Mercure de France

1911

Articles du Mercure de France, année 1911

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911 §

L’Esprit de Jean Moréas [extrait] §

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911, p. 47-62 [61-62].

[…]

Jean Moréas a composé des épigrammes et principalement des distiques, qu’il lançait un soir au café et qui couraient bientôt de bouche en bouche. À vrai dire, il y en avait qui étaient insignifiantes et sans prétention. Mais d’autres méritaient d’être retenues. Voici celles que j’ai recueillies :

Sur Ricciotto Canudo, après sa dispute avec Casanova.

(D’après Musset)

Quittant le Vachette, il s’en va
Gonflé contre Casanova
D’un venin très ésotérique.
Et bientôt monsieur Canudo
Gémira sur l’affreux Lido
Avec la pâle Adriatique.

[…]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911, p. 171-178 [178].

[…]

La Revue de Paris (1er décembre). — Les deux premiers actes de la « Francesca da Rimini », de M. G. d’Annunzio. […]

Les Journaux.
La Question du Masque de fer (l’Éclair, 15 décembre) §

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911, p. 178-182 [178-180].

La question du Masque de fer est-elle définitivement résolue ? M. G. Montorgueil nous l’affirme dans l’Éclair, et ce serait vrai s’il ne s’agissait que d’identifier un certain prisonnier masqué que l’on suit de Pignerol à Exiles, aux îles Sainte-Marguerite, enfin à la Bastille, où il mourut. Les documents, que M. Montorgueil groupe plus intelligemment que de précédents historiens et qu’il dégage de commentaires oiseux, sont formels. C’est le sieur Matthioli. Mais, d’autre part, rien n’a jamais prouvé que Matthioli fût le Masque de fer, par la très bonne raison que la légende du masque de fer est fort antérieure à l’époque de cette anecdote historique. Elle semble remonter aux temps de la Chevalerie : les heaumes, les bassinets, les salades furent les premiers masques de fer. On la retrouva d’ailleurs dans beaucoup de pays d’Europe : en Espagne, en Suède, en Turquie. Quant à Matthioli, où les historiens veulent à toute force voir le masque de fer par excellence, il n’a rien à faire dans cette légende, qui se mourait et que Voltaire, quelques années plus tard, devait faire revivre.

Voici l’histoire de Matthioli :

Le duc de Mantoue était prêt à céder son duché à Louis XIV. Matthioli, ministre du duc, avait feint d’entrer dans les vues du roi ; en sous-main, il faisait changer de sentiment à son maître et l’engageait dans une alliance avec les autres princes de l’Italie, qui devaient s’opposer aux desseins de la France.

Louis XIV fut instruit de sa duplicité, et, dans l’espoir de reprendre les papiers que Matthioli avait en sa possession, et de tenir les fils du complot, il le fit enlever et jeter à Pignerol. Du jour où eut lieu cet enlèvement, qui devait rester un impénétrable secret d’État, Matthioli disparut pour ne reparaître jamais.

À Pignerol et à Exiles, Matthioli est surveillé très particulièrement, ainsi qu’un second prisonnier soumis aux mêmes rigueurs. J’omets ces premiers documents.

M. de Saint-Mars écrit d’Exiles à M. de Louvois, le 11 mars 1682, les précautions qu’il a prises à l’endroit de ses deux prisonniers :

Pour le dedans de la tour, je l’ai fait séparer d’une manière où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir, à cause d’un tambour que j’ai fait faire, qui couvre leurs doubles portes. Les domestiques qui leur portent à manger mettent ce qui fait de besoin aux prisonniers sur une table qui est là, et mon lieutenant le prend et le porte. Personne ne leur parle que moi, mon officier, M. Vigneron (le confesseur) et un médecin.

En 1687, M. de Saint-Mars est nommé gouverneur des îles Sainte-Marguerite. Il informe le ministre de la façon dont il y conduira « son » prisonnier — il n’en a plus qu’un :

Si je le mène aux îles, je crois que la plus sûre voiture serait une chaise, couverte de toile cirée, de manière qu’il aurait assez d’air sans que personne pût le voir ni lui parler pendant la route, pas même mes soldats que je choisirai pour être proche de la chaise, qui serait moins embarrassante qu’une litière, qui peut souvent se rompre.

Nous ne trouvons plus traces désormais « du prisonnier » que dans le journal de Dujonca, lieutenant du roi à la Bastille :

Jeudi 18 septembre 1698, à trois heures après-midi, M. de Saint-Mars, gouverneur de la Bastille, est arrivé, pour sa première entrée, venant des îles Saint-Marguerite et de Saint-Honorat, ayant amené avec lui, dans sa diligence, un ancien prisonnier qu’il avait à Pignerol, dont le nom ne se dit pas, lequel on fait tenir toujours masqué.

Le journal de Dujonca annonce la mort du prisonnier en ces termes :

Du lundi 19 novembre 1703, le prisonnier inconnu, toujours masqué d’un masque de velours noir, que M. de Saint-Mars avait amené avec lui, venant des îles Saint-Marguerite, et qu’il gardait depuis longtemps, s’étant trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la messe, est mort aujourd’hui sur les dix heures du soir.

La feuille de Chevalier, major de la Bastille, porte, d’autre part, cette mention où le nom de Matthioli revient, mais écorché :

Mort le 19 novembre 1703, âgé de quarante-cinq ans ou environ, enterré à Saint-Paul, le lendemain à quatre heures de l’après-midi, sous le nom de Marchiali, en présence de M. de Rosages, major du château, et de M. Reilh, chirurgien-major de la Bastille, qui ont signé sur les registres extraits mortuaires de Saint-Paul. Son enterrement a coûté quarante livres.

Élucidée la question Matthioli, la légende du Masque de fer, qui n’a pour ainsi dire pas été abordée, reste entière. D’ailleurs il n’y eut pas qu’un seul prisonnier du genre de Matthioli. On vient de voir qu’il avait un compagnon. Combien d’autres Matthioli la Bastille n’a-t-elle pas vus ? Raison historique pour laquelle il ne peut pas être le Masque de fer.

Art ancien §

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911, p. 186-191 [190-191, 191].

P. Molmenti : Tiepolo (Hachette, 30 fr.) §

Chaque année la maison Hachette publie un de ces magnifiques livres d’art qui font sa renommée. Cette fois il est consacré à Tiepolo. Les reproductions, par centaines, donnent une idée exacte de l’œuvre ; le texte est dû au plus érudit des amoureux du passé vénitien, à M. Pompeo Molmenti. Je n’entreprendrai pas de refaire d’après lui la biographie du plus grand des successeurs de Véronèse, ni d’entrer dans le détail de la critique des œuvres. Pourtant, qu’il nous soit permis de regretter doublement que Tiepolo soit si mal représenté en France, pour la valeur intrinsèque de son art d’abord et puis pour les liens qui l’unissent à nous, par Fragonard. Ce Français charmant et délicat doit beaucoup au maître vénitien et M. Molmenti rappelle à ce sujet le voyage du peintre de Grasse en Italie.

Un riche Français, protecteur éclairé des arts, Bergeret de Grancourt, a laissé le Journal d’un voyage qu’il fit en Italie entre 1773 et 1774 en compagnie de Fragonard, le peintre en qui, selon l’expression des Goncourt, « le génie italien et la verve gauloise se trouvèrent admirablement unis ». Les deux voyageurs arrivent à Venise en juillet 1774 et Fragonard, car c’est lui évidemment qui inspire et dicte à Bergeret ses jugements artistiques, s’arrête avec une prédilection marquée devant les œuvres de Tiepolo : « … Quelle belle lumière, quel beau parti pris, quelle fraîcheur… La belle pâte de peinture, l’agréable et heureuse disposition, le beau choix font regarder ce tableau avec le plus grand plaisir. »

Memento [extrait] §

[…]

Dans la Revue de l’Art ancien et moderne, M. G. Lafenestre parle de Tiepolo […].

Lettres allemandes.
Stendhal : Rœmische Spaziergænge, verdeutschet von Friedrich von Oppeln-Brokinowski und Ernst Diez ; Iena, E. Diederichs, M. 8 §

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911, p. 191-195 [192].

Les Allemands, venus tardivement à la compréhension de Stendhal, sont en train de nous surpasser par le luxe des éditions qu’ils lui consacrent. Non seulement ils traduisent avec soin son œuvre tout entière, ils s’appliquent encore à la présenter sous un aspect qui soit digne du texte. La publication des Promenades dans Rome, avec la reproduction de 24 cuivres de Piranesi, a inspiré à M. J. Hofmiller, dans le dernier fascicule des Süddeutsche Monatshefte, quelques réflexions sur l’inutilité des traductions et sur la nécessité de publier en Allemagne de belles éditions françaises des écrivains que nous négligeons de vêtir d’habits somptueux. M. Hofmiller a visité la Rome actuelle avec le texte de Stendhal à la main et il fait d’intéressantes comparaisons entre la ville éternelle d’il y a cent ans et la capitale du royaume d’Italie. Notre médiocre édition à quarante sous lui a suffi pour goûter tout le charme des Promenades. Il oublie que les volumes dits « de luxe » alourdissent d’un poids encombrant les bagages d’un voyageur. Il oublie aussi que les « éditions d’art » de nos chefs-d’œuvre sont déjà nombreuses et que chaque mois en voit éclore de nouvelles. Si elles ne passent guère la frontière, c’est que, tirées à très petit nombre, et à des prix particulièrement élevés, elles n’arrivent guère jusqu’aux étrangers, les amateurs français suffisant à les épuiser. Mais qu’il nous laisse nos commodes et discrets trois-cinquante. Ce sont véritablement nos éditions populaires et, si on les compare aux ouvrages similaires allemands, même à prix égal, le choix ne sera pas difficile.

Lettres italiennes §

Tome LXXXIX, numéro 325, 1er janvier 1911, p. 200-203.

Le dernier livre de M. Antonio Fogazzaro, Leila, Baldini-Castoldi, Milan §

M. Fogazzaro vient de publier un nouveau roman, Leila. Il s’agit encore une fois d’un roman à thèse, et à thèse religieuse. Les discussions qu’il soulève en Italie sont moins âpres, moins véhémentes, que celles soulevées par le Santo. Le grave problème religieux contemporain, qui semble se dégager de plus en plus de ses attributs politiques, pour toucher plus profondément les âmes inquiètes, rend le public et la critique méfiants devant la production périodique de certaine littérature consacrée aux pratiques religieuses de quelques individus, plus qu’aux sentiments généraux d’un pays. Les romans de M. Fogazzaro n’ont pas de but idéologique. Et après l’étonnement causé par un premier roman de ce genre, le Santo, la nouvelle production du sénateur Fogazzaro ne semble rencontrer que de l’indifférence.

Les personnages de l’écrivain sont toujours les mêmes. Ils portent le même masque social, et celui-ci, point martelé dans l’airain tragique, paraît vraiment pétri dans du papier mâché. Un seul type humain manque au milieu de cette nouvelle combinaison littéraire de consciences et d’événements, le type central du Santo, le « type prophétique des temps modernes ». M. Fogazzaro l’a remplacé par le souvenir de Piero Maïroni. Nous retrouvons les disciples du Santo, mais le prophète a disparu, et ses disciples nous apparaissent comme des esclaves médiocres des vieilles convoitises de l’argent et de l’amour, et leur anecdote n’est ni neuve, ni belle. On vit avec eux dans une atmosphère très lourde et amoindrissante, où les angoisses religieuses ne sont que formelles, extérieures et décoratives, à la manière des exaltations lyriques de l’aviation dans le dernier roman de M. d’Annunzio.

Dans le Santo, M. Fogazzaro avait voulu évoquer un être aux aspirations hautes mais tumultueuses, fleuri au milieu du tourment de la tourmente mystique contemporains. Mais le « prophète » de M. Fogazzaro ne put pas s’imposer à notre imagination, assez pour qu’il restât dans la littérature, d’où il jaillit, comme un type humain puissamment créé. Et il serait absurde d’évoquer, à propos de ce Piero Maïroni, la figure héroïque de Saint-François d’Assise, ou bien celles, très modernes, du prophète David Lazzaretti, qui vécut dans la campagne siennoise, ou d’Antoine le Guérisseur, qui vit et opère miraculeusement dans la campagne liégeoise.

Dans Leila, l’ombre du « saint », l’influence que celui-ci put exercer sur quelques esprits, nous montre davantage la faiblesse de ce personnage irréel et inintéressant. Nous ne saurions nous émouvoir devant les circonstances vulgaires qui composent ce roman. Nous pouvons nous étonner qu’on veuille nous intéresser au cas de Marcello Trento, lorsque celui-ci adopte la jeune fille que son fils aima jusqu’à la mort, et au cas de cette jeune fille, vaniteuse et veule poussée à aimer un malheureux qui devient docteur en médecine pour l’épouser. Les tristesses d’un curé, ennuyé par l’hostilité de ses supérieurs hiérarchiques, nous font penser avec regret au bon curé Dom Abbondio, de Manzoni. Et toute l’affabulation est pauvre et surannée, basée sur le vieux pathétique d’un amour contrarié, de l’héritage d’un père-adoptif, de quelques mauvais parents, d’une jeune fille qui se croit aimée pour son argent, d’une épouse fidèle, d’un excellent curé et d’un méchant évêque. Et tous ces éléments mélodramatiques, mal mélangés, ne peuvent pas composer un beau roman, et l’art vraiment trop fatigué, très faible, de M. Fogazzaro, n’arrive pas à créer une seule page littéraire qu’on puisse lire avec profit, sinon avec plaisir.

M. Fogazzaro se révèle encore une fois étranger à nos inquiétudes relieuses, et non seulement ecclésiastiques, de notre temps. Il confond les disputes de sacristie, ou les discussions de pharmacie de village, avec les préoccupations mystiques modernes, trop imposantes, trop vastes, pour qu’on puisse les aborder en littérature sans avoir le cerveau d’un philosophe et l’âme d’un poète.

Gian Andrea Esenrini : le visioni del Buddha, Bocca, Turin §

Il est plus reposant de suivre l’œuvre fiévreuse de vulgarisation des grandes écoles religieuses de tout temps et de tout pays.

Et ce n’est pas seulement par réaction que les Visions du Bouddha, de M. Gian-Andrea Esengrini, nous paraissent avoir une certaine importance. Lorsque des livres semblables ne se bornent pas à des compilations érudites de textes et de références, mais qu’ils cherchent à évoquer, en une série d’images, plus ou moins vastes et belles, les émois religieux de l’humanité, ces œuvres de vulgarisations ont un caractère spirituel plein d’intérêt réel.

M. Esengrini évoque la vie du Bouddha, la conscience de la douleur de Çakya-Mouni, sa vision de la régénérescence, sa lutte contre les tentations et contre l’obsession de l’universelle souffrance. Un grand souffle d’idéalisme passe dans ces pages.

Le dernier livre de Paolo Mantegazza : l’Anima delle Cose, S. T. E. N., Turin §

De Paolo Mantegazza, l’étrange vulgarisateur scientifique, que les poètes cèdent volontiers aux savants, et ceux-ci aux poètes, on publie une œuvre posthume d’un curieux intérêt : l’Anima delle Cose.

Le sort de Paolo Mantegazza est des plus singuliers. Il reste comme un exemple assez particulier du physiologiste moderne, qui a fait de la psychologie une branche de la science positive physiologiquement contrôlable, l’arrachant à la philosophie pure. Mantegazza voulut toujours rester poète. Et tout en dotant l’Italie et le monde de cet important Musée d’Anthropologie de Florence, où les attitudes les plus complexes de la vie humaine sont établies en quelques catégories simples et vastes, qui rappellent la suprême psychologie de la passion humaine représentée par les sept péchés capitaux, tout en se livrant à de multiples recherches de médecin, Mantegazza couvrit les marchés libraires d’un nombre remarquable de volumes, fort agréables et que l’on peut relire. Les problèmes physiologiques les plus graves et les plus séduisants y sont traités en fantaisiste savant et charmant. Maints écoliers ont souvenance d’un volume de Mantegazza, où ils entrevirent pour la première fois les termes précis du problème sexuel, irréfrénable angoisse de la puberté. Et avec Un Giorno a Madera, Mantegazza fit un grand bien à des phalanges d’adolescents, les charmant comme écrivain, les enseignant comme médecin et comme libre savant, épris toujours des plus graves questions physiques et sentimentales que soutiennent les principes physiologiques.

Dans l’Âme des choses, Mantegazza regarde toute la nature, de très près, s’efforçait de dégager l’« âme », la signification durable, « de toutes ses moindres manifestations, des odeurs, des couleurs, des fleurs, de tous les aspects, de toutes les choses ». Ce livre d’un octogénaire à la veille de la mort est touchant par la fraîcheur, sinon par la profondeur, de la volonté lyrique qui l’anime.

Un concours de romans §

L’Italie intellectuelle, qui veut se créer une littérature nationale, à laquelle le théâtre se refuse encore, malgré les belles tragédies de M. d’Annunzio et les drames pathétiques et populaires de M. Sem Benelli, a organisé un concours de romans, afin de pousser les jeunes écrivains à produire avec confiance, sans crainte paralysante des défections éditoriales.

Le roman italien n’a une réelle importance, jusqu’ici, qu’en tant qu’il garde un caractère régional, d’évocation émouvante d’un état d’âme régional. Les Novelle della Pescara, de d’Annunzio, les nouvelles siciliennes de Giovanni Verga et de Luigi Capuana, du Romagnol Beltramelli ou de la Sarde Deledda, voire même de la Napolitaine Sérao, composent peut-être la meilleure partie de la production italienne contemporaine.

Du concours de romans organisé par la « Società degli Autori », il résulte que les écrivains classés parmi les meilleurs des concurrents ont plus des visions littéraires générales, inspirées par les autres littératures, que régionales ou nationales.

Je ne connais jusqu’ici que le schéma du roman Per il figlio vostro (Pour votre fils) de M. Giovanni Chiggiato, vainqueur du concours. La donnée en est assez neuve, quoique le genre en soit tout à fait démodé depuis quelques lustres. Un homme aime une femme, la femme fatale, et ayant étreint sa femme légitime sous l’obsession de l’image de l’autre, il ne voit dans l’enfant, né de l’étreinte conjugale, que le fils véritable de celle qui est absente. Cette donnée se prête à des péripéties dramatiques, dont je me réserve de parler lorsqu’il m’aura été donné de lire le roman.

Les concours artistiques se multiplient en Italie. Malheureusement, le jury est choisi parmi les « aînés », c’est-à-dire dans cette génération d’écrivains qui atteint aujourd’hui la quarantième année, et qui est, à quelque exception près, dépourvue de tout intérêt… En effet, le jury de ce concours des romans de la Société des Auteurs ne donne pas, dans son ensemble, et à ce point de vue, une garantie absolue de clairvoyance.

Tome LXXXIX, numéro 326, 16 janvier 1911 §

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIX, numéro 326, 16 janvier 1911, p. 395-399 [398].

[…] Carlo Cafiero : Abrégé du « Capital » de Karl Marx, traduction James Guillaume, P. V. Stock, 1,50. On sait combien la lecture des gros volumes de Karl Marx est pénible, cet abrégé rendra donc service aux amateurs. Personnellement Cafiero était d’ailleurs plus près de Bakounine que de Karl Marx. Aussi fut-il conspué par Jules Guesde. Il mourut fou. […]

Échos.
Publications du « Mercure de France » [extrait] §

Tome LXXXIX, numéro 326, 16 janvier 1911, p. 442-448 [448].

Casanova et son temps, par Édouard Maynial. Vol. in-18, 3,50.

Tome LXXXIX, numéro 327, 1er février 1911 §

Curiosités des rues de Naples §

Tome LXXXIX, numéro 327, 1er février 1911, p. 532-542.

« Hier, vers une heure de l’après-midi, la foule qui se pressait aux environs de la Galerie Humbert Ier fut frappée par un étrange spectacle : du Vico Sergent-Major descendait un groupe caractéristique, entouré de scugnizzi1, qui cabriolaient furieusement tout autour. Au milieu du groupe se trouvait un petit jeune homme blond, aux vêtements en désordre, aux yeux hagards : ses mains étaient attachées derrière son dos avec une grosse corde et, sur sa poitrine, un écriteau pendait : “Voilà Errico, le directeur du ‘Squillo’, châtié par l’avocat Fumo”.

« Le jeune homme était tiré avec des cordes. À peine pouvait-il se mouvoir, serré dans ses liens comme un Christ. Il criait d’une voix étranglée : “Carabiniers ! carabiniers !…” »

Tel est le récit que je lisais, il n’y a pas longtemps, dans un journal de Naples. Et ce curieux cortège, le châtiment imaginé par l’avocat Fumo pour se venger d’un petit journaliste malhonnête, me faisait remonter à l’esprit toutes les singulières images, toutes les choses surprenantes que j’ai vues au hasard de tant de promenades dans les rues de Naples, Aucune cité, en Europe, n’est aussi amusante : la variété des spectacles y est infinie, c’est que l’esprit des Napolitains est ingénieux, et il possède en même temps quelque chose de simple et de suranné qui est tout à fait inattendu pour les hommes modernes que nous sommes. J’estime que la rue à Naples est plus intéressante pour nous qu’une rue d’Orient. Nous comprenons en effet ce qui s’y passe. L’on y voit ce qu’on pouvait y voir chez nous dans l’ancien temps. On vit là sur des traditions qui sont les nôtres ; ce que nous rencontrons remue en nous d’obscurs souvenirs : nous sommes de cette race, nous appartenons à cette civilisation, nous avons dépassé le point où ils en sont restés, mais autrefois nous y avons été.

Je dirai ici, sans ordre, suivant le caprice du souvenir, ce que j’ai vu là-bas de surprenant.

Le récit de journal, qui décrit le cortège formé par l’avocat Fumo, ne rend pas le bruit au milieu duquel le malheureux petit jeune homme blond devait avancer. J’ai logé à différentes reprises à l’auberge, dans un des quartiers les plus grouillants de Naples, du côté de la Pignasecca. Souvent dans la rue éclatait une discussion, alors c’était de grands cris, par chacun des adversaires tous les saints et toutes les madones étaient pris à témoins de l’ignominie, de la bassesse, des vices honteux et de la laideur inouïe de l’autre ; aussitôt sortaient de tous les pavés de méchants gamins, des scugnizzi, la ruelle retentissait de clameurs, des huées s’élevaient, les sifflets faisaient rage, on ne s’entendait plus… Les discussions entre commères dans les rues populeuses de Naples sont incessantes, et presque toujours elles prennent naissance des enfants. Il y a des nuées d’enfants, à Naples, qui courent partout : une femme a donné une taloche au petit d’une voisine, celui-ci se précipite chez sa mère en pleurant, la mère arrive, elle demande de quel droit on a battu son fils : discussion, hurlements, on se souhaite les accidents les plus terribles, on espère du ciel des vengeances éclatantes. Chacun est d’une loquacité intarissable, et les prises de bec durent souvent fort longtemps. Je me rappelle deux femmes, dans le quartier du Marché ; elles se chamaillaient : non loin il y avait une tablée de gens qui jouaient au loto. D’abord les joueurs s’étaient levés, iis avaient entouré les deux commères. Mais cela ne finissait pas. Alors ils étaient retournés à leur table. Et, tandis que d’une voix effrayante, tout près d’eux, elles continuaient à se promettre mutuellement à l’enfer, avec une indifférence délicieuse, comme s’ils n’entendaient rien, ils avaient repris leur partie, une petite fille tirait paisiblement les numéros d’une bouteille d’osier, et chacun, d’un air d’extrême attention, regardait son carton.

Bien qu’ils figurent à l’origine de beaucoup d’épouvantables discussions, les petits enfants sont d’ailleurs un des charmes de la ville. Ils fleurissent de leur chair rose les ruelles ombreuses : ils sont presque toujours nus ; ils se confondent sur le sol avec les petits chiens et les petits chats. Ils sont l’image vivante de l’admirable fécondité de ce peuple. Fécondité trop grande, folle fécondité. Ici, les estropiés, les infirmes, les êtres difformes, les personnages bizarres sont légion. Il y a ici une végétation de vie humaine prodigieuse, mais ce n’est pas un jardin ni un parc, c’est une forêt vierge. On ne ratisse pas, on n’émonde pas. C’est l’exubérante de la nature, un fouillis hasardeux, désordonné, inextricable ; tout a poussé, c’est la forêt mystérieuse et magnifique, mais à côté des chênes superbes, combien d’arbres mal venus, rabougris, à demi morts !

§

Le cortège du petit jeune homme blond me rappelle d’autres cortèges. Celui d’un roi fou, comme au temps passé, que je vis passer un jour à Toledo, déguisé, à cheval à l’envers sur un âne, sa tête tournée du côté de la queue de la bête. Il était entouré de joueurs de putipu et cheminait gravement sur la chaussée.

J’ai vu aussi bien des processions singulières : la procession aux sonnettes. Coup de sonnette : tout le monde à genoux, les prêtres, les pénitents, les passants. On repart. Nouveau coup de sonnette, de nouveau agenouillement général. — Le passage du Saint-Sacrement est curieux : au-dessus du prêtre qui le porte, un clerc tient une sorte de parasol chinois, quatre porteurs de lanternes anciennes l’escortent, sortes de lanternes de carrosses fichées au bout d’un long manche, un enfant de chœur sonne, la rue s’agenouille.

Quelquefois, à Naples, on entend une musique joyeuse, un orphéon s’approche, faisant vacarme : c’est un enterrement. Deux lignes de pénitents en cagoule s’avancent, tenant de gros cierges et précédant un haut catafalque rouge au sommet duquel trône un cercueil doré. Pour les enterrements de riches, le cercueil se trouve dans un carrosse entièrement vitré, traîné par six ou huit chevaux habillés de draps éclatants.

D’ailleurs, à Naples, tout ce qui tient à la mort ou à la religion est infiniment curieux. Il y a plus de quatre cents églises dans la ville. Souvent elles se font face ou elles se touchent. La concurrence entre toutes ces églises est sérieuse ; le clergé, qui est considérable, meurt de faim. J’ai vu des vieux prêtres vêtus de soutanes rapiécées et verdâtres, couverts de chapeaux à poils informes, tendre la main dans la rue. Les dimanches, si vous passez dans les ruelles voisines de la pêcherie, on vous tirera par votre veste, on vous demandera d’entrer à l’église, on vous dira que « signore, la messe est prête ». Je me rappelle, à la porte d’une chapelle, un marchand de fruits à la fois criant sa marchandise, et agitant par une corde une sonnette destinée à appeler les fidèles. Il disait tantôt : « fichi, fichi, a tre soldi, tre soldi ! » et tantôt : « alla messa ! alla messa ! alla messa ! »

Il y a dans les rues, fixés sous verre aux murs, un grand nombre de reposoirs : l’image d’une madone, un bouquet, une lumière. Les jours de fêtes, les enfants disposent des reposoirs sur des chaises, devant les maisons. À l’intérieur des maisons, partout des reposoirs ; point de boutiques où ne brûle une petite flamme devant quelque image : j’en ai vu un superbe, brillant de mille feux, une fois, dans le sous-sol d’un café, là où se trouvent les cuisines et les caves.

Les moines sont innombrables : on en croise de tous poils et de toute vêture. On voit des nonnes en robe de bure avec un très large chapeau de paille. Mais les religieux les plus communs sont les frères de Saint-François, généralement dépenaillés et fort sales. Ils ne jouissent pas, dans le peuple, d’une trop bonne réputation ; le fait est que j’en ai vu arrêter un dans la galerie, un soir, et c’était un curieux spectacle. Le moine marchait devant son accusateur, un petit jeune homme mince, une grande foule suivait. On passa devant la station de voitures de Saint-Ferdinand, et pour indiquer de quoi le moine s’était rendu coupable, un cocher fit en riant le plus joli geste obscène que j’aie jamais vu.

Une autre fois, au restaurant, j’avais fait l’aumône à un moine, doué de la plus honnête figure qui soit. Le patron accourut : « Qu’avez-vous fait ? me dit-il. C’est un usurier, Il prête à la petite semaine avec l’argent qu’il recueille en mendiant. »

On les accuse d’ivrognerie. Un camelot, du premier Janvier à la Saint-Sylvestre, gagne va vie en vendant une petite poupée articulée représentant un franciscain. En tirant sur son capuchon, il baisse la tête en arrière, le bras en même temps se lève, portant à la bouche une fiasque minuscule. Toute la journée, le marchand annonce d’une voix monotone « o’ muonac ’mbriacone », le moine grand ivrogne.

Les moines sont entourés cependant d’un petit respect familier dans le menu peuple napolitain. Ils sont réputés connaître à l’avance les numéros qui sortiront à la loterie. Aussi le matin, quand ils font leur tournée dans les rues, leur besace finit-elle par se remplir : ici, ils attrapent une pomme de terre, là une carotte, plus loin une figue ou un piment. En échange, ils bénissent la maison de leur bienfaiteur. J’en ai vu qui bénissaient des étalages de fruitières, c’était naïf et touchant, c’était joli.

On trouve à Naples, dans le quartier de San Domenico, une rue entièrement occupée par des marchands d’objets de piété. Il y a là des enfants Jésus en plâtre à la chevelure blonde, de gros bouquets de fleurs en papier, des petits personnages pour les crèches de Noël, des flambeaux et luminaires de cuivre. C’est un endroit intéressant : très souvent, on voit, installé au milieu de la ruelle, un sculpteur en train de donner le dernier coup de pinceau à un saint grandeur nature. Le saint, debout sur un socle en bois, la face débonnaire, et le bras étendu, dessine toute la journée le même geste pacifique sur la tête des passants.

En vous promenant dans les rues, vous rencontrez souvent des enfants et même de grandes personnes, habillées d’un vêtement d’un vert très particulier. Ce vert est une couleur votive. La madone les a sauvés autrefois d’un danger, et elles se sont vouées à ce vert, qui d’abord surprend par son ton inusité.

À midi le canon tonne. C’est à Saint-Elme qu’on annonce le milieu de la journée. Vous verrez alors tout le petit monde qui vous entoure faire le signe de la croix en baisant son pouce.

Ce geste pieux n’est qu’un des mille gestes napolitains. Si vous voulez étudier les gestes de ce pays, gestes gracieux et très expressifs, allez dans un café, surtout au Fortunio, dont les habitués sont tout à fait du cru, et regardez les bavards. Vous admirerez alors ce que l’on peut faire dire à une main, à des doigts, sans compter le visage, d’une richesse de grimaces infinie.

Les gestes obscènes aussi ne sont pas des plus rares. Vous avez tout à l’heure vu celui du cocher regardant passer le moine. Il y en a d’autres, traditionnels, et qui remontent à l’antiquité. Le peuple a conservé la superstition du mauvais œil, de la jettatura, elle existait chez les anciens, et l’on s’en préserve aujourd’hui en touchant ses parties basses. La représentation du sexe a toujours eu pour objet d’écarter le mauvais destin, et tous les phallus qu’on a trouvés à Pompeï, dont beaucoup énormes, sur la façade des maisons, n’avaient pas du tout pour but, comme l’ont dit les idéalistes et les amateurs de symboles, de glorifier la semence, la reproduction et la continuité de la vie. Ils étaient destinés, tout simplement, à écarter des maisons, sur lesquelles ils s’érigeaient, le mauvais sort, les événements funestes, la destinée contraire. Aujourd’hui, entrez inopinément à la pêcherie : bien rare, si vous ne voyez pas tous les pêcheurs, à l’aspect d’un visiteur étranger, porter en même temps la main à leur sexe, et même le mettre à l’air : ils se préservent contre le mauvais œil dont rien ne dit que vous ne soyez pas affligé.

Un de mes amis de là-bas m’a conté, à propos de la pêcherie, un fait curieux. Il partait en voyage, et avait pris pour se rendre à la gare une carozzella. Le cheval s’emballe, parcourt la Marine à une allure effrénée, et finit par s’abattre exactement devant le Christ de la pêcherie. Le cocher et mon ami étaient sains et saufs. Voilà tous les pêcheurs criant au miracle, s’agenouillant et rendant grâces au ciel. Mon ami voulait prendre son train. A genoux, d’abord, à genoux !… Il arriva bien après l’heure au chemin de fer.

Cette piété napolitaine, très enfantine et, justement parce qu’elle est enfantine, d’un sentiment frais, a du charme. Elle comporte beaucoup de superstition, mais elle est aussi très chrétienne : le Napolitain est bon et charitable. Un jour de fête, j’ai vu à Barbaïa un banquet de pauvres. C’était délicieux. Sur la nappe blanche, chaque pauvre avait son beau morceau de pain blanc, qu’il contemplait. On le servait. Il était à l’ombre, le ciel était bleu : c’était comme au paradis. Les bonnes gens du voisinage entouraient les convives, faisant mainte et mainte réflexion gracieuse.

De là vient peut-être que le socialisme a encore peu réussi à Naples. Le fond de haine qu’on peut y découvrir s’accorde mal avec le climat doux du pays et la bonté de cœur naturelle à ses habitants. Certes, la misère est aussi grande là qu’où que ce soit : elle est sans doute plus facile à supporter, à oublier, que dans des régions sombres. En hiver, au printemps, le soir vers quatre ou cinq heures, la noblesse, qui est allée défiler en landau sur la via Caracciolo, vient se montrer à Toledo ; on monte la rue, au pas, pour se faire admirer, droit et digne sur les coussins de la voiture ; de chaque côté de la chaussée, un rang de badauds bénévoles regarde, très satisfait, et jamais on n’entend un cri, une parole de violence ou de jalousie. Lutte de classe, voilà un mot bien dépourvu de sens à Naples.

Ce sentiment religieux donne naissance à de belles fêtes. J’ai parlé ailleurs du retour de Montevergine qui provoque un si extraordinaire défilé de voitures sur la Riviera di Chiaia. La fête de Saint Janvier, avec le miracle bi-annuel, est connue. Il y a des fêtes de quartiers, dont la plus belle est celle du Carmine, mais je l’ai décrite dans un roman. Il y a la Fête-Dieu ou des Quatre Autels, qui se célèbre principalement à Torre del Greco. Il y a enfin la bénédiction de la mer par le Cardinal-archevêque. Et toutes les petites fêtes de tous les saints, dans toutes les rues, avec musique, pétards, et le gros ballon de papier portant une queue d’éponges imbibées de pétrole enflammée et qui, généralement, s’accroche à une maison et y flambe comme une torche…

§

Il est charmant de sortir le matin quand le soleil n’est pas encore chaud, et d’errer à l’aventure dans les ruelles. Tous les travailleurs sont à l’ouvrage : les savetiers, les blanchisseuses, les menuisiers, les tourneurs, la rue est un vaste atelier, chacun s’agite et fait son œuvre : celui-ci rabote sur son établi, celui-là, un rétameur, se meut au milieu de sa ferraille et tapage. La rue est un magasin : voici, alignées sur le trottoir, des rangées de chaises toutes neuves, voici de grands lits de fer, des commodes et des armoires. Un peu plus loin, c’est une ruelle qui ressemble à un abattoir : d’énormes quartiers de viande, de rouges moitiés de bœuf pendent à des crocs de fer, et des terrines de sang traînent sur des étals au milieu de foies, de tripes et de cervelles. Même un boucher a attaché un agneau vivant à un pieu et s’apprête à l’égorger.

Mais voilà un rassemblement, une musique de flûte et de violon s’élève, cinq musiciens aveugles, assis sur des chaises, donnent au peuple un concert. Ils ont des yeux blancs, ou les paupières fermées et font des gestes raides. Ils se sont installés par hasard devant une porte où se trouve assise une vieille que je reconnais ; c’est une entremetteuse de Toledo ; ce matin elle n’est pas coiffée, ses cheveux d’un gris sale lui tombent dans le visage, elle a une tête sinistre d’oiseau de proie.

Cependant une autre musique s’approche, et c’est un tintamarre de tambours accompagné de l’aigre voix du fifre : quatre garçons, vêtus de costumes bariolés précèdent un Mondor qui porte le chapeau à plume et la veste rouge du charlatan ; d’une main il tient une longue canne, de l’autre une fiasque de vin. Il s’arrête, il parle et il fait goûter à chacun du vin de sa fiasque, le goulot passant de bouche en bouche. Il annonce le vin nouveau.

Parmi les gens qui l’entourent, j’en vois un qui, sur sa tête, porte tout un reposoir : une statue de la Madone, des bouquets de fleurs et des lampes ; à côté de celui-ci, un nain à figure de vieillard fait des grimaces aux enfants qui le regardent.

§

Mais la rue à Naples est constamment curieuse. De quelque côté que l’on pose les yeux, on rencontre des objets ou des êtres qui vous mènent très loin et par le temps, car ici on se retrouve toujours, non pas aujourd’hui, mais dans le passé, et par l’espace, car nous sommes en plein midi, c’est-à-dire avec des gens totalement différents, tout à fait lointains des gens du nord, parmi une race qui commence à Marseille et ne finit qu’à Ceylan, avec cette espèce de gens dont les mœurs sont celles des êtres habitués à vivre au soleil. Après déjeuner, de grosses femmes dorment assises, devant leurs portes, tandis que les mouches les dévorent, et des hommes en caleçon fument leur pipe sur les balcons. La nuit, quelquefois, rentrant chez vous, vous entendez à vos pieds un ronflement sonore : il y a un matelas sur le trottoir.

J’ai parlé des enfants nus ; ceux qui ne sont pas nus, mais qui le semblent parce que leur peau, en dépit de leur vêtement, apparaît de tous les côtés, sont innombrables. Et si tous ces Napolitains sont intéressants en général, ils le sont plus encore en particulier. La rue fourmille de types. La population qui rôde autour des cafés, par exemple, est charmante ; tous les camelots qui veulent vous vendre quelque chose, si importuns, indiscrets et gênants qu’ils soient, sont originaux ; voici un marchand d’écaille et de corail, son petit coffre de bois sous le bras : il le pose sur votre table, il l’ouvre avec lenteur et précaution, comme s’il allait découvrir à vos yeux émerveillés les plus fabuleuses richesses, et le voilà qui vous présente, avec une délicatesse infinie, un collier qui vaut bien treize sous au bazar et un peigne magnifique en celluloïd. Puis il épie sur votre visage les signes d’admiration que vous allez donner. Ce camelot-là fait le muet ; quand on lui demande le prix de sa marchandise, il montre ses lèvres pour expliquer qu’il ne peut pas parler, et c’est les doigts levés qu’il indique le nombre de lires que, selon lui, vaut chaque objet. Mais ceci ne vous convient pas : il va vous montrer autre chose ; il soulève lentement, très lentement, le petit tableau mobile de son coffret, ah ! attendez ! vous allez voir ce qu’il y a là-dessous Il y a d’affreuses broches en lave du Vésuve. Hein, c’est joli, cela ?… Il en prend une entre le pouce et l’index, et la tournant et la retournant sous vos yeux, vous la fait admirer minutieusement. Il en dépose deux ou trois sur votre table : oh ! vous pouvez toucher ! Mais cela ne vous plaît pas ! Madone !… Par sa mimique il exprime que ce n’est pas bien de se moquer ainsi d’un aussi pauvre homme que lui, et qu’il est désolé vraiment, car c’est tout ce qu’il a et, oui, certes, ce n’est pas assez beau pour votre seigneurie… Il s’éloigne. Un autre s’approche. Il vous parle. Il a compris que vous ne vouliez pas acheter du corail. Il sait bien, lui, ce que désire le signor ! bella ragazza… Il en connaît, lui, ah ! il connaît une ragazza, une jeune fille jolie comme les anges, il va aussitôt, si vous le voulez, vous conduire chez elle. Mais comme vous l’avez écarté, voilà des gamins qui se faufilent sous votre table, ils font des grimaces, ils vous supplient ; ce qu’ils vous demandent, c’est de les laisser sucer le fond de votre verre où il reste encore trois gouttes de granita fondue.

