Mercure de France

1908

Articles du Mercure de France, année 1908

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Alexandra Ivanovitch (OCR, Stylage sémantique), Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome LXXI, numéro 253, 1er janvier 1908 §

Art ancien.
Léonard de Vinci : Textes choisis (Mercure) §

Tome LXXI, numéro 253, 1er janvier 1908, p. 150-154 [150-151].

Il n’est pas besoin d’insister à nouveau sur l’universalité d’un esprit comme celui du Vinci. Le mot de Benvenuto Cellini à propos de Léonard est toujours vrai : « Je ne crois pas que plus grand homme vint jamais au monde. » Et depuis que M. Gabriel Séailles a publié sa remarquable étude non seulement sur l’artiste, mais encore sur le savant, le public est averti, autant que faire se peut, des qualités incomparables d’un tel génie. Mais ce qui manquait c’était un livre qui nous mît en contact direct avec lui. Seuls les spécialistes pouvaient consulter les manuscrits nombreux du maître italien ; chacun pourra maintenant connaître l’essentiel de la pensée du Vinci en lisant les textes choisis qu’a traduits pour la première fois M. Péladan.

Voici donc, dit-il, le portrait intérieur de Léonard par lui-même, voici comme il sentait, voici ce qu’il pensait ; et s’il se trouve quelqu’un d’indifférent au battement d’un tel cœur et à l’idée d’un tel cerveau, celui-là appartient à la série des anthropomorphes dont la culture ne s’occupe pas, ne considérant pas la plasticité des animaux et leur valeur idéo-grammatique.

On n’admire pas Léonard comme un simple Vélazquez. On l’aime si on le comprend, et l’amour toujours s’extasie à mille points indifférents pour le commun. Ce travail est né d’une passion spirituelle ; il s’adresse aux passionnés du même objet.

Le Vinci figure un miroir enchanté où tout homme peut trouver des motifs de courage et d’espoir. Puisque l’humanité a fleuri tellement sous ses traits il ne faut désespérer ni d’elle, ni de soi.

Le Vinci nous réconcilie avec notre espèce, avec nous-mêmes ! Cet homme pour qui rien n’a été propice et qui ne fut traité qu’une seule fois selon son mérite, par le roi de France ; cet Aristote dont il ne reste que des aphorismes et des exclamations ; cet artiste dont pas une œuvre intacte n’a survécu, et qui avec un seul dessin l’emporte sur tous les dessins sans exception ; ce héros, suivant une expression ironiquement commune à cette heure, se dresse en incomparable professeur d’énergie : il a vaincu le temps et ses rivaux — et quels rivaux ! — Sa gloire chaque jour s’augmente d’un rayon ; déjà il nomme son siècle, demain il nommera son art ; ensuite il nommera l’apogée de l’intelligence humaine.

On trouvera dans la préface de M. Péladan l’histoire des manuscrits de Léonard. Je n’ai le dessein ni la place d’examiner en détail les extraits que l’écrivain contemporain en a donnés. Encore que les aperçus sur la géométrie, sur la méthode expérimentale, sur la géologie soient des plus curieux, c’est quand il parle de peinture que malgré tout Vinci nous intéresse le plus vivement. Lui-même s’efforce de placer l’art du peintre au-dessus des autres, et fait dans ce but d’ingénieux parallèles avec la poésie, la sculpture et la musique. Assurément Léonard est là fort discutable, mais est-il besoin ici de discuter ? Mieux vaut citer :

Le poète dit que sa science est invention et mesure qui forment simplement le corps de la poésie : invention de matière et mesure dans les vers, qui révèlent ensuite toutes les sciences. Le peintre réplique qu’il envisage le même objet dans la science de la peinture, savoir : invention et mesure : invention de la matière qu’il doit former et mesure des choses représentées, sans quoi elles ne seraient pas proportionnées.

Variétés.
Vittorio Pica critique d’art §

Tome LXXI, numéro 253, 1er janvier 1908, p. 181-186.

M. Vittorio Pica, dont tous les littérateurs ont apprécié, naguère, le beau livre de critique française Littérature d’exception, où il étudiait et expliquait les œuvres de Mallarmé, Verlaine, Poictevin, Huysmans, Barrès et France, — s’est, depuis quelques années, plus spécialement occupé de critique d’art. Ses recueils Albums et Cartons1 forment déjà une œuvre importante, que tous ceux qui s’intéressent et s’intéresseront à l’art moderne doivent et devront consulter. Le texte critique y est accompagné de belles reproductions qui permettent mieux d’apprécier le jugement de l’auteur. Nous extrayons de ces volumes quelques pages, qui nous ont paru particulièrement curieuses sur des peintres et des dessinateurs français :

« Daumier et Gavarni. — Je ne puis m’empêcher de trouver injustes ceux qui, poussés peut-être par des sympathies politiques (qui devraient toujours demeurer étrangères aux jugements esthétiques), proclament Daumier énormément supérieur à Gavarni, et ceux qui le déclarent tout à fait inférieur. Artistes créateurs dans la plus noble signification du mot, observateurs d’une exceptionnelle perspicacité, en possession l’un et l’autre d’un merveilleux métier dans le dessin lithographique, Daumier et Gavarni sont deux tempéraments complètement différents et possédant des qualités tout à fait diverses. L’un, plus simple, plus vigoureux, plus classique, est essentiellement un dessinateur, et en conséquence il choisit figures et scènes d’une telle spontanéité de plastique et d’une telle unité d’expression que ses planches peuvent très bien se passer du commentaire d’une légende (légende qui, du reste, bien souvent n’est pas écrite par lui). L’autre, plus recherché, plus subtil, plus moderne, reçoit, ainsi que Forain, de tout spectacle qu’il regarde, une double impression, comme peintre et comme littérateur. Il les recueille l’une et l’autre et les accouple sans que jamais elles soient en contradiction, dans ses compositions, qui, de la sorte, réussissent à exprimer des subtilités de sentiment et de raffinements de sensation, que le dessin seul ne saurait ni ne pourrait exprimer.

« Chéret. — Avec les polychromies féeriques de ses grandes affiches, Jules Chéret nous a donné l’apothéose la plus merveilleuse et la plus subtile qu’il était possible à la peinture de réaliser, de ce Paris, considéré comme la ville de la joie et de la volupté par excellence, dont le nom seul fait rêver les cerveaux allumés des adolescents de tous les pays du monde. Il nous a donné l’apothéose d’un Paris transfiguré et glorifié, saisi, au coucher du soleil, à l’heure de cette lente invasion des rues et des places par la lumière lunaire des lampes électriques, — de la frénétique fièvre du plaisir.

« Tout en possédant, par la délicatesse exquise de sa fantaisie, l’élégance innée et quelquefois provocante de ses conceptions, par sa passion pour la grâce féminine et le pittoresque des costumes bizarres et voyants, une évidente affinité esthétique avec Watteau et Fragonard, Chéret est surtout un artiste ultra-moderne, et chacune de ses œuvres porte le cachet de notre époque névrosée. Il est, en effet, le peintre, par excellence, de la joie moderne, qui cache toujours, hélas ! au tréfonds d’elle-même, quelque chose de pervers et de maladif. Cette perversité maladive se retrouve d’ailleurs dans la mimique exubérante des personnages, qu’il dessine avec une sûreté si dégagée…

« Ce qui démontre d’une façon plus persuasive encore la modernité de Chéret, c’est ce fait qu’il a su se servir et profiter de ce besoin toujours plus aigu de la réclame, dont notre époque a été envahie — pour créer, ou du moins pour renouveler, réhabiliter, élever à la dignité esthétique, l’affiche illustrée, cette humble forme d’art, qui, même dans sa gloire éphémère (car le soleil la décolore, la pluie la mouille et la macule, le vent la déchire), répond à merveille à l’intensité fiévreuse de l’existence tourbillonnante de nos grandes villes, à l’inquiétude et à la soif inextinguible de nouveau de nos âmes.

« Daniel Vierge. — Daniel Urrabieta Vierge ne fut pas seulement un maître prodigieux, un rénovateur audacieux et savant de l’illustration du livre et du journal ; il fut aussi un héros et un martyr de son art. Frappé, en effet, à trente ans, au moment où la vie et la gloire lui souriaient, d’une attaque de paralysie, causée par ses excès de travail, il perdit, pour ne les retrouver jamais plus, la parole et l’énergie de cette main qui avait déjà fixé sur le papier tant de merveilles d’évocation artistique. Tout le monde le crut perdu pour l’art. Pendant deux ans et plus, en effet, l’artiste sommeille dans l’inconscience d’une vie entièrement végétative ; mais, peu à peu, son intelligence se réveille, et, par un merveilleux effort de sa volonté et une admirable application mécanique, il réussit, après six mois, à donner à sa main gauche la même habileté dégagée dans le maniement de la plume, du pinceau et du burin que possédait jadis sa main droite, et il retourne au travail, plus fécond et plus infatigable qu’avant son malheur.

« Et ainsi, ce demi-impuissant, ankylosé et presque muet, a réussi à donner, pendant encore une vingtaine d’années, la vie de l’art à plusieurs milliers de dessins, plus beaux, plus originaux et plus mouvementés, si possible, que ceux qu’il avait esquissés dans la gaie vivacité de sa première jeunesse et dans la pleine vigueur de sa santé.

« Il faut encore remarquer que cette victime de l’existence, devenue invalide à trente ans, ne fut pas poussée par son malheur, comme cela eût été naturel, vers le pessimisme et la misanthropie. Vierge conserva toujours un fond de gaieté et d’indulgence. Cela est sensible dans tous ses dessins, où, lorsque l’observation devient satirique, elle n’a cependant rien de trop aigre, et demeure aimablement malicieuse. Vierge possédait son bonheur dans ses yeux : par instinct et par éducation, il s’était habitué à s’intéresser et à s’amuser du spectacle que lui offraient continuellement, sous le jeu variable de la lumière, la nature, les hommes, les bêtes, les plantes, et même les objets en apparence les moins significatifs, tels qu’une chaise éventrée, une pipe cassée, une paire de bottes, deux ou trois carottes, auxquels, bien des fois, il a demandé le motif d’une de ses charmantes vignettes décoratives. Nos excellents pédagogues n’ont jamais songé à l’inépuisable et consolatrice source de jouissance esthétique qui se trouve dans nos prunelles, et combien il pourrait être utile d’enseigner aux enfants, à voir et à comprendre, à apprécier et à jouir de ce qu’ils voient.

« F. Vallotton. — Vers la fin de 1891, Vallotton fit son premier essai dans la gravure sur bois, et acquit aussitôt la conviction d’avoir trouvé sa vraie voie. Aussi sa deuxième estampe, un portrait de Paul Verlaine, malgré quelques légères insuffisances de facture, rendait-elle déjà une vive et sûre personnalité d’artiste, qui sait voir, avec une nette perspicacité d’observateur, la figure humaine, et sait la reproduire, en une synthèse efficace, par l’accentuation des lignes essentielles…

« Se rendant compte de ses propres aptitudes et devenu rapidement maître de sa technique, il a, pendant douze ou treize années, produit, outre plusieurs tableaux, quelques cartons et de nombreux dessins à la plume, d’un gracieux caractère. En résumé, pas moins de deux cents gravures sur bois, dans lesquelles la ligne plane dans toute sa robuste et sommaire efficacité évocatrice. Les masses noires s’y opposent aux masses blanches avec une remarquable austérité décorative.

« Si, en renouvelant les antiques procédés de simplicité des grands maîtres du xve et du xvie siècle, Vallotton cherche avant tout l’effet pictural, considéré toujours au point de vue d’une facture xylographique d’une volontaire rigidité, — il ne s’en tient pas là (exception faite de quelques vignettes de caractère ornemental, comme les Baigneuses), et il ajoute à ce procédé, soit la pénétration psychologique, soit l’observation d’après nature, soit encore cet âcre sentiment d’humour qui quelquefois prend un aspect tragique ou aboutit au genre macabre.

« Il se montre, par exemple, psychologue clairvoyant, dans une série de portraits de gens de lettres, peintres, musiciens, philosophes, hommes d’état ou souverains qu’il s’est plu à dessiner sur bois ou à la plume, en observant toujours, comme dans les soixante petites effigies qui accompagnent les deux volumes du Livre des Masques de Remy de Gourmont, une technique qui tient du xylographe et du calligraphe.

« À remarquer, dans cette “manière” particulièrement subjective, les portraits de Dostoiewski, de Stendhal, de Schumann et surtout d’E. Poe.

« Observateur délicat, évocateur efficace de la réalité, Vallotton possède une réelle aptitude à fixer les mouvements de la foule. Il nous la montre, épouvantée par une charge de police, dans une manifestation politique, ou bien mise tout à coup en fuite par une averse imprévue, ou encore enthousiasmée par des couplets patriotiques chantés par un cabot de café-concert. Voici la sortie de l’école, avec ces cris tumultueux de petits moineaux, heureux de reconquérir la liberté de leurs mouvements et de leur voix ; et cette précoce grâce parisienne de ces petites femmes en miniature ! Ces nombreuses scènes doivent sans doute être comptées parmi les plus belles œuvres de la vie parisienne, présentée dans son perpétuel mouvement cinématographique.

« Enfin, l’humoriste se révèle dans cette scène vivante et mouvementée du Bon Marché, avec ses commis torturés par une foule fastidieuse, pétulante et exigeante de femmes ; — dans cette autre scène des Folies-Bergère, où un étranger se trouve enveloppé, curieux et embarrassé, dans un cercle de petites femmes galantes qui, devinant en lui un pigeon à plumer, le frôlent impudemment avec des poses lascivement prometteuses. L’humoriste se fait macabre dans les quatre tableaux suivants, d’une tristesse grotesque et d’un funèbre tragique, et atteint le paroxysme de l’atroce dans cette scène d’assassinat en une bourgeoise chambre à coucher, ou dans cette image d’un condamné à mort, qui, entre une double rangée de gendarmes à cheval, est poussé, dans un état d’hébétement bestial, vers la fatale guillotine. Mais le peintre, tantôt pénétrant, tantôt malicieux, de la créature humaine, dont il a su — (comme il nous le fait voir dans cette exquise série d’intimes scènes musicales ; le Violon, le Piano, le Trombone, le Violoncelle, etc.), exprimer, avec une grâce délicate et poétique, les moments d’exaltation esthétique, a voulu aussi reproduire, avec son habituelle facture de dessinateur esthétiquement synthétique, la beauté de ce spectacle de la nature, fait de jeux de lumière et d’ombre, de transparence atmosphérique et de vaporeuses agglomérations de nuages vagabonds. Il y a aussi très bien réussi, comme il nous le prouve, en cette gravure vraiment admirable, intitulée : le Beau soir. »

§

Si maintenant nous continuons à feuilleter les Albums de M. Vittorio Pica, nous trouvons une étude très approfondie sur un autre graveur sur bois W. Nicholson, dont le talent aurait quelque analogie avec celui de Vallotton. C’est la même netteté voulue, la même accentuation synthétique des lignes. Disons aussi que ce procédé, ainsi que très souvent celui de M. Vallotton, imite plutôt qu’il ne reproduit le métier de la gravure sur bois.

Voici un aquafortiste, Edgar Chahine, qui fait songer à notre Helleu2 au moins pour le procédé, avec cette différence que M. Chahine a plutôt cherché, dans ses figures de femme, à traduire l’expression canaille et effrontée des filles du trottoir. Son dessin : Passeggiata nocturna, est un petit chef-d’œuvre réaliste : cette petite fille de quinze ans, en jupe courte, qui lance une œillade insolente à quelque vieux Monsieur. Mais M. Chahine sait aussi exprimer le charme de visages plus aristocratiques, et possède encore un très curieux talent de portraitiste (son portrait d’Anatole France).

Il faudrait s’arrêter un peu plus longuement à étudier l’art, à la fois sévère et précieux, de Alberto Martini. Certains de ses dessins, par la sûreté de leur anatomie, font songer à Albert Dürer. Ce dessin, par exemple, pour le xxive chant du Purgatoire. Écorchés vivants, « ombres qui semblaient des choses deux fois mortes. Chacune d’elles avait les yeux obscurs et caves, leur face était pâle, et tellement amaigrie que la peau prenait la forme des os… Leurs yeux semblaient des bagues sans pierre… » C’est ce terrible texte que M. Martini a voulu illustrer. — D’autres dessins, d’un réalisme très précis, représentent les horreurs de la Cour des Miracles. Ces dessins sont aussi spirituels. Voici, dans la note « précieuse », une Sainte Agathe, aux seins  orgueilleux. Cette gravure est une apothéose de la gorge féminine ; tout et jusqu’aux ornementations s’y arrondit selon cette gracieuse forme. Je préfère cette Belle Vénitienne toute nue et seulement masquée d’un loup. Son ventre s’estompe, sans hypocrisie, d’une « considérable touffe ». Il fallait signaler la vérité et la sincérité de cet art, qui veut aussi quelquefois exprimer des idées presque littéraires. Empiétement dangereux, mais qui, dans l’œuvre d’A. Martini, demeure juste de ligne et de ton, parce que son talent s’appuie toujours sur un sûr métier de dessinateur, et même d’anatomiste.

Tome LXXI, numéro 254, 16 janvier 1908 §

Un idéalisme expérimental.
La philosophie de Léonard de Vinci d’après ses manuscrits [I]3 §

Tome LXXI, numéro 254, 16 janvier 1908, p. 193-214.

Trois voies conduisent à la vérité : la foi, la raison et l’expérience. L’humanité crut avant de raisonner, et raisonna avant d’expérimenter. La civilisation suivit toujours cette triple étape ; toutefois le raisonnement ne triompha que partiellement de la révélation, et la science ne fut jamais que le troisième pouvoir spirituel. Chacune de ces voies correspond à une catégorie mentale, absolument irréductible ; et le croyant, le philosophe, le savant ne mentent pas en prétendant posséder la vérité ; elle résulterait de leur concordat. Jusqu’à ce qu’il s’établisse, le voile de la grande Isis, déchiré en trois morceaux, formera des bannières ennemies qui grouperont des fidèles, suivant la personnelle tendance.

Le récent Syllabus de Pie X est un geste de fresque que l’esthétique applaudit, mais qui défie, à la fois, la raison et l’expérience. Cette édiction, élaborée par des prélats systématiquement étrangers à l’évolution occidentale, promulguée sans démonstration par un pontife qui emprunte sa compétence à sa fonction, se trouve conforme au génie théocratique qui définissait récemment l’Église « un troupeau gouverné par des pasteurs-docteurs ».

Malheureusement pour l’unité doctrinale, la charité du pasteur comme la science du docteur décident de leur prestige. On n’obéit que par crainte ou par amour et comme le bras séculier n’intervient plus, l’amour seul courbera les fronts, non pas ceux qu’on humilie à tort. Le 22 juin 1633, un vieillard de soixante-et-dix ans abjurait et détestait à deux genoux l’hérésie du mouvement de la terre. Dès lors, le terme d’hérésie cessa sa signification œcuménique ; et on pencha à réviser les procès intentés par l’Église, depuis le gnosticisme jusqu’à l’humanisme.

Les anciennes religions eurent un ésotérisme ou une initiation ; elles reconnaissaient une hiérarchie parmi les fidèles. Seul, le catholicisme décréta l’égalité des esprits devant la foi. Or, l’égalité, en toute matière, aboutit à la suprême injustice ; cette expression n’aurait jamais dû sortir du langage mathématique pour s’appliquer aux hommes. Les premières batailles que livra l’orthodoxie furent défensives ; comme il arrive aux belligérances d’idée ou de faits, l’esprit de conquête se développa. L’œuvre entière des troubadours et son couronnement, la Divine Comédie, opposèrent au pouvoir papal un mysticisme enflammé. C’étaient des fervents, ces Albigeois qu’on extermina, et des innocents sans doute ces templiers spoliés et brûlés. D’Orient, les croisés rapportèrent autre chose que des reliques, puisque, au quatorzième siècle, l’averroïsme régnait à Venise. Pétrarque nous dit qu’on s’y moquait de Moïse et de la Genèse. Un Cecco d’Ascoli monte sur le bûcher en 1328, mais un siècle après, Gemiste Pléthon, le restaurateur du polythéisme, siège parmi les pères du concile de Florence. Il échoua dans son dessein, à la Julien, comme échouera Savonarole : l’Occident, saturé de religion, aspirait à la philosophie, par juste instinct de son évolution.

Les manuels enseignent que la résurrection de l’antiquité étouffa le génie chrétien. Il était épuisé depuis le jour où son plus digne représentant fut repoussé. Saint François d’Assise, en proclamant la pauvreté volontaire comme le dogme du clergé et en bornant le prosélytisme au seul exemple, tenta la seule révolution profitable. Le génie de l’Évangile, plus encore, le génie religieux s’incarna dans ce troubadour du Christ, dans ce céleste jongleur, qui embauma l’Ombrie des parfums ineffables de la Galilée. Si le pape Innocent III avait épousé la pauvreté, l’univers eût été chrétien. En approuvant la règle des frères mineurs, il la déclara au-dessus des forces humaines. Or, les forces humaines, qui sont la raison et l’expérience, chassées de la zone religieuse par le despotisme papal, refluèrent vers le passé intellectuel, et le génie aryen demanda la liberté à ses aïeux grecs. Ils la lui rendirent. Platon devint le véritable pape de Florence ; Cosme l’Ancien fut le Constantin du néo-platonisme.

La Renaissance nous a légué de si belles images qu’elles ont fait négliger ses textes : nous l’avons contemplée, nous ne l’avons pas lue. Ses artistes incomparables éclipsèrent ses penseurs.

La vieille épithète de paganisme (si fausse puisqu’elle désigna d’abord les paysans, les hommes de la glèbe entêtés de superstitions et résistant à l’évangélisation) se colla sur la belle période médicéenne. Ceux qui abordèrent cette étude furent tellement scandalisés de rencontrer la terminologie hellénique appliquée au dogme catholique qu’ils conclurent hâtivement à l’incrédulité de ces archaïsants. Fausse apparence, le platonisme pénétra la religion comme un rayon solaire traverse un vase d’eau en l’irisant, sans changer son volume ni sa couleur. Cette pénétration s’opéra seulement chez des êtres d’élection, métaphysiciens, poètes, podestats ; et les papes, de Nicolas V à Léon X, par goût providentiel ou par génie politique, prirent la tête du mouvement. Au privilège du Tacite on lit « que les grands écrivains sont la règle de la vie, la consolation du malheur et que la protection des savants et l’acquisition des livres excellents sont parmi les plus nobles tâches », et Marsile Ficin dort au Dôme de Florence comme un père de l’Église. Ni lui, ni Pic de la Mirandole, ni le Magnifique ne se détournèrent du dogme, ils l’idéalisèrent ; même un Laurent Valla, qui attaque la fameuse donation de Constantin, ne sort pas du giron ecclésial.

Toutefois un nouveau personnage entre en scène et prend une place sans cesse agrandie, le savant, philosophe ou annaliste, logicien ou physicien ; il se dresse devant le théologue, émule ou rival. Désormais, en face des hommes de la révélation il y aura les hommes de la raison et ceux de l’expérience. La théocratie perd l’empire spirituel, ce qui n’empêchera nullement les Siennois de vouer leur ville à la Madone en 1485 et les Florentins de proclamer Jésus-Christ, roi de Florence. Valla appellera les Évangélistes des historiens, et le pape Sixte IV arrachera aux inquisiteurs de Venise ce Caleotus Martial qui a soutenu que la bonne conduite suffit au salut, même sans la foi.

Le catholicisme, en patronnant l’humanisme, accordait au génie occidental une charte de liberté devenue nécessaire, car ce génie ne pouvait évoluer dans l’ancien cadre de l’orthodoxie : ainsi un admirable pacte liait l’investigation à la doctrine révélée. Un moine allemand devait foncer comme un sanglier sur cette église nouvelle et jouer le brutal rôle d’un connétable de Bourbon dans le sac de la Rome intellectuelle et vraiment catholique par sa magnanimité à reconnaître les droits de la pensée. La prétendue Réforme, comme dit Bossuet, qui opéra de si grands changements dans l’ordre politique, ne tient aucune place dans l’ordre cérébral. Martin Luther appartient à l’histoire des faits, en tant que révolutionnaire ; idéologuement il ne mérite pas même une date. Ses propositions se trouvent toutes dans des ouvrages antérieurs : il a rang parmi les hommes d’action ; son œuvre rentre dans le domaine temporel, comme celle de Cromwell.

Il a joué le personnage du moine ivre de textes avec une telle arrogance que l’esprit occidental s’est détourné à jamais de l’interprétation facultative des textes ; et pour satisfaire son impérieux besoin de certitude il a pris la troisième voie qui mène à la vérité : l’expérience.

La méthode expérimentale règne aujourd’hui ; elle domine l’enseignement et se dresse seule en rivale de la Révélation. Partant du phénomène, elle marche du connu à l’inconnu, avec une sûreté incontestable : en peu de siècles elle a atteint avec Crookes l’état radiant, avec Berthelot la théorie de l’unité de la matière, avec Curie la démonstration panthéistique de la force.

Quel fut l’initiateur de la méthode expérimentale ?

Le chancelier Bacon ou Galilée ?

Un siècle avant le premier, quelqu’un formula les conditions de la recherche scientifique ; un siècle aussi avant le second, quelqu’un écrivait sur son cahier de notes : « il sole non si move » — et « l’impeto del sanguine, la revolutione del sanguine nel anteporta del cuore », et aussi « le feu détruit sans cesse l’air qui le nourrit ». Cet homme, qui devançait Galilée, Harvey, Lavoisier, était ce qu’on nomme aujourd’hui « un artiste peintre ».

§

Leonardo da Vinci fut un précurseur : le premier il exprima cette mer de rapports et de complexités qui englobe la Messe du Pape Marcel et les chœurs de la Neuvième Symphonie et qu’on appelle le sentiment moderne. Depuis le suffrage de notre roi François Ier, il partage l’éponymat de la peinture avec deux pairs seulement, Michel-Ange et Raphaël. Cependant, aucun maître ne nous est parvenu avec moins d’ouvrages et en aussi piteux état. Son chef-d’œuvre, la cène de Milan, n’existe plus qu’à l’état de fantôme ; la Joconde a perdu ses sourcils, et le modelé du front sous le caustique des restaurateurs ; le Saint-Jean offre une fatale retouche à l’avant-bras ; et les résines de la Sainte-Anne ont coulé sous l’action d’une bouche de calorifère. Bref, il faudrait le deviner, comme on suppose Phidias, sur la foi des témoignages, sans des dessins, si prestigieux qu’ils dépassent tableaux et fresques des autres maîtres.

Ce Florentin mourut au château de Cloux, à Amboise, où notre François Ier honora sa vieillesse de trente-cinq mille livres de rente. Par son testament, le maître laissait tous et chacun de ses manuscrits à François Melzi, qui les emporta en Italie, à Vaprio. Les vicissitudes de ce legs furent nombreuses, bien des feuillets se perdirent : à cette heure plus de cinq mille pages ont trouvé un havre dans les grandes collections nationales ; et grâce à la photographie, véritable miséricorde d’Apollon pour le salut et la diffusion des ouvrages, ces cahiers inestimables ont été publiés en fac-similés.

M. Ravaisson commença en 1880 à déchiffrer les quatorze manuscrits de la Bibliothèque de l’Institut ; sous les auspices de l’académie dei Lincei, M. Piumati donna le Codex Atlantico ; M. Sabaknikoff a présidé à l’édition des cahiers de Windsor. Quoique la plupart des notes de Léonard aient trait à l’enseignement qu’il donna en son académie de Milan, où, à propos de peinture, il traitait de toutes les sciences, suivant sa définition de l’artiste qu’il veut « homme universel », on se trouve en face de véritables grimoires qui semblent exhumés des décombres d’une tour de Babel : le compte des avances à un disciple chevauche sur un théorème de statique, ou une caricature outrancière balafre un problème d’optique ; des facéties ou des fables se mêlent aux inventions et aux profondes pensées : c’est le pandémonium d’un cerveau vraiment omniapte.

Richter, sous le titre d’œuvres littéraires, a formé deux in-4° d’extraits classés méthodiquement ; Edmond Solmia a donné un ouvrage similaire. Les premiers déchiffreurs ont eu grand labeur : Léonard écrivait de droite à gauche, à l’orientale, en qualité de gaucher et aussi, peut-être, d’inventeur qui craint les indiscrétions et de libre penseur qui redoute les dénonciations.

M. Gabriel Séailles a étudié le savant hardi qui chercha la machine à plonger comme la machine à voler, le démonstrateur des lois du pendule et de la gravitation. Je n’envisage que le philosophe des premières années du seizième siècle, qui écarta à la fois la révélation et la scolastique et, se plaçant en face de la nature, poussa l’observation jusqu’à la promulgation de la méthode expérimentale.

On ne connaît que depuis une vingtaine d’années quelle place Léonard occupe dans l’histoire des sciences. Malgré que Geoffroy Tory l’ait appelé un véritable Archimède et Lomazzo « Hermès- Prométhée » ; que Humboldt ait vu en lui le plus grand physicien du quinzième.

Galilée, Pascal, Huyghens, Cuvier ont découvert les lois que le peintre de la Joconde avait formulées de 1480 à 1518 et qui sont restées ensevelies dans ses manuscrits.

D’autres, plus compétents, revendiqueront pour ce Maître la priorité de cent découvertes capitales et des plus ingénieuses machines : je me propose de lui tresser ici une troisième couronne, en coordonnant ses idées générales dispersées en ses nombreux cahiers, et de le montrer comme philosophe.

§

L’année où Jérôme Savonarole monta sur le bûcher par ordre d’Alexandre VI, Léonard achevait son chef-d’œuvre, la Cène de Milan. À cette date, la critique imite M Jourdain ou plutôt son maître et déclare que tout ce qui n’est pas chrétien est païen, et vice versa. Cette simplification puérile contredit aux documents.

Fra Ambrogio, camaldule, traduit en même temps Diogène Laërce et les pères grecs ; Nicolas V étudie également la Bible et les anciens textes ; Platine découvre dans le genus du Christ la quadruple nobilitas platonicienne ; Galatin identifie le dogme chrétien avec les doctrines kabbalistiques ; telle Assomption de Botticelli, où des angelots forment à la vierge une couronne vivante s’inspire de Palmieri, qui prétend que les âmes humaines sont celles qui ne prirent point partie à la rébellion de Lucifer et restèrent neutres. Les grands humanistes avaient pour but de réconcilier Platon et Aristote, l’Antiquité et le Mosaïsme avec l’orthodoxie. Pomponius Latus, censuré par Paul II, proteste qu’il n’avait jamais passé un an sans se confesser et communier, mais il s’agenouillait chaque jour devant un autel dédié à Romulus. Le cardinal Bessarion écrit, à la mort de Gemiste Pléthon : « Notre père et maître, après s’être dépouillé de son enveloppe, peut danser en compagnie des esprits célestes la mystique danse de Bacchus. » Et en ce temps, ou appelle les saintes espèces ambroisie et nectar ; la messe, sacra Deorum ; les images, simulacra Deorum ; un évêque est un archiflamine ; un cardinal, un augure ; et les solennités des lectisternies. Ces mots momentanés exaspèrent le policier de l’orthodoxie ; à bien regarder, ce ne sont que des mots et des mots à la mode, fatalement condamnés à un abandon prochain. Qui parle de la déesse de Lorette ne blasphème pas, il paganise : cela n’a aucun rapport et seuls des professeurs allemands s’y trompent, intentionnellement.

Une autre billevesée, et d’origine française, s’étale dans la découverte du libre penseur, au sens athéiste ; on veut trouver des Auguste Comte, vers 1500, à Florence, on s’efforce de silhouetter des positivistes en cette période où l’hérésie se perd sous l’ombre kabbalistique, ou s’envole, à perte de vue, au souffle platonicien ! De Joachim de Flore à frère Jérôme, de Jacopone da Todi, l’auteur du Stabat Mater, à Pie IV, les hérétiques sont des mystiques, humanisants ou ésotérisants.

§

Seul des grands esprits de son temps, Léonard n’appartient pas à l’humanisme : il ne savait pas le grec et connaissait mal le latin, comme il appert des pages de lexique et de conjugaison, véritables devoirs d’écolier, qu’on trouve dans ses cahiers : il souffrit de cette infériorité auprès d’un aussi bon latiniste que Ludovic le More.

Souvenons-nous qu’un Pétrarque n’attendait l’immortalité que de ses œuvres latines. Aussi, trouverons-nous un accent d’humeur irritée dans les passages où le savant se plaint de l’injustice des lettrés à son endroit : « Parce que je ne suis pas lettré, certains présomptueux prétendent avoir lieu de me blâmer : ils allèguent que je ne suis pas humaniste. Stupide engeance ! Ils ne savent pas ceux-là que je pourrais leur répondre comme Marcus aux patriciens romains : “Ceux qui se prévalent des efforts d’autrui ne veulent pas me laisser l’honneur des miens (131).” » Le portrait qu’il trace des érudits de la cour de Milan révèle la main d’un adversaire. « Ils vont gonflés et pompeux, vêtus et parés non de leurs travaux, mais de ceux d’autrui. Et ils me contestent les miens ; ils me méprisent, moi, inventeur si supérieur à tous ces trompetteurs, déclamateurs et récitateurs des œuvres d’autrui. Si, comme eux, je ne puis alléguer les auteurs, j’alléguerai l’expérience, maîtresse de leurs maîtres (132). »

Pour la première fois, ce mot est écrit antithétiquement à l’Écriture sainte ou profane. Luther s’écriera ridiculement « je suis le cinquième évangéliste », tirant sa justification de cette même Bible qui sert à le condamner ; Léonard a découvert un nouveau moyen de certitude : « Qui discute en alléguant l’autorité ne fait pas preuve de génie, mais plutôt de mémoire (188). »« Mes preuves sont nées de la simple expérience, mère de toute évidence et vraiment l’unique et vraie maîtresse (187). » Pour lui sont vaines et pleines d’erreur les sciences « qui n’aboutissent pas à une notion expérimentale, c’est-à-dire dont l’origine, le milieu ou la fin ne passe par aucun des cinq sens ».

Il y a dans cette phrase plus de bois vert que sur les bûchers de l’inquisition. On ne sait qu’admirer le plus, de l’indépendance d’un tel esprit ou du silence qu’il a su garder.

« Si nous doutons de ce qui passe par nos sens, à plus forte raison douterons-nous de ce qui demeure rebelle à ces sens, comme l’essence de Dieu et de l’âme et autres questions similaires, sur lesquelles toujours on dispute et conteste. Car, partout où la raison manque, la dissertation y supplée : ce qui n’arrive pas dans les choses certaines.

« Là où on ergote, il n’y a pas de vraie science : car la vérité n’a qu’un seul terme, et, ce terme une fois trouvé, le litige se trouve aboli. S’il renaît, c’est qu’il s’agit d’une science bavarde et confuse (144). »

À la fin du quinzième siècle, de telles propositions étonnent, elles devancent de tant d’années l’évolution occidentale et enfin elles en marquent le terme. Elles constituent la grande charte de l’émancipation. L’homme, ainsi placé en face de l’univers, va faire la preuve de son génie. Sa philosophie désormais s’appelle la science ; il sort de la bibliothèque où il se nourrissait de textes, et il interroge la nature. Sa religion s’exprimera par l’étude passionnée de l’œuvre divine.

Soit dans le portrait des Uffizi, soit dans la sanguine de Windsor, le maître, qui fut doux entre tous, montre un regard aigu et préhensif, un regard d’aigle qui correspond à l’incroyable audace de sa spécialisation et donne le vertige à contempler ainsi isolé du dogme et de toute doctrine, face à face avec le Cosmos, comme Moïse au Sinaï. Le nouveau théurge n’est plus un intermédiaire entre l’homme et Dieu, mais un interprète entre la nature et l’homme ; moderne sacerdoce d’une croyance encore inexprimée. Il existe une vérité et tout l’honneur de l’homme consiste à la rechercher. « Elle est fille du temps (18) » : Léonard se rend bien compte qu’il a fallu la succession des siècles pour que l’expérience devînt la lumière. Pour lui, le mensonge est si vil « que, même s’il énonce quelque grande chose de Dieu, il ôte toute sa grâce au divin, tandis que la vérité est de telle excellence qu’elle ennoblit les plus petites choses, dès l’instant où elle les loue » (19).

« Qu’est-ce que la vérité ? » a dit Pilate, qui figure bien l’homme civilisé, le haut dignitaire sceptique et désabusé qui ne croit plus aux affirmations de la foi et qui ignore celles de la science. Léonard répond : « La Vérité c’est la vie. » Il pourrait s’autoriser d’un texte sacré qui le justifierait. Saint Jean, dans sa page maîtresse, a dit : « La vie est la lumière des hommes. » Mais il a eu la tête rompue par les arguties et les commentaires, il hait la scolastique pour sa stérilité. On dirait qu’il pressent Luther. « La pire erreur des hommes est dans leurs opinions. — Rien au monde n’est plus trompeur que notre jugement (50). » Il a vu un pape brûler un saint, il a dessiné le cadavre de l’archevêque de Pise se balançant aux murs de la Seigneurie après l’attentat des Pazzi, il a confabulé comme ingénieur militaire avec César Borgia et de quel mépris il eût souffleté le traité de la liberté chrétienne et de quel rire il eût accueilli le self-arbitre. Il a vu peut-être Fra Bartolomeo apportant à l’autodafé ses chefs-d’œuvre ; il a deviné le théologien allemand qui brûlera la somme de saint Thomas ; indigné ou écœuré, trouvant misérables et vaines les disputes des scripturaires, il a pris le ciel à témoin, le ciel astronomique et la terre géologique, et l’homme anatomique, et d’un seul coup chassant théologastres et rhéteurs, il déclare que, « toutes nos connaissances nous viennent du sentiment » (152), et que « la nécessité est maîtresse, inventrice et tutrice de la nature, son frein et sa règle éternelle » (228).

Ainsi l’homme n’a qu’à s’observer, pour saisir la loi qui le régit, lui et le monde : cette loi que manifeste le phénomène, voilà la vérité. Elle n’est point cachée, mais infuse dans les manifestations élémentaires. L’observation devient à la fois le dogme et le rite de cette école.

§

Michelet n’aurait pas appelé Léonard le frère italien de Faust, s’il avait connu les manuscrits ou même, si, conscient des antinomies ethniques, il s’était rendu compte qu’aucun Allemand ne peut avoir de frère latin.

Pour le Florentin, le docteur magicien n’eût été qu’un fou, quand il trace le signe du macrocosme et s’écrie : « Esprits, qui voltigez autour de moi, répondez, si vous m’entendez. »

L’originalité profonde du Vinci se manifeste dans son dédain du merveilleux : il admire la Norme et non l’accident. Sans doute il riait de la définition théologique du miracle, cette fameuse dérogation aux lois de la nature qui ne prouve que notre ignorance de ces lois et notre sentiment de sauvages devant tout imprévu.

« Que les figures, que les couleurs, que toutes les espèces des parties de l’univers soient réduites à un point : quelle merveille que ce point ! (l’œil).

« Ô admirable et surprenante nécessité, tu contrains, par ta loi, tous les effets à participer à leur cause, par la voie la plus brève : ce sont là les vrais miracles (334). »

En effet, la permanence et la périodicité du phénomène devraient frapper notre esprit autrement que l’excentricité d’une circonstance : et pour un penseur la circulation du sang l’emporte singulièrement comme intérêt sur le miracle de saint Janvier. L’univers est un tel miracle par lui-même qu’il réduit à rien tout ce que la badauderie admire et proclame. Le peintre du Cenacolo ne s’embarrasse pas de l’opinion de Moïse ou du Pape, mais il dirait au buveur de Vittemberg :

«  L’homme a grand raisonnement, mais en majeure partie vain et faux ; les animaux en ont un moindre, mais utile et véridique, et mieux vaut une petite certitude qu’une grande duperie (32). »

Les protestants, qui se cherchent partout des ancêtres, auraient tort de tenter quelque entreprise sur le docteur du Codex atlantico, qui ressuscite, après cinq siècles, comme le premier et le plus puissant adversaire du rationalisme. Il importe de séparer l’homme qui étudie la Création de celui qui mâche des textes. À peu de choses près, deux moines qui se battent à coups de bible se valent. Voyez Luther avec Cajetan, ou avec Eck et Carlstadt, quelle misère ! En ces colloques la vilenie de l’individualisme s’étale ! Combat de coqs intellectuels aussi indifférents à la vérité que le classique emplumé à la perle. L’interprétation individuelle ! Le Vinci préfère l’instinct des bêtes. Il suffit d’assister à une audience de l’actuelle justice pour recevoir l’épouvantable révélation du génie humain : il trouve en lui-même autant de logique et d’éloquence pour le mal que pour le bien et notre société élève cet art infernal au-dessus des autres, l’honore et en fait l’échelon des hautes fonctions. La science ne peut mentir et Léonard a vu juste, en cherchant la vérité dans le champ expérimental.

Un système philosophique embrasse forcément une théodicée et une éthique. Un érudit d’origine asiatique a voulu faire de Léonard un athée. Or, en tête de chacun de ses traités, notre philosophe fait sa prière, comme un homme du moyen âge. Avant de parler de l’optique : « Plaise au Seigneur, lumière de toute chose, que je traite dignement de la lumière (8) ». Avant de commencer l’anatomie : « Plaise à Notre Auteur que j’aie bien démontré la nature de l’homme et ses facultés (7). » Il croit en Dieu et il donne les raisons de sa croyance. « Admirable justice que la tienne, Cause première ! Tu n’as permis à aucune force de manquer à l’ordre et à la qualité de ses effets nécessaires (6). » Les manuscrits abondent en véritables oraisons. « Je te bénis, Seigneur, d’abord pour l’amour, que, selon ma raison, je dois te porter, ensuite parce que tu sais abréger ou prolonger la vie aux hommes (4), enfin parce que tu leur vends tous les biens, au prix de l’effort (5). »

Pour lui, le Sinaï n’est pas situé dans une péninsule, la loi de Dieu ne tient pas sur les tablettes d’un hiérophante juif, elle est vivante et nous la sentons incessamment en nous et autour de nous. Dieu est toute la lumière, l’auteur de l’homme, il est le principe d’où découlent les lois ou causes secondes ; on doit l’aimer, et accepter la mort et la nécessité du travail, car l’œuvre des six jours est bonne et rend témoignage de son auteur.

Léonard apparaît comme un réformateur véritable et bienfaisant, il nous délivre de la Bible, cette thèse aux mille conclusions, cette arme aux innombrables tranchants, dont l’interprétation mène au bûcher et l’allume, ce code qui justifie tour à tour le juste et le pervers et d’où on tire un arsenal d’arguments pour les œuvres noires ou lumineuses. Il remplace le livre aux éternels litiges par le Cosmos. Il a raison, l’univers est bien l’œuvre authentique de Dieu et le phénomène défie la malice humaine de le travestir et de le fausser. La lecture de Fabre d’Olivet ne contient plus un mot de la Vulgate ; le pasteur ne s’y retrouverait pas, le rabbin non plus, et c’est encore le plus probable. Le physicien ne se dresse pas en contempteur des Écritures. « Je laisse, sans y toucher, les lettres couronnées (sacrées), parce qu’elles sont la suprême vérité. » Pensait-il que l’ère théologique finissait ou bien, en esprit consciencieux, se jugeait-il inapte à y toucher ?

Il se moque de ceux qui veulent embrasser l’intelligence de Dieu en qui l’univers est inclus et la peser et la diviser à l’infini comme pour l’anatomiser (9). Mais les œuvres de nature lui paraissent plus dignes que les paroles. « Entre l’œuvre humaine et l’œuvre naturelle, il y a la même proportion que de l’homme à Dieu (235). » Cet esprit si audacieux se rencontre avec le catéchisme qui à cette question : « Quel est le devoir du chrétien ? », répond : « Connaître Dieu, l’aimer, le servir et par ces moyens acquérir la vie éternelle. » Il nous donne à ce propos une belle sentence. « L’amour d’un objet, quel qu’il soit, est fils de sa connaissance et d’autant plus fervent que la connaissance est plus certaine : or la certitude naît de la connaissance intégrale de toutes les parties qui, réunies ensemble, forment le tout de la chose qui doit être aimée. Si tu ne connais pas Dieu, tu ne saurais l’aimer ; si tu l’aimes pour le bien que tu attends de lui et non pour sa souveraine vertu, tu ressembles au chien qui remue la queue et fait fête par ses bonds à celui qui va lui donner un os (11). » Il arriva à ce noble artiste de travailler le dimanche et de s’attirer le blâme du curé et des dévots. Une telle censure l’irrite ; il élève l’étude de la nature au-dessus des rites coutumiers, « car c’est le moyen de connaître l’opérateur de tant de merveilles et la vraie façon d’aimer un tel inventeur » (15).

Pétrarque, Æneas Sylvius découvrirent la beauté de la nature ; leurs paysages sont des chefs-d’œuvre de sentiment moderne ; Léonard fait plus, il instaure, comme oraison mentale et prière jaculatoire, la contemplation. Les cieux lui racontent la gloire du Très-Haut, et la tête de mort placée à côté d’un S. Jérôme ne signifie plus seulement un rappel des fins dernières ; l’anatomie se retrouve mystique, il constate que la nature développe d’abord le crâne, qui est le foyer de l’intelligence, et cette intelligence reflétera la loi divine comme l’œil réverbère sa réalité contingente.

La vue s’empare du phénomène et la pensée s’élève jusqu’à sa cause : tout tient entre ces deux termes. On ne trouve pas de négations positives dans les pensées de ce grand observateur, et son attache aux mathématiques ne gêne point sa sensibilité. Il étudie comme on prie ; il se flatte d’être plus près de Dieu que le prêtre, lui qui entend mieux l’œuvre divine. « L’amant se meut par la chose aimée comme le sens avec le sensible ; entre eux ils s’unissent et ne font qu’un. L’œuvre est la première chose qui naît de l’union. Si la chose aimée est vile, l’amant s’avilit ; si, au contraire, elle est digne, il en résulte de l’excitation, joie et sérénité (85). »

Les hommes de sciences nous ont déshabitués d’entendre ces expressions tendres et animiques ; ils ont étudié l’œuvre sans aimer l’auteur et Dieu manque aux meilleurs ouvrages de l’ordre expérimental.

« Ô contemplateur, je ne te loue pas de connaître les choses, qu’ordinairement et par elle-même la nature conduit, selon ses ordres naturels ; mais réjouis-toi de découvrir la fin de ces choses qui sont désignées dans ton esprit (20). » Est-ce un défi ? Ce grand esprit reconnaît l’impénétrabilité du mystère qui baigne notre esprit comme l’air entoure notre corps et comme aussi nécessaire à la vie de nos facultés que l’atmosphère à celle de nos organes. Trop longtemps, à son gré, on a cherché le mystère dans les mots et au travers de la fablation littéraire ; il veut le trouver dans les choses et le sentir directement, sans un commentaire qui n’est jamais qu’une vision, c’est-à-dire une coloration individuelle. Il borne sa spéculation, mais il diminue singulièrement les occasions d’erreur.

Chacune des voies mentales a son domaine, aux frontières nettement délimitées. Si la paix spirituelle a été si souvent troublée, on doit en accuser les théologiens envahissant le domaine scientifique et opposant leurs textes à l’expérience ; les rationalistes franchissant audacieusement la barrière de la Révélation et les savants allant à la fois contre la logique et contre la foi.

La Paix mentale régnerait si le clerc se récusait dans les questions naturelles, si le raisonneur ne touchait pas au surnaturel et si l’expérimentateur ne tirait pas de conclusions outrecuidantes et absurdes de ses travaux.

Les héros préférés de l’imagination ont toujours revêtu des traits excessifs et outranciers et nous sommes séduits par les systèmes intransigeants et révolutionnaires.

C’est un effet de notre passionnalité que cette recherche de l’intensité en philosophie : nous savons cependant que l’erreur habite aux extrémités et que le point de vérité se trouve toujours au centre des rapports. « La nature est pleine d’infinies raisons qui ne furent jamais du domaine expérimental (154). » Voilà une sentence bien différente des rodomontades pédantes qui résonnent dans nos actuels banquets où un professeur de Muséum se lève et dit : « Messieurs, il n’y a pas de mystère ! » À cette question : « Qu’est-ce qu’un élément ? » le Codex atlantico répond : « Il n’est pas au pouvoir de l’homme de définir la quiddité d’un élément : mais une grande partie de leurs effets nous est connue (200). » Aussi ne comprend-il pas qu’on veuille analyser l’âme et la vie : et cela lui ôte confiance dans les anciens en voyant que, pendant tant de siècles, les mêmes choses aient pu être niées ou crues, sans preuves (40).

Évidemment aucun ouvrage n’égale en tristesse l’histoire impartiale de la philosophie : elle donne raison à cet Allemand sincère qui préférait la recherche de la vérité à sa possession. Les opinions ne sont que des passions exprimées abstraitement et une vraie critique doit défalquer l’homme du système ; lorsque le philosophe ne met pas en théories ses rancunes et ses manies, il se rend meilleur témoignage à lui-même qu’à la vérité, se comporte en littérateur et cherche l’originalité plutôt que la certitude. Il fallait un esprit peu littéraire et orienté autrement que l’humaniste, pour oser secouer l’hégémonie du livre et surtout du livre sacré.

« La connaissance du temps passé et de l’état de la terre sont l’ornement et l’aliment de l’esprit humain (65). » Mais la méthode métaphysique se trouve malmenée ; « syllogisme, parler douteux, sophisme, parler confus, le faux pour le vrai, théorie science sans pratique ». S’il y a une prédestination parmi les hommes, elle se manifeste par le désir de savoir : et le savoir est de telle vertu « que l’acquisition d’une connaissance quelle qu’elle soit est toujours utile à l’intelligence, qui conservera le bon en rejetant le mauvais » (66). Léonard ne mentionne l’Ancien Testament que deux fois pour sourire du temps et des mesures spécifiés à propos du déluge. Il mentionne celui qui y assistait et celui qui mesura. Nous sommes en face du plus caractérisé des libres penseurs. Cette désignation, singulièrement avilie, désigne aujourd’hui une espèce de fanatiques insupportables et vains, et quelque chose de plus bas, puisque cette revendication, qui ne devient légitime que par l’œuvre et l’étude, sert à une foule et à la politique.

La liberté en pensée ou en acte suppose une mentalité saine et une volonté d’ordre et de modération ; comme un conventionnel l’a dit : « la liberté ne convient qu’aux meilleurs et les rend parfaits ». Elle se change en anarchie chez ceux qui ne la méritent pas, c’est-à-dire qui ignorent qu’elle se compose de devoirs et que, loin d’émanciper, elle engage et soumet.

Un homme libre prend son point d’appui en lui-même et s’offre en point d’appui aux autres. Léonard n’obéit pas à la discipline ecclésiastique, mais il s’astreint au commandement plus rigoureux de la sagesse.

« Les moyens ne manquent pas pour diviser et mesurer nos misérables jours qui s’exhalent et passent inutilement et sans laisser aucune mémoire dans l’esprit des mortels. Donc, que notre misérable carrière ne passe pas sans utilité (67). »

Ainsi la marque de la haute humanité, aristie, élite, paraîtra dans son rôle altruiste. Nul ne vaudra par lui-même, et l’individu prouvera sa dignité, comme le soleil, par son éclat et sa chaleur. Une pareille énonciation semble pure, et cependant elle sera commune à Torquemada et à Marat ; elle présidera au massacre des Albigeois comme à ceux de l’Abbaye. L’autodafé et l’échafaud dressent ici leur effroyable silhouette : et la croix disparaît dans la forêt des lances. Toujours ce terrible bras séculier, que la foi appelle à son secours, inquiétera les bons esprits, et en lisant les manuscrits de Léonard on ne peut oublier qu’ils suffisaient à le faire brûler vif : cette pensée horrifiante pèse sur le jugement et risquerait de le fausser.

L’inquisition de Genève, plus courte qu’ailleurs, fut aussi plus terrible. Calvin brûle Servet et l’humaniste Castalion avec un entrain espagnol et nos ancêtres ont envoyé Marie-Antoinette à la guillotine. Tout homme qui parle au nom de Dieu menace les autres et la violence des saints nous pousse à écouter les sages, ceux qui ne prétendent point à l’intégrale vérité et qui modestement nous offrent quelques sûrs principes.

Personne n’a considéré si fixement la certitude comme terme de l’effort intellectuel : phénomène admirable d’abnégation, c’est le non nobis, Domine ; car les choses certaines sont à la fois communes et connues, de telle sorte qu’on ne trouve aucune gloire à les proclamer.

« Alléguer les choses par exemples et non par proposition, ce qui serait vraiment trop simple (150). » Léonard n’admet pas comme véritables « les sciences qui commencent et finissent dans l’esprit, car l’expérience n’y intervient pas et sans elle il n’existe aucune certitude » (187). Un pareil enseignement dépasse, en conséquence, les hérésies, puisqu’il constitue une méthode, en dehors de la croyance. D’un seul coup, le Vinci abolit à la fois la scolastique et le rationalisme, il refoule la gent cléricale d’une main et contient de l’autre les arguties logiciennes. Il n’y a pas d’autre texte sacré que la création. C’est en lui et autour de lui que l’homme cherchera et trouvera Dieu : et le nouvel interprète entre le mystère et nous s’appelle le savant. Que devient le prêtre et le moine « qui par inspiration divine savent tous les secrets » ? Ils passent au second plan et ne gouvernent plus que ceux que nous appelons aujourd’hui les primaires. Le docteur a disparu, il ne reste que le pasteur : et aucun clergé n’acceptera d’être réduit au rôle pastoral, quoique Jésus-Christ n’en ait point accompli d’autre.

Nous ne concevons la religion qu’en œuvre d’amour. La lumière luit partout, c’est-à-dire que l’intelligence se manifeste en dehors de la caste sacerdotale. Wagner a écrit la musique de l’Évangile et l’abbé Pérosi les plus profanes opéras ; Renan a plus d’onction que l’archevêque de Paris et voilà pourquoi le Syllabus de Pie X ne vaut pas cette simple petite phrase : « Un principe étant donné, il est nécessaire que sa conséquence en découle vraiment. » Et encore :

« Avant de faire état d’une règle générale, on répétera deux et trois fois l’expérience, en observant chaque fois si les mêmes effets se produisent dans le même ordre (236).

« Quoique la nature procède d’abord par la cause et finesse par le phénomène, il nous faut suivre la voie contraire et découvrir la cause cachée dans l’expérience (206). »

À un esprit strictement littéraire, habitué aux grands effets des écrivains, ces principes paraissent d’une banalité et d’une insignifiance dérisoires ; l’imagination ne trouve là aucun tremplin pour son essor. La science, plus austère que la mystique, se substante de propositions où la sensibilité n’a point de part : « Toute action naturelle a lieu par la voie la plus brève » (220). — « Dans la chose morte reste de la vie désagrégée, qui, absorbée par les estomacs des vivants, redevient de la vie sensitive, et intellective. »

L’expérience comme orthodoxie ! Voilà une assertion qui devançait tellement la marche de l’esprit occidental que l’inquisiteur de l’an 1500 ne l’aurait pas dénoncée, faute de concevoir une audace si grande, et peut-être impunément Léonard aurait imprimé cette redoutable phrase : « Les règles de l’expérience qui sont les modes à discerner le vrai du faux persuadent aux hommes de ne se promettre que des choses possibles et avec modération, au lieu qu’aveuglés par l’ignorance, ils cherchent sans nul effet et tombent dans la mélancolie et le découragement (209). »

§

L’éthique de Léonard induit à un parallèle entre la sainteté et la sagesse. La première se définit aisément ; on en a marqué les traits et l’ascèse : la seconde apparaît toute individuelle. Combien de beaux actes qui ne sont pas sages chez les bienheureux et combien de sages qui disconviennent aux conditions du nimbe ?

Une critique impudente et goujate opposera son bon sens à sainte Élisabeth de Hongrie buvant l’eau qui a lavé les plaies ou à sainte Rose de Lima sur un lit de tessons. Ces êtres fiancés aux mystères échappent à notre jugement ; l’homme est maître de faire de lui ce qui lui plaît, surtout lorsqu’il ambitionne des biens irréels et qu’il les crée littéralement par la force de son désir.

Ce que Burckhardt appelle les épidémies de pénitence, les flagellantes de Pérouse et ces foules pour lesquelles fut institué le Jubilé, obéissaient à un instinct profond de la santé morale malgré le désordre des manifestations. Le saint devient dangereux dès qu’il prolonge son exemple par l’emploi du bras séculier. Ceux que le zèle du Seigneur dévore deviennent dévorants. Christophe Colomb a cru apporter la Vérité aux Indiens et les héros de la propagation de la foi ne se doutaient pas qu’un jour cette Asie, qu’ils troublaient si intempestivement, serait, en peu d’années, une menace grandissante pour les nations chrétiennes.

La Bible sert de contenance et de prétexte aux conquérants les plus injustes, et lorsque Léonard dit que la sagesse est fille de l’expérience (54), il nous invite à prévoir quelle parabole, faste ou néfaste, décrira l’élan généreux à son point de départ.

« La sagesse de l’âme est le souverain bien pour l’homme conscient : rien ne peut lui être comparé (64). » En quoi consiste-t-elle ? D’abord, dans le mépris des richesses, ensuite dans la fuite de l’ambition. « À ceux qui ne se contentent pas du bénéfice de la vie ni de la beauté du monde, il est imposé pour châtiment qu’ils ne comprennent pas la vie et restent insensibles à l’utilité et à la beauté de l’univers (53). » Le thème majeur de la pensée Léonardesque revient, toujours plus affirmatif : « Qui n’estime pas la vie ne la mérite pas. » Il a vu avec une lucidité singulière que le grand élément de la souffrance humaine prend naissance entre le désir et l’espoir et nous fait sans cesse sacrifier le présent au futur, et que ce mouvement de la volonté enfièvre nos heures et les corrompt. Une telle aberration, et si générale, ne s’explique que par une loi providentielle. Elle est ici énoncée d’admirable façon.

« Or, voici, l’espérance et le désir de se rapatrier et de retourner à son premier état agissent comme la lumière sur le papillon ; et l’homme d’un continuel désir aspire toujours au nouveau printemps et toujours à un nouvel état et à de prochains mois et à de nouvelles années. Quand les choses désirées arrivent, il est trop tard, et l’homme ne s’aperçoit pas qu’il a aspiré ainsi à sa ruine.

« Mais ce désir est la quintessence des esprits élémentaires qui se trouvent enfermés par l’âme dans le corps humain ; l’homme aspire sans cesse à retourner vers son mandataire.

« Et vous savez que ce désir et cette quintessence sont les complices de la nature comme l’homme est le modèle du monde ! Sa souveraine démence le fait pâtir sans cesse dans l’espoir de ne plus pâtir, et la vie lui échappe au moment où il espère jouir des biens qu’il a acquis au prix de grands efforts (41). »

Il n’y a pas de meilleur commentaire du souhait des anges aux hommes : la paix descend à l’appel de la bonne volonté. Quand donc la volonté est-elle bonne ? Quand elle ne veut ni biens, ni honneurs consentis des hommes, quand elle renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Au tournant de l’idée indépendante, on rencontre les mots du baptême ? C’est que les rayons autour du point divin, si écartés dans leur sens expansif, se fondent à leur centre.

L’épicurien selon la routine ne trouvera pas ici une justification. « Ô dormeur, qu’est-ce que le sommeil ? Il ressemble à la mort. Pourquoi donc n’accomplis-tu pas une œuvre qui te donne, après le trépas, un air de vie parfaite, toi qui, vivant, deviens, par le sommeil, semblable aux tristes défunts ? (56). » La vraie gloire est celle de la vertu. « Combien d’empereurs et de princes ont passé dont il ne reste aucun souvenir ; ils n’ont cherché qu’à agrandir leurs états et à accumuler des richesses ! Combien, au contraire, vécurent pauvres de deniers pour acquérir des vertus, et leur désir s’est accompli. Ne vois-tu pas que le trésor n’honore pas son accumulateur comme fait la science qui toujours témoigne en faveur de son créateur, car elle est fille de celui qui la généra et non filiâtre comme le pécune (66). » Pour le maître, science est synonyme de conscience. L’honneur de l’homme consiste à se connaître soi et le monde. « ¨Ô profonde erreur de ceux qui blâment les hommes d’apprendre directement de la nature, laissant là les auteurs, disciples de cette même nature (199) ! »

Notre penseur veut affranchir son disciple du pédant comme du théologue : pour lui, il n’y a qu’un texte, l’homme et son ambiance phénoménale ; ce qu’on a écrit, sacré ou profane, n’a qu’un rang d’annotation en présence du fait humain et de la réalité cosmique. Cette méthode porte avec elle des conséquences déplorables : de nos jours, les plus attentifs à l’étude de la création sont les plus fermés à la notion et à l’adoration du Créateur : et le système du Florentin aboutit souvent à l’athéisme. Aurait-il eu l’illusion que sa version de la vérité fut universellement vraie ? Ne lui attribuons pas cet aveuglement. Les mentalités plus diverses encore que les langues ne se transposent pas, comme elles, au moyen de lexiques. Jéhovah dieu des juifs ne correspond pas au Verbe de saint Jean ; le Jésus de saint François et celui de saint Dominique diffèrent autant que l’Aréopagite et M. Olier. L’arbre symbolique de la Genèse est mi-parti, comme une chausse moyen âge, en chacune de ses branches : il n’y a pas de lumière sans ombres pour notre œil, ni de bien sans mal pour notre entendement. Le mal peut s’entendre de la réaction de notre personnalité sur tout concept : partant de la révélation, nous dédaignons l’expérience et Galilée doit se soumettre à un texte juif mal entendu où les miracles se forment des fautes de tradition. Sur le plan positiviste, Laplace ne rencontre pas l’hypothèse divine dans ses calculs. Perversité ? Non, imperfection. Nous ne percevons qu’un petit nombre de rapports simultanés et de cette perception incomplète naît l’intransigeance. « Quelle est l’indéfinissable chose qui cesserait d’être si on pouvait la formuler ? l’infini, qui serait fini sitôt que défini. Car définir, c’est limiter : et des limites appartiennent simultanément à plusieurs points, au moins d’extrémités : ce qui contredit à la notion de l’illimité (13). » Le néant forme l’autre pôle du jugement, « il a ses parties égales à son tout et on ne peut ni le multiplier, ni le soustraire. Le néant est le contraire de l’Être : ce n’est pas un point naturel, car il offrirait une quantité continue et resterait durable à l’infini » (207).

Léonard nous raconte une impression qui caractérise l’avidité de sa recherche. Il arriva un jour à l’entrée d’une caverne, « attiré par son ardent désir de connaître la grande complication de formes étranges qu’élabora l’artificieuse nature ; pliant ses reins en arc et plaçant la main en abat-jour sur ses yeux, il se courba en divers sens, sans rien discerner à cause de l’obscurité. Alors deux impressions s’éveillèrent en lui : peur et désir ; peur de la menaçante et ténébreuse caverne et désir de voir ce qu’elle renfermait d’extraordinaire » (152). Le naturaliste ne parle pas seul ici. Nous voyons des savants nier ce qui résiste à leur déterminisme avec la même tournure d’expression que les théologiens, aveugles et sourds hors de leur bible, prenaient autrefois pour confondre les hétérodoxies.

Le désir de découvrir ce que contient la caverne est celui du savant passionné dans sa recherche qui met à la fois son heur et son honneur aux découvertes ; et la peur de l’inconnu et de l’ombre est ce grand sentiment de l’homme ou encore ingénu ou tout à fait subtil, en face du mystère.

Pour comprendre l’amour du réel, il faut oublier cette immense et splendide littérature qui, par tant de génies et pendant de si longs siècles, a méprisé la terre pour mieux orienter l’homme vers le ciel, et n’a vu dans la nature qu’un foyer de concupiscence et des prestiges de l’Adversaire.

Les solitaires de l’Oxyrinque fuyaient les beaux spectacles et fermaient les yeux, pour obtenir les extases de leur foi. Il serait aussi impie de les juger que stupide de les imiter. Les voyants furent une catégorie, aujourd’hui disparue. Dans le domaine littéraire, les poètes italiens découvrirent la nature et un philosophe italien a découvert la théologie naturelle. Pour le Vinci, le Soleil est un vicaire de Jésus-Christ beaucoup moins contestable que le pape.

« Je souhaiterais avoir des mots assez forts pour blâmer ceux que veulent louer et adorer les hommes plutôt que le Soleil, ne voyant pas, dans l’univers, un corps aussi magnifique et d’égale vertu (253). » Malgré l’épithète de corps donnée à l’astre, un inquisiteur ou même un simple érudit aurait crié au panthéisme. Or celui qui localise l’âme dans le cerveau ne répand pas la divinité à travers les choses et jamais un artiste en face d’une œuvre ne niera la personnalité de l’auteur.

« Ceux qui ont voulu adorer les hommes comme dieux, Jupiter, Saturne, Mars et autres, ont commis une grande erreur. » Donc, ni panthéiste, ni païen, Léonard est aussi indépendant de la Rome de Virgile que de celle de Léon X et des philosophes d’Athènes que des prophètes d’Israël. Il proclame heureux ceux qui prêteront l’oreille à la parole des morts, qui liront les bons ouvrages et les mettront en pratique et facétieusement il écrit : « D’autant plus on parlera avec les peaux vêtues de sentiment (manuscrits), d’autant plus on acquerra de la sagesse (140). » Mais il blâme Xénophon de ce qu’il voulait soustraire des parties égales d’entiers inégaux, Platon de donner à ceux de Delos une preuve qui n’est pas géométrique, Épicure de méconnaître la grandeur du Soleil : il ne critique que des observations, parce que là seulement la critique porte profit et finit par atteindre une solution. Nulle part il ne touche au surnaturel : car nous n’en avons que des visions et si nous les adoptons, c’est plutôt par une convenance entre elles et notre esprit, par un mouvement passionnel et non par une opération de la volonté à la recherche du vrai.

(À suivre.)

Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908 §

Nietzsche et la « culture » [extrait] §

Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908, p. 385-404 [394-396].

[…]

Pour Nietzsche, la culture n’est que l’aboutissement d’une période de culture ; ce n’est plus un peuple qui se cultive, c’est un peuple qui s’est cultivé et qui ne se cultive plus. Mais ce résultat d’une culture, que seul Nietzsche envisage, n’est intéressant qu’au moment où il se réalise et pendant cet instant de haute floraison, au-delà duquel il ne peut plus se perpétuer qu’en déclinant ; c’est alors la « déculture », le passage à l’état d’habitude de ce qui était le fruit de l’effort, ou encore, ethniquement, la fixation d’un type devenu « instinctif », c’est-à-dire, en réalité, « sauvage », type qui peut d’ailleurs être fort beau et fort instructif à contempler, mais qui, désormais, pour lui-même sinon pour les autres, est stérile, parce que, cessant de varier, il n’est plus qu’un produit de la civilisation et non plus un créateur de civilisation.

L’Amoureuse dont on ne connaît que le chiffre, Ph., qui a laissé un livre de souvenirs sur Nietzsche, encore inédit, mais dont quelques extraits ont été publiés, raconte qu’étant à Sorrente, où séjournait le philosophe, elle le trouva un jour seul, qui contemplait la mer, assis sur un rocher à pic. Il avait son regard fixé sur l’horizon et caressait sa moustache. Quelques barques de pêcheurs se montraient à la pointe Santa Fortunata, toute rouge dans le coucher du soleil. Elle lui demanda s’il pensait rester à Sorrente. Il répondit qu’il trouvait ce pays le plus beau qu’il eût jamais vu et que l’air donnait à son physique un peu déprimé comme une force nouvelle. « Il éprouvait, dit-elle, cette légèreté que nous autres Allemands ressentons si bien en Italie. » — Cette vision de Nietzsche devant le golfe de Naples est suggestive. Il a dû souvent le contempler ce paysage éminemment classique, dont chaque ligne, chaque touche paraît avoir été prise sur la palette de la civilisation et posée par le pinceau de l’histoire. Du haut de son rocher, il embrassait l’incomparable vue : Ischia, Procida, la blanche Pouzzoles, entre le rocheux Misène et le vert Pausilippe, le magique amphithéâtre de Naples autour de sa rade bleue et sous ses cinq castels, le cône empanaché du Vésuve, dominant de son éternelle menace sa côte enchantée, Portici, Resina, Torre-del-Greco, les collines de cendre situant les ruines de Pompeï ; puis, tout près, Castellamare, sur les débris de Stabies, le mont Sant’Angelo et ses châtaigniers, Marina-di-Seiano et son clocher, le piano di Sorrente avec ses orangers et ses oliviers, et à gauche Capri, l’île d’Auguste et de Tibère, posant ses falaises altières sur sa mer azurée. Quelles réflexions ont dû lui inspirer les habitants de ce pays sans pareil, authentiques descendants de ce qu’il y avait de plus policé dans la civilisation gréco-latine ! Combien de fois a-t-il dû tomber en admiration devant ce pêcheur napolitain, dressant au soleil, sur la proue de sa barquerolle, son jeune torse bronzé sur le galbe pur de ses jambes ! Dans quel ravissement l’ont plongé cette beauté de couleur et de forme, ce sens instinctif de l’attitude artistique, cette élégance de mouvement, cette harmonie de l’expression avec la noblesse du visage sous le bonnet phrygien ! Si la culture est le style, quel type parfait de culture que le pêcheur napolitain !

Mais comment, d’autre part, Nietzsche n’a-t-il pas vu que ce reste miraculeusement conservé de la plus lointaine culture n’est pas vraiment intéressant ? Comment n’a-t-il pas compris que, devant ce Grand-Grec exquis, l’homme du Nord n’avait pas à rougir ? Le pêcheur est au bout de son évolution, il ne cherche rien, il ne se cultive pas ; celui qui est vraiment intéressant, c’est Nietzsche, le barbare à la longue moustache, qui admire le pêcheur, qui est maladroit, qui est laid, mais qui comprend la beauté du pêcheur, qui souffre et sent ce qui lui manque, à lui, qui cherche, qui voudrait se réaliser, qui se cultive. Le premier est un produit fixé et désormais mort d’une culture ancienne ; le second est en culture.

Il faut même aller plus loin et se demander comment Nietzsche n’a pas vu que cet être admirable n’est, en réalité, qu’un dégénéré, que toute cette population intellectuellement misérable, économiquement nulle, qui ne vit plus que de sa bruyante agitation quotidienne, de ses superstitions enfantines et de ses vices, avilie, lâche, fainéante et mendiante, qui a subi en rampant les plus basses tyrannies et dont Ie dernier art, la musique, cet art de décadence4, a lui-même depuis longtemps sombré, n’est plus qu’un déchet d’humanité, et que fini, vidé, émasculé et lamentable, cet arrière-petit-fils de la plus belle culture qui ait jamais été et dont il garde tout le style extérieur, lequel n’est plus chez lui qu’un stigmate, en est réduit, pour vivre, à escroquer, à la grecque, l’étranger qui se hasarde au travers des ruines de ses temples ou à faire admirer aux Barbares l’effet merveilleux que produit son corps nu sous l’eau de la Grotte d’Azur.

§

Nous ne croyons pas nous souvenir, il est vrai, que Nietzsche ait jamais évoqué dans ses œuvres la figure du Napolitain. S’il ne l’a pas fait, c’est que le paradoxe eût paru trop violent. Mais il a dû souvent y penser, car c’est au Napolitain qu’aboutit logiquement sa théorie de la culture. Par contre, il a beaucoup cité les Français. Ce n’est pas la même chose, assurément ; mais il est probable que ce qui lui plaisait surtout chez les Français, c’était précisément ce qui devait le charmer lorsqu’il se promenait sur les bords du golfe de Naples : la perpétuation jusque dans les moindres gestes de l’atavisme d’une culture passée.

[…]

Un idéalisme expérimental.
La philosophie de Léonard de Vinci d’après ses manuscrits (Suite) [II]5 §

Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908, p. 440-461.

« L’âme ne peut se corrompre dans la corruption du corps, elle agit à la façon du vent dans l’organe ; si l’enveloppe se gâte, il n’en résulte pour elle aucun effet (43). » Cette affirmation ne mériterait pas d’être citée, si Léonard, démentant son principe de ne rien admettre au-delà de l’évidence, n’était l’inventeur d’une théorie singulière.

« L’âme est l’auteur du corps. » C’est elle qui modèle, par un lent travail de repoussé, son enveloppe. Beaucoup d’objections se présentent et d’abord le grand nombre d’hommes illustres dont les traits ne correspondent pas aux facultés. L’admirable César Franck comme l’honnête Littré étaient laids. Nos opinions ont leur source en nous-même ; Léonard, le plus bel homme de son temps, pouvait croire que l’âme forme le corps. Cette idée provient d’une remarque de métier. Les personnages d’un peintre ont entre eux un air de famille et ressemblent à leur auteur. Cela n’a pas besoin de démonstration et lorsque dans ses conseils pratiques le maître du Saint Jean avertit son disciple d’examiner les défauts de son propre corps et lui affirme que, s’il n’y prend garde, il les reproduira dans ses figures, il dit vrai. Toutefois, la raison qu’il en donne manque de démonstration. Si on entend bien que l’artiste soit son prototype, cela ne prouve pas que chaque âme façonne son corps. Si tel était son pouvoir, elle ne manquerait pas de s’attribuer les plus belles formes.

« Il semble à l’âme de l’artiste que la meilleure façon de figurer un homme est de recommencer le travail qu’elle fit pendant sa propre gestation ; elle se plaît donc à répéter les formes qu’elle choisit alors, en modelant son propre habitacle. »

L’homme qui écrit pour lui-même ou pour des disciples se trouve dans une condition fort différente du contemporain qui destine ses pages à tout le monde.

Le premier passe sous silence les prémisses de son raisonnement, inutiles à lui-même et connues de son auditoire Aussi sommes-nous arrêtés dans l’étude des cahiers de Léonard par des lacunes, étant habitués à lire des ouvrages composés pour la diffusion.

Lorsqu’il se compare au dernier venu à la foire qui prend les objets dédaignés par les autres et met sur eux son mince pécule, car les hommes nés avant lui semblent avoir épuisé les thèmes utiles et nécessaires, il mesure de son œil d’aigle la parabole métaphysique et devine que les temps théocratiques sont révolus et que l’humanité va s’orienter à nouveau et mettre le cap sur le réel ; et il la précède, accomplissant en lui-même une évolution de cinq cents ans. Est-ce à dire que ce noble précurseur nous ressemble ? Comme mécanicien, seulement, pour ses tentatives d’aviation ou de balistique : pour le reste il offre les traits que nous attribuons au sage grec. Il ne juge pas l’œuvre divine, il l’admire. « La nature a placé sa douleur chez tous les animaux doués de mouvement pour la conservation de leurs organes (162). » La souffrance morale accomplit le même office : l’homme serait vite consumé par ses passions si les peines qu’elles engendrent, les heurts qu’elles suscitent ne le forçaient à quelque tempérance.

Il trouve quatre puissances dans l’âme : « mémoire et intellect qui constituent la raison ; irascibilité et concupiscence qui résultent des sens » (30). Son ascétique portera donc sur le refrènement de l’instinct. « La patience fait contre les injures comme le vêtement contre le froid. Si tu multiplies les habits selon l’intensité du froid, il ne pourra te nuire. Ainsi en face des injures redouble de patience (70). » Il dissuade de rechercher les satisfactions matérielles. « Qui ne refrène la volupté s’assimile aux bêtes (120). »

On ne saurait trop remarquer chez un artiste qui servait César Borgia, au moment où Machiavel se trouvait auprès du même prince, comme envoyé de Florence, et qui a dû échanger, à Sinigaglia, des remarques avec l’auteur du Prince, la permanence du sens moral qui manquait à l’Italie de ce temps aussi radicalement que l’eau dans le désert.

La dignité du caractère s’affirme à chaque sentence, le savant doit être vertueux, par un premier effet de ses études. À cette époque, le beau crime avait ses admirateurs, la noire perversité ses thuriféraires ; et Ludovic le More, si longtemps patron de notre auteur, était le type du criminel sympathique.

Léonard ne subit pas plus la contagion de l’exemple que le poids de la tradition : sa vertu est bien la vertu idéale, pour qui la fin ne justifie pas le moyen, qui professe le respect de la vie sous toutes ses formes et le dédain des richesses en toute rencontre. En contemplant cette âme si pure, on se demande s’il n’y a pas d’autres saints que ceux de la canonisation et si l’homme qui marche dans la double lumière de la conscience et du génie, sans autre guide que lui-même, ne mérite pas un nimbe, pour le splendide exemple offert et pour l’honneur qu’il apporte à l’humanité, en la montrant aussi ornée en son intériorité que dans sa manifestation.

§

Personne, pas même le Timon de Shakespeare, n’a pareillement vociféré contre la brutalité et la perversité de l’homme. Il s’indigne que les êtres grossiers, de mœurs basses et de peu d’esprit, aient un même organisme et la même variété de rouages que les spéculatifs. Les uns ne sont que des sacs où entre la nourriture et d’où elle sort, « faiseurs de fumier et remplisseurs de latrines » (37). À vingt endroits il crache son mépris sur ces « gaines de corruption, ces ventres, sépultures d’autres animaux ». « Si on ne rencontrait quelques hommes inventeurs sages et savants, je ne sais où on verrait la supériorité ? Dans le légitime instinct des bêtes plutôt que dans l’injuste et perverse avidité des hommes. »

Quoique je me sois proposé de présenter les idées de Léonard et non d’étudier sa personnalité, il faut, pour donner le relief convenable à ces citations, rappeler que nul ne fut moins misanthrope que le brillant cavalier de la cour de Milan. Écuyer, musicien et chanteur, arbitre des élégances et surtout deliciarum theatralium, à Amboise comme à Milan, plus recherché encore pour sa conversation que pour sa peinture, il vécut entouré de fervents disciples et de domestiques dévoués. La duchesse de Mantoue lui écrit en des termes de bien grand respect et le roi de France l’appelle « mon Père ». Il a souffert de ses rivaux, de l’incompréhension de Léon X, de celle de ses compatriotes de Florence, mais toujours aimé, toujours entouré, il n’a souffert que dans sa fortune, et non dans son cœur. Son mépris de l’homme ordinaire n’exprime pas une rancune : c’est bien un jugement, et son expression réaliste, injurieuse, en termes insolents et bas, nous indique qu’il ne fut platonisant, puisqu’il ignore la théorie du daïmon qui considère l’homme inventeur, savant et sage comme un être intermédiaire entre notre espèce et la divinité ; il ignorait aussi la formule aristotélicienne, qui met plus de distance d’un homme à un autre que de l’espèce humaine à l’espèce animale.

Des génies du passé aucun ne revivrait de nos jours avec autant de plaisir que celui qui appela la mécanique le paradis des sciences. Mais en voyant le mot « égalité » salir les actes collectifs et les monuments, son esprit de savant se révolterait d’une si basse flatterie aux indignes, d’une affirmation si parfaitement stupide au point de vue expérimental.

L’indignation devant les faiseurs de fumier, nous la trouvons chez tout humaniste, de Pétrarque à Érasme ; l’homme de haute culture méprise l’inculte, naturellement. Lorsque notre contempteur de l’humanité écrit : « Tous les maux qui sont et qui furent, mis en œuvre ensemble ne satisferaient pas encore le désir de l’âme inique qui est celle de l’homme », il pense à César Borgia, à Sforza et aux tigres qui bondissaient alors à travers l’Italie.

Écœuré par l’être rudimentaire, il accable le pervers, l’être de proie, d’une colère vraiment sainte. Pour alimenter ses désirs, l’homme déchaîne la mort, la douleur sur toute chose vivante. Dans son prodigieux orgueil, il se lèverait contre le ciel si le poids de ses membres ne le maintenait sur la terre. Rien dans l’univers, dans l’air, dans l’eau qui ne soit poursuivi, dérangé, abîmé par lui. « Ô monde, comment n’entrouvres-tu pas tes entrailles pour précipiter au plus noir de tes gouffres et ne plus montrer à la lumière un monstre si cruel et si impitoyable (48) ? »

Allez dire à ce cœur vraiment vertueux que l’homme a été créé à l’image de Dieu : il rira ou s’indignera de ce blasphème qui calomnie la Bible. Les Œlohim ne sont que des anges qui ont fait l’homme à l’image de leur ombre. Léonard admire tellement le corps humain qu’il s’indigne que de vilaines âmes puissent l’habiter. Ici encore nous rencontrons le contre-thème de la formule mystique. Dans la splendeur de la chair, le grand artiste voit la main divine : car, chose inconcevable, la matière garde sa forme plutôt que l’âme sa noblesse. Il tire sa morale de la réalité, sans oublier même, dans la démonstration scientifique, l’exhortation d’honnêteté. Au seuil de son traité d’anatomie, il fait un sermon sur l’homicide, et au lieu d’invoquer le décalogue ou quelque autorité humaine, il emprunte ses objurgations à l’esthétique.

« Toi qui considères, dans mon travail, l’œuvre admirable de la nature, tu jugeras que c’est un crime de la détruire. Quel attentat d’ôter la vie à l’homme dont la composition se révèle à toi comme une merveille d’art ! Pense au respect que tu dois à l’âme qui habite une telle architecture et qu’elle est, cette âme, chose divine. Tu la laisseras donc habiter à son plaisir le palais de son corps qu’elle-même a construit et ni par colère, ni par malignité, lu ne détruiras sa belle vie. Car c’est de mauvais gré, crois-le, que l’âme quitte le corps et, crois-le aussi, sa plainte et sa douleur, en le quittant, ne sont pas sans raison (291). »

Nous surprenons ici une croyance très ancienne sur la mort violente. Il estime, à plusieurs endroits, qu’une vie bien employée est toujours assez longue et rend la mort sereine ; il loue surtout le seigneur de bien compter les jours des mortels : mais il redoute le trépas tragique comme s’il y voyait une compromission du devenir.

L’âme réside dans le cerveau, là où confluent les sens et où réside le sens commun. Si l’âme était répandue dans l’organisme, il ne serait pas nécessaire que les instruments sensoriels aboutissent au même point ; l’œil opérerait l’office du sentiment sur sa superficie, sans transmettre par les nerfs optiques la similitude des objets au sens commun.

Chez Aristote le sens commun est un sens distinct ayant le cœur pour organe. Fénelon y voit comme une flamme, et Berkeley, les mêmes notions que tous les hommes professent précisément sur les mêmes choses. Pour le Vinci, « le sens commun est celui qui juge les impressions transmises par les autres sens et qui agit selon un mouvement médiateur. Les sens, actionnés suivant les objets transmettent leur impression à la sensibilité qui les livre au sens commun et celui-ci, en qualité de juge, propose le tout à la mémoire dans laquelle, selon sa puissance, tout est plus ou moins conservé » (39). Malgré son caractère hypothétique, cette description du mouvement réceptif de l’homme se recommande par sa plausibilité et ne contredit pas aux découvertes faites jusqu’ici. L’analogie du sensible au spirituel s’impose comme la prolongation du système expérimental ; et le Maître, du reste, en a donné plusieurs énoncés.

§

« Dans la description de l’homme doivent être compris les animaux de même espèce, tels que le babouin, le singe, et les nombreux similaires (26). » Ailleurs, il place l’homme parmi les quadrupèdes. À sa première enfance ne marche-t-il pas à quatre pattes ; ensuite, dans son allure, il agite ses quatre membres en croix, comme le chien qui trotte.

À la fin du quinzième siècle une telle assertion stupéfie. Quelle force de personnalité il a fallu pour noter une analogie si contradictoire aux formules, même indépendantes, de l’époque ! De nos jours, on a tiré de cette constatation des conclusions fantaisistes ; l’homme a passé pour un singe évolué ; ce qui n’est pas plus vrai que de le désigner comme un ange involué, c’est-à-dire déchu.

Léonard se garde, chaque fois qu’il fait une remarque d’ordre naturel, de la transporter aussitôt dans le domaine de l’âme et d’imposer le déterminisme expérimental au phénomène insaisissable de la spiritualité. Cette espèce de folie ambitieuse de forcer toutes les serrures avec une seule clé, excusable chez les théocrates imbus des spéculations transcendantales, devient intolérable de la part du physiologue qui a pour mission de cataloguer des observations et de les coordonner, sans conclure contre la révélation qui reste vraie, dans ses limites.

D’après Humboldt, personne au seuil du seizième siècle ne connaissait le corps humain aussi bien que le Vinci. « Sauf le système nerveux inutile à son immobilité », il trouvait le monde et l’homme semblables.

« Les os servent d’armature à la chair comme les rocs soutiennent la terre ; le lac de sang où croît et décroît le poumon correspond à l’océan, qui, dans sa respiration, croît et décroît, toutes les six heures. »

Quand on opère, comme présentement, sur des fragments, il est permis de développer une prémisse et de donner une conclusion rigoureusement déduite.

Léonard écarte de son système la religion et la philosophie proprement dite, puisqu’il n’admet d’autre critère que l’expérience et refuse toute autorité aux textes.

Le champ expérimental ne s’étend pas jusqu’au domaine animique et cependant aucune méthode ne vaut qui ne donne un procédé de certitude aux questions spirituelles, qui sont légitimes et, pour beaucoup, réellement vitales. Comment établir une éthique, une pneumatique, sans employer l’élément traditionnel : comment raisonner si on rejette l’Aristotélisme ?

Le dualisme humain peut-il être régi par une unique loi, comme on a tenté jusqu’ici de l’obtenir ? Au profit de qui résoudre l’antinomie entre la matière et l’esprit et quelle que soit l’option, est-il sage de tirer de l’animalité une loi pour l’esprit ou d’asservir l’organisme au principe supérieur ? « Les sens sont terrestres et la raison se tient en dehors lorsqu’elle contemple (46). » Voici l’énigme la plus difficile ; elle étend jusqu’aux confins de l’entendement les ramifications de ses conséquences.

Ce que le Vinci appelle Nécessité se nomme Providence sous la plume sacrée : l’originalité du Florentin consiste à considérer le phénomène naturel comme la plus pure expression de la volonté divine. « En douze figures, je te montre la cosmographie du petit monde (l’homme) et sa structure dans le même ordre que suivit Ptolémée. Il divise en zones et en provinces et sépare les membres, selon l’office des parties, donnant l’explication de tous ses aspects et de son état de santé, avec le rapport du mouvement local et des organes intermédiaires (290). »

N’est-ce pas la première fois qu’un philosophe étudie si exactement l’homme physiologique ? Il disséqua plus de trente cadavres ; et, si documenté, il n’employa ses connaissances positives qu’à la recherche de la qualité et à des figures, telles que Jésus, Marie et les Anges, les plus transcendantales que l’esprit humain ait conçues.

Dans la spéculation, même aboutissement ; de la multitude des observations il tire des lois. Son esprit sans pédantisme ne subit jamais l’espèce d’atrophie des facultés supérieures qu’on observe chez le mathématicien. L’artiste reste derrière l’observateur et sa description semble une peinture. « Les muscles, qui peuvent remuer les membres, selon la volonté et le désir du sens commun, jouent le rôle des officiers que le Seigneur délègue à ses différentes provinces ou cités et qui le représentent en ces divers lieux et y exécutent ses ordres. Cette lieutenance, qui obéit comme à la parole du seigneur, agit parfois d’elle-même et cependant en conformité avec la volonté du maître. »

Frappé par la perfection du corps, logique et légitime en ses besoins, le penseur attribue le mal à la mauvaise volonté de l’homme ; persuadé qu’en son animalité, il vaut mieux que spirituellement, il a cherché dans la chair une règle pour l’esprit. Tentative hardie, certes, et que nul n’a reprise. La science a vu les mêmes passions que la foi s’agiter à son ombre, et l’homme de l’expérience prétendre à l’autorité pontificale. La gent pédagogique pensa succéder au sacerdoce et l’instituteur de village méprise saint Thomas. Est-il admissible que l’épuisement du génie théocratique serve à l’intronisation des cuistres ? Léonard étudiait les étoiles (252-263), il ne prétendait pas les éteindre. On se trouve fort gêné pour magnifier la science, à notre époque où elle est devenue un parti, et la bannière de toutes les goujateries et un des principaux thèmes électoraux.

Parmi tant de caricatures que le maître de Milan nous a laissées, il en manque une, qui eût été la plus ignoble, celle de Homais, le formidable imbécile du suffrage universel, le frère cancre qui, dans les Révolutions, devient le Père Duchesne.

L’Artiste, qui ne supportait pas l’atmosphère démocratique de Florence, eût été indigné d’entendre les blasphèmes contre le Créateur, tirées de la création même ; lui qui se révoltait de ce qu’une monnaie invisible faisait triompher ceux qui n’en dépensent point d’autre et « que le mérite des morts donnât de l’embonpoint à beaucoup de vivants » (24), qu’aurait-il dit en présence de ces médicastres qui, par paresse d’un vrai travail, se signalent comme profanateurs et, insultant aux véritables bienfaiteurs de l’humanité, appellent, avec une envie de damné et une assurance d’ignare, « le génie, une névrose » ?

Pour le Vinci, le génie seul est l’homme et l’humanité n’a d’autre raison que d’être l’occasion de sa naissance et de son rayonnement. Créateur de formes ou inventeur de lois, l’homme « est vraiment un demi-dieu terrestre et qui mérite les statues et les simulacres » (19).

Il veut, si quelqu’un est vertueux, qu’on lui fasse honneur, mais il ne croit, pas plus que Shakespeare, à l’égalité des âmes et de leur devenir. À un certain degré de perversité ou de brutalité, l’être se désagrège sous l’action des Normes, l’individualité tombe non pas en enfer, mais dans une telle informité qu’elle disparaît anéantie sous la nécessaire harmonie des mondes.

Le Vinci a laissé des fables qui ont les éléments pour personnages et où il développe le même thème de la dissociation des corps. Ainsi, l’eau voulut s’élever au-dessus de l’air : avec l’aide du feu elle se vaporisa ; mais l’air resserra ses molécules, elle retomba et la terre l’absorba : ainsi elle expia son péché. Une pierre se dépitant de rester cachée parmi les herbes se précipita sur la route ; mais les roues des voitures et le bâton des passants la réduisirent en morceaux. Une flamme apercevant un flambeau s’élança du foyer, consuma la cire, mais mourut avec sa dernière goutte, tandis que les autres flammes ses sœurs continuaient à briller. Les moralités de ces apologues portent sur la loi sérielle : qui la viole périt.

Voilà pourquoi ce grand analogiste voulait établir les lois de la série humaine sur des bases positives et ainsi arrêter les courants de contradiction qui se forment sans cesse dans la grande mer de l’idéalisme.

Loin d’enfermer l’esprit dans le domaine étroit du constat, il ambitionnait de lui fournir un sûr tremplin pour sa féconde curiosité : il apportait l’imagination dans la science et la poésie dans l’observation, ce rêveur de l’homme volant, ce descripteur du déluge. Nul ne fut plus idéaliste : seulement il crut que les meilleures fondations sont celles qui s’enfoncent profondément dans le sol, et, pour avoir pensé si juste, il subit le déshonneur d’être revendiqué par les agnostes.

§

M. Gabriele d’Annunzio appelle Léonard le Mage, et une gravure de la chalcographie du Louvre représente, d’après un dessin du maître, le grand œuvre alchimique. Un esprit qui secoue l’affirmation religieuse s’incline parfois devant une affirmation mystagogique. Malgré ces apparences, nous trouvons dans les manuscrits de Windsor une réfutation complète de la science occulte : « C’est le plus stupide des discours humains (347). Si la Nigromantie était telle que les bas esprits la croient, rien au monde ne l’égalerait en importance : et si elle n’est pas restée parmi les hommes, leur étant si nécessaire, c’est qu’elle n’a jamais existé et n’existera jamais. »

On ne trouve pas une seule fois le nom du Diable, ni un croquis le représentant, ni mention d’une composition où il aurait pu entrer. Le Maître est un trop grand seigneur pour tolérer, même sur son papier, la mention d’une imagination si basse et si canaille.

L’humanisme cependant n’avait pas chassé ce cauchemar ; on le voit dans le Nigromant de l’Arioste, et Bandello écrit à un ami : « Vous souvient-il d’un de nos camarades qui, voulant forcer celle qu’il aimait de se rendre à ses désirs, remplissait sa chambre de crânes et d’ossements humains, de façon qu’il la changeait en cimetière ? » Ce grand bravache de Cellini raconte, avec une sincérité d’accent indéniable, la terreur qu’il éprouve à une évocation, dans le Colysée.

On oublie trop qu’un Jules II consulte l’astrologue pour le jour de son avènement et que, malgré leur admirable métaphysique, Cosme l’Ancien, Laurent le Magnifique et Pic de la Mirandole croient aux horoscopes.

L’Arétin nous apprend que les courtisanes de Rome allaient chercher de la chair en putréfaction dans les cimetières et la faisaient manger à leurs amants. La bulle d’Innocent VIII et le Marteau de Sprenger démontrent l’importance de la magie au treizième siècle : elle servit aux juifs à s’immiscer dans la confiance des chrétiens studieux et à prendre comme kabbalistes un prestige qu’ils n’auraient pu prendre en qualité de rabbins.

Chose confondante, il se trouva des naïfs pour croire que le signe de Salomon était plus puissant que celui de Jésus, et qui prétendirent soumettre par l’étoile à six pointes ce qui résistait à la Croix !

Léonard, en sa qualité de génie aryen, est un anti-juif : il ne l’a pas exprimé dans ses notes : mais ses caricatures, inspirées presque toujours de ses promenades au ghetto, contrepointent en fantaisies horribles et méprisantes ce nez qui rejoint la bouche de la race dangereuse à toutes les autres.

Ne croyant pas aux miracles de l’Écriture, pouvait-il du reste admettre ceux de la Kabbale ? Son système repose sur la Nécessité phénoménale. À l’heure actuelle, la Sacrée Congrégation des rites étudie les miracles attribuables à Jeanne d’Arc. Pour l’historien et le psychologue, la bonne Lorraine est un miracle vivant : chaque phrase de ses répliques rayonne de clarté, de mesure, de génie ; quel homme des Chartres qui ne soit prêt à baiser les pieds de cet ange à forme humaine ? Les cardinaux veulent savoir si son invocation a produit quelques cures et, grand embarras, la bienheureuse n’a point laissé de reliques, puisque ses cendres furent jetées dans la Seine où elles ont pu se mêler à celles du maréchal Gilles de Retz. La sorcellerie a sa source dans la superstition religieuse ou, si cette épithète déplaît, dans une conception féerique de la Providence. L’an 1502, Luther eut une conférence avec le Diable. Calvin ne l’a pas vu, en chair et en os, mais il le définit « un ennemi prompt et hardi dans l’entreprise, actif et diligent dans l’exécution, fourni de toute sorte d’armes et de machines… » La suite du signalement s’identifie aux prétentions que le Vinci énumère avec mépris et qui ont été celles des nigromants à troubler la tranquillité sereine de l’air, déchaîner les vents avec tonnerres et éclairs, et par des ouragans renverser les édifices, déraciner les forêts, exterminer les armées ! Certes, celui qui commande à de si impétueuses puissances sera seigneur des peuples et aucun génie ne résistera à ses implacables forces ! Ainsi l’homme abolirait Dieu et tout l’univers pour satisfaire ses appétits (345).

Les esprits qui parlent et agissent lui semblent particulièrement incompréhensibles : et il a réfuté assez longuement cette fable.

Qu’est-ce qu’un esprit qui apparaît ? Une puissance unie à un corps : car l’esprit ne peut pénétrer dans le monde élémentaire sans un corps. Où le prendra-t-il ? Un corps aérien resterait soumis à la pénétration des vents qui sans cesse séparent les parties de l’air. Donc l’esprit infus dans l’air serait bientôt démembré.

Quant à savoir si un esprit peut parler, il suffit de définir la voix « mouvement d’air frotté dans un corps dense ». Demandera-t-on si l’esprit a voix articulée et si on peut l’entendre ? « Ô mathématiciens, faites lumière sur cette erreur, il ne peut y avoir de voix là où il n’y a pas de mouvement, ni de percussion d’air là où il n’y a pas d’instrument, ni d’instrument sans corporéité, ni corporéité, sans nerfs ni os (351). »

L’horreur du Maître va si loin qu’il repousse la physiognomonie qui, pourtant, se base sur l’observation et entre dans les annexes de l’art pictural. Il accorde que certains traits montrent le tempérament et les vices de l’homme et en donne seulement quatre exemples ? Quant à la chiromancie, il la rejette sans appel. « Tu trouveras une armée exterminée, à la même heure, sous l’épée et aucun n’aura dans la main les mêmes lignes que l’autre ; il en est de même pour un naufrage. »

Il y aurait quelques objections à opposer au contempteur de l’occulte : elles ne suffiraient pas à légitimer une recherche où la folie et la scélératesse prospèrent plutôt que la science et la vérité et où les risques dépassent trop les résultats appréciables. Le véritable Mage c’est l’artiste et il y a plus d’initiation réelle dans le Saint Jean ou le Parsifal que dans les clavicules et grimoires. Ici encore Léonard résiste au courant de son époque, il a dit que les lois naturelles étaient les vrais miracles ; proposition lucide, simple, et qui d’un trait purifie la religion et abolit l’art hallucinatoire de Faust.

N’est-ce pas une puérilité de cultiver l’homunculus dans une bouteille, alors que la merveille de la naissance humaine offre à notre étude son mystère inexpliqué ? Et quelle prétention insensée de commander à des créatures plus subtiles et évoluées que nous et de les rendre vassales et serves de nos désirs, au moyen de quelques cérémonies bizarres ! « On ne doit pas désirer l’impossible (354). »

En effet, la nature offre un tel champ à notre activité, de telles splendeurs à notre contemplation, que l’idée de miracle équivaut à un blasphème, et qu’il faut être vraiment stupide pour s’intéresser à un feu follet qui passe, quand le soleil chaque jour nous éblouit !

§

Le lecteur a dû éprouver un étonnement extrême aux textes si rationalistes du peintre mystérieux entre tous, de celui qui a donné à ses bouches le sourire du grand sphinx, à ses yeux des escarbouclements chimériques, à son coloris cette pénombre en mineur qui atteint des résonances musicales.

Il ne faudrait pas croire qu’il dédaignât son art ; il en a écrit l’apologie et, le comparant à la sculpture, à la musique et même à la poésie, il le proclame incomparable. Le peintre, selon sa définition, doit être un homme universel. Avec quelle indignation il se plaint que de son temps la peinture ne figurait pas au nombre des arts libéraux, elle, vraie fille de la nature qui opère par le plus digne de nos sens. Pour mieux la glorifier, il invente une hiérarchie des sciences d’après leur degré de communicabilité et il démontre aisément que la langue des formes et des couleurs entendue de tous les hommes, quels que soient leur race ou leur degré de culture, s’élève à la philosophie morale, par la peinture des passions. Il conclut que son tenant est le neveu de Dieu. Les expressions brillent d’un véritable fanatisme.

« C’est la beauté de l’univers qui fait demeurer l’âme dans la prison du corps, sans trop de peine. Le soleil ne luit que pour montrer à l’œil de l’homme cette beauté partout répandue. » Les amants se tournent invinciblement vers le simulacre de l’être aimé et les peuplés se pressent avec ferveur devant celui de leurs dieux. Il chante presque un hymne à l’œil, ce parfait miroir de l’œuvre divine : « Ô Superexcellence de toutes les choses créées par Dieu, comment te louer, comment exprimer ta noblesse ? Quel génie, quel langage saurait décrire ta véritable opération, œil, fenêtre du corps humain par où l’âme jouit de la beauté du monde et se console ainsi de sa servitude (qui sans cette beauté deviendrait un tourment). » L’ancien mysticisme fermait les yeux pour échapper à la séduction.

Le Vinci s’indigne contre ce philosophe qui se creva les yeux pour n’être pas distrait de sa contemplation intérieure (79). D’admirables esprits fermèrent virtuellement les paupières pour mieux voir en eux-mêmes le reflet divin : ne les jugeons pas, mais gardons-nous de croire que leur exemple nous oblige. Ainsi furent les saints et nous les honorons ; les sages arrivèrent au même degré de perfection, en contemplant la nature, en emplissant leurs yeux des réalités. Que chacun suive son génie pourvu qu’il ne le persuade pas violemment à autrui. « Les sciences imitables sont celles où le disciple se fait l’égal du maître, telles les mathématiques. Les sciences inimitables, comme la peinture, ne s’enseignent pas à celui que la nature n’a pas doué. » Il faut étendre cette formule aux méthodes : la religion représente celle où le fervent disciple s’égale au maître, par la rigueur et la continuité des pratiques. La dévotion offre, par la stricte observance, au plus humble des fidèles le moyen sûr d’égaler le prêtre : le salut s’opère ainsi au moyen d’une seule vertu, l’obéissance, et réellement le plus grand nombre doit marcher de ce pas, sous peine de trébucher ou de s’égarer. Quant à ceux que la nature a doués, en marchant avec la foule, ils abdiqueraient leur mission héroïque d’éclaireurs et de grand’garde ; les dons sont des missions au sens de la charité et Léonard a accompli son vrai devoir, en renouvelant les motifs et les arguments de la foi.

« On doit diviser les sciences en deux séries : celle qui traite de la quantité, la géométrie, qui ramène toute surface au carré et tout corps au cube ; et celle qui a pour objet la qualité et qui ne peut se transmettre par des leçons. Le vrai nom de la qualité est la beauté. On peut dire qu’elle est cachée dans les œuvres de la nature et dans l’homme, car bien peu l’aperçoivent. L’artiste est son inventeur, il la découvre et la montre clairement en ses œuvres ; et la peinture pourrait s’appeler la démonstration ou l’invention de la qualité. L’anatomiste étudie le corps humain au point de vue de l’espèce, et le peintre, par une considération philosophique et subtile, considère les qualités de la forme qui sont infiniment plus difficiles à saisir et à manifester que les propriétés de la matière. »

Le grand artiste apporte la clarté de sa formule en esthétique comme en toute science. Cette clarté disperse sans combat les ombres que l’outrecuidance et la paresse épaississaient sur l’essence de l’art.

Cette définition d’une simplicité si sereine confond du même coup les deux erreurs capitales : le réalisme et le poncif.

La beauté est cachée : une imitation littérale ne saurait la découvrir. En outre, le corps humain doit être traité par une considération philosophique et subtile : ce qui est exactement le contraire de l’académisme.

Les conditions du phénomène artistique ne se déterminent pas comme celles du phénomène naturel ; le premier, parfaitement indépendant, a son commencement, son milieu et sa fin dans un seul individu, tandis que l’autre se relie à toute la cosmologie. Le nombre des écoles des Beaux-Arts, des récompenses, des commandes, des gens qu’on envoie à Rome ou en voyages, comme le prix des artistes connus et les fortunes qu’ils ramassent, forment un ensemble de scandales qui ont leur source à la Chambre et à la Bourse. Le suffrage universel nous a dotés d’artistes régionaux et les Asiatiques ont créé un agiotage de la chose peinte qui la sort du domaine esthétique. D’après le Vinci, le véritable artiste doit prouver sa vocation, avant d’être favorisé d’aucune leçon, à l’instar de Giotto, qui, encore berger, se révélait à la façon dont il dessinait ses chèvres sur les rochers.

Le patronage contemporain considère l’art comme une industrie, et, en effet, sans le don ce ne peut être autre chose. Une civilisation basant ses actes sur l’expérience cultiverait des individus au lieu de favoriser une profession : et l’art d’un Léonard ne serait pas une carrière pour n’importe qui, comme la médecine ou le barreau.

« Ô merveilleuse peinture, tu conserves les périssables beautés ; elles durent alors plus longtemps que les œuvres de la nature continuellement soumises aux variations du temps qui les mène vers la débile vieillesse (371). » Comme Léonard adopta l’expérimentalisme par conviction, il adopta la peinture comme expression, parce qu’il la considérait incomparablement supérieure à la poésie. Cette opinion, la plus faible de celles qu’il exprima, ne mérite pas de discussion. En soi la peinture est aussi inférieure que la musique ; et aucun art n’a vu une si nombreuse suite d’imbéciles ! Léonard n’eût pas accepté comme peintres beaucoup de nos contemporains, sauf Ernest Hébert, puisqu’il n’en a nommé que trois avec éloge : Giotto, Masaccio et Botticelli. L’apologie de son art formerait un opuscule (356-438). C’est la partie la moins forte de ses manuscrits et aussi la plus passionnée. On sent qu’il regimbe contre des jugements injustes quant à lui, peut-être vrais pour ses émules : et c’est lui qu’il défend.

« Quand l’œuvre satisfait le jugement, quel triste signe ! Quand l’œuvre l’emporte sur le jugement, cela est pire, comme il arrive à ceux qui s’émerveillent de ce qu’ils ont produit. Quand le jugement dépasse l’œuvre, voilà le signe parfait ; si un jeune se trouve dans cette disposition, sans doute il deviendra excellent artiste ; ses œuvres peu nombreuses, mais pleines de qualités arrêteront les hommes en contemplation (74). »

Le jugement ici a le sens d’idéal : il ne se borne pas à la technicité. Donc l’enseignement de la vérité est identique à la beauté : proposition qui résout toutes les controverses. La laideur contredit à l’exactitude des formes, comme la maladie et la vieillesse.

Un homme au masque animal, aux membres déformés, à l’allure vulgaire, est une version faussée de l’espèce, parce que l’accidentel diminue la ressemblance. Toute forme doit valoir comme corps d’une idée et l’esprit ne se trompe pas lorsqu’il compare l’œuvre d’art à la notion intérieure. L’artiste doit montrer à tous ce que le mystique voit en lui-même, une version d’immortalité qui transporte les personnages du passible à l’impassible au même sens que l’Église attribue à la résurrection des corps. Peindre, c’est en réalité transfigurer : faire passer du contingent dans l’abstrait, du temporel dans l’éternité, du relatif dans l’absolu, et l’œuvre qui ne touche pas à l’apothéose ne devrait intéresser personne, puisqu’elle n’accomplit pas cette opération de qualité qui constitue sa seule raison d’être et la condition de notre plus noble plaisir.

§

La philosophie du Vinci ne prend pas seulement son intérêt de son génie et de sa date, mais aussi de notre état actuel. Nous sommes arrivés collectivement au point où il était, quand il écrivit ces cahiers ignorés longtemps. Nous cherchons la certitude entre l’affirmation religieuse et la critique expérimentale : pris entre deux fanatismes, la Révélation, qui veut conserver ses antiques empiétements, et la science, usurpatrice, insupportable, vociférante et tyrannique, et qui est tombée dans les sales rouages de la politique, nous ne savons à qui nous fier.

L’égalité des deux testaments, leur identité d’inspiration que le Syllabus de Pie X promulgue constituent un défi à l’histoire des races et des idées. La Thorah n’a eu d’autre épilogue que le Koran, et enfin, on n’aime Jésus que dans la mesure où on abomine Jehovah. L’Église accomplit sa mission en maintenant l’intégrité du dogme, mais le dogme ne comprend que les choses qui doivent être crues. Si les vénérables prélats des Congrégations connaissaient les Vedas et l’Avesta, ils abandonneraient la défense du livre juif ; l’origine des croyances et leur mutation relèvent de la recherche. Celui qui est allé à Jérusalem et qui a étudié sur place le passé du prétendu peuple de Dieu s’aperçoit du mirage littéraire dont la théologie reste la dupe. La sensibilité occidentale repousse le legs sémitique aussi vivement que la raison : et le représentant du dogme n’a que sa place aux bibliothèques en matière de philologie, d’ethnologie et de textes comparés.

Le rationalisme, plus coupable que l’Église, s’efforce de se substituer à la croyance, et de fonder la religion d’État avec l’appui de Constantins d’une heure, qui l’ont rendue officiel et lui ont permis d’établir une sorte d’inquisition qui frappe les personnes dans leurs biens et leur carrière. Un catholique, en France, se trouve, à peu près, dans la situation d’un juif au moyen âge et, en aucune voie, ne sortira des emplois subalternes.

Les blasons et les bannières couvrent toujours la même somme d’humanité, de passion et d’erreur. Nous dédierons notre confiance à ceux qui témoigneront de quelque modestie et ne prétendront point au trirègne de la foi, de la raison et de la science, qui ne saurait orner dignement aucun front. Chacune de ces couronnes annihile les facultés qui légitimeraient les deux autres.

L’esprit humain ne s’apaise que par indifférence ; on pourrait profiter du moment d’accalmie pour ordonner notre vie spirituelle et contenir chaque autorité dans sa réelle limite.

Lorsque Léonard dit : « Je ne toucherai pas à l’Écriture qui est la suprême vérité », il marque la zone de la libre pensée. Ce qui ne peut faire l’objet d’une démonstration relève de l’enseignement religieux : et il faut être fou pour discuter la Trinité qui ne relève ni de la raison, ni de l’expérience, et doit être crue ou écartée sans aucun commentaire. Au contraire, ce qui est susceptible de preuves matérielles appartient, de droit, à la libre interprétation de l’homme et la Genèse en cosmologie ne représente qu’une opinion. Bref, l’autorité spirituelle n’a point de force au temporel : et l’expérience est véritablement le dogme universel quoique incessamment muable.

Je pense, avec Pythagore, que l’homme, à l’état accompli, croit avec la religion, raisonne avec la logique et constate avec l’expérience : celui qui se comporte honnêtement dans une de ces erreurs doit être accepté. Certains individus qui ne sont doués que pour un genre d’activité cérébrale, le dévot contre son pilier, le raisonneur avec ses livres et le savant en son laboratoire, font tous trois grand honneur à notre espèce.

Il y a qu’une lacune dans la doctrine de Léonard : elle provient de son millésime ; il l’eût comblé en vivant de nos jours. Au quinzième siècle, l’histoire n’existait pas : on ne connaissait de l’Orient qu’Israël et les Sarrazins. L’Égypte, la Kaldée, l’Inde, la Perse et la Chine nous ont livré leurs bibles et à côté de la Consolation de Boèce nous plaçons sur le même rayon la Bagatvat-Gita. Nous connaissons les formes du passé mieux encore que les idées et l’archéologie constitue une suite ininterrompue d’expériences aussi précises que les découvertes de la paléontologie. De ces trésors, que chaque jour rend à notre étude, une éclatante lumière se répand sur le mouvement cérébral de l’humanité et l’observation rétrospective nous permet d’atteindre à une nouvelle évidence.

L’homme passionnel offre peu de différences, malgré la diversité des races et des climats, et en analysant l’Égyptien nous nous retrouvons à peu près ; de même, l’homme intellectuel se présente avec une identité singulière d’aspirations et de croyances, du Nil au Gange et de l’Eurotas à l’Arno.

Ce qui est commun à des civilisations si différentes sort des entrailles mêmes de l’espèce et il est scientifique de dire que ce que les hommes crurent, tous et toujours, est vrai, comme l’instinct des animaux.

La Divinité créatrice, l’immortalité de l’âme, la vie future, sa sanction paradisiaque ou infernale sont des certitudes, parce qu’elles représentent l’œcuménisme des penseurs et, en même temps, des foules.

L’apologétique désormais empruntera ses démonstrations à l’étude comparée des religions : il n’est pas nécessaire d’un grand avancement dans cette recherche, pour découvrir que l’immolation du calvaire et sa prolongation eucharistique représentent le chef-d’œuvre de l’idée religieuse et qu’il n’y a plus rien à attendre, en cet ordre. Jésus s’est incarné et Marie est montée au ciel. Cette involution de la divinité et cette évolution de l’humanité forment la plus belle échelle de Jacob qu’on ait jamais conçue et où les hommes et les anges se croisent dans une pénétration du divin et de l’humain, qui est le suprême accomplissement de l’idée religieuse.

Ceux qui croiront, désormais croiront cela : et la Révélation ne peut donner davantage. Quant à la raison, il ne faut rien en attendre : la profession d’avocat et les mœurs du journalisme fausseront de plus en plus le cerveau collectif, et déjà nous ne sommes plus sensibles qu’à l’habile mensonge. Le condottiérisme italien se retrouve, tel quel, dans le barreau et sa prolongation politique, dans la presse avec ses conditions vénales.

Le moderne n’a plus d’autre champ d’activité pure que l’expérience, en l’étendant aux sciences historiques. Ce sont elles qui enseignent désormais les grandes vertus, la tolérance, la pacificité, la patience et surtout la tempérance dans l’exercice de l’autorité.

Léonard, en même temps qu’il formulait la méthode moderne (et qui veut être ainsi appelée puisqu’elle n’eût pas été possible plus tôt), donnait simultanément l’exemple de ne pas imposer aux arts, manifestations de la qualité, le même idéal qu’aux sciences estimatives de la quantité et de l’espèce. Lorsque l’illettré des Rougon-Macquart écrivit la théorie du roman expérimental, il ignorait jusqu’au sens des mots employés. Quand Léonard frappe une cloche dans un campanile, il remarque que les autres cloches vibrent ; s’il pince la corde d’un luth, la corde correspondante d’un autre luth placé à côté résonne ; quiconque voudra obtiendra le même effet de propagation sonore : ce sont là des expériences. Quand il peint la Joconde, il crée une chose unique que nul jamais ne répétera et qui ne donne lieu à aucune loi : car la qualité se manifeste chaque fois qu’on l’obtient par une invention nouvelle et sans déterminisme rigoureux, parce que la sensibilité seule la perçoit.

Un élève de chimie en sait plus que Lavoisier et refera l’expérience de tous ses devanciers : personne au monde n’est capable de tracer même un profil, comme Léonard. La qualité s’incarne dans un homme ; elle ne connaît ni passé, ni futur, elle est, tandis que l’expérience constitue le patrimoine de la civilisation, et évolue avec elle. La science progresse incessamment : l’art apparaît et disparaît comme un météore. Maintenant que nous possédons l’imprimerie et surtout la photographie, l’expérience s’enrichit tellement d’une année à l’autre qu’elle s’impose comme le seul critère de nos races : au moment où le Vinci en fit son Credo, il fallait vraiment la découvrir, au milieu de platonisants qui s’enivraient de métaphysique. L’inventeur du clair-obscur, dont on fait indûment l’honneur à Rembrandt, posa les bornes de la peinture et aussi la première assise de la méthode moderne.

Il réalisa le mystère expressif des couleurs et des formes et instaura la recherche qui aboutira à un temple de la certitude, qui sera celui d’Asclépios pour les maladies de l’esprit.

Les croyants, les logiciens et les savants sont les descendants du Noé allégorique, ils se divisent le monde intellectuel, se le disputent, avec des fortunes diverses, depuis bien longtemps. Aujourd’hui qu’ils sont mêlés les uns aux autres, se pénétrant et se modifiant par mille contacts, un idéal de cérébralité se forme, qui emprunte à chaque série sa couleur essentielle pour former un étendard synthétique. L’homme accompli sera demain un croyant dans les choses divines, un logicien en matière humaine et un expérimentateur dans le domaine naturel : ainsi les trois séries mentales trouveront leur unité. Une telle opération n’aura pas lieu sans dispute : la théocratie ne rendra pas volontiers les territoires par elle usurpés ; le rationalisme opposera des argumentations oiseuses contre les affirmations religieuses qui sont vraies, étant universelles ; et le savant, fatigué par son microscope, tardera à reconnaître l’infiniment grand. Cependant l’œuvre de paix s’accomplira par le libre jeu des consciences.

Le catholicisme ressemble à Fafner, « il possède et il dort », il possède la vérité, mais en custode ; le Graal en ses mains ne rayonne plus et cependant il tient le Graal ! Le Parsifal scientifique à travers ses expériences cherche le chemin de Montsalvat, sans cesse égaré par les prestiges de Klingsor. Un jour cette activité entrera comme un flot de vie dans le temple endormi et l’effort humain ramènera la bénédiction au lieu où l’on bénit immémorialement. Léonard a été, dans ses soliloques, un autre ingénu, ingénu volontaire, qui, en face de l’Amfortas latin, a compati spirituellement et a juré de guérir la plaie du pontife qui se servit de la lance sacrée pour les combats temporels : c’est littéralement « le sachant par expérience » qui sera le héros prochain et la lance qu’il rapportera sera bien le fer sacré qui ouvrit le flanc divin, mais faite d’un autre bois, de celui de toutes les crosses où les vieux génies ont appuyé leur dernier pas.

Léonard de Vinci a sécularisé l’idée de perfection et la notion de vérité. Le moine de Wittemberg ne fut qu’un moine séditieux, et malgré sa chope et sa verve, très ennuyeux ; la libre interprétation de la Bible n’appartient qu’à la linguistique, et quant au salut par la foi, ç’a toujours été la plus basse opinion du plus bas clergé.

La véritable réforme légitime, féconde, qui s’accomplit à cette heure, c’est la substitution de l’expérience au raisonnement et l’étude du phénomène naturel succédant aux commentaires théologiques : et cette réforme se trouve tout entière dans les manuscrits du vieillard de Cloux. Comme l’oreille de Beethoven devait plus tard se fermer, à la négation de toute Providence, dès 1516, la main sublime qui créa la Joconde ne peut plus peindre, à peine si elle dessine encore. Pourquoi, ce maître ne dicte-t-il pas, au fidèle Melzi, le novum organum épars dans ses notes ? Le pensionnaire du roi très chrétien répugne-t-il à laisser une œuvre qui soulèvera la jalousie romaine ? Ce sage, sur le déclin de sa vie, a-t-il abdiqué sa splendide autonomie pour s’endormir dans l’apaisement de la dévotion ? Non. Le précurseur a jugé qu’il devançait de trop d’années l’évolution humaine, et Prométhée, sage comme Zeus lui-même, n’a pas donné aux mortels le feu qu’il avait conquis. Pour la paix des esprits, pour celle de sa pure conscience, il renonça à la gloire de sa pensée, il accepta de n’être, devant la postérité, qu’un peintre. Mais il savait que son œuvre était bonne, il ne la renia pas, il la confia à la Providence, à cette loi préétablie qu’il constatait et adorait en toute chose ; et après cinq siècles, ces feuillets reviennent, à leur heure, surprendre le monde moderne qui s’écrie en les lisant, comme François Ier, mais avec une vénération plus profonde et plus motivée : « mon Père ! »

La Providence rend aujourd’hui à son adorateur tout ce qu’il lui avait offert. L’heure de Léonard a sonné, l’heure de véritable apothéose. Les propositions qui eussent été séditieuses et blasphématoires en 1516 sont aujourd’hui conservatrices et pieuses.

L’humanité a mis cinq cents ans à atteindre le point de la route où l’Archimède d’Amboise l’attendait, pour lui offrir la nouvelle charte consentie par la Divinité à l’activité de l’homme. Le Moïse de l’expérience a fait pour nous un pacte avec l’éternel, il a renouvelé les motifs de croire, il a rendu à l’esprit humain sa liberté qu’oppressait le cauchemar israélite. Oui, Léonard a incarné le génie aryen, et notre race lui doit la plus sage formule de ses libertés. Après lui, il n’y a plus de place au soleil de Dieu pour aucune inquisition ni de Torquemada, ni de Calvin : un nouveau Luther est impossible, il ferait rire.

Notre Bible, c’est l’univers ; il n’en existe d’autres commentaires que l’expérience et le chef-d’œuvre.

Théodicée, morale, tout se simplifie, tout s’éclaire, la hiérarchie des êtres s’affirme d’elle-même.

L’humanité prend conscience de son créateur et d’elle-même, par les œuvres ; elles seules sont le salut et l’unique justification de Dieu devant les hommes et des hommes devant Dieu. Voilà pourquoi Léonard de Vinci est un second Thomas d’Aquin. Ses formules constituent la Somme contre les sémites. On l’appellera un Père de l’Église, lorsque l’Église sera vraiment universelle.

Les Journaux.
Les manuscrits Casanova (L’Intermédiaire, 10 janvier) §

Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908, p. 536-540 [539].

Une note de M. Octave Uzanne, dans l’Intermédiaire, met au point la question des manuscrits de Casanova :

On est surpris d’entendre parler d’une clef, à propos des Mémoires du surprenant aventurier vénitien qui, sauf pour certaines femmes laissées dans l’ombre par galanterie, a pris le soin de toujours nommer ses personnages, avec une indépendance et souvent un courage qui le font estimer malgré tout.

Les études sérieuses sur Casanova et ses Mémoires se sont multipliées depuis une vingtaine d’années. Armand Baschet, qui se trouvait à Venise, fut incité à travailler la question de l’authenticité des Mémoires par une note interrogative parue précisément dans l’Intermédiaire vers 1867. Il publia, sur ma demande, dans le Livre (année 1881), 4 articles remarquablement documentés, affirmant la véracité de l’homme invraisemblable dont l’Histoire de la vie apparaît supérieure à tous les romans d’imagination, précisément parce que cette vie fut vécue et brûlée à tous les feux de la Saint-Jean et alimentée de philosophie épicurienne.

Depuis lors, de concert avec M. le professeur d’Ancona, nous achetâmes au château de Dux, en Bohême, où mourut Casanova, tous les papiers inédits laissés par celui-ci. Les manuscrits rédigés en français m’échurent en partage ; ceux écrits en italiens furent le lot de M. d’Ancona. J’en publiai une grande partie dans ma Revue le Livre en 1887 (février-août) et 1889 (mars, octobre, novembre) ; puis plus récemment dans l’Ermitage, 15 août 1906, 15 septembre et 15 octobre de la même année.

Des études de M. Charles Henry sur Casanova mathématicien, de M. Arthur Symons dans le Mercure de France, me reviennent également à l’esprit. Casanova est plus lu et mieux interprété aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, alors que Paul Lacroix, sceptique, croyait pouvoir attribuer à Stendhal la paternité de ces Mémoires. Le brave bibliophile Jacob fut fort déçu dans ses attributions fantaisistes, à la lecture des articles d’Armand Baschet. Il en demeura confondu.

Nous aurons, d’ailleurs, quelque jour plus ou moins proche, la publication du Manuscrit original des Mémoires, qui appartient à la Maison d’Édition Brockhaus, de Leipzig. Je sais pertinemment qu’une importante édition, chargée de notes, sera fournie avec toute la documentation coutumière aux Allemands. Dès aujourd’hui, Casanova n’est plus comparé à Faublas, mais donne carrière à des études dignes de son prodigieux génie. D’ici quelques lustres, ce sera un classique.

Les Théâtres §

Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908, p. 541-544 [541-542, 544].

Théâtre de l’Œuvre : Malia (Le Maléfice), scène sicilienne en trois actes, de M. L. Capuana (9 janvier) §

Au Théâtre de l’Œuvre, j’ai vu le premier spectacle donné par la troupe sicilienne, en ce moment en représentations à Paris. Malia (le Maléfice) est un drame réaliste, qui ne tire tout son intérêt que de la peinture de mœurs qu’il nous offre, la grande couleur locale qu’on y trouve. On voit sur la scène un personnage de jeune paysanne hystérique qui se livre en toute liberté à ses crises, le corps tordu, les yeux révulsés, la voix rauque et sifflante. Si bien que cela soit rendu, — les qualités de mimes des Italiens font merveille dans de tels rôles, — c’est d’un agrément restreint, tout comme la scène finale, entre deux amants rivaux, dont l’un, s’armant soudainement d’un rasoir, coupe avec dextérité la gorge à l’autre. La société italienne qui se trouvait dans la salle m’a paru se plaire beaucoup à ces ébats rustiques et un peu sauvages. Ils eussent plu aussi à Stendhal, qui en a peint d’analogues. J’avoue que, pour moi, je n’ai pu m’empêcher de détourner la tête à la scène de l’égorgement, spectacle aussi loin de mon goût que l’est de ma façon de sentir l’état mental d’un homme qui tue sa femme infidèle, ou d’une femme qui vitriole son amant. Je ne sais pas si c’est l’âge, mais la passion me paraît décidément avoir partout ses inconvénients. Chez les gens à imagination (théâtre de Victor Hugo) elle s’emporte à de tels discours qu’on a peine à ne pas rire. Chez les gens affinés (théâtre de MM. Hervieu et consorts) elle provoque des dialogues si réjouissants qu’ils endorment. Chez les gens simples, enfin, les naïfs, le peuple (exemple : le Maléfice et nos pièces de ce genre) elle les fait s’entretuer comme on se dit bonjour. Dans les trois cas, c’est prendre bien au sérieux ce qui ne l’est guère, et toutes ces grandes choses ne valent pas un mot fin, railleur, méchant, sans importance.

Il n’y a que de grands compliments à faire de tous les acteurs siciliens, M. Grasso et Mme Aguglia en tête. Le naturel avec lequel ils jouent est chose rare pour nous autres Français, chez qui l’art dramatique revêt toujours une certaine pompe, un certain apprêt. N’était la perfection de leur jeu et de leur diction, on les prendrait plutôt pour des paysans en train de divertir à faire les acteurs, que pour de vrais comédiens. Jamais aucun arrêt dans le jeune, comme nous le voyons trop souvent dans nos théâtres. Un artiste qui a donné sa réplique, pendant que son partenaire donne la sienne, ne cesse pas de jouer : par sa physionomie, ses gestes, son attitude, il continue bien son rôle. Je ne sais si M. Mounet-Sully, qui assistait à cette première représentation, s’est aperçu de toutes ces qualités. Le naturel au théâtre ne doit d’ailleurs pas l’intéresser beaucoup, lui qui est l’emphase, la déclamation, la redondance et l’exagération en personne. Mais ses co-sociétaires auraient bien dû venir voit leurs confrères siciliens et prendre d’eux une leçon d’aisance et de simplicité dramatiques.

Memento [extrait] §

[…] Théâtre de l’Œuvre. Représentations de la Compagnie sicilienne : Feudalismo, pièce en 3 actes de Angel Guimera (11 janvier). La Fille de Jorio, tragédie pastorale en trois actes de Gabriele d’Annunzio (13 janvier). Morte civile, de P. Giacometti (15 janvier). Russida, un acte de V. Féjani. La Lupa, deux actes de G. Verga (17 janvier). Zolfara, trois actes de Giusti Sinopoli. Cavalleria Rusticana, un acte de G. Verga (18 janvier). […]

Lettres italiennes §

Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908, p. 552-556.

Quelques poètes §

L’Italie a vu triompher l’événement théâtral et littéraire qu’elle attendait. La tragédie de M. Gabriel d’Annunzio a eu à Rome un succès éclatant, souligné par l’enthousiasme du même public que, l’année dernière, M. d’Annunzio avait traité de « ventre innombrable », et par les félicitations plus ou moins intelligentes du monarque. J’espère que l’enthousiasme des Romains n’est pas dû en trop grande partie à un engouement patriotique dû à l’exaltation de la gloire vénitienne qui vibre dans la pièce. Les fortes valeurs poétiques de l’œuvre ont dû contribuer largement à l’éclat d’un tel succès ; je l’espère. Et je reviendrai peut-être prochainement sur cette Tragédie de M. d’Annunzio, qui me semble résumer quelques-unes des plus sûres et des plus hautes qualités de l’écrivain.

Il me plaît aujourd’hui de grouper quelques Poètes, des jeunes je pense, dont un caractère au moins, celui du souci de la langue, une certaine volonté de style, rend l’effort en quelque sorte significatif.

Depuis le revirement classique de la littérature italienne et la révélation d’une éloquence lyrique moderne, assez haute et assez nerveuse — ce qui à mon avis est l’élément de la poésie de Carducci qui peut vraiment nous intéresser, — et depuis les efforts multiples et heureux accomplis par M. d’Annunzio, après Carducci, pour le renouveau de la langue, pour la formation d’un instrument d’expression nouveau et riche, les Poètes italiens écrivent tous à peu près une langue impeccable. Ils montrent en général un assez grand dédain des formes vulgaires, de l’éloquence journalière, pour que leur art atteigne presque toujours un certain degré d’abstraction des contingences quotidiennes, ce qui est déjà un pas vers la Poésie. Souvent, cet état de noblesse, retrouvé dans la recherche des sujets rares et des complications subtiles, confond leur langage, le rend obscur et vide, même lorsqu’il leur arrive d’avoir une idée intéressante à habiller de rythmes. Mais, malgré toute différence de sentiment sur les valeurs réelles de la poésie de Carducci, et sur les défauts des qualités de M. d’Annunzio, il est certain que ces deux écrivains ont nouvellement « fixé » la langue italienne. M. Pascoli a apporté de son côté une puissance de sincérité et une extrême précision de langage, qui sont la contrepartie souvent très heureuse des tendances résumées par Carducci et par M. d’Annunzio. Et tous les écrivains qui ont ou qui cherchent quelques emportements vers « le grand Art » se meuvent entre ces aînés, suivent de près ou de loin tantôt l’un, tantôt l’autre, en évoquent l’existence toujours.

Les poètes qui chérissent le pathos esthétique à la d’Annunzio se montrent particulièrement symbolistes. Si incroyable, et surtout si inutile que cela puisse paraître, le symbolisme, importé en Italie par M. d’Annunzio, est encore à la mode chez quelques jeunes poètes d’Outre-Monts. Ainsi que je l’ai fait remarquer ici même, dans une de ces Chroniques consacrée à la jeune poésie italienne : à Rome et à Milan, il existe des groupes de poètes qui cherchent des rythmes nouveaux pour exprimer quelques pensées nouvelles ; à Florence, il y a deux ou trois poètes qui reprennent, avec une joie neuve, avec une vivacité neuve, les joyeuses visions florentines de la nature. M. F.-T. Marinetti, dans sa revue Poesia, nous a fait connaître ces poètes divers, nous a présenté en quelque sorte un tableau paradigmatique des forces poétiques répandues dans la péninsule. La Vita Letteraria, de Rome, nous a montré surtout le groupe romain. Mais en dehors de ces groupes, que lie une affinité au fond plus voulue par les besoins de la critique que réellement profonde, il y a en Italie une phalange de jeunes écrivains qui œuvrent en parfait isolement, ce qui n’empêche aucunement que les modes particuliers de leur expression permettent de les réunir à d’autres, par un caractère commun, ainsi qu’il m’est possible de le faire aujourd’hui.

Giuseppe Rino : L’Estuario delle Ombre,  C. Trinchera, Messine §

M. Giuseppe Rino publie L’Estuario delle ombre (L’Estuaire des ombres). Ce sont des « Symboles » que la Préface de M. Enrico Cardile n’explique point, mais qui, étant poésie, peuvent ne pas être expliqués. Au surplus, ce sont des poèmes d’un verbe trop recherché, trop inutilement recherché, mais d’une émotion idéale très souvent assez satisfaisante. L’écriture d’annunzienne y est très évidente. Mais il y a en plus une vague pensée orientale, ondoyante entre l’Orient bouddhique et Zarathoustra, une vague qui n’émut pas l’esprit du chantre de l’Isotteo, et qui depuis fort peu de temps semble rythmer des âmes nombreuses en Italie. M. Enrico Cardile, l’auteur de la Préface, fait suivre à son nom trois initiales, séparées par deux points : de la F : S : L :. J’ignore le sens du cryptogramme. Mais il me révèle, après les idées et l’émotion particulière de la Préface, que les études occultistes reprennent en Italie une nouvelle vigueur et que maintes âmes en sont éprises et orientent avec elles leurs expressions d’art. Quelques éditeurs, comme les frères Laterza, de Bari, contribuent largement à cette orientation de l’inspiration, par des publications d’une importance indéniable, telle que celle des discours de Gothama Bouddha.

Carlo Vallini : Un Giorno, Streglio, Turin §

M. Carlo Vallini, dans un « petit-poème » (poemetto), Un Jour (Un Giorno), peut affirmer :

Le Temps tournait la roue
éternelle ; l’éternel retour
du ciel suivait cette trace
due, qui chasse devant elle
toujours la nuit et le jour ;
le Tout était l’indifférence
du Tout : mais l’intime essence
de l’être m’était connue.
Comment vit-on et meurt-on
à l’ombre du Tout et du Néant ?
Silence. Jamais aucun Bouddha
ne nous apprendra comment on vit !
L’inconnu ne craint pas la lumière
de notre cerveau…

Voici les préoccupations des nouveaux poètes. Elles sont logiquement métaphysiques, lorsqu’elles ne sont pas volontairement symbolistes. M. Carlo Vallini rappelle dans sa forme plutôt l’abbé Zanella ou M. Boïto, qui eurent à leur manière plus le souci de la pensée bien exprimée que celui de la forme habillant trop le vide d’une poésie symboliste. Mais dans le poème Légende du Prince Siddharte, qui est une sorte de prélude de son recueil, il rappelle en terza-rima les plus purs fragments de M. d’Annunzio, en y ajoutant une préoccupation contemporaine de la pensée et un souci bouddhique. Tout son recueil semble un développement harmonieux de cette demande d’inquiétude :

                                            Mais quel
Bouddha nous apprendra comment on vit ?
Giacomo Gigli : Ombre di urbi, Pierro, Naples §

M. Giacomo Gigli, dans Ombre di nubi, se montre une personnalité digne en tous points d’être remarquée. Sa langue est pure, et son esprit est nouveau. Sa poésie a une saveur d’originalité qui fait espérer. Elle se déroule dans une chaîne d’images qui, si elles ne sont pas toujours puissamment neuves, si, souvent, même, elles se dérobent à notre émotion intellectuelle ou sentimentale, souvent aussi ont une vie particulière, une vie en soi, gracieuse et émouvante comme dans les bonnes strophes de l’Enfant bandé :

Je suis un enfant bandé :
quelqu’un chemine à côté de moi
et me conduit lentement par la main
                      comme il lui plaît.
Je n’entends pas le bruit de son pas,
mais je sens son sang affluer sans trêve avec ma main
                      dans sa main.
Les routes par où il me conduit
je ne les vois pas, mais j’aperçois une lumière
indistincte : ciel encore brûlé
                      par le soleil disparu…
Corrado Govoni : Gli Aborti, Taddei-Soati, Ferrare §

Une originalité exprimée dans une forme moins pure est celle de M. Corrado Govoni, auteur de Les Avortements (Gli Aborti), où s’étalent de nombreux vers-libres extrêmement libres, mais où il y a une certaine émotion, comme celle contenue dans le poème Âmes sous verre, qui peut nous intéresser à ces âmes sous verre,

semblables à des poupées riantes,
semblables à un pain chaud qui se donne en aumône,
semblables à un dimanche en province,
semblables à un soleil hivernal
qui éclaire du vin sur le seuil d’une porte,
semblables à une aumône
de malades,
semblables à une nostalgie
de soldats.
Guido Verona : Bianco Amore, Ed. de Poesia, Milan §

M. Guido Verona, dans un élégant recueil édité par Poesia, Bianco Amore, reprend en vers blancs la tradition des conteurs lyriques italiens. Il « raconte »  avec délicatesse et tord dans un nœud non toujours heureux d’images, sa charmante histoire : variations amoureuses sur quelques esprits du Cantique des Cantiques. Le recueil se complète par quelques petits poèmes d’une émotion un peu ancienne, mais d’une forme correcte et doucement agréable.

Emilio Zanette : Giovanus Pascoli, Ed. de Poesia, Milan §

Aux mêmes éditions de Poesia, M. Emilio Zanette publie son étude critique sur M. Giovanni Pascoli. Le grand poète y est analysé dans son apport remarquable de sincérité et de pensée, dans les éléments multiples de sa poésie tantôt épique, tantôt pastorale, parfois vraiment héroïque, parfois vraiment géorgique. M. Emilio Zanette est un critique dont le processus analytique est remarquable. Sa synthèse de l’œuvre de M. Pascoli cependant peut être défectueuse à notre gré, lorsque M. Emilio Zanette met en le grand poète des Poemi Conviviali l’espoir d’un poète vraiment national, le « vates » auquel toute époque doit aspirer. Je le démontrerai lorsque j’aurai à m’occuper particulièrement de l’œuvre du poète moderne d’Ulysse.

Alfredo Niceforo : Ricerche sui Contadini, Saudron, Palerme §

M. Alfredo Niceforo, Professeur à l’Université de Lausanne, dont le public français connaît les travaux, vient de faire paraître un livre : Recherches sur les Paysans (Ricerche sui Contadini) qui a dans son œuvre une place certes essentielle. Il y a quelques mois, le 15 juillet dernier, La Revue (Ancienne Revue des Revues) publia une longue étude de M. Niceforo : la Race des Pauvres, qui fut très discutée. M. Niceforo a apporté à la science anthropologique une série de recherches, toute une orientation même, certes des plus remarquables. Il fait l’anthropologie des classes pauvres. Dans son livre récent, il montre avec une grande netteté le fond et la forme de ses procédés, sa méthode, où « l’esprit de géométrie » de Pascal est évident ; et les résultats de ses recherches, qui aboutissent à une conception particulière des deux classes en opposition et en permanence de combinaisons : les riches et les pauvres. Sa démonstration de l’infériorité intellectuelle et physique des pauvres correspond à l’affirmation métaphysique que les hommes en contact avec la matière brute (l’ouvrier) sont d’une essence forcément inférieure à celle des hommes en contact avec la matière subtile et vibrante comme la lumière, la matière de l’esprit, ou qui vivent dans un milieu social organiquement élevé. Les caractères de cette supériorité sont précisés par M. Niceforo avec tous les détails que l’expérimentation biologique a pu mettre à sa disposition.

Memento §

Marcello Taddei, un jeune poète et un publiciste des plus remarqués de cette élégante, fière, pensive phalange d’écrivains jeunes, réunie à Florence il n’y a pas longtemps autour du Regno, du Leonardo, de Hermès, vient de mourir à l’âge de vingt-quatre ans. Son style de poète et de conteur était précis et noble. Il laisse quelques œuvres anthumes et posthumes, qui étaient une remarquable promesse. — Neera : Les Idées d’une femme sur le féminisme.  Mlle H. Dornstetter tr., Giard et Brière. — A. Beltramelli : Au seuil de la vie, Henry L. de Péréra, Hachette. — G. Urbani : Il Rosario del cuore, « La Vita Litteraria », Rome. — Eugenia Levi : Cento fra te più belle liriche tedesche (Lieder), Bemporad, Florence. — Eugenia Levi, Lirica Italiana antica, des siècles xiiie, xive et xve (avec 60 reproductions de sculptures, peintures, miniatures, gravures et mélodies), Bemporad, Florence. — Guido Menasci : Au Pays de Jadis, Préface de M. Pierre de Nolhac, Livourne.

Tome LXXI, numéro 256, 16 février 1908 §

Le voyage à Venise.
Dix-sept sonnets inspirés de Venise §

Tome LXXI, numéro 256, 16 février 1908, p. 594-602.
Mein Auge liess das hohe Meer zurücke
Als aus der Flut Palladios Tempel stieger.
                                         ULRICH VON PLATEN.

I §

Je me tourne : Venise a surgi de la mer ;
La vague tutélaire, en se jouant arrose
— Elle qui m’a porté sans dommage souffert —
Ses larges escaliers construits de marbre rose.
La lagune s’éloigne à mesure et se perd ;
Tandis qu’avec bonheur la rame nous dépose,
L’ancien palais ducal dresse une apothéose,
Et le pont des soupirs jette sa courbe en l’air.
Le vieux Lion, jadis fêlé, sainte relique,
Toujours dressé sur son piédestal héroïque,
Déploie au ciel d’azur ses ailes de vermeil ;
Le tumulte passé revit dans ma mémoire ;
La place de Saint-Marc éclate en plein soleil,
Et j’hésite un instant à fouler tant de gloire.

II §

Perdu dans cette ville aux figures
Je cherche à débrouiller, depuis le premier jour,
Le nœud enchevêtré des ponts et des ruelles
Où l’eau se ramifie en multiple détours.
À Saint-Marc, je gravis les degrés de la Tour :
Toute la masse alors en flots se morcèle,
Comme un plan déroulé j’en cerne le contour
Et le mot de l’énigme à mes yeux se révèle.
Là-bas, je te salue, ô mer aux flots d’azur !
Et vous aussi, sommets des Alpes au feu pur,
Et toi, morne archipel de l’éparse lagune !
Ô miracle ! vraiment que le geste orgueilleux
D’un peuple osant planter, d’une âme peu commune,
Dans la mer, ses espoirs, sa patrie et ses dieux.

III §

Quand la chaleur du jour s’épuise, j’aime à voir
Tandis qu’au loin la mer ondule en vagues molles,
Sur les quais, le léger glissement des gondoles,
Et les toits reflétés comme dans un miroir.
Au centre où je ne sais quel frénétique espoir
Suscite vers les cieux les tours et les coupoles,
Se lâche un flot pressé de promeneurs frivoles :
Le Rialto s’anime aux lumières du soir.
Ô Jeunesse ! riez et folâtrez en joie ;
Rien n’arrive au songeur des ombres qu’il coudoie ;
Il est seul dans le bruit vivant de la cité.
La nuit vient. Le croissant luit d’une ardeur plus vive :
Soudain, rendant la rive en long cercle attentive,
Un chant s’élève et tout frémit de volupté !

IV §

Oisive flânerie où le pied s’abandonne,
Stériles passe-temps qui flattez notre ennui,
Mon destin redressé vous surmonte aujourd’hui,
Qu’un sentiment nouveau me presse et m’aiguillonne !
Un ami rencontré, ma force et mon appui,
Occupe ma pensée et partout où résonne
Sa gloire ; en quelque endroit que son œuvre rayonne,
Je ne balance plus : mon âme vole à lui.
Du fond mystérieux et doré des chapelles,
Esprit de vérité, cœur tendre, tu m’appelles,
Toi qui ne fus qu’un noble effort vers la Beauté !
Je n’imagine pas de meilleure aventure,
Et je ne rêve pas d’une autre éternité,
Bellini ! que de vivre avec tes créatures.

V §

Tu n’es plus que ton ombre, ô caduque cité !
Il te faut aujourd’hui renoncer à la gloire ;
Ton sceptre échappé gît au fond de l’onde noire ;
Ta prison chôme et ton rivage est déserté.
Tes étalons, debout sur le porche attristé,
Ne sont plus ceux qu’avait amenés la Victoire,
Le mors de l’étranger insulte à leur mâchoire,
Et le genou du Corse a brisé leur fierté.
Bientôt vous irez joindre, ô palais de porphyre,
Au néant, les bras fiers qui vous ont su construire ;
Déjà votre paroi cède et craque en tous lieux ;
Peuple ! à la majesté des aïeux tu déroges ;
Je cherche en vain chez toi cet air audacieux
Que, sur leurs monuments, je trouve au front des doges !

VI §

J’ai passé devant toi jadis indifférent
Ô Maître ! Ô Titien, plein de vie et de force,
Mais ton Assomption, dans sa guirlande torse,
Fait que je n’ose plus t’approcher qu’en tremblant.
Comme aux pieds de tes saints un nuage aveuglant
Flottait devant mes yeux : j’en ai rompu l’écorce.
De l’azur éprouvant l’irrésistible amorce
Ton génie à Marie a prêté son élan !
Presque à ton rang je veux honorer Pordenone ;
Le Ciel vous distribue une même couronne,
Et vous réconcilie, indomptables rivaux.
Accueillez, fraternels, dans la gloire des âmes,
Giorgione, resté fidèle à son berceau,
Et Véronèse dont le nom jette des flammes !

VII §

Ton front rose s’effrite au long du grand canal.
Un souffle de moisi hante seul les portiques,
Où, jadis, sous le lustre, au rythme des musiques,
Retentissait l’orgie et tournoyait le bal.
Rien n’a pu prévaloir contre un destin fatal,
Ni ta richesse et ni ton lion symbolique.
Le Bucentaure est cendre et de l’Adriatique
Et du doge a rompu le pacte nuptial.
Le long des corridors une voix se lamente ;
Venise ! tu n’es plus la cité triomphante,
Que Véronèse a peinte assise en voiles d’or.
Sur ta splendeur déchue aujourd’hui je m’incline,
Mais le tribut ne peut, que j’offre à ta ruine.
Ni redore tes jours ni redresser les morts !

VIII §

Le jour succède au jour, la semaine aux semaines,
Venise ! et je ne puis me séparer de toi ;
Aux seuls noms de Fusine et de Mestre, un effroi
Me saisit et le sang se glace dans mes veines.
Sirène incomparable, objet de mon émoi,
Plus je t’explore et plus à l’étroit tu m’enchaînes.
Et plus, se dégageant des brumes incertaines,
Mon Destin s’illumine et se précise en moi.
Je t’aime d’avoir su, d’une main forte et belle,
À ta gloire, ployer jusqu’au marbre rebelle
Et la toile inspirée, aux reflets précieux ;
Et pour mieux renforcer ta vertu captivante,
Ta rue, où marche un peuple à l’image des dieux,
Mêle aux trésors de l’art une flore vivante !

IX §

Ici l’Art a poussé comme une belle fleur
Qui, jaillie un matin de l’écume azurée,
Sous un ciel favorable où la nue est dorée,
Du Ciel et de l’écume a formé sa couleur.
Le tendre Bellini sait le chemin du cœur ;
Le Titien nous porte aux voûtes éthérées ;
Par ce martyr, en proie aux flèches acérées,
J’apprends de Véronèse à vaincre la Douleur.
Oui, le Génie au front ceint de fleurs et d’étoiles,
Qui, d’un souffle puissant, anime, ici, les toiles,
Prête, en outre, la vie au marbre avec éclat.
Poète ! à Saint-Julien, si ton pas s’aventure,
Éprouve, à contempler sa divine figure,
Le charme conquérant qui sort de Campagna !

X §

Maîtres de la lumière, ô peintres, noble race,
Qui dorez notre nuit d’une belle clarté,
Je ne puis m’empêcher de vous suivre à la trace,
Par vous j’entre au séjour de la Félicité !
L’Art détache un rayon de ta Divinité.
Sainte Perfection ! dont le front brûle et glace.
Celui qui te contemple un instant face à face,
A du Ciel épuisé toute la volupté,
Ah ! qui n’irait du Beau propager l’Évangile
Par le monde, assuré d’un triomphe facile,
S’il menait à sa suite et les saints du Palma,
Et l’Alexandre où Véronèse a mis son âme,
Et l’Ange revêtu d’une robe de flamme,
Qui du jeune Tobie accompagne les pas !

XI §

Admirez ce que peut la gamme des couleurs :
Dévoré d’un feu sombre et vêtu d’un poil rude,
Saint Jean, pour le désert, a fui la multitude.
Son regard noble et grave étincelle de pleurs.
Son front s’épure au feu de la céleste étude,
Sa main transfigurée et pleine de ferveur
Semble au monde attentif annoncer le Sauveur ;
Et son geste d’amour emplit la solitude.
Ton œuvre, ô Titien, vibrante éveille en moi
Un long emportement de tendresse et de foi,
Et j’y sens tout à coup mon âme en Dieu se fondre.
Qui parle d’âge d’or à venir, ô mortels ?
L’âge d’or est venu quand l’Art prêchait le monde
Et que le Beau partout recevait des autels.

XII §

L’ombre fraîche des bois, les vertes promenades,
Les parterres de fleurs recréés du zéphyr,
Venise ! tu m’en as ôté le souvenir,
C’est par d’autres attraits que tu nous persuades
Voyez ! la nuit d’azur a baigné les façades
La vague émamourée exhale un long soupir,
Et l’on frôle, en passant, à l’ombre des arcades,
Des femmes dont les yeux respirent le plaisir.
Une musique joue au milieu de la place ;
La foule, en mouvement, évoque dans l’espace,
Les choses qu’aimait à peindre Canaletto.
Et les trois étendards de Chypre, de Morée
Et de Candie, avec leur image dorée,
Captifs, claquent au vent sur leurs grands piédestaux.

XIII §

Puisqu’un noble visage engendre l’Amitié,
En te voyant parée et belle de la sorte,
Qui pourra s’étonner du feu que je te porte,
Et qui me blâmera de l’avoir publié ?
Bien qu’aux pierres jamais ne loge la Pitié,
Ma flamme avec les jours croît et devient plus forte.
Qu’importe si le fruit de mon espoir avorte,
Et si mon rêve heureux ne fleurit qu’à moitié ?
Ne pourrai-je jamais, pour loyer de ma peine,
Sur ma bouche éprouver le miel de ton haleine,
Et sentir ta chair vivre à travers le granit ?
Je te réclame à l’ombre, au silence, au mystère,
C’est pourquoi tu me vois, farouche et solitaire,
Sur la place Saint-Marc chanceler chaque nuit.

XIV §

Quand le mal qui me tient resserre son étau,
Que m’importe ta vive et remuante image
Et ton clinquant et ta lumière ô Rialto ?
Il me faut l’ombre où je m’enfonce davantage.
Seul avec mes pensers, je m’accoude au rivage,
Je regarde le long frissonnement de l’eau ;
Ma douleur se relâche, et s’apaise au tableau
Des vieux murs couronnés d’un vert laurier sauvage.
Et là-bas, tout là-bas, aux horizons perdus,
Dans l’ombre, c’est la mer que l’on n’épouse plus ;
Mes sens ont peu à peu repris leur quiétude.
La paix des éléments me gagne tout entier ;
Et c’est à peine si le cri d’un gondolier
Passe et, de temps en temps, trouble ma solitude.

XV §

Tandis que nous glissons sur le canal uni,
Les palais, tour à tour, défilent sur le bord,
Grimani, Vendramin, Ca d’Oro, Pisani,
Où la grâce et la force ont scellé leur accord.
Ô murs harmonieux dont le charme infini
Décourage l’Envie, intangible décor,
À nos yeux étonnés remémorez encor
Ce que peut le Génie à la Fortune uni !
Voyez comme la pierre ajourée en arceaux
Se noue et se dénoue et s’échappe en réseaux
Si ténus qu’on dirait un jeu d’orfèvrerie !
J’eusse aimé vivre là quand naturellement
L’Art coulait de la vie et quand le sentiment
Du Beau dorait les cœurs d’une flamme attendrie.

XVI §

Je t’aime à la façon de ces images peintes
Que les murs de Venise étalent à nos yeux ;
En vain on les désire, époint de mille feux,
Elles restent toujours à l’abri des atteintes.
Tu sembles la statue aux belles formes jointes,
Qui ne descend jamais de son socle orgueilleux ;
En vain Pygmalion la presse de ses plaintes,
Il n’en peut rien tirer qu’un front silencieux.
Je t’aime sans espoir. Venise est ta patrie
Aux ciels peints, ton image accompagne Marie,
Et les anges resplendissants de Bellini ;
Ô monde de splendeurs dont j’ai l’âme allumée,
Tu m’as leurré, semblable aux songes de la nuit
Que le réveil disperse en soudaine fumée !…

XVII §

C’est la vie ; elle nous abuse incessamment,
Hélas ! et qu’avons-nous à gagner avec elle ?
Le plaisir est rapide et sa promesse ment.
Il n’est que la douleur qui nous reste fidèle.
Avant que de rentrer dans la nuit éternelle,
Ô Venise, ma joie et mon étonnement,
Je veux encore errer parmi tes monuments,
Et contempler ta mer dont l’azur étincelle !
Mon âme inassouvie, avec avidité,
Comme fait un miroir, épouse ta Beauté,
Et voudrait à jamais la fixer au passage.
Puisque je vais te perdre, ah ! laisse qu’en retour,
Attristé par l’adieu je couvre ton visage,
Pour la dernière fois, d’un long regard d’amour !

Histoire.
Cours et Conférences [extrait] §

Tome LXXI, numéro 256, 16 février 1908, p. 692-696 [696].

[…] Le siège d’Anvers et l’occupation d’Ancône furent des concessions, de « coûteuses expériences » qui, jointes à d’autres intermittences et imprudences libérales, amenèrent, après l’appui prêté à Méhémet-Ali contre la Turquie, l’exclusion de la France du concert européen (15 juillet 1840). Moins d’un an plus tard, Louis-Philippe avait rendu à la France son rang en Europe, en reprenant les traditions de la politique conservatrice. — En ce qui concerne l’Allemagne particulièrement, cette dernière politique en eût empêché l’unité, dit M. Bainville, en s’opposant au libéralisme intéressé de Frédéric-Guillaume IV et en liant partie avec l’Autriche, selon la tradition des derniers ministres de l’ancienne monarchie, pour empêcher l’hégémonie prussienne de s’étendre aux États allemands de second ordre et d’ordre inférieur. Ajoutez l’Italie. Sur ces deux points, essentiels en Europe, — du point de vue français et monarchique, — M. Bainville résume heureusement de la sorte la politique conservatrice de Louis-Philippe (politique très injustement calomniée, dit-il) : « L’Autriche était suspecte en Italie : c’est à la France que serait confiée la pacification italienne. La France était redoutée en Allemagne : c’est l’Autriche qui se chargerait d’y rétablir l’ordre. » M. Bainville trouve « excellent » ce programme ; nous le trouvons, nous, lucide certainement, mais complexe quant à l’application et surtout impraticable en France, sans trop voir, d’ailleurs, en quoi il justifiait la réputation de pusillanimité qui valut à Louis-Philippe, avec les fureurs libérales, la perte de son trône en 1848.

Art ancien.
E. Gebhart : Botticelli (Hachette) §

Tome LXXI, numéro 256, 16 février 1908, p. 728-733 [731-732].

C’est pour un album du même genre, mais fort coûteux, que fut écrite l’étude de M. Émile Gebhart sur Botticelli. On a donc cru bon de la détacher et d’en faire une réimpression séparée. Assurément Botticelli est l’un des peintres assez connus pour que le texte puisse au besoin se passer de l’image. Et ici le texte emprunte une valeur particulière au talent remarquable de l’écrivain, M. Émile Gebhart, qui connaît parfaitement le quattrocento et a montré Botticelli dans son milieu, suivant en cela la méthode qui fut ici même coutumière au regretté Virgile Josz dans ses travaux sur les artistes français. La vie florentine sous les Médicis trouve en M. Gebhart un historien amoureux de l’époque qu’il décrit. Florence est au moment où l’on aime, on rit, on chante.

Deux amants princiers, Laurent et Julien de Médicis, président au chœur des amoureux ; deux poètes, Laurent le Magnifique et Politien, en sa vingtième année, honorent les charmes des amoureuses illustres. Politien met en rimes la beauté de Simonetta, la belle Simonetta, femme de Marco Vespucci, aimée de Julien. Julien venait de triompher dans la joute du 28 janvier 1475, tournoi chevaleresque qui, en face de l’austère église de Santa Croce, au son des tambours et des fifres, parmi les étendards de soie, les belles dames et les pages, célébrait la Ligue éphémère de Florence, de Sixte IV, de Milan, de Venise.

Échos.
Lecture Dantis §

Tome LXXI, numéro 256, 16 février 1908, p. 762-768 [767].

En Italie, les « lectures de Dante » sont une institution traditionnelle très suivie, depuis qu’elles furent inaugurées à Florence par Boccace, en 1373, en l’église de Santo-Stefano al Ponte Vecchio. À Or-San-Michele, la vieille église florentine gothique, remplie de chefs-d’œuvre, une phalange de critiques et d’écrivains lit et commente tous les ans le vieux poème de l’Occident.

Paris aura ses « lectures de Dante », à l’école des Hautes Études sociales, où M. Ricciotto Canudo commencera ses leçons le 29 février, avec le concours de Mme Segond-Weber, qui dira l’épisode de Francesca da Rimini.

Le cours de M. Canudo pour cette année comprend : I. Introduction à la Divine Comédie. L’Évangile moral méditerranéen. L’ordonnance architecturale et esthétique et morale de la vision dantesque (Audition du Ier chant du poème). — II. La hiérarchie et la plastique des passions dans la Divine Comédie. La psychologie dantesque de la luxure. Francesca da Rimini (Audition du chant V de l’Enfer). — III. La hiérarchie et la plastique des châtiments dans la Divine Comédie. La vengeance éternelle (Audition du chant XXXIII de l’Enfer). — IV. La peine par la loi des contraires au Purgatoire. La morale dantesque de la luxure. L’imprécation de Forèse de Donati contre les femmes de Florence (Audition du chant XXII du Purgatoire). — V. Psychologie de l’Hérésie médiévale. Les aboutissants des deux courants de l’Innovation au Moyen-Âge, Dante et saint François d’Assise (Audition du chant XI du Paradis).

Tome LXXII, numéro 257, 1er mars 1908 §

Littérature §

Tome LXXII, numéro 257, 1er mars 1908, p. 122-125 [124, 124-125].

Chronique stendhalienne ; Coffe et Cie, Milan [extrait] §

[…] On trouvera, dans ce gros volume de 538 pages, les chapitres les plus curieux, les plus typiques de ses divers ouvrages […] Des Anecdotes italiennes, tirées de Rome, Naples et Florence, un des livres les moins connus de Stendhal, et peut-être le plus curieux au point de vue de ses idées sur la vie et sur les mœurs. A-t-on remarqué que ces mœurs si sainement immorales de l’Italie de cette époque étaient comme la continuation de notre xviiie siècle français, avec les nuances causées par les différences de climat et de race ? Mais on comprend l’amour de Stendhal pour la vie que l’on menait à Milan, et, en lisant ce beau livre, on se sent vraiment humilié de notre pudibonderie et de notre hypocrisie actuelles.

F. Baldensperger : Études d’histoire littéraire ; Hachette [extrait] §

M. Baldensperger, dans ses Études d’Histoire littéraire, recherche comment le xviiie siècle expliquait l’universalité de la langue française. Les uns l’attribuaient aux victoires de la monarchie, à l’influence personnelle de Louis XIV, à la création de l’Académie par Richelieu. Certes, « il y a une certaine fatalité qui joint ordinairement ensemble l’excellence des armes et celle des lettres et qui fait que la langue des peuples est dans la plus haute splendeur sous les règnes des plus grands rois6 ». Mais il y eut à cette prérogative de la langue française d’autres causes : « Si la langue française est maintenant triomphante, écrivait un Italien, Caraccioli, en 1776, c’est que, naturelle et concise dans ses expressions, elle est le langage de la société…, il faut revenir à la langue française quand on veut converser ; moins diffuse que toute autre, moins difficile à prononcer, elle n’exige ni une abondance de mots, ni des efforts de gosier pour donner du corps aux pensées. »

[…]

Histoire.
Bagneux de Villeneuve : Le baiser : l’Orgie romaine, Daragon §

Tome LXXI, numéro 256, 1er mars 1908, p. 126-130 [129].

Pour comprendre ce qu’il est convenu d’appeler la corruption romaine, — par suite, pour discerner le peu d’intérêt historique de cette corruption, l’illusion de ceux qui y voient on ne sait quel fait énorme et quel typique et exceptionnel facteur historique, — pour mettre ici les choses au point, disons-nous, il n’est rien de tel que d’avoir vécu en Orient. C’est, par chance, le cas de l’auteur de ces lignes. Que voit-on, là-bas ? C’est que les épithètes infamantes appliquées à la perversion sexuelle n’ont rien d’extraordinaire, qu’elles courent en quelque sorte les rues comme ici les mots du vocabulaire poissard. Tout passant y est exposé, surtout à celles qui qualifient la pédérastie. Quiconque a quelque habitude des choses d’Orient sait bien cela. — À Rome, où, sous l’Empire, l’orientalisme (qui était exactement alors ce qu’il est encore aujourd’hui) avait tout gagné de proche en proche, ces épithètes, ces insultes, employées selon la mode orientale, ne tiraient pas autrement à conséquence. Où elles ont tiré à conséquence (surtout pour nous), c’est quand des historiens qui servaient des rancunes politiques, les Suétone, les Tacite, les ont ramassées pour les jeter à la figure des Césars. Mais, comme le passant des rues d’Orient, les Césars pouvaient fort bien ne pas justifier par leurs mœurs, si peu scrupuleuses qu’elles fussent, ces appellations ignominieuses. Celles-ci eussent été sans grande importance, elles fussent restées dans le goût habituellement assez anodin de l’époque, si elles n’eussent été employées contre eux par des gens dont la rancune corsait cet usage en le transportant dans la politique. C’est là l’opinion que nous avons pu entendre formuler par maint historien sérieux. On voit donc ce qu’il y a d’artificiel dans la réputation de mœurs monstrueuses faite aux premiers Césars et à divers autres empereurs romains. Il n’y a guère qu’Héliogabale7 qui la justifie : et on a donné beaucoup trop de portée aux fantaisies malpropres de ce petit jeune homme qui fut, de toutes les façons, un être sans conséquence. Aussi, quand on vient nous parler de « la ronde orgiaque des empereurs », cela fait sourire. Cela fait fort bien d’ailleurs sur la couverture d’un recueil de curiosités physiologiques, curiosités qui évidemment purent bien ne point manquer dans la Rome impériale (encore ne faut-il point en donner le monopole à Rome impériale), aussi bien qu’à n’importe quelle autre époque très civilisée de l’humanité ; mais quant à croire qu’on écrit la véritable histoire en inventoriant ces saletés, c’est autre chose.

Questions militaires et maritimes.
A. Chuquet : Le Journal de Desaix, in-18. Plon §

Tome LXXI, numéro 257, 1er mars 1908, p. 134-140 [135-136].

Le Journal de Desaix, que publie M. A. Chuquet, a trait au voyage que le général fit en Italie, en 1797. Sous les ordres de Moreau, Desaix avait été l’âme de l’armée de Rhin-et-Moselle. Blessé d’un coup de feu à la cuisse, à l’affaire de Diersheim, le 20 avril 1797, il obtint un congé qu’il employa à rendre visite à l’armée des vainqueurs de Lodi et d’Arcole. Il brûlait de connaître « Buonaparte », le rival de Moreau. Le jeune général, dont les bulletins avaient causé, selon le mot d’un contemporain, « une sorte d’éblouissement », troublait son imagination. Desaix quitta Strasbourg, traversa la Suisse et vint à Milan. L’heure était favorable : l’armée d’Italie n’était plus occupée qu’à jouir de ses lauriers. Son général heureux achevait de négocier les préliminaires de la paix. Desaix fut, par ordre, très bien reçu. Il éprouva cependant « que les généraux et le chef de l’état-major s’enveloppaient de mystère ». Ne venait-il pas de l’armée rivale ? On lui conta qu’un fourgon, contenant les archives de l’armée, avait été perdu devant Mantoue. Il fallut bien se contenter de l’explication.

Esprit curieux, avide de se renseigner sur les hommes qui formaient autour de Bonaparte une cohorte d’une jeunesse incomparable, Desaix se dédommagea en multipliant ses notes sur ces élus de la fortune, qui s’annonçaient comme les maîtres de demain. Il ne néglige ni les femmes, accourues avec Joséphine et qui se trouvaient fort nombreuses à ce moment à l’armée d’Italie, ni les menus incidents, miettes de l’histoire ou traits de lumière, qui suffisent à reconstituer un événement. À Lodi, Desaix évoque, en quelques lignes, la scène du fameux passage de l’Adda. Désireux de s’instruire il note, comme une friandise, une conversation avec Monge, avec Chasseloup. Il crayonne ses impressions, pêle-mêle, sur l’armement des troupes, le théâtre, les fortifications, les monuments, les promenades, les mœurs milanaises, et ses notes au sujet de celles-ci sont à rapprocher de celles de Stendhal.

Ses portraits, en touches rapides, pressées, aideront à compléter la physionomie de certains personnages. Il écrit sur Lannes : « Brave des braves, jeune, jolie tournure, bien fait, figure pas très revenante, criblé de blessures, élégant, de beaux chevaux, de belles voitures, la plus belle d’Italie, marié. A été à Rome : le pape lui tendant la main pour la baiser, Lannes la prit et la serra fortement. » Plus loin, il nous conte une fort jolie anecdote sur ce beau Cadet de Gascogne ; il nous en dit une autre, fort vilaine, sur Augereau, qui nous parait bien invraisemblable. Mais il y a des mauvaises langues à l’armée d’Italie ; il s’y trouve même des mécontents et des envieux. Desaix venait de l’armée du Rhin, où l’on jalousait les vainqueurs d’Arcole. On se doutait que médisances ou calomnies ne tomberaient pas dans l’oreille d’un sourd.

L’existence du journal de Desaix aux archives de la Guerre était connue depuis longtemps : M. A. Chuquet a rendu un réel service en le publiant. Il contient un certain nombre de concordances avec les Mémoires de Thiébault, de Marmont, etc., ce qu’il est toujours agréable de découvrir. M. A. Chuquet a écrit une substantielle introduction qui est une étude très complète de la vie et du caractère de Desaix. Cette belle figure de soldat n’en est pas diminuée, bien que M. Chuquet nous affirme que Desaix n’était point chaste, comme l’ont laissé entendre ses panégyristes. Le savant historien a, en effet, surpris Desaix écrivant à Larrey pour lui demander « un bon suspensoir ». Décidément on ne peut rien cacher à un membre de l’Institut.

Musées et collections.
Memento [extrait] §

Tome LXXI, numéro 257, 1er mars 1908, p. 159-166 [165]

[…] L’Arundel Club de Londres vient de publier son quatrième portefeuille annuel. Cette Société a été fondée en 1904, par sir Martin Conway, en vue de la publication en belles héliogravures de peintures ou d’œuvres d’art inédites ou peu connues, conservées principalement en Angleterre. L’album de cette année, qui comme ses aînés se compose de vingt planches accompagnées de brèves notices, nous offre des tableaux de […] Filippino Lippi (Le Centaure Chiron, au Christ Church College d’Oxford), Bonifazio (Diane et Actéon, même galerie), Giorgione (Portrait d’homme et Adoration des bergers, de la collection Beaumont) […] — Les albums précédents n’étaient pas moins remarquables. Celui de 1906 offrait, entre autres, […] des portraits de Titien, de Velazquez, etc. — En 1905, c’étaient […] de beaux portraits de Bronzino, Giorgione, Palma le vieux, Antonio Moro […].

Tome LXXII, numéro 258, 16 mars 1908 §

Archéologie, voyages.
Jean de Foville : Gênes, Collection des « Villes d’art célèbres », Laurens, 4 fr. §

Tome LXXII, numéro 258, 16 mars 1908, p. 327-332 [328-329].

Sur Gênes, M. Jean de Foville, de la Bibliothèque Nationale, a écrit un des volumes les plus remarquables de la collection consacrée par la librairie Laurens aux « Villes d’art célèbres », — et à vrai dire sur un endroit que l’on ne s’attendrait nullement à rencontrer dans la série. — Gênes en effet est essentiellement une ville de trafic, le grand port maritime de l’Italie du Nord ; mais c’est également une ville ancienne, où l’on n’a pas trop démoli et dont les vestiges d’art attestent la grandeur passée. On y peut flâner de longues heures, explorer ses églises, parcourir ses palais, ses musées et ses rues ; contrairement à nos villes du Nord, aujourd’hui si pauvres en œuvres d’art, la prospérité séculaire de Gênes s’atteste par des monuments nombreux et si l’on n’y rencontre pas des édifices aussi célèbres que ceux de Venise ou de Florence, on peut affirmer néanmoins que son intérêt artistique est très supérieur à sa réputation. — C’est d’abord la série des églises, — San Giovanni’ di Pri, San Donato, San Matteo, San Stefano, San Agostino — qui contiennent toutes des œuvres remarquables ; Saint-Cosme et Saint-Damien, près la tour des Embriaci, au milieu de maisons énormes du xvie siècle ; Santa Maria di Castello, qui possède une admirable porte de sacristie et, dans une loggia attenante à l’édifice, une délicieuse Annonciation, peinte au xve siècle par Juste d’Allemagne ; c’est enfin la cathédrale, San Lorenzo, qui paraîtrait sans doute une piètre bicoque à côté des monuments gigantesques de Reims ou d’Amiens, mais dont les portes sculptées ne dépareraient pas la plupart de nos églises de France et s’adaptent précieusement à l’architecture italienne ; où s’ouvrent de merveilleuses chapelles comme celle de Saint-Jean-Baptiste, et où le trésor recèle nombre de pièces fameuses. C’est au portail de San Lorenzo que se trouve la curieuse statue dite du « rémouleur », tout à fait dans le goût des statues de Chartres. — Vient ensuite la série nombreuse des palais : — palais Grillo-Cattaneo, palais Saint-Georges, multiples palais des Doria, palais Spinola, palais Pallaviccini, palais Reggio-Podesta, palais Brignole-Durazzo, palais Balbi, palais Carega-Cataldi — permettant de suivre, à travers les siècles, révolution de l’architecture génoise ; puis des vestiges délicieux comme la porte Sant’Andréa, le portail du xvie siècle, Via degli Orefici ; le portail de la place San Matteo ; un dessus de porte, Piazzetta San Sepulcro, — portails de vieux palais et de maisons patriciennes — et des coins pittoresques comme la porte des Vacca, la porte du Vieux Môle, la cour et l’escalier de l’Université, la loggia de la villa Paradiso. Est-ce tout, enfin ? Non. Il reste les galeries de peinture dont Gênes possède des collections admirables, où l’on retrouve, à côté de noms presque inconnus, qui signèrent pourtant des œuvres intéressantes, ceux de Murillo, de Rubens, de Van Dyck, de Mignard. L’école génoise en fournit des séries nombreuses et M. Jean de Foville lui a consacré des chapitres très informés. L’influence de l’art flamand au xviie siècle y apparaît incontestable, et il est agréable d’avoir, pour visiter ces collections, un guide aussi susceptible de les faire distinguer et comprendre. L’œuvre du Moyen-Âge avait été surtout de bâtir des murailles, des tours et un port. La grande époque de Gênes fut celle d’André Doria, qui a son tombeau à San Matteo, et dont il subsiste entre la gare et les quais du port marchand, à Fanolo, un palais admirable, peint à fresque au dehors et au dedans. — Il faut ajouter du reste qu’on retrouve dans la ville, comme à Vérone et, paraît-il, dans toute l’Italie du Nord, la décoration polychrome appliquée à l’extérieur des édifices et, dit M. de Foville, « sous le soleil de ce climat, ces trompe-l’œil ne semblent plus d’un goût aussi mauvais qu’on le pourrait croire ». — Il est vrai que la polychromie fut abondamment employée à l’époque grecque et que de notre France du Moyen-Âge, il subsiste encore des débris, peu nombreux à vrai dire, de décoration picturale, appliquée par exemple aux façades et aux portes des cathédrales.

Les Journaux.
Autour du Maître de Victor Hugo (Le Petit Temps, 1er mars) [extrait] §

Tome LXXII, numéro 258, 16 mars 1908, p. 343-344 [341].

On publie la troisième ou quatrième édition définitive des œuvres de Victor Hugo, ce qui prouve au moins qu’il y a encore des gens qui croient au définitif. C’est une maladie tenace. Cela indiquerait aussi qu’il y a beaucoup de bourgeois qui font relier les œuvres complètes de Victor Hugo, comme leurs grands-pères faisaient relier celles de Voltaire. La gloire littéraire, ce n’est pas d’être lu, c’est d’être relié. Les préfaces de cette nouvelle édition mériteraient cependant d’être parcourues. C’est ce qu’a fait un rédacteur du Petit Temps qui y a trouvé des renseignements peut être inédits (sait-on jamais) sur l’envers du théâtre de Victor Hugo, sur la préparation et la mise à la scène de ses œuvres. […]

Le drame de Victor Hugo avait été mis en musique par Verdi sous le titre de Rigoletto. Or, en 1857, au Théâtre-Italien, on annonce les répétitions de Rigoletto. Victor Hugo avait sans doute donné son autorisation ? En aucune façon. On ne la lui avait même pas demandée, et l’eût-on sollicitée qu’il l’aurait refusée.

Hugo et les représentants de Verdi sont d’accord pour interdire par huissier ces représentations. Mais, coup de théâtre, c’est le cas de le dire : le directeur passe outre. Paul Meurice avertit Victor Hugo en lui racontant les faits :

« Jeudi.

« Il s’est passé lundi un fait tout à fait inouï et que personne n’eût pu prévoir… Mais pour que ma lettre vous parvienne, je supprime les commentaires et les épithètes. — Je vous écrivais dimanche que Calzado n’oserait, avant le jugement, afficher et représenter Rigoletto. Dimanche, en effet, pas d’affiche du Théâtre Italien, quoiqu’il soit d’usage d’afficher dès le dimanche le spectacle du mardi. Lundi, je sors à midi. Je vais aux affiches, et qu’est-ce que je vois ?

THÉÂTRE ITALIEN
par ordre
Première représentation de Rigoletto
Opéra en 3 actes
Paroles de M. Piave, musique de Verdi

« Je me suis arrangé de façon à me procurer une de ces affiches. C’est un monument, ça, c’est de l’histoire. Auguste vous portera cette affiche. Elle vous coûte assez cher pour qu’au moins vous la possédiez. — Par ordre ! »

Le succès fut énorme. Et Victor Hugo perdit, encore une fois, son procès ! […]

Les Théâtres.
Memento [extrait] §

Tome LXXII, numéro 258, 16 mars 1908, p. 346-350 [350].

[…] Théâtre de l’Œuvre : […] Acquitté, pièce en un acte de M. Camillo Antona-Traversi, traduite de l’italien par M. Lécuyer (20 février). […]

Tome LXXII, numéro 259, 1er avril 1908 §

Le maître de Léonard de Vinci.
Andrea Verrocchio §

Tome LXXII, numéro 259, 1er avril 1908, p. 426-440.

Chaque époque refait l’inventaire des gloires du passé. Une sensibilité nouvelle crée un nouveau point de vue et des artistes admirés par une génération sont rabaissés trente ans plus tard. Ainsi l’on s’aperçoit aujourd’hui que Botticelli, décorateur adroit et délicieux, ne mérite tout de même pas l’enthousiasme de ses fervents. Il a été élevé trop haut : il ne peut plus se maintenir au rang des grands maîtres.

Les critiques d’art qui ont une influence sur l’opinion ne sont presque jamais des spécialistes. Ils n’intéressent que par leurs idées, leur philosophie : la philosophie de Taine, les idées morales de Ruskin. Ces préoccupations étrangères à l’art les amènent à exposer des opinions systématiques qui ont tout juste la valeur d’un beau raisonnement capable de reposer l’esprit par une apparence de justesse. Quand on visite les musées, quand on regarde les œuvres, on ne s’en contente plus. Et si, par curiosité, on consulte les ouvrages des érudits, on trouve bien des lumières dans leurs affirmations quelquefois contradictoires.

De même que des savants ont compromis la science en cherchant à la réduire en formules, les critiques, dans leur œuvre de vulgarisation, ont déformé l’histoire de l’art en la réduisant aux quelques grands noms consacrés par une renommée universelle. Il faut bien dire qu’ils y furent portés par l’ignorance où l’on était des origines de l’art, pour l’Italie surtout. À l’époque où Taine écrivait, on ne soupçonnait pas encore l’importance de l’École Siennoise. Taine, dans son Voyage, passe à Sienne un seul jour. On n’était point renseigné sur l’influence des artistes grecs, dépositaires de la tradition byzantine. Les époques le mieux connues n’avaient jamais été considérées avec méthode. Ce que l’on savait ne permettait pas d’établir clairement un plan d’ensemble.

Aujourd’hui, il est possible de partager l’art italien en trois périodes successives : la période byzantine, la période mystique et la période réaliste. C’est surtout dans les ateliers des bénédictins du Mont-Cassin, vers le onzième siècle, que les procédés des maîtres grecs s’assouplirent par les efforts des artistes pieux qui cherchaient à donner une expression divine aux visages. Et c’est surtout dans les ateliers de Florence, au quinzième siècle, que l’art, cessant d’être mystique, commença à se transformer par l’étude précise de la nature.

Ces époques de transition sont particulièrement intéressantes. Des artistes laborieux préparent et rendent possibles les beaux génies. S’ils ne les égalent pas en perfection, ils ont souvent plus de puissance. Leurs audaces sont instructives.

Parmi les maîtres florentins dont les recherches ont fondé l’art moderne en lui fixant des lois dont il ne s’est guère libéré que dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, aucun n’a eu un plus grand mérite que ce Verrocchio, qui fit travailler le jeune Léonard de Vinci. La gloire du disciple a jeté une ombre sur le maître. C’est une injustice que la critique a su réparer tout récemment.

I §

La statue du Colleone et l’œuvre du Tintoret nous conservent intacte l’énergie de Venise.

M. Maurice Barrès a eu raison de placer très haut ce Tintoret et d’égaler son ardente imagination à celle des plus grands génies. Il ne fut pas seulement un travailleur fougueux : voyez de quelle délicatesse et de quelle poésie il est capable dans son Mariage de sainte Catherine et dans la Présentation de la Vierge au Temple de la Madonna dell’Orto. Le même homme étonne par la largeur de son dessin, par la vérité, par l’audace de ses raccourcis. On ne peut le comparer qu’à Michel-Ange. Il modernise les lointains bleuâtres du Titien. La foule, penchée au bord de l’eau pour assister au Baptême du Christ8, semble peinte hier par quelqu’un qui n’ignorerait aucune des ressources actuelles de l’art.

Mais quand on découvre pour la première fois la statue équestre du condottiere Bartolomeo Colleone, la surprise et l’émotion sont encore plus grandes. Elle est de 1483. Lorsqu’on vient de Padoue et qu’on a gardé le souvenir des détails de la statue fameuse de Gattamelata, achevée par Donatello en 1453, on se demande quel est le génie qui, en trente années, a pu élever un art à ce point de perfection.

Le Colleone, en bronze, sur un haut piédestal de marbre, domine une petite place, à droite de la façade sombre de SS. Giovanni e Paolo, où sont les tombeaux des doges. Il est tourné vers le nord-ouest et menace l’étranger, par-delà les vieux quartiers de Venise et la lagune. Devant le monument, le rio dei Mendicanti laisse un espace étroit où le gondolier arrête le voyageur.

Le condottiere est en tenue de bataille, casqué et cuirassé. Ses jambes, raidies sur les étriers, forment avec le corps une ligne sobre qui donne une impression de solidité. Le dos s’appuie à peine au troussequin ouvragé de la selle. Par vaillance ou bravade, le bras droit est ramené en arrière dans un geste qui dégage la poitrine. Sous le heaume, le visage est très découvert. Tous les mouvements tendent à en accentuer l’énergie. On sent qu’ils obéissent au cerveau et leur dépendance grandit l’air d’autorité du regard. L’effort de la pensée abaisse sur les yeux l’ombre des sourcils tendus. Les traits anguleux, les rides profondes montrent l’usure de l’homme de guerre, dur pour soi-même comme pour les autres.

Dureté poussée jusqu’à la cruauté peut-être : les mœurs de l’époque y obligent. La lèvre inférieure est méprisante. Il semble que ce chef soit au moment suprême de la lutte, quand il est déjà sûr de sa victoire, mais pendant qu’on la lui dispute encore.

L’essentiel, dans cette figure, c’est qu’on y voit agir une pensée forte et que les moyens d’expression restent admirablement simples. Devant le Colleone, on évoque le souvenir du Pensieroso, qui songe douloureusement dans son cadre de marbre. Ici, c’est le plein air, un homme à cheval, l’esprit ferme au milieu de l’action. Ces deux œuvres, dans l’opposition de leurs caractères, parlent un même langage.

Sous la coupole étroite de la chapelle des Médicis, le chef-d’œuvre de Michel-Ange est sévère comme les vieilles rues de Florence resserrées entre des palais qui sont de sombres forteresses. Le Pensieroso résume la pensée profonde de la ville.

À Venise, le Colleone étonne davantage. Les poètes ont si souvent parlé de cette mollesse orientale où s’endort la ville des doges que nous les croyons quand ils disent que tout s’y effrite et meurt. Tant de vie dans ce cavalier de bronze et un air si terrible choquent le passant étendu dans la gondole.

Théophile Gautier lui trouva « une grande prestance », mais il ne s’arrêta guère : il était pressé de compter les tableaux du Titien et courait voir la Mort de saint Pierre, œuvre si précieuse qu’il était défendu de la vendre « sous peine de mort ». Un incendie l’a détruite en 1867. Peut-être la hâte du poète a-t-elle son excuse dans un pressentiment de cette catastrophe ?

Taine prit quelques notes. Il jugea ici « le buste trop court », alors qu’à Padoue, devant le Gattamelata, il admirait toutes les disproportions de l’œuvre de Donatello. Mais Taine était myope et les piédestaux des deux monuments sont élevés.

Comme tant de voyageurs, il se laissait influencer par l’ascendant des grands noms. Donatello, c’est un génie reconnu, tandis que l’auteur du Colleone, Verrocchio, jusqu’à ces dernières années, ce n’était qu’un artiste très secondaire, travailleur, mais mal doué. On ne se souvenait de son nom que parce qu’il eut la chance d’avoir pour élève Léonard de Vinci. À quelques œuvres de ce Verrocchio on accordait un certain mérite, mais on ajoutait aussitôt que Léonard, le génial enfant, avait dû y faire l’essentiel. Le maître devenait le disciple de son élève.

Quelques études récentes ont rétabli la vérité9. Pour apprécier Verrocchio, il suffisait d’aller voir le Colleone. Quand un artiste est capable d’exprimer si fortement ce qu’il a conçu on peut être sûr qu’il faut le compter parmi les plus grands maîtres de l’art.

II §

Andrea di Cione, né à Florence en 1435, entra de bonne heure à l’atelier de l’orfèvre Verrocchio. Lorsque celui-ci mourut, quelques années plus tard, Andrea prit son nom, sans doute parce qu’il méritait de conserver sa clientèle.

Quelques ateliers d’orfèvres fournissaient à la société florentine les œuvres d’art qui faisaient son orgueil. C’étaient en réalité des écoles d’art. La nécessité d’y travailler les bijoux, les pièces d’orfèvrerie tant recherchés à une époque où l’on aimait à montrer sa richesse, obligeait ces artistes à être d’abord des artisans, sachant fondre et ciseler. Quelques-uns s’élevaient au-dessus du commun par la perfection de leurs travaux et par l’étendue de leurs connaissances.

On avait beaucoup construit au quatorzième siècle et au début du quinzième, à l’époque de la grande prospérité des banques et de l’industrie de Florence. Peu à peu, on garnissait de statues et de fresques les églises et les palais. Il y avait de la place partout. Aussi certains ateliers d’orfèvres élargissaient de plus en plus le champ de leurs travaux. On y étudiait la géométrie, la perspective, la manière de traiter les métaux, les terres cuites et les couleurs. À l’atelier s’ajoutait un laboratoire.

Lorsque Verrocchio commence à travailler, Fra Angelico vient de mourir. Filippo Lippi, délivré des corsaires, est revenu d’Afrique. Ses aventures, l’enlèvement et l’abandon de la jolie nonne Lucrezia Buti ont amusé Florence et Rome. Malgré tant de scandales, on le charge de décorer le chœur de la cathédrale de Prato. Son dessin a de la souplesse. Mais, dans le cours de sa vie troublée, il n’a guère eu le temps d’étudier. Lorsqu’il essaye de noter les ombres exactement, on remarque ses maladresses : il ternit les belles couleurs de l’école de l’Angelico sans parvenir à marquer le relief avec netteté.

C’est une époque de transition. Les progrès sont d’une rapidité extraordinaire. Parmi les aînés de Verrocchio, l’un des plus audacieux chercheurs était ce Paolo Doni que l’on appela Uccello à cause de son amour pour les oiseaux ; il vécut très vieux et avait déjà près de quarante ans quand Andrea naquit. Il révéla à ses contemporains les lois de la perspective. Le jeune Andrea dut aller en étudier l’application dans les fresques, les camaïeux alors récents du chiostro verde de Santa-Maria-Novella. Plusieurs générations vinrent s’y instruire. Le peintre avait traité tous ses sujets avec la seule terre verte (verdaccio) qu’on n’employait jusqu’à lui que pour les ébauches. Cette uniformité de couleur exigeait des subtilités nouvelles dans la valeur des tons. On y vit une réaction salutaire contre l’amour des teintes vives dont Fra Angelico ou Gozzoli coloriaient leur dessin sans assez tenir compte du jeu des ombres. Au lieu de songer à frapper l’imagination par des figures idéales, on voulait maintenant apprendre à les situer dans l’espace et à les représenter avec exactitude. Les peintres demandaient des conseils aux sculpteurs, maîtres des formes et des reliefs. Les artistes ne sont plus des croyants dont la foi tente une œuvre pieuse en donnant une grâce mystique aux figures peintes. Ils ont la volonté de profiter des connaissances nouvelles.

L’instruction était répandue dans toutes les classes de la société. Les Grecs fuyant devant les Turcs vainqueurs révélaient l’antiquité. On discutait passionnément les auteurs anciens. En 1439, un concile avait été réuni à Florence dans le but de rapprocher les Églises grecque et latine. La religion n’y gagna rien, mais parmi les savants envoyés pour représenter l’Église grecque, il y en eut qui prirent de l’influence sur l’opinion. Les érudits Giorgio Gemisto et Bessarion mirent Platon en si grande vogue que Cosme de Médicis voulut reconstituer à Florence l’antique Académie.

On put voir le savant Marsile Ficin, chanoine de San Lorenzo, entretenir une lampe allumée devant le buste de Platon. Il passa sa vie à commenter la philosophie platonicienne et à traduire en italien les textes grecs. Ces nouveautés suscitaient un grand enthousiasme, mais aussi une opposition et des critiques. Aristote gardait des défenseurs violents. Chacun voulut d’abord s’instruire pour prendre parti dans ces querelles de philosophes, mais les Florentins avaient trop de finesse pour ne pas s’en amuser très vite. Quelques-uns cherchèrent à réconcilier Platon et Aristote. La plupart trouvèrent dans l’un et dans l’autre les raisons d’un sage scepticisme. Pendant deux ou trois générations, on se sentit l’esprit libre comme il ne l’avait jamais été depuis les jours héroïques d’Athènes.

Les artistes ne songent plus à inspirer la piété. Leurs œuvres ne sont plus des ex-voto. Sans connaître l’art antique, on se familiarise avec les connaissances qui l’ont rendu possible. L’observation devient exacte. Elle augmente, elle perfectionne les moyens d’expression. On ne peut pas encore imiter les anciens comme on le fera trop au siècle suivant. Alors la contemplation des chefs-d’œuvre retrouvés fixera le goût pour plusieurs siècles. La recherche individuelle se bornera aux détails. Elle produira des œuvres très belles, mais la perfection des formes visera plus au charme qu’au caractère. Un Michel-Ange réussira à élever l’art au sublime, mais son génie même annihilera pour longtemps toutes les tentatives d’originalité.

L’époque où travaille Verrocchio est l’une des plus intéressantes de l’histoire de l’art, parce que chaque œuvre y est le résultat de recherches où la personnalité de l’auteur joue le plus grand rôle. Le milieu n’offre pas encore de modèles, mais seulement une atmosphère laborieuse, des enseignements nouveaux et des moyens d’exécution qui progressent tous les jours. Cela crée des compétitions, des luttes d’influence entre les ateliers des maîtres que l’on admire, Donatello, Ghiberti, Fra Angelico : on voit ce qui leur a manqué, on ne peut pas les copier. Circonstances favorables à l’éclosion complète d’une belle nature d’artiste. Verrocchio développe lentement ses dons, en restant toujours maître de son génie. Il a commencé par des travaux d’orfèvrerie ; il finira par le Colleone.

III §

Nous ne savons presque rien de sa vie. Il vécut à Florence et fit un voyage à Venise en 1483, pour y travailler au Colleone. Peut-être alla-t-il à Rome, mais il n’y reste aucune trace de son passage.

Lorsque Pierre de Médicis le charge de décorer la tombe de Cosme, Verrocchio n’a que vingt-neuf ans : ce qui semble démontrer qu’il se distingua assez vite, contrairement à ce qu’ont soutenu la plupart des critiques.

On sait qu’il ne se maria jamais. Les nombreux enfants de sa sœur remplissaient sa maison. Il étudia leurs gestes. Il examina leurs petits bras, leurs petites jambes, qui sont construits d’une manière si mystérieuse, dans des replis de chair qui dissimulent l’ossature et les muscles naissants. Il nota leurs mouvements, leurs jeux de physionomie, qui ne sont presque pas humains parce qu’ils obéissent moins à des rudiments de pensée qu’à de simples réflexes.

Sa manière de représenter les enfants est tellement personnelle qu’elle a permis de lui attribuer avec certitude la Madone du dôme de Pistoia et la Madone à l’œillet de l’ancienne Pinacothèque de Munich. Vasari, qui se trompe si souvent, avait donné la première comme étant de Lorenzo di Credi, l’élève médiocre de Verrocchio. Des documents ont établi qu’elle est bien du maître lui-même. Morelli n’avait eu qu’à la regarder d’un peu près pour en acquérir la certitude. Quant à la Madone à l’œillet, les catalogues continuent, je crois, à l’inscrire au nombre des œuvres si rares de Léonard de Vinci. La galerie des Offices met le même entêtement au sujet de l’Annonciation. On discute, on résiste, et la raison principale est que le nom qu’on aime le moins à rayer d’un catalogue est celui de Léonard. Il y a de telles difficultés à pouvoir l’y inscrire. On préfère ignorer que Verrocchio, sculpteur de génie, est aussi l’un des peintres les plus intéressants de son époque.

Rien ne lui échappe. Il étudie tout. On a apporté secrètement de Flandre les procédés de la peinture à l’huile. Le farouche Andrea del Castagno a essayé, au prix d’un meurtre, d’en garder pour lui seul la recette. Mais les Pollajuolo et Verrocchio s’en emparent après lui. Verrocchio parvient ainsi à fixer mieux le modelé des reliefs. Il est précis à un point qui étonne encore. Saint Jean-Baptiste et Jésus dans le Baptême du Christ, le saint Zénon du Dôme de Pistoia sont des figures sévères et pensives, — pensives surtout.

Il ne faut jamais manquer une occasion de montrer ce que fut l’art pendant les années qui précèdent immédiatement la révélation des chefs-d’œuvre de l’antiquité. La résurrection de l’art ancien supprima en Italie cet esprit de recherche qui remplit d’enthousiasme, vers 1460, Verrocchio et ses rivaux. En étudiant Verrocchio, on voit ce que produit l’observation directe de la nature. Pendant que Botticelli s’inspire, avec une âme de poète, des modèles fournis par les générations précédentes, sans avoir le goût de suivre l’esprit nouveau dont profite mieux l’admirable Ghirlandajo, Verrocchio poursuit des études difficiles, toujours plus parfaites. Il atteint à une si grande maîtrise que, dépassant l’expression des formes vivantes, il rend vivante la pensée.

Devant la gravité des visages qu’il peint, une gravité mélancolique tempérée par beaucoup de douceur et de bonté, on songe aux œuvres de Dürer. C’est le même réalisme dans les traits et dans les attitudes, avec quelque chose de réfléchi qui donne aux compositions un intérêt intellectuel. Dans l’art italien si brillant, fait pour charmer les yeux, Verrocchio est une exception curieuse. Sa forte personnalité ne consent pas à des complaisances qui rendraient plus gracieuses ses créations. Il représente honnêtement la nature comme il la voit. Il peint l’homme avec tous ses muscles, les veines saillantes sous la peau et le front plein de pensée.

Comme sculpteur, son souci du réalisme lui fait éviter le bas-relief. On n’en connaît qu’un de lui, fait pour l’autel du Baptistère de Florence, la Décollation de saint Jean-Baptiste10. Encore les personnages qui le composent se trouvent-ils tous à peu près sur le même plan. C’était un moyen d’éviter d’obéir aux conventions un peu choquantes par lesquelles les sculpteurs des écoles de Donatello et de Ghiberti cherchaient à rivaliser avec les peintres pour rendre sensible la perspective. L’intérêt de ce bas-relief de Verrocchio est dans les attitudes : le bourreau a un mouvement d’une violence admirable.

Dans la manière d’exprimer les gestes de l’être qui agit, Verrocchio innove aussi. Donatello avait été un maître puissant dans l’art de donner à la pierre, au métal, l’apparence de la vie. Il représente une humanité qui connaît la souffrance et pour laquelle vivre est une tâche écrasante. C’est un pessimiste. Il ne fait guère sourire que les enfants. Le mouvement, dans ses œuvres, est retenu, un peu court. Ghiberti l’exprimait à peine : il rêvait, et ce qu’il voyait en rêvant était raide, conventionnel et banal.

Verrocchio est plus complet. La vie lui semble à la fois dure et belle. Elle est un spectacle toujours passionnant et l’artiste ne doit pas avoir d’autre but que d’en fixer adroitement la mobilité. Il faut que le bronze ou le marbre s’animent et donnent l’illusion de la vie. Étudier la nature, modeler scrupuleusement ses formes avec toute la science des écoles : voilà qui ne suffit pas encore. Il faut atteindre à une force d’expression aussi grande que possible. Nous avons vu comment Verrocchio y réussit dans le Colleone : tout ramène l’attention vers le visage. L’effet est rendu plus puissant pour cette raison que l’artiste a donné à son œuvre une unité, à sa composition un centre.

C’est le secret de la beauté des quelques œuvres que nous a laissées Verrocchio. Il n’entreprit jamais d’immenses besognes comme Donatello ou Ghiberti, mais ce que nous avons de lui est parfait. Sa supériorité, c’est l’art de composer, en se jouant des difficultés, en les surmontant si aisément qu’on ne les remarque plus dans l’ensemble. Ses chefs-d’œuvre, le Colleone, l’Incrédulité de saint Thomas11, paraissent d’une beauté sobre. Tous les détails pourtant ont été profondément travaillés, avec une recherche dont on ne s’aperçoit qu’à l’étude. Il faut voir les mains, la finesse, l’élégance des doigts que sculpte ou peint Verrocchio ! La main du Christ qui découvre sa plaie pour convaincre saint Thomas, dans ce groupe qui forme le centre de la façade sombre d’Or San Michele, sur la via dei Calzaïoli ; et l’autre main levée dans un geste large ! Et la main de la Madone de Munich, qui amuse l’enfant en agitant l’œillet qu’il cherche à saisir ! On découvre presque de la préciosité dans ces détails, tant ils sont d’un fini extrême, mais la composition est si habile que l’œuvre reste simplement belle.

IV §

C’est à l’atelier de ce maître que le jeune Léonard de Vinci vint travailler vers 1470.

Vasari, écrivant au milieu du seizième siècle, parle avec une émotion religieuse des premiers débuts du bel enfant à qui tout est facile et qui charme par sa grâce surhumaine. « Vraiment admirable et céleste fut Léonard, fils de Ser Piero da Vinci. »

Sa légende est si solidement établie que l’on peut, sans lui nuire, en contester quelques détails. D’abord, il n’y a peut-être pas lieu de tenir pour miraculeuse sa précocité. Il n’entre chez Verrocchio que vers 1470 et n’est inscrit qu’en 1472 sur le registre de la corporation des peintres. Il avait vingt ans. Or, à cet âge, Mantegna décorait de fresques admirables la chapelle des Eremitani à Padoue et était déjà complètement maître de son art. À quinze ans, Michel-Ange sculpte un masque de satyre qui lui vaut l’éloge de Laurent de Médicis. Le Pérugin peint à neuf ans, Fra Bartolommeo à dix et Andrea de Sarto dès sept ans. Heureuse époque où l’éducation artistique est si répandue que des enfants manient adroitement le pinceau, et que quelques-unes de leurs œuvres de début nous paraissent encore des chefs-d’œuvre !

Mais c’est desservir Léonard que de vanter sa précocité. Son génie est surtout réfléchi. Aucun artiste n’a autant travaillé que lui, — sauf peut-être Verrocchio, son maître. La grande culture intellectuelle qu’il acquiert peu à peu, en vivant dans les milieux érudits de Florence, ses connaissances générales si approfondies qu’on peut voir en lui un savant aussi bien qu’un artiste, toute sa science, à mesure qu’elle s’augmente, a une action de plus en plus grande sur son œuvre. Qu’on ne nous parle plus de l’ange qui lui a été attribué dans le tableau de Verrocchio, le Baptême du Christ ! On ne l’a tant admiré qu’à cause de ce qu’en dit Vasari : Verrocchio, enthousiasmé par ce travail de son élève, aurait jeté ses pinceaux et renoncé pour toujours à la peinture. Les faits contredisent cette anecdote. D’après le témoignage de Vasari lui-même, Verrocchio « ne se reposa jamais, s’occupant tantôt à des peintures tantôt à des sculptures, afin d’éviter par là le dégoût pouvant survenir par suite de l’application à un seul genre de travail ».

Il continue à peindre pendant toute sa vie. M. Marcel Reymond me paraît avoir mieux interprété le texte de Vasari12 : Verrocchio ne laissait à personne le soin de concevoir et de dessiner ses tableaux. S’il permit à Léonard de travailler à l’ange du Baptême du Christ, il garde le mérite d’en avoir fait une figure fine et délicate, mais moins intéressante pourtant que les visages du Christ et de saint Jean-Baptiste.

On s’est trop longtemps fié aux jugements d’Eugène Müntz13. Aujourd’hui, il ne subsiste rien de tout ce qu’il inventa pour diminuer Verrocchio et grandir Léonard, comme si celui qui peignit Sainte Anne avait besoin qu’on ajoutât encore au prestige de sa légende !

On a reconnu que les ouvrages d’Eugène Müntz sont détestables. Il est temps qu’on les oublie14. On y voit soutenir que le développement du génie de Verrocchio serait dû à l’influence de Léonard, « rapidement devenu le maître de son maître15 ». C’est pour arriver à cette conclusion que l’on vante la précocité du disciple.

Il faut bien reconnaître que les deux artistes ont une parenté de style et d’inspiration. Il y a longtemps que François Rio, critique d’art trop oublié, remarquait en eux « une même passion pour le fini des détails dans les grandes comme dans les petites compositions, même importance attachée à la perspective et à la géométrie dans leurs rapports avec la peinture, même goût prononcé pour la musique, même penchant à laisser un ouvrage inachevé pour en commencer un autre, et, ce qui est encore plus frappant, même prédilection pour le cheval de bataille, pour le cheval monumental et pour les études qui s’y rapportent16 ».

Ces ressemblances établissent que l’empreinte reçue par Léonard à l’atelier de Verrocchio fut plus grande qu’on n’a voulu le croire. Vasari raconte que Verrocchio dessina « quelques têtes de femme d’une si grande élégance, surtout dans l’arrangement de la coiffure, que Léonard les imita toujours ».

Mais ces dessins, retrouvés dans des collections, étaient, sont encore attribués au disciple. Et Eugène Müntz poussait de grands cris quand on disait qu’ils pouvaient être du maître. Le goût de Verrocchio ! Il s’amusait bien de ceux qui y croyaient !

Ce n’est pas à un tel initiateur, avec son style rocailleux et recroquevillé, que Léonard aurait demandé des modèles d’élégance17 !

Les recherches savantes de Morelli, de M. Berenson, de M. Marcel Reymond ne laissent pourtant plus de doute. Ces visages de femmes, d’une beauté si douce, avec des yeux aux paupières baissées qui alanguissent le regard et lui donnent un je ne sais quoi équivoque, mystérieux, ces visages dont, après Léonard, toutes les écoles s’inspirent, sont des études de Verrocchio. On y retrouve l’expression exquise de la Madone de l’Hôpital18. Figures arrondies, bien vivantes auxquelles l’artiste sait donner une finesse qui nous touche mieux que celle des sveltes personnages de Botticelli, dont les visages cependant sont amincis, affinés à l’extrême. Botticelli, de douze ans plus jeune que Verrocchio, produit une œuvre moins neuve. C’est un imaginatif qui se sert des procédés qu’on lui a appris. Il n’en cherche pas de plus parfaits. Verrocchio, au contraire, sait que l’art est perfectible dans ses moyens d’exprimer la vie, la beauté. Eugène Müntz, que nous avons vu si injuste à son égard, finit par reconnaître ce que Léonard put gagner à étudier sous sa direction :

Le patient, laborieux et opiniâtre Verrocchio lui apprit à penser et à chercher, ce qui n’était pas peu de chose. À la fois orfèvre, perspectiviste, sculpteur, graveur, peintre et musicien, cet esprit éminemment curieux et passablement inquiet ne pouvait manquer d’ouvrir à son élève les horizons les plus variés ; trop variés même, car l’éparpillement des forces était, dès lors, le plus grave danger qui menaçait le jeune Léonard19.

La postérité a admiré dans Léonard cet esprit occupé de tout et traitant tout avec intelligence et adresse. Le disciple est l’épanouissement du maître. Comme beaucoup de grands esprits qui réussissent, il ne fut pas capable de reconnaissance. Celui qui s’humilie en disant : « J’ai eu tel maître et j’ai appris de lui ce que je sais », ne devient pas un maître de l’avenir. Léonard, dans ses écrits, parle avec indifférence de la mort de Ser Piero, son père. Il assiste, sans un mot de regret, sans émotion, à la chute de Ludovic le More, son protecteur. On ne doit pas s’étonner qu’il ait gardé le silence sur les obligations qu’il put avoir à Verrocchio.

La critique commence à mettre quelques clartés dans l’histoire de l’art à Florence, au début de la Renaissance. On découvre de nouveaux noms, comme ce Francesco Botticini, dont le Tobie et les trois Archanges20, si admirable, rappelle la manière de Botticelli avec un peu de la science de Verrocchio. Que de mystères encore ! On a parlé d’un autre artiste remarquable dont on ne retrouve pas même le nom et qu’on appelle Amico di Sandro, parce qu’on croit qu’il fut l’ami de S. Botticelli. Longtemps encore, cette époque magnifique fournira du travail aux historiens. On a d’abord rendu justice à Verrocchio, et c’était nécessaire, puisqu’il fut un initiateur et que la plupart des artistes de son temps subirent de quelque manière son influence.

Si nous ne savons presque rien de précis sur sa vie, nous pouvons, grâce à Vasari, essayer d’imaginer ce qu’il fut. Il aimait les enfants. Il travaillait. Il cherchait sans relâche. Nous avons un portrait de lui gravé dans les vieilles éditions de Vasari et on croit le reconnaître dans un portrait d’homme de Lorenzo di Credi, conservé au Musée des Offices. Il est représenté comme un bourgeois bien vivant et plein de force. On le voyait aux fêtes du palais des Médicis. Sans doute, il n’était point sauvage. La vie lui plaisait par ses formes et par ses couleurs. Il dut aimer son époque si active, si amoureuse des arts, de l’érudition et de la science. Peut-être, à Santa-Maria del Fiore, fut-il témoin de la sanglante conspiration des Pazzi (1478). Il resta fidèle à Laurent de Médicis, qui profitait du pouvoir pour embellir Florence et amuser le peuple.

 

Mais, vers cette époque, à Ferrare, un adolescent d’humeur sombre aima la fille d’un exilé florentin. Leurs maisons étaient voisines. Le jeune homme trouva l’occasion d’avouer son amour. Il fut repoussé durement parce qu’il appartenait à la moyenne bourgeoisie, alors que l’exilé florentin portait l’illustre nom des Strozzi. Une Strozzi ne pouvait pas épouser un Jérôme Savonarole.

Parce qu’il avait grandi dans la solitude, ce jeune amoureux fut incapable de résister à cette injure. Son orgueil le fit entrer au monastère. Déjà, ayant été conduit une seule fois au somptueux palais ducal de Ferrare, il n’avait pu souffrir d’y passer inaperçu. Il prit en haine le luxe, les richesses par lesquels tant de gens indignes s’élevaient au-dessus de lui. Il sentait « son cœur éclater ». Le cloître exaspéra ses sentiments.

Quelques mois avant le départ de Verrocchio pour Venise, ce petit moine bilieux, dont Fra Bartolommeo a immortalisé la laideur, arrive à Florence (1482) et entre à Saint-Marc. Les fresques de l’Angelico n’y calmeront point ses rancunes. Il a l’air d’une ombre plutôt que d’un homme vivant, tant les jeûnes l’ont amaigri. Dans sa cellule, il écrit des canzoni exaltés où son rêve de destruction se précise : « Ô Dieu ! s’il était possible de briser ces grandes ailes ! »

Sa parole âpre, « sans ornement et sans art », va répandre dans le peuple les lieux communs de la révolte. On brûlera à Florence les œuvres profanes, et l’art, égaré par les passions religieuses, n’y progressera plus.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXII, numéro 259, 1er avril 1908, p. 531-537 [537].

[…]

Poesia (fascicule d’octobre à janvier) annonce, comme dans tous ses numéros, le « triomphe du Roi Bombance », qui est un ouvrage de son trop modeste directeur : M. F.-T. Marinetti, — après quoi viennent des vers fort intéressants, de MM. Émile Bernard, Louis Thomas, Théo Varlet, M. et G. Nervat, et de M. Florian Parmentier, dont le poème est « impulsionniste ».

Art ancien.
Les Ferrari §

Tome LXXII, numéro 259, 1er avril 1908, p. 544‑546.

L’entrée au Louvre il y a quelque temps déjà des deux peintures représentant la Nativité de saint Jean-Baptiste et la Déposition de Notre-Seigneur, classées d’abord parmi les primitifs français et revendiquées par M. Frizzoni pour Defendente Ferrari de Chivasso, a ramené l’attention sur les petites écoles du nord de l’Italie. Le groupe des Ferrari est précisément l’un des plus importants parmi ceux qui se rattachent à l’école de Verceil, mais ces peintres modestes sont demeurés presque inconnus des amateurs. La réunion des mentions d’archives recueillies par le Père Colombo ; des articles isolés de Francesco Gamba sur Defendente, de M. Franz Riffel sur Eusebio Ferrari forment à peu près tout ce qu’on a écrit sur ce groupe, si l’on met à part Gaudenzio Ferrari, et il m’a paru assez intéressant de remettre en lumière ces artistes mineurs si voisins des nôtres.

Quatre peintres au moins portèrent le nom de Ferrari, Francesco, Eusebio, Defendente et Gaudenzio. On sait peu de chose du premier. En 1480 on le trouve à Gênes, mentionné à propos de diverses peintures. En 1504 il est revenu à Verceil ainsi qu’en fait foi un document du 9 mai de la même année. En 1538 et 1549, on rencontre aussi dans les archives un Francesco Ferrari de Dezana, petit village situé près de Verceil ; mais il serait nécessaire, pour ne voir en tous ces Francesco qu’un seul artiste, de lui prêter fort longue vie.

Eusebio Ferrari nous est mieux connu. Son père Bernardino, qui était de Pezzana, s’était installé à Verceil. Eusebio dut y naître vers 1470. On l’appelle souvent « frate » parce qu’il fut inscrit à l’ordre de Saint-François d’Assise, mais il ne persévéra pas et épousa Marie Calandra. Il était déjà assez estimé en 1508 pour pouvoir servir de garant à Gaudenzio Ferrari, lors du contrat passé entre celui-ci et la confrérie de Sainte-Anne. Trois ans plus tard, la même confrérie confia à Eusebio lui-même le soin de peindre la chapelle dédiée à la sainte. Il reçut pour ce travail 225 florins, mais il est difficile de reconnaître sa main dans les médiocres fragments qui nous sont restés. Par contre le musée de Mayence conserve d’Eusebio un très beau triptyque. Un ancien autour G.-A. Ranza assure en effet qu’on gardait autrefois dans l’église Saint-Paul, à Verceil, un triptyque représentant la Nativité : l’enfant Jésus avait les doigts dans la bouche ; près de lui se trouvaient saint Joseph, la Vierge et trois anges. Sur le volet de gauche, saint Jérôme était représenté ; sur l’autre, l’ange gardien et un petit chien. Une description aussi précise a permis à M. Franz Riffel de reconnaître sans aucun doute l’ancien triptyque de l’église Saint-Paul dans celui qui se trouve maintenant à Mayence. Eusebio Ferri mourut en 1533.

Defendente Ferrari de Chivasso se rattache aussi à l’école de Verceil. Sa manière plus brillante, plus riche, plus gracieuse que celle de Macrino, se rapproche de celle de Gerolamo Giovenone. Ou croit que Martino Spanzotti fut son premier maître, et on a parfois attribué à ce dernier un triptyque de Chieri commandé en 1503 par la famille Tana. Mais cette peinture diffère sensiblement d’une Madone de la pinacothèque de Turin, qui semble jusqu’ici la seule œuvre authentique de Martino.

Il faudrait donc, d’après Gamba, laisser à Defendente l’attribution du triptyque de Chieri. Le monogramme de Defendente avec la date de 1521 se lit sur une Adoration de la cathédrale d’Ivrée ; et dans toute la contrée, à Feletto, à Avigliana, à Moncalieri, à Turin, ses peintures abondent. Le père Bruzza a d’ailleurs découvert jadis dans les archives de Moncalieri la convention passée en 1530 entre cette ville et le peintre pour l’exécution d’un double triptyque destiné au grand autel de l’abbaye de Sant’Antonio di Ranverso, où on le voit encore. Defendente toucha huit cents florins et dix gros pour cette importante œuvre : il y mit son monogramme avec la date de 1531 et y ajouta les œuvres de la ville de Moncalieri. Bien que peignant au xvie siècle, Defendente a conservé quelques-uns des moyens des primitifs. Si son dessin est d’une grande pureté de lignes et de modelé, si certains de ses types ont une grâce toute verceillaise, il continue à user de l’or pour les broderies, les ornements et les reliefs. Sa composition elle-même demeure traditionnelle et ne se libère que dans les petites scènes de la prédelle.

Le dernier des Ferrari, Gaudenzio, fut peut-être aussi élève de Martino Spanzotti, avec Defendente et le Sodoma. Mais comme ce dernier, il abandonna vite la manière des vieux maîtres de Verceil pour suivre les exemples des maîtres de la Renaissance. Gaudenzio Ferrari naquit à Valduggia, près Verceil, en 1481. Il alla de bonne heure travailler à Milan et à Varallo ; en 1508, il était de retour à Verceil et il peignait pour la congrégation de Sainte-Anne, une image de cette sainte. Peu après Gaudenzio représentait la Cène dans le réfectoire de Saint-Christophe et s’y inspirait de Léonard. En 1513 il était à Varallo, où il brossait dans l’église de la Madonna delle Grazie son immense fresque en vingt-et-un compartiments représentant la vie du Christ. Dès lors il avait perdu tous les caractères des primitifs, et son œuvre ne présente plus pour nous le même intérêt particulier. Gaudenzio revint assez souvent à Verceil. En 1528, il y servait de témoin à Gerolamo Giovenone : devant lui Gaudenzio, « fils de maitre Lanfranchi de Ferrariis, de Milan, peintre », Francesco Bagnatemi et sa femme Dorotea promettaient à Gerolamo Giovenone de lui verser 125 écus d’or pour la dot de leur fille Apollonia. Le groupe des Giovenone est presque aussi important que celui des Ferrari et fournirait matière à une étude spéciale. Mais un peintre comme Gerolamo Giovenone a déjà une personnalité italienne, ou verceillaise, nettement marquée, et la confusion entre ces travaux et ceux d’un primitif français ne paraît guère possible, ainsi que cela a pu se produire pour les deux tableaux du Louvre.

Lettres italiennes §

Tome LXXII, numéro 259, 1er avril 1908, p. 551‑554.

Anniversaire de la mort de Carducci §

L’Anniversaire de la mort de Carducci a été commémoré au Collège de France par le « monde officiel ». Carducci, dont une des principales qualités fut celle d’être, pendant la période virile de sa vie, un homme plein de dédain pour tout apparat officiel, eût certes condamné ses nouveaux adeptes dithyrambiques et les eût peut-être chassés du Temple. En tous cas, ces comités italo-français, qui semblent se charger de fournir à Paris un surplus de mauvaises statues, dont Paris n’a vraiment pas besoin, ont commémoré à leur manière celui qu’on appelle le dernier grand poète italien, et entre deux musiques militaires et une dizaine de discours, Mlle Cæcilia Vellini a noblement dit les trop pathétiques sonnets de Ça ira, vigoureusement traduits par M. Jean de Bonnefon, et le plâtre du poète a été couronné.

Lectura Dantis §

En même temps, inaugurant la première Lectura Dantis créée à Paris, l’École des Hautes Études Sociales honorait, sans statues ni musiques militaires, devant le « monde intellectuel », le grand Poète méditerranéen et gothique, par l’interprétation méthodique du Poème qui est l’Évangile moral de la race méditerranéenne.

Paris s’intéresse aux manifestations de la vie italienne. On applaudit dans la capitale moderne méditerranéenne les acteurs siciliens, on y exalte et on y bafoue M. Ferrero, l’historien à la critique souple, ou M. Fogazzaro. On y attend une tragédie de M. d’Annunzio, et on laisse déranger l’harmonie gothique du square de Notre-Dame par l’imposition blanchâtre d’un mauvais Goldoni. On y publie de bons et de mauvais livres de documentation italienne. On y traduit des livres médiocres et on remplit d’eux le feuilleton de quelques grands quotidiens. En même temps, par l’effort constant de quelques penseurs universitaires géniaux, ou de philosophes et de poètes nouveaux, l’élite intellectuelle française arrive à avoir une connaissance assez précise de l’état d’âme de l’élite intellectuelle italienne. On apprécie la volonté esthétique et littéraire nouvelle qui anime les phalanges des jeunes artistes italiens, et les conclusions dernières des jeunes philosophes ou des jeunes esthéticiens d’outre-monts. Il y a entente spirituelle entre les deux pays. Dans un temps non lointain, on arrivera peut-être à saisir, à travers les œuvres jetées en trop grand nombre sur le marché parisien depuis quelques années, les rapports qui lient l’Italie intellectuelle très laborieuse à l’avenir fécond et ceux qui la retiennent dans un présent plus ou moins stérile. Il y a donc entente et il y a aussi attente.

La mort de Edmond de Amicis §

Par cela même, la mort de Edmond De Amicis n’est pas passée inaperçue en France.

On connaissait cet écrivain, qui était un des auteurs les plus célèbres de l’Italie contemporaine. On savait que c’était un auteur populaire, nullement artiste, nullement créateur, nullement philosophe. Un écrivain sentimental, sentimentalement simple et simplement « bourgeois », dans le sens le plus complet de ce mot admirablement significatif.

Edmond de Amicis fut cela. Des générations entières se sont émues, s’émouvront, sur ses pages nombreuses, où tremble perpétuellement la petite larme que Hello dédaignait avec de si hauts arguments. Les tendances de notre pensée contemporaine sont plus hautaines, plus puissantes, plus saines, plus vigoureuses, que celles des générations immédiatement précédentes. Stirner, Hello, Nietzsche, ont extrait de la plaie bourgeoise la tumeur pathétique, celle qui se manifeste par les symptômes connus du larmoiement et du frisson de la pitié. Poètes et prosateurs, en phalanges compactes, ont été guéris de l’impitoyable mal de la pitié, mais la grosse partie des foules dites intellectuelles s’est soustraite à l’action des grands chirurgiens du xixe  siècle. Edmond de Amicis put ainsi réaliser avec ses livres les plus gros succès de librairies de l’Italie, puisque son livre Cœur, traduit même en japonais, a atteint, et je crois dépassé, le 300e mille de l’édition italienne.

Contre l’action fort amoindrissante exercée par une telle littérature sur la sensibilité générale, il fut un homme en Italie qui leva sa voix avec un dédain furieux, dantesque. Carducci méprisa de Amicis, qu’il appela avec une extrême justesse Edmond des Langueurs. Mais la voix de Carducci se perdit dans le tumulte sourd des sanglots contenus. Les petites larmes empêchèrent les yeux du public de voir le geste du poète républicain qui les menaçait. Et tous les journaux italiens, les illustres quotidiens qui font les renommées et empêchent les gloires (qui facilitent énormément et quotidiennement les descentes de leurs grands hommes, en les flattant dans leurs menus instincts et en les empêchant par cela même de s’efforcer vers la conquête d’une gloire plus digne), nous répètent à loisir que de Amicis a réalisé « les plus gros succès libraires de l’Italie contemporaine ». L’écrivain est mort peut-être riche, et certainement célèbre. La presse assure que l’Italie l’a « pleuré » ; on ne voit dans les lignes funéraires des journaux que l’affirmation d’une grande douleur, de larmes nombreuses, de pleurs interminables, pour l’illustre défunt. La gloire de celui-ci n’est pas venue toutefois couronner son incomparable succès.

Les qualités réelles de l’écrivain sont cependant remarquables. De Amicis, évocateur de l’âme militaire, de l’âme des enfants, et de l’âme des pays qu’il visita (la Hollande, le Maroc, Constantinople), se contenta de représenter dans une langue simple la simplicité touchante de ses sentiments. Il est appréciable par la sincérité de ses fantaisies, et surtout par la naïveté de sa psychologie. On ne peut pas lire un de ses livres sans être ému, ainsi qu’on ne peut pas assister à un fait-divers douloureux qui frappe violemment notre sensibilité sur notre route, sans être secoué par le frisson de la pitié. C’est le triomphe inéluctable du pathétique. Nul ne peut se vanter de ne point le connaître, à moins d’avoir cette âme puissamment seule, et par cela même ondoyante sur les limites de l’insociabilité des fous et de l’individualisme criminel, que le vulgaire désigne par le nom vague d’égoïsme. C’est, je le répète, le triomphe du pathétique. Ce n’est pas précisément de l’art.

L’œuvre de Edmond de Amicis est toute pathétique. Elle a un caractère de grandeur, dans sa quantité et, dans ses qualités, de simplicité sentimentale. Au point de vue de la réalisation, elle a sans doute une place importante dans la littérature italienne. Car Edmond de Amicis reste un admirable conteur de la bonne lignée manzonienne, sans avoir toutefois l’étendue de la pensée du seul grand romantique italien du siècle dernier. De Amicis fut un conteur que tous peuvent lire avec émotion. Dans l’artiste il y a l’homme, naturellement : tout artiste subit les ondoiements de la sensibilité de l’homme qui est en lui ; tout artiste peut donc dédaigner la faculté pathétique de De Amicis, et peut en même temps contribuer à son succès, en s’en émouvant comme homme.

En le comprenant dans ses justes proportions, en l’enfermant dans ses justes limites, Edmond de Amicis demeure sans nul contredit un des plus grands écrivains de l’Italie contemporaine.

Robert Ardigò §

Les philosophes, les écrivains, les penseurs, les amateurs positivistes et les anticléricaux ont fêté le quatre-vingtième anniversaire de M. Robert Ardigò, « le plus illustre positiviste italien ».

La vie de M. Robert Ardigò est très belle. Et il en impose par cette somme de travail et d’années d’effort et de volonté que tout homme très âgé représente, et qui est au fond du culte universel de la vieillesse. En outre, M. Robert Ardigò, grand penseur de la lignée devenue désormais surannée des précurseurs positivistes de notre culture, a contribué largement à ce mouvement de libération spirituelle qui fut un noble dogme de révolution il y a un demi-siècle, et qui reste très exploité, mais dégénéré, dans le langage anticlérical de tout pays.

M. Robert Ardigò est, à l’étranger, l’homme représentatif de la philosophie italienne. Il a éduqué de très nombreux penseurs, dont M. Enrico Ferri est le plus bruyant et le plus intéressant. La science et l’intuition individuelles sont à la base de ses recherches positivistes. Et même en ne l’aimant pas aujourd’hui pour sa philosophie, on doit reconnaître ses grandes qualités de psychologue qui considère la psychologie comme science positive. On ne doit pas méconnaître les qualités de sa recherche constante des « formations matérielles », pour élever l’édifice idéologique de l’analyse philosophique, religieuse, morale, où il révèle son effort, qui ne fut pas des moindres dans l’histoire de la pensée du xixe siècle, pour atteindre la Synthèse idéale, que la science positive d’ailleurs n’a pas encore atteinte, faute de lyrisme.

Memento §

Arturo Onofri : Poemi tragici, chez l’Auteur, Rome. — Enrico Corredini : Carlotta Corday, Pierro, Naples. — Francesco Chiesa : Liriche, Nuova Antologia, Rome. — Neera : Les Idées d’une femme sur le Féminisme, Giard et Brière, Paris. — Aurelio Ugolini : Viburnia, « La Vita Letteraria », Rome. — Mario Morasso : Domus Aurea, Bocca Frères, Turin. — G. Prezzolini : Il Cattolicismo rosso, Ricciardi, Naples.

Tome LXXIII, numéro 261, 1er mai 1908 §

Histoire.
Gabriel de Mun : Richelieu et la Maison de Savoie ; Plon-Nourrit §

Tome LXXIII, numéro 261, 1er mai 1908, p. 108-113 [108-109].

C’est dans une vallée de l’Italie septentrionale, qui s’étend du col du Stelvio au lac de Côme, sur une longueur d’environ cent kilomètres, c’est dans ce passage de la Valteline qui fait communiquer le Milanais avec le Tyrol, qu’il faut placer l’axe, pour ainsi dire, de la formidable politique extérieure de Richelieu, notamment de sa politique antiespagnole. Par cette vallée seule pouvait s’opérer, depuis le traité de Lyon (1601) qui cédait la Bresse à la France, la jonction des deux branches de la maison de Habsbourg, jonction qui, si elle se fût faite, si le duché de Milan et le Tyrol eussent été réunis, eût renouvelé pour la France des dangers comparables à ceux de la puissance de Charles-Quint. Les Ligues grises (Grisons) étaient en possession de la Valteline. L’Espagne souleva contre elles ce pays en 1620 ; mais en 1626 Richelieu replaça la Valteline sous la domination des Ligues, ce qui était proclamer sa neutralité. Les Grisons et la Suisse cependant, à eux seuls, ne suffisaient pas à assurer cette neutralité : il y fallait encore le bon vouloir du duc de Savoie, véritable gardien des passages des Alpes. Ce dernier point obtenu, Richelieu, tranquille sur ses derrières, pouvait attaquer l’Autriche en tête et en flanc, s’engager à fond dans la Guerre de Trente Ans.

C’est sur cette politique de Richelieu avec la Maison de Savoie, politique assez connue dans ses grandes lignes, mais restée obscure dans maints détails, et par là encore sujette à des appréciations erronées, que M. Gabriel de Mun s’est efforcé de faire la lumière. On sait que Victor-Amédée Ier devint et resta, par les traités de Chérasque (1631) et de Rivoli (1635), notre allié. En d’autres termes, Richelieu avait dès lors étendu sur la Maison de Savoie sa lourde protection. C’est à sauvegarder et à développer ces résultats que les agents du Cardinal s’appliquèrent, auprès de Victor-Amédée Ier d’abord, puis, après sa mort soudaine en 1637, auprès de sa veuve Marie-Christine (propre sœur de Louis XIII), devenue régente de Savoie durant la minorité de Charles-Emmanuel II. M. de Mun a montré que tout le mérite de ces négociations, que couronna le renouvellement du traité de Rivoli, revient à un agent jusqu’ici assez malfamé de Richelieu, à l’ambassadeur Particelli d’Hémery. Ce personnage fut de bonne heure calomnié dans son rôle d’ambassadeur par le P. Monod. un agent piémontais, et par le surintendant des finances Bullion, avec qui il eut des démêlés financiers et dont la mauvaise volonté, aujourd’hui évidente, contraria singulièrement la politique de Richelieu en Piémont. Sous Mazarin, les nouvelles inimitiés que s’attira d’Hémery, accusé à tort ou à raison de dilapidations, ne furent point pour faire revenir l’opinion à des vues plus justes, tout au moins sur son rôle auprès de Marie-Christine, rôle en réalité fort méritoire, comme il appert de cet ouvrage appuyé sur une documentation très sérieuse. La réhabilitation entreprise par M. de Mun et l’intérêt de son livre, parce qu’elle renouvelle du même coup le sujet en quelques-unes de ses principales parties, notamment la chute du P. Monod, la confirmation du traité de Rivoli et le rôle du surintendant Bullion.

Le Mouvement scientifique §

Tome LXXIII, numéro 261, 1er mai 1908, p. 113-117 [115, 116-117].

Auerbach : La Localisation du talent musical, Archiv für anatomie und physiologie [extrait] §

La question de la localisation dans des régions spéciales du cerveau des diverses fonctions intellectuelles est encore fort discutée. On se souvient des communications contradictoires qui ont été faites au dernier Congrès de psychologie (Rome, 1905) par Paul Flechsig, de Leipzig, Mingazzini, Henschen, et Ezio Sciamanna de Rome. Pour Flechsig, toute la région frontale correspondrait aux associations les plus élevées,aux sentiments de la personnalité, de la conscience de soi, du self control, et à la zone préfrontale surtout ressortirait l’action volontaire. Sciamanna contesta cette opinion. Il présenta deux Macaques chez lesquels il avait opéré l’ablation des lobes préfrontaux des deux côtés sans qu’il en résultât presque aucun trouble, ni changement dans leurs habitudes, dans leur personnalité. Le savant italien pense que les fonctions intellectuelles supérieures doivent être plutôt le résultat du fonctionnement régulier et harmonique de la masse cérébrale intégrale et que les troubles apparaissant à la suite de toute lésion seraient attribuables à une rupture de cette harmonie d’ensemble. […]

Ceni : L’Influence du cerveau sur les phénomènes de la procréation, Archives italiennes de biologie, 1907 §

Je reviens à la biologie, et à l’influence encore si mystérieuse que le cerveau exerce sur tout l’organisme et la vie végétative. On doit à M. Ceni, professeur à l’Université de Modène, des expériences fort curieuses relatives à l’influence du cerveau sur les phénomènes de la procréation. Chez des poulets, on détruit au thermo-cautère une partie de l’écorce cérébrale ; il en résulte des troubles fonctionnels passagers qui se dissipent presque totalement dans la suite ; au bout d’un certain temps, les animaux recouvrent la physionomie et la démarche normales, ils s’alimentent, voient et entendent, conservent l’instinct sexuel. Malgré cela, le nombre des œufs pondus diminue de beaucoup, et au bout d’une ou de deux années les coqs finissent par succomber dans un état de dépression très prononcé ; il y a alors une atrophie marquée des organes sexuels. Mais la descendance est encore plus profondément atteinte ; il y a des morts précoces dans l’œuf, des retards du développement, de nombreuses anomalies ; les rares poussins qui sortent de l’œuf sont des hydrocéphales, des microcéphales, présentant des asymétries crâniennes.

Ainsi le cerveau exercerait directement une influence sur les éléments sexuels, ovule et spermatozoïde ; ces éléments recevraient en quelque sorte une certaine force latente de l’écorce cérébrale, force qui se manifesterait plus tard au cours du développement. Il y aurait une corrélation étroite entre la génération et le fonctionnement de la partie du système nerveux central qui préside aux manifestations les plus nobles et les plus élevées de la vie animale.

Nous touchons là à une des questions les plus importantes et les plus discutées de la biologie moderne. On a distingué dans tout organisme deux parts : le soma, c’est-à-dire le corps, et le germen, c’est-à-dire les éléments reproducteurs, et on a cherché jusqu’à quel point les modifications du soma pouvaient avoir un retentissement sur le germen. Certains biologistes ont donné une réponse négative à cette question. Dans le soma, une des parties les plus instables, les plus impressionnables est le système nerveux, surtout dans la région du cerveau proprement dit, qui est considéré comme le siège des facultés psychiques supérieures. On voit immédiatement l’intérêt des expériences de Ceni.

Les Revues.
L’Occident : M. A. Mithouard, sur l’architecture vénitienne §

Tome LXXIII, numéro 261, 1er mai 1908, p. 134-140 [137-138].

Dans l’Occident (mars), M. Adrien Mithouard étudie l’architecture à Venise. Nous lui sommes redevables d’observations nouvelles sur un sujet inépuisable :

On peut constater par exemple dans la Procession de Gentile Bellini, qui est à l’Académie, que les bâtiments de la place Saint-Marc qui se trouvaient à la place des Nouvelles Procuraties allaient rejoindre le pied du Campanile du côté nord. La place Saint-Marc formait donc autrefois, bien que la basilique ne fût point située dans l’axe, un parallélogramme à peu près régulier. Que fait Scamozzi en construisant les Nouvelles Procuraties ? Il supprime le parallélisme, élargit la place d’un côté, recule la façade du monument nouveau en arrière du Campanile : le parallélogramme devient ce trapèze d’un effet magique qui offre au-devant de Saint-Marc une perspective de théâtre.

Les deux lions en relief qui ressortent si grossièrement devant une perspective puérile des deux côtés de la porte de la Scuola de San-Marco, sont d’un mauvais goût ! C’est qu’ils entendent bien attirer l’attention. Il faut qu’on les regarde. Cependant ils n’ont point été mis là par un de ces gothiques vénitiens, prompts à la fantaisie. Ils sont de Tullio Lombardo lui-même, oui de l’un de ces Lombardi à qui nous devons des monuments d’un goût si pur.

Voilà qui me livre décidément le secret de l’architecte vénitien. Il tient à m’étonner, il veut que je me pâme. Il me fait une déclaration hardie. Il cherche mon œil. Il y a en lui un peintre qui s’ignore.

Il a, comme pas un autre, le sentiment des valeurs. Il ne prétend point me donner des impressions de sécurité, de majesté, de recueillement. Il se préoccupe seulement de faire ressortir l’un par l’autre le clair et le foncé. Le roman, l’ogive française, l’ogive arabe, le gothique allemand, le gothique italien, l’art de la Renaissance se mélangent sur les palais du Grand-Canal.

Plus loin, M. A. Mithouard remarque :

Comme je m’étonnais de voir la jolie façade du palais Dario se présenter de guingois, déformée comme une broderie mal tendue, on m’expliqua que le palais tombant en ruine, elle avait été démontée, numérotée pierre par pierre et rapportée ensuite devant une construction nouvelle. Singulier état d’esprit : les Vénitiens pensent avoir tout sauvé en préservant une marqueterie. Ils reportent une façade, comme on rentoile un tableau.

Le soin de la façade est bien en effet leur unique affaire. Les palais du Grand-Canal n’offrent d’intérêt que de ce côté-là. À droite, à gauche, en arrière, ils sont mitoyens à d’autres palais ou donnent sur des ruelles étroites. Ils ne peuvent s’éclairer latéralement. Lorsque par hasard on peut en voir un de profil, on s’aperçoit que cette façade constitue un mur indépendant. Ligotée, avilie, étouffée sans consistance, la bâtisse qui est en arrière est sans liaison intime avec elle ; elle n’y fait point sentir sa présence et n’y marque point la saillie de ses membres. Dès lors plus de prétextes aux décrochements, aux rondes-bosses et à la sculpture. Rien ne contrarie les placages.

Elle est si merveilleusement située, cette façade, avec ses marbres allumant des incendies dans l’eau ! Ses profils n’importent, que l’eau doit mélanger sans fin dans ses reflets. L’eau qui bouge ne veut que des ombres et des lumières, des ors et des rubis. Regardez la Ca d’Oro, maison d’aubépine. Pouvait-on rien imaginer de plus heureux que de la border d’un découpage de pierre qui pendît à l’envers dans le canal comme du point à la rose ?

Valeurs opposées, couleurs brillantes, riches dessins, jeu de clartés, c’est l’orgueil unique de ces illustres façades que la patine même du temps les faisant plus belles à mesure qu’elles deviennent plus caduques, harmonise de la même façon que les vieux tableaux de maîtres.

Musées et collections.
Au musée du Louvre : acquisition d’un nouveau tableau du Greco ; prêt d’un Titien [extrait] §

1er mai 1908

152-159

153

[…]

Un autre tableau, peinture de l’école vénitienne à son apogée et pour laquelle il n’est peut-être pas téméraire de prononcer le grand nom de Titien, vient de prendre place également dans notre galerie nationale, mais pour un temps seulement : M. le comte Potocki, qui avait prêté l’an dernier au Louvre, comme gage de ses généreuses intentions pour l’avenir, l’admirable Portrait de Rembrandt dont nous avons parlé à cette même place, n’a pas voulu reprendre son trésor sans lui en substituer un autre, et, grâce à ce procédé délicat, nous allons jouir pendant plusieurs mois d’un nouveau chef-d’œuvre. C’en est un, vraiment, que ce portrait d’un patricien représenté à mi-jambes, tête nue, en armure noire richement damasquinée d’or, avec le collier de la Toison d’Or au cou, et à qui un jeune page tend son casque. L’allure pleine d’orgueil et de mâle énergie du personnage, où certains ont voulu voir Alphonse d’Este, duc de Ferrare, protecteur de Titien, l’accent robuste du dessin et du coloris font de cette image une de ces créations pleines d’autorité qu’envient les musées, et il faut souhaiter que le nôtre, grâce à la générosité de M. le comte Potocki, s’en enrichisse un jour définitivement.

Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908 §

Dante-Gabriel Rossetti le poète §

Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908, p. 193-211.
À Henry-D. Davray.

S’il n’est point malaisé de définir les caractères communs qui impriment à chaque période littéraire d’un même pays les ressemblances d’une physionomie générale, à considérer dans son ensemble l’admirable production poétique du xixe siècle en Angleterre, l’œuvre, autant que la personne, de Dante Gabriel Rossetti apparaîtra tout d’abord exceptionnelle.

Affiné de culture, éperdu d’enthousiasme et de foi en présence de toutes les manifestations humaines de la beauté, il a affirmé, à maintes reprises, une admiration absolue pour plusieurs de ses devanciers et de ses contemporains. On a de lui des sonnets où il a célébré Thomas Chatterton, William Blake, qu’il fut un des premiers à découvrir et à louer, Coleridge, Keats, Shelley ; on a relevé, dans certains de ses rythmes, dans certaines de ses métaphores, des traces de parenté avec Browning et avec Tennyson. Mais on ne saurait tirer argument de prétextes aussi légers et aussi momentanés pour en inférer que le développement de son individualité poétique ait subi, de façon déterminante, la marque de leur direction et de leur influence.

D’après l’unanime témoignage de tous ceux qui ont connu Rossetti, il n’a jamais subi aucun ascendant, et c’est lui, au contraire, dont la personnalité s’imposait si impérieusement sans qu’il y songeât, que les plus désireux de ne se point laisser réduire et maîtriser, Ruskin et William Morris, étaient contraints, quelque fidèle que demeurât à son égard leur ferveur, de s’éloigner pour échapper à la fascination de sa causerie et de sa présence.

Nul génie humain ne s’est jamais formé tout entier de ses seules ressources. Rossetti se dérobe à toute action de ses proches, mais il recherche, il accueille la leçon et l’exemple que lui donnent, du fond d’un passé lointain, des poètes savants ou des poètes ingénus. Il tient à la tradition anglaise par son goût des vieilles ballades populaires ; il étudie dans François Villon les poèmes de la vieille France, et c’est surtout l’Italie primitive qui l’attire, le façonne et le tient.

Par les particularités de son origine et de son éducation, par les tendances de son tempérament, par les aspirations de son art, Rossetti, selon la parole de Ruskin, n’était pas un Anglais, mais « un Italien tourmenté dans l’Inferno de Londres ». Il vivait avec les Florentins primitifs plutôt que parmi les Anglais actuels. Aussi est-il bien naturel que le premier ouvrage littéraire qui ait paru sous son nom soit une traduction universellement admirée : les Premiers Poètes italiens depuis Ciullo d’Acalmo jusqu’à Dante, avec la traduction de la Vie Nouvelle de Dante. Ce livre fut plus tard réimprimé sous un titre plus simple : Dante et son cercle.

Rossetti était né à Londres, le 12 mai 1828. Son père, ancien conservateur du musée de Naples, poète violemment politique et satirique, avait dû fuir sa patrie en 1821, et, après avoir mené la misérable vie du proscrit à Malte et en Angleterre, s’était marié et établi à Londres, ayant pour ressources d’y donner des leçons de langue et de littérature italiennes. Sa maison était ouverte à tous les réfugiés et à tous les artistes de la terre natale ; Dante-Gabriel se souvenait d’y avoir vu passer, enfant, aussi bien les révolutionnaires Mazzini et Antonio Panizzi que Paganini le violoniste. Tous étaient avec ardeur patriotes et libres penseurs ; ils vouaient à l’exécration les tyrans, les Autrichiens, le pape, la maison de Bourbon ; puis ils vantaient l’art italien, ou ils écoutaient le père Rossetti épiloguer sur quelque livre nouveau, dont il pouvait dire, éloge suprême ! qu’il le trouvait « sommamente mistico ».

Ce milieu de fièvre et de passion exerça sur l’existence du poète une double impression durable. Il fut promptement excédé des déclamations dont il ne comprenait pas le sens, le charme et l’opportunité ; elles formaient dans son esprit, avec le goût de quelques bas assouvissements, le nœud et le but de toute préoccupation d’ordre politique. Jamais il n’est revenu sur cette première opinion. Pourquoi, au surplus, aurait-il changé ? Comment aurait-il pris intérêt aux aspects modernes de gouvernement, d’oppression et de révolte, lui qui, de toute l’énergie de son imagination, aurait parfaitement vécu, artisan plutôt que citoyen, dans quelque cité toscane, aux temps de l’humaniste Ange Politien ou des peintres Benozzo Gozzoli et Sandro Botticelli ? C’est aux seuls artistes de Florence que Rossetti ressemble, et il a pu du plus grand de tous, porter sans indignité le lourd et glorieux prénom : Dante.

L’esprit de Dante animait toute la maison des Rossetti. Le père avait écrit un commentaire de la Divine Comédie : dans chaque chant, dans chaque tercet, dans chaque vers il avait, plein d’une ingéniosité convaincue, poursuivi le sens mystique immédiatement applicable aux misères, aux hontes, aux aspirations et aux revendications de l’Italie actuelle. À cette conception étrange il ramenait toute chose dans sa vie ; sans cesse il en parlait, et, comme, en dépit de l’absurdité du système, il connaissait, évoquait, déclamait à merveille le souverain poème, la famille entière brûlait avec lui d’un enthousiasme égal.

Dante-Gabriel avait bien tenté de résister ; il n’admettait pas qu’on lui imposât une admiration, mais il fut bientôt conquis, comme l’avaient été, avant lui, son frère et ses deux sœurs. Dès lors il subit l’inspiration commune : la plupart de ses tableaux sont des évocations dantesques ; il a traduit la Vie nouvelle ; un de ses premiers poèmes décrit les jours d’exil que Dante passa à Vérone auprès de Can Grande della Scala, et son œuvre la plus marquante, la Maison de vie, c’est, dit un critique, la Vie nouvelle continuée.

En dehors de cette initiation continuelle à la plus haute pensée italienne, il semble que les études littéraires de Rossetti aient été brèves et rapides. Il passa peu de temps au King’s College avant de fréquenter l’atelier de dessin du peintre Cary, la salle des antiques de l’Académie royale. Mais, littérateur et peintre, il n’était point d’un tempérament qui se pliât au joug d’un enseignement régulier ; rien ne comptait à ses yeux que ce qu’il découvrait par lui-même. Toute contrainte lui était odieuse, et il pouvait dire, quelques années plus tard, à son frère William : « Dès qu’une chose m’est imposée comme une obligation, mon aptitude à la faire disparaît. Ce que je dois faire est ce que je ne peux pas faire. »

Même dans l’atelier de Ford-Madox Brown où, sur sa demande, il entra en 1848, pour avoir avec émerveillement aperçu dans ses tableaux « une recherche de beauté émotionnelle », il sut se dérober à toute discipline et à toute obligation d’assiduité. Chez lui, pour déjouer l’exclusivisme ardent de son père, c’était sur les poètes primitifs de l’Angleterre qu’il portait ses études, ou bien il découvrait, avec un croissant enthousiasme, Keats, Browning et Shelley.

On s’est beaucoup demandé en Angleterre si le peintre, chez lui, avait précédé le poète, si ses tableaux constituent une illustration de ses idées poétiques, ou ses poèmes un développement littéraire de ses intentions picturales. Puis, on s’est satisfait à l’aide de cette formule facile : « Rossetti est le plus poète des peintres, le plus peintre des poètes. » Ce n’est point résoudre la question, mais l’éluder.

Elle serait d’importance essentielle, cependant, s’il n’était hors de doute, pour qui connaît un peu sa biographie, que Rossetti était à la fois peintre et poète ; il l’était, pour ainsi dire, de naissance. Quand sa famille le contraignit, par les habituelles considérations d’ordre économique, à s’adonner à la peinture comme à un métier qui pourrait devenir lucratif, il n’eut pas à se résigner, il acquiesça à cette résolution, mais les exigences nouvelles d’un apprentissage sérieux ne purent pas l’empêcher de se livrer, pendant les heures de la nuit, à la composition littéraire.

En 1849, avec Holman Hunt et Millais, il fondait la confrérie préraphaélite pour « ramener l’art à la conscience de sa haute mission idéaliste et au respect de la vérité dans la ligne et dans la couleur ». Il créait, en même temps, un journal, the Germ, afin de revendiquer pour la poésie « la situation à laquelle son grand développement dans la littérature anglaise lui donne un droit absolu ». Mais le journal passa inaperçu, il disparut après quelques numéros qui contiennent, outre des dessins de Ford-Madox Brown, de Hunt, de Millais, des articles critiques ou des poésies de Coventy Patmore, de William Bell Scott, de Woolner, de Dante-Gabriel Rossetti, de Christina Rossetti, son illustre sœur, de William-Michaël Rossetti, son frère, qui avait assumé la direction.

Il n’y a pas lieu ici d’examiner l’importance de Rossetti en tant que peintre, quoique, comme a écrit un de ses biographes, M. Knight, il soit chez lui « difficile d’envisager séparément les deux formes d’art, étroitement liées comme elles le sont, s’aidant et s’expliquant mutuellement… Chez lui, le tableau continuellement engendra le poème, et inversement ». Si bien que nous le voyons souvent peindre un rêve poétique, transcrire en vers maint tableau de lui-même ou des maîtres qu’il révérait. C’est ainsi qu’il fut amené à résumer en quelques sonnets ses plus fortes impressions du musée du Louvre ; entre autres :

POUR UNE PASTORALE VÉNITIENNE
par Giorgione
(au Louvre).

De l’eau, pour l’angoisse du solstice : — et
Encore, plongez lentement le vase — et encore, penchez-vous
Et écoutez comme sur ces bords l’onde y soupire
À contre-cœur. Chut ! Par-delà toute profondeur, au loin,
La grande chaleur s’étend, silencieuse, au penchant de la journée :
Voici que traîne la main sur la corde de la viole
Qui sanglote, et les bruns visages cessent de chanter
Attristés par la plénitude du plaisir. — Où égare-t-elle
Les yeux, à présent ? de sa bouche de grêles pépiements s’échappent
Y mettant une moue, tandis que sous l’ombrage l’herbe
Est fraîche à son flanc nu. Laissez !
Ne lui dites rien à présent, pour qu’elle ne pleure,
Et ne parlez jamais de ceci. Que ce soit comme ce fut !
La Vie touchant des lèvres à l’Immortalité.

Mais le rythme d’un tel sonnet, si précieusement mesuré et brisé par intervalles, échappe à tout essai de traduction avouable ; la mystérieuse atmosphère qui l’enveloppe évoque avec une précision délicate et presque décrit l’admirable peinture, et fait songer, d’autre part, à quelques-unes des images, si nettes et si fluides, de Paul Verlaine dans Sagesse :

Ô, va prier contre l’orage, va prier,

ou bien :

L’Espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.

En dépit du charme immatériel de l’expression, devant nos yeux se dressent de fermes apparitions plastiques, et c’est l’effet incantatoire de ce que Rossetti, à l’exemple des grands poètes de tous les temps et de tous les pays, estime la première nécessité d’un poème, à savoir : qu’il doit constituer, avant tout, un chant.

Les tentatives faites en vers pour narrer, pour enseigner, même pour décrire resteraient à jamais vaines et, en leur totalité, caduques, si de grands génies, incapables de se tromper tout à fait, n’eussent, bien heureusement emportés par l’élan de leurs natives facultés au-delà de leur vouloir, mêlé à leurs fables, à leurs récits, à leurs leçons un peu du bienfaisant poison d’un pur lyrisme.

Combien de lettrés même, se méprenant sur la nature essentiellement mélodique et incantatoire d’un poème, auront à la lecture ou à l’audition objecté de bonne foi : « C’est peut-être fort beau, mais je n’ai pas compris… » Comme s’il s’était jamais agi de comprendre ! Il faut sentir. Pour qu’on ait pu comprendre, il faudrait avoir expliqué, et le lyrisme a horreur des explications. Prenez les plus grands poèmes : je songe à certaines parties du Paradis Perdu, ou, récent exemple, aux tirades d’élucidation mythique dans la Tétralogie wagnérienne, elles nous apparaissent avec un caractère spécial de chose factice et ennuyeuse, ce sont des sortes de conférences ou de cours en dehors de l’action ou du développement des caractères ; cela n’appartient pas au poème.

Sans doute pourrait-on citer les Géorgiques par exemple, ou, pour rester en Angleterre, les Contes de Canterbury, où les explications sont si bien fondues dans l’action qu’elles y deviennent supportables et presque invisibles. Stéphane Mallarmé prétendait que les scènes des Sorcières, devraient être jouées devant le rideau, parce qu’elles forment comme des conférences préparatoires, une sorte d’élaboration mystérieuse et rituelle où se tissent les péripéties du drame.

Les hommes d’à présent sont tristement persuadés de la nécessité de pouvoir fredonner l’air qu’ils viennent d’entendre au concert ou à l’Opéra, de trouver un sujet au tableau qu’on leur montre, ou de comprendre un poème. Cette exigence provient sans doute d’une habitude invétérée : la musique adoucit les mœurs ; un tableau est un précepte moral ; un poème doit être éducateur. Certains ont réagi ; on commence à entrevoir que la mission de l’art est tout autre et bien supérieure. Il nous enlève à nous-mêmes, ou, plutôt, et au lieu de nous faire analyser, comme fait la science, à l’aide de comparaisons extérieures et palpables, il fait que, tout à coup, dégagés des contingences, nous nous sommes entrevus, dans la sérénité primitive de nos attitudes et de nos gestes, et nous avons vu surgir la source originelle de nos bonheurs et de nos douleurs, de nos passions, de nos joies, de nos tristesses.

Par les artifices d’une présentation magique, les dramaturges exaltent les protagonistes de leurs fictions ; les lyriques purs les isolent de leur milieu.

Dans le Sonnet sur Giorgione et presque dans toute son œuvre, Rossetti suggère des réminiscences qu’il ne détermina qu’à l’aide d’allusions lointaines. Cependant, comme toute autre, l’œuvre de Rossetti est marquée de quelques tares. Il a aussi, avant de se connaître et de se posséder tout entier, tenté l’impossible, ou, pour mieux dire, avili les limites de son art. Il a narré et décrit ; il a expliqué, par exemple, l’exil de Dante à Vérone, ou défini, en critique méticuleux plutôt qu’en poète, le génie de Chatterton. Mais ce sont des erreurs exceptionnelles, et, si l’on omet le seul Keats, nul poète n’a été, en Angleterre, plus limpidement, plus continûment lyrique que Rossetti. Dans le principe, son œuvre se ressent d’une attentive étude des ballades primitives. Quoiqu’il ne donne le nom de ballades qu’à trois poèmes : Rose-Mary, le Navire Blanc, la Tragédie du Roi, il faut, dit l’excellent critique, M. Benson, ranger dans la même catégorie : Sœur Hélène, le Bourdon et la Besace, la Cité de Troie, le Séjour d’Eden, Stratton-Water. Dans tous ces poèmes, quelque épisode d’histoire ou de légende se trouve être narré par un contemporain — c’est la caractéristique des vieilles ballades anglaises — et Rossetti se plaît à y rafraîchir de sentiments plus modernes des tours archaïques, des cadences tantôt pathétiques, tantôt naïves.

Dans toutes ces œuvres, ce qui appartient en propre à Rossetti, c’est, outre des qualités d’imagination sentimentale et une singulière fraîcheur d’élocution, la volupté délicate et gracieuse dont il revêt, en les évoquant, les visions diverses de la figure féminine.

Les penseurs du Moyen-Âge se plaisaient à idéaliser leurs conceptions les plus abstruses sous l’apparence harmonieuse de la beauté humaine et les peintres ont pu, grâce à ce goût du symbole vivant, nous montrer, tour à tour, le gracieux ou le grave visage de la Théologie, de l’Astronomie, de l’Arithmétique, de la Grammaire, de la Dialectique. Nous éprouvons quelque peine à nous représenter, aussi bien les sciences positives que les spéculatives, sous des aspects plastiques si séduisants. Mais le culte intellectuel de la femme était, en ces époques de confuses et d’enthousiastes recherches, si universel et si transcendant que, pareille à la Béatrice du divin poète, elle apparaît, dans toutes les circonstances de la vie humaine, comme l’unique inspiratrice, émanation de Dieu, comme le guide qui ne saurait égarer, comme le guerdon suprême dont l’accueil final et le sourire récompensent les meilleurs et les plus grands. Les poètes ont doué de plus de souplesse toutes les figurations allégoriques ; Dante et Pétrarque en ont confondu le mirage orgueilleux avec l’exaltation de leurs regrets et de leurs désirs conscients à l’égard de l’adolescente par la mort ravie ou de l’amante lointaine qui ne s’est pas livrée.

Souvenirs d’études italiennes ou intuition de son propre fonds, Dante-Gabriel Rossetti adore, du même culte, celle en qui il situe toujours la plus haute signification d’incorruptible beauté, de tendresse et de candide savoir. Si elle est morte, ravie, toute jeune, à l’extase de ceux qui l’ont admirée ici-bas, dans les demeures célestes élue pour son innocence et sa sagesse, elle songe à qui l’a sur terre délicieusement aimée, et, en attendant de l’accueillir dans la joie à ses côtés, elle veille sur lui pieusement. La Damoiselle Élue, dont M. Gabriel Sarrazin a donné, en 1885, dans ses Poètes modernes de l’Angleterre, une version fragmentaire21, révéla à la France l’œuvre de Rossetti, et exerça sur le naissant mouvement de poésie symboliste une très appréciable influence. Bien des artistes s’en sont souvenus, et M. Claude Debussy a tissu, pour en soutenir la déclamation, un de ses plus délicats entrelacs d’harmonie nette et subtile.

J’en donne ici un essai de traduction nouvelle :

LA DAMOISELLE ÉLUE

La damoiselle élue se pencha dehors
De la barrière dorée du Ciel ;
Ses yeux étaient plus profonds que la profondeur
Des eaux apaisées le soir ;
Elle avait dans sa main trois lys,
Et les étoiles dans ses cheveux étaient sept.
Sa robe flottante du fermoir à l’ourlet,
Nulle fleur brodée ne l’ornait,
Sauf une blanche rose, présent de Marie,
Et pour son service justement portée ;
Sa chevelure qui tombait sur son dos
Était jaune comme le blé mûr.
Il lui semblait qu’à peine un jour elle eût été
Un des choristes de Dieu ;
L’émerveillement n’avait point encore quitté
Ce si calme regard, le sien ;
Pourtant, pour ceux qu’elle avait laissés, ce jour
Avait compté dix années.
(Pour quelqu’un, c’est dix années d’années !
… Mais à présent, et à cet endroit
Sûrement elle s’est penchée au-dessus de moi ; — sa chevelure
Est toute tombée vers mon visage…
Ce n’est rien : la chute automnale des feuilles,
L’année entière disparaît à grands pas.)
C’était le rempart de la maison de Dieu
Où elle se tenait debout,
Par Dieu bâti sur la profondeur claire,
Qui est l’Espace commencé,
Si haut que, regardant de là vers le bas,
À peine pouvait-elle voir le soleil.
C’est dans le Ciel, à travers
L’Éther, comme un pont.
Au-dessous, les marées du jour et de la nuit
Sillonnent de flamme et de ténèbre
Le vide jusqu’au bas, où cette terre
Tourne en rond, comme un moucheron agité.
Autour d’elle, des amants, nouvellement unis
Dans les acclamations d’un immortel amour,
Répétaient à jamais entre eux
Leurs noms nouveaux, avec ravissement ;
Et les âmes en montant vers Dieu
Passaient près d’elle comme des flammes fixes.
Et encore elle s’inclina et se pencha
En dehors du charme qui l’entourait,
Si longtemps que son sein dut faire
Chaude la barrière où elle s’appuyait,
Et que les lys gisent comme endormis
Au long de son bras plié.
De l’endroit fixe dans le Ciel elle voyait
Le temps semblable au pouls battre ardemment
À travers tous les mondes. Son regard luttait toujours
Dans l’abîme pour y frayer
Son sentier ; et soudain elle parla, comme
Les étoiles quand elles chantent dans leurs sphères.
Le soleil était, alors, disparu ; la lune annelée
Était pareille à une plume
Flottant, loin, au fond de l’abîme ; et soudain
Elle parla à travers l’air calme.
Sa voix était comme la voix que les étoiles
Avaient lorsque ensemble elles chantaient.
(Ah douce ! Maintenant même, en ce chant d’oiseau,
Là, ses accents ne s’efforçaient-ils pas
Heureux d’être écoutés ? Lorsque ces cloches
Occupaient l’air de midi,
Ses pieds ne s’efforçaient-ils pas d’atteindre à mes côtés
Au bas de tout l’escalier faisant écho ?)
« Je voudrais qu’il pût venir à moi
Et il viendra », dit-elle.
« N’ai-je point prié dans le ciel sur la terre,
Seigneur, Seigneur, n’a-t-il point prié ?
Deux prières ne sont-elles pas une force parfaite ?
Et vais-je avoir la peur ?
« Quand autour de son cou l’auréole s’attachera
Et quand il sera vêtu de blanc,
Je lui prendrai la main, et j’irai avec lui
Aux sources profondes de la lumière ;
Nous y entrerons comme dans un courant
Et nous nous y baignerons sous le regard de Dieu.
« Nous nous tiendrons tous deux à côté de cet autel,
Occulte, voilé, invisible,
Dont les lampes sont animées continuellement
Par la prière adressée à Dieu ;
Et nous verrons nos anciennes prières exaucées, se fondre
Chacune comme un nuage faible.
« Tous deux nous nous reposerons à l’ombre de
Cet arbre mystique vivant
Dans la secrète croissance duquel la Colombe
Est parfois, on le sent,
Lorsque chaque feuille que Ses plumes touchent
Dit Son nom distinctement.
« Et moi, moi-même, je lui veux apprendre,
Moi-même, ainsi me reposant,
Les chants que je chante ici ; et sa voix
S’arrêtant, apaisée et lente
Trouvera à chaque pause quelque chose sue
Ou quelque nouvelle chose à savoir ! »
(Hélas ! Nous deux, nous deux, dis-tu !
Oui, tu étais une seule avec moi
Cette fois-là, jadis. Mais Dieu élèvera-t-il
À l’unité sans fin
L’âme dont la ressemblance avec ton âme
N’était que son amour pour toi ?)
« Nous deux », dit-elle, « nous chercherons les bosquets
Où est Madame Marie,
Avec ses cinq servantes, dont les noms
Sont cinq douces symphonies :
Cécile, Gertrude, Madeleine,
Marguerite et Rosalys.
« En cercle elles sont assises, les cheveux serrés,
Et le front enguirlandé ;
Dans la fine toile blanche comme la flamme
Elles tissent le fil doré
Pour former des robes de naissance à ceux
Qui tout juste viennent de naître, étant morts.
« Il craindra peut-être, et sera muet :
Alors je poserai ma joue
Sur la sienne, et je parlerai de notre amour
Sans en être une fois confuse ni faible :
Et la chère mère approuvera
Ma fierté, et me laissera parler.
« Elle-même nous conduira, la main dans la main,
À celui autour de qui toutes les âmes
S’agenouillent, claires rangées de têtes innombrables
Inclinées avec leurs auréoles ;
Et les anges nous accueillant chanteront
Sur leurs cithares et leurs citoles.
«  Là j’implorerai Christ notre Seigneur
À ce point pour lui et pour moi ; —
De vivre seulement, comme jadis sur la terre,
Dans l’amour, — et seulement d’être,
Comme alors autrefois, pour toujours désormais,
Ensemble, moi et lui. »
Elle regarda, elle écouta, et puis elle dit,
Dans ses paroles moins triste que douce :
— « Tout ceci sera quand il viendra. » Elle cessa.
La lumière tressaillit vers elle, emplie
Du fort envol égal des anges.
Ses yeux priaient, et elle sourit.
(Je vis son sourire.) Mais bientôt leur sentier
Fut vague dans les sphères lointaines :
Et alors elle jeta ses bras au long
Des barrières dorées,
Elle mit son visage entre ses mains
Et pleura. (J’entendis ses pleurs.)

Ces vers, d’un sentiment si nouveau et si spécial, d’une facture si sûre et si personnelle, ont paru, pour la première fois, en 1870, dans le recueil alors intitulé : Poèmes, par Dante-Gabriel Rossetti. Ils dataient de l’adolescence du poète. M. Benson croit en pouvoir fixer la composition en 1846. Rossetti avait 18 ans. Mais, dans tous les cas, il les a, à plusieurs reprises, améliorés ou changés, et de certaines strophes on possède plusieurs leçons successivement rejetées. Tous les poèmes de Rossetti ont supporté un traitement analogue, et néanmoins il s’en est fallu de peu qu’un grand nombre aient disparu sans pouvoir jamais être publiés !

Rossetti vivait à l’écart de tout groupement, indépendant de toute coterie. Après avoir exposé en 1849 et en 1850, écœuré d’avoir été pris à partie violemment, entre autres par une attaque de Charles Dickens, déconcerté par une sorte d’incompréhension volontaire du public, il avait renoncé à montrer ses ouvrages. Mais des amateurs éclairés les recherchaient, s’empressaient dans son atelier et emportaient, à prix d’or, ses tableaux à mesure qu’il les produisait. Inconnu de la foule, Rossetti était célèbre. Quant aux poèmes, il en donnait lecture, simplement, et, dit-on, admirablement, à un petit cercle d’amis intimes, sensibles à leur charme délicat, sincères dans l’éloge, et prêts à ne rien cacher de leurs sentiments quand ils y découvraient quelque tare ou quelque défaillance.

Pour parfaire cette vie tranquille et heureuse, il avait épousé en 1860, miss Elisabeth-Eleanor Siddal, que, huit ans auparavant, il avait rencontrée et qui réalisa, tout aussitôt, à ses yeux, au plus haut degré, l’idée de la perfection physique et intellectuelle. Elle figure dans la plupart des tableaux du peintre, et le poète fait surgir ses traits bien définis et reconnaissables dans tout le prestige caressant de ses poèmes les plus beaux. C’est une femme de taille élancée, flexible, dont le visage pâle, dans les grands flots tombant d’une somptueuse chevelure châtain clair ou sombre, s’anime d’une expression à la fois rêveuse et énergique. Les profonds yeux gris brûlent intérieurement de passion : la flamme secrète des mystiques amours y rayonne, ou une obscure souffrance en atténue la splendeur. La mâchoire est fortement marquée ; les lèvres rouges ont quelque chose de sensuel.

Ce type, Rossetti l’avait dès longtemps pressenti, il l’achève à la ressemblance de sa femme, comme, plus tard, il le reconnaîtra chez Mme William Morris. Il s’est imposé, non sans modifications de détails, à toute l’école préraphaélite ; on le retrouve chez Burne-Jones.

Il caractérise tout entier l’idéal esthétique du poète. Dans sa recherche d’une forme supérieure de la beauté féminine, il interrogeait la réalité vivante pour y découvrir les signes évidents d’une beauté immatérielle. Tout l’élan de ses ferveurs, toute une force d’amour montait de son cœur dans l’adoration terrestre de la femme, parce que, par le rayonnement que projettent sur nous l’éclat de son corps souple et fier, la pureté de son regard, la grâce de ses gestes et de ses pas, elle nous est la seule révélation de l’universelle splendeur. Pour sensuel que s’avère un tel culte, l’objet en demeure permanent, insaisissable et purement spirituel.

Rossetti goûtait un bonheur absolu. Mais l’union ne fut pas, hélas ! de durée bien longue. Sa femme était languissante, et, deux ans à peine après qu’il l’eût épousée, elle mourut, au mois de février 1862. L’existence devint pour lui un deuil torturant et une souffrance odieuse. Il végéta longtemps dans une torpeur à peine lucide, se désintéressant de tout, de l’art et de lui-même, sans pensée ni sentiment d’aucune sorte.

En vain des amis le pressèrent-ils ; il ne répondait pas lorsqu’ils lui parlaient de ses vers. Ses vers ! pour elle ils avaient été écrits, elle les aimait, et il en avait pieusement déposé le manuscrit unique dans le cercueil, sous la tête de la morte. Au bout de sept ans seulement il céda aux sollicitations ; il permit qu’on rouvrît la bière, et le pauvre cahier de vers fut repris, déjà endommagé et en partie détruit.

Rossetti le compléta, l’amenda, y ajouta quelques poèmes nouveaux, et c’est ainsi qu’il parut, enfin, en 1870.

Peu de livres ont obtenu du public lettré une faveur aussi immédiate et aussi générale. Rossetti fut tout de suite tenu pour un des plus grands poètes vivants de l’Angleterre. Swinburne fougueusement l’exalta, dans la Fortnightly Review. Mais comme il était sensible aux éloges mérités, la moindre critique qui portait à faux suffisait à le déconcerter. Il s’en produisit une, véhémente et injuste, dans la Contemporary Review d’octobre 1871. Sous le double titre : l’École de poésie charnelle. — Dante-Gabriel Rossetti —, l’auteur inconnu, qui signait Thomas Maitland, dénonçait avec violence la prétendue corruption de cette œuvre (bien que personne encore ne s’en fût avisé), et prenait la défense des bonnes mœurs littéraires anglaises. La niaise imputation, dont la gravité en pays protestant est toujours considérable, blessa le poète profondément. Il trouva néanmoins en lui-même le courage de dominer son impression pour réfuter point par point, dans l’Athenæum, les calomnies perfides. Mais le coup était porté, toute sa vie Rossetti le ressentit, encore que le pamphlétaire, qui n’était autre que le poète Robert Buchanan, reconnût loyalement, en se démasquant, qu’il s’était trompé.

Tous les Anglais auraient pu s’y méprendre, Rossetti différait d’eux sur trop de points. D’abord, cette extase dantesque en contemplation immobile devant la femme révélatrice de l’Infini ! Dans la forme humaine la beauté visible atteint son apogée ; elle est d’elle-même adorable, quoiqu’elle ne soit que le signe d’une beauté supérieure.

L’idéal anglais a toujours été plus proche et plus direct : Morris est animé par l’amour de la terre bonne et propice ; Browning s’arrête à l’excellence et à la grandeur de l’effort humain ; Swinburne, le passionné puissant, clame ses adorations et ses désespoirs ; Tennyson est un artiste merveilleusement raisonnable et délicat. Chez aucun on ne trouve cette sorte d’arrière-vue qui forme la conception de Rossetti et celle des Italiens primitifs.

De plus, Rossetti, qui observe si finement les mobiles expressions du visage, ne s’arrête presque jamais au spectacle de l’existence extérieure. La pitié inspirée par des choses quotidiennes, qui est au fond des sentiments et des pensées de tout artiste, ne s’est extériorisée chez lui, comme motif immédiat de l’œuvre, que dans un de ses tableaux : Retrouvé, dans un de ses poèmes, Jenny, où fiévreusement s’évoquent les réflexions d’un vivant devant le sommeil d’une pauvre femme de plaisir. Tout au plus pourrait-on y joindre la Dernière confession, histoire du meurtre d’une femme par son amant délaissé, en Lombardie, pendant une période confuse de révolte contre l’occupation autrichienne.

La nature — ce que nous appelons de ce nom — n’attirait guère l’attention de Rossetti ; il est peu sorti de Londres, n’a connu la campagne que par des séjours très brefs à Kelmscott, chez William Morris, ou ailleurs quand il y était forcé par l’état précaire de sa santé. Les paysages de ses vers sont construits dans son imagination ; ce sont des jardins de rêve, pleins de douces lumières qui coulent sur les pelouses, et de grands arbres touffus.

Pour la réalisation formelle, Tennyson n’eut pas, au même degré, la préoccupation scrupuleuse d’images franches, neuves et vraies, d’un rythme aussi précis, de l’achèvement aussi parfait d’un poème. De Rossetti c’est le souci unique ; l’art seul l’intéresse, tout ce qui n’est pas purement l’art lui répugne : il ne rêve jamais d’améliorer l’humanité, de lui ouvrir le sentier du bonheur, non plus que d’élucider quelque grand mystère de la philosophie.

Après le triomphe de son livre, sans négliger son beau labeur de peintre, il reprit, il compléta son travail poétique. En 1881 parut l’édition complète, en deux volumes, le premier intitulé : Ballades et Sonnets et Poèmes le second.

Ce second volume contient la magnifique série des cent un sonnets qui forme son œuvre la plus typique et plus significative. Un essai de traduction française, par Mme Clémence Couve, en fut publié, en 1887, chez l’éditeur Lemerre. C’est la Maison de Vie, dont quelques parties avaient été montrées en 1870, mais qui ne fut achevée que plus tard.

Dans les angoisses de ses années suprêmes, dans son espérance renouvelée d’une existence sublime au-delà de la mort, où il serait accueilli par l’amour épuré, divinisé, de celle dont il regrettait, ici-bas, la disparition, sa manière s’était élargie, son lyrisme faisait entendre une voix plus anxieuse et plus pénétrante, qui touchait aux harmonies les plus suaves de la poésie grecque et de la poésie italienne.

La Maison de Vie, c’est, à proprement parler, la Maison d’Amour. Ou plutôt, Amour et Vie se confondent ; l’Amour est le secret de la Vie, il la crée, l’explique, la soutient et la perpétue par-delà le trépas.

Le poème se partage en deux sections : Adolescence et Changement, qui comporte cinquante-neuf sonnets ; Changement et Destinée, qui en comporte quarante-deux. Contrairement aux habitudes prises dans Shakespeare par les poètes anglais, la forme du sonnet est strictement traditionnelle ; elle ne s’éloigne des dispositions admises par Pétrarque que quelquefois dans les tercets : « Le sonnet qu’on a », disait-il, « trop rapetassé en Angleterre y devient une espèce de madrigal bâtard ; trop invariablement resserré ce serait une sorte de fétiche. »

Le plan de la Maison de Vie n’est point délibérément établi. C’est un commentaire, en somme, sur les aspirations et les déboires de notre existence ; la redoutable expérience de la douleur y grandit peu à peu et unit entre elles les parties.

D’abord de ses espoirs chaleureux l’adolescence resplendit :

SONNET XIX.
Midi silencieux.

Vos mains sont étendues ouvertes dans le long gazon frais ; —
Les pointes des doigts ressemblent au travers à des fleurs roses :
Vos yeux sourient le calme. Le pâturage étincelle et s’obscurcit
Sous des nuages ondoyants qui se dispersent et s’amassent.
Tout autour de notre nid, aussi loin que le regard peut passer,
Sont des champs dorés de boutons d’or avec une bordure d’argent,
Où le cerfeuil sauvage garnit la haie d’aubépine.
C’est un silence visible, immobile comme le verre d’un sablier.
Au profond des croissances visitées par le soleil la libellule
Est suspendue comme un fil bleu lâché au ciel : —
Ainsi cette heure ailée nous est versée de là-haut.
Oh ! agrafons en nos cœurs, comme un don immortel,
Cette heure inarticulée d’intimité étroite
Où un double silence fut le chant de l’amour.

Puis la mort est survenue et a brisé la coupe où se buvait toute la joie de la vie. La crainte et la tristesse ont tout envahi, jusqu’à ce qu’une lueur pâle d’espérance meilleure vienne guider nos regards et nos pas. Alors, l’esprit atteint les régions calmes de la patience et de la confiance. Sur toutes les puissances de la raison et du cœur l’Amour établit son empire ; mais ce n’est plus un amour capricieux et éphémère, c’est le solide, le profond et vénérable Amour : vénérable comme la terre, profond comme les desseins de Dieu. Cet amour est inextricablement mêlé de beauté ; la beauté en est le symbole positif et visible, et c’est dans la femme qu’il est incarné :

SONNET LVI. 
La Femme Vraie.

Être une suavité plus désirée que le Printemps,
Une beauté corporelle plus accueillante,
Que l’arcade du rosier sauvage qui couronne la montagne,
Être une essence plus enveloppante
Que le jus écoulé de la vigne ; une musique ravissante
Plus que la pulsation passionnée de Philomèle ; —
Être tout ceci dans un seul doux gonflement du sein,
Ce qui est la fleur de la vie : — quelle chose étrange !
Quelle chose étrange, être ce que l’homme ne peut connaître
Que comme un secret sacré ! L’écran même du ciel
Cache la très pure profondeur et l’éclat très adorable de son âme ;
Exactement circonscrit comme toutes les choses les moins visibles :
La perle dans sa retraite des vagues ; — le sceau de verdure en forme de cœur
Qui mouchète le perce-neige au-dessous de la neige.

Ainsi avec la femme bien-aimée s’est identifié l’amour, on ne saurait plus les disjoindre ; ils ne sont plus séparables ni différents, et cependant elle meurt et l’amant reste, désemparé, sur la terre !

La tristesse passionnée s’atténue plus tard ; le ton change ; l’esprit se mûrit et s’éprouve aux dures expériences de chaque jour ; il refait le compte des trésors d’autrefois, il en apprécie la valeur diverse, et, selon l’occurrence, une angoisse se creuse, ou resplendit un peu d’espérance. Quand des jours plus sombres succèdent à des jours sombres, il se blottit dans l’ombre de la mort ; en vain il interroge la Nature et l’Art ; derrière leurs charmes derniers s’établissent les ténèbres du mystère éternel. Ah ! comme on eût pu mieux comprendre, mieux aimer, lorsque, jeune, on gaspillait les heures insoucieuses ! Maintenant il faut s’ensevelir dans la patience inéluctable, attendre la fin qu’on ne saurait éviter et écouter en son cœur s’éveiller la voix, quand tout mirage s’est évanoui, de la suprême espérance !

SONNET XCIX.
La Mort nouveau-née.

Aujourd’hui la Mort me paraît un petit enfant
Que, lassée, la Vie, sa mère, sur mon genou
A posé pour qu’il devienne mon ami et joue avec moi ;
Si seulement mon cœur pouvait être séduit
À ne trouver aucune terreur dans un visage si doux, —
Si seulement mon cœur fatigué pouvait être
Avec tes yeux laiteux de nouveau-né,
Ô Mort, avant toute fâcherie réconcilié !
Pour combien de temps, ô mort ? Et vont-ils se séparer, tes pas,
Jeune enfant encore, des miens ? Ou vas-tu demeurer,
Dans ta toute croissance, la fille secourable de mon cœur,
Jusqu’au temps où avec toi enfin j’atteindrai le rivage
Du pâle flot qui sait de toi ce que tu es,
Et où je boirai dans le creux de ta main ?

 

SONNET

Et toi, ô Vie, dame de toute béatitude,
Avec qui, quand notre premier cœur bat pleinement et vite,
J’errai, jusqu’à ce que les habitations des hommes fussent dépassées,
Avec qui en de beaux lieux je trouve tous les refuges mauvais
Jusqu’à ce que seuls les bois et les flots pussent entendre notre baiser
Tandis qu’aux vents nous jetions toute pensée de la Mort, —
Ah, Vie ! et ne dois-je avoir de toi à la fin
Aucun sourire qui me salue, et nul enfant que celui-ci ?
Vois ! l’Amour, jadis notre enfant ; et le Chant dont la chevelure
S’allumait comme une flamme et fleurissait comme une guirlande ;
Et l’Art, dont les yeux étaient des mondes que Dieu a trouvés beaux ;
Tous ceux-ci sur le livre de la Nature mêlaient leurs haleines,
Leurs bras enlacés sur les cous, comme souvent nous les surprîmes ;
Sont-ils morts tous ceux-ci pour que tu puisses me porter la Mort ?

Rossetti, épuisé de douleur et de maladie, rongé par l’odieuse insomnie qu’il n’évitait plus même par un emploi immodéré du chloral, ne survécut guères à la publication de son œuvre. À Birchington-on-Sea, près de Margate, où il s’était traîné en quête de repos, il succomba, entouré des soins dévoués de sa mère, de son frère, de quelques amis, le dimanche de Pâques, 9 avril 1882.

Sa vie se dresse comme un témoignage rare de dévouement absolu au service de l’art. Le sentiment d’une beauté totale l’avait tout jeune pénétré et le dominait tout entier ; pour conclure par un jugement du plus clairvoyant critique moderne en Angleterre, John Ruskin, et en transférant à la poésie anglaise ce qu’il dit de l’art : « Rossetti doit être placé au premier rang de ceux qui ont élevé et changé l’esprit de la poésie moderne, — qui l’ont élevé dans ce qu’il a atteint d’absolu, — qui l’ont changé dans ses aspirations. »

Archéologie, voyages §

Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908, p. 315-321 [318, 319].

Fernand Laudet : Souvenirs d’hier : Rome, Gascogne, Perrin, 3,50 [extrait] §

Dans ses Souvenirs d’hier, M. Fernand Laudet a évoqué le passé de Rome, — car Rome est avant tout le passé — mais au hasard de ses promenades dans la rue, dont il donne longuement les aspects multiples et pittoresques. C’est d’ailleurs la physionomie moderne de la ville qui revient surtout et l’on sent que, bien mieux que des antiquailles, c’est ce qui intéresse l’auteur. De bonne pages sont encore consacrées à la mort de Léon XIII. […]

Gabriel Faure : Heures d’Ombrie, E. Sansot et Cie, 3 fr. §

Chez Sansot et Cie, M. Gabriel Faure a publié Heures d’Ombrie, un délicieux volume d’impressions, point pédant, point sentimental ni érudit ; le livre d’un pèlerin mystique et dûment informé, mieux encore que le livre d’un curieux ; un volume de réflexions sincères et que l’on croirait presque parlées — dénotant une connaissance intime de l’Italie artistique, de l’histoire et de la peinture italiennes. « Je voudrais citer, par exemple, les pages qui concernent Pérouse, vieille ville guerrière aux petites rues tortueuses, étroites comme des couloirs ; parfaits coupe-gorges où tout parle encore d’attaque et de défense, entre de vieux palais aux fenêtres grillées et dont les dalles n’ont pas bougé depuis les siècles où elles furent si souvent teintes sang. » Dans cette Ombrie belliqueuse, les bourgs ne vivaient que de pillage et de meurtre ; la guerre régnait de cité à cité, de quartier à quartier, de famille à famille. C’est là cependant que fleurirent les œuvres délicates de l’école ombrienne. Saint François d’Assise, d’abord soldat puis moine, est le symbole de l’Ombrie belliqueuse et mystique où le chêne et l’olivier alternent leur feuillage sur les coteaux. Sous l’influence de saint François, c’est toute la vie en effet qui entre dans le domaine de l’art et le livre nous offre de précieuses observations sur les tendances nouvelles de la peinture dite mystique ; sur la peinture italienne en général et la floraison surprenante de l’art aux approches de la Renaissance.

Variétés.
Les deux Saül §

Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908, p. 370‑376.

La représentation d’un Saül, francisé dans les rythmes et dans l’esprit, a attiré l’attention des lettrés sur un grand poète italien et sur la littérature tragique de la patrie de Dante. Les Italiens se sont émus à la nouvelle que l’adaptation d’une tragédie d’Alfieri présentait des scènes, des personnages, des situations, auxquels l’étrange poète piémontais ne songea point. Une polémique s’en est suivie. Puis, la troupe Silvain a donné devant des invités le Saül incriminé.

Voici l’historique rapide de l’événement. Le public ne s’est pas prononcé sur le droit d’adaptation à outrance des œuvres anciennes, ou sur le devoir du respect absolu de la chose faite et fixée par la gloire.

Le principe n’a pas même été mis en cause devant le public, auquel manquait une donnée essentielle pour se prononcer, s’indigner ou approuver : la connaissance de la tragédie d’Alfieri.

Il est inutile de résumer cette œuvre. Saül est une tragédie admirable, ce n’est pas un chef-d’œuvre. Alfieri n’a pas écrit de chefs-d’œuvre, dans le sens universel du mot ; ses tragédies sont très puissantes, de véritables poèmes de haine généreuse et de colère patriotique. Il subit le charme irrésistible de la passion politique, ainsi que les autres grands écrivains de son pays, hors le pur Léopardi et les poètes de la chevalerie. Mais la violence et l’ardeur indomptable de son grand talent se butèrent aux écueils rouges de la vie collective simplement patriotique ou vastement humaine, et ne prirent pas d’assaut les nuées fabuleuses de l’inspiration où la vie réelle devient abstraction, rêve éternel : là où Eschyle « stylisa » la matière poétique d’Homère en créant la Tragédie.

Dans Saül, toute la passion politique d’Alfieri devient cependant pure poésie, le poète s’élève jusqu’à l’évocation d’un « type » humain : Saül. Le vieux roi nous apparaît dans toute son angoisse, nouant et dénouant ses passions impétueuses selon le jeu irrésistible de ses sentiments en délire. La tragédie d’Alfieri consiste dans ce jeu délirant. Ce poète méditerranéen, de culture française et italienne, nous représente ainsi la douleur typique d’un homme très puissant. Cet homme, nous l’avons rencontré plusieurs fois le long des chemins tragiques de la littérature occidentale : chez les Grecs et chez Shakespeare. C’est un peu Œdipe ; c’est un peu le pâle Hercule furieux d’Euripide, qui dit à Thésée : « Mes maux, j’en regorge ! il n’y a plus place pour d’autres. » Et c’est aussi un peu le Prométhée nerveux, et par trop gémissant, d’Eschyle, qui s’écrie devant des femmes : « Ô ciel, lumière où roule l’immensité, voyez ce que je souffre pour la justice ! »

Mais en plus — ou en moins — le Saül d’Alfieri est un névropathe tourmenté, ondoyant entre sa générosité religieuse profonde qui le pousse à exalter David, symbole de la vie qui se renouvelle, et sa fierté individuelle ébranlée, qui le pousse à détester David, afin de pouvoir croire encore à sa propre jeunesse et à sa puissance encore nécessaire. La signification tragique du roi antique se concentre ainsi pour le poète italien dans une étude d’âme, dans la représentation ardente d’un état d’âme royal et religieux, dans l’évocation mouvementée et synthétique d’une grande âme en délire. Et cette évocation purement psychologique, et plus particulièrement pathologique, nous éloigne des Grecs, nous rapproche immédiatement du grand initiateur de la littérature psychologique occidentale. Tous les grands fantômes de Shakespeare défilent alors, ou luttent ensemble, dans notre souvenir ému. Dans le tumulte de la superbe névrose humaine éternisée par Shakespeare, nous distinguons surtout, évoqués par les trois plus puissantes représentations de l’immense délire : Lear, Macbeth et Hamlet.

Le Saül d’Alfieri souffre tous les tourments de ses devanciers tragiques. L’esprit âpre et dédaigneux de l’Italien leur refuse même tous les soulagements de la vis comica, que l’Anglais offrit largement à ses personnages. Saül ne sourit jamais. Il n’a jamais l’emportement sombrement joyeux du Roi Lear qui lui faisait hurler : « En avant, Luxure, pêle-mêle ! car j’ai besoin de soldats ! » Il n’a pas le vague espoir de Macbeth, ou le sourire amer du philosophant Hamlet. Saül est une âme en déroute, un organisme royal qui se désagrège dans une royale folie. Une nuée rouge l’entoure toujours, et il est vraiment dantesque plus que shakespearien : ce n’est plus un homme dans le monde des hommes, c’est un grand damné dans un monde rouge d’impitoyable damnation : sa vie intérieure.

Voilà donc la figure très complexe qu’Alfieri créa de la souvenance historique et de la souvenance littéraire de l’Occident, et du mouvement propre à son pathos toujours furieux.

Sa création est réalisée psychologiquement par des modes rapides et synthétiques. Sa psychologie n’est ni dans les paroles ni dans les attitudes de Saül. Elle est surtout dans la chaîne ininterrompue de son délire, qui entraîne implacablement le roi vers l’épée sur laquelle enfin il se jette pour se reposer, pour mourir.

Alfieri ne rappelle pas la profondeur psychologique de l’analyse shakespearienne. Nul poète « méditerranéen » n’a été profondément psychologique, les poètes tragiques moins que les autres. Les races boréales ont jusqu’ici le privilège de la création psychologique de « types humains » plus que de « figures humaines », de types éternels, ainsi qu’elles ont le don de la création métaphysique et symphonique. Hamlet et la Symphonie en ut mineur de Beethoven nous viennent d’elles. Nos poètes tragiques ont excellé surtout dans le pathétique des situations et des attitudes. Alfieri n’a pas dépassé ces bornes assez regrettables de sa race. Mais, entre ces bornes, il a pu créer, avec Saül, une tragédie d’un tel mouvement, d’une telle rapidité dans la représentation, si simple et si simplement « essentielle », dans le développement du délire royal, qu’on ne peut pas la lire sans haleter. Toute la puissance de cette tragédie est dans son extraordinaire rapidité. Les deux mouvements de l’esprit du roi, entre les griffes des deux démons du Bien et du Mal : l’amour d’un David, vaste symbole de la jeunesse éternelle, et la haine d’un David, figuration étroite de l’héritier présomptif, sont toute la tragédie. David apparaît dans une atmosphère très vague, presque flottant comme un pur symbole plus que comme un homme réel, autour du roi délirant. On le voit tour à tour armé du glaive et armé de la lyre, par la double puissance biblique, traditionnelle, du Roi-Musicien, il demeure aussi comme une évocation plastique de l’éternelle poésie, jusqu’à la catastrophe du roi. Et entre l’âme tourmentée de Saül (le Passé) et la sérénité lumineuse de David (l’Avenir), Michol, la Femme, le présent éternel, passe dans l’ondoiement de ses voiles tour à tour sombres comme la nuit et rayonnants comme une aube d’été. Michol est la fille et l’amante, elle est la consolation, la fidélité, l’amour et la douleur.

Le vers d’Alfieri sert admirablement à l’œuvre ainsi conçue. Ce vers est souvent laid, rude, brisé, dépourvu de poésie. Mais il enveloppe de ses rythmes les âmes tragiques, il est vraiment leur chair, leur sang, l’expression absolue de leur vie intérieure exaltée. On ne peut pas changer le rythme très particulier du vers d’Alfieri, sans changer en quelque sorte, ou tout au moins sans modifier sensiblement l’âme même des personnages et la signification de leurs attitudes tragiques. C’est le vers dramatique italien, le vers blanc de onze syllabes, qui devint plus parfait et bien moins puissant avec Manzoni, et que d’Annunzio a repris tout dernièrement dans la Nave, en le modifiant toutefois dans un esprit moderne.

Cette tragédie superbe, qui est la tragédie de l’Inquiétude, comme Hamlet est celle du Doute, n’est plus la même dans l’adaptation française de M. Poizat. La tragédie devient ici un drame, et je dois avouer que j’ai quelque peine à ne pas faire précéder le mot « drame » du mot « mélo ».

Voici pourquoi. L’élément intermédiaire entre les deux forces en conflit tragique : Saül et David, la femme, a été doublé pour M. Poizat. Le jeune « adaptateur » a cru devoir ajouter à la pièce une autre femme, Abigaïd, qui non seulement ne sert pas à l’action tragique, mais qui semble même avoir été oubliée par le poète au milieu même de la tragédie. Abigaïd se montre dans le cours de deux actes sans nulle raison. Elle ne nous émeut pas, elle ne nous intéresse pas, parce que nous la reconnaissons inutile. Elle n’apporte rien au conflit des antagonistes, si n’est qu’elle sert de prétexte à une scène de vague jalousie de la part de Michol, une scène qui dépasse absolument le cadre de la tragédie originaire. Et cette scène, inutile et par cela même peu émouvante, dérange considérablement le caractère de Michol, et fait de celle-ci une toute autre femme que celle rêvée et arrêtée par Alfieri.

Michol est la femme juive des temps héroïques, des temps de mœurs militaires. C’est la juive amoureuse, sentimentale et sensuelle, élevée sous la tente. C’est l’aïeule épique de notre race, ainsi que la courtisane grecque est notre aïeule esthétique. Dans la tragédie d’Alfieri, elle n’a que des paroles de dévouement sévère, de résolution farouche, devant son père et devant son époux. Elle n’est pas « l’unique et plaintive Michol », ainsi que M. Poizat le dit. Elle est, dans la tragédie, la femme, avec ses plaintes et ses décisions. La première fois qu’elle se montre, toute douloureuse à la recherche de son époux, Alfieri conclut sa plainte avec ces mots :

                      Odi, fratello :
Qui non rimango io più ; se meco vieni,
Bell’ opra fai ; ma se non vieni, andronne
A rintracciarlo io sola : io David voglio
Incontrare, o la morte22.

M. Poizat, lui, a cru plus opportun de faire dire ici à Michol quelques versets du Cantique des Cantiques, chantés dans une mélopée absolument incolore, d’un sentimentalisme très populaire. La Sulamite confondue avec Michol, quelle erreur ! Le Cantique des Cantiques, que la critique moderne considère définitivement comme un drame de passion à plusieurs personnages et non plus comme un monologue prophétique, se développe dans une atmosphère psychique absolument différente de celle de la tragédie d’Alfieri. C’est aussi pour des raisons psychologiques analogues que le fantôme féminin appelé Abigaïd, qu’il a plu à M. Poizat d’ajouter à la pièce, est contraire à l’esprit fier, âpre, de la très rapide réalisation tragique rêvée par le poète italien. Abigaïd, d’ailleurs, est, je le répète, parfaitement inutile, ou elle ne sert qu’à amoindrir le caractère de Michol par la scène de la jalousie. Et M. Poizat lui-même a été peut-être gêné par cette femme inutile, puisqu’elle apparaît pendant deux actes de la pièce, et disparaît ensuite, sans nulle raison, comme sans nulle raison elle s’était montrée.

La beauté mâle et très simple du David tragique, aussi modifiée dans l’adaptation dramatique, a été amoindrie et en quelque sorte profanée par des complications théocratiques superflues. Et Abner, le mauvais conseiller du roi, l’ennemi de David, n’est plus ici le soldat fier et ambitieux d’Alfieri ; ce n’est plus qu’un Jago sans malice infernale, un simple envieux, bavard et prétentieux.

M. Poizat a brisé toute la vigueur du vers d’Alfieri, de ce vers mal fait, qui pourtant prête souvent d’une manière admirable à toute la tragédie un rythme étonnant de cliquetis d’armes. M. Poizat détruit la rudesse du vers italien, en le transposant dans un français mol et verbeux. Dans un élan caractéristique de désintéressement dans la tragédie, David dit à Abner :

E alla tua pugua il mio venir null’altro
      Aggiungerà, che un brando.
      À ta bataille, ma présence rien autre
      N’ajoutera qu’un glaive.

M. Poizat a senti le besoin de s’écrier dans son drame :

Je t’apporte mon glaive et mon cœur de soldat.

On peut multiplier ces exemples, où on peut remarquer combien la noblesse du langage d’Alfieri a perdu dans le classicisme populaire de l’adaptateur.

Alfieri avait voulu donner à toute sa tragédie un caractère de majesté sobre et solennelle. Dans une note, il exprime le désir que les strophes du Roi-Poète — le lyrisme apaisant de David, qui veut soulager les tourments de Saül — soient préparées par une brève musique instrumentale, et soient dites avec « maestria et gravità ». Le nouveau David, qui, de l’aveu même de M. Poizat, représente en français « une sorte de grand chef arabe, l’espoir du parti théocratique », récite ses strophes sous forme de mélologue, sur une musique de séduction.

Saül a aussi perdu dans l’adaptation, peut-être par ces remaniements apportés au poète Alfieri que M. Poizat avoue avoir été inspirés par l’acteur Silvain. L’attitude verbale de Saül ne suit pas toujours la pensée du texte italien. Le roi, tourmenté par le dualisme de sa faveur tyrannique et de son abnégation religieuse, n’est plus qu’un vieillard maniaque, tour à tour plaintif et violent. Enfin, nul commentaire n’est à ajouter à la fin du drame, tel que M. Poizat l’a voulu. Alfieri arrêtait la catastrophe de la tragédie sur la mort solitaire, terrible, du grand roi qui se jeta sur son épée. Lorsqu’il tombe, les Philistins victorieux arrivent, et en criant et en secouant leurs flambeaux incendiaires, se précipitent vers le roi mort. C’était tout. Mais M. Poizat, qui a voulu adoucir toute la tragédie pour en faire son drame, fait venir ici David, qui devant le cadavre du roi se souvient d’être poète, reprend sa lyre, et chante, pour apaiser les mânes du suicidé…

Cette adaptation étonnante nous fait penser une fois de plus que nul n’a le droit de retoucher les œuvres admises par la renommée. On les accepte telles qu’elles sont, ou on ne les accepte pas. On peut, ainsi qu’on le fait pour Shakespeare, retrancher pour la scène moderne quelques passages, quelques scènes ; on ne doit rien ajouter, et on ne doit pas surtout modifier presque complètement le caractère des agonistes, ainsi que nous le constatons aujourd’hui.

Du reste, on ne saurait pas trop en vouloir à cet adaptateur d’Alfieri, dans notre temps d’adaptations à outrance.

M. Poizat a fait dans un quotidien des aveux complets, avec une telle ingénuité qu’on ne peut pas mettre en doute sa bonne foi de poète. Il dit très simplement qu’il a refait le caractère de David, et « modifié complètement le rôle de Michol », ce qui lui a « permis d’introduire des tableaux de la vie du désert et des insertions du Cantique des Cantiques et du Livre des Proverbes » !…

Lorsque les époques ont un homme de grand talent, on voit les chefs-d’œuvre anciens adaptés à la manière de Racine, c’est-à-dire créés à nouveau, selon l’esprit des temps. Mais les adaptations, par trop nombreuses, de nos jours, ne créent pas ! elles refont les œuvres selon les goûts du premier qui s’en empare. Et cela est tout au détriment de la renaissance contemporaine de la Tragédie française. Celui qui voudrait avoir une idée de cette renaissance, et qui la chercherait dans les nombreux spectacles de plein-air, se tromperait fort. Dans ces Théâtres, qui en général — et contrairement à ce que les poètes tragiques nouveaux avaient espéré — bouleversent en été le calme de quelques admirables sites français, on voit plutôt des « adaptations » de vieilles tragédies, que des tragédies vraiment neuves et dignes de l’attribut tragique. En général, les impresarii de plein-air répètent volontiers les spectacles des matinées classiques de nos théâtres subventionnés. Mais le délire des adaptations se calmera lorsque les poètes tragiques nouveaux, qui préparent en silence leurs œuvres et ne les montrent que dans l’intimité de quelques minuscules cénacles, seront livrés au grand public. On saura alors que les spectacles pour collégiens en vacance, et la tragédie conçue par des vrais poètes et donnée par des impresarii vraiment artistes, répandent des joies bien différentes…

Le poète qui admire Alfieri et le transpose en vers dramatiques français comprendra alors qu’on ne devait pas « remanier » Saül en le transformant de la sorte, et qu’on n’a jamais le droit d’ajouter sa propre personnalité à celle d’un grand poète mort ; de même, aucun sculpteur, si génial soit-il, n’a le droit de mettre debout la Nuit de Michel-Ange, pour lui ajouter quelques mamelles, afin d’en faire une Diane d’Éphèse……

La Curiosité.
La Collection Chéramy [extraits] §

Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908, p. 377-379 [378, 379].

La Vierge aux roches, attribuée par le catalogue à l’atelier de Léonard de Vinci, fut poussée jusqu’à 78 000 fr. par M. Schœller pour le compte de M. Hoffmann.

Cette œuvre, qui pourrait bien n’être qu’une copie plus ou moins ancienne du tableau du Louvre, n’avait pas dépassé le prix de 6 300 fr., en 1897, à la vente Plessis-Bellière.

Le Saint-Jean-Baptiste, vendu 12 500 fr., à M. Hatwany, inspire les mêmes légitimes réserves.

[…]

La Madone de la Casa Litta, par Boltraffio, élève du Vinci, resta à M. Haro pour 7 500 francs.

[…]

Les Corot de la collection Chéramy offraient ceci de particulier qu’aucun d’eux ne rappelait la manière connue du peintre, ce « faire » qui lui est si personnel, où les blancs et les gris se mélangent en tons légers, soyeux, vaporeux. Les 18 œuvres qu’on nous présenta marquaient toutes la première manière de l’artiste, celle du temps où il vivait en Italie, et où il se cherchait. À cause de cela, ces œuvres, d’un dessin précis, d’un coloris plutôt sec, sont fort curieuses. Elles n’atteignirent pas des prix bien élevés. La plus favorisée, Vue de Venise, monta à 11 000 fr., la Terrasse du Palais Doria à Gênes fit 5 300, Genzano 4 200, le Chevalier 7 000, le Lac d’Albano 2 050 fr., la Fillette en corsage rouge 4 300 fr., Ischia 1 700 fr.

[…]

Échos.
Publications du « Mercure de France » [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908, p. 381-384 [384].

Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse. Essai sur l’Idéal féminin en Italie à la fin du xiiie siècle, par Remy de Gourmont. Vol. in-16 (Collection Les Hommes et les Idées) 0,75.

Tome LXXIII, numéro 263, 1er juin 1908 §

Histoire.
André Bonnefons : La Chute de la République de Venise (1789-1797) ; Perrin §

Tome LXXIII, numéro 263, 1er juin 1908, p. 500-507 [505-506].

S’il est quelque chose qui donne une idée, suggestive et piquante, de l’insignifiance politique où Venise en était venue à la fin du xviiie siècle, ce sont les sentiments du marquis de Bombelles à sa nomination comme ambassadeur auprès de la Sérénissime République. M. le comte Fleury a conté agréablement cela. Revenu de son ambassade en Portugal pour tomber en plein Paris des premiers jours de la Révolution, fort empêché, dans le désordre, de sortir de sa disponibilité, le marquis finit par mettre la main sur l’ambassade de Venise, pis-aller accepté faute de mieux. C’est que cette ambassade, « où il n’y avait rien à faire, mais absolument rien », ne posait pas précisément son homme. Ajoutez la vieille habitude inquisitoriale du gouvernement de Venise, qui traitait en intrus, en suspects, les membres du Corps diplomatique. Et le marquis s’en fut vers les Lagunes, maugréant, uniquement pour ne pas rester sur le pavé.

La République était, dès cette époque, en ce qui concernait les affaires du Continent, enlisée dans la neutralité voluptueuse qui causa sa perte. Autruche épicurienne, la tête cachée dans les défroques de son carnaval, elle ne voulait pas voir le péril, décrétait qu’il n’existait pas. Il y a un joli livre de M. Philippe Monnier là-dessus23. Pourtant, en 1789, Venise, dont le territoire, en Italie et hors d’Italie, était encore assez considérable, restait un des premiers États de la Péninsule, et, selon les fluctuations de la politique européenne, elle se voyait sollicitée plus ou moins par les diverses puissances continentales. Elle eût pu négocier dès lors son immunité future. À la veille de ses désastres, deux partis s’offraient à elle : ou l’alliance de l’Autriche, ou l’alliance de la France. Elle accueillit assez bien Bombelles, qui se remuait, tâchait de causer autrement que sous le masque (on connaît cette coutume de précaution du gouvernement vénitien). Mais là-dessus les événements se précipitèrent ; Venise, qui n’aimait pas la Révolution, en demeura, avec la France de la Constituante et des autres assemblées révolutionnaires, à des termes de politesse et de correction. Restait l’Autriche : la déclaration de guerre de 92 fut pour Venise l’occasion de marquer, ici encore, sa neutralité. Après le 21 janvier, elle ne la rompit point du côté de la France, malgré les instances des puissances, où l’Angleterre joignait sa redoutable note cauteleuse. Elle ne se prêta pas davantage aux ouvertures du Comité du Salut public, qui semblait vouloir renouveler avec elle, en ce qui concernait l’Autriche, la politique de Richelieu avec le Duc de Savoie. Tout ceci, parmi des concessions, sur des points de détail, à l’un ou à l’autre, parmi de misérables cotes mal taillées, où se sentait la peur intense de la pauvre Sérénissime, très peu sereine maintenant entre l’Ogre jacobin et l’Ogre du droit divin. Et le Carnaval secouait de plus belle ses grelots, musique de folie et d’oubli.

Malgré tout cependant, malgré les sentiments antirévolutionnaires et leur expression d’ailleurs platonique (et la Convention restait fort modérée là-dessus), cette neutralité de Venise tournait, intrinsèquement, à l’avantage de la France ; et si elle se fût maintenue dans ces conditions, peut-être Venise en eût-elle retrouvé le bénéfice, aux terribles jours de Bonaparte. Mais la neutralité des États faibles n’est susceptible d’aucun équilibre : une brusque oscillation, que provoqua trop facilement la tracassière politique extérieure inaugurée par le Directoire (demande à Venise de s’allier avec la Porte), inclina vers la malveillance cette neutralité. Le refus formel d’une alliance avec la France suivit bientôt, contrebalancé presque aussitôt par un refus d’alliance avec la Prusse, ce dernier pour ne pas « s’aliéner les bonnes grâces de l’empereur », à l’égard de qui, toutefois, on prétendait toujours rester neutre ! Idiotie douloureuse d’une vieille gloire tombée dans l’érotisme ! M. Bonnefons compte de la sorte, avec une minutie tranquille, les gestes désordonnés du pantin carnavalesque dont la peur et le plaisir tirent les fils ; et son méthodique récit, très clair, avec une progression très bien comprise, finit par faire mal, ce qui est un éloge. Cette neutralité folle, — la souquenille de paillon qui prétendait ne pas flamber dans la conflagration générale ! — fut aussi sincère qu’elle fut imbécile, M. Bonnefons l’a démontré de la façon la plus définitive, et, de ses antiques traditions politiques, le Sénat ne fut même pas capable de retenir la duplicité. Sincère, comment ne l’eût-elle pas été, puisque c’était là neutralité de gens qui veulent malgré tout s’amuser ? Bonaparte, alors dans les circonstances « les plus austères » de sa vie (Mémorial), d’ailleurs encore un peu jacobin, dut trouver bien légers ces pauvres gens ; et, résolu, aussi bien, à mettre politiquement fin à la guerre, il n’hésita pas à les sacrifier à l’Autriche.

Science sociale.
Nééra : Les Idées d’une femme sur le féminisme, Giard et Brière §

Tome LXXIII, numéro 263, 1er juin 1908, p. 520-525 [523-524].

Les idées d’une femme sur le féminisme sont à connaître quand cette femme est Nééra, une des plus célèbres romancières de l’étranger. Nééra, que je crois avoir été le premier à présenter au public français, au temps du premier Ermitage, est la George Sand italienne ; elle en a l’âme affectueuse et brûlante sans la passion déséquilibrée. Par ceci on peut pressentir son jugement sur le féminisme : « Un mariage modeste, même pas des plus heureux, mais fécond, vaut encore mieux qu’une existence solitaire au milieu des richesses, des plaisirs, de l’étude ou de n’importe quelle compensation. » Et je crois qu’aucune femme, ayant l’âme un peu bien située, ne s’inscrira en faux contre lui. Malheureusement il se trouve de plus en plus des femmes ayant ce que j’ai dit mal situé. Tota mulier in utero, disaient nos pères ; in vaginâ, rectifient assez de leurs filles ; celles-ci ne veulent plus d’enfants, sans cracher d’ailleurs sur le fellator, ni même sur la fellatrix, plus sûre, d’où je crois bien l’explication des progrès de l’antiphysisme. Ni épouses ni mères ! clament les plus enragées ; épouses jusqu’au : halte là, mon ami ! concèdent les autres. Et c’est là un féminisme contre lequel il est bien difficile de lutter ; dans la débâcle de toutes les idées de sacrifice, de patriotisme, de religion, il n’y a plus que la bonne mère Nature sur qui on puisse compter ; comme presque toutes les fillettes ont leur poupée, presque toutes les femmes auront un baby ; ce n’est pas bien brillant, je l’avoue, mais qu’y faire ? Il y a, toutefois, d’autres féminismes sur quoi on pourrait discuter. L’un a aujourd’hui atteint son but, puisque toutes les professions libres sont ouvertes aux femmes. Un autre travaille à leur donner les fonctions publiques et les prérogatives civiques ; je ne vois, pour ma part, aucun inconvénient, au contraire, à ce que la femme soit électrice et même éligible. Pour les fonctions publiques, il en est que la femme ne remplira jamais, officier par exemple, ou patron d’hommes (pourtant, au moyen âge, il y eut des monastères mixtes où les religieux obéissaient à une abbesse) et d’autres que la femme remplirait très bien : receveurs d’impôts, notaires, bureaucrates ; même parfois mieux que l’homme : professeurs de jeunes enfants ou visiteurs de l’Assistance publique. Pour la magistrature c’est plus délicat ; je crois pourtant que certaines femmes d’un sang rassis siégeraient fort bien dans un tribunal ou un jury, mais en minorité, et non sur un siège de juge unique comme le juge de paix. En théorie donc je marche avec les féministes à tout crin. Mais dans la pratique je pivote avec la sage, avec l’excellente Nééra. Je crois qu’une créature, quel que soit son sexe, qui ne veut pas avant tout son bonheur est un monstre, et qu’une femme qui fait consister son bonheur à elle dans du papier noirci, ou de la toile barbouillée plutôt que dans l’amour et tout ce qui s’en suit, est une sotte. Maintenant la femme ne pourrait-elle pas, tout en étant épouse et mère, travailler de son côté ? Assurément si, pourvu que ce travail ne fût pas trop prolongé. Si la femme pouvait quitter l’atelier vers 4 h. ou 5 h. ce serait à merveille, et le travail au dehors lui serait plus salutaire souvent que l’oisiveté brouillonne et potinière du dedans. La femme est faite pour être la collaboratrice affectueuse et docile de l’homme, mais son concours sera d’autant plus efficace que son énergie et sa capacité personnelles seront plus grandes, d’où le louable de tout ce qui tend à lui donner une certaine indépendance. J’avoue à ce propos ne pas saisir le préfacier de Nééra quand il avance que la récente loi qui donne à la femme mariée la disposition de son salaire va augmenter les ravages de l’alcoolisme ; il semble, au contraire, que cette loi garantira quelques souffre-douleurs contre la cupidité ignoble de leurs maîtres et n’empêchera pas les bonnes ménagères d’avoir, comme aujourd’hui, tout ou presque tout le gain du mari, pour les dépenses du foyer. Je reconnais d’ailleurs que toutes ces lois sociales à grand fracas ne font pas grand’chose de bon et que la moindre amélioration du caractère de l’homme, trop brutal et trop ivrogne, et de la femme, trop acariâtre et trop bornée, serait cent fois préférable, mais le moyen ?

Lettres italiennes §

Tome LXXIII, numéro 263, 1er juin 1908, p. 565-569.

Un esthéticien de la musique : M. Ildebrando Pizzetti, Ariane et Barbebleue, Rivista Musicale Italiana, Turin §

La Nave de M. d’Annunzio n’a pas seulement servi à montrer l’évolution de l’Esthète-Poète, évolution que tous les artistes purs ne peuvent que regretter. La dernière œuvre de l’auteur de Canto Nôvo a été couronnée par des honneurs particuliers. Elle contient un vers fort regrettable, un vers par trop emphatique, qui a déchaîné l’engouement général, en révélant en même temps la tendance nouvelle du Poète qui ne sait plus demeurer solitaire et superbe, et s’adresse à la popularité italienne en lui criant :

Arme la proue et cingle vers le monde !

Cette emphase a créé le Poète « Vates » national. C’est dommage. Car il suivra peut-être ce chemin facile, ce ruisseau trouble, où le lyrisme se noie fatalement dans la politique.

Mais il faut être reconnaissant à M. d’Annunzio artiste, puisqu’il a été capable de découvrir, je crois, et de révéler, un jeune musicien sur lequel la musique contemporaine de l’Italie et d’ailleurs doit compter désormais. C’est M. Ildebrando Pizzetti, baptisé par M. d’Annunzio : Ildebrando da Parma.

Je ne parlerai pas ici de la tentative esthétique admirable de M. Pizzetti. Il a créé pour la Nave une musique de scène toute particulière, une polyphonie vocale très noble, très inspirée, très savante, saluée par des acclamations unanimes.

Mais M. Pizzetti est aussi un esthéticien remarquable. Ses critiques musicales, parues dans quelques journaux, et dans l’excellente Musicale des frères Bocca, le placent, avec M. Romualdo Giani, à l’avant-garde de toute la critique musicale italienne. M. Pizzetti, pour sa compréhension étonnante des dernières affirmations de la musique française, et par sa recherche ailée de la forme dramatique de demain de notre race, du « Drame Musical latin » qui doit triompher à la place du vieux Mélodrame latin et du Drame Musical allemand, semble vraiment égaré au milieu de la société péninsulaire, encore hantée par l’engouement opériste et en général franchement réfractaire à toute compréhension musicale moderne.

L’étude sur Ariane et Barbebleue a paru dans la Rivista Musicale. On peut remarquer, avant tout, la connaissance profonde de l’âme française moderne qui fait de l’auteur un exégète admirable, un philosophe puissant des tendances encore voilées de notre mentalité méditerranéenne contemporaine. Lorsque M. Pizzetti parle du « Drame Musical Latin », vers lequel tendent, on le voit, tous ses efforts d’esthéticien et de compositeur, il suit, et il dépasse parfois la volonté esthético-musicale de l’école nouvelle où fleurissent les noms rouges et bleus de Debussy, de Dukas, les aînés, et de Maurice Ravel, de Déodat de Sévérac, de Roussel, les derniers arrivés. L’idéal du Drame Musical Latin complète, enveloppe, étreint notre idéal esthético-tragique même. Certes, quelques jeunes esprits inconnus, jeunes, obscurs, suivent en Italie nos derniers mouvements esthétiques, comprennent notre volonté de solidarité idéale méditerranéenne (comprise bien entendu non dans le sens naïf provençal, mais dans le sens double dantesque : gaulois-gothique). Ce sont de jeunes obscurs, qui se révèlent à nous de temps en temps, par des lettres où frémit un talent déjà sûr, un talent de novateurs, exprimés en des épîtres, qui formeront un jour quelques chapitres de l’histoire de la nouvelle formation idéale méditerranéenne. Ces jeunes suivent avec une sympathie particulière nos tentatives de renaissance tragique, et souffrent des obstacles apportés chaque année à l’éclosion du véritable esprit tragique nouveau, par les organisateurs de quelques spectacles vagues, à Orange, à Cauterets ou ailleurs. M. Ildebrando Pizzetti est la voix écoutée, sonore, savante de tous ces esprits fraternels perdus dans l’ombre des triomphes vaniteux du jour.

À propos d’Ariane et Barbebleue, M. Pizzetti étudie toute la formation de la volonté musicale française, sur laquelle Debussy a attiré définitivement l’attention du monde entier. Il voit là le signe certain de la renaissance de la race, des nouvelles affirmations esthétiques « latines ». Une confiance absolue anime cet exégète, qui unit l’exemple à la parole, le geste supérieur de la création à la recherche intellectuelle du critique.

La discussion analytique très originale de l’œuvre musicale de M. Paul Dukas est précédée par la discussion de l’œuvre littéraire de M. Maeterlinck, et des tendances du Drame moderne. M. Pizzetti se range immédiatement, dans notre esprit, du côté des musiciens vraiment modernes, qui sont en même temps penseurs et poètes, expressions suprêmes de notre nouvel humanisme de Précurseurs24.

M. Pizzetti montre son orientation critique, tout au long de son étude. Il la révèle en évidence et en beauté, surtout dans la partie où il discute la phrase de Maeterlinck qui déclarait avoir écrit Ariane et Barbebleue pour offrir au musicien « un thème convenable à des développements lyriques ». M. Pizzetti se révolte contre l’idée d’un « thème convenable » offert au musicien. Pour lui, comme pour tous les créateurs modernes, de Rodin à Debussy et à Maeterlinck même, toute la vie, exprimée dans n’importe quelle forme de l’art, est un « thème convenable » à tout développement dans tout art.

C’est là le fond de notre doctrine humaniste, de notre conscience de précurseurs. L’âme de l’artiste moderne est un océan : tous les fleuves de l’inspiration y affluent et y demeurent reconnaissables. Ce qui autrefois constituait des « genres » doit prendre aujourd’hui le nom indéfini de « fleuve d’inspiration ». Le parallélisme des arts est parfaitement compris. Leur fusion aussi, dans le creuset du génie parfaitement cultivé. Avec une telle force, complète et très éclairée, M. Ildebrando Pizzetti apporte son hommage à l’esthétique française d’avant-garde, qui influence les élites de partout, et il acquiert des droits incontestables au triomphe, par son art, du « Drame Latin » nouveau.

Quelques Poètes §

Il m’est agréable de laisser ondoyer mon esprit dans le domaine ensoleillé des rythmes. Après avoir parlé de l’esthétique d’un musicien, il me plaît de parler de quelques jeunes poètes, parmi les meilleurs de la littérature italienne contemporaine.

Francesco Chiesa, Liriche. Nuova Antologia, Rome §

J’ai déjà écrit ici même sur un poème vaste et beau, Calliope, de M. Francesco Chiesa. Dans une plaquette qui porte le titre très simple : Liriche, M. Chiesa affirme encore davantage sa puissance. Cet homme, certes très jeune, est un grand poète. Il sait que le sentiment de l’art est dans l’abstraction, et que l’expression de l’art est dans la stylisation de ce qu’on est convenu d’appeler la « vie réelle ». Par ces deux dogmes, que la conscience moderne accepte, enfin, après les avoir nouvellement découverts, M. Chiesa peut écrire ce rêve étrange de la pierre, Minute tragique, où la passion humaine est écrasée sous le poids énorme de la vie, et devient un lourd rocher. Les éléments psychiques de l’homme et des minéraux fusionnent dans la flamme de l’inspiration. L’image n’est plus telle — elle est la réalité pure et simple. Le « moi lyrique » souffrant et accablé, et cependant révolté, n’est plus semblable à la pierre, il est la pierre. Le lyrisme grandiose de ces poèmes s’exprime ainsi dans une terza rima absolument dantesque de forme et d’esprit :

Je sentais en moi redevenir grosses,
graves, mes veines : le sang n’errait plus
en déployant au vent ses drapeaux rouges,
au sommet des sens : je n’avais en moi, unique,
que la conscience de mon poids massif…
Et il tomba un dernier coup de massue
qui me défit : chaque miette, chaque boucle
de ma chair était en moi ; j’avais sur le front
mille yeux, mille yeux qui voyaient rougeâtre…
Massimo Bontempelli : Odi Siciliane, Sandron, Palerme. — Sonetti, Soc. Ed. L’Avanguardia, Lugano §

M. Massimo Bontempelli n’a pas la même puissance d’abstraction lyrique. Sa poésie est plus intime, sa langue est moins vigoureuse, plus précise, plus classique, plus simple, ainsi que le sentiment qui la rythme. Dans les Odi Siciliane, M. Massimo Bontempelli se rattache vraiment aux nobles et simples poètes de la renaissance italienne. Une grande joie géorgique exalte en lui les aspects de la nature italienne, et sa culture fait vibrer ses enthousiasmes devant tant de souvenirs de beauté et de force épars sur l’île du soleil. Dans quelques sonnets, réunis sous le titre Sonetti, le poète s’exprime dans la plénitude de ses moyens d’expression. Sa langue, son style, ne dérivent d’aucun des deux poètes « majeurs » vivants : d’Annunzio ou Pascoli. M. Massimo Bontempelli, poète élégiaque et tendre, s’exprime dans la langue pure des maîtres morts, très noblement.

Aurelio Ugolini : Viburna, La Vita Letteraria, Rome §

Je regrette de ne pas pouvoir associer ma sympathie à celle des « amis » qui ont réuni en un volume : Viburna, les vers d’un jeune professeur mort, Aurelio Ugolini. Je suis l’adversaire de la pitié comprise comme élément esthétique. Le sort de Aurelio Ugolini, mort trop jeune, a été peut-être triste. Sa poésie n’est pas belle. Et ce qui lui fait surtout du tort, à mon gré, en irritant le lecteur qui ne cherche que la poésie dans un livre de poèmes, et non les expressions de la pitié d’autrui, c’est la préface de M. Giovanni Marradi. La prose liminaire de ce poète très estimé a un ton trop familier et trop rempli d’expressions apitoyées, pour que cela ne nous agace pas. La Poésie, l’Art, sont en dehors des contingences réelles de la vie ou de la mort. Il ne faut jamais profaner l’expression esthétique en la mélangeant avec les expressions d’un plan simplement sentimental ou moral. La mort d’un artiste ne doit pas nous émouvoir, jamais. S’il a laissé son œuvre, et si son œuvre est belle, cela nous suffit. Si elle ne contient qu’une promesse, nous attendrons d’autres artistes la réalisation esthétique du mort. Rien n’est détruit, jamais. Le talent est une semence. Sa fécondation s’accomplit par l’œuvre ; et s’il ne se réalise pas entièrement, il se répand certainement en semence idéale dans les esprits de ceux qui suivent. Au surplus, le style d’Aurelio Ugolini, très influencé par les classiques latins et par Carducci, et la sobriété presque scolastique de son inspiration, doivent nous permettre d’estimer le poète mort, sans nous forcer à le « pleurer ».

Memento §

Giannotto Bastianelli : Poemi e Musiche. Pulini, Montevarchi. — Massimo Bontempelli : Socrate moderno, S. Lattes, Turin. — A. Manassero : Le Umili, Sandron, Milan. — A. Beltramelli : Le Gaje randole, Bemporad, Florence. — Luigi Grilli : Lauri e Mirti, R. Giusti, Livourne. — Marino Moretti : La Serenata delle Zanzare, Streglio, Turin. — Umberto Fracchia : Le Vergini, Casa Ed. Centrale, Rome. — Felice d’Onufrio : La famiglia Rondani, roman, Soc. tip. Ed. Nazionale, Turin. — Nicola Allevato : Germogli, La Vita Letteraria, Rome. — Pignatelli di Monteroduni : Il Santo misterioso, Soc. tip. Ed. Nazionale, Turin. — Paolo Savj-Lopez : Rassegna di Letteratura francese, « Rassegna Contemporanea », Rocca S. Casciano. — B. Croce : Letteratura e Critica, G. Laterza, Bari. — Walt Whitman : Foglie di erba, L. Gamberale tr., R. Sandron, Milan. — Paolo Gazza : Tempus loquendi, Soc. tip. Ed. Nazionale, Turin. — G. Lanzalone, Accenni di critica nuova, « La Vita Internazionale », Roma.

Tome LXXIII, numéro 264, 16 juin 1908 §

Littérature.
Casimir Stryenski et Paul Arbelet : Soirées du Stendhal-Club, deuxième série. Documents inédits, « Mercure de France », 1 vol. in-18, 3,50 [extraits] §

Tome LXXIII, numéro 264, 16 juin 1908, p. 684-688 [685, 686].

[…]

Un chapitre sur les Amours Milanaises, où nous retrouvons l’étude de M. Arbelet : le Roman de Métilde, dont j’ai déjà parlé ici même.

[…]

On trouvera encore dans ce volume une étude sur la source des Chroniques italiennes et quelques extraits des plus curieuses de ces histoires que Stendhal avait annotées et qu’il se préparait à écrire lorsqu’il mourut : « Pour moi, écrit-il, le récit de ces procès et de ces supplices me fournit pour le cœur humain des données vraies et sur lesquelles on aime à méditer la nuit en courant la poste. »

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 264, 16 juin 1908, p. 702-707 [707].

[…] La librairie Hachette a publié une réédition très augmentée et remaniée du curieux livre de M. l’abbé Thédenat sur le Forum Romain et les forums impériaux. Nous avons parlé abondamment de cet ouvrage25 qui a été surtout complété et où l’on a rangé à leur place les notes et additions qu’il fallait précédemment rechercher à la fin du volume. Nous retrouvons avec plaisir ce travail bien fait, abondant en indications historiques et topographiques et qui sera de la plus grande utilité à ceux qui s’inquiètent de visiter les vestiges de la Rome antique.

Les Revues §

Tome LXXIII, numéro 264, 16 juin 1908, p. 715-722 [717-718, 721].

Roman et Vie : renseignements nouveaux sur l’incinération de Shelley §

Dans Roman et Vie (15 mai), M. P. d’Ampreville rapporte sous ce titre : Une crémation macabre, des renseignements nouveaux sur l’incinération des restes de Shelley. On sait que le poète périt dans le naufrage d’une petite chaloupe qu’il montait, avec son ami Williams et un mousse, entre Livourne et Lerici. Les corps ayant été rejetés à la côte, ils furent brûlés, par observance de la quarantaine imposée alors contre la peste.

La veuve de Shelley termine une longue lettre, qui raconte toutes ses douleurs, par ces mots : « J’ai vu le lieu où il gît maintenant, les piquets qui marquent l’endroit où les sables le recouvrent. Mais ce ne sera pas là qu’on le brûlera ; c’est trop près de Viareggio. Ils sont, à cette heure, occupés à ce terrible office, et je vis ! »

Or, l’autre jour, le professeur Churton Collins a attiré l’attention sur un passage des Lettres de John Carne, que tous les commentateurs et biographes du pauvre Shelley semblent avoir ignoré. Il y a là un récit vécu des funérailles, qui contient des passages d’un réalisme dans l’horreur funèbre, vraiment dignes de Shakespeare.

Carne, un homme de lettres qui collabora occasionnellement avec Walter Scott, connut, entre autres, le poète Wordsworth et de Quincey, le fumeur d’opium. Étant un jour à Édimbourg, il y rencontra John Cam Hobhouse, plus tard lord Broughton, l’ami et l’exécuteur testamentaire de Byron. Hobhouse lui raconta les détails suivants sur la crémation de Shelley, qu’il tenait de la bouche même de Byron, qui les lui avait narrés « avec des larmes mêlées de rires sarcastiques » :

« Sous prétexte que le bateau que montaient Shelley et Williams avait pu avoir communication avec quelque navire venant d’Afrique ou du Levant, la police ordonna que les cadavres fussent incinérés sur les lieux mêmes. Les deux veuves assistèrent à la funèbre cérémonie. Le cœur fut retrouvé dans les cendres, intact. On dut l’inonder de résine pour le consumer. Les deux femmes recueillirent les cendres des cœurs de leurs maris dans leurs mouchoirs de poche. Hunt réclama, presque avec violence, les précieuses reliques. Mme Shelley s’y opposa avec désespoir. Elle les offrit à Byron. Mais il refusa, en disant que c’était le droit de la veuve de les garder. Les deux amies remontèrent en voiture et firent un trajet de près de 30 kilomètres, avec ces funèbres restes balancés dans leurs mouchoirs de poche. » Et Byron ajoutait : « Il y a de ces choses qui arrivent dans la réalité, qui dépassent l’horreur des plus sombres drames. »

Outre l’autorité du témoin, ce qui ajoute à la vraisemblance de ce récit, c’est que ce seraient précisément ces détails-là que la famille aurait tenus à laisser ignorer, et Byron à relever.

Memento [extrait] §

[…]

La Revue bleue (16 mai). — M. A. Chuquet : « Mirabeau jugé par Camille Desmoulins. » — M. A. Luchaire : « À Florence. » — M. L. Maury : « Stendhal ». — (9 mai). — M. C. Mauclair : « Le Salon des Artistes Français. » — M. E. Pilon : « Le Sourire de Paris : les Fenêtres fleuries. »

Échos.
Léonard de Vinci précurseur de Quinton §

Tome LXXIII, numéro 264, 16 juin 1908, p. 763-768 [765-766].

Nombre de textes de Léonard laissent l’impression que ce grand esprit avait entrevu, comme par un singulier don de divination, quelques-uns des faits qui donnèrent lieu plus tard aux découvertes les plus importantes ou aux hypothèses les plus ingénieuses de la science. Tel texte, sur la combustion, fait penser à Lavoisier ; tel autre, sur le mouvement de la terre, à Galilée ; ailleurs, il paraît se douter de la circulation du sang ; puis, il infère de la présence de coquillages fossiles dans l’intérieur des terres un ancien envahissement de la mer. Dans un chapitre de ses Promenades philosophiques (2e série) consacré à la Science de Léonard de Vinci, M. Remy de Gourmont, qui relève plusieurs de ces troublantes coïncidences, cite deux passages qui semblent une esquisse des lois de constance de M. Quinton. « Naturellement, écrit Léonard, toute chose désire se maintenir en son essence. » Et ailleurs : « Dans l’univers, tout s’efforce de se conserver en son mode propre. » En voici deux autres qui n’ont pas été relevés, croyons-nous : « Si l’homme a en lui un lac de sang où croît et décroît le poumon pour sa respiration, le corps de la terre a sa mer océane qui croit et décroît toutes les six heures pour sa respiration ; si de ce lac de sang dérivent les veines qui vont se ramifiant par tout l’organisme, ainsi la mer océane emplit le corps terrestre d’innombrables veines d’eau. » (Textes choisis, p. 45.) Et p. 263, parlant de la cigogne : « Buvant de l’eau salée, elle se guérit. » Ne croirait-on pas voir là comme quelque prescience de « l’eau de mer, milieu organique » ?

Mais il ne faut pas attacher à ces curiosités plus d’importance qu’elles ne comportent. Comme le remarque M. Remy de Gourmont, « les anciens textes relatifs aux sciences sont très difficiles à lire froidement ; dès qu’ils semblent effleurer une vérité connue, notre pensée complète le balbutiement du vieil auteur ». De là à parler de véritables découvertes ou seulement de présomptions sérieuses, il y a loin. Le savant donne ses preuves.

« Léonard eût été bien empêché de donner les siennes. Il parle en philosophe dégagé des préjugés, non en savant. Il pouvait dire : Je crois que… Il ne pouvait dire : Je le sais. Il n’en savait rien. »

Tome LXXIV, numéro 265, 1er juillet 1908 §

Ésotérisme et spiritisme.
E. Morselli : Psicologia e Spiritismo, 2 forts vol. in-12, ill., Bocca frères à Turin §

Tome LXXIV, numéro 265, 1er juillet 1908, p. 123-129 [126-127].

Dans son important et copieux ouvrage, Psicologia e Spiritismo, — le professeur Enrico Morselli publie le compte-rendu détaillé de vingt-huit séances données par Eusapia Paladino. C’est sans aucun doute le recueil le plus important qui ait paru sur ce fameux médium.

M. Morselli affirme l’authenticité des phénomènes médianimiques, mais ne croit pas à la théorie spirite, qu’il discute à fond du reste. L’attitude observée par M. Morselli paraît être la bonne. La plupart des phénomènes psychiques ou spirites, observés et contrôlés par des savants tels que Crookes, R. Wallace, Aksakoff, Zœllner, Lombroso, Morselli et bien d’autres, ont toutes les apparences de la certitude. Quant à leur explication, c’est tout autre chose. On n’est pas encore fixé sur celle qui est la plus vraisemblable. La théorie spirite est manifestement insuffisante, sinon tout à fait fausse. Au reste, comme les phénomènes psychiques et spirites diffèrent souvent beaucoup les uns des autres, il est très probable qu’ils ne sont pas tous dus à la même cause.

Les Revues §

Tome LXXIII, numéro 265, 1er juillet 1908, p. 129-135 [131-133, 134].

La Grande Revue : Les récitations poétiques selon Pline le jeune et M. J. Bompard §

Les Récitations poétiques inspirent à M. Jacques Bompart un fort agréable et malicieux article : La Grande Revue (25 mai).

M. Bompard emprunte à Pline le jeune des lignes vraies aujourd’hui, « actuelles ». Il parle d’Asinius Pollion qui, sous Auguste, eut l’idée de ces lectures publiques où les poètes se faisaient ouïr, comme hier au Cours-la-Reine, et, en ce moment, au Grand-Palais. D’après Pline, les auditeurs manquaient de courtoisie. Aujourd’hui ils écoutent en parlant de leurs propres affaires, comme s’ils assistaient à une séance de musique de chambre.

Faut-il souhaiter aux poètes, à côté de la collaboration avec les grands hommes de tous les temps, cette collaboration du public avec eux qui s’opère nécessairement dans les lectures publiques ? Ne leur enlèvera-t-elle pas tout génie et toute originalité ? C’est là ce qu’il y a de plus grave. On l’a bien vu dans l’antiquité. Avant les lectures publiques purent grandir et se développer Virgile et Horace ; des lectures publiques sortit Stace.

Le poète ne sera plus libre. Il sera obligé de façonner sa pensée d’une certaine manière. De même qu’il arrangera sa voix, son costume, ses attitudes pour plaire au public, de même il fardera ses idées et ses songes. Il ne fera plus de vers quand il lui chantera d’en faire. Ayant un but précis et déterminé, il écrira même lorsqu’il n’aura rien à dire, comme on fait son métier. Mais le public qu’il voudra charmer sera le plus souvent un public d’oisifs et de désœuvrés. Tous ses poèmes se ressentiront des goûts de ce public.

M. Bompard en arrive à craindre la floraison d’une « poésie à la Capus », née du désir qu’auront les auteurs d’être applaudis. « On soignera uniquement le détail ; on ne s’occupera pas du fond », écrit-il. C’est mal préjuger des poètes. Mais il se reprend : « C’est l’histoire de la poésie romaine : doit-elle devenir celle de la poésie française ? » Or, voici la conclusion de l’article :

Les anciens ont déjà dit toutes ces choses. Il est bon de les redire aujourd’hui. Il y a des sociétés qui n’aiment pas assez les lettres ; il y en a d’autres qui les aiment trop. C’est dans ces dernières qu’elles se corrompent le plus. Une civilisation excessive est ennemie du progrès. Elle a atteint la perfection, mais elle l’a dépassée. Beaucoup d’hommes de talent écrivent, mais ils ne savent pas se servir de leur talent. En d’autres temps, ils auraient été très grands ; ils restent médiocres. Le monde est contraire aux lettres. Il vous corrompt à votre insu. Et pourtant pourquoi chercher à obtenir tant d’appréciateurs ignorants ? Il suffit de quelques-uns, sincères et véritables. Souvenons-nous de ce mot d’Épicure écrivant à l’un de ses compagnons d’études : « Ceci est pour vous et non pour la multitude ; nous sommes l’un pour l’autre un assez grand théâtre. »

Cela n’empêchera pas que, s’ils font de beaux poèmes, chacun les saura et les récitera ! Gloire plus belle que celle d’être lu en public par de jeunes personnes aux voix parfois désagréables. Ils auront plus que de rapides applaudissements. On les aimera et on songera à eux. Comme des graines jetées par un divin semeur, leurs songes et leurs pensées germeront peu à peu, fleuriront, accorderont leurs fruits à tous.

Je souhaite pourtant le succès aux jeunes gens qui vont s’exercer ou s’exercent au Grand Palais. J’espère qu’on les suivra avec attention et bienveillance. En tout cas, mieux vaut entendre le poète lui-même et ses vers, qu’une de ces conférences sur son œuvre dont on abuse vraiment un peu. Il ne faut pas être trop sévère envers les poètes. Il ne faut point les battre même avec des fleurs. Tout les blesse trop profondément ; et puis ils ont l’haleine longue. D’ailleurs, quoi qu’on en dise, quoi que j’en aie dit moi-même, on les aime et ils sont trop pour qu’on ne retrouve point parmi eux quelques amis. Notre temps ressemble au temps d’Horace :

Ce peuple ne brûle aujourd’hui que de la rage d’écrire ; jeunes gens et graves vieillards, le front ceint de couronnes, dictent des vers à table.

Moi-même quand je jure que je n’en fais pas, je suis convaincu d’être plus menteur qu’un Parthe, et le soleil n’est pas levé encore que je demande mon pupitre, une plume et du papier.

Memento [extrait] §

[…]

Revue Bleue (30 mai) contient « l’Autre », un acte en vers de M. A. Dumas ; — de M. E. Tissot : L’Italie musicale ; — de M. E. Pilon : La Vallée de la Thève.

Musées et collections.
Memento [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 265, 1er juillet 1908, p. 149-156 [156].

[…] La somptueuse publication éditée par la maison Hanfstaengl, de Munich, sur les chefs-d’œuvre la Galerie du Prado à Madrid, et dont nous avons déjà fait ici l’éloge, vient de s’enrichir de deux nouveaux fascicules (4e et 5e) contenant, comme les précédents, chacun six planches grand-aigle d’une perfection qui ne saurait être surpassée. […] Titien (avec les magistrales effigies de Philippe II et de Charles-Quint), […] Raphaël (avec la Vierge à la rose), le Corrège (avec son « Nolimt tangere »), constituent le régal qui nous est offert aujourd’hui. Ces planches sont accompagnées de la suite du texte critique — lui-même illustré — rédigé par M. Karl Voll.

La Curiosité.
Collection Charmetant : objets et tableaux religieux [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 265, 1er juillet 1908, p. 185-188 [186].

Dirai-je quelques mots de la collection de Mgr Charmetant ? C’était un assemblage d’objets religieux et de tableaux à sujets religieux où rien ne se détachait rien de bien remarquable. […) Quelques objets profanes se remarquaient dans ce tas, notamment une jolie Vue du palais des Doges, par le Canaletto, vendue 4 600 francs.

Échos.
La Ligue pour la Liberté de l’Art [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 265, 1er juillet 1908, p. 189-191 [191].

M. le Professeur Rodolfo Bettazzi, « de Turin, s’est adressé au procureur du roi  pour obtenir qu’il ne permît pas l’exposition des plus sales vignettes de l’Asino » (id., p. 40). Il est bon de dire que l’Asino est un journal exclusivement satirique anticlérical.

Tome LXXIV, numéro 266, 16 juillet 1908 §

Littérature §

Tome LXXIV, numéro 266, 16 juillet 1908, p. 289-294 [292-293, 293-294].

Remy de Gourmont : Les Hommes et les Idées. Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse. Essai sur l’Idéal féminin en Italie, à la fin du xiiie siècle, 1 vol. in-16, 0,75. « Mercure de France » §

Dans cet essai sur l’idéal féminin en Italie à la fin du xiiie siècle : Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse26, M. Remy de Gourmont nous prouve que la Vita nuova n’est pas un livre vécu :

Après avoir écrit, au hasard de son cœur, des sonnets et des canzone d’amour, Dante a voulu les relier par un commentaire et de fragments faire un tout. Pour nous intéresser à son mystérieux idéal, il l’a incarné dans un type féminin : il a fait un roman, et l’on a cru à une autobiographie.

Tous les écrivains du xive siècle qui ont parlé de Dante sont cependant tous d’accord pour rapporter les amours du poète et d’une Béatrice Portinari.

Mais voici ce qui s’est passé : lorsque Dante fit paraître sa Vita nuova, il était peu connu comme écrivain, le public, de tendance crédule, distinguait mal la vérité de l’allégorie ; on lut le livre ; il parlait d’amour, les femmes le vantèrent, s’y plurent, s’intéressèrent à cette Béatrice… Ce nom de Béatrice fit penser à une Béatrice Portinari, qui avait été fort jolie, s’était mariée comme toutes les jeunes filles se marient, et finalement était morte vers 1290. Il n’en fallait pas plus : la légende était faite.

Mais si Béatrice n’a pas existé, que représente-t-elle ? L’idéal : « idéal de beauté, idéal de lumière, sainte du Paradis, cette femme n’est vraiment pas de ce monde. Fut-elle jamais autre chose que le jeu de l’imagination la plus féconde et la plus exaltée ? »

E. Rodocanachi : Boccace, poète, conteur, moraliste, homme politique, 1 vol. in-8° illustré de 6 planches hors texte, 7 fr. 50. Hachette §

Boccace, qui écrivit une Vie de Dante, ne fit que recueillir les témoignages de la tradition. M. E. Rodocanachi, qui s’est fait l’historien de Boccace et l’étudie comme poète, conteur, moraliste et homme politique, nous dit que la passion de Dante pour Béatrice l’embarrassa, car « il ne comprenait guère l’amour sans l’encouragement des sens ». Pourtant, de même que Dante a Béatrice, Pétrarque Laure, Boccace a sa Maria (ou Fiammetta). Peut-être ne fut-elle aussi qu’un symbole, une idéalisation, et M. Rodocanachi dit très bien que Maria ne devait pas seulement jouer pour Boccace le personnage de Laure, mais aussi celui de Béatrice « puisque l’admiration de Boccace se partageait entre les deux poètes ». Brantôme, incrédule, écrivait : « Je crois qu’il n’a jamais eu tant de faveurs de cette grande dame (elle passait pour la fille naturelle du roi Robert) comme il en a écrit et qu’il s’est forgé en sa cervelle et fantaisie ce beau sujet pour en écrire mieux, ainsi que volontiers font les poètes et autres composeurs. » Cependant, cette Fiammetta, la moins connue des trois « dames de beauté de ce temps », fut sans doute la plus réelle : au moins symbolise-t-elle les diverses aventures du poète, comme l’Elvire de Lamartine résume ses amours avec Graziella, Mme Charles et d’autres muses, peut-être.

Cet ouvrage de M. Rodocanachi est plus qu’une biographie de Boccace ; ce que l’auteur a voulu nous montrer, c’est un Boccace reflété d’après son œuvre même. L’œuvre de Boccace est d’ailleurs presque inconnue ; on ne veut lire de lui que le Décaméron : « la seule de ses œuvres dans laquelle il ne se montre guère et la seule où généralement on le cherche ».

Pétrarque lui écrivait à propos de cet ouvrage : « … Certains passages un peu libres qui s’y trouvent ont pour excuse l’âge où vous écriviez, le genre de style, l’idiome, la légèreté du sujet et celle des lecteurs que vous aviez en vue… »

En France, au xve siècle, on lisait beaucoup plus les Infortunes des Hommes Illustres et la Généalogie des Dieux, que le Décaméron. Mais si on ne lit plus de Boccace que ses contes, c’est que sans doute il n’y a plus que cela de lisible.

Tome LXXIV, numéro 267, 1er août 1908 §

Les Journaux.
Les Stendhaliens à Rome (Le Temps, 17 juillet) §

Tome LXXIV, numéro 267, 1er août 1908, p. 524-528 [526].

Rome n’est pas tout à fait ingrate à Beyle. On pense à lui, quoique tardivement. On va sceller une plaque de marbre à la maison qu’il habita au Pincio. Enfin, on va manger périodiquement en son honneur, ce qui est un des plus grands hommages que puisse, paraît-il, rendre l’humanité civilisée à une gloire de l’intelligence. Le Temps encore nous en est garant :

La plupart des voyageurs illustres qui ont parcouru, étudié, décrit et chanté l’Italie ont eu des monuments rappelant leur mémoire, ou des plaques commémoratives indiquant les maisons qu’ils ont habitées. C’est ainsi que près de la place Colonna, sur le Corso, à Rome, une belle inscription sur marbre évoque le nom de Shelley. De son côté, Goethe possède en plusieurs cités des inscriptions commémoratives notamment à Naples, dans La galerie Umberto Ier, sur l’emplacement de laquelle s’élevait jadis un vieux quartier pittoresque où se plaisait à vivre l’auteur de Wilhelm Meister ; et à Messine dans la principale artère de la cité.

Or, chose curieuse, l’auteur des Promenades dans Rome, de Rome, Naples et Florence, de l’Histoire de la peinture en Italie, et de tant d’autres ouvrages où vibre une passion intense pour les hommes et les choses de la péninsule, ne possède pas à Rome le moindre petit bout de pierre rappelant qu’il a vécu longtemps dans ce pays et qu’il l’a décrit en des pages inoubliables.

Un groupe d’écrivains, de lettrés et d’artistes italiens vient de prendre l’initiative de commémorer publiquement le nom de Stendhal dans une rue romaine. Un comité s’est constitué pour la pose prochaine d’une plaque de marbre sur la maison qu’habita longtemps Stendhal dans la « via Gregoriana », aux flancs du Pincio. Il est probable qu’en même temps que la plaque, dont l’inscription est en ce moment à l’étude, un médaillon confié à un artiste de talent rappellera les traits du grand amoureux de l’Italie.

Enfin, les Stendhaliens de Rome, qui sont assez nombreux, ont projeté d’organiser à intervalles réguliers le « dîner Stendhal », où se réuniront les admirateurs du célèbre écrivain, et qui aura lieu le plus souvent, quand le temps le permettra, sur la terrasse du « Château des Césars », au sommet du mont Aventin, d’où l’on domine le Palatin, le Forum, le Capitole, le Colisée, le Cœlius, et d’où la vue embrasse tout le majestueux paysage de la Ville Éternelle que l’auteur des Promenades dans Rome a si souvent contemplé.

Le premier « dîner Stendhal » aura lieu dans la seconde quinzaine de juillet. Il sera présidé par M. Emmanuel Modigliani, un des plus compétents « beylistes » d’Italie, celui-là même qui eut la bonne fortune de découvrir et de mettre au jour les exemplaires de Saint-Simon annotés par Stendhal, dont le Temps s’est occupé l’hiver dernier.

Échos.
« Cœnobium » et la « Nuova Parola » §

Tome LXXIV, numéro 267, 1er août 1908, p. 553-560 [559].

Cœnobium, la revue d’études philosophiques et religieuses qui paraît depuis deux ans, en français et en italien, à Lugano, dans le Tessin, annonce dans son dernier numéro que la Nuova parola, le périodique romain d’Arnaldo Cervesato, se fond désormais avec elle. La direction de Cœnobium en profite pour préciser son dessein et son but :

Notre revue s’est fondée comme revue de libres études, et elle reste telle dans le cercle de l’idéalisme dont elle s’est faite principalement l’organe et à la diffusion de qui elle s’est consacrée. L’idéalisme — soit dans son élaboration historique et que nous pourrions dire classique, soit dans sa renaissance actuelle — présente une si riche variété de manifestations que sans sortir de son domaine nous et nos collaborateurs gardons la plus grande liberté de recherches… Le monisme idéaliste, le concept de l’unité spirituelle de l’Être, le panthéisme en somme, tel qu’il s’est produit dans la grandiose période philosophique qui va de Spinoza à Hegel, constitue le point central de notre conscience métaphysique, le pôle vers lequel s’oriente l’aiguille aimantée de notre esprit philosophique. Mais pour cela nous ne repousserons pas ou ne passerons pas sous silence les autres conceptions à l’aide desquelles l’esprit humain tente de nouveau aujourd’hui d’escalader le ciel… Pragmatisme, tendances religieuses nouvelles qu’on nomme modernisme, études sur les religions d’Orient dans leurs rapports avec l’idéalisme d’Occident, recherches scientifiques qui comme celles de Maxwell et de Lodge nous ramènent à un dynamisme universel et guident les sciences physiques vers des conclusions auxquelles est déjà arrivé l’idéalisme philosophique, expériences médiumnimiques, tout cela nous est ouvert. En outre, nous ne nous défendrons pas de nous intéresser aux conséquences de caractère pratique et social, que l’on peut tirer de cette philosophie. La croyance vulgaire qui rattache la rénovation sociale aux prémices matérialistes est si abandonnée que personne parmi les gens de bonne foi ne nie cette évidence : le culte de l’esprit, base de l’idéalisme, implique la négation de tous les jougs sous lesquels les ordres sociaux courbent l’esprit lui-même : c’est pourquoi le problème social est avant tout un problème métaphysique, le panthéisme conduisant nécessairement à la panarchie ou gouvernement organisé de tous par tous.

C’est à cette œuvre à la fois philosophique et sociale que comptent dorénavant se consacrer le directeur de Cœnobium, M. Enrico Bignami, et ses principaux lieutenants, Giusuppe Rensi, Momigliano, Crespi, Cervesato, etc.

Tome LXXIV, numéro 268, 16 août 1908 §

Littérature.
Ovide : L’Art d’aimer, le Remède d’Amour, Les Amours d’Ovide, le Jugement de Pâris. Édition illustrée, 1 vol. in-8°, 95, Librairie Moderne, Maurice Bauche §

Tome LXXIV, numéro 268, 16 août 1908, p. 677-680 [680].

La Librairie Moderne nous donne une édition illustrée de l’Art d’aimer d’Ovide, auquel on a ajouté le Remède d’Amour, les Amours d’Ovide, et le Jugement de Pâris. On s’est servi de traductions de la fin du xviiie siècle, dues à Renouard, le traducteur des Métamorphoses, et à Jean-Charles Poncelin, « ancien ecclésiastique et avocat du roi, qui avait fondé une maison de librairie, à la veille de la Révolution ». Avant cette époque, l’an VII de la République. l’Art d’aimer et le Remède d’amour n’avaient jamais été traduits en France.

Ces traductions n’ont peut-être pas la précision, l’exactitude que nous exigerions maintenant de travaux analogues ; mais elles atténuent la brutalité du latin et s’adaptent très bien à une édition de vulgarisation littéraire. Quelques passages, intraduisibles de façon décente, ont été laissés dans leur nudité latine. Ce qui prouve qu’il suffit d’avoir une culture pour être à l’abri de la pudeur.

Ovide, puisqu’il faut parler latin, enseigne aux femmes que dans l’amour « non omnes una figura decet ». Et il leur donne ces précieux conseils :

Quæ facie præsignis eris, resupina jaceto :
Spectentur tergo, quîs sua terga placent.
Melanion humeris Atalanles crura ferebat :
Si bona sunt, hoc sunt accipienda modo.
Parva vehatur equo : quod erat longissima, nunquam
Thebais Hectoreo nupta resedit equo, etc.

Les illustrations de ce volume, qui proviennent soit du cabinet des Médailles du duc d’Orléans, soit des grandes éditions du xviiie siècle, donnent une valeur documentaire à cet ouvrage.

Histoire.
Ch. Gailly de Taurines : Benvenuto Cellini à Paris, sous François Ier ; H. Daragon §

Tome LXXIV, numéro 268, 16 août 1908, p.  685-690 [687‑688].

On sait que les Mémoires de Benvenuto Cellini ont été traduits en français par Léopold Léclanché, en 1847. M. Ch. Gailly de Taurines a revu, — il ne nous dit pas si c’est dans cette traduction, — et publié à part la portion de ces Mémoires qui s’étend de 1540 à 1545, et qui comprend le séjour de l’artiste à Paris, auprès de François Ier. M. Ch. Gailly de Taurines a de plus accompagné la traduction nouvelle de ce fragment de notes fort intéressantes, vrai commentaire perpétuel du texte sous les rapports historique et archéologique. Cette partie des Mémoires de Cellini est, en effet, « un document de premier ordre pour l’histoire de Paris à cette époque : description topographique des lieux (complétée par les notes), scènes de mœurs, etc., etc., tout y est. » C’est donc le caractère d’un vrai document d’histoire parisienne que l’éditeur a su donner à ces Mémoires ainsi présentés.

À côté, cet écrit donne une idée bien vivante, et d’une précision savoureuse, de l’existence que menait un artiste à la cour de François Ier. Richement pensionnés et pourvus, ces artistes avaient, d’ailleurs, du moins Benvenuto, assez mine de subalterne, il nous semble. La haute distinction d’un Léonard de Vinci, la légende de la déférence royale se retrouvent mal ici. Cette impression ressort des détails donnés. Ce n’est pas du reste la faute de Benvenuto Cellini si l’impression opposée se dégage moins. Ou plutôt c’est sa faute, en dépit de tout. Ce merveilleux artiste et vaillant compagnon était un homme trivial à force de vanité. On sourit de ses vantardises continuelles : « Il est le plus grand artiste qui ait jamais existé. »« On a fait toutes sortes de difficultés à Pierre Strozzi pour lui délivrer des lettres de naturalisation ; à lui, Benvenuto, on les a offertes spontanément. » Il adresse au roi « de grandes paroles, admirablement humbles et hautement superbes ». Etc. Peut-être aussi ne fait-il pas tout à fait le métier pour lequel on l’a pris. Le roi lui demande des travaux d’orfèvrerie, des ciselures, des « bijoux », et il apporte des colosses, où il personnifie François Ier, croyant mieux flatter par là ce Gargantua d’orgueil, d’orgueil généreux, sanguin, exubérant, qui s’y laisse prendre, — pas toujours. Bien que l’humeur à l’excès glorieuse de leur rédacteur doive nécessairement fort diminuer la valeur proprement historique de ces Mémoires, il se dégage de ceux-ci une vérité d’impression qu’on ne saurait négliger quand on veut se faire une idée de la cour de François Ier. Remercions M. Ch. Gailly de Taurines de son utile contribution.

Art ancien §

Tome LXXIV, numéro 268, 16 août 1908, p.  719‑723 [719-722].

Louis Hourticq : La Peinture des origines au XVIe siècle (H. Laurens) §

Je n’entreprendrai pas de faire un résumé en quelques lignes du résumé qu’a lui-même fait M. Hourticq de nos connaissances sur la Peinture des origines au xvie siècle : je me bornerai à dire que ce travail, écrit avec soin et goût, est un des plus précieux manuels publiés jusqu’ici sur ce sujet. Voici du reste un exemple de la manière de M. Hourticq :

La peinture italienne par excellence est la fresque, et les conditions toutes matérielles dont elle dépend n’ont pas peu contribué à constituer le grand style italien. La fresque rend un certain idéalisme obligatoire, ses couleurs peuvent être pures, gaies, elles ne sauraient avoir la richesse ni la souplesse voulues pour égaler la nature. Les meilleurs paysages de l’école italienne sont l’œuvre des Ombriens et des Vénitiens, parce que ceux-ci peignaient surtout à l’huile ou à la détrempe. Un fresquiste, Benozzo Gozzoli, a composé des paysages fort attrayants, parce qu’il les a transformés en effets de tapisseries ; jolies taches cousues ensemble, bigarrure nette et sans profondeur. Mais la plupart renoncent à ces effets de la lumière et de l’air, ou y échouent. Quand Masolino place des montagnes derrière les curieuses anatomies d’un Baptême du Christ, sa couleur jaunâtre et ses lignes sèches rendent aussi mal que possible la transparence bleutée des Alpes lointaines ; il a pu les contempler pourtant, lorsqu’il allait exécuter ses fresques à Castiglione d’Olona. D’autres estompent le paysage en un effet de couleurs neutres et de contours vagues, à moins qu’ils ne préfèrent dresser de belles architectures aux lignes savantes et précises.

La peinture italienne, d’ailleurs, s’accommode aisément de ce naturalisme limité, parce que le rendu exact de la nature ne fut jamais son unique ambition. Le peintre du Nord semble nous demander seulement de reconnaître ce qu’il nous montre et l’habileté avec laquelle il imite ; dans l’œuvre du peintre italien, il y a toujours des intentions dramatiques ou décoratives ; l’Adam et l’Ève de Jean van Eyck sont un homme et une femme nus, d’une vérité brutale ; à la même date, les mêmes personnages, dans la fresque de Masaccio au Carmine de Florence, sont avant tout des images émouvantes du désespoir et de la honte ; Masaccio ne copie la réalité que pour lui emprunter des formes expressives ; or les gestes expressifs sont bien plus souvent imaginés qu’observés. Les plus violents des maîtres italiens ne concevront jamais une figure agitée de passions véhémentes, sans équilibrer harmonieusement le désordre : en des architectures symétriques ils aiment à disposer des attitudes rythmées, et l’obsession des spectacles réels ne fut jamais suffisante pour que fût sacrifiée en eux cette discipline de la beauté décorative qui leur était naturelle. Le réalisme italien ne sera pas, comme celui des Flamands, familier ; même quand ils racontent une histoire vraie, ces artistes parlent une phrase cadencée et qui, aux motifs traditionnels de l’art religieux, donne assez de noblesse pour remplacer la poésie disparue des vieilles peintures ; en copiant la nature, ils conservent une manière qui généralise, efface les particularités de la matière, dégage des formes idéales et, dans la laideur même, évite la vulgarité.

Arnold Goffin : Pinturicchio (H. Laurens) §

Pinturicchio fut certes un artiste inégal et M. Arnold Goffin dans la belle monographie qu’il lui a consacrée ne le dissimule pas.

La vie ajoute tous les jours à l’art d’un maître comme le Pinturicchio ; elle retire tous les jours à celui d’un maître comme le Pérugin. Celui-ci a créé un poncif manifesté dès ses premières œuvres certaines : quelques figures d’un sentiment ineffable… Semblable fléchissement ne s’observe point chez le Pinturicchio. Bien au contraire, il s’augmente et se renouvelle ; vient avec des imaginations fraîches — le réservoir n’en était-il pas inépuisable ? — à des tâches plus difficiles. C’est un conteur et qui s’amuse de sa propre verve, d’autant plus abondante que sa « matière » est riche. Les récits illustrés par lui sur les parois de l’appartement Borgia et de la Libreria de Sienne, ne les a-t-il pas transformés en contes où la réalité fait escorte à la légende et la fantaisie à l’histoire ?…

Le Pinturicchio c’est l’homme des apparences, et qui se réjouit et se complaît en elles. Son domaine est là. Il a reçu de la nature les dons propres, non à attendrir, mais à éblouir ; non à faire de son art le véhicule de ses indignations ou de ses souffrances, mais seulement le reflet diapré du monde extérieur. Ce reflet il n’est partout, ni toujours d’un égal attrait. L’entrain trop expéditif de l’évocateur a failli, quelquefois, à la sérénité nécessaire de l’art. La collaboration, dans l’exécution des grands cycles de fresques, d’un nombre considérable de compagnons et d’aides a dû nuire aussi, il faut le constater, à la réalisation parfaite des projets élaborés par le maître. La généralité de ses œuvres de petit format le montrent fidèle à la tradition ombrienne, tandis que ses fresques, nous l’avons dit, témoignent de l’étude fructueuse des décorations florentines. Car, en dépit du silence des textes, on peut croire, ou plutôt on doit croire qu’il connut Florence, les fresques de S. Maria Novella, de S. Marco, du palais Médicis. Le conseil de l’Angelico, de Gozzoli et de tant d’autres, admirables et subtils, était bon à entendre pour lui. Il est regrettable qu’il lui ait manqué de travailler dans cette cité et d’en subir les salutaires disciplines. Il serait entré en défiance de sa facilité en subissant la critique de ces Florentins d’esprit prompt et de langue acérée, qui, peu enclins à se contenter d’ouvrages passables, ne ménageaient le blâme à personne, fût-ce aux artistes les plus réputés…

Mais il ne faut rien exagérer. Pinturicchio, malgré sa facilité, sait aussi, quand il le veut, traiter admirablement le morceau : il suffit de rappeler tels détails de ses fresques, comme le portrait de S. Maria Maggiore à Spello, comme le portrait d’Alexandre VI de l’appartement Borgia ; le portrait de jeune homme du musée de Dresde est d’une fermeté digne des meilleurs Florentins, et la Madone de la paix d’un charme comparable aux plus séduisantes œuvres ombriennes.

Henri Hauvette : Ghirlandaio (Plon), 3,50 §

Sans doute son contemporain Ghirlandaio l’emporte encore en puissance réaliste ; c’est que, comme l’écrit M. Henri Hauvette, Ghirlandaio est, avec Botticelli, l’expression la plus brillante du tempérament florentin dans le dernier quart du quinzième siècle. Domenico Ghirlandaio eut pour collaborateurs son frère David, plus jeune que lui de trois ans, et son beau-frère, Bastiano Mainardi, de sorte qu’il est souvent difficile de distinguer ce qui revient à chacun d’eux. Domenico lui-même étudia auprès d’Alesso Baldovinetti que MM. Berenson et Londi ont remis en lumière, et il put en retenir le métier serré et savant. Néanmoins il demeura surtout fresquiste et c’est dans ses œuvres de San Gimignano, de la chapelle Sixtine, et de S. Maria Novella qu’il a donné l’entière mesure de son génie. Cela ne doit pas d’ailleurs faire négliger le mérite de ses admirables portraits, comme ceux du Vieillard avec un enfant du Louvre et de Giovanna degli Albizzi de l’ancienne collection Rodolphe Kann.

Lettres italiennes §

Tome LXXIV, numéro 268, 16 août 1908, p. 733-738.

Ferdinando Paolieri : Venere Agreste, Nerbini, Florence §

Je suis étonné de ne pas avoir vu la critique italienne annoncer et saluer l’apparition d’un jeune grand poète, M. Ferdinando Paolieri. La revue de M. Marinetti nous avait donné la première, je crois, quelques strophes de cet artiste singulier, qui s’était montré, jusqu’ici, seulement peintre et critique d’art. Le long poème Venere Agreste, qui vient de paraître, le révèle poète, et grand poète.

Il faut naturellement s’entendre sur l’adjectif de grandeur, dont on abuse autant que du mot : génie, appliqué en général par chaque critique à ses propres amis, ou autant que du mot : héros, décerné comme une quelconque décoration à tout individu qui, par le hasard de sa carrière ou de son chemin, se trouve une fois en face de la mort. J’appelle M. Paolieri un grand poète, parce que j’entends le placer ainsi à part de la production littéraire ordinaire de nos jours ; j’entends désigner son œuvre très particulière, par un mot particulier, qui en affirme les qualités d’originalité, aux deux points de vue de la pensée et de la forme, c’est-à-dire de l’harmonie réalisée entre la nouveauté et la noblesse de l’inspiration et l’efficacité de la forme. Les littératures contemporaines, en générai très médiocres, appellent grands poètes ceux qui semblent les plus talentueux parmi tous. Nous en connaissons, de la génération qui précéda la nôtre, qui ne mériteront pas toujours leur gloire présente. Mais parmi les plus hautains, les plus purs poètes de la jeune littérature italienne, M. Paolieri est sans nul doute un grand poète, prêt, ce me semble, à nous montrer par des œuvres nouvelles ses titres sûrs à une gloire très durable.

Son poème de la Vénus des Champs a une importance certaine, qui s’affirme par un intérêt lyrique des plus puissants. Tandis que les jeunes poètes italiens sont tourmentés par la recherche de la forme neuve, capable d’habiller et de représenter, sinon d’animer une pensée neuve, un sentiment nouveau de la vie des choses et des choses de l’âme, M. Paolieri demeure dans ce calme florentin qui semble affluer vers lui des lointaines oasis humanistes de sa patrie même. La limpidité de la strophe du Politien retrouve des lumières identiques dans la strophe du jeune poète. Et l’esprit élégamment géorgique des antiques Orti Oricellari, berceau fleuri et parfumé de la pensée humaniste, anime le dernier chantre.

J’ai déjà remarqué ici même la différence des différents esprits poétiques contemporains de l’Italie. Poesia nous les a montrés, en groupant les différents poètes des pays italiens, qui demeurent si différents malgré l’unité politique. L’esprit florentin du Quattrocento a été celui de la clarté, de l’ordonnance, de l’élégance svelte et calme des formes (Saint-Georges de Donatello, ou le Printemps de Botticelli), de l’assurance lumineuse des attitudes psychiques. Il est identique à l’esprit français, ou à celui qu’on est convenu d’appeler, d’un terme assez vague : l’esprit latin. La lumière même de Florence est identique à la lumière de Paris et à celle d’Athènes. Et si la littérature française, surtout celle du Midi, est dominée, d’une façon même quelque peu tyrannique, par l’esprit de Versailles, par l’eurythmie stylisée du grand siècle, la littérature purement florentine est dominée par l’esprit du Quattrocento. M. Paolieri en reprend les formes après en avoir ressenti la profonde émotion. Les octaves de son récit se déroulent amples et précis, dénouant noblement la chaîne mélodique de leurs rythmes. Toutes les recherches harmoniques contemporaines, tout le contrepoint du tourment poétique contemporain, laissent indifférent M. Paolieri. L’esprit florentin le retient dans son immensité calme. Et ce n’est pas pour un récit de romantisme épique qu’il a choisi, tel l’Arioste, la strophe italienne fondamentale du récit, l’octave. Il ne l’a pas choisie non plus en la modifiant un peu, pour une évocation d’élégances romantiques, à la manière de l’Isotteo de M. d’Annunzio. La Vénus des Champs est un récit florentin plein de cette sensualité des Fêtes de mai, où le grand Roi poète, un Médicis, chantait des chansons au peuple, qui s’aimait en saluant le printemps renaissant. D’autres poètes, à Florence, s’expriment dans ces rythmes, doux et sensuels, dont le Stornello, la Ritournelle toscane, demeure la forme rudimentaire. Je nommerai le poète Domenico Giuliotti, encore un jeune qui ne tardera pas à nous donner un recueil tout vibrant aussi de l’âme du Quattrocento.

L’octave italienne est la strophe la plus populaire et en même temps la plus pure, la plus définitive des longs récits. Elle n’a pas l’angoisse sans cesse renouvelée, calmée seulement par le dernier vers du chant, de la terza-rima, que Dante, esprit essentiellement gothique, choisit pour dérouler en elle la mathématique de ses calculs lyriques.

L’octave est simple, sans heurts, toujours close, à la fin, sur les deux vers rimant entre eux, qui reposent l’esprit du lecteur en le charmant. Elle est parfaitement mélodique, comparable à la « mélodie carrée », parfaitement symétrique, alors que la terza-rima semble plutôt le parallèle poétique de la « mélodie continue ». M. Paolieri, en choisissant l’octave, en écrivant dans cette forme son long poème, s’est placé donc volontairement, ou sentimentalement, en dehors des rythmes généraux contemporains. Son œuvre en acquiert un éclat plus vif. Elle s’impose ainsi avec une douce violence, pleine de charme. La lecture en est une joie reposante.

Mais cette forme est admirablement modernisée par le lyrisme particulier de M. Paolieri. Ce lyrisme est géorgique et charnel. La nature, toute la nature, a ici une valeur d’émotion sensuelle très profonde. La Vénus des Champs est l’exaltation de la chair en rut, de la campagne luxuriante, de l’animalité luxurieuse. Une vision de l’amour de toute la terre est celle de ce récit. Le poète dit :

Je chanterai les amours des chevaux
et des taureaux Pasiphaéens lunés,
les voix des cerfs dans les vallons,
les mugissements longs, les tremblants bêlements,
les recherches haletantes dans les demeures,
les rappels éclatants dans les bois ombragés,
les accouplements des plantes, et les profondes
voluptés qui serpentent dans les ondes.

Et il conçoit toute la vie de la nature comme un immense amour, et les épisodes de la vie des paysans comme les épisodes de la bonne guerre éternelle. Il décrit ainsi l’amour de deux êtres humains dans une tempête :

Serrés l’un contre l’autre, comme frappés
d’épouvante, ils restèrent enlacés dans le foin,
unissant à chaque souffle du vent
leurs têtes, aux rares éclats de l’éclair.
Et lorsque le concert triomphal
s’éloigna vers les montagnes et s’évanouit,
elle était à lui, ainsi que la brune
forêt ouvre son giron à la naissante lune.

Et il décrit la marche des paysans vers la moisson, à l’aube, comme vers une bataille :

Il arriva le premier. Contre le soleil
il se leva, la grande tête droite,
et le tumulte des paroles éclata :
Il fait déjà chaud. En avant ! nous sommes pressés,
Et les glaneuses sont déjà dans la plaine.
La faux reluisît comme une foudre
dans le poing de bronze, lui répondit l’éclair
de cent faux, et ils descendirent au champ.

Ce grand sentiment presque religieux, certes très noble, de la nature, émeut M. Paolieri et lui fait chanter tous les épisodes champêtres de l’amour, des moissons, des vendanges, de la mort. Ses visions sont toujours comme des fresques originales, bien que rarement fleuries d’images neuves. Et par ce sentiment pieux de la beauté de la chair et de la nature, le poète italien se rattache particulièrement à notre esthétique la plus récente, à notre esthétique nouvelle, poétique et musicale, qui est inspirée par un sens de la vie totale profond, nouveau, sexuel et géorgique, et par là se renouvelle et s’apprête à donner l’œuvre superbe de notre génération de précurseurs, l’œuvre qui marquera son étape et indiquera un chemin.

Peppino Carnesi : I Canti dell’Agonia, Sandron, Palerme §

Toute autre est l’inspiration lyrique de M. Peppino Carnesi, qui publie I Canti dell’Agonia. Le vers libre de ce poète contraste avec l’octave rigide de M. Paolieri, bien moins que ne le fait l’esprit même de l’œuvre. M. Carnesi est un véritable poète, jeune peut-être, mais plein d’ardeur, plein d’angoisse pensive, et sûr de ses rythmes étranges, étrangement harmonisés. Son recueil est de ceux qui impressionnent et nous laissent au moins un vers au fond de nous-même, un vers qui devient un rappel nostalgique longtemps après ; c’est l’œuvre d’un poète, œuvre psychologique agitée, inquiète, exprimée parfois par des clichés éternels de l’éternel pathétique de l’amour et de la mort, mais œuvre forte, œuvre de passion.

Ô tourbillon d’une passion,
je reviens comme ivre à la vie !
je n’éprouve plus ni faim ni sommeil.
Je n’éprouve plus le besoin
de rien. Je sens, dans la pluie, encore,
ma voix qui me fait peur,
et je pense que je suis tombé,
et je sens que je suis perdu
pour toujours,
dans cette orageuse nuit obscure !

Luciano Zuccoli : L’Amore di Loredana, Treves, Milan §

Après avoir loué ces deux poètes si divers, il me plaît de saluer l’œuvre élégante et complexe, malgré ses apparences très simples, d’un prosateur, M. Luciano Zuccoli. Les lecteurs du Mercure connaissent depuis fort longtemps ce fier ironiste et savant sceptique, duquel je pris ici même l’agréable succession de chroniqueur. M. Luciano Zuccoli, directeur d’un des plus grands quotidiens de la péninsule, la Gazzetta di Venezia, est en marge de tous les mouvements littéraires, et il l’a toujours été, même à l’heure du stérile engouement des premiers disciples de M. d’Annunzio. Depuis quelque dizaine d’années, M. Luciano Zuccoli promène à travers les champs littéraires sa silhouette très fine, très noble, très triste même malgré le sourire perpétuel des lèvres aristocratiques, ou à cause de ce sourire indéfinissable des ironistes qui sont presque toujours des grands enfants mélancoliques. On n’oublie jamais la silhouette un peu arabe de M. Zuccoli, après l’avoir vu une fois passer devant les seuils des cénacles, sans jamais s’y arrêter sinon pour l’éclairer d’un rapide éclair ironique de son éternel monocle. Et cette élégance qui passe, qui sait glisser, sans jamais appuyer, qui sait être légère, ailée, tout en laissant une trace imperceptible, mais ineffaçable sur ce qu’elle touche, est tout l’esprit de l’art de ce conteur. J’ai eu cette impression, très vivement, en lisant, il y a quelque temps, une nouvelle de M. Zuccoli : Pasquina et Pif, parue dans la Nuova Antologia. L’émotion profonde, le pathétisme savamment distribué de cette nouvelle, crée deux types, la jeune fille devenue courtisane et l’oncle sévère inconscient et douloureux, deux types qui composent une seule navrante douleur que le lecteur garde pendant longtemps dans les archives obscures de ses tristesses crépusculaires. Par le style, rapide, sec, essentiel, par les raccourcis psychologiques, et par l’évocation des petits milieux où le grand souffle tragique de la vie tourbillonne et passe, M. Zuccoli est un conteur de race. Il rappelle Maupassant, il rappelle les qualités puissantes de J.-J. Tharaud, et il reste lui-même avec son élégance et son émotion. Son dernier roman, L’Amore di Loredana, qu’il faut souhaiter voir bientôt traduit en français, est une fresque de la vie des Vénitiens de Venise, une fresque pleine d’intimité, un intérieur plein de relief et de charme. Cette fresque est animée par amour de Loredana, femme humble par sa naissance et divine par sa beauté, pour un noble descendant des Doges, auquel elle se sacrifie, en le trompant malgré son ardente et exclusive passion, pour qu’il ait la force de s’éloigner d’elle et de reprendre la vie pour laquelle il était destiné.

Leo G. Sera : Sulle tracce della vita, B. Lux, Rome §

M. Leo G. Sera est un critique philosophe. Sa critique s’exerce sur la vie, et sur la trame mystérieuse de la pensée contemporaine. Dans les Essais réunis sous le titre Sulle tracce della vita (Sur les traces de la vie), il expose une conception de la vie basée sur le caractère des espèces idéales et matérielles. Les chapitres sur Stendhal, sur Nietzsche, sur « les rythmes sociaux », sont d’un penseur moderne, nerveux, mais terriblement et sûrement analyste, qui ne pèche que par sa confiance dans le « progrès » des individus, des sociétés, des civilisations, mais qui sait voir beaucoup de choses avec des yeux nouveaux.

Carlo Del Balzo : L’Italia nella letteratura francese, Soc. Tip. Ed. Nazionale, Turin §

On peut considérer aussi comme un livre de critique, mais point philosophique, et simplement documentaire, le dernier volume de l’Italie dans la littérature française de Carlo Del Balzo, l’écrivain politicien qui vient de mourir, et qui consacra cette publication avec d’autres au rapprochement spirituel et politique des deux peuples dits latins.

M. Fausto Torrefranco : Il futuro genio della critica musicale italiana, Rivista Musicale Italiana, Bocca, Turin §

M. Fausto Torrefranco élève une voix d’un sarcasme quelque peu douloureux contre les affirmations d’un journaliste romain, qui a prétendu prophétiser l’avènement du génie futur de l’opéra italien. M. Fausto Torrefranco, qui se révèle musicien et esthéticien de la musique, très sérieux, montre en quelques pages rapides combien le génie musical italien est loin d’apparaître à l’horizon de l’art contemporain. L’opériste italien, mélodique, populaire, primesautier, n’est plus soutenu par les élites des autres pays qui assistent à l’évolution très récente de la Musique, le plus ancien et le plus jeune des arts, et la comprennent. M. Fausto Torrefranco, ainsi que M. Ildebrando Pizzetti, qui publie dans la même Revue une très importante étude sur Debussy, invite, en somme, ses compatriotes musiciens de sortir de leur engouement traditionnaliste vain, pour se jeter avec une ardeur féconde dans l’étude de la musique contemporaine d’outre-monts qui a hérité du sceptre de la domination.

F. T. Marinetti : Les Dieux s’en vont, d’Annunzio reste, Sansot §

En même temps que son poème, la Ville charnelle, M. F. T. Marinetti publie un livre de critique : Les Dieux s’en vont, d’Annunzio reste, fait de verve imagée, d’anecdotes et d’analyse, dont je rendrai compte prochainement.

Memento §

IldebrandoPizetti : La Musica per La Nave di G. d’Annunzio, Rivista Musicale Italiana, Bocca, Turin. — Guido Muoni : I drammi dello Shakespeare e la critica romantica italiana, Nuova Rassegna, Florence. — G. Vannicola : Distacco. Liturgia della terza persona, B. Lux, Rome. — E. A. Marescotti : L’Orribile fascino, Roman, A. de Mohr, Milan. — Yolanda : Le donne nei poemi di Wagner, A. Solmi, Milan. — Carol. Prosperi : La Profezia, S. Lattes, Turin. — Ettore Magni : Canti nomadi, « La Vita Letteraria », Rome. — Massimo Bontempelli : Costanza, Biblioteca del « Piemonte ». — Giuseppe Bocchi : Il libro delle Evocazioni (illustrations de L. Bistolfi), C. Cassone, Casale. — F. I. Giuffré : Ideali umani, B. Lux, Rome. — Giulio Gianelli : Intimi Vangeli, Streglio, Turin. — Arrigo Lidi : Candida notte, Streglio, Turin. — L. A. Villari : Memorie di Oliviero Oliverio, M. Giannotta, Catane. — *** : Lettere di un Prete Modernista, Libr. Ed. Romana, Rome. — Francesco Cazzamini Mussi : Piccole Prose, C. Fossatara, Naples.

Tome LXXV, numéro 269, 1er septembre 1908 §

De l’inutilité de la Réforme protestante [I] §

Tome LXXV, numéro 269, 1er septembre 1908, p. 30-48.

Ouvrez un manuel de destination scolaire, à la date de 1517, vous y lirez que la Réformation émancipa l’Occident, affranchit la pensée, provoqua ses nouveaux développements, et que, nécessaire comme la Révolution française, elle constitue une des grandes dates de révolution doctrinale. Chateaubriand lui-même n’écrit-il pas : « La réformation porta l’homme à s’enquérir, à chercher, à apprendre. Ce fut, à proprement parler, la vérité philosophique qui, revêtue d’une forme chrétienne, attaqua la vérité religieuse… », et plus loin : « Le protestantisme s’introduisit, par les savants et les gens de lettres. »

De pareilles assertions ne sont plus soutenables : la documentation, qui, depuis un siècle accumule les matériaux, fournit les pièces nécessaires pour réviser les jugements hâtifs ou intéressés de l’histoire officielle.

Que les croyants ne s’étonnent pas à la pâleur de l’épithète « inutile ». Elle rejette l’augustin Martin Luther parmi les révolutionnaires et range son œuvre dans les événements politiques. Selon l’ordre des faits, aucun n’eut des conséquences aussi formidables que l’humeur du moine saxon. Les opinions, le plus souvent, n’ont été que des passions, revêtant l’expression scolastique ou métaphysique pour se légitimer et fournir aux intérêts un déguisement favorable.

L’orthodoxie prononça sa sentence, le 15 juin 1520, par la bulle Exsurge. Ni l’hérésie luthérienne, ni la révolution protestante n’entrent dans l’économie de cette étude. Elle se borne à examiner l’apport du moine saxon à l’évolution intellectuelle de l’Occident ? Ce que l’on attribue à l’hérésie dans l’ordre spirituel : sécularisation de la théologie, émancipation philosophique, exégèse et libre-pensée, tout a été accompli par les humanistes.

Je supplie le lecteur de ne pas céder au mouvement d’une intransigeance légitime en nos temps. Ces pages ne tendent pas à une apologie de la Renaissance, mais à une œuvre d’équité à rendre à chacun sa part de responsabilité. Je ne prétends pas que la Renaissance ait été sans reproche, ni même bonne, mais elle accomplit les œuvres spirituelles qu’on attribue au protestantisme, et devant qu’il parût.

Que ces œuvres aient été souhaitables, licites, heureuses : ce sont là des débats étrangers à mon sujet : je prouverai seulement que l’humanisme fut l’adversaire du protestantisme qui vint corrompre et dévaster sa moisson. La papauté fut humaniste avec Nicolas V, Pie II, Léon X. Les accusations de paganisme viennent du nord et ne tendent qu’à ternir la tiare, qui fut illuminée du Saint-Esprit, en patronnant et en sanctifiant un mouvement irrépressible de l’intelligence.

La Dispute du Saint Sacrement et l’École d’Athènes se font face et se reflètent mutuellement. Combien de personnages passeraient d’une fresque à l’autre, sans en altérer l’infinie dignité ? Pour Raphaël, les sages furent les ancêtres des saints ; et les saints sont les successeurs des sages : ce n’est pas du paganisme, mais de l’humanisme. Le Moyen-Âge jura par Aristote, et la Renaissance par Platon. Malgré que le Stagirite croit la matière incréée, il tint la place d’un père de l’Église et les scolastiques cherchèrent dans son œuvre la démonstration rationnelle du dogme parce qu’ils ignoraient, ou à peu près, le Platonisme, qui fournit de réels arguments à l’immortalité de l’âme, comme à la personnalité de Dieu. Le platonicien est toujours mystique et partant de sentiment religieux, tandis que l’Aristotélisme abrita les mouvements de la libre pensée. Du legs antique si une tradition méritait le baptême et une quasi-adoption de la part des chrétiens, c’est assurément celle de l’Académie et non celle du Lycée. Un Gémiste Pléthon paganise : son polythéisme littéraire accuse une sorte de patriotisme intellectuel s’entêtant à l’invocation des dieux de l’Olympe ; mais un Marsile Ficin résume sa tendance ainsi : « Platonicas, mutatis paucis, christianos fore ». La paix spirituelle est un bien si précieux qu’elle explique et légitime tous les moyens de la conserver ; et la paix spirituelle s’appelle l’orthodoxie ; état idéal de la conscience collective. Si forte que soit notre aspiration vers le bien, le péché la contrarie, l’opprime et l’abaisse sans cesse : un chrétien même fervent ne cesse point d’être un pécheur. Quel rêve ont donc fait ceux qui se figurèrent que l’homme incurable en ses vices deviendrait et se maintiendrait sain en ses idées, et qu’il ne commettrait plus ce péché de l’esprit qui fut le premier, le péché Luciférien contre la lumière ! L’hérésie est un crime, parmi les autres, et d’autant plus violent que l’époque et le milieu sont riches en croyance. S. Paul ne se plaint-il pas des dissensions ; S. Justin le martyr n’écrit-il pas contre les hérésies ; et n’avons-nous pas un catalogue de celles du ve siècle ?

On distingue quatre espèces d’hérésie d’après leur source. La première oppose la révélation à elle-même par une interprétation individuelle : c’est toujours une sottise : car, en matière dogmatique, la tradition correspond à l’expérience. La seconde provient d’une nouvelle lecture des textes ; philologique ou archéologique, elle n’est séditieuse que par ses conséquences et non en elle-même. La troisième résulte d’une comparaison entre les religions ou entre l’orthodoxie et la philosophie et souvent s’inspire d’un pur zèle apologétique. Enfin, l’hérésie se produit encore par la rencontre de l’enseignement religieux et de l’évidence expérimentale.

Exemples : Luther en niant la justification par les œuvres et en promulguant l’égalité des esprits devant les textes sacrés renverse l’édifice ecclésial et aussi la base nécessaire de toute communion.

L’hébraïsant qui traduit le troisième mot de la Genèse « bara » par « sépara » au lieu du « creavit » de la Vulgate n’est pas forcément un ennemi du catholicisme, quoiqu’il fournisse un argument à la coéternité de la matière et du premier moteur.

Au contact amené par les Croisades, les chrétiens découvrirent que les musulmans n’étaient nullement idolâtres et que la doctrine de Mahomet ressemblait à celle de Moïse.

Enfin, lorsque Léonard de Vinci nie l’universalité du déluge, par des preuves géologiques, et que Galilée démontre le mouvement de la terre, il y a conflit plutôt qu’hérésie.

Ces heurts inévitables résultent de la vie spirituelle, comme d’une fatalité : et les méchants seuls en tirent argument. Le Père Lancio, répétant à l’inventeur de la gravitation, dans le carrosse qui les mène au Palais du Saint-Office : Terra autem in æternum stabit, quia terra in æternum stat, représente l’effort vers l’unité spirituelle, et c’est ne rien entendre à l’âme humaine que de s’en moquer.

Chacun s’exagère la part de vérité qu’il entend : cette exagération rentre dans les phénomènes constitutifs de notre espèce. Il ne faut pas en accuser telle ou telle doctrine, mais au contraire déduire de chacune le poids d’humanité, c’est-à-dire d’aveuglement, qui l’obscurcit. Le remède à ces maux constitutionnels se trouve dans la charité. Personne n’osa tant de choses et si hardies que St François d’Assise, son humilité parfaite les rendit possibles et les conserva excellentes. S’il avait formulé la moindre proposition, il eût été suivi fanatiquement et c’était une révolution d’autant plus terrible que ses éléments eussent été plus purs. Ses disciples commençaient chaque discours par : « La paix soit avec vous ! » Ils l’apportaient, en effet, parce qu’ils ne discutaient jamais : ils ne prêchaient que de chaleur et d’exemple. « Que votre conduite soit telle que quiconque vous verra ou entendra loue le Père céleste » ! Cette simple phrase contient la vraie réforme. L’amour trouve la vérité entière et d’un élan la révèle. Mais combien de tonnes de minerai humain faut-il traiter pour en extraire un atome, à l’état radiant ?

On croit communément que les théologiens primitifs dédaignèrent la philosophie. Sans s’arrêter à Jean Scott, qui imite la forme dialoguée et tente d’élever la foi à la hauteur de la science, Pierre Lombard qui assura le triomphe de la scolastique est un élève de la dialectique aristotélicienne. Il estime que si l’Écriture enseigne l’existence de Dieu, elle ne définit ni l’être, ni la vie ; il conclut qu’il est impossible de s’en tenir à l’Écriture et aux Pères. Les 349 questions principales et les 3 500 questions secondaires d’Alexandre de Halès rentrent dans la philosophie pure. Vincent de Beauvais, qui mériterait d’être connu, même à côté de saint Thomas, a tenté dans son Miroir universel d’écrire une véritable Encyclopédie, le miroir le plus fidèle de la haute culture en l’an 1250. La théologie, pour le lecteur de Saint-Louis, ne forme qu’une partie de la science divine ; de la théodicée il passe à la cosmologie, étudie l’œuvre des six jours ; puis l’homme et les œuvres de l’homme, sciences et arts. Car, pour lui, les sciences contribuent à ramener l’homme déchu vers Dieu et à relever du péché originel : et l’histoire sert à démontrer l’action de la Providence. On ne citerait pas un chapitre de l’Encyclopédie de Diderot qui ne trouve sa place dans ce plan admirable ; et une citation suffira à montrer que l’esprit de la Renaissance florissait déjà au xiiie siècle et s’exprimait comme Léon X : « Les premiers rangs, dans l’empire des lettres, appartiennent sans contredit aux écrivains originaux qui étendent les connaissances humaines, qui agrandissent une science, qui enrichissent un art, qui conçoivent ou expriment des idées nouvelles. »

Avec Raymond de Sebonde et son Livre des Créatures, la distinction des vérités naturelles et des vérités révélées s’affirme. Il propose le dogme à la raison (vers 1430). Montaigne nous a laissé son jugement sur cette théologie naturelle : « Il entreprend par raison humaine et naturelle d’établir et vérifier, contre les athéistes, tous les articles de la religion chrétienne : en quoy, à dire la vérité, je le trouve si ferme et si heureux que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument-là ; je crois que nul ne l’a égalé. » Le penseur des Essais ne se trompe guère ; ce professeur de médecine mis à l’index en 1595 (pour son prologue seulement) inaugure la réaction contre les scolastiques et quoique Turnèbe voie dans son ouvrage la quintessence de saint Thomas, on y rencontre les mêmes principes des manuscrits de Léonard. La création enseigne le créateur : il n’est besoin ni de lecture, ni d’étude, ni de temps, pour s’instruire d’après cette nouvelle méthode : quinze jours suffisent pour épeler la véritable Écriture, la bible de la nature ; et celle-ci on ne l’apprend pas par cœur, ni on ne la copie : on ne l’oublie jamais cependant. Chaque créature est une lettre : en combinant les lettres on écrit des mots et on s’exprime : c’est dans la création qu’il faut lire la pensée divine. Là, aucune interpolation : le texte est bien authentique.

De la contemplation des créatures l’homme s’élève à la connaissance de Dieu, et les perfections de l’univers préparent à connaître celles infinies de son auteur ; en analysant ces perfections on découvre l’économie du plan divin : et les trois actes de cette synthèse s’appellent : Création, Rédemption, Glorification.

Nous avons indiqué, cursivement, les deux étapes de la théologie, philosophique, puis naturelle, nous touchons à ce qu’on pourrait appeler la théologie expérimentale.

« La doctrine sacrée s’occupe de chaque chose au point de vue de la révélation, elle règle la croyance. » Sage parole du plus grand des sommistes. Il y aurait un magnifique discours à écrire sur la vie du dogme : nous considérons trop la révélation comme une barrière : c’est une base, non un principe d’immobilité. Un axiome n’est-il pas susceptible de conséquences innombrables ? Il s’explique, supplique, se développe. Saint Vincent de Lérins prévoit une expansion et comme une floraison du dogme : « La postérité se félicite de comprendre ce que auparavant l’antiquité croyait, sans en avoir l’intelligence. » Pour saint Thomas lui-même, « les hommes doivent avancer, avec la succession des temps, dans la connaissance de la foi ». Cette conception de la vérité vivante apparaît véridique, mais rien ne vit sans péril, sans maladie, sans souffrance, sans lutte et la vérité subit le sort d’une fortune humaine. On a fait tort à la splendeur du dogme en le solidarisant avec la discipline forcément temporaire et muable, et la morale en plusieurs points locale et ethnique. « La philosophie est la connaissance de la vérité, non de toute vérité quelconque, mais de celles d’où toutes les autres découlent. » Qui dit cela, un humaniste ? Non. Saint Thomas. On le voit, les scolastiques traitent la philosophie, en philosophes ; et saint Clément dira : « J’appelle philosophie non pas les doctrines des stoïciens, des platoniciens, d’Aristote ou d’Épicure, mais le choix de tout ce qui se trouve de bon dans ces systèmes et c’est ce choix que j’appelle la véritable philosophie. »

La Renaissance se trouve donc formulée par l’auteur des Stromates : elle ne fit autre chose que de choisir dans les ouvrages réapparus de l’antiquité ceux qui, comme le Songe de Scipion, concordaient avec la foi. Un Marsile Ficin pratique le précepte de l’évêque d’Hippone : « changez quelques mots et quelques idées, et la doctrine néo-platonicienne sera toute chrétienne ».

L’opinion des Pères abonde en exhortations de puiser à la source antique : « Il est facile de montrer que la vérité presque tout entière se trouve par fragments dans les écrits des philosophes », dit Lactance.

Admirable éclectisme et combien propre à la synthèse !

Théologie et philosophie sont si étroitement mêlées dans les sommes qu’on les distingue seulement par la méthode : la première descend de Dieu à la créature et à l’univers ; la seconde s’élève de la connaissance du monde à celle du ciel et nul n’a jamais pu penser, sans aberration à séparer ces deux échelles de la connaissance, semblables à celles que vit en songe le patriarche.

Maintenant, celui qui viendra dire « la Bible est l’unique principe de la théologie », ce sera un barbare et s’il abandonne l’interprétation de ce livre si lointain, si obscur, si disparate à la fantaisie de chacun, ce sera un imbécile. Ouvrez les yeux dans l’obscurité, vous ne tarderez pas à voir des lueurs et des formes confuses ; lisez sans comprendre, vous concevez des notions fantastiques, comme l’impeccabilité de l’âme qui croit.

L’égalité, sous n’importe quelle forme, contredit à la raison et l’égalité spirituelle tourne au comique. Quand on songe au petit nombre des penseurs qui ont mérité et obtenu de l’autorité sur les hommes, le suffrage universel, en matière de causes premières et de fins dernières, dépasse les facéties les plus outrées.

Les prétendus paganisants de Careggi, les adeptes de la doctrine Médicéenne inclinèrent vers le mysticisme philosophique ; du moins ils conservèrent un jugement sain et s’ils ont échoué dans leur généreuse tentative de fondre l’esprit antique et l’esprit chrétien, ils l’ont tenté. Chose singulière, et qui se remarque à toute époque, les grands zèles qui s’efforcent de pacifier les partis spirituels se voient accusés de tiédeur et on les frappe impitoyablement. Burckhardt cite bien des expressions bizarres comme la quadruple nobilitas de Jésus-Christ dans le Plasma, mais il avoue qu’aucun humaniste n’a professé l’athéisme ; j’ajouterai qu’aucun n’a embrassé la Réforme.

Après avoir retrouvé chez les théologiens l’origine orthodoxe de l’humanisme qui tendait, au moins dans la volonté de ses promoteurs, à un concordat entre l’antiquité et le christianisme, il faut, quittant les docteurs, se mêler aux fidèles, au moment où les frères mineurs réalisaient la plus audacieuse des formes évangéliques. Tandis que les frères prêcheurs (domini canes) veillaient à l’orthodoxie et tenaient le rôle de docteurs et d’inquisiteurs, les franciscains épousaient la pauvreté.

Nous qui avons aujourd’hui une existence si compliquée, si lourde de détails et de soucis divers, nous mesurerons bien le génie de celui qui conçut ces moines sans couvent, sans ressource, sans aucune attache temporelle et véritablement libres de toute entrave. Jamais la terre ne vit aussi vivantes et parfaites images de l’Évangile. À l’évocation de la floraison franciscaine quel esprit cultivé ne se sent ému ! Cependant, ce courant si pur prépara l’éclosion des Fraticelles et le succès de Joachim de Flore et on vit les mineurs soutenir contre les prêcheurs la nécessité d’abandonner les biens ecclésiastiques. À chaque pas, un spectacle déconcertant arrête l’historien. L’auteur du Stabat, ce chef-d’œuvre incomparable, jeté dans un cachot par Boniface VIII et l’Évangile Éternel qu’on ne connaît que par sa condamnation, destiné à prendre la place du Nouveau Testament dès l’année 1260 ! Le frère Michel de la Marche est brûlé à Florence ; il a accusé Jean XXII d’hérésie, car ce pape prétend que les successeurs des apôtres peuvent posséder.

On remplirait des volumes avec les traits singuliers des annales religieuses ; la doctrine du Poverello, la plus pure qui ait été proférée, formait des séditieux et sur les bûchers montaient des hommes qui étaient peut-être des saints, hormis un point d’entêtement irréductible. Au lendemain du mystérieux procès des templiers, le plus grand poète de l’ère chrétienne devait nous peindre, dans un cadre théologique, l’incroyable agitation du monde catholique27. Le chant IV nous montre au pied du château aux sept enceintes un groupe tel que seul un humaniste l’a pu former. Électre mère de Dardanus, Hector, Énée, César, Camille, Penthésilée, Latinus et Lavinie et Brutus. Puis, en levant les yeux, il aperçoit le maître de ceux qui savent, Socrate et Platon, et, présence inquiétante, celui qui a fait le grand commentaire, ce même Averroës que les peintres primitifs jettent sous les pieds de S. Thomas triomphant. Lorsqu’il dit (Paradiso XI) que Troie, Énée et Rome ont été la figure prophétique du saint lieu où siège le successeur de l’illustre Pierre, il honore simultanément l’antiquité et le christianisme. Dans le Convito, le gibelin cite Boèce et Tullius comme ses initiateurs à la philosophie.

Boccace, le même dont les Contes sont si connus, a commenté l’Alighieri, en termes solennels : « J’irai jusqu’à avancer que la théologie n’est rien autre qu’une poésie de Dieu… non seulement la poésie est théologie, mais encore la théologie est poésie. » Nul ne se méprendra sur le noble sens de ces combinaisons hardies : elles tendaient à unifier, c’est-à-dire à pacifier l’état intellectuel. Chaque esprit, sans abandonner son rêve, tâche de le christianiser et Cecco d’Ascoli tire de l’astrologie les preuves de la divinité du Christ.

Pétrarque exhorte dans une lettre le dominicain Marsyli « à frapper, de nouveau, ce chien enragé d’Averroës, qui ne cesse pas d’aboyer contre le Christ et contre la religion catholique ».

À la fin du xiiie, Pierre d’Abano professait l’Averroïsme à Padoue ; et Patrizzi exhortait le pape à défendre l’étude d’Aristote, comme incompatible avec le christianisme et à préférer Platon qui se montrait d’accord avec l’Église, sur quarante-trois points.

Aristote formait des quasi-matérialistes, Platon engendrait un mysticisme archaïsant singulièrement hardi. Gemiste Pléthon, ce Julien intellectuel, prétendait que la religion de Mahomet et celle de Jésus feraient place à une croyance plus vraie et issue du paganisme et ce Gemiste tint un grand rôle au concile ; il avait pour disciple Bessarion, qui fut cardinal et qui faillit succéder à Paul II et il fut patronné par Cosme l’Ancien. Son nom cependant n’a pas dépassé le cercle étroit de l’érudition ; et sa rêverie, si impie fût-elle, n’a donné lieu à aucun désordre.

Ici se place une remarque importante : l’humaniste est un aristocrate et que l’on appellerait aujourd’hui un homme de gouvernement. Il ne pense, ne parle et n’écrit que pour ses pairs ; jamais il ne jettera à la foule, et dans la rue, ses idées, il n’en appellera ni à l’épée des seigneurs, ni à l’écho de la canaille, comme Luther. Tel qui croit apporter une révolution spirituelle dans son cerveau ne s’adressera qu’à l’élite, à ce petit nombre si fortement trempé qu’il ne craint aucune contagion. La piété et l’orthodoxie d’un Bessarion sont incontestables ; il aimait et admirait l’hellénisme de Pléthon sans cesser d’être un prélat exemplaire, comme un de nos contemporains s’éprendrait de la Bagavat, sans que cela touchât à sa profession et à sa pratique du catholicisme.

L’idée de former un clergé de philosophes, pour des fidèles de choix, rentre plutôt dans l’esthétique que dans la matière religieuse : et du reste, n’est-ce pas plutôt un Grec qui veut ressusciter sa patrie cérébrale qu’un nouveau dogmatiseur, celui qui s’écrie :

« Bienheureux héros qui, lorsque vous viviez sur la terre, étiez la source de grands bien envoyés par les Dieux, Salut, ô vous, nos ancêtres et nos pères, ayant été pour nous les images des Dieux, comme les auteurs immédiats de notre nature mortelle ; ô associés et commensaux, ô confrères et parents, qui êtes parvenus à une existence plus divine que la nôtre, vous qui avez sacrifié votre vie pour la liberté de vos concitoyens afin de maintenir la prospérité de l’État — quand la destinée nous appellera de la part des dieux, comme elle vous appela, bienveillants et propices, accueillez-nous, arrivant en amis près de vous, amis. »

La sagesse de l’humanisme se retrouve chez le protecteur de cette doctrine. Allons un 14 novembre, à Fiesole, au banquet fondé par Cosme l’Ancien et que préside le Magnifique. Au milieu d’un bosquet, le buste de l’Académicien préside. Il y a là Ghirlandajo, l’hellène Chalcondyle, le docteur Benivieni, le précepteur de Laurent, Gentile d’Urbin, le précepteur de Léon X, Ange Politien, un jeune homme beau comme Apollon, Pic de la Mirandole, et un adolescent robuste, c’est Michel-Ange, enfin un petit homme qui semble commander à tous, Marsile Ficin. Voilà le groupe principal de la Renaissance ; on y chercherait vainement un hérétique.

Le chanoine de Sainte-Marie-des-Fleurs, après ses heures, chante les hymnes orphiques en s’accompagnant de la lyre et dans ses lettres il commence ainsi : « Marsile Ficin donne au genre humain le salut, savoir la connaissance et le respect de soi. » Il commencera un sermon, en ces termes :

Sur les traces des antiques sages, nous poursuivons, au milieu de cette église, l’enseignement de la religieuse philosophie de notre Platon. De cette demeure des anges, nous contemplerons la vérité divine. Mais, ô mes frères très chéris, entrons avec un esprit de pureté dans cette demeure que Dieu tout Puissant a remplie d’anges plus purs, à la place de ceux qui naguère tombèrent dans les ténèbres.

Le langage du pontife nous dispense de rechercher la foi des fidèles. Cette petite chapelle respire la paix. Quelle noble confrérie d’enthousiastes ! Que viendrait faire l’inquisiteur parmi ces chrétiens si sages dans leur indépendance ? L’accusation de panthéisme se brise contre des passages comme celui-ci, si explicite d’une foi profonde à la personnalité de Dieu :

« Pour Dieu brûle notre cœur, pour Dieu notre poitrine soupire, la langue le chante, la tête, les mains, les genoux l’adorent, les œuvres des hommes le reflètent. Si Dieu n’entend pas cela, il est ignorant, ingrat et cruel si, nous forçant à l’invoquer chaque jour, il ne nous exauce pas. Mais Dieu, qui est sagesse, bonté, clarté infinie, ne peut être ingrat, ni cruel. »

Marsile, pieux et singulièrement tolérant, tient compte aux musulmans de ce qu’ils honorent le Christ comme né de la vierge Marie, par l’opération mystérieuse du souffle vivant.

Si, fermant le traité de la Religion chrétienne, nous ouvrons le livre de l’Immortalité des âmes, nous y trouverons la pneumatologie de l’Aréopagite mêlée à celle de Plotin. Le caractère transcendantal de ces spéculations en écarte non seulement la multitude, mais encore beaucoup d’hommes instruits ; elle ne modifie ni la discipline, ni les mœurs, sinon par un conseil de douceur ineffable. Marsile réunit les trois formes, croyance, mysticisme et philosophie ; suivant le choix des citations on le placera parmi les théologiens, ou les dévots, ou les novateurs. En face de sa loyale et digne figure se place celle de Savonarole, l’adversaire de la Renaissance, puisque les protestants l’ont revendiqué, comme ils revendiquent les Albigeois dont personne ne connaît la doctrine.

Quand on s’arrête devant frère Jérôme, on rencontre Alexandre VI et le satanique César Borgia ; effet de contraste qui, pour être purement esthétique, n’en gêne pas moins la critique. Le procès de la Renaissance doit être jugé devant le bûcher de la place de la Seigneurie et les écrivains catholiques n’ont pas réfléchi assez profondément que frère Jérôme est le prototype dont frère Martin donnera la caricature tragique. Par ses mœurs, par sa foi, par ce qu’il a dit ou écrit, frère Jérôme est un saint et cependant sa condamnation fut légitime, elle fut d’ordre temporel. Le pape-pécheur n’était ni un homme ordinaire, ni même sans piété ; il acceptait que le dominicain lui dît ses vérités, à lui comme aux autres, il n’accepta pas qu’il fît appel aux armes étrangères pour le détrôner. Savonarole fut brûlé, non pour avoir comparé Rodrigues Borgia à l’Antechrist, mais parce qu’il avait écrit au roi de France pour lui demander de déposer le pontife ; il périt comme conspirateur, et non comme contempteur de son chef hiérarchique.

Sous un rosier de Damas, dans ce couvent de Saint-Marc, que le saint archevêque Antonin avait récemment réformé, il prêcha et avec un tel succès, malgré son faible organe et l’accent lombard, qu’il dut bientôt convoquer son auditoire au Dôme. S. François disait « Bénédiction » et Savonarole « Malédiction et Malheur », et comme Œdipe il assuma sur sa tête l’’anathème qui frappe les révolutionnaires, même s’ils se proposent le bien pour résultat.

Les réformés peuvent retenir un trait luthérien du prédicateur. Il ne quitte point la Bible et ne veut pas d’autre texte et cela le met déjà en contradiction avec la culture si avancée de l’époque. Il croit à l’identité de la civilisation et de la sainteté splendide et redoutable illusion : il représente bien la sainteté, mais violente, impérieuse, despotique, et le Médicis incarne la civilisation parce qu’il est modéré et pacifique. Au lit d’agonie de Laurent, il demande, pour prix de l’absolution, la liberté de Florence : et vraiment, il ne sait pas ce qu’il demande ! Il avait salué les Français de Charles VIII comme des libérateurs. Il fit proclamer Jésus-Christ roi de Florence et changea les mœurs. Ce fut la réalisation d’un rêve : on n’entendait que des chœurs spirituels, les débauchés n’osaient se montrer, le dimanche se passait à chanter des Laudes dans les champs : tout le monde disait le rosaire. Le jeudi gras de 1498, un autodafé consuma un amas de livres, d’images et de tableaux, à l’instar du bûcher d’Éphèse, où saint Paul jeta le livre des mystères. Sa plus grande violence s’exerça contre le clergé : les sermons sur Ézéchiel ne laisseront rien à dire aux réformés que les mots sales : il reprend, amplifie le ton d’Amos contre les prêtres juifs et tonne, avec les accents de l’an mil.

« Du fond de l’Allemagne, il nous arrive des lettres de vingt personnes qui déclarent adhérer à la nouvelle doctrine », dit-il quelque part. Cette adhésion révèle la haine du Nord contre le resplendissant Midi : il n’y avait qu’une nouvelle discipline et dont il faut voir l’envers. C’est un ordre dangereux de lancer les enfants à la rescousse des vaines parures : au nom de Jérôme, ils attaquaient les femmes dans la rue et leur arrachaient les boucles avec un peu d’oreilles. Le zèle de détruire les objets profanes entraîna la perte de très belles choses.

Alexandre VI, soit qu’il se jugeât, soit qu’il jugeât sainement Savonarole, l’avertit avant de lui intenter un procès et ne le déclara que suspect. Ses disciples offraient de soutenir par l’épreuve du feu que l’Église a besoin d’être régénérée, que l’excommunication lancée contre Jérôme était nulle : ils opposaient le prédicateur au pontife.

Conséquent avec sa doctrine de la vertu comme principe social, Jérôme ne reconnaît plus l’autorité dès qu’elle ne se légitime pas par la sainteté, et, en cela, il est hérétique.

En face d’un pape de bonnes mœurs, la question se résoudrait d’elle-même : en face de Borgia elle est résolue depuis Eschyle. Prométhée et Savonarole ont voulu le bien, mais radical et immédiat : or, le bien ne se produit que par pénétration et de façon harmonique.

Mis à la torture, le dominicain s’obstina et périt sur le bûcher en face de la pierre où il avait fait graver que Jésus-Christ était le roi de Florence : le pape lui accorda l’indulgence plénière. Le 23 mai 1498, la populace insulta son prophète, mais ses restes devinrent des reliques.

Les Allemands s’amusent lourdement : Rudelbach a vu des précurseurs de Luther dans sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne. En 1523, un opuscule du dominicain parut avec une préface de l’agitateur saxon où il saluait son précurseur, « quoiqu’il y ait encore de la fange théologique au pied de ce saint homme ».

Savonarole mourut dans le sein de l’Église, puni mais absous. Ce n’est pas un hérétique : il agit en démagogue et s’enivra d’un succès prodigieux qui ne pouvait avoir de lendemain, et ce ne fut pas un saint.

Les mêmes, qui invectivent l’orthodoxie de ses invites au bras séculier, approuvent l’audace de l’individu qui fait appel à la foule et à l’étranger.

Savonarole chargeait le roi de France de purifier le Vatican et les gamins de simplifier la toilette des dames. Ce sont là des audaces sans excuse. Ce moine manqua d’humilité et d’obéissance : sur quatre vœux il n’en garda que la moitié et la preuve de son incroyable présomption se trouve dans l’inanité de sa réforme. Il enivra une cité du plus saint enthousiasme, ce ne fut qu’une ivresse passagère et qui ne laissa de trace que dans le souvenir ému des hommes d’exception. L’art, à Santa Maria Novella, à San Marco et au Vatican l’a mis parmi les docteurs et l’index de Trente ne touche à ses ouvrages que donec emendati prodeunt. En lui s’éteint l’âme du Moyen-Âge, dans une exaltation d’an mil : la cendre de son bûcher effaça le geste usurpateur de son entêtement, et son exemple rendit manifeste que l’homme ne doit pas prétendre à se substituer au temps et que la fin ne justifie pas les moyens.

À considérer l’entreprise de Savonarole comme une réforme, elle se produisit dans les meilleures conditions pour le lieu : Florence était alors le centre intellectuel de l’Occident : pour l’heure ; il n’y eut jamais de pontife aussi scandaleux que Borgia ; pour l’homme ; on n’en citerait pas de plus exemplaire en son privé que Jérôme. Enfin il ne prêchait que la vertu, sans aucune nouveauté ! Pourtant sa tentative avorta, moins par l’intervention du pape que par son caractère artificiel. Faut-il ignorer assez l’âme humaine pour attribuer à la parole la puissance de changer les hommes en anges et que la voix d’un moine transformerait réellement la Florence du Pulci en miniature paradisiaque de Fra Angelico !

Saint François, qui parut au peuple comme un second Jésus, qui était thaumaturge, grand troubadour, merveilleux intuitif de la psychologie et de la politique et avec un génie sublime pratiquait la vraie humilité et la vraie obéissance. Cet incomparable saint ne produisit qu’un mouvement assez court. Son verbe presque divin commença à s’évaporer dès ce dimanche 26 juillet 1228 où Grégoire IX vint à Assise pour la canonisation du Stigmatisé.

Tout homme qui se flatte de remplacer la Providence est un pauvre esprit, sans étendue, sans critique.

Une volonté ne prévaut jamais contre l’ordre des temps et lorsqu’elle le tente, elle suit un cours d’orgueil et non de vérité.

Les œuvres de foi n’ont qu’une marque certaine, leur pacificité, au moins celles des oints. Or, Savonarole ne rêvait rien moins qu’une expédition militaire contre Rome.

Beaucoup de gens admirent comme prouesse les clameurs contre les abus. Martin Luther passe auprès des simples pour avoir démasqué les vices du clergé. En plein concile de Latran, le moine Egidius, de Viterbe, s’écriait : « Peut-on voir, sans pleurer, le dérèglement monstrueux qui règne dans leurs mœurs ! l’ambition, l’impudicité, le libertinage et l’impiété qui triomphent dans le lieu saint », et dans le même concile, Antoine Pucci évoquait « cinq cent mille chrétiens égorgés par le fer depuis vingt ans. Voyez le siècle ; voyez les cloîtres ; voyez le sanctuaire ; quels énormes abus à corriger ! Il faut commencer par la maison de Dieu, mais non s’arrêter là ».

De nos jours, on peut tout dire et tout imprimer ; chaque matin des feuilles ennemies démasquent avec ténacité leurs adversaires et les abus ne cessent point et l’opinion harassée de tant de révélations ne réagit plus.

Personne à Florence n’ignorait l’ambition et l’impudeur des Borgia ; Savonarole, en s’acharnant contre Alexandre VI, ne servait que sa propre impatience. Le vrai Saint s’efforce de compenser par ses mérites et ceux qu’il suscite dans autrui les abominations du siècle. Vociférer est un acte de tribun : un citoyen peut détrôner un tyran ; le moine qui tente de renverser un pape cesse d’être moine et ne saurait prétendre au nimbe.

Le pontificat de Léon X est une date prestigieuse : Rome se trouve virtuellement le centre de l’univers ; la tiare brille d’un aussi vif éclat que jadis la couronne césarienne. La puissance spirituelle n’avait pas encore atteint ce caractère vraiment catholique ; et aujourd’hui même on n’évoque pas ce tableau sans en rester ébloui.

Le plus beau spectacle parmi tant d’aspects merveilleux c’est l’âme du pape, de ce très grand Léon X, que l’Allemagne traite de païen en ses libelles et que les catholiques n’ont pas défendu comme il le mérite.

Élève d’Ange Politien, de Chalcondyle, de Bolzani encore jeune, et de ce sang précieux à l’égal des plus illustres qui coule aux veines de Médicis, Léon X est l’homme le plus cultivé de son temps, le plus généreux, le plus doux.

Sans doute, il chasse à Cervetri et il pêche à Bolsène, il joue aux cartes avec ses cardinaux : ce sont les ombres de ce beau cadre ; Paul Jove ne nous satisfait pas en déclarant ces passe-temps dignes d’un prince noble et heureux.

Ce n’est pas par inconscience, comme on l’a prétendu, que Léon X accepte les annotations d’Érasme au Nouveau Testament et la dédicace du livre de Hutten sur la Donation de Constantin ; il obéit à une politique transcendantale. À lui sont dédiées la bible polyglotte de Ximenès, la grammaire hébraïque de Guidacerio, la version d’Aristote d’après l’arabe.

Il indique à Vida le sujet de la Christiade et loue Sannazar du partu Virginis. Salvens en France, Heytmer en Allemagne, Bazzono en Vénétie cherchent pour lui les livres rares ; il paye cinq cents sequins un Tacite plus complet que l’édition de Milan.

De l’imprimerie fondée par Chigi, sortent Sophocle, Homère, Pindare. Il mourut jeune et laissa le trésor vide : mais il avait enrichi l’humanité de mille chefs-d’œuvre.

Supposons-le moins prince et beaucoup plus prêtre, qu’il se fût entouré de théologiens et qu’il n’eût donné sa faveur qu’aux sciences sacrées : cela aurait-il empêché un moine, lecteur de Tauler, de dire que nous appartenons tous au sacerdoce et qu’il est plus utile de se prémunir contre l’œuvre que contre le péché ?

Melanchthon explique le succès du Saxon : « On ne s’est attaché à Luther que parce qu’il nous a débarrassés des évêques ; on ne l’aime que parce qu’il nous a arrachés à leur juridiction. » Il faut se souvenir que le clergé possédait le tiers des terres en Germanie et que la sécularisation, promise par le réformateur, représentait pour les nobles une considérable augmentation de territoire.

Savonarole eût-il fulminé contre Léon X ? On n’ose répondre, quand on voit son pontificat jugé comme une renaissance du paganisme. Que signifie ce mot exaspérant ? comment paganus s’applique-t-il aux hommes les plus policés ? Les premiers chrétiens désignèrent ainsi les gens des campagnes qui restèrent plus longtemps attachés aux superstitions de l’ancien culte. Depuis, les Jourdains de l’histoire ecclésiastique ont fait des pendants des mots « païens et chrétiens », et tout ce qui n’est pas chrétienneté est païennie. Cette expression sert comme celle de gentilité, qui équivaut à l’humanité, moins une infime fraction de la race sémitique.

Léon X fut le pape des Gentils, le pontife humaniste ; il aima trop les arts, disent les plus modérés. Que ceux-là veuillent bien nous dire quels services les Cajetan, les Egidius de Viterbe, les Emile Cesio, les Ferreri, les Sadolet, les Ghiberti, tous profonds théologiens et presque saints — ont rendu à l’Église, en comparaison du peintre Raphaël Sanzio, qui depuis des siècles arrête la pensée audacieuse de l’éternel Attila par ses fresques incomparables.

Les chefs-d’œuvre, apologies non pareilles, témoignent en faveur de la doctrine qui les inspira. Ce fleuve d’étrangers qui passe presque chaque jour à travers la Sixtine et monte le médiocre escalier des chambres, rend hommage moins au pape régnant qu’à Léon X. Beaucoup avouent hautement qu’ils ne sont pas catholiques ; personne ne passe volontiers pour un barbare. Ce ne sont point des pèlerins, ces porteurs du Murray et du Bædeker, ils viennent cependant, de très loin, et à grands frais, pour saluer l’œuvre du Médicis. Nul ne rougit d’ignorer les théologiens cités plus haut et tout le monde veut avoir vu les Raphaël ! Ils sont obligatoires, quoique sacrés : et c’est grâce au génie humaniste que le plus incrédule se voit forcé à étudier le dogme chrétien, sous peine de rester parmi les ignares.

Les cieux racontent la gloire de Dieu et les chefs-d’œuvre celle du catholicisme, et dans une langue vraiment universelle, celle des formes. En Occident, l’art disparaît dès que le catholicisme s’éteint. Dürer, le plus grand des artistes germains, en est le dernier. L’humanité religieusement a vécu d’images plus que de textes, et malgré le changement prodigieux amené par l’imprimerie, l’architecture et ses succédanés continuent à parler théologie éloquemment. L’immaculée Conception se trouve proclamée par une suite de Madones, sans que l’esprit ait à s’enliser dans les ornières rationalistes ; l’art opère par une affirmation sensible d’une grande puissance. Il réalise ce qu’il exprime et rend visibles les abstractions. Il existe une logique des formes tout à fait victorieuse et le dogme lui emprunte un blason clair et lisible pour le croyant comme pour l’infidèle. Luther employa l’image ou plutôt la caricature contre Rome. Les amateurs d’estampes connaissent le pape-âne et le moine-veau.

Le pape-âne avec la main droite semblable au pied d’un éléphant (pouvoir spirituel) et la main gauche d’un homme (négation du pouvoir temporel) ; avec un pied droit à sabot de bœuf (prélats) et un pied gauche en griffon (canonistes) ; avec ventre et poitrine de femme écailles de poisson aux bras ; tête de vieillard adhérente à la cuisse et enfin un dragon que la décence défend de préciser : voilà les thèmes que le réformateur donnait à Lucas Cranak au même temps où Léon X commandait la « Chambre de la Signature ».

Dans une œuvre qui doit durer autant que ce monde, et où l’inspiration est peut-être le plus constant facteur, on ne peut juger une manifestation dans le temps où elle se produit ; ses conséquences la classent et la qualifient.

Or, l’Église, par son essence, tend à l’universalité plutôt qu’à la sélection rigoureuse des fidèles et des moyens. Le pêcheur d’hommes ne fait pas le tri des poissons, suivant leur qualité : il prend tous ceux qu’il peut atteindre et ses filets doivent être appropriés à ce mode : à vouloir jeter le même appât et les mêmes engins partout et toujours, il compromettrait son vœu.

Nous avons vu la philosophie donner d’abord sa méthode à la théologie, puis s’incorporer à elle.

Le catholicisme ayant pour textes sacrés deux livres de langue morte, l’un hébreu et l’autre grec, tous deux transportés dans une langue de caste, le latin, il était fatal que l’étude s’étendît aux autres livres de ces trois langues pour en tirer des éclaircissements et des confirmations. Ce mouvement ressuscita d’une part la Kabbale, le Talmud, et rendit attentif aux commentaires arabes : tandis que le contact intellectuel avec les Asiatiques, amené par les Croisades, créait des préoccupations nouvelles.

Nous ne pouvons pas nous figurer le ravissement d’un chrétien découvrant l’idéalisme de Platon, le mysticisme de Plotin : il lui semble que sa foi s’agrandit et s’élève : et de fait sa pensée perçoit, par la comparaison, un plus grand nombre de rapports : il retrouve, même chez les gnostiques, le logos de saint Jean. Enfin il étudie la langue choisie entre toutes comme langue sacrée et en lit les chefs-d’œuvre pour se préparer à la bonne expression des choses divines.

L’antiquité philosophique et littéraire ne ressuscite pas sans montrer ses institutions et ses personnages ; la comparaison historique en étendant l’horizon cérébral le peuple d’une multitude de points forcément profanes.

Dans cette voie d’investigation, l’esprit moderne ne s’arrêtera pas : on découvre un nouveau monde et chaque partie de l’ancien se précise chaque jour davantage. Le commerce réunit momentanément des hommes d’origines très diverses et ils échangent leurs idées avec leurs objets. Dès le xive siècle, Venise accueille les doctrines avec les produits du Levant ; et les Grecs chassés de Byzance achèvent de compliquer la mentalité occidentale.

Le monde moderne commence, incapable d’une autre unité que celle qui résulte de la culture ; or, celui qui a charge de l’âme universelle ira-t-il, contre la profonde parole de son Maître, verser le vin nouveau dans le vieux vase, c’est-à-dire proposer à des hommes ignorants de la scolastique ses vénérables formules ?

(À suivre.)

Les Revues.
Poesia : des vers de M. Jules Romains §

Tome LXXV, numéro 269, 1er septembre 1908, p. 149-154 [153-154].

Voici des vers de M. Jules Romains, extraits du Commencement d’un poème paru dans Poesia (juillet), qui sont très représentatifs du beau talent de l’auteur de la Vie unanime. S’il méconnaît des règles qu’on peut trouver plus que jamais indispensables, — après l’assaut malheureux que leur ont donné en s’y usant des écrivains débiles, — du moins, M. Jules Romains est-il capable de construire un poème, de l’orner de fortes images et d’y exprimer une philosophie personnelle :

Tout n’est qu’un tas de glaise ; et des mains le façonnent,
Mais soudain d’autres mains le brisent et l’éboulent ;
Moi, je n’ai pas de chair. Toi, tu n’as pas de foule.
Un tremblement se perd de la rue à la chaise.
Pas de centre et pas de limites ;
Rien qui ne soit mon âme ou mon sang ;
Rien qui soit toute la maison,
Et rien qui soit toute la ville.
Les éléments de l’univers restent assis
Coude à coude, pareils aux enfants dans le cirque
Quand on n’a pas encore amené les chevaux ;
Ils regardent les murs, les trapèzes, les cordes ;
Ils bougent ; ils sont mal sur les stalles trop dures ;
Mais les chevaux vont accourir au son des cors.
On se frôle sans se presser l’un contre l’autre.
Aucun souffle ne jette un peu d’air sur la peau.
Les longs trains de frissons n’entrent plus dans ma tête ;
La gare dort ; tous les butoirs sont au repos,
Mes sens ne craquent plus sous les tampons de fer.
Des chocs, des tensions des ondes, des sursauts
N’essaient plus d’accoler brutalement les choses.
Il a poussé de l’herbe et de la mousse entre elles
Comme entre les pavés des places de village.

Musées et collections.
Création d’un Musée Segantini §

Tome LXXV, numéro 269, 1er septembre 1908, p. 166-173 [171].

Un comité s’est formé à Saint-Moritz (Engadine) pour y créer un Musée Segantini. L’édifice, construit par l’architecte Hartmann, pourra être, pense-t-on, inauguré le 9 septembre prochain, neuvième anniversaire de la mort du peintre de l’Engadine. On érigera dans le vestibule le beau monument à la mémoire de Segantini dû à M. Bistolfi et son buste par le prince Troubetzkoï. Le musée lui-même renfermera trois des œuvres les plus célèbres de Segantini : les panneaux Vie et Mort du Triptyque des Alpes, et le tableau Les Deux Mères ; puis de nombreux dessins de l’artiste, des eaux-fortes de ses deux fils d’après ses peintures, une collection de photographies de ses œuvres, enfin une bibliothèque renfermant tout ce qui a été écrit en toutes langues sur le maître.

Tome LXXV, numéro 270, 16 septembre 1908 §

Les patries et la question sociale [extrait] §

Tome LXXV, numéro 270, 16 septembre 1908, p. 214-240 [226-228].

[…]

M. Faguet se fait du reste une idée bien étrange des pacifistes. Il s’imagine que, pour éviter la guerre, ils veulent plonger le genre humain dans l’immobilité éternelle des momies d’Égypte. Singulière erreur, en vérité ! Les pacifistes veulent supprimer les massacres, abjects, stupides et d’ailleurs complètement inutiles (puisqu’ils ne mènent jamais à rien), mais ils ne songent pas un seul instant à conserver les institutions actuelles. Avec le principe pacifiste, selon M. Faguet, on arrive immédiatement à cette immobilité éternelle. « Si le pacifisme l’avait emporté, en Italie, en 1858, dit notre auteur, la guerre de 1859 n’aurait pas eu lieu et l’Italie aurait langui sous le joug de l’Autriche jusqu’à la fin des siècles. »

Quel singulier raisonnement ! Mais d’abord comment M. Faguet ne s’aperçoit-il pas que le joug sous lequel gémissait l’Italie venait précisément de la guerre ? Ce sont les terribles bandes espagnoles de Gonzalve de Cordoue et de Charles-Quint qui ont ravi la liberté à l’Italie. Ensuite, c’est de nouveau la guerre qui a continué la servitude, car toutes les fois que les Italiens voulaient se libérer, on envoyait contre eux des soldats, qui les forçaient à rentrer sous le joug. Enfin comment M. Faguet ne voit-il pas que ce n’est pas la guerre tout court qui a assuré l’indépendance de l’Italie, mais le fait que, la guerre de 1859 ayant éclaté, la victoire est restée aux Français et aux Italiens et non aux Autrichiens. Il y avait eu aussi la guerre, en 1848, mais, comme elle s’était terminée à l’avantage de l’Autriche, les Italiens étaient retombés sous une servitude plus dure qu’auparavant.

Que M. Faguet se donne la peine de généraliser ces faits. Sans la guerre, jamais aucune nation au monde n’aurait subi le moindre atome de contrainte, n’aurait été lésée dans le moindre de ses droits. Chaque nation aurait toujours été libre et indépendante ; le joug du maître étranger et son despotisme eussent été inconnus ; l’Union fédérale des nations humaines eût été établie depuis des temps immémoriaux. Sans la guerre, la fédération aurait été perpétuelle et elle nous aurait semblé constituer l’état naturel de notre espèce, comme le fait de respirer nous paraît constituer l’état naturel de notre organisme physiologique.

L’immobilité ne sera nullement la conséquence du régime pacifiste et, puisque M. Faguet parle de l’Italie et de son unité récente, je veux le démontrer en prenant un exemple dans ce pays.

M. Faguet n’ignore pas que l’unité italienne n’est pas complètement réalisée. Trente et Trieste sont encore sous le joug de l’Autriche. Si les habitants de Trente se révoltent aujourd’hui contre François-Joseph et veulent s’unir à leurs frères, si ceux-ci les soutiennent, une guerre éclatera entre Vienne et Rome. Si les Italiens sont battus, à la paix, non seulement ils n’auront pas Trente et Trieste, mais ils pourront perdre Venise et Vérone. Autre sera la marche des faits lors du triomphe du pacifisme, c’est-à-dire à l’époque fédérale.

Imaginons que les habitants de Libourne envoient aujourd’hui une pétition au parlement français demandant à être détachés du département de la Gironde et à être rattachés à la Charente-Inférieure. Le parlement examinera la pétition et, s’il y trouve un avantage pour les populations, il y fera droit. Libourne sera détaché de la Gironde et rattaché à la Charente-Inférieure sans qu’il ait coulé une goutte de sang et sans qu’il ait été nécessaire de faire manœuvrer un soldat ou de déplacer un canon.

Si les idées pacifistes triomphent, la fédération de l’Europe s’organisera aussitôt. Alors les habitants de Trente adresseront une pétition aux autorités centrales de cette fédération demandant d’être détachés de l’Autriche pour être rattachés à l’Italie. Les autorités fédérales, si elles trouvent cela conforme aux avantages des populations, opéreront ce déplacement de frontières par des formes légales (c’est-à-dire qui garantissent les droits de tous les intéressés dans la mesure la plus juste possible).

Voilà comment on peut montrer que le pacifisme ne signifie nullement la suppression du mouvement dans les sociétés. Au contraire, la fédération accélérera les mouvements, car c’est précisément la crainte de la guerre et des catastrophes quelle amène qui fait prendre en patience les associations politiques imparfaites qui existent de nos jours.

M. Faguet ne se représente pas qu’il puisse venir un jour où les frontières des États pourront être modifiées sans hécatombes sanglantes. Cela démontre seulement que M. Faguet a l’horizon mental très limité. La fédération de l’Europe se fera certainement, comme se sont faites l’unité de la France et de l’Allemagne, en vertu du principe universel que toute créature vivante fuit la douleur et recherche le plaisir. Les Européens ne comprennent pas encore qu’ils décupleraient au moins la somme de leur bonheur en s’unissant. Mais ils le comprendront un jour et ils s’y acheminent à grands pas, puisqu’il n’y a plus, en Europe, que deux groupements : la triplice allemande (bien malade, l’Italie s’en étant presque détachée) et la triplice anglo-franco-russe. L’Allemagne seule avait 360 États souverains avant 1789. Maintenant toute l’Europe n’en a, à proprement parler, que deux : les triplices. Que de chemin parcouru ! L’union générale n’est pas bien loin. Que les Allemands ouvrent les yeux et comprennent leur intérêt véritable, la fédération de l’Europe est accomplie !

[…]

De l’inutilité de la Réforme protestante (Suite) [II] [extraits]28 §

Tome LXXV, numéro 270, 16 septembre 1908, p. 253-273 [253-257, 262, 266-273].

Nue, la vérité, comme le soleil cru, devient invincible puisqu’elle aveugle. Vêtue d’anciens ornements, elle reste méconnaissable : il faut sans cesse renouveler ses modes et ses couleurs, suivant la sensibilité des lieux et des races. Que signifie révéler sinon renouveler les voiles du mystère ?

La conception d’un retour au temps évangélique ou à celui de la primitive Église n’a germé que dans des cerveaux puérils. On ne revient jamais en arrière collectivement ; l’humanité obéit à une loi évolutive plus forte que toute volonté. Léon X aurait-il prêché au lieu de pêcher, au bord du lac de Bolsène, qu’il n’eût rien fait qu’une restitution esthétique et, passant sa courte vie à écrire une somme théologique, il n’aurait pas économisé à l’Église la plus petite hérésie.

La question des indulgences ne mérite pas même la discussion : le principe en est légitime, la pratique fut certainement abusive : considérons le résultat. L’Hégémonie de Rome en 1500 offre la même légitimité que celle d’Athènes, au ve siècle avant notre ère. Sans l’argent des alliés, Périclès n’eût pas élevé le Parthénon ni les autres Temples de l’Acropole ; sans l’argent des fidèles, Léon X n’aurait pas achevé et orné le Vatican.

On comprend que les alliés aient trouvé lourds les deux mille douze talents des Propylées ; le trésor de Délos fut vidé au profit de la métropole.

Des lettres de Piccolomini (plus tard Pie II) excusent les papes de multiplier les prélèvements et les décimes ; la diète d’Augsbourg protesta contre les exigences pontificales. Dans les deux cas, un intérêt immédiat masquait l’intérêt transcendantal de l’humanité.

Aujourd’hui, l’historien applaudit Périclès d’avoir servi l’humanité de tous les temps et de tous les pays ; de la même plume, reprochera-t-il à Léon X d’avoir suivi semblable voie pour un résultat identique ?

Le pape de 1500 fut-il merveilleusement divinateur de l’avenir ou bien son propre naturel le désignait-il, à son insu, au rôle qu’il a joué ? A-t-il devancé les temps ou seulement suivi ses tendances ? Qui osera se prononcer, mais qui osera contester qu’il fallait alors une papauté humaniste ?

La Renaissance eut son Voltaire, Érasme de Rotterdam. Ce nordman surtout satirique a des traits de réformé ; lettré exclusif, il ne comprend pas qu’on admire un marbre. Les moqueries sur S. Christophe et S. Georges et en général sur les apotropéens, sont de pauvres choses : ennemi des moines, il les accuse de tous les vices et surtout d’ignorance, il n’épargne pas davantage les évêques, attaque la confession, l’abstinence. Par ailleurs, il enseigne à bien entendre la messe et à se bien confesser : aux notes de son édition du Nouveau Testament, il dit : « Le soleil illumine le monde, pourquoi n’en serait-il pas de même de la doctrine de Jésus-Christ ? Je voudrais que les femmes les plus simples lussent l’Évangile et les Épîtres de saint Paul et que l’Écriture fût traduite dans toutes les langues. » On sait que Paul III eut l’intention de donner le chapeau à l’humaniste hollandais et ce fait n’est pas à négliger : la critique même acerbe et l’exécration du clergé n’entachaient pas l’orthodoxie d’un écrivain.

Nous comprenons difficilement l’énorme influence de cet ironiste et la portée de ses brocards : fondateur de l’anticléricalisme, il prit le grand public à témoin de la dégénérescence des congrégations et en cela il manqua au pacte humaniste, quoiqu’il fût homme de tradition et qu’il exhortât à souffrir la tyrannie plutôt qu’à s’aventurer dans les Révolutions.

Une communion humaine, basée sur un principe idéal, est perpétuellement en état de réforme. La période des investitures ne présente-t-elle pas des scandales autrement épouvantables que la période médicéenne ? L’hérésie albigeoise, qui amena l’inquisition, le règne de Boniface VIII, le grand schisme d’Occident, pour n’évoquer que quelques fantômes, ne correspondent-ils pas à une plus grande anxiété que le pontificat de Léon X ?

L’humanisme, restreint, dans le nombre de ses adeptes, par les études qu’il exigeait, ne prit le public à témoin, sous la forme basse du comique, que sous la plume tudesque d’un Hutten et d’un Érasme. Ce furent des individualistes pacifiques que Politien et Pic de la Mirandole le kabbaliste. Les treize thèses condamnées par Innocent VIII sont moins des hérésies que des extensions du dogme chrétien. Laurent le Magnifique, qui n’a pas encore la place qu’il mérite comme poète, semble un mystique : « Notre âme pure et belle a deux ailes : l’intelligence et le désir, avec lesquelles elle s’élève, volant au Dieu suprême, au-dessus de toute étoile. » Et ailleurs : « L’esprit aspire à celui qui le contente, comme au souverain bien, mais il n’a contentement qu’à l’unique contemplation de Dieu. » Le roi de Florence a laissé des capituli platoniciens et des Laudes, simplement pieux, qui se chantaient sur des airs populaires.

Sa mère Lucrezia Tornabuoni nous a légué un « Christ au Limbes », délicieux cantique.

Trois poètes de la Renaissance servent à justifier la fameuse accusation de paganisme. Pulci, Boïardo et Arioste. On ne se trompe pas en se méfiant de l’orthodoxie de leurs œuvres ; toutefois ceux qui les vitupèrent ne les ont pas lues. Il en est de même de cette Calandria qui inaugure la comédie moderne (1514). Elle roule sur une perpétuelle confusion de sexe entre un frère et une sœur, Lidio et Santilla. Évidemment, ce n’est pas œuvre cardinalice pour délassement pontifical : cependant cette pièce, leste et pleine de quiproquo, a de l’observation, du comique, et loin de mériter les épithètes des sectaires paraîtrait fade à notre Comédie-Française.

Un mot suffit à accuser : il faut des pages pour justifier. Léon X entre Bibiena et Bembo ne tient pas le personnage sacerdotal, tel que le veut l’exigence légitime : honnête homme et non saint homme, il mérite les lauriers, et non l’encens. S’il déçoit le croyant qui veut des traits de béatitude, il séduit la foule de ces demi libres-penseurs qui ont un pied dans l’église et l’autre dans le siècle, de ces esprits mi-parties philosophiques et religieux, qui se nomment légion et aussi élite.

Un pape qui a plus fait pour l’humanité que pour l’Église, quoiqu’il ait donné son nom au siècle qui le vit, trouvera éternellement des partisans : Léon X fut le pape le plus universel. Ainsi, il rassura les esprits indépendants et prouva jusqu’à l’excès que la religion se marie heureusement avec les autres formes de l’idéalité et de la recherche.

Si on embrasse l’ensemble du mouvement intellectuel de la Renaissance, on découvre d’abord un fait considérable : la laïcisation de la théologie. L’étude des matières sacrées n’est plus la spécialité du clergé : quoique Ficin soit chanoine, il relève du Médicis plutôt que du pape. En outre, le champ de la connaissance s’étend chaque jour et à mesure que l’on découvre éparse, il est vrai, fragmentaire, la vérité chrétienne chez les anciens, l’Église perd son incomparabilité. Elle n’est plus l’arche surmontant le déluge de l’erreur, la lumière unique au milieu des ténèbres universelles. Son excellence demeure, son prestige décroît. Léonard formule dans ses cahiers la méthode expérimentale ; la scolastique désormais se bornera à la caste sacerdotale. On a greffé sur le trône ecclésial des branches d’une floraison intense et qui tarissent la sève théocratique. La religion ne sera plus le seul lien entre les hommes.

Aucune réforme désormais ne modifiera la marche des idées ; la liberté de pensée se manifeste de toute part ; les humanistes l’ont couvée, les déterministes la feront éclore ; l’ère des hérésies semble close puisque l’activité spirituelle abandonne les textes sacrés pour d’autres, souvent profanes. Les hommes de la Renaissance italienne n’ont pas la puérilité de juger un système sur les fautes de ses représentants :et s’ils raillent les vices du clergé, ils n’en font pas grief à l’Église.

Jusqu’à Luther, le catholicisme a évolué d’une façon normale, gagnant en étendue ce qu’il perdait en pureté, compensant sa piété décroissante par d’autres enthousiasmes.

Un tassement se serait fait, infailliblement, entre un si grand nombre de nouveaux éléments.

Le Concile de Latran a élevé un monument de discipline que paracheva celui de Trente : l’opinion appuyait trop fortement les canons pour que les abus pussent continuer.

Il ne viendra à aucun esprit sensé la pensée de fermer le tribunal parce qu’il renferme des magistrats corrompus et de brûler un code, en haine des magistrats.

L’enseignement catholique n’a pas varié ; mais le clergé a eu, comme toute catégorie humaine, ses moments d’ombre et de lumière : les saints, à chaque époque, ont poussé plus loin que les libres-penseurs l’exécration du mauvais prêtre : les mystiques prodiguent le blâme aux clercs, avec implacabilité.

On n’a guère fait d’autre procès à la religion que des incriminations sur la discipline et sur les mœurs, j’entends de procès légitimes et inspirés d’un vrai zèle. L’apostolat opère par l’exemple autrement que par la parole et si, en son lieu, éclate le scandale, la foi des simples chancelle. Ils ne comprennent pas que la vérité n’engendre pas la pureté, et à leurs yeux le représentant indigne fait ombre sur la doctrine et la rend douteuse.

L’antipape de Wittemberg, après avoir traité le pontife romain de démon, n’en but pas une chope de moins : ce n’était qu’un polémiste et non un épris de la perfection.

[…]

Les protestants ont tâché de faire croire que la Bible n’avait pas été traduite en langue vulgaire avant le saxon. Panzer compte seize versions littéraires et cinq en langue vulgaire antérieures à Luther.

En Italie, on trouve des versions de Tavelli, de Voragine, de Manerbi (Venise, 1471). La version toscane des épîtres, et évangiles (1472). À Sienne, on conserve un ancien testament en italien. Chose singulière, la controverse a plus répandu la Bible que la piété !

Les chaires d’hébreu au moyen âge n’avaient d’autre but que l’étude de l’ancien testament ; l’Italie fut la première à imprimer en caractères hébraïques (1488). On demeure stupéfait devant l’idée de la libre interprétation de textes aussi anciens et qui exigent pour être abordés tant de connaissances.

[…]

Les historiens dirent à l’envi que la réforme fut l’œuvre du rationalisme : à étudier Luther et ceux qui lui survécurent, on ne trouve que de l’illuminisme et de la passionnalité. Le docteur de l’inspiration individuelle et du serf arbitre est un mystique : chacune de ses paroles contredit Aristote et l’expérience ; c’est le poète insensé, le mage noir du catholicisme ; il disputa furieusement et ne raisonna jamais.

L’œuvre philosophique de la Renaissance ne préparait nullement le protestantisme : la doctrine médicéenne n’englobait qu’une élite si restreinte, si aristique, une académie plutôt qu’une secte.

Quelles ont été les conquêtes du Saxon ? Les races lentes, lourdes et froides du Nord, qui ont cru s’émanciper du génie latin et reconquérir leur autonomie, en rejetant le catholicisme.

Pour un aristotélicien, Luther est un fou ; pour un platonicien, il est pis encore, car il dédaigne la tradition. Pour un Allemand, Luther proclame les droits de l’homme en matière de foi, il distribue le bonnet de docteur, comme la France plus tard distribuera l’autre bonnet… de galérien.

L’autorité semble illégitime dès qu’elle perd le prestige des bonnes mœurs, et partout et toujours, on a saisi les prétextes de désobéir. À ces facteurs, dont l’énumération serait longue, il convient d’ajouter un ardent désir de décentralisation.

La Rome de Léon X, comme l’Athènes de Périclès, absorbe à la fois l’or et l’attention de l’Occident : que d’intérêts et de passions se trouvent ainsi lésés ! Il appartient à l’annaliste politique de faire la véritable histoire du protestantisme. Le terrain des combats semble théologique ; on se mitraille de textes et la Bible invoquée des deux côtés semble l’enjeu. Illusion ! L’individualisme, sage et harmonieux chez les humanistes, descend dans la rue, et ameute les écoliers et le peuple, il veut régner avec le réformateur : les étendards les plus nobles ont un envers moins décoratif ; c’est bien la foi qui inspira les croisades, mais aussi l’esprit d’aventures, la soif de l’inconnu, un mirage de fortune romanesque, peut-être à l’insu des croisés eux-mêmes.

Combien de réformés crurent travailler au règne de la vérité, alors qu’ils satisfaisaient seulement leur tempérament et d’obscurs désirs !

Comme type d’ambition spirituelle, Luther n’a qu’un pendant dans l’ambition politique, César Borgia. Le condottiere rêvait l’unité italienne, l’hérésiarque s’acharna contre l’unité occidentale. Chez les deux, même acceptation du moyen pervers, même absence de sens moral, et le nombre de cadavres et le monceau des ruines ne peut se comparer : car l’apogée de la Réforme fut le sac de Rome par les Impériaux, en majeure partie luthériens : la soldatesque s’acharna sur les prélats, tortura les cardinaux, les mutilant et coupant le doigt pour prendre l’anneau.

Luther marié fut bon époux et oncques n’occit personne ; mais si on examine son rôle dans la guerre des paysans, on découvre qu’il fut le véritable auteur de la boucherie de Franckenhausen. Cent mille morts, sept villes démantelées, mille monastères rasés, trois cents églises en cendres, en deux années : voilà qui dépasse les exploits de M. de Valentinois !

Le docteur saxon méprisait le peuple, et comme, sous sa plume, les idées se colorent vivement, il faut bien les tenir pour explicites. « À l’âne du chardon, un bât et le fouet ; aux paysans, de la paille d’avoine. Ne veut-il pas céder ? le bâton et la carabine ; c’est le droit ; si on ne fait pas siffler l’arquebuse, ils seront mille fois plus méchants. »

La politique de César Borgia était plus démocratique ; ses mandataires criaient d’abord : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. » Tigre ou dragon, il dévorait les autres monstres de son espèce ; sauf dans les pillages, sorte de feux attribués à ses soldats outre la solde, il prenait si réellement le parti du peuple que celui-ci le tenait pour un libérateur. Les populations n’acceptèrent pas volontiers de rendre les places aux envoyés de Jules II.

Écoutons encore les accents de cet apôtre de la liberté.

« Un rebelle ne mérite pas qu’on fasse avec lui de la logique. C’est avec le poing qu’il faut répondre, jusqu’à ce que le nez saigne ; les paysans ne voulaient pas m’écouter, il fallait bien leur ouvrir les oreilles, à l’aide du mousquet. Qui ne veut pas ouïr un médiateur armé de mansuétude ouïra le bourreau, armé de son coutelas, j’ai très bien fait, moi, de prêcher contre de pareils drôles la ruine, l’extermination, la mort… L’Écriture les appelle des bêtes fauves. Si vous laissez les paysans devenir des seigneurs, le diable sera bientôt l’abbé du monastère. »

D’une main, il écrit aux nobles : « Si les paysans ne s’étaient pas levés, d’autres seraient venus… Dieu veut vous châtier, mes bons seigneurs : ces pays qui s’insurgent contre vous, c’est Dieu même qui vient vous visiter dans votre tyrannie. »

De l’autre, il mande aux paysans : « Que serait le monde, si vous triomphiez : un repaire de brigands. Vous voulez vous affranchir de l’esclavage ? L’esclavage est aussi vieux que le monde. Abraham avait des esclaves et saint Paul établit des règlements pour ceux que le droit des gens a réduits en servitude. » Il affirme que les droits de pêche, de chasses, de pâturages, sont bien réglés.

Enfin, écoutez la marche féodale de Franckenhausen. Jamais la férocité n’a atteint ce lyrisme :

« Allons, mes princes, aux armes, frappez. Aux armes ! Percez. Les temps sont venus, temps admirables où, avec du sang, un prince peut gagner plus facilement le ciel que nous avec des prières.

« Frappez, percez, tuez, en face, ou par derrière, car il n’est rien de plus diabolique qu’un séditieux. C’est un chien enragé qui vous mord, si vous ne l’abattez.

« Si vous succombez, vous êtes martyrs devant Dieu, parce que vous marchez dans son verbe ; mais votre ennemi, le paysan, s’il succombe, n’aura en partage que la Jéhenne éternelle, parce qu’il porte la gloire contre l’ordre du Seigneur ; c’est un fils de Satan. »

Le plus mince manuel enregistre l’exclamation du légat du Pape, au massacre albigeois : « Dieu reconnaîtra les siens ! » quoique rien ne démontre qu’elle ait été prononcée ; et ce texte de Luther ne figure nulle part ou dans des ouvrages spéciaux hors de la commune portée. On citera : « Pauvre violette, quel parfum tu exhales : il serait encore plus doux si Adam n’eût pas péché ! Rose, tes couleurs brilleraient d’un plus vif éclat sans la faute du premier homme ! Et que serais-tu donc, si notre père n’avait pas désobéi au créateur ? » Le révolutionnaire présente très souvent un coin idyllique et l’allemand aussi : cela n’empêche nullement de commander les pires hécatombes, et cela suffit à faire écrire cette billevesée :

Un crapaud secouru pèse un monde opprimé.

Il n’y a plus aujourd’hui en présence que l’orthodoxie romaine et la philosophie comparée qui fleurit sous les Médicis. C’est précisément la Renaissance, tant calomniée, qui rendit la réforme inutile : c’est elle qui affranchit la recherche des lisières dogmatiques et, remarquons-le, sans les déchirer.

La Renaissance ressuscita la tradition ; elle ouvrit la gentilité et ses trésors à l’esprit chrétien comme elle ouvrit son palais du Vatican aux dieux païens, œuvre de paix et de synthèse, digne d’une doctrine sûre d’elle-même et qui se considère avec justice comme l’entier accomplissement des promesses et la réalisatrice des antiques espérances.

La nuit du 4 août 1789, qui vit l’abandon volontaire des privilèges, constitue à elle seule la Révolution française : après il n’y a que de la boue et du sang.

L’humanisme opéra, à peu près, le même effet ; il obtint de l’orthodoxie l’abandon de son privilège et on put tout dire, et nier la donation de Constantin comme traduire librement le texte hébreu. Ce fut donc la Papauté qui émancipa la pensée, qui fomenta ses nouveaux développements, qui sacrifia son autorité à la liberté intellectuelle.

Il n’est pas vrai que la vérité philosophique ait attaqué la vérité religieuse : personne n’ignora et ne dédaigna autant les anciens penseurs que l’autodidacte de la Wartburg.

Si on veut bien examiner son opinion majeure empruntée à Tauler, on reconnaîtra seulement une théorie du cloître transportée dans la vie et y produisant l’absurde.

Le contemplatif peut, dans un paroxysme d’humilité, nier ses mérites et n’espérer que dans la grâce. Ce sentiment éperdu comme enseignement aboutit à l’irresponsabilité et au fatalisme moral.

Ouvrons au hasard un des livres les plus purs : l’Imitation : « Préfère toujours une autre volonté à la tienne. » Cela s’entend de la vie claustrale : ce précepte, jeté dans le monde, entraînerait les pires désordres. Luther retarda de plus de trois siècles sur son temps par son illuminisme, sa fréquentation du diable, son piétinement d’ours devant la Bible ; c’est un esprit du Moyen-Âge, avec le tempérament d’un conventionnel.

Il commença son apostolat, avant d’avoir réfléchi ; il voit Rome en visionnaire, il note que les maris italiens sont peu empressés auprès de leurs femmes, que les prêtres disent la messe trop vite, il voit dans les rues des statues de femmes avec les insignes de la Royauté : d’après la statue, il notera que cette papesse est une Agnès de Mayence qui succéda à Léon VI en 857 et accoucha dans la rue où on voit son effigie. « Vraiment », ajoute t-il, « je suis étonné que les papes la laissent subsister. C’est Dieu qui les frappe d’aveuglement. » Tout de suite il qualifie Aristote « ce maître en diable ». L’expression suffit à prouver qu’il rejetait toute philosophie.

Après l’humanisme qui doit être défini une confluence des anciennes doctrines vers le fleuve catholique, il ne restait plus qu’une découverte à faire, qu’une méthode à restaurer : celle d’Archimède, que nous appelons la méthode expérimentale. Ceux qui la représentent de nos jours s’efforcent de l’opposer à la religion, et en son nom ils nient l’ordre spirituel.

Son fondateur, qui n’est pas Galilée, mais Léonard de Vinci, écrivait, avant 1500 : « Je laisse à part les lettres couronnées (sacrées) parce qu’elles sont la suprême vérité », et à côté : « La nature commence par le raisonnement et finit par l’expérience ; il nous faut procéder autrement et commencer par l’expérience et par elle découvrir la loi29. » — « Si, comme eux (les humanistes), je n’allègue pas les auteurs, plus haute et plus digne sera mon allégation, l’expérience maîtresse de leurs maîtres. »« La vérité n’a qu’un seul terme et ce terme une fois trouvé, le litige se trouve détruit à jamais : les vraies sciences sont celles que l’expérience a fait pénétrer par les sens et qui, sur de vrais principes connus, procède méthodiquement et, par une suite régulière, arrive à conclure, comme on le voit, dans les mathématiques. »

La foi de Luther est à la fois fanatique, superstitieuse et fantaisiste : il veut la mort du dissident et, ne maniant que la plume, il insulte avec des termes d’ivrogne : l’intolérance jaillit à chaque ligne ; le diable joue dans sa vie un personnage vraiment anachronique ; sa critique du catholicisme n’a ni bases, ni suite ; c’est un assaut rageur, aveugle ; il crache, il vomit comme une bête d’Apocalypse.

L’esprit est faible, affreusement borné, il ne sait pas l’histoire, ignore totalement la littérature ecclésiastique et les sources de la Bible ; mais le tempérament étonne par sa puissance destructive ; véritable « tape dur » de l’hérésie, il intéresse, il entraîne. Sainte ou impie, sa colère voit plus rouge que celle des autres hommes : espèce de taureau vainqueur dans une arène théologique, il n’a que sa force d’élan, il fonce avec furie : il ne se lasse pas et meugle d’une façon terrifiante. Sa grossièreté le sert et déconcerte le prélat italien comme l’homme en carmagnole méduse le gentilhomme de Versailles.

L’époux de Catherine de Bora offre un autre aspect : cet homme bouillant de passions a une vision étonnante de la psychologie et un sens politique des événements tout à fait surprenant : et, chose rare chez le fourbe, il ment avec ampleur et sur un mode biblique qui étourdit même le lecteur averti : il faut le surprendre, par exemple, dans ses rapports avec le roi d’Angleterre pour reconnaître l’homme d’État, caché derrière l’énergumène. Le moine qui enleva la moitié d’Europe au catholicisme ne fut que la torche jetée en forêt. Dès 1535, Paul III commença ce qui fut achevé sous Pie V, le catholicisme resta la religion occidentale et, depuis le concile de Trente, de nouveaux prestiges lui ont rendu son hégémonie.

Comme on a eu tort de ne pas conserver le prétendument de Bossuet et même de laisser le nom de réforme à une révolution de races. Marier les pasteurs, ce n’est point réformer les mœurs des clercs, mais les laïciser ; abolir les sacrements ne peut s’entendre de leur meilleure pratique ; ni rejeter les Pères comme un retour à la primitivité : quelle façon radicale de purifier les rites, en les supprimant.

Le protestantisme n’a plus su écrire, dès qu’il s’est agi de faire œuvre de paix ; aucun ouvrage portant son estampille n’a conquis le suffrage des humanistes. Ils sont restés fidèles à cette religion humaine qui les accueillit.

Ce qui rend difficultueux un jugement sur le Luthéranisme, c’est que désormais la Bible ne fournira plus à aucune communion les textes d’une polémique ; l’hérésie théologique, si elle se produit, ne sera qu’une opinion individuelle sans écho populaire.

Les phrases du Vinci forment la charte du positivisme initial et se présentent pures de toute hérésie. Léonard reconnaît la vérité spirituelle dans l’orthodoxie ; il se tourne vers la création et il adorera le créateur dans ses œuvres ; le mystère qu’il veut percer est celui des harmonieuses lois cosmiques.

J’évoque ici le maître de la Joconde pour montrer que les esprits de lumière se reconnaissent à leur action bénéfique. Non seulement l’instaurateur de la méthode expérimentale vénère l’Écriture et se montre plus que croyant, pieux, mais, avec une charité plus forte que le souci de sa gloire, il ne publie pas sa découverte, il juge qu’étant prématurée elle serait un élément de trouble, et nous ne savons que depuis une vingtaine d’années le nom du véritable initiateur du déterminisme expérimental.

Comme puissance et originalité de pensée, comme émancipateur des intelligences, qu’est-ce que Martin Luther, auprès d’un Léonard ?

L’humanisme fut utile ; la doctrine expérimentale l’eût été également, puisqu’on y est arrivé, par une évolution logique.

Il était fatal que l’Occidental comparât les anciennes versions de la vérité à celle qui lui est propre, et qu’il en fît la preuve, en évoquant les témoignages du passé.

Il était nécessaire que l’étude phénoménale s’isolât de toute solidarité dogmatique, parce que la science en accroissement perpétuel ne saurait accommoder son activité avec l’immuabililé du dogme. Certes, il a fallu une étrange perversité pour que la pénétration des lois cosmiques tournât contre le créateur et qu’à mesure que la nature déposait en faveur de Dieu les hommes l’aient d’autant moins senti. Ce sont là des accidents de transition, des accès de malice et d’infatuation.

Un savant qui conclut contre la spiritualité usurpe sans compétence sur l’autorité théologique et un croyant qui conclut contre la tradition s’appelle un séditieux.

La tradition est le nom ancien et sacré de l’expérience : voilà pourquoi le protestantisme, si important comme fait, n’appartient pas à l’histoire des idées. La prétendue réforme protestante ne tient aucune place dans l’évolution de l’esprit occidental ; en la supprimant, on ne ferait aucun vide sur le plan spirituel : elle était donc inutile.

Les Poèmes.
F.-T. Marinetti : La Ville sensuelle, E. Sansot, 3,50 §

Tome LXXV, numéro 270, 16 septembre 1908, p. 298-304 [299‑300].

Voilà quelques années, M. F.-T. Marinetti, pour ses débuts, ne se contenta point de l’ordinaire assemblage de pièces disparates réunies par un simple artifice typographique : il conçut et exécuta un vaste poète épique, la Conquête des étoiles, épopée fort différente des conceptions classiques du genre, mais qui, non dénuée de tares, impliquait un très grand et très louable effort. Cela était tumultueux et frénétique et les onomatopées sauvages des Walkyries rompaient de leurs clameurs discordantes les sages musiques à quoi nos oreilles sont plus accoutumées. C’est un long poème encore que la Ville Charnelle, tumultueux et frénétique aussi, où parfois « la Mort tient le volant », dans une folie de vitesse pareille à la vision du Surmâle, quand Alfred Jarry imagina l’effrénée course de bicyclettes. Mais le tumulte et la frénésie sont aujourd’hui soumis à une norme qui organise le chaos primitif ; le dieu formidable et goguenard sous la férule de qui M. F.-T. Marinetti composa allègrement Le Roi Bombance lui a enjoint à jamais d’astreindre à quelque mesure les créations de sa fantaisie. Le poète obéit, bien qu’assez rebelle par nature. Mais il se garda bien d’outrepasser dans l’autre sens les conseils qui lui étaient donnés et il a conservé intacte son imagination presque excessive. Ainsi, il a pu animer d’une vie semblable à la vie des hommes, la Ville d’Orient, luxurieuse dans le soleil et sous la lune et les étoiles, qui dresse vers le ciel ses portes rouges et étire jusqu’à l’orée des fraîches forêts son corps secoué de fièvre et de désir. L’immobilité des plantes et des pierres se transforme au moins en vie animale ; rien qui ne palpite, ne souffre ni ne jouisse et par une fantasmagorie de transpositions, qui aurait émerveillé les ingénieux interprètes des mythes solaires, M. F.-T. Marinetti fera des jeux divers de l’ombre et de la lumière, de la lune et des étoiles les personnages de ce qu’il appelle des « Petits drames de lumière » : les Vignes folles, les Cyprès mystiques, la Levrette du firmament, les Perdrix impossibles, le Soleil moraliste dialogueront et ce sera pour dire l’antique agonie de Dionysos d’une façon nouvelle : les vendangeurs brutaux saccagent en vain les Vignes folles pour y chercher les étoiles, les chantantes perdrix du ciel, chassées par la lune qui fut Diane, il y a des siècles. Les sources sous les broussailles sont comme le sexe caché de la ville énorme ; les voiles abattues marmonnent et se lamentent comme des mendiantes lasses ; le henné du soleil roussit la chevelure des étoiles ; les routes tracent des tatouages rouges :

Parmi les poils roussis et les rides bleuâtres
Dans la peau rude et boucanée de la campagne,

toutes les formes de l’univers sont ramenées à la forme humaine et par conséquence les choses inertes participent aux passions de l’homme et à l’attrait sexuel. Lorsque les vieilles forteresses qui dominent le port veulent détourner des routes marines les navires épris du large et de l’aventure, elles leur tendent l’appât des fillettes offertes :

Sur leurs vastes genoux élargis en terrasses
Dans le relent acide et mielleux des saumures,
Elles firent asseoir les fillettes du port,
Dont le teint est fardé d’embrun et de soleil
Et le corps assoupli par l’audace du vent.
Des grappes de fillettes vêtues de rose et de lilas
S’inclinèrent nonchalamment aux parapets
D’où l’on voyait déjà, sur l’horizon grisâtre,
Le soleil émergeant s’embrouiller aux mâtures
Parmi la rousse chevelure des cordages.
Et les jeunes Navires tendaient vers les fillettes,
Leurs antennes crochues et leurs grands doigts rapaces
Bagués et parfumés de cuivre et de goudron…

L’odeur chaude de la chair émane de ces poèmes violents et que des moralistes timides estimeraient parfois obscènes ; ni les Latins des Catalecta, ni Karagheuz ne jugeraient comme eux et M. F.-T. Marinetti, en qui le sang latin ne répugne pas à des affinités africaines et levantines, se soucie moins de leurs préjugés que de la bonne opinion de Karagheuz et des auteurs incertains des Priapées.

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 270, 16 septembre 1908, p. 313-318 [318].

[…] — Au sommaire de la Revue Historique (Alcan, le n° 6 fr.), juillet-août 1908 : E. Rodocanachi : « Le rôle du château Saint-Ange dans l’histoire de la papauté du xiiie au xve siècle » […] — Revue des Études historiques (Alph. Picard, 2 fr. 5o), mai-juin 1908 : Comte de Baglion : « Épisodes des luttes de factions en Ombrie au xve siècle » (plus particulièrement, détails sur l’histoire de Pérouse à cette époque) ; J. Paquier : suite des « Lettres familières de Jérôme Aléandre » (intérêt varié, humanisme, questions religieuses, histoire du xvie siècle). […]

Lettres néerlandaises.
Memento [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 270, 16 septembre 1908, p. 355-359 [359].

Dans De Beweging (fascicules de juillet et d’août), […] Elise Gosschalk traduit en partie Il Pilota cieco, de Giovanni Papini, et M. Albert Verwey écrit une Préface à cette traduction.

Échos.
Nietzsche et M. Louis Dumur [extrait] §

Tome LXXIII, numéro 270, 16 septembre 1908, p. 359-368 [359-360].
Cher Monsieur,

La lettre de M. Dumur publiée dans les Échos du dernier Mercure ramène à une question de faits la controverse sur les idées de Nietzsche où m’a fait entrer avec lui son intéressant article du 1er février 1908 sur Nietzsche et la Culture.

Si Nietzsche, dit-il en substance, avait eu du réel la conception que j’en ai moi-même exposée dans le Bovarysme, comme d’un fait d’opposition, comme d’un compromis entre un pouvoir d’impulsion et un pouvoir d’arrêt, on l’aurait vu, selon les circonstances, prendre parti, tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre de ces pouvoirs. Il ne lui serait pas arrivé chaque fois qu’il a été amené à exposer son point de vue dans un fait d’histoire, d’art ou de sociologie, de prendre toujours parti pour le pouvoir d’arrêt et jamais pour le pouvoir d’impulsion.

En est-il donc ainsi ?

La Renaissance n’est-elle pas un fait historique ? N’est-elle pas, au double point de vue des Mœurs et de l’Art, l’expression d’un pouvoir d’impulsion ? N’est-elle pas une révolte contre un frein, un effort pour secouer un joug, n’est-elle pas ingérence de « lion » ? Nietzsche, en tout cas, la juge ainsi et cela suffit pour nous indiquer ses dispositions à l’égard de la tendance qu’il met ici en jeu : « La Renaissance italienne, dit-il, cachait en elle toutes tes forces positives que nous devons à la civilisation moderne : par exemple, affranchissement de la pensée, mépris des autorités, triomphe de la culture sur l’orgueil de la lignée, enthousiasme pour la science et le passé scientifique des hommes, libération de l’individu, chaleur de pensée véridique et aversion pour l’apparence et le simple semblant. » (Humain, trop humain, p. 263.) Ces traits sont-ils assez caractéristiques, et est-il besoin de rappeler l’admiration de Nietzsche pour la Renaissance ?

Le Protestantisme est-il un fait historique ? Est-il niable qu’il soit l’expression d’un pouvoir d’arrêt ? Qu’il marque un retour vers le Christianisme, vers le christianisme comme pouvoir de frein à l’égard des instincts naturels, comme « manifestation contre nature », dira Nietzsche ?

Contre la Renaissance, énonce-t-il, « s’élève alors la Réforme allemande, comme une protestation énergique d’esprits restés en arrière, qui n’étaient pas encore rassasiés de la conception de l’univers du Moyen-Âge et à qui les signes de sa décomposition, l’aplatissement et l’aliénation extraordinaires de la vie religieuse, au lieu de les faire palpiter de joie, comme il convient, donnaient un sentiment de profond chagrin ». Une telle description ne peut laisser de doute sur la tendance que représente le Protestantisme au regard de Nietzsche. Or, son hostilité fondamentale à l’égard du Protestantisme est connue au même titre que son admiration pour la Renaissance et si ces deux sentiments se trouvent ici groupés dans un même aphorisme, on sait qu’ils se manifestent dans l’œuvre entier du philosophe.

Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908 §

Littérature dramatique.
Raoul Lafagette : La grande Lorraine, dr. en 5 a. et 10 tabl., avec prol., épilogue et apothéose ; Fischbacher, 3 fr. 50 [extrait] §

Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908, p. 484-488 [484-485].

De cité guelfe, de famille guelfe, le Dante était guelfe, et il l’a prouvé avec quelle vaillance, on le sait, dans les batailles de Campaldino et de Caprona, si fatales aux gibelins d’Arezzo et de Pise, comme en ses nombreuses ambassades : à l’époque de son exil, il reçoit l’hospitalité de guelfes notoires tels que Guido Novello da Polenta, seigneur de Ravenne.

Or, dans une terrible crise, son parti se déchirait en deux. C’est que la France, chevalière jusque-là de I’Idée Guelfe, adoptait pour son compte, sous l’influence de l’infâme Philippe le Bel, la politique gibeline ou césarienne, déjà deux fois fatale à Byzance et à l’Empire Allemand.

Fallait-il rester quand même attaché à la France ? Ainsi le voulaient les Guelfes Noirs. Mais les Guelfes Blancs opinaient pour un changement de combinaison. Et Dante était de ceux-ci. Ils rêvèrent d’un Empire qui serait guelfe et… se réveillèrent confondus, par la calomnie, l’ignorance et par des trahisons isolées, avec les Gibelins !

Exaspéré contre la France et contre l’Allemagne, contre tous les impies tyrans, Dante résolut de constituer « un parti à lui seul », jetant avec rage désormais en son Enfer, pêle-mêle, les Gibelins et les Guelfes de son temps, pour s’envoler sans compagnon que le passé vers ce parti éternel et sublime de Dieu et de la Liberté ! — « Où siégerez-vous ? demandait-on à Lamartine : à droite ou à gauche ? — Je ne me vois de place qu’au-dessus. » Gott und Freiheit ! criaient les Suisses. C’est la devise d’Israël, d’Athènes, de Florence et de tous leurs fils spirituels, — la seule qui soit invincible, à condition de rester indivisible : pas de foi sincère que chez des cœurs libres, pas de liberté durable sans la Foi. Et la France immense de saint Louis, qui depuis si longtemps dominait toute l’Europe, s’enfonça, avec l’anticléricalisme de Philippe IV, dans l’injustice d’Avignon, puis dans le Schisme, aussitôt punis d’une guerre sans précédent, d’une de Cent années menée par l’orthodoxe Angleterre : elle y perdait le tiers de sa population et, à jamais, son hégémonie.

[…]

Archéologie, voyages.
Pierre Gusman : La Villa d’Hadrien, Hachette, 5 fr. §

Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908, p. 506-510 [508-509].

M. Pierre Gusman, auteur déjà d’un important ouvrage sur la Villa Impériale de Tibur, publie sur le même sujet la Villa d’Hadrien, près de Tivoli, monographie illustrée de plans et de gravures nombreuses, d’un format commode et destinée à servir de guide aux voyageurs en Italie. — De cette villa célèbre, dévastée par les Barbares, transformée en forteresse, démolie ensuite, au Moyen-Âge, pour la construction de maisons et d’église, il ne reste guère, on le sait, que des décombres et il faut beaucoup de bonne volonté pour y reconnaître quelque chose. Mais par leur exploration, le rapprochement de travaux antérieurs, l’examen des statues et des fragments divers qui en ont été retirés, on peut se faire une idée de ce qu’était au iie siècle de notre ère la résidence d’un empereur romain qui se piquait d’être artiste. C’était à la fois un palais et un musée, une ville d’art et une maison de campagne, et il est intéressant de suivre pas à pas l’itinéraire que trace M. Gusman, de visiter ces raines avec le plus attentif et le mieux informé des cicerone. Les travaux de la villa d’Hadrien, lors de sa construction, avaient duré dix ans ; son exhumation, depuis longtemps entreprise, n’est pas encore complète et une partie des bâtiments reste enfouie dans des propriétés privées. Il y avait là des œuvres d’art nombreuses, aujourd’hui dispersées dans tous les musées de l’Europe, mais dont M. Gusman donne une nomenclature très complète et, pour certaines, d’excellentes reproductions.

Questions militaires et maritimes.
Ed. Gachot : Le Siège de Gênes (1800), Plon, in-8 §

Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908, p. 510-516 [512-513].

Le livre de M. Ed. Gachot, le Siège de Gênes (1800), appartient à la même époque. Il raconte l’épisode le plus glorieux de la carrière de Masséna. Marbot, Thiébault, qui se trouvaient aux côtés de Masséna dans Gênes assiégée, Napoléon lui-même ont écrit sur ce siège, le plus terrible peut-être qu’une poignée de héros ait eu à soutenir. La relation de M. Gachot. qui s’est fait une spécialité des campagnes en Italie, sous le Directoire et le Consulat, est avant tout l’histoire détaillée des opérations militaires, qui illustrèrent les crêtes de l’Apennin avant le blocus, de celles qui marquèrent la période de siège proprement dit, enfin des tentatives obstinées de Suchet, coupé de Masséna, pour rejoindre ce dernier, puis définitivement rejeté derrière la ligne du Var, jusqu’au moment où Bonaparte accouru, releva la fortune de la France dans la plaine de Marengo. M. Gachot suit, heure par heure, les péripéties de cette lutte tragique. Sans doute a-t-il voulu garder à son récit la concision sèche d’un rapport militaire. On pourra trouver qu’il manque à ses tableaux d’épouvante un peu de la couleur et de l’éclat que le soleil de la Riviera devait jeter sur le charnier gênois, au mois de mai 1800. Au moins l’auteur ne pourra-t-il être soupçonné d’avoir donné des couleurs trop violentes à sa relation. Pour retracer de tels tableaux de misère et d’héroïsme, la vérité nue est plus éloquente. La veille de la capitulation, 130 soldats mouraient de faim ; sur une population civile de 50 000 habitants, 525 décès le même jour. Il faut lire ces procès-verbaux mortuaires pour comprendre à quel point d’autres sièges plus fameux, celui de Paris par exemple, dont la population a tiré un excès d’orgueil, et celui de Port-Arthur, où le vainqueur trouva des ressources de toute sorte, restent en arrière d’un pareil héroïsme. L’honneur en revient à Masséna, « lion doublé d’un renard », qui enflamma vraiment l’âme de ses soldats et du peuple gênois. De ce rude plébéien, Napoléon a fait ce magnifique éloge : « Éminemment noble et brillant au milieu du feu et du désordre des batailles, le bruit du canon lui éclaircissait les idées, lui donnait de l’esprit, de la pénétration et de la gaieté. » Cependant, Masséna eut une défaillance lorsque tout fut fini. À peine la capitulation signée, il s’éloignait seul, abandonnant ses troupes. Sa fermeté était-elle à bout ; s’est-il senti faiblir lorsqu’il n’eut plus à se roidir contre le destin, en payant d’exemple ? Nul ne le sait. Napoléon, qui a déploré cette conduite, disait : « Ses motifs sont encore inconnus. » Il est dommage que M. Ed. Gachot n’ait pas tenté d’expliquer cette attitude, suprême, ce dernier geste de Masséna s’éloignant seul de la cité héroïque sans tourner la tête.

Les Revues.
Memento [extrait) §

Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908, p. 516-521 [521].

[…]

Poesia (août) reproduit une bonne partie du courrier que reçoit son directeur, M. Marinetti, à propos de ses ouvrages récemment parus en librairie. Et cela sera continué au prochain numéro. Au moins, le fascicule d’août contient-il un très beau poème de Mme Lucie Delarue-Mardrus : « Discours pour une vierge ».

Lettres italiennes §

Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908, p. 529-533.

Mario Morasso : Domus Aurea, Bocca, Turin §

Le dernier livre de M. Mario Morasso est consacré à la glorification de Venise. Cette ville tant exaltée, qui souvent nous semble exercer sur des esprits enthousiastes la même fascination qu’un feu d’artifice bien composé, bien distribué, bien réglé, exerce sur les yeux, avides d’extraordinaires éclats, a trouvé en M. Morasso un chantre digne de sa renommée. Le livre est en prose, mais il nous apparaît comme un énorme carnet de notes, admirablement ordonnées, comme le premier jet, en prose, d’un grand poème. Il y a là, en vérité, la matière d’un poème, du Poème de Venise. Et M. Morasso nous présente une œuvre dont l’écriture est paradoxale, étant à la fois celle d’un lyrisme dithyrambique, et celle d’une critique précise et géométrique des faits et des choses.

La vision de M. Morasso est d’une très grande justesse. Il a subi et évoque le charme féminin de Venise. La reine de l’Adriatique lui apparaît dans toute sa royauté féminine, avec tous les attributs d’assimilation luxueuse, de très grande souplesse dans le jeu de toutes les nuances, de sa couleur comme de son mouvement, de continuité dans l’illusion qu’elle répand sur les hommes et par quoi elle les retient. Le charme de Venise est féminin. Sa situation géographique et sa raison d’être aquatique même, au point de convergence des deux symboliques colonnes du grand corps européen : le monde grec et le monde italien, peuvent évoquer en nous une image monstrueuse du gouffre féminin. Le charme de Venise est dans sa féminité. Et en dehors de toute métaphore, de toute analogie métaphysique, dans les domaines purs et simples, enfin, de notre psychologie courante, on ne peut nier que l’état d’âme de l’amoureux de Venise, ou simplement du passant que la longue et large renommée attire vers ses lagunes, est identique à celui de tout amoureux sexuel. Le même besoin d’oubli, le même besoin d’abandon de soi-même dans une réalité objective qui endorme nos énergies ordinaires d’action, et en éveille d’autres, extraordinaires de rêve. Enfin, c’est la même transformation dionysiaque, qui raccourcit invraisemblablement les limites du monde en les tordant sur les courbes d’une femme, ou qui, à Venise, les assouplit le long des canaux, les tourmente en des broderies de marbre, les élance follement sur les flèches de pierre. Le romantisme est le retour de l’esprit littéraire vers les esprits et les formes du Moyen-Âge ; Venise perpétue ces esprits et ces formes : elle est tonte romantique. Elle garde donc en puissance le rêve dont tous les hommes sentent le besoin impérieux à quelques moments de leur vie, moments comparables à des points d’orgue en musique, où une phrase s’arrête, se prolonge dans l’attente d’une éclosion nouvelle ou d’une conclusion. Bruges possède aussi cette puissance. En Italie même, le xive siècle figé à San-Gimignano, ou le xve siècle au couvent de Saint-Marc, à Florence, ou d’autres siècles ou d’autres âmes perpétués en d’autres villes : à Sienne, à Pise, en Ombrie, dans quelques villages de la campagne romaine, ou, en France, dans Arles la Souveraine, et en mille points ailleurs, possèdent ce « rêve potentiel », mais à Venise il est pour ainsi dire supérieurement concentré, et M. Morasso en expose les raisons.

Ibsen regrettait, en 1870, l’entrée par trop bruyante, à Rome, des Piémontais qui portaient avec eux la promesse de la redoutable et méprisable armée bureaucratique qui compose la vivante horreur des capitales. « Les poètes ont perdu le dernier pays où ils pouvaient rêver. » Et Ibsen n’oubliait pas les nombreux pays où se perpétue une figuration des âges morts, et qui par cela même à l’homme qui vit de rêve, comme la plupart vivent de calculs, offrent l’abstraction immédiate, l’éloignement réel des modes impérieux de l’humanité contemporaine. Ibsen n’oubliait pas l’Ombrie, ni Venise. Mais il fallait à ce colosse le cadre colossal d’un Empire mort, et non la sainte fraîcheur de la verte Ombrie, ni les charmes opulents de Venise la Courtisane. Pour le Scandinave, la vue du gigantesque cadavre romain ne pouvait pas être compensée par l’enveloppante sexualité de Venise. Et il quitta l’Italie. Venise continue d’accueillir les phalanges des quêteurs de rêve, exaltant en eux, par le déploiement savant de ses charmes, tontes les plus petites possibilités de poésies qui sont renfermées dans l’âme même du plus pratique philistin.

M. Morasso n’a pas expliqué ce charme, ou l’a défini autrement. Mais il l’a merveilleusement compris. Je crois que Venise ne peut pas répandre sur un esprit gigantesque le bonheur d’un rêve prolongé. Mais elle lui offre un lieu de repos surhumain, et par ce repos même elle peut décupler ses forces. Lorsqu’elle triomphe sur un esprit, Venise est la souveraine absolue, sa paissance de rêve étant composée non seulement par l’orgueil humain qui est éternisé dans sa construction, par le triomphe humain qu’elle représente comme ville dans son incomparable originalité, mais aussi dans la qualité toute particulière de cet orgueil et de cette puissance. M. Morasso explique : « Chaque peuple laissa à Venise les ornements de sa plus grande fortune, ses signes de noblesse et de beauté, et l’essence de Venise est constituée par cet héritage immense, fait de luxe, d’art, de cortèges, de fêtes, de solennités, de manières joyeuses et fières, de modes fastueuses et de plaisirs, plus que par l’ensemble de ses vicissitudes politiques internationales, et des actes du gouvernement. » Il parle de Venise comme de « l’écrin du monde ». Tout siècle, dit-il, tout peuple a légué à Venise un joyau de sa plus pure lumière. Nous les retrouvons tous aujourd’hui, nous les retrouverons toujours, dans la ville qui renferme le luxe spirituel de ces siècles de triomphe occidental. En effet, le bénéfice commercial des pieuses et féroces croisades fut d’établir de vastes échanges entre l’Orient et l’Occident : Venise y gagna sa puissance. Et M. Morasso, avec raison, ne voit pas la gloire de Venise dans son histoire et dans sa témérité de conquérante à travers les mers, et de dominatrice de l’Adriatique. Il exalte plutôt l’enjouement de Venise, sa pompe, sa beauté extérieure, ses mœurs, son élégance, sa grâce et son éloquence élégante et gracieuse. M. Morasso a donc compris le grand charme féminin de Venise, le charme réel, plus ou moins appréciable, qui durera autant qu’elle demeurera reléguée en quelque sorte aux limites extrêmes du monde contemporain scientifique et industriel, reléguée donc au-delà des manifestations citadines d’une civilisation nouvelle, désordonnée, mais certes déjà merveilleusement riche et émouvante.

Domus Aurea célèbre les louanges de cette ville. Dans un chapitre — qui est un hymne — sur la chute du Campanile, le « héros disparu », qui était debout « outre que sur la ville, sur l’histoire même de Venise », s’élève de l’émotion du poète, en des rythmes de profonde élégie. Une grande mélancolie et une ironie aiguë serpentent dans l’étrange dialogue des gondoles, qui voient toute cette arrogante pauvreté spirituelle errante qu’on pourrait décrire dans un volume intitulé : les Touristes. « Nous ne sommes plus que les restes d’une époque lointaine. Nous sommes devenues étrangères », dit l’aînée des gondoles. Une semblable mélancolie est dans le chapitre ou l’auteur parle de la Femme et de l’Amour, mais elle est rehaussée par l’exaltation du « type vénitien » et du type classique de la femme vénitienne, qui, selon l’auteur, tout au moins, se rattache « à toutes les impératrices magnifiques, à toutes les irrésistibles charmeuses » qui « toutes ont appartenu aux périodes les plus ferventes, les plus exubérantes et les plus fastueuses des civilisations, à l’apogée des peuples, des nations, de l’histoire ». Puis M. Morasso chante un véritable poème de la dentelle, un poème à peine gâté par quelques discussions, fort intéressantes du reste, sur l’état actuel de cette industrie qui est si près de l’art.

« Venise — déclara M. Morasso — c’est un monde à soi, avec un style propre à côté du monde commun… Venise, c’est le véritable domaine de l’homme, c’est le monde exclusivement humain, où l’effort humain est le seul pouvoir créateur, et la volonté de l’homme la seule loi ; et la nature se transforme ici dans l’œuvre de ses enfants. »

Il y a dans toute la littérature moderne trois œuvres seulement où l’image de Venise soit comparable en beauté et en profondeur à celle-ci. M. Morasso voit la vivante Venise de fête, comme Mme Valentine de Saint-Point la voit dans le silence et l’immobilité. Avec une hardiesse admirable qui est en même temps une trouvaille de grand poète, elle ne veut évoquer en effet, dans Un Inceste, qu’une Venise de nuit, puisque ses protagonistes méprisèrent « le mouvement que le soleil prêterait à la lagune avec ses scintillements, toute l’apparence de vie qu’il imposerait à ces palais en violant leurs portes, les statues et les toiles ensevelies dans leurs mausolées splendides, et en animant les humains allongés dans le sommeil bienheureux ». M. d’Annunzio et M. Barrès complètent cette courte série de quatre écrivains dignes de chanter Venise avec des esprits nouveaux.

Bruno Villanova d’Ardenghi : Il Teatro neo-idealistico, Sandron, Milan §

M. Bruno Villanova d’Ardenghi écrit un volume sur le Théâtre néo-idéaliste. Le but en est très noble. L’auteur cherche dans les manifestations théâtrales contemporaines, particulièrement parmi les italiennes, celles qui peuvent répondre à l’espoir d’un théâtre qui ne soit pas la simple exposition de faits et de gestes humains, observés sans un à-priori spirituel, représentés en mouvement scénique sans nulle volonté d’élévation, de spiritualisation, de la vie quotidienne. Le choix des auteurs et la catégorie que l’auteur leur assigne, démontrent sa thèse. M. E. A. Butti est l’exposant du Théâtre d’idées ; M. Roberto Bracco, du Théâtre de la Pensée ; M. François de Curel, du Théâtre de la Foi ; M. Édouard Schuré, du Théâtre de l’Âme. D’autres figures, parmi lesquelles celle de d’Annunzio, complètent la liste, pêle-mêle, tandis qu’un chapitre est consacré à un critique théâtral et dramaturge italien, M. Edoardo Boutet.

Ce qui caractérise ce livre est le souffle idéaliste qui l’anime tout entier. L’auteur apparaît poussé par une volonté profonde de renouveau, mais seulement dans un sens très précis : celui d’un théâtre où la lutte, entre l’extériorité tourmentée de la vie ordinaire et les aspirations les plus hautes de la vie spirituelle, serait noblement représentée en des œuvres, modernes comme la lutte même, impitoyable, qui les inspirerait.

Depuis quelques années, nous avons affirmé en France ce besoin de renouveau. Malgré les erreurs des impresarii, et la veulerie des écrivains qui en subissent aveuglément les impositions, l’effort vers la tragédie, de la plus jeune littérature française, ne demeurera point stérile. Il y a quelques talents capables de résister aux organisateurs, et aux engouements inféconds des épigones entraînés dans une voie qui est mauvaise, car elle ne fait que retourner vers le passé, immuablement, et se révèle pour cela même inutile, dangereuse et ennuyeuse. Ceux qui suivent le mouvement du théâtre de plein-air, qui n’aboutit la plupart du temps qu’à l’organisation de véritables foires aux tragédies, savent combien tout cela est inutile, dangereux, encombrant, ennuyeux. Mais un jour, quelques hommes de talent et d’âme tiendront fatalement la tête du mouvement, et alors le public, entraîné malgré tout, répondra à l’appel ; on verra l’éclosion satisfaisante d’un théâtre des poètes. Et un théâtre des poètes sera, par définition, idéaliste. Car, même sans représenter matériellement des luttes d’âmes, régies par une Fatalité individuelle ou collective, plutôt que des pièces où on ne voit que des chocs et des combinaisons de corps, régis par la souveraineté aveugle du Hasard, un théâtre de poète contient toujours, à des degrés différents, une élévation de l’âme, une abstraction féconde de l’esprit dans la disposition des rythmes, une spiritualisation totale de la vie.

M. Bruno Villanova d’Ardenghi pourrait jouer un rôle important en Italie, en attirant éloquemment l’attention de ses compatriotes sur cette volonté de renouveau du drame, c’est-à-dire du « spectacle » de notre temps.

Memento §

L’Italie a perdu deux de ses écrivains minores les plus connus : G. Chiarini et A. G. Barrili. Les études critiques de l’un, qui fut un des plus ardents admirateurs de la première heure de Carducci, et les romans de l’autre, avaient fait leur popularité et inspiré l’estime dont on les entourait. Au demeurant, c’étaient des vieillards dont la disparition ne laisse pas de vides.

G. Pascoli : La Canzone dell’olifante, Zanichelli, Bologne. — Ettore Moschino : Lauri, Treves, Milan. — Diego Angeli : Centocelle, Treves, Milan. — F. Pastonchi : Il Violinista, Lattes, Turin. — E. A. Marescotti : L’Orribile fascino, De Mohr, Milan.

Sur l’histoire du théâtre en Italie : B. Soldati : Il Collegio Mamertino e le origini del Teatro gesuitico, Loescher, Turin. — E. Bertana : La Tragedia, Vallardi, Milan.

E. Solmi : Le Fonti di Leonardo da Vinci, Giornale Storico della Letteratura Italiana. Loescher, Turin.

Tome LXXV, numéro 272, 16 octobre 1908 §

Archéologie, voyages.
André Maurel : Petites villes d’Italie, tome II, Hachette, 3 fr. 50 §

Tome LXXV, numéro 272, 16 octobre 1908, p. 699-702 [700].

Il m’est resté une excellente impression du premier livre de M. André Maurel sur les Petites villes d’Italie30 et je suis heureux d’en présenter aujourd’hui le second volume, qui conduit par Milan, Pavie, Plaisance, Parme, Modène, Bologne, Ferrare, Ravenne, Ancône, Orvieto, Viterbe, etc., jusqu’aux portes de Rome. J’ai déjà dit tout le bien qu’il fallait penser de cet ouvrage, où les souvenirs d’histoire sont heureusement mélangés aux sensations artistiques, et l’idée fondamentale qu’il présente. Le deuxième volume continue ces récits abondants et pleins de notations précieuses où passent les grands souvenirs, les fautes et les crimes de la terre italienne, et il n’est pas, je crois, de plus rare plaisir que de parcourir, en dehors des cités à la mode, ces petites villes dont le passé fut si grand et où il reste encore tant de choses, en compagnie d’un guide attentif comme M. A. Maurel qui, lorsqu’il hésite même et se cherche, sait toujours mener le visiteur au point précis d’où il pourra tout voir et tout comprendre.

Tome LXXVI, numéro 273, 1er novembre 1908 §

Musées et collections §

Tome LXXVI, numéro 273, 1er novembre 1908, p. 166-172 [169, 171].

À l’étranger : enrichissements des musées d’Angleterre et d’Italie [extrait] §

Parmi les enrichissements des musées étrangers, […]à Rome le Musée du Vatican acquérait une collection de médailles de 17 000 pièces parmi lesquelles se trouvait la seule qui manquât jusqu’ici dans la série des monnaies des Papes : un écu d’or à l’effigie d’Innocent X.

Memento bibliographique [extrait] §

[…] Dans le Bulletin des Musées (1908, n° 1) : […] M. E. Durand-Gréville sur Raphaël collaborateur du Pérugin à propos du « Baptême du Christ » du musée de Rouen […].

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome LXXVI, numéro 273, 1er novembre 1908, p. 172-177 [176].

[…]

Nous recevons une revue d’art qui s’intitule Monashefte für Kunstwissenschaft (septembre) et qui publie une « édition pour la France » rédigée par M. Meyer-Riefstahl. Cette édition est accompagnée d’un supplément de quatre pages donnant en français un résumé des principaux articles. Relevons : […] Émile Schaeffer : Le Triomphe de Federigo Gonzaga par Lorenzo Costa, etc. […]

Tome LXXV, numéro 274, 16 novembre 1908 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXVI, numéro 274, 16 novembre 1908, p. 328-334 [334]0

[…]

Poesia (septembre) publie la suite du courrier personnel de son directeur et des extraits de journaux favorables à ses travaux de librairie, — cela sous ce titre : il trionfale successo di… (suivent les titres de deux opuscules). Ce recueil n’emploie pas moins de 18 pages de la revue. Elle contient pourtant des poèmes de MM. Jean Richepin, E. Schuré, Cocteau-Gaubert, et de Mme H. Picard.

Art ancien.
Memento [extrait] §

Tome LXXV, numéro 274, 16 novembre 1908, p. 347-351 [350-351].

Dans la Revue de l’Art ancien et moderne, […] M. Jean de Foville résume les découvertes récentes de M. Biadego, archiviste de Vérone, sur la biographie de Pisanello, qui fut jusqu’ici prénommé Vittore, sur la foi de Vasari, et s’est en réalité appelé Antonio.

Les documents retrouvés et publiés dans les Atti del R. Instituto veneto di scienze, lettere ed arti, t. LXVII, 13 juin 1908, nous apprennent en effet qu’en 1433 un peintre nommé Antonio Pisano, âgé de 36 ans, vivait à Vérone, rue San Paolo, avec sa mère Isabetta, âgée de 70 ans, et sa fille Camilla, enfant de 4 ans. Antonio Pisano, né en 1397, était le fils cadet d’Isabetta et d’un Pisan du nom de Bartolommeo ; il fut exilé de Vérone après 1438 comme partisan du marquis de Mantoue, et nous savons d’autre part que le peintre Pisanello avait subi le même sort à la même époque. Antonio prend lui-même le nom de Pisanello, et il doit donc se confondre avec le pseudo Vittore. En 1442, Antonio Pisano obtint du Conseil des Dix l’autorisation de rentrer sur le territoire vénitien et d’aller à Ferrare rechercher des objets mobiliers. En 1443, Pisanello, depuis longtemps en rapport avec la maison d’Este, revient donc à Ferrare. C’est à 42 ans que Pisanello exécuta sa première médaille, puisqu’elle est de 1439 : il est possible que la fresque célèbre de Sainte-Anastasie soit postérieure à 1442, puisque Pisanello demeura toujours en relations avec Vérone, où il était à nouveau en 1445 et 1446.

Ces documents, joints à ceux précédemment publiés par M. Venturi, vont permettre de reconstituer à peu près complètement l’œuvre du grand peintre et médailleur véronais, et il est à souhaiter qu’un nouvel ouvrage d’ensemble soit bientôt publié sur l’artiste.

Échos.
Nietzsche et la Renaissance [extrait] §

Tome LXXV, numéro 274, 16 novembre 1908, p. 359-368 [359-360].
Cher Monsieur,

Me voici donc d’accord avec M. Dumur sur l’interprétation qu’il convient d’attribuer à la pensée de Nietzsche en ce qui touche au protestantisme. « Ni M. Jules de Gaultier, ni moi, dit-il, ne différons d’avis sur la façon dont Nietzsche l’a envisagé, comme une manifestation du pouvoir d’arrêt. » Et M. Dumur ne conteste pas non plus le caractère défavorable de l’appréciation portée par Nietzsche sur ce fait social.

Si je rapproche de cette appréciation une manière de voir identique dont j’ai reproduit les termes dans le numéro du Mercure du 16 septembre 1908 à l’égard de l’Église, quelle qu’en soit la forme, catholique, protestante ou autre, manière de voir dont M. Dumur n’a récusé, ni la portée, ni la direction, si j’en rapproche l’appel à la révolte que renferme la deuxième étude des Considérations inactuelles, cet appel à la jeunesse en vue de son émancipation spirituelle dont M. Dumur admire sans restriction l’accent, M. Dumur voudra-t-il bien reconnaître que voici un certain nombre de circonstances concrètes, à l’occasion desquelles Nietzsche a pris parti de la façon la plus nette contre le pouvoir d’arrêt ou en faveur du pouvoir d’impulsion ? Dès lors, que reste-t-il de son affirmation selon laquelle chaque fois que Nietzsche a été amené à exposer son point de vue à propos d’un fait d’histoire, d’art ou de sociologie, il lui est arrivé de prendre parti toujours pour le pouvoir d’arrêt et jamais pour le pouvoir d’impulsion ? — Jusqu’ici nous voyons Nietzsche adopter l’attitude exactement inverse, prendre parti pour le pour voir d’impulsion contre le pouvoir d’arrêt.

Reste la question de la Renaissance. M. Dumur apporte sur ce point quelques citations de Nietzsche dont je n’ai garde de contester la signification. Mais ces textes ont trait à l’opinion de Nietzsche sur un point singulièrement important, certes, — mais sur un point particulier, limité et défini du mouvement de la Renaissance, sur la signification de ce mouvement, on ne saurait dire dans son rapport avec l’Art lui-même, mais dans son rapport avec la technique de l’Art. Ces citations n’infirment donc en rien celle que j’ai relatée dans le numéro du 16 septembre et dont voici de nouveau la teneur : « La Renaissance italienne, dit Nietzsche, cachait en elle toutes les forces que nous devons à la civilisation moderne : par exemple, affranchissement de la pensée, mépris des autorités, triomphe de la culture sur l’orgueil de la lignée, enthousiasme pour la science et le passé scientifique des hommes, libération de l’individu, chaleur de pensée véridique et aversion pour l’apparence et le simple semblant. » Ici Nietzsche apprécie la Renaissance au point de vue de sa signification dans l’ordre politique, social, religieux, et M. Dumur, en reconnaissant à ce texte un caractère hautement dionysien, lui attribue la même signification que je lui attribue moi-même. Il demeure donc qu’en prenant parti pour la Renaissance Nietzsche encore a pris parti en faveur du pouvoir d’impulsion, si l’on excepte un point particulier, si l’on excepte ce qui a trait à la technique de l’art et de la pensée.

[…]

Tome LXXV, numéro 275, 1er décembre 1908 §

À Bino Binazzi §

Tome LXXV, numéro 275, 1er décembre 1908, p. 418.
Binazzi, le matin est venu plus léger :
Ce monde où le poète est comme un étranger
Te sourit : laisse là les ennuis de la veille ;
Chasse l’affreuse nuit et sois comme une abeille
Qui chercherait son miel en oubliant son dard :
Templier d’aujourd’hui, lève ton étendard.
Vois, vers le clair jardin les oiseaux nous convient,
Assise est sous nos pieds : les cloches psalmodient.
Des enfants tout à l’heure ont accueilli nos pas,
Et je suis de ceux-là qui ne t’oppriment pas.
Je poserai mon bras sur ton bras ; nos paroles
Ne s’égareront point en entretiens frivoles.
Tu me diras tes jours ; ton destin traversé ;
Je saurai les moments divins de ton passé,
Puis les travaux souvent payés d’ingratitude :
Je saurai ta féconde et dure solitude.
Tu me réciteras, nés longuement, tes vers !
Ah ! qu’ils t’ont consolé, bien qu’ils fussent amers !
La gloire à conquérir est rude : mais qu’importe
Que nous devions un jour forcer sa sombre porte ?
Ce qui compte est d’avoir, par son âme, exalté
Des âmes ; c’est d’avoir désiré la Beauté !
Laisse tomber les jours, puisque tu les fécondes ;
Laisse les soleils fuir, laisse mourir les mondes.
Je te dirai cela, peut-être, et, Binazzi,
Tu t’en iras, d’un souffle auguste ressaisi,
Et, de jeunes gens fiers une troupe serrée
Marchera sur tes pas en Légion Sacrée.

Histoire.
G. Ferrero : Grandeur et décadence de Rome. Tome VI : Auguste et le Grand Empire ; Plon, 3 fr. 50 §

Tome LXXV, numéro 275, 1er décembre 1908, p. 507-512.

M. Guglielmo Ferrero, dans ce sixième volume de son histoire romaine, achève l’étude de la période d’Auguste31. Dans le tome précédent, qui contient la première partie de cette étude, M. Ferrero, à côté de recherches sur la nature exacte du pouvoir et du rôle d’Auguste (rôle nullement monarchique, républicain et traditionnel au contraire), examinant la conduite de Rome à l’égard de l’Orient, après Actium. Cet Orient d’Antoine et de Cléopâtre, cet Orient où avait failli se refaire, et cette fois contre Rome, la puissance d’Alexandre, n’avait été dissous à Actium que par une heureuse chance, sur la valeur de laquelle Auguste ne s’abusait point. Si l’Italie s’était exagéré la vertu de l’épée romaine dans ce dénouement, Auguste, lui, connaissait « le secret d’Actium », et, tandis que, pleine d’illusions, l’Italie construisait sur cette victoire « le mythe d’Auguste », le mythe du vainqueur irrésistible, Auguste, qui savait à combien peu avaient tenu les choses, réglait avec prudence, d’après ce sage désenchantement, sa conduite à l’égard de l’Orient. Il était à propos de ne point pousser, avec de trop grandes allures, dans cet Orient, une politique dont le point de départ, Actium, pour être exceptionnellement heureux, n’en avait pas moins été une victoire obtenue pour ainsi dire sans combat. Aussi, une fois tombée la grande force qu’était en Orient la monarchie des Ptolémées ravivée par Antoine, le vainqueur, très modeste, avait-il recueilli avec le moins de bruit possible, en Égypte et en Asie-Mineure, les résultats de cette disparition. Se contentant d’étendre sur l’Arménie le protectorat de Rome et d’obtenir des Parthes la restitution des aigles de Crassus, il avait laissé là le fameux plan de César et d’Antoine, la conquête de la Perse, rêve de tous les ambitieux qui, ces deux derniers du moins, avaient vu, dans le prestige et les ressources d’une telle conquête, la possibilité de fonder la monarchie à Rome. Auguste qui, lui, était loin de toute idée monarchique, qui demandait au renouvellement de l’ancienne tradition romaine, c’est-à-dire de la tradition républicaine et aristocratique, les moyens de gouverner l’empire, Auguste s’était donc arrêté sur les bords de l’Euphrate.

Or, c’est en vertu de ces mêmes idées conservatrices, du moins partiellement, qu’il traversa, au contraire, le Rhin ; qu’il entreprit la conquête de la Germanie, entreprise marquée par les campagnes de Drusus, de Tibère, de Varus, avec le désastre final de celui-ci, et qui, en y joignant l’organisation administrative de la Gaule, l’expédition de Pannonie, la répression de révoltes en Thrace ainsi que dans deux ou trois autres provinces occidentales, forme l’essentiel de l’histoire extérieure de Rome durant la dernière période du gouvernement d’Auguste, objet de ce nouveau volume de M. Ferrero. C’est donc, estime celui-ci, partiellement en vertu de ses idées conservatrices et aristocratiques sur le gouvernement, qu’Auguste entreprit la conquête de la Germanie. En effet, cette décision eut des causes beaucoup plus profondes que celles qu’on avait communément imaginées et qu’on croyait voir surtout dans l’arbitraire du despotisme. Si, d’une part, l’une de ces causes, extérieure, était la nécessité de fortifier la ligne du Rhin afin de préserver d’une invasion germanique la Gaule, devenue, ou en voie de devenir, une riche province, et avec cela dépourvue, depuis César, de toute force politique et militaire propres (œuvre autrement pressante à ce moment-là que la conquête de la Perse), l’autre cause, inhérente à la substance même de l’état romain, était l’urgence, clairement aperçue par Auguste, de « renforcer la discipline intérieure », notamment de réveiller la vieille énergie atrophiée de la noblesse, et, dans ce sens, les campagnes de Germanie devaient être une cure excellente.

Il ne faut pas oublier, dit M. Ferrero, que si, à la fin des guerres civiles, on avait dû procéder à une restauration aristocratique de l’État, c’était surtout parce que la constitution aristocratique faisait partie intégrante de l’organisation militaire. Pour durer, l’empire avait besoin d’une armée, et où, sinon dans l’aristocratie, pouvait-on chercher des officiers et des généraux ? L’école véritable où ceux-ci se préparaient à la guerre, puisqu’il n’y avait pas alors d’établissement militaire, était la famille aristocratique ; si l’aristocratie s’épuisait, l’armée serait pour ainsi dire décapitée. Il n’est donc pas surprenant qu’Auguste, chargé par l’Italie de conserver la vieille noblesse qui constituait la meilleure défense de l’empire, en soit venu à penser que la paix finirait par la rendre trop paresseuse, et pour la conserver capable de remplir son devoir historique, il fallait qu’elle fît campagne…

Il fallait que l’aristocratie fût capable de donner des généraux, comme il fallait qu’elle fût capable de donner des magistrats et des administrateurs. Il fallait, en un mot, qu’elle remplît « son devoir historique ». M. Ferrero insiste sans cesse sur ce point, dans son étude du gouvernement d’Auguste. En effet (nous avons déjà signalé cette vue, mais il n’est pas inutile d’y revenir) :

À côté du problème du pouvoir suprême, il y avait le problème non moins important des instruments à employer pour gouverner. La question était de savoir si l’empire serait gouverné, comme les monarchies asiatiques des successeurs d’Alexandre, par une bureaucratie recrutée par le chef de l’État et selon son bon plaisir, dans toutes les classes de la Société et dans toutes les nations ; ou s’il continuerait à être gouverné par des magistrats républicains, choisis à Rome par les comices et par le sénat parmi les citoyens romains, d’après les règles fixées par les anciennes lois… Le gouvernement monarchique… aurait signifié la formation d’une bureaucratie cosmopolite,… la fin du monopole politique possédé jusqu’alors par Rome, les grandes familles de l’aristocratie sénatoriale, etc.

Tels étaient les principes politiques et les objets qui se rattachaient à la guerre de Germanie. L’effort de Rome, en se portant vers l’Occident, devait contrebalancer la prépondérance croissante des provinces d’Orient, de l’Orientalisme, de toutes les influences que, dans la pensée de M. Ferrero, contenait cette chose : cosmopolitisme démocratique, libéralisme, raffinement de la culture, échec au conservatisme romain, fin de la mission de l’ancienne aristocratie. Et la Gaule, dont cette guerre devait assurer la possession tranquille, la sécurité et le développement définitifs, la Gaule, cette « Égypte de l’Occident », figurait en quelque sorte ce contrepoids, grâce auquel la chose romaine, tout en devenant universelle, devait garder son équilibre, sa nature primitive.

Avec la guerre de Germanie, un autre ordre de faits d’un caractère plus intime, qui a dominé de même toute la deuxième période de la carrière d’Auguste, porte, plus nettement encore, avec un relief tout dramatique, la marque des mêmes préoccupations, du même conflit de principes et d’intérêts : nous voulons parler des dissensions de la famille d’Auguste, de la mésintelligence qui sépara Julie et Tibère. M. Ferrero s’est efforcé de montrer comment les forces opposées du conservatisme et de l’orientalisme s’étaient alors entrechoquées : les unes représentées par Tibère, patricien de la vieille roche, dur, orgueilleux, sévère, simple, infiniment capable, général sans rival, magistrat laborieux ; les autres incarnées en quelque sorte en Julie, belle, élégante, raffinée, lettrée, la première dans cette galerie des grandes voluptueuses de l’empire, sans qu’on puisse cependant accepter tout ce qui s’est dit sur elle ; les unes suivies, en principe, par tous ceux qui à Rome avaient le sentiment, plus ou moins platonique, de la tradition latine ; les autres servies, et beaucoup plus efficacement, disons-le, par tous ceux qui avaient la griserie de l’avenir plus que le culte du passé, notamment, observe M. Ferrero, en une remarquable page de psychologie historique, par toute cette jeune génération qui, n’ayant pas vu « l’affreuse convulsion des guerres civiles, la société en dissolution, l’empire sur le point de s’écrouler », n’ayant pas reçu de ces événements « le choc formidable qui avait poussé la génération précédente vers les grandes sources historiques de la tradition et obligé Auguste à gouverner selon le programme des vieux Romains, … n’était pas à même de respecter ces idées… et n’arrivait pas à discerner le danger contre lequel la génération précédente lui semblait occupée tout entière à s’armer. » Les grandes lois sociales de l’an 18 (av. J.-C.), cette législation des mœurs conçue dans la manière rigide de la vieille Rome républicaine et aristocratique, étaient une de ces armes dont la nouvelle génération ne comprenait point la portée et qui, d’ailleurs, sous l’influence grandissante de ces nouveaux venus, — Auguste, d’autre part, vieillissant, — finissaient par s’émousser. On sait que l’opinion fut hostile à Tibère, que, malgré les désordres de Julie, la lex Julia de adulteriis resta longtemps ici sans application, que, de dépit, le beau-fils d’Auguste s’exila volontairement à Rhodes et qu’il fallut huit ans pour permettre aux amis de Tibère de prouver la culpabilité de Julie et pour décider Auguste (M. Ferrero semble lier à ceci la conjuration de Cinna) à laisser rentrer l’exilé. L’étude des grandes lois sociales d’Auguste, poursuivie dans ces deux derniers tomes, reste une des belles parties de l’œuvre de M. Ferrero. Dans l’appréciation de l’esprit qui dicta ces lois, dans le tableau du drame qu’elles suscitèrent au foyer même d’Auguste déshonoré par l’adultère que l’une d’elles prévoyait, dans les oscillations de la volonté d’Auguste, partagé entre son devoir de magistrat, ses sentiments de pater familias, tour à tour amour et fureur, et son sens opportuniste de l’opinion, enfin dans l’exposé des répercussions de cette législation sur les diverses classes de la société latine, — l’on a réussi à rendre sensible le grand conflit de mœurs et d’intérêts qui travaillait alors en ses profondeurs le monde romain.

Certes, que ce conflit se soit résolu dans le sens des idées conservatrices, aristocratiques, républicaines, qu’Auguste avait apportées dans l’exercice du pouvoir, c’est la chose du monde qu’on peut le moins dire ! Toute vigueur politique avait disparu de l’aristocratie sénatoriale ; la peur des responsabilités, l’égoïsme, l’amour du bien-être y aboutissaient à une inertie complète. Les classes moyennes, enrichies, grandissantes, ne se souciaient pas davantage des vieux principes qui étaient l’essence du gouvernement républicain ; elles ne demandaient qu’à augmenter et assurer leur richesse, et, pour le reste, puisqu’il n’y avait plus de force politique dans le sénat et dans l’aristocratie, s’en remettaient entièrement à Auguste, à la fois investi par là du pouvoir absolu et empêché d’en faire usage dans le sens traditionaliste qu’il eût fallu. Déjà devenaient visibles, dans l’Empire, les caractéristiques, les stigmates du « monstre », comme disait Tibère, qu’il allait être. La fierté républicaine et la dureté aristocratique, qui n’avaient jamais accordé les magistratures qu’à l’expérience, s’amollissaient au point de désigner consul, malgré tous les empêchements d’âge (à quatorze ans !), un jeune écervelé comme Caïus, dont tout le mérite était d’être le petit-fils d’Auguste. C’étaient déjà les mœurs qui allaient acclamer empereurs, Caligula à vingt-six ans, Néron à dix-huit ans. Ajoutez un autre fait du même ordre : Caïus fut envoyé en Asie-Mineure sous le nom, ou avec le titre, de César ; Auguste voulait simplement utiliser le prestige légendaire du grand nom ; ainsi l’on voit des familles adjoindre à leur nom celui de quelque parent illustre ; mais ici c’était, sans qu’Auguste s’en doutât, un acheminement de plus vers les futurs usages politiques de l’empire proprement dit : en effet, on avait déjà, de la sorte, et l’Auguste et le César. Enfin, l’esprit militaire s’altérait lui aussi de plus en plus. Loin de retrouver dans la guerre de Germanie, comme l’avait espéré Auguste, l’ancienne tradition nationale, l’armée commença d’y prendre cet esprit prétorien qui allait s’affirmer dès le temps de Claude. Ainsi l’effort conservateur, aristocratique, républicain, archaïsant d’Auguste, cet effort nécessaire pour que l’État demeurât entre les mains qui l’avaient toujours détenu, avortait de toutes parts. Et cependant, tel quel, cet effort ne fut point sans portée dans l’histoire de Rome. Le nouveau volume de M. Ferrero nous apporte sur ce point des indications très complètes.

En effet, l’étude de la carrière d’Auguste se termine sur une idée très forte, qui éclaire d’une lumière nouvelle tout ce que l’historien a dit jusqu’ici sur le rôle d’Auguste :

Après Actium, conclut M. Ferrero, tout le monde avait été d’avis qu’il était nécessaire, pour sauver l’empire, de rendre sa force au gouvernement ; l’on avait pour cela tenté l’impossible restauration de la vieille république aristocratique ; mais cette tentative désespérée avait affaibli le gouvernement au lieu de le fortifier ; si bien que, à mesure qu’Auguste vieillissait, tout le monde croyait que l’Empire allait à sa ruine. Et justement, cet affaiblissement sénile de la république, qui dura plus d’un demi-siècle, devait sauver l’empire. Dans l’impuissance du gouvernement d’Auguste, on vit encore une fois réapparaître la Rome véritable, la Rome classique, celle qui savait simplifier partout les gouvernements fastueux, accapareurs et encombrants.

Par suite :

Ce gouvernement, si faible, si incertain, si minuscule en face de cet immense empire, ce gouvernement dirigé par une famille en proie à la discorde et servi par une administration rudimentaire32, véritable monstre pourvu d’une tête trop petite et d’organes atrophiés ou alourdis, ne fut plus capable d’opprimer ni de piller les provinces.

De là, une prospérité grandissante, un développement économique immense, et partout, dans l’épanouissement de l’activité sociale non exploitée par un gouvernement qui en somme gouvernait peu, partout, « un travail intérieur, invisible, dont personne n’avait conscience », par lequel « l’assemblage accidentel des territoires fait par la conquête et la diplomatie devenait véritablement un seul corps animé d’une âme unique ». Telle était la latitude que les profonds tempéraments opiniâtrement apportés par Auguste, en vertu de ses idées traditionalistes, dans l’exercice du pouvoir absolu, laissaient à la civilisation. Telle était, dans cette civilisation grandissante, par un résultat bizarre, inattendu, mais, au fond, logique, et, quoi qu’il en soit, fécond, telle était la vertu des vieilles formules républicaines patiemment maintenues par Auguste, formules créatrices maintenant (trop faibles qu’elles étaient devenues sous le rapport gouvernemental pur) de libéralisme, de laissez-faire. Ajoutez qu’à côté de ces effets sociologiques immédiats, sous le rapport du droit politique, ces formules signifiaient la res publica, le populus romanus, et par suite l’indivisibilité de l’État (au contraire de ce qui avait existé en Orient, où l’État n’avait jamais été qu’une propriété individuelle, soumise aux risques de la propriété individuelle), indivisibilité de droit et de fait qui ne contribua pas peu à assurer la cohérence de la civilisation.

M. Guglielmo Ferrero nous a fait de la sorte pleinement comprendre la destinée politique d’Auguste, le rôle de celui-ci dans le Grand Empire. Ce point de vue final est saisissant. Ces deux tomes sur l’époque d’Auguste suffiraient à faire la réputation d’un historien.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXV, numéro 275, 1er décembre 1908, p. 531-537 [537].

[…]

Poesia (octobre). — Poèmes de MM. Saint-Georges de Bouhélier, Léo Larguier, Paul Hubert, Foulon de Vaulx, Jean Balde, de Mme Marie Dauguet et un poème en prose, « Pensées-Pierreries », de Mme Cæcilia Vellini.

Chronique de Bruxelles.
Paul Spaak : La Madone et la Dixième Journée ; Bruxelles, Henri Lamertin §

Tome LXXV, numéro 275, 1er décembre 1908, p. 548-553 [551].

M. Paul Spaak réunit en un volume deux aimables comédies en vers, la Madone et la Dixième journée, représentées pour la première fois en octobre, à Bruxelles, l’une par le théâtre de l’Œuvre avec M. Lugné-Poe et Sephora Massé ; l’autre au théâtre du Parc, sous la direction de M. Victor Reding. L’une et l’autre se passent en Italie. Dans la première, une légende ombrienne du quatro cento, nous voyons une jeune fille aimée d’un moine se substituer à la Madone invoquée par le saint homme qui luttait contre son amour profane, et descendre de l’autel pour se donner à lui.

La Dixième journée, inspirée de Boccace, du moins quant au décor et aux personnages, met aux prises deux adorateurs d’une même beauté ; un poète platonique et un solliciteur plus entreprenant. Le premier n’a fait que troubler et émouvoir le cœur de la dame, c’est le second qui en prendra possession.

Tome LXXV, numéro 276, 16 décembre 1908 §

Les Revues.
La Nouvelle Revue française : un bel article de M. Marcel Boulenger sur d’Annunzio §

Tome LXXV, numéro 276, 16 décembre 1908, p. 716-722 [716-718].

La Nouvelle Revue française contient dans son premier numéro (15 novembre) une étude du subtil et perspicace M. Arnauld sur le dernier volume de M. Anatole France ; de fortes et tendres pages de M. Charles-Louis Philippe Sur les maladies ; un beau poème classique où la rêverie de M. Jean Schlumberger plane Sur les bords du Styx ; un conte de M. T.-E. Lascaris : les Jardins d’Ihraïn, dont le style n’est pas sans saveur. Si j’ai réservé l’article de M. Marcel Boulenger : En regardant chevaucher d’Annunzio, c’est que je ne résiste pas au plaisir d’en copier ici un fragment.

Ailleurs, M. Boulenger avait déjà fait justice d’un pamphlet diffamatoire qui a paru cet été contre le grand poète italien. La presse quotidienne a annoncé l’opuscule, comme elle publie l’adresse du lapidaire qui achète au plus haut prix les bijoux des personnes dans la gêne. Quelques revues désintéressées ont pourtant publié le titre de cet ouvrage et commenté sa matière avec indulgence. Il méritait, au plus, l’attention que le badaud prêterait au geste d’un roquet compissant, place du Panthéon, la grille qui protège Penseur de M. Rodin des outrages possibles.

S’il apparaît trop clairement que nul Italien, sans s’exposer à déchoir, ne pouvait réunir en bouquet nidoreux les calomnies et les diffamations répandues contre l’auteur de l’Enfant de Volupté, il est bon qu’un écrivain français oppose, à cette vilaine besogne, les raisons de sa gratitude envers l’un des plus justement glorieux parmi les écrivains de l’Europe actuelle :

Les jeunes hommes de notre génération doivent beaucoup à Gabriele d’Annunzio. Il me souvient encore du temps où nous lûmes l’Enfant de Volupté. Il y a bien quatorze ans de cela. Certains de nous étaient au régiment, d’autres en sortaient. Ce livre, « tout imprégné d’art », ce véritable bréviaire du dilettante élégant, ce roman dont le héros montait en courses et citait du latin, voire du grec, se battait en duel comme un démon, gravait à l’eau-forte, faisait des vers exquis, avait tout lu, savait tout, avec cela, s’habillait comme Brummell et ne laissait pas de séduire toutes les femmes, et quelles femmes ! — ah ! comment eussions-nous résisté à ce nouveau Cortegiano ? Combien d’entre nous, jaloux d’égaler le merveilleux Sperelli, se sont avec fougue remis à l’étude et promenés éperdument dans les musées ! Gabriele d’Annunzio, on ne l’a pas assez dit, apparut avec son Enfant de Volupté, comme un incomparable pédagogue. Il a fait croire à des centaines de petits jeunes gens que les grâces de l’esprit n’étaient pas inutiles à quiconque voulait enchanter les femmes et mener dans le monde une vie inimitable. Il fut en quelque sorte le Jules Verne de l’humanisme, de la haute culture et du raffinement intellectuel. Jamais on ne saura combien de collégiens, entre 1894 et 1900, auront mieux soigné leur dissertation ou leur version latine après avoir lu d’Annunzio. Et ne fût-ce que pour cette cause touchante et toute modeste, je voudrais qu’on le louât publiquement, en Sorbonne.

Reproche-t-on à M. Gabriele d’Annunzio d’aimer la vie éclatante, d’agir avec lyrisme, d’étonner un peu ses contemporains captifs dans le filet des habitudes, M. Marcel Boulenger répond, dans un mouvement de jolie verve latine :

Il faut, dans l’intérêt même des choses belles, qu’il existe de bruyants apôtres. La foule est une lourde bête, engourdie, veule, grossière, et toujours prête à briser les statues, à renverser les palais, à ricaner stupidement devant les merveilles que les artistes font naître entre leurs doigts divins. La foule méprise d’instinct ou déteste tout ce qui est noble, élégant ou inutile. Elle ne demande qu’à l’ignorer, qu’à le détruire. Plus les poètes s’enfermeront dans leur retraite et leur jardin secret, plus le vulgaire oubliera que l’on peut rechercher d’autres joies, ici-bas, après manger, boire et dormir. Au lieu que les ardents et les heureux de vivre, ceux qui proclament bien haut : « L’art est une religion, dont nous sommes les dévots, les fanatiques. C’est une vie sublime que de se consacrer corps et âme à créer des chefs-d’œuvre. Prenez bien garde que la Beauté doit avoir sa place dans le monde, et même la première place !… », ces fervents-là frappent l’esprit simple des masses. Le barbare qui les écoute et qui les voit se dit : « Mais quoi ! ceux-ci ne sont-ils pas fous ? Non ?… Alors, s’ils ont tout leur bon sens, c’est donc sérieux, cela importe donc, le but qu’ils poursuivent ?… » Ils font en somme de la publicité aux Muses et aux Grâces. C’est un travail excellent et fécond. L’œuvre d’un artiste convaincra toujours mieux que l’exemple de sa vie ? Sans doute. Mais l’œuvre de Gabriele d’Annunzio, éclatante, altière et bariolée, n’existe-t-elle point indépendamment et à côté de sa personne ? Dès lors, que lui reproche-t-on ?

Serait-ce que dans tels ou tels de nos salons parisiens, où l’on traite des belles-lettres avec un éternel sourire, et où l’on songe beaucoup à la croix qu’on aura et aux dîners où l’on pourra se rendre, l’élan presque sauvage du véhément Italien vers les Chimères qu’il pourchasse semble déplacé, choquant ? Assurément. Mais il y a lieu de s’affranchir, quelquefois, et de laisser les salons. Nous connaissons déjà plusieurs « héros littéraires » qui figurent dans la tradition, par exemple « le jeune poète », qui est Musset, « le dilettante », qui est Mérimée, « le curieux », qui est Stendhal, « le dandy », Barbey d’Aurevilly, « le psychologue », Paul Bourget, etc. Nos fils auront « le superbe », et ce sera Gabriele d’Annunzio.

J’emprunterai, enfin, à M. Marcel Boulenger ces lignes heureuses, dignes du poète qui les inspira :

Encore une fois, il a jeté dans le souvenir des hommes plus de merveilles visibles et sensibles que le semeur ne lance de graines dans un sillon. En cet instant même, fermez les yeux et revoyez la Rome adorable du Piacere, la figure exquise d’Elena Muli enroulée dans la draperie au Zodiaque d’or ou se jouant, nue, dans la Coupe d’Alexandre, les courses, le duel, et l’enchantement de Schifanoia, avec la mer qui se lamente et murmure, et ce bois sacré où régnait l’Hermès aux quatre fronts, et l’allée des fontaines, et l’escalier que descendait Maria Ferrès, et les arbousiers, et les pins de Vicomile, puis, plus tard, la Ville Éternelle sous la neige au clair de lune, le premier baiser dans les jardins Médicis, et le pèlerinage à la tombe de Shelley…

Échos §

Tome LXXV, numéro 276, 16 décembre 1908, p. 752-760 [756-757, 759, 760].

Numismatique [extrait] §

Quelques beaux prix à deux ventes de monnaies et de médailles qui ont eu lieu récemment à Munich. […] — Médailles italiennes : Sigismond Pandolfo Malatesta, par le Pisanello, 2 600 mk ; Marcantonio della Torre, par son frère Giulio, 3 200 mk ; Guidi, par Niccolo Fiorentino, 3 450 mk ; Borso d’Este, duc de Ferrare, par Petricini de Florence, 4 500 mk ; Franç. Sforza, duc de Milan, par le fameux médailleur bolonais Sperandio, 8 000 mk.

Publications du « Mercure de France » [extrait] §

[…]

Le Génie et les théories de m. Lombroso, par Étienne Rabaud, Maître de Conférences à la Sorbonne (Collection Les Hommes et les idées, n° 9). Vol. in-16, 0,75.

Le Sottisier universel [extrait] §

[…]

Le Tasse est le deuxième peintre italien porté à la scène par un auteur français. Léonard de Vinci, a, en effet, inspiré il y a quelques années, etc. — L’Intransigeant 6 décembre.

[…]