Mercure de France

1910

Articles du Mercure de France, année 1910

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome LXXXIII, numéro 301, 1er janvier 1910 §

Ethnographie, folklore.
L’étude des religions en Italie. — L.-H. Jordan et B. Labanca : The Study of religion in the italian universities, in-18, H. Frowde, Oxford University Press, 6 sh. §

Tome LXXXIII, numéro 301, 1er janvier 1910, p. 121-125.

Y a-t-il un enseignement officiel de l’histoire comparée des religions au Portugal ? Je l’ignore ; mais je sais qu’en Espagne il n’y en a pas, et rien ne permet de prévoir le jour où des savants même non officiels s’occuperont de questions de cet ordre. Tout au plus y voit-on paraître quelques travaux sur l’Islam, ou du moins sur le monde musulman. Le Folklore, si florissant au Portugal, grâce à Leite de Vasconcellos (qui s’est occupé aussi de science générale des religions), à Pereiva et aux collaborateurs de Portugalia (signalée ici à maintes reprises par Philéas Lebesgue), est actuellement délaissé en Espagne après y avoir été, surtout en Catalogne, l’objet d’un engouement qui semblait devoir être plus durable.

L’autre grand pays catholique, l’Italie, est tout de même plus avancé, comme on peut voir par l’intéressant livre que viennent de publier L.-H. Jordan et Baldassare Labanca, sur l’Étude de la religion dans les Universités italiennes. L’ouvrage contient plus qu’on ne croirait d’après ce titre, car il y est longuement parlé de l’action, sur cette section de l’enseignement officiel, des grands courants d’idées et des remaniements politiques italiens au xixe siècle, puis des interactions entre notre science et le mouvement moderniste actuel.

Il n’y a plus aujourd’hui, dans aucune des dix-sept Universités italiennes, de faculté de théologie, depuis la loi de 1873 ; Florence n’en a jamais eu, et n’a pas non plus d’ailleurs — étrange chose ! — d’Université, mais seulement un Institut Royal, comparable à notre École Supérieure d’Alger. C’est à cet Institut que professe la langue et la littérature hébraïques Salvatore Minocchi, auteur de travaux importants sur la Bible, esprit critique et large, fondateur de la Rivista di Studi Religiosi, qui parut de 1901 à 1907, puis fut supprimée sur ordre venu de Rome ; la « soumission » de ce savant, convaincu de modernisme, fit autant de bruit que celle de Murri et de Fogazzaro.

Si en France l’enseignement de l’histoire des religions n’est pas encore admis dans toutes les Universités, de sorte que son vrai centre comprend le Collège de France, l’École des Hautes Études et la Sorbonne (chaire Guignebert), quoi d’étonnant à ce qu’en Italie deux Universités seulement sur dix-sept possèdent une chaire à peu près comparable aux nôtres, bien que la loi de 1873 en prévît dans chaque Université. Mais il y eut à cette époque une telle effervescence, pour ou contre, dans tous les milieux, que la loi resta, sur ce point, lettre morte. Et même le programme fut restreint : en principe très large, on fit cependant de la chaire d’Abignente à Naples une chaire d’« Histoire de l’Église ». Nommé membre du Conseil d’État en 1876, Abignente dut donner sa démission et ce n’est que douze ans après qu’on le remplaça par R. Mariano, qui a écrit une douzaine de gros volumes sur toutes sortes de questions religieuses, surtout sur les rapports du christianisme et des religions orientales. Il a démissionné en 1904 pour s’adonner à la littérature et n’a pas encore, je crois, de successeur.

La chaire d’« Histoire des religions » de Rome fut donnée en 1886 à B. Labanca, et changée en chaire « d’Histoire du christianisme » en 1888. Des fragments de ses articles de propagande ont été traduits par H. Jordan dans le présent volume : il se déclare libre-penseur, mais reconnaît respectueusement le droit à l’existence non seulement de la religion comme sentiment, mais même d’un système dogmatique comme le catholicisme. La plupart de ses ouvrages traitent soit de l’histoire, soit des tendances actuelles du christianisme. Quant à ses articles sur la nécessité d’un enseignement systématique des religions en Italie, malgré leur modération et leur bon sens évident, ils n’ont pas encore eu d’effet bien visible.

Le peuple italien ne s’y intéresse pas : telle est la vraie raison de cet état de choses. M. Jordan s’en étonne. Mais je lui ferai remarquer qu’il en est exactement de même en France : qu’il demande à consulter la liste des élèves qui ont suivi les cours de la Section des Sciences religieuses de l’École des Hautes Études, et il verra que non seulement les étrangers y sont en grande majorité, mais qu’en outre les rares Français qui se sont intéressés quelque temps à l’une et à l’autre des religions qu’on y explique ont ensuite abandonné cette catégorie de recherches et fait autre chose, sauf cinq ou six exceptions. Évidemment, tout changerait si l’École des Hautes Études assurait l’obtention ultérieure d’une position suffisante !

Dès qu’un enseignement universitaire sera nettement organisé en Italie, des élèves viendront aux cours existants, les familles s’informeront, les revues payantes accepteront des articles. D’ailleurs, la question religieuse d’actualité, la lutte entre l’État et l’Église, y est encore trop aiguë pour qu’on puisse s’y intéresser à d’autres religions qu’à la catholique. Il faut bien se rendre compte qu’une méthode ou un programme d’enseignement est toujours une arme : la création de la Section des Sciences Religieuses à notre École des Hautes Études et la fondation de divers cours d’histoire générale ou spéciale des religions a été un élément de la lutte entre l’Église et l’État. Maintenant qu’il y a Séparation, et n’était que cette lutte éternelle va prendre des formes nouvelles, on s’est déjà demandé si, en cas de mort du titulaire de la chaire d’Histoire des Religions au Collège de France, il n’y aurait pas lieu de la supprimer ou de la transformer. Ce serait, je crois, dommage ; en tout cas, la nomination de M. Loisy a prouvé au monde entier ce qu’il convient d’entendre au juste quant à la portée politico-sociale de cette chaire. L’argument a été utilisé en Italie, où, plus que chez nous, la science des religions et le mouvement moderniste ont convergé.

Je veux dire que, s’il y a un milieu où on s’intéresse activement aux études d’histoire et de psychologie religieuses, c’est le milieu moderniste, aujourd’hui décapité, et partiellement réduit au silence par la « soumission » de ses membres les plus en vue, mais continuant pourtant sa voie.

Pour les détails, je renvoie à l’intéressant livre de Jordan et Labanca (chapitres VIII, IX et X) et voudrais leur signaler une lacune. Ils parlent bien, en quelques pages, de ce qu’ils nomment les « départements accessoires », c’est-à-dire du Folklore (ils citent A. de Nino, Pitrè, d’Ancona et Finamore), de l’orientalisme (De Gubernatis et Guidi, Schiaparelli, Nocentini, Scerbo, Caetani, etc.), du droit (Catellani, etc.). Mais, par un oubli vraiment regrettable, ils laissent de côté des savants comme Bellucci, dont les magistrales études sur les amulettes, sur la persistance du fétichisme antique dans le catholicisme, ou comme Corso, dont les articles sur les croyances calabraises sont nettement de l’histoire comparative des religions au meilleur sens du terme.

Oubliés aussi les ethnographes italiens dont au moins l’attitude indépendante et libre vis-à-vis des problèmes religieux est absolue. Ce n’est pas pour rien que l’étude des religions demi-civilisées est autant tenue en suspicion et que, bien mieux, l’ethnographie est regardée comme dangereuse même en France, en Allemagne et plus encore ailleurs, sauf en Angleterre, où depuis peu elle s’impose aux pouvoirs public !

Que d’honnêtes gens, savants ou non, voient l’idéal dans des compromis entre la science et la religion, c’est là affaire personnelle. Mais l’ethnographie comme science ne pourra jamais s’entendre avec la religion : elle a affaire à trop de religions et trop comparé de psychologie. Et puis elle s’occupe des formes de début et il est désagréable à beaucoup de voir la méthode ethnographique disséquer et ramener à ses éléments primitifs un système qui, au premier abord, semblait cohérent et inattaquable. Quand un Bellucci, avec une rigueur méthodique de géologue, vient montrer que le catholicisme italien actuel comprend tant et tant de strates superposées et que, sous son vêtement d’apparat, se cachent les ossements du paganisme romain, que dis-je, prélatin, préhistorique même, ce ne serait pas là de l’histoire des religions ? Et quand un Giglioli prend pour texte les objets de son musée, passe en revue les croyances des « sauvages », bien qu’il laisse au lecteur italien le soin de comparer la teneur et le mécanisme de ces croyances aux siennes propres, et de les trouver identiques, que fait-il, sinon préparer un public à de futurs professeurs dûment patentés ?

Bref, le modernisme et le pragmatisme ne pourront se soutenir par leurs propres forces : et qu’on ait bien vu le danger de l’autre côté, rien ne le prouve autant que le zèle subit des Mgr Le Roy, des abbé Bros, des R. P. Schmidt, directeur de la revue des missionnaires l’Anthropos, pour les « sauvages ». À petits coups de patte, par petites critiques de détail, ils ont entrepris une démolition systématique de l’œuvre des Réville, des Frazer, des S. Hartland, des S. Reinach, et en général de tous les ethnographes et historiens des religions demi-civilisées libres-penseurs. Cette attaque est très curieuse à suivre. L’un détruit nos définitions du tabou, un autre démontre l’existence d’un Dieu Suprême chez tous les Nègres, un autre réfute toutes nos théories sur l’origine et l’évolution de Dieu. Comme chaque religion spéciale est toujours partie de début modestes, je ne dis pas simples, et que ces débuts, c’est à l’ethnographie à en déterminer et à en expliquer les formes, l’important c’est de fabriquer une ethnographie orthodoxe sur laquelle on pourra ensuite reconstruire tout un schéma au sommet duquel le catholicisme se placera de plein droit ! Ce mouvement tournant a commencé il y a quatre ans environ. Il s’est accentué depuis, et coup sur coup la tactique s’est affirmée, puis dévoilée. Le fait curieux, c’est que les modernistes n’ont pas vu le parti qu’ils pouvaient, eux aussi, tirer de l’ethnographie, pour préparer une contre-attaque.

Quelle que soit l’issue du combat, l’ethnographie ne peut qu’y gagner, car les affirmations contradictoires susciteront de nouvelles enquêtes directes et le tout finira par faire comprendre à tous le mot de Montaigne, « la véritable étude de l’homme, c’est l’homme », et celui de De Brosses, « ce n’est pas dans les possibilités, c’est dans l’homme même qu’il faut étudier l’homme ; il ne s’agit pas de regarder ce qu’il aurait pu ou dû faire, mais de regarder ce qu’il fait ».

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIII, numéro 301, 1er janvier 1910, p. 135-141 [141].

[…] L’Italie et la France, Revue des pays latins (novembre-décembre) : l’Aéroplane de Léonard de Vinci, par M. Luca Beltrami.

Musées et collections.
Le buste de Flore du Musée de Berlin : Léonard de Vinci ou Lucas ? §

Tome LXXXIII, numéro 301, 1er janvier 1910, p. 156-162 [159-161].

Toute la presse européenne, et particulièrement celle d’Allemagne et d’Angleterre, s’est occupée depuis deux mois d’un buste de Flore en cire acquis à Londres en juillet dernier pour le Musée de Berlin, au prix de 8 000 livres sterling (200 000 francs), par M. Bode, directeur général des Musées de Prusse, qui l’attribue à Léonard de Vinci ou à son entourage1, alors qu’en Angleterre on le tient pour une œuvre moderne, exécutée en 1840 par le sculpteur anglais R.-C. Lucas. C’est une histoire fort embrouillée2. Au mois de mai dernier ce buste avait été publié dans le Burlington Magazine par l’éditeur de cette importante revue anglaise, comme une œuvre de l’école de Léonard. Lorsqu’à son tour l’Illustrated London News le reproduisit, après l’achat par le musée de Berlin, le commissaire-priseur C.-F. Cooksey adressa au Times une lettre où il dénonçait le buste comme l’œuvre de R.-C. Lucas, qui aurait transposé en ronde-bosse dans la cire (comme il semble que ce fut son goût habituel) une Flore peinte attribuée à Léonard (mais en réalité œuvre du xviie siècle) alors dans la collection Buchanan, aujourd’hui dans la collection Morrisson. M. Thomas Whitburn, conservateur honoraire du Musée historique des portraits, à Guildford, déclara sur l’honneur avoir vu Lucas modeler ce buste d’après une figure peinte de Léonard de Vinci ; et le fils même du sculpteur, A.-D. Lucas, encore existant, affirma avoir vu son père travailler à ce buste. M. Bode ne contredit point cette dernière assertion, mais expliqua que ce buste modelé par Lucas était une copie d’un buste ancien — celui de Berlin — appartenant alors à lord Palmerston et qui, resté dans l’atelier de l’artiste, fut à sa mort mis de côté par le commissaire-priseur comme n’étant pas la propriété de Lucas, et ensuite passa, avec la maison de ce dernier où on l’avait laissé, à un M. Simpson. Quand celui-ci mourut, un certain M. Long l’acquit avec quelques autres objets pour la somme de 5 shillings, puis le mit en dépôt chez un brocanteur, d’où il passa dans la maison Spinks, et ensuite entre les mains de M. Marks, qui le vendit à M. Bode. On possède d’autre part une photographie faite par Lucas d’un buste de cire drapé, portant cette mention de la main du sculpteur : « The Flora of Leonardo da Vinci », ce qui pouvait évidemment signifier à volonté de la part de Lucas : la Flore de Léonard de Vinci, ou : « ma copie » d’après la Flore de Léonard. Après avoir nié formellement que ce fût là le buste de Berlin3, M. Bode, à la suite d’un minutieux examen comparatif entrepris par le service anthropométrique de Berlin4, a dû reconnaître que cette photographie est bien celle de la sculpture acquise par lui. Il ne peut donc plus être question maintenant que d’un seul buste ; seulement, tandis que les uns continuent d’y voir l’œuvre de Lucas, M. Bode, contraint de promouvoir à la dignité d’original l’œuvre photographiée par Lucas, tire argument des craquelures qu’on voit dans la photographie pour démontrer que « l’œuvre était déjà à cette époque d’une très grande ancienneté » et estime que Lucas n’aurait fait que restaurer et habiller le buste pour cacher ces craquelures, et consolider le piédestal (les traces de ces restaurations sont visibles sur le buste de Berlin) ; puis, « doutant de la possibilité d’une restauration convenable, Lucas mit le buste de côté sans terminer le travail qu’il avait entrepris » et « on l’oublia ». — Mais que deviennent dans cette interprétation nouvelle l’histoire de la copie entreprise pour lord Palmerston et l’assertion que le buste « n’était pas la propriété de Lucas5 » ? — Pour éclaircir le mystère, le buste de Berlin a été soumis à une analyse photographique par les rayons x, puis à une analyse chimique de la cire, comparée à la cire des autres bustes exécutés par Lucas ; mais les résultats de ces analyses n’ont fourni rien de décisif. Il ne reste plus, par conséquent, comme base d’appréciation, que le mérite artistique de l’œuvre, et M. Bode a raison, dans sa lettre au Figaro, de critiquer une méthode « qui jugerait moins les œuvres d’art d’après leur valeur intrinsèque que d’après des formules toutes faites ». Or, lui, regarde la Flore de Berlin, sinon comme une œuvre certaine de Léonard, du moins comme « une œuvre d’art de tout premier ordre, un monument unique de la plastique idéale de la première Renaissance »6. L’autorité d’un connaisseur aussi éminent (quoiqu’en la circonstance il soit à la fois juge et partie et soit coutumier pour les œuvres de son musée des attributions les plus éclatantes) fait hésiter la contradiction, et d’ailleurs il est impossible de porter un jugement critique uniquement d’après les photographies publiées par l’Annuaire et le Bulletin du Musée de Berlin. Mais il nous faut bien avouer que ces reproductions, cependant excellentes, sont loin de communiquer au spectateur cette émotion souveraine que devrait susciter « une œuvre d’art de tout premier ordre ».

Tome LXXXIII, numéro 302, 16 janvier 1910 §

Le Machinisme dans la Littérature contemporaine [extrait] §

Tome LXXXIII, numéro 302, 16 janvier 1910, p. 202-217 [213].

Avec M. Maurice Renard nous entrons de plein pied dans le conte fantastique. Son automobile a reçu des perfectionnements que l’on peut pressentir, mais qui n’existent pas encore. Force nous est donc de revenir à la réalité. Deux autres écrivains nous y ramènent en nous invitant à l’aimer pour ce qu’elle offre de magnificence tangible. L’un, M. Morasso, est un Italien qui consacre à ce qu’il appelle la nuova arma, l’automobile, tout un livre particulièrement compréhensif. Mais, à son sens, son esthétique réside surtout dans sa vitesse et il s’ingénie à traduire, en un chapitre, cette estetica della velocità. Par suite, la voiture qui lui semble mériter la prédilection unanime, celle qui possède la bella et maestosa furia metallica, est la voiture de course, dont il vante les profils admirables et l’énergie prodigieuse7.

Tome LXXXIII, numéro 303, 1er février 1910 §

Archéologie, voyages.
E. Rodocanachi : Le Château Saint-Ange, Hachette, 20 fr. §

Tome LXXXIII, numéro 303, 1er février 1910, p. 512-516 [512-513].

M. E. Rodocanachi a consacré au Château Saint-Ange un très remarquable volume où il retrace, jour par jour, pourrait-on dire, l’histoire de cette forteresse fameuse, qui barre toujours la route du Tibre, si ses canons ne menacent plus, aujourd’hui, les adversaires de la papauté. — Le château Saint-Ange, on peut le rappeler, fut primitivement un tombeau, le môle d’Hadrien ; les substructions romaines en ont été retrouvées par le colonel Borgatti ; mais l’édifice a été maintes fois remanié au cours du temps, approprié à sa destination nouvelle et fort abîmé, on peut le croire, dans sa décoration primitive, — ses statues cassées ayant fourni par exemple des projectiles aux soldats de Bélisaire, assiégés par les Goths (537). L’ouvrage de M. Rodocanachi, du reste, ne donne pas une restitution suffisante du tombeau impérial, mais un long historique de ses premiers siècles ; ce fut à l’époque d’Aurélien qu’il devint une forteresse, — la citadelle bientôt des papes, formidable et imprenable pour le temps, et toute l’histoire tragique et mouvementée de Rome et du Saint-Siège au moyen-âge s’évoque à l’ombre de ses murailles qui ont vu des sièges et des batailles innombrables. Connu sous le nom de château ou tour de Crescentius jusqu’au xiiie siècle, il a vu successivement passer Grégoire VII et l’empereur Frédéric Barberousse ; il a vu les querelles des barons romains, le Grand Schisme d’Occident ; plus tard, Alexandre VI et les Borgia, le sultan Djem et Charles VIII ; Benvenuto Cellini ; le terrible batailleur Jules II, Michel-Ange et Léon X. C’est ensuite le sac de Rome par les troupes de Charles-Quint ; le connétable de Bourbon, tué à l’assaut de la ville éternelle ; Sixte-Quint et les papes de la période moderne ; la Révolution, l’occupation de Rome par les troupes françaises, enfin, en 1871, le dernier acte de l’unité italienne, confisquant Rome sur le successeur de saint Pierre pour en faire sa capitale. — Le château Saint-Ange était en quelque sorte la Bastille de la papauté, et le nombre de ceux qui s’y trouvèrent détenus (on nomme parmi les principaux, le cardinal Caraffa, Béatrice Cenci, Cagliostro, le cardinal Maury), dépasserait sans doute, s’il était relevé, celui de la Bastille parisienne. Il servait d’entrepôt ; on y déposait de l’huile, acquise dans les moments d’abondance et qui était ensuite revendue aux marchands romains. Il recélait aussi le trésor des Papes, enfermé dans des coffres énormes, et où l’on ne puisait que dans les cas les plus urgents. — Mais à partir du xviie siècle, l’importance militaire du château décroît ; avec les progrès de l’artillerie, ce n’était plus qu’un nid à bombes. — L’ange qui surmonte l’édifice, et d’où il a tiré son nom, y a été placé en souvenir d’une apparition miraculeuse, qui advint sous le pontificat de Grégoire le Grand ; la ville était alors ravagée par la peste ; lors d’une procession solennelle, et tandis que le cortège franchissait le pont, un ange apparut au sommet du château, tenant une épée flamboyante, qu’il remit au fourreau en signe de pardon. Un autre fait extraordinaire se produisit en 1348, au cours d’une épidémie de peste noire. La statue de l’ange salua à plusieurs reprises au cours de la procession, une image de la Vierge, conservée habituellement dans l’église d’Aracœli. — Le pont qui, au-dessous du château traverse le Tibre, était autrefois couvert de boutiques ; on les remplaça sous le pontificat de Clément IX, par de gesticulantes statues du Bernin. L’horloge qui décore la façade du môle date de 1594.

Les physionomies des papes sont assez incolores dans le livre de M. Rodocanachi ; ce n’est guère même qu’une nomenclature. Mais il a collectionné à propos de l’édifice nombre d’anecdotes et de traits curieux, telle cette histoire d’un abbé de Vallombreuse (sous Léon X), qui faisait adorer le manche de son rasoir comme étant du bois de la vraie croix ; les anecdotes sur la reine Christine de Suède, cette virago qui tirait elle-même le canon, ou les exercices des artilleurs du fort, qui n’étaient pas toujours sans danger, car ou mentionne qu’en 1706 ( oct.), on tira avec un mortier qui envoyait des bombes chargées de sable ; trois fois le but fut manqué, parce qu’on ne mettait pas assez de poudre ; au quatrième, un passant fut tué net. — Le volume, soigneusement documenté est du reste d’une lecture attachante, et offre encore une très belle illustration. Pourtant, je dois dire qu’il y manque une description méthodique de l’édifice, un plan archéologique et enfin des figures de détail, que des vues anciennes et des photographies, toutefois intéressantes, ne remplacent qu’imparfaitement.

Musique §

Tome LXXXIII, numéro 303, 1er février 1910, p. 541-546 [541-544, 545].

Opéra-Comique : Paillasse de M. Leoncavallo §

Les desseins de M. Carré sont impénétrables. On le savait, aux prescriptions de son cahier des charges, en retard d’un bon nombre d’actes. Il nous en offre quatre, dont la reprise ne lui compte pour rien. Et quels ouvrages ! Quel facétieux démon lui souffla de ressusciter la Phryné que M. Saint-Saëns — (on ne peut vraiment plus l’appeler Saint-Saëns tout court !) — commit il y a quelque quinze années en compagnie d’un concurrent de Louis Gallet ? On imagine mal une plus niaise chose que l’intrigue et les vers de mirliton que M. Augé de Lassus se plut à décorer ici du titre de « poème », avec la transparente ambition de finement, oh ! combien finement nous distraire. Hélas ! On n’abuse que de ce qu’on a, et M. Augé de Lassus ne saurait forcer son talent ; c’est de toute évidence. Rarement toutefois le sourire fut plus obstinément réfractaire à l’invitation d’une Muse aux flancs plus ostensiblement battus. M. Saint-Saëns orna jadis ce livret puéril et calamiteux d’une musique déplorablement adéquate, la plus terne, la plus quelconque, la plus vide qu’ait jamais griffonnée sa plume trop féconde. Comment l’auteur de Samson a-t-il osé signer cela et pu l’écrire ? On reste consterné devant cette exhumation à tous égards lamentable, qui balafre de ridicule une figure d’artiste français, dont nous avons maintes raisons de respecter le souvenir, sinon même de le parer d’un peu de gloire peut-être. Le besoin certes ne s’attestait nullement péremptoire de déterrer ce fatras de l’oubli, et on éprouve amèrement, en l’internationale occurrence, la cruauté du fossoyeur qui fit inconsciemment de cette Phryné cisalpine un inattendu repoussoir pour l’un des plus fâcheux spécimens du transalpin, envahissant et encombrant vérisme. Paillasse, abandonné sans doute avec dédain par l’administration nouvelle, émigrait en effet le même jour du répertoire de l’Opéra dans celui de la salle Favart. Naguère, en février 1903, je dus entretenir les lecteurs du Mercure de cette partition que, sur les compétents avis de M. de Reszké, M. Pedro Gailhard venait de révéler au public parisien, à la faveur d’une réclame aux plus incirconspects dithyrambes et d’interviews où s’étalait une désarmante superbe. Le four qui s’ensuivit, pourtant, ne put en être conjuré et je ne soupçonnais guère avoir à revenir ici sur un aussi piteux sujet. La « musique » de M. Leoncavallo, — si on doit s’exprimer ainsi, — ressortirait assez pertinemment à une rubrique « Cafés-concerts et lieux de plaisir », par exemple. Elle appartient essentiellement au genre de ce qu’on entend de pire dans les brasseries et restaurants nocturnes où sévissent impunément les moins authentiques tziganes. Elle y est d’ailleurs fort goûtée, comme celle aussi bien d’analogue vériste origine, et parmi nos compatriotes M. Jules Massenet est perceptiblement le seul capable de soutenir la lutte avec succès et d’y rivaliser durablement. Au théâtre, on a l’impression d’une kyrielle de valses et de romances entrecoupées de guinguetteux fracas, d’un méli-mélo de fadeur et de vulgarité grossière, de pompiérisme et de malices cousues de fil blanc, le tout bête à couper au couteau. Il n’en fut que plus triste d’être obligé de constater quel bienfait imprévu s’avéra pour Paillasse le voisinage de Phryné. Sans doute, ici ou là, la bêtise est égale. Mais d’un côté cette bêtise apparaît étriquée, morne et prétentieuse en ses spirituelles visées comme en ses velléités d’envol ; la correction même de l’écriture guinde son saugrenu de pédantisme. C’est Thomas Diafoirus qui, dans cette Phryné, nous agace autant qu’il nous rase. Chez le voisin, par contre, c’est Jocrisse, un Jocrisse bedonnant, loustic sentimental, exubérant, — (voir l’auteur en personne photographié sur le programme), — qui se présente à nous avec un gros rire sur les lèvres en même temps que la larme à l’œil, se tape sur la cuisse et se met à nous dégoiser des galéjades imperturbablement farcies de cuirs et pataquès. Ça n’est pas drôle assurément ; c’est même idiot, mais malgré tout moins pénible que l’autre et, partant, moins crevant. Si dès l’abord on est estomaqué, on se sent moins gêné par la suite, puisque au premier instant prévenu sans détour, et, il serait oiseux de le dissimuler, la malingre et poncive insipidité de Phryné prêtait au rubicond Paillasse comme un simulacre de vie. Au fond, cela n’y change rien. On se demande en vain à quoi peut bien rimer un tel spectacle. Si M. Carré y voulut humilier une direction déchue d’effarante et toulousaine mémoire, il réussit sans peine à ce soin superflu. La mise en scène de Paillasse est l’une des plus adroites qu’il ait réalisées. Avec Mlle Lamare, MM. Salignac, Albers et Cazeneuve, l’interprétation apparut d’une homogénéité et perfection même en l’endroit exceptionnelles. En revanche, Phryné fut un peu moins favorisée. La maladresse du poème contribua pour beaucoup sans doute à certain convenu trop visible des évolutions et des gestes. Sous les traits plutôt chiffonnés de Mme Nicot-Vauchelet, l’héroïne semblait avoir jusqu’à l’excès maigri depuis le jour où Praxitèle avait immortalisé sa beauté dans le marbre de la statue, dont un rideau soudainement tiré nous dévoilait la poitrine opulente et la taille inapte au corset. M. Francell chante mieux qu’il ne parle et M. Allard en barbon fut quelquefois lugubre. Il est vrai que ce que ces excellents artistes avaient à dire était inepte.

On a réclamé à peu près unanimement dans la presse contre l’incontinente importation dont notre sœur latine submerge nos affiches. Paillasse après la Vie de Bohême, la Cavalleria, la Tosca, Butterfly, c’est évidemment pousser jusqu’au renoncement les vertus de l’hospitalité. L’italophilomanie avouée de M. Albert Carré a été justement dénoncée comme un danger possible pour notre art musical. Rien ne semble, certes, plus idoine à corrompre jusqu’à l’avilissement les aspirations d’un grand public en train de devenir mélomane et que l’impuissance sénile de M. Jules Massenet inclinait à quelque dégoût tutélaire pour les manifestations indigènes de la spécialité dont il s’agit. Il ne serait que temps d’enrayer, si nous ne voulons pas perdre bientôt peut-être au théâtre ce que nous y devons à Wagner, le bénéfice de cette culture insue de l’auditoire, née d’une accoutumance à la beauté, qui permit à la fois la résurrection de quelques chefs-d’œuvre du passé et la marche en avant de la transition de Fervaal au dénouement de Pelléas. Sans doute, on ne doit point oublier qu’une entreprise théâtrale est commerciale autant qu’artistique et que, sans argent tombant dans la caisse, on se trouverait fort empêché d’y faire pas plus de l’art qu’autre chose. Mais un simple coup d’œil jeté sur le tableau officiel des recettes démontre que les maximums y sont généralement assez indifférents à la teneur des programmes. Il est excessivement rare, en effet, quoi qu’on joue, que le samedi n’y soit inscrit pour neuf billets de mille en principal. Les piliers consacrés du succès, Manon, Carmen et Louise y oscillent, suivant les jours, de cinq à six mille à ce faîte, tandis qu’un vendredi de la Flûte enchantée produisit 8 902 fr. 50 et que Pelléas, auquel oncques ne fut accordée la veille du dimanche, céda jadis avec 7 500 fr. de moyenne la place au four de Chérubin. On se convainc facilement que, grâce à la maîtrise jusqu’où il a développé ses incomparables facultés de metteur en scène, M. Albert Carré dorénavant peut imposer ce qu’il lui plaît aux spectateurs et est certain d’en provoquer l’affluence. On en déplore d’autant mieux qu’il semble se défier de soi-même à ce point, dans son inquiétude à attirer la foule, d’avoir recours à des appâts de la catégorie de Paillasse et consorts. Mais, même en admettant à l’ultime rigueur l’impérieuse nécessité de cette sorte de ragoûts plus propres à tenter que d’autres les estomacs indélicats dont on connaît la multitude, il y aurait pourtant moyen souvent de racheter cette dépravation lucrative et de joindre l’antidote au poison en incorporant au menu quelque mets salutairement substantiel. De courts ouvrages comme Paillasse, ou même un peu plus longs, en fournissent la meilleure occasion. Il y a toujours, ou presque, dans les spectacles coupés, une pièce sacrifiée, hors d’œuvre au plat de résistance, lever de rideau ou bouche-trou dépourvu totalement d’influence sur la recette. C’est ainsi que la Princesse Jaune et parfois les Noces de Jeannette accompagnent Werther, la Tosca, le Roi d’Ys. C’est en réalité l’office tenu par la gauloise encore que falote Phryné précédant en manière d’excuse un Paillasse italiennissime. Pourquoi ne pas exploiter ces remplissages, financièrement inoffensifs et par ailleurs stériles jusqu’ici, à l’avantage d’une culture historique à quoi s’accoutumerait sans y songer le plus grand public de théâtre ? M. Carré n’aurait que l’embarras du choix pour faire revivre à peu de frais et dans des décors usagés tout un intéressant passé de l’art dramatico-lyrique. Il pourrait remonter jusqu’à Monteverdi, de qui l’émouvant Orfeo, traduit et tout prêt pour la scène, est, bigrement plus neuf aujourd’hui même que Phryné. Sautant un siècle emperruqué, il atteindrait les bouffons italiens, puis rencontrerait Gluck avec l’Arbre enchanté, l’Isle de Merlin, la fausse Esclave, dont le simplisme dix-huitième apparaîtrait malaisément aussi godiche que les chinoisoneries de la Princesse Jaune. Ensuite, chez Grétry, Monsigny et Boïeldieu plus tard, il découvrirait vite maintes œuvrettes charmantes surabondamment dignes de remplacer les Noces de Jeannette. Enfin, il y a aussi Méhul, le grand oublié, qui n’a laissé qu’un nom et un air de Joseph, à cause probablement surtout de la candeur extrême de ses livrets conformes à la mentalité « sensible » de l’époque. Mais leur naïveté surannée même offre du moins quelque caractéristique saveur inaccessible à la sottise inane de la Princesse Jaune et de Phryné. J’en passe et, sinon des meilleurs, peut-être bien des plus piquants, — à vrai dire pour les érudits plutôt — tels que les petits opéras de Haydn, Abou-Hassan du jeune Weber et les Noces de Camache de Mendelssohn adolescent. Sans doute, la plupart de ces ouvrages décontenanceraient tout d’abord par leur simplicité antique le modernisme plus corsé, plus épicé des habitudes. Mais que risque-t-on dans l’espèce ? De quoi que s’annonce escorté l’objet de sa ferveur, un amateur de la Tosca ou de Paillasse n’en prendra pas moins son billet. Peut-être sa curiosité serait-elle plus émoustillée même par Uthal, le Huron, l’Orfeo de Monteverdi que par les Noces de Jeannette ou Phryné et sa culture peu à peu en ressentirait le profit. Le théâtre le plus bassement amuseur se ferait ainsi pardonner en devenant l’éducateur au moins intermittent que nos scènes lyriques subventionnées ont à coup sûr le devoir d’être et seraient de cette façon sans péril d’ordre matériel à redouter plausiblement.

Concert Henry Expert : La Servante maîtresse de Pergolèse §

Les anniversaires constituent de précieux prétextes à la vulgarisation d’une culture historique, mais, si la Comédie et l’Odéon les pratiquent assez volontiers, cet exemple n’est guère imité musicalement qu’au concert. M. Carré n’eût évidemment dû abandonner à personne le privilège de fêter le deuxième centenaire de Pergolèse (1710-1736). C’est pourtant, non pas à la sienne, mais à l’initiative de M. Henry Expert que, le 8 janvier dernier, dans la salle élégante et vaste du journal « les Modes », nous fûmes redevables d’écouter la célèbre Servante maîtresse, qui déchaîna chez nous (1764) la fameuse querelle des bouffons et peut légitimement passer pour l’ancêtre et le prototype de l’opéra-comique français. Le succès qu’elle obtint établit qu’elle aurait heureusement affronté les feux d’une autre rampe. C’est un art gracieux, léger, assurément superficiel et qui trahit les vingt et un ans de l’auteur, — la version originale italienne datant de 1781, — mais, si M. Expert exagéra en évoquant à son propos Mozart, deux siècles écoulés n’ont point marqué sa fraîcheur d’une ride. À cet ouvrage aimable succéda l’audition de chansons érotiques, qui sans doute égayèrent les soupers du Régent, et dont l’exquis libertinage voilait d’esprit si délicat les allusions les plus osées que les oreilles les plus chastes n’en pouvaient être effarouchées, ni choquées les moins innocentes, ainsi qu’il fut prouvé par l’unanime applaudissement d’une assemblée en énorme majorité féminine. Ces vieux airs eurent en Mlle Geneviève Féraud, tout à l’heure espiègle Zerbine, la plus délicieuse interprète qui se puisse rêver. On s’étonne que M. Carré délaisse un talent si fin de comédienne et de diseuse à la Gaieté-Lyrique.

Échos.
À propos de « Stendhal et ses livres » (Mercure, 16-XII-1909.) §

Tome LXXXIII, numéro 303, 1er février 1910, p. 566-576 [567-569].

Dans l’intéressant article de M. Ad. Paupe : Stendhal et ses livres, il est dit, p. 656, que « Stendhal sollicitait de ses amis la critique de ses œuvres, qu’il recevait de très bonne grâce, enchanté qu’elle s’exerçât sans aucun ménagement ». Et, comme preuve de son assertion, l’auteur reproduit la réponse du baron de Mareste et un jugement, qu’il attribue à Lingay, relatifs l’un et l’autre à Rome, Naples et Florence en 1817, par M. de Stendhal, officier de cavalerie (1 vol. in-8°, Paris, 1817). Quand Stendhal, qui venait, dans son premier ouvrage, publié, comme on sait, sous le pseudonyme, si savoureusement philistin, de Louis-Alexandre-César Bombet : Lettres écrites de Vienne en Autriche sur le célèbre compositeur Joseph Haydn, suivies d’une vie de Mozart, etc. (Paris, 1814, in-8°) de plagier effrontément Le Haydine | ovvero | lettere su la vita e le opere | del celebre maestro | Giuseppe Haydn | di | Giuseppe carpani | dedicate | al R. Conservatorio di Musica di Milano | Milano | Da Candido Buccinelli Stampatore-Cartaro | contrada S. Margherita num. 1118 | 1812 ainsi que — pour la Vie de Mozart — la notice de F. Schlichtegroll au t. III pour 1793 de son Nekrolog, paru à Gotha de 1791 à 1806 et la traduction de l’allemand des Anecdotes sur W. G. Mozart (Paris, 1801, in-8°) par Cramer, quand Stendhal, disions-nous, parlait de la sorte, il se moquait, au fond, de ses correspondants, sachant fort bien que leur compétence n’irait pas jusqu’à identifier ses sources secrètes et se bornerait à des considérants esthétiques, ou des réflexions littéraires. Pour ce qui est plus spécialement de Rome, Naples et Florence, combien le baron de Mareste exprimait-il une vérité élémentaire, en déclarant que le « défaut capital » de cet ouvrage était « de manquer de vérité ! » Seulement, lui entendait, lorsqu’il formulait cette grave imputation, révoquer en doute le « naturel » de l’auteur. Qu’eût-il dit, s’il eût soupçonné qu’ici encore cet artiste dépourvu de scrupules avait u pris son bien où il l’avait trouvé », tout en déguisant adroitement ses « emprunts »… ? On sait assez, aujourd’hui, comment le beau développement sur Alfieri, p. 194-205, donné comme une « traduction du cahier du comte », son ami, et imprimé entre guillemets, était pris dans le vol. XV de The Edinburgh Review, de même que la discussion, fort longue, sur l’état de la société française avant la Révolution, p. 220-22, et comment, aussi, le célèbre organe anglais, après avoir, dans son vol. XXIX, p. 237 (novembre 1817), rendu hommage à l’esprit de Stendhal, découvrit finalement, dans son vol. XXXII, p. 320 (octobre 1819), en une note à la p. 321, le plagiat de l’écrivain continental. M. A. Lumbroso, qui a exposé ces détails dans une publication fort rare — puisque non mise dans le commerce8 — écrit judicieusement, à notre avis, p. 29, après avoir rapporté le passage de la lettre envoyée par Stendhal à Crozet, de Rome, 28 septembre 1816, où est vantée l’Edinb. Review : « De la part de celui qui avait pillé Carpani et les brillants essayistes anglais cet aveu est vraiment trop naïf ; certaines personnes (et non des moindres) parmi celles qui aiment Stendhal déclarent qu’il y avait chez lui un côté jobard » Nous ne rechercherons pas si cette dernière expression, que M. A. Lumbroso nous déclare venir « pourtant en ligne droite d’un homme qui habite sous la Coupole, ou du moins s’y trouve fréquemment » — ce qui n’est peut-être pas une garantie — se trouve, ou non, adéquate. Nous nous contenterons de la transcrire purement et simplement, comme émanant d’un écrivain qui aime surtout Stendhal à travers Napoléon, mais lui a dédié des pages que l’historien doit connaître. Toutefois, nous pardonnera-t-on le vœu que bientôt surgisse l’érudit suffisamment informé dans les quatre ou cinq grandes littératures de l’Europe occidentale pour composer le livre qui nous manque encore sur Stendhal plagiaire ? Dans sa thèse doctorale : De Henrico Beyle sive Stendhal litterarum germanicarum judice (Paris, 1899, in-8°), M. A. Kontz a reproduit l’assertion de Goethe à Zeller, 8 mars 1818, où il est dit, à propos de l’ouvrage qui a motivé cette lettre : « An vielen Orten ist er gewesen, an andern weiss er die Tradition zu benutzen, und sich überhaupt manches Fremde zuzueignen. » Parmi cette « nombreuse matière exotique », Goethe citait sa propre Italienische Reise, dont Stendhal donnait les passages qu’il en traduisait comme lui ayant été contés par une Marchesina ! La conclusion d’un travail comme celui dont nous souhaitons de voir la prochaine apparition serait-elle, d’ailleurs, funeste à l’un peu artificielle gloire de l’auteur de la Chartreuse de Parme ? Nous ne le croyons pas. Où commence, au fond, l’originalité littéraire, et quand, dans Othello ou Julius Caesar, Shakespeare dramatisait les récits de Cintio, ou de Plutarque, il est d’ores et déjà certain qu’aux plagiats de Stendhal l’on pourra appliquer, toutes proportions gardées, le jugement qu’un tel procédé dictait naguère à l’excellent critique italien M. C. Segré « Pochi autori hanno “rubato” quanto lo Shakespeare, pochi sono stati più originali di lui »9.

Tome LXXXIII, numéro 304, 16 février 1910 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIII, numéro 304, 16 février 1910, p. 713-719 [719].

[…]

La Nouvelle Revue (15 janvier). « Gambetta ligure », par M. R. B. Gheusi. […]

Revue bleue (15 janvier) : « La Métaphysique de Léonard de Vinci », par M. Péladan. […]

Art ancien §

Tome LXXXIII, numéro 304, 16 février 1910, p. 730-734 [731-734].

J.-C. Broussolle : L’Art, la Religion et la Renaissance, essai sur le dogme et la piété dans l’art religieux de la renaissance italienne (Pierre Téqui, 5 fr.) §

M. J.-C. Broussolle n’envisage pas tant l’art comme miroir de la vie que comme un auxiliaire de la foi. Son livre, l’Art, la Religion et la Renaissance, n’est du reste que la réunion de leçons données à l’Institut catholique de Paris : l’auteur s’y est placé à un point de vue ecclésiastique et il juge les œuvres d’après les services qu’elles peuvent rendre à la religion. M. J.-C. Broussolle n’ignore pas tout ce qu’on peut dire contre une pareille méthode et je n’ai pas qualité pour le suivre dans ce domaine. Mais il m’est agréable de constater que M. J.-C. Broussolle demeure infiniment sensible malgré tout à la beauté pure, et qu’il possède sur le sujet traité les connaissances les plus étendues et une parfaite compétence. Il a des pages remarquables sur le peintre religieux par excellence Fra Angelico, et quand il fait des réserves, d’ailleurs fort mesurées, sur la Cène de Léonard, cela ne l’empêche pas d’en louer très justement la perfection artistique.

G. Ludwig et Pompeo Molmenti : Vittore Carpaccio (Hachette, 40 fr.) §

La librairie Hachette vient de faire paraître une traduction du très bel et fort important ouvrage de MM. G. Ludwig et Pompeo Molmenti sur Vittore Carpaccio. On sait qu’il s’agit là d’un des plus remarquables travaux d’érudition contemporaine. G. Ludwig s’était, pendant de longues années, consacré aux recherches historiques et, dès 1881, P. Molmenti avait publié une première monographie sur Carpaccio. Nul mieux que lui n’était qualifié pour reconstituer le milieu dans lequel vécut l’artiste ; la collaboration de G. Ludwig lui apportait, du côté archéologique et critique, un appui précieux. Je n’entreprendrai pas de résumer ici en quelques lignes un si copieux ouvrage ; je dirai seulement qu’à l’encontre de l’opinion courante, qui fait naître Carpaccio à Capodistria, les deux critiques le croient originaire de Venise. J’ajoute un détail particulier qui offre quelque intérêt : MM. Ludwig et Pompeo Molmenti imaginent que le peintre s’est représenté lui-même dans le huitième tableau de la légende de sainte Ursule sons la figure du fils du roi des Huns et ils attirent l’attention sur la ressemblance que présente le visage avec un joli et très caractéristique portrait d’inconnu de l’école vénitienne aujourd’hui conservé aux Offices. Je n’ai pas besoin de dire que l’édition française a été l’objet des plus grands soins et qu’elle est enrichie d’un grand nombre d’illustrations : qui voudra désormais bien connaître Carpaccio devra se référer à cet ouvrage.

Raphaël : l’Œuvre du Maître (Hachette, 10 fr.) §

En même temps que le Carpaccio, la maison Hachette publiait un de ces recueils de reproductions dont le goût se répand de plus en plus : Raphaël : l’Œuvre du Maître. Du Raphaël charmant des premières œuvres comme le Songe du chevalier, les Trois Grâces, le petit Saint-Michel et le petit Saint-Georges, au Raphaël plus puissant des dernières fresques, comme l’Incendie du bourg, le recueil récent permet de suivre l’artiste dans toute sa carrière. Après une courte et précise introduction, l’œuvre du peintre est reproduit en entier et l’on peut admirer successivement le portrait de jeune homme de Budapest, la Vierge dans la prairie de Vienne, telle délicieuse figure de la Dispute du Saint-Sacrement : pareils livres sont très précieux et pour les érudits et pour tous ceux qui s’intéressent aux choses d’art. Aussi serait-il à souhaiter que les éditeurs qui ont déjà publié des recueils analogues pour Dürer et Michel-Ange ne se contentent pas de suivre uniquement la collection allemande des « Classiques de l’Art » et qu’ils fassent pour les maîtres français ce qui est fait pour les étrangers : Claude, Watteau, Chardin, la Tour, entre vingt autres, leur fourniraient les éléments d’un succès certain.

G. Vasari : Fra Angelico et Benozzo Gozzoli (F. Gittler, 1 fr.) — G. Vasari : Filippino Lippi et Lorenzo di Credi (F. Gittler, 1 fr.) §

Dans des proportions plus modestes, la nouvelle et excellente traduction de Vasari, que M. de Wyzewa publie par fragments, est encore un heureux prétexte à illustrations. Un commentaire et des notes discrètes mettent au point les souvenirs du biographe italien, et de bonnes reproductions vulgarisent le meilleur des œuvres de Fra Angelico et Benozzo Gozzoli d’une part, de Filippino Lippi et Lorenzo di Credi de l’autre.

G. Lafenestre : La Vie et l’œuvre de Titien (Hachette, 3 fr. 50) §

La réédition de la Vie et l’œuvre de Titien, par M. Georges Lafenestre, est par contre présentée sans illustrations. Dans sa forme illustrée le volume a jadis obtenu le succès le plus légitime. Mais ici le texte seul suffit à retenir le lecteur. Dire que le livre est mis au courant de toutes les découvertes de la critique contemporaine, et que la documentation en est d’une impeccable sûreté, n’est pas assez. M. Lafenestre a consacré de nombreuses années d’études aux Vénitiens et son érudition à ce sujet est hors de doute. Ses cours de l’École du Louvre, puis ceux du Collège de France lui ont valu l’admiration unanime des connaisseurs. Mais M. Lafenestre n’est pas seulement un érudit ; c’est en même temps un esprit infiniment sensible à la beauté, c’est en même temps un de nos meilleurs lettrés. La réunion de ces dons lui a permis d’écrire sur Titien un livre unique et incomparable, et cela pendant longtemps sans doute découragera ceux qui voudraient parler encore du grand maître vénitien. Le critique et l’historien sont chez M. Lafenestre, doublés d’un poète, et le milieu où vécut l’artiste de Pieve di Cadore, le charme et la puissance de ses œuvres sont évoqués magistralement.

Memento [extrait] §

Dans l’Art et les Artistes, M. Gabriel Mourey publie un excellent article sur les Annonciations et nous permet de comparer les différentes interprétations qu’ont données de ce thème les artistes italiens, de Simone Martini et de l’Angelico à Verrocchio et Véronèse ; […].

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIII, numéro 304, 16 février 1910, p. 738-743 [742].

Les onze articles que contient le n° 431 de l’Edinburgh Review traitent de Molière et d’Edgar Allan Poe, du gouverneur Pitt et de l’Empire Libéral, de Lorenzo de Medici, de Pitt et de la triple alliance, des problèmes de l’industrie et du travail, du troisième centenaire du télescope, du referendum en Suisse, de la « tyrannie » du Nil, de la Chambre des Lords et du Budget.

Lettres italiennes §

Tome LXXXIII, numéro 304, 16 février 1910, p. 743-748.

Une traduction de l’Épopée Chrétienne : La Chanson de Roland, G. L. Passerini tr. Soc. T. Ed. Coop. Città di Castello §

La littérature italienne vient de « s’enrichir » de deux traductions d’un intérêt et d’une importance remarquables. Le mot banalisé, qui désigne un apport considérable de richesse dans le patrimoine d’une littérature, est ici parfaitement à sa place. Les Italiens, qui, pour leur connaissance des littératures et des philosophies étrangères, utilisent généralement les traductions françaises, manquaient jusqu’ici d’une traduction complète et intégrale de la Chanson de Roland comme du Kalevala. Les deux grandes épopées européennes, celle de l’Extrême-Occident, la nôtre, et celle de l’Occident nordique et oriental, viennent d’être transposées dans les rythmes larges, dans les accords mélodiques plus qu’harmoniques, de la langue italienne.

L’importance d’une traduction de la Chanson de Roland n’est pas à démontrer. Toutes les affinités de la race poussent les esprits les plus clairs de la Péninsule à l’accueillir avec enthousiasme. Outre le fameux « retour au Moyen-Âge », selon l’expression de Mme de Staël donnée comme une sorte de définition du Romantisme naissant, outre l’éclosion des études romanistes après l’avènement lyrique du romantisme, d’autres raisons plus profondes ont orienté quelques littérateurs et grammairiens italiens vers l’étude des sources de la langue et de la littérature nationales. Au xixe siècle, plus qu’en tout autre moment, à la suite d’études et de recherches nombreuses, ces sources ont paru s’étendre de plus en plus, point cachées, au-delà des Alpes. La grande épopée du Moyen-Âge, la seule épopée chrétienne de la race méditerranéenne, est celle de Roland. L’Italie ne l’a jamais ignoré. Les aventures du preux « Hruodlandus, britannici limitis præfectus », ont ému, remué les cœurs italiens moins d’un siècle après la rédaction définitive de la célèbre Chanson. L’homme symbolique, le guerrier béni par le Seigneur des Chrétiens et cher au cœur du plus grand roi de l’Occident, le Magne, Sire Roland, qui renouvela au Moyen-Âge le mythe d’Hercule, fut de bonne heure aussi grand et aussi aimé au-delà qu’en deçà des Alpes. On a cherché en Italie les souvenirs extrêmement nombreux de Roland, ces souvenirs singuliers, étonnants, gardés dans la tradition immuable des peuples attachée à un rocher, à une grotte, à la tour d’un château. On en a trouvé partout. Depuis Gênes jusqu’à Fiésole, jusqu’à la voie Appienne, jusqu’à l’Île de Roland, l’isola Orlandina sur l’Adriatique, le souvenir littéraire est aussi vif et aussi immuable. Avant la naissance du roman proprement dit, avant la transposition florentine et boccaccienne de l’histoire de Flor et Blancheflor, les aventures des Rois de France, Reali di Francia, retenaient l’attention émue des paysans, des marins, de la plèbe villageoise et citadine, lorsque les cantastorie racontaient la geste, sur les places publiques, ainsi qu’ils le font encore, surtout dans le Midi de l’Italie et en particulier en Sicile. Les seigneurs mêmes, à côté des déclamations lyriques des joculatorès, des jongleurs profanes et mystiques, aimaient les récits de l’aventure du grand Roland, et les poètes, en Ombrie et en Toscane, l’imitaient. Certes, contrairement à ce qu’on l’a dit, je ne crois pas qu’il soit aller trop loin que de voir en Charlemagne le héros national de l’Italie. Ce fut l’homme symbolique d’une Épopée religieuse qui n’était point celle d’une nation, mais celle d’une race. Et il est par cela même « national » au-delà comme en deçà des Monts.

Plus que les autres Chansons de geste, celle de Roland, avant même d’inspirer Bojardo et l’Arioste, était dans le sentiment général du peuple italien. Le héros de Roncevaux impressionnait l’esprit populaire épique, de même que les héros idéologiques et sectaires, ou bien les types humains des romans de la littérature provençale, impressionnaient les esprits cultivés, Dante ou Boccace. Au surplus, l’obscur préfet de la marche de Bretagne, élevé par la race à la hauteur d’un type mythique, devint un type littéraire avec Bojardo et l’Arioste, après avoir « mûri » dans le foyer populaire toujours ardent. Le peuple italien gardait l’image du héros telle que la légende française l’avait faite, âpre, noble et guerrière, tandis que les Allemands ont fait de Roland le type romantique et sentimental qui meurt d’amour devant le couvent où la belle Aude, le croyant mort, s’était retirée et s’était éteinte sur les bords du Rhin. Mais la source première elle-même de l’admirable épopée des peuples chrétiens, de l’incomparable légende, la chanson de Roland, a demeuré jusqu’à nos jours sans être transposée dans les rythmes d’expression particuliers à l’Italie, dans les rythmes de sa langue lyrique. Dernièrement M. L. I. Benedetto, et maintenant M. Passerini ont comblé cette lacune. C’est l’aboutissant naturel des études romanistes du xixe siècle.

Des tentatives de traduction avaient été faites. Le chef-d’œuvre qu’on a appelé « l’Iliade de l’Occident renouvelé » avait poussé quelques poètes à en donner des fragments en italien. On peut citer le nom de M. T. Cannizzaro, mais on ne peut ne pas remarquer comme un signe bien significatif les tentatives faites par M. Pascoli. Sa Chanson de l’Olifant, dont j’ai déjà parlé dans ces chroniques, est un des plus curieux exemples de transposition plus que d’imitation lyrique. Non seulement M. Pascoli a voulu rendre hommage à l’épopée de sa race en en reprenant l’esprit dans son large poème du Roi Enzio, mais il a approché son expression, il s’en est approché prosodiquement, assonançant ses strophes parfaitement conçues en laisses. M. Moschetti avait donné aussi une traduction assez copieuse de la chanson. Celle de M. Passerini ne dépasse pas les autres pour la qualité de son « écriture ». Quoique rudes et sonores, parfois énergiques, les rythmes du traducteur amoindrissent souvent la beauté mâle de l’original, en bouleversent l’allure, et c’est dommage. L’octosyllabe assonancé est remplacé par l’endécasyllabe simplement non rimé. L’endécasyllabe est sans doute le vers fondamental de la langue italienne, comme l’alexandrin est celui de la langue française depuis le xvie siècle. Mais, à l’instar de l’alexandrin, l’endécasyllabe est un vers descriptif, à la rigueur narratif, point épique, malgré l’exemple de l’Arioste et du Tasse. Dans la narration épique il y a un élément essentiel dont il faut toujours tenir compte, et qui place ce genre à l’écart de tous les autres, et c’est l’élément rythmique qu’on pourrait appeler « de combat », profondément adéquat au sentiment qui fait résonner chaque vers de la Chanson de Roland de ces halètements et de ces cliquetis, dont la traduction de M. Passerini fait absolument défaut. En un mot, cette traduction est trop « policée », et, par cela même, elle rappelle de trop près les grands modèles de la langue, Dante en premier lieu, pour que l’émotion qu’elle donne soit vraiment neuve.

Le labeur accompli par M. Passerini est cependant assez fidèle et noble, pour que les lettrés s’en réjouissent. Des petites taches de traduction disparaissent dans l’ensemble. M. Passerini traduit par exemple « Ce cor a longue haleine » par « Quel grand son a ce cor-là », Qual gran suono ha quel corno. Mais le sens de l’épopée y est gardé, autant que nous le retrouvons dans les traductions françaises de la Chanson que Clédat ou Fabre nous ont données.

Une traduction de l’Épopée Finnique : Kalevala, Iginio Cocchi. tr. Soc. T. Ed. Coop. Florence §

Le Kalevala, traduit par M. Iginio Cocchi, a une importance littéraire aussi très grande. On connaît les travaux de M. Comparetti, dans la traduction allemande tout au moins, consacrés à l’épopée finnique. Le poème du « pays de Kalev » ou du « pays des rochers », révélé au monde, on le sait, par le patient amour du rhapsode moderne Lönröt, était presque inconnu en Italie Nous avons les deux traductions successives de Léouzon-Leduc, qui, déjà en 1845 et en 1866, nous donnaient en français les deux éditions de Lönröt de 1835 et 1849.

Le traducteur du Kalevala a adopté aussi l’endécasyllabe pour rendre le vers octosyllabique allitéré de l’épopée nordique. Sa langue est pure et forte. Les vicissitudes terribles et si étranges et passionnantes de la conquête du Sampo peuvent émouvoir profondément l’esprit de n’importe quelle race. Cette émotion n’est pas faite de souvenirs obscurs perdus le long du fleuve des siècles d’atavismes, dénoués en figurations puissantes et présentes, comme dans la Chanson de Roland. Mais l’étonnante pensée métaphysique qui se balance sans jamais se rompre entre les deux runoja, les deux paysans qui, assis à cheval sur un banc, l’un en face de l’autre, se balançant en se tenant par les mains, se renvoient l’un à l’autre les runes séculaires, accroît la somme d’expérience idéale répandue par le monde.

Le sort de la fille de Poljola, le lyrisme de Wainamoinen, la puissance d’Ilmarinen, le forgeron du Sampo fatal, par l’émotion que nous pouvons ressentir devant les runes qu’on nous a transmises, nous rattachent immédiatement à tout un monde perdu au nord de notre continent, près des terres fabuleuses que nos cerveaux imaginent spontanément toujours étendues dans un brouillard d’âmes et de corps, où toute créature n’est plus qu’une ombre essentielle. La conception de l’univers du monde finnique est très belle. Certes aujourd’hui nous pouvons la comprendre plus profondément que ne le purent les lettrés de 1830. Le Nord est tellement venu à nous, depuis la seconde moitié du xixe siècle, qu’il a apparu à quelques-uns comme chargé de lumière. Et l’on peut dire sans hésiter qu’une œuvre comme Brand aide à comprendre certaine psychologie du Kalevala. Le romantisme allemand, de son côté, nous aide à pénétrer l’essence héroïque de certains épisodes.

L’Italie intellectuelle acquiert en même temps deux trésors de l’âme occidentale. M. Passerini et M. Cocchi viennent d’enrichir leur pays d’un apport spirituel considérable. Et il serait intéressant qu’un poète italien fît, sous le coup d’une émotion double et si diverse, une représentation « a comparativo » du héros méditerranéen qui exalta la beauté de Durandal, l’épée en bon acier trempé, avec laquelle on pouvait fendre les rochers, et les héros finniques qui combattaient et triomphaient par la subtilité de leurs vertus magiques. Ces deux conceptions de la lutte et des moyens de la lutte, ont, à elles seules, une signification profonde qui représente deux mondes.

R. Ottolenghi. Un lontano precursore di Dante, « Cœnobium », Lugano §

La critique dantesque internationale ne sera point bouleversée par l’ouvrage de M. Raffaele Ottolenghi, Un Précurseur lointain du Dante. La critique est trop attachée à ses formes acquises, données de temps en temps par un homme génial, pour se décider à s’en détourner tout d’un coup, avant que les innombrables épigones aient épuisé ces formes avec leurs faciles et interminables analyses. Le fétichisme, s’exerçant autour d’un grand nom empêche aussi, ou tente d’empêcher, les coups d’ailes de la pensée critique libérée de toute contrainte. L’Église n’a pu trop faciliter les recherches des érudits autour de l’esprit, sinon de l’essence, sectaire et néocritique de la mentalité du Dante. Mais la critique protestante s’en est trop emparée. Au sujet de l’imitation de poètes et de philosophes inconnus ou méconnus, qu’on retrouve peu à peu dans la Divine Comédie, on s’est arrêté à quelques poèmes, à quelques versions précédentes, dont les professeurs parlent beaucoup. La plus étonnante de ces visions était celle du Songe d’Enfer, peu admise encore par les professionnels du Dante, que M. Philéas Lebesgue a révélée et magistralement commentée tout récemment. Aujourd’hui, M. Raffaele Ottolenghi publie son ouvrage sur un Précurseur qui ne fut pas seulement un poète, un très grand poète, dont les accents lyriques se retrouvent étrangement dans la Divine Comédie, mais qui fut également un grand philosophe, dont la pensée féconda tout son temps, et contribua à l’orienter vers cette large synthèse idéale et morale qui est contenue dans la Summa theologiæ. Ce poète appartenait à cette phalange juive-espagnole, où l’on avait pu reconnaître déjà l’admirable figure de Jehudah ben Hallevy, qui émut toute la pensée médiévale, et avec les grandes affirmations orientales, hindoues, persanes et grecques, qu’elle résumait, apporta à l’Occident la réaction aristotélique et puis anti-aristotélique, où l’idée chrétienne devait retrouver sa forme définitive, sa cristallisation multiple, que saint Thomas et Dante arrêtèrent par l’écriture.

M. Ottolenghi étudie de très près le poème Keter Malchut, Couronne de royauté, de Gabirol. Il rappelle que Neunk a pu remplacer le nom d’Avicebrie par celui du grand poète, sur le traité Fons Vitæ, par lequel se renouvela la théologie chrétienne. Il suit la pensée de Gabirol et sa conception cosmogonique, synthèse de celle de tout son temps, et qu’on retrouve dans le poème dantesque. Ce n’est pas ici la place pour une analyse de l’ouvrage très remarquable de de M. Ottolenghi, et des rapports réels entre la pensée et le lyrisme de Gabirol et de Dante. M. Ottolenghi donne un nouveau et important témoignage du renouveau de la mentalité médiévale par les philosophes et les penseurs hébreux, dont la science remontait aux vastes sources babyloniennes, et s’était parfaite dans les pérégrinations fécondes d’Israël le long des rives de la Méditerranée. L’idéal hébreu ici un idéal de discipline au milieu du chaos, sentimental plus qu’intellectuel, du Moyen-Âge. Un souffle immense passe dans le lyrisme de Gabirol. L’on pense à Dante, invoquant « la lumière éternelle, qui seule repose en elle et seule se comprend », lorsqu’il chante :

Si tu m’appelles loin de la contingence d’ici-bas,
Oh ! amène-moi, toi, vers la paix éternelle,
Et unis-moi à ceux qui eurent pour leur sort la béatitude,
Et laisse-moi ondoyer dans ta lumière.

Et l’on pense à la Laude Creaturarum de saint François, lorsqu’il chante :

… Mon cœur se sent forcé de porter vers toi une laude de gloire,
et de reconnaître comme unique ton nom,
que des bouches pieuses bénissent,
la langue du juste sanctifie, le cœur de saints magnifie,
et la phalange des esprits célestes célèbre avec des louanges !

Gabirol naquit à Malaga en 1035, et mourut à l’âge de 29 ans.

Tome LXXXIV, numéro 305, 1er mars 1910 §

Les Juifs au théâtre [I] [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 305, 1er mars 1910, p. 16-34 [22].

La vraie cause de la tolérance dont jouissaient les Juifs à la Ville autant qu’à la scène était, dans l’esprit philosophique qui se développait sans cesse en France. On manifestait le même apaisement à l’égard des Juifs dans le théâtre italien, où, précédemment, on s’était moqué d’eux, sans y mettre toutefois la virulence anglo-germanique. On avait vu, dans l’Arétin, quelques méchants tours joués à des Israélites. Et dans la Cortigiana, un certain Rosso, sous prétexte de convertir un Juif, Romanello, lui volait un justaucorps, puis le faisait arrêter, comme un moine sortant d’un lieu suspect et voulant lui faire un mauvais parti.

Mais, au xviiie siècle, le Juif disparut du théâtre italien. Si, à la fin de 1798 et au commencement de 1799, le peuple applaudit avec fureur Il matrimonio ebraico, qui tournait en ridicule les cérémonies juives, et s’il faillit se porter à des violences sur les Israélites, ce fut surtout par représailles contre des farces anticatholiques et contre le gouvernement français, que Souvarov allait combattre. Mais bien avant l’arrivée de nos armées, la tolérance était passée en fait dans les mœurs de l’Italie.

Lettres anglaises.
Lord Balcarres : The Evolution of Italian Sculpture, 21 s., Murray §

Tome LXXXIV, numéro 305, 1er mars 1910, p. 171-176 [173-174].

C’est un sujet singulièrement intéressant mais fort complexe et obscur souvent qu’a entrepris de traiter Lord Balcarres dans l’important ouvrage qu’il intitule The Evolution of Italian Sculpture. Dans sa préface, l’auteur émet l’espoir qu’il sera possible, par la suite, de reconstituer toute l’histoire de la sculpture pré-italienne, c’est-à-dire l’histoire du travail de la pierre en général depuis la mort de Constantin jusqu’à la renaissance pisane en 1265. Mais ce qui reste de cette période est assez peu concluant : pendant le Moyen-Âge, les fanatiques chrétiens et les envahisseurs barbares ont détruit dans des proportions lamentables tout ce qu’ils ont rencontré d’œuvres d’art — et rares furent ceux qui protégèrent ces œuvres, ou tentèrent de réparer le dommage. De ces siècles, il ne subsiste guère, comme témoignages importants, que quelques sarcophages chrétiens, de caractère fortement classique, et les merveilles byzantines de Ravenne. Mais jusqu’à la fin du xiie siècle, où apparaît Benedetto Antelami, la sculpture italienne ne présente guère d’intérêt. En Lombardie, par Venise, c’est l’influence byzantine qui se fait sentir ; on la sent encore dans les provinces méridionales où elle se heurte à des influences plus nettement orientales, amenées par les croisés à leur retour et par les relations commerciales avec les Échelles du Levant et l’Égypte. À quelques exceptions près, il est presque impossible de procéder à une classification des œuvres qui ont survécu de cette époque, tant sont nombreuses et contradictoires les influences qui y prévalent. Depuis Antelami jusqu’à Canova, la sculpture italienne est riche et Lord Balcarres, qui la connaît admirablement, la classe, la commente, en expose l’évolution à travers toutes les influences provoquées par les vicissitudes de l’histoire. À ces influences il accorde leur véritable importance, et il les compare très judicieusement à celles qui prévalaient, d’après les mêmes causes, dans les pays voisins. On doit une réelle gratitude à Lord Balcarres pour un travail aussi approfondi, dans un domaine de l’art qui jusqu’à présent avait été quelque peu négligé au profit de la peinture.

Échos.
Le Sottisier universel [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 305, 1er mars 1910, p. 189-192 [192].

[…]

Le jour où Galilée approcha son œil de la lunette astronomique et prolongea son regard dans l’espace infini, il a bien fallu retrouver peu à peu la croyance du primitif mesmérisme. — Le Temps, 27 janvier.

[…]

Vana avait le visage d’une créature qui, se sentant défaillir, retient son âme entre ses dents. — d’Annunzio, la Grande Revue, 10 janvier.

Tome LXXXIV, numéro 306, 16 mars 1910 §

Philosophie §

Tome LXXXIV, numéro 306, 16 mars 1910, p. 317-321 [320-321].

P. Duhem : Études sur Léonard de Vinci. Ceux qu’il a lus et ceux qui l’ont lu, Librairie scientifique A. Hermann et fils, in-8°, 15 fr. §

Les Études sur Léonard de Vinci, dont M. P. Duhem a publié il y a quelques mois une seconde série, tirent du fait de la méthode dont elles sont l’application un intérêt et une ampleur plus considérables encore que ceux que leur titre semble annoncer. Les opinions et les réflexions de Léonard, relevées dans ses notes manuscrites, n’y sont pas étudiées seulement dans le texte parfois très bref et sans originalité apparente où elles sont consignées, mais l’auteur s’applique, à l’occasion de chacun de ces fragments, à préciser dans quelles conditions, sous l’empire de quelles lectures, de quelles notions puisées dans la somme de connaissances et d’hypothèses amassées à son époque, Léonard formula telle ou telle pensée rapide en guise de conclusion ou comme centre de réflexion sur un sujet donné. Dans un tel cadre, que M. Duhem s’entend à reconstituer avec patience et sagacité, les aperçus du grand encyclopédiste de la Renaissance montrent toute leur portée. Mais d’autre part le travail de reconstitution qu’exige une telle méthode ne va pas sans entraîner la nécessité de faire revivre toute une époque et c’est cette résurrection que réalise l’ouvrage de M. Duhem. À propos du problème des deux infinis, à propos de la question de la pluralité des mondes, à propos des origines de la géologie, à propos surtout des idées philosophiques de Nicolas de Cues, en qui le savant professeur reconnaît une des sources principales où la méditation de Léonard puisa ses éléments, toute la science du moyen-âge est évoquée, montrant les racines par lesquelles elle s’est gonflée de tout le suc de la pensée péripatéticienne au moment même où elle allait elle-même se métamorphoser et, avec les grands esprits de la Renaissance dont Léonard de Vinci est le type le plus représentatif, laisser filtrer les premiers rayons de notre connaissance actuelle.

Cœnobium, Administration à Lugano §

La place m’a fait défaut, au cours des quelques paragraphes consacrés, dans ma dernière chronique, aux revues philosophiques de langue française, pour épuiser cette matière. J’y reviendrai donc aujourd’hui très brièvement pour signaler parmi les études publiées en français par Cœnobium, durant la troisième année de sa carrière spéculative, le Christianisme progressif et la conscience moderne, de M. Étienne Giran, la Leçon d’ouverture da cours d’histoire des religions, de M. Alfred Loisy, quelques pages de M. Paul Gaultier sur l’Art de Saint-Sulpice et, de M. C.-G. Chavannes, avec Science et Foi, un essai de synthèse où s’exprime le souci majeur dont s’inspire Cœnobium et dont témoignent aussi de nombreux et importants articles italiens dont les principaux sont signés Raphaële Ottolenghi, Natanio il Savio, Angelo Crespi, B. Labanca.

Les Théâtres.
Théâtre Réjane : La Flamme, pièce en 3 actes, de M. Dario Nicodemi §

Tome LXXXIV, numéro 306, 16 mars 1910, p. 349-354 [354].

Après l’acte agréable et facile de M. André Picard, le Protecteur, le théâtre Réjane, à son tour, nous présente, dans la Flamme, un ménage désuni, une épouse soupçonneuse et peu à peu délaissée, un époux qui aime ailleurs. Ici, selon la volonté de l’auteur, M. Nicodemi, l’épouse, tout simplement, ne se contentant pas d’être maladroite, se montre odieuse. Elle n’a que de vagues indices ; l’adultère n’a pas été consommé ; une inclination à peine se laisse deviner, et déjà, farouche, mauvaise, elle se dresse, vipère, elle siffle, elle dénonce. C’est vers la femme, la seconde femme de son père, que la jeune femme voit se tourner son mari ; elle écrit à son père, il accourt de Paris à Taormina, et, instigué par le monstre, il précipite, détermine, cause les événements dont tous souffrent, et qui peut-être auraient pu être évités. Ce n’est pas assez : la misérable jalouse, ayant poussé à la fuite les deux amants, tire sur eux un coup de fusil, et tue sa rivale.

Dans un ier acte pittoresque, M. Nicodemi a situé ses personnages de façon charmante ; dès que le drame s’engage, il prend volontiers des poses redondantes et cède à une éloquence théâtrale un peu trop facile, mais des scènes encore sont solides, âpres, impressionnantes ; on regrette qu’il n’ait pas usé d’un style parfois plus pondéré, plus simple, plus émouvant. M. Signoret, comme d’habitude, obtient le plus grand et le plus légitime succès dans un rôle toujours trop court ; Mmes Réjane et Sylvie sont excellentes, ainsi que MM. Garry et Vargas.

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 306, 16 mars 1910, p. 367-374 [373].

[…]

La Revue Germanique (mars-avril) contient quelques pages de très justes réflexions sur Georges Moore, par M. Federico Olivero […].

[…]

The Atlantic Monthly publie la suite des « Lettres japonaises » de Lafcadio Hearn, une étude sur Dante et Béatrice, par Mr J. B. Fletcher, etc.

Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910 §

Ésotérisme et sciences psychiques.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910, p. 523-527 [527].

[…]

Lire également le n° de novembre-décembre de la revue italienne : Luce e Ombra, consacré entièrement à Lombroso.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910, p. 527-533 [532].

[…]

La Nouvelle Revue (1er mars). — « De Salerne à Capri », par M. André Maurel. […]

Les Rubriques nouvelles (1er mars). — […] « La Pastorale italienne au xvie siècle », par M. L. de Bouchaud.

Les Théâtres §

Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910, p. 536-541 [537, 541].

Théâtre des Essayeurs : Fra-Angelico, triptyque en vers, de M. Emmanuel Dénarié (5 mars) §

Avec un « Triptyque » en vers, Fra Angelico, de M. Emmanuel Dénarié, dont il n’y a rien à dire, le théâtre des Essayeurs a donné une bizarre pièce en 3 actes de Mme Hera Mirtel : Après le Voile.

Memento [extrait] §

Théâtre Sarah-Bernhardt : La Beffa, drame en 4 actes, de M. Sem Benelli, adaptation française en vers de M. Jean Richepin (2 mars).

[…]

Art ancien.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910, p. 546-549 [549].

Dans l’Art et les Artistes, M. Henry Marcel commente l’œuvre de Filippino Lippi ; dans la Revue de l’Art ancien et moderne M. Louis Gillet montre le développement du paysage vénitien à l’aide des exemples que lui fournit Carpaccio […].

Musées et collections §

Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910, p. 550-556 [550-551, 554, 554-555].

Exposition des nouvelles acquisitions du Louvre [extrait] §

En attendant que le Louvre brûle, le département des peintures vient d’exposer, dans la salle des portraits d’artistes réservée à ces installations temporaires, les œuvres dont il s’est enrichi au cours de l’an dernier et dont nous avons signalé la plupart au fur et à mesure de leur entrée. Les deux perles sont le délicieux Portrait d’enfant en prière, de l’école française du xve siècle, donné par la Société des Amis du Louvre10, et la tendre figure d’Ange en adoration de Fra Angelico, acquise dans les conditions avantageuses que nous avons dites11, avec les autres œuvres de la collection Victor Gau. À côté ont pris place […] une fine étude de Corot, la Piazzetta, exécutée à Venise en 1834 […].

Nécrologie : Ludwig Mond §

À son tour, un savant d’origine allemande, M. Ludwig Mond, voulant, comme George Salting, témoigner à l’Angleterre sa gratitude pour l’hospitalité qu’elle lui avait offerte pendant de longues années, a donné à la National Gallery de Londres le droit de choisir parmi ses tableaux les peintures qu’elle voudra, à condition d’en prendre au moins les trois quarts. On trouve dans la liste de ces toiles, qui sont au nombre de cinquante-six, les noms de Gentile et Giovanni Bellini, Pollaiuolo, Botticelli, Boltraffio, Crivelli, Corrège, Signorelli, Sodoma, Raphaël, Titien, Tintoret, Cranach, Canaletto, etc.

La Flore du Musée de Berlin (suite) §

Mais il nous faut revenir un instant sur le buste de Flore attribué à Léonard de Vinci, et si contesté, qu’a acquis le Musée de Berlin12. En dépit de toutes les controverses, la question de l’authenticité n’a pas fait un pas. De nombreux articles, plus ou moins empreints de la sérénité scientifique désirable en ces questions (les plus sérieuses de ces enquêtes ont été menées près de spécialistes tels que MM. G. Gronau, Ad. Goldschmidt, H. Wœlfflin, F. Schottmüller, G. Dehio, G. Pauil, par l’excellente petite revue Der Cicerone13, et la Kunstchronik14 de Leipzig), ont été publiés par toutes les revues d’art allemandes sans apporter un argument décisif. Mais nous avons trouvé dans cet amas, sous la signature d’un des conservateurs des Musées royaux, M Karl Koetschau, un jugement bien significatif. Voici comment il appréciait le buste tel que le montrait la photographie du sculpteur Lucas : « yeux vides et sans expression, sourire qui n’est qu’une fade grimace, oreille affreuse, chevelure sans vie15 » Il est vrai qu’à ce moment le service anthropométrique de Berlin n’avait pas encore identifié cette photographie avec l’œuvre acquise par le musée : le distingué conservateur a dû se mordre les lèvres — et peut-être avoir sur les doigts — d’avoir si franchement exprimé sa pensée. Mais ce jugement sincère n’en a que plus de valeur. Il répond pleinement à l’impression produite par encore les photographies du buste et que nous avions manifestée ici. Mais, une fois, l’on ne saurait juger de la valeur d’une œuvre d’après de simples reproductions16.

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910 §

Théorie plastique de l’androgyne [extraits] §

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910, p. 634-651 [640-643, 647-648].

[…]

Nous ne connaissons pas de formes supérieures à la nôtre ; et notre esprit incapable d’en inventer une différente, est contraint d’idéaliser, un homme pour faire un Dieu, malgré l’absurdité d’attribuer un aspect organique au Créateur, L’androgynomorphisme n’est pas une façon de concevoir, c’est la seule. Dès que nous voulons préciser un caractère, nous l’empruntons à nous-même. L’idée de Père, de l’Ancien des jours nous force à faire de l’Éternel un vieillard, malgré l’insanité de montrer le Tout-Puissant en un état qui annonce la prochaine et fatale décadence des facultés et des forces. Nul ne s’inquiète de cette invraisemblance d’un Dieu qui a vieilli et qui, une fois parvenu à quatre-vingts ans, s’immobilise à cet âge pour l’éternité : l’idée de paternité et d’ancienneté l’emporte sur la raison. Pour Jésus qui s’est fait homme l’anthropomorphisme va de soi : mais le Saint-Esprit a pris une forme égyptienne, c’est un oiseau, une colombe, ce qui ne nous empêche pas de nous moquer de l’épervier d’Horus, de l’ibis, de Thot, de l’oie d’Amon, du vanneau d’Osiris.

Jéhovah, Zeus, Dieu le Père sont des vieillards immortels. Michel-Ange a fait des Sibylles qui seraient des sorcières en plus petit modèle : le créateur seul a l’aspect de la vieillesse, pour satisfaire à la notion filiale de l’homme. Sans doute Dieu pourrait employer ses élus, ceux qui le servirent ici-bas dans les épreuves : cependant les intercesseurs sont rarement des mandataires. Dieu mande ses anges à son fils, et non ses justes.

Nous ne possédons pas de notions théologiques très précises sur l’angélologie : la dévotion a plus contribué à la physionomie de ces esprits. Les traditions de l’ordre spirituel sont véridiques, sinon en elles-mêmes, du moins comme expression œcuménique du sentiment. Un géologue peut contredire le déluge universel : l’étude lui fournit des lumières ; personne n’a le droit de se moquer du péché originel qui correspond à une réalité mystérieuse.

C’est une opinion de marchand de vins de considérer les fables comme de grossières imaginations proposées par des hommes tyranniques à la masse qu’ils voulaient dominer. Aucune croyance ne vit, sans une adhésion sincère, bien différente de l’obéissance.

Il y a autant de façons de croire que de degrés d’intelligence : il n’y a qu’une façon de nier, celle des sots. Nier suppose une certitude et l’athée n’en a point. Opposer son idée personnelle à l’esprit humain, cela manque vraiment de gaîté, comme plaisanterie. Sans doute, on a le droit de dire que la formule du pape ne satisfait pas et de repousser l’explication, mais nier un fait, quelle démence !

Or, les idées permanentes dans l’espèce sont des faits. Dieu et l’âme sont vivants, depuis qu’il y a des hommes et alors même que les définitions qu’on a données seraient fausses, la préoccupation universelle témoigne en faveur de ces notions. Celui qui ne reconnaît pas le mystère dans tout ce qui dépasse l’expérience et qui supprime les points d’interrogation posés par les premiers hommes et que poseront encore les derniers, celui-là est stupide : jamais il ne s’expliquera comment le génie suit les mêmes règles aux plus divers climats et comment l’androgyne grec ressuscita sous la forme de l’ange chrétien.

Descendons aux catacombes, d’où sortira un nouvel art. Orphée en costume phrygien et le jeune David et Daniel, le bon pasteur, sont de jeunes hommes en tunique qui illustreraient exactement un texte d’Hésiode. La chasteté des premiers chrétiens écœurés des mœurs sales des Romains devait fatalement se plaire à cette plastique épurée de l’androgyne, qui signifie dans l’héraldique des idées la croyance à la résurrection, ancienne base des mystères orphiques, émanés eux-mêmes des temples égyptiens.

Le bon Pasteur du Musée de Latran pourrait passer pour un berger hellénique, c’est l’éphèbe, c’est l’androgyne, l’ange que Dieu envoie pour accomplir ses œuvres. La Vierge remplit l’art de son image et le dogme de son rayonnement, mais sa forme se trouve déterminée par ses actes. Elle n’est la Vierge qu’un moment avant le mystère, sitôt après elle est mère. Sans doute les maîtres ont opéré des merveilles sur ce thème. Si beau que soit son aspect, il n’est pas mystérieux : bénie entre toutes les femmes, c’est cependant une femme. L’ange n’a point de sexe, il a celui de ses ailes : étranger à la vie organique, sa bouche ne connaît que le sourire et la parole, il n’a pas d’âge, et, sauf sa subordination, il apparaît plus heureux que les dieux antiques, car il n’a point de passion. Certes, l’artiste rarement a fait le tour de la notion angélique ; il en subit le charme et il l’a reflété de telle sorte que les plus beaux êtres sont forcément des esprits.

Les anges des mosaïques de Ravenne, farouches comme de célestes janissaires, nous les retrouvons tout aussi hiératiques aux côtés de la Vierge de Cimabue.

Avec Giotto, les esprits célestes cessent de ressembler à une garde d’honneur, à une sorte d’escorte divine. Ils atteignent l’apogée de leur signification, au Jugement de l’Orcagna. Fra Angelico les, verra plus purs qu’aucun autre, et Signorelli presque masculins, à Orvieto ; avec Benozzo ils chanteront le choral de la chapelle Riccardi, avec Lippi ils orneront le couronnement de la Vierge, avec Botticelli ils conduiront le fils de Tobie, avec Filippino ils délivreront saint Pierre, toujours différents, toujours beaux, toujours androgynes.

L’art italien, à l’instar de l’art grec, a mis tout son effort à réaliser le type juvénile. Quelle liste démesurée celle où on citerait les tableaux illustres où l’ange l’emporte en beauté sur le Christ et la Madone. Depuis Assise jusqu’à Pise, depuis Florence jusqu’à Venise ; et l’abondance des exemples est telle qu’elle décourage l’énumération, surtout si on comprend aussi les anges de la sculpture.

Il est vrai que, dans cet art, nous n’avons pas à nous agenouiller devant l’Italie. Les anges de France égalent, s’ils ne dépassent, ceux qu’a produits le ciseau italien. Nos bas-reliefs sont remplis de figures admirables où l’originalité et le style se combinent, avec une variété incroyable : nos sculpteurs sont partis, comme ceux d’Italie, du débris romain, du sarcophage chrétien, mais l’époque romane, trop influencée par ces débris, n’atteint pas à la subtilité de Bourges, de Strasbourg et en générai de l’Île-de-France.

Nos sculpteurs du Moyen-Âge ne connaissaient ni la théorie de l’androgyne, ni le canon de Polyclète : par la logique du génie ils résolurent le problème de la beauté plastique, comme les Grecs et comme plus tard les Renaissants.

L’ange ne résulte que de la fusion des sexes et cette fusion des formes est commandée par la fusion des attributs.

Sauf saint Michel, plus spécialement capitaine céleste, les autres cœlicoles sont à la fois chevaliers et mandataires ; ils combattent, ils consolent ; pour les justes ce sont des aînés pleins de tendresse, pour les pervers des gendarmes surnaturels.

Songe-t-on à l’inconvenance qu’il y aurait à ce qu’un jeune homme vînt annoncer à Marie qu’elle va enfanter : et voit-on une vierge dans cet office ? Il faut nécessairement que le sexe du messager disparaisse.

Les sonneurs de trompettes d’Orviéto, farouches, et la chevelure crêpelée, presque diaboliques, et les gentils buccinateurs de Fra Angelico ne se ressemblent guère ; non plus que les jeunes hommes tourbillonnants en haut du « Jugement dernier » autour des instruments de la passion qu’ils portent avec un vertige de fureur, ne sont pareils aux délicieux éphèbes de Corrège qui entraînent la Vierge dans leur ronde enivrée. Partout l’ange relie le ciel à la terre et l’homme à Dieu ; sa radieuse apparition est la seule preuve du paradis, il témoigne de l’au-delà comme l’étoile témoigne du Cosmos, et comme l’étoile il brille, point scintillant dans le mystère. L’androgyne grec, ravi aux sphères éternelles, plane au-dessus de ce monde et remplit la vaste étendue qui sépare le mortel et l’immortel.

[…]

On aime l’androgyne, mais à moins d’être de la race de Méphistophélès, on ne le désire pas, au sens possessif. Le vieux diable prussien ne voit que les reins des cohortes célestes : c’est là sa façon de sentir l’immatérialité : il ravale la beauté du ciel à un frisson de Sodome. En art, ce cuistre est homosexuel et son œil déforme la pure vision en image lascive, conception diabolique, et vile par conséquent.

On dirait qu’il n’y a qu’un poème, qu’un roman et qu’un drame, à voir l’amour remplir, de ses accents, de ses descriptions et de ses cris, toute la littérature. En vain Pascal et Bossuet, nos plus grands écrivains, traitent d’autres matières ; en vain Racine fait son chef-d’œuvre d’une pièce où l’on n’aime point, l’amour reste maître des arts, parce qu’il pose la formule synthétique du bonheur et que ce problème seul passionne la totalité des êtres. Or le type le plus aimable qui soit pour des civilisés, c’est l’androgyne ou l’ange, selon que l’on parle grec ou chrétien. Ce type spiritualise tout, même le bal de l’Opéra, même la lithographie de Gavarni où la Débardeuse semble une gamine, selon Platon.

La femme grasse, un peu lourde, des Vénitiens paraît animale dans les tableaux sacrés, à côté de saint Sébastien au torse roux, à côté de saint Georges armé de toutes pièces. Ce n’est pas quelques exemples qu’il faudrait citer, mais tout l’art italien. La légende de sainte Ursule de Carpaccio met en présence des androgynes et des vierges et l’archer qui tire sur la sainte la dépasse incomparablement en charme physique.

Mantégna, l’admirable maître, dans son tableau du Louvre, où Mars et Vénus assistent à la danse des Muses, a mis son génie dans le Mercure de droite, comme dans la Madone de la Victoire, il a exalté la beauté de son saint Georges ; et sans fin, au parcours des Pinacothèques, on trouverait toujours triomphant en sa beauté, le puceau, l’androgyne, céleste ou terrestre, qui, dans la langue lourde de la philosophie, s’appelle synthèse et qui n’a pas de nom pour l’imagination puisque c’est la formule du mystère des formes vivantes.

Le beau Caloandre du Génois Marini (qu’il ne faut pas confondre avec le cavalier Marini) a pour compagnon d’aventure la princesse Léonide et ce couple est tellement jeune et beau que Caloandre peut se laisser enlever à la place de Léonide et que Léonide peut se substituer à Caloandre. Boileau s’écrie :

Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre.

Il ne l’a pas lu ou n’a rien compris à ce vieux poème byzantin plus ou moins bien rajeuni, mais d’une idéalité auprès de laquelle l’auteur du Lutrin semble un dérisoire écrivain : la forme seule sauve la conception : mais la génération qui se plut à cette fable plastique éblouissante en savait plus long que Boileau enfermé dans son goût comme une tortue dans sa carapace. Chevalier de la lune et chevalier du soleil ont perdu leur prestige pour des générations lectrices de l’Assommoir : pour ceux qui ne se désaltèrent pas avec du vin bleu l’idée d’une vierge capable de porter le casque et la lance et celle d’un héros qui peut passer, pour une princesse, reste la vision la plus belle et la plus pure de l’espèce humaine.

Cette hésitation sur le sexe irrite et scandalise les esprits rudimentaires ; ils l’abominent comme un départ de vice, alors qu’elle vaut au contraire pour l’immatérialité qui en résulte.

L’admiration purifie le désir et le transpose en clef mentale : il faut être malade pour sentir érotiquement une œuvre d’art, si elle est belle. Aucun voile ne cache tant la chair que la beauté ; être beau c’est appartenir à un troisième sexe, impassible, intangible. Aux vitrines, vous ne verrez point un antique parmi les petites femmes enchiffonnées ; le passant n’a point affaire d’une déesse, mais bien d’une gouge.

Plus un être est beau, plus il s’élève au-dessus des sens qui ne sont pas juges d’une idéalité. Tomber sous le sens a bien son sens littéral, quand il s’agit d’art. Un degré plus élevé s’adresse à l’affectivité et agit pathétiquement ; mais le plus haut point d’action est assurément la spiritualité ou de l’idée pure.

Le dramatisme d’un Michel-Ange, d’un Tintoret, d’un Rembrandt, si intensément qu’il agisse, ne mérite pas la même louange que la calme Joconde qui ne représente rien, mais qui présente un miroir au contemplateur où il découvrira son reflet.

L’androgyne nous transporte hors du temps et du lieu, hors des passions, dans le domaine des Archétypes, le plus haut où atteigne notre pensée.

La zone transcendantale de la spéculation se confond avec le ciel religieux : recherche ou croyance se coudoient pour la même montée vers la cause, et il n’y a pas loin du vrai philosophe au mystique.

Peut-on se proposer un thème plus élevé que de corporiser l’invisible et livrer aux yeux ce que l’esprit seul aurait vu, sans l’application du génie à trouver les formes de nos idées ? Combien de siècles a-t-il fallu pour que la doctrine blasonnée sous les traces du sphinx revêtît sa forme parfaite ? L’âme chrétienne s’involuant dans le corps du penthalte d’Olympie, quel subtil assemblage, et bien digne de nos méditations, car le triangle de l’expérience historique a l’Égypte et la Grèce pour base et le Christianisme pour sommet.

La Renaissance a vu le banquier Altoviti, Raphaël lui-même ? le Léonard de l’atelier du Verrochio, Pic de la Mirandole, beaux comme des anges. Nous n’avons qu’un dessin de Léonard fait par un élève, le maître y paraît vieux : mais Raphaël, que lui manque-t-il pour paraître un ange, voire une madone du Perugin ? Et cependant si la faculté créatrice est bien le symptôme masculin par excellence, le jeune homme des Chambres du Vatican est aussi fécond et puissant que Michel-Ange. Comparez Raphaël à la Fornarina ou à la dame au voile (probablement la nièce du cardinal Bibiena, que le peintre devait épouser) : comparez-le à sa Psyché de la Farnesine, certes il est plus beau que ses modèles, plus beau que ses personnages, parce qu’il est androgyne. Il a la douceur des traits, le col d’une femme, il séduit au point qu’un Léon X ébloui ne voit plus la transcendance d’un Léonard. Exception sans doute, moins qu’on ne croirait.

[…]

Les Romans.
Jean de Foville : Eros, Plon, 3,50 §

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910, p. 681-684 [683].

Petit dieu de marbre qui a l’air de s’ennuyer ferme dans les jardins de la villa Moriani. Heureusement que la vie est de plus en plus un voyage et que les automobiles ont la triste habitude de se retourner… contre les classes dirigeantes ! Moriani, Sandro, pour les dames, ramasse trois voyageurs un jour de vendange comme il allait visiter ses vignes. Écrasées, telles des grappes mûres, deux jeunes personnes tombent sur les bras de Sandro qui ne sait plus à quelle coupe s’enivrer. Cela finit par un joli sacrement après avoir passé par une série de petits péchés et des détails littéraires à souhait.

Archéologie, voyages.
Achille Segard, La Sicile, Plon, 3 fr. 50 §

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910, p. 702-707 [706].

M. Achille Segard est un intéressant et lucide esprit. Si j’avais à lui faire un compliment au lieu de donner une critique de son livre, la Sicile, je dirais volontiers : c’est l’intelligence, le raisonnement logique et la compréhension, et il est intéressant de le suivre dans ses promenades, car il montre les monuments et les œuvres, et les traces précieuses des civilisations disparues sous des aspects que de suite on sent véritables. — J’ai dit que son livre sur la Sicile est une œuvre de pensée et de déduction ; mais je dois ajouter qu’il y a même là, sans lui en faire un reproche, trop de pensées et trop de déductions. C’est le livre d’un raisonneur, qui s’écoute et se note, parfois avec trop de complaisance ; qui philosophe à propos de tout, et, enthousiaste d’abord, voit surtout avec les yeux de la foi ; qui ne recherche que rarement le détail typique, amusant ou pittoresque, mais le sens des édifices et des paysages. Il n’y a là, après tout, qu’une forme spéciale de l’esprit et de la critique, pensant surtout par abstractions et toujours prêts à s’évader en déductions philosophiques. Cependant on aurait tort de voir un blâme dans ces constatations simplement faites ; M. Achille Segard montre une grande admiration pour la civilisation et la pensée grecques ; il les a recherchées et comprises ; il a noté de délicieux paysages et su écrire, par exemple à propos des Rois Normands et de la civilisation composite de la Sicile au Moyen-Âge, des pages attachantes et probes, pleines d’aperçus ingénieux et de justes critiques. — C’est assez dire que son livre vaut d’être lu, et mérite d’être gardé.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910, p. 707-713 [713].

[…]

La Nouvelle revue (15 mars). — […] — M. P. de Bouchaud : « Michel-Ange et le Platonisme ».

[…]

Les Journaux.
Les Excessivistes (L’Éclair, 27 mars) §

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910, p. 713-718 [717-718].

Tous les journaux ont conté l’histoire de Boronali, chef de l’école excessiviste, telle qu’élaborée par l’amusant magazine Fantasio. En voici le récit fait dans l’Éclair par M. Sérieyx :

Un communiqué « futuriste » nous apprend que, s’élançant sur les traces du signor Marinetti, « de jeunes artistes turbulents et audacieux sont en train de bouleverser l’Italie, où ils viennent de lancer le manifeste des peintres futuristes, aussi violent et révolutionnaire que celui des poètes ».

Et voilà qui m’amène tout naturellement à parler d’un autre manifeste extravagant, celui des « Peintres Excessivistes », dont s’est fortement égayée ces jours derniers toute la presse parisienne. Il était signé par l’illustrissime inconnu Boronali, chef de l’École Excessiviste et auteur d’un tableau exposé au Salon des Indépendants sous le titre : « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique… »

Boronali s’exprimait ainsi :

« Posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme… L’excès en tout est une force, la seule force… Piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, reflet véritable du sublime prisme solaire : Vive l’Excès !… »

Quel était donc ce Boronali ?

Le mot de l’énigme nous est révélé aujourd’hui.

Boronali, anagramme d’Aliboron, désigne l’âne Lolo, célèbre à Montmartre, où il gîte au cabaret du Lapin Agile… L’Excessivisme, en effet, est une simple mystification, hautement philosophique, imaginée par un de nos fantaisistes confrères qui a voulu prouver qu’avec un nom « bien italien », un bon pinceau et une queue d’âne, on peut arriver à « épater » le gogo moderne. Ayant donc baptisé Lolo « Boronali », il entreprit de lui faire peindre un tableau… avec sa queue, préalablement munie d’un pinceau. L’opération fut accomplie en présence d’un huissier, dont voici l’hilarant constat, publié par Fantasio :

« … Nous nous sommes transporté au cabaret du Lapin Agile, sis à Paris, rue des Saules, où, étant devant cet établissement, M. X… a disposé, sur une chaise faisant office de chevalet, une toile à peindre à l’état de neuf. En ma présence, des peintures de couleur bleue, verte, jaune et rouge ont été délayées et un pinceau fut attaché à l’extrémité caudale d’un âne appartenant au propriétaire du cabaret… L’âne fut amené et tourné devant la toile, et M. X…, maintenant le pinceau et la queue de l’animal, le laissa par ses mouvements barbouiller la toile en tous sens, prenant seulement le soin de changer la couleur du pinceau… J’ai constaté que cette toile présentait alors des tons divers passant du bleu au vert et du jaune au rouge sans avoir aucun ensemble et ne ressemblant à rien… »

Ne ressemblant à rien ! j’ai vu le tableau, il est bien dans le genre « indépendant » et ne dépare aucunement l’exposition. Ce qui fait tache, au contraire, ce sont les toiles de trois ou quatre peintres de talent, égarés là.

Échos.
Coquilles [extrait] §

Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910, p. 761-768 [768].

À l’Argentina, hier soir, La Casa del Popolo, la nouvelle nièce de Francesco Savarese, etc. — Rome, L’Italie, 9 mars.

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910 §

Fiesole §

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910, p. 32-33.
Sur la déclivité penchante des collines
Fiesole étend ses clos parfumés au soleil,
et moi je regardais le soir de cornaline
sonner au vieux clocher et rire aux tourterelles.
Leur vol neigeait de blancs aveux dans la pénombre ;
nous sentions sur nos cœurs cette douceur frôler
en nous, longtemps… des lacs d’ozone et d’ombre
jusque la niche en pierre au faîte du clocher !
Et l’Arno déroulait son lumineux prodige
comme un dieu éclatant affalé dans le val,
tandis qu’au vent du nord et de l’Adriatique,
en sa coupe d’onyx ocellé d’argent pâle,
le Fleuve descendait vers les Palais tragiques
et vers Florence aux yeux de corail et d’émail.

Les Romans.
Tony Féroé : Mona-Laura, Paul Paclot, 3,50 §

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910, p. 119-123 [122].

Une femme de lettres du xive siècle. Austère philosophe et presque homme d’État, elle est forcée de vivre chez un vainqueur de sa ville natale. Elle y commente de nombreux textes tout en protégeant sa jeune fille adoptive contre les entreprises amoureuses du beau seigneur Flavio. Malgré la morgue de ce jeune prince, elle réussit à lui faire prendre patience, le conduit au mariage et meurt ensuite comblée d’honneurs et de bénédictions. On voit que déjà dans ce temps-là les belles intellectuelles faisaient de la politique.

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910, p. 126-133 [133].

[…]

Dernier sommaire de la Revue Historique (mars-avril 1910) : […] Georges Bourgin, « Santa-Rosa et la France » (1821-1822) (chapitre de l’histoire du libéralisme italien, 1820-1821) […].

Musique.
Collection des Maîtres de la Musique : Gluck, par Julien Tiersot (Félix Alcan, éd. 3 fr. 50) §

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910, p. 152-157 [154-157].

La collection des Maîtres de la Musique s’est augmentée d’un Gluck de M. Julien Tiersot, qui, malgré les réserves qu’il suggère, est loin d’en être le moins intéressant volume. À coup sûr, on eût pu souhaiter que l’auteur embrassât de plus haut peut-être son sujet, en analysât plus à fond la substance et la portée purement musicales. Mais, s’il se borne à plutôt le détailler que véritablement le pénétrer, il le fait comme bien peu en seraient capables. Il n’y a guère de gens qui puissent se vanter de connaître l’œuvre complet de Gluck en ses moindres détails à l’égal de M. Tiersot, et la matière est de signification telle que, rien que de parcourir cet œuvre en compagnie de l’averti commentateur, les conclusions effleurées ou insciemment dissimulées s’imposent de soi-même. Quoique M. Tiersot ne se soit pas astreint à rédiger une biographie de Gluck et que son enthousiasme n’accuse en aucune façon le souci de scruter quelque peu impartialement la psychologie de son héros, le caractère de celui-ci, en son hybridité troublante, transparaît à chaque page d’un récit qui semble s’attacher exclusivement à la carrière de l’artiste et où éclatent à la fois l’arrivisme de l’homme et le génie du musicien. La compétence des plus fervents admirateurs du Chevalier, sinon de la plupart de ses panégyristes mêmes, dépasse rarement les « cinq chefs-d’œuvre », autrement dit les deux Iphigénie, Orphée, Alceste et Armide. M. Tiersot, qui paraît les savoir par cœur, n’est pas moins familier avec les plus menus ouvrages d’un compositeur qui signa une soixantaine d’opéras, érudition assurément exceptionnelle aujourd’hui. Le livre de M. Tiersot fournit à cet égard des renseignements difficiles à trouver ailleurs, surtout dans les publications françaises. Il s’étend, loin de les omettre, sur les opéras-comiques de Gluck, en souligne l’importance dans l’élaboration d’un genre où ils précédaient Monsigny, Philidor et Grétry, y signale avec citations à l’appui les apports de la chanson ou de la danse populaires. Il documente aussi abondamment qu’exactement non seulement sur les emprunts textuels que le Chevalier fit à ses productions antérieures, mais sur ce que ses premiers essais déjà contenaient d’avenir en germe. Il est caractéristique de découvrir dans une Sofonisba de 1743 l’ébauche de telles inspirations qui s’épanouirent plus de trente ans après dans Orphée et Armide. Mais si M. Tiersot montre ainsi la filiation complexe et l’obscure genèse du génie de Gluck, on éprouve que ce génie dut être le fruit d’un instinct entre tous incoercible, pour résister au sabotage à quoi son possesseur ne se lassa jamais de le soumettre.

Jusqu’à son dernier jour, Gluck fit assez cyniquement profession de mépriser la gloire et de travailler uniquement pour « gagner de l’argent ». À ces pratiques fins, dont l’aveu scandalisa fort l’innocent Piccini, il employait tous les moyens sans choisir, acceptait sans sourciller toutes tâches, pourvu que s’ensuivît succès et bénéfices. En Italie, pour ses débuts, il bâcle en trois années dix opéras à la mode ; à Londres, sa fureur d’attirer sur soi l’attention l’induit à exécuter publiquement « des concertos pour verres à boire accordés avec de l’eau » ; plus tard, à Vienne, où n’est prisée que la virtuosité, il pondra des airs de bravoure autant qu’on en voudra. Ce ne sera que vers la cinquantaine et rencontrant Calsabigi, que le Chevalier Gluck s’avisera tout à coup d’esthétique. L’expérience demeurant indécise, dès le lendemain d’Orfeo (1762), il retourne à ses opéras comiques ou italiens, aux divertissements de cour commandés et rémunérés. On ne peut rêver réformateur moins entêté. Cependant Orfeo réussissant tout de même peu à peu, Gluck revient à Calsabigi et de la collaboration résulte Alceste (1767) qui, quoique sans éclat, réussit à son tour aisément auprès des insouciants Viennois. Il semble évidemment impossible que le musicien n’ait eu conscience du formidable essor de son génie dans ces deux ouvrages. Riche, célèbre, il pouvait désormais suivre sereinement sa voie, ne songer qu’à faire des chefs-d’œuvre. Au lieu de cela, il s’interrompt, confectionne pour Parme le Feste d’Apollo, spectacle d’apparat dédié à de princières épousailles, puis s’engage dans des spéculations où il engloutit un notable morceau de sa fortune. Pour comble de malheur, quand ainsi étrillé il veut réparer le dommage, il tombe sur un mauvais livret de Calsabigi et Paride ed Elena (1770) est un four. Plaies de gloire et d’argent réunies, c’était trop. Mais, juste sur ces entrefaites, une archiduchesse d’Autriche, qui avait été quoique peu son élève, devient par aventure et soudain la Dauphine de France. Gluck illico déniche, à Vienne même et en notre ambassade, un certain bailli du Roullet, lequel lui rimaille en français une adaptation de Racine, et bientôt, destinée à notre Opéra, naît Iphigénie en Aulide. Appelé et ouvertement prôné par Marie-Antoinette, Gluck alors se rue à l’assaut du succès parisien. Il déploie pour le conquérir le plus curieux mélange de brutalité, d’arrogance, de finesse et d’opportunisme. Exploitant la manie d’alors, il ratiocine à l’unisson d’une armée des plus turbulents plumitifs qu’ait oncques supportés notre planète ronde. Il se pose en réformateur, se frotte de philosophie, répond soi-même aux objections, flatte, égratigne, attaque, discute, dogmatise et pérore ; bref, fait de la littérature. Il lui fallait du bruit, de la réclame : il est servi. À l’Opéra, il terrifie l’orchestre, le mâte, le muselle ; il tyrannise et la scène et la salle. Tout tremble sous sa poigne et ses coups de boutoir. Seulement, il n’est toujours pas entêté. Il tient à séduire sa victime qu’il ne rudoie que par tempérament. Dès cette Iphigénie, pour lui plaire, il s’est plié du mieux qu’il put aux habitudes de la maison. Afin de leur préparer bon accueil, il chambardera congrûment son Orfeo et son Alceste. Dorénavant, non seulement il adoptera les formes, mais il s’évertuera d’assimiler le ton, le caractère pompeux et le style oratoire de la « tragédie mise en musique » régnante ici depuis Lully et conservée avec Rameau intacte en son essence. Il n’y arriva jamais tout à fait, heureusement pour lui et pour nous. Sans doute, il ne retrouvera plus la fraîcheur, la verve, le mélos savoureux et poignant de telles pages d’Orphée, mais, pour emperruquer décidément les deux bons tiers d’Armide, il faudra les atteintes de l’âge bien plus encore que le poème de Quinault.

Cet impudent caméléon, qui s’accommoda de tout poil, de quelconque ramage ou plumage, ne nourrissait plausiblement et perceptiblement, comme il le confessait, de plus belle ambition que de saisir la proie sans la lâcher pour l’ombre. Cet arriviste sans vergogne, qui ne se refusa à aucun expédient, qui ne produisit guère d’ouvrage où il n’ait toléré et effectué quelques remaniements de circonstance, toujours prêt à y insérer quelque hors-d’œuvre à effet, n’eut assurément rien du pur artiste. Enfin, bourru, grossier, despote, il semble par surcroît qu’il fut aussi égoïste qu’avide, aussi dur à autrui qu’indifférent en apparence à son art. Et cependant cet homme a été Gluck, le Gluck radieux et véhément qui révolutionna la musique par la seule vertu d’une harmonie dionysienne ; celui dont le lyrisme passionné a créé le drame sonore ; de qui l’inspiration, palpitante d’humanité infuse, bouleversa les sensibilités contemporaines, affola les cœurs féminins, étreignit, déchira ou transporta les âmes jusqu’à la frénésie dont témoignent les écrits du temps. Étrange énigme du génie.

Art moderne.
Le Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts [extraits] §

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910, p. 157-163 [160, 161].

[…]

Aussi les peintres font, imprudemment beaucoup, leur propre portrait. Ô la cruelle ressemblance de MM. Béraud et Guillaume avec leurs modèles déplorablement hilares ! Et M. Boldini lui-même retrace dans ses effigies de mondaines agitées les phases de la fièvre que son visage avoue, comme à ses élégants et à ses élégantes M. La Gandara inflige l’idéal dont, personnellement, il affiche la recherche…

[…]

M. Cappiello, dans son portrait d’Henri de Régnier, a bien dit, et par des moyens plastiques dont j’apprécie la justesse et la discrétion, toute la noblesse distante du poète.

[…]

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910, p. 163-167 [166].

Süddeutsche Monatshefte (avril) […]. M. J. Hofmiller intitule « Salade romaine » des impressions de la ville éternelle, où se mêlent des réminiscences historiques et littéraires.

Tome LXXXV, numéro 310, 16 mai 1910 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXV, numéro 310, 16 mai 1910, p. 341-346 [346].

[…]

La Revue (15 avril). — « Le roman policier », par M. A. Niceforo. […]

La Grande Revue (10 avril), commence la publication du « Voyage du Condottière », de M. André Suarès ; cette première partie annonce, en vérité, une œuvre admirable.

[…]

Art ancien.
Memento §

Tome LXXXV, numéro 310, 16 mai 1910, p. 360-365 [365].

Dans l’Art et les Artistes, M. Gabriel Mourey passe en revue les diverses interprétations peintes et sculptées de Salomé et M. Paul Vitry donne un excellent article sur le sculpteur et dessinateur Edme Bouchardon. La même revue reproduit le portrait d’un Membre de confrérie napolitaine de M. Émile Bernard ; je ne parlerais pourtant pas ici de cette belle et puissante peinture si elle n’était significative de l’importance que peut avoir l’étude passionnée des maîtres anciens ; M. Émile Bernard a heureusement abandonné le poncif facile des faux primitifs dont nous sommes encombrés, pour revenir à la forte tradition des maîtres du xvie siècle, à celle du Tintoret en particulier, et son évolution est du plus grand intérêt.

Lettres anglaises.
Alethea Wiel : The Navy of Venice, 15 s., Murray §

Tome LXXXV, numéro 310, 16 mai 1910, p. 365-369 [368].

En relatant l’histoire de The Navy of Venice, Mme Alethea Wiel a su traiter de façon très attrayante un sujet des plus intéressants. Mais est-ce bien une histoire de la marine de Venise ? Non, sans doute, si l’on entend par là un ouvrage complet sur la puissance maritime de la fameuse république. Du reste, l’auteur avoue ignorer la partie la plus complexe de la question, c’est-à-dire, son côté technique. D’autre part, dans l’histoire navale de Venise, toute la politique étrangère doit former une partie intégrale. Sur ce point, l’auteur se borne à examiner ce qui est en rapport immédiat avec Venise, et ne donne au lecteur que des explications insuffisantes concernant les grands faits historiques et leur répercussion sur le monde. Mais laissons à l’historien spécialisé dans ces sujets le soin de signaler et de discuter ces défauts. Il ne semble pas que Mme Wiel ait voulu, dans son livre, épuiser le sujet. Le magnifique développement de la puissance vénitienne lui a fourni matière à un ouvrage dont la lecture est un plaisir. Un bon nombre de belles illustrations complètent heureusement le volume.

Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910, p. 532-537 [537].

[…]

La Revue (1er mai) : « Phidias et Michel-Ange », par MM. Auguste Rodin, Anatole France et Paul Gsell. […]

La Grande Revue (25 avril) : Suite du « Voyage du Condottiere », de M. André Suarès. […]

Musique.
Don Perosi et Gustav Malher [extrait] §

Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910, p. 541-545 [541-542].

La Société des Grandes Auditions musicales de France a l’aimable coutume de nous offrir en fin de saison quelque surprise. Ce n’est point de sa faute si cette fois la surprise prit un peu les allures d’une mystification, et on ne peut que la féliciter d’avoir donné son patronage à deux musiciens assez célèbres dans leur pays pour que nous les dussions connaître. À vrai dire, nous connaissions déjà Don Perosi, lequel fut découvert il y a douze ou quinze ans par Charles Bordes, mais on l’avait à peu près oublié. J’ai vague souvenance d’avoir vers cette époque assisté à l’exécution d’un des trois ou quatre oratorios dont j’enrichis alors imprudemment ma bibliothèque, où j’avoue que depuis ils reposèrent en paix imperturbée. Ce sont des choses qui n’engagent pas plus à une seconde lecture que d’ailleurs elles ne l’exigent. On en a tout de suite fait le tour, et avec quelque étonnement d’arriver à la fin sans en recevoir ou garder la moindre impression bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable. Il semble que tout cela rentre par une oreille et sorte par l’autre, sans que la mémoire puisse en retenir quelque bribe, ni l’attention y être un tout petit instant arrêtée au passage. L’effet est vraiment très curieux, et je ne sais guère de musique jouissant d’une aussi singulière inertie constitutive. Ces œuvres de jeunesse, ou presque, témoignaient cependant des aspirations les plus nobles, d’une conception de l’art infiniment-plus élevée que chez aucun des compositeurs transalpins, et il n’était pas défendu d’en nourrir de bénévoles espérances. On n’eût jamais imaginé que l’événement les dût aussi cruellement démentir. Les fruits de la maturité du musicien laisseraient plutôt regretter les candides bourgeons de son adolescence. Ce Dies iste, dont il nous apporta la cantate récente, est du même impalpable acabit que ses lointains devanciers. Cela coule et résonne insipide, quiet, quelconquissime, irrémédiablement oiseux. On entend sans parvenir à écouter, ahuri d’un tel flot de banal suprême, somnolent ou bâillant à se décrocher la mâchoire. Pourtant M. l’abbé Perosi est malgré tout encore mieux inspiré par le Ciel que par les spectacles de la terre, fussent les plus évocateurs de sa mère-patrie. Si ce long Dies iste, où sa piété chanta l’immaculée Conception, s’avère d’une morne et sacristaine inanité, sa « Suite symphonique » intitulée Florence étale une inconscience puérile qui frise le burlesque. Auprès de cette élucubration désarmante, MM. Théodore Dubois et Gédalge apparaissent des génies de la taille de Richard Wagner, et MM. Lenepveu, Coquard, Maréchal ou Paladilhe acquerraient des droits à l’immortalité. On ne pouvait se tenir d’une gêne pénible en contemplant les gesticulations trahissant la sincérité convaincue de l’auteur au pupitre. Comment le commerce et l’amour du glorieux passé palestinien induisirent-ils en un pareil fatras celui qui dirige aujourd’hui les chœurs de la Chapelle Sixtine entre les médaillons de Raphaël et les fresques de Michel-Ange ? Inspiration, métier, cantate ou symphonie, tout cela est inexistant ou ridicule, apte décidément à réhabiliter les « véristes » où, quelque tristesse qu’on en ait, il faut bien se résoudre à reconnaître la plus authentique et significative expression d’une sensibilité exténuée, le lamentable, mais çà et là grossièrement savoureux chant du cygne d’un art en déchéance irrémissible.

Chronique de Bruxelles.
Memento [extrait] §

Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910, p. 549-553 [553].

[…]

Dans la Vie intellectuelle, une lettre de Rome de Charles Van Lerberghe […].

Lettres italiennes.
Vittoria Aganoor-Pompily. — Girolamo Rovetta §

Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910, p. 558-561.

La littérature italienne vient d’alléger doublement dans la même journée le poids de ses renommées inutiles. Deux morts illustres débarrassent un peu le chemin vague et gris que sa phalange de littérateurs, de poètes, de romanciers, de dramaturges, parcourent bruyamment et vainement depuis un demi-siècle. Cette phalange se renouvelle, mais l’inanité de l’effort littéraire italien demeure le même, malgré le miracle géant représenté par deux colosses de la poésie mondiale contemporaine : d’Annunzio et Pascoli.

Les inutiles, les encombrants sont en trop grand nombre au milieu d’une nation fiévreusement occupée à s’enrichir et à s’élever dans le plan matériel de la vie contemporaine des peuples, pour que l’effort des poètes vrais et jeunes ne soit à tout instant amoindri et à la longue ne demeure stérile. Les auteurs « officiels » dominent, en Italie comme partout, mais ils sont de l’autre côté des monts d’une matière particulièrement faible. Ils ne se rattachent à aucune tradition nationale, ils ondoient entre le loisir de faire de la littérature un peu neuve, et toute la réminiscence patriotique de ce qu’ils appellent pathétiquement ; l’épopée garibaldienne. Cette génération, qui comprend des personnalités non plus jeunes, qui ont même passé le degré de maturité qu’on peut accorder comme extrême et complaisante limite aux insatiables détenteurs de la popularité, exerce son pouvoir tyrannique dans tous les domaines qu’elle sait s’assurer. Cela n’est pas particulier à l’Italie, mais, là, ce phénomène oppresseur se révèle plus des harmonieux que partout ailleurs, car l’Italie, qui a la gloire d’avoir parmi ses fils les deux plus grands poètes vivants, devrait imposer autrement à ses auteurs officiels les devoirs qui incombent à ses intellectuels. L’Italie a dans le monde une situation spirituelle toute spéciale, très lourde de responsabilités. Elle doit à son passé le renouveau de la tradition de sa gloire ; et, en sa qualité de nation rajeunie par un renouveau politique total, elle se doit de préciser devant le monde les caractéristiques idéales de sa nouvelle vie. Mais tout en donnant à la Poésie d’Annunzio et Pascoli, voire même Carducci, elle garde ses voies littéraires officielles hors de toute atteinte noble et féconde, hors des domaines troubles, mais glorieux, des recherches modernes intellectuelles et sentimentales. Ses auteurs manquent d’une vigueur, et par conséquent de rayonnement, vraiment nationale. Ils font, particulièrement depuis trente ans, de mauvais romans, de mauvais poèmes, de mauvaises pièces, ourdis sur les dernières trouvailles des écoles françaises. Quelques-uns parmi eux, à Naples, à Catane, donnent de temps en temps des œuvres où un accent régional s’élargit jusqu’à l’évocation d’un état d’âme national. Une dizaine d’écrivains, de ceux qui ont suivi de très près la génération de d’Annunzio, ont les qualités de puissance et d’harmonie qui devraient plus activement influencer les courants littéraires plus jeunes. Mais ils demeurent solitaires et peu compris. Marradi, Butti, Zuccoli, Corradini, quelques autres encore, plus ou moins jeunes, sont de ceux-là. Mais que de faiseurs, dans ce monde officiel d’où, très volontairement, très arbitrairement aussi, j’exclus les « isolés » d’Annunzio et Pascoli !

Les deux morts que l’Italie a eu l’heur de saluer dans la même journée appartenaient au nombre de ceux qu’il faut qu’on tue. Il y a des jeunes poètes, en Italie, qui, semblables à leurs confrères les jeunes musiciens, ont besoin d’un renouveau absolu de la culture, et des tendances de la culture, pour s’affirmer et pour triompher. Le théâtre italien doit attendre beaucoup de ses poètes, pour faire pardonner au public national le succès de la Cena delle Beffe, de M. Benelli, ou le peu de succès des œuvres de d’Annunzio ; des jeunes écrivains sont prêts à des batailles généreuses, ils les livrent en désordre et avec un bel élan, ou ils demeurent à l’écart, dédaigneux. Mais l’attention générale est trop retenue par les « faiseurs » glorieux, pour qu’on accepte la bataille des uns ou pour qu’on s’aperçoive du dédain des autres. Cependant il y a la mort qui apporte toujours une grande promesse d’équilibre, et malgré que certains jeunes soient terriblement vieux et inversement, tous ceux qui aspirent dans tous les pays méditerranéens à une nouvelle renaissance spirituelle de la race capable de canaliser tout le gaspillage de l’esprit contemporain, et de donner à celui-ci un nom ou une haute volonté collective, doivent compter sur l’œuvre de la mort, la seule féconde, au moins en espoirs, et la saluer au passage. Je la salue ici.

Le drame de la poétesse Vittoria Aganoor-Pompily est poignant et beau. Cette poétesse romantique, issue d’une souche arménienne et née sur l’Adriatique vénitienne, est disparue en beauté, car elle a entraîné dans sa mort l’être aimé. Le fait-divers a pris une signification « lyrique », dans le sens que Baudelaire accordait à ce mot, et nullement romanesque. Le drame s’est déroulé dans une maison de santé, à Rome. Là le mari de la poétesse, un politicien doublé d’un lettré, s’est suicidé devant le cadavre de sa femme. La plus grande poétesse vivante de l’Italie s’est éteinte ainsi, enveloppée d’une nuée pleine de charme funèbre. Mais après son amour, son œuvre la suivra. Elle partageait avec cette grossière et lourde « poétesse sociale » qui signe Ada Negri, le primat de la poésie féminine italienne. Dans le nombre sérieux et sans grande signification des femmes-écrivains italiennes, le primat était facile à détenir. Les deux poétesses, la socialiste et la romantique, étaient maîtresses de la situation. La socialiste reste, mais, par bonheur, sa lyre a ses cordes cassées, car elle, je crois, n’écrit plus. Vittoria Aganoor-Pompily, qui avait aussi la renommée de la beauté, était la plus bourgeoise et la moins curieuse des poétesses modernes. Son sentiment était simple et clair, de cette simplicité et de cette clarté qui semblent des synonymes élégants de l’impuissance dans la vision, de la faiblesse dans la conception et de l’invertébré dans l’expression. Son style était cependant nerveux et parfois émouvant ; la qualité de l’émotion n’était pas très supérieure, mais elle était suffisante pour retenir l’attention des lettrés dignes de ce nom. Au surplus, l’expression lyrique de Vittoria Aganoor-Pompily était toujours très noble.

Elle a écrit deux livres qui lui assurèrent la popularité : la Légende éternelle (la Leggenda eterna) et Lyriques nouvelles (Nuove Liriche). Parfois, un élan éperdu, une angoisse toute orientale, un sursaut de son atavisme admirable, lui donnaient la nostalgie des grandes visions, des paysages d’orages, des orages de la nature et des hommes ; mais le souffle était court. Et où la poétesse a trouvé l’harmonie la plus évidente entre ses possibilités intérieures et ses moyens d’extériorisation, c’est surtout dans le lyrisme « bourgeois », le plus simple, le plus clair, le plus à la portée de tous aussi. Sa sensibilité était celle d’une femme romantique, mais paisible, qui a trop regardé la lagune immobile. Sa jeunesse fut triste et dévouée, l’amour vint tard, et son art n’a pas les secousses sexuelles ou les angoisses sentimentales d’autres poétesses italiennes plus jeunes, les dernières arrivées.

Voici un exemple assez complet de cet art, dans un poème dédié par la poétesse à son mari. La sensibilité générale peut y trouver des accents d’émotion facile et agréable :

Si vers toi, cachée sous une foi fraternelle,
Vient la trahison ; et sur tes champs fait sa moisson
La tromperie ; et l’oubli accomplit ses lâchetés ;
Qu’à ta peine l’âme répète
                                        Que moi je te reste.
Si l’orage déracine les domaines
Du rêve, et la misère s’installe
Là où ton désir élevait haut sa demeure ;
Un nouveau palais de joie et d’espérance
                                        Moi je t’élèverai.
Et si jamais sur la trace du destin
Les ténèbres t’enveloppent et t’attirent
Dans des coins aveugles de l’abîme, invoque mon nom ;
Et, avec mon cœur pour flambeau, pour te sauver
                                        Moi je volerai.

Ce paisible lyrisme de Vittoria Aganoor-Pompily n’aura exercé aucune influence sur la poésie italienne contemporaine. Mais elle a eu le bonheur de mourir avant d’alourdir davantage sa popularité par le nombre des années qui, plus que le nombre des œuvres, la rendent insupportable, funeste et sottement sacrée chez ceux que l’on élève aux sommets de la renommée. La double mort lui donne une auréole de beauté qui sans nous éblouir nous charme.

J’ai le regret très vif d’associer le nom de cette femme, qui en somme fut une poétesse pure, au nom d’un des écrivains italiens les plus impurs, Girolamo Rovetta. Cet infatigable fabricant de pièces et de romans, qui laisse une vingtaine de romans, une trentaine de pièces, ne laisse au fond qu’un vide considérable où d’autres intérêts aussi matériels et acharnés que les siens vont s’engouffrer au nom de la littérature. La génération des Rovetta ne finit pas avec lui. Il a décrit la vie sociale, politique, il a évoqué le 1848 italien, il s’est attaqué tout dernièrement aux malheurs conjugaux du pauvre Molière, tout comme M. Nigond, et avec autant de talent et de succès. Dans son évocation de la révolution italienne (Romanticismo, drame), il y a cette élévation d’esprit, sublime, assure-t-on, qui faisait écrire à Carducci, dans une préface à une anthologie italienne, parue chez Sansoni à Florence, ces lignes qu’on ne saurait déclamer sans l’appui sonore d’une bien frissonnante harmonie militaire : « Mettons-nous debout : c’est le 48 ! »

Les âmes sensibles peuvent déplorer la mort de Vittoria Aganoor-Pompily, morte encore jeune et belle. Elles auraient mauvaise grâce à déplorer la mort de Rovetta.

Échos.
L’exposition rétrospective de Rome §

Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910, p. 569-576 [575].

À l’occasion des fêtes commémoratives de l’unité italienne, qui auront lieu l’année prochaine à Rome, une exposition rétrospective, comprenant plusieurs sections, sera installée au château Saint-Ange, sous la direction du colonel Borgatti.

Dans la section de topographie romaine figureront des reproductions en plastique d’anciens monuments qui n’existent plus, notamment des modèles de Saint-Pierre avant les travaux entrepris par Nicolas V et Jules II, du Campidoglio avant les travaux de Michel-Ange et de Vignola, de l’ancienne basilique Saint-Jean-de-Latran, etc.

Une section sera consacrée à l’histoire des costumes romains, avec une série de groupes en cire, anciens personnages habillés suivant les données fournies par l’archéologie.

Une exposition de pharmacie, chirurgie, parfumerie et céramique contiendra la reproduction de diverses boutiques de l’époque, et du cabinet du célèbre alchimiste et médecin Borri qui, prisonnier au château Saint-Ange, s’y trouva si bien qu’il ne voulut plus en sortir : il s’était créé là une clientèle spéciale et avait guéri l’ambassadeur de France.

Une autre section sera consacrée aux armes. À cet effet, le château Saint-Ange sera complètement équipé et armé dans ses tours, bastions, créneaux et meurtrières, pour donner l’illusion de ce qu’il était au moyen âge au moment de repousser un assaut.

Enfin l’exposition rétrospective des beaux-arts occupera une place d’honneur. Le comte San Severino di Vimercate y enverra la célèbre statue qu’il possède, la Pietà de Michel-Ange ; la société des anciens marbriers viterbiens prépare une reproduction en marbre de la fontaine monumentale de Viterbe, qu’elle offre gracieusement à l’exposition.

Tome LXXXV, numéro 312, 16 juin 1910 §

Fragment d’album inédit de Desbordes-Valmore (Milan, 1838) §

Tome LXXXV, numéro 312, 16 juin 1910, p. 588-607.

[Introduction] §

Au printemps de l’année 1838, Valmore et sa femme se trouvaient dans une situation désespérée. Valmore venait d’apprendre que le théâtre de l’Odéon, dont il était le régisseur, allait être fermé. C’était la misère. Sans réfléchir, sans écouter les conseils d’amis dévoués et clairvoyants, il accepta les offres qui lui furent faites d’entrer dans une troupe ambulante, qui devait aller jouer en Italie, à l’occasion du couronnement de l’empereur Ferdinand, comme roi de Lombardie. Des représentations devaient être données à Milan, puis à Gênes, à Rome, Naples. Les appointements étaient de 7 000 francs. Il partit, emmenant sa femme et ses deux filles, laissant son fils Hippolyte en pension, à Grenoble, chez le généreux M. Froussard.

Dès son arrivée à Milan, Marceline s’aperçut qu’elle n’avait fait que changer de misère. Les appointements de son mari lui suffisent à peine — encore n’en touchera-t-il qu’un mois — tant le prix de toutes choses est exorbitant17. Il lui faudra se contenter d’une chambre, donnant sur une cour, éclairée par une seule fenêtre. Pour horizon, un platane et des murs ruisselants d’humidité. Même, la maison qu’elle habite se trouve-t-elle à l’extrémité de la ville, près du taudis réservé aux représentations de la troupe française. Le Grand Théâtre est occupé par la troupe italienne ; on abandonne aux acteurs étrangers des tréteaux de saltimbanque dans un quartier où personne ne s’aventure. Peu de temps après l’impresario s’enfuit, laissant ses artistes sans ressources. Il faudra que Mlle Mars donne des représentations, pour leur permettre de regagner la France.

Marceline suivit son mari, sans enthousiasme. Il fallait vivre. « Venir en Italie18, écrit-elle à son amie Mme Pauline Du Chambge, pour guérir un cœur blessé et mort d’[amour]19, c’est étrange et fatal. » L’impression première fut pénible. « Tous les accents qui m’entourent me semblent des cris sauvages. Je m’imagine qu’ils jouent la comédie. La divina lingua est une des plus rudes choses de ce monde. On ne comprend pas les nègres en arrivant aux colonies, mais leur voix ressemble à une haleine d’oiseau. — J’ai entendu à Turin seulement une voix céleste d’église. Dieu respirait en elle. » Cette peine s’accrut de toutes les déceptions de Valmore, et de toutes ses privations, à elle.

Deux mois après, à son fils, qui lui demandait quelques détails sur leur vie, elle répondait « Il tombe depuis trois jours des torrents d’eau de ce ciel, que tu te figures si ardent et si bleu. Pour te faire une idée juste de ce climat mobile et d’une action mauvaise sur les nerfs, rappelle-toi Lyon, qu’il me retrace plus que je ne voudrais, mais dans cela des rues larges, des maisons basses et en granit ; la plus belle cathédrale des rêves d’Adrienne et des églises du ive siècle, encombrées de richesses et de tombes ; quelques jolies femmes bien fières, bien froides ; quelques hommes grands et droits comme des peupliers, s’élevant au-dessus d’une population rampante de nains, de bossus, d’êtres difformes et traînants, tu auras une idée de Milan, tout rempli d’un parfum de résine et de tabac, de fromage et de jambon, qui porte au cœur, par les rues et jusque dans les loges des théâtres20. » Et à Pauline Du Chambge : « Ah ! la misère en France est moins misère encore qu’en Italie. Non, tu n’as pas idée de ce que nous en connaissons, c’est impossible de froide tristesse et de dégoût21. » Aussi pourrait-on croire que Marceline dut se trouver heureuse de revenir en France. Elle l’eût été, si elle avait pu voir Rome, et satisfaire ainsi ce désir sourdement et tendrement caressé. « Sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome ? la trace rêvée, qu’il y a laissée de ses pas, sa voix si jeune alors, si douce toujours si éternellement puissante sur moi, je ne demanderais à Rome que cette vision : je ne l’aurai pas22. » Ne s’est-elle pas évité un désenchantement cruel ? — C’est on vain qu’une main pieuse a voulu donner le change, en notant que « Valmore, à l’âge de seize ans, était passé par Rome, en allant à Naples23 ». C’est bien de Valmore qu’il s’agissait !

De ce voyage, il est resté des lettres, des poésies — elles ont été publiées24 — et un fragment d’album, resté inédit, qui, s’il ne nous apporte rien de nouveau sur la vie de Marceline, nous montre son talent dans le genre descriptif qu’elle n’avait point encore abordé25. Sous forme de lettre ou de simple récit, elle nous donne, comme en une suite de petits tableaux, ses impressions sur Milan. Qu’on ne s’attende pas à y rencontrer une description complète de la capitale lombarde, ni des pays qu’elle a traversés. De ceux-ci elle n’a gardé que quelques fleurettes desséchées. Sa narration est émaillée de mots italiens, voire même d’inscriptions latines, qu’elle n’a guère comprises, latin et italien sont quelque peu fantaisistes. Cependant, ces documents, quelque informe qu’en soit leur transcription, on ne peut que savoir gré à Marceline de nous les avoir donnés. Elle ne les a pas imaginés. On en retrouve trois, repris dans un ouvrage très savant et très sûr. Elles nous sont donc une garantie de véracité pour l’ensemble du récit.

Comme dans les autres albums de Marceline, on rencontre dans celui-ci, éparses, des citations d’ouvrages qui l’ont frappée. La plus curieuse — je ne dis pas la plus intéressante — est de M. J. Bard ; elle précède son récit. Il semblerait qu’elle lui ait servi.de modèle pour l’essai dont elle la fait suivre. Heureusement, Marceline abandonne vite son modèle, pour rester elle-même. Cet album, ou mieux ce fragment d’album ne présente pas l’aspect de ceux qui ont été donnés à la Bibliothèque de Douai par la famille Valmore. Plus de bristol chamois ou bleuté, plus de beau papier de Hollande, plus de reliures romantiques ou d’autres, moins anciennes, en cuir de Russie. Même, le format est différent. C’est un cahier de 128 feuillets, de hauteur moyenne, carré ; le papier en est mince. M. Désiré Dubois, qui le tenait de Marceline, l’a fait recouvrir de chagrin noir26.

Ce n’est qu’au feuillet 44, que l’on trouve la citation de M. J. Bard et l’essai de Marceline. Deux feuillets plus loin : une Salutation angélique et un Noël en italien. N’est-ce qu’une transcription ? Au feuillet 53 : « À Milan. Une feuille prise à l’arbre montant à la fenêtre de ma chambre. Platane. » Les pages, publiées ici, occupent les feuillets 54 à 83. Une vignette coloriée, au feuillet 108 : « Dôme de-Milan. » Au-dessous, une fleurette : « Herbe du dôme de Milan. » Plus loin, une fleur et une grappe de cosses, cytise ou genêt : « Lazaret à Milan. » Encore plus loin, tout à la fin, une image de sainte Anne, grossièrement enluminée : « Milan, 26 juillet, le soir de la Sainte-Anne, avec Ondine et Inès, église San Stephano. » il faut borner ici ces lignes nécessaires, et indiquer aux curieux, qui seraient désireux de trouver plus de détails sur Marceline, sa Correspondance intime, et surtout l’ouvrage sur documenté de M. Jacques Boulenger27.

[Fragment] §

19 juillet.

Mon premier soin en arrivant à Milan est de courir à la poste. Le soleil, la poussière me donnait soif d’une lettre de mon fils et de toi, et je n’ai rien trouvé encore, malgré le retard de six jours passés à Lyon et Turin. Je ne te parlerai de cette ville que dans quelques jours. Un cœur triste corrompt tout. Je n’ose dire ce qu’elle me semble en ce moment à moins de recommencer après que j’aurai reçu vos premiers souvenirs. Ce sera peut-être une chose tout à fait différente.

Arrivés par une chaleur étouffante et par une large route entièrement découverte, nous étions brûlés de soleil et chacun ressemblait à un tas de poussière mouvante. — Les directeurs nous attendaient charitablement dans la cour des diligences et nous firent monter dans de fraîches voitures qui nous enlevèrent à travers la ville avec une telle rapidité que je crus passer au milieu d’un rêve dont les ailes m’éventaient. Ici, la voie est tracée aux chevaux, qui ne dévient jamais, et cette voie est si unie que l’on croit rouler sur un tapis, sans bruit, sans heurt, sans la possibilité d’un cahot. Les rues sont très larges et sans ruisseaux, les maisons très basses, ouvertes, profondes et toutes favorisées d’une cour avec plus ou moins d’arbres et de fleurs. Les balcons où pendent toutes sortes de verdures et de longs rideaux flottants du bas en haut, partout, donnent à l’air un passage libre, dans lequel les chevaux semblent trouver un plaisir infini à se précipiter avec la voiture légère qu’ils emportent fièrement [avec leurs conducteurs immobiles comme des statues. On ferait le portrait à la course d’un homme en carrosse. Un modèle ne pose pas avec plus d’immobilité dans l’atelier]. Les voies étant ainsi tracées, les piétons ne courent d’autre danger que celui de traverser imprudemment les rues sans regarder derrière et devant eux presque en même [temps], car les voitures, lancées avec une hardiesse incroyable sur une sorte de marbre bleu où elles roulent presque silencieusement, sont sur vous au moment même que vous commencez de les entendre. Les cochers sont par bonheur d’une dextérité si extraordinaire qu’ils ont l’air de suspendre durant quelques secondes leurs chevaux et leur voiture en l’air, tandis que le passant s’éloigne sans regarder même le danger qu’il vient de courir.

Toutes les rues étant bordées de ces dalles bleues destinées aux marcheurs, c’est toujours en rasant les maisons que l’on se promène ou que l’on circule dans les rues. Le milieu appartient aux voitures, dont l’élégance est remarquable. Beaucoup ont quatre chevaux, ornés de rubans, d’armoiries et de riches harnais. Les dames y sont comme dans les loges, très posées, très en vue et vêtues avec beaucoup de goût. Elles tirent surtout un parti admirable de leurs cheveux généralement beaux, qui tombent des tempes jusque sur leur poitrine en longs anneaux, qu’elles ont l’art de rendre solides malgré l’air et l’extrême chaleur auxquels ils sont livrés. J’en ai vu beaucoup de charmantes… Leurs regards sont dédaigneux et froids durant la promenade, leur démarche droite, aisée et digne.

La population semble partagée en deux espèces, tout à fait distinctes : l’une saine, élancée, complète ; l’autre, avortée, misérable, rampante. Sur les portes, dans les promenades, dans les églises, partout des nains difformes, affligés de goîtres et de membres Imparfaits qu’ils appuient sur des béquilles. C’est un spectacle fort triste pour ceux que l’habitude n’y rend pas insensibles. Peu de familles pauvres sont exemptes de ce fléau ; une superstition pieuse s’y attache par bonheur et fait soigner ces infortunés comme une sorte de génie familier et bienveillant, qui prend cette figure humble pour garder la maison de tout mal.

Notre padrone, qui prend du plaisir à nous conduire dans sa calèche partout où il espère nous voir admirer sia cara citta, assigne une cause triste à cette triste différence, c’est la misère, hideuse et pâle aussi sous le soleil dont elle parvient à corrompre les doux rayons. D’abord et à tous, par le rite en usage au baptême, on plonge au fond du bénitier la tête du nouveau-né qui s’y fait chrétien et qui demeure imprégné d’eau durant toute la longueur de la cérémonie. L’enfant riche s’en tire avec d’autres bonnets de dentelles, avec les ablutions moins saisissantes de vin tiède et parfumé, qui remet le sang et le cerveau en ordre. Mais le petit chrétien pauvre demeure sous son humide et unique bonnet peut-être, et comme il pousse des cris, on le garrotte comme on fait encore à Orléans, qui offre une triste ressemblance avec cette ville dans les résultats de ces habitudes auxquelles la mère la plus éclairée par son instinct n’oserait se soustraire de peur d’un soulèvement autour d’elle et dans sa propre famille. — Il dit aussi que l’extrême pauvreté du peuple le force à porter fréquemment ses enfants à l’hôpital, où des sœurs de charité les reçoivent et les introduisent par un tour, usage dont il est défendu de s’écarter, et que ce tour, étant horriblement étroit, mutile les enfants que l’on y fait passer. J’aime mieux douter que croire à un pareil récit.

Les clochers des églises sont ici sépares de l’église même et n’ont que peu d’élévation. Les cloches sonnent au moyen d’une roue que l’on voit tourner d’en bas et soulever la cloche à découvert dans le clocher à jour (Campanile), ce qui ôte à leur voix le mystère de l’invisible, et le secret de l’appel à Dieu, sourd et sonore ensemble comme les solennelles de Rouen. L’air ici est apparemment si dilaté que le son des cloches, bien qu’elles soient peu élevées de terre, a quelque chose de perçant et de clair qui les fait ressembler au tocsin. Pourtant elles ne sont pas tristes, mais éclatantes et glapissantes.

Notre hôte nous emmenait un soir visiter San Ambrosio, que nous [avions] un grand désir de voir sur son immense renommée. En passant sur la place San Carlo Boromeo, l’un des chevaux qui nous menait se déferra, et nous entrâmes, en attendant qu’il fût remis en ordre, dans la petite église qui donne son nom à cette place. Ce que nous y vîmes de plus remarquable fut un prêtre immobile, à genoux, au dernier degré de l’autel du chœur, et, derrière lui, les fidèles le considérant avec un silencieux respect. L’un d’eux, nous voyant près de sortir, arrêta mon mari par le bras en lui parlant bas avec une extrême volubilité et un air d’admiration qui nous étonnait beaucoup. À la fin, mon mari comprit que le prêtre était là en oraison depuis dix heures, sans se mouvoir, et que son vœu l’y retiendrait six heures encore. — Sa vie semblait suspendue, et rien sur la terre ne devait l’autoriser à rompre sa pénitence, ni un danger de sa vie, ni un danger de celle des autres. En cela surtout consiste la gravité de l’engagement et le mérite de le remplir. Je ne sais quoi de triste me serra le cœur à ce récit de notre bon hôte et nous disposa à l’entrée imposante de St-Ambroise, que je trouvai entièrement contraire à mon attente.

Je croyais, comme à Ste-Marie près St-Celso, [être] frappée d’abord, éblouie de l’extérieur élégant et léger de l’édifice — mais ce n’est pas cela. Tout est sévère et sombre, on croit entrer dans les premiers mystères du christianisme. Les cloîtres qui entourent l’église, les murs nus, les cours pleines d’herbes sauvages, les peintures à fresque demeurées visibles à peine, les portes gothiques et massives, tout atteste les altérations qu’a subies ailleurs la Religion dans son unité primitive. Je me croyais sous terre comme sous les quatorze siècles qui ont enfoncé cette église dans le temps, et qui s’y soutient inébranlable. On atteste qu’un serpent d’airain, élevé sur une haute colonne de marbre, y chanta le jour de la naissance de S. Ambrosio. Cette prédiction fut faite par [manque]. Deux portes d’airain présentent tout ce que le travail des hommes peut offrir de plus admirable, l’art, la patience, l’ardent amour divin s’y révèlent dans chaque groupe ciselé avec une délicatesse merveilleuse. On n’est rien devant de pareilles choses. Leurs possesseurs en comprennent si bien le prix qu’ils défendent28 ces miracles de l’art par un double treillage fermé à double serrure. Cette serrure est une tête de lion, et c’est dans sa bouche qu’entre la clé.

On pénètre dans cette église par plusieurs entrées. La curiosité me fit sortir seule sur une rue déserte, toute pleine d’herbes incultes, d’orties. Deux jeunes filles couvertes de leurs voiles noirs s’avançaient en parlant bas. Elles passaient et repassaient alors devant une peinture à fresque qui représente la Mort en capuchon, et enveloppée d’une longue robe de moine ballante sur ses os. Un orgue des rues jouait à ce moment un air mélancolique, et je ne me croyais plus trop de cette vie, quand on me rappela de l’intérieur de l’église où il n’y avait qu’un homme du peuple malade et en prières. Nous tournâmes alentour de l’église souterraine sans pouvoir y pénétrer autrement que des yeux. C’est une crypte toute de marbre noir ou gris d’un effet inexprimable. On y officie l’hiver, à cause de la chaleur qui s’y concentre. Les trésors amoncelés dans cette vieille millionnaire, qui d’abord paraît tristement pauvre, sont incalculables. Le portique de cette basilique, fondée par saint Ambroise en 387, qui voulut y être enseveli… Nous nous arrêtâmes quelque temps sous le portique majestueux de sa sévère nudité. Au-dessus se donnait alors une leçon de chant d’église, et les voix les plus éclatantes nous retinrent sans me rappeler pourtant le charme mélancolique de cette voix entendue à la cathédrale de Turin, qui me fit pleurer dans mon cœur !

À Milan, toutes les musiques que j’entends, le soir, dans les écoles, dans les églises, jusque dans le son des cloches, rien n’est rêveur, rien n’est douloureux, tout a le caractère de la cantate et de l’air de bravoure, et ce n’est pas la gaîté de mon cœur qui me fait ressentir et juger ainsi leur musique. Il faut que ce soit deux fois pour que je n’y trouve pas à cette musique que j’adore quelque conformité avec mes tristes étonnements. — Les voix du peuple, si touchantes dans le Béarn, si solennelles en Allemagne, sont ici presque aussi communes et aussi criardes qu’à Lyon ; le pays des voix fausses et grossières — à quelques belles exceptions près. Pour moi, je ne te souhaite ici que pour aller avec toi au Dôme, pour tourner avec toi autour des remparts de la ville et de ce dôme retrouvé partout comme le plus beau des fantômes. Madame Alise était venue l’autre soir me chercher avec son enfant et les miens pour prendre l’air des remparts.

Je commence à toute heure quelque note pour toi, et je suis enlevée à cette consolation par mille soins qui ne me laissent pas respirer. À Paris, c’était le coup de la sonnette qui me faisait bondir de minute en minute, pour les visites souvent si vides et si accablantes, auxquelles je ne pouvais me soustraire par le scrupule de ma servante, qui ne voulait pas mentir et perdre son âme en disant que je n’y étais pas. Cette honnête Auvergnate m’a fait faire trois maladies, en m’apportant jusque dans ma chambre à coucher tous les oisifs inconnus et voyageant qui voulaient voir l’Odéon, en passant à Paris.

Ici, je suis au fond d’un faubourg, à la porte de Rome. Pas une âme ne m’y cherche. Le bruit des cloches, le chant d’un coq, les coups de feu que l’on tire dans les drames au théâtre, dont les foyers donnent par de petites fenêtres sur le jardinet où s’ouvre mon unique croisée, voilà tout ce qui accompagne les battements toujours pressés de mon cœur qui t’aime partout, et je ne peux souvent que penser à toi, sans t’écrire. Nous n’avons personne pour nous aider au ménage, et mes jours s’absorbent dans ce travail, dont l’habitude me coûte à reprendre, par l’extrême chaleur et la privation des ustensiles. C’est surtout dans les rues, où je suis souvent errante, en allant à la poste et partout, que mon âme s’appuie sur l’étrange situation où je passe avec ma famille. C’est là que j’use surtout de la liberté mélancolique d’errer, de parler, de pleurer, le long de ces rues désertes, de ces maisons inconnues, de ces églises hospitalières où je me précipite comme si j’entrais par une porte dérobée dans la maison de mon père. Là, je suis bien sûre que l’on m’entend. Se mettre à genoux, signer son front et rester tristement sur quelque marbre d’où personne n’a le droit de vous éloigner, c’est une grande douceur que je partage avec toi, car ton cœur est dans le mien.

Si tu voyais l’église du San Popolero, tu ne l’oublierais jamais. La scène où Jésus lave les pieds de ses apôtres, représentée dans l’enfoncement d’un autel en demi-cercle, comme une vraie chambre où ces douze figures, sculptées en bois, grandeur naturelle, font un effet si saisissant que l’on croit les voir bouger. La chapelle en regard de celle-ci représente le moment où Jésus vient d’être jugé. Je comprends la puissance de ces représentations dont l’Art sourit. Ce qui est resté le plus profondément gravé dans ma mémoire, n’est-ce pas le Bon Dieu flagellé, tombé dans l’herbe, derrière l’église déserte, où j’avais reçu le baptême six ans auparavant, et dans la cour d’un couvent des Récollets, où nous allions jouer à la cachette, une Notre-Dame des Sept-Douleurs dont la statue en bois, laissée sous un grillage, me paraissait tant souffrir que j’y restais des heures entières en contemplation, et que j’ai retenu ce que je croyais être sa pleine dolor.

Ici, dans presque toutes les églises, la gravité est rompue par un décor familier. Les fenêtres, qui y versent l’air, sont des fenêtres d’appartement, avec des rideaux de mousseline à franges ou garnitures pareilles, comme dans toutes nos maisons bourgeoises. Elles sont si peu élevées que vous voyez les maisons de la rue, les balcons, les habitants rire, causer, travailler et chanter, ce qui est choquant pour nous qui trouvons un retirement si profond dans nos églises pleurantes.

Le 15 août.

L’avisatore nous a réveillés, ce matin, par la nouvelle de l’arrivée de Mlle Mars. Je m’étais rendormie vers six heures, lasse d’y avoir rêvé avec mille inquiétudes, pensant que ses chevaux pouvaient avoir glissé, rompu leurs guides, perdu leurs fers, et elle être blessée… Les palpitations au cœur, qui m’ont laissé quelque repos depuis trois semaines, s’étaient réveillées, et je t’avoue que je me suis jetée hors de mon lit avec un grand soupir de bénédiction à Dieu. Mes chers enfants couraient de joie et s’habillaient à la hâte pour aller voir si c’était bien vrai. Une demi-heure après, nous l’avons embrassée dans sa beauté « qu’on venait d’arracher au sommeil », charmante, émue de son beau voyage, le redisant avec cette action et ce prestige que tu sais qu’elle a quand elle développe un sentiment dont elle est fortement pénétrée. Elle a été surprise et presque irritée quand j’ai répondu à ses félicitations de mes prochains voyages en Italie, que je n’en étais que triste. Elle est longue à comprendre que l’on peut avoir des yeux pour admirer et un cœur pour souffrir.

Le soir, elle était elle-même oublieuse de toutes ses contemplations, et rendue à son caractère que je n’avais jamais compris tel que je viens de le comprendre. C’est une enfant irritable et désarmée aussitôt, incapable de feindre ; ses sourires, ses colères, tout est spontané, tout est vrai comme le génie qui la possède au théâtre.

Trois prêtres chantant et brûlant le jour par trois cierges allumés. Un prêtre ouvrant la marche avec un crucifix d’or. Un homme portant sur son épaule une petite botte vernissée, de couleur verte et d’une forme moins étouffante que celle adoptée en France pour le cercueil, tel était le convoi d’un pauvre enfant du peuple que nous suivîmes, dans la rue ou il Borgo di Porta Romana. Il passait au milieu d’un peuple serré, chantant, criant, courant dans la poussière et le soleil, et la foule, qui s’ouvrait pour laisser passer le prêtre, ne se retournait plus sur le pauvre petit cercueil.

Le lendemain, à la même place, passait une longue file de prêtres et de flambeaux luttant avec une triste impuissance contre les rayons du soleil dans sa force. Des femmes, des hommes, des enfants, tous portant leurs cierges funèbres, inondaient la voie et chantaient. Au milieu de ce cortège et au fond d’un voile blanc dont huit petites pleureuses tenaient les bords flottait un léger cercueil recouvert de damas blanc brodé d’argent et couvert de fleurs et de couronnes admirablement belles. Les jeunes filles qui portaient ce fardeau riaient, vêtues comme pour une fête, et couvertes de voiles éclatants de blancheur, de perles et de rubans blancs. C’était ce jour-là une mère riche qui pleurait. Nous priâmes aussi pour cette douleur toujours pareille au cœur des mères.

Hier, 22 août, Valmore nous a fait respirer l’air et commencer comme toujours notre promenade par une église, celle de la Passion, que l’on aperçoit du rivage, et dont la façade, ornée de statues d’un caractère grave et de bas-reliefs en marbre, est d’une profondeur, qui manque en général à celles que j’ai trouvées d’ailleurs si belles. Les orgues, placées à droite et à gauche du chœur, sont d’une forme tout à fait exceptionnelle ; d’une grandeur prodigieuse et de la plus élégante singularité. Le maître autel en marbre est superbe. Le chœur entièrement caché renferme, comme l’église, des tableaux rares. Ce qui frappe le plus dans cette église sévère et mystérieuse, c’est, sous la voûte sombre qui mène à la sacristie et aux cloîtres, un double tombeau de marbre blanc soutenu par d’énormes jambes de lion. La structure et le travail de ces deux tombes jumelles l’une sur l’autre causent un recueillement plein d’une triste admiration. Nous ne pouvions sortir. Les bas-reliefs de la façade étaient, quand nous y sommes entrés, cachés par des tentures mortuaires et un large cadre où se lisait, au milieu des symboles, cette brève oraison qui demande l’attention et la prière des passants. Tandis que les ouvriers, montés sur les corniches et le piédestal des hautes statues, détachaient les draps noirs bordés de galons jaunes qui ruisselaient sur le parvis, les élèves du Conservatoire de musique, qui semble faire partie de l’église, poussaient leurs cris charmants, d’autres jouaient du violon et du piano, et le soleil colorait en se couchant tous les anges du frontispice, tenant, chacun un des instruments de la Passion, représenté en bronze, et ces beaux anges tristes semblaient prêts à s’envoler au-dessus du supplice de Jésus-Christ et de sa mère, sur lesquels ils pleurent. Ne savoir pas dessiner est un supplice continuel devant ces scènes que l’on voudrait faire comprendre à ceux qui ne peuvent les voir, et ne pas trouver un mot pour rendre l’impression qu’ils produisent en nous est une autre souffrance qui éclaire trop tard et tristement sur l’ignorance profonde dont on ne s’était jamais tant aperçu.

Nous revînmes tout silencieux le long des rues désertes, et nous prîmes au hasard un large escalier qui nous offrit de la ressemblance avec celui des Tuileries où mène la rue de Castiglione. Celui de Milan nous fit monter sur le large boulevard intérieur, bordé de si beaux arbres et découvrant au loin les montagnes du Simplon. Ce haut boulevard ou rempart, qui circule autour de Milan qu’il renferme, est bordé de jardins et d’une riche verdure par-delà lesquels se répète, aussi large et aussi peuplé d’arbres d’une hauteur prodigieuse et sur deux rangs, le boulevard d’en-haut. Nous le parcourûmes à moitié, toujours poursuivis du Dôme, noyé dans les feux du soleil couchant, et nous redescendîmes à la porte de Rome, où commence la longue et large rue dans laquelle nous demeurons. Nous ne pouvions marcher de lassitude, et Valmore, pressé de se rendre à la répétition pour Mlle Mars, nous laissa chercher, seules, du lait dans quelque maison du faubourg au pied du rempart. On nous indiqua près d’une église, et nous passâmes au milieu d’une foule de moissonneurs, qui revenaient des champs, portant sur leur tête des herbages et de grands paniers. L’une des femmes, courbée sous son fardeau, blonde et demi-nue, couverte de poussière et dont les yeux bleu clair brillaient étranges au milieu de son teint gris, et sous son chapeau rond de la même teinte, me saisit par sa ressemblance frappante avec Mlle Dorval, que j’ai vue presque ainsi dans la Muette de Portici, où elle était si triste et si vraie. L’église où nous descendions était si pleine de monde pour la bénédiction qu’il nous fut impossible d’y pénétrer, quand la foule s’ouvrit tout à coup et laissa passer trois prêtres avec des flambeaux. Cette foule, qui les suivait, nous les [fit] bientôt perdre de vue, et nous entrâmes dans une petite maison basse attenante à St [manque] où la vieille marchande de lait, tête nue et blanche comme sa quenouille, nous délassa par son bon lait et son bon accueil.

En sortant de ce petit réduit pour aller nous coucher, nous retrouvâmes par groupes la foule de l’église, le long de la rue que nous descendions, et ces groupes s’éloignaient, puis se rapprochaient d’une grande porte fermée, mais assez mal jointe pour laisser ruisseler par ses fentes les flots de lumière, qui attiraient tant de curiosités. Je me hasardai d’interroger une belle jeune Italienne qui me répondit : una sposa, d’où je conclus que c’était un mariage. Tout à coup la porte s’ouvrit avec bruit. Cinquante cierges allumés éclairèrent la rue fort obscure ce soir-là, et parmi les prêtres, silencieux comme le cortège nombreux de femmes, d’hommes et d’enfants, qui suivaient tous avec leur lumière portée sous le bras et penchée en avant, apparut un cercueil recouvert de drap noir, surchargé de franges et d’ornements d’or. Nous le suivîmes longtemps des yeux, comme un rêve qui nous tient dans la stupeur, et nous rentrâmes, le cœur serré d’un spectacle si simple et si terrible. Le lendemain, pendait à l’église le cadre des trépassés.

A l’animà di… Eterna pace ! Inevitabile fata.

Je ne saurais me faire au son des cloches, qui déchirent l’air comme la voix des femmes en Italie. Elles semblent en fureur quand elles causent, et passent avec une si incroyable facilité des notes aiguës au contralto le plus mordant qu’il est impossible de croire que ce soit là cette langue la plus renommée pour son charme et sa noblesse. Il faut donc la lire et l’entendre chanter, mais parler, c’est à fuir. Est-ce par cette raison que la voix douce et pure, la diction limpide et les intonations sensibles de Mlle Mars, son rire perlé, ses larmes pénétrantes ont produit ici un étonnement et une sensation impossibles à décrire ? Chacune de ses paroles les saisissait de joie. On l’a couverte de fleurs, on lui a crié : Divina ! Divina ! Angel ! Angel ! Angel ! Sur Sur un des cinquante bouquets tombés à ses pieds était écrit au crayon : Quando ride, bisogna ridere ; quando piange, bisogna piange ; insomma alla e la padronna di tutti i cuori ! Et de crier : E vero ! E verissimo ! Elle était émue, mais nous l’étions plus qu’elle. C’était un beau dédommagement des petites tracasseries semées sous ces triomphes si purs. Figure-toi qu’on veut la forcer à jouer dans un théâtre consacré d’ordinaire aux singes et chiens savants. J’ai eu la curiosité de l’aller voir hier, et j’ai reculé.

Inscriptions du cloître de San Ambrosio, sur des fragments de marbre blanc incrusté dans les vieux murs où quelques fresques des premiers temps de la peinture n’ont pu survivre aux ans et à l’humidité.

Cratini 29    avulio                                                 Ceptache     fieretro

Sabino

Cratinio me                                                            Priscae

Albucia       le                          da

Megetta 30                                          Lioria

      Deposito        est

      Marcus          Hiccimpol

                                 Consul

                            Deposita         est

      cviv            livore

         Sanati            Somus

Sous un christ :

Venire post me abneget…

Sur une tombe :

Inevitabilis fatis

Dans l’église souterraine :

Marcellina          Sorella di San Ambrosio.

Marbres de sa tombe, placés aux deux côtés du tombeau de San Ambrosio, dans le chœur souterrain, où la vie entière de ce saint est retracée dans un nombre infini de fresques d’un intérêt, d’une fraîcheur et d’une vie indicibles.

Le maître autel de l’église contient les corps de saint Ambroise, saint Gervais et saint Protais en une caisse d’or et d’argent, ornée de diamant. Les gardiens ne l’ouvrent qu’au prix de cinq francs, par le secours d’ouvriers qu’ils paient à leur tour.

Pierre du cloître :

                                         … Caesari 31

                                                                       ordo

                                                                  civitatis

                                                             comentium

                                                     D. N.   Moelus.

Les peintures de cette église sont remarquablement belles. On ne peut les quitter. Une fresque de Jules Procaccini représentant saint Georges décapité ne s’effacera jamais de ma vue. Sa tête est si belle, si récemment morte qu’on croit en voir frémir les chairs et les yeux demi-fermés. Le corps est tombé au premier plan et le sang paraît devoir jaillir hors du tableau. Toutes les figures se meuvent et respirent sur cette grande toile. La plus frappante, après celle du martyr, est celle du bourreau qui regarde avec effroi la tête de la victime, et paraît dire à ceux qui l’entourent : « Vous m’avez fait faire une telle chose ! »

La chapelle de sainte Marceline, sur le même rang que celle de saint George, est toute moderne, en marbre blanc, éclairée d’une lampe éternelle et de deux fenêtres qui y versent un grand jour sur les fresques éclatantes qui tournent au plafond. Le tombeau en marbre blanc, d’un style sage et sans sculpture, élevé sur des gradins ; est surmonté de la statue à genoux de la sainte pleurante et voilée.

Théodose confessa ses crimes devant le peuple dans cette église dont les portes en cyprès, chargées de bas-reliefs admirables, ont été, par une double grille, garanties du fanatisme des pèlerins qui emportaient des figures, des bras, des jambes.

La chaire en marbre blanc, d’un style byzantin comme le maître autel, s’élève sur le tombeau déjà fort élevé de Stilicon, général de Théodose, qui, ayant abjuré, s’y fit enterrer avec sa femme. On ne peut rien voir de plus extraordinaire que cette architecture qui se retrouve dans l’église de Saint-Eustorge, où s’élève, dans une forme lourde et bizarre, le tombeau des trois Mages, surmonté d’une étoile pour unique ornement.

Le missalo di tempi di San Ambrosio, orné de sujets saints, dont la beauté, le dessin et les couleurs sont au-dessus de tout ce que l’on peut se figurer. Ces précieux vélins n’ont subi aucune altération, tandis que les bas-reliefs et statues en marbre, aux nez usés, aux joues creusées, portent toutes les traces du temps.

23 août. Le temps le plus pur et la volonté de notre padrone nous ont fait sortir du trou mélancolique où nous voulions passer la soirée, au bout d’une course presque aérienne et comme on les décrit dans les contes des fées. Les chevaux et l’homme qui les dirige fendent l’air si rapidement qu’ils ne semblent faire aucun mouvement et se laisser emporter par la seule action de l’air. Nous étions devancés et suivis par une grande partie de la population de Milan qui se succède sur cette route pour aller voir le camp de douze mille hommes qui vient d’être élevé comme par un coup de baguette dans une plaine immense à… de MiIan32.

Milan, 31 août 1838. J’ai bien à vous remercier, Monsieur, de votre bon souvenir, jeté à travers vos voyages. Cette lettre a été pour moi un rayon bienveillant, qui venait consoler nos amères déceptions. Nous sommes indignement trompés par un fou qui s’est précipité lui-même dans l’abîme où nous voilà. Il n’a le privilège de Naples, ni de Gênes, et son associé soi-disant millionnaire, ayant d’abord voulu rentrer dans les avances du voyage, nous restons sans garantie, sans moyen d’aller plus loin que Milan, ni de regagner la France. Ce bailleur de fonds se retire avant d’avoir rien perdu et nous n’avons nul recours sur lui, car il n’a pas joint sa signature à celle de l’autre qui, s’il n’est pas un abominable trompeur, est un insensé à mettre aux Petites-Maisons. Nous lui devons le complément de la position déplorable où le manque d’honneur de M. Vedel nous a jetés. Mlle Mars est consternée sous les fleurs, les sonnets et les couronnes qui viennent de pleuvoir sur elle après cinq représentations glorieuses pour elle comme pour notre gloire nationale. On vient de la forcer à jouer sur une espèce de tréteau, à l’extrémité de Milan, la propriétaire de l’autre salle l’ayant louée à l’avance à la troupe du Roi de Sardaigne, ne jouant aussi que de la comédie et du drame.

C’était affreux à voir Mlle Mars et les autres victimes dans cette écurie. Mais, ayant déclaré qu’elle ne veut plus subir cette honte, on ne veut pas plus la payer de ses cinq premières représentations que les autres artistes de leur mois qui demeurent sans garantie du second et de tout leur avenir. Les traités sont faits avec tant de duplicité que j’ai l’effroi de voir perdre à Mlle Mars le fruit de son admirable talent et des loges que les nobles ont louées pour la voir.

Pardonnez-moi de vous arrêter sur ces tristes tableaux que je vois dans le coin sombre d’une ville livrée au délire de toutes les fêtes et de toutes les espérances. Nous sommes relégués à la Porte de Rome et je vous prie, si vous passez à Milan, dont je serai partie alors sans doute, de venir arrêter un regard mélancolique sur le théâtre appelé Carcano, qui tient à notre pauvre maison qui n’a de valeur qu’un vieux platane et un jeune acacia mêlant leurs branches à ma fenêtre sans rideau, au fond d’une cour humide, dans la longue rue appelée Il Borgo de la Porta Romana. Je sais de loin que les feux d’artifice se succèdent hors Milan, partout où s’arrête le Roi qui vient à petits pas se faire couronner,

Le camp militaire, élevé comme par miracle en si peu d’instants à moins d’un quart de lieue de la ville, est rempli de curieux, de musiques, de bals, de jeux, ce qui fait que jusqu’à cette heure les cinq théâtres, ouverts à Milan pour cette époque qui devait les enrichir, sont encore déserts, à l’exception de celui où Mlle Mars vient d’attirer la noblesse, et pour laquelle les places ont été augmentées des deux tiers.

Le Dôme, la merveille achevée par Napoléon, dont le nom est ici dans toutes les bouches et sur tous les monuments, cette basilique érigée en statues de marbre blanc (on en compte cinq mille), et qui vaut à elle seule le voyage du curieux, est en ce moment déguisée à moitié en échafaudages pour les illuminations, et, ainsi que les principales églises de Milan, toute tendue de damas rouge à franges d’or. Les tableaux et l’architecture ainsi voilés feront pleurer les amants de l’Art qui ne font que passer pour admirer ces merveilles.

Ce que l’on cite jusqu’ici de plus extraordinaire dans les somptuosités du couronnement, c’est l’illumination du lac de Côme, au pied du Simplon, que l’Empereur a descendu de nuit. Ce lac immense, couvert de barques innombrables et de hauts bâtiments pavoisés, visibles par les ballons de couleurs éclatantes, pleins de lumières, les montagnes jusqu’à leurs prodigieux sommets tout éclatantes de feux brûlant durant la nuit, de transparents et de temples incrustés dans les flancs, des rochers lucides comme en plein jour, tout cela formait un spectacle magique et Mlle Mars en était ivre encore en me le racontant. Comme ce spectacle était horriblement cher à regarder, je ne l’ai vu, ainsi que mes enfants, que par les beaux yeux de Mlle Mars. Je vous dirai plus tard, Monsieur, comment elle sera sortie du mauvais pas où je ne me console pas de la voir. Hier, à ce théâtre qu’elle a forcément quitté, mais où les Français artistes ont conservé droit de présence par un bon procédé du directeur italien, nous avons vu [l’une] des plus tristes choses de ce monde (pour moi, du moins), Marie-Louise, plus âgée que son âge, malgré sa parure élégante et son bonnet de jasmins, l’inexplicable Marie-Louise, dont le cœur demeure impénétré, dont la physionomie impassible ne trahit pas une émotion. J’étais émue, moi, en passant forcément si près d’elle dans le corridor étroit où sa loge touchait la nôtre, que sa robe m’effleura, quand je cherchai, je l’avoue, et pour la première fois de ma vie, à voir en face une personne qui cherchait à se cacher dans une loge humble et sans lumière. Mais le prince de Metternich, et surtout sa livrée blanc et or, l’avait trahie. Mlle Mars, à qui je courus apprendre que le bras qu’elle touchait était celui de Marie-Louise, fit tout ce qu’il était possible de faire d’effort, sans manquer aux convenances, pour faire retourner un peu cette femme immobile. Elle n’en vint pas à bout. Quand je la vis se lever pour sortir, je me trouvai comme malgré moi] sur son passage, entre ses deux [manque] qui veillaient à la porte de sa loge. Elle se courbait en marchant comme pour chercher les marches de l’escalier à peine éclairé qu’elle allait descendre. Sa robe blanche, très légère et très ample, m’effleura. Sa figure me parut très longue et très colorée, mais douce et calme. Il me passa quelque chose devant les yeux dans ce moment qui me saisit. Je vis l’Empereur mort et le Roi de Rome, également comme une ombre, qui la suivaient dans ce froid corridor, et il me fut difficile de rester jusqu’à la fin de Jane de Naples, dont elle n’avait pu supporter peut-être le terrible dénouement. J’étouffai pourtant les battements redoublés [de mon cœur] pour connaître entièrement Mlle Marchioni33.

6 septembre. Toutes les voix maigres des cloches de Milan déchirent en ce moment l’air chargé de pluie. Les coups sans écho du canon se succèdent, et nul retentissement ne les prolonge. Je cherche à m’expliquer cette espèce de brisure sèche que les sons les plus graves produisent ici dans l’atmosphère comme si tous les bruits passaient dans le sable, et je ne peux me l’expliquer. Ici, la rêverie est comme inconnue, et, en effet, l’Italien dans l’absence de la passion triste, colérique ou amoureuse, l’Italien dort. Jamais sa voix ne murmure dans le souvenir. La romance, qui nous inonde le cœur de larmes, les fait bâiller.

Cataneo, musicien fort distingué et maître à la Scala, composait l’autre jour un air de bravoure sur ces paroles, et disait à chaque instant, en le faisant chanter à Ondine : « Allegro, allons donc ! Allegro. » Sans l’oublier, on peut fuir ce qu’on aime con entusias… apri la Bocca Sol, avec enthousiasme.

Le couronnement se fait à cette heure. Une foule immense et toujours muette assiste, inerte, à cet acte de puissance qui s’opère froidement sans obstacle et sans bonheur. Ce spectacle me fait aimer les quatre murailles humides où nous sommes relégués. La pauvreté peut s’isoler, se nourrir de hautes espérances ; les grands sont abasourdis de fatigue, de feinte et d’ennuis. Ennui, Misère au-dessus de toutes les misères, je ne te connais pas.

Hier, tu aurais été contente. Mars était Reina, et le stupide directeur s’est vu contraint par ordre de faire une recette immense dans le grand théâtre de la Canobiana, attenant au Palais du Roi. Une galerie supérieure joint au Palais ce théâtre, et c’est par cette galerie couverte, large et illuminée, que l’Empereur s’est rendu, non dans sa loge, mais sans apparat, dans celle des princes, qui est attenante.

Le 10 septembre. Le pauvre Violet se meurt en ce moment. Te souviens-tu de lui ? L’orage, qui ébranle le ciel et fait ruisseler l’eau à travers les éclairs, hâte peut-être et tourmente son agonie. J’ai le cœur serré de la mort de cet homme, parce qu’il a trop souffert et que c’est une nouvelle tristesse pour Mlle Mars qui en est consternée. Le bon Violet était, sans contredit, le plus fidèle et le plus attaché de ses domestiques, et sa fin prématurée est pour elle un événement qui la touche jusqu’aux larmes.

Tu dois te ressouvenir de Violet, qui gardait souvent sa porte et son antichambre avec toute l’inquiète surveillance d’une sentinelle en faction.

Milan, 19 septembre. Je t’écris et je pense au bruit assourdissant d’une roue qui tourne dans la cour, pour faire des sorbets ; ce bruit qui rampe dans l’air donne à mes idées, selon moi, la forme de mouches qui ne peuvent voler. Mes idées rampent aussi et me font défaillir le cœur. Tout à l’heure, ce sera la prière glapissante de l’école italienne, dont les enfants se font une distraction à déchirer la gorge. Et puis, des torrents d’eau sur les toits à la hauteur de nos vitres et une chambre si humide que le mur sans tapisserie coule et semble pleurer. — Italie quand ton beau ciel se voile, dis-moi, apprends-moi ce que tu donnes aux malheureux ? Et il y en a beaucoup autour de notre infortune. — Milan, encore Milan ! c’est en Italie que Tasso a perdu la raison… et toi aussi, pauvre Violet. Cette ville, en apparence si déserte, enferme dans un hospice deux mille aliénés.

Archéologie, voyages.
L’art monumental au Salon [extraits] §

Tome LXXXV, numéro 312, 16 juin 1910, p. 713-718 [714, 715, 717].

[…]

— L’envoi de M. Hébrard est complété du reste par de très intéressantes planches concernant la place del Campo à Sienne au moyen-âge, travail qui peut être, aussi bien, préféré au premier, — surtout avec la vue générale du Palais Communal et de ses abords. M. A. Levard expose enfin un bon travail sur la Basilique de Saint-Clément à Rome, piètre édifice sans doute, mais qui remonte peut-être au vie siècle de la ville (iie av. J.-C.). Comme beaucoup d’autres édifices de Rome, la basilique de Saint-Clément n’a pas de façade ; elle est surtout précieuse par ses mosaïques, sa décoration intérieure. M. Marucchi, dans ses Éléments d’archéologie chrétienne, indique qu’il y a là quatre églises superposées, la dernière du xiie siècle, qui sert actuellement au culte.

[…]

C’est encore une des fresques d’Avignon, avec avec un prophète se détachant à mi-corps sur fond bleu, par M. Yperman, et les « études sur l’architecture et la décoration d’influence française en Italie », peintures du xve siècle au prieuré de Saint-Ours d’Aoste, par M. Ch. Chauvet.

[…]

Il reste à mentionner des vues et édifices pris hors de France, en Italie, surtout : porte et église à Brescia, aquarelle de M. Wulfflef ; le dôme de Pise et la tour penchée, un plafond du palais Farnèse, à Rome, de M. L. Hulot ; à Sienne et Florence, de curieux détails de porte-étendards et de porte-falots, par Mr M. Robert ; la porte de la cathédrale de Lorette, par M. A. Piazza ; la crypte du couvent de Saint-François d’Assise, par M. A. Polart ; les souvenirs d’Italie et de Sicile (Orviéto, Sienne, Palerme, Monréale, etc.), par M. J. Greppi ; le pont de pierre à Vérone, par M. Leprince-Ringuet ; des coins de Venise, par M. E. Klabec (baptistère de Saint-Marc) et par M. H. Fivaz. C’est ensuite les croquis de voyage en Italie et Suisse (Florence, Bâle, Fribourg) de M. M. Chollet ; les sites de Grèce et d’Italie (Mistra, le Parthénon, Corinthe, Pæstum), de M. Levard ; […].

[…]

Musées et collections §

Tome LXXXV, numéro 312, 16 juin 1910, p. 737-745 [743, 744-745].

Réorganisation de la Pinacothèque de Munich [extrait] §

[…]

Parmi les tableaux qui sont venus enrichir la galerie, citons notamment : […] un Crucifiement et une suite de huit tableaux ayant trait à l’histoire des Gonzague, du Tintoret ; […] — du musée d’Augsbourg, la délicieuse nature morte les Gantelets, de Jacopo de Barbarj, bien connue des visiteurs de cette galerie, le Portrait de femme attribué à Léonard, le Christ chez Marthe et Marie du Tintoret ; […] À ces reprises s’ajoutent quelques acquisitions récentes particulièrement heureuses : […] un Guardi : Concert dans un couvent de femmes à Venise […].

Memento bibliographique [extrait] §

Nous avons plaisir à annoncer la publication du nouveau portefeuille de l’Arundel Club de Londres, cette Société dont le but si louable est, comme nous l’avons déjà dit, de faire connaître, par de belles reproductions, les chefs-d’œuvre des collections privées d’Angleterre34. Le Portfolio de 1909 ne le cède pas en intérêt et en beauté aux précédents. Les vingt planches en héliogravure, d’une exécution parfaite, qui le composent, nous offrent les œuvres suivantes, accompagnées chacune d’une brève mais substantielle notice : L’Annonciation, par Giovanni da Ponte (coll. de sir Hubert Parry) ; La Création, par Albertinelli (même collection) ; Allégorie, par Piero di Cosimo (coll. de M. Otto Beit) ; Madone et Saints, par Montagna (coll. de sir Hubert Parry) ; Sainte Famille, par Carpaccio (coll. de lord Berwick) ; Musicien, par Savoldo (coll. du comte Amhurst) ; […] Vue de Venise, par Guardi (coll. de M. Otto Beit) ; […].

Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910 §

Gabriele d’Annunzio et la vie moderne §

Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910, p. 51-65.
Glorifions en nous la Vie belle !
Seulement dans la plénitude est la Vie.
Seulement dans la liberté l’âme est entière.
Tout travail est un art qui se renouvelle ;
Que toutes les mains travaillent à orner le monde,
Glorifions en nous la Vie belle !
                                              G. D’A.
                  (Chant de Fête pour Calendimaggio.)

J’écrivis un jour ceci : « Gabriele d’Annunzio apparaît étrange et illogique au milieu de la platitude écœurante de l’Italie d’aujourd’hui, qui “sans ambitions ni désir de conquête” — ainsi que ses ministres le déclarent à la Chambre, — traîne sa vie bourgeoise et assure son “invulnérabilité par la conciliation de ses alliances et de ses amitiés”. » Des années ont passé. L’Italie se redresse peu à peu sur tous les domaines de l’industrie où principalement elle s’essaie. Quelques penseurs, érudits plus que doctes, vulgarisateurs avertis plus que créateurs de systèmes, à Naples et à Florence, par des études et des traductions fort nombreuses, répandent en Italie le sens de la culture universelle contemporaine. Quelques postes excellents, tels MM. Pascoli, de Bosis, Marradi, dont l’un au moins, le premier, est incontestablement un très grand poète, retiennent l’Italie aux limites lumineuses, aux sommets artistiques, où la vieille héritière de l’Hellade ne figure plus avec ses peintres tâtonnants et ses musiciens décrépits. Mais ces poètes sont mal secondés par une jeunesse bruyante ou hostile, seulement pleine de sa suffisance. L’atmosphère lyrique de l’Italie est troublée ou bouleversée par l’âpreté des industriels envieux de bien-être économique, comme si le bien-être économique, contrairement à ce que Montaigne affirmait, n’était pas l’ennemi de cette angoisse qui exalte le sentiment esthétique et pousse une humanité vers une renaissance de l’Art. Gabriele d’Annunzio demeure en Italie parfaitement isolé, compris et non suivi par une petite élite, et en général mal aimé et, encore plus, mal haï. Il apparaît encore, au milieu de l’Italie contemporaine, « étrange et illogique ».

Les « d’Annunziani » d’antan n’existent plus. Ils ont été engloutis par le journalisme, d’où ils eurent et donnèrent l’impression de sortir, vers leur vingtième année, il y a une vingtaine d’années, grâce à la séduction qu’exerçait le style du poète nouveau et de ceux qui l’imitaient. Mais le goût d’un classicisme modernisé de la pensée et du langage, d’un heureux épanouissement, en pleine littérature moderne, des bourgeons séculaires de la langue ; ce renouveau, ébauché furieusement par Carducci et voluptueusement réalisé par d’Annunzio, a produit quelques fruits. Il n’est plus permis, sans honte, à un littérateur italien, d’écrire sans recherche, sans au moins un souci de précision expressive et d’érudition élégante. Il n’y a qu’en Toscane où l’on peut encore trouver des poètes et des journalistes obstinés à « écrire ainsi que l’on parle », convaincus que le dialecte toscan demeure le paradigme pur de la langue nationale, de laquelle il fut le levain.

La langue et la prosodie italiennes ont été effectivement renouvelées. Le « double état de la parole », si merveilleusement exprimé par Mallarmé, l’un des plus étonnants esthéticiens modernes du verbe, éclaira la volonté innovatrice de d’Annunzio. Celui-ci marqua toujours énergiquement la séparation entre son expression quotidienne parlée et l’expression de la parole écrite. Il conquit et imposa la stylisation de la pensée dans l’écriture en comprenant que toute expression qui tend à l’œuvre d’art tend par cela même à sa stylisation, à un état définitif de synthèse, de cristallisation lyrique, de même que la forme et la couleur des choses cherchent à travers la main enfiévrée de l’artiste leur synthèse représentative sur la palette. Le renouveau de la langue littéraire italienne fut accompli. Aux jeunes poètes maintenant de s’en servir pour exprimer un lyrisme nouveau. Jusqu’ici, aucun d’entre eux ne laisse prévoir une force créatrice égale à celle de d’Annunzio. Celui-ci n’a aucun disciple. Et s’il demeure le plus pur écrivain de son pays par sa langue, il en demeure aussi le plus fort par l’étendue et par l’intérêt de ses conceptions.

Tour à tour poète, romancier et dramaturge, il reste isolé dans la lumière qu’il crée avec une énergie inlassable. Malgré ses emprunts, nombreux et toujours reconnaissables, quoique admirablement « arrangés », il est le plus grand poète tragique méditerranéen d’aujourd’hui. La race tout entière s’exalte en lui et l’exalte. C’est pour cela peut-être qu’il s’est toujours nourri des fruits les plus beaux et les plus opulents de la littérature française, depuis qu’il naquit à la Poésie, et qu’il vient d’offrir plus directement à la France sa pensée et sa plume, et les rythmes mêmes de sa langue littéraire, qui devient, pour le moment tout au moins, française. Un besoin de se renouveler sans cesse avec l’atmosphère universelle de son temps, aiguise ses sens, les orientant vers les grands courants spirituels qui s’entrechoquent dans les heures de notre époque.

De l’édoniste capricieux et éphémère André Sperelli, épris d’élégances romaines baroques, à l’aviateur Paolo Tarsis de son dernier roman, il a suivi un chemin assez significatif dont toutes les étapes sont marquées par des romans. Enfin le poète lui-même a pris le chemin qui mène de Rome-la-Magnifique non pas à Lutèce, « civitas philosophorum », mais à Paris, centre idéal et sentimental de l’action moderne. Aujourd’hui, d’Annunzio veut saisir le rythme de son temps, vibre aux vents puissants de l’époque neuve épanouie avec nous et en nous, et veut chercher dans le modernisme de la recherche héroïque et de l’action, le lyrisme latent, le souffle harmonieux à extérioriser, la clé où il harmonisera les sons profonds et vagues qui remuent obscurément son cœur d’homme moderne.

Ce pèlerinage d’un grand poète à la recherche du lyrisme moderne contient des éléments d’exaltation qui peuvent être féconds pour une jeunesse avertie et digne.

« Une nouvelle civilisation, une nouvelle vie, des cieux nouveaux ! Où est le poète qui pourra chanter cette épopée ? » — s’est-il écrié, dans un quotidien, ému par la victoire de Paulhan. Il a l’impression vague, indéfinie, que l’humanité commence une nouvelle journée, de ces journées dont les heures sont des siècles, et auxquelles la postérité donne un nom ineffaçable. Il a l’impression que cette journée sera marquée par un des titres glorieux que la piété enthousiaste des suivants attache à la gloire des ancêtres, alors que l’on écrit une épopée. Il songe à cette épopée. Qui l’écrira ? — se demande-t-il, et il cherche, soucieux et inquiet, les éléments dont elle pourra se composer. Cette recherche lui fait découvrir certaines beautés de notre temps, certains motifs du lyrisme moderne. En attendant l’épopée, très éloignée peut-être encore dans le temps, le poète et le romancier s’efforcent de représenter certains états d’enthousiasme qui apparaissent essentiels. C’est ainsi que d’Annunzio a écrit un drame en deux épisodes, qui, dans son intention tout au moins, devait être la Tragédie de l’Explorateur. Ce drame est une pièce point réussie, lourde et vaine. Cependant, Corrado Brando peut dire à son ami :

Je suis prêt pour mon but, pour prendre sur moi ce qu’il y a de pire sur la terre, décidé même aux sacrifices humains. Toi, envoie-moi là où j’ai laissé ma valeur, ensuite donne-moi pour l’accomplir ce qui est le plus difficile et le plus atroce. Je l’accomplirai sans me retourner ni jamais m’étendre. Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. Aussi envoie-moi et dis-moi que je vais vers la mort, que j’aurai mon tertre funéraire dans une région jamais piétinée par l’homme blanc. J’irai sans hésiter, en chantant. Le soir qu’arriva à Rome la nouvelle de la mort d’Eugène Ruspoli, le sentiment de l’envie dépassa en moi tout autre sentiment et me dévora le cœur. À Borgi, sur la route du Dana, qu’il avait parcourue le premier, il a comme monument une branche desséchée, figée dans un tas de terre, égalé dans le tombeau aux chefs de la gent Amarr. Sur la route je veux retrouver ses traces, mais pour aller au-delà, bien au-delà, remonter le Dana, chercher d’expliquer l’origine du fleuve Omo… Et puis… J’ai ma pensée, j’ai même mon empire, une parole romaine à rendra italienne : Teneo te, Africa. Ah ! si tu pouvais comprendre ! Ah si tu avais éprouvé une fois ce que j éprouvai lorsque, au-delà d’Imi, nous entrâmes dans la région inconnue, lorsque nous imprimâmes sur le sol vierge la trace latine !…

Les trois motifs principaux de ce morceau, où il y a quelques réminiscences nietzschéennes, sont les motifs éternels qui chantent dans l’esprit de tout explorateur et qui gonflent d’espérance sa poitrine impétueuse : la joie de découvrir, l’ardeur dans l’émulation, et le sentiment de la race que tout héros porte en lui, comme sa véritable nature, comme son individualité réelle et noble. Tout explorateur perdu dans l’inconnu, qui par sa seule présence cesse d’être tel, est l’individu d’une race, et il a la conscience d’en porter en lui la vie très ancienne et toute la gloire. Qui put lire sans un sanglot d’émotion supérieure le récit de la rencontre de Stanley et de Savorgnan de Brazza, alors que ce dernier, seul, à demi-nu et affamé, répondait à l’arrogant Anglo-Saxon qui l’interrogeait sur son identité : Je suis la France ! Cette exaltation expressive de la race est toujours présente à l’esprit du poète italien. Sa race est la latine, comprise dans le sens le plus vaste de mentalité et de sentimentalité particulières et parfaitement reconnaissables dans le monde, que contient le mot : méditerranéen. Le poète sent, confusément peut-être, que la force spirituelle de sa race est encore à opposer à l’envahissement universel des races antagonistes du Nord et de l’Est. Il cherche la clé harmonieuse du lyrisme moderne pour la glorification de cette force. Et l’aviateur Paolo Tarsis, de même que l’explorateur Corrado Brando, n’aspirera qu’à laisser sur toutes les routes de la mort violente et inédite le sillon de gloire latine.

§

Dans son dernier roman, d’Annunzio a voulu chanter lyriquement un autre aspect de l’énergie moderne, son essor incomparable. Cette volonté n’est pas tout à fait réalisée.

Forse che si, forse che no… La signification de l’énigmatique devise est surtout plus dans la pensée centrale du roman que dans sa forme, dans ses expressions, dans l’harmonisation subtile et savante de tous les éléments qui composent cette nouvelle œuvre d’amour, de déchirement, de folie et de mort. Le sens ambigu de l’œuvre est sur tous les personnages, sur tous ces agonistes, indomptables, mais domptés, dont l’écrivain a surpris et arrêté une parcelle d’existence, représentative et significative. Peut-être que oui, peut-être que non… Le charme presque hermaphrodite de l’adolescent Aldo, qui aboutit à l’inceste, la tendre et sombre opiniâtreté de Vana, la Vierge Amante, qui aboutit au suicide, la fureur d’amour d’Isabelle, qui aboutit à la folie, l’héroïsme moderne et fécond de Paolo Tarsis, qui se courbe sous le joug féminin et se relève pour recommencer sa route là où elle avait été interrompue ; tous ces éléments se dessinent dans un grand brouillard où frémit, occulte, toute la convoitise, toute la ferveur de la vie contemporaine. L’écrivain en précise à peine les figures, car il en arrête suffisamment les contours pour que nous puissions les reconnaître par leur nom. Et après avoir dansé devant nous cette danse rapide et farouche de l’amour et du sang, de la folie et de la mort, les quatre dramatis-personæ disparaissent dans le fond vague, indéfinissable, d’où l’évocateur les avait sorties, en les montrant convulsivement tordues dans leur inépuisable ardeur de vivre.

Le procédé d’évocation employé par M. d’Annunzio a quelques qualités nouvelles, qui nous apparaissent essentiellement musicales. Le poète atteint dans ce roman à une telle maîtrise dans l’exposé, l’esthétique de ses observations de l’âme humaine est si serrée parfois que tout ce qu’il a observé jaillit pour nous avec une évidence réelle et poignante, nous étonne, nous émeut même alors que nous nous apercevons que la pensée exprimée nous était connue et qu’elle ne sort pas de la manière d’être, de sentir et de s’extérioriser du « pathos esthétique » d’annunzien.

C’est que ce virtuose du verbe se surpasse quelquefois ici. Sa langue est très pure, et les quelques cadences antiques qui résolvent plusieurs de ses phrases, le choix des mots et des agglomérations de mots, ont souvent un goût ancien qui lui reste des années passées dans la composition de ses tragédies où le style archaïque lui fut cher.

L’apport nouveau de cette prose est dans sa composition en quelque sorte musicale. Il y a des motifs qui reviennent comme de véritables motifs évocateurs, pour rappeler, avec les mêmes mots, des états d’âmes identiques. La phrase qui a servi à composer un paysage, un état de l’atmosphère, en un moment précis du drame, lorsqu’il y a un rappel du même sentiment dramatique, s’ouvre, se décompose, enveloppe le dialogue avec une insistance toute musicale. « Il y avait des éclairs sans tonnerre, derrière le Mont-Baldo. Des souffles passaient comme des halètements ; des nuages passaient comme des chevelures, dans lesquelles se prenaient des étoiles… » De tout l’ensemble de cette évocation nocturne qui finit sur cette phrase : « C’était comme une nuit connue, qui revenait dans le cycle des années, de très très loin », le poète détache des passages, des éléments « musicaux », qu’il répand par-ci par-là dans le cours du récit. Quelques images mêmes sont franchement musicales. Il peut préciser la couleur d’un jardin avec une netteté d’expression picturale, comme celle-ci : « Tout le vert ne valait que pour soutenir la langueur passionnée de quelque rose blanche. » Avec une force évocatrice sculpturale, il représentera le désir d’Isabelle ainsi : « La poussée involontaire courbait son épaule selon la forme du bras masculin. » Mais il dira avec une plus originale poésie : « La douceur et la tristesse du jour étaient divines, sur la paix de la plaine, où les ombres et les eaux et l’art campagnard avaient composé une ordonnance si simple qu’elle paraissait conduite par la flûte de trois notes taillée dans le roseau des marais. » Il dit : « Maintenant la route était solitaire ; et toute la plaine en cet endroit était une solitude lointaine comme une souvenance musicale, faite de signes et d’intervalles constants. » La prose de d’Annunzio se rapprocherait ainsi de ce que sera la prose de demain, la prose évoluée dans ses rythmes, à la manière de la poésie. Car la conception d’une prose et d’une poésie composées d’éléments en quelque sorte « statiques » est absurde au milieu des complications ultra-subtiles de tous les arts, se développant dans un parallélisme absolu avec notre musique nouvelle. Une telle conception, faite en grande partie de paresse et d’impuissance, et qui est basée sur l’imitation servile et inintelligente des exemples dits classiques, n’a plus de prise sur les cerveaux tourmentés par le besoin de créer ou de recréer toutes les formes de l’expression esthétique contemporaine. La prose se complique d’éléments profondément rythmiques et musicaux, auxquels il faut parfois sacrifier la pensée et le discours même, au profit d’une évocation très large de l’âme profonde, au-delà de l’étroite précision de la parole qui décrit.

Gabriele d’Annunzio me semble tendre précisément à la représentation des êtres par des moyens tout intérieurs, en dénudant leurs âmes plus qu’il ne le fait de leurs corps, nous montrant ainsi par certains mouvements typiques toutes leurs possibilités, nous permettant de deviner les actes qu’ils peuvent accomplir, et qu’il ne décrit pas. Une autre catégorie d’écrivains, ceux qui font le roman dit psychologique, reste dans une zone intermédiaire, décrivant les actions des personnages choisis, en en donnant les explications. Une autre catégorie enfin, ceux qui écrivent les romans-feuilletons et la plupart des pièces du « boulevard », s’en tiennent simplement à la surface des êtres, aux enchevêtrements de leurs actions. Dans son dernier roman, d’Annunzio cherche moins que jamais à nous « représenter » un personnage ; il ne fait qu’évoquer des forces humaines en lutte, en triomphe, en détresse. Il ne décrit plus, il ne fait que suggérer. Si d’autres qualités et d’autres défauts ne le rattachaient pas à toute son œuvre, et surtout au « pathos historique » persistant et affaiblissant de sa race qui se sauraient trop, la composition « musicale » de sa prose suffirait à mettre ce livre parmi les œuvres qui contiennent quelques bonnes promesses de renouveau. Mais soit dans la forme, soit dans la matière même de son livre, l’écrivain ne donne ici véritablement que des « promesses ». Il a voulu renouveler sans doute la matière de ses représentations de la vie contemporaine. Il revient au roman après une longue pause remplie des harmonies, parfois puissantes, de ses tragédies. Deux fois déjà il avait été frappé par l’héroïsme moderne, par l’aspect essentiellement nouveau de l’héroïsme. Notre héros n’est certes plus celui de cape et d’épée, fleuri au milieu des temps de mœurs militaires, comme la fleur du sang généreux de la race. Notre héros s’élève aussi sur la foule avec cette formidable volonté de domination commune à tous les tribuns, mais il s’élance surtout vers l’inconnu géographique et vers l’inconnu aérien, pour la conquête des espaces. D’Annunzio avait écrit l’exaltation du tribun (la Gloire) et celle de l’explorateur (Plus que l’amour). Il veut exalter maintenant le héros de la dernière heure, celui qui exaspère le désir et l’orgueil des peuples d’où il surgit, l’aviateur. Paolo Tarsis est le héros latin qui oppose à la sagesse et au courage des Barbares, Germains et Anglo-Saxons, l’ardente sagesse et le courage exalté de notre race. « Toutes les forces du rêve gonflaient le cœur des terrestres tournés vers l’Assomption de l’Homme. » Tandis « qu’une race entière fut nouvelle et joyeuse en lui ».

Malheureusement, d’Annunzio n’a pas renouvelé véritablement sa manière. Cette manière est trop constante, elle se répète. Elle consiste essentiellement en deux mouvements parallèles de la pensée et de l’expression ou, si l’on aime mieux, en la représentation littéraire de deux puissances pathétiques : celle du passé de la race et celle du raffinement tout cérébral et « esthétisant » de la sensualité. Le « pathos esthétique » de d’Annunzio est constant dans son œuvre et dans sa vie. Ici encore l’écrivain s’attarde trop dans la révélation très minutieuse de la féminité élégamment bestiale de l’héroïne, et des manifestations antiques de l’art et de l’histoire italiens. Partant, la matière héroïque moderne qu’il voulait exalter n’est, en réalité, qu’extérieure et décorative. Le héros, Paolo Tarsis, n’est qu’une réincarnation de Hermil ou de Aurispa ou de Claude Cantelmo. D’Annunzio s’est plu encore une fois à enrouler autour de l’homme typique et beau l’innombrable filet de la féminité vorace et impitoyable, le filet qui serre et serre comme la chaîne aux anneaux mous et inflexibles d’un invisible serpent. Encore une fois la tiédeur d’une chair féminine, le mystère chaud du symbolique temple à deux colonnes, amollit le héros, tend, pour une éternelle vengeance à jamais inassouvie de la nature biforme, à annihiler l’homme fort, l’homme type, le « Vir » ; et encore une fois la femelle est domptée, l’ancien esclave la maîtrise et la dompte, dans la mort ou dans la folie. Encore une fois, à côté de la femelle, la féminité tendre et effacée lutte contre l’autre et est vaincue. L’exaltation de la grande spiritualité moderne, celle de la conquête des airs, courbe ses flammes sur deux corps enlacés, sur l’éternelle dispute de la chair avide et insatisfaite, à la fois proie et bourreau, et perd toute signification réelle.

§

Le poète met immédiatement ses créatures en présence, toutes, dans une atmosphère singulière et suggestive, qui doit nous révéler leur volonté profonde. C’est à Mantoue, dans le Palais Royal, la Reggia, où le mystère est intense et plein de volontés occultes et de rythmes pensifs, comme la Symphonie en ut mineur de Beethoven. Paolo Tarsis et Isabelle arrivent là, portés par cette fureur d’amour encore non éclos, car vraiment c’est l’explosion de cette fureur d’amour, plus que celle méthodique des cylindres, qui semble animer le char sans chevaux, l’automobile déchaînée à travers la campagne virgilienne, tel le monstre indomptable du Destin. Aldo et Vana viennent aussi, là, dans la maison solitaire, où l’horreur, l’amour, la terreur de la vie passée, est toute palpitante dans le silence, comme les Pauses qui charment et exaspèrent la curiosité musicale d’Aldo, et comme le secret infini de la devise du chevalier prisonnier des Levantins : Peut-être que oui, peut-être que non… Les quatre agonistes semblent s’envelopper dans la Reggia de toute leur fatalité, de la fatalité qui les poussera désormais à vouloir, à agir, à mourir ; et le premier chapitre du roman donne assez l’impression du premier mouvement d’une symphonie, car tous ses motifs idéaux, sentimentaux et sensuels, sont ceux que l’écrivain développera jusqu’à la catastrophe. Une autre figure s’élève ensuite, belle et forte : celle de Giulio Cambiaso, l’ami fraternel de Paolo Tarsis, le compagnon héros désigné par le même sort à la même conquête des espaces et des airs. Mais dans cet incomparable poème en prose de notre modernité, le premier « poème de l’aviation », que d’Annunzio consacre au triomphe de l’héroïsme latin, à la mort de Giulio Cambiaso, celui-ci disparaît pour ne laisser de lui qu’un autre motif sentimental aux développements harmoniques du poète. Vana avait donné une rose à l’aviateur qui allait mourir en triomphant. Un héros anglo-saxon aurait souri de dédain. Le héros latin avait accepté l’offrande de la jeune fille qu’il connaissait à peine, comme une offrande pour la destinée, comme une incitation à se surpasser. « C’est la première fois que je porte une fleur dans le ciel. Croyez-vous qu’elle soit légère ? Elle pèse peut-être comme un double destin. Je la porterai en haut, en haut. Je vous promets de la porter aujourd’hui à une hauteur jamais atteinte ni par moi ni par d’autres, sur les nuages. » Et il atteint la suprême hauteur d’où il se précipite dans la mort précédé par les feuilles de la pauvre rose jaune morte dans le vent. Vana se souviendra du « double destin » dont lui avait parlé le héros, elle s’en souviendra, lorsque, étreinte par son double amour pour le mort et pour Paolo Tarsis, le survivant, et incapable de vivre devant l’amour triomphant de sa sœur Isabelle pour Paolo, elle se tue. Vana est une créature de rêve, qui rappelle celles de Maeterlinck. Elle a devant la vie la vague sagesse des pauses, des arrêts prolongés dans un chemin qui ne doit pas aboutir, d’une révolte devant l’inéluctable conçue comme une suprême résignation, la vague et tendre et mortelle sagesse des êtres frêles qui adorent la vie, toute, sans que leur adoration puisse se préciser sur un objet ; et qui meurent sans désir, qui meurent d’avoir trop aimé sans rien étreindre. Ces créatures sublimes, ces lamentables et suaves princesses de la virginité, sont vraiment les plus grandes amoureuses de la vie. Leur amour est indéfini comme l’infini où elles s’absorbent, s’éteignant comme des flammes très douces qui furent incomparablement vives.

Préciser, c’est diminuer, et définir c’est isoler. C’est ainsi qu’Isabelle aime terriblement Paolo, et elle l’aime si terriblement, elle concentre tout son être tellement en lui, qu’après l’aventure funèbre de sa sœur elle s’égare, elle ne retrouve plus sa raison d’être. Elle a trop étreint, elle a trop délimité les frontières de son désir, elle a trop regardé sa face dans le puits de sa vérité, à travers l’eau trouble de son double amour pour Paolo et pour son frère Aldo, pour qu’elle puisse s’en détacher doucement, comme Vana. Elle ne peut pas mourir, mais la folie la serre et ne la lâchera plus. L’écrivain, qui l’avait créée très forte dans sa domination féminine, a la joie de la briser après l’avoir insultée et affaissée sous l’ignominie.

Isabelle résume toute l’étrange puissance de la devise : peut-être que oui, peut-être que non. Elle donne à tout le roman la couleur étrange et invraisemblable de son âme, ondoyant comme la mer par la double poussée des vents extérieurs et des courants occultes intérieurs. Elle monte jusqu’au sommet le calvaire de sa conscience douloureuse d’« amante de l’amour » ; de là elle descendra, un peu souriante et hautaine, dans le marais de son inconscience pathétique, après avoir éloquemment défendu la « science sévère » de l’amour sans limites qu’elle devait répandre. Son amant la suivra, jour par jour, pendant la première semaine, la « semaine de passion ». Mais il s’éloignera. Car c’est elle la véritable protagoniste du roman. Paolo n’est qu’un prétexte, et son rôle d’aviateur n’est qu’une décoration, parfois éblouissante, à l’action d’amour. Isabelle s’anéantit dans la folie, c’est-à-dire dans une de ces visions de la mort dans la vie, qui renouvellent sans cesse dans le cœur des hommes l’image et l’angoisse de l’éternelle stérilité. Une loi de Manou nous semble pleine de significations, après avoir suivi ce récit. « Ceux qui ne possèdent point de champs, mais qui ont des semences et vont les répandre dans la terre d’autrui, ne retirent aucun profit du grain qui vient à pousser… » Et la « science sévère » d’Isabelle apparaît bien être parfois celle du champ vainement ensemencé, car il n’en reste rien, ni pour elle ni pour l’amant.

L’aventure de l’aviateur n’est que celle d’une heure de sa vie. Pendant cette heure, elle met contre les images de la force volontaire et ailée l’atrocité du destin toujours obscur enraciné dans la chair. « Le roman traite de la vie, représente la vie — a dit Novalis. Le romancier ne serait qu’un mime par rapport au poète. » Ici, sans doute, c’est un poète qui a composé le roman, se souvenant de préceptes musicaux ou prosodiques. Novalis a dit aussi : « La nature a des images allégoriques. Les nuages qui montent autour des fontaines sont les prières des fontaines. » Ici, toutes les descriptions sont à la fois allégoriques et symboliques, en même temps que très réelles.

Qu’importent les nombreuses faiblesses de l’œuvre ? Qu’importe la faiblesse littéraire de la scène où Isabelle danse, car l’évocation de l’écrivain n’arrive pas à nous la faire voir danser, et au surplus sa danse semble être celle d’une sensualité grossière et insignifiante qui est la danse du ventre. Qu’importe le détail assez pauvre qui nous révèle une clause dans le testament de son mari, par laquelle Isabelle perdait en se remariant la fortune que le défunt lui a léguée, tout comme dans la Veuve joyeuse ? L’écrivain a eu un instant de défaillance. Sa créature principale, sœur de toutes les autres protagonistes de l’œuvre d’Annunzio, littérairement plus nordiques ou slaves que latines, est cependant bestialement sublime.

Aldo disparaît aussi, entraîné peut-être dans l’horreur du sort de ses deux sœurs. Les trois esprits ambigus s’étaient trop plu à s’abreuver des mille significations énigmatiques de la Reggia résumées dans cette étonnante affirmation de l’ambiguïté qui devient le leitmotif et la signification du roman de leur aventure : Peut-être que oui, peut-être que non. La catastrophe se produit vraiment selon la strophe, selon cette strophe de la plus exaspérante ambiguïté. Paolo Tarsis reprend son chemin dans les cieux et sur les plus vastes étendues des terres et des eaux, avec une plus farouche volonté de conquérir et de mourir. Le héros reprend son chemin, et il emporte avec lui désormais, ondoyant dans les ailes, faites de bruits et d’air, de son appareil, les fantômes de son ami mort, de Vana morte, et de celle qu’il aime et qui est folle.

§

Le défaut de ce roman est dans le fait que l’exubérance héroïque de la vie moderne n’est pas essentielle. Ce n’est point elle qui compose la fatalité mortelle des agonistes. Elle leur est en quelque sorte extérieure. Car, en vérité, leur fatalité est nouée autour de leurs vies ultra-sensibles par le passé atavique, par le mystère de la vie qui survit à la Reggia avec toutes les énigmes de ses inscriptions et de ses signes. Ces êtres vivent continuellement dans le passé, à tel point que par fiction toute littéraire ils se transportent dans les âges morts, ils se font une âme diverse, cherchée et découverte dans un autre temps. « Je reconnais. Je reconnais. N’avais-je pas dans ces armoires mes robes les plus belles ? » demande Isabelle, en souvenir de l’homonyme, l’Isabelle d’Este, qui avait vécu là. Et son frère l’aide dans la fiction. « Tu étais alors aussi la plus élégante dame d’Italie… » Giulio Cambiaso crée un autre être de la petite Vana, en souvenir d’une Indienne qui avait laissé tomber une rose jaune. Ils vivent tous, intensivement, hors du temps. Et tous, et l’écrivain même, sont pris dans la souvenance de la race, sans cesse. Dante et Michel-Ange reviennent sous la plume de l’évocateur, et Dante lui prête des images et des expressions cadencées. Tous vraiment, comme Aldo, paraissent « avoir bu le vin de quatre cents ans dans un de ces vases de Calcédoine et de jaspe ornés d’or que l’Esten avait recueillis innombrables dans les armoires de la Grotte à Corte Vecchia ». Il semble que l’écrivain même, « ivre du passé, éprouvait cependant un plaisir presque malsain à mélanger les choses vivantes aux choses mortes, à confondre les deux élégances, à fouiller les deux intimités ».

Les qualités réelles du livre sont surtout dans la suggestion singulière qui se dégage de ces êtres dont l’exubérance vitale est submergée dans le flot mystérieux des choses qui ne doivent pas vivre, des chansons que Vana ne chantera pas, des paroles qu’Isabelle « n’a pas dites, ne dit pas, ne dira jamais ». Il ne faut pas chercher une signification d’ensemble dans ce livre précieux. Deux masses humaines sont en présence : les deux sœurs et le frère, chargés d’atavismes, d’élégances perfides, de beautés surhumaines ; de l’autre côté, il y a les deux amis héroïques, vainqueurs jusqu’à la mort. La petite Lunella, la tendre et déjà douloureuse cadette d’Isabelle et de Vana, semble avoir été chérie par le poète comme un élément insouciant de sincérité par lequel les deux sœurs retrouvent leur vérité commune, et qui est comme une révélation immuable, mais non insensible, de la fatalité des passions qui s’entassent et s’écrasent autour d’elle.

Un des héros reste non vaincu. Mais peut-on voir là une intention du poète, qui aurait mis en lutte le passé et le présent, pour faire triompher ce dernier ? Non. Avec les moyens littéraires dont il a toujours disposé, et l’élément nouveau de son enthousiasme pour l’énergie humaine moderne, Gabriele d’Annunzio a composé une vision de vie et de mort. Il n’a pas pu fondre les éléments disparates de la vie avec ceux qui devaient à la fois en briser quelques-uns dans la mort et en exalter d’autres dans une sorte d’hymne triomphal de l’aviateur-héros. Il est à la recherche de ces éléments de l’épopée moderne. Il en trouvera quelques-uns peut-être, il ébauchera cette épopée peut-être ; mais tous ses chants ne peuvent être que des chants d’une Aube, car le recul du temps et une éclosion plus récente dans les domaines nouveaux de la littérature sont nécessaires aux Chants « du grand Midi » nietzschéen.

D’autres écrivains auraient pu créer une sorte de fatum moderne, laissant s’acharner contre l’aviateur les cabales de l’or, des affaires, des politiciens et des banquiers. D’autres auraient pu ne pas s’arrêter, et demeurer uniquement, en une vision toute romantique, qui date, où l’on peut remarquer les hypertrophies du sentiment et de la sensualité, qui sont les caractéristiques du romantisme et de l’œuvre d’annunzienne. D’Annunzio même l’a fait, pour un autre « type héroïque », dans Plus que l’Amour. Mais notre lyrisme impose d’autres lois émotives, d’autres normes pathétiques encore à trouver, encore à chercher, et, dans son dernier roman, d’Annunzio s’en rapproche davantage ; s’il est revenu à sa manière romantique, il y est revenu avec une volonté nouvelle, celle enthousiaste d’une glorification de la vie moderne.

Son instinct esthétique très sûr nous fait espérer. Cet instinct lui a servi à exprimer quelque formule d’art, qui apparaît comme un motif du lyrisme moderne. Il a affirmé la sainteté de certains gestes qui semblent sans nulle poésie, et il en a fixé la beauté profonde. Il a pu ainsi révéler la perfection musicale de la mécanique, âme du monde moderne, évoquant la vie des cylindres qui doivent être harmonisés, et montrant Paolo Tarsis « courbé vers sa machine pour examiner la tension des fils d’acier, tandis que le chef de ses mécaniciens achevait de donner le ton au moteur, et qu’il prêtait l’oreille très aiguë à la septuple consonance ».

Si l’excès de projets de l’écrivain dont les gazettes nous ont entretenus n’est pas vrai, il faut souhaiter que dans quelque période de concentration et de silence Gabriele d’Annunzio découvre une parole esthétique moderne qui dévoile profondément au moins un aspect du lyrisme latent et angoissé de notre temps. Comme dans toutes les époques de renaissance, nous souffrons de notre plénitude même, du surplus de notre force désordonnée, et nous sommes dans l’attente de celui qui lui donnera un nom, une définition, et par cela même une précision satisfaisante et joyeuse. Et le rôle de l’homme de génie, s’il est vraiment tel, consiste dans l’apport contemporain d’une orientation totale de l’esprit que l’élite puisse résumer dans le mot : Ordre, et exprimer par le mot : Style.

Les Romans.
F. T. Marinetti : Mafarka le futuriste, Sansot, 3 fr 50 §

Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910, p. 115-119 [116-117].

Eh bien, voilà, moi je trouve ça très beau !… « Vous êtes futuriste ? » vont s’écrier mes meilleurs ennemis. Non, je ne sais pas du tout ce que cette mention peut signifier. J’ignore le futurisme et même je ne connais aucun futuriste. J’ai lu la préface de l’auteur de Mafarka. Je n’ai rien compris à ce manifeste et il m’est fort désagréable qu’un Monsieur, fût-ce l’auteur de Mafarka, vienne me déclarer, un étendard à la main, qu’il a fait un chef-d’œuvre. J’ai l’habitude de m’apercevoir de ces choses-là sans qu’on prenne la peine de m’en avertir. Cependant, malgré ma mauvaise humeur, j’ai voulu lire ce livre avec une attention d’autant plus grande que l’on m’annonçait sa profonde incohérence. Ai-je l’esprit mal fait ? Suis-je fou moi-même ? Ou vais-je devenir aussi paradoxal qu’un futuriste du dernier bateau ? Je vous répète que j’ai trouvé ça vraiment beau parce je l’ai vu. Or, si un Monsieur me fait voir réellement une existence folle, arrive à me donner la vision de l’extravagant, moi je ne lui en demande pas plus pour lui trouver du génie. Je n’aime pas le procédé employé par l’auteur et je ne discute pas son exagération, souvent de mauvais goût. Il possède d’ailleurs tous les défauts de Victor Hugo, mais il est à son aise dans le désordre. S’il constate que la voix d’un muezzin est de couleur violette, ça ne me choque pas ; j’en prends mon parti lorsque je me trouve devant le tableau des Chiens du Soleil. Mafarka se battant à côté de son frère Magamal, l’enragé, est une page fabuleusement saisissante. Le festin des monstres de la mer et l’orgie qui suit sont des chapitres merveilleux. Il est certain que ce n’est guère convenable, que le piment africain est terriblement répandu et que cela sent le nègre d’une façon furieuse (surtout dans le Viol des négresses) ; pourtant c’est vivant, car, au fond, rien n’est plus vivant qu’un cauchemar. Fabriquer de toutes pièces un bonhomme artificiel et le faire marcher n’est pas difficile quand on a de l’imagination ! Vous croyez ça ? Il est fort difficile d’être Dieu. Je pense ne pas déplaire à M. Marinetti en le comparant à ce premier auteur du premier volume de l’humanité. Nous avons tous lu, en leur temps, les Chants de Maldoror, où nous avons découvert cette phrase exquise dans son ingénuité : « Phallus déraciné, pourquoi fais-tu de pareils bonds ? » Mafarka m’a produit l’effet des Chants de Maldoror, le personnage qui joue du piano les doigts gantés de sang. Ça n’a rien à démêler avec la raison quotidienne. Si nous étions bien sincères nous avouerions que la raison, comme la vie quotidienne, nous ennuie encore plus dans les livres qu’entre nos quatre murs. Je ne recommande pas la lecture de cette œuvre extraordinaire aux jeunes hommes qui coupent leur pain quotidien en tartines, mais je prie les poètes, ces gens si heureusement doués de folie, de s’arrêter un instant devant cette image : « Sous la haute voûte, la lumière bleue de la nuit se retirait peu à peu comme une femme cérémonieuse qui sort à reculons par la terrasse en s’inclinant profondément et abaissant en cadence ses bras d’où pendent des haillons ! » M’est avis, Messieurs, que cette phrase, copiée au hasard dans un livre où il s’en trouve beaucoup de la même valeur, devrait à elle seule sauver la face du futurisme. Oui, je sais, il y a le manifeste contre les gondoles de Venise, « ces balançoires à crétins », et le « vénal clair de lune d’hôtel meublé », mais une école chasse l’autre. Je connais en France certains naturistes qui furent aussi hauts en couleur, sinon en talent, et toqués pour toqués, je préfère ceux qui m’amusent à ceux qui me rasent.

Philosophie.
Benedetto Croce : Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel, trad. par Henri Buriot, Giard et Brière, in-8, 15 fr. §

Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910, p. 129-135 [135].

Je ne puis que signaler, avant de terminer ces notes, […] l’intéressant ouvrage de M. Benedetto Croce : Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel, dont l’auteur, le représentant le plus autorisé du mouvement néo-hégélien en Italie, était particulièrement qualifié pour mener à bien ce travail de discrimination.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910, p. 151-157 [157].

[…]

Revue bleue (28 mai). — M. Péladan : l’Esthétique de Léonard de Vinci.

Art ancien.
Aldo Ravà : Pietro Longhi (Istituto italiano d’arti grafiche, Bergamo, 10 fr) §

Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910, p. 160-165 [160-163].

Quel artiste charmant que ce Pietro Longhi si mal connu en France ! Ce n’est guère qu’à Venise même, au musée Correr en particulier, qu’il est possible de l’étudier un peu longuement, et c’est un Vénitien, M. Aldo Ravà, qui s’est chargé de le faire. Après la période un peu ingrate du xviie siècle, une véritable renaissance se produit et l’école qui avait compté des maîtres comme le Titien, Tintoret, Véronèse, peut s’enorgueillir des nouveaux grands noms de Tiepolo, de Guardi, des Canaletto, des noms aimés de la Rosalba et de Pietro Longhi. Balestra, Ricci, Piazzetta donnent l’impulsion et c’est chez le premier que Longhi apprendra les éléments de son métier, Antonio Balestra était un de ces Véronais établis à Venise comme il y en eut tant ; et peut-être que si Pietro Longhi s’était borné à suivre ses conseils il s’en serait longtemps tenu à des tableaux de sainteté. Mais Balestra lui-même eut le bon esprit d’envoyer son élève à Bologne, en le recommandant à Giuseppe Mario Crespi l’Espagnol : c’était la voie ouverte au futur peintre de la vie vénitienne du xviiie siècle. Car Crespi, comme le note M. Aldo Ravà, interrompait souvent l’exécution de ses tableaux historiques et mythologiques pour se reposer dans la peinture de petites toiles représentant des scènes de la vie familière.

Nous ne sommes pas très riches en renseignements sur Pietro Longhi. M. Aldo Ravà les a résumés et complétés de documents trouvés dans les archives des Frari et de l’église S.-Pantalon. Le véritable nom de Longhi était Falca et notre Pietro, qui naquit en 1702, eut pour père un Alexandre Falca qui était fondeur d’argent. À la suite de son séjour à Bologne, Pietro épousa, en 1732, Catterina Maria Rizzi, et il vint habiter avec elle dans la paroisse de S. Pantalon ; après un an de mariage il en eut un fils qui fut le portraitiste Alessandro Longhi. Chargé par la famille Sagredo de décorer l’escalier monumental du palais de S. Sofia sur le Grand Canal, Pietro Longhi y peignit la Chute des Géants ; mais il revint vite à des toiles de petite dimension, à ses formats préférés de 58 × 44, 52 × 41, 42 × 35, et surtout à ces sujets intimes dont Giuseppe Maria Crespi lui avait donné le goût et l’exemple, en peignant pour son compte des tableaux comme son École de filles du Louvre.

Tandis que Canaletto et Guardi retracent l’aspect extérieur de la ville, les canaux lumineux, les merveilleuses perspectives d’architecture, les fêtes magnifiques de la République, Pietro Longhi entre dans les cercles à la mode, dans les boutiques de café ; ou bien il s’en va tournant dans les rues mêlé à la foule variée et pittoresque, participant à la vie vénitienne du xviiie siècle, dont il est le chroniqueur fidèle. Quelle abondante moisson d’observations précieuses devaient offrir à son esprit inventif, brillant, bizarre (ainsi le jugeait Alessandro), à son œil investigateur, ce mouvement pittoresque de dames en paniers, de patriciens pomponnés, d’abbés poudrés, de magistrats en perruque blanche, de masques, de livrées, au milieu du scintillement des glaces dorées, au milieu des riches tentures et des meubles gracieusement baroques, aux étoffes précieuses ! Il aime et il étudie tout ce petit monde joyeux et raffiné, étourdi et corrompu, monde d’intrigues et de commérages, de flatteries et de compliments, de séductions et de madrigaux ; il en connaît les caractéristiques, les usages, les qualités, les faiblesses et les fautes.

De tout ce monde il est le traducteur fidèle et un peu indiscret : tout est mis en évidence par son pinceau précis et coloré : les sourires, les regards, les manières, les cajoleries, les mignardises, les révérences, les inclinations. Il nous fait découvrir une mouche provocante ou un petit pied impatient qui passe sous la jupe ; il surprend un regard insistant à travers le lorgnon, ou une confidence murmurée derrière l’éventail ; il suit la divulgation rapide et sournoise d’un petit scandale, accueillie de rires étouffés ; il rend le mouvement mesuré et gracieux d’un pas de menuet ou le geste onctueux d’un diseur de madrigal ; il nous enseigne comment se porte le loup, comment se tient le panier, comment s’offre une bonbonnière, comment on se présente et comment on se congédie ; comment un parfait laquais doit offrir un plateau de friandises ; et tout cela avec une délicatesse, une facilité, une sûreté admirables. C’est ainsi que Pietro Longhi se retrouva finalement lui-même ; c’est ainsi qu’il put mettre en évidence ses dons naturels et arriver à une assez grande perfection d’art pour mériter le nom de « Goldoni de la peinture ».

Telle est, ou à peu près, l’appréciation de M. Aldo Ravà. Avec de pareils sujets, Longhi connut vite la faveur du public. Il eut pour ami Goldoni ; il eut pour admirateur Carlo Gozzi ; et pendant près de quarante années il put poursuivre l’exécution de son œuvre délicieuse. Sa vie s’écoula sans incidents. À l’encontre de tant d’autres de ses contemporains, comme Tiepolo, les Canaletto, la Rosalba, Francesco Rotari, qui se dispersèrent dans toute l’Europe, Pietro Longhi demeura à Venise. Cette absence d’aventures explique qu’on ne trouve pas de traces de sa vie dans les documents du temps. Ou rencontre seulement son nom dans les registres de la corporation des peintres de 1737 à 1773. En 1763 il fut président de l’Académie de peinture fondée par la famille Pisani et qui fut fermée deux ans après ; dès 1766 il appartint à l’Académie de peinture créée par le Sénat : à cette occasion, il offrit à la compagnie son tableau le philosophe Pythagore, placé aujourd’hui à l’Académie des Beaux-Arts. Il mourut dans sa maison de la paroisse Saint-Pantalon le 8 mai 1785, après une courte maladie, ainsi que cela résulte des documents publiés par M. Aldo Ravà.

Pietro Longhi, avant de passer au tableau, commençait par faire des esquisses au crayon noir ou rouge, et les feuillets dessinés qu’il nous a laissés ne constituent pas la partie la moins précieuse de son œuvre. Le musée civique de Venise en conserve 140 acquis par Teodoro Correr d’Alessandro Longhi lui-même : ce sont des études de personnages, de vêtements, de détails caractéristiques, et plus souvent de mains que de visages. C’est que l’artiste est plus attentif à l’attitude générale, au mouvement, au geste, qu’à l’expression même de la figure : si la composition chez Pietro Longhi est toujours parfaite, si les personnages sont admirablement groupés dans les attitudes les plus heureuses, l’étude physionomique de chacun des acteurs de sa comédie légère n’est jamais très poussée. Le peintre s’en tient au charme général et superficiel des ensembles. Mais que son crayon est léger et exquis ! Mieux que le pinceau peut-être, avec en tout cas plus de décision et plus de brièveté, il exprime tout le nécessaire ; il dit tout ce qu’il y a d’important à dire. M. Aldo Ravà s’est efforcé de montrer à côté des reproductions de tableaux les reproductions des croquis : ici c’est un violoniste indiqué au crayon, travail préparatoire pour le Concert de l’Académie ; là une bonne d’enfants qui suivra sa maîtresse chez le coiffeur ; là le maître de danse qui montre un pas ; ailleurs encore un personnage masqué, un cavalier, un médecin, une vieille dame lisant ou une jeune dame à son rouet. Et vraiment en ce dernier cas, si la peinture est exquise, le crayon ne l’est-il pas plus encore ? Cela est juste, délicat, impeccable, et dans ces indications sommaires il y a vraiment la marque d’un maître.

Encore que Pietro Longhi ne soit pas grand physionomiste, il a laissé pourtant quelques portraits : l’effort qu’il y a fait n’est pas négligeable ; mais c’est avec raison que M. Aldo Ravà lui enlève une toile qui passait précisément jusqu’ici pour son œuvre capitale : la famille Pisani. Comme M. Aldo Ravà le montre excellemment, rien ici ne rappelle le faire de Pietro ; et en s’appuyant sur les dires mêmes de l’auteur véritable du tableau, le critique moderne le rend à Alessandro Longhi. Celui-ci en effet fut portraitiste de qualité, et il faut espérer qu’un jour son œuvre nous sera révélée d’une manière un peu détaillée. En attendant on ne peut que louer M. Aldo Ravà de son excellent et beau livre sur Pietro Longhi, et souhaiter que les autres Vénitiens du xviiie siècle, à commencer par le merveilleux Francesco Guardi et sans oublier la Rosalba, soient l’objet, en Italie même, de monographies complètes.

Tome LXXXVI, numéro 314, 16 juillet 1910 §

Archéologie, voyages §

Tome LXXXVI, numéro 314, 16 juillet 1910, p. 337-342 [339, 340].

Jean Carrère : La Terre tremblante, Plon, 3,50 §

Avec la Terre tremblante, M. Jean Carrère a donné des impressions très curieuses sur les derniers tremblements du sol en Sicile, la destruction de Messine, des villes de la Calabre. Ce sont des notes cursives, au jour le jour, selon la marche des événements. Son livre, alerte, verbeux, — peut-être un peu trop déclamatoire par endroits et qui se ressent de sa faconde de bon méridional — est d’un consciencieux journaliste. Je noterai surtout les scènes de pillage qui désolèrent Messine ; les pressentiments si curieux des animaux, — chiens qui hurlent, porcs qui poussent des plaintes aiguës, coqs qui sonnent l’alarme — juste lorsque va se produire une nouvelle convulsion ; enfin, on peut mentionner l’introduction dans la langue d’un nouveau mot, — le terme profuge, indiquant celui qui s’en va devant lui, au hasard, loin de sa cité détruite. — Mais ces populations italiennes ont une curieuse qualité : l’insouciance. La terre qui a tremblé aujourd’hui, renversant les palais et les dômes, tremblera encore demain. On reste pourtant au même endroit ; on reconstruit sur place — Messine est déjà rebâtie ! — et tout au plus, le jour où la guigne semblerait trop noire, on accuserait le gouvernement. On enterre les morts et l’on raccommode les blessés ; on balaie la place ; on promène en grande solennité les statues et images de la Madone, et il n’y a plus qu’à attendre une prochaine culbute.

Gabriel Faure : Heures d’Italie, Fasquelle, 3 fr. 50 §

Avec les Heures d’Italie, de M. Gabriel Faure, on retrouve quelques-unes des délicieuses impressions qui charmèrent dans son précédent livre, Heures d’Ombrie. Ce sont encore des flâneries et des rêveries, cette fois dans les jardins de Vérone, à Vicence, Brescia, Bergame, puis de nouveau en Ombrie, à Pérouse, Assise, Montefalco, dans des villes qui furent jadis féodales et guerrières, et des sites qu’embaume encore la légende puérile et charmante de saint François. — Cependant, et malgré le plaisir de la lecture, on aperçoit que non seulement M. Gabriel Faure a repris et modifié certaines de ses impressions de naguère, — ce qui était d’ailleurs son droit et le fait d’une conscience scrupuleuse — mais d’autre part a reproduit, inséré, — sans crier gare — dans son nouveau texte jusqu’à des chapitres entiers du précédent volume. On peut comparer les chapitres sur Pérouse ; les chapitres intitulés : l’Umbria Verde et la Colline sacrée dans Heures d’Ombrie, avec le chapitre : Vers Assise, dans Heures d’Italie ; le chapitre sur Montefalco dans les deux livres. — Au moins pouvait-il prévenir, car il semble que le lecteur a un peu le droit, se grattant la tête, de trouver le procédé singulier.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVI, numéro 314, 16 juillet 1910, p. 342-348 [348].

[…]

La Grande Revue (10 juin). — Troisième partie de « Voyage du Condottiere », de M. André Suarès, où il y a des pages capitales sur Mantoue.

[…]

Les Pages Modernes (juin). […] — « La Veillée », par M. Zuccala.

[…]

Lettres italiennes §

Tome LXXXVI, numéro 314, 16 juillet 1910, p. 362-366.

Le Théâtre dialectal en Italie §

L’Italie est divisée en régions dont la mentalité et la sentimentalité s’accommodent mal, malgré tout, de l’union politique de la nation. Entre le Piémont et la Sicile, il existe autant de différences potentielles qu’il y en a entre la celtique Bretagne et la Provence gallo-romaine. Cependant, un sentiment général, atavique sinon toujours ethnique, lie les différents peuples dont la langue, littéraire et officielle, que l’on pourrait appeler de parade, est la même.

Les régions de langue italienne sont assez liées par leur littérature basée sur le triangle d’expression littéraire qui porte aux sommets les noms de Dante, Pétrarque et Boccace. Mais la langue intime de chaque région présente des diversités assez profondes, et les quelques manifestations littéraires de chaque dialecte sont assez significatives, pour que l’esprit psychologique populaire du sicilien Méli ressemble peu à celui du vénitien Goldoni ou du romain Belli.

La littérature dialectale, surtout en Italie, où les dialectes sont très nettement caractérisés ne peut représenter qu’une psychologie populaire, et partant diverse de région en région. Et la décentralisation italienne, aussi marquée que la centralisation en France, facilite, en dehors des poètes littéraires, toute une légion de poètes populaires, qui se servent du dialecte pour exprimer d’une manière plus immédiate les sentiments particuliers de leur pays, pour plus directement les émouvoir. L’absence d’un théâtre italien vraiment national est à expliquer plus par cette séparation sentimentale très nette des régions que par la jeunesse de la nation politiquement constituée. En effet, le théâtre dialectal, qui a toujours été en Italie assez florissant, avec la synthèse symbolique de ses masques régionaux, semble reprendre une vie nouvelle, ou plutôt réapparaître et triompher, sans trop se renouveler, dans toute la péninsule. Tandis que le théâtre en langue italienne, malgré les efforts de prosateurs et de poètes récents, n’est pas plus représentatif de toute la nation qu’il ne le fut jadis par l’admirable affirmation du cornélien Alfieri, avant l’unification politique.

L’ensemble de ce théâtre, aujourd’hui comme autrefois, peut donner cependant une impression générale que l’on pourrait appeler italienne. Elle se dégage de quelques attitudes essentielles, de quelques « réactions » sentimentales communes à tous les peuples de la péninsule, d’une orientation, d’un modus vivendi passionnel, commun à tous au même titre que le « si » affirmatif du langage désigné par Dante comme marque totale des Italiens. Cette orientation psychologique générale est éminemment populaire. Toute littérature dialectale est forcément populaire. Elle est basée sur la vie des classes qui ne s’élèvent pas à ce tout premier degré d’élévation spirituelle qui est celui du langage. Si l’on veut les surprendre dans leur vie intime, et exprimer celle-ci par leur langue, on accepte de se servir du langage intime forgé par le commerce quotidien des êtres, et non de celui que le travail des œuvres supérieures de l’esprit, se reflétant sur la langue, forge et renouvelle chaque jour. La représentation de la vie d’un peuple au moyen de son patois manque de véritable élévation, est inévitablement réaliste. Le caractère même de toute littérature réaliste n’est-il point celui du dédain pour toute fioriture du style, pour toute stylisation du langage, en un mot pour tout lyrisme de l’expression ?

Le théâtre sicilien, ou napolitain, ou vénitien, ou toscan, ou milanais, ou piémontais, est en effet un théâtre réaliste, ou, comme les Italiens, disent : vériste. Il est aussi « vériste » que la pauvre musique d’opéra italien contemporaine, où, en dépit de toute l’évolution musicale moderne, la mélodie carrée, simpliste et pathétique, correspond à l’expression la plus populaire du langage.

Le Théâtre sicilien de MM. Capuana et Martoglio §

On se souvient des représentations de la troupe Grasso à Marigny. On en fut ému, à Paris. On put s’apercevoir que dans le jeu de ces acteurs populaires plus que leur « vérisme », plus que leur jeu même, il y avait une révélation de l’état d’âme d’un pays. Parmi les dramaturges siciliens, les plus importants sont M. Luigi Capuana et M. Nino Martoglio. Ce qu’ils veulent nous montrer, c’est précisément la « manière sentimentale » de leurs compatriotes. Lorsqu’ils y réussissent, leurs œuvres sont poignantes comme un fait divers très dramatique, très habilement raconté. Quelque chose du caractère même de tous les Siciliens était dans ce personnage de Malia, de M. Capuana, qui s’élançait, plus qu’il ne se jetait, le rasoir à la main, à la gorge de son adversaire. Il y avait dans ce geste une éclosion du sens très vif de l’offense, une explosion du « point d’honneur », heurté par le viol de la femme aimée, plus qu’il n’y avait de véritable amour exaspéré. Le pays ensoleillé, qui ne connut jamais son indépendance, et fut tour à tour fécondé par de mâles et implacables occupations étrangères, présente des complications psychologiques qui semblent correspondre aux races qui l’ont dominé, mêlant le raffinement des Souabes au romantisme guerrier français, à l’arrogance espagnole, sur un fond irrégulièrement composé de quiétude latine et d’inquiétude orientale.

La résultante de tous ces caractères est une extrême sensibilité morale, un sens enraciné de l’honneur, qui domine vraiment d’une manière toute particulière la vie des fils de l’île, et qui, en Occident, n’est comparable qu’à celui qui constitue la fierté du caractère corse. C’est pourquoi la passion amoureuse se révèle surtout par une jalousie forcenée, c’est-à-dire par un sentiment qui relève généralement plus de l’amour-propre que de l’amour sexuel. La dette du sang même n’est pas toujours imposée par le sentiment intime du précepte du « sang qui appelle le sang », selon la formule tragique fixée par Eschyle. L’« œil pour œil et dent pour dent » biblique n’est pas un sentiment, mais un dogme qui atteint en Sicile, et un peu partout en Italie, un degré d’exagération inouï.

Les auteurs siciliens l’ont admirablement exprimé. C’est cet esprit populaire particulier et intéressant qui a étonné les spectateurs des représentations de Grasso et de Mimi Aguglia.

Salvatore di Giacomo : Assunta Spina §

Au surplus, cette littérature fait partie du folklore. À ce point de vue, il est hors de doute que l’œuvre de M. Salvatore di Giacomo, récemment transportée de Naples à Rome, est intéressante. La langue populaire ne peut exprimer que des sentiments populaires. Assunta Spina n’est que l’œuvre représentative d’un état d’âme napolitain. Ce drame ne mérite d’ailleurs qu’un succès populaire, et il l’a eu. Le protagoniste est une blanchisseuse, une de ces innombrables jeunes ouvrières napolitaines, rayonnantes de jeunesse, souriantes de chansons et de vulgarité, qui éclairent les boutiques des sombres et sales ruelles, des « Vicoli », sans nombre de la bruyante métropole, avec leurs éclats de rires, leurs mélodies identiquement pathétiques, et leurs corsages et leurs jupons blancs. Elle a un amant, qui par jalousie la balafre. Elle veut le sauver, mais il est pris, condamné. Pour le voir de temps en temps, pour qu’il reste à Naples, elle se donne à un jeune greffier qui est parmi ses admirateurs. Mais lorsque le prisonnier revient, et qu’il découvre la liaison toute d’abnégation de la jeune balafrée, il tue le remplaçant. Assunta Spina, héroïque par amour, se livre à la justice, en s’accusant d’avoir été la meurtrière.

Cette pièce, dont l’affabulation et le sentiment manquent totalement d’art, de choix dans les moyens pathétiques, de puissance psychologique, mais qui est toute extérieure, et superficiellement émouvante, donne une impression générale de vie populaire touffue et grouillante assez pittoresque. Le premier acte représente l’antichambre d’une Cour d’assises. Une foule remue ou s’entasse autour des tables des greffiers. Il y a là tous les habitués de la chicane. Les considérations épisodiques se suivent, selon les nécessités de la scène. On voit la ficelle, les épisodes sont plaqués, choisis dans ce que la vie napolitaine a de plus banal. Tout d’un coup on aperçoit la protagoniste, la balafrée, qui attend l’issue de la séance d’où son amant sortira condamné. On appelle cela une peinture de mœurs, c’en est une et, pour ceux qui en aiment le genre assez facile, assez réussie, quoique absolument disproportionnée au reste de la pièce, c’est-à-dire au deuxième acte. Ensuite, c’est une scène dans la boutique de la repasseuse, où deux sergents de ville viennent chercher du linge. L’un d’eux débite un couplet sur le mal du pays, car il est des Abruzzes, et il se souvient de son âtre lointain dans cette nuit de Noël où les cloches et les cornemuses annoncent la naissance du Seigneur. Puis le prisonnier libéré arrive. Un mouvement d’étonnement de sa maîtresse, lorsque, sans le savoir, il apprend à celle-ci que le jeune greffier est marié, lui révèle la vérité. Le greffier arrive justement, s’annonçant, à la napolitaine, par un coup de sifflet. L’amant meurtrier sort et le tue dans l’escalier.

C’est un fait divers dans toute sa rudesse. M. di Giacomo, qui est un excellent poète régional, l’a traité brutalement et sans nulle profondeur. Sa pièce en résulte pathétique et sans importance. Les deux actions, réparties dans les deux actes, les deux atmosphères scéniques, réalisées avec des moyens trop puérils et point essentiellement nouveaux, ne s’harmonisent que sur un plan très superficiel de l’âme d’un peuple. Il y a de la couleur locale, mais à la manière d’un musicien qui confierait simplement à une pédale de castagnettes l’évocation de l’Espagne…

Ferdinando Paolieri : Il Pateracchio §

Plus heureuse, plus artistique, en un mot plus belle, est la dernière œuvre du toscan Ferdinand Paolieri, une œuvre qui n’est pas d’ailleurs sans analogies avec le célèbre roman de Manzoni. M. Augusto Novelli a donné depuis quelques années un nouvel essor au théâtre dialectal toscan. La chance l’a aidé. On sait d’ailleurs que le dialecte toscan est celui qui se rapproche le plus, dans son essence et dans ses modes, de la langue italienne, sans être aujourd’hui, ainsi que quelques-uns le prétendent, la langue italienne elle-même. M. Paolieri, dont j’ai signalé, ici même un admirable poème champêtre, la Venere Agreste, est un des plus importants poètes de la jeune génération. Il a un sentiment si singulièrement profond de la nature, et un amour si éclairé, si compréhensif des êtres et des choses de la campagne, que toute son œuvre semble devoir l’exalter d’une manière incomparable.

Il a donné au théâtre une œuvre, Il Pateracchio, une très belle évocation, mélancolique et joyeuse, simple et riche, de la vie des champs. Le « pateracchio » est la solution heureuse d’un imbroglio, d’une difficulté ennuyeuse qui séparait des êtres. Et il s’agit du mariage d’un jeune homme avec une jeune fille que des circonstances et de méchantes combinaisons voulaient lui enlever. La jeune Marie, fille de bons paysans, est désirée par le paysan Cencio, qu’elle aime, par le fils du gérant de ses patrons et par le fils même de ses patrons. Et c’est dans un large décor poétique de fête et de deuil : fête des vendanges, au milieu des chants et des réjouissances, et deuil de sa famille pour la vache malade et pour les menaces du gérant dont le fils est éconduit ; c’est dans de vastes fresques champêtres, complexes, harmonieuses et évocatrices, que le poète montre la passion simple et inébranlable du jeune couple, l’amenant au « pateracchio » final, au joyeux dénouement.

Je n’aime pas le drame d’évocation populaire. Il ne peut s’élever au-dessus de la psychologie superficielle et trop facilement pathétique de la foule à laquelle il est consacré, que par une puissance descriptive, toute comprise en profondeur, où jusqu’ici les grands romanciers russes en particulier sont passés maîtres. Il ne faudrait pas oublier que la représentation de la vie populaire n’a de droits originaires qu’à la comédie et non au drame, la vis comica étant la plus particulière, la plus réelle expression populaire, depuis l’origine du théâtre. Il faut penser que la plupart des douleurs des classes pauvres ne proviennent que de la médiocrité de leurs contingences, de la pauvreté de leur état social, et que les grands conflits dramatiques de l’Âme humaine ne se résument pour le peuple que dans quelques motifs de luttes sentimentales ou des angoisses du gain. Le peuple ne sera à jamais que le chœur, et non le protagoniste ; ceux qui de son sein s’élèvent jusqu’à la beauté d’un grand conflit individuel cessent par cela même d’être « peuple ». Les écrivains qui se consacrent à la représentation pure et simple de la vie populaire ne peuvent nous donner que des œuvres dont la matière elle-même est esthétiquement pauvre. Mais si un poète prend comme protagoniste idéal la nature elle-même, au milieu de laquelle il laisse distinguer quelques figures humaines, telles des fleurs au milieu d’un opulent feuillage, ce poète peut écrire une idylle émouvante et assez significative, tout en restant populaire. C’est ce que M. Paolieri a fait. Et il ne faut pas oublier que Gabriele d’Annunzio a puissamment écrit, en langue italienne, la Fille de Jorio.

Tome LXXXVI, numéro 315, 1er août 1910 §

Les Romans.
Ed. de Fréjac : Alviane et César, Louis Michaud, 3,50 §

Tome LXXXVI, numéro 315, 1er août 1910, p. 494-499 [498].

Une sorte de réhabilitation de ce monstre qui s’appelait Borgia. De nos jours, on peut tout réhabiliter sans que cela nous touche beaucoup, puisque nous ne croyons même plus à la réalité de notre histoire contemporaine. Du reste, César Borgia fut un homme dans toute l’acception du mot… Je ne lui reproche qu’une chose : son amour pour le menu peuple qu’il prétendait protéger à sa façon. C’est le seul masque d’hypocrisie qui ne l’embellisse pas

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVI, numéro 315, 1er août 1910, p. 508-514 [514].

Reçu : […] — Jacques Casanova : La Cour, et la Ville sous Louis XV, Introduction et Notes de J. Hervez (Albin Michel, 5 fr., ill.). […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVI, numéro 315, 1er août 1910, p. 524-529 [529].

[…]

La Revue de Paris (1er juillet). […] « Les Reconstructions de Pompéï », par M. A. Maurel.

Échos.
Le prix d’un dîner §

Tome LXXXVI, numéro 315, 1er août 1910, p. 571-576 [575].

Venu d’Italie à Paris, il projeta de monter par actions un théâtre. Chaque fois qu’une de ses nombreuses admiratrices prenait pour dix mille francs d’actions, il consentait à aller s’asseoir à sa table.

Un jour avec une invitation, il ne reçut qu’un peu moins de dix mille francs. Il se contenta de faire une visite.

Tome LXXXVI, numéro 316, 16 août 1910 §

Histoire.
Fernand Hayem : Le Maréchal d’Ancre et Léonora Galigaï. Avec une Notice biographique par Albert Lefranc. Plon-Nourrit, 7 fr. 50 §

Tome LXXXVI, numéro 316, 16 août 1910, p. 687-693 [687-688].

Le soir du meurtre de Concini, sa femme, Léonora Galigaï, maréchale d’Ancre, pensait qu’elle allait simplement être reconduite à la frontière. Elle alla à la Bastille, puis à la Conciergerie, puis à l’échafaud de la place de Grève. Les curieuses pièces de ce Procès, qui fut un crime judiciaire, car l’imputation absolument fausse de sorcellerie (voir le chapitre sur la maladie de Léonora Galigaï) le rendit seule possible, sont données intégralement à la fin de l’ouvrage, — lequel contient la révision d’un autre procès, celui du maréchal d’Ancre.

Non qu’il soit possible de faire de Concini autre chose que l’aventurier qu’il fut, mais de cet aventurier célèbre le caractère et l’existence ne furent « ni si noirs ni si criminels » qu’on l’a dit. Telle est du moins la conclusion à laquelle est arrivé M. Fernand Hayem (dont il faut regretter la mort prématurée). Bien étudiée, la vie de Concini montre effectivement, tout au moins, comment les choses qui paraissent les plus énormes (telle l’extraordinaire fortune en France de cet étranger, sans nom, sans réel mérite) et qui peuvent le mieux donner lieu, de la part de l’envie, de la haine, de la part aussi d’une certaine catégorie candide de gens de bien, à des suppositions fantastiques et ténébreuses, sont souvent, en elles-mêmes, simples, et arrivées pour des raisons simples. Comme certaines de ces « suppositions », et les plus truculentes, étaient, depuis Sully commenté par Michelet, passées dans l’Histoire, — telle la prétendue connivence de Concini dans le meurtre de Henri IV, telle encore la fable de ses amours avec Marie de Médicis, de sa paternité en ce qui concerne Louis XIII, ou Gaston d’Orléans, excellente occasion « d’expliquer » dix ans et plus d’histoire de France, etc., — il faut être reconnaissant envers la mémoire de feu M. Hayem, qui a ruiné définitivement ces légendes, et de plus nous a laissé l’œuvre d’art qu’est ce livre d’histoire.

Ces « raisons simples », comme nous disons, de la fortune prodigieuse de Concini, du hère florentin arrivé en France « dans les bagages » de Marie de Médicis et devenu le maître du Royaume pendant la plus pitoyable des Régences, sont ici lumineusement déduites, grâce à une patiente étude des faits et à une psychologie sûre, toute positive.

Il semble cependant que le caractère de Concini n’ait pas été complètement expliqué. M. Hayem a bien montré toute cette griserie de fortune, avec les faits qui ont pu la provoquer et l’entretenir35 : il en est un, cependant, de ces faits, — admis par un autre historien très informé là-dessus, lui aussi, M. Louis Batiffol, — sur lequel M. Hayem n’insiste guère (serait-ce qu’il l’aurait considéré, lui, comme inexistant ?) et qui, s’il est exact, nous fait comprendre bien des choses de l’attitude du Florentin. C’est ce fait que le crédit de Concini auprès de Marie de Médicis, crédit dont on disait merveilles, ne tint jamais, en réalité, qu’à l’intermédiaire plus ou moins bénévole et parfois défaillant de la femme du « favori », Léonora Galigaï, véritablement aimée de la Reine, elle, alors que le mari en était peu goûté. De là, la nécessité de tromper sur les conditions réelles de ce crédit, d’en faire accroire, de « bluffer » ; de là, ces accaparements continuels, qui n’eurent pas seulement la cupidité pour cause ; de là, enfin, cette superbe, étalée d’abord par calcul ; mais bientôt devenue une habitude, un besoin, dont la satisfaction, toujours plus imprudente, devait finalement causer la perte de l’aventurier.

Au surplus, l’histoire de Concini ne sera jamais que celle d’un intrigant et d’une intrigue, la « conjuration de Conchine », dirent les contemporains : la Régence, dont l’élévation de l’Italien demeure le fait saillant, est vide de tout acte politique sérieux. Mais il revient à M. Fernand Hayem le mérite d’avoir fixé, en ces pages qui ont du mouvement et de la variété en leur précision, quelques-unes des véritables couleurs de cette période de notre histoire.

Archéologie, voyages.
P. de Bouchaud : Bologne, Collection des « Villes d’art célèbres », Laurens, 4 fr. §

Tome LXXXVI, numéro 316, 16 août 1910, p. 700-705 [703-704].

Bologne, que présente M. Pierre de Bouchaud dans la collection des « villes d’art célèbres », a certes moins de réputation que Venise ou Florence, Rome ou Ravenne, parmi les cités d’Italie que visitent coutumièrement les étrangers. Mais Bologne a un passé historique précieux et il y reste nombre d’œuvres remarquables pour attester de sa splendeur ancienne. — Parmi les monuments les plus vieux, on peut citer ainsi la basilique des saints Pierre et Paul (ive s.), plusieurs fois reconstruite et qui date enfin de 1019 ; la cour de Pilate (viiie s.), avec un bénitier où, paraît-il, le procurateur de Judée se lava les mains après avoir livré le Christ ; le Baptistère du St-Sépulcre, qui dans l’état actuel, remonte au xie siècle, et dont l’intérieur est d’une grande barbarie, — toutefois qu’il ait gardé, à l’étage du cloître, une galerie en plein-cintre assez heureuse. Avec le xiie siècle, apparaissent dans la ville les tours de guet, — qui servaient de refuge dans les cas si fréquents de guerre ou d’émeute, et dont il existait autrefois environ deux cents. Deux d’entre elles ont subsisté ; ce sont les célèbres tours penchées, — penchées dès le xive siècle, par suite d’un affaissement du terrain. — À la période ogivale, se rapportent l’église Saint-François (1236-1263) qui imite les églises gothiques françaises ; le palais du Podestat (1247) remanié au xve siècle, mais dont la tour del’Arringo a gardé ses ouvertures romanes ; St-Pétrone, commencé en 1390 et dont les travaux au xviie siècle duraient encore ; l’église St-Maria dei Servi (1381), curieuse par son préau extérieur ; le Palais Communal (xve s.) ; la loge des Marchands (xive s.), en briques et marbre ; des palais nombreux, etc.… Mais je dois dire que certains éléments de l’architecture bolonaise ont peu d’agrément : le type par exemple des fenêtres arrondies au sommet et divisées par un meneau. Certaines cours avec préaux sont lourdes en la superposition de leurs galeries, et d’autres constructions, comme le Palais des Écoles ou Archigginasio, offrent les mêmes files d’arcades que tous les nigauds admirent dans notre rue de Rivoli. — Bologne, qui était une ville universitaire, a aussi gardé une curiosité, — les tombeaux des ses glossateurs, place Malpighi, en face de l’église St-François, — de bizarres édicules formés d’une pyramide portée sur deux étages de colonnes. Mais les façades d’églises sont lamentables — comme en général, du reste, dans toute la péninsule. Les Italiens en effet n’en ont jamais su imaginer, et à côté des murs de bicoques qu’ils ont construits, nos cathédrales d’Occident, de France, d’Allemagne, d’Angleterre — présentent d’incomparables merveilles ; rien que pour St-Pétrone, on conserve dans une annexe une collection de trente projets différents pour la façade. Or on l’a simplement formée d’une muraille nue, percée de trois portes. — Pourtant les églises d’Italie, on le sait, sont surtout intéressantes par la décoration intérieure, le nombre souvent extraordinaire des œuvres d’art qu’elles recèlent. Sculptures, peintures, monuments funéraires s’y montrent à chaque pas, car elles n’ont pas été dévastées comme les nôtres par la sottise des huguenots et la sauvagerie des révolutionnaires. À Bologne, on trouve ainsi, à côté des pleureuses de Santa Maria della Vita, qui semblent prises de coliques en regardant le cadavre du Christ ; de la statue archaïque du pape Boniface VIII ; d’une ancienne croix de bois conservée à l’église Saint-Étienne, — l’opulence du tombeau de saint Dominique ; du maître-autel des Maxegue, à l’église St-François ; le tombeau d’Anton Galeazzo Bentivoglio, à St-Jacques-le-Majeur, par Jacopo della Quercia : le tombeau d’Alexandre Tartagni, à St-Dominique, par Francesco di Simone. Les sculpteurs employaient pour les reliefs, les encadrements de portes, la décoration intérieure, non seulement la pierre, mais la terre cuite, le stuc, la marqueterie (tombeau Nacci à Saint-Pétrone, d’Onofrio ; Madone de N. dell’Arca, terre cuite ; — relief en argile peint d’Onofrio, Sainte-Maria dei Servi ; portail en terre cuite de Sperandio, à Ste-Catherine ; — encadrement de stuc à Saint-Vital et Saint-Agricola, par Formigine ; marqueterie de Fra Raffaele, chapelle Malvopizi, à Saint-Pétrone) et s’il n’y eut pas d’école de sculpture bolonais de nombreux artistes travaillèrent dans la ville, — y compris notre Jean de Bologne, de Douai, auquel on doit la très belle fontaine de Neptune, dont le projet était de Tommaso Laurenti, architecte et peintre palermitain.

Un premier chapitre résume excellemment l’histoire mouvementée de Bologne, et il y a pour clore le livre de M. P. de Bouchaud une très bonne étude de la peinture locale, du xiie au xviiie siècle.

Les Théâtres.
Maisons-Laffitte. Théâtre de M. de Clermont-Tonnerre : Joconde, comédie de M. Fernand Nozière (8 et 9 juillet) §

Tome LXXXVI, numéro 316, 16 août 1910, p. 720-723 [721-723].

Joconde, de M. Nozière, joué sur le petit théâtre du Comte de Clermont-Tonnerre, n’est point un spectacle de plein air, mais c’est bien un spectacle d’été et de campagne. Rien de plus spirituel et de plus amusant et aussi de plus vif. M. Fernand Nozière ne ressemble plus guère au Fernand Weyl qui collaborait à l’Art et la Vie, au temps où une certaine jeunesse professait un culte envers M. Gabriel Séailles, On pontifiait beaucoup en cette saison-là dans les cénacles qui voulaient aller vers la Vie (avec un grand V). Depuis M. Weyl ayant pris pseudonyme d’un héros d’Anatole France a rédigé, au Temps des chroniques d’un humour désenchanté et d’une philosophie souriante et décevante. Critique dramatique sévère au genre dit « parisien », indulgent aux audaces, et même aux tentations dites « révolutionnaires », M. Nozière s’est montré manifestement l’ennemi de l’art traditionnel.

Moraliste, M. Nozière l’est à la façon de Crébillon fils, du Diderot des Bijoux indiscrets et du Choderlos de Laclos des contes plus encore que du Laclos des Liaisons. Tous les petits auteurs du xviiie siècle sont familiers à M. Nozière. Je ne doute point de lui voir un jour porter à la scène la Felicia d’Andréa de Nerciat ou quelque récit de Nogaret, de Gudin, de Baculard d’Arnaud ou de Robbé de Beauveset. Mais M. Nozière a le talent plus léger que ceux-ci. Il sait conter avec grâce. Il porte dans les sujets les plus badins la plus grande pureté de style. Summa lasciva, summa verba !

Aujourd’hui M. Nozière a puisé son sujet au-delà de son époque préférée. L’aventure de Joconde figure pour la première fois dans le Roland Furieux de l’Arioste et en occupe le xxviiie chant, qui débute ainsi :

— Femmes aimables ! et vous dont le bonheur est de les adorer, de grâce n’écoutez pas l’histoire que l’hôte de Rodomont se prépare à conter ! etc…

Benchè nè macchia vi può dar nè fregio
Lingua si vile ; e sia l’uzancha vecchia,
Che il volgare ignorante ognùn riprenda,
E parlè di quel che meno intenda.

La Fontaine a mis cette histoire en vers légers. Il ne semble pas que M. Nozière se soit davantage souvenu de celui-ci que de celui-là, et il a développé la donnée des deux auteurs de manière originale.

Astolphe, roi de Lombardie, joignait « aux fleurs de la jeunesse une si parfaite beauté » que les dames de sa cour n’avaient pas à faire effort pour l’aimer et le lui prouver. Elles le lui prouvaient si facilement que, las de tant d’hommages et ayant appris par le discours d’un gentilhomme de Rome que n’étonnait pas le faste de sa cour —, que le jeune cavalier romain Joconde lui pouvait être opposé en rival, le prince mande Joconde auprès de lui.

Toutefois, le gentilhomme tant vanté arrive à Milan avec une allure déconfite. Avant de quitter son château, n’a-t-il pas découvert que Béatrice, sa femme, le trompait avec le page Lélio ? Astolphe se raille de sa mésaventure et « assez semblable aux jolies femmes, qui louent facilement celles dont elles ne craignent pas la supériorité », le comble de caresses et d’attention. Hélas ! pour être roi on n’en est moins autant qu’un autre expose à porter la coiffure de Sganarelle ! Astolphe s’aperçoit que la reine de Lombardie, sa femme, est la maîtresse de son bouffon. Un même destin réunit Joconde et le Roi. Mais à l’encontre du Sultan des Mille nuits et Une nuit, ils ne tireront pas vengeance des infidèles. Ils décident seulement de quitter la cour et de courir l’Italie à la recherche d’une femme vertueuse et jolie et emmènent avec eux le Fou et le Page qui les ont trompés. Comme la chemise d’un homme heureux du conte arabe, la femme vertueuse et jolie est introuvable. Après bien des déceptions, ils croient avoir rencontré l’oiseau rare sous les espèces d’une accorte paysanne, Isabelle, fille du fermier Léonard, jolie comme l’amour et sage comme un ange.

Déjà Astolphe et Joconde entament la louange de la vertu. Ils déchanteront bientôt en apprenant que Léonard et Isabelle ne sont que deux comédiens dressés par Béatrice et la Reine qui ont voulu ainsi décourager les maris présomptueux. L’infidélité des femmes est une réalité, mais leur vertu n’est qu’un mensonge de comédie. Tous les hommes sont trompés. Ils n’ont qu’à se résigner à l’être. Assagis et philosophant, Joconde et le Roi, désormais sans jalousie ni passion, rentreront chez eux vivre le reste de leur âge.

Dunque possiamo creder que più felle
Non sien le nostre, o men dell’altre caste ;
E se son come tutte l’altre sono,
Che torniame o godercele fia buono.

Cette morale était déjà celle du Demetrios d’Aphrodite après celle des petits lyriques grecs et celle de Molière. On devine sous quel ton ironique M. Nozière la présente ; comment il raille la jalousie, l’amour-passion, la vanité de la possession unique. Avec quelle nonchalance il vante l’indulgence et conseille de prendre le plaisir qui passe. Couronne-toi de rose, ne t’embarrasse pas de l’avenir. La sagesse épicurienne s’exprime dans sa pièce en une prose rythmée, ocellée d’alexandrins, parfois rimée, très savoureuse, très achevée…

Mais le meilleur commentaire des théories de M. Nozière, on le puisa beaucoup dans l’interprétation de Joconde. Mlle Ventura, fine et alerte sous le pourpoint noir et or d’Astolphe, Mlle Duluc rieuse, mélancolique, charmante sous le travesti de Joconde, Mlle Marthe Mellot en Bouffon, Mlles Dorziat et Colonna, les épouses infidèles, Mlles Devimeur, Lucienne Roger, Pascal, Georgette Armand ajoutaient à la prose de M. Nozière la glose souriante de leurs beautés diverses et également entraînantes. Il y eut des danses et Mlle Gabrielle Dorziat rappela la Danse des sept Voiles de Salomé avec infiniment de charme, de sensualité et d’élégance.

Lettres italiennes §

Tome LXXXVI, numéro 316, 16 août 1910, p. 727-733

Giulio de Frenzi : Un Eroe : Alfredo Oriani, Bibl. della Rivista di Roma §

L’étude, rapide et émue, que M. Giulio de Frenzi a consacrée au dernier grand disparu de l’Italie intellectuelle, à Alfredo Oriani, a un double caractère pour ainsi dire national, qui en accroît considérablement la force spirituelle dont elle est animée. C’est un hommage pieux et c’est une révélation. L’hommage est rendu par un jeune écrivain à un mort trop longtemps méconnu, un mort à peine illustre, et par la plume de M. de Frenzi toute une jeunesse pensive et attristée semble exprimer non un deuil, mais une conscience critique qui sait admirer ; la révélation est celle d’un des plus purs et des plus forts lettrés de l’Italie contemporaine. Et l’ouvrage de M. de Frenzi ne s’adresse pas seulement au gros public entraîné par les vicissitudes de la mode, mais aussi à la phalange d’écrivains et d’artistes qui ne savent honorer un des leurs que si la suggestion collective de la renommée le leur impose.

Alfredo Oriani est mort, ai-je dit, à peine illustre. C’était un grand solitaire, un ermite des Romagnes, enfermé dans le vigoureux silence d’un pays rude et puissant, au milieu d’une race de laboureurs, dont l’esprit et les mœurs apparaissent toujours à ceux qui les approchent comme des indomptables expressions de fierté aux reliefs bibliques. Tourmenté par la plus intime, la plus profonde des luttes contre les engouements de son temps, avec la conscience de plus en plus nette d’une mission idéale à accomplir dans la vie renouvelée de sa nation, Alfredo Oriani, homme de lettres et surtout homme d’idées, fut amené par l’intolérance de son caractère, et par le caractère de celle qu’il crut et qui devait être sa mission, à se retirer dans la solitude. Il s’enferma loin des manifestations par trop bruyantes d’une littérature et d’une philosophie qui se voulaient nouvelles, mais qui subissaient sans cesse les ondoiements de la pensée étrangère. Les œuvres d’Alfredo Oriani furent toutes saluées par le silence ; et ce n’étaient pas non plus le silence respectueux qu’on garde devant les morts, ni le silence hostile par lequel souvent on brise les efforts des vivants qu’on n’agrée point ; c’était le silence indifférent, aux apparences involontaires, qu’on accorde aux hommes et aux choses sans signification.

Cependant l’écrivain qui dès ses débuts avait su s’élever au rôle de contempteur de toutes les orientations du sentiment et de la pensée communs et surannés, y compris la morale, a toujours ému quelques esprits dignes. Vers la fin de sa vie, ceux-ci forcèrent les regards d’un plus large nombre d’admirateurs à se tourner vers le puissant écrivain méconnu. Et aujourd’hui M. de Frenzi peut écrire cette phrase qui s’impose à la réflexion de tous les lettrés : « Dans le nom et par l’œuvre d’Alfredo Oriani se ferme, pour l’histoire de la pensée et de la littérature italiennes, un cycle de cent ans, qu’un autre grand fils des Romagnes avait ouvert : Vincent Monti. »

Monti apparaît à l’auteur de cette vibrante et synthétique étude comme le poète italien représentatif des tâtonnements, des affaissements et des docilités du commencement du siècle dernier, comme l’expression de toute la multitude enthousiaste ou découragée des artistes et des politiciens de son temps, et des flottements du sentiment de l’Europe sous la violence de la houle napoléonienne. Oriani, au contraire, se montre « dans un moment où triomphent le scepticisme et le classicisme, et il élabore de nouveau en une synthèse personnelle les éléments même les plus troubles du romantisme poétique et philosophique de tout le siècle ».

Arrivé à Bologne alors que sur les ruines des châteaux romantiques Giosuè Carducci restaure prodigieusement le temple de la beauté païenne, Alfredo Oriani respecte, admire, mais ne s’approche pas : il demeure dans son coin, certes plus orgueilleux de la solitude qu’il ne soit satisfait de la pénombre. Il s’essaie à une poésie différente, il réalise une esthétique diverse, il présente une autre politique. Les premiers éclats de sa voix sonnent âpres et violents, comme des défis. — Il débute avec des négations des contradictions, des injures : il est pessimiste et obscène, méphistophélique et blasphémateur. Il soulève un scandale parmi les sages manzoniens, et il ne plaît pas aux néo-classiques qui ne peuvent pas approuver ce que dans ses audaces il y a d’incorrect, de sans mesure, de brutal, de spontané. Ensuite, sa négation s’assombrit dans une étrange nostalgie de doute et d’espoirs, de laquelle peu de gens s’expliquent le pourquoi. Une fois calmée la clameur des indignations, l’écrivain est peu à peu oublié ; le public le repousse, le silence l’absorbe de nouveau, la solitude le reprend.

Autour de lui, on fait le désert. Lui-même semble s’y plaire, s’enivrer presque de l’isolement où sa personnalité devient plus forte, se purifie, acquiert la conscience d’elle-même. On le dirait content de briser ses derniers liens avec les hommes. Il voit peut-être dans l’impossibilité d’être compris la preuve de sa supériorité. Et de son mélancolique ermitage, le dédaigneux anachorète voit lentement passer les longues années de l’oubli. Par une invincible nécessité de son esprit, il continue, point écouté, à dire sa parole. Et tandis que sa vision du monde et des âmes devient toujours plus douloureusement aiguë, l’indifférence se condense autour de lui comme un lourd brouillard. Alfredo Oriani semble se survivre. Il reste de lui une renommée vague de romancier bizarre et satanique, dont les livres — le terrible Non et le très immoral Au-delà — ne sont plus recherchés que par quelques pécheurs platoniques abonnés à des bibliothèques circulaires de province. De ces pages on ne rappelle que l’impudeur bravante et l’impiété ; on n’observe pas l’anxieuse méditation qui les féconde, la fièvre de la pensée qui les brûle, le spasme d’originalité qui les tourmente. Il importe peu que sur les caractères les plus évidents, parce que extérieurs, de ces premières œuvres de Oriani, prévalent désormais les qualités essentielles de la nature de penseur et d’artiste. Qu’il donne le collier des quatre plus profonds romans italiens modernes, Jalousie, la Défaite, Tourbillon, Holocauste ; qu’il affirme et qu’il illustre sa conception morale et philosophique de la famille dans ce livre fondamental qui est Mariage et Divorce ; qu’il élève sa construction spéculative de l’histoire dans la puissante architecture de Lutte politique ; il ne trouve personne qui fasse attention à lui. « Je suis l’écrivain le moins lu de l’Italie », dit-il avec une ironie amère et vraie. La foule des gens cultivés, ou de ceux qui se croient tels, se nourrit de galantes historiettes françaises et de bavardes sociologies démagogiques, et applaudit aux poètes qui l’étourdissent avec le vide sonore de leurs rimes précieuses. Une génération est déjà passée : pour celle qui lui succède, même le nom d’Alfredo Oriani est inconnu ; une lourde pierre semble baissée pour toujours sur son tombeau d’homme vivant.

Alfredo Oriani était enfin sorti de cet exil. Mais la faveur de la grande renommée n’a pas rendu moins amère la dernière période de sa vie. Les princes aussi, jouets insignifiants de la mode au même titre que toute la foule, lui refusèrent leur attention. Peu d’anecdotes de la vie des grands esprits nous émeuvent et nous révoltent plus que celle qui nous montre Oriani demandant à un prince de la maison régnante de le laisser prendre part comme poète à une expédition au Pôle Nord que ce prince allait tenter. Oriani aurait chanté la gloire du grand effort humain accompli par un prince de sa race, tandis que les savants de l’expédition se seraient attardés dans leurs observations. Pendant des jours et des nuits pleins d’anxiété, perdu dans sa retraite en pleine campagne, le poète attendit le messager qui devait lui apporter la plus grande, et peut-être la seule, joie de sa vie. Mais les puissants, princes ou ministres, « amis des artistes », ne sont que des pharisiens amis des plus « arrivés » ; le prince ne répondit même pas au solitaire ; il le dédaigna comme l’avait fait la foule, avec laquelle il peut partager aujourd’hui le mépris de tous ceux qui sont enfin capables d’apprécier l’écrivain mort que M. de Frenzi appelle savamment : un héros.

R. Torrefranca : La vita musicale dello Spirito, Boca, Turin §

M. R. Torrefranca vient de publier une œuvre sur la Vie musicale de l’Esprit. Depuis quelques siècles, la Musique s’est affirmée comme l’art suprême, en continuelle et toujours étonnante évolution ; depuis un siècle environ les philosophes en reconnaissent la puissance idéologique et sa suprématie dans tout le dynamisme spirituel du monde. M. Torrefranca essaie de créer un système esthétique où la musique garderait le secret matériel de toute inspiration. Il met la musique à la base de toute l’architecture esthétique ou sont représentés les fantômes millénaires et éternels de l’œuvre spirituel. Il comprend la musique comme le paradigme parfait de l’harmonie universelle, ainsi que l’entendirent Schopenhauer et Schelling.

M. Torrefranca conçoit cependant, entre les arts et la musique, une différence essentielle, qui serait semblable à celle que la grande école occultiste accorde à l’idée pure du triangle qui peut être conçu sans forme, et à l’image triangulaire des côtés et des sommets. La musique serait l’intuition pure de l’harmonie ; les autres arts seraient l’intuition manifestée en image. M. Torrefranca accepte l’erreur, extrêmement répandue même parmi les musiciens, qui voit la musique comme essentiellement indéfinie, et exempte de toute précision de langage, qu’il soit poétique ou plastique. Tandis que la musique a la phraséologie très nette de ses rythmes, qui expriment des « états spirituels », parfaitement reconnaissables, ce langage, sans doute très large, et qui suggère plus qu’il ne définit, est en quelque sorte arrêté au fur et à mesure que les grands musiciens enrichissent leurs apports la tradition expressive musicale. Ensuite, le processus la manifestation esthétique s’accomplit chez un musicien comme chez tout autre artiste. L’art ne consiste que dans l’arrêt sensible et immuable d’une harmonie, saisie par l’artiste à travers l’émotion particulière, involontaire sinon inconsciente, qu’il en a ressentie, et qu’on appelle l’inspiration. Et par la diversité des tempéraments physio-psychiques, résultant de la culture des possibilités originaires de chaque artiste, la même harmonie des êtres et des choses se manifeste à chacun dans un rythme particulier. Il est indifférent qu’un artiste soit porté à l’arrêter en une vision de forme, ou de couleur, ou à l’évoquer par des signes qui expriment des tons rudimentaires asservis à la géométrie de la parole syllabique, ou à de vastes combinaisons de tons servis à l’arithmétique de la parole rythmique.

Les modes de manifestation esthétique ne varient d’ailleurs que fort peu dans les deux catégories pratiques : la Musique (et son complémentaire : la Poésie) et l’Architecture (et ses complémentaires : la Sculpture et la Peinture), qui répondent aux deux catégories théoriques : des Rythmes du Temps et des Rythmes de l’Espace.

Cependant, la Musique est l’Art suprême, en tant qu’elle permet les plus larges expressions de toute l’émotion que les hommes peuvent ressentir devant ces révélations incessantes de l’« équilibre » universel qu’on considère comme des « harmonies », et que chaque artiste veut et peut arrêter pour tous. C’est pour cela que la musique influence en même temps les hommes et les animaux ; l’expression animale autant que l’expression humaine est contenue dans ses « révélations ». Elle est, par cela même, le seul art qui soit à la fois animique, de la manière la plus étendue, et physiologique de la manière la plus entraînante.

Le livre de M. Torrefranca a une importance certaine dans les recherches des exégètes contemporains que l’incroyable et incessante évolution de la musique — le seul art, ai-je démontré ailleurs, qui se complique progressivement, dans le sens de l’accroissement du nombre humain — étonne et fait réfléchir.

Emil Zilliacus : Giovanni Pascoli et l’Antiquité, Helsingfors Centraltryckéri, Helsingfors §

Dans une étude des plus remarquables sur Giovanni Pascoli et l’Antiquité, M. Emil Zilliacus étudie les réminiscences plus que les rapports qui lient le grand poète italien aux poètes méditerranéens. M. Zilliacus a parfaitement compris le sens de la poésie de Pascoli, si diverse de celle de d’Annunzio et aussi puissante. Cette poésie est un des plus étranges mélanges de l’esprit moderne, de l’inquiétude et de la subtilité psychologiques modernes, avec les grands paradigmes antiques, où les sentiments généraux de l’humanité sont arrêtés à jamais dans les symboles anthropomorphes du mythe ou de la légende. M. Zilliacus saisit les rapports étroits qui réunissent Pascoli à Hésiode, à Homère, à Pausanias, à Virgile, et en montre les emprunts nombreux faits par le poète contemporain aux antiques. Mais ayant saisi aussi le caractère profondément et spontanément panthéiste du lyrisme pascolien, l’auteur sait donner à ces emprunts une valeur toute particulière « d’éléments de culture » qui ont servi à « développer » l’esprit du poète italien, même alors que telles strophes te sont que de pures et simples « traductions ». Cette sorte de contact direct avec le passé lyrique de la race, on peut le remarquer aussi pour la chanson de Roland « transposée » dans l’admirable Chanson de l’Olifant de Pascoli.

M. Luigi Siciliani, un des meilleurs disciples de Pascoli, a consacré à son maître, il y a quelques années, une importante étude que M. Zilliacus cite souvent. Et ce volume sur les rapports les plus profonds d’un grand poète avec les Antiques est une étude de littérature comparée, qui est à la fois l’œuvre remarquable d’un esthéticien et d’un savant.

Cosimo Noto : Giulio Nelli ossia l’Atanismo nella Fede socialista, Préface de Guido Podrecca, Mongini, Rane §

Une forte volonté de renaissance idéaliste, un grand élan d’esprit vers des synthèses nouvelles sont si généralisés parmi les artistes et les penseurs, et tendent tellement à ébranler la conscience de maint savant qu’on peut signaler avec joie des ouvrages et des gestes qui nous paraissent dans ce sens symptomatiques. Sir Olivier Lodge lui-même a bien pu s’écrier dernièrement que l’université de Birmingham a besoin d’une chaire de littérature grecque, puisque les hommes ne sont pas nés pour construire des machines, mais que la vie intellectuelle repose sur la poésie… On n’avait pas encore tenté jusqu’ici une synthèse tout idéaliste de la sentimentalité humanitaire et du besoin de croyance eu un bonheur ultra-terrestre. M. Cosimo Noto vient de publier Giulio Nelli ou l’Atavisme dans la Foi socialiste, un livre assez singulier sur ce sujet. Quoique conçu dans la forme et selon l’affabulation sentimentale des lettres du goethien Werther ou du foscolien Ortis, ce livre se révèle moderne dans la large part que dans la vie et dans l’évolution spirituelle du protagoniste l’auteur accorde à la science.

Le style n’en est point littéraire. La pensée n’en est point profonde ni neuve. Une très grande naïveté d’écriture et d’argumentation n’atteint pas le charme d’une très grande ingénuité. La compréhension du dogme chrétien, de la divine fable chrétienne, est celle simplement bornée et anticléricale des Tribuns qui s’acharnent à montrer l’absurde d’un monde bâti en « six jours » et qui ne comprennent pas le sublime légendaire de la longue agonie du Christ aboutissant au premier grand geste de solidarité humaine exprimé par les mots : pardonne-leur… Mais la belle qualité du livre de M. Cosimo Noto, que préface fort savamment Guido Podrecca est dans l’évolution du protagoniste. M. Giulio Nelli, de son ardent et implacable matérialisme s’élance à travers la douleur de la perte de la femme aimée, vers les spéculations progressives de son esprit qui l’amèneront à concevoir la foi socialiste comme la foi de l’humanité nouvelle amoureuse de l’amour universel, en lui donnant comme suprême élévation la croyance en l’immortalité de l’âme.

C’est un livre de vulgarisation populaire de la science. Mais ce qui m’importait de signaler, c’est, malgré tout ce qu’il contient de relatif et de sectaire, l’effort spiritualiste, ardent et réel qui l’anime.

Memento §

Ceccardo Roccatagliata Ceccardi : Sonetti e Poemi, Soc. Ed. Ligure Apuana, Gênes. — G. P. Lucini : Revolverate, avec une préface de F.-T. Marinetti, Éd. de « Poesia », Milan. — G. P. Lucini : La Solita Canzone del Melibeo, Éd. de « Poesia ». — Omero Vecchi : Fiammeggiando l’Aurora, Éd. de l’Auteur, Rome. — Corrado Corradino : La Buona novella, poème, Treves, Milan.

Enrico Corradini : La patria lontana, Treves, Milan. — Giulio Caprin : Storie di poveri diavoli, Quintieri, Milan.

Luigi Valli : Dionysoplaton, Formiggini, Modena. — Arturo Labriola : Storia di dieci anni, « Viandante », Milan.

Guelfo Civinini : La Regina, Rivista di Roma, Rome.

Achille Loria : Malthus, Formiggini, Modena. — Emilio del Cerro : Giuseppe Mazzini et Giuditta Sidoli, S. T. E. N., Turin.

Tome LXXXVII, numéro 317, 1er septembre 1910 §

Ésotérisme et sciences psychiques.
Paul Vulliaud : La Pensée ésotérique de Léonard de Vinci, in-18, Bernard Grasset §

Tome LXXXVII, numéro 317, 1er septembre 1910, p. 130-136 [133].

M. Paul Vulliaud vient de refondre son travail sur La Pensée ésotérique de Léonard de Vinci. Le nombre de pages a été plus que doublé. Il forme ainsi réellement un nouveau volume. Pour M. Vulliaud, l’art doit être un symbole, c’est-à-dire « la représentation de l’invisible par une chose visible, un Verbe ». Il est impossible, en effet, de représenter les conceptions de l’esprit autrement que par les choses et les objets qui tombent sous nos sens. Mais, pour que le symbole soit parlant, exact, il est nécessaire qu’il y ait analogie parfaite entre lui et la chose signifiée. Et le symbole sera d’autant plus complet, plus synthétique, plus riche, par conséquent, d’idées et de significations, qu’il réunira, à la fois en une seule figure, l’actif et le passif, le masculin et le féminin, exprimera la dualité universelle. C’est là sans doute la raison qui détermina Léonard de Vinci à donner à son saint Jean-Baptiste et à son Bacchus une forme androgynique.

De tels tableaux — par l’union des contraires — réalisent le suprême équilibre, l’harmonie divine. Ils constituent pour l’occultiste de véritables pentacles.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVII, numéro 317, 1er septembre 1910, p. 136-142 [142].

[…]

Le Centaure (juillet-août) : M. Christian Beck, « Christ à Capri. » […]

Art ancien §

Tome LXXXVII, numéro 317, 1er septembre 1910, p. 150-153 [151-152, 153].

Léonard de Vinci : Traité de la Peinture, traduction nouvelle par Péladan (Delagrave, 7 fr. 50) §

Comme M. Élie Faure, M. Péladan a le goût de la spéculation esthétique. Aussi n’a-t-il pu résister au désir de joindre à sa traduction du Traité de la Peinture, de Léonard de Vinci, un commentaire « perpétuel ». Il est plein d’aperçus ingénieux. Pourtant l’ingéniosité ne suffit pas toujours pour suppléer au manque de pratique d’un art, et quand M. Péladan parle technique, il erre assez facilement. Léonard écrit :

Il y a beaucoup de gens qui ont le désir et l’amour du dessin, mais qui manquent de disposition, et cela se révèle chez les enfants qui sont sans diligence, et jamais ne finissent leurs croquis avec les ombres.

Et M. Péladan déduit :

Importante observation et qui aujourd’hui s’appliquerait non aux dessins et aux enfants, mais aux tableaux et aux artistes mûrs. Sans demi-teinte, pas de clair-obscur, et aucune demi-teinte n’est possible sans une touche fondue et où le coup de pinceau disparaît.

Croire qu’il n’est pas possible de modeler sans faire disparaître le coup de pinceau est au moins surprenant. C’est un peu comme si l’on demandait aux sculpteurs de faire disparaître leur coup de ponce à l’aide du papier de verre. Ailleurs, le Vinci observe justement qu’il est plus difficile d’ombrer une figure que d’en dessiner les contours, et il en donne pour raison qu’on peut dessiner toutes sortes de traits en travers d’un verre plat placé entre l’œil et l’objet, tandis que ce procédé est inutile à l’égard des ombres. Cette raison, pour M. Péladan, n’est pas excellente ; il y en a une autre plus décisive selon lui, et la voici : « l’ombre seule rend l’expression, l’individualité, c’est-à-dire l’âme ». Certes le modèle concourt à l’expression, mais simplement dans la mesure où il concourt à la traduction des formes ; le trait, dans une œuvre d’Holbein par exemple, est au moins aussi expressif que le modèle. Je ne veux pas insister davantage sur ces détails et je préfère remercier M. Péladan du soin qu’il a mis à traduire les notes du maître et à les présenter dans un ordre rationnel qui en rend la lecture plus attrayante. Ce que le Vinci a écrit sur la technique de son art est d’une grande intelligence, et demeure infiniment précieux pour nous.

Memento [extrait] §

[…] Dans la Revue de l’Art ancien et moderne, […] un commentaire de M. Gaston Migeon sur les bronzes italiens de la Renaissance de la collection Thiers ; l’érudit conservateur nous montre l’intérêt de ces pièces admirables un peu perdues dans une collection trop mêlée. J’ai plaisir à signaler également une étude de M. Aldo Ravà extraite de l’Arte et consacrée au portraitiste vénitien Lodovico Gallina (1752-1787) : ce petit maître charmant bénéficia, comme Alessandro Longhi, de la faveur de la famille Pisani et il fit les portraits de plusieurs de ses membres ; par une coïncidence notable, il fut élu membre de l’Académie de peinture le même jour que Francesco Guardi, le 12 septembre 1784. […]

Musées et collections §

Tome LXXXVII, numéro 317, 1er septembre 1910, p. 154-159 [158-159].

Comme nous l’annonçons plus haut, une superbe publication a été entreprise par l’Institut Stædel de Francfort : un recueil en fac-similé de cent des plus beaux dessins que possède ce musée, particulièrement riche en dessins de maîtres. […] Cinq livraisons sur dix (à 16 marks, composées chacune de dix planches) ont déjà paru. Toutes les écoles y sont représentées par des pièces de choix : […] l’école italienne par Bonsignori (Tête de jeune homme), Campagnola, Seb. del Piombo (étude pour Résurrection de Lazare de la National Gallery de Londres), Pinturicchio (jolie Madone), Annibal Carrache (la Cour du palais Farnèse), Raphaël (étude pour le Diogène de l’École d’Athènes), Piazzetta, Filippino Lippi (Tête de jeune homme), Mola […].

Tome LXXXVII, numéro 318, 16 septembre 1910 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVII, numéro 318, 16 septembre 1910, p. 346-352 [351].

[…]

Les Rubriques nouvelles (1er août). — […] M. Pierre Fons : « le Préjugé contre Botticelli. »

[…]

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVII, numéro 318, 16 septembre 1910, p. 365-369 [369].

[…]

Les Süddeutsche Monatshefte (septembre) […]. Le célèbre sculpteur munichois Adoiph Hildebrand juge sévèrement le fameux buste de Flore attribué à Léonard de Vinci et que Guillaume II a déclaré authentique. Il conclut que c’est l’œuvre d’un « faiseur ».

[…]

Tome LXXXVII, numéro 319, 1er octobre 1910 §

À la Toscane §

Tome LXXXVII, numéro 319, 1er octobre 1910, p. 408-410.
En ce juillet romain, je pense à la Toscane ;
Où partout monte un chœur léger d’allègres voix ;
Pays où, librement, l’âme s’élance et plane,
Ciel, dont j’ai contemplé la beauté diaphane ;
Sol divin, que mes pieds n’ont foulé qu’une fois.
Je souffrais : sa douceur endormit ma blessure.
Oh, gracieusement, comme elle m’a versé,
Avec son air subtil et sa lumière pure,
Les consolations de sa claire nature
Et les enchantements que donne son passé !
Je me suis promené, pèlerin, dans ses villes
Qui voudraient retenir tous les chanteurs errants :
J’ai longuement songé sur ses routes tranquilles,
Tandis que, dans le soir, du haut des campaniles,
Tombaient les angélus tendres et pénétrants.
J’ai connu la Cité des Fleurs, l’auguste Dôme,
Le fleuve aux quais joyeux, et ces nobles jardins
Dont le vent du matin emporte au loin l’arôme.
Dante m’est apparu de loin, puissant fantôme ;
J’ai retrouvé l’odeur des temps médicéens.
La paix du Val d’Arno m’était hospitalière :
À Figline, par des matins resplendissants,
Tandis que les grands bœufs soulevaient la poussière,
Je voyais les coteaux fumer dans la lumière,
Ainsi que des autels couronnés par l’encens.
Au cher San Biagio, lorsque la canicule
Triomphe, j’entendais s’abattre les fléaux :
J’écoutais, dans l’ardeur calme du crépuscule,
Se hâter quelque char fou qui tintinnabule,
Ou s’en revenir tard de sonores chevaux.
Devant moi les maisons s’ouvraient familiales,
Car j’étais, pour ces cœurs, l’aède au cœur divin ;
Les repas m’attendaient, servis aux fraîches salles ;
Et vers moi se tournaient les faces cordiales,
Et les belles chansons naissaient du sombre vin.
Et puis c’étaient les soirs à la caresse immense,
Où l’âme sent une âme autour d’elle frémir,
Où, là-bas, le cyprès, sur la colline pense,
Où l’on voit, au lointain, pesante de silence,
Quelque pâle villa sur les hauteurs dormir…
Je revivrai ces jours passés en Étrurie,
Ces beaux jours, où Florence à moi se révéla ;
Et mon âme sera neuve et toute fleurie,
Car vous me sourirez, ô vous Sainte Marie
Del Fiore, vous Santa Maria Novella.
Et, puisqu’il est venu dans sa gloire solaire,
Avec ses longs travaux, le règne de l’Été ;
Afin d’entendre encore battre le grain sur l’aire,
Vite je m’en irai vers la campagne claire,
Au Val d’Arno. C’est là que mon cœur est resté.
Près des fermes, ornant de lierre leurs murailles,
Je reverrai les doux vieillards patriarcaux,
Pleins d’un ressouvenir d’anciennes semailles ;
Et j’entendrai les chars, secouant leurs sonnailles
S’en revenir encor dans le soir plein d’échos.
Attachés à mes pas en escortes fidèles,
À ma voix, de nouveau liés, les bruns garçons,
Un moment laisseront tomber leurs ritournelles,
Quand je leur parlerai des choses éternelles,
Avec un doigt tendu vers les purs horizons.
Et, lorsque tout s’efface aux campagnes obscures,
De nouveau, dans l’azur sans lune et sourd des cieux,
Les constellations aux antiques figures
Allumeront pour moi, perçant d’or les ramures,
Leurs diamants vivants, palpitants, glorieux.
Harmonieusement fuira chaque journée :
Puis s’en viendra, pensive et belle, à travers champs,
L’Automne, sous son poids de pampres inclinée ; —
Et les derniers travaux rustiques de l’année
Me feront méditer sur la fuite du temps.
Moissons, accueillez-moi, recevez-moi, vendanges,
Ruches d’or regorgez d’abeilles et de miel :
Que mon âme exaltée abonde en vos louanges ;
Et vous, autour de moi, pareils à des yeux d’anges.
Brillez, beaux yeux toscans, pleins des douceurs du ciel.

Tome LXXXVII, numéro 320, 16 octobre 1910 §

Une folie littéraire, Venise §

Tome LXXXVII, numéro 320, 16 octobre 1910, p. 606-619.

Certaines villes ont vraiment le privilège de constituer un domaine à part dans le domaine commun de la vieille civilisation européenne. Elles s’évoquent immédiatement à notre esprit avec les mots différents de ceux dont nous nous servons pour qualifier les autres cités humaines : tantôt leur âme correspond à une impulsion précise de notre âme, tantôt, au contraire, elle n’est qu’un leitmotiv, un thème général sur lequel brodent nos sensibilités particulières.

Venise est au nombre de ces dernières villes. Depuis qu’on la célèbre dans toutes les langues et dans tous les arts, son image s’est modifiée bien des fois suivant les époques ou les artistes qui la magnifièrent, — et c’est une preuve de la prodigieuse richesse de sa vie intérieure. En tout cas, jamais comme aujourd’hui elle ne connut des admirateurs aussi fanatiques, aussi délirants : ce ne sont plus des individus, ce sont des foules entières qui, chaque printemps et chaque automne, se dirigent vers la cité de l’Adriatique avec une ferveur de pèlerins passionnés. Du couple en voyage de noces au couple adultère en rupture de ban conjugal, de l’Allemand costumé de vert à l’Anglaise neurasthénique, en passant par toutes les espèces de touristes imaginables, c’est une même foi, soutenue et vivifiée par le Baedeker, qui vient s’alimenter dans la ville unique. Cette foi s’est répandue, s’est exprimée en une littérature copieuse qui a renforcé l’enthousiasme lui-même. En sorte qu’aujourd’hui Venise n’est plus un certain port, d’un certain nombre d’habitants, situé sur les côtes italiennes : c’est une entité littéraire, c’est le décor obligatoire de certaines scènes, l’accompagnement de certains actes, le leitmotiv de certains sentiments. C’est un mot évocateur, comme celui de Byzance, par exemple, — et, demain, la ville peut bien être démolie de fond en comble, ses canaux comblés ou le tramway électrique installé, Venise subsistera, intangible, dans le magasin aux accessoires littéraires.

Cette transformation en une sorte de mythe d’une belle ville d’art paraît assez curieuse et assez caractéristique du snobisme contemporain pour qu’on recherche quelles furent ses causes et quels ont été ses effets. Comment et pourquoi s’est imposé à nous le décor vénitien ? Que représente-t-il exactement pour nos romanciers, pour nos dramaturges, pour nos poètes ? Quels effets en ont-ils tirés ? Quelles variantes nous en ont-ils données ?

§

Et, d’abord, pourquoi Venise elle-même ? Pourquoi entre tant de villes, pittoresques ou émouvantes, de la vieille Europe avoir fixé son choix sur les pierres vénitiennes ?

À la vérité, on distingue bien ce qui paraît tout de suite incomparable à nos contemporains dans la cité des doges : l’étrangeté même de la ville.

Son opulent passé, la variété et la magnificence de ses souvenirs, ses monuments et ses palais, on en peut trouver des répliques ailleurs, si admirables qu’ils soient à Venise, mais son destin né de sa situation géographique est unique. Cette mer, qui la défendit si longtemps contre l’invasion et qui la protège aujourd’hui contre la civilisation, accomplit l’œuvre la plus méritoire pour nos esprits inquiets de retrouver un passé intact. Somme toute, Venise est aujourd’hui la ville la plus originale de l’Europe, la seule grande cité probablement où l’on soit assuré de ne point rencontrer certains détails trop familiers : ni bicyclettes, ni autos, ni tramways, ni grands magasins, ni tavernes « colossales ». Un formidable anachronisme, voilà Venise. Une ville à part de toutes les autres : retenez bien ce dernier point.

Ajoutons tout de suite une raison d’ordre matériel qui paraîtra superficielle au premier abord, mais qui a sa valeur pour un Français : Venise est une des belles villes étrangères aisément atteignables, à quelques heures seulement de Milan, à une demi-journée de chemin de fer de la frontière. Nous sommes un peuple qui commence à voyager, c’est entendu, mais nous n’avons pas encore acquis la vraie patience du touriste, nous nous irritons vite des monotones heures des trains, des mille obstacles qui se dressent entre nos désirs et leur réalisation. Or Venise est à nos portes. Situez-la seulement en Sicile et vous verrez…

Joignons maintenant quelques raisons artistiques. L’Italie a bénéficié, voici une quinzaine d’années, d’un regain d’admiration qui, une fois de plus, l’a remise à la mode. Elle venait alors de subir une éclipse, du fait de la prédominance chez nous des théories réalistes. Venise surtout en avait pâti. Les clairs de lune, les sérénades, les gondoles, les exaltations sous les loggia, tout l’accessoire cher aux romantiques avait jeté dans l’esprit de Flaubert et de ses disciples une défaveur singulière sur la vieille cité. On s’en défiait comme d’un beau poncif. Ni Goncourt, ni Daudet, ni Zola, ni Maupassant ne sont vraiment accaparés par Venise. Ils la saluent au passage, souvent de très loin. Seuls d’anciens amis lui demeurent fidèles, les romantiques dans la personne de Gautier, les critiques d’art dans celle de Taine. Il faut arriver au fléchissement des théories réalistes pour trouver une vraie réaction en faveur de l’Italie, et cette réaction se produira presque exclusivement au profit de Venise.

Seulement, il convient de distinguer : si les romantiques étaient des peintres, nous sommes des gens de lettres. S’ils étaient pris par la couleur, nous le sommes par la littérature. S’ils étaient hypnotisés par les lignes, nous le sommes par les idées. Et, sans doute, les tableaux de Ziem sont toujours une excellente affaire pour la rue Laffitte, mais nous n’allons pas à Venise à la suite de Ziem, nous y allons à la suite de Maurice Barrès, et voilà ce qu’il ne faut point oublier.

Le magnifique décor romantique rehaussé de couleurs éclatantes s’est effondré à jamais, et nous n’avons plus en face de nous qu’une sorte de cité en décomposition, une ruine triste et fiévreuse où le voyageur devra apprendre à épuiser la volupté du moment en contemplant la destruction, « à sentir plus profondément la vie par la vision de tant de beautés qui s’en vont à la mort ».

C’est une note entièrement nouvelle, qui n’est comparable en rien aux notes antérieures sur le même sujet et qui donne tout de suite à Venise l’aspect particulier sous lequel toute une génération va la considérer. Chacun sait que cette note, c’est l’esprit sec, la sensibilité fatiguée de Maurice Barrès abordant au quai des Esclavons qui imaginent de la créer. Tout au moins c’est lui qui découvre la vraie formule et qui la fixe : faire du spectacle vénitien un excitant pour neurasthéniques. « La volupté et la mort, avait-il dit, une amante, un squelette sont les seules ressources sérieuses pour secouer notre pauvre machine. » C’étaient aussi des ressources magnifiques pour alimenter dix années de littérature. Une fresque de la Mort et de la Volupté, voilà désormais l’aspect de Venise pour chaque écrivain français qui se respecte. Les ombres amoureuses du passé sont faciles à évoquer, et, du reste, dans le même temps où Maurice Barrès s’excite et s’enfièvre dans le dédale des petits canaux, l’actualité littéraire ravive l’aventure Sand-Musset-Pagello. Lettres éperdues, questions passionnantes ! « Aimèrent-ils ? N’aimèrent-ils point ? Couchèrent-ils ? Ne couchèrent-ils pas ? » Polémiques, correspondances brûlantes exhumées, évocation de la longue file des amants qui nouaient leurs jeunes ou leurs vieilles étreintes devant la magie du décor vénitien, il n’en faut pas plus pour faire monter prodigieusement la vente des Baedeker (Italie septentrionale) vers ces années 1900 et environs. Tout ce qui en France se croit de la sensibilité supérieure (!) se rue vers l’Adriatique. La littérature vénitienne reflue des artistes vers l’élite : désormais, voilà la ville des doges élue comme décor sentimental de toute une génération.

Par ce que nous en avons déjà dit, on aperçoit quelle va être la nature de ce décor : Venise, cité la plus originale de l’Europe, ville à part entre toutes, sera évidemment le cadre pour vies exceptionnelles, pour aventures en marge de l’existence courante, pour passions étonnantes, pour tout ce qui, individus, caractères ou sentiments, s’élève au-dessus du vulgaire. Ce sera le refuge des hors la vie, des hors la loi sentimentale, ce sera l’asile sacré des poètes, des amants, des criminels, de tous les artistes, en un mot. On viendra y cultiver son paroxysme, et se sera aussi ridicule, au fond, que de « cultiver son fantastique », comme faisait la génération de 1830, mais la passion et le crime s’y sublimiseront, si je puis dire, et aucune loi morale n’y sera plus reconnue !

Comme on peut s’y transporter vite, on en appréciera d’autant mieux le charme, car, malgré ses émotions violentes, la génération est pressée, ne l’oublions pas, et les adultères les plus bourgeois pourront s’y donner à peu de frais de voyage des allures magnifiques. Emma Bovary elle-même pourrait, sur ses économies, se payer cette cure de sentimentalité exaspérée.

Enfin cette idée de mort mêlée à la volupté flatte singulièrement l’âme bourgeoise de nos contemporains atteints d’une littératurite aiguë.

Un voyage comme celui-là n’est décidément pas banal, où l’on peut s’apparenter pour quelques soirs de clair de lune à Alfred de Musset ou à Richard Wagner. Et quel riche sujet de conversation pour le retour !…

Comment voudriez-vous, dans ces conditions, qu’on repousse cette vieille courtisane fardée qu’est la Venise littéraire ! Mais si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, car elle est la toile de fond la plus heureuse pour dominer toute la sentimentalité fausse de notre époque. Et elle s’offre avec tant de bonne grâce qu’on ne peut décemment la repousser.

Voyons maintenant ce que nos artistes littéraires en ont fait.

§

La manière de Maurice Barrès, nous l’avons dit, domine tout le concert. C’est lui l’incomparable chef d’orchestre dont le geste un peu sec, mais si vibrant, déchaîne toute la symphonie. Attitude incontestablement originale au moment où il la composait : si l’on en excepte quelques passages de Chateaubriand, dont l’un relatif aux fêtes italiennes « qui placent la mort à côté des plaisirs », ainsi que le début du IVe chant de Childe Harold, nulle part on n’avait parlé avec cet accent de la volupté tragique qui se dégage de Venise enfiévrée, lézardée et croulante. Nulle part on n’avait su évoquer avec cette force les ombres du passé qui, projetées sur le présent, lui donnent un aspect si nouveau. Quels beaux morceaux oratoires que ces chapitres relatifs au chant d’une beauté qui s’en va vers la Mort ou aux Ombres qui flottent sur les couchants de l’Adriatique !

Narcisse incomparable penché sur une merveilleuse ville d’art comme sur le plus splendide des miroirs, Maurice Barrès souligne tout ce qui fait pour lui la puissance incontestée de la cité des eaux. Et, avec une ingénuité enthousiaste, il incite chacun à participer à une culture sentimentale de cette sorte.

L’invitation n’avait nul besoin d’être soulignée : notre génération cabotine qui cherche avec avidité toutes les occasions de se montrer « en beauté » n’a pas perdu une heure pour suivre cette voie, et à peine le cliché : Je me meurs dans Venise enfiévrée de volupté avait-il été tiré, mille poètes et autant de prosateurs se présentaient spontanément pour le développer sous mille formes. Ce fut affolant, ça l’est encore !

Les uns se considèrent avec une sorte d’effroi tragique dans un décor aussi chargé de littérature et, anxieusement, s’interrogent à toute minute pour savoir s’ils vivent encore et comment ils vivent. Épouvantable vision !

Jean Lorrain crie qu’il est empoisonné et recherche de quelle nature est le philtre qu’on lui a versé : il y trouve « la féerie d’une architecture de songe dans la douceur d’une atmosphère de soie » ; la solitude des palais, la désolation des lagunes, « le rythme nostalgique des gondoles, la morbide langueur d’une pourriture sublime… » Voilà-t-il pas plus qu’il n’en faut pour tuer les plus robustes gendelettres ! Et pourtant, ils virent ! Mais dans quel état de fièvre, tous vous le confesseront. Jean Lorrain accusait le poison, Louis de Romeuf, dans l’Âme des villes, accuse le silence : « Je crois que c’est surtout le silence et l’Eau, peut-être ? Le silence, à lui seul, suffisait pour l’heure à vous démâter. C’est qu’il faut bien vous dire que le silence de Venise est une contrainte analogue à celle de l’eau et qui vous ruine tout autant… » Infortunés littérateurs !

Moins subtils que ces psychologues, mais tout aussi exaspérés, d’autres dressent la ville unique sur un autel magnifique et l’adorent avec extase. M. d’Adelsward la baptise Notre-Dame des Mers Mortes et entonne à sa louange le plus laudatif des cantiques : « Tu me sembles une reine embaumée dormant son dernier sommeil sous des habits somptueux… Et c’est comme un cortège mystique, immobile sur l’eau, comme le convoi d’une agonisante dont ou entend les spasmes de peurs et d’appels… » Tous les poètes s’exaltent, tous les prosateurs s’agitent. Même ceux qui n’ont jamais vu la cité sainte l’aperçoivent du fond de leur désir :

Ô ville d’art subtil de songe et de langueur,
Ô ville de l’amour que nos yeux n’ont pas vue,
Mais dont la volupté par-delà l’étendue,
Nous arrive pour nous bouleverser le cœur !

s’écrie Albert Thomas hanté par le décor sentimental de toute sa génération. Et chacun sera d’accord avec lui pour désirer connaître cette merveille où la vie est décuplée en face de la mort triomphante.

Cette folie vénitienne était trop caractéristique et trop amusante, au fond, pour ne pas frapper par ses côtés ridicules les auteurs comiques de notre temps. Plusieurs, en effet, nous ont représenté des fuites à Venise, mais le décor sentimental de notre époque les hallucine tellement qu’ils n’ont plus osé railler et que le sourire s’est figé tout de suite sur les lèvres de leurs personnages. Un seul a pu se moquer, sans cesser d’être ému, ridiculiser notre snobisme tout en l’acceptant, se gausser des faux Vénitiens tout en demeurant lui-même le plus délicieux des Parisiens évadés à Venise, — et c’est de Maurice Donnay dont il s’agit.

Dans une des pièces qui n’est pas des plus réputées de son théâtre, mais qui est une des plus charmantes de ce charmant esprit, dans l’Affranchie, il a donné Venise pour décor à son premier acte, et je crois bien que, dans ces vingt minutes de dialogue, il a fait exprimer par ses personnages tout ce que nos contemporains peuvent dire, peuvent sentir et peuvent murmurer par une belle nuit vénitienne. Il y a mis l’atmosphère de baisers, de recueillement voluptueux, de sérénades sur le canal, de cris de gondoliers et de sensualité lourde indispensable à tout acte de cette sorte. Et il a placé dans ce milieu, avec Listel, « l’être exaspérant par excellence, le Français en voyage, pire que le Français, le Parisien !… » deux couples d’amants qui symbolisent admirablement tout ce que notre génération vient chercher dans le décor des lagunes : ou bien un cadre pour magnifier l’amour, lui donner en quelque sorte une estampille définitive ; ou bien une source de volupté où rafraîchir et retremper une sensibilité fourbue.

Ainsi voilà le couple formé par Mme de Moldère et Roger Dembrun, Mme de Moldère « très allurale, très branchée, très racée, à qui Venise va très bien, qui a l’air d’une dogaresse » ; Roger Dembrun, d’une admirable beauté mâle, d’un cœur sincère et fervent, ami sûr, amant loyal. Tous deux riches, libres, heureux, s’adorant, également jeunes et beaux et passionnés, qui ont dirigé leurs pas vers Venise pour exalter encore leur amour. Ils se sont cherchés et ils se sont trouvés, mais il leur semble qu’ils se trouveront mieux encore devant le spectacle de la ville unique. Celle-ci ne souligne-t-elle pas, n’enregistre-t-elle pas certains mots prononcés, certains gestes accomplis devant elle en leur donnant je ne sais quelle ampleur précise qui les grave à jamais au cœur des protagonistes ? Le seul fait de se trouver en face d’un tel décor et d’avoir le sentiment que l’on y est crée chez les natures impressionnables une exaltation et une sincérité inattendues : « Peut-on mentir devant la mélancolique splendeur de Venise endormie ?… » s’écrie, d’un bel élan, Antonia de Moldère. Et, tout de suite, ai-je besoin de l’ajouter, elle entreprend de conter à son amant une série de mensonges plus compliqués les uns que les autres. Mais cela est bien féminin, et n’a enlevé, j’en suis persuadé, aucune efficacité à la vertu de Venise dans l’esprit des spectateurs…

L’autre couple est le couple d’amants-forçats que forment Juliette et son ami Pierre. Juliette est « une petite fille qui croit que Venise conserve les liaisons malades, comme Menton conserve les poitrinaires », qui a l’âme toute pleine de romanesque, qui adore les nacelles, les sérénades, « très pont des soupirs » et que son ami qui ne l’aime plus contemple avec désespoir : n’est-elle pas en train de se créer de ce décor sentimental un souvenir inoubliable, et lui ne la trompe-t-il pas déjà en pensée avec toutes, « avec la petite Vénitienne qui passe maquillée sous son châle brun comme avec l’Américaine rousse de l’hôtel ?… » Torture des amants dépareillés, agonie d’un ancien amour qui voudrait retrouver des forces dans la ville de la passion et n’aboutit qu’à se consumer plus vite… Voilà le double aspect de l’amour français à Venise au début du xxe siècle. Lorsque la comédie en est troussée par des mains expertes comme celles de Maurice Donnay, le spectacle vaut la peine qu’on y assiste. Mais lorsqu’un sujet aussi sentimental et vulgaire est composé par un esprit médiocre, à quel lamentable défilé de poncifs ne participons-nous pas ! Rien ne nous est alors épargné des spasmes de la fièvre vénitienne, depuis l’adultère jusqu’à l’inceste, depuis le crime passionnel jusqu’à l’homosexualité, littérature de faux malades et de moribonds à la manque, écrite de sang-froid entre un bon dîner au « Vapore » et un excellent café de chez Quadri. Vénitien Maurice Barrès, que de crimes et de platitudes littéraires on a commis en votre nom !…

Heureusement toute la littérature française contemporaine ne se compose pas de ces imitations puériles qui n’ont même pas toujours le mérite de la sincérité. Nous avons, Dieu merci, d’autres artistes de lettres qui ont vu Venise, qui y ont placé leurs fictions puisque c’est le décor sentimental de notre génération, mais qui nous apportent de ce spectacle une vision autrement originale. Ils sacrifient à la mode, si l’on entend par ce mot une disposition de penser et de sentir commune à toute une époque, mais ils y sacrifient à leur manière qui est la bonne, sans rien perdre de leurs qualités personnelles.

Un des premiers, voici René Boylesve, qui retrouvera plus tard, dans le Parfum des Iles Borromées, ce même cadre de l’Italie du Nord et qui, au début de sa carrière, aborde au Lido avec son héros de Sainte-Marie des Fleurs. Son talent n’est pas encore mûr, mais il n’a pas non plus cette netteté un peu sèche qu’il acquerra un jour. Pour l’instant, il est noyé de grâce et de volupté. Personne n’est moins snob que lui, mais, tout de même, il éprouve l’impérieux besoin d’abandonner les horizons français de sa Touraine pour ceux de la Piazzetta. Est-ce à dire qu’il va faire de ce séjour léger et voluptueux le lieu des fortes passions troubles ou violentes ? Ma foi non, car s’il choisit la cité des eaux, c’est pour y encadrer un amour frais et presque ingénu entre un jeune homme et une jeune fille. Que voulez-vous ? Chacun voit le décor sentimental avec ses yeux, et il reste que Sainte-Marie des Fleurs nous fournit la vision charmante d’une Venise amoureuse, jeune et gaie sous un ardent soleil, une vraie ville d’Italie pour un amour de vingt ans. Rien du passé obsédant ne s’y rencontre, nulle réminiscence des « Amants Vénitiens », mais de la tendresse, de l’enthousiasme et du bonheur.

C’est là que le héros de René Boylesve rencontre celle qu’il doit aimer à jamais et qui lui paraît si jeune, si fine, si vibrante dans la lumière dorée d’un beau jour d’automne. Tout, autour d’eux, semble joie et rires. La vue même de la nuit qui endeuille lentement les palais n’apporte aucune note funèbre.

« Dans la tombée de l’aube crépusculaire, les marbres de Venise gardaient un reste de lumière, et la ville semblait diaphane, comme une chair parsemée de perles.

« Des sons agréables nous parvinrent ; c’était le concert des cloches vénitiennes. Mon batelier me dit que c’était demain dimanche, jour de fête. Et il prononçait ce nom de festa avec une emphase joyeuse qui est une évocation des temps anciens… »

Ainsi aucune note discordante ne vient jeter un son grave dans cette Venise lumineuse, douce et joyeuse. Et ce sera vraiment un souvenir inoubliable au cœur de ce jeune héros, celui de cette ville radieuse où il aperçoit pour la première fois le visage chéri de la jeune fille dont il s’éprend.

Nous voilà loin de la vieille courtisane fardée et sinistre. Nous en sommes encore plus loin avec la Venise de Henri de Régnier. En vérité, l’on s’étonnait que l’auteur du Bon Plaisir n’eût pas choisi plus tôt la ville de Casanova pour cadre d’une de ses délicieuses fictions archaïques. Peut-être cet artiste si probe était-il un peu offusqué par cette fureur vénitienne et assez peu enclin à y céder comme tout le monde. Et puis son goût très pur s’accommode mal des fièvres énervantes de la lagune. Aussi la Venise qu’il évoque dans la Peur de l’Amour est-elle une Venise sèche de tons, si j’ose dire, aux arêtes nettes, au profil bien découpé. Il n’y a là ni langueurs malsaines, ni déliquescences d’aucune sorte. Bien mieux : son héros y recouvre presque la santé dans la culture d’un amour à la fois sensuel et sentimental, un amour gradué et humain.

« Le climat de Venise, s’exclame un des personnages, mais il est excellent. Le mal qu’on en dit est faux. Venise, mais c’est une ville hygiénique. L’air de la mer tempéré, lénifié… Pour les poumons, pas de poussière et pour les nerfs pas de bruit… »

Ainsi ce ne sont pas des excitations morbides à jouir de la vie qu’y va chercher Henri de Régnier, mais une saine volupté née de la contemplation d’un beau spectacle reposant. Ce n’est ni le décor flamboyant du romantisme, ni les évocations d’un passé opprimant, c’est la vie perçue harmonieusement dans la magnifique lumière de l’Italie.

Venise lumineuse ! C’est ainsi que la voit Marie Dauguet dans son volume des Clartés. C’est la ville succombant sous l’intense chaleur du jour, c’est le décor du ciel qui flamboie : « Du soleil en fusion, de l’or partout, en bigarrures, en moirures, fardant les palais, poudroyant, embuant de rousseurs l’atmosphère : des reflets se propagent, incarnats, lilas — carminé, rose-cuivreux, mauve-ardoisé ; irisations et chatoiements de dos de martins-pêcheurs, de gorge de ramier… Et puis quelle musique mêlée au silence suave de Venise ! Clapotis, grésillements, cris lointains de gondoliers, carillons de cloches légères un peu rauques et si délicieusement fausses. Et tout s’accorde et merveilleusement s’harmonise pour une emprise voluptueuse des sens et leur définitive griserie… »

Qui donc s’acharnait à dénier tout pouvoir au soleil italien ! Sa magie ne s’exerce-t-elle pas encore sur nos artistes comme en pleine époque romantique ? Seulement, parfois, la mode les oblige à fermer doucement les yeux sur ses spectacles de lumière. Sans doute, la Venise de Marie Dauguet n’est pas celle que rêvent nos contemporains épris de poisons et de fièvres pernicieuses, mais comme elle est plus proche de la réalité ! Aussi bien, l’auteur de Clartés n’est pas le seul écrivain de nos jours qui apporte une vision vénitienne différente du leitmotiv des snobs. Deux autres se sont plu à nous en brosser des tableaux très divers : l’un est Laurent Évrard, l’autre est Ginko et Biloba.

L’esprit de Laurent Évrard qui aime à chercher le mystère des choses le poursuit derrière une vision très nette, presque brutale du présent. C’est le même procédé d’art par lequel on se souvient que Maupassant nous faisait frissonner : aller quérir le mystère de la vie, même en plein soleil, en pleine lucidité d’observation. L’auteur du Danger a renouvelé cette forme de magie blanche en une histoire qu’il a évoquée dans le décor vénitien. Entendez bien qu’il n’y a dans le choix de cette ville nul apprêt romantique : il n’y a plus de fantômes pour se pencher aux fenêtres des palais en ruines, et nul bruit suspect ne se décèle dans le silence angoissant des corridors immenses. Mais dans cette ville étrange, l’étrange naît à chaque pas, — et ce n’est tout de même pas l’étrange puisque c’est la succession logique des faits qui s’enchaînent les uns aux autres. L’épouvante naît précisément de cette logique implacable qui nous étreint dans ce décor de rêve, sous ce ciel de lumière et de joie. Le regard de Laurent Évrard est aigu : il perce jusqu’au fond des choses, il fouille jusqu’aux arrière-plans des âmes, il discerne jusqu’aux ultimes chambres des palais. Et tout cela compose des histoires d’un fantastique moderne étonnant où Venise joue un rôle étrange et inattendu.

Pour Ginko et Biloba, c’est une autre affaire. Nous abordons avec les auteurs du Voluptueux Voyage ce que nous pourrions appeler la littérature satirique vénitienne. Il ne sied pas seulement qu’il y ait des snobs. Il sied qu’on s’en gausse, et l’on ne se moquera jamais assez de ces caravanes de soupirants qui, à la suite des vrais grands artistes, abordent le quai des Esclavons comme l’antichambre d’un temple sacro-saint. Puisqu’il y a encore tant de gens ridicules, n’existe-t-il donc plus personne pour en rire ? Ma foi si : voilà, conté à la diable, le tour de l’Italie du Nord tel qu’il a été exécuté par deux Parisiennes, Avertie et Floche, toutes deux d’une exquise amoralité, un peu trop grandes lectrices peut-être de la littérature de Willy, mais si naïvement corrompues qu’on leur pardonne d’avance toutes leurs clowneries sentimentales pour la façon prestigieuse dont elles les exécutent. Et puis il y a la petite minute d’émotion amoureuse indispensable à tout bon séjour à Venise. C’est Avertie qui la ressent, et avec beaucoup de sincérité, beaucoup de bonne grâce, un joli petit empressement à se faire câliner. L’objet amoureux est représenté par un solide gaillard Anglo-Saxon sur lequel les langueurs vénitiennes n’ont aucune prise et qui en donne pour son argent à la petite Française. Joli souvenir à épingler dans sa mémoire entre une excursion à Chioggia et une vue de la Salute. Joli petit travail littéraire exécuté avec une heureuse nonchalance par deux auteurs qui n’ont que très peu de respect pour les conventions mondaines, mais qui ne sont tout de même pas fâchés de promener leur espiègle ironie dans le décor sentimental du jour.

Plus lourde maintenant, beaucoup plus lourde, bien que minutieusement observée, est la vision vénitienne que grava Abel Hermant au début d’un de ses derniers livres, les Affranchis. On sait que cet excellent peintre de caractères, qui veut à toute force être un peintre de mœurs, réussit fort bien le portrait. Il est un peu prolixe et l’accumulation des traits qu’il réunit fatigue à la longue, mais il n’empêche qu’il sait camper des types contemporains. On ne trouvera de la vision de Venise que juste ce qui convient pour situer les scènes de son œuvre, mais on observera la réunion sur la lagune de la société la plus hétéroclite, la plus amusante et, au demeurant, la plus vraie : c’est une cruelle et profonde satire des mœurs contemporaines ou, si l’on veut, des mœurs des voyageurs vénitiens d’aujourd’hui.

Nul assemblage ne fut, en effet, plus bizarre que celui des touristes qui se rejoignent au Lido ou sur le quai des Esclavons. Par ce que nous avons dit de la folie vénitienne, on juge de la qualité des snobs qui viennent y tenir le rôle de figurants. Tous les amants de l’univers en rupture de ban, tous les aventuriers, tous les détrousseurs de cœurs, tous les amoureux et tous les poètes, vrais ou faux, tous les concierges épris de littérature et tous les vrais gens de lettres y surgissent, y passent, s’y donnent rendez-vous ou s’y cachent. La haute société cosmopolite de Venise est ahurissante, et il est dommage, eu vérité, que ni Jean Lorrain ni Abel Hermant ni quelque autre peintre ne soit parvenu à nous en donner une image définitivement ressemblante.

Cependant, l’on voit que, de toutes parts et par tous les côtés, nos artistes littéraires se sont efforcés de nous fournir une série de clichés du décor sentimental à la mode. Nous avons cité quelques manières de Vénitiens modernes, nous en pourrions citer bien d’autres, tout écrivain qui se respecte ayant tenu à honneur de faire figurer au moins une fois ses héros dans la cité des lagunes. Cette ville-refuge est une ressource si commode dans les cas de crise sentimentale aiguë ! C’est le pont aux ânes de toute aventure de cœur un peu mouvementée, le décor obligatoire du deuxième acte, celui pendant lequel les deux protagonistes se lasseront d’eux-mêmes ou se tromperont ou se sacrifieront ou s’abandonneront mutuellement ; c’est le chapitre final des romans bien faits ou les cinquante pages d’essai du jeune auteur riche « qui vient de là-bas » et qui confectionne aussitôt sa plaquette, — avec tirage à part bien entendu et exemplaires numérotés sur Chine ! C’est la cité rêvée de toutes les lectrices de province, le phare éblouissant vers lequel se guident tous les jeunes gens. C’est à la fois, comme dit Maurice Donnay, « la Ville pour lunes de miel et pour ruptures » et la cité tragique où l’on goûterait, avec quelle volupté chargée de littérature ! quelque « bonheur dans le crime » même si l’on n’avait commis aucun crime et qu’on puisse bien plus aisément trouver le bonheur au coin du feu et les pieds dans ses pantoufles !

Ne protestons point trop, cependant, contre les ridicules du décor sentimental à la mode. D’abord chaque époque a eu le sien, inventé, comme le nôtre, par quelque grand poète ou quelque grand artiste, et lamentablement galvaudé ensuite par des écrivains de quinzième ordre. Et puis il faut se dire qu’au fur et à mesure que la civilisation vieillira, elle éprouvera un besoin de plus en plus grand d’élire comme décor sentimental la ville la moins soumise à ce qu’on est convenu d’appeler le progrès. S’il doit se créer plus tard, selon certains prophètes, des « villes de plaisirs » où les esprits vulgaires pourront trouver en abondance les voluptés de toute espèce réclamées pour leur fringale de jouissance, il est non moins certain que l’élite, et, avec elle, son cortège de snobs, réclamera des « centres supérieurs », si l’on peut nommer ainsi des décors choisis et rares, très anciens toujours probablement, fameux par leur passé, où l’on puisse s’imaginer vivre une existence en beauté. Venise sera-t-elle encore de ces cités-là ? Sans doute, si, à cette époque, ses canaux ne sont pas comblés, les tramways électriques installés, les palais démolis. En tout cas, elle aura été le décor sentimental par excellence de toute notre époque, la toile de fond devant laquelle il se sera débité le plus de littérature depuis vingt ans, l’accessoire indispensable à toutes les passions fortes, — et c’est bien déjà quelque chose. Ce n’est point de sa faute, assurément, si elle aura été aussi le témoin muet de toutes les sottises que les snobs ont commises en son honneur depuis le même temps, et qui l’auraient ridiculisée, si l’on pouvait jamais ridiculiser la beauté !

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVII, numéro 320, 16 octobre 1910, p. 707-712 [711].

[…] Dans le Moyen âge, on trouvera un important travail de M. A. Marignan sur les fresques de l’église San Angelo in Formis (proche Capoue, Italie) […].

Les Revues.
Revue bleue : Les épigrammes vénitiennes de Goethe, par M. A. Bossert §

Tome LXXXVII, numéro 320, 16 octobre 1910, p. 721-727 [725-726].

On publia, l’an dernier, à Leipzig, une nouvelle édition des « Épigrammes vénitiennes » de Goethe, comprenant 158 pièces, au lieu de 103 que contiennent les éditions ordinaires : c’est ce qui a permis à M. A. Bossert d’en faire une analyse intéressante (Revue bleue, 10 septembre). Voici un joli passage de ce remarquable travail ; il s’agit de l’auteur de Faust :

… Ce qui lui plaît le plus à Venise, et ce qui, comme homme du Nord, l’attire déjà par le contraste, c’est la liberté des mœurs italiennes. À de certains jours, et dans ses meilleurs moments, il se souvient de Christiane Vulpius qu’il a laissée dans sa maison à Weimar, et qui vient de lui donner un fils. Il se souvient même de Mme de Stein. Mais d’autres fois, il les oublie dans des amours faciles. Il s’amuse à peindre « ces gentilles fillettes qui vont et viennent sur la place ». Il les compare, pour la vivacité de leurs mouvements, aux lézards qui s’évertuent au soleil sur les marches des escaliers de marbre. Il développe même sa comparaison dans deux tirades parallèles, en termes presque identiques. Les lézards sont comme de petits serpents à quatre pattes ; « ils courent, rampent, se glissent et traînent légèrement leur petite queue. Voyez, ils sont ici, ils sont là ! À présent, ils ont disparu ! Où sont-ils ? Quelle crevasse, quelle herbe les a recueillis dans leur fuite ? » Ainsi les fillettes, « vives, mobiles, se glissent, s’arrêtent, babillent, et, dans leur fuite, leur vêtement frémit derrière elles. Vois, elle est ici, elle est là ! Si tu perds un instant sa trace, tu la chercheras en vain. Elle ne reparaîtra pas de sitôt. Mais si tu ne crains pas les taudis, les ruelles et les petits escaliers, suis l’amorce qu’elle te tend, et entre avec elle dans sa spélonque. »

Au milieu de ce groupe vague et fugitif, une figure se détache avec une certaine précision ; c’est celle de la danseuse Bettine, qui amuse par ses jongleries les carrefours de Venise. On se la représente assez, d’après le portrait que le poète se plaît à tracer d’elle. Petite et fluette, elle touche à peine le sol, et elle semble n’avoir pas de corps, tant elle est souple et agile, et quand elle est au repos, « elle est comme une aimable figurine taillée par la main d’un artiste ». Sa silhouette se montre de temps en temps et semble évoquée à dessein pour égayer le morne défilé des épigrammes satiriques. Goethe suppose même qu’un critique bienveillant lui reproche de la faire reparaître trop souvent : « Quelle démence t’a saisi dans ton désœuvrement ? Ne finiras-tu point, et cette fillette deviendra-t-elle un livre ? Fais-nous entendre un discours plus sensé. » Il répond : « Patience ! Je vous chanterai un jour les rois et les grands de la terre, si je comprends jamais leur métier, mieux que je ne le comprends aujourd’hui. En attendant, laissez-moi chanter Bettine : les jongleurs et les poètes ne sont-ils point proches parents ? »

Tome LXXXVIII, numéro 321, 1er novembre 1910 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 321, 1er novembre 1910, p. 137-143 [143].

[…] Revue bleue (1er octobre) : Stendhal : « Introduction au voyage en Italie », publiée par M. Paul Arbelet. […]

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 321, 1er novembre 1910, p. 168-174 [174].

[…] Les mêmes éditeurs [Messrs Constable and Co] ont aussi en préparation deux nouveaux volumes des Emerson Journals, qui contiennent une quantité de fragments inédits écrits de 1833 à 1837. On y trouvera les notes rédigées par Emerson au cours de son voyage dans la Méditerranée, en 1833, lorsqu’il visita Malte, la Sicile, Naples, Rome, et vit Landor à Florence. Il narre l’impression produite sur lui par les grandes œuvres d’art de l’antiquité et de la Renaissance ; son court arrêt à Venise, qui ne le séduisit pas ; ses pérégrinations dans l’Italie du Nord, et, par le Simplon, jusqu’à Paris, et ses visites en Angleterre à Carlyle, à Coleridge et à Wordsworth.

Échos.
Rome à la mer §

Tome LXXXVIII, numéro 321, 1er novembre 1910, p. 187-192 [191-192].

L’Italie reste le « commun réservoir » de beauté. L’orner, c’est embellir le genre humain. La nature et l’art y semblent deux frères jumeaux, également doux à contempler, dont la vue épanche une félicité alternée : l’un plus robuste, l’autre plus pensif, tous deux montrent un front héroïque et charmant.

Aussi, l’entreprise des financiers belges qui voulurent conduire Rome à la mer par un chemin de fer électrique nous touche. Croirait-on que la Ville Éternelle n’est qu’à un quart d’heure de la plage d’Ostie (vingt kilomètres en terrain plat) et qu’aucun véhicule à traction mécanique ne relie jusqu’ici ces deux points ? Le projet belge, approuvé par la municipalité romaine contre versement d’une première caution de cent mille francs, avait suscité, au même titre que la « systématisation » de la place Colonne, un certain enthousiasme en faveur des hôtes politiques du Campidoglio, et l’on vit même à ce propos un cortège populaire parcourir la capitale au cri de : « Viva il Blocco ! »

La compagnie belge devait, pour garder ses droits, verser à la Ville de Rome, au printemps de cette année, une somme de 10 millions, destinée à couvrir les frais de construction, de matériel, etc. Faute de ce versement, la caution de cent mille francs déposée quelques mois auparavant fut acquise de plein droit à la Ville.

Pourquoi a-t-on abandonné l’affaire ? Les uns parlent de discordes entre les actionnaires, les autres de difficultés sérieuses que les. ingénieurs firent prévoir dans l’exécution des derniers kilomètres de la ligne..

Quoiqu’il en soit, je ne crois pas, pour ma part, que le rendement du chemin de fer, dans les conditions actuelles d’Ostie, eût été considérable. Ces rivages aux courbes harmonieuses sont infestés par la malaria, toxémie parasitaire dont les beaux travaux du Français Laveran ont permis d’attribuer la véhiculation à un moustique des eaux stagnantes, et dans laquelle l’historien anglais W. Jones voyait récemment le facteur principal de la ruine de la civilisation antique en Grèce. Il faudrait, pour que l’affaire fût utile, détruire la malaria, ce qui nécessiterait la canalisation du bas Tibre. L’entreprise, on le voit, n’est pas petite. Séduira-t-elle un jour quelque moderne Amphion constructeur de cités ? On ne risque rien à l’augurer.

MM. Empain, par exemple, qui montrèrent du talent en édifiant en Égypte une ville nouvelle, Héliopolis, créée ex nihilo pour le plaisir du touriste, eussent peut-être révélé du génie s’ils avaient consacré leur ploutocratisme plus ou moins épique, voire pauladamesque, à faire mettre des écluses et quelques tronçons de digue au bas Tibre, deux ou trois Palaces monstrueux à Ostie, et un chemin de fer en queue : pour verser chaque jour sur la plage crépusculaire, parmi le fracas des violons, le coucher du soleil et l’horreur des Casinos, partie des myriades d’Anglais, Allemands, Russes et autres Barbares qu’attirent à Rome le Colisée, le Saint-Père et la Vénus capitoline.

Être à Rome, et aller prendre son sorbet au bord de la mer, qui, du million de snobs que nous fûmes un peu partout, pourrait résister à cette « attraction » ? Pour ma part, je m’en déclare incapable.

Tome LXXXVIII, numéro 322, 16 novembre 1910 §

Littérature.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 322, 16 novembre 1910, p. 309-313 [313].

[…] Ce que doit la France à l’Italie dans la Littérature, par Umberto Maspes (Paris, 1909). Petit catalogue bien fait des divers auteurs italiens qui ont inspiré des écrivains français. M. Maspes nous promet, en compensation, un autre essai : « Ce que la littérature italienne a reçu de la littérature française. » […]

Les Théâtres.
Odéon : les Plus Beaux Jours, comédie en 3 actes, de M. Giannino Traversi, traduction de Mlle Darsenne (18 octobre) §

Tome LXXXVIII, numéro 322, 16 novembre 1910, p. 337-340 [339].

Sans doute, la comédie de M. Giannino Antona-Traversi, traduite par Mlle Darsenne, les Plus Beaux Jours, recèle quelques-uns des mêmes défauts auxquels se complaisent avec insistance maints auteurs dramatiques. Du moins, n’a-t-elle pour but que de nous faire rire de quelques travers humains, de quelques imperfections sociales, et, si elle nous présente des types de convention, la présentation en vise à nous amuser plutôt qu’à nous moraliser. On en peut prendre son parti. Et puis MM. Cooper et Duquesne sont de merveilleux acteurs fantaisistes, et Mlle Sylvie sait avec grâce, comme il convient, donner l’illusion du pathétique.

Art ancien.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 322, 16 novembre 1910, p. 341-344 [344].

Dans la Raccolta vinciana, M. Corrado Ricci publie une note sur Pietro de Bagnara, qui travailla de 1537 à 1579, fut peintre fort éclectique et est représenté au musée de Padoue par plusieurs toiles dont l’une est une imitation directe de la Sainte-Anne de Léonard. […]

Musées et collections §

Tome LXXXVIII, numéro 322, 16 novembre 1910, p. 344-351 [347, 347-348, 350-351].

Les « impressionnistes » au Musée de Rouen [extrait] §

La place nous a fait défaut jusqu’ici pour signaler un don important fait, il y a plusieurs mois, au Musée de Rouen, sa ville natale, par M. Depeaux, et nous regrettons d’arriver si tard pour donner à cette généreuse et intelligente initiative les éloges qu’elle mérite. Le musée de Rouen est, on le sait, un des plus beaux de France : les écoles anciennes y sont représentées, entre autres œuvres, par des morceaux comme […] la prédelle du Baptême du Christ du Pérugin, le Saint Barnabé de Paul Véronèse, […] la Partie de cartes de Lampi, etc. ; […].

Le Musée de Francfort-sur-le-Mein [extrait] §

Nous avons loué, dans notre dernière chronique, l’activité dont fait preuve, entre les divers musées d’Allemagne, le Musée Staedel, de Francfort-sur-le-Mein. […] Dans cet ensemble […] la collection de sculpture, riche déjà de 350 pièces environ, parmi lesquelles il faut noter […]un haut-relief en majolique attribué à Andréa della Robbia, provenant de la chapelle du palais Strozzi à Florence […].

Memento [extrait] §

[…] Deux autres albums, tout dernièrement, ont été consacrés aux petites sculptures des collections impériales de Vienne (Werke der Kleinplastik in der Skulpturen-Sammlung der Allerhöchsten Kaiserhauses ; 2 vol. in-folio, de 55 et 56 planches, avec 22 et 15 p. de texte ill. ; 30 couronnes chacun), et le choix en a été confié à un savant connaisseur. M. J. von Schlosser, qui, en 1901, avait déjà publié un bel album des principaux objets d’art de ces collections. […] La série des sculptures en métal (bronzes pour la plupart) est, pour la qualité et le nombre des pièces, une des premières d’Europe ; elle se compose surtout d’œuvres italiennes, parmi lesquelles des pièces de Filarète, de Riccio, de l’atelier de Donatello, de Jean de Bologne […].

Tome LXXXVIII, numéro 323, 1er décembre 1910 §

Philosophie.
Péladan : La Philosophie de Léonard de Vinci d’après ses manuscrits, Alcan, in-16, 2 fr. 50 §

Tome LXXXVIII, numéro 323, 1er décembre 1910, p. 506-511 [510-511].

Plusieurs des chapitres compris dans la Philosophie de Léonard de Vinci d’après ses manuscrits ont paru dans le Mercure de France et les lecteurs de cette revue n’ont pas oublié ces belles et originales études. Il suffira d’en rappeler les idées maîtresses : une revendication en faveur de l’Humanisme opposé à la Réforme comme véritable initiation à la libre pensée, une pénétrante analyse de la manière philosophique de Léonard qui, d’une façon toute spontanée, pratique à la fois la méthode expérimentale aujourd’hui adoptée par le plus grand nombre des Occidentaux et la méthode analogique vers laquelle, selon M. Peladan, nous nous acheminons et à l’égard de laquelle il est encore un initiateur. À ces deux titres, l’auteur voit en Léonard de Vinci le précurseur et le maître de l’évolution occidentale.

Questions juridiques.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 323, 1er décembre 1910, p. 527-531 [531].

La Société et l’Ordre juridique, par Alessandro Levi, professeur de la philosophie du droit à l’Université de Ferrare. O. Doin, éditeur, 1 vol.

[…]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 323, 1er décembre 1910, p. 531-537 [537].

[…]

Le Correspondant (26 octobre). — Hubert Robert à Rome, par M. Pierre de Nolhac.

[…]

Tome LXXXVIII, numéro 324, 16 décembre 1910 §

Les Poèmes.
Pierre Jean Jouve : Les Muses romaines et florentines ; A. Messein, 3,50 §

Tome LXXXVIII, numéro 324, 16 décembre 1910, p. 676-681 [679-681].

À Rome, en sortant de la Chapelle-Sixtine, M. Pierre Jouve « embrassa d’un seul regard sa vie nouvelle et son esprit désormais réglé par lui-même » ; il dut, « à ce monument du génie humain de s’être senti, dans une seule minute, plein de passion et de clarté tout ensemble ». Par-delà la Renaissance italienne, qui lui avait ouvert l’accès d’un monde magnifique, il remonta le fleuve des jours jusqu’aux sources helléniques, disciple ensemble de Boileau et de Pindare, de Michel-Ange et de Phidias, de M. Émile Verhaeren, de Jean Moréas et d’Emmanuel Signoret ; il a l’ambition de restaurer sous la norme d’un ordre inviolable la fureur divine des lyriques primitifs. Mais il n’aurait pas été frappé par la révélation romaine et florentine, s’il n’avait, dès longtemps, été nourri de l’œuvre d’Emmanuel Signoret ; il en avait goûté la fougueuse ordonnance et le sage tumulte ; il apporte à son maître d’élection un juste tribut d’hommages et quand il composera des poèmes d’un accent plus personnel, il pourra ne pas renier les strophes inspirées par le souvenir de son œuvre :

Si tu n’as pas tremblé dans ce Temple terrible,
Si l’antique fureur des trompes de l’Été
Dont s’enfle l’horizon ne t’a trouvé sensible ;
Si du mont dont Moïse emplit l’aridité
Ou bien du Parthénon dans l’azur immuable
Tu n’as cru posséder les déserts admirables ;
Si l’émotion n’a pas enivré ton esprit
Avec le chœur nombreux de ses ondes superbes,
Quand pour toi la splendeur de la voûte s’ouvrait,
De figures gonflée, comme une énorme gerbe ;
Si tu n’as pas brandi, lyre tonnant en toi,
Ta pensée vers la Forme offerte à ton étreinte,
Alors ce dur Esprit ne t’impose sa loi
Qui voit naître son chant formé à son empreinte.

Sans doute, le Chant des Trompettes d’Été emplit toujours nos oreilles reconnaissantes ; l’écho même en est ici fidèle ; mais nous voudrions, plus tard, ouïr M. Pierre Jean Jouve et nous désirerions qu’ayant accepté les leçons les plus conformes à son propre génie il se présentât en sa nue simplicité, sans être couvert par les ombres protectrices des demi-dieux qu’il évoque.

Les Romans.
Ricciotto Canudo : La Ville sans chef, « Monde illustré », 3,50 §

Tome LXXXVIII, numéro 324, 16 décembre 1910, p. 681-687 [686].

Nous entrons dans la Ville sans chef, dans les enfers de Messine ou de la Montagne Pelée. Tout tremble, tout s’effondre et il reste des hommes qui menacent le ciel de leur poing, des femmes pleurantes. Peu à peu les habitants se reprennent à vivre librement, groupés par la seule logique du besoin de se soutenir. Pour que dure un pays sans chef, il ne faudrait que des âmes pures… Un jour, c’est le bandit, le criminel qui reprendra forcément les rênes du gouvernement. On ne peut pas gouverner sans commettre, en effet, des crimes dit d’État.

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 324, 16 décembre 1910, p. 698-703 [702].

[…] E. Cicotti : Le Déclin de l’Esclavage antique, traduit par G. Platon. Rivière, 10 fr. Étude érudite, mais qui me semble aller un peu contre la thèse a priori ; de l’auteur que la disparition de l’esclavage est résultée uniquement de causes économiques, et que le facteur moral n’y a joué aucun rôle ; pourquoi d’ailleurs le beau zèle anti-esclavagiste dont nos pères immédiats ont été les témoins ne se serait-il pas produit chez nos lointains ancêtres du temps des Antonins ? L’humanité ne change pas tant que ça ! Mais il paraît qu’admettre ici l’influence possible de Sénèque ou de saint Paul serait faire injure à Karl Marx. […]

La Curiosité.
Collection Maurice Kann [extrait] §

Tome LXXXVIII, numéro 324, 16 décembre 1910, p. 746-747 [747].

Le 5 décembre commença la Vente Maurice Kann, qui sera la principale de la saison d’hiver. Cette collection était surtout riche en porcelaines de Sèvres et de Saxe et en terres émaillées dues aux frères della Robbia. La première vacation produisit 321 000 francs.

[…]

Les terres émaillées des della Robbia furent également très disputées. Un bas-relief, écusson armorié soutenu par un chérubin, resta à M. Hamburger pour 46 000 fr. Un autre bas-relief, la vierge agenouillée devant l’Enfant Jésus, fut acquis par M. Paulme pour 30 800 fr., et M. Pierre Lebaudy paya 16 000 fr. un support applique de tabernacle décoré de deux figures d’anges. Parmi les faïences diverses, une plaque camaïeu bleu, le jugement de Pilate, en vieux Moustier, revint à M. Caillot pour 14 100 francs.

[…]