La place Saint-Ferdinand, où se rencontrent toujours beaucoup d’étrangers, fourmille de ces types. Il faut voir, le soir, Amoroso, un vieux ruffian célèbre, arpenter toute la place en tirant la jambe, son feutre sur les yeux. On ne distingue pas ses yeux. Embusqués dans l’ombre de son chapeau, derrière ses lunettes, ils fouillent toute la place. Il a aperçu un client possible. Il s’élance, et il commence à le circonscrire, trottinant à côté de lui, boitillant, et frappant à petits coups le pavé de son bâton. Il porte le bras droit dans une brassière noire… Il connaît les longues attentes immobiles. Il guette. Il tire sur son cigare qu’il regarde de temps en temps, il met les doigts dans son nez. Il est un peu voûté. Parfois il tourne la tête : on voit briller ses lunettes. Il y a cinquante ans qu’il fait la place Saint-Ferdinand. Il a connu le temps des Bourbons. Il a vu construire la Galerie. Il se rappelle l’époque où le Gambrinus s’appelait le « Café d’Italie ».

Il y a de très jolis types de mendiants : un petit bossu, portant devant lui une tablette couverte de boîtes d’allumettes et de sucreries, qui ressemble à un kobold, avec son nez crochu et sa barbiche grise. Il y a enfin le « Cavaliere », petit vieillard aux beaux yeux de chien, à la figure lamentable, qui veut toujours vous vendre des allumettes, inglese, signore, inglese… et dont la légende dit que c’est un gentilhomme ruiné. Il sert de jouet à tous les gamins de la place, et l’on entend parfois des cris épouvantables, c’est le cavaliere, qui, exaspéré, lève son bâton, en maudissant encore quelque garnement. Pauvre cavaliere, pauvre vieux chevalier ! Je l’ai vu, un jour, au café, tandis qu’un consommateur lisait son journal, s’approcher tout doucement. Il prend la tasse sur la table, y verse le fond de la petite cafetière, tire de sa poche un morceau de sucre, tout cela, avec quelles précautions pour ne faire aucun bruit. L’autre était immobile derrière son journal. Le cavaliere boit le café. Mais l’autre, qui ne disait rien et voyait tout, sort brusquement de son journal. Bah ! le cavaliere n’a pas fui ! Il en a vu bien d’autres. Que peut-il lui arriver ? Rien. Il sait d’ailleurs que son air lamentable désarmera tout le monde. Il baisse simplement la tête. Puis, de ses bottes éculées, il s’en va, d’un pas traînant.

Et il y a les hasards de la rencontre. Ce sont eux qui veulent que je passe dans Toledo, tandis qu’y passe aussi cet homme, lequel, allant livrer un palmier de trois mètres de haut, le porte sur sa tête, ce qui fait que la dernière branche monte à la hauteur d’un second étage et qu’on dirait là un arbre marchant. Ce sont eux aussi qui me permettent de voir une voiture de prison, une simple charrette avec une bâche, sur le siège de laquelle se trouve un carabinier, et dans le fond un homme enchaîné. Une femme, aux cheveux épars, suit la voiture en courant et cause avec le prisonnier.

Ce sont eux qui, un soir, m’ont permis d’être racolé par une fille toute parée qui portait son petit enfant dans ses bras. Et cela n’était point triste comme ce l’eût été chez nous, cela n’était pas à pleurer. C’était naturel et sans désespoir. Parce qu’on était à Naples, à Naples par une soirée belle et chaude.

Ce sont eux, enfin, ces hasards, qui m’ont fait rencontrer dans les rues de ce port des petits pelotons de marins japonais qui marchaient sagement, deux par deux, une gourde d’eau en bandoulière, parce qu’il leur était défendu d’entrer dans les buvettes, et, une autre fois, les Américains, tandis que leur escadre était dans la baie, lesquels, au contraire, toujours ivres, faisaient tumulte dans la ville, passaient en carozzelle au grand.galop, s’attablaient, achetaient au hasard tout ce que les camelots leur présentaient, criaient, se battaient, et se faisaient presque chaque jour reconduire à leur bord par la police.

Littérature.
Mario Schiff : La Fille d’alliance de Montaine, Marie de Gournay, 1 vol. in-18, 5 fr., Champion §

Tome LXXXIX, numéro 327, 1er février 1911, p. 593-599 [595-597].

Si Marie de Gournay est célèbre par l’amitié de l’auteur des Essais, et par le culte qu’elle voua à Montaigne, on ne connaît guère les œuvres personnelles de la fille d’alliance du philosophe. Il était intéressant, en nous racontant sa vie studieuse, de nous donner les meilleurs fragments de ses Essais, à elle. Car, à l’exemple de son père d’élection, elle voulut aussi faire des Essais. M. Mario Schiff, chargé de cours à la Faculté des lettres de Florence, qui consacre un volume à Marie de Gournay et publie l’Égalité des hommes et des femmes, et le Grief des Dames, nous révèle sa manière : « Autour d’un fait ou d’une idée qui lui sont familiers, elle accumule tous les exemples que lui fournissent ses lectures, tous les souvenirs que conservait sa mémoire précise. » C’est la manière de Montaigne : « Elle cherche l’expression primesautière et pittoresque et toutes les fois que la passion l’emporte, elle la trouve. » Ainsi que Montaigne encore, elle se prend comme type d’humanité, et, s’écartant de la doctrine de son maître, qui faisait peu de cas des femmes, elle prêchera l’égalité des sexes.

Ces deux petits traités se lisent avec intérêt, moins pour la valeur des arguments que pour l’originalité et le bel orgueil de l’idée exprimée et défendue. On a pu avec quelque justesse donner à Marie de Gournay le titre de « mère du féminisme moderne ». Le style de ces essais a son intérêt aussi : Mlle de Gournay prétendait, dit M. Mario Schiff, « rester libre de créer les mots ou les expressions qui lui seraient nécessaires. La tyrannie de l’usage populaire de Paris comme celle de la bonne société lui semblaient également intolérables. À quoi bon appauvrir une langue qui a fait ses preuves puisqu’elle a produit des écrivains tels que Montaigne et Ronsard, qui sont inimitables et qui le resteront ? » Elle souriait, ajoute le critique, de ces gens qui corrigent les Essais et qui blâment leur auteur d’avoir fait usage de la langue entière tandis qu’eux n’en admettent que la moitié. Cependant elle vécut assez pour assister à la victoire définitive des puristes et des malherbisants : aussi passa-t-elle les dernières années de sa longue existence à corriger et à rajeunir le texte de ses œuvres.

Que l’on songe que cette fille d’alliance de Montaigne fréquenta Racan, Colletet, Saint-Évremond et Balzac, tous écrivains déjà classiques, et on comprendra la rapide évolution qui s’était opérée dans la langue française.

Cette évolution et cette épuration de la langue firent négliger les grands poètes de la Renaissance. Mlle de Gournay crut donc qu’en rajeunissant les vers de Ronsard elle lutterait contre l’injustice où elle voyait tomber son œuvre. Elle imagina donc cette supercherie littéraire d’un manuscrit recueilli dans le cabinet du poète, une vingtaine des plus riches pièces de son livre « esgarées parmi de vieux papiers, et corrigées de sa dernière main ».

Colletet, dans sa Vie de Pierre de Ronsard, nous a révélé cette entreprise de la vieille demoiselle, d’accommoder les vers de son maître au nouveau style. « Et de faict, écrit-il, elle eut la hardiesse de mettre les mains sur celles-cy et de les publier mesme avec quelques œuvres, précédées d’un avertissement par lequel elle donnoit advis au lecteur qu’elle avoit heureusement trouvé un exemplaire de toutes les œuvres de Ronsard revues et corrigées par l’autheur et de sa main propre ; ce qui estoit absolument faux, comme elle me l’advoua elle-même, en me donnant cet échantillon d’œuvres corrigées. Aussy luy dis-je dès lors que tant qu’il resteroit un Colletet au monde on sçauroit par luy l’erreur et la vanité de cette supposition. »

Il est regrettable que M. Mario Schiff ne nous ait pas donné un échantillon de ces corrections, qui furent faites avec piété et sans doute avec habileté. Mais Mlle de Gournay n’a-t-elle pas un peu corrigé certains passages des Essais ? Elle fut en quelque sorte, écrit M. Mario Schiff, « l’exécuteur du testament intellectuel de son second père, puisqu’elle reçut quinze mois après sa mort les papiers recueillis par sa veuve et triés par Pierre de Bach pour servir à la nouvelle édition des Essais ? Ce travail l’occupa longtemps. Elle publia un texte augmenté de nombreux passages inédits. L’habitude qu’elle avait de la pensée de son maître lui servit pour adoucir certains termes, ménager certaines transitions ».

Cette étude met bien en lumière le talent et l’originalité de Mlle de Gournay. Sa véritable originalité est bien, comme le proclame M. Mario Schiff, d’avoir défendu la femme contre « l’injuste dédain des hommes ». Sa culture et son œuvre demeurent le meilleur argument de sa thèse.

Archéologie, voyages.
F. Gregorovius, Rome et ses environs, Plon, 3 fr. 50 §

Tome LXXXIX, numéro 327, 1er février 1911, p. 608-613 [612].

La librairie Plon a publié, de Mme Jean Carrère, la traduction d’un des ouvrages du savant allemand Gregorovius, Rome et ses environs, tableaux déjà anciens, car ils vont de 1854 à 1875, mais dénotant que le savant historien de la Corse et des Tombeaux des papes Romains (traduc. de F. Sabatier, 1869) était aussi un observateur intelligent et sagace. C’est l’Italie d’hier, d’avant-hier et même d’autrefois, l’Italie féodale et guerrière que l’on trouvera surtout dans ce livre, parmi des églogues ou des scènes de pèlerinages. Rome était encore à ce moment la capitale de la papauté, et nulle préoccupation politique ne venait déranger les rêveries de l’auteur ; tableaux de mœurs, sciences héroïques, légendaires ou champêtres, souvenirs classiques abondent dans ses promenades érudites et charmantes par la campagne Romaine, les monts Volsques ou Herniques, avec les ruines cyclopéennes de Norba ou les restes de Ninfa, une sorte de Pompéi du Moyen-Âge ; à Subiaco, sur les plages latines, etc. C’est un livre d’excursions et un guide qu’il serait délicieux de suivre, et il y a fort à remercier Mme Jean Carrère de l’adaptation heureuse qu’elle nous en a donnée.

Les Revues §

Tome LXXXIX, numéro 327, 1er février 1911, p. 618-623 [621-622, 623].

La Revue de Paris : un inédit de Stendhal §

La Revue de Paris (1er janvier) publie des fragments d’un Journal dItalie de Stendhal, jusqu’alors inédit, et qui va bientôt paraître, par les soins de M. Paul Arbelet. Voici le début de ces notes curieuses, qui réjouiront les stendhaliens :

A JOURNAL OF A TOUR TO VENEZIA AND PADOVA
(June 1815).

Je commence ce journal à cause de la jolie anecdote que m’a contée avant-hier M. le comte Br…, et que je commence presque à oublier. Ne l’ayant pas écrite sur-le-champ, il ne me reste que le squelette.

Il nous disait donc, au café del Principe Carlo, qu’une fois, nei anni suoi fervidi2, il vivait depuis dix ans avec une Vénitienne charmante » Un domestique… lui vint offrir la preuve de son infidélité. Il parut triste : elle en voulut savoir la raison. Il la lui dit avec assez de peine. — « Hé, mon Dieu, je croyais que vous le voyiez et que vous me traitiez en mari plus qu’en amant. Il y a dix-huit mois que cela dure ; je lui suis attachée, mais n’importe, je le renverrai. » Il partit pour Londres. Elle prit la fièvre, le chagrin la minait à vue d’œil. Le comte lui dit : « Je ne veux pas vous donner une si grande peine. Rappelez-le ; quand il sera à Venise, vous m’enverrez mon masque, et je tâcherai de guérir. »

Il la voyait toute la journée comme à l’ordinaire. Six semaines après, étant au café, il aperçoit un domestique qui le cherche pour lui remettre un masque. Lui, sans rentrer dans son palais, va au Grand Canal, monte dans une gondole, double le nombre des rameurs, et se fait conduire à une de ses maisons de campagne, où il passa six mois sans revoir Venise, et pouvant à peine se consoler. Singulier geste du comte pour nous dire que la dame maigrissait et devenait à rien : élever les deux premières phalanges de l’index de la main droite.

Il me semble qu’il y a là-dedans un naturel et une noblesse vraie, que nos mœurs élégantes n’ont jamais donnés.

L’héroïne de ce conte est actuellement dans l’auberge même où j’écris ceci, à la Croix de Malle. Elle a quarante-huit ans, et est adorée d’un jeune Anglais de trente-huit ans qui, dit-on, n’est point un homme commun. Il l’a aimée par galanterie, il y a deux ans, et cela continue. En passant à Caldiero, il y a quinze jours, et riant avec elle, il s’est senti paralytique de la moitié du corps. « Fermez la porte, ma chère amie, Dieu m’a foudroyé. » Malgré ses ordres, elle a voulu appeler du secours, il a voulu la suivre, est tombé, et il n’a plus été possible de douter de la paralysie. Ils vont à Albano.

Memento [extrait] §

[…]

L’Île sonnante (janvier). — M. Eugène Montfort : de Reggio à Messine.

Lettres italiennes §

Tome LXXXIX, numéro 327, 1er février 1911, p. 650-654.

Les jeunes poètes §

Le mouvement de recherches, le déploiement de volontés fermes et diverses, qui caractérisent la jeune poésie italienne, ne semblent pas aboutir à quelque réalisation étonnante. Dans la phalange des « jeunes » on ne peut pas encore remarquer celui qui s’élèvera à la hauteur, à l’ampleur réelle d’un Pascoli ou d’un d’Annunzio. Mais les manifestations lyriques de la littérature italienne les plus récentes, pour diverses qu’elles soient de tendance, de puissance et de rythme, sont loin d’être sans intérêt, et, parmi les jeunes poètes, il y a des âmes et des consciences esthétiques, qui ont fait leurs preuves, ou qui, nouvellement écloses, sont dignes de remarque.

Ainsi que la prose, la poésie nouvelle ne présente point un caractère national, ne donne pas le signe, attendu par un parti intellectuel nationaliste à peine organisé, d’une conscience esthétique péninsulaire. Quelques poètes nationalistes, tel M. Romualdo Pantini, s’efforcent de rythmer le lyrisme de leurs aspirations, mais leur poésie est faible et leur enthousiasme verbal est sans envergure. D’autres, plus puissants, plus émouvants, continuent le lyrisme patriotique de Carducci, fait plus d’éloquence que de subtilité, et en perpétuent l’esprit et les formes classicisants. La prosodie et le romantisme anté-carducciens remuent quelques talents, les forgent lourdement, les paralysent. Enfin des poètes divers forment des assemblages bruyants plus que des groupes disciplinés, et chantent librement, à Milan, à Rome, à Naples, leur volonté moderne de renouveau ; leur liberté néopaïenne ou néoromantique, en rythmes dont le principe est emprunté aux plus récentes recherches françaises : en vers libres symbolistes ou décadents.

Ce réveil poétique est vaste, après le vague sommeil de la génération contemporaine de d’Annunzio. Et si les voix profondes ne se font pas encore entendre, on peut, sans désespérer de l’avenir, en écouter qui charment et qui émeuvent.

Ceccardo Roccatagliata-Ceccardi : Sonetti e Poemi, Soc. Ed. Ligure, Apuana §

Un poète comme M. Ceccardo Roccatagliata-Ceccardi appartient à la catégorie des poètes aux altitudes carducciennes. Ce serait désolant, si la vigueur de l’inspiration de M. Ceccardo n’était fort personnelle et, surtout, toute somptueusement classique.

M. Roccatagliata-Ceccardi est un des poètes « latins » qui ont le culte profond de l’éloquence, à la manière d’Hugo. Victor Hugo, se rattachant par là à toute la tradition méditerranéenne de l’éloquence lyrique, amarra fortement le vaisseau romantique le long de quais resplendissants de marbres grecs et latins. Notre époque, la période la plus actuelle de notre époque, goûte peu l’éloquence, à tel point que la plupart des critiques confondent d’ailleurs trop souvent, les englobant dans un même dédain, grandiloquence et lyrisme. Mais les quelques poètes italiens traditionnalistes, qui chantent dans le court, sonore et ample endécasyllabe comme les Méditerranéens de Provence et de Gascogne chantent en alexandrins, avec une identique verbosité, représentent en même temps les gardiens les plus purs des traditions historiques nationales. Leur art, dérivé de celui de Carducci, auquel d’Annunzio emprunta pendant un assez long temps des inspirations et des rythmes, est toujours haut et vigoureux, érudit, et touffu, et quelquefois, par volonté ou par hasard, lyrique aussi.

La partie essentielle, la plus importante, des Sonetti e Poemi de M. Roccatagliata-Ceccardi, vibre dans le souffle de l’exaltation nationale qui monte de l’histoire.

C’est encore du lyrisme « qui se soutient ». Point de subtiles recherches introspectives, point d’émerveillements devant la nature apparaissant neuve devant un esprit neuf, ou même de lyrisme romantique joyeux ou douloureux. M. Roccatagliata-Ceccardi se souvient. Chaque étape de son inspiration est suscitée par un souvenir ; un souvenir extérieur, je veux dire collectif, national ou simplement humain. Ce n’est point, certes, de « l’art social », de cet art absurde ou affreux, représenté d’une manière vile dans la littérature contemporaine. C’est de l’art qui veut être national. Mais comme il n’est tel que par le souvenir, et qu’il ne traduit pas en rythmes des attitudes psychiques nouvelles de la patrie profondément cherchées et curieusement découvertes, cet art est froid, malgré sa véhémence, et infécond malgré l’enseignement multiple qu’il contient. Carducci a fait beaucoup de mal, en ce sens, au plus doué, au plus savant, au plus vigoureux des jeunes poètes actuels. Car M. Roccatagliata-Ceccardi est un grand poète, et il a subi, comme les autres, l’influence mauvaise de l’admirable et hargneux pédagogue-poète.

Mais lorsque M. Roccatagliata-Ceccardi oublie sa passion patriotique, sa passion politique, sa passion historique, lorsqu’il « ne se souvient plus », et qu’il chante en ton mineur la léopardienne profondeur de sa tristesse ou de sa joie, il s’affirme comme poète « vrai », il s’élève au-dessus de toute sa génération, il atteint, par la sonore perfection de sa forme, les pâles sommets de l’Œuvre belle.

Et il est tellement poète qu’il parle en vers, qu’il pense en vers, qu’il sent en vers, toujours.

Il a quitté les métropoles où il souffrit beaucoup. Il vit dans les fleurs et dans le calme des sommets, au milieu de l’âpre solitude d’un pays des montagnes Apuanes. Là il écrit des livres d’histoire, il traduit les annales du Génois Caffaro. Là il s’exalte et il exalte ses admirateurs, dans le culte de la patrie ligurienne, de la grande patrie antique qui courbe sa force et sa beauté le long des côtes de la Provence et de la Ligurie. Là il rêve et il crée. Son énergie, nourrie de solitude, lui accordera peut-être de « ne plus se souvenir », et de découvrir en son âme seule quelques beautés nouvelles, quelques attitudes, représentatives d’un lyrisme moderne et profond. On doit le souhaiter à ce puissant poète.

Massimo Bontempelli : Odi, Formiggini, Modena §

M. Massimo Bontempelli est aussi un poète « qui se souvient ». Il ne cherche point non plus la transposition verbale des profonds états de l’âme en communion heureuse avec la nature, ou de quelques grandes visions collectives et métaphysiques : il ne suit ces deux tendances extrêmes du lyrisme contemporain.

Il se souvient. Mais son souvenir est plus formel que substantiel. L’histoire de sa patrie ne l’émeut pas « terriblement », ainsi qu’elle le fait pour M. Roccatagliata-Ceccardi. Dans les Odi, M. Bontempelli se souvient de quelques grands hommes de l’énergie nationale, mais il se souvient aussi des grandes figures humaines, telle celle de Beethoven ou celle de Wagner. Son souffle n’est pas ample, et sa prosodie est très italienne, moins personnelle que celle de M. Roccatagliata-Ceccardi, mais plus parfaite.

Cependant, l’inspiration carduccienne est encore ici trop évidente. Le « pathétique historique », qui la caractérise y est trop vif, pour que l’on ne regrette encore une fois que la violence clichée de Carducci, son action « coupeuse d’ailes », se soient exercées sur un vrai poète, dont le nom s’est déjà affirmé dans la phalange des « jeunes », et qui réserve sans doute des surprises.

Giuseppe Lipparini : Il Canto di Afellita, Puccini, Ancône §

Et l’influence de Carducci n’a pas épargné M. Giuseppe Lipparini, quoique, chez ce poète, l’on ne retrouve qu’un aspect du poète mort, l’aspect hellénique. C’est encore le « souvenir » qui remplace l’inspiration, j’entends l’inspiration neuve, la découverte et l’expression d’un psychisme rythmique particulier à une époque et à un homme. M. Lipparini, dont la forme est plus que chez tout autre inattaquable, est un poète doux, à la vision calme, à l’évocation tendre. Ses muscles ne tremblent pas dans la frénésie patriotique, réprobatrice ou prophétique. Il évoque l’Hellade, à la manière de Goethe imité par Carducci, ou de Carducci imité par d’Annunzio. Dans les Canti di Melitta, il l’évoque aussi à la manière de Pierre Louÿs, car la vie et l’angoisse et les joies de l’hétaïre Melitta rappellent souvent les aventures sensuelles et incomparables de Bilitis. Les hexamètres de M. Lipparini font penser, par leur pureté de cristal admirablement taillé, à la prose unique de M. Louÿs. Et Melitta est moins divinement sensuelle mais aussi tendre que Bilitis. Elle sait chanter ainsi à Aphrodite sa jalousie :

Plusieurs donneraient la vie pour moi qui sont pauvres ;
dis-moi pourquoi c’est lui que je veux, lui qui ment, sourit et trompe ?
Je te dis ces paroles allant par les jardins, par la colline ;
et de loin la mer sourit parmi les myrthes et les oliviers,
tandis qu’une voix fraîche entonne au-delà des buissons
une chanson d’amour. Je m’approche : c’est Glycère, la fille
du jardinier. Elle cueille un grand panier de roses.
Encore vierge, elle ne sait pas les peines que tu donnes aux mortels ;
ni les paroles ardentes qu’elle chante ne lui troublent le cœur :
mais elle sourit, si pure, que je pleure si je pense à ce que je fus.

A. S. Novaro : Cestello §

Le Cestello de M. Angiolo Silvio Novaro place encore ce poète dans le nombre de ceux « qui se souviennent ». C’est de la poésie douce, mélodieuse, classique et patriotique. Mais la poésie de M. Novaro est assez riche de mouvements intérieurs, sinon de mouvements rythmiques, et souvent le poète écoute son âme qui sait adorer, qui sait être croyante et tendre.

Marino Moretti : Scritte, col lapis, Ricciardi, Naples §

De même, M. Marino Morelli, dans ses poèmes Scritte col lapis (écrites au crayon), se montre divers, en s’écoutant soucieusement vivre, et il est tour à tour mélancolique et ironique, tendre et farouche, spirituel et grave, sans trop se soucier de la forme poétique, pas plus que de la vie qui bouillonne et tourbillonne autour de lui.

M. Moretti pourrait plutôt appartenir à l’autre catégorie des jeunes poètes italiens, les lyriques néoromantiques, à la prosodie vers-libriste, qui mènent à présent en Italie les combats de la génération aînée des poètes français contemporains. Si l’on veut quelques noms de ces chantres, choisis parmi les meilleurs, et d’où sans doute surgiront les bons poètes nouveaux d’une littérature en effervescence, on peut en citer, depuis les « isolés », M. Armando Granelli, dont le dernier recueil de vers a la valeur d’une très sérieuse affirmation, ou l’étonnant Guido Gozzano, à ceux qui se sont groupés autour du drapeau futuriste : MM. Enrico Cavacchioli, G.-P. Lucini, Paolo Buzzi, Aldo Palazzeschi.

Jean Carrère : Terra fremente, T. Landi, tr. Principato, Messine §

Un livre émouvant et beau, né d’une grande émotion ressentie devant une catastrophe terrible jusqu’à la beauté, vient d’être traduit et publié dans des conditions particulièrement touchantes et significatives.

La Terre tremblante, de M. Jean Carrère, vient de paraître sous le titre la Terra fremente, consciencieusement traduite par M. T. P. Landi. Cette traduction du livre du grand journaliste-poète, consacré à la catastrophe de Messine a été faite par un Messinois, pour le compte d’un Messinois, imprimée chez un imprimeur messinois, et distribuée, par décision du Conseil Municipal de Messine, aux écoles de la ville renaissante.

L’hommage qu’une ville « renée de ses cendres » rend ainsi à un poète est des plus touchants. M. Jean Carrère, qui put reprendre d’un seul coup la place des anciens historiographes-poètes, qui put être, par la spontanéité et là véhémence de son émotion, le chroniqueur et l’évocateur d’un des plus formidables bouleversements de la vie universelle contemporaine, lègue ainsi son œuvre à une ville refaite, à une série longue de générations reconnaissantes. Peu de poètes ont eu un sort pareil, une si pure et profonde apothéose, d’autant plus belle qu’elle est plus simple.

La vision de Reggio et de Messine détruites, celle de la baie de Messine morte, des caravanes douloureuses, tragiques, désespérées, et de celles qui s’installaient sur la mort, tous ces chapitres parfaits, qui composent comme le grand poème fantastique (et précis) de la mort d’une ville, deviennent une sorte de livre fondamental de la ville nouvellement créée.

Et le poète provençal n’apparaît point comme un étranger accouru là-bas par devoir de profession. L’inéluctable unité de la race le rend non seulement le frère des populations éprouvées, mais de celles de toute la péninsule. Son livre restera non seulement comme le document et le poème de la catastrophe horrible et belle, mais comme un document des plus importants d’une étape de l’idéal méditerranéen en pleine évolution.

M. Jean Carrère ne dit-il pas, dans la préface qui ouvre l’édition italienne de son livre : « Durant ces jours de deuil, où spontanément je pleurais devant Messine que l’on croyait morte ; par une rencontre de circonstances fortuites prenaient corps en moi les souvenirs les plus beaux d’un peuple qui, comme le vôtre, eut comme souffle inspirateur de ses œuvres le vent. Un peuple qui, apportant le parfum des myrthes et des oliviers, poussa ses voiles héroïques le long de votre Détroit merveilleux, et mena vers nous l’âme lumineuse de notre mère commune : la Grèce ! »

Tome LXXXIX, numéro 328, 16 février 1911 §

Les Romans.
Paul Reboux : La Petite Papacoda §

Tome LXXXIX, numéro 328, 16 février 1911, p. 819-823 [821-822].

Un gros, gros volume, cette petite Papacoda, mais, ô douce surprise. ce japon français qui nous enveloppe une histoire napolitaine est coupé ! Mon Dieu, oui ! L’auteur a eu cette charmante attention. Un papier de luxe c’est agréable, pourtant le luxe d’une attention l’est plus encore ! Et si tous les auteurs se donnaient la peine de couper eux-mêmes les pages de leurs œuvres ! Nous serions trop heureux et la position du critique serait assez tenable. La Petite Papacoda, qui est Napolitaine tout en ayant une robe de japon français décousue aux bons endroits, me fait l’effet d’une brave petite midinette parisienne aussi honnête que mal apparentée. Gennaro l’antiquaire est un type de commerçant très bon enfant, pas plus voleur que bien d’autres et surtout beaucoup plus accessible à tous les genres d’enthousiasme. Il est amoureux de sa dentellière, c’est dans l’ordre, et il fait des bêtises communes à tous les amoureux. Seulement, une philosophie tendre, dont les amertumes se sucrent de tout le miel du soleil de là-bas, préside aux gestes dramatiques de ce monde joyeux, un peu bavard, plus près de la comédie que du drame. On s’embrasse et on se pardonne. Le pittoresque d’une image l’emporte sur la jalousie qu’elle doit susciter et c’est ainsi que Gennaro s’efface devant les jeunes meurtriers de son vieux bonheur. (À méditer, pour le voyageur dont la bourse est bien garnie, les instructions relatives à l’antiquité des objets de vitrine fabriqués par Lorenzo Silvestri.)

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome LXXXIX, numéro 328, 16 février 1911, p. 838-842 [842].

[…] Rignano : Le Socialisme, extrait de Scientia, rivista di scienza, Bologne ; critique de la conception fataliste du socialisme de Marx. […]

Musique.
Musique ancienne : les Chanteurs de la Renaissance [extrait] §

Tome LXXXIX, numéro 328, 16 février 1911, p. 856-861 [861].

[…] Le jour où on connaîtra Josquin, Palestrina, qui eut la chance d’avoir un joli nom, ne pèsera plus lourd dans la balance, et, quand on publiera Frescobaldi, ce sera une stupéfaction qu’il ait précédé Bach de tout un siècle. […]

Lettres anglaises.
Stephen Philips : Pietro of Siena, 2 s. 6 d., Macmillan. — The New Inferno, 4 s. 6 d., John Lane §

Tome LXXXIX, numéro 328, 16 février 1911, p. 866-871 [869-870].

Coup sur coup, Mr Stephen Phillips publie deux volumes de vers. L’un, Pietro of Siena, est un drame en trois petits actes. Si l’on se souvient de Measure for Measure, on en retrouvera la donnée dans ce drame, où retentissent aussi des échos de Shakespeare mêlés à des sonorités tennysoniennes. Ce qui manque à cette pièce, et cela d’une façon frappante, c’est la réalité psychologique des personnages ; on croirait que le poète imagine des situations et qu’il y fait arriver d’emblée des personnages. C’est évidemment abusif : les situations devraient résulter plutôt des faits et gestes des personnages, de leurs passions, de leurs conflits, mais c’est tout le contraire. Il y a cependant de beaux vers, de belles tirades, avec aussi un peu trop de grandiloquence. L’autre volume de Mr Phillips : The New Inferno, comprend neuf chants composés chacun de quatrains ou stances de quatre vers blancs. Le poète avait esquissé un sujet semblable dans un précédent court poème, mais ce nouvel inferno est plus ambitieux ; il voudrait se modeler sur celui de Dante, pourtant Mr Phillips ne suit que de très loin son modèle. La terrible réalisation de Dante, due sans doute à une foi absolue dans sa création, est impossible au poète moderne, qui se borne à des variations parfois nouvelles sur un thème quelque peu usé et assurément suranné.

Tome XC, numéro 329, 1er mars 1911 §

Il Giorgione [I] §

Tome XC, numéro 329, 1er mars 1911, p. 103-134.

Quelques mots sur l’histoire de ce livre §

J’ai passé le printemps de 19.. chez Enéa Aldramino, à Venise.

Je trouvai mon ami, habituellement si heureux, dans des dispositions assez tristes, mécontent de lui-même et maudissant sa vie trop mondaine dont les devoirs multiples l’obligeaient à remettre, d’automne en automne, cette histoire de Venise qu’il voulait écrire, mais qu’il n’osait plus commencer.

Je devinais, au ton enjoué de ses plaintes, que sa bonne humeur ne tarderait pas à revenir. En l’attendant, nous visitions, comme de simples touristes, les musées et les îles des lagunes.

Le soir, après avoir erré dans la ville, nous nous reposions à la terrasse du café Florian et, bientôt, Aldramino me raconta des anecdotes. Il était guéri.

Quand il pleuvait, nous nous installions dans sa bibliothèque.

Elle se compose de deux pièces vastes et qui communiquent.

Dans l’une — très confortable — sont rangés des livres modernes. Brochures et revues traînent sur les fauteuils. Un bureau anglais porte des classeurs remplis de fiches et de dossiers correctement alignés.

Dans l’autre, sont relégués, sur des rayons couvrant les murs, de vieux bouquins illisibles, mais dont les reliures patinées donnaient à cette chambre peu fréquentée, et sentant le moisi l’aspect d’être tendue, des parquets au plafond, avec des cuirs espagnols.

Pendant qu’Enéa expédiait sa correspondance et ses affaires, je feuilletais les poètes et les philosophes de la Grèce et de Rome, des traités de science, sans m’occuper du texte, uniquement pour toucher du papier consistant et pour admirer de belles impressions.

Le 12 avril, juste au moment où je posai un énorme in-folio sur un lutrin, il en glissa un manuscrit.

Je l’examinai et les noms de peintres que je trouvai à chaque page m’intriguèrent.

J’appelai Enéa et lui montrai ma découverte.

Les premières lignes lues, il s’écria :

— Où avez-vous donc déniché ces cahiers ?

Je le renseignai.

— Savez-vous ce que c’est ? dit-il, d’une voix exaltée.

— Non…

— La vie du Giorgione !

— Du Giorgione ?

— Oui…

— Traduisez-moi cela, Aldramino, je vous en prie, traduisez ! Le Giorgione !

Nous étions comme deux enfants. Nous répétions : « Giorgione ! » Syllabes magiques pour nous dont les yeux sont ravis par les corps nus qui respirent dans les toiles de ce peintre !

Quelqu’un qui l’avait vu, aimé ou haï, allait enfin me parler de lui et me livrer, peut-être, le secret de cette tragique existence !

Je redoutais, pourtant, les détails trop précis. Ne détruiraient-ils pas la légende que permet de former cette phrase de Beyle, plus émouvante qu’une biographie :

« Giorgio Barbarelli, detto il Giorgione, mort d’amour à 34 ans. »

Ne serait-il pas prudent de m’en tenir là, comme je l’avais fait jusqu’à ce jour, et de rêver, devant le Concert Champêtre et devant le Saint Libéral, debout aux côtés de la Madone de Castelfranco ?

Oui, de rêver et de me répéter que le chevalier en armure et que l’adolescent dont la main frôle une mandore représentent les traits du Giorgione.

La curiosité fut la plus forte. Le soir même, Enéa me traduisit ce document.

 

Pas de désillusions ! Tu étais bien tel que je t’imaginais, ô fougueux Barbarelli !

*

— Ce manuscrit vous appartient, me dit Aldramino.

Comme je demeurais stupéfait, il ajouta malicieusement, les yeux mi-clos, les doigts frisant sa barbe patricienne :

— Que comptez-vous en faire ?

Ce que j’allais en faire ! N’avais-je pas, entre les mains, les matériaux d’un roman admirable ?

(Le présent de mon ami m’agitait fortement.)

En prenant Giorgione comme personnage principal, ne me serait-il pas facile d’évoquer la vie de Venise, à la Renaissance, de vanter sa splendeur, de regretter ses plaisirs…

Pendant que j’improvisais ainsi le plan d’une œuvre grandiose, Enéa se promenait de long en large, fronçait les sourcils et, finalement, m’interrompit :

— Non… Je ne vous approuve pas… Si j’étais vous, je publierais ce manuscrit… tout bonnement… mais je serais navré de vous influencer.

Je défendis mon projet. Enéa attaqua, avec véhémence, les reconstitutions historiques.

— Tout y est prévu, réglé… sans surprise ! Oui, mon cher, vous vous croirez forcé de vous extasier sur le Sénat, la Seigneurie et le Conseil des Dix ; sur l’Arsenal et sur les flottes. Vous donnerez à entendre que les hommes d’État et les Ambassadeurs de cette époque avaient plus de génie que les nôtres ! Vous nous dépeindrez les funérailles du doge Augustini Barbarigo, l’élection de Léonard Lorédan, un enterrement, un mariage, des châtiments. Vous nous ferez assister au carnaval, aux régates ; puis viendront les courtisanes, c’est inévitable… vous nous renseignerez sur leurs toilettes, leurs bijoux, leurs chaussures et leurs mœurs… vous emploierez des mots justes. La belle affaire quand vous aurez appelé un voile « zendaletto », un capuchon en dentelles « bauta » ; non, non, laissez cela aux historiens et aux rats de bibliothèques. Tout ce que vous mettrez autour de ce récit naturel ne servira qu’à une seule chose : à prouver que, pendant six mois ou un an, vous avez eu la constance de lire, de dépouiller, d’annoter une cinquantaine de volumes que j’ai là, dans mon cabinet, et que je vous prêterai avec plaisir… — Eh puis, caro, échapperez-vous au conventionnel, au romantisme ? Je suis certain que votre cervelle ébauche, déjà, des décors de sérénade et de guet-apens. La petite ruelle où le « bravo » attend sa victime soit pour la poignarder, soit pour lui dar uno sfriso, vous apparaît, coupée en diagonale, par la clarté de la lune. Cliquetis d’épées à droite, sonorités de mandore à gauche. Cri déchirant ! Un corps mort tombe dans un canal… ! C’est bien cela, n’est-ce pas ?… Et vos héros donneront plus ou moins l’impression d’avoir lu Théophile Gautier ou Maurice Barrès… La Venise que vous évoquerez ne sera pas celle qui apparut au gamin de quinze ans qui débarqua en 1492 sur la place Saint-Marc. Mais, encore une fois, je ne veux pas vous influencer… mes livres, mes cartons de gravures et d’estampes sont à votre disposition.

 

Ce discours apaisa mon enthousiasme. Pourtant le désir de brosser une vaste fresque me tenaillait encore.

Je demandai à Enéa de me laisser réfléchir…

 

Et je me décide, aujourd’hui, à publier, telle que je l’ai trouvée, entre des cartes astronomiques, la vie de Giorgio Barbarelli.

*

Le cahier a 180 pages. Il a dû appartenir à Nicolas Aldramino, qui fut Procurateur, sous les règnes de Jean Cornaro et de Sébastien Mocenigo.

Ce Nicolas Aldramino dessina convenablement et peignit quelques miniatures.

C’est lui qui recopia, sans doute, les cent premiers feuillets du manuscrit primitif, Les 80 derniers, d’une écriture différente et plus ancienne, sont signés : Marc Antonio D. 1534.

 

Pour plus de clarté, chaque fois que cela m’a semblé nécessaire, j’ai ajouté les dates des événements auxquels fait allusion l’auteur de ce mémoire.

Je ne discute pas ses préférences. Quant à ses inexactitudes, les érudits et les spécialistes les relèveront.

J’ai rendu par des équivalents les expressions intraduisibles et coupé en chapitres ce récit qui, sous sa forme originale, ne présente ni blancs ni alinéas.

Une chose est certaine : Vasari a eu connaissance de ce manuscrit. Il y a copié, presque mot pour mot, le passage qu’il consacre à Morto da Feltre, dans son ouvrage sur les vies des peintres et sculpteurs illustres.

Il aurait pu aussi, grâce à ce document, rédiger une biographie plus complète du Giorgione.

Ceux qui sourient de la partialité de Vasari ne seront pas étonnés de ce qu’il ait négligé des renseignements et des anecdotes susceptibles de prouver que Venise peut offrir au monde un artiste aussi surprenant que les meilleurs florentins.

Il Giorgione §

Je ne suis pas un humaniste. Le langage des poètes ne m’est pas familier. Je dirai donc, avec ma simplicité de soldat réduit à l’inaction par des blessures cruelles, comment j’ai connu Giorgio Barbarelli et pourquoi je l’ai aimé.

 

C’était en l’année 1492, et peu de jours après Pâques.

Augustin Barbarigo était doge. Il continuait la politique de son prédécesseur et oncle Marc. Nous vivions en bons rapports avec les puissances étrangères et sans trop nous défier de nos alliés.

Notre souveraineté était établie dans l’île de Chypre, achetée au Soudan d’Égypte (1489), et la reine Catherine oubliait à Asolo les splendeurs de Nicosie.

Le Sénat embellissait la ville. Patriciens et marchands embellissaient également leurs demeures.

 

Comme on réparait notre résidence d’été à Masere, j’étais resté à Venise.

Un après-midi, mon parent Daniel Dorsevigo, qui désirait faire accomplir, dans son vestibule, des travaux en mosaïque, me pria de l’accompagner chez Sébastian Zuccatto, célèbre alors pour le talent avec lequel il combinait, en rosaces ou en arabesques, les fragments de marbres et d’onyx.

 

Daniel Dorsevigo est un homme surprenant. Sa maison est une des plus belles de Venise.

Elle contient toutes les espèces de meubles qui assurent la renommée et la richesse de nos ouvriers dans le monde.

Cuirs et damas tendent les murs où brillent des armes précieuses.

Des colonnes ornent les corridors pavés de mosaïques et, sur les balustrades longeant les galeries, se déploient des étendards.

Des frises déroulant leurs guirlandes de fruits et de rameaux entourent certains plafonds. D’autres sont traversés par des poutres surchargées de fioritures. Les plus beaux sont bleus et leurs caissons renferment de curieux ornements d’or.

Je devrais vanter aussi les cadres sculptés par les Marazzoni, les amphores et les lustres, les verreries de Muran où se dégustent le malvoisie des Canaries et le malaga d’Espagne, les vaisselles et les plats où se servent les esturgeons de Ferrare, les lamproies de Binasco, les mortadelles de Crémone et les tripes de Trévise…

Comme une statue s’appuie sur un piédestal, ce palais s’appuie sur de vastes magasins encombrés de balles de laine, de barriques d’épices, de cinabre et de parfums.

Pour vendre ces marchandises dans les ports que ne visitaient pas les flottes commerciales de la République, Daniel possède des galères. Je fis, sur l’une d’elles, mon apprentissage de marin.

J’ajouterai que Dorsevigo fut un des premiers à fréquenter les routes nouvelles des océans.

Il rapporta, de ses voyages, une pierre admirable : une pierre d’or vierge éclatante, comme du feu solidifié.

Et, par ma foi, il devint amoureux de ce caillou acheté à je ne sais quel prince des régions lointaines.

Il lui fit construire un meuble spécial, où il reposait, sur un coussin de brocart pourpre, tel une sainte relique.

Daniel prétendait même que, lorsque certains astres se rencontraient au ciel, son morceau d’or lançait des rayons merveilleux.

Il disait cela en souriant, car cet être excellent n’avait rien d’un magicien.

Puis, il se plut à enrichir son trésor. Il y incrusta les perles les plus pures, des rubis rouges comme les grains à facettes des grenades d’Afrique, des saphirs, des émeraudes…

— Dorsevigo, m’écriai-je un jour, comment qualifier ta passion pour ce petit rocher d’or ?

— Comment qualifier, me répondit-il en riant, la passion de Dieu pour le Giorgione ? N’a-t-il pas fixé dans la plus belle matière humaine les dons les moins communs ? Son caprice n’est-il pas semblable à celui qui me fait incruster des pierres précieuses dans de l’or ?

Mon amitié pour Daniel m’égare peut-être, mais je jugeai sa repartie d’un tel à-propos que je n’hésite pas à le reproduire, comme un frontispice, au début de cette histoire, dont je reprends le récit :

 

Donc, nous admirions, chez Zuccatto des projets de pavages, lorsque des coffrets en ébène et ornés d’ivoire me tentèrent.

Ils coûtaient fort cher. Comme leur forme, plus encore que leur décoration, me plaisait, Zuccatto m’affirma que ces meubles gracieux me reviendraient meilleur marché, si je me contentais de panneaux peints. Un de ses amis les exécuterait, car il se déclarait peu exercé au maniement des pinceaux.

Je lui promis une commande prochaine, car il me manquait un coffret pour placer des pierres taillées, des médailles et des monnaies rares.

Daniel emporta des dessins afin de choisir ceux qui lui conviendraient.

 

À peine avions-nous fait quelques pas hors de l’atelier de Zuccatto, que nous sommes interpellés.

Nous nous retournons et nous voyons, devant nous, un jeune homme.

— Je vous ferai, moi-même, le coffret, nous dit-il brusquement, et je vous le peindrai…

— Qui es-tu ? demanda Dorsevigo.

— Un élève de maître Sébastian.

— Ton nom ?

— Giorgio Barbarelli.

— Tu es Vénitien ?

— Non, Messire. Je suis né à Castelfranco.

— Es-tu à Venise depuis longtemps ?

— Depuis quinze jours.

— Quel âge as-tu ?

— Quatorze ou quinze ans.

— Et tu prétends faire concurrence à ton maître ?

— Oui.

— Tu es un orgueilleux.

— Je ne sais pas ce que je suis, mais je sais ce que je sens…

— Que sens-tu ?

— Que Zuccatto a tort en m’empêchant de peindre. Employez-moi et vous verrez que j’ai raison.

 

J’échangeai un regard avec Daniel. La belle assurance de ce garçon nous amusait. Il parlait haut, d’une voix décidée et ne paraissait nullement intimidé par le vêtement de mon parent qui indiquait les fonctions qu’il remplissait dans le gouvernement de la République.

Au moment où Daniel lui tendait en souriant une pièce d’argent, Barbarelli salua, sans vergogne, une fille du peuple qui traversait un pont :

— Combine-moi un coffret, lui dis-je, et tu seras bien payé.

Je lui donnai mon adresse et il retourna, en courant, chez son maître.

*

Une semaine après, environ, il m’apporta son œuvre et je fus étonné en m’apercevant que les panneaux, que je croyais sculptés, tant leur relief m’abusa, étaient simplement peints. Il y avait là des guirlandes de fleurs auxquelles se mêlaient des grenades ouvertes et des raisins. À demi cachées par les feuillages, apparaissaient des femmes. Une d’elles, allongée sur un monceau de roses que soulevaient des ramiers, retenait par leurs pattes des colombes qui battaient des ailes.

Les autres semblaient appartenir aux plantes. Leurs bras et leurs jambes se perdaient dans des fouillis de corolles. Leurs chevelures s’enroulaient autour des grappes, dont les grains avaient l’air d’être sertis par une monture d’or sombre.

Je n’avais jamais vu, encore, de composition pareille.

Je l’admirais, lorsque Daniel entra.

— Regarde, lui dis-je.

— C’est le travail de l’apprenti de Zuccatto ?

— Oui…

Il jeta un coup d’œil à Barbarelli, puis sa figure manifesta la plus grande surprise. Je compris que la nouveauté de cette peinture le déconcertait. Nous n’étions pas habitués à voir ainsi reproduites avec vérité les choses de la nature.

Dans les parties sculptées, brillaient des taches d’or.

Daniel demanda à Giorgio ce qu’elles représentaient.

— Rien, répliqua-t-il. Mais elles sont nécessaires…

 

Après que les domestiques eurent servi des boissons fraîches, nous eûmes, avec Barbarelli, une longue conversation.

Voici ce qu’il nous apprit sur lui-même.

 

Il était né accidentellement à Vedelago, pendant un séjour que sa famille, originaire de Castelfranco, y fit en 1477.

Son père était mort au service de la République, et sa mère, après s’être remariée, abandonna son pays et confia son enfant âgé de quatre ans à des paysans riches, pour suivre son nouvel époux.

En nous donnant ces détails, la figure de Giorgio perdit son caractère heureux, devint dure et virile. Ce ne fut ni de la tristesse, ni de la mélancolie qui métamorphosèrent ses traits, mais une sorte de colère.

 

Malgré nos questions, c’est là tout ce que nous pûmes savoir.

Nous avions la certitude que Barbarelli mentait et qu’il essayait de rendre plus profond le mystère de sa vie en nous trompant sur la date de sa naissance. Il semblait impossible que ce garçon de haute taille, à la voix nette, au regard impérieux, ne fût âgé que de quinze ans. Nous avions eu, Daniel et moi, cette même impression lors de notre première rencontre avec lui.

Était-il fils d’un capitaine et d’une courtisane, recueilli par de braves gens touchés par sa beauté ?

Par la suite, chaque fois que nous lui parlâmes de son origine, il détourna l’entretien, mais il se souvenait avec émotion de ceux qui l’élevèrent en le laissant vagabonder dans la campagne.

Il nous cita le nom du prêtre qui lui enseigna la musique, l’encouragea dans l’art du dessin et qui le crut suffisamment doué d’ambition, de talent et de charme pour réussir à Venise, où la valeur ne demeurait pas longtemps inconnue.

Grâce à cet homme, Giorgio, riche de quelques ducats, fut envoyé à Venise et trouva une place d’apprenti chez Zuccatto le mosaïste.

*

On admira universellement le coffret. Et, plus je le considérais, plus je trouvais qu’il était parfaitement exécuté. Les fragments d’or que je jugeai, d’abord, inutiles, contribuaient chacun au bon effet de l’ensemble.

Daniel appela Barbarelli, lui commanda une œuvre d’imagination et lui promit de le faire accepter comme apprenti, par un peintre.

Giorgio le remercia. Il avait hâte de quitter Zuccatto, dont il n’aimait pas le métier.

— Je suis né pour peindre avec des pinceaux, en me servant de couleurs que je ferai moi-même et non pour enfoncer des pierres dans du ciment… Comme je dois gagner de l’argent pour vivre, je tolère la mauvaise humeur de maître Sébastian et celle de ses fils Valerio et Francesco… j’accomplis mon labeur…

— Je parlerai de toi à Bellini, dit Daniel.

*

Notre grand Giovanni, en faveur de qui ma famille avait toujours intrigué, assura à Daniel qu’il recevrait, sous peu, comme élève, Giorgio de Castelfranco, à la condition qu’il suivrait les enseignements de son école et s’acquitterait, consciencieusement, de la besogne qui lui serait assignée.

Il se demandait pourtant, après avoir examiné le coffret, si celui qui avait uni, en dépit de toute vraisemblance, des femmes à des roses, peindrait des madones ou des anges, dans les tonalités et les poses admises.

J’allai annoncer cette nouvelle à Giorgio. Il se disputait avec Sébastian qui, ayant appris le succès obtenu par le coffret, accusait son élève de lui voler ses clients et le menaçait de ne pas le payer.

La foule stationnait devant l’atelier, car Zuccatto criait très fort et ses apprentis riaient.

Barbarelli n’ouvrait pas la bouche, il renfermait, tranquillement, dans un morceau d’étoffe les outils qui lui appartenaient. Quand il eut terminé, Zuccatto le poussa dehors, par les épaules :

— Va au diable, Giorgiaccio !

Une voix de femme répondit :

— Tu es dans l’erreur, maître Sébastian. Ce n’est pas Giorgiaccio qu’il faut l’appeler, celui-là, mais Giorgione !…

J’approuvai la remarque de cette femme.

 

Giorgione était, à cette époque et malgré son jeune âge, tel qu’il s’est plu à se montrer, dans ses productions magnifiques. Le seul changement que j’ai observé sur sa face fut celui de la barbe, qu’il ne porta que fort tard et qui rendit si pathétique l’expression de ses traits, lorsque le désespoir l’eut plongé au fond des cercles les plus bas de son enfer.

Il était de haute stature, mais plus que ses larges épaules et sa taille étroite on admirait, en lui, sa désinvolture, son air royal, ses gestes. On subissait sa domination avant d’avoir remarqué ses yeux, sa bouche faite pour l’éloquence, sa chevelure noire et son teint semblable à celui des déesses et des seigneurs qu’il fixa sur ses toiles.

Si Titien peignait sa première œuvre avec le suc des plantes, mon Giorgione peignit, pendant toute sa vie, avec du soleil mêlé à ses couleurs. Il a su trouver, dans des cavernes dont les génies seuls connaissent les routes, les usines où les esprits créateurs cachent les moules des formes qui peuplent le monde et mélangent, au sein des creusets chauffés par les volcans, les matériaux qui composent les arbres, les soieries et les chairs des femmes.

*

Dans une des salles du palais habité par Daniel Dorsevigo, sur le grand canal, ressort, contre une draperie pourpre, une tête de guerrier.

Sur le front, descend la visière d’un casque orné d’une chimère et de plumes. Les sourcils abaissés rendent le regard dur ; entre la barbe et la moustache, la bouche se montre, ouverte par un cri. Un manteau vert, relevé par le bras, découvre la cuirasse acier et or.

Personne n’admet que ce tableau ait été exécuté par un adolescent, tant les traits de ce soldat sont énergiques, tant est vivante son expression…

— Nous ne croirons que ce Giorgio existe que lorsque nous l’aurons vu…, dit-on à Daniel…

Mais, la bourse bien garnie, Barbarelli parcourt la ville, sans doute. Il habitue ses yeux, pleins de paysages formés par des collines boisées et des eaux fuyantes, aux perspectives des canaux et des ponts, aux somptuosités de la pierre et des marbres.

 

L’argent est vite dépensé par un garçon comme Ziorzio. Et le voici qui frappe à ma porte, non pas, certes, pour m’en demander, mais pour m’annoncer qu’il est prêt à entrer chez son nouveau maître.

Je devine aussitôt qu’il a épuisé ses ressources.

Il porte un pourpoint écarlate, ceinturé de soie dorée, un haut-de-chausses gris et des souliers noirs.

Comme il me traite en bienfaiteur, quoique tout au fond de lui-même, j’en suis sûr, il ait la certitude de ne rien me devoir, il m’avoue qu’il a rencontré de jeunes peintres et sculpteurs avec lesquels il a fait bonne chère.

Le désir des aventures et de l’amour le tourmente, l’exalte et l’inspire comme un jeune aegipan. Il me parle, avec une fougue et un appétit qui me plaisent, de la maîtresse que possède un de ces camarades :

— J’ai envie de caresser cette femme et de peindre son portrait. Elle est si belle.

— Ton ami ne serait peut-être pas content, observai-je.

Giorgio éclata de rire.

— Pourquoi ris-tu ?

— Parce que la maîtresse de Carlo est aussi la mienne. Et je vais vous raconter comment l’événement s’est accompli. Carlo travaille chez Maronatti, l’orfèvre, et Barbara lui a persuadé qu’elle habitait avec sa vieille mère, dont elle trompait la surveillance, pour venir passer quelques heures en sa compagnie, soit le jour, soit la nuit. Carlo est naïf. J’avais bien remarqué que Barbara me souriait sans motif, mais, n’ayant jamais été l’amant d’une femme, je ne comprenais pas la signification de ce regard, ce qui l’amusa et lui fit m’adresser des gestes encore plus tendres et des mouvements de paupières. Or, un soir, nous nous trouvons réunis, tous trois, dans l’atelier de Carlo et nous décidons d’y prendre notre repas. Je cours acheter de la mortadelle et bien autre chose que nous voulions manger. À peine étais-je dans les escaliers que Barbara me murmure :

— Oublie une partie des commissions que je t’ai données.

Je lui obéis et revins avec du malvoisie, des oranges et des citrons doux.

— Crois-tu que je puisse me nourrir uniquement de fruits et de vins ? Va acheter un poulet, s’écrie-t-elle.

Je n’en écoute pas davantage. Et me voilà à la recherche d’un marchand de volailles. Il est introuvable et, derechef, je retourne avec deux bouteilles de vin blanc.

— Ce Ziorzio est stupide ! Mais nous ne pouvons pas le faire descendre une troisième fois. Carlo, toi qui connais le quartier, va acheter le pain, les œufs, et tout ce que tu voudras.

Dès qu’il eut les talons tournés, Barbara me saisit par les épaules… et, que Dieu me damne, si elle se douta que les baisers que je lui rendais étaient mes premiers baisers. — Je faillis jeter cet animal de Carlo par la fenêtre, car nous entendîmes ses pas, juste au moment où j’allais ne plus rien ignorer de l’amour. Nous eûmes le temps de nous relever des coussins sur lesquels nous étions tombés.

— Ce soir !… dit Barbara.

Je l’interrompis :

— Tu seras nue.

Vous comprenez, Seigneur, que la soie a beau être délicate, elle n’est que crins et orties comparée à la chair… Lorsque Carlo rentra, je faisais sauter le goulot d’une excellente bouteille et Barbara coupait la mortadelle. Nous mangeâmes, de grand appétit. Je bus, coup sur coup, trois verres de vin et je simulai l’ivresse. Barbara m’adressa mille injures familières : « Je n’étais qu’un moineau qu’enivrerait une goutte de rosée bue dans une fleur parfumée ; une grive à qui un grain de raisin noir ferait tourner la tête. » Par contre, elle célébrait la vaillance de Carlo ;

— Lui est vraiment un homme ! Regarde, comme il boit bien ! Un verre après chaque bouchée ; une bouteille après chaque plat ! Je l’ai vu épuiser dix flacons, dans un dîner. Autant pendant la soirée. Et il se tenait debout comme un pilier, ferme comme le campanile. Il parlait comme un prédicateur, chantait comme un moine ! Voilà un homme. Et toi, Giorgio, tu es un enfant, un petit enfant.

Et elle riait, et elle tapotait les joues de Carlo et lui remplissait son verre qu’il vidait par bravade, et Carlo célébra ses exploits amoureux, encouragé par les rires et les flatteries de Barbara, qui, de temps à autre, me serrait les mains. Tout à coup Carlo tomba comme un sac. Il fallut l’emporter dans la chambre voisine, l’installer sur un lit et, tandis qu’il ronflait, Barbara se fit pardonner les injures dont elle m’avait accablé pendant le repas. Malgré son expérience de la volupté, elle prétendit que je lui révélais des plaisirs, ce qui me surprenait fort, car j’étais son élève. Soudain, la voix de Carlo s’éleva :

— Barbara… Barbara… es-tu là ? m’aimes-tu ?

Et en m’enlaçant, Barbara s’écria :

— Je t’aime… tu es mon trésor et mon bien… je t’aime, parce que tu es fort et beau et jeune… parce que tu es un homme ; parce que tes caresses me brisent autant que les raclées que m’administrait ma mère, lorsque je négligeais les poules pour m’amuser avec les garçons du village.

— Barbara, nous avons bu un vin fabriqué par les démons de l’enfer !

Des gémissements lui répondirent.

— Pourquoi pleures-tu, Barbara ? Cette liqueur maudite te ronge les entrailles ?

— Je ne pleure pas. Je chante. Je regarde les étoiles…

— Viens près de moi.

— Tout à l’heure. Il fait bon… Je suis bien… Je dors presque… je me repose.

— Donne-moi de l’eau fraîche… Je ne peux pas bouger. Quel maudit vin nous a acheté ce Barbarelli ?

— Jamais le vin ne m’a fait meilleure impression.

— De l’eau, Barbara, de l’eau ou je meurs…

Elle lui fit boire de l’eau, et se recoucha près de moi. Trois fois Carlo lui demanda pourquoi elle chantait. À l’aube elle le quitta, m’entraîna chez elle et me présenta à sa mère. Comme je la félicitais sur sa fille, elle me déclara qu’elle avait une nombreuse famille composée de filles aussi jolies que Barbara. Je la complimentai et, le lendemain, je racontai mon histoire à Ridolfi, un mauvais pétrisseur de terre glaise animé par le meilleur esprit comique. Il me renseigna sur Barbara et, dès que je sus ce qu’elle était : une fille publique fort amoureuse des ducats des riches marchands et des étreintes des jeunes hommes, nous prîmes la résolution de la mystifier.

 

Nous l’invitons à dîner et, parmi les convives, elle distingue un garçon aux yeux baissés, au teint blanc, aux manières timides. Cet adolescent n’était autre qu’une femme déguisée. Elle s’appelait Emilia, servait de maîtresse à Fabiani et de modèle à maints peintres et sculpteurs.

Barbara lui adresse des œillades et des sourires, Emilia lui répond et lui demande un rendez-vous, qu’elle lui accorde pour le lendemain.

À l’heure fixée, nous nous cachons dans l’atelier de Fabiani, derrière une draperie. Emilia, vêtue d’un de mes pourpoints, elle est de ma taille, accueille Barbara avec transport. Cette dernière lui énumère les dangers qu’elle a bravés pour ne pas le laisser trop attendre. — Et, croyez-vous que Barbara ait manifesté le moindre étonnement ou la moindre colère en s’apercevant qu’Emilia n’était pas un homme ? Non ! elle l’enlaça avec une fureur terrible et je ne sais ce qui serait arrivé, si Fabiani, écartant la tenture, n’avait bondi sur le groupe qu’elles commençaient à former et n’avait battu sa maîtresse et Barbara, tandis que nous éclations tous de rire.

 

— Tu as gaspillé ton argent et perdu ton temps, dis-je à Barbarelli.

— Mon argent m’a donné des plaisirs et j’ai appris qu’il ne faut jamais boire outre mesure, lorsque, dans une assemblée, se trouve une femme qu’on aime. J’ai appris aussi qu’il faut se défier de ses flatteries, quand elle les débite devant un étranger. — Mais cette Barbara est belle et, quand je pense à la couleur de son corps dans la nuit, à sa tête petite, à ses larges épaules, à sa poitrine et à ses belles hanches, certes je désire la caresser, mais j’ai surtout envie de peindre… je vois, dans des paysages, des lumières, des arbres, des fontaines… et il me semble que je les représenterai mieux maintenant…

Je ne peux pas reproduire le discours qu’il me tint. Il était assez confus, mais j’en dégageai, cependant, les idées qu’il conserva pendant sa courte existence. Elles auraient épouvanté le vieux Bellini, qui affirmait que la discipline et la persévérance permettaient seules d’exécuter des œuvres d’art parfaites et qu’il suffisait à un artiste d’être devant ses panneaux ou ses toiles, pour peindre des madones dans leurs niches de pierre et des anges penchés sur leurs luths.

Qu’aurait-il dit, en entendant Giorgione proclamer que travailler était, pour lui, un besoin, comme la volupté, et que le désir de satisfaire ses yeux avec de nobles lignes et de chaudes couleurs l’inspirerait mieux que la science.

— Lorsque tu seras amoureux, Ziorzio, je te ferai décorer ma maison.

— Je décorerai votre maison quand bon vous semblera et, si le Sénat m’y autorisait, je décorerais Venise tout entière.

Et comme il m’exprimait, de nouveau, sa hâte d’entrer chez Bellini :

— Je t’y conduirai, répondis-je, après l’Ascension et les réjouissances. Comme tu ne dois pas être un des moins bruyants, dans ces circonstances, je ne veux pas que ton futur maître, qui est grave, te juge mal.

Je lui proposai d’assister aux fêtes, avec moi, dans une barque, et de jouer du luth, pendant les banquets que Daniel comptait offrir à ses amis. Je lui conseillai de s’appliquer à lui plaire et je lui affirmais que, s’il y parvenait, il serait reçu, par la suite, chez de hauts dignitaires.

Mes sages paroles ne plurent que médiocrement à Barbarelli. Il sentait en lui d’autres armes que la gentillesse et la grâce. Je devinai sa pensée, au sourire avec lequel il me remercia de mes exhortations.

Aussi, n’était-ce pas folie que de parler ainsi à ce garçon merveilleux qui m’aurait certainement mieux écouté, si je lui avais enseigné les moyens de devenir rapidement fort riche ?

Il rêvait de posséder une maison fastueuse, pleine de meubles, d’armes, de tentures, de mosaïques et de tableaux.

Pendant son existence, il me décrivit, maintes fois, le plan de cette demeure.

Tantôt, elle s’élevait aux bords du Grand Canal. Et ce n’était que marbres et colonnades. Tantôt, il l’imaginait à Murano, au milieu de jardins ou, cachée par des arbres, au flanc d’une colline, dans son pays natal.

Pour l’instant, il édifiait sa résidence à Venise, qu’il reconstruisait selon sa fantaisie, et embellissait selon ses goûts.

Tout l’émerveillait et animait son ambition. L’envie le secouait, quand il voyait un patricien descendre de sa gondole et entrer dans un palais.

Quand il passait sous des fenêtres illuminées, et qu’il entendait des bruits de musiques, il décrétait que le but de l’existence était d’être admiré par une assemblée de femmes qui auraient conscience que le génie est un don du ciel.

*

Nul être n’offrit jamais le spectacle d’une jeunesse aussi débordante et glorieuse que le Giorgione. Il frémissait devant la vie et la beauté, comme un capitaine qui livre sa première bataille, comme un marin qui aborde et coule la galère ennemie.

Il ne manifesta, cependant, aucun enthousiasme pour le Corso, qui se donna, sur la lagune, la veille de l’Ascension.

Il déclara monotones les cercles décrits avec habileté, par des centaines de petites barques qui paraissaient lancées, à la suite l’une de l’autre, dans une poursuite sans fin. Elles formaient comme la barrière mouvante d’une arène, au milieu de laquelle évoluaient des barques plus lourdes, que manœuvraient de jeunes nobles vêtus de pourpoints blancs.

Mais, par Dieu ! ce fut bien autre chose, le lendemain. À neuf heures, Ziorzio était chez moi :

— Venez, de grâce, me dit-il, puisque vous me l’avez promis.. Jamais la ville ne fut si belle.

Debout, à la porte du salon, impatient comme un enfant, il tortillait son bonnet entre ses doigts.

Peu après, nous étions sur la Piazza. Au gré de Barbarelli, je ne marchais pas assez vite. Il me devançait fréquemment et se retournait vers moi. Je ne me pressais point, tant son contentement m’amusait.

Le ciel était magnifique autour du soleil. Les mosaïques, les marbres et les colonnes étincelaient. Les échafaudages eux-mêmes avaient un air d’architecture bizarre.

Quant à la foule, elle se composait, comme tous les ans, à pareille époque, d’un grand nombre d’étrangers aux costumes magnifiques. Giorgio admirait surtout les turbans, les vestes des Levantins, les poignées et les fourreaux de leurs armes glissées dans leur ceinture.

— Quel est celui-là, s’écria-t-il, avec ces hauts-de-chausses rayés, son manteau cramoisi, son pourpoint aux manches fendues, serré par une corde d’or ? Tiens ! il a une phrase écrite sous la doublure de son capuchon…

— C’est un joyeux compagnon de la scalza.

Je lui appris que, depuis leur organisation en société, Venise devait à ces jeunes gens amoureux de plaisir l’originalité de ses fêtes et de ses mascarades.

— Regardez le cadre que font à cette femme blonde, là-bas, cette tenture et ces figures basanées de Turcs.

Mais l’inconnue, en se déplaçant, détruisit ce tableau fugitif dont Ziorzio se souviendrait.

Dans ses yeux, qu’il fermait à demi, à cause de la lumière intense, se fixaient les moindres détails.

Comment aurait-il pu oublier les jupes de velours ou de soie, les agrafes retenant les voiles, les bijoux surchargeant les corsages, malgré les lois somptuaires ; les chevelures arrangées en diadème ou étalées sur le dos, la majesté des démarches ?

Tout à coup, les cloches sonnèrent. De campanile en campanile, mille carillons se répondirent. Les uns graves et bourdonnants, les autres distincts et grêles. La profonde clameur de la multitude les accueillit. Au même moment, les canons du Lido, de l’Arsenal, et tous ceux qui défendent les ports ouverts sur la mer libre tonnèrent.

La foule immobile se met à s’agiter. Les drapeaux et les bannières, qui pendaient au sommet des mâts ou contre les fenêtres se déploient. La brise du large souffle.

Il n’y a plus d’ombre sur les places. Dans un poudroiement d’or, Venise resplendit.

Nous sommes sur le quai. Non loin de nous, parmi des barques pavoisées, se balançait le rouge Bucentaure.

Ce n’est pas la galère splendide qui attire les regards de Ziorzio, mais le cortège qui s’avance.

Les cloches carillonnent toujours. Les coups de canon se succèdent. Ils ont pour écho la joie du peuple qui salue les porte-drapeaux de la République. Les oriflammes sont

rouges, bleues, blanches, violettes. Six hommes qui les suivent embouchent leurs longues trompettes d’argent, que des enfants soutiennent sur leurs épaules. De pénétrantes fanfares retentissent.

On se montre les Ambassadeurs aux robes somptueuses ; le Grand Capitaine de la ville vêtu d’écarlate. On acclame la troupe des joueurs de flûte et des écuyers. Et voici le Sérénissime Augustin Barbarigo. Son manteau est d’hermine, sa simarre en drap d’or, sa soutane bleue. À ses côtés se tient le légat du Pape, et, derrière leur groupe, sont portés les insignes : l’Ombrelle, le Coussin et le Glaive. La Seigneurie et le Grand Conseil terminent le défilé.

Notre gondole se mêle à l’escadrille qui doit accompagner le Bucentaure.

Le doge s’asseoit sur son trône, à la poupe, dans le pavillon que décore l’étendard de Saint-Marc.

Les Sénateurs prennent possession de leurs sièges, protégés par un voile cramoisi brodé d’or. Des cariatides d’or le soutiennent et forment neuf arcades. L’amiral de Malamocco et celui du Lido commandent la manœuvre.

Cent soixante marins s’emparent des rames pourpres et le double éperon de la proue ornée de figures allégoriques se tourne vers la mer.

Giorgio est étendu et regarde, sans qu’un mot ne s’échappe de sa bouche, les galiotes, les péotes et les navires de toute grandeur qui entourent la galère ducale. Elles sont remplies de marchands, d’étrangers, de soldats et de femmes. Des masques cachent certains visages. Des draperies traînent dans les remous et, par endroits, la vaste lagune a l’aspect bariolé d’un tapis d’Orient.

La barque dorée du patriarche de Venise vient à la rencontre du Doge. Le prélat monte à bord du Bucentaure et verse une coupe d’eau dans les vagues pour apaiser les tempêtes.

L’escorte franchit la passe au fort Saint-Nicolas encore environné de fumée.

Le sérénissime Augustin Barbarigo apparaît à la galerie et célèbre la cérémonie des épousailles avec la mer. Il jette l’anneau d’or dans l’Adriatique et prononce les paroles :

Desponsamus te mare in signum veri perpetuique dominii.

La flotte, comme poussée par les acclamations, le son des cloches et le vent de la poudre, s’oriente vers la ville étincelante et bien faite pour recevoir ces navires de parade.

Des nuages qui s’accumulent au-dessus de la terre ferme ajoutent leur décor à cette pompe magnifique.

*

Giorgio me quitta sur le quai et je lui rappelai que je l’attendais, le soir même, chez moi. Il me promit de ne pas l’oublier, puis il suivit la foule qui se précipitait sur la place Saint-Marc, où s’ouvrait la foire.

Je m’y rendis au coucher du soleil. Les boutiques étaient nombreuses et bien achalandées. Je ne me souvenais pas d’avoir vu un tel assortiment de verreries, de tapis et de meubles. J’achetai une pièce de drap et des armes.

Je rencontrai Giorgio en compagnie de jeunes peintres, devant le portrait que Bellini offrait à l’admiration de tous. Le tableau était un peu sec et je fus détourné de l’examen que j’en faisais par l’exubérance de la multitude.

Je suis heureux lorsque l’allégresse exalte le cœur de mon pays. J’aime lire sur les figures des portefaix, des matelots et des gondoliers l’expression du bonheur orgueilleux et de la sécurité. Quelle que soit son ignorance des choses de la République, le peuple sait que nulle cité, au monde, ne songerait à rivaliser avec Venise, soit en richesse, soit en puissance. L’émerveillement que les étrangers ne cherchent pas à dissimuler le lui affirme. Cependant, il se trouve parmi eux des Ottomans, des Français, des Espagnols qui habitent des villes florissantes.

*

Le soir, à 10 heures, Barbarelli n’était pas arrivé. Je m’imaginai qu’il avait été entraîné par des camarades dans quelque aventure. Néanmoins, je priai M. S. de patienter encore pendant quelques instants, ce qu’il fit volontiers, car il désirait connaître l’auteur du coffret et du guerrier au manteau vert de Daniel Dorsevigo. J’avais, en outre, réuni des femmes admirables et des hommes valeureux.

 

La fréquentation des peintres m’a enseigné, peu à peu, ce qu’est un beau groupe, une ligne parfaite et comment un éclairage favorable rehausse les couleurs. Je peux reconnaître si une œuvre est habilement composée et pourquoi elle l’est, aussi je déclare que l’assemblée qui se pressa autour du Giorgione, quand il s’assit, pour chanter, était un plaisir pour les yeux.

Des tapisseries tendaient les murs du salon. Les plafonds étaient bleus et, entre les poutres sculptées, s’épanouissaient des rosaces d’or. De l’une d’elles descendait un lustre. Armes et miroirs brillaient aux lumières qui donnaient les tons de la nacre et de l’ivoire aux fleurs cueillies à Muran et aux chairs des femmes.

Elles étaient rangées en demi-cercle. Derrière elles se penchaient les hommes.

Giorgio était assis devant la cheminée. Son luth sur ses jambes croisées, il improvisait de la musique, sur les vers de Cassandra Fedeli. Parfois, il inclinait la tête vers son instrument, dont ses boucles touchaient le manche. Parfois, aussi, il relevait le front. Les clartés bien combinées modelaient sa face et mettaient ses traits en valeur. Ce n’était point le désir de plaire qui empourprait ses joues et éclairait ses yeux, mais sa passion pour les belles rimes qu’il chantait. Il aurait eu cet air, cette voix chaleureuse, les mêmes gestes brusques ou très doux, pour arracher des accords ou nuancer des arpèges, s’il avait été seul, dans son atelier. Car jamais, je le répète, créature humaine ne vibra aussi violemment devant la beauté.

Celles qui l’écoutaient le sentirent et elles décernèrent à l’artiste de tels éloges que les hommes y mêlèrent les leurs. Ils n’en avaient aucune envie, mais, s’ils n’avaient point témoigné de l’enthousiasme, ils auraient passé pour envieux ou jaloux.

Par saint Georges ! ils auraient presque été excusables. Les mieux tournés de ceux qui étaient présents ne paraissaient que d’un aspect assez ordinaire, auprès de Giorgione.

Certes on pouvait rencontrer des fronts mieux développés que le sien, des sourcils plus réguliers, des yeux plus larges, une bouche moins forte, un menton plus délicat. Mais personne ne possédait, comme lui, cette expression triomphante, cette victorieuse allure qui le rendait digne d’étonner les sociétés les plus illustres.

Aussi, Angelo R… fit-il sourire en affirmant avec condescendance que le jeune Barbarelli méritait que l’on s’occupât de lui !

Hélas ! il est des gens de haute naissance qui sont condamnés, par la mesquinerie de leur intelligence, à mener une vie inutile. Ils n’ont d’autres mérites que celui de se bien habiller et d’orner par là, comme des objets, les salons dans lesquels ils se trouvent. Ils regardent les artistes comme des espèces de serviteurs et s’imaginent ne leur rien devoir, lorsqu’ils ont payé leurs œuvres inestimables avec des ducats et leurs entretiens avec des dîners copieux. Ils leur témoignent un intérêt plein d’insolence et, s’ils les interrogent et les font parler, c’est afin de divertir leurs hôtes. Mais si ces derniers s’avisent de traiter peintres et sculpteurs avec égards et même comme des êtres dont l’essence est divine, ils rendent furieux des hommes comme Angelo R…

Sa colère fut à son comble lorsqu’il entendit Catherina D…, Bianca V…, Eléonore S… vanter l’habillement de Giorgio. Il l’aurait chassé avec bonheur, lorsqu’il s’installa, au milieu des jeunes femmes qui l’admiraient, absolument comme s’il avait été le fils d’un Sénateur.

— Dites donc, lui demanda-t-il, soudain, pour l’humilier en lui rappelant son état, combien me feriez-vous payer un coffret identique à celui de notre ami ?

Giorgio ne répondit pas. Mais il considéra Angelo R…, des pieds à la tête. À la fine grimace de la bouche qui termina cette inspection, nous comprîmes qu’il avait apprécié son interlocuteur, qui reprit :

— Je vous en offre…

Je ne me souviens pas de la somme qu’il proposa.

— Vous hésitez ?…

La voix de Angelo R… tremblait un peu. Le courage lui fait défaut autant que l’esprit, et l’attitude de Giorgione lui indiquait qu’il préférait pourrir dans les prisons de la République ou mourir entre les colonnes de la Piazzetta, plutôt que de tolérer une insulte.

— C’est un fort bon prix pour un débutant, appuya Angelo R…

— En effet, s’écria Ziorzio. Le prix est fort beau, pour un débutant, Seigneur. Et, puisque vous désirez un coffret, je vous enverrai un de mes camarades qui sera fort heureux d’augmenter son revenu par un surcroît de travail, car il est chez Zuccatto le mosaïste, qui rétribue peu ses élèves.

— Mais c’est de vous…

— Je le regrette, Seigneur, mais, dorénavant, je ne m’occuperai plus de ces sortes d’ouvrages.

Comme pour examiner le meuble qu’embellissait son coffret, il s’avança vers Angelo R…, murmura à son oreille, mais assez haut pour être entendu par Bernardo L…, M. S…, par Daniel Dorsevigo et par moi :

— Et retenez ceci, Seigneur : je ne travaille que pour qui me plaît.

Angelo R… fut mal inspiré en attirant l’attention sur le coffret. Il permit ainsi à Barbarelli de parler de son art. Il le fit avec une fougue juvénile qui lui attacha définitivement la sympathie des femmes et la curiosité des hommes dépourvus des médiocres sentiments de jalousie et d’envie.

Il les surprit, en leur avouant qu’il n’avait que très rarement dessiné, que personne ne lui avait enseigné à copier le corps humain, qu’il n’avait jamais étudié de marbres antiques et que, dans la nature, les couleurs le frappaient, et non les lignes.

— Mais quel fut votre premier maître ?

— Mon premier maître ?

Il hésita avant de répondre :

— Ce fut un paysan de Castelfranco.

— Eh ! répartit Bernardo L… Il ne vous a pas inculqué de mauvais principes.

— Vous dites vrai, Seigneur. Car ce n’est point en me mettant entre les doigts un crayon, ce n’est point en me plaçant devant un modèle et en me donnant des conseils qu’il m’enseigna à peindre, mais en arrangeant son étalage les jours de marché. Sur sa table s’amoncelaient des oranges… Regardez…

Il désigna des plats remplis de ces fruits que les domestiques venaient d’apporter avec des boissons fraîches.

— Existe-t-il des couleurs plus chaudes ? Ne voyez-vous pas, dans cet amoncellement, mille teintes que la lumière révèle ? À côté de ces oranges, mon paysan disposait des grenades. Il en ouvrait quelques-unes, pour montrer que leurs grains à facettes étaient gonflés de suc à travers lequel s’apercevaient les pépins blancs. Les autres étalaient la patine de leurs cuirs précieux. On eût dit des sacs tellement remplis de perles qu’elles imprimaient leur forme sur l’étoffe qui les renfermait. Puis, venaient des citrons jaune soufre ; sur des feuilles de figuier, larges comme des plats en bronze, s’amassaient des pyramides d’abricots dorés ; des pêches que le duvet poudrait de gris argent et, selon la saison, des touffes de narcisses, des gerbes de lilas, des bouquets d’anémones, des fleurs de pavot évasées comme des coupes, des roses, des buissons de roses ! Et ces fruits et ces fleurs étaient vendus par la fille du paysan : une vraie déesse, pour moi ! Elle seule avait le pouvoir de toucher aux splendeurs répandues à portée de ses mains, et j’étais navré quand des ménagères les enlevaient dans leurs paniers, avec les légumes et les volailles. La boutique de ce paysan se dressait sous un arbre, un très vieil arbre, bas et noueux. Ses branches touffues entouraient d’une draperie verte le tableau que je contemplais. Un rayon de soleil le coupait obliquement, au moment où j’arrivais sur la place. Un hiver, la foudre écartela l’arbre. On l’abattit. Le marché se tint ailleurs. Et je me dis qu’après m’être procuré du rouge, du vert, du bleu et du jaune, je pourrais reproduire ces fruits et ces fleurs. — Je les reproduisis. Au lieu de les disposer sur un tréteau, je les disséminai dans un paysage, sous un ciel orageux. Comme je ne parvenais pas à représenter la fille du paysan, je la changeai en paon.

— Un paon ? Pourquoi un paon ? demanda Catherine D…

— Parce qu’il est beau, répliqua Giorgione.

Mon parent Daniel hocha la tête. Fervent admirateur du Florentin Gentile de Fabriano, partisan des doctrines du Squarcione de Padoue et de notre Bellini, il avait le goût des compositions ordonnées et il s’apprêtait à discuter lorsque Barbarelli continua :

— On soumit ma peinture à un prêtre et à un administrateur des greniers municipaux, qui prétendirent, en riant, qu’elle ne signifiait rien. Cependant, ils reconnurent que le paon était bel et bien un paon avec ses plumes foisonnantes et damasquinées, son cou bleu et sa petite tête. Ils reconnurent aussi que les arbres et les collines étaient ceux de Castelfranco et que les fruits paraissaient naturels. On résolut de ne pas me contrarier et de faire de moi un peintre, car nul n’ignorait qu’il était possible et même certain de gagner des ducats et de la gloire, dans cette carrière honorée. Vous voyez donc que je n’ai pas menti en vous disant qu’un fermier de Castelfranco fut mon premier maître.

Il ajouta, en posant sa main sur le coffret :

— L’influence de ses leçons n’est pas prête à s’éteindre. Je lui dois l’exécution de ce coffret. Ces arabesques de feuilles, ces femmes ne sont pas autre chose que l’étalage de Castelfranco métamorphosé par la divine autorité de l’art.

Dorsevigo hochait toujours la tête. Mais, comme tout le monde, il subissait la séduction des paroles que prononçait Giorgione.

Les yeux fixés sur les formes que dessinaient ses gestes, il parlait fougueusement, sans hâte, soulignant par des intonations chaudes les phrases qui devaient évoquer, dans son esprit, des visions.

Et, quand on lui demanda s’il avait été ému par la cérémonie à laquelle il avait assisté le matin, sa réponse joyeuse éclata dans un éclat de rire :

— Oh !… le magnifique spectacle ! comparable à ceux que nous offre la Nature. D’abord les hommes en habits somptueux, les femmes parées, les figures des soldats et des orientaux sollicitèrent ma curiosité. Je ne vous parle ni des pavoisements, ni de la ville, qui frémissait aux coups de canons et aux carillons des cloches, ni de la procession qui s’avançait dans une atmosphère d’or, vers le Bucentaure pourpre sur la mer bleue. Cette solennité atteignit à sa plus grande intensité, au retour, lorsque la flotte redescendit vers Venise. Notre barque était à l’arrière de l’escorte. Des nuages énormes et blancs montaient de l’horizon à notre rencontre. Les remous et la brise agitaient la lagune. Dans les creux des vagues et les courbes des nues, je découvris des tons qui ressemblaient aux coups d’un audacieux pinceau. Le cortège m’apparut alors comme une fresque vivante que mon imagination, de plus en plus échauffée, embellissait. Je vis, oui, je vis, en vérité, la lumière travailler. Elle azurait les ombres avec ses mains invisibles, dorait les coupoles, affilait les campaniles, précisait les détails des architectures. Je vis les vibrations des rayons se mêler à celles du bronze, et j’avais le sentiment que, de ce mélange, naissait une couleur… ou plutôt non, ce qui donnait la vie à la couleur. La grande Galère pourpre, les gondoles, les barques approchaient de la ville transfigurée. Et, je l’avoue, les palais, malgré les richesses de leurs marbres, me blessaient par leur pauvreté, quand je les comparais au glorieux aspect de la mer. À mesure que la flottille avançait, je crus qu’elle envahissait les murs dégarnis, pour y reprendre sa place. Oui, ce cortège était-il autre chose qu’une fresque immense qui, par un prodige, était descendue des façades et se promenait sur les eaux ?

Il décrivit maintes compositions allégoriques où des chevaliers en armures, des jeunes gens vêtus de pourpoints se rencontraient avec des femmes nues. Il improvisait des tableaux aussi facilement et. avec autant de bonheur que sa musique.

— Voilà, lui dit Daniel, des discours que je ne te conseille pas de tenir chez Bellini.

— Je m’en doute, répliqua Ziorzio, je sais que je dois tirer profit de ses leçons.

— Tu auras en lui le meilleur des maîtres. Si tu le contentes, tu travailleras, à ses côtés, à la salle du Grand Conseil devant les œuvres des peintres disparus.

 

Giorgione ! En écrivant ces lignes, je le revois tel qu’il était, ce soir-là.

Rien n’est plus près de la divinité que la jeunesse du génie.

L’assurance et l’orgueil d’avoir séduit les femmes et vaincu l’hostilité des hommes imprimèrent à la beauté de Barbarelli, son charme viril et cet air triomphant qui trompèrent ses amis…

Et moi-même, si on m’avait demandé, la veille de sa mort :

— Quel est donc ce peintre de Castelfranco ?

N’aurais-je pas répondu :

— « Giorgio Barbarelli qu’une fille de Venise salua du nom de Giorgione est un artiste inspiré qui, en s’asseyant au banquet de la vie, eut pour serviteurs la gloire et l’amour ! Il est heureux et fort, comme le sont les choses naturelles ! »

Hélas ! Giorgione….

Mais cela, je le raconterai quand Ie moment viendra, si j’en ai le courage.

J’ai assisté à la plus affreuse des tragédies et j’ai senti comme si je l’avais tenu dans mes mains, battre le cœur d’un homme.

Je sais ce que signifient ces mots : amour, jalousie, grandeur d’âme ! Et je ne les prononce plus sans être environné par des visions funèbres !

*

L’école des Bellini est située parmi les boutiques des drapiers et les comptoirs des changeurs, au Rialto.

L’endroit est merveilleusement bien choisi, car, en se rendant à leur atelier, les jeunes peintres peuvent admirer les teintes des étoffes, étudier les figures des Levantins et des juifs consumés par l’amour de l’or.

Nul peintre n’avait encore joui, à Venise, d’une célébrité comparable à celle de Zuan et de Gentile Bellini.

Ils la méritaient. À l’excellence des traditions qu’ils tenaient de leur père, ils ajoutaient la parfaite connaissance des nouveaux procédés de peinture, qu’Antonello de Messine était allé chercher, en Flandre, auprès de Jean de Bruges.

 

Au mois d’août 1493, Daniel Dorsevigo conduisit Barbarelli chez Messer Zuan.

*

Pendant les deux années qui suivirent, je vis rarement Barbarelli.

Je dus abandonner les ateliers des peintres et les amis que je m’étais attachés, pour remplir d’abord des missions dont je ne peux rien dire, puis pour rejoindre mon poste aux armées.

Et cela, je le fis avec bonheur. Quel est le Vénitien qui n’est pas prêt à verser son sang, quand il s’agit de rendre la République triomphante ?

Je ne sais quel démon tracassait l’âme magnifique, mais sans grandeur véritable, de Ludovic Sforza, régent du duché de Milan.

Une haine tenace l’anime, à coup sûr, contre la France et contre son roi (Charles VIII) et cette haine lui permit de mettre au service d’une diplomatie sournoise des paroles persuasives, puisqu’il parvint à former, contre ce monarque, une ligue qui réunissait Naples, Milan, Florence, Ferrare et dans laquelle il fit entrer Venise et le pape Alexandre VI.

Peut-être aussi qu’il avait à se venger du roi de Naples (Ferdinand II), car, au moment où il formait cette coalition entre puissances italiennes, il excitait Charles VIII à faire valoir ses droits sur Naples (par le Comte du Maine, successeur de René d’Anjou).

Charles VIII ouvre la campagne (14 août 1495) avec une puissante armée commandée par de valeureux capitaines, tous seigneurs braves et jeunes.

Pour eux, l’Italie est la perle du monde et ils vont à la conquête comme à un rendez-vous galant, les cuirasses bouchées sur d’éclatants pourpoints.

Cinquante mille hommes suivent leurs bannières et les panaches de leurs casques.

J’ai vu, d’un ravin où j’étais en embuscade, défiler leur artillerie, la plus redoutable du monde, leurs bataillons de Suisses et de lansquenets allemands. Ils formaient des masses épaisses. Tous de haute taille, ils marchaient en rangs serrés. Leurs justaucorps, leurs chausses aux couleurs brillantes, leurs armes, mousquets, épées à deux mains, longues piques et hallebardes leur donnaient une allure barbare.

Près d’eux, évoluaient avec aisance les arbalétriers.

Mais les compagnies françaises, les chevau-légers, les lances, la multitude des pages et des couteliers composaient la plus magnifique partie de ces troupes.

J’ai déploré l’absence de Giorgione. Il eût aimé ce déploiement de couleurs et d’acier et le heurt des forces. Rien n’est plus exaltant pour une imagination virile que l’acharnement des corps à corps.

Ceux dont le rôle est d’écrire des chroniques raconteront que Charles VIII fut accueilli avec joie dans le Piémont ; ils décriront les batailles de Rappolo, de Firrizzano, dont la sauvagerie épouvanta Alexandre VI, qui s’enferma dans son château de Saint-Ange, en laissant les hordes victorieuses traverser ses états, s’emparer de Naples où, en parfait politique, Charles VIII distribua grâces et fiefs, dépouillant les uns, enrichissant les autres, avant de se retirer en nommant Gilbert de Montpensier vice-roi.

Ils raconteront comment Sforza se repentit d’avoir appelé, en Italie, les Français qui tentèrent la conquête du Milanais, et comment Maximilien et Isabelle les accusèrent de ne pas respecter leurs traités, ce qui est exact, car Charles VIII, confiant dans ses victoires, se crut vraiment un Dieu à qui tout était permis.

Ils diront comment une ligue se forma à Venise (31 mai 1495) pour libérer l’Italie et comment, après des rencontres plus ou moins sanglantes, Charles VIII retourna dans son royaume de France, privé de ses bagages, que les Vénitiens pillèrent (16 juillet 1495).

Mais qui saura jamais par quelles manœuvres déloyales Sforza conserva l’amitié de Charles VIII ?

J’eus, dès cet instant, l’impression que la fortune de ce Ludovic se terminerait, brusquement, par le poison, la dague ou le cachot.

*

Peu après, j’étais à Venise, heureux de me retrouver au milieu de mes amis, de m’asseoir, avec eux, autour de tables chargées de nourritures exquises et de vins espagnols que la lumière rend semblables à des topazes.

J’avais grand besoin de décors et d’entretiens autres que ceux des armées.

Nous avions mené une campagne assez dure, mais sans batailles assez nobles pour me faire oublier les fatigues endurées.

Barbarelli vint me saluer dès qu’il eut appris mon retour, et m’apporta des dessins exécutés d’après les marbres antiques de Bellini. Il me pria de les accepter et m’affirma qu’il ne remercierait jamais assez le ciel de m’avoir mis sur sa route, que, sans moi, il ne serait qu’un simple apprenti, tandis que les relations que je lui avais procurées lui permettaient une vie agréable.

Daniel l’avait invité souvent chez lui, à la demande de Catherine D… et de Bianca V…

Il avait peint bon nombre de coffres et achevait une madone. Il n’en était pas content, mais elle plaisait à son maître, dont il suivait docilement les conseils.

Il me parut dans d’excellentes dispositions pour jouir de tout ce que le séjour de la Terre offre à un adolescent tel que lui.

Le travail était cependant sa passion dominante.

J’allai chez lui, et la Madone entourée de saints qu’il me montra et que lui acheta un condottière aurait pu, je le jure, être signée par Bellini lui-même.

Ziorzio devina ma pensée.

— On ne sent pas la chair, la belle chair, sous ces vêtements, dit-il.

Comme je lui répliquai que cela n’était pas nécessaire pour une œuvre religieuse, il haussa les épaules :

— Alors, il faut faire autre chose.

Et il retourna la Madone contre le mur.

— Ma peinture éclatera, bientôt, comme une colère longtemps réprimée.

Brusquement, il m’annonça qu’il éprouvait le plus violent amour pour la fille qui l’appela « Giorgione », le jour où Zuccatto le mosaïste l’avait chassé.

— Que Lucia me donne un baiser, et je vends au diable mon talent de peintre, s’écria-t-il.

— Ah ! le piteux marché, Giorgio !

— Rassurez-vous, Seigneur, j’aurai le baiser… et il ne me coûtera rien. Elle m’aime…

— Qui te l’a dit ?

— Ses yeux… Je la vois à l’Église. J’ai chanté sous ses fenêtres, mais son père et ses frères m’ont poursuivi.

— Ses parents sont plus sévères que ceux de Barbara !

— Ils sont gondoliers, vainqueurs aux régates… Elle en tire une grande fierté.

— Comptes-tu l’épouser ?

— Pas avant le Carnaval… si je peux patienter jusque-là…

— Ziorzio, Ziorzio, la fille d’un batelier te séduit, quand tu as la faculté d’admirer les plus belles des femmes chez Dorsevigo et Mercatin…

— Ah ! seigneur, ces nobles et excellentes dames me regardent avec curiosité et me flattent sans amour. Leurs belles robes, leurs parures, leurs dentelles pèsent trop sur leur cœur et l’empêchent de battre. Et je n’aime que les cœurs qui battent… ou qui s’aperçoivent que le mien bat et qui m’en récompensent… Il était, une fois, une riche princesse, elle contemplait, dans son verger, un fruit qui pendait à l’extrémité d’une branche.

« Quand il sera mûr, je le mangerai », se dit-elle.

La fille du jardinier passe, au même instant, cueille le fruit et le mange, car elle avait reconnu qu’il était succulent à certains signes que ne savent pas distinguer les princesses.

— Les filles du peuple t’enthousiasment donc bien !

— Moins que les courtisanes…

— Tu vas chez les courtisanes ?

— Certes ! Ne possèdent-elles pas des maisons, des bijoux et des vêtements aussi magnifiques que ceux des patriciennes ? N’ont-elles pas, en outre, l’avantage de faire l’amour librement ?

— Et tu te prétends amoureux de Lucia…

— Ce sont les courtisanes qui m’ont rendu amoureux d’elle, comme je le suis ! Après avoir admiré et caressé leurs corps nus, j’ai pensé que Lucia avait, elle aussi, une chair semblable à du marbre chauffé par le soleil. Quand je la rencontre, dans la rue, j’imagine ses seins, ses hanches, son ventre, ses jambes. J’ai envie d’arracher ses jupes et son corsage. Le désir ardent de la contempler nue me torture… Tenez, elle doit être ainsi.

Il me tendit quelques études au crayon rouge.

Je m’aperçus que les corps des femmes vivantes, malgré leurs défauts, l’émouvaient plus que les statues des déesses qu’il copiait chez Bellini.

— Eh ! Seigneur, les déesses sont créées uniquement par le marbre et pour l’art… les femmes sont créées par la vie et pour la peinture. Il faut de la mollesse et de la lourdeur aux chairs étendues sur des draperies ou à l’ombre des arbres.

— La nature produit peu de femmes belles. Le devoir de l’art est de les rendre parfaites.

— Non !

— Plus d’un déclarerait les dessins défectueux et laids. Regarde cette gorge pesante…

— C’est celle d’Alexandra Vellani. Demandez-leur s’ils ne la trouvent pas sans rivale, les jeunes gens qui se disputent cette femme à coups de dague et les vieux marchands qui lui offrent, pour une nuit, la somme que rapporte la vente des marchandises renfermées dans une galère…

— Il est difficile d’affirmer qu’une femme est belle.

— Elle l’est, quand elle se dépouille volontiers de ses accoutrements, soit pour la volupté, soit pour être représentée par un peintre.

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’elle sait qu’elle est belle et ne se trompe point.

— Tu as peut-être raison, Giorgio !

 

Il avait certainement tort, mais je m’abstins de le lui dire. Je ne combattais jamais ses erreurs. Elles m’intéressaient autant que ses qualités, car elles provenaient de la fougue avec laquelle il se livrait aux sensations de l’heure présente.

Que, demain, une créature impeccable comme une Vénus lui apparaisse, et il déclarera vulgaire la beauté trop épanouie d’Alexandra Vellani.

*

Tant que durait le carnaval, Giorgio se mêlait à la multitude et partageait ses plaisirs.

Plus que les travaux d’Hercule, plus que les luttes que se livrent entre eux, le jeudi gras, les habitants du Castello et ceux de San Nicolo, la procession des bouchers l’amusa.

À vrai dire, il est plaisant de les voir défiler, devant la Seigneurie.

Ils s’avancent, grotesquement accoutrés, brandissant des hallebardes rouillées, des cimeterres turcs, des mousquets, des piques et les oripeaux les plus bizarres. Puis, l’un d’eux se détache du groupe et abat, d’un seul coup d’épée, la tête d’un bœuf, tandis que, du haut du Campanile, sont précipités douze porcs.

Barbarelli me demanda ce que signifiait cette cérémonie, et je lui racontai l’histoire de ce patriarche d’Aquilée, qui, ayant été capturé avec douze chanoines, fut remis en liberté, à la condition qu’il enverrait, chaque année, pour le représenter lui et ses chanoines, douze cochons et un bœuf.

(À suivre.)

Les Poèmes.
Luca Rialcio : Poèmes apolliniens ; Bernard Grasset, 3,50 §

Tome XC, numéro 329, 1er mars 1911, p. 138-142 [141-142].

Alfred de Vigny avait médité d’écrire un poème où serait exprimée la douleur sublime d’un dieu épris d’une femme et qui ne lui peut faire le don de sa vie, puisque le destin le fait immortel, et dans toutes nos mémoires chante le vers de Baudelaire sur la mort qui console et qui fait vivre. L’inspiration de M. Luca Rialcio n’est pas très différente de celle de Vigny et de Baudelaire. Il se voudrait assez aisément

Prophète de la mort sur les têtes baisées.

L’une des rares certitudes qui l’affranchissent à ses yeux, c’est de se connaître éphémère. Mais il est aussi le disciple de M. Maurice Barrès ; il éprouve pour Venise mourante une passion un peu maladive et bien qu’il ait plus que personne le sentiment de la perpétuelle disparition de tout, il se plaît à rattacher ses pensées d’un instant à des souvenirs illustres d’Italie, de France et de la Grèce, et les bassins d’un parc désolé lui sont plus chers parce que jadis des reines tragiques y ont miré leur tête charmante vouée au couperet de la guillotine. Il n’est pas sans apprécier aussi l’âpre et morne fierté de Léopardi ni la hautaine résignation des stoïques obéissant à une loi fatale. Cependant il n’y consent pas sans quelque amertume et il s’abandonne encore quelquefois à l’illusion ; les Sonnets à Francisca, manifestent qu’il crut parfois s’évader en effet des chaînes de la Nécessité :

Nous serons au delà des temps et de la mort.

Les poèmes de M. Luca Rialcio ne sont dénués ni d’harmonie ni d’émotion ni d’intelligence ; mais ils n’éveillent pas en nous la surprise d’une beauté nouvelle et trop souvent transposent, sans plus, des motifs qui furent repris fréquemment ces dernières années.

Littérature §

Tome XC, numéro 329, 1er mars 1911, p. 145-149 [147-149].

Édouard Maynial : Casanova et son temps, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, « Mercure de France » §

En rapprochant le texte des Mémoires de Casanova d’autres documents connus, historiquement classés, M. Édouard Maynial, dans ce volume : Casanova et son temps, nous montre la bonne foi, la sincérité presque complète et l’authenticité des récits du célèbre aventurier. C’est ainsi que, dans son chapitre : Casanova chez Voltaire, il nous prouve facilement que l’attitude et les paroles du philosophe durent être exactement rapportées par Casanova. Mais, comme on le sait, le texte de ces Mémoires est tronqué : le manuscrit original n’a pas été publié une seule fois textuellement, et « toutes les versions qu’on en a données jusqu’à ce jour ont été honteusement mutilées ou gauchement travesties ». C’est, continue M. Maynial, une aventure unique dans l’histoire des lettres, qu’il se soit trouvé chaque fois « quoiqu’un d’assez complaisant ou d’assez peu scrupuleux pour altérer, par ignorance, timidité ou parti pris, l’odyssée d’une vie si riche et si précieuse ». Suit l’histoire attristante des diverses éditions des Mémoires. Les éditions que nous possédons en France sont ou bien la traduction d’une traduction allemande, ne contenant que des fragments du texte original, ou bien l’adaptation faite par un certain Jean Laforgue, qui fut chargé de châtrer le style de Casanova. Si donc, conclut M. Maynial,

Si, comme nous espérons l’avoir établi, on peut attribuer aux Mémoires de Casanova une valeur documentaire réelle, si on peut leur demander, tout au moins pour l’histoire des mœurs et de la société, quelques-unes de ces informations vécues que l’érudition et la critique ne doivent pas négliger, il importe que nous possédions un texte exempt de toute tache et de toute fantaisie. Ce que nous voulons connaître, ce qu’il nous faut consulter, ce ne sont pas les interprétations plus ou moins arbitraires d’un éditeur ou d’un adaptateur, c’est la parole même du subtil et galant Vénitien ; sa vie, dans un carnaval perpétuel, n’aura été qu’un long travestissement ; l’histoire de sa vie ne doit pas s’envelopper plus longtemps du même mystère. L’heure est venue de faire tomber le masque impénétrable dont l’ironique sourire cachait une figure d’humanité profonde et vraie.

Ernest Tissot : Nouvelles Princesses de Lettres, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, Fontemoing [extrait] §

M. Ernest Tissot nous donne une seconde série de ses portraits de femmes : Nouvelles Princesses de lettres. Voici : Julia-Alphonse Daudet, T. Combe, Mathilde Sérao, Marcelle Tinayre, Zénaïde Fleuriot. M. Tissot perpétue dans la critique la méthode de Sainte-Beuve, mais : j’ai peut-être élargi le cadre, avoue-t-il lui-même, en le rendant plus cosmopolite. Ces études exigèrent, en effet, de nombreux et de lointains voyages ; il a fallu voir les lieux où pria Zénaïde Fleuriot, vivre sous le ciel de Naples où aima Mathilde Sérao, visiter le Caire où l’auteur a enfin trouvé « la solution de l’intrépide croisière antialcoolique de Mlle T. Combe ».

Au bout de cette seconde enquête sur la littérature féminine, voici quelques-unes des conclusions de M. Ernest Tissot : la femme qui écrit cherche d’abord à plaire.

Dès qu’elles ont discerné dans le public un émoi, elles répéteront à satiété le beau ou tendre ou comique geste intellectuel qui leur valut cette fortune, et nous aurons les 50 volumes éperdument sentimentaux de Mme Sérao…

Mais, ajoute le critique, ce qui plaît à la génération d’aujourd’hui « ne plaira peut-être sûrement point à celle de demain ».

[…]

Questions militaires et maritimes.
Ed. Gachot : La Troisième campagne d’Italie (1805-1806), Plon, in-8 §

Tome XC, numéro 329, 1er mars 1911, p. 162-167 [163-165].

M. Ed. Gachot a écrit, en historien patient, laborieux, les précis des deux premières campagnes d’Italie, ainsi que la relation du mémorable siège de Gênes, dont il a été parlé ici même. Il en est aujourd’hui à la Troisième Campagne d’Italie, celle de 1805-06, la moins connue, la plus oubliée, parce que les événements dont elle est faite s’effacent devant les coups de foudre d’Ulm, d’Austerlitz, d’Iéna. C’est une tâche difficile que de rédiger un précis d’opérations militaires. Il y faut apporter autant d’intelligence que de conscience. Ce n’est réussir qu’à demi que de n’omettre aucun fait dans la succession enchevêtrée des combats, des affaires d’avant-garde, des tirailleries d’avant-postes, des coups de chien d’embuscades. Ce qui importe le plus, semble-t-il, est de montrer avec clarté la préparation des actions militaires, puis comment elles se déclenchent, comment elles se coordonnent pour aboutir à l’effet recherché. Telle est la méthode du G. H. Bonnal. Cependant, les contributions du genre de celles de M. E. Gachot ne sont pas moins utiles quand elles atteignent ce degré de conscience, car elles peuvent, dans la suite, servir de base solide à des études de détail. M. E. Gachot, pour établir ce précis, a lu environ 200 volumes ou brochures et examiné 7 456 pièces d’archives, dont plus de 3 000 tirées des papiers du Prince d’Essling. Sur la seule bataille de Caldiero, livrée le 30 octobre 1805 par Masséna à l’Archiduc Charles, il a réuni un dossier de 517 documents d’archives. Tout le monde n’est pas capable d’un tel effort. Mais un trait, peut-être encore plus à l’éloge de la méthode de M. E. Gachot, est sa patiente exploration du terrain où se sont déroulées les opérations. Il en suit avec amour le moindre sentier, où se faufilèrent tel jour, à telle heure, quatre hommes et un caporal de la 22e légère pour aller débusquer un parti de fourrageurs ennemis. Pour écrire avec une minutie, vraiment attendrissante, l’histoire de la poursuite, à travers les monts de la Basilicate et les défilés de Calabre, de l’insaisissable Fra Diavolo, il a battu à son tour les mêmes chemins escarpés, les mêmes pistes de chèvres, qu’a parcourus le bandit légendaire, déjouant sans cesse les colonnes lancées sur ses talons, tantôt gorgé de butin, tantôt réduit à la dernière misère, jusqu’au jour où il fut lâchement livré par un potard de village de ses compatriotes, désireux de se bien poser dans l’opinion des maîtres du jour. M. Ed. Gachot a réhabilité, autant qu’il a pu, cette sombre figure de Michel Pezza, surnommé Fra Diavolo, adopté depuis par des parrains redoutables tels que Scribe et le père Dumas, qui crucifiait nos soldats et leur faisait ouvrir les entrailles. Ce ne fut qu’un patriote exaspéré, fanatisé par les moines, léger de fortune et de scrupules, lâché avec pleins pouvoirs dans un pays où la bouffonnerie et la tragédie se mêlent étrangement.

Cette troisième campagne d’Italie comprend, en somme, deux actions principales : la première embrasse les opérations dans la Haute-Italie contre l’archiduc Charles ; elle fait honneur au génie militaire de Masséna ; la seconde est la conquête du royaume de Naples au profit du roi de comédie, que fut Joseph. Masséna était bien le chef qui convenait pour cette tâche mi-burlesque, mi-tragique ; sa nature de méridional, violent, dur, peu vêtu de scrupules, lui permit d’évoluer à l’aise à travers toutes les classes de la société napolitaine. Cette mauvaise langue de Gouvion Saint-Cyr, qu’il avait supplanté, nous le dépeint flattant les curés, caressant les femmes, passant ses nuits au théâtre, ne dormant jamais. Masséna avait touché au pays de la bamboche ; il était dans son milieu.

Ésotérisme et sciences psychiques.
César Lombroso : Hypnotisme et Spiritisme, in-18. E. Flammarion §

Tome XC, numéro 329, 1er mars 1911, p. 171-177 [175].

La Bibliothèque de Philosophie scientifique s’est enrichie d’un volume qu’on ne s’attendait pas à voir paraître dans cette collection, réservée ordinairement à l’exposition des théories et doctrines officielles ou sur le point de le devenir. C’est l’ouvrage connu de feu César Lombroso : Hypnotisme et Spiritisme. On doit louer d’autant plus son directeur, M. le Dr Gustave Le Bon, pour cette rare largeur de vues qu’il est lui-même anti-spirite. Il est vrai que ce n’est pas dans l’intention de servir les intérêts du spiritisme qu’il l’a publié, mais pour montrer

qu’aussitôt sorti du champ de la connaissance pour entrer dans celui de la croyance, le savant ne dépasse pas l’ignorant. La circonspection de l’homme de laboratoire est bientôt remplacée par une crédulité dont on ne saurait marquer les bornes.

Ce livre en fournira les preuves à chaque page. Son auteur est un savant célèbre habitué aux méthodes scientifiques les plus sûres. Dès qu’il aborda l’étude des phénomènes spirites, sa science s’évanouit et une crédulité infinie s’y substitua3. À ce titre la lecture de son œuvre est fort instructive. C’est une des raisons qui m’ont décidé à la faire traduire. Elle a en outre le mérite de présenter un tableau assez complet des phénomènes que prétendent réaliser les spirites…

Cet ouvrage montre également combien il est difficile aux esprits les plus instruits de se passer de religion, c’est-à-dire d’une foi directrice capable d’orienter leurs pensées. Le spiritisme est incontestablement une foi nouvelle en voie de formation. Il abonde en miracles autant que celles qui l’ont précédé.

Sur ce dernier point, je suis de l’avis de M. le Dr Le Bon. Je l’ai déjà d’ailleurs exprimé maintes fois. Mais je ne crois pas qu’il faille voir uniquement, dans les phénomènes spiristes, « le produit d’illusions pures ».

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911 §

Il Giorgione (Suite) [II]4 §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 330-365.

Pendant ces fêtes, Giorgio développa une activité magnifique.

Son enfance, écoulée en plein air, lui permettait tous les excès.

Il secondait son maître jusqu’à l’heure où la lumière décroît. Ensuite, il s’exerçait au maniement des armes, en compagnie de camarades d’atelier et de jeunes seigneurs.

Il était la joie des réunions improvisées. Sa verve égayait les plus hostiles. Pour charmer les femmes, il jouait du luth et chantait.

— Que tu es beau, ainsi, les jambes croisées, ton instrument sur les genoux ! s’écria, un soir, l’une d’elles.

— Je suis encore plus beau……

— Quand tu es nu !

— Non, quand je mange et quand je bois !

Son appétit et sa gourmandise étonnaient. Il buvait sans parvenir à perdre la raison. Bien souvent, alors que plus d’un était ivre, il sortait et allait diriger un concert chez des familles illustres, car, au début de sa vie, on l’appréciait principalement comme musicien.

Il finissait la nuit auprès d’une belle fille. Aux premières lueurs du matin, debout et dispos, il peignait pour lui-même.

Le manque de sommeil ne diminuait ni la force de son corps ni les souplesses de sa fantaisie.

 

Vers la fin de l’hiver 1496, des fièvres malignes l’attaquèrent. En moins d’une semaine, ses joues se creusèrent et ses yeux prirent un éclat singulier.

Je lui amenai mon docteur. Il nous reçut par des plaisanteries, se montra ravi de notre visite, mais refusa les moindres soins.

— Vos drogues et vos herbes ne me guériront pas ! Cruels amis, vous me condamnez au repos ! Vous me privez de lumière. Dites plutôt à Lucia, à Alexandra de venir. Seul, le furieux amour que je leur porte me rend malade.

— Je pense comme vous, mon garçon, répondit le docteur*

— Eh ! s’écria Giorgio en riant, je suis malade alors que je contemple l’une et caresse l’autre. Elles ne calment pas mon sang qui brûle ! Vous désirez donc me tuer en m’enlevant mes plaisirs ! Je mourrai certainement loin de mes deux soleils ! Lucia, Alexandra ! Giorgio vous attend. Approche, toi, avec ta chevelure pendante, tes simples robes, ta bouche fraîche… et toi, approche aussi avec tes joyaux, tes torsades, tes lèvres chaudes.

Comme j’écartai les rideaux de la fenêtre, je remarquai, dans la rue, un vieillard accompagné par deux jeunes hommes. Je les reconnus et, me retournant vers Barbarelli :

— Sois fier, voici Messer Zuan et deux de tes camarades.

Giorgio sauta hors de sa couche, courut à son atelier, le ferma, cacha la clef sous son matelas et se glissa, tout transpirant, sous ses couvertures.

— Il ne faut pas qu’ils voient mes tableaux.

Les paroles affectueuses que Bellini adressa à Giorgio me touchèrent et je compris à quel degré il estimait son élève.

 

Je dus m’absenter secrètement pour quatre mois. Je ne revins à Venise qu’au printemps.

Après avoir rendu compte de ma mission, je me dirigeai, au coucher du soleil, vers le Rialto.

J’allais franchir le pont lorsque, devant moi, s’avance un groupe d’adolescents, parmi lesquels je distingue Giorgio. Il les dominait de la tête, parlait fort et gesticulait.

Dès qu’il m’aperçut, il dressa ses bras au ciel et s’élança à ma rencontre :

— Seigneur, vous arrivez avec le printemps… je vous souhaite la bienvenue ! — À demain, vous autres, cria-t-il à ses camarades qui me saluèrent et disparurent.

— Tu parais heureux, Giorgio !

— Plus heureux que jamais !

— En bonne santé ?

— Regardez-moi.

— As-tu travaillé ?

— Oui, oui ! Dans trois jours, pas avant, je vous ouvrirai mon atelier.

— As-tu vu mon parent Daniel…

— Non, ni lui, ni personne.

— Quels sont les compagnons que tu as quittés, tantôt ?

— Des élèves de Messer Giovanni : Girolamo de Treviso, Cima de Conegliano et Titian de Cadore.

Il me saisit par le bras :

— Oh ! Seigneur, ce dernier sera le peintre des peintres. Je l’ai choisi pour ami. Il est entré chez Zuccatto, comme j’en partais ; puis chez Gentile Bellini, mais il n’y est pas resté… Ah, ah… figurez-vous que ce bon vieux Gentile lui reprochait de dessiner avec négligence ! Il lui affirmait que son dédain pour les formes traditionnelles ne le mènerait à rien, que la liberté était l’ennemie de l’art… Il lui citait en exemple son père Jacopo qui demeura fidèle à son maître Gentile da Fabriano ; il lui citait son beau-frère Mantegna… il lui citait Scarpaccia qui a terminé d’admirables peintures pour Sant’ Orsola  Mais Titian est têtu, il sait ce qu’il veut… vous jugerez la façon dont il dessine… Il continua à travailler, comme son esprit le lui ordonnait. Gentile se fâcha et le renvoya chez son frère, pour mon plus grand plaisir… On prétend que Juan est moins autoritaire que Gentile… ah, ah !…

Je lui demandai l’explication de son hilarité :

— Il n’y a pas de progrès à accomplir auprès d’un homme dont tout l’enseignement se borne à répéter : « Imitez-moi. »

— Giorgio… tu te révoltes, tu…

— Je suis las d’entendre vanter l’art du Squarcione ; las de peindre des draperies en suivant des lignes rigides, sans qu’il me soit permis d’ajouter des plis et des mouvements aux étoffes ; je suis las d’appliquer des couleurs, d’obéir ; d’employer du rouge là où du vert conviendrait ; de tenir inclinées des têtes dont les traits gagneraient à être modelés par la lumière. Ces Madones, je les exécuterais les yeux fermés… Je perds mon temps…

— Tu l’emploierais mieux, peut-être, en peignant, pour tes maîtresses, des nus… absolument comme les poètes composent des sonnets amoureux…

Giorgio ne répondit pas à ma remarque qui trahissait mon léger mécontentement, mais il s’arrêta et reprit :

— Vous avez choisi un jour glorieux pour rentrer à Venise, Seigneur. J’aurais été navré de ne pas admirer ce coucher de soleil, avec vous.

L’air chargé de poussières d’or enrichissait les façades. Une atmosphère pourpre montait de la ville et n’atteignait pas le ciel, qui restait bleu.

Une galère suivait le grand canal. Elle paraissait immense, au milieu des embarcations qui s’écartaient de sa route.

Nous entendîmes un barcarol héler un matelot du bord :

— Ohé, compère, d’où venez-vous ?

— De Chypre, mon garçon…

— Bonne traversée ?

— Oui, par la grâce de Dieu.

Un homme assis sur les marches d’un escalier, les pieds dans l’eau, ajouta :

— Bon vent d’arrière et cale pleine font le bonheur du capitaine !

Les voiles serrées contre les antennes, le navire se trouva, pendant un instant, en travers du canal et illuminé par le soleil. Puis, les avirons le poussèrent à quai.

— Regardez, dans cette gondole, cette femme.

— Qui est-elle ?

— Alexandra Vellani.

— As-tu découvert une beauté comparable à la sienne ?

— Certes !

— Celle des statues ?

— Non, Seigneur, celle des enfants !

Par Saint-Marc ! j’ai cru que Giorgio était père et que la grâce du monde rayonnait, actuellement, pour lui, sur la figure d’un bambin…

— Dois-je préparer des cadeaux de baptême ?demandai-je.

Il fixa un doigt contre ses lèvres :

— Dans trois jours, vous comprendrez.

*

Le lendemain, je me rendis, avec Daniel Dorsevigo, chez Bellini.

L’œuvre nouvelle qu’il nous montra et qui prouvait la vitalité de son génie m’intéressa moins, je l’avoue, que le contraste offert par Giorgio et par son ami Titian de Cadore.

Ils se tenaient côte à côte et, dès que j’eus remarqué leur figure, je ne pus en détacher mes regards.

Barbarelli porte haut la tête. Les cheveux noirs tombent sur le front, mais n’en cachent pas la courbe. Les yeux sont largement ouverts, des yeux sans cesse émerveillés, des yeux qui jouissent de la beauté des choses, qui s’en repaissent. Ils sont plus jeunes que les traits du visage si jeune, cependant, depuis que le hâle de la campagne s’est effacé des joues. Les lèvres charnues s’écartent sur les dents. On a l’impression, tant les prunelles et les narines sont mobiles, les gestes vifs, que Ziorzio ne maîtrisera jamais les mouvements de son cœur, qu’il livrera les trésors qu’il récoltera dans le monde : « Voici mes moissons, dira-t-il, elles vous appartiennent à vous, comme à moi ! »

 

Hélas, je me trompais ! Cet être supérieur à tous ceux qu’il m’a été donné de rencontrer sur la terre ne fit partager aux autres que ses joies. Il employa son orgueil à garder, pour lui seul, les désespoirs de sa vie.

 

Comme auprès de Giorgio, Titian semble lourd ! Le torse est massif, le cou épais. L’attention ride le front carré posé sur les arcades sourcilières continuellement contractées. Les yeux étudient, scrutent, observent, profitent. Les lèvres closes augmentent la fermeté du visage intelligent. Les manières polies manquent d’aisance. Cet homme ne dira que ce qu’il jugera opportun de dire. Nul ne pénétrera son cœur. Il emportera son butin loin de ses frères et l’examinera dans la solitude.

Il incarne la volonté et Giorgio l’insouciance.

Il fera fructifier les dons de son génie et Giorgio les gaspillera.

 

Tandis que Daniel causait à l’écart avec Bellini, Giorgio me dit :

— Venez voir les dessins de Titian.

C’étaient des copies de marbres antiques et j’admirai le relief que leur avait imprimé le jeune artiste, en ménageant les effets des ombres et des lumières. Je le félicitai. Giorgio manifesta un grand bonheur :

— N’est-ce pas que c’est beau ? — Titian, montre tes autres études.

À mesure qu’il me les tendait, Barbarelli célébrait leur mérite :

— Je suis fier d’être son ami, s’écriait-il, exalté par la générosité de son âme.

Pendant que j’examinai son travail, Titian ne prononça pas une parole. Ses yeux restèrent fixés sur les miens, comme pour y découvrir la valeur de mes éloges, et, quand il eut refermé son carton, Giorgio me dit à l’oreille :

— Vous le présenterez à des gens qui pourront lui être utiles, n’est-ce pas, Seigneur ?

Je dus le lui promettre.

— Je vous attends demain, chez moi, me dit-il.

— Je ne l’ai pas oublié.

*

— Laissez-vous faire.

Giorgio me posa un bandeau sur les yeux, me prit par la main, me conduisit au milieu de son atelier, m’installa dans un fauteuil et brusquement me débarrassa du morceau de soie qui me rendait aveugle.

Un cri s’échappa de mes lèvres… Devant moi, porté par un chevalet, rayonnait un buste d’enfant. Il riait et tenait, entre ses doigts, une flûte. Ses chairs resplendissantes se détachaient d’un fond noir.

— Giorgio, as-tu placé un brasier incandescent, derrière cette toile ?…

— Non, répliqua-t-il simplement.

— Quel artifice as-tu employé pour arracher ainsi les secrets, de la vie ?

— Aucun, Seigneur !

— Avec quoi peins-tu ?

— Avec mes pinceaux… et avec mes doigts*…

— Qui te fournit tes couleurs ?

— Mario Darcoli. C’est chez lui que mes camarades et mon maître achètent les leurs……

— Oh ! mon garçon, voilà l’œuvre la plus vivante qui soit sortie des mains d’un homme.

— N’avais-je pas raison de vous affirmer, avant-hier, que les enfants surpassent parfois les femmes, en beauté !

— Titian connaît-il ce tableau ?

— Pas encore… — À propos…

Il hésita, puis :

— Quand Titian a su que je vous considérais comme mon protecteur, il m’a reproché de vous parler trop familièrement…

— Je suis, avant tout, ton ami, Giorgio, dis-le bien à Titian.

Je n’aimais pas cette remarque. Ce qui me plaisait en Barbarelli, c’était justement la désinvolture avec laquelle il se mettait au niveau des plus grands sans que ceux-ci en fussent, le moins du monde, offusqués.

— Oui, ajoutai-je, ton ami et ton admirateur.

Je m’approchai du chevalet.

— Qui t’a servi de modèle ?

— Personne. — Je l’ai créé.

Je pensai : « Et tu as créé aussi la peinture ! »

— Croyez-vous que Bellini puisse m’apprendre grand’chose ? interrogea-t-il.

— Non. Mais, je t’en prie, quitte-le respectueusement. Aime et admire ce vieillard illustre à qui tu dois beaucoup, tu le sais.

— J’ignore l’ingratitude, Seigneur, et je vous le prouverai.

Je lui demandai une fois encore :

— Avec quoi peins-tu ?

 

Chacun lui adressa la même question, quand il exposa ce chef-d’œuvre, à la foire.

Peintres, sculpteurs, orfèvres l’accusèrent, en souriant, d’être un magicien et d’avoir échangé son âme contre des couleurs miraculeuses.

Bellini demeura rêveur, auprès de cette composition extraordinaire.

Ceux que la peinture intéressait songeaient, déjà, à se la disputer et elle arrêtait les regards de la multitude.

En traversant la place Saint-Marc, j’entendis même le dialogue suivant :

— À ce soir, les amis..

— Où nous rencontrerons-nous ?

— À côté du berger de Barbarelli.

— Et quand nous nous serons bien égayés, nous essayerons de faire à nos femmes un enfant aussi beau que celui-là !

Je rapportai ces phrases à Giorgio.

— Sois heureux, ton nom est connu dans Venise…

— On m’a écrit des lettres et envoyé des messagers. On m’offre jusqu’à trente ducats, pour cette peinture.

— Le prix est admirable. Accepte.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que ce tableau vous appartient… Je l’ai fait enlever de l’étalage. Il est à votre porte…

— À moi ! à moi, Giorgio !…

Je l’embrassai, car je ne trouvai pas de mots capables de lui exprimer ma joie…

 

Il est toujours à la place où l’accrocha Giorgione, ce buste de berger.

Lorsque mes yeux sont fatigués par la lecture, je pose mon livre sur mes genoux et je le contemple, sans jamais m’en lasser. Son expression semble varier comme celle d’un visage vivant. La lumière atténue ou renforce les tons cuivrés des boucles brunes, les lignes des joues, la suavité des yeux, le charme du sourire.

Il me procure les rêveries qui empêchent de trop haïr la vieillesse. Il est le frère des pasteurs de Virgile, dont je lis les poésies divines. En attendant la mort, j’ai entrepris l’étude des langages anciens.

*

Quand il eut quitté l’atelier de Messer Zuan Bellini, Barbarelli prit l’habitude de recevoir fréquemment ses amis, dans la maison qu’il loua place Saint-Silvestre.

Il leur offrait des banquets et des concerts auxquels de nobles jeunes gens se faisaient un honneur d’assister.

On mangeait, on buvait beaucoup et Giorgio plus que tout autre.

La gloire avait redoublé son enthousiasme et sa verve, son amour du travail et des plaisirs.

Les familles patriciennes lui commandaient des Madones, des coffres et des: portraits ; Mais il ne pressait pas pour les exécuter.

Il termina son « David ». Une armure d’acier et d’or couvrait la poitrine et les bras du héros. Les deux mains se crispaient sur la tête du géant Goliath. La couleur etle modelé des chairs prouvaient bien que les qualités qui valurent tant d’admiration au « Berger » n’étaient point dues au hasard ; mais à la science et aux dons du Giorgione.

Il ne songeait pas à former une école, cependant les apprentis de Bellini se déclaraient partisans de sa peinture.

On l’entourait comme on entoure un homme riche dont on espère des libéralités et dont on convoite l’héritage.

Parmi les rires et les chansons, jaillissait toujours la même phrase :

— Qui nous dira avec quoi peint Barbarelli ?

— Tu as un secret Giorgione !

— Quelle est la sorcière qui t’a présenté au démon ?

 

Exaspéré, Titian résolut de savoir à quoi s’en tenir sur le secret du Giorgione. Il se cacha dans l’atelier de son ami et fut surpris par un autre peintre aussi peu scrupuleux que lui.

— Part à deux, lui dit ce dernier…, sans cela, je révèle comment tu voles un ami…

— Prends un ducat et va-t’en !

— Non… et tais-toi, car voici Giorgio et, s’il nous découvrait, il nous enverrait faire de belles taches rouges avec le sang de nos cervelles, sur les dalles de la place…

Et voici ce que virent les deux compères :

Giorgio attendit, pour se mettre au travail, que le soleil inondât l’atelier. Ensuite, il exposa ses toiles aux rayons et peignit dans la lumière. Quand il eut terminé avec ses mains, autant qu’avec ses pinceaux, un fragment de chair nue, il sortit en le laissant sécher par le soleil.

Titian et son complice examinèrent alors les huiles et les vernis.

— Il les achète bien chez Mario.

— Et les couleurs ?

— Les couleurs aussi !.. Diable d’homme.

— As-tu remarqué une chose, Titian ?… Il n’y a ni blanc, ni noir

— C’est juste…

— Mais, quand il pleut, Comment fait-il ?

— Nous reviendrons, ce soir…, répondit Titian.

À minuit, une lueur rougeâtre illuminait l’atelier : Giorgio Barbarelli ravissait au feu ses couleurs !

 

— Il aurait pris des couleurs à la lune et à la nuit, dis-je à Palma, qui me racontait cette histoire.

— Voilà tout son secret : n’employer ni blanc, ni noir… et utiliser, comme couleurs, les flammes des charbons et celles du soleil.

— Palma, comment sais-tu cela ?

— Vous me soupçonnez de m’être dissimulé, derrière une tenture, en compagnie de Titian, chez Barbarelli, fit-il. Rassurez-vous. Titian a eu pour compère un pauvre peintre dépourvu de talent et ivrogne. Il m’a vendu pour quelque argent le secret du Giorgione, et je crois que nous avons été plusieurs à l’acheter.

— Vous en êtes-vous servi ?

— Oui, quand Barbarelli nous l’eut révélé lui-même : « Je n’ai rien inventé, mes amis. Je soigne mes tableaux comme les femmes soignent leurs chevelures. Que font-elles, afin de les embellir par des reflets d’or sombre ? Elles les lavent et les sèchent au soleil, pendant de longues heures. Ne les avez-vous jamais aperçues, sur leurs balcons, la tête recouverte d’un vaste chapeau de paille, sans coiffe… Leurs boucles étalées en décorent les bords. Vivez dans leur intimité et vous verrez qu’elles les offrent aussi à l’ardeur des charbons ! Et cela démontre que les plus petits événements de la vie renferment une leçon ; qu’il ne suffit pas, pour devenir un peintre, de rester sur des cartons et de dessiner, de dessiner jusqu’à ce que la nuit tombe ! Il faut se promener et vivre !… — En élevant ton verre, Alexandra, tu viens de te situer dans un tableau magnifique ! Regardez, vous tous qui vous imaginez que l’art a d’autres secrets que la nature… Regardez Béatrice et Emilia… Regardez leurs bras d’ivoire sur la nappe blanche ! Combien de teintes, les muscles, en les mouvant, n’éveillent-ils pas sur leurs gorges encadrées d’étoffes qui les font valoir ?… Oh ! moins dans les ateliers, bons camarades. Un vrai peintre ne perd jamais son temps !

 

Quand il parlait ainsi, Giorgio, comme il me l’avoua lui-même, s’adressait indirectement à Titian qui était sobre craignait de dépenser inutilement ses forces.

*

Je cédai aux prières de Giorgio et présentai Titian à certains de mes amis et parents.

Pour la plupart, les hommes le préférèrent à Barbarelli, car sa nature sérieuse plut à tous ceux qui, enrichis par le commerce, aiment traiter, comme des affaires, les choses de l’art.

Mais l’approbation de ces gens-là ne diminua en rien la notoriété du Giorgione.

On commençait à répéter ses phrases et ses discours, on en tirait des théories dont il se moquait. Elles séduisaient, cependant, les très jeunes hommes et ceux de ses camarades qui ne l’enviaient point, comme Palma, par exemple.

Il paraît qu’un apprenti répondit à Maître Bellini qui lui disait :

— Fais comme moi…

— Ce n’est certes pas en t’imitant que Barbarelli a peint son « David » et son « Berger » !

*

Vers la fin de l’automne, j’allai passer quelques jours à Maser.

La propriété de ma famille était entièrement restaurée et j’avais l’intention de faire décorer un salon par Giorgio.

Je n’étais pas loin de Castelfranco. Le désir de me renseigner sur la jeunesse et les ancêtres de Barbarelli me tenta. Mais je pensai que cette indiscrétion détruirait sa confiance et me priverait de son amitié.

Je dominai donc ma curiosité et demeurai à Maser, où ma sœur Cœcile vint me retrouver avec son mari et ses enfants.

Or, un matin, un cavalier apparut sur la route. Comme je me rangeais pour le laisser passer, il s’écria :

— Hé ! Seigneur, comment vous portez-vous ?

C’était Giorgione.

Un long séjour à Venise lui avait donné brusquement le désir du plein air, de la campagne et des longues chevauchées.

Je lui offris l’hospitalité. Il l’accepta. Je le présentai à mes parents, qui étaient, tous deux, de grands admirateurs du « Berger ».

— Il eût été plus beau si l’un de vos enfants m’avait servi de modèle, répondit-il à Cœcile, qui le complimentait sur son œuvre.

Cette flatterie la toucha. À l’encontre des Vénitiennes actuelles, elle songe à ses enfants, avant de s’occuper de ses toilettes et de ses fards. Notre père vénérable nous a élevés selon les coutumes antiques de plus en plus méprisées, hélas !

Un instant, je redoutai que la beauté de Cœcile ne séduisît Giorgione. Il n’en fut rien. Il se montra d’une gaieté et d’une douceur que je ne lui soupçonnais pas.

Dès le lendemain, il était le camarade des enfants. Il leur fabriquait des trappes pour captiver les oiseaux, des filets, des flûtes et leur dessinait, le soir, des diables cornus qui les épouvantaient et qu’ils déchiraient sans respect.

Aimable Giorgione ! La simplicité de son âme m’attendrit autant que m’avait exalté son génie.

— Tu aimes les enfants ? lui demandai-je.

— Oui…, et ceux-là plus que les autres.

— Pourquoi ?

— Parce que je vois leurs parents. Regardez-les…

Ils suivaient une allée et se tenaient par la main. Leurs garçons couraient devant eux, la taille et la tête entourées de lierres, comme des faunillons.

Soudain, ils aperçoivent, au centre d’une prairie, une chèvre et son petit. Ils se précipitent sur le jeune animal, engagent avec lui une lutte amusante qui se termine par la victoire des bambins.

Cette scène arracha un mélancolique sourire à Giorgio, et lui évoqua, sans doute, Castelfranco et son enfance.

 

Quand il nous quitta, il dit à ma sœur :

— Je peindrai votre portrait, Madame et je l’intitulerai « le Bonheur ».

Il sauta en selle et je dus élever jusqu’à lui mes neveux qui voulaient l’embrasser.

Il prit la route de Castelfranco, mais brusquement, il tourna bride et se dirigea vers Venise, au galop.

*

Je ne sais s’il faut admirer ou blâmer l’orgueil de ce Bartholomeo de Bergame qui légua à la République une somme importante, sous la condition qu’on lui élèverait, en récompense des services qu’il rendit, comme chef suprême et victorieux des armées de terre ferme, une statue équestre, devant la basilique de Saint-Marc.

Les décrets défendent l’encombrement de cet endroit. Le Sénat décréta donc que le monument se dresserait place San Giovanni et Paolo et chargea Verrocchio de l’exécuter.

Il se mit à l’œuvre, mais détruisit ses maquettes et s’enfuit à Florence, en apprenant que Vellano de Padoue, à la suite d’intrigues, lui servirait de collaborateur.et modèlerait le cavalier.

Le Conseil informa Verrocchio que sa vengeance l’atteindrait s’il n’achevait pas le travail commencé.

Il obéit et mourut après avoir terminé le modèle (1488).

On rappela le sculpteur Alexandro Leopardi, banni comme faussaire. Il reçut l’ordre de fondre en bronze la statue et de composer un piédestal.

La Seigneurie ne se repentit ni du choix de cet artiste ni de l’indulgence qu’elle lui témoigna. Une l’approbation générale salua cet ouvrage et voici ce que j’entendis dans l’atelier du sculpteur :

— Ah ! Leopardi ! Venise te doit son plus fier monument La place San Giovanni est aussi belle que la place Saint-Marc !

— Je n’aurais jamais cru possible d’imprimer une telle majesté à la maquette d’Andréa.

— Tu ne connais pas l’âme du bronze !

— Nul architecte ne rivaliserait avec toi ! Le piédestal, Alexandro, est une perfection ! Quelle puissance et quelle mesure ! Tu peux être heureux.

— Ce doit être une joie que de fondre une statue…

— Et une immense fatigue. Regardez, ma peau est cuite, mes poils sont roussis…

— Mais tu vois ton œuvre, chaque jour, en pleine lumière. Tu la contemples…

— Et à bon droit. Elle est plus imposante que celle de Guattamelato fondue par Donatello, à Padoue.

— Certes ! La face d’Erasme de Narni n’a pas le caractère de celle de Coleoni,

— Comme il se tient en selle, ce torse lourd, légèrement effacé… La tête reste droite, vers le danger… Et ce profil, sous le casque !

— Et cette bouche nette, comme un ordre…

— Pauvre Verrocchio ! s’écria Leopardi. Pourquoi es-tu mort ?

— Et le mouvement du bras crispé en arrière…

— Camarades, vous oubliez le cheval !

— Du seuil de l’Église, son allure est vraiment superbe ! Quel combattant tu nous as campé là, Alexandro ! C’est la guerre.

Chacun vanta les diverses parties de l’animal : l’encolure courbée, la croupe, le poitrail aux beaux muscles.

Une discussion s’engagea alors, pour savoir si l’art du sculpteur l’emportait sur celui du peintre.

— Sans contredit, s’écrie Leopardi. La façon dont vous célébrez la statue d’Andréa, dans son ensemble aussi bien que dans ses détails, le prouve. Un portrait ne donne qu’une face, un profil, un dos… Le marbre et le bronze expriment l’homme tout entier. Essayez de reproduire les différents aspects du condottière, il vous faudra cent dessins….

— Tu te trompes, protesta Giorgio, un seul suffira.

— Quoi ? tu prétends, avec un seul dessin, nous montrer un dos, une poitrine, une figure vue de face et de profil ?

— Je le prétends. Accorde-moi huit jours.

— Je te les accorde.

 

Pour établir la supériorité de son art, Barbarelli peignit un jeune homme nu et vu de dos. Un miroir reflétait la poitrine et les traits de sa figure ; une cuirasse le profil droit ; un bouclier le profil gauche.

— Et, pour examiner mon œuvre, dans son ensemble, comme dans ses détails, dit Giorgio, tu n’as pas besoin de tourner autour. Tu t’assieds devant elle et cela suffit. Qu’en penses-tu ?

— Que tu es un grand peintre…

— Et toi, un grand sculpteur.

Il ajouta malicieusement :

— Le marbre et le bronze imiteront-ils, jamais, la chair vivante, comme nous le faisons avec les couleurs ?

Les peintres applaudirent. Leopardi s’écria :

— Je me considère comme ayant perdu un pari. Je vous offre à tous, camarades, un banquet !

Une fête fraternelle, où les arts et les choses excellentes de la vie furent célébrées, termina la dispute.

*

Durant les mois qui suivirent cette victoire dont on parla longtemps dans les ateliers, Giorgio ne toucha que fort rarement ses pinceaux.

Il réussit le portrait de mon beau-frère, en costume de général. Ma sœur Cœcile, assez gravement malade, ne put tenir sa promesse de poser devant lui.

Giorgio refusa d’être payé. Je lui déclarai qu’en agissant ainsi il m’interdisait de lui commander d’autres travaux.

— Et puis, tu dois avoir besoin d’argent…

— De l’argent ? Hé, Seigneur, j’en aurai tant que j’en voudrai ! Mais actuellement le travail m’ennuie…

Comme le carnaval approchait et qu’il désirait avoir sa ceinture bien garnie, il acheva rapidement, pour les Rugger un portrait et deux coffres.

 

Pendant les fêtes, se déroula une scène assez comique. La voici telle que Barbarelli me la conta :

 

— Vous ne connaissez pas Nina, Seigneur ?… Évidemment non !… C’est une femme admirable et elle offre, par la politesse de ses manières, une grande ressemblance avec la mère de Barbara dont je vous ai déjà entretenu. Nina a quarante-huit ans. Elle est petite, grasse, veuve et d’une physionomie charmante. Ses yeux bleus et humides restent généralement baissés. Quand elle relève les paupières, vous vous dites :

« Voilà une sainte créature qui emploie, sans aucun doute, ses nuits à pleurer et à prier ! » Ses mains ébauchent des gestes onctueux. Elle parle à voix douce, marche à petits pas tranquilles, s’habille de noir. Son religieux aspect inspire la plus entière confiance. Loin de la place Saint-Marc, loin de la Merceria et loin des tentations, elle dirige une école. Des parents peu fortunés ou accablés d’une nombreuse famille lui confient leurs filles les moins jolies et celles qu’ils n’aiment pas. Nina s’applique à faire naître, dans ces jeunes âmes, par des exercices fréquents de piété, la vocation monastique, le mépris de l’élégance et du luxe, la crainte de l’enfer et tous les sentiments qui dispenseront pères et mères de constituer une dot et leur permettront d’économiser les sommes d’argent que nécessitent les cérémonies de mariage et les cadeaux.

Derrière la maison de Nina se trouve un vaste jardin dans lequel les recluses se promènent et jouent. Or, en entendant les canons des forteresses et les cloches des campaniles Saluer le cortège du Doge, elles manifestèrent le désir de se mêler à la foule joyeuse.

— Y songez-vous ? s’écria Nina. Vous rencontreriez le démon sous toutes ses formes et cela entraînerait votre perdition éternelle !

Ce fut vainement qu’elles se fâchèrent et poussèrent des cris. Nina leur ordonna des prières et leur affirma que cette tentation vaincue, rendrait plus intimes les rapports qui les unissaient au Paradis. La révolte s’apaisa.

Mais quelques mois plus tard, une jeune fille nouvellement arrivée vanta à ses amies les réjouissances de carnaval, décrivit le mouvement des canaux et des rues, les jeux, les masques et les musiques. Toutes se promirent d’assister aux fêtes.

Elles redoublèrent de piété afin d’endormir les soupçons de Nina et elles remplirent leurs chambres de fagots de bois qu’elles imbibèrent de résines et d’huiles.

Un soir, à un signal convenu, elles les enflammèrent, les jetèrent par la fenêtre, contre la porte ; elles espéraient la brûler et s’évader en profitant de l’effroi que causerait l’incendie.

Leur tentative avorta. Le couvent — qui renfermait aussi des filles naturelles de patriciens — était surveillé et nulle ne réussit à fuir.

Le facétieux Ridolfi, avec qui je mystifiai jadis Barbara, eut vent de l’aventure et résolut de procurer un dédommagement à ces pauvres filles.

En compagnie de quelques seigneurs amateurs de plaisanteries et de farces, il s’introduisit, par le jardin, dans la demeure de Nina et parvint jusqu’à elle. L’entrée de ces jeunes hommes vêtus d’habits magnifiques et de longs manteaux ne la terrorisa point. Elle se garda d’appeler au secours et les reçut avec gentillesse.

À l’heure du coucher, elle réunit ses élèves :

— Mes enfants, leur dit-elle, vous êtes coupables du péché de scandale ! Vous avez failli me réduire à la pauvreté. Votre crime est si grand que je me vous conseille pas d’en demander directement, à Dieu, le pardon. Choisissez, comme avocat, pour intercéder auprès de lui, le Saint que vous préférez… Et si Dieu vous pardonne, après des jours de jeûne et de pénitences, ces Saints vous apparaîtront, eux-mêmes. J’en ai eu la promesse, pendant une extase !

Chacune dévoila le nom de son saint préféré.

— Ils se montreront à vous, dans leurs corps glorieux… C’est-à-dire, tels qu’ils étaient, sur terre, au temps de leur jeunesse !

Et huit jours après, la veille du Mardi gras, comme tous ces jeunes fronts s’inclinaient et que les plus ferventes oraisons sortaient de ces jolies lèvres, la Nina annonça :

— Le miracle s’opère ! Réjouissez-vous ! Les Saints descendent du Paradis ! Chantez Alléluia !

— Alléluia ! Alléluia !

La terreur sacrée glaça le cœur des Vierges. Il y avait bien de quoi. Par la porte ouverte sans bruit pénétrait une théorie composée de Saints Georges bardés de fer, de Saints Jeans entourés de peaux de moutons, de Saints Pauls…

— Relevez vos têtes, filles chéries du ciel, s’écria Ridolfi vêtu en Saint Théodore. Vous avez assez prié, assez jeûné. Voici les fruits du ciel, les vins du ciel, les pâtes du ciel cuisinés par les Archanges. Mangez et buvez. Surtout n’ayez pas peur !

Les belles mines, les manières courtoises, les excellentes victuailles que les Saints portaient dans des paniers rassurèrent les jeunes filles. Elles mangèrent et burent. La troupe céleste les imita et leur donna le baiser de paix. Elles tendirent leurs joues et leurs lèvres et Saint Théodore entonna une chanson.

— Grand Saint du Paradis vous êtes au milieu de vierges ! s’écria la Nina affolée.

— Tiens, répliqua Ridolfi en lui lançant un sac rempli d’or, prends ces ducats prélevés sur les revenus particuliers que nous font les bonnes âmes, par leurs offrandes et leurs aumônes et respecte les envoyés de la miséricorde divine,

— Oh ! quel dieu vous envoie, grands Saints…

— L’Amour !

Les petites battaient des mains, tandis que nous nous débarrassions de nos défroques, cuirasses, boucliers, casques et fourrures…

— Moi aussi, j’ai prié un Saint, murmura Nina, jalouse du bonheur de ses pensionnaires.

— Tu as prié Saint Théodore, répliqua Ridolfi, et Théodore, c’est moi ! Mon crocodile est à la porte. Va le retrouver, vous pleurerez ensemble !

— Pitié ! Pitié, bon seigneurs ! vous me perdez ! On me chassera ! Que m’avez-vous fait accomplir ?

— Une bonne action !

— Je vous ai écoutés…

— Nous t’en rendons grâce !

— J’ai été faible…

— C’est de ton âge !

— Que penserez-vous de moi ?

— Le plus grand bien !

— Comment vivrai-je ?

— Compte sur notre générosité.

— Ah ! j’étouffe…

— Bois !

— Le remords me ronge…

— Pleure !… Mais si tu hurles ainsi tu ameuteras le quartier…

— C’est juste, bon seigneur… c’est juste… mais pitié… pitié… !

La drôlerie de Ridolfi nous arracha des éclats de rire et calma, peu à peu, la terreur de Nina.

Toute la nuit, les Saints du Paradis dansèrent et banquetèrent avec les belles filles de la Terre. Après de tendres adieux, ils les quittèrent, à l’aube.

Ridolfi doubla la somme promise à Nina. Ce ne fut que

justice : on ferma son établissement et c’est ainsi que nous délivrâmes, en nous divertissant, de pauvres créatures faites pour vivre, et non pour dépérir à cause de l’avarice et de l’égoïsme de leurs parents !

 

— Comment étais-tu habillé, Giorgio ? demandai-je.

— En Saint Georges, je me suis servi de la cuirasse laissée par votre beau-frère dans mon atelier !…

*

Les affaires extérieures de la République changèrent de tournure.

Pour se venger de Pierre de Médicis, qui ne les avait pas loyalement secondés, durant la dernière guerre, les Vénitiens soutinrent les Pisans insurgés contre Florence.

Notre attitude violente inquiète le duc de Milan et le roi de Naples. Ils réveillent sans peine l’animosité du sultan Bajazet II, qui promet l’anéantissement de Venise.

Nicolas Pesaro coule une galère turque, qui n’avait pas voulu le saluer. Le Sénat envoie Andrien Zanchini afin de réparer cette faute et de resserrer les liens qui unissaient les deux pays.

Bajazet viole le pacte écrit en langue italienne et réduit les Vénitiens à l’esclavage.

Nous armons quarante-six galères commandées par Grimani et nous envoyons des troupes en Dalmatie.

Le Roi Charles VIII était mort (janv. 1498). Son successeur Louis XII devient notre allié et se fait nommer Roi des Deux-Siciles, de Milan et de Jérusalem. Sforza comprit que ce monarque ne lui pardonnait pas d’avoir contrarié la République dans son intervention en faveur des Pisans.

Les Français s’emparent de Soriano, de Caravaggio et de Castiglione. Sforza gagne le Tyrol.

Les flottes vénitiennes et turques se rencontrent à Modon. Nos ennemis mal équipés se retirent vers Porto Longo.

Alors se passa une chose admirable :

Lorédan aperçoit un grand bâtiment turc, hors de la ligne. Il l’aborde, le coule. Une grenade éclate et met le feu à bord de sa galère. Il monte alors sur la partie la plus haute du pont, s’enveloppe dans son drapeau et sombre avec tout son équipage, au milieu des flammes.

Angelo R…, dont je n’aimais pas l’âme jalouse, mourut au cours de cet engagement.

Grimani se retire à Pradono et court chercher vingt-deux galères offertes, par le roi de France, à la Seigneurie.

Malgré ce renfort, il refuse le combat. Les Turcs assiègent Lepante et Grimani est exilé à Chezzo.

Brusquement Iskender Pacha envahit le Frioul et la Carenthie. Des galères ottomanes croisent devant les lagunes.

Vers le milieu d’octobre (1499), alors que Louis XII entrait à Milan où Jacques Trivulce mécontentait Guelfes et Gibelins, je revins à Venise.

Hélas ! je n’en sortirai plus. Une cuisse fracassée, un poignet brisé me transforment en infirme, à trente-sept ans…

*

Quand il me vit la jambe allongée et le bras retenu par une écharpe, Giorgio ne put maîtriser ses larmes.

— Voilà, lui dis-je, ce qu’ont fait de moi la balle d’une arquebuse et une chute de cheval ! Mais, rassure-toi, mon garçon, mes os se recolleront bientôt… et je reprendrai ma vie.

— Serez-vous heureux, Seigneur, vous qui aimiez la guerre autant que moi j’aime la peinture… ?

— Ne parlons plus de la guerre… mais de ta peinture… Qu’as-tu fait, ces deux dernières années… ?

— Je suis allé à Castelfranco, j’y suis resté de longs mois.

— J’avais deviné que tu désirais revoir ton pays, quand tu nous as quittés à Maser. Tu pris la route qui y mène, puis, tu te ravisas et descendis vers Venise…

— C’est exact. — J’y suis retourné pour assister à la mort de ma mère…

— Tu l’aimais, Giorgio ?

— Oui, je l’aimais beaucoup.

Il se tut quelques instants, puis ajouta :

— J’ai peint, pour le maître autel de l’église où j’ai appris à chanter et à jouer du luth, une Madone.

— Comment est-elle ?

— Elle se dresse sur un siège de marbre très haut et reçoit d’un vaste paysage, placé derrière elle, la chaude lumière ; des jours d’été… elle se joue sur les vêtements de la vierge ; et dans les cheveux de l’enfant, bleuit l’armure d’un Saint Libéral qui se tient à ses pieds debout et qui fait pendant à un Saint François… j’ai composé mon œuvre selon la manière de Bellini… mais j’y ai ajouté les couleurs, les mouvements d’étoffes et les visages que j’aime.

— Qui a posé pour la Madone ?

— La fille du paysan qui m’enseigna la peinture en arrangeant son étalage. Elle est mariée. L’enfant Jésus est son fils.

— Mon frère m’a servi de modèle pour le Saint François.

— Tu as un frère…

— J’appelle frère celui qui a eu la même nourrice que moi

— Je me suis représenté sous les traits de Saint Libéral…

— Et le prêtre qui devina ton talent ?

— Je l’ai revu, lui aussi. Il a peu vieilli. Vous retrouverez sa figure dans un tableau que je vous porterai demain.

Il me renseigna sur les travaux de ses camarades et me parla avec enthousiasme de Titian :

— Il a fait le portrait de Gregorio et de Lucia Vecelli, son père et sa mère. Deux chefs-d’œuvre, Seigneur. Jamais je n’atteindrai à une telle perfection…

*

De quel œil trop sévère regardait-il ses propres peintures, pour prononcer de pareilles phrases.

La toile qu’il me montra, le lendemain, restera, je l’affirme, comme une des plus superbes conceptions du génie.

Je ne me lassai pas d’admirer ces trois personnages vus à mi-corps.

Toute la paix de l’âme continuellement visitée par son dieu est exprimée par ce prêtre chauve ! Il écoutera des récits d’actions criminelles ou héroïques avec le même calme. Rien de ce qui peut manifester la nature humaine, dans sa grandeur ou sa bassesse, ne le surprendra. Il est simplement revêtu d’une robe blanche et d’une pèlerine noire. Une de ses mains tient une mandore dont on n’aperçoit que le manche ; l’autre est posée sur l’épaule d’un moine qui tourne vers lui une face tourmentée par les angoisses de l’esprit. Ses joues sont creuses et les yeux noblement ouverts quoique profondément enfoncés dans les orbites. Le nez est fin, la bouche close, le col tendu. Les os des maxillaires, du menton, des pommettes et du front saillent. Les doigts secs touchent le clavier. Auprès de lui apparaît une figure d’adolescent légèrement inclinée. Ses fins sourcils continuent la ligne du nez gracieux. Une longue chevelure s’échappe d’un bonnet orné de plumes. Le teint est lisse et une collerette blanche rend plus naïve : encore cette divine physionomie.

— Qu’as-tu voulu exprimer ? demandai-je.

— Rien, Seigneur. J’ai assisté à cette scène derrière le maître-autel de l’Église, à Castelfranco. Ces trois têtes et leurs caractères me frappèrent à tel point que je les ai reproduites de mémoire… Le vieux prêtre est mon ami… le moine et le jeune homme me sont inconnus…

— Le magnifique travail, Giorgio ! Tu n’as pas employé, cependant, dans cette œuvre, les opulentes couleurs qui te sont habituelles. Le fond est noir, les vêtements sont noirs. Les taches blanches d’un surplis et d’une collerette, la ligne blanche d’une chemise, le satin d’un pourpoint te suffisent aujourd’hui. Tu mérites ton nom de magicien… car de cette ombre émane la vraie lumière… elle anime les traits, brille dans les prunelles…

— Ils étaient ainsi autour de l’orgue…

— Comment appelles-tu ce tableau ?…

— J’ai saisi ce groupe au moment du « Sanctus »… Le moine attend que l’officiant ait terminé ses prières avant d’entonner l’hymne… Mais pourquoi me demandez-vous cela, Seigneur ?

— J’ai cru que ta peinture représentait, par une allégorie, les trois âges de l’homme…

— Non. La vie m’a offert ce spectacle…

— Et, sans t’en douter, tu as décrit la candeur de l’enfance, les tourments de la maturité et la sérénité de la vieillesse.

— Je le dois à mes modèles.

— Et à ton génie… Tu enchantes les yeux et touches les cœurs. Tu as réalisé deux beautés : celle des formes et celle de l’intelligence. Que comptes-tu faire, maintenant ?

— Accomplir mon rêve.

— Quel rêve ?

— Peindre à fresque — et décorer Venise.

*

Il entreprit ce gigantesque labeur avec une fougue et une confiance que soutenaient son amour de la beauté et la célébrité dont il jouissait.

Giorgio peignait à l’huile, sur de la chaux. Il espérait que, grâce à ces procédés, son œuvre résisterait à l’action du temps.

Il commença par décorer sa maison, place San Silvestro. Il composa et peignit en camaïeu et en clair-obscur des scènes champêtres où se révéla, dans toute sa splendeur la richesse de son talent. Sous de vastes ombrages, il assembla des femmes, des enfants et des animaux. Il improvisait ses sujets, avec une sûreté magnifique. Il travaillait joyeusement, en pleine lumière, aidé par son apprenti le soleil. Parfois, il descendait sur la place pour juger l’effet de ses fresques et discuter les avis des peintres émerveillés par la verve déconcertante de leur camarade.

— Giorgio, que vas-tu mettre auprès de cette femme nue ?

— Ce qui te plaira, Lorenzo !… un ruisseau, des ruines, des colonnades !… Mes pinceaux sont à tes ordres. Tu passes souvent devant ma demeure, je veux contenter tes yeux…

Il exécutait ce qu’on lui commandait. Ainsi, autour de la femme nue, il lança un vol de colombes et d’amours tirant des flèches contre un cheval qui s’enfuyait vers un bois où dansaient des nymphes surveillées par des faunes couronnés de roses. L’un d’eux écartait un essaim d’abeilles dont les ruches se dissimulaient derrière des portiques délabrés.

— C’est la joie du monde au Printemps, déclarait Giorgio à ceux qui ne devinaient pas la signification de son œuvre.

En réponse à leurs critiques, il peignit, sous cette allégorie immense, l’histoire de Frédéric Ier et d’Antonia de Bergame, qui mourut comme la romaine Lucrèce.

Bientôt, Lorenzo Lotto, Sebastian del Piombo, Paris Bordone montèrent sur les échafaudages de Ziorzio et reçurent ses leçons. Il les donnait généreusement, exalté par son ardeur, inspiré par la noblesse de son âme.

Titian voulut profiter aussi de ces enseignements, et je le vis écoutant le Giorgione.

Peu après, il peignit, à l’imitation de Barbarelli, le long de la façade du palais Morosini, Hercule entrant chez Omphale.

De jeunes seigneurs qui sortaient de l’université de Padoue racontèrent, alors, à Giorgio certaines fables païennes et il emprunta, à la souriante religion de nos pères, ses mythes les plus séduisants.

Pour décorer la casa Soranza, place San Paolo, il choisit l’histoire de Vulcain. Il figura magnifiquement la colère de ce dieu fessant un amour et la volupté de Vénus offrant des fleurs à Mars.

Il répéta ce motif, mais en le traitant d’une manière différente, sur les murs d’une maison, au Campo San Stephano. Vénus est couchée et Mars se précipite vers elle en tendant à un écuyer son bouclier et son glaive.

Une façade de cette demeure domine le canal : Giorgio y déroula le cortège de Bacchus.

Il exécuta encore, au campo San Stephano, des groupes de seigneurs et de dames vêtus selon le goût des vieilles modes vénitiennes et cette ornementation contrastait avec celle de la casa Grimani, où ne se voyaient que des nudités.

 

Ces fresques établirent sa renommée.

Son imagination influença la plupart de ses camarades et de ses adversaires.

Scarpaccia, que le respect et la reconnaissance attachaient aux Bellini et surtout à Gentile, ajouta plus de mollesse et de charme à la science de ses compositions.

L’illustre Zuan lui-même assouplit les attitudes et enrichit les couleurs de ses madones et de ses anges.

Sans songer à former école, Giorgio pouvait considérer ses camarades comme ses élèves. Cependant, il se serait moqué de quiconque lui eût décerné le titre de maître.

Les nobles dont il décorait les palais le recherchaient. Il acheva pour eux, tout en travaillant à ses fresques, des coffres, des portraits et consacra une série de tableaux à l’histoire de l’Amour et de Psyché.

À mon sens, deux d’entre eux surpassent les autres, tant par la suavité de leur facture que par la véhémence du coloris et la largeur du mouvement.

Dans le premier, Psyché soulève son voile, aux yeux d’une multitude éblouie.

Dans le second, les dieux célèbrent les noces de l’Amour et de Psyché. Ils sont à table. Une atmosphère d’or baigne la salle, illumine les Olympiens drapés de velours et de brocarts dont les somptueuses couleurs pourpres, vertes ou bleues font ressortir les chairs des déesses nues.

*

À cette époque de sa vie, Giorgio connut véritablement le bonheur.

On le regardait comme l’égal des plus nobles.

Il conservait, cependant, sa simplicité.

Se montrer simple avec un tel génie, un tel rayonnement d’intelligence et de beauté paraît une insolence aux gens communs et d’un savoir médiocre qui ont besoin de la vanité, du faux orgueil et des paroles sonores afin d’attirer l’attention sur leurs faibles mérites.

L’approbation des femmes valut à Giorgio plus d’ennemis que son talent, car le talent se discute ou se nie, alors que la séduction est irrésistible.

 

Comme Daniel Dorsevigo disait, un soir, que jamais Barbarelli n’avait produit une œuvre mauvaise, Béatrice C… répondit :

— Avez-vous entendu des rossignols chanter faux ? Vos perles et votre pierre d’or ne jetteront-elles pas toujours les plus limpides feux quand les frappera la lumière ?

 

Pauvre Béatrice ! égarée par la passion, Giorgio la trouva, peu après, dans sa demeure. Elle l’aimait et ne voulait plus le quitter.

Elle lui était indifférente et, malgré ses larmes, il la congédia et la renvoya auprès de son époux et de son fils.

— Au lieu de la consoler, les baisers que je lui prodiguai la désespérèrent ! Qu’attendait-elle de moi ?

— Tu n’as donc pas de cœur, Giorgio ?

— Je n’ai pas le temps, Seigneur ! Quelle folie, que de me demander ainsi mon indépendance ! Elle appartient à celles que je désire… et à celles que je désirerai demain…

Certes, je n’approuvais pas ces sentiments. Mais est-il raisonnable de juger un être exceptionnel ? Peut-on condamner les flammes et les tempêtes ; la voracité de certaines plantes qui, pour créer leurs fleurs et leurs parfums, se nourrissent d’autres plantes moins vivaces et les tuent ?

Néanmoins, ce manque d’âme m’étonnait un peu chez Giorgio qui, dans ses rapports amicaux, agissait avec délicatesse.

 

Hélas ! quelle implacable revanche se préparait l’amour !

 

Avec la désinvolture d’un homme qui peut tout exiger, il me contait des aventures dramatiques ou plaisantes, afin de me divertir, car il comprenait que ma philosophie et ma résignation étaient parfois sans vertu, contre le découragement où me plongeait mon existence d’infirme.

— Quel serait ton désespoir, Giorgio, si tu devenais brusquement aveugle ? Retiendrais-tu tes pleurs, en entendant tes camarades décrire la beauté d’une peinture ou d’une femme ?…

— Je préférerais mourir, Seigneur.

— Non, tu tournerais, comme je le fais, les yeux de l’esprit vers le souvenir… et tu verrais les couleurs et les lignes…

— Seigneur, cela ne me suffirait pas…

Comme il avait raison ! Ma rage était visible, quand on parlait des batailles qui suivirent la catastrophe qui me laissa infirme.

 

Sforza avait chassé, avec 20 000 hommes de troupe, les Français de Milan. Louis XII le poursuivit, l’atteignit et, comme je l’avais prévu, Sforza alla finir ses jours au fond d’un cachot (10 avril 1500).

Le cardinal d’Amboise entre alors dans le Milanais, le 17 avril, vendredi saint, accompagné par Jean-Jacques Trivulce.

Nous gardons, pour notre part, nos conquêtes sur l’Ada.

Sans perdre de temps, confiant en ses armées, ses finances et son étoile, Louis XII fait valoir ses droits sur Naples, dont le roi capitule.

Au même moment, les Turcs refusent les propositions de paix de la République et le Sénat demande des secours à la chrétienté.

Ravenstein, gouverneur de Gênes (alors aux Français), met en mer 22 galères. L’Espagne et le Portugal envoient des navires, tandis que les rois de Hongrie et de Pologne attaquent par terre.

Benedetto Pesaro surprend les Turcs à Vaïssa, leur brûle 2 galères, en capture 22. Gonzalve de Cordoue et les Espagnols saccagent les côtes d’Asie Mineure.

Les flottes du pape ravagent le Péloponèse jusqu’aux Dardanelles.

Augustin Barbasigo meurt. Léonard Lorédan lui succède (1501).

Le Shah de Perse envahit l’Arménie, soumise aux Turcs. Pesaro parcourt l’archipel en vainqueur, enlève Santa Maura. Les Turcs font des ouvertures de paix. La République les accepte, car les événements intérieurs de l’Italie prenaient mauvaise tournure.

Les Français sont enfermés dans Gaëte. Alexandre VI meurt (28 avril 1503). Son successeur Piccolomini ne règne que 25 jours et le conclave élit Jules de la Rovère.

Les Français sont décimés (23 déc. 1503). Louis XII, malade, propose une trêve de trois ans.

 

Jamais Venise ne se retira plus avantageusement d’une campagne qui s’annonçait mal. Jamais ses amiraux, ses capitaines et ses ambassadeurs ne déployèrent un tel courage et une aussi remarquable habileté.

*

Comme il arrive généralement après les guerres heureuses ou malheureuses, une magnifique activité se manifesta dans le commerce et les arts.

Pietro Lombardo, Bartolomeo Buon, Bergamasco travaillaient à l’achèvement du palais des Procurateurs.

La Tour de l’Horloge était terminée et les Vulcains de bronze fondus par Rizzo sonnaient des heures joyeuses.

Églises et palais s’élevaient, fournissant du travail aux peintres, sculpteurs, mosaïstes et architectes.

Le peuple était confiant et fier, les marchands riches, le Sénat comptait, pendant les trois années de trêve, améliorer les armées et l’artillerie, réparer les escadres, entraîner les équipages et, pour remplir ses coffres, il expédia ses flottes commerciales en Angleterre, dans les Flandres et les ports du Levant.

Giovanni Bellini, en sa qualité de courtier à l’entrepôt des Allemands, et Giorgio Barbarelli, en vertu de sa célébrité, peignirent le portrait du doge Leonardo Lorédan.

On ne peut voir loyalement ces deux œuvres sans reconnaître, comme je ne me lasserai jamais de l’affirmer, l’influence qu’exerçait Giorgio sur ses contemporains.

Il acheva des scènes bibliques : un jugement de Salomon ; des épisodes de l’histoire de Moïse. Les paysages qui les encadrent ne seront jamais égalés.

Giorgio avait l’intention, je crois, de reproduire, en fresques, ces compositions, dont les personnages auraient certainement gagné à être représentés dans leur grandeur naturelle. Elles auraient fourni des décorations identiques à celles du Campo San Stephano.

Un Christ conduit au Calvaire, œuvre de jeunesse qu’il termina pour l’église San Rocco, obtint la popularité d’une image miraculeuse. La face douloureuse du Christ, les traits du bourreau, — juif affreux que Giorgio distingua, sans doute, au Rialto, devant un comptoir de banquier, — émurent les Vénitiens.

De nombreuses ébauches encombraient l’atelier de Giorgio. Je me souviens d’une Vénus endormie, d’une Judith, d’une femme assise attirant un amour armé d’une flèche.

La réputation de Titian grandissait à côté de la sienne, et il s’en montrait fort heureux.

Les manières polies de Cadorin qui savait — quoiqu’il gardât sa dignité — flatter les hommes influents et leur donner à comprendre qu’il était à leur service, la gravité avec laquelle il parlait de son art lui valurent des admirateurs solides et d’innombrables commandes.

Son frère et des apprentis actifs et dévoués lui permettaient de les livrer rapidement.

Cette ardeur au travail, cette ponctualité — dont il se départit, dans la suite — sa raison, sa vie régulière en faisaient une personnalité importante que les gens riches et peu habitués au délicieux commerce des artistes protégeaient plus volontiers que Giorgio, blâmé pour la liberté de ses mœurs, son désordre, ses discours païens et son insouciance.

La fougue avec laquelle il vantait le talent de Titian le desservait aussi.

Les hommes envieux de sa beauté et de sa désinvolture, les femmes qu’il dédaignait et que piquaient ses façons hautaines, sa morgue et son charme, voyaient, en cette preuve de noblesse, une sorte d’abdication devant un génie supérieur.

L’œuvre la plus célèbre de Titian, à cette époque, était, certainement, deux femmes assises auprès d’une fontaine sur laquelle se penche un enfant.

L’une de ces femmes est vêtue de satin blanc. L’agrafe de sa ceinture pourpre est en or. Ses mains, gantées de jaune, serrent des tiges de jasmin.

L’autre est nue. Le bras droit s’appuie contre la margelle où des personnages nus et un cheval parfait sont sculptés en bas-relief. Le bras gauche élève une urne, la draperie qui tombe de l’épaule cerne admirablement la ligne du torse et des jambes.

L’ordonnance de cette œuvre, le type des femmes, l’ardente couleur de leur chair sont inspirés par les fresques improvisées de Barbarelli.

Titian esquissa encore quelques compositions semblables, mais Scarpaccia lui dit :

— Imite Barbarelli, quand il est excellent, mais non quand il est fou.

 

Au milieu d’un banquet, à l’heure où les vins échauffent les cervelles, Ridolfi répéta ces propos au Giorgione.

— Fou ! s’écria-t-il, avec un enjouement qui passa, aux yeux des gens mal intentionnés pour une colère contenue. Fou, je le serai, certainement, lorsque j’offrirai à la divine lumière du soleil des nudités ternes ; quand je ne saurai plus traduire les nobles attitudes que prennent, naturellement, les corps dont les membres sont bien proportionnés ! Fou, je le serai, quand je ne peindrai plus des arbres dont on dira : « Comme ils tiennent à la terre par de puissantes racines ! » Fou, je le serai, lorsque, devant les plis de mes étoffes, vous ne direz plus : « Sous ce brocart et ce satin, se meuvent des jambes fines, des ventres légèrement gonflés… ! » Fou, je le serai, quand les paysages qui forment les fonds de mes toiles ou le cadre de mes scènes pastorales ne jetteront plus sur elles l’air… l’air vivant, qui circule chargé d’ombres et de clartés… l’air qui modèle les gorges ; creuse les chairs, sous les seins ; met des lignes brunes aux aisselles et à l’aine ; polit les épaules ; lustre les hanches et les cuisses ; ruisselle sur les dos !… L’air qui travaille les corps nus ; les patine ; leur donne du relief mieux qu’un apprenti ou qu’un maître ! Oui, je serai fou, quand mes tableaux ne seront plus un plaisir pour mes yeux et les vôtres… quand je n’écouterai plus l’esprit qui me guide ; quand je discuterai les ordres qu’il me donne ! Je serai fou, lorsque, poursuivi par le souvenir d’un rêve plastique, je me dirai : « Il ne faut pas le raconter avec des couleurs et des personnages, car il ne signifie rien ! » — Certes, bons camarades, ce jour-là, Giorgio sera fou ! Mais il ne lest pas, quand il réunit, dans de calmes décors champêtres, des femmes nues et des femmes habillées, des jeunes seigneurs et des bergers ! Non, il n’est pas fou… et je le prouverai.

*

J’avais la certitude que ce discours nous vaudrait quelque belle peinture.

Je ne me trompai point. Peu après, Giorgio convia, de nouveau, ses amis et ceux qu’il savait violemment hostiles à sa manière, et il leur montra deux tableaux surpassant, en magnificence, les productions qu’il avait exécutées jusqu’alors.

— Qu’en penses-tu, Titian ?

Le Cadorin s’approcha et les examina soigneusement.

— Que Titian médite, s’écria Ridolfi…, mais moi je parlerai…

— C’est le jugement de Titian que nous voulons, interrompirent les uns.

— Celui de Ridolfi nous amusera davantage, répliquèrent les autres.

— Ridolfi n’est pas un peintre !

— Je le confesse, répondit-il… Je ne suis pas, hélas ! un artiste étonnant, mais personne, je le jure, ne célébrera mieux que moi les créations splendides de Barbarelli… personne…

— Tu m’oublies, protesta Paris Bordone, qui venait de quitter l’atelier de Titian pour celui de Giorgio.

— C’est exact, rectifia Ridolfi… Je devrais ajouter aussi, Palma, Sebastian, Lorenzo… Tous admirent au fond de leur cœur… en vrais peintres… mais ils ne trouveraient pas de mots assez grands pour manifester leur admiration… Tandis, que moi… tandis que moi…

— Tu es ivre, Ridolfi !

— Non ! je suis enivré par la beauté !

On l’applaudit, parce qu’on aimait sa bonne humeur, sa sincérité et parce qu’on redoutait aussi sa violence.

— Giorgio Barbarelli ! s’écria-t-il, en posant deux flambeaux devant les toiles, Giorgio de Castelfranco, Scarpaccia a raison quand il conseille de ne pas t’imiter, car tu es inimitable… et nul de nous ne l’ignore ! Bons camarades, un long séjour dans les ateliers où mon seul emploi fut de divertir, de défendre et parfois de seconder, selon mes faibles talents, les peintres illustres, m’a appris que le travail et la volonté peuvent singer les œuvres du génie inspiré, mais qu’ils sont impuissants à insuffler la vie !… J’ai appris aussi à distinguer les qualités nécessaires à une œuvre pour qu’elle soit parfaite ! Les dons malheureux de l’intelligence m’empêchent d’être un peintre… je les maudis, chaque matin ! Celui qui apprécie et discute ne crée pas… S’il essaye, il dessinera des cadavres… et ses couleurs auront le factice éclat des fards…

Il s’empara d’un lampadaire et le tint, pendant quelques instants, à l’angle d’une toile afin de la bien éclairer.

— Giorgio, tu ne sais pas ce que tu as fait là… sans cela, tu ne serais pas le peintre que tu es !… Quelle volupté ! Comme les femmes qui sont à notre table doivent en être pénétrées… ! Regarde, Alexandra, regarde, Emilia, cette pelouse délicatement ombragée par un arbre. Ah ! il tient à la terre, Giorgio, sois tranquille !… Une femme nue montre son dos. Elle est assise et tournée de telle sorte que vous admirez ses jambes. L’une, dans sa totalité et dans le charme de sa pose animale, l’autre apparaît à demi. Entre elles, un ventre palpite !… Regardez les bras… le gauche s’appuie sur le genou droit relevé… la main droite qui dépasse à peine tient une flûte. — À côté, deux seigneurs également assis. La figure du premier est dans l’ombre, car sa tête est penchée et sa chevelure abondante… mais cette ombre accuse ses traits aussi nettement que la chaude lumière et elle leur ajoute un mystère… Le second joue de la mandore et, dites-moi, dites-moi, camarades, si jamais artiste dessina et peignit avec autant d’élégance et de vérité, des mains !… Celle qui va toucher les cordes de la mandore a les doigts écartés. On sent, à leur crispation, qu’ils viennent d’arracher, à l’instrument, une suave mélodie… Giorgio, on la sent vagabonder, à la recherche d’un écho, dans le paysage… et moi, Bernardo Ridolfi, je l’entends !… Plus loin une femme nue, debout. C’est une fleur ! Les jambes entourées et serrées par une draperie qui tombe, en diagonale, et les cache à moitié, tracent une ligne souple sur laquelle s’adaptent les lignes de l’aine… et cela forme une tige et un calice supportant le reste du corps… Les cuisses ne ressemblent-elles pas à deux feuilles incomplètement dépliées ? La draperie n’est-elle pas comparable à ces pellicules qui entourent les iris des jardins ? Avec quelle nonchalance cette fleur ne s’offre-t-elle pas au soleil en se penchant sur une fontaine ! Aussi, avec quel soin les rayons ne la nuancent-ils pas ! Comme elles attirent la lumière, ces femmes ! comme elles brillent, sur la pelouse bordée par un chemin de soleil où s’avancent un berger et ses chèvres !

Rires et approbations accueillirent le discours de Ridolfi. Mais il ne les écouta pas. Il avait parlé avec fougue, ne s’interrompant que pour boire.

Titian restait muet.

— M’approuves-tu ? lui demanda Ridolfi… Je devine à ton silence que mes phrases éloquentes te séduisent. Comme je t’aime, Titian, je célébrerai, pour te plaire, la seconde toile de Giorgio Barbarelli, notre maître, et je te dirai : « Titian de Cadore, n’admires-tu pas ce ciel d’orage ? Les éclairs séparent les nuées amoncelées et cependant légères. Leur blafarde lueur fait luire les façades des maisons et les feuilles d’un bouleau dont la brise écarte les branches ! » — Giorgio, tu as eu raison de mettre devant un socle portant deux colonnes cassées un berger et, comme vis-à-vis, sur une éminence, aux pieds d’un bouquet d’arbres et de broussailles, une femme presque nue et qui allaite son enfant… Elle ne l’allaite pas, comme une femme, en le berçant entre ses bras. Regardez le bambin : il est à genoux, dans l’herbe, il suce la mamelle ainsi qu’un jeune animal… On dirait une faunesse et son faunillon !… J’ai envie de crier à ces femmes : « Sortez de vos toiles, quoique vous paraissiez heureuses, au milieu de vos paysages ! vous êtes vivantes, descendez dans mes bras ! »

— Ridolfi, répondit alors Giorgio, tu m’expliques mon travail inconscient. Bons camarades, je ne me déclarerais point content de moi-même si vous admiriez simplement l’exactitude avec laquelle je m’efforce de représenter les choses de la nature. Je veux qu’en regardant ces femmes vous disiez avec

Ridolfi : « Descendez dans mes bras ! » Je veux que leur corps vous fasse songer à la volupté, éveillent vos désirs. Je veux encore que vous disiez devant ces arbres : « Qu’il serait bon de s’étendre, de discourir, de boire sous leurs rameaux ! »

— Tu peins nos rêves de bonheur, s’écria Bordone. Tes seigneurs nous engagent à partager leur félicité. Ils affirment que la vie est belle, simple.

— Elle l’est, en effet.

— Giorgio, tu ne parlerais pas ainsi si tu n’étais beau et vigoureux comme le seraient tous les hommes, sans le péché d’Adam. Tu apportes les visions du paradis terrestre…

— Je n’ai parcouru d’autre paradis que les campagnes de Castelfranco, les jardins de Maser, les palais et les canaux de Venise…

Alexandra répondit :

— La vie me plairait s’il n’y avait pas la maladie, la vieillesse et la mort…

— La mort ne serait pas redoutable si les râles, les sanglots, les douleurs ne l’escortaient pas… si elle était paisible et sereine et ne transformait pas une figure humaine en un masque hideux…

— Au diable de pareilles terreurs ! s’écria Barbarelli en riant. Ce sont là, mes amis, de venimeuses vipères… et pour attirer les vipères il faut des pierres et des trous. Comblez-moi bien vite ceux de vos cervelles abandonnées, à ce que je vois, et peu entretenues par la philosophie. Transformez-les en bouquets de roses ! Les dieux vous l’ordonnent, soyez-en certains… et ainsi métamorphosées elles appelleront les amants, les oiseaux et les insectes amateurs de pollen et de nectar ! Qu’allez-vous donc imaginer ? N’avez-vous pas assez de jeunesse, d’ardeur et d’appétit pour être entièrement possédés par les plaisirs de l’heure qui passe ? Que votre esprit, comme celui du chasseur, soit continuellement en éveil pour choisir votre proie et l’atteindre ! Que votre cœur décore cette chasse aventureuse de poésie ! Que vos sens jouissent… et vous ne croirez plus à la mort…

— Tu es un païen, Giorgio, et tu seras damné.

Titian demeurait toujours muet. Ridolfi l’apostropha :

— Tu veux savoir, ô Titian, pourquoi ces femmes sont nues et ces hommes habillés, je vais te le dire : c’est parce que Giorgio de Castelfranco trouve les hommes plus imposants et décoratifs habillés que nus et les femmes plus belles nues qu’habillées. Les jeunes seigneurs, qui causent et jouent du luth, dans ces tableaux, pensent de même. Aussi ne s’étonnent-ils pas de voir, à leurs côtés, des nymphes dévêtues… Elles sont là, calmes et indifférentes comme des bêtes, ardentes comme des esclaves amoureuses, silencieuses comme elles… ce qui est, pour les femmes, la meilleure façon de rester dans leur rôle et de prouver leur esprit.

Barbarelli, Ridolfi et tous ces artistes, légèrement pris de vin, prononcèrent alors, sur les femmes, des discours dont la fantaisie m’amusa, mais que je condamnai. Ils n’estimaient d’elles que leur corps, souriaient de leur intelligence ou en déploraient l’inutilité.

Alexandra, Cœcilia affirmèrent envier Cassandra Fedele, qui écrivait des sonnets comparables à ceux du cardinal Bembo et des plus illustres poètes.

Giorgio embrassa la Vellani :

— Je brûle sur les lèvres des phrases insensées, dit-il.

— J’échangerais ma beauté contre les dons divins de Cassandra, répliqua la courtisane.

— Lorsque je serai vieux, riposta Barbarelli, j’apprécierai, peut-être, les dons divins. Pour ce soir, Alexandra, sois belle et n’ouvre ta bouche que pour boire, manger, chanter et baiser ton amant…

— Comme la Maurina, ajouta Antonio Veradrin.

— Oui, comme la Maurina, acquiescèrent la plupart des convives…

— Qui est cette femme ? interrogea Giorgio…

— Nous sommes plusieurs qui pourrions te renseigner sur cette créature, répondit Antonio.

— Elle possède, et au plus haut point les vertus que tu prises chez une femme, compléta Ridolfi…

— Nous te la ferons connaître, promit Antonio.

— Volontiers…

 

Antonio Veradrin aurait agi plus sagement en plongeant jusqu’à la garde un poignard dans le cœur de Giorgione.

*

On appelait cette femme la Maurina à cause de sa chair brune et on ne lui connaissait pas d’autre nom.

Elle ne se coiffait pas à la vénitienne. Ses bandeaux noirs coupaient son front étroit, encadraient ses tempes, cachaient ses oreilles et se nouaient, comme dans les statues antiques, sous la nuque, en un chignon compact.

Cet arrangement convenait à la petitesse de sa tête.

La Maurina avait des sourcils épais, dont les extrémités, au lieu de suivre la ligne courbe des orbites, remontaient vers les cheveux et cela donnait une expression cruelle à ses yeux. Ils paraissaient sombres, mais, après les avoir examinés, on s’apercevait que leurs prunelles étaient grises et piquées de points noirs et jaunes. Les lèvres étaient charnues, parfaitement dessinées et du carmin le plus vif ; les dents courtes ; les narines mobiles restaient longtemps dilatées pour respirer une fleur ou le fumet d’un plat. Elle portait, à ses chevilles et à ses bras d’un tour merveilleux, des anneaux d’or massif.

On devinait à son accent, qu’elle était Sicilienne. On savait qu’elle avait appartenu à des portefaix et à des matelots avant de rencontrer des artistes et son protecteur actuel.

Il devait être fort riche, car la maison de la Maurina et ses bijoux excitaient l’envie des plus exigeantes courtisanes.

Il devait être jaloux, car la Maurina ne sortait jamais et se promenait, comme un fauve captif, dans ses appartements.

Il devait être généreux, car il se plaisait au commerce des peintres et des sculpteurs et leur offrait de magnifiques banquets.

Il devait enfin occuper une charge importante dans le gouvernement de la République, car il désirait demeurer inconnu, et cette discrétion lui valait la sympathie de tous.

 

— Eh bien, Giorgio, comment trouves-tu la Maurina ? demanda Ridolfi, comme nous sortions de chez elle.

— Très belle, répondit-il évasivement.

— J’aurais bien voulu cependant entendre le son de sa voix, dit un très jeune homme ; elle n’a pas ouvert la bouche et, allongée sur les coussins, elle ressemblait à un grand chat voluptueux et méchant…

Giorgio ne se mêla pas à la conversation et nous laissa peu agrès.

Pendant une semaine, noire compagnie retourna fréquemment chez la Maurina.

Un soir, un marchand génois augmenta le nombre des convives.

Il était de haute taille, magnifiquement vêtu et nous accueillit avec des manières pleines de grandeur.

Le doute n’était plus permis : nous contemplions le protecteur de la Maurina.

Vers la fin du repas, Ridolfi, légèrement gris, selon son habitude, embrassa la Sicilienne. Le Génois se fâcha vertement. Les paroles ne tardèrent point à devenir violentes. Le Génois nous mit tous à la porte ; il leva les mains sur Giorgio, qui lui sauta à la gorge ; une lutte effroyable s’engagea ; les poignards jaillirent hors des fourreaux. Il fallut séparer les deux hommes furieux.

Le lendemain, la Maurina et le Génois avaient quitté la ville.

(À suivre.)

Les Poèmes.
Émile Henriot : Petite suite italienne ; Dorbon §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 368-372 [370-371].

Être ému, s’exalter, céder à la mélancolie, compagne assidue du désir et de l’amour, n’est-ce possible qu’à Naples, Rome, Florence ou Venise ou dans les allées désertes d’un parc abandonné ? Non, selon M. Émile Henriot, en ce poignant poème la Flamme et les Cendres, où le décor tenait si peu de place : d’ailleurs sous le couvert d’une épigraphe de Stendhal ; « — C’est un usage immémorial, parmi les gens affectés d’être émus en arrivant ici et j’ai presque honte de ce que je viens d’écrire », l’auteur de la Petite Suite italienne s’est proposé la question et il y a répondu en empruntant à Goethe une phrase du Voyage en Italie, plus conforme à sa vraie pensée : « J’ai gravé dans ma mémoire une image singulière et riche que j’emporte avec moi », pour clore les seize morceaux de cet intermède. L’image qu’il emporte n’est point impériale et tragique ; une grande douceur et une grande sérénité, un peu languide, une songerie lucide et précise où se mêlent aux souvenirs illustres les plus menues joies de la vie :

J’aime pour moi ces arcades,
Ce dôme vert, ces pigeons
Tumultueux et qui font
De l’ombre sur ces façades.
Cette horloge au cadran bleu
Ce caïman sur sa stèle
Et cette ville immortelle
Et la courbe de ces cieux…
Je contemple la fumée
Que ma cigarette met
Dans l’air limpide et qui fait
L’atmosphère parfumée.

Bien que l’ordonnance symétrique, par couples ou par ternes, des mots et des figures, soit plus sensible dans les Jardins à la Française, M. Émile Henriot ainsi que dans les strophes citées tout à l’heure s’efforce à différer de ceux qui furent le plus récemment touchés par le même spectacle et il se montre plus parent peut-être de Théophile, de Tristan, voire de Saint-Amand, que de M. Maurice Barrès ou de M. Henri de Régnier ; à preuve, ce sonnet :

LA CHARMILLE

Que le soleil rayonne ou que l’autan gémisse,
Malgré le midi rude ou le vent glacial,
Ce lieu conserve encor l’écho d’un pas royal
— Mais à la rêverie aucun n’est plus propice.
Le philosophe austère et le sentimental
Y trouvent un repos solitaire et complice.
Il se peut qu’un amant y mène ses délices
Et l’on y mène aussi fort bien un madrigal.
Celui qui dessina ce beau jardin voulut
Qu’un chacun y trouvât un endroit qui lui plût.
Le jour on y repose et le soir, à la lune,
Deux par deux l’on y va se promener, suivant
L’heure tendre, l’amour ou la bonne fortune
— Et tout au bout, là-bas, se trouve un petit banc.

Ce sont deux livrets de vers, charmants, mais trop minces à notre gré, bien que les ornements de M. Richard et Émile Haumont, de leurs lignes nettes et sinueuses s’il le faut, ajoutent encore au prix des Jardins à la française : mais M. Henriot n’est pas tenu quitte des promesses qu’il a faites et l’on attend le livre que seront les Îles dans la mer.

Littérature.
Stendhal : Journal d’Italie, publié par Paul Arbelet, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, Calmann-Lévy §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 377-381 [377-381].

M. Arbelet publie aujourd’hui un nouveau volume de Stendhal : Journal d’Italie. Ce sont des carnets de route que Beyle n’écrivait que pour lui-même, ce qui en explique les lacunes volontaires. On est quelquefois déçu, observe M. Arbelet, de le voir passer devant un Musée sans y entrer, mais les musées et les églises ne servent qu’à remplir les intervalles de ses rendez-vous. C’est ainsi qu’il faut comprendre la vie, dont les arts ne sont que la copie. Pour goûter les architectures, les peintures, les sculptures et les livres, il est nécessaire d’être en un certain état d’excitation. Stendhal allait visiter un tableau comme on va voir une maîtresse, et pour exprimer son manque de curiosité devant un livre, un voyage, etc., il emploie un terme, très caractéristique dans sa vulgarité : « je ne b… pas pour ce pays de Puritains », dit-il de l’Angleterre.

Que les malheureux forçats de l’art et de la littérature ne s’imaginent pas que Stendhal n’avait, en visitant l’Italie, que le but pratique d’écrire son Histoire de la peinture. Ce livre, il ne le composa qu’en des heures vides d’amour et pour tromper son ennui. Aucune ville, aucun musée de l’Italie ne l’attira qu’autant qu’il espérait y retrouver sa maîtresse, et il n’a jamais cherché dans les musées que l’expression de la passion, de sa passion à lui, avec toutes ses nuances. Il écrit : « Je note pour la voir la Sainte-Thérèse du Bernin dans l’église de la Vittoria. Lalande dit “que la sainte semble passionnée jusqu’à l’égarement”. » Et lorsqu’il l’eut vue, il dit : « Un ange qui tient en main une flèche semble découvrir sa poitrine pour la percer au cœur ; il la regarde d’un air tranquille et en souriant. Quel air divin ! quelle volupté !… » L’art, selon lui, ne peut reproduire que des états de passion humaine, et les mysticités religieuses se confondent avec celles de l’amour.

L’amour fut pour Stendhal l’unique occupation de sa vie, et c’est cette perpétuelle culture de sa sensibilité qui lui donna cette connaissance minutieuse de soi-même, qui était pour lui un moyen de bonheur :

— Ton affaire est-elle de vivre ou de décrire ta vie ?

Tu ne dois faire de journal qu’autant que cela peut t’aider à vivre da grande (en grand homme).

On trouvera dans ce volume le texte intégral de tous les carnets de route de Stendhal. Le plus intéressant est le journal milanais qui nous donne le récit complet de ses amours avec Angela Pietragrua. Après onze années de séparation, Beyle retrouve son amie, qu’il a si incomplètement aimée !

Quelle parole que onze ans ! Mes souvenirs n’étaient point amortis ; ils ont été vivifiés par un amour extrême.

Je ne puis faire un pas dans Milan sans reconnaître quelque chose, et, il y a onze ans, j’aimais ce quelque chose parce qu’il appartenait à la ville qu’elle habitait.

Et Stendhal note toutes les émotions de sa chair et de son cœur, et il y a dans ce journal des notations d’une très grande finesse d’analyse, comme celle-ci :

La veille nous avions promené ensemble une heure et demie, nous étions allés… manger du raisin à une maison qu’elle (Angela) a dans un faubourg.

J’eus un accès de mélancolie tendre, et je reconnus l’amour.

Si je n’écris pas, j’oublie tout ; mais si je décris mon sentiment, je me fais de la peine.

J’éprouve bien que ce qui est sentiment pur ne laisse pas de souvenir.

J’étais sur le point de m’attendrir ; je courais les rues ne sachant que faire ; je ne devais la revoir que le soir chez sa mère. J’avais presque les larmes aux yeux et le cœur gros.

Ce qui est sentiment pur ne laisse pas de souvenir, et c’est l’image du bonheur qui s’efface le plus vite. Stendhal disait encore que décrire le bonheur, c’était le diminuer : aussi ne trouvera-t-on pas dans ces confessions ce que Beyle a éprouvé de plus vif. Il écrivait pour chercher le bonheur, et lorsqu’il l’avait trouvé, il en jouissait et dédaignait de l’analyser.

On lira encore de curieuses pages inédites de Stendhal sur Florence, Venise, Padoue. Il visite Padoue, écrit M. P. Arbelet, mais ce n’est pas pour vénérer Giotto, qu’il ne voit pas, ou Mantegna, qu’il regarde à peine ; « il y vient chercher Angela. Nous le retrouvons près d’elle-, un peu défiant, un peu déçu, mais pas encore lassé ».

Et peut-être que cette manière d’aimer l’Italie indignera les snobs de l’Art, qui, leur Bædeker à la main, et le cœur vide de toute passion, contemplent des tableaux qu’ils ne comprennent pas, parce qu’ils ont oublié de vivre, avant d’entrer dans les Musées.

Histoire §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 381-388 [382-386].

Marquis de Saint-Maurice : Lettres sur la Cour de Louis XIV, 1667-1670, publiées avec une introduction et des notes par Jean Lemoine ; Calmann-Lévy, 7 fr. 50 §

Rien, mieux que la carrière du marquis de Saint-Maurice, ambassadeur en France du duc de Savoie Charles-Emmanuel II, puis ministre de la duchesse régente Marie de Nemours, ne montre combien Louis XIV dominait à cette époque la cour de Savoie. L’attention est ramenée là-dessus par cette publication des Lettres sur la Cour de Louis XIV, que le marquis rédigea durant les sept années de son séjour à la Cour de France. Ce sont, le plus souvent, des lettres confidentielles adressées au Duc seul. On les a choisies, en raison des détails nouveaux ou peu connus qu’elles donnent, dans la volumineuse correspondance du marquis de Saint-Maurice, laquelle se trouve aux Archives royales de Turin. Le titre même sous lequel l’on a groupé ces extraits indique leur objet principal. Le marquis de Saint-Maurice vit Louis XIV dans le premier rayonnement de sa jeune gloire, le Louis XIV des premières conquêtes. La coalition même qui, après le succès de la guerre de Dévolution, amena le traité d’Aix-la-Chapelle (1668) ne semble pas, en réalité, d’après cette correspondance, avoir exercé sur Louis XIV et ses ministres toute la contrainte qu’ils dirent et que l’on croyait. Elle leur apporta surtout un excellent prétexte pour avoir le loisir nécessaire à de nouveaux plans : et ce fut, en effet, la politique superbe qui isola la Hollande et l’Espagne, neutralisa longtemps l’Angleterre, affaiblit l’Empire, engagea avec tous les atouts en main la guerre de Hollande et aboutit à la glorieuse paix de Nimègue.

À côté du diplomate intéressant, on le voit, en ses aperçus, il y a, dans l’ambassadeur, l’homme de cour qui tient son maître au courant de bien des choses dont on a souvent parlé ailleurs et depuis ; mais ici ce n’est pas sans quelque nouveauté quant aux détails : et c’est le double roman des favorites, La Vallière et Montespan ; puis les affaires plus ou moins scabreuses du Chevalier de Lorraine ; les dernières années et la mort de Madame ; les amours à demi ridicules de la Grande Mademoiselle, la disgrâce de Lauzun, etc. On trouve aussi un Louis XIV que M. Jean Lemoine déclare plus « bonhomme » que celui de Saint-Simon. Toute comparaison avec Saint-Simon est hasardeuse. Je n’ai pas le temps de m’étendre là-dessus. Je dirai seulement que le Louis XIV de Saint-Simon n’a nullement ce « masque d’impassibilité » que voit M. Lemoine.

La position de l’Ambassadeur lui-même à la Cour de Louis XIV serait, d’après ces Lettres, malgré tout plutôt modeste, semblerait-il. Il est vrai qu’on pourrait en dire autant de la plupart des ambassadeurs d’alors. La Maison de Savoie n’avait pas encore inauguré, à l’égard du Grand Roi, la terrible politique de Victor-Amédée II. Le traité de Rivoli (1631) l’avait mise dans une position de vassalité d’où elle ne devait pas de sitôt sortir. Sans doute, les avis du marquis de Saint-Maurice sont écoutés avec déférence par les ministres et les généraux de Louis XIV, et certaines de ses interventions ont des effets notables. Tout de même, je trouve que Louvois le fait beaucoup poser (la page est jolie) ; et les secrets conseils d’audace et d’ambition (du côté de l’Italie, curieuse prescience !) que l’ambassadeur donne à son souverain sentent leur diplomate humilié, forcé de « se plier aux circonstances », et désireux de revanche à proportion.

Bien que cette Correspondance ne s’étende pas jusque-là, la dernière partie de la carrière du marquis de Saint-Maurice, devenu après son ambassade, ministre de Charles-Emmanuel II, puis de la duchesse sa veuve, doit être signalée. La disgrâce qui la marqua, où elle s’acheva, montre la tyrannie de la tutelle où Louis XIV tenait la Maison de Savoie. Les suites de cette tyrannie ont compté dans l’histoire de l’Europe. On sait comment le marquis de Saint-Maurice fut mêlé aux intrigues qui amenèrent la déconvenue de Louis XIV au sujet de Casal. Le comte Mattioli, ministre du duc de Mantoue, fut enfermé à Pignerol (il semble bien devoir être le Masque de Fer), par la vengeance du cabinet de Versailles poursuivant en lui l’homme qui avait dénoncé les projets de la France sur Casal, clef des possessions espagnoles du Milanais. Mattioli avait révélé la chose à la Cour de Turin, intéressée au moins autant que la France à avoir Casal. Mais c’est le marquis de Saint-Maurice qui avait ébruité l’affaire en Europe, et ainsi rendu définitivement impossible l’accord projeté entre Louis XIV et le duc de Mantoue. Aussi, tandis que Mattioli était enfermé à Pignerol, le renvoi du marquis de Saint-Maurice était exigé par le cabinet de Versailles, qui fut docilement obéi par la Régente. M. Jean Lemoine appelle « glorieuse » la chute de Saint-Maurice. C’est, en effet, au mépris des grands intérêts qu’il avait gardés en France que Saint-Maurice aggrava, par patriotisme si l’on veut, les effets de la divulgation de Mattioli. Cependant, il entra plus encore d’étourderie là-dedans. Le marquis de Saint-Maurice eût pu, semble-t-il, agir en cette circonstance avec plus de prudence, et l’on constate, non sans regret, que, même après sa chute, il se cramponna (bien inutilement) à la faveur de Louis XIV. Quoi qu’il en soit, ce renvoi d’un ministre dévoué, sur l’ordre hautain de Louis XIV, est certainement l’un des épisodes les plus humiliants des rapports de la Maison de Savoie avec Louis XIV ; et un tel épisode fait comprendre à merveille la politique de revanche, violente et rusée, du successeur de Charles-Emmanuel II, ce curieux Victor-Amédée II qui demeure, en somme, le grand homme de sa Maison.

Il faut remercier M. Jean Lemoine de la contribution que sont, pour l’histoire de Louis XIV et de la Monarchie de Savoie, ces Lettres et l’introduction qui les complète.

Louis Matte : Crimes et Procès politiques sous Louis XIV ; Société française d’imprimerie et de librairie, 3 fr. 50 §

Incidemment soulevée au cours de l’ouvrage précédent, la question du « Masque de fer » est exposée en son état actuel par M. Louis Matte, dans l’une des trois études dont se compose son livre intitulé Crimes et Procès politiques sous Louis XIV. De récentes conclusions notables, celles de M. Frantz Funck-Brentano, identifiaient le Masque de fer dans le comte Girolamo Mattioli, ex-ministre du duc de Mantoue, que sa trahison lors de l’affaire de Casal avait désigné à la vengeance du gouvernement de Louis XIV. Enlevé, enfermé à Pignerol en 1679, il resta emprisonné sa vie durant. Il aurait été finalement transféré à la Bastille, et avec d’exceptionnelles précautions de secret, celle du masque notamment (un masque d’étoffe noire), d’où le légendaire détail. C’est à la Bastille qu’il serait mort, en 1703. Le registre de l’église Saint-Paul mentionne, à cette date, le décès du nommé Marchioly, prisonnier à la Bastille, nom qui est la corruption probable de Mattioli.

On peut penser que cette thèse est la bonne. Tout s’y tient. La vengeance du cabinet de Versailles s’explique assez par la trahison du ministre Mattioli, convenant d’abord de la reddition de Casal à la France, et divulguant là-dessus toute la négociation. Il resterait seulement à trouver, en scrutant toujours l’affaire de Casal et ses suites, pourquoi le gouvernement de Louis XIV, ici, voulut un tel secret (la précaution du masque).

Mais M. Louis Matte fait des réserves. Le secret était bien inutile, dit-il, puisque l’arrestation et le lieu de détention de Mattioli avaient été divulgués en Europe. Cependant ne pouvait-on dépister la curiosité publique, et rétablir le secret ? Cela expliquerait même la précaution supplémentaire du masque.

Quoi qu’il en soit, M. Matte propose, d’après M. Lair qui l’a avancée à la fin de son grand ouvrage sur Foucquet, une autre solution. L’homme au masque de fer serait un certain Eustache Danger, homme à tout faire, exécuteur de quelque besogne louche, et dont on aurait voulu s’assurer le silence. Détails et rapprochements ne manquent point. Malheureusement, ni M. Lair ni M. Matte n’arrivent à préciser le moins du monde en quoi avait consisté la besogne si compromettante qui aurait valu à son auteur l’incarcération perpétuelle, — et le masque. Pour tâcher de découvrir cette besogne louche, M. Matte, d’après un autre auteur, anglais cette fois, M. Barnes, ajuste à l’hypothèse Danger l’hypothèse Pregnani. Danger et Pregnani ne seraient qu’un ; et ce Pregnani, qui était abbé, aurait été employé par Hugues de Lionne « à de secrètes négociations entre Louis XIV et Charles II d’Angleterre », mission où il se serait compromis. Ce n’est pas tout : Pregnani n’était autre que… le fils naturel de Charles II ; et de là le secret, le masque. C’est bien romanesque. Il est certain qu’il y eut à Pignerol, puis aux Îles Sainte-Marguerite, puis enfin à la Bastille, un prisonnier d’État du nom d’Eustache Danger (alias Pregnani, selon M. Barnes), et ceci aux dates qui importent dans la question du Masque de fer. Mais il y avait, aux mêmes dates, d’autres prisonniers d’État aussi. L’inconvénient capital de cette thèse, c’est qu’elle n’établit à aucun moment la nature du « délit » d’E. Danger, ou même de Pregnani, si l’on admet cette identification, qui reste douteuse. Les mystères les plus mystérieux, si l’on peut dire, comportent toujours quelque fait très connu, quelque point de départ positif. Dans le cas du comte Mattioli, c’est Casal ; dans le cas de Pregnani-Danger, c’est, quoi ? Impossible, ici, de citer un fait. On mêle bien Lauzun à l’affaire, le Lauzun des négociations avec l’Angleterre, mais sans que cela soit mieux qu’une suggestion. C’est pourquoi je crois que l’on peut, sans risquer de se tromper beaucoup, définitivement énoncer ceci : le Masque de fer fut le comte Girolamo Mattioli, ex-ministre du duc de Mantoue, incarcéré à Pignerol, puis aux Îles Sainte-Marguerite, puis enfin à la Bastille, pour sa trahison dans l’affaire de Casal. Et voilà pourtant une des choses, fantastiquement déformées, pour lesquelles l’ancien régime est tombé !

Nous ne pouvons que citer le titre des deux autres études : « le Procès de Foucquet » et « la Conspiration du chevalier de Rohan » (ou connaît la connivence de celui-ci avec les Hollandais, lors de la guerre de Hollande). L’ouvrage donne, en outre, quelques détails sur le Droit pénal de l’ancienne monarchie.

Jarro : Une favorite de Victor-Emmanuel II ; adapté de l’italien par Mme Jean Carrère ; Juven, 3 fr. 50 §

Puisqu’il est question de la Maison de Savoie dans cette chronique-ci, disons quelques mots de cette Laura Bon, qui fut Une Favorite de Victor-Emmanuel II, et dont M. Jarro a recueilli les Souvenirs, adaptés de l’italien par Mme Jean Carrère. Favorite est beaucoup dire. Si la passion de la tragédienne Laura Bon pour le « Re galantuomo » fut une chose de conséquence, puisqu’elle paraît, malheureusement, avoir dominé cette existence d’une actrice belle et célèbre, la passion du roi, quoique exigeante, despotique, semble avoir été assez inconstante, et la fougueuse artiste fut vite supplantée. Celle-ci s’avère, d’ailleurs, comme plus sincère qu’adroite. On ne se faisait bien venir de Victor-Emmanuel, homme point méchant, mais violent et autoritaire, qu’en faisant tout ce qu’il voulait. Dans le cas contraire, avec une maîtresse maladroite, il ne s’attachait pas, il ne pouvait guère aimer que par à-coups, par caprices ; et comme Laura Bon, être de plus de générosité que de finesse, prenait toujours au tragique ces sautes d’un sentiment qu’elle était inhabile à gouverner, elle pouvait devenir assez ennuyeuse. Sur quoi le « Re galantuomo », fuyant exaspéré la véhémente pleureuse, claquait les portes si fort que « toutes les glaces s’en brisaient » ! Il y avait à côté une rivale non moins belle et plus avisée. Et c’est une vie intime assez curieuse que celle de ce roi juponnier, qui ne laissait à sa femme que la ressource d’être un modèle de vertu (vertu allant jusqu’au placement des petits bâtards), et passait son temps à jouer à cache-cache avec une « ancienne » encombrante (c’est surtout cela que devient vite Laura Bon après un premier éclat de passion fugitive), pour être tranquille dans ses nouvelles amours. Ce tableau de la Cour piémontaise ne manque pas d’amusement.

Le même homme menait, dans le même temps, sa belle lutte de l’indépendance italienne. Sous ce dernier rapport, il y a, de-ci de-là, à glaner dans ce livre. Victor-Emmanuel, qui sut toujours si bien utiliser son monde, depuis Napoléon III jusqu’à ses anciennes maîtresses, employa la dévouée Laura Bon, lorsqu’en 1864 il préparait les voies du côté de la Vénétie. Il y a aussi, vers la même date, une histoire de communications secrètes, où l’on voit, d’une part, Bismarck faire connaître certaines vues à Victor-Emmanuel, en ce qui concernait la question romaine et la conduite du roi de Piémont envers la France ; et, d’autre part, Victor-Emmanuel révéler partie de ces vues à Napoléon III, par voie extra-diplomatique. Laura Bon fut ici l’intermédiaire. Malheureusement, on ne nous dit pas en quoi consistaient les ouvertures de Bismarck, ni sur quels points portait la communication secrète de Victor-Emmanuel. Il doit s’agir de l’alliance de celui-ci avec la Prusse, d’accord avec la France.

Psychologie.
Memento [extrait] §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 381-388 [382-386].

Dans Scientia (Alcan), 1911, n° XVIl-1, un article de E. Rignano, De l’origine et de la nature mnémonique des tendances affectives, propose une solution du problème finaliste de la vie en attribuant à la matière organisée une propriété mnémonique, la différenciant de la matière inorganique et manifestée selon lui, dès la tendance à l’invariabilité physiologique, et dès les premières adaptations au milieu. L’« affectivité » constituerait, par association mnémonique, une force « d’impulsions » s’opposant au simple réflexe, eu ce que ce dernier n’admet qu’une seule solution, l’affectivité étant au contraire susceptible « d’un nombre très grand et indéfini de solutions ».

Science sociale.
Vilfredo Pareto : le Mythe vertuiste et la littérature immorale, M. Rivière, 3 fr. §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 398-402 [400-401].

Comme M. Vilfredo Pareto a raison, dans son amusant petit livre sur le Mythe vertuiste et la littérature immorale, de se moquer des maniaques de vertu qui, tel le ministre italien Luzzatti, ne parlent rien moins que de « jeter à la mer avec une meule de moulin au cou » tout écrivain ayant scandalisé un enfant ! Le bon Théo aurait fait la grimace… « Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles — dont on coupe le pain en tartines… » Mais les vertuistes, comme les appelle M. Pareto, sont exigeants : « On peut tourner en dérision toute religion, toute morale, toute coutume, on peut prêcher la guerre civile, l’incendie et le pillage, tout est permis, pourvu qu’on ne touche pas à ce qu’il plaît à certaines personnes de nommer obscène. » M. Luzzatti déjà nommé a donné des ordres au directeur des chemins de fer italiens pour empêcher la vente dans les gares de tout écrit pouvant, toujours, scandaliser un enfant, et a promis à son Parlement de surveiller personnellement les mauvais écrits. Vraiment, comme le dit l’auteur, si ministre et directeur ont du temps de reste, ils feraient mieux l’un de s’occuper du service de ses chemins de fer, qui est déplorable, et l’autre d’assurer la sécurité de ses concitoyens, qui laisse fort à désirer. Mais est-ce à dire qu’il faille se désintéresser complètement delà décence des écrits ? M. Pareto n’irait pas jusque-là puisqu’il avoue que des « abus existent » et qu’il demande lui aussi, tout comme son ministre, qu’on ne mette pas les traductions exactes des auteurs grecs entre les mains des potaches.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 411-418 [417].

[…]

La Grande Revue (10 février) : M. Eugène Montfort : « À Naples. » […]

Musées et collections.
Au Musée du Louvre : le Saint Sébastien de Mantegna ; […] le buste de Richelieu par le Bernin §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 428-434 [428-430].

Deux œuvres importantes sont venues, nous l’avons dit, enrichir, ces temps derniers, le département des peintures du Musée du Louvre. Il ne s’agit de rien moins que d’un Mantegna et d’un La  Tour. Le premier provient de l’église d’Aigueperse, dans le Puy-de-Dôme. Depuis des siècles elle possédait deux œuvres remarquables de la Renaissance italienne : une charmante Nativité de Benedetto Ghirlandajo, et une toile plus admirable encore : un Saint Sébastien de Mantegna. D’où lui venait ce précieux trésor ? Paul Mantz, dans un charmant article paru en 1886 dans la Gazette des Beaux-Arts5, et accompagné d’une belle reproduction du Saint Sébastien, a essayé d’en reconstituer l’histoire. Le catalogue de l’Exposition de Clermont-Ferrand en 1863, où le tableau figura, le désigne comme « provenant de la maison de Bourbon » ; or, un des seigneurs d’Aigueperse, Gilbert de Bourbon, avait épousé, en 1481, Claire de Gonzague, sœur du marquis François de Gonzague, seigneur et maître de Mantegna : est-il trop téméraire de supposer que le Saint Sébastien ait été apporté de Mantoue en France par la jeune épousée ou qu’il ait été envoyé par le marquis à son beau-frère Gilbert, et que celui-ci en ait fait cadeau à la petite ville d’Aigueperse, plus florissante alors qu’aujourd’hui, et que Gilbert mit toujours une certaine coquetterie à contenter ? Quoi qu’il en soit, à en juger par l’héliogravure de la Gazette des Beaux-Arts et la description enthousiaste de Paul Mantz (nos seuls éléments d’appréciation pour l’instant, puisque nous ne pouvons avoir la vue du tableau lui-même, auquel la direction du Louvre juge nécessaire de faire subir quelques réparations avant de l’exposer), c’est un admirable chef-d’œuvre. Il rappelle par la disposition générale et le sentiment le Saint Sébastien du même peintre au Musée impérial de Vienne : le martyr, percé de flèches, y est lié aussi à une colonne encastrée dans un fragment d’architecture antique en arrière duquel se découpe sur le ciel un paysage accidenté ; mais le tableau d’Aigueperse est bien plus important que celui de Vienne (2 m 55 de hauteur contre 0 m 68, et 1 m 40 de largeur contre 0 m 31), et il offre en outre, au bas du piédestal de la colonne où le saint est attaché, les bustes de deux personnages : l’archer qui vient de le percer de flèches, et un placide bourgeois venu là sans doute en spectateur. Dans toutes ces figures, Mantegna se montre, à son habitude, le plus expressif de tous les maîtres. Celle du saint, notamment, est, suivant l’expression de Paul Mantz, d’une fierté élégante qui se rattache à la plus grande manière de Mantegna… « Mais c’est le modelé surtout et la lumière qui font du Saint Sébastien une œuvre d’une importance capitale. Le rayon tombant du ciel illumine la poitrine du supplicié, il en caresse doucement les formes pleines, savantes, savoureuses, comme celles d’un dieu antique : insensiblement, la lumière se dégrade dans une demi-teinte délicate et se répand sur les autres parties du corps. Les carnations sont faites avec du gris d’argent et des notes d’un rose pâle sur lesquelles éclatent, avec sobriété d’ailleurs, ici quelques gouttes, là quelques traînées de sang vermeil… L’ensemble est très doux, très simple, avec une morbidesse déjà lombarde. » Et Paul Mantz ajoute : « Certes, nous savions bien, avant de venir à Aigueperse, que le nom de Mantegna s’inscrit au premier rang dans la liste des précurseurs. Devant le Saint Sébastien ce caractère de prévision prophétique, cette notion de l’art complet et définitif avant l’heure prennent l’évidence de la certitude. » C’est de ce joyau que le Louvre est entré en possession : par l’entremise d’un député de la région, la ville d’Aigueperse l’a cédé à l’État moyennant la somme de 200 000 francs et la promesse d’une copie destinée à remplacer l’original dans l’église du pays. Le prix, certes, est minime pour un Mantegna, à notre époque d’enchères fantastiques ; cependant on s’est demandé s’il était bien nécessaire de dépenser 200 000 francs uniquement pour faire venir à Paris, — dépouillant une fois de plus la province au profit de la capitale, — un tableau classé et qui, par conséquent, ne pouvait quitter la France. Mais, par le temps qui court, temps béni des cambrioleurs et des brocanteurs, est-on jamais sûr de pouvoir conserver une œuvre d’art, même classée ? L’histoire du reliquaire de Soudeilles, qui dépasse tout ce qu’on avait imaginé jusqu’ici comme vandalisme et comme brocante — un maire et un député s’entendant pour faire disparaître un trésor d’église dont on avait tenté en vain d’obtenir le déclassement, le remplaçant par une copie et vendant l’original à Londres et une copie à Bruxelles, dans des conditions mystérieuses que la justice est appelée à éclaircir — est là pour tout faire craindre quand il s’agit des œuvres d’art de nos églises.

[…]

Une découverte inattendue a été faite récemment à ce même musée par un de nos meilleurs historiens d’art, M. Marcel Reymond. Depuis longtemps on ignorait ce qu’était devenu le buste du cardinal de Richelieu exécuté en 1642 par le Bernin. Au cours de ses recherches en vue d’une monographie qu’il vient de nous donner de cet artiste, M. Marcel Reymond a été amené à reconnaître dans un buste du Louvre catalogué comme œuvre de l’école française de la seconde moitié du xviie siècle l’œuvre du brillant Italien6. Ce n’est d’ailleurs pas une de ses plus caractéristiques (de là vient qu’on ne l’ait pas reconnue jusqu’ici), car elle n’est que la transposition d’une œuvre peinte, le sculpteur ayant dû se contenter, comme modèle, du triple portrait peint par Philippe de Champaigne, aujourd’hui à la National Gallery de Londres.

La Curiosité.
Deuxième vente Lowengard [extrait] §

Tome XC, numéro 330, 16 mars 1911, p. 440-442 [442].

[…] À M. Gradt fut attribué pour 7 000 fr. le petit miroir biseauté, travail allemand de l’atelier d’Attemstetter, de même que le tympan de l’atelier de Luca della Robbia, Sainte Ursule et les onze mille vierges, œuvre en terre émaillée estimée 10 000 fr. et adjugée 8 700 francs.

Dans les sculptures en marbre, pierre et terre cuite, il y eut des enchères animées et des prix élevés. […] Mais où il y eut de l’entrain, ce fut dans l’adjudication d’un bas-relief en marbre blanc attribué à Verrocchio et estimé 30 000 fr. La Vierge est représentée allaitant l’enfant Jésus avec, au-dessus d’elle, deux têtes d’anges. C’est une œuvre d’un sentiment exquis et d’une exécution raffinée. M. Paulme, l’expert, et M. Hamburger se la disputaient. Celui-ci triompha avec l’enchère de 45 000 fr. L’ensemble de la vente s’éleva à 296 379 francs.

Tome XC, numéro 331, 1er avril 1911 §

Il Giorgione (Suite) [III]7 §

Tome XC, numéro 331, 1er avril 1911, p. 553-588.

Sur ces entrefaites, un incendie détruisit le vaste comptoir où les commerçants allemands trouvaient des chambres pour se loger, des locaux pour enfermer leurs marchandises et des magasins pour les vendre.

Le Sénat décida de reconstruire cet édifice, le plus vite possible, afin de ne pas interrompre, longtemps, avec l’Allemagne, un trafic qui était une source de bénéfices abondants.

On ouvrit un concours auquel prirent part Spavento et Girolamo Tedesco dont le projet fut accepté par le Conseil des Pregadi.

Alvise Emo, directeur des Salines, envoya Girolamo à Cattaro, où s’achevaient des travaux de fortification. Spavento et Scarpignano édifièrent, d’après ses plans, le nouveau Fondaco.

Comme le contrat spécifiait que les architectes ne devaient accomplir aucune espèce de décoration et s’en tenir à la maçonnerie, on s’adressa, pour les peintures et les sculptures, à des artistes vénitiens.

Barbarelli accepta d’orner la façade longeant le grand canal. Il demanda à Titian de peindre celle du Traghetto del Buso et Palma fut chargé des salles intérieures et des plafonds. Giorgio choisit, en outre, pour les embellissements accessoires, Morto da Feltre, célèbre, dans l’Italie entière, pour l’habileté avec laquelle il peignait les grotesques et enlaçait les feuillages et les fleurs.

 

Cet immense labeur absorba l’activité de Giorgione. Il se montrait extraordinairement préoccupé par son œuvre, et son humeur s’en ressentit. Certains affirmaient qu’il comptait sur ses fresques, pour établir sa suprématie menacée par Titian de Cadore.

Ces racontars me laissaient incrédule. Cependant, en descendant de l’échafaudage, Giorgio s’éloignait seul et évitait toute société, ce qui était contraire à ses mœurs.

Il ne réunissait plus ses amis, place San Silvestro, et ne maniait plus ses pinceaux en chantant ou en échangeant des plaisanteries avec ses aides.

Ses fresques s’annonçaient comme resplendissantes. Il avait groupé, aux angles du Fondaco, des géomètres mesurant le globe terrestre et, dans les loges que séparaient des trophées et des pilastres, des figures allégoriques et du plus saisissant relief.

Les compositions de Titian ne pâlissaient point devant celles de Giorgio. Elles en avaient l’éclat, mais leur audace et leur valeur décorative étaient moindres.

Seul, Giorgio pouvait peindre des cavaliers, des femmes, des enfants et des animaux dans un apparent désordre et former un ensemble plein de force et d’harmonie.

Les félicitations qu’il reçut ne le touchèrent pas.

Sa mélancolie augmentait et on se demanda, alors, si Barbarelli n’était pas désespéré par la fuite de la Maurina.

Cette supposition s’accrédita rapidement et Giorgio poussa dans le canal un apprenti qui l’interrogeait au sujet de la Sicilienne.

Après ce bain forcé, l’insolent garçon remonta sur l’échafaudage et dit à Barbarelli :

— Drôle de réponse, mon maître ! Certainement, vous voilà amoureux.

Giorgio se prit à rire et se déclara encore loin de l’âge où un homme dépérit pour une ombre.

— Vous avez raison, mon maître. Tant qu’il y aura de la graine longue, les petits oiseaux ne mourront pas de faim… !

 

À dater de ce jour, Giorgio retrouva sa gaîté.

*

Au mois de mai 1508, le nouvel édifice était achevé. Avec ses deux tourelles avançant sur le grand canal et ses fresques, il était plus imposant et plus riche que l’ancien.

Après la messe d’inauguration, des peintres et des seigneurs partisans de Titian s’approchèrent de Giorgio et lui dirent :

— Tu as magnifiquement décoré le Fondaco. Les fresques que tu as exécutées sur la façade du Traghetto surpassent, et de beaucoup, celles du Grand Canal…

— Titian est l’auteur des fresques que vous admirez tant…

— Excuse-nous, Giorgio, nous ne le savions pas !…

Ils le savaient parfaitement, mais ils espéraient exciter la jalousie de Giorgio, qui leur répondit :

— Je suis fier d’avoir amené Titian à une telle perfection.

La noblesse de ces paroles les dérouta. Ils ne se tinrent pas, cependant, pour battus.

Ils annoncèrent au Cadorin que tout le monde préférait ses fresques à celles de Barbarelli et que ce dernier en manifestait le plus âpre mécontentement.

— Il t’envie…

— Barbarelli est un bon peintre, répliqua Titian. Il nous a tracé la route et nous a enseigné des choses utiles. Mais il traite avec trop de mépris l’art de composer un tableau… et, peu à peu, on s’aperçoit qu’une œuvre doit satisfaire la raison autant que les regards ; que l’imagination et le génie ne conduisent à rien, sans une rude discipline, et que les Bellini restent nos vrais maîtres…

Titian et bien d’autres subissaient, à cette époque, l’ascendant du Florentin fra Bartholomeo et de l’Allemand Albert Dürer.

Les peintres vénitiens les avaient accueillis avec enthousiasme et étudiés avec profit.

Leurs méthodes et leurs exemples exercèrent, sur plusieurs, une influence qui balança celle de Barbarelli.

Giorgio ne rencontra que fort rarement et sans plaisir ces étrangers.

Titian les écouta. Grâce à son esprit avide, il s’assimila rapidement leur style, comme le prouve la série de tableaux religieux qu’il exécuta, dirigé par ses tendances nouvelles.

Ses madones lui valurent une grande célébrité. Les Barbarigo, les d’Anna, les Calerghi l’encouragèrent en lui commandant des portraits.

Ces succès l’enivraient comme une vengeance. Il en faisait parade devant Barbarelli. La haine aurait fini par séparer ces deux hommes, si Titian n’était parti de Venise, appelé à Padoue, par la famille Cornaro.

*

Je crus Giorgio découragé. Je ne le voyais presque plus et il ne travaillait que pour gagner de l’argent.

La maison de la place San Silvestro était de nouveau fermée.

L’amitié la plus étroite l’unissait à Morto da Feltre.

Morto8 était un homme dont l’intelligence étrange et la vie aventureuse séduisaient Giorgione.

Il avait habité Rome, dans sa jeunesse, pendant que le Pinturicchio décorait les salles du Vatican. Il étudia, par la suite, les monuments anciens et les ornements de leurs parois et de leurs voûtes. La bizarrerie de ces compositions plaisait à son humeur originale et il employa son talent et ses soins à les imiter.

Il visita les galeries souterraines de Rome et copia les pavements qui sont au-dessus et au-dessous du sol, à Tivoli, dans la villa Adriana. Puis, ayant appris qu’il existait à Pozzuolo des constructions couvertes de magnifiques grotesques peints et moulés en stuc, il y passa plusieurs mois. Il dessina tous les tombeaux antiques de Campana ainsi que les temples et les grottes qu’il rencontra à Trullo, près du rivage de la mer. Il alla à Baïa et à Mercato di Saluto, localités remplies de curieuses ruines.

Il retourna à Rome pour essayer de peindre des figures et partit subitement pour Florence où l’attirait la renommée de Michel Angelo Buonarotti et de Leonardo da Vinci. Il sentit qu’il n’arriverait jamais à égaler ces maîtres et se perfectionna dans l’étude des grotesques.

Après plusieurs ouvrages exécutés chez des seigneurs florentins, il travailla au Fondaco et se lia avec Barbarelli.

Leur intimité devint bientôt si étroite que Giorgio me négligea complètement.

Je lui reprochai son ingratitude. Il m’avoua qu’une inexplicable mélancolie faisait de lui un autre homme, mais qu’il espérait se guérir de son mal.

*

Soudain, il reprit son existence d’aventures et de plaisirs.

On ne songeait plus à lui parler de la Maurina, depuis qu’il entretenait, à sa table, les courtisanes fameuses et entourait d’hommages des femmes respectées.

Il recommença à jouer du luth et à chanter.

Au milieu de gens attentifs, il improvisait, sans vergogne, sur l’art, sur les passions et la beauté, des discours blâmables et destinés à inquiéter les cœurs qu’il troublait.

 

— Nous étions fous de te croire amoureux, Giorgio ! s’écria Ridolfi, un soir.

— Amoureux, certes, je le suis ! De qui ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, ces perdrix à la broche ont toute ma tendresse. Regardez, la sauce les recouvre d’un vernis d’or brûlé ! Pose le plat sur la nappe, garçon ! Admirez comme les dos vermeils, les pattes rosées font bon effet, entre ces pyramides d’oranges rouges, de raisins ambrés et de poires soufrées, sur qui passent les reflets des verres remplis de vins !… Emporte les perdrix, garçon ! Découpe-les !… Maintenant, Alexandra, je suis amoureux de ta chevelure. Déroule-la ! Je veux boire et essuyer mes lèvres à tes boucles plus souples que la soie ou le lin !… Les perdrix reviennent ! Quelles cuisses juteuses ! Quels filets blancs !… À elles mon amour ! Certes, je suis amoureux… annoncez-le à celles que vous rencontrerez……

— Faut-il l’annoncer aussi à celle que tu vas retrouver mystérieusement ?…

— Qui t’a renseigné, Antonio ?…

— Hier, après notre départ, tu es sorti, enveloppé par un grand manteau, et, pour nous persuader que tu achevais la nuit auprès d’une femme, tu as laissé, dans la salle à manger, des flambeaux allumés……

— Hélas ! s’écria Giorgio, vous voulez donc me voir pendu ou exilé

— Sois prudent, on t’a aperçu aux environs de San Nicolo…

— Vous m’espionnez, par saint Marc !…

— Giorgio, nous t’aimons et nous serions désolés, si on te ramassait, à l’aurore, devant une porte close, trois coups de poignard au cœur…

— Nous serions encore plus navrés de te découvrir, entre les charpentes d’un pont, gonflé comme une outre par l’eau de la lagune…

— Qu’importe…

— Les aventures de Morto le voyageur troublent ta cervelle.

— Ce sont de belles aventures, camarades !

— Mais dangereuses…

— Indiquez-moi donc, puisque vous tenez tant à ma vie, qui je peux aimer… sans la risquer ?

On dressait des listes et on procédait à l’élection de la maîtresse du Giorgione.

Tous les moyens lui étaient bons pour parvenir à ses fins. Il revêtait de magnifiques costumes et affectait, dans ses manières, une morgue, une autorité qui lui aliénaient les hommes :

— Giorgiaccio ! murmuraient-ils.

— Giorgione ! répondaient secrètement les femmes.

Sa maison était le centre des intrigues galantes.

 

La très excellente Catherine Cornaro l’appela à Azolo. Il peignit son portrait, dirigea des concerts, des mascarades, et alors qu’on le croyait encore dans les jardins de la Reine de Chypre, il se cachait à Venise.

— Giorgio, lui dis-je, tu ne me traites plus en ami. Ton existence me semble étrangement troublée…

— Elle l’est, Seigneur, par tous les démons du plaisir !…

— Je les considérais comme de bons démons, quand ils te faisaient travailler. Tu ne touches plus tes pinceaux…

— Qu’en savez-vous, Seigneur ?

Il venait de terminer un Apollon poursuivant Daphné.

— Je te pardonne tes désordres, m’écriai-je, enthousiasmé par la grâce de cette œuvre… Mais le mystère de tes allées et venues me tourmente…

— Oh ! Seigneur, en quel pays les amants se rencontrent-ils librement ?

Je lui recommandai la prudence. Comme j’avais raison !

Malgré le mépris qu’il lui avait témoigné, Béatrice C… était restée amoureuse de Giorgio.

La jalousie porta sa passion au désespoir, puis aux actes insensés.

Elle profita du carnaval pour s’introduire, déguisée en femme du peuple, place San Silvestro. Elle y trouva sa cousine Bianca. Les deux malheureuses se firent une scène terrible qui fut interrompue par la brusque apparition de Lucia Galdi.

Béatrice et Bianca n’eurent que le temps de se masquer afin de ne pas être reconnues, mais en voyant Giorgione prodiguer ses baisers à la fille du gondolier, elles jurèrent de se venger et se démenèrent si bien que, sans le crédit de ma famille et sans l’admiration que le doge Léonard Lorédan témoignait à Giorgio, il eût été envoyé en exil.

Cette aventure ne l’intimida point. Il la raconta.

Ses succès, sa luxure frénétique l’entourèrent d’une auréole infernale qui brûla les fraîches couronnes que le génie avait posées sur son front.

 

Au mois de janvier 1511, il disparut.

Je crus qu’il avait accompagné Morto à l’étranger. Je m’attendais à recevoir soit une lettre de lui, soit un avis du Conseil m’ordonnant de ne plus parler de Giorgio Barbarelli, mort accidentellement… et je frissonnais !

*

Mon attention fut ramenée vers les malheurs qui accablaient mon pays.

Dès 1504, Louis XII, mécontent de la conduite des Vénitiens pendant les guerres de Milan et de Naples, résolut, avec l’assentiment de Maximilien et du Pape, de déposséder Venise.

La République se soumet au Pape, pour désunir la ligue (1506).

Gênes se soumet à l’Empereur. Louis XII bat les Génois au Belvédère et fait pendre, à la forteresse de la Lanterne, le Doge et 75 citoyens importants.

Les Vénitiens le félicitent. L’Italie redoute la souveraineté menaçante des Français.

Maximilien veut les exterminer et rendre Milan à Mario Sforza, fils de Ludovic.

Les Vénitiens s’opposent au passage de ses armées sur leur territoire, s’emparent de Goritz, de Fiume, de Trieste et, après la défaite de Cadore, Maximilien signe une trêve de trois ans (30 oct. 1508).

 

Le pape ressuscite la coalition de 1504, qui n’avait pas amoindri notre puissance militaire et commerciale.

Louis XII et Maximilien s’entendent à Cambrai. Le Cardinal d’Amboise et Marguerite d’Autriche les représentent.

Louis XII doit attaquer en avril (1509).

Ferdinand plus tard.

Le Pape annule la trêve de trois ans signée par Maximilien et la République, invite les princes chrétiens à se liguer contre elle, l’excommunie et autorise le pillage de nos biens.

Nicolas Orsini, comte de Pitigliano, Barthélemi d’Alviano et les provéditeurs George Cornaro et Andrea Gritti sont à la tête de nos troupes.

Elles attaquent les alliés, le 14 mai, à Aguadella : Alviano blessé est fait prisonnier, Pitigliano refoulé jusqu’à Mestre.

En quinze jours, Louis XII recouvre ses possessions du Milanais et le pays situé entre l’Adda et le lac de Garde.

L’armée du Pape est à Ravenne.

Le marquis de Mantoue reprend Asola et Lonato. Une flotte espagnole bombarde les forts napolitains. Les Allemands de Trieste chassent les Vénitiens et envahissent Cadore.

Hélas ! La gloire ne brille plus au front de nos troupes. Elle n’élève plus, aux mâts de nos galères, l’étendard de saint Marc et l’indécision déroute nos capitaines très illustres et nos amiraux.

Le courage d’un Vénitien ne reste pas longtemps abattu. Malgré les catastrophes il faut reprendre la campagne.

Prosper Colona remplace Pitigliano.

Les trésors et les coffres de la République sont vides.

Les Vénitiens offrent leurs biens au Sénat. On arme cinquante galères.

Une poudrière éclate. Le peuple est consterné.

Après quelques escarmouches, on entre dans la voie des compositions. Maximilien les rejette ; Ferdinand temporise. Le Pape lève l’interdit. Louis XII ramène ses troupes dans le Milanais et retourne en France.

La situation s’éclaircit. La haine du Tedesco se réveille.

Trevise chasse les nobles de l’Empereur ; les paysans rendent à la République Padoue, que les alliés assiègent.

L’Empereur vaincu regagne ses États.

Les Vénitiens se tournent contre Vicence, menacent les Français, pénètrent dans le duché de Ferrare, remontent le Pô.

Alfonse Ier arrête cette marche triomphante et bat, à Lagoscuro, Tervisani, qui s’enfuit.

 

Le Pape, navré par les malheurs de la ligue, se réconcilie avec Venise.

Maximilien, furieux, offre notre cité magnifique, en échange de cinquante mille ducats d’or.

Ferdinand voit, d’un œil inquiet, la prépondérance des Français s’établir en Italie.

Jules II méprise l’Empereur et se méfie de Louis XII, qui n’a plus, comme alliés, que les Impériaux.

 

Jean-Jacques Trivulce, ce damné Lombard, reprend les villes conquises, dans le pays de Ferrare, par nos armées et celles de Jules II. Le Pape lui-même, ce fougueux de la Rovère, est enfermé, par l’épouvante, à Ravenne. Les paysans renversent sa statue, œuvre de Michael Angelo.

Louis XII, pour faire stigmatiser par les nations chrétiennes la défection du Pape, rassemble le concile de Pise.

 

C’est alors qu’à Venise, dans les quartiers voisins de l’Arsenal, des matelots et des portefaix moururent de la peste.

Le Sénat fit surveiller les maisons et brûler les cadavres.

Je m’apprêtais à quitter Venise, lorsqu’un soir, peu après le coucher du soleil, Lorenzo, l’apprenti préféré de Barbarelli, se précipita chez moi :

— Seigneur, Messer Ziorzio est arrivé… venez vite… l’affreux malheur !

— Est-il malade ?… La peste…

— Non… pas lui, Seigneur… mais venez vite…

Je suivis Lorenzo, place San Silvestro.

*

L’atelier était sombre. J’allais le traverser, quand une tenture s’écarta et, encadré par l’embrasure d’une porte donnant sur une chambre que des flambeaux éclairaient, Giorgio apparut et s’écria d’une voix terrible :

— Qui donc oserait encore me la prendre ?

Ses doigts serraient le manche d’un poignard.

— C’est moi, Giorgio… ton ami…

— Giorgio n’a pas d’ami…

— Regarde-moi…

L’apprenti alluma une lampe et la plaça à hauteur de mon front.

— Me reconnais-tu ?

— Seigneur, je vous reconnais !

Le poignard tomba de ses mains.

— Que me voulez-vous ?

— T’aider, te consoler…

— Je suis inconsolable, répliqua-t-il doucement.

— Mais enfin que se passe-t-il, explique-moi ton absence, ton…

Il souleva la tenture :

— Entrez.

Et je vis, sur une couche, une femme étendue, morte et déjà défigurée.

— Qui est-ce ? demandai-je.

— La Maurina… Ma Maurina qui est morte… morte, morte ! Comprenez-vous cela, Seigneur !

La face était boursouflée, presque affreuse :

— Morte… et depuis quand…

— Depuis une heure… c’est la peste…

Sans me permettre d’ajouter une phrase, il murmura :

— Si vous avez peur, partez… Mais qu’on ne me l’enlève pas !

Il s’agenouilla auprès du lit, les coudes sur les draps, la tête enfermée par les mains, les yeux fixés sur le cadavre.

On eût dit que sa vie dépendait de ce regard acharné.

Je me reculai et voulus renvoyer l’apprenti. Il me déclara que jamais il n’abandonnerait son maître et s’adossa au mur.

Quelle scène tragique ! On n’entendait, dans cette pièce magnifiquement décorée, que nos respirations. J’examinai Giorgio. Ses paupières ne battaient pas. La clarté des flambeaux colorait ses joues qu’une barbe inculte rendait plus creuses.

Ses cheveux mêlés couvraient son front. Ses vêtements étaient poussiéreux.

Soudain, avec une sorte de rugissement, il dévora de baisers le corps de la Maurina, l’étreignit furieusement, et il nous fut impossible de l’en séparer. Ses bras se nouaient autour du cadavre dont il mordait les lèvres violettes.

Malgré nos prières, il demeura ainsi, longtemps…

Mais on frappa à la porte. Des pas retentirent.

— Maître, voici les officiers de la ville, dit Lorenzo.

Et Giorgio se redressa menaçant, ramassa son poignard et s’avança devant ceux qui entraient.

Je le saisis par le poignet. Sans respect pour mes infirmités, il me poussa brutalement contre un coffre.

— Attention, dis-je aux magistrats… Le désespoir a égaré la raison de cet homme…

— La Maurina est morte, murmura-t-il… et moi je vis… moi, Giorgio Barbarelli !

Je crus qu’il s’élançait pour frapper. Il s’effondra, à plat ventre, les bras en croix.

Ceux qui étaient là enlevèrent le corps de la Maurina. Les bracelets d’or massifs qui serraient ses chevilles tintèrent.

*

Nous avions placé des coussins sous la tête de Giorgio et, quand il rouvrit les yeux, il nous demanda ce que nous faisions, auprès de lui, à cette heure et pourquoi il se trouvait allongé sur le parquet…

Il ne comprit pas nos réponses. Peu à peu, le sens de ce qui s’était passé lui revint. Il essaya de se mettre debout et pleura comme un enfant :

— Ils m’ont pris son corps, gémissait-il… Où est-il ? Seigneur et toi, mon bon Lorenzo… dites-moi où il est, le corps de la Maurina.

 

À ce moment, des éclats de rire et de joyeux appels montèrent de la place :

— Ohé ! ohé ! Giorgio, te voilà de retour… Y a-t-il un verre de vin, pour les camarades, des pâtés et des femmes ?… Tu dois avoir de belles choses à raconter, Giorgione…

C’était Sebastiano, Lorenzo Lotto, Palma, Paris Bordone et Ridolfi.

— Ohé… Ohé… si tu es avec ta maîtresse, nous te régalerons d’une sérénade…

— Introduis-les, Lorenzo, dit Giorgione… — Mais avant, installez-moi dans ce fauteuil et jurez-moi, sur votre âme et votre salut éternel, de ne pas révéler le nom de celle qui vient de mourir ici… C’est un secret que je vous confierai.

Lorenzo ouvrit la fenêtre :

— Venez, messer Giorgio vous attend.

Tous furent frappés de stupeur en apercevant leur maître.

— C’est bien moi… ! Vous ne comptiez pas me rencontrer avec un tel masque ! Par saint Marc, je dois être affreux ! Je suis malade… Égayez donc votre Giorgio qui meurt… d’un mal épouvantable…

Afin de cacher son émotion, Ridolfi répondit par une plaisanterie :

— D’épouvantable, je ne connais que la peste et elle ne s’attaque pas aux peintres…

— Ta voix tremble, Ridolfi, cœur d’or, cervelle folle ! — Bois ce vin des Canaries que te verse Lorenzo et interroge ce Seigneur… Il t’apprendra qu’elle était digne de la couche des dieux, celle que de lugubres bonshommes ont enlevée d’ici, pour la livrer aux flammes…

— Une femme…

— Et une radieuse créature !.. Je l’aimais ! Un vilain tour que m’a joué la peste !… Morte, dans ma demeure ! Entrez là… et vous verrez la forme de son corps imprimée sur les draps…

— Mais toi, Giorgio ?

— Eh bien, je vais mourir aussi, peut-être… et tant pis ! — La chère créature de Dieu avait peur de la peste. Je lui affirmais que ses frissons et ses douleurs provenaient d’une fièvre inoffensive. « Pour me le prouver, Giorgio, me dit-elle, baise-moi la bouche ! » — J’ai obéi, bons camarades, et elle avait bel et bien la peste ! Eh ! Eh ! je l’aimais. Mes baisers l’ont rassurée et elle est morte contente…

Bordone ne retint pas ses larmes quand je lui eus appris que Giorgio ne mentait pas.

— Allez sur les quais. Vous apercevrez les îles aux bûchers funèbres. Et, quand une flamme d’un rouge sang jaillira vers le ciel dites : « Voilà le feu qui consume la dernière maîtresse de Giorgio ! » Quand son cœur éclatera, il répandra, dans la nuit, l’odeur du benjoin, celle de l’encens et celle de la myrrhe. Je vous promets que sa chair ardente produira de belles flammes. Le feu était son élément. Elle meurt dans les flammes, comme les aromates, celle qui embauma ma vie !

— As-tu prévenu des docteurs ? interrogea Ridolfi. Veux-tu que je t’amène…

— Garde-t’en bien. Ils m’expédieraient dans un hôpital quelconque… et, d’ailleurs, ils m’y enverront demain. Ils savent que la peste est entrée ici… puisqu’ils ont enlevé la morte. Laissez-moi dans ma demeure ! Que je regarde, le plus longtemps possible, mes amis, mes souvenirs, mon atelier, mes toiles. Tu les achèveras, Palma, toi aussi, Bordone… laissez-en quelques-unes pour Titian… Je mourrai mieux ici que là-bas ! — Maintenant, j’ai sommeil. Revenez demain prendre de mes nouvelles ou assister à mon départ… J’ai très sommeil… car vous ne savez pas, ma maîtresse est tombée malade, près de Castelfranco, mon pays… on nous a chassés… et je l’ai portée, à demi-morte, en travers de ma selle, jusqu’ici… — À demain, vous tous…

*

Nous sortîmes. J’avais compris, à un geste de Giorgio, qu’il me priait de revenir.

 

— Je vous dois la vérité, Seigneur…

Nous entendîmes des pleurs, dans le corridor. Assis sur un bahut, je découvris Lorenzo.

— Retourne chez toi, mon garçon.

— Jamais je ne quitterai messer Giorgio…

Je le conduisis devant son maître.

— Je n’ai plus besoin de toi, mon petit. Ce seigneur reste à mes côtés. Songe au désespoir de ta mère si mon mal…

— Songez à mon désespoir, si vous mourriez sans que je fusse là… Vous avez été mon bon maître, messer Giorgio… Vous m’avez toujours donné de l’argent, des habits… et vous m’avez surtout donné votre confiance…

À mon tour, je pleurai. Cette bonté de Giorgio, cette simplicité me rappelaient la semaine qu’il avait passée à Maser, avec ma sœur Cœcilia, son mari et ses enfants. Je révoquais, fabriquant des trappes et des flûtes, à l’ombre des arbres, au centre d’une prairie, ou dessinant, le soir, sous la lampe, des diables terriblement cornus…

— Reste, dit-il à Lorenzo. Au second… tu te reposeras.

 

Giorgio s’assoupit, la tête appuyée au dossier du fauteuil, les bras pendants :

— La Maurina n’est plus qu’un tas de cendres, murmura-t-il…

Et doucement il commença :

 

— Dès que je vis la Maurina, je sentis qu’elle serait le tourment de ma vie, ma passion adorable, mon unique maîtresse ! C’était le lendemain du jour où j’avais montré à Titian et à mes autres camarades les tableaux qui inspirèrent si bien la verve de Ridolfi… Nous étions gais, pleins de santé et de joie !… Vous avez connu la Maurina vivante. Je ne vous parlerai donc pas de sa beauté. Dès le premier regard, je compris que je lui appartenais. Dès le premier regard, elle eut peur, m’avoua-t-elle plus tard, de devenir mon esclave.

Oui, Seigneur, dès que je la vis, mes nerfs se nouèrent autour de mon cœur et de mes entrailles et moi, habituellement si heureux auprès des femmes, je devins morne.

En sortant de chez elle, Ridolfi m’interrogea sur ma mauvaise humeur.

— Par Dieu, je m’ennuyais, répondis-je, et le sommeil me tracassait.

La Maurina, vous en souvient-il, n’avait pas prononcé une parole, durant le repas. Elle promenait sur l’assistance des regards d’animal indifférent. Elle ôtait les bagues de ses doigts, les jetait dans son verre qu’elle offrait à la clarté des candélabres et admirait les feux des pierreries qui coloraient le vin.

Elle attendait l’heure où tous partiraient.

L’unique mot qu’elle articula, moi seul l’entendis, car elle le chuchota à mon oreille :

— « Reviens ! »

Je la trouvai debout, derrière la porte…

À l’aube, nous nous aperçûmes, la Maurina et moi, que nous étions sur les tapis du corridor, au bas des escaliers.

Elle me conduisit dans sa chambre, s’endormit et le soleil dora son corps…

Ce ne fut ni l’orgueil d’une victoire, ni l’apaisement du triomphe et d’une domination établie qui inondèrent mon cœur. Un sentiment sourd, violent comme la haine, le tordit… J’étais jaloux de la Maurina.

Elle avait appartenu à des matelots, à des portefaix, à certains de mes camarades et de leurs apprentis, à des seigneurs, à des marchands…

Je lui ordonnai de me raconter son histoire.

*

Elle naquit en Sicile, mais son enfance s’écoula à Naples, où ses parents tenaient, près des ports, une auberge que fréquentaient le menu peuple et les étrangers.

Elle versait à boire à cette canaille. Parfois, elle chantait et récoltait de l’argent.

Un matelot lui fit présent d’une chaîne et d’une croix, qu’elle mit à son cou.

— Qui t’a donné cela ? lui demanda un portefaix.

— Piétro.

— Tu l’aimes donc, puisque tu places ses cadeaux près de ton cœur ?

— Piétro est généreux et bon client, pourquoi ne l’aimerais-je pas ?

L’homme arracha les bijoux et les foula aux pieds.

Piétro intervint et roua de coups son adversaire.

Des scènes semblables se renouvelèrent souvent. La Maurina ne pouvait parcourir les salles de l’auberge sans exciter des querelles. On résolut de la marier. On la vendit à un capitaine albanais dont la galère appareillait.

Il séquestra la fille dans sa cabine. Elle n’en sortait que la nuit.

Pendant une de ses promenades, l’équipage la découvrit. La lueur de la lune révéla sa beauté.

Les traversées sont longues, monotones. La présence de la Maurina exaspéra les marins :

— Pourquoi as-tu une femme à toi seul ? dirent-ils au capitaine. Elle doit être à nous, comme la mer qui berce le navire, le pain qui nourrit, le vent qui gonfle les voiles. Livre-la-nous. Une nuit chacun, ou nous te tuons.

Le capitaine poignarda celui qui lui parlait ainsi. Ses camarades le vengèrent et la Maurina subit les étreintes de ces brutes.

À la première escale, elle s’échappa et demanda du secours à bord d’un bâtiment vénitien.

— Saint Marc t’envoie, lui répondit l’homme à qui elle s’adressa. J’entreprends, sur mon propre navire, une croisière. Viens avec moi. Tu me plais. Je suis riche et je te rendrai heureuse.

Elle réclama et obtint de somptueux vêtements et des colliers et des perles. Mais elle fut enfermée jalousement par le marchand comme par l’Albanais.

Elle eut pour gardien un Turc très noir et très gras qui possédait la voix d’une vierge à l’âge de la puberté et, en guise de compagnons, des chiens, des chats et des oiseaux, captifs comme elle. Et, comme eux, elle chanta.

Elle remarqua un quartier-maître très beau et l’aima secrètement, jusqu’au jour où elle acheta l’eunuque. Il exigea les colliers de la Maurina.

— Où sont tes perles ? lui demanda le marchand.

— Le fil s’est brisé. Elles sont tombées à l’eau.

— Il fallait les retenir.

— Je n’y ai pas songé.

— Malheureuse, il y avait là une fortune !

— Je l’ignorais !

Cette inconscience le désarma.

— Je ferai river autour de tes poignets et de tes chevilles des anneaux d’or massif, lui dit-il.

Avant de rentrer à Venise, il lui fit présent d’un sac de ducats et lui rendit la liberté. Elle n’en profita point et suivit, peu après, un autre capitaine. Il était brutal et redouté. Pourtant, il restait des heures entières à examiner les étoiles, quand la Maurina chantait.

Elle mena, cinq années de suite, cette vagabonde existence. Un de ses amants la conduisit à Venise.

Elle retourna dans les auberges qui entourent l’arsenal.

Elle avait le goût des hommes vigoureux et jeunes. Celui du luxe lui vint plus tard et elle put facilement le satisfaire.

Chacun se montrait généreux avec elle.

Bientôt, elle abandonna les tavernes pour les ateliers. Tous ceux qui la rencontraient en tombaient amoureux.

L’habitude de vivre enfermée et bercée par les vagues lui avait formé une âme sans défense. Elle ne se refusait à personne et se trouva, un beau matin, par un heureux hasard, logée dans une opulente demeure.

La Maurina n’aimait que deux choses au monde, disait-elle : faire l’amour, et des promenades en gondole, la nuit.

*

— Vous connaissez, maintenant, Seigneur, la créature dont j’étais épris, s’écria Barbarelli. Son charme devait m’atteindre et me détruire. Elle m’avait planté au cœur un de ces traits que l’on ne peut arracher sans mourir.

J’avais senti, pendant qu’elle me racontait son histoire, agenouillée devant moi, qu’elle ne mentait pas. Mes cris de rage interrompirent fréquemment son récit. Quand elle l’eut achevé, elle me regarda simplement. Je la serrai contre ma poitrine. Je balbutiai :

— Nous partirons ensemble.

— Je suis prête !

Hélas ! un impérieux orgueil me paralysa et la voix fut plus puissante que celle de l’amour.

J’entendais mes camarades, mes ennemis se moquer de ma passion insensée, me tourner en ridicule :

— « Comment, Barbarelli est amoureux et jaloux de la Maurina… lui, le Giorgione… Amoureux d’une femme possédée par tous… une femme dont le corps est aussi public que le Campanile, les chevaux de Saint-Marc et le grand Canal… Quel châtiment ! »

Voilà les phrases qui harcelaient mes oreilles et me rendirent honteux.

Et cet amour m’était aussi nécessaire que la lumière, que l’air et que mes yeux.

Oui, j’étais jaloux de cette créature qui avait reçu les baisers de tous ceux qui me parleraient d’elle !

Je résolus que la Maurina vivrait avec moi et que nul ne le saurais

*

— Je me rendis dans une taverne et je remarquai un marin. Il était grand, parlait haut et sa figure exprimait l’intelligence et la hardiesse.

— Veux-tu gagner quelques ducats ? lui demandai-je.

— Si c’est pour un assassinat, je ne suis pas votre homme,

— Il ne s’agit pas de tuer, mais de rire. Veux-tu me servir de compère, pour une plaisanterie ?

— Que dois-je faire ?

— Viens chez moi, je te l’expliquerai.

Il me suivit.

— D’où es-tu ?

— De Gênes.

— Parfait… Tu vas t’habiller richement… Voici une robe aux parements de fourrure, un pourpoint cramoisi, une ceinture d’or, un stylet, une toque et une chaîne… je te les donne. Tu en feras ce que tu voudras… Qu’un perruquier taille tes cheveux, ta barbe et les imprègne d’odeurs.

Il obéit et je lui indiquai l’adresse de la Maurina :

— Elle t’attend. Tu te conduiras chez elle comme si tu étais chez toi. Elle t’en sera reconnaissante et moi aussi. Tu commanderas en maître, mais tu manifesteras la plus entière déférence à ceux qui viendront. Je serai parmi eux. Tu nous accueilleras avec des manières et une courtoisie de patricien ou de riche marchand. On te servira des mets excellents et des vins dont tu te souviendras dans ta vieillesse. Mais, écoute-moi bien : quand tu verras un des convives se montrer trop galant envers celle qui passera pour ta maîtresse, tu entreras dans une fureur extrême, tu lanceras les plus basses injures à la tête de la compagnie… Tu prendras les façons d’un amant jaloux et hors de lui… Tu nous chasseras… J’interviendrai, tu lèveras la main sur moi… Je te sauterai à la gorge… nous tirerons nos poignards… nous nous laisserons séparer… et tu recevras ta récompense… Cela te va-t-il ?

— Oui, Seigneur.

— Si tu révèles cette farce, tu t’en repentiras.

— Soyez sans crainte. Nous mettons à la voile demain.

Tout se passa, comme nous l’avions combiné. Vous le savez Seigneur, puisque vous avez assisté à la rixe après laquelle disparurent le marchand génois et la Maurina.

*

— Certes, ils ne se trompaient point, ceux qui prétendaient que je pensais à la Maurina, pendant que je travaillais aux fresques du Fondaco !

Je ne la cherchais pas, puisque je vivais avec elle, près de Biri Grande, dans une maison isolée entourée d’un jardin.

La Maurina ignorait qui j’étais. Elle savait, cependant, que je m’appelais Giorgio Barbarelli, que mes camarades me surnommaient Giorgione, que j’étais peintre et gagnais beaucoup d’argent. Mon existence passée la laissait indifférente et elle ne comprenait pas la curiosité que m’inspirait la sienne.

Dire ce que fut mon bonheur pendant que j’achevais les compositions murales du Fondaco demanderait plus de talent et surtout plus de forces que je n’en possède actuellement…

Hélas ! peu à peu, ce bonheur m’attrista…

Tous me jugeaient préoccupé par mes vastes « entreprises d’art, alors que j’étais le jouet de sentiments tellement nouveaux et violents que j’en demeurais stupide.

J’aimais la Maurina ; elle m’aimait et j’avais l’impression affreuse que l’amour des femmes n’anéantit pas les désirs qu’elles éveillent.

Des pensées que je n’avais jamais eues s’amusaient avec les angoisses de ma cervelle troublée.

Quelles pensées ?… J’étais incapable de les définir… C’était plutôt des brûlures physiques… des cauchemars lucides…

La volupté qui me rendait joyeux, jadis, me plongeait dans le marasme, et la mélancolie me dénaturait le monde…

Quand la Maurina s’endormait, je restais éveillé… J’enviais son calme. Je luttais contre la tentation de la réveiller, pour lui parler, lui demander si des inquiétudes semblables aux miennes ne la désespéraient point !

Elle me comblait de plaisir… le plaisir est tout ce que je réclamais d’elle… et je songeais à la mort, à l’inutilité de la vie, du travail, de la gloire.

Les sens de mon esprit et de ma chair restaient inapaisés… Je me disais :

— « C’est afin de conquérir leur maîtresse que les hommes veulent la fortune et la gloire… C’est afin de jeter l’or et les lauriers à leurs pieds… Je tiens, dans mes bras, la maîtresse que j’aime, j’ai la fortune et la gloire… et je suis moins heureux que lorsque je les recherchais… ! »

La solitude du bonheur est une épouvantable chose.

Pourtant, je ne la quittais jamais sans un déchirement ! Elle m’accompagnait jusqu’à la porte et nous nous tenions longuement enlacés…

Elle souriait, elle était heureuse et, quand je parvenais à vaincre mes tourments, j’éprouvais ce qu’éprouvent, sans doute, les arbres et les plantes quand la sève envahit, au printemps, leurs rameaux et leurs branches !

Seuls, les instants de joie animale m’apaisaient. J’étais alors le frère — ne riez pas, Seigneur — des bêtes qui erraient en liberté dans la maison. Mon jardin me passionnait plus, je le jure, que mes fresques…

J’essayai de peindre la Maurina. L’attention avec laquelle je l’examinai, pour reproduire ses traits, la faisait rire… Ses lèvres m’adressaient un baiser, je vouais au diable pinceaux, palettes et je courais dans ses bras !

Jamais elle ne manifestait le désir de connaître mes peintures. Un soir, comme nous nous promenions en gondole devant le Fondaco et que la lune éclairait une partie de la façade, je dis à la Maurina :

— Regarde cet édifice, c’est moi qui le décore.

— Pauvre Ziorzio, répondit-elle, comme cela doit être fatigant !

Elle ne comprenait que l’amour et considérait le travail — celui du peintre, du portefaix ou du marin — comme une loi aussi dure que la mort.

*

— À me voir manier mes brosses, on affirmait que je voulais accomplir une œuvre plus belle que celle de Palma ou de Titian. Je ne protestai pas. Ces hypothèses expliquaient ma sombre humeur et je remerciais, au fond de moi-même, ceux qui les émettaient.

En appliquant mes couleurs, je songeais à la Maurina. Quand la nuit tombait, je n’avais qu’un désir : retourner chez moi, le plus vite possible. Il me fallait, néanmoins, accompagner des camarades, écouter leurs conversations, ne pas me trahir. Les instants dépensés à maîtriser mon anxiété et à maintenir le mystère de ma vie me semblaient longs comme des années.

Ensuite, je prenais des chemins détournés et, craignant d’être suivi, je modifiais mon itinéraire et retardais encore mon arrivée.

Le seuil franchi, j’avais l’impression, dès que j’entendais sa voix, de sortir d’une caverne et de respirer l’air des campagnes.

Je trouvais la Maurina étendue, paresseuse, fraîche comme une nymphe, embaumant comme une fleur, enveloppante comme une flamme et belle comme les merveilles qui nous font remercier Dieu de nous avoir compris dans l’œuvre de la création.

Elle acceptait naturellement son existence d’esclave, savait les hommes plus jaloux de leur maîtresse que de leur honneur et de leur fortune.

— Un front sans cornes vaut mieux qu’une conscience sans tache, disait-elle. La violence de mon amour motivait ma conduite.

Chaque jour, je désirais davantage les plaisirs dont j’étais comblé. Leur souvenir me harcelait devant mes fresques. C’est à eux que je dois les mouvements des cavaliers contournant les pilastres figurés du Fondaco.

Cette femme m’obsédait, à tel point que je crus avoir prononcé son nom à voix haute, le jour où l’apprenti que je jetai à l’eau me demanda s’il fallait attribuer à la disparition de la Maurina le changement de mon caractère.

La maladresse de mon emportement m’affola. Je pris à part l’apprenti, qui n’était autre que Lorenzo. Je le priai d’excuser ma colère et lui demandai pourquoi il m’avait posé cette question.

— Si vous m’aviez avoué : « Oui, je cherche la Maurina », je me serais mis à votre service pour la retrouver et j’y serais parvenu.

J’examinai le garçon. La franchise de sa bouche et de ses yeux me saisirent. Il descendait d’une famille de soldats. Trop faible pour revêtir la cuirasse ou manier la lance et le glaive, il broyait des couleurs et portait des messages. Sa place véritable n’était pas l’atelier, mais le champ de bataille.

Je l’installai à San Silvestro, en lui ordonnant de répondre à ceux qui viendraient frapper à la porte de ma maison délaissée :

— « Messer Ziorzio n’est pas encore rentré. » — Ou bien : « Messer Ziorzio ne rentrera pas de la nuit. »

Il s’acquitta habilement de ses fonctions et maints événements me prouvèrent sa fidélité.

Vous verrez, par la suite, l’excellence de son cœur.

*

Mais on n’abuse pas longtemps de gais compagnons capables de tout pour satisfaire leur curiosité.

Lorenzo, qui, le jour, nettoyait mes pinceaux et préparait mes huiles, me tenait au courant de ce qui se disait à mon sujet.

— « Barbarelli envier Titian ? Allons donc ! Il est trop orgueilleux et, d’ailleurs, jamais il ne sera égalé dans son art. Cherchons les causes de sa tristesse ! »

Je résolus de réagir. Je réunis mes amis et je redevins celui que j’étais autrefois. Je me consacrai aux fêtes, aux banquets, aux dissipations… Mais la Maurina l’ignorait et ne m’interrogeait pas sur les soirées perdues loin d’elle.

— Je vais chez des gens riches qui me fournissent du travail, lui disais-je. Je lui apportais l’argent que je gagnais ducats par ducats, comme si j’étais un de ces misérables artisans que l’on rétribue, chaque soir, leur labeur terminé.

 

Je fus surpris, près de Biri Grande, et changeai de demeure.

J’habitai successivement, et pour les mêmes raisons, San Nicolo, Dorso-duro. Je ne voulais pas être découvert. Cette terreur empruntait la force et la ténacité des idées fixes.

Mes absences et ces déménagements successifs inquiétaient la Maurina. Elle exigea bientôt des explications.

— L’homme que tu as abandonné pour me suivre nous espionne ; si nous tombons entre ses mains, il se vengera cruellement. Il est puissant.

Je sentis qu’elle ne me croyait pas…

Nous offrions à l’amour qui nous unissait des âmes vierges et d’autant plus vulnérables…

J’avais séduit bien des femmes. Je les avais aimées sans angoisses ni tourments ; délaissées sans remords et sans prolonger, à l’aide de mensonges, des liaisons ennuyeuses. Je ne savais pas souffrir. La Maurina, que j’aimais follement, m’enseigna la douleur…

Elle avait appartenu à bien des hommes. Les nécessités de leur carrière les obligeaient à la quitter brusquement, quand leur passion — si petite fût-elle — était encore jeune. Nul ne lui avait menti… et moi, qu’elle aimait follement, je lui enseignais les soupçons…

Ces pensées m’accablèrent et le besoin de confier mon secret me mina :

Je n’osai pas m’adresser à vous, Seigneur. Je songeai à Titian, mais son attitude envers moi me défendit de le considérer ainsi qu’un ami.

Que la beauté de ses fresques surpasse celle des miennes, cela se peut ! Mais, fier de son succès dont je m’enorgueillis sincèrement, je vous le jure, il m’attaqua sournoisement, condamna mes œuvres, tout en me témoignant des marques de sympathie et de reconnaissance. Il eut tort d’agir ainsi. Je l’ai toujours admiré et soutenu… Il ne faut pardonner aucun écart aux êtres doués, comme lui, d’une intelligence précise et d’un cœur pondéré. Leurs actes sont le fruit du calcul…

Puis, si je lui avais parlé de la Maurina, il m’aurait débité les conseils insensés dont les gens raisonnables abreuvent, en pareil cas, nos cervelles…

Les Cornaro l’appelèrent heureusement à Padoue et son départ me rapprocha de Zaratto (Morto da Feltre).

 

La violence de sa nature, son existence d’artiste errant me firent découvrir en lui un être de ma race. Le plaisir le guidait. La beauté l’exaltait. Au cours d’un entretien sur l’amour, je lui dépeignis les sentiments que m’inspirait la Maurina :

— Pas tant de subtilités, Ziorzio, tu l’aimes et cela te surprend. La volupté parfaite enchaîne l’âme aussi bien que le corps !

Je ne lui avais pas dit qui j’aimais. Il ne connaissait pas la Maurina.

Je lui appris qui elle était et lui racontai son histoire, en lui révélant la colère et la honte qui m’étreignaient, quand je me découvrais indissolublement lié à cette femme dont je n’aurais pu prononcer le nom sans exciter les sarcasmes et les railleries.

— Au temps où je peignais les salles du Palais, à Florence, me répliqua Zaratto, une courtisane effrontée se joua singulièrement de moi ! Seul l’amour du Dante pour sa Béatrice me paraissait aussi grand que le nôtre… et le nôtre était, cependant, plus complet… Un soir, je me pris à vanter les vertus d’Eleonera, chez Andrea di Cosimo, mon hôte. Nous étions entre camarades et l’un d’eux, impressionné par mon enthousiasme, s’écria :

— Tu l’as eue vierge, n’est-ce pas Zaratto… ?

— Je le certifie, répondis-je. Son honnêteté est parfaite.

— Et les points noirs qu’elle possède, sous le sein droit, le sont aussi.

Et chacun me décrivit les particularités de ce corps que je croyais uniquement à moi.

— Taisez-vous, lâches menteurs ! m’écriai-je, prêt à tuer.

— Calme-toi, Zaratto, me dit Andrea. La plaisanterie a assez duré. Nous sommes indignés de te voir amoureux et berné par une putain sans âme et sans respect… — Ah ! Giorgio, continua-t-il, ne t’expose pas à souffrir, comme moi, frappé dans ton amour et dans ton orgueil. Que nul ne soupçonne l’existence de la Maurina ! Qu’elle reste, pour tous, la maîtresse du Génois ! Tiens-la enfermée et continue à mener ton existence brillante qui déroute tes amis, les curieux et tes adversaires.

— Mais cette existence l’inquiète. Elle veut savoir où je vais. Elle attend mon retour. Jadis elle s’endormait. Elle me demande aujourd’hui de la mener chez les peintres et les seigneurs qui me reçoivent… Elle ne me croit plus…

Je saisis alors le bras de Morto :

— Elle te croirait, peut-être, toi, mon frère… Je peux t’ouvrir ma porte, puisque je t’ai ouvert mon cœur !

*

Pour dépister mon entourage, pour m’étourdir, pour garder à mon amour son mystère, je me jetai dans les tourbillons d’une existence effrénée.

Mes dîners, place San Silvestro, se terminaient en orgies. Je mangeais, je buvais avec fureur.

Je jouais auprès des femmes illustres, afin de les séduire, de me les attacher et de les humilier par un abandon méprisant, d’infernales comédies.

J’utilisais admirablement les déchirements de mon cœur. Quand je chantais, en m’accompagnant sur le luth, cette pensée : « La Maurina t’attend », donnait à ma voix une ardeur qui me troublait moi-même.

Ah ! j’étais bien le Giorgione. Mais j’envoyais, secrètement, Morto chez la Maurina. Il la rassurait :

— Giorgio me charge de te dire qu’il t’aime et sera bientôt dans tes bras.

Vous réprouviez, Seigneur, mes débordements, mon cynisme, ma cruauté. Il fallait, cependant, un caractère terriblement trempé pour ne pas me trahir !… Le cœur brisé, je mangeais, je buvais ; je nouais des intrigues ; je feignais de m’y intéresser ! Emporté par la frénésie des sens, je m’y intéressais, parfois. J’étais le paillard le plus joyeux de Venise !

Et vous ne m’avez pas retiré votre estime. Votre crédit me sauva de l’exil…

Les facultés de mon être exaspéré réclamaient un apaisement : le travail me devint une nécessité. Je peignis une Sainte Famille, le portrait d’un Chevalier de Malte et un Christ dont la face est l’image de mon cœur douloureux.

À Asolo, je me montrai d’une exubérance qui me permit d’exécuter de belles peintures. Je ne vous parle pas des fêtes que j’organisai, des mascarades, des concerts…

Je puisais dans mes exaltations factices des forces surprenantes.

— Les hôtes de la reine Catherine se souviendront longtemps de ta gaîté, me dit le cardinal Bembo.

Je revins à Venise et mon retour intrigua, de nouveau, mes amis…

L’amour de la Maurina n’était plus calme. Les soupçons avaient transformé cette créature paisible et facilement heureuse en femme jalouse et taciturne.

J’installai Lorenzo auprès d’elle. Il m’était dévoué. Sur mes ordres, il se conduisit en espion payé par la Maurina. Il me suivait, la renseignait et ses rapports correspondaient aux récits que je faisais de l’emploi de mon temps.

La Maurina ne s’imaginait pas que l’enfant la trompait, que Morto la trompait, que je la trompais…

Mille fois je résolus de la quitter. Ces tentatives me prouvaient à quel point elle m’était indispensable…

Je l’aimais et je crois bien que j’aurais fini par lui obéir, par crier au monde : « Oui, la Maurina est ma maîtresse ! » et j’aurais tué quiconque ne l’eût pas respectée.

Ces tourments, loin de me détacher d’elle, me la rendaient plus précieuse. Je vivais ! Je vivais mille vies, en un jour ! Mes heures s’écoulaient, dans cette atmosphère excessive où les autres hommes ne peuvent s’élever que lorsque les passions les transportent et décuplent leur courage. Et moi je me maintenais au milieu des flammes, et je les respirais… et l’horreur me glaçait lorsque je me demandais combien de temps dureraient ces mensonges et ce bonheur à la merci d’une imprudence, d’une maladresse…

Un soir, je trouvai ma maison vide…

Des lumières brûlaient dans les candélabres. Il y avait, sur une table, les reliefs d’un repas. L’argent et les bijoux étaient dans les cassettes, les robes dans les coffres.

J’appelai Lorenzo. Pas de réponse.

— Ils sont en promenade, me dis-je… ils ne tarderont pas à rentrer…

Je visitai toutes les pièces de la demeure. J’épiai les moindres rumeurs de la nuit.

Je courus chez Morto. Il n’était pas chez lui…

Je retournai à pied par les ruelles, pour leur donner le temps d’arriver.

L’aube vint, puis l’aurore, puis les oiseaux s’éveillèrent, puis ce fut le plein jour et je me roulai, en hurlant, sur le lit. La tête dans les coussins je hurlais : « Elle est partie ! » comme j’ai hurlé, tantôt : « Elle est morte ! »

Zaratto était parti, Lorenzo était parti. Tous deux avec elle. Cette triple trahison me paraissait trop noire ! Vous savez, Seigneur, comme le cœur humain s’habitue difficilement au malheur et quelle résistance il oppose aux catastrophes.

J’attendais une lettre, le retour de Lorenzo. J’attendais un miracle…

Le jour passa. La nuit tomba. Je m’habillai. J’espérais — car j’étais fou, Seigneur — rencontrer la Maurina là où j’allais… et, pendant une soirée encore, je fus le Giorgione !

Pour vaincre mon abattement, j’appelai, à mon secours, les forces du cœur : haine, mépris. Je songeai à prendre une autre maîtresse…

J’avais affirmé, bien souvent, à des camarades malheureux : « Il n’est pas de femme qu’une autre femme ne fasse oublier »…… et cela est vrai, pour toutes les femmes, sauf pour la Maurina… Pourtant, ils étaient nombreux ceux qui la possédèrent ! Ils ne se souvenaient pas d’elle ! Pourquoi n’étais-je pas comme eux ?

J’évoquai son enfance dans la taverne de Naples, désirée par les matelots. Je l’imaginai esclave d’un capitaine albanais et se livrant à tout un équipage ; je la vis attirant le quartier maître et l’étreignant, sous les regards amusés de l’eunuque… Sans répit, ces scènes hideuses sortaient de ma mémoire… sans diminuer mon amour !

Je fouillai les localités voisines… En vain ! L’idée qu’ils pourraient être de retour me ramena à Venise.

L’accablement détruisit, peu à peu, mes projets de vengeance.

Je l’attendais… je m’accusais, sans parvenir à me réconforter.

— … Seigneur, votre maîtresse s’enfuit : c’est affreux. Mais lorsque vous ne vous représentez pas les traits de l’homme, l’image qui s’acharne contre votre esprit, contre votre cœur et contre votre chair est moins précise et moins terrifiante !… Mais quand cet homme est votre ami, votre frère ! J’avais l’impression d’être enchaîné et condamné au spectacle de leurs baisers… Pendant que ce couple de traîtres s’offrait à mon esprit, j’étais dans un état semblable à celui où je suis maintenant : une sueur froide sur une peau brûlante, la tête en plomb, les pieds enracinés au sol, les genoux soudés… et je sentais que Giorgio Barbarelli, le Giorgione, allait mourir d’amour !

*

Il se tut. J’essuyai son front et entourai ses jambes d’une couverture. Il grelottait. J’appelai Lorenzo pour allumer du feu.

Giorgio refusa de se coucher. Il déboutonna son pourpoint, car il respirait difficilement.

Sur sa face mate et presque verdâtre les lueurs des flammes projetaient de mouvants reflets pourpres.

Comme il s’apprêtait à terminer son histoire, on poussa la porte du dehors restée ouverte et des bruits de pas précipités retentirent dans les escaliers.

— Va voir qui est là, Lorenzo.

Et, se tournant vers moi, terrifié :

— Ce sont eux, peut-être… ceux qui ont enlevé la Maurina…

Avant qu’il eût achevé sa phrase, la tenture s’écarta et un homme de haute stature, barbe noire, regards vifs, apparut… Et, dès qu’il vit Giorgio, cet homme, sans prononcer un mot, éclata en larmes.

— Approche-toi, Morto, murmura Barbarelli…

D’un signe, il ordonna à Lorenzo de sortir.

Morto s’avança, mais de nouveaux sanglots l’immobilisèrent.

— Pardon, Giorgio, s’écria-t-il enfin. Pardonne-moi… ou tue-moi !

— Je te tuerais, si elle n’était pas morte et si moi-même je n’allais pas mourir.

— Toi ! mourir, Giorgio…

Il s’élança pour l’embrasser, Barbarelli le repoussa :

— Ce baiser te donnerait la mort ! Ah ! qu’as-tu fait, Zaratto ? Pourquoi as-tu trahi ton Giorgio, ton ami qui t’aimait comme un frère… Pourquoi ?

La douceur de ces paroles sema, dans le cœur de Morto da Feltre, des remords qui le poursuivront jusqu’à la mort.

Il baissa la tête. Soudain, il poussa un cri et se retourna en arrachant de sa manche le poignard que venait d’y planter Lorenzo.

— Je t’ai manqué, chien, ricana l’enfant. Sois tranquille, je te retrouverai. Adieu, Seigneur… Adieu, Messer Giorgio, et toi, Zaratto, souviens-toi de Lorenzo…

Zaratto retint l’apprenti par le bras :

— Le coup était bien porté, mais, malheureusement, j’ai échangé le pourpoint du peintre contre la casaque du soldat. — Ramasse ton arme, garçon, et, avant de venger ton maître, laisse-moi lui parler… Après, s’il y a lieu, je tendrai moi-même ma poitrine.

— Obéis, dit Giorgio. Attends dans ma chambre.

Il sortit. Morto s’écria :

— Avant de partir pour la guerre, Giorgio, je te jure que jamais la Maurina ne m’a appartenu !

— Tu mens, râla Giorgio ! Ce mensonge est plus affreux que ton crime…

— Jamais, entends-tu bien…

— Tu mens ! Tu l’aimais, puisque tu me l’as prise ! Elle t’aimait, puisqu’elle t’a suivi !

— Jamais la Maurina ne consentit à m’appartenir, répéta Morto. Je te le jure, sur mon salut éternel…

— C’est impossible I Un homme tel que toi, Zaratto, ne tolère pas qu’une femme se joue de lui… et une femme comme elle, ajouta-t-il sombrement, ne vit pas avec un homme sans lui appartenir ! Elle t’aimait !

— Non.

— Tu l’aimais.

— Non.

— Alors pourquoi…

— Parce qu’elle l’a voulu !

— Pourquoi… si elle ne t’aimait pas…

— Afin que tu souffres… Giorgio… Ah ! laisse-moi te raconter cette chose…

— Parle devant ce Seigneur. Il doit tout savoir…

Et, comme s’il s’expliquait cette catastrophe à lui-même, Giorgio murmura :

— Il l’a enlevée, parce qu’elle l’a voulu !… Je le comprends : elle l’a voulu… c’est une femme qui, d’un regard, d’un sourire, transforme un lâche en héros, un timide en assassin, un loyal ami en traître… Raconte… raconte… Zaratto… puisqu’elle ne t’a pas appartenu…

Jamais je n’avais assisté à une scène plus tragique et plus belle.

Morto s’était assis à côté de Giorgio et sa main s’appuyait sur la sienne.

— Quand tu m’as décrit ton amour pour la Maurina, j’ai hésité, longtemps, avant de remplir près d’elle le rôle que tu me priais de tenir.

Mais ton désespoir était si navrant, ton inquiétude si maladive, tu te débattais contre de tels sentiments, mon amitié pour toi était si entière, mon admiration si violente que j’acceptai et te jurai de t’aider à conserver la Maurina.

Je pris pour maîtresse Alexandra Vellani et, quand je la quittai, pour me rendre chez la Maurina, Vénus elle-même ne m’aurait pas troublé…

Pendant de longs mois, nos stratagèmes réussirent.

Mais, un soir, je commis une faute.

Selon nos conventions, je venais de dire à la Maurina.

— Giorgio t’aime et sera bientôt dans tes bras.

Et, au lieu de manifester sa joie, elle me demanda tranquillement :

— Où est-il ?

— Chez un riche marchand, Mario Mercatin…

— Est-il admiré ?…

— Oh certes ! répondis-je. Tu serais fière de lui, si tu le voyais, avec son pourpoint écarlate…

— Écarlate ? s’écria-t-elle. Il est parti d’ici vêtu d’un pourpoint noir !…

*

— Seigneur, interrompit Giorgio, je sortais de chez moi bien vêtu, mais pas suffisamment pour faire bonne figