amer dans leurs esprits. Les deux âmes — l’ancienne et la nouvelle — cherchèrent ensemble l’université silencieuse et sépulcrale comme un couvent dans la montagne ; elles se promenèrent dans le jardin français, derrière le jardin rococo, où les statues mutilées et noircies n’honoraient plus d’un seul regard les allées sans fin — et poussèrent enfin jusqu’au Liliensee, un étang mal creusé qui, par décret des vieux princes, avait fini par obtenir le nom de lac. Je ne puis me rappeler ces jours de promenades et de confidences sans que le cœur, un instant, me manque.

Mais après les premières heures d’effusion, après les premiers jours d’évocation du passé, je commençai à éprouver un ennui inexprimable en écoutant mon compagnon. Certaines ingénuités, certaines grossièretés, certaines façons grotesques, dont il faisait continuellement preuve, me déplaisaient. Je m’aperçus en outre, en causant longuement avec lui, qu’il était plein d’idées ridicules, de théories désormais défuntes, d’enthousiasmes provinciaux pour des choses et des hommes que je ne me rappelais même plus. Il prêtait foi à certaines paroles, s’émouvait à certaines poésies, s’exaltait à certains spectacles qui à moi, au contraire, me donnaient envie de me moquer ou de sourire.

Sa tête était encore toute remplie de ce romantisme fait de chevelures désordonnées, de montagnes maudites, de tempêtes et de batailles avec roulements de tonnerre et de tambours, et son cœur s’égarait en ce pathos germanique (fleurs bleues, lune entre les nuages, tombes de chastes fiancées, chevauchées nocturnes, etc.) duquel vivent les maigres dandys mélancoliques et les demoiselles blondes grassouillettes.

Son naïf orgueil, son inexpérience da monde, son ignorance profonde des secrets de la vie, qui au début m’amusaient, finirent par me fatiguer, par susciter en moi une sorte de pitié méprisante qui peu à peu devint de la répulsion.

Pendant quelques jours encore je sus résister à mon envie de l’insulter ou de le fuir ; mais un matin, comme il venait de déclamer avec grande emphase un lied stupidement émouvant, je sentis mon mépris qui se changeait en haine.

« Et pourtant, pensai-je, cet homme duquel je ris, ce jeune homme ridicule et ignorant a été moi-même autrefois… Il est encore moi-même par quelques côtés… Pendant ces longues années, moi j’ai vécu, j’ai vu, j’ai deviné, j’ai pensé, et lui est resté ici, dans la solitude, intact, parfaitement semblable à celui que j’étais le jour où je quittai ces lieux. Maintenant mon moi présent méprise mon moi passé — et cependant, en ce temps-là, je croyais, plus encore qu’aujourd’hui, être l’homme supérieur, l’être noble et grand, le sage universel, le génie en expectative. Et je me rappelle qu’alors je méprisais mon moi passé, mon petit moi d’enfant ignorant pas encore dégrossi… À présent je méprise celui qui méprisait. Et tous ces méprisants et tous ces méprisés ont eu le même nom, ont habité le même corps, ont apparu aux hommes comme un seul vivant. Terrible et perfide pensée. Moi qui aujourd’hui méprise, je serai méprisé ; moi qui juge, je serai jugé. Après le moi présent un autre se développera qui méprisera mon âme d’aujourd’hui comme je méprise aujourd’hui celle d’hier. Qui aura pitié de moi si je n’ai pas pitié de moi-même ? »

Tandis que je pensais cela, le moi ancien pariait et déclamait. Je n’avais plus rien à lui dire et je me taisais ; il n’avait plus rien à me dire ; mais au lieu de se taire, il fabriquait des phrases et récitait des poésies horriblement longues. Qu’y avait-il de commun entre nous désormais ? Les souvenirs du passé lointain épuisés, je ne pouvais parler avec lui du passé proche, de tout mon univers plus récent de beautés contemplées, de cœurs aimés et brisés, de paradoxes improvisés autour de la table à thé, et bien moins encore du songe douloureux qui remplit désormais toute mon âme. Il était inutile de lui dire tout ceci ; il ne me comprenait pas. Le son des mots qui évoquait en moi toute une scène, les associations d’idées d’un parfum, d’un nom, d’un bruit ne disaient rien à son âme. Il me priait de lui parler de moi, et si j’y consentais, il m’écoutait avec curiosité, mais sans sentir, sans comprendre, sans revivre avec moi ce que je lui racontais. Ses yeux se perdaient dans le vide et à peine je me taisais, il recommençait ses déclamations et ses fadaises sentimentales.

Il arriva donc un jour où la haine contre ce moi-même passé fut plus forte que moi. Je lui dis alors avec beaucoup de fermeté que je ne pouvais plus vivre avec lui et que j’étais obligé de fuir sa présence pour vaincre mon dégoût. Mes paroles le surprirent et l’attristèrent profondément. Ses yeux se firent suppliants ; sa main me serra plus fort.

« Pourquoi veux-tu me quitter — dit-il de son odieuse voix mélodramatique — pourquoi veux-tu me laisser encore une fois si seul ? Pendant si longtemps je t’ai attendu en silence, pendant tant d’années j’ai compté les heures qui me rapprochaient de celles-ci… Et maintenant que tu es avec moi, que je t’aime, que nous parlons des pâles souvenirs du passé, et de l’amour et de la beauté du monde, et des douleurs des créatures, tu veux me laisser seul dans cette ville si triste, si lentement triste ? »

À ces paroles je ne répondis que par un geste de colère. Mais quand je fis un mouvement pour m’en aller, je sentis son bras qui m’étreignait avec violence et j’entendis encore sa voix qui me disait avec des sanglots :

« Non, tu ne partiras pas. Je ne te laisserai pas partir. Je suis si heureux à présent de pouvoir parler à quelqu’un qui peut me comprendre, à quelqu’un qui a encore un cœur brûlant, qui vient de la cité des vivants, qui peut écouter tous mes gémissements et accueillir mes confessions ! Non, tu ne partiras pas de cette petite capitale. Je ne permettrai pas que tu partes ! »

Cette fois encore je ne répondis pas et tout le jour je restai avec lui sans parler. Il me regardait en silence et me suivait toujours.

Le jour d’après je me disposai à partir, mais il se planta devant ma porte et ne me laissa pas sortir tant que je ne lui eus pas promis de rester encore avec lui ce jour-là.

Quatre jours encore se passèrent ainsi. Je cherchais à le fuir, il ne me quittait pas un instant, m’assommant par ses lamentations, et m’empêchant, au besoin par la force, de quitter la ville. Mon horreur et mon désespoir croissaient d’heure en heure. Enfin le cinquième jour, voyant que je ne pouvais me délivrer de sa surveillance jalouse, je pensai qu’il me restait encore un moyen, et je sortis résolument de la maison, suivi de son ombre lamentable.

Nous allâmes, ce jour-là aussi, dans le jardin stérile où j’avais passé tant d’heures sous cette forme, avec cette âme ; et, ce jour-là aussi, nous nous approchâmes du bassin mort, plein de feuilles mortes. Ce jour-là aussi nous nous assîmes sur les rochers artificiels et nous écartions de la main les feuilles afin de contempler nos images. Quand nos deux visages apparurent ensemble, proches, sur le miroir sombre de l’eau, je me retournai brusquement, j’empoignai mon moi passé par les épaules et le jetai le visage contre l’eau, à l’endroit même où apparaissait son image. Je poussai sa tête sous l’eau et je l’y tins immobile de toute l’énergie de ma haine exaspérée. Il tenta de se débattre, ses jambes s’agitèrent violemment, mais sa tête resta dans l’eau frémissante du bassin. Après quelques minutes, je sentis que son corps s’enfonçait et devenait flasque. Alors je le laissai et il tomba encore plus bas, vers le fond de l’eau. Mon odieux moi du passé, mon ridicule et stupide moi des années passées, était mort pour toujours…

Je sortis avec calme du jardin et de la ville. Personne ne m’inquiéta jamais au sujet de cet événement. Et maintenant je vis encore dans le monde, dans les grandes villes de la côte, et il me semble que quelque chose me manque de quoi je n’ai pas un souvenir précis… Quand la joie me saisit, avec ses rires stupides, je me dis que je suis le seul homme qui se soit assassiné soi-même et vive encore. Mais cela ne suffit pas à me rendre sérieux.

Tome LXX, numéro 250, 15 novembre 1907 §

Art moderne §

Tome LXX, numéro 250, 15 novembre 1907, p. 345-348 [345-346, 348].

Les Divisionnistes italiens (Cours la Reine) §

L’exposition des Divisionnistes italiens, organisée par M. Grubecy, le collectionneur milanais, fut une manifestation considérable. Historiquement à la suite des impressionnistes français, les impressionnistes italiens ne négligent aucun moyen de se distinguer de leurs devanciers : d’où cette étiquette, « divisionnistes », qui n’est pas heureuse. « Impressionnisme » a le grand avantage de ne rien signifier : quoi de mieux qu’une « mesure verbale pour rien » qui permet, dans ce demi-silence, à tous les esprits de s’entendre, à toutes les compréhensions de se rencontrer ? Il est absent des dictionnaires, le mot qui dirait la chose, le mot propre. Et il s’en faut que la division du ton, visée par le titre italien, désigne tout l’impressionnisme ni même ce qu’il y a de plus précieux dans l’impressionnisme. Ce titre a, d’autre part, une vague couleur scientificarde, qui inquiète, et, dans cette critique, je sous-entends plus ou pis qu’une pure querelle de mots. Il est, du reste, assez évident que plusieurs des exposants, et non les moindres, protestent par la nature de leur talent contre le sens tendancieusement collectif et global du titre : et je constate qu’au-delà comme en deçà des Apennins il n’est guère en art, malgré les vœux nationalistes, que des ambitions et des réalisations individuelles. — On en trouve ici de fort intéressantes : le vieux Segantini, qui garde notre estime sans appeler notre enthousiasme ; Carlo Fornara, réaliste qui pense à l’interprétation de la nature, tempérament bien latin : il fait, en quelque sorte, du Segantini à rebours, élargissant une écriture aux débuts plus serrée et maintenant très personnelle ; Previati, point du tout impressionniste, retenu par les conventions anciennes et qui n’a pas encore abdiqué l’inexpressive allégorie ; les sculpteurs Bogatti, animalier, et André Otti, tous deux en quête de l’expression intense, tous deux excellents caractéristes.

Rosso au Luxembourg §

Deux œuvres de Rosso viennent d’être acquises pour le Musée du Luxembourg. Est-ce le moment de me souvenir que j’ai des premiers défendu cet artiste, alors qu’on lui résistait ? La joie nous suffise de la cause gagnée, du triomphe mérité ; récompense, où puiser de nouvelles forces d’espérer et de vouloir d’autres actes de justice.

Musées et collections.
Dispersion de la collection Rodolphe Kann [extraits] §

[…] On aurait peut-être pu retenir quelqu’un des merveilleux Rembrandt qu’étaient le Portrait de Titus, le Portrait d’un savant, le Christ et la Samaritaine, ou le suave profil de Giovanna Tornabuoni par Ghirlandajo, ou l’Escarpolette de Fragonard, sans doute le chef-d’œuvre de ce peintre. […] — Parmi les primitifs italiens et flamands, outre le Ghirlandajo mentionné plus haut, on admirait, présentés dans un cadre exquis, des fresques de Luini, des tableaux de Benozzo Gozzoli, Andrea del Castagno, Giovanni Bellini, Dirk Bouts, Rogier van der Weyden, Memling, Gérard David, etc. — L’Italie du xviiie siècle était représentée par des Tiepolo et des Guardi […] M. Pierpont-Morgan a acquis plus d’un million le Portrait de Giovanna Tornabuoni. […]

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907 §

Jacques Casanova chez Voltaire.
Août 1760 [I] §

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 430-450.

Le 20 août 1760, le hasard de sa vie aventureuse ramenait Jacques Casanova à Genève ; il s’y installait à l’auberge des Balances. Dans cette ville, et précisément dans cette maison, il retrouvait le souvenir d’une des liaisons les plus pathétiques de sa carrière amoureuse. C’est là que, treize ans auparavant, il s’était séparé pour toujours de cette Henriette qu’il avait aimée avec toute la fougue dont il était coutumier, avec toute la constance dont il se croyait capable ; il l’avait rencontrée déguisée en officier de fantaisie en compagnie d’un capitaine hongrois et n’avait eu aucune peine à la deviner femme sous son travesti ; de longs mois, il vécut avec elle à Parme, se faisant appeler M. de Farusi, jusqu’au jour où Henriette fit la rencontre d’un de ses compatriotes, M. d’Antoine, qui la cherchait pour la ramener à sa famille, car elle était fille de grande maison et seul un coup de tête l’avait pu engager dans cette aventure extravagante de courir le monde, en habits de carnaval. C’est ce qu’apprit à ses dépens Casanova. Le moment où il se sépara de cette jolie créature, dont la destinée énigmatique avait pimenté l’agrément de leur liaison, compta certainement parmi les heures les plus cruelles de sa vie, qui ne s’embarrasse pourtant pas, d’ordinaire, de regrets inutiles, de remords, ni de vaines tristesses. Dans la petite chambre de l’auberge des Balances, les deux amants se firent de longs adieux que n’adoucissait nul chimérique espoir : et gravant sur une vitre de la fenêtre le dernier mot de leurs deux destinées qui se désunissaient, Henriette laissa à son ami cet avis suprême : « Tu oublieras aussi Henriette. » Il ne devait pas l’oublier. Treize ans plus tard, lorsqu’il revient à Genève, le hasard ironique l’amène à se retrouver dans cette chambre des adieux, à revoir sur la vitre les mots tracés avec la pointe d’un diamant. Toute l’amertume de ce beau souvenir, toute la tristesse des années enfuies et des amoureuses déjà lointaines l’accablent sans pitié : « Je me jetai sur un fauteuil où je m’abandonnai à mille réflexions. Noble et tendre Henriette que j’avais tant aimée ! Où était-elle alors ? Je n’avais jamais su de ses nouvelles et je n’en avais jamais demandé à personne. Me comparant à moi-même, je fus forcé de me trouver moins digne de la posséder que je ne l’étais alors. Je savais encore aimer, mais je ne trouvais plus en moi la délicatesse que j’avais dans ces temps-là, ni les sentiments qui justifient l’égarement des sens, ni la douceur des mœurs, ni enfin une certaine probité qui relève jusqu’aux faiblesses mêmes. »

Il y a toujours quelque chose de déclamatoire et de bien joué dans les pires détresses de Casanova ; aussi, le rideau tombé, l’acteur ne tarde-t-il pas à retrouver cette belle sérénité qui est son attitude favorite, à la ville. Dès le lendemain de son arrivée à Genève, il oublie Henriette, qu’il voulait aller rejoindre la veille, au plus fort de son enthousiasme, et le voici qui s’occupe fort bourgeoisement de régler ses intérêts avec le banquier Tronchin. C’est qu’une préoccupation nouvelle a détourné le cours de ses pensées ; et s’il est venu à Genève, ce n’est pas assurément pour y rechercher le pâle et triste souvenir d’une femme adorée, mais pour y voir Voltaire ou, plus exactement, pour s’y faire voir de lui.

Le récit de cette entrevue, — car c’est véritablement une entrevue, — occupe une trentaine de pages dans le tome IV des Mémoires, et il mérite, tant par l’agrément de la mise en scène que par l’intérêt des propos échangés, de piquer la curiosité et de fixer l’attention.

Certes, il faut se garder d’accepter sans contrôle ou sans examen tous les détails de cet épisode. La vraisemblance et la valeur documentaire des Mémoires de Casanova ont maintes fois été discutées et soumises à l’épreuve de la critique. Mais les travaux de d’Ancona, de Charles Henry et de tous ceux qui ont confronté avec la vérité historique les récits touffus du célèbre aventurier vénitien, semblent bien avoir établi qu’en dépit de quelque exagération, d’erreurs de détail inévitables dans une œuvre aussi développée, et surtout en dépit des travestissements sans pudeur auxquels s’est complu le premier éditeur des Mémoires, les aventures de Casanova, telles qu’il les raconte, ne s’écartent pas trop de ce qu’elles ont dû être en réalité. Voyons pourtant, à propos de sa rencontre avec Voltaire, quelle confiance mérite le compte-rendu qu’il nous en fait.

I §

Nous n’entreprenons pas de vérifier ici tous les propos que Casanova prétend avoir échangés avec Voltaire et d’en dégager la vraisemblance. Mais quelques-unes des circonstances qu’il rapporte peuvent être rétablies exactement, grâce au témoignage de Voltaire lui-même.

Le 15 août 1760, six jours avant la première visite qu’il reçut de Casanova, Voltaire écrit au comte François Algarotti, celui qu’il appelait le « cygne de Padoue », pour lui réclamer ses Lettres sur la Russie ; Voltaire travaillait alors au second volume de son Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand ; Algarotti, dont la destinée aventureuse offre plus d’un point de comparaison avec celle de Casanova, après avoir parcouru à peu près toute l’Europe, s’était fixé en Italie, successivement à Venise, à Bologne et à Pise, et y jouissait d’une renommée discrète que la publication de quelques ouvrages lui avait acquise auprès de ses compatriotes. Ces Lettres sur la Russie, qu’il avait rapportées de Saint-Pétersbourg, avaient éveillé la curiosité de Voltaire, qui voulait en faire usage et citer le livre de son ami au moins dans le second tome de son histoire. Mais les Lettres n’arrivaient pas ; en septembre, Voltaire les réclamait encore au comte Algarotti. « Non, non, cher cygne de Padoue, je n’ai pas reçu les Lettres sur la Russie et j’en suis fort contrarié [en italien dans le texte] ; car, si je les avais lues, j’en aurais parlé dans une très facétieuse préface où je rends justice à ceux qui parlent bien de ce qu’ils ont vu, et où je me moque beaucoup de ceux qui parlent à tort et travers de ce qu’ils n’ont pas vu. Basta, ce sera pour l’antiphone du second volume… » Et, dans la suite de la lettre, il donne à son ami le conseil de faire passer tous les livres qu’il aurait à lui envoyer par l’intermédiaire du banquier Bianchi, de Milan, qui les transmettrait à un négociant de Genève, nommé Le Fort. Voltaire se servait lui-même de Bianchi pour tousses envois en Italie.

Ces faits, que nous avons dû exposer un peu longuement, se trouvent en accord absolu avec le récit de Casanova. Les premiers mots que Voltaire lui adresse, après les politesses nécessaires, sont pour lui dire que, puisqu’il est vénitien, il doit connaître le comte Algarotti. Puis il poursuit : « Si vous le voyez à Bologne, je vous prie de lui dire que j’attends ses Lettres sur la Russie. Il peut les adresser à mon banquier Bianchi, qui me les fera passer. » Cette coïncidence est au moins significative et nous n’avons pas besoin d’en souligner l’intérêt. Sans doute, on pourrait s’étonner que Voltaire, écrivant à Algarotti quelques jours avant et quelques jours après la visite de Casanova, ne lui parle pas de son compatriote. Mais, d’abord, je doute que la visite de Casanova ait été annoncée à Voltaire, et, avant de l’avoir vu, il ignorait s’il se trouvait en relations avec Algarotti. Après l’entrevue, je crois, comme la suite de cette analyse le montrera, que Voltaire avait quelques raisons pour ne pas se vanter auprès de ses amis italiens d’avoir reçu chez lui Casanova et d’avoir eu avec lui ces entretiens dont les Mémoires nous donnent plusieurs spécimens.

Veut-on une autre preuve de l’exactitude avec laquelle Casanova a reproduit les propos qu’il avait échangés avec son hôte ? On la trouvera dans la nature même des sujets traités. Sans doute, de quoi Voltaire, ce perpétuel curieux toujours avide de documents caractéristiques, pouvait-il entretenir un Italien lettré, sinon de littérature italienne ? Le Dante, l’Arioste, le sonnet, Merlin Cocci, le théâtre italien, Martelli, tels sont les thèmes essentiels de leur conversation. Or, si nous rapprochons les jugements de Voltaire, sur le Dante notamment et sur Goldoni, tels que nous les donne Casanova, de ceux que nous rencontrons dans la Correspondance, dans les lettres de 1760-1761 à Algarotti et à Albergati Capaccelli, nous sommes frappés par une curieuse analogie aussi bien dans les idées que dans les formules. Le théâtre de Goldoni passionnait Voltaire à cette époque de sa vie : il fait le sujet des longues lettres qu’il échange avec le marquis Albergati Capaccelli, poète dramatique, un de ses meilleurs amis d’outre-monts. Aussi, dans sa conversation avec Casanova, le nom seul d’Albergati suffit-il à évoquer celui de Goldoni. Et voici encore une petite circonstance précise qui peut nous éclairer sur la sincérité des Mémoires : — « Pourquoi, demande Voltaire à Casanova, Goldoni s’intitule-t-il poète du duc de Parme ? » Et Casanova de répondre : « Pour prouver sans doute qu’un homme d’esprit a son côté faible tout comme un sot. » Or, huit mois plus tard, le 1er mai 1761, après un long silence dont il s’excuse, Voltaire écrit à Albergati Capaccelli : « Je revois dans le moment le nouveau théâtre (de Goldoni). Je partage, Monsieur, mes remerciements entre vous et lui. Dès que j’aurai un moment à moi, je lirai ses nouvelles pièces… Je vois avec peine, en ouvrant le livre, qu’il s’intitule poète du duc de Parme ; il me semble que Térence ne s’appelait pas le poète de Scipion ; on ne doit être le poète de personne, surtout quand on est celui du public. » Là encore, il y a une coïncidence fort intéressante entre le texte de la Correspondance et celui des Mémoires : que Voltaire ne fasse cette observation à Albergati que huit mois après l’avoir faite à Casanova, il n’y a à cela rien de surprenant, si l’on songe que Voltaire n’avait pas écrit à son ami de Bologne depuis le mois de décembre 1760.

Je crois qu’on pourrait assez facilement noter d’autres rencontres également significatives ; nous nous réservons de le faire à l’occasion lorsque nous analyserons les entretiens de Voltaire et de Casanova. Qu’il nous suffise, pour le moment, d’avoir établi par ces deux rapprochements la vraisemblance des Mémoires.

Il est cependant encore un point sur lequel nous désirons appeler l’attention : le 5 septembre 1760, exactement onze jours après la dernière visite de Casanova, Voltaire écrit à Albergati Capaccelli : « Je suis dans mon lit depuis quinze jours, Monsieur. Vieillesse et maladie sont deux fort sottes choses pour un homme qui aime comme moi le travail et le plaisir. » Ici le témoignage de Casanova semble en contradiction formelle avec celui de Voltaire ; mais ce n’est qu’une apparence : Casanova prétend avoir été reçu aux Délices pendant quatre jours, du 21 au 24 août 1760, et il ne nous dit nullement que Voltaire était malade au point de garder le lit ; au contraire, à l’en croire, son hôte lui aurait fait lui-même les honneurs de sa propriété et l’aurait traité tous les jours à sa table. Mais lorsque Voltaire s’adresse à son correspondant, auquel il n’a pas écrit depuis plus d’un mois, n’est-il pas excusable de forcer un peu le compte des jours, pour justifier en partie son silence ? Aussi bien connaissons-nous tous la valeur réelle de cette expression : quinze jours. Ce qui reste exact, c’est que la santé de Voltaire était à cette époque fort ébranlée. Or, le texte de Casanova n’est pas du tout en contradiction avec ce fait : il signale la présence aux Délices du médecin Tronchin, avec lequel il se rencontra le 22 août ; le 23 août, Casanova dîna comme d’habitude aux Délices, mais, ce jour-là, il y fut reçu par Mme Denis ; Voltaire ne dîna pas avec eux et ne parut que le soir, à cinq heures : rien ne nous empêche de supposer qu’un accès du mal dont il souffrait alors l’avait retenu à la chambre, et même au lit.

Il semble donc qu’on puisse accorder une confiance suffisante au chapitre des Mémoires où Casanova raconte ses visites chez Voltaire. Sans doute, il faudra faire sur le texte, sur les détails et le ton du dialogue, les réserves générales que comportent la nature même des circonstances et le caractère du personnage ; mais dans l’ensemble la scène est exacte et rien ne peut en altérer la valeur historique et l’intérêt documentaire. D’ailleurs, Casanova lui-même a senti le besoin de se ménager le crédit de ses lecteurs par une ingénieuse déclaration ; quand il a pris congé de Voltaire, avant de se mettre en route pour Annecy et Aix en Savoie, il a soin de noter tout ce qu’il a vu ou entendu aux Délices et surtout ce qu’il y a dit : « Je passai une partie de la nuit, confesse-t-il, et presque tout le jour suivant à écrire mes conversations avec Voltaire ; je fis presque un volume, dont je ne confie ici qu’un faible abrégé1. » Certes, ce livre devrait être curieux et il est regrettable que le manuscrit n’en soit pas parvenu jusqu’à nous. Faisons la part de l’exagération casanovienne, et admettons qu’à défaut d’un gros volume Casanova avait rédigé tout au moins la matière des conversations et des dialogues qu’il nous rapporte dans ses Mémoires.

§

C’est le 21 août 1760, après-midi, au moment où Voltaire sortait de table, que Casanova fit son entrée aux Délices ; il y fut amené et présenté par M. Vidlars-Chaudieu, et cette présentation eut quelque chose de solennel qui ne doit pas nous surprendre. Ce n’est pas ici le lieu de rappeler quelle souveraineté Voltaire exerçait dans sa retraite, de quelle splendeur aimait à s’entourer celui qui allait devenir le patriarche de Ferney et qui se divertissait volontiers à jouer au seigneur de village ; les Délices étaient un sanctuaire dont Voltaire était la divinité ; le culte qu’on lui rendait était le seul qu’il y tolérât. Un défilé incessant d’étrangers, simples curieux ou voyageurs, qui apportaient leurs hommages au génie du lieu, consacrait sa gloire devant l’Europe attentive. On était introduit auprès du maître et présenté comme un ambassadeur auprès d’un souverain tout-puissant : un sourire, un mot aimable, voire une boutade de Voltaire, était une faveur précieuse que le menu fretin des hôtes ordinaires se disputait âprement.

Mais Casanova n’était pas un hôte ordinaire. Lors de sa visite aux Délices, il est précisément dans tout l’éclat d’une renommée qu’il soignait orgueilleusement, et cette année 1760, qui est la trente-cinquième de sa vie, marque l’apogée de sa carrière. Son évasion hors des Plombs de Venise, l’événement le plus considérable d’une existence exceptionnelle, date de 1755 : la hardiesse de cette entreprise, et surtout l’ingénieuse réclame qu’il en a tirée ont fixé sur lui l’attention publique ; la curiosité qu’il éveille partout où il se montre pour la première fois n’est pas encore rebutée. Aussi a-t-il pris peu à peu l’habitude de s’exhiber à travers toutes les grandes villes d’Europe, avec une complaisance inlassable et une vanité dont il ne sent pas le ridicule. À Munich, à Paris, à Bruxelles, à Amsterdam, à Cologne, à Bonn, à Stuttgart, à Zurich, à Berne, il est l’homme à la mode, celui que se disputent certains salons, auxquels un peu de scandale ne saurait déplaire et qui ne sont pas fort difficiles sur la qualité de leurs hôtes ; le cardinal de Bernis, le ministre Choiseul, l’électeur de Bologne lui demandent le récit de son évasion. On sent, à travers le texte des Mémoires, que Casanova n’est pas insensible aux marques d’intérêt que son étrange destinée éveille chez d’aussi hauts personnages : « Je m’engageai, dit-il, à faire ma narration au prince électeur de Cologne, pourvu qu’il eût la patience de m’écouter jusqu’au bout, le prévenant que cela durerait deux heures. — “On ne s’ennuie pas à avoir du plaisir”, eut-il la bonté de me dire… Aussitôt que nous fûmes sortis de table, il me pria de commencer mon récit. J’étais animé, et pendant deux longues heures j’eus le plaisir d’intéresser la plus brillante compagnie. Mes lecteurs connaissent cette histoire dont l’intérêt naît de la situation vraiment dramatique ; mais il est impossible de lui donner dans un écrit tout le feu que lui communique une narration bien faite2. » En revanche, Choiseul, en homme toujours pressé, ayant eu l’impardonnable distraction de demander à Casanova un abrégé de ses aventures, le Vénitien piqué répond que tout l’intérêt du récit est dans les détails et qu’il se flatte d’obtenir du ministre les deux heures d’attention strictement nécessaires ; son ombrageuse susceptibilité souffre de ne pas rencontrer ici la curiosité presque déférente à laquelle on l’a accoutumé, et sa mauvaise humeur s’exhale en réflexions à peine polies. Il faut lire toute la scène, qui est des plus divertissantes.

En vérité, à cette époque de sa vie, Casanova nous fait songer au naïf tambourinaire d’A. Daudet, qui promenait à travers la vie parisienne sa gloire fugitive et contait d’une voix toujours enthousiaste les humbles souvenirs dont l’insignifiance lui échappait ; à moins qu’on ne préfère voir en lui quelque prototype de ces ingénieux globe-trotters, à qui le moindre prétexte suffit pour requérir l’attention et solliciter les largesses de tous les chefs d’État modernes et des célébrités mondiales.

Non, Casanova n’était pas, même aux Délices, un hôte vulgaire ; car en lui s’incarne à merveille ce type curieux que le xviiie siècle tout entier a formé, lancé à travers le monde, adulé plus que tout autre : l’homme à la mode. Dans un siècle où les femmes, suivant l’observation de Galiani, aiment plus avec la tête qu’avec le cœur, où l’amour est surtout une curiosité de l’esprit, un libertinage de la pensée, où la vanité sert de prétexte aux plus gros scandales, et où les Richelieu rencontrent moins de cruelles que les Chérubin, cette séduction irrésistible qui s’attache à l’homme pour le prestige de ses aventures passées, pour le renom bon ou mauvais dont il est précédé, pour l’audace, l’imprévu, et quelquefois même l’impudence de ses actes, a été pour Casanova la cause la plus durable de ses succès féminins. Ce prestige le sert partout où il se présente et où il est encore inconnu ; il n’arrivera que très lentement à lasser la faveur publique, à décourager la bonne volonté de ses admirateurs ou de ses admiratrices.

Voilà pourquoi il s’introduit chez Voltaire avec tant d’assurance et de superbe. Remarquons qu’il a refusé les lettres de recommandation qu’on lui offrait à Lausanne ; à peine souffre-t-il que quelqu’un l’accompagne aux Délices quand il s’y rend pour la première fois ; ce n’est pas un voyageur sans importance, un carieux quelconque, un des multiples admirateurs du maître, qui sollicite une audience et se contente d’une réception médiocre. C’est Casanova, le grand Casanova, Jacques Casanova, chevalier de Seingalt, qui daigne se montrer à M. de Voltaire et soumettre à l’épreuve d’un illustre jugement sa séduction naturelle et la grâce de son esprit impertinent qui ont su lui ménager des suffrages plus difficiles.

§

L’entrevue commença assez mal pour Casanova ou, du moins, il voudrait nous le faire croire, sans doute pour justifier cette espèce de mauvaise humeur qui ne l’abandonna jamais, pendant toutes ses visites aux Délices, et qui donne à ses propos une amertume et une brusquerie qui ne lui sont pas habituelles.

Casanova prétend que Voltaire l’attendait au milieu d’une véritable cour de seigneurs et de dames, ce qui rendit la présentation solennelle ; et il ajoute : « Il s’en fallait bien que chez ce grand homme cette solennité pût m’être favorable3. » Ce n’est pourtant point par excès de timidité qu’il pèche d’ordinaire. Mais il est vrai qu’il est de ceux à qui le tête à tête convient mieux qu’un public trop nombreux, il pose moins bien pour la galerie que pour un seul auditeur, et la présence de quelques témoins l’importune et lui gâte ses effets quand il se trouve en face d’un partenaire comme Voltaire. Il aime à accaparer à lui seul l’attention de ses hôtes, et il ne retrouve ses moyens et ses avantages que lorsqu’on le distingue.

En cette occasion, le public faillit tout gâter : Casanova avait préparé pour le débiter en temps opportun un compliment fort galant qu’une plaisanterie de Voltaire interrompit mal à propos :

— Voici, monsieur de Voltaire, lui dis-je, le plus beau moment de ma vie. Il y a vingt ans que je suis votre élève, et mon cœur est plein du bonheur que j’ai de voir mon maître.

— Monsieur, honorez-moi encore pendant vingt ans, et promettez-moi, au bout de temps, de m’apporter mes honoraires.

— Bien volontiers, pourvu que vous me promettiez de m’attendre.

Cette saillie voltairienne fit éclater de rire tous les auditeurs ; c’était dans l’ordre, car les rieurs sont faits pour tenir en baleine l’une des deux parties aux dépens de l’autre, et celle qui a les rieurs pour elle est toujours sûre de gagner ; c’est la cabale de la bonne compagnie.

Évidemment Casanova a été décontenancé par la façon badine dont Voltaire accueillait sa déclaration et profondément vexé par les rires complaisants de l’auditoire. Sa répartie, qui n’est pas trop maladroite, est une revanche qui ne lui suffit pas. À partir de ce moment, il se montre désagréable de parti-pris et s’attache à contredire systématiquement Voltaire. Cette attitude s’explique très bien si l’on considère que l’amabilité, la grâce d’un compliment bien tourné sont les moyens de séduction ordinaires de Casanova, ceux auxquels il tient le plus, ceux dont il est habitué à recueillir le profit. L’ironie, dont il use rarement, bien qu’il soit facilement spirituel, le déconcerte chez les autres ; et il leur en garde rancune obstinément. Pendant toute la suite de l’entretien, il n’aura d’autre préoccupation que de se tenir sur la défensive, et de ne plus donner prise aux saillies de son interlocuteur. À deux reprises, il note, avec une froide indifférence, les plaisanteries de Voltaire et de Mme Denis sur l’Arioste et sur Haller, et il a soin d’observer que lui seul, au milieu de l’allégresse générale, gardait le plus grand sérieux.

L’accueil de Voltaire l’avait mortifié au point que, après sa première visite, il était résolu à ne plus reparaître aux Délices : « Monsieur, lui dis-je, je ne suis venu à Genève que pour avoir l’honneur de vous voir ; maintenant que j’ai obtenu cette faveur, je n’ai plus rien à y faire4. » Mais Voltaire, qui n’était pas fâché de garder quelque temps cet hôte en qui il trouvait un auditeur averti et un causeur intéressant, insiste d’une façon si pressante et si flatteuse que Casanova se décide à prolonger son séjour à Genève et accepte à dîner trois jours de suite aux Délices.

D’ailleurs, à l’en croire, les procédés de Voltaire à son égard s’amélioraient sensiblement. Il constate avec une satisfaction marquée les témoignages d’intérêt que son hôte lui donne, la familiarité dont il use avec lui : après une récitation pathétique de l’Arioste, Voltaire l’embrasse à plusieurs reprises, avec une fougue bien divertissante ; le lendemain, il le prend amicalement par le bras et l’emmène promener dans son jardin ; un autre jour, il l’admet dans sa chambre, change de perruque devant lui et lui montre les liasses épaisses de sa correspondance qu’il conservait dans un cabinet spécial. Casanova enregistre avec un soin manifeste ces petits incidents : ils ne sont d’ailleurs que les intermèdes d’un long dialogue dont la matière est suffisamment variée et la forme toujours curieuse.

§

Avant d’en venir aux discussions littéraires ou politiques qui le passionnaient particulièrement lorsqu’il avait trouvé à qui parler, car il ne détestait pas qu’on lui tînt tête, Voltaire questionne Casanova sur ses amis d’outre-monts, notamment sur ce François Algarotti qu’il avait rencontré à Berlin, auprès de Frédéric le Grand, et avec qui il était en correspondance depuis plusieurs années. Certes, c’est une curieuse figure, même dans ce xviiie siècle si fécond en originaux de toute sorte, que cet aventurier des lettres et de l’amour : Voltaire l’appelle son cher cygne de Padoue, le

Brillant et sage Algarotti
À qui le ciel a départi
L’art d’aimer, d’écrire et de plaire.

Par une coïncidence singulière, l’auteur des Lettres sur la Russie n’est pas sans présenter de nombreuses analogies à la fois avec Voltaire et avec Casanova : courtisan et collaborateur littéraire de Frédéric II, esprit encyclopédique, curieux de tout et touche-à-tout, polygraphe agréable et vulgarisateur scientifique, il a du premier, outre ces rencontres accidentelles de leurs deux destinées, cette intelligence largement ouverte, cette passion d’écrire, ce besoin de se dépenser, de s’assimiler toutes les idées neuves et toutes les causes à la mode, qui ont pu le faire appeler « une réduction de Voltaire » ; mais il n’était pas vénitien pour rien, et comme son compatriote Casanova, il souffre de cette étrange maladie du mouvement, qui l’entraîne de Florence à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Saint-Pétersbourg, de Saint-Pétersbourg à Berlin, toujours avide de succès, désireux de se faire voir et de séduire, usant sa vie en plaisirs faciles, prodigue, enjoué et complaisant, promenant à travers l’Europe galante la grâce de son sourire perpétuel et de ses manières élégantes. Sans doute il a plus de tenue et de délicatesse que Casanova ; il ne subit pas, comme lui, toute sa vie, les tares indélébiles d’une naissance médiocre et d’une fortune incertaine ; mais il a le même souci d’étonner et de paraître et ce fut là en somme la grande affaire de son existence trop rapide.

Voltaire aimait Algarotti, du moins autant qu’il était capable d’aimer quelqu’un, et il semble bien que Casanova ne le pouvait souffrir. Algarotti refusa toujours de visiter Voltaire aux Délices, malgré les instances de son ami qui le pressait de venir boire le lait de ses vaches et consulter son médecin Tronchin : « Par tous les saints, — lui écrit-il en italien, et seul l’usage de cette langue peut excuser chez Voltaire une pareille formule, — pourquoi ne pas venir dans notre pays libre, vous qui aimez les voyages, vous qui jouissez de l’amitié, du succès des amours toujours nouvelles5 ? » Un autre jour, il l’invite, ainsi qu’Albergati Capaccelli, « à venir manger des truites de son lac avant qu’il ne soit mangé lui-même par ses confrères les vers6 ». Pourtant, lorsque Voltaire parle à Casanova d’Algarotti, on sent qu’il est moins désireux d’exprimer ses propres sentiments de sympathie pour son ami vénitien que curieux de connaître l’impression que celui-ci produit sur ses compatriotes : il interroge Casanova sur la réputation d’Algarotti en Italie, sur le succès de ses livres et même sur la valeur de son style, qu’il ne peut pas se permettre d’apprécier exactement. Les réponses de Casanova sont telles qu’on pouvait les prévoir, étant donné qu’il s’agit d’un Vénitien, et d’un Vénitien qui s’est mêlé comme lui d’écrire et de plaire. D’abord, ne serait-ce que pour contrarier son hôte, sur lequel il a une revanche à prendre, ne l’oublions pas, Casanova s’empresserait de constater que le comte Algarotti est ignoré par les sept huitièmes de ses compatriotes, que son Neutonianisme à usage des dames, qui avait commencé sa réputation européenne, n’est qu’un ouvrage de vulgarisation fort inférieur à la Pluralité des mondes de Fontenelle et qu’enfin son style, rempli de gallicismes, est « pitoyable », « insoutenable7 ». Voltaire ne tente rien pour défendre son ami, ou du moins cela n’apparaît pas dans le texte des Mémoires ; il serait sans doute naïf d’être surpris outre mesure de cette indifférence. Mais les méchancetés de Casanova appellent quelques réflexions : toutes les critiques qu’il adresse à son compatriote, on pourrait les retourner contre lui et peut-être y a-t-il dans sa diatribe moins de jalousie ou de malice que d’aigreur et de rancune contre sa propre destinée. Il avait payé fort cher la modique satisfaction d’apprendre que nul n’est prophète en son pays, et maintes fois, au cours de ses Mémoires, il laisse éclater une amère indignation contre ses compatriotes qui méprisent le talent et affectent d’ignorer ceux qui prétendent acquérir quelque gloire à leur patrie. De plus, il avait en matière scientifique quelque prétention et l’insuccès de plusieurs savants opuscules, de certaines thèses passablement extravagantes, lui avait été plus sensible qu’il ne veut l’avouer. Enfin, quand il présente aux lecteurs ses Mémoires écrits en français, bien que sa langue naturelle soit l’italien, ne réclame-t-il pas une indulgence qui lui paraît obligatoire, puisque, dit-il, on a pardonné à Théophraste ses phrases d’Érèse, à Tite-Live sa palavinité, à Algarotti lui-même ses gallicismes ? De sorte que Casanova fait son propre procès en condamnant Algarotti par un mouvement de dépit très amusant. Et sans doute il y a quelque chose de plus sous la sévérité de ce jugement : c’est l’animosité d’un homme à succès, d’un homme à bonnes fortunes, contre un rival heureux et adulé. Voltaire écrivait un jour à Algarotti :

Mais si notre excellent auteur
Voulait publier sur nos belles
Des mémoires un peu fidèles,
Il plairait plus à son lecteur.
Près d’elles il est en faveur,
Et magna pars de leur histoire ;
Mais c’est un modeste vainqueur
Qui ne parle point de sa gloire.

Casanova, qui avait le triomphe moins discret, ne pardonnait pas au « modeste vainqueur » d’avoir créé avant lui aux Vénitiens cette réputation de galanterie irrésistible et souffrait de retrouver dans les villes où il faisait métier de séducteur le souvenir des conquêtes qui avaient précédé les siennes.

Aussi bien est-ce un parti-pris chez Casanova de dénigrer à l’étranger tous ses compatriotes en renom. Pour le marquis Albergati Capaccelli, cet autre ami italien de Voltaire, il se montre encore plus dur que pour Algarotti : Albergati est un « bon gentilhomme qui a six mille sequins de revenu, et qui est affligé de la théâtromanie », au reste parfaitement nul ; « il est assez bon acteur, il a fait quelques comédies en prose, mais elles ne supportent ni la lecture ni la représentation… ; il écrit bien dans sa langue, mais il s’écoute, est profixe, et n’a pas grand’chose dans la tête ;… sa figure est sans expression ; ses pièces ne plaisent pas aux connaisseurs, car on les sifflerait si on les comprenait8 ». Voilà textuellement le portrait que Casanova fait d’Albergati ; encore, comme Voltaire proteste faiblement, affirme-t-il qu’il est plutôt flatté.

De cette condamnation, qui n’est pas sans appel, nous ne retiendrons qu’un article : c’est la passion d’Albergati pour l’art dramatique, ce que Casanova appelle sa théâtromanie. C’était elle qui l’avait mis en relations avec Voltaire. Possesseur d’une grande fortune et d’une superbe villa à Zola, près de Bologne, il avait installé chez lui, tout comme « le vieux Suisse des Délices » et le patriarche de Ferney, un théâtre où il jouait avec ses amis ses propres pièces, des comédies de Goldoni, des traductions de Voltaire. Un jour, ayant besoin de renseignements pour la mise en scène de Sémiramis, il se hasarde à consulter l’auteur lui-même : celui-ci répond avec une bonne grâce parfaite, explique le costume des actrices, la place de l’ombre et son accoutrement, la disposition des Lumières, détaille les accessoires, indique le moyen d’imiter le tonnerre et les éclairs ; on sent, à travers sa réponse, que le metteur en scène, l’impresario, est plus flatté encore que le poète ; et, dans son enthousiasme, il va jusqu’à s’écrier : « Béni soit le ciel qui vous a inspiré l’amour du plus divin passe-temps dont les hommes de goût et les femmes vertueuses puissent jouir quand ils sont plus de deux ensemble9 ! »

Et ce fut le prélude d’une amitié durable. On peut en suivre les diverses phases à travers la correspondance de Voltaire. Trois ans après cette entrée en matière, dans une longue lettre très intéressante, Albergati rappelle lui-même à Voltaire les circonstances et les goûts communs qui les ont rapprochés :

Ce fut quand je vis paraître sur le théâtre italien votre admirable Sémiramis, que j’osai vous écrire pour la première fois, pour avoir certaines instructions que je crus nécessaires à la justesse de la représentation. La politesse de votre réponse m’encouragea à continuer le commerce entrepris. Aux expressions simplement polies et cérémonieuses succédèrent les aimables et badines ; et enfin, à quelques mauvais écrits de mon cru, que je vous envoyai, vous répondîtes par le don de quelques-unes de vos productions qui n’étaient pas encore répandues, et de plusieurs livres anglais fort rares et fort estimables. Je compte donc le grand Voltaire pour mon ami, et je m’applaudis de ma conquête. Applaudissez-vous de votre générosité qui vous a rendu si affectionné envers moi.

Le théâtre fait, le sujet de presque toutes les lettres écrites par Voltaire à Albergati pendant près de vingt ans : il y expose particulièrement ses théories sur la comédie, à propos de Goldoni, qu’Albergati lui avait révélé et pour lequel il avait une véritable passion. Les deux amis font échange de tragédies et de comédies, de pièces originales et de traductions ; ils se permettent aussi des présents moins poétiques : à plusieurs reprises, Albergati envoie à son correspondant du saucisson, de la mortadelle et du rossoglio de son pays. Il faut croire que Voltaire n’était pas insensible à ces politesses gastronomiques, car il en fait mention, dans son entretien avec Casanova, d’une façon assez inattendue : « Je ne connais pas Albergati, déclare-t-il, mais il m’a envoyé le théâtre de Goldoni, des saucissons de Bologne et la traduction de mon Tancrède10. »

Casanova avait de détester Albergati les mêmes raisons qui le faisaient mépriser Algarotti, et peut-être aussi quelques autres plus délicates. Comme le cygne de Padoue, le théâtromane de Bologne était riche, fort à la mode, presque célèbre en Italie ; il avait eu une existence aussi agitée et sa carrière amoureuse n’était pas moins brillante. Casanova n’aime pas les histoires de femmes, quand elles ne sont pas son fait. De plus, il voyait en Albergati le poète favori d’une société qui n’était pas la sienne parce qu’elle n’avait pas voulu de lui ; quoi qu’il en dise dans ses Mémoires, Albergati, comme auteur comique, avait beaucoup de succès auprès des connaisseurs, à tel point qu’on le mettait de son vivant au même rang que Goldoni ; mais alors que Goldoni était l’auteur favori de la classe moyenne, de la bourgeoisie riche et lettrée, Albergati représentait les tendances et les goûts de l’aristocratie vénitienne et bolonaise. Il y avait là une question de coterie dans laquelle Albergati s’est toujours montré infiniment plus modéré et plus juste que ses partisans, puisqu’il avait pour Goldoni une admiration sans réserve ; mais il ne déplaisait pas à Casanova de faire retomber sur lui, en rabaissant son talent, une partie des haines qu’il avait soigneusement accumulées contre ses nobles compatriotes.

La lettre que Voltaire écrit à Albergati, onze jours après avoir reçu Casanova aux Délices, et que nous avons déjà citée, pourrait donner à penser qu’il y avait eu à ce moment, entre Albergati et Casanova, une véritable polémique ; voici, en effet, la phrase énigmatique que nous y relevons : « Il est vrai que, pour du plaisir, vous venez de m’en donner par votre traduction, et par votre bonne réponse à ce Ca…11. » Ne jurerait-on pas que c’est de Casanova qu’il s’agit ici et que la réponse en question arrive fort à propos après l’entretien qui nous est rapporté dans les Mémoires et où Albergati est traité avec si peu d’indulgence ? Il y a là une conjecture très séduisante, mais que l’on doit se contenter de signaler, en l’absence d’un document plus précis et d’un texte plus explicite.

§

Cet entretien sur ses amis d’Italie conduisait naturellement Voltaire à questionner Casanova sur son pays, sur Venise, sur ses sentiments à l’égard d’un gouvernement dont il n’avait pas lieu d’être fort satisfait. La première édition de l’Essai sur les mœurs est de 1756 ; à cette époque de sa vie, Voltaire n’est pas moins passionné pour l’histoire que pour le théâtre et il recherche âprement toute information personnelle, tout témoignage direct qui peut lui apporter on document nouveau dans cette immense enquête qu’il poursuit sur l’évolution de l’esprit humain en fonction des mœurs et des civilisations. Il procède comme les plus ingénieux et les plus patients de nos interviewers : cet homme, qui court le monde depuis tant d’années, qui se plaît « à étudier l’homme en voyageant12 », qui a eu dans son pays des aventures retentissantes et qui s’est trouvé en conflit avec la plus aristocratique des républiques, intéresse en lui l’historien et le philosophe. Malheureusement, dans cet ordre d’idées, Casanova ne se prête pas du tout à l’interrogatoire que Voltaire voudrait lui faire subir ; il reste sur la défensive et esquive les questions avec une prudence très remarquable. Est-ce une attitude qu’il se donne ? On le croirait volontiers ; car il n’est pas tendre, en général, pour son ingrate patrie ; il ne se gêne pas pour la traiter de « marâtre cruelle13 » ; il n’oublie ni les mécomptes ni les persécutions dont il y a souffert. Et cependant, il aime Venise, d’un amour de grand enfant gâté, puni et mécontent, mais sujet aux remords ; proscrit, il confesse sa nostalgie, il multiplie les démarches pour obtenir sa grâce après dix-neuf ans d’exil ; et quand il l’a obtenue, son retour à Venise n’est pour lui qu’une nouvelle désillusion. Mais qu’un étranger s’avise de toucher à la sérénissime république ; qu’un Amelot de la Houssaye écrive son Histoire du Gouvernement de Venise qu’un Voltaire se permette quelques doutes sur les bienfaits de cette liberté dont les inquisiteurs d’État étaient le produit le plus contestable, Casanova prend feu contre les critiques imprudents : il ne peut admettre qu’un Français exprime sur le compte de sa patrie les vérités sévères qu’il ne s’interdit pas à lui-même. À l’en croire, Amelot de la Houssaye a écrit son livre « en vrai ennemi des Vénitiens » ; son histoire est une « satire calomnieuse » ; il croit qu’il lui est réservé de le réfuter et il entreprend sa Confutazio della Storia del governo Veneto : les raisons qu’il peut avoir de se plaindre d’un gouvernement dont les chefs l’avaient persécuté par leur pouvoir despotique et arbitraire le mettent à l’abri du soupçon de partialité ; et il se fait fort de faire connaître à toute l’Europe les mensonges et les bévues d’Amelot.

Dans ces conditions, les insinuations de Voltaire auprès de Casanova sur la tyrannie et l’oligarchie vénitienne ne pouvaient avoir aucun succès. Avec une discrétion qui nous paraît, malgré tout, surprenante, Casanova raconte les diverses tentatives de son hôte pour le faire parler : « Au dessert, M. de Voltaire, sachant que je n’avais pas lieu d’être content du gouvernement de Venise, m’engagea sur ce sujet ; mais je trompai son attente, car je tâchai de démontrer qu’il n’y a pas de pays au monde où l’on puisse jouir d’une liberté plus complète. “Oui, me dit-il, pourvu qu’on se résigne au rôle de muet.” Et, voyant que le sujet ne me plaisait pas, il me prit par le bras et me mena dans son jardin14. » Le surlendemain, Voltaire, qui ne se tenait pas pour battu, revint à la charge :

— À propos, dites-moi, vous trouvez-vous bien libres à Venise ?

— Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas aussi grande que celle dont on jouit en Angleterre, mais nous sommes contents.

— Et même sous les Plombs ?

— Ma détention fut un grand acte de despotisme ; mais, persuadé que j’avais abusé sciemment de la liberté, je trouvais parfois que le gouvernement avait eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.

— Cependant, vous vous êtes échappé.

— J’usai de mon droit comme ils avaient usé du leur.

— Admirable ! Mais, de cette manière, personne à Venise ne peut se dire libre.

— Cela se peut ; mais convenez que, pour être libre, il suffit de se croire tel.

— C’est ce dont je ne conviendrai pas facilement. Nous voyons, vous et moi, la liberté sous un point de vue fort différent. Les aristocrates, les membres mêmes du gouvernement ne sont pas libres chez vous ; car, par exemple, ils ne peuvent pas même voyager sans permission.

— C’est vrai, mais c’est une loi qu’ils se sont volontairement imposée pour conserver leur souveraineté.

Il y a peut-être dans ces réponses autant de parti-pris que d’amour-propre national ; une fois de plus, Casanova se montre avant tout soucieux de contredire son interlocuteur. En tout cas, si nous ne retrouvons pas exactement dans l’ensemble du dialogue les amères réflexions des Mémoires sur le despotisme vénitien, nous y avons la confirmation des théories que Voltaire avait exprimées ou devait exprimer plus longuement dans son Essai sur les mœurs et dans son Dictionnaire philosophique. Ce sont d’ailleurs les idées d’Amelot de la Houssaye, fort répandues dans toute l’Europe, que Voltaire s’était assimilées ; c’est de lui qu’il s’inspire lorsqu’il écrit : « De tous les gouvernements de l’Europe, celui de Venise était le seul réglé, stable et uniforme (au xve siècle). Il n’avait qu’un vice radical qui n’en était pas un aux yeux du sénat, c’est qu’il manquait un contrepoids à la puissance patricienne, et un encouragement aux plébéiens. Le mérite ne put jamais dans Venise élever un simple citoyen, comme dans l’ancienne Rome15. » Il semble pourtant que ces idées se soient légèrement modifiées chez Voltaire pendant les neuf années qui séparent le Dictionnaire philosophique et l’Essai sur les mœurs ; l’article qu’il consacre à Venise est un vibrant hommage rendu à la liberté populaire, sans presque aucune restriction ; sans doute, entre 1756 et 1765, le patriarche de Ferney avait fait sur la façon dont les Suisses entendent et pratiquent la liberté quelques expériences qui ont pu le rendre plus indulgent pour Venise ; mais on ne peut s’empêcher de constater qu’entre ces deux dates se place aussi son entretien avec Casanova.

On a pu remarquer, dans les propos que nous venons de citer, que Voltaire ne fait à la célèbre évasion de Casanova qu’une rapide allusion ; Casanova lui-même n’insiste pas sur cet épisode capital de sa vie ; et nous savons cependant quelle importance il lui attribuait en général et quels effets il savait en tirer. Mais ce sont choses dont il n’aime pas à se vanter aux Délices ; Mme Denis lui ayant demandé de lui raconter comment il s’était enfui des Plombs, il s’excuse sur la longueur du récit de ne pouvoir la satisfaire et remet à un autre jour une narration qu’il ne semble pas avoir faite.

Quand il ne s’agit plus de Venise, sur toute autre question d’histoire ou de politique, il sortira plus volontiers de sa réserve. À propos du marquis Albergati, il explique assez spirituellement à Voltaire comment les quarante de Bologne sont en réalité cinquante, et un peu plus tard il lui tient tête sans le moindre ménagement à propos de la superstition. Sur ce sujet, il n’a pas de peine à mettre Voltaire hors de lui, en lui soutenant que la superstition est un mal nécessaire : « Si vous parvenez à la détruire, demande-t-il avec une feinte candeur, par quoi la remplacerez-vous ? » Et l’autre de s’échauffer, de s’indigner, d’en appeler au genre humain, à la postérité : « Quand je délivre l’humanité d’une bête féroce qui la dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place ?… Horrible blasphème dont l’avenir fera justice. J’aime le genre humain, je voudrais le voir comme moi libre et heureux, et la superstition ne saurait se combiner avec la liberté. » Mais Casanova insiste avec une obstination qui n’est pas si sotte : un peuple sans superstition serait un peuple de philosophes, et les philosophes ne consentiront jamais à obéir, même à un souverain constitutionnel dont un pacte réciproque limite l’arbitraire ; il faut aimer l’humanité telle qu’elle est et lui laisser la bête qui la dévore, car cette bête lui est chère : « Je n’ai jamais tant ri qu’en voyant Don Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels, par grandeur d’âme, il venait de rendre la liberté16. »

Assurément, nous avons besoin de nous rappeler qu’il a été trop facile à Casanova de se donner le beau rôle dans cette discussion, pour ne pas juger que c’est lui, cette fois, qui est le philosophe, et non Voltaire. Certaines phrases de l’article Superstition dans le Dictionnaire philosophique offrent d’ailleurs avec celle que Casanova s’attribue une analogie très intéressante : « Il est des sages qui prétendent qu’on doit laisser au peuple ses superstitions, comme on lui laisse ses guinguettes17. »« Jusqu’à quel point la politique permet-elle qu’on ruine la superstition ? Cette question est très épineuse ; c’est demander jusqu’à quel point on doit faire la ponction à un hydropique, qui peut mourir dans l’opération. Cela dépend de la prudence du médecin. Peut-il exister un peuple libre de tous préjugés superstitieux ? C’est demander : peut-il exister un peuple de philosophes18 ? » Doit-on croire que Voltaire s’est souvenu ici de sa conversation avec Casanova ? ou n’est-il pas plus naturel de supposer que Casanova, écrivant ses Mémoires plus de vingt ans après la publication du Dictionnaire philosophique, a pris plaisir à retrouver dans ce livre qu’il a certainement lu des idées qu’il avait osé soutenir contre son illustre interlocuteur ?

(À suivre.)

Histoire.
Guglielmo Ferrero : Grandeur et Décadence de Rome. Tome V : La République d’Auguste. Plon-Nourrit §

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 496-500.

Dans ses leçons du Collège de France, il y a un an, M. Guglielmo Ferrero avait tracé le programme des nouveaux travaux dont il nous livre aujourd’hui, avec ce premier tome sur Auguste, une importante partie. Ce portrait d’Auguste est bien tel que le faisait prévoir l’esquisse tracée devant le public du Collège de France. Les controverses qu’ont suscitées les précédentes parties de l’œuvre vont sans doute reprendre ici sur nouveaux frais. Car c’est fini de la légende de l’ambitieux hypocrite et secret, du tyran rusé qui, autant que César, a la passion du pouvoir absolu, et qui, bien plus que lui, a la science insidieuse des moyens à longue portée. Ce portrait de despote cauteleux, maniant avec une adresse consommée le dangereux glaive à deux tranchants de la puissance césarienne, un tel portrait, celui de la tradition, était généralement adopté. Et malgré ce qu’il avait de fuyant, malgré cette pose de trois-quarts où se dérobait et s’atténuait le terrible masque césarien, il n’était pas sans grandeur, sans éclat. On pouvait lui associer les idées d’empire, de souveraineté, de domination monarchique dont il est difficile de se déprendre à ce moment de l’histoire de Rome. Eh bien ! l’originalité paradoxale du nouveau portrait d’Auguste, du portrait signé Ferrero, c’est… sa modestie même, voulue ; il y a comme un parti-pris de touches ternes, de traits étroits. Ce n’est pas un pauvre homme, il s’en faut, que l’historien nous présente là ; mais c’est un homme positif, désenchanté, jusqu’à la platitude ; revenu de toute idée de grandeur et de puissance, à la fois en ce qui concerne Rome et lui-même ; ayant tous les côtés prosaïques de la sagesse politique sans rien de l’ampleur de vues que cette sagesse peut se permettre à Rome ; poussant le sentiment des difficultés de la vie jusqu’au doute quant à la puissance romaine et jusqu’à l’égoïsme bourgeois quant à lui-même ; non pas épouvanté, mais dénigrant, à force de sens rassis, devant la proportion impériale où tendent les choses, à Rome et dans sa destinée ; et menant les affaires mondiales et sa propre existence souveraine d’un train mesquin de gagne-petit.

Parti-pris du portraitiste, qui ne verrait dans Auguste que le restaurateur têtu et besogneux d’une république sage ? ou discernement de ce que l’histoire contiendrait ici de plus certain ? C’est la question qu’on se posera, c’est sur ce point que portera la discussion. Mais ce que pouvait ou voulait faire Auguste dépendait bien plus de l’état de Rome que de sa propre volonté. Voilà le point de vue bien simple qui s’indique d’abord quand il faut apprécier la manière dont l’historien a compris le caractère d’Auguste. Or, le monde romain était-il mûr, ou non, pour une conception monarchique de l’autorité ? Quelle est là-dessus l’opinion de M. Ferrero ?

De conception monarchique du pouvoir, il n’y en avait proprement alors, dans le monde antique, qu’en Orient, en Égypte notamment et dans les royaumes d’Asie-Mineure. À plusieurs reprises, au cours de ce volume, l’historien nous conduit en Orient, par exemple quand il s’agit d’examiner le rôle de Gallus, le préfet d’Égypte, ou l’étudier (en de fort belles pages) l’hellénisme en Asie-Mineure. Dans ces régions de l’Empire, l’on se représente à l’orientale le pouvoir d’Auguste : c’est la vieille idée du monarchisme pharaonique ou asiatique (précédemment continuée par les successeurs d’Alexandre) appliquée simplement au gouvernement qui siège à Rome. L’alexandrin Appien et le grec Dion Cassius ont exprimé cette manière de voir ; et pour en apprécier le degré d’exactitude, il faut ne pas oublier, — peut-être l’a-t-on trop oublié ? — qu’elle est celle d’Orientaux. Aussi versés qu’ils fussent l’un et l’autre dans le droit politique romain, ils ne purent point ne pas se ressentir des influences de leur milieu d’origine.

Précisément, cette idée orientale et monarchique du pouvoir d’Auguste, telle qu’elle avait cours en Égypte et en Asie-Mineure, nous servira, par rapprochement, à mieux concevoir ce que l’idée de ce gouvernement put être à Rome même. « Un certain nombre d’inscriptions, remarque M. Louis Bréhier dans un article sur “la conception du pouvoir impérial en Orient pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne19”, révèlent la conservation en Orient d’un usage essentiellement monarchique et contraire au droit public des Romains, celui du serment de fidélité exigé des populations à l’avènement d’un nouvel empereur. Le serment de Gangres (Vézir-Kupreu, Paphlagonie), prêté sur les autels d’Auguste par tous les habitants de la province, a été étudié par M. Cumont, qui a montré sa ressemblance avec les formules de serments en usage sous les successeurs d’Alexandre. Ces formules ont été imposées aux populations par le gouvernement impérial et elles indiquent vis-à-vis de l’empereur une allégeance beaucoup plus étroite que celle des citoyens romains. » Or, le sens de cette différence est considérable. Si cette « allégeance » était beaucoup moins étroite pour les citoyens romains, c’est qu’elle les attachait, non pas à un monarque, comme en Orient, au monarque véritable que devenait là, par l’effet (favorisé) des mœurs politiques de l’Orient, le chef de l’état romain, — mais à un simple « princeps senatus », à un simple chef constitutionnel de gouvernement, à ce que M. Ferrero appelle, par une innovation hardie, le « Président de la République latine ». Il y avait donc, à l’époque d’Auguste, deux conceptions relatives au gouvernement de celui-ci, la conception latine, encore républicaine, et la conception orientale, toute monarchique. Si cette dernière conception se développa de plus en plus dans la suite pour devenir dominante au iiie siècle, elle était loin de contrebalancer, sous Auguste, la conception latine. L’Orient pouvait bien se croire dépendant d’un monarque (et, en fait, il en dépendait), mais l’Occident latin ne s’était pas encore dépris du type du magistrat romain dont la tradition républicaine avait combiné les traits.

Dans son étude du milieu romain, M. Ferrero a discerné maintes raisons qui militaient en faveur du maintien de ce type dans le personnage politique d’Auguste. De ce point de vue, que distinguons-nous dans la Rome d’Auguste ? Un renouveau de toutes les idées sur l’État considéré « comme un organe de domination » (conception latine et républicaine) et non « comme un organe de culture raffinée » (conception orientale et monarchique). C’est trop, peut-être, de dire un renouveau de ces idées ; mettons, en tous cas, un désir, un besoin de ce qu’elles exprimaient, un besoin d’autant plus grand que les influences orientales se développaient d’une manière menaçante :

L’admiration pour les vieux âges de Rome, dit M. Ferrero, n’était pas alors, comme l’ont cru beaucoup d’historiens, un anachronisme sentimental, mais une nécessité. Qu’était l’ancien État Romain, sinon un ensemble de traditions, d’idées, de sentiments, d’institutions, de lois qui tous avaient pour unique objet de vaincre l’égoïsme de l’individu à chaque fois qu’il se trouvait en opposition avec l’intérêt public… L’Italie comprenait qu’elle avait encore besoin de ce puissant instrument de domination, pour conserver et gouverner un empire que les armes lui avaient donné ; elle comprenait qu’elle avait besoin d’hommes d’État prudents, de diplomates avisés, d’admirateurs éclairés, de soldats vaillants, de citoyens zélés, et qu’elle ne pourrait le savoir qu’en conservant les traditions et les institutions de l’État.

Ce sont ces tendances conservatrices (donc aristocratiques et, au sens romain, républicaines), qui, dès après Actium, s’accusèrent, sans qu’on puisse dire qu’elles aient dominé : mais elles s’accusèrent en proportion même de ce qui leur faisait obstacle. Comment admettre, dès lors, qu’Auguste, qui leur obéissait, et qui leur obéissait d’autant plus qu’elles correspondaient à ses propres idées, eût voulu reprendre, fût-ce avec toutes les précautions et toutes les adresses possibles, le plan de César, ce plan démagogique dans ses moyens, monarchique dans son but ? Et, de fait, toute l’œuvre d’Auguste, à Rome, relève d’un point de vue purement conservateur. À chaque instant, son historien, textes en mains, nous le montre travaillant à raviver la force politique de l’ancienne aristocratie, ceci au détriment du parti démocratique, représenté, en des circonstances typiques, par Egnatius Rufus. Il considérait que l’aristocratie de vieille souche avait encore, et plus que jamais, en face de l’orientalisme envahissant, des devoirs politiques à remplir. Son œuvre législative porte, entre tous ses actes publics, la marque de cette préoccupation :

Ceux qui s’imaginent Auguste travaillant par des moyens prudents et rusés à fonder la monarchie n’ont pas compris l’esprit de ces lois, qui furent une des bases de toute son œuvre. Par la lex sumptuaria, la lex de maritandis ordinibus et la lex de adulteriis, Auguste… voulait surtout réorganiser économiquement et moralement la famille aristocratique, l’ancienne pépinière de la république qui avait fini par devenir stérile, l’ancienne école, maintenant tombée, des généraux et des diplomates qui avaient conquis l’empire. Si Auguste avait voulu fonder une monarchie, il aurait dû, au lieu de chercher à les refréner, encourager dans l’aristocratie le luxe, la dissolution, le célibat ; car la monarchie ne pouvait s’élever que sur les ruines d’une aristocratie qui, comme cela s’est vu à l’époque de Louis XIV, abaissée par le besoin d’argent et par les plaisirs, ne serait plus devenue qu’une troupe servile de courtisans. Mais Auguste, qui ne pouvait choisir ses collaborateurs que dans les familles aristocratiques, avait besoin d’une aristocratie vigoureuse…

Cette aristocratie, il ne put l’obtenir, et là surtout se trouve la raison de l’accroissement du pouvoir d’Auguste. Qu’on remarque bien une chose, c’est que l’institution de l’an 27, la réunion entre les mains d’Auguste du Consulat et du Proconsulat, c’est-à-dire de la double puissance, à Rome et dans les Provinces, n’aurait pas suffi à créer un pouvoir d’essence monarchique, absolue. Le « princeps » avait toujours à compter avec le Sénat, comme au temps de Pompée, par exemple, où justement le Sénat réunit aussi, un moment, la double puissance entre les mains de Pompée, et ceci pour sa propre sauvegarde, par une politique qu’on ne saurait qualifier d’anti-sénatoriale (il est vrai qu’il s’agissait de combattre César). Mais le Sénat manqua de vigueur politique, et, par là, les pouvoirs d’Auguste eurent tendance à prendre un caractère absolu que, constitutionnellement, ils n’avaient pas. M. Ferrero nous montre Auguste cherchant sans cesse à conjurer cette tendance : par d’opportunes absences, par une observation stricte de la lettre des lois, par sa neutralité dans les conflits des partis. Mais ceci n’était pas facile dans la Rome d’alors, avec une aristocratie sans zèle civique (comme l’aristocratie française après la Révolution, ou l’aristocratie anglaise après la révolution économique du milieu du siècle dernier) et un Sénat trop oublieux de sa souveraineté. C’est ainsi que celui-ci renvoyait les ambassadeurs des Parthes à Auguste, « en chargeant le princeps de conclure un accord avec eux ». Cette sorte d’abdication du Sénat en fait de politique extérieure, dans une circonstance de première importance, marque, pour M. Ferrero, le véritable commencement de la monarchie à Rome. Elle mettra deux siècles à se développer.

Avec ce premier tome sur Auguste, M. Ferrero achève l’examen des tentatives de restauration aristocratique, archaïque, au lendemain des guerres civiles. On voulait que l’État reprît son antique force, sa précision des beaux temps de la République : pour cela, l’on avait recours à Auguste, à une dictature. Voilà le principe de l’accroissement involontaire des pouvoirs d’Auguste. Il reste à M. Ferrero, dans les parties suivantes, à montrer l’échec de cette tentative de principat républicain et la transformation inéluctable de ce principat en pouvoir monarchique. Dès maintenant, l’on ne peut refuser à l’historien le mérite d’avoir marqué en traits vigoureux, fût-ce au prix de certaines exagérations, les caractéristiques du principat d’Auguste, une des formes les plus subtiles du pouvoir politique à Rome, sorte de transaction entre la conception latine de l’État et l’orientalisme dont le flux grandissant était gros de formes monarchiques et absolues. Supposons aussi que l’effort d’Auguste, bien que finalement malheureux, ne fut point sans portée. Quelle fut cette portée dans l’histoire de Rome ? jusqu’où va-t-elle ? C’est ce qui ressortira sans doute, entre autres conclusions, des travaux prochains de l’éminent historien.

Art moderne.
Le Décor du Quattrocento, par M. Pierre Fons (Sansot, éditeur) §

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 546-550 [548-549].

Le décor du Quattrocento, de M. Pierre Fons, est une œuvre, et j’en loue l’auteur, de critique moins que de poète. Cela est écrit avec passion, et par conséquent très bien écrit. Les injustices où la passion peut induire sont presque toujours fécondes. « Non plus que l’artiste n’a droit à déformer la nature, comme y tendait Michel-Ange, ou bien à la décaractériser, selon l’erreur de Raphaël, il n’a le devoir de la copier mesquinement en toute occasion. » On pourrait infiniment objecter. Il y a d’autres principes de déformation que celui de Michel-Ange, et Raphaël ne s’est pas plus trompé que Phidias. Ou peut-être, et plus dangereusement, « l’intemporel » et inhumain Vinci n’est-il lui-même qu’une splendide erreur ? « C’est dans l’absolu divin que doit sourire la trinité de sa Joconde, de son Christ et de son Bacchus. » Soit ; c’est sans doute pourquoi nous sentons cette divine trinité si étrangère à notre humaine vérité. Mais de ce petit livre où les idées générales abondent je retiendrai surtout celle-ci, où j’ai plaisir à me sentir tout à fait d’accord avec l’écrivain : « L’art (quadrivium) annexait la science, et n’était-ce pas là conception plus valable et efficacement féconde que la conception présente où la science non seulement se sépare de l’art, mais prétend aussi se le subordonner ? »

Échos.
Publications du « Mercure de France » : Textes choisis de Léonard de Vinci §

Tome LXX, numéro 251, 1er décembre 1907, p. 573-576 [575].

Textes choisis de Léonard de Vinci.Pensées, Théories, Préceptes, Fables et Facéties, traduits dans leur ensemble pour la première fois d’après les manuscrits originaux et mis en ordre méthodique, avec une introduction par Péladan. Portrait de Léonard de Vinci et XXXI facsimilés de dessins et croquis. Vol. in-18, 3 fr. 50.

Tome LXX, numéro 252, 15 décembre 1907 §

Jacques Casanova chez Voltaire. Août 1760 (Suite20) [II] §

Tome LXX, numéro 252, 15 décembre 1907, p. 630-645.

Ces coïncidences que nous venons d’établir entre les Mémoires de Casanova et certains extraits de Voltaire ne sont pas les seules ; elles ne sont pas non plus les plus curieuses : c’est lorsque Voltaire discute avec son hôte sur l’Arioste ou sur le Dante, sur la comédie italienne ou sur le sonnet, qu’il est particulièrement intéressant de comparer ses jugements littéraires avec ceux qu’il a formulés dans ses œuvres.

On sait quelle importance Voltaire attribuait aux lettres, à la philosophie et aux beaux-arts dans le développement historique d’un peuple, dans le tableau général d’une époque ; il leur avait consacré, dans son Siècle de Louis XIV et dans son Essai sur les mœurs plusieurs chapitres spéciaux qui sont parmi les plus neufs et les plus personnels des deux livres. Sa curiosité ne se limitait pas aux écrivains ou aux artistes de son pays et de son siècle ; mais il avait sur les littératures étrangères une érudition et une compétence vraiment rares en ce temps-là, une connaissance directe des textes qu’il contrôlait ou fortifiait, toutes les fois qu’il pouvait le faire, par l’expérience et le goût de ses amis ou de ses correspondants étrangers.

Aussi Casanova est-il pour lui un témoin précieux qu’il s’empresse d’interroger sur les grands noms et les grandes œuvres de la littérature italienne. Sur ces sujets littéraires, Casanova s’ingénie visiblement à regagner un avantage qu’il s’imagine avoir perdu ; et la conversation prend facilement l’allure d’une polémique un peu aiguë. Ce n’est pas sans un certain sentiment de fierté triomphante, ce n’est pas non plus sans exciter chez Voltaire un réel dépit que Casanova relève sèchement ou brusquement, les erreurs du grand homme : ainsi Voltaire ayant dit que, malgré l’intérêt du Roland furieux « quarante grands chants c’était trop », Casanova se hâte de lui faire observer qu’il y a plus de quarante chants ; et voilà Voltaire déconcerté, réduit au silence, humilié ; par bonheur, Mme Denis se trouvait là et changea habilement le cours de l’entretien. Une autre fois, Casanova affirme qu’il est le premier Italien qui ait employé dans sa langue le mètre alexandrin, en traduisant le Rhadamiste de Crébillon ; Voltaire revendique ce privilège pour son ami Martelli ; mais Casanova lui prouve que les vers dits martelliani sont en réalité des vers de quatorze syllabes, sans rimes alternées, et qui n’ont rien de commun avec les alexandrins. Un nouvel orage éclate à propos du poème burlesque, le Macaronicon, de Merlin Cocci : Casanova faisait grand cas de cet ouvrage ; il en avait conseillé la lecture à Voltaire, qui lui reprocha de lui avoir fait perdre quatre heures à lire des sottises ; pour lui, il mettait le Macaronicon au même rang que la Pucelle de Chapelain ; Casanova, piqué, entreprit la défense de Chapelain, ce qui n’alla pas sans quelques allusions malveillantes à la Pucelle de Voltaire.

Sur quelques points, cependant, les deux interlocuteurs se mirent d’accord et s’échauffèrent aisément au même degré d’enthousiasme. La scène la plus forte de cette véritable comédie, où Casanova joue son rôle en acteur consommé, est celle à laquelle l’Arioste servit de prétexte.

Voltaire, dont les admirations et les haines étaient également capricieuses, surtout en matière littéraire, n’avait pas toujours eu pour le poète du Roland furieux cette « adoration » qu’il confesse sans difficulté auprès de Casanova. Pour lui, l’Arioste n’était pas un poète épique et il le plaçait fort au-dessous du Tasse, par ce besoin irrésistible qu’il a toujours éprouvé d’établir des classifications et de n’admirer un écrivain qu’au détriment d’un autre. Dans cette comparaison qu’il institue entre la Jérusalem et le Roland, son jugement était d’ailleurs celui de son temps ; tout le xviie siècle et les premières années du xviiie, aussi bien en Italie qu’en France, exaltaient le Tasse aux dépens de l’Arioste, et ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle qu’on rendit au dernier toute la faveur qu’il méritait. Lorsqu’il publia cet Essai sur la poésie épique, qu’il présente comme une sorte d’appendice justificatif à la Henriade, Voltaire n’attribue pas la moindre place à l’Arioste, dans une revue des poètes épiques où il accueille Lucain à côté d’Homère et de Virgile, le Trissin et don Alonzo d’Ercilla parmi Camoens, le Tasse et Milton !

Il y aura peut-être quelques lecteurs, déclare-t-il négligemment, qui s’étonneront que l’on ne place pas ici l’Arioste parmi les poètes épiques. Il est vrai que l’Arioste a plus de fertilité, plus de variété, plus d’imagination que tous les autres ensemble ; et si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit l’Arioste pour son plaisir. Mais il ne faut pas confondre les espèces. Je ne parlerais point des comédies de l’Avare et du Joueur en traitant de la tragédie. L’Orlando furioso est d’un autre genre que l’Iliade et l’Énéide. On peut même dire que ce genre, plus agréable au commun des lecteurs, est cependant très inférieur au véritable Poème épique. Il en est des écrits comme des hommes. Les caractères sérieux sont les plus estimés, et celui qui domine son imagination est supérieur à celui qui s’y abandonne. Il est plus aisé de peindre des Ogres et des Géants que des Héros et d’outrer la nature que de la suivre.

Faut-il croire, comme Voltaire l’affirme à Casanova, qu’il n’avait lu l’Orlando furioso, lorsqu’il écrivit ces lignes, que d’une façon superficielle, par suite de sa connaissance insuffisante de la langue italienne ? S’est-il laissé influencer, ainsi qu’il le prétend, par les jugements de quelques savants italiens qui adoraient le Tasse et méprisaient l’Arioste ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, entre 1730 et 1750, dans sa Correspondance et dans tous ses écrits, c’est toujours le nom du Tasse qui se présente à lui, quand il parle des poètes italiens. Ainsi, dans les stances à la marquise du Châtelet sur les poètes épiques, le Tasse figure seul entre Homère, Virgile et Milton, et l’Arioste est une fois de plus oublié.

Le goût de Voltaire était trop souple et trop délicat pour qu’il ne sentît pas l’erreur dont il se rendait coupable. La réparation devait être d’autant plus éclatante que l’injustice avait été plus maladroite. Grand redresseur de torts, Voltaire ne s’épargne pas lui-même et il n’éprouve nul embarras à confesser tout haut sa faute : « Je n’avais pas osé, déclare-t-il, dans son Dictionnaire philosophique21, compter autrefois l’Arioste parmi les poètes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des grotesques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très humblement réparation. » Cette amende honorable est postérieure à l’entretien de Voltaire avec Casanova ; mais Voltaire n’avait pas attendu que l’enthousiaste Vénitien lui fît, avec une fougue toute particulière, l’apologie du « divin poète », pour rendre à l’Arioste la place qui lui est due. Déjà dans l’Essai sur les mœurs, il met le Roland au-dessus de l’Odyssée ; s’il blâme encore l’intempérance de l’imagination, et l’abus du romanesque, il vante la vérité des allégories, la finesse des satires, une connaissance approfondie du cœur humain, les grâces du comique, qui succèdent sans cesse à des traits terribles, enfin « des beautés si innombrables en tout genre, que l’Arioste a trouvé le secret de faire un “monstre admirable” ».

Casanova souhaitait plaisamment que Voltaire fît excommunier l’ouvrage où il avait mis l’Arioste à mal. « À quoi bon ? — répondait Voltaire ; mes livres sont tous excommuniés. » Mais il semble se souvenir de ce trait quand il écrit dans le Dictionnaire philosophique : « Il est très vrai que le pape Léon X publia une bulle en faveur de l’Orlando furioso, et déclara excommuniés ceux qui diraient du mal de ce poème. Je ne veux pas encourir l’excommunication. » Et non seulement, par une amusante volte-face, Voltaire sacrifie ici à la gloire de l’Arioste, qu’il célèbre longuement, celle du Tasse, à qui il ne consacre qu’une dizaine de lignes, mais le thème de son dithyrambe, les arguments de sa dissertation littéraire, les éléments de sa critique et jusqu’aux passages qu’il cite sont les mêmes dans les Mémoires de Casanova et dans le Dictionnaire philosophique. La comparaison entre les deux textes est très curieuse et constitue, nous semble-t-il, une preuve nouvelle pour la vraisemblance et la valeur historique des Mémoires.

Voltaire voulut témoigner, par une éclatante manifestation, de son admiration toute neuve pour l’Arioste. Devant son hôte « ébahi », — c’est sa propre expression, — il récita en italien un long passage de l’Orlando, le voyage d’Astolphe au Paradis, où il allait reconquérir la raison égarée de Roland, et l’entretien d’Astolphe avec l’apôtre saint Jean. « Ensuite il en releva les beautés avec toute la sagacité qui lui était naturelle et toute la justesse du génie d’un grand homme. Il aurait été injuste de s’attendre à quelque chose de mieux de la part des glossateurs les plus habiles de l’Italie22. » Lorsque Voltaire eut terminé, Casanova se tourna vers l’auditoire et s’écria « qu’il était excédé de surprise, qu’il informerait toute l’Italie de sa juste admiration. — Et moi, Monsieur, reprit le grand homme, j’informerai toute l’Europe de la réparation que je dois au plus grand génie qu’elle ait produit ». Le lendemain, il envoyait à Casanova une traduction en vers qu’il avait faite de quelques stances de l’Arioste. Nous retrouvons, dans le Dictionnaire philosophique plusieurs extraits de cette traduction ; Voltaire les donne pour l’œuvre d’un « auteur inconnu », qui aurait « imité plutôt que traduit ». Mais comme l’un des morceaux qu’il cite est précisément rapporté par Casanova dans ses Mémoires, avec quelques variantes dues vraisemblablement à la négligence de l’éditeur, nous pouvons affirmer qu’ils sont bien de Voltaire.

Casanova ne voulut pas être en reste avec son hôte ; mais il tint à l’honneur de justifier publiquement l’épithète de divin qu’il avait donnée à son poète favori. Encouragé par l’enthousiasme de Voltaire et par l’attention soutenue d’un public complaisant, il récita à son tour le passage le plus pathétique de l’Arioste, les trente-six dernières stances du chant XXIII, celles qui décrivent la folie de Roland ; il exagère à peine en affirmant que ces vers « font trembler… et rendent l’amour épouvantable », et l’on comprend aisément l’impression profonde qui produisit sur ceux qui l’écoutaient. Il commença « d’un ton assuré, mais non en déclamant avec le ton monotone adopté par les Italiens » ; il récita les beaux vers de l’Arioste

« comme une belle prose cadencée, qu’il animait du son de la voix, du mouvement des yeux et en modulant ses intonations avec le sentiment qu’il voulait inspirer à ses auditeurs. On voyait, on sentait la violence qu’il se faisait pour retenir ses larmes, et les pleurs étaient dans tous les yeux ; mais lorsqu’il en fut à cette stance :

Poiché allargare il freno al dolore puote…

ses larmes s’échappèrent avec tant d’abondance que tous les auditeurs se mirent à sangloter ».

Évidemment il dut à ce succès d’émotion l’une des satisfactions les meilleures de sa vie. Après tant d’années écoulées, il en conserve encore le souvenir attendri et en note jusqu’aux moindres particularités. En comédien consommé, il n’a tiré parti des larmes que pour faire succéder aux effets du pathétique ceux de la terreur : sa voix éloquente exprime la fureur de Roland avec autant de souplesse que son désespoir ; il traduit l’horreur des éléments déchaînés, la lutte suprême du héros révolté contre la nature. C’en était trop ; et Voltaire ne pouvait résister à des transports si bien joués ; il se jeta au cou de Casanova et l’embrassa en pleurant : « Je l’ai toujours dit, s’écria-t-il, le secret de faire pleurer est de pleurer soi-même ; mais il faut des larmes véritables, et, pour en verser, il faut que l’âme soit profondément émue. » Il semble se souvenir, en cette occasion, de l’algarade qu’il avait faite à des dames de Soleure, quelques mois auparavant : celles-ci, qui s’étaient mis en tête de représenter Alzire, n’avaient point, dans les scènes pathétiques de la tragédie, témoigné, au gré de l’auteur, une émotion assez sincère. Voltaire s’imaginait volontiers que sa réputation d’auteur courait risque en d’aussi mauvaises mains ; il n’eut pas pour ses interprètes bénévoles toute l’amabilité sur laquelle elles auraient pu compter, et leur reprocha durement de ne pas verser de larmes véritables.

La scène de l’Arioste est la seule qui marque une entente absolue entre Voltaire et Casanova. Les deux protagonistes y trouvaient chacun leur compte et leurs deux vanités, également susceptibles, se taisaient un instant devant une gloire plus haute. Voltaire découvrait dans l’admiration débordante de Casanova la justification, nous dirions presque l’excuse d’une rétractation qui devait lui coûter, malgré tout : dans les pages du Dictionnaire philosophique qu’il consacre à l’Arioste comme un hommage éclatant, mais tardif, on sent à chaque ligne le souvenir de cette scène ; et il a soin de citer, comme l’un des morceaux essentiels du Roland, les stances qui lui avaient tiré des larmes. Quant à Casanova, il jouit comme d’un triomphe personnel de cette conversion voltairienne ; et volontiers il se persuaderait qu’il en est l’auteur. Témoin cette déclaration d’un si candide orgueil qu’il fait, plusieurs années après sa visite aux Délices :

L’homme qui a fait l’éloge le plus beau et le plus vrai de l’Arioste est le grand Voltaire à l’âge de soixante ans. S’il n’avait pas, par cette palinodie, rectifié l’erreur du jugement qu’il avait porté sur ce grand génie, la postérité aurait sans doute refusé, du moins en Italie, de lui ouvrir les portes de l’immortalité, que du reste il a acquise à tant de titres. Il y a maintenant trente-six ans que je lui ai dit ce que je consigne ici, ou à peu près, et le grand homme me crut. Il eut peur et fit bien.

Toutes les impressions littéraires que Voltaire et Casanova échangèrent ne témoignent pas, à beaucoup près, d’une entente aussi parfaite. Lorsqu’il ne s’agit plus de l’Arioste, il semble que Casanova n’ait d’autre préoccupation que de prendre son interlocuteur en défaut, comme d’ailleurs il le reconnaît lui-même. Nous savons que Pétrarque et Dante firent aussi le sujet d’un entretien ; mais l’auteur des Mémoires ne juge pas à propos de nous rapporter les appréciations de Voltaire. À peine laisse-t-il entrevoir qu’elles étaient très défavorables aux deux poètes, maladroites, d’ailleurs, et injustes, comme il ne manque pas de le lui faire sentir :

Il me parla da Dante et de Pétrarque, et tout le monde sait ce qu’il pensait de ces grands génies ; mais il s’est fait du tort en écrivant ce qu’il en pensait. Je me contentai de lui dire que si ces grands hommes ne méritaient pas l’estime de tous ceux qui les étudient, il y a longtemps qu’ils seraient descendus du haut rang où l’approbation des siècles les a placés.

On sait généralement que Voltaire n’était pas tendre pour le Dante. L’article qu’il lui consacre dans son Dictionnaire philosophique n’est rien moins qu’indulgent et la brève analyse qu’il donne de la Divine Comédie dissimule mal sous l’ironie de la forme une indifférence ou une incompréhension totale. « Les Italiens appellent le Dante divin mais c’est une divinité cachée, peu de gens entendent ses oracles ; il a des commentateurs, c’est peut-être une raison de plus pour n’être pas compris. Sa réputation s’affirmera toujours, parce qu’on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu’on sait par cœur : cela suffit pour s’épargner la peine d’examiner le reste. » Sur ce point encore, Voltaire subissait l’influence de certains de ses amis italiens et jugeait plutôt d’après leur prévention que d’après son goût personnel. Ces amis, et surtout ceux qu’il avait surnommés le triumvirat, Frugoni, Bettinelli et Algarotti, lui imposaient facilement leurs admirations ou leurs haines. À l’un d’eux, il écrit avec plus de franchise et moins de ménagement encore que dans le Dictionnaire : « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre… Le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un tome de l’Arioste, on ne m’a jamais volé un Dante… Ceux qui ont quelque étincelle de bon sens doivent rougir de cet étrange assemblage, en enfer, du Dante, de Virgile, de saint Pierre, et de Madona Beatrice. On trouve chez nous, dans le xviiie siècle, des gens qui s’efforcent d’admirer des imaginations aussi stupidement extravagantes et aussi barbares23… » On ne voit pas trop quelle espèce de courage ou quelle sorte d’intérêt il pouvait y avoir pour Voltaire à se faire l’écho de pareils jugements que le parti-pris le plus aveugle ne peut même pas excuser chez un Italien lettré.

Sur Pétrarque, qu’il connaissait peut-être mal et qu’il ne comprenait pas plus que le Dante, Voltaire a simplement fait peser l’aversion qu’il avait contre le sonnet et les faiseurs de sonnets en général. À peine a-t-il commencé à questionner Casanova sur ses goûts littéraires qu’il ne peut se tenir de lui demander : « Avez-vous fait beaucoup de sonnets ? » Casanova en avouait deux ou trois mille, et cet aveu dut faire bondir Voltaire ; aussi remarque-t-il avec une brusque concision : « L’Italie a la fureur des sonnets ! » Puis, sur la difficulté d’enfermer une pensée complète en une forme poétique si brève, il observe encore : « C’est le lit de Procuste, et c’est pour cela que vous en avez si peu de bons. Quant à nous, nous n’en avons pas un seul, mais c’est la faute de notre langue. » Après quoi, il se hâte de changer le sujet de la conversation. Ces réflexions, pourtant, sont bien modérées et bien indulgentes en comparaison de celles que le sonnet lui inspire d’ordinaire : « J’aime encore mieux une cinquantaine de vers du Dante, écrit-il à un ami, que tous les vermisseaux appelés sonetti, qui naissent et meurent à milliers aujourd’hui dans l’Italie, de Milan jusqu’à Otrante24. » Aussi, bien qu’il ait rendu aux canzoni de Pétrarque un maigre hommage dans son Essai sur les mœurs, Voltaire ne pouvait guère avoir d’indulgence pour l’un des maîtres les plus glorieux du genre qu’il détestait.

Malgré la réserve et l’ironie discrète qui ne pouvaient lui échapper à travers les réponses évasives de Casanova, Voltaire n’en continua pas moins à « déraisonner avec esprit25 » sur la littérature italienne ; là même où son érudition était incontestable, son jugement se trouvait faussé par une prévention quelconque. Pendant les dernières heures de l’entretien, il semble pourtant qu’il ait évité de heurter de front un interlocuteur en qu’il avait trouvé déjà plusieurs fois un contradicteur poli, mais compétent et obstiné. Aussi ne déclara-t-il plus qu’avec une certaine timidité ses admirations ou ses haines. De là vient sans doute qu’il ait été si rapide et si peu chaleureux à propos d’un écrivain dont il parle en général avec un enthousiasme ardent, Goldoni, « l’enfant chéri, le peintre de la nature26 ».

À vrai dire, il ne le connaissait pas depuis fort longtemps. C’est son ami Albergati qui semble le lui avoir révélé, dans le courant de cette même année 1760, en lui envoyant quelques-unes de ses comédies. Tout de suite, ce fut chez Voltaire ce débordement de louanges sans mesure qui lui est habituel, quand il croit avoir découvert quelque chose ou quelqu’un. Il consacre à Goldoni trois quatrains bien intentionnés, sinon bien tournés, dont voici le dernier :

Aux critiques, aux rivaux,
La sature a dit sans feinte :
« Tout auteur à ses défauts,
Mais ce Goldoni m’a peinte. »

Le peintre de la nature, écrit-il un peu plus tard, « peut me compter au rang de ses plus passionnés partisans27 » ; quelque temps après, Voltaire malade fait à sa nouvelle idole ce galant compliment : « Si le cher Goldoni m’honore d’une de ses pièces, il me rendra la santé ; il faut qu’il fasse cette bonne œuvre28. » Par la suite, toutes ses lettres à ses correspondants italiens sont de longs dithyrambes en l’honneur du grand Vénitien qui lui semble incarner son idéal personnel de la bonne comédie : « l’art d’enseigner la vertu et les bienséances en action et en dialogues29 ». Aussi avait-il envie d’afficher à la porte de son théâtre : « On vous donnera mardi un sermon en dialogue, composé par le R. P. Goldoni30. » À Goldoni lui-même, il écrit avec cette grâce enjôleuse qui est chez lui, quand il le veut, et c’est très rarement, un sûr moyen de séduction. Goldoni s’y trouva pris et sut exploiter ingénieusement cette admiration bénévole pour s’assurer en France un public favorable et d’honnêtes succès. En un siècle qui surpassa presque le nôtre dans l’engouement pour les littératures étrangères et le culte des raretés exotiques, Voltaire fut pour Goldoni ce que tel de nos critiques autorisés fut pour G. d’Annunzio ou M. Serao. Il le fit précéder d’une renommée toute faite, et lorsque Goldoni vint à Paris, en 1761, et se fixa en France pour y cueillir des lauriers moins amers que ceux dont son ingrate patrie récompensait sa verve, il y trouva des esprits capables de le goûter et disposés à l’applaudir.

Dans son entretien avec Casanova, Voltaire fait allusion au dessein qu’avait formé Goldoni d’abandonner Venise pour chercher gloire et profit à l’étranger. Mais il ne faudrait pas demander ici l’admiration enthousiaste que le seul nom de Goldoni déchaîne habituellement chez Voltaire. On voit qu’il hésite même à prononcer ce nom ; il y a plus que de la prudence, il y a une gêne très réelle dans les questions qu’il pose à Casanova sur le poète du duc de Parme : « Et de Goldoni, qu’en dites-vous ? — Tout ce qu’on en peut dire. Goldoni est le Molière de l’Italie31. » Et c’est tout, ou presque tout : quand il a arraché à son hôte cette définition expressive, qui commençait à être banale même en France, Voltaire se replie en bon ordre et se contente d’écouter Casanova professer son amitié personnelle pour Goldoni, dont il loue surtout « l’extrême douceur de caractère ».

Sous cet éloge discret, il y avait d’ailleurs une pointe : Casanova ne manque pas d’insinuer que le bon Goldoni est moins plaisant dans le monde qu’au théâtre : « Il ne brille pas en société, malgré le sarcasme si finement répandu dans ses écrits ; … c’est un bon auteur de comédies, et rien de plus32. » Peut-être Voltaire a-t-il senti l’ironie ; peut-être n’a-t-il pas voulu recommencer autour d’un nouveau nom ces assauts trop peu courtois dont l’entêtement de Casanova ne lui permettait pas de sortir victorieux. Il se tait cette fois et met en réserve pour une autre occasion sa mauvaise humeur et son esprit de contradiction.

Il trouve encore à exercer l’une et l’autre à propos de Merlin Cocci et de Martelli ; mais il se livre avec moins d’abandon, esquive bientôt la discussion et se rend avant d’être battu. Le nom même de Crébillon, dont Casanova se réclame à dessein, comme d’un maître bien-aimé, n’arrive pas à le faire sortir de sa réserve. Celui du savant Haller lui inspire une réflexion qui n’est pas dénuée d’esprit et qui termine assez vivement l’entretien. Avant de se rendre aux Délices, Casanova s’était arrêté à Morat et de là avait été rendre visite à Haller dans sa propriété de Roche ; sachant que son hôte se disposait à visiter Voltaire, Haller ne s’était pas refusé le plaisir de juger son confrère avec plus de franchise que de bienveillance : « M. de Voltaire, avait-il dit, est un homme qui mérite d’être connu, quoique, malgré les lois de la physique, bien des gens l’aient trouvé plus grand de loin que de près33. » Plus discret, ou plus habile, Voltaire rendit hommage, devant Casanova, au savant qu’il aimait pourtant peu : « Il faut se mettre à genoux devant ce grand homme, déclare-t-il avec emphase. — Je le pense comme vous, riposte Casanova, et j’aime à vous entendre lui rendre cette justice ; je le plains de n’être pas aussi équitable envers vous. — Ah ! ah ! il est possible que nous nous trompions tous deux. »

Sur cette ingénieuse répartie prend fin la longue entrevue dont Casanova a tenu à nous laisser une relation détaillée. Nous voudrions conserver, en en concluant l’analyse, l’impression de sincérité que nous nous sommes efforcés d’établir en la commençant. On ne peut nier, tout au moins, que l’auteur des Mémoires ne se donne jusqu’au bout cet air d’impartialité et de franchise dont il tire quelque fierté. Il s’excuse à la fin de son récit d’avoir été quelquefois dur, injuste et malveillant dans ses conversations avec Voltaire : « J’aurais dû me taire, le respecter et douter de mes jugements. J’aurais dû réfléchir que, sans ses railleries, qui me le firent haïr le troisième jour, je l’aurais trouvé sublime en tout. Cette réflexion seule aurait dû m’imposer silence ; mais un homme en colère croit toujours avoir raison. La postérité qui me lira me mettra au nombre des zoïles, et la très humble réparation que je fais aujourd’hui ne sera peut-être pas lue. Si nous nous retrouvons chez Pluton, dégagés peut-être de ce que notre nature a eu de trop mordant pendant notre séjour sur la terre, nous nous arrangerons à l’amiable ; il recevra mes excuses sincères, et nous serons, lui mon ami, moi son sincère admirateur34. »

Ce qu’il écrit ici, Casanova le pensait-il en quittant les Délices ? Haller lui avait fait promettre de lui envoyer son jugement sur Voltaire aussitôt qu’il aurait vu le grand homme ; Casanova tint sa promesse et nous voudrions bien avoir sa lettre ; sans doute, nous y saisirions mieux, dégagée au premier sarcasme, Casanova s’est-il replié sur lui-même, et voilà l’entrevue irrémédiablement compromise.

Lors de sa dernière visite, Casanova accuse Voltaire de s’être montré particulièrement blessant envers lui dans ses propos, parce qu’il escomptait le prochain départ de son hôte :

« Il plut au grand homme d’être ce jour-là frondeur, railleur, goguenard et caustique ; il savait que je devais partir le lendemain35. » C’est fort vraisemblable ; comme il est vraisemblable que Casanova tint à honneur de soutenir contre Voltaire sur Venise et sur la superstition, sur Chapelain et sur Goldoni, sur Albergati et même sur l’Arioste, quelques paradoxes dont il ne pensait pas le premier mot. La satisfaction qu’il éprouve à faire entrer son interlocuteur dans une colère rageuse ou à le réduire au silence, — ce qu’il appelle « mettre l’athlète à la raison », — est visible ; il n’est pas d’ailleurs bien sûr qu’il ait cherché à la dissimuler.

Et pourtant, en dépit de cette irréductible incompatibilité d’humeur, tel était le prestige de Voltaire aux Délices que Casanova ne peut s’empêcher de reconnaître, à plusieurs reprises, le charme de cette hospitalité et la splendeur de cette demeure que le maître ouvrait encore si volontiers à ses fervents. « Voltaire tenait sa maison on ne peut pas plus noblement, — écrit-il dès sa seconde visite ; — et l’on faisait bonne chère chez le poète ; circonstance fort rare chez ses confrères en Apollon, qui ne sont pas tous comme lui des favoris de Plutus.36 » À propos de cette immense fortune, — cent vingt mille livres de rente, à cette époque, — Casanova pousse la magnanimité jusqu’à défendre Voltaire de s’être enrichi aux dépens de ses libraires : « Loin de les avoir dupés, il a été souvent leur dupe ;… comme il était avide de réputation, il donnait souvent ses ouvrages, sous la seule condition d’être imprimés et répandus. Pendant le peu de temps que j’ai passé auprès de lui, je fus témoin d’une de ces générosités ; il fit présent de la Princesse de Babylone, conte charmant qu’il écrivit en trois jours37. » Là encore, il est vrai, l’éloge enveloppe une épigramme : comme il était avide de réputation… Et il en va de même lorsque Casanova rend hommage aux qualités brillantes de ce séduisant causeur qu’était Voltaire : « Nous passâmes, au milieu de la société, deux heures en propos de tout genre. Voltaire y déploya toutes les ressources de son esprit brillant et fertile et fit le charme de tous, malgré ses traits caustiques qui n’épargnaient pas même les personnes présentes ; mais il avait un art inimitable à lancer le sarcasme de manière à ne pas blesser38. »

Tous ceux qui visitaient Voltaire vers le même temps avaient la même impression : la splendeur fastueuse du décor les séduisait dès l’abord, la grâce spirituelle de l’hôte achevait de les conquérir. Le jeune chevalier de Boufflers, qui fut reçu à Ferney quatre ans plus tard, fait à peu près les mêmes réflexions que Casanova : « Vous ne pouvez point vous faire d’idée, écrit-il à sa mère, de la dépense et du bien que fait Voltaire. Il est le roi et le père du pays qu’il habile, il fait le bonheur de ce qui l’entoure, et il est aussi bon père de famille que bon poète. Si on le partageait en deux et que je visse d’un côté l’homme que j’ai lu, et de l’autre celui que j’entends, je ne sais auquel je courrais39. » Boufflers avait subi tout de suite le charme d’un esprit qui, sans effort, redescendait à ses dix-huit ans et le traitait en camarade. Et comme il était moins soucieux d’étonner son hôte que de lui plaire, nul orage ne troubla leurs plaisants entretiens.

Si le caractère même de Casanova et la nature de ses propos ne suffisent pas à expliquer la froideur ou la malveillance relative de l’accueil qui lui fut fait, il n’est pas inutile de rappeler que l’état de santé de Voltaire, entre 1760 et 1766, lui rendait fort pénible la nécessité où il s’était vu d’ouvrir sa maison à tous les passants que l’admiration ou la simple curiosité y attiraient. Souvent malade, il commençait à souffrir d’avoir à héberger tant d’amis inconnus. Ceux mêmes de ses hôtes qui vantent le plus la réception qu’on leur réserva observent l’air « renfermé » du grand homme. D’autres n’eurent pas la faveur d’être reçus ; témoin cet Anglais obstiné qui voulait voir Voltaire à tout prix, même malade, même mort ; finalement, Voltaire l’envoya au diable, qui, disait-il, venait précisément de l’emporter en personne. Plus entêté ou plus fou, Chassaignon fit le siège en règle de Ferney et emporta la place, par une affreuse nuit d’hiver, au milieu de péripéties divertissantes dont le récit est à lire.

Pour plaire à Voltaire, à cette époque, il fallait le cajoler et l’amuser comme un enfant, comme un malade ; il fallait, — ce qu’aurait pu faire Casanova, ce qu’il ne fit point, parce que sa susceptibilité était en éveil, — conquérir, à force d’esprit, de gaieté et de malice, un homme qui souffrait et s’ennuyait. C’est ainsi que s’y était pris Boufflers, qui le charma ; ainsi avait fait cet autre grand fou, dont le souvenir s’évoque tout naturellement quand il s’agit de Casanova, le prince de Ligne : il réussit à passer auprès de Voltaire huit jours qu’il employa de son mieux en pirouettes de toute nature et dont il nous fait une relation impayable. Il fallait surtout éviter auprès du maître cette froideur et ces distractions qu’il ne pardonnait pas à ses auditeurs. Le prince de Ligne conte précisément à ce sujet un trait significatif : il dînait un jour chez Voltaire ; le service de la table était fait par de jolies Suissesses, « nues jusqu’aux épaules à cause de la chaleur ». Voltaire parlait. Tout en feignant d’écouter, le prince ne se refusait pas le plaisir de caresser des yeux les chairs savoureuses auxquelles la circonstance ne lui permettait pas de rendre un plus direct hommage. Voltaire s’interrompit et, fort en colère, « prenant à pleines mains » les beaux cous et les belles épaules, il s’écria : « Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable ! »

Certes, Casanova, qui avait à l’auberge, dans les loisirs que lui laissaient ses conversations avec Voltaire, de plus positives satisfactions, ne se laissait pas distraire par les servantes des Délices ; mais son esprit n’en était pas pour cela plus complaisant et plus docile aux propos de son hôte. Il était trop préoccupé de lui-même, de ses attitudes, de ses paroles, de l’effet qu’il devait produire pour rester attentif, comme on l’aurait souhaité. Il voulut plaire et ne plut pas, n’ayant pas su s’oublier quand il le fallait. Peut-être, dans les mondes si divers qu’il avait traversés et où il avait hâtivement cherché à se polir et à se façonner, n’avait-il pas eu l’occasion de rencontrer souvent une qualité sur laquelle le siècle commençait à se montrer difficile, le tact.

Les Théâtres.
Théâtre Réjane : Après le Pardon, pièce en 4 actes de Mme Mathilde Sérao et M. Pierre Decourcelle (19 novembre) §

Tome LXX, numéro 252, 15 décembre 1907, p. 717-722 [719].

Au Théâtre Réjane, j’avais vu jouer auparavant Après le Pardon. Les décors sont superbes.

Lettres italiennes §

Tome LXX, numéro 252, 15 décembre 1907, p. 745-749.

Le Théâtre italien. La nouvelle tragédie de M. Gabriele d’Annunzio. M. Enrico Corradini §

Depuis quelque temps, l’Italie littéraire se révolte contre la domination presque absolue du théâtre français, qu’elle subit depuis de longues années. On fait coïncider cette révolte avec le réveil de la conscience italienne et les victoires de ses chauffeurs dans quelques raids internationaux. Les maisons d’automobiles accentuent ou excitent le réveil de la conscience artistique nationale, paraît-il. Leurs trompes, plutôt que des voix rauques et lugubres, jouent des airs de musique, quelques-unes des « mélodies » si chères aux féroces maèstri de la péninsule. Elles traversent les villes, réveillant les échos joyeux, les échos du réveil de la conscience nationale, les trompettes du Jugement dernier de l’Italie qui veut sa place au soleil de l’art contemporain ! L’Italie est fatiguée de se nourrir de littérature française, et de servir par là aux intérêts des écrivains d’en deçà des Alpes. Et la révolte théâtrale, par la complexité des intérêts que le théâtre réunit, et par l’âpreté marchande des entrepreneurs de spectacles, est certes en ce moment la plus violente qui émeuve les plumes italiennes jeunes et vieilles.

Dans les grands quotidiens, les polémiques, les discussions, les disputes au sujet d’un trust théâtral italien, compris dans le sens de ce nouveau nationalisme, se suivent et se ressemblent. M. Domenico Oliva remarque de son côté que si la vie intellectuelle italienne était centralisée dans une seule capitale, le théâtre italien contemporain pourrait se montrer dans son ensemble, montrer l’ensemble de ses efforts, et s’affirmer en puissance, plus qu’il ne lui est possible de le faire dispersé dans les sept capitales, devant les sept publics qui restent, j’ajoute, si différents d’aspiration et de culture, malgré toute l’illusion unitaire de la politique nationale. M. Domenico Oliva remarque aussi que les meilleurs succès de la Comédie Française en 1907 sont inconnus en Italie. En effet, et quoiqu’on ne puisse pas parler de « succès » de la Comédie Française pendant la dernière saison, car elle n’en eut point, il est certain que les entrepreneurs italiens de spectacles me semblent vraiment guetter à Paris la mise en vente des pièces les plus superficielles, sinon les plus grossières, du boulevard, pour les transporter au-delà des Alpes, où elles se présentent habillées de parisianisme afin d’établir un degré égal de corruption systématique du goût, entre Paris et ses colonies intellectuelles. La voix autorisée de M. Domenico Oliva, dans cette lutte contre l’état de « colonie » que des marchands sans nul scrupule d’art font depuis longtemps à l’Italie, nous révèle encore une fois le véritable état des choses, et nous montre surtout que le rêve de renaissance théâtrale, poursuivi à Paris avec le noble acharnement de nos théâtres de Plein-Air, ne peut rencontrer que le consentement des meilleurs, dans un pays qui a été jusqu’ici le débouché le plus avantageux de l’industrie théâtrale boulevardière.

En attendant la renaissance, illusoire ou réelle, Rome s’apprête à monter avec une troupe scénique exceptionnelle la dernière tragédie de M. Gabriele d’Annunzio. Ce sera un événement, qui est attendu comme un événement national. Après la guerre déchaînée contre Plus que l’Amour l’année dernière, M. Gabriele d’Annunzio se devait un chef-d’œuvre, pour triompher définitivement des hostilités multiples, souvent lourdes et aveugles, des jeunes poètes et des jeunes bourgeois. La Nave (La Nef), que j’ai pu entendre par le poète même, récitant admirable dans l’intimité opulente et chaude de sa villa de la Capponcina, à Settignano, sera l’œuvre triomphante. Je le crois, car les éléments nombreux, esthétiques et scéniques, de cette tragédie de grand style sont superbement harmonisés. Le vers fondamental italien, le vers de onze syllabes, tantôt puissant, tantôt souple et insidieux, y prend tous les aspects rythmiques de la prosodie italienne, et révèle en images plastiques la plus profonde et la plus belle tragédie, certes, du théâtre contemporain. La vision est d’une singulière beauté, car elle est dans l’abstraction pure, selon le principe absolu de l’Art digne de ce nom ; elle est en dehors de toutes les contingences de l’action commune, de toute grossièreté inutile et point esthétique des détails de la vie réelle ; elle évoque l’image byzantine et catholique de la naissance de Venise. Le rêve ne se révèle pas en un langage de paroles, il est scénique, terriblement scénique, il se révèle en un langage incomparable d’attitudes, de gestes, de situations tragiques, dramatiques et pathétiques, qui enveloppent l’action dans une atmosphère de musique héroïque et sensuelle, d’où la vision de Venise surgit, tel un triomphe de flammes sur un incendie perpétuel d’âmes.

La Nave est sans doute la plus parfaite tragédie vraiment « méditerranéene » que le théâtre de nos jours ait produite. Elle contient l’exaltation lyrique de la mer, du mare nostrum, de notre berceau de lumière vers lequel convergent, en effort idéal, les aspirations les plus nobles de notre jeunesse, qui de Paris crée avec ardeur sa fédération intellectuelle méditerranéenne pour reprendre sa conscience millénaire de domination, et résister au nom de cette nouvelle conscience aux impositions présentes du Nord, et à celles immanentes de l’Orient, slave ou mongol. Le mouvement de renaissance tragique, si développé en France, comme chacun sait, depuis dix ans, trouve, dans la dernière tragédie encore inédite de M. Gabriele d’Annunzio un apport de poésie et d’âme extraordinaire. Un jeune musicien, M. Ildebrando da Parma, a composé la musique de scène de l’œuvre, musique chantée de planus cantus, qui semble remarquable.

À côté de d’Annunzio, quelques dramaturges italiens continuent leurs œuvres de pensée ou de sentiment, et contribuent à la « nationalisation » de leur théâtre. Il y a les aînés, aimés du public, dont M. E.-A. Butti est certes le plus important et le plus significatif. Il y a les jeunes, qui cherchent leurs voies et leurs affirmations. Parmi les jeunes, M. Tommaso Monicelli, auteur à attitudes socialistes, semble intéresser le public d’une manière particulière. Les autres, jeunes et aînés, sont encore moins remarquables, et de toute façon je ne saurais parler de leur art que je n’aime pas, et qui ne me semble pas apporter de forces vives au renouveau théâtral, je ne dis pas général, mais même particulièrement italien.

Seul, après M. d’Annunzio, M. Enrico Corradini s’essaye à la grande tragédie. Ses tentatives sont très importantes. Le public les a mal comprises, car M. Enrico Corradini, polémiste ardent et homme d’idées, rêve d’une organisation politique nationaliste en Italie, en lutte ouverte avec le lourd triomphe des démocraties tapageuses et insupportables, qui brûlent les plus étouffantes essences de l’humanitarisme de la rue sur les autels consacrés à la sainteté de l’homme en blouse et en casquette. M. Enrico Corradini est un aristocrate et un impérialiste ; des socialistes l’ont reconnu tel dans Charlotte Corday, et n’ont pas admis l’œuvre, où une vision tragique hautaine et nouvelle de la créature révolutionnaire, poussée à son acte par sa culture hellénisante, montre, selon l’idée de M. Enrico Corradini, quelle est la force voilée de l’histoire qui détruit les barrières de la vie réelle, et abîme les dramatis personœ de tout drame historique dans un rêve de mort et de gloire. C’est dans ce rêve perpétuellement renouvelé à tous les carrefours de l’histoire que s’accomplit la transformation des êtres éphémères en êtres typiques, et c’est là que le poète doit chercher les « types humains » dignes de devenir par l’art créatures tragiques.

M. Enrico Corradini poursuit son idéal, il médite et il réalise avec une admirable constance que rien ne peut détourner. Bientôt son drame moderne Maria Salvestri sera représenté en français, à Bruxelles et à Paris.

G. Lipparini, Poemi e Elegie, Zanichelli, Bologne. — J. Dornis : Le Roman Italien Contemporain, Ollendorff. — Pierre de Bouchaud : Giosuè Carducci, Sansot §

L’éditeur Zanichelli, l’éditeur de Carducci, à Bologne, vient de publier le dernier volume de poèmes de M. Giuseppe Lipparini. Ce recueil, Poemi e Elegie, nous montre un aspect plus intime, plus humain, du jeune et très noble poète, qui est en même temps un critique avisé et un romancier subtil et élégant. Quelques livres de M. Lipparini, traduits par M. Hector Lacoche, le traducteur du Roland furieux de l’Arioste, paraîtront bientôt en France. Il faudra revenir sur l’œuvre de cet écrivain, si peu ou si mal compris par l’auteur d’un livre superficiel, hâtif, dépourvu de toute idée générale et de tout sens esthétique, qui est le Roman Italien Contemporain de Mme Jean Dornis.

Le défaut de compréhension de l’âme italienne contemporaine, révélé par les 300 pages de ce livre, est partagé en quelque sorte par le petit volume sur Giosuè Carducci, que M. Pierre de Bouchaud a fait paraître chez Sansot, et où, en dehors de quelques légères inexactitudes, on peut surtout regretter qu’il nous soit présenté un Carducci vu dans une vision historique semblable à celle désormais scolastique des critiques italiens.

Sibilla Aleramo : Una Donna. — Sfinge : La Vittima §

Deux femmes, Mmes Sibilla Aleramo et Sfinge, font paraître deux romans qui présentent des analogies très grandes, et qui, développés dans des circonstances étrangement analogues, tendent à la création d’un type de femme libre, consciente, maîtresse de sa volonté et de sa force. Le roman de Mme Sibilla Aleramo, Une Femme, est un cri puissant de révolte féminine, plus que féministe. Son « héroïne » s’aperçoit de l’abîme qui la sépare de l’homme qui l’avait épousée, et s’en éloigne, en lui laissant l’enfant. Elle ose ce que jusqu’ici les femmes osaient peu. Elle ose se regarder, se reconnaître, choisir son chemin en dehors de celui que le désir de se dégager des chaînes familiales lui avait ouvert par le mariage. Elle brise la seconde chaîne, et laisse aux chaînons brisés une partie pantelante d’elle-même, l’enfant. Elle s’en va pour réaliser sa vie selon ses possibilités, qui sont celles d’une intellectuelle. Sfinge aussi crée un type de parfaite volonté de liberté. Dégagée de la famille, la protagoniste suit son chemin, qui est aussi celui d’une intellectuelle. Puisque les carrières ouvertes à l’activité d’une femme de la société ne sont point nombreuses, paraît-il, les protagonistes de ces deux romans aboutissent toutes les deux à la rédaction d’une grande revue féministe romaine. Là elles reconnaissent leur valeur et vivent leur vraie vie. Amédée, de La Victime, de Sfinge, rencontre aussi l’amour et donne l’enfant. Mais son bonheur ne dure guère. Elle est la victime de son amant comme elle le fut de sa famille. Elle chasse le nouvel intrus, et continue sa vie de liberté et de labeur, avec son fils, pour elle et pour son fils.

Des femmes, passées à travers les mêmes épreuves, trouvent leur raison d’être pour continuer à vivre, dans la piété ou dans la charité, ou bien elles dépensent généreusement dans l’amour sans nombre leur sensualité inquiète, jusqu’à l’écrasement de la vieillesse. Les deux protagonistes italiennes ont la possibilité de travailler, elles se réalisent en travaillant, et plus que des femmes fortes elles sont des consciences sûres parce qu’audacieuses. Ce n’est pas là le type très supérieur, et par cela même très étrange, de femme unique, que Mme de Saint-Point a composé avec tant de puissance logique et esthétique dans les deux romans parus de sa Trilogie de l’Amour et de la Mort. La femme de Un Amour et de Un Inceste, toute nouvelle dans la littérature, est celle dont la volonté est à tout moment plus forte que le sort, et dont la force d’âme inébranlable est faite de la plus harmonieuse, et jusqu’ici de la plus profonde compréhension psychologique de la sexualité, compréhension qui échappe naturellement à tout lecteur superficiel ou lourdement traditionaliste. Dans Un Inceste, vaste poème en prose d’art et d’amour, il crée vraiment le « Surcouple », selon la spirituelle expression de M. Henry Austruy. Et Unique vit toujours selon sa pensée, sans jamais connaître de déceptions, car elle a ce dogme de vie : sans regret et sans espoir. Les protagonistes de Une femme et de la Victime ne sont pas dans la grande stylisation d’un poème en prose, elles sont prises directement dans la vie, toutes palpitantes. Elles affirment trop haut la victoire de leur volonté sur toutes les contingences misérables de la morale et de la simplicité traditionnelles, pour que leurs vœux restent sans écho dans les milieux féministes italiens. Et on doit à Mme Sibilla Aleramo d’avoir su créer un type de femme très complet, que la littérature italienne n’avait pas, analysé avec une subtilité psychologique remarquable et très remarquée.

Memento §

Giuseppe Venanzio : Molini a vento. Soc. Ed. « Avanguardia ». Lugano. — Alexandro Coen : Mentre cade la neve. Nouvelles et légendes hébraïques, « La Vita letteraria ». Rome. — Salvatore Farina : Il Tesoro di Donnina. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin. — Térésah : L’Altra Riva, drame en 4 actes. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin. — Maria Ricciardi : Le Solitarie. Soc. Tip. Ed. Nazionale. Turin.

Prof. Alfredo Niceforo : Lo Studio antropologico delle classi povere, L. Niccolai. Florence. — Giorgio del Vecchio : Sulla Teoria del Contratto Sociale. N. Zanichelli. Bologne. — Pierre de Bouchaud : Goethe et le Tasse. Lemerre. Paris.

Vittorio Pica : L’Arte Mondiale alla VIII Esposizione di Venezia (avec 448 illustrations et 2 trichromies). Istituto Italiano d’Arti grafiche. Bergame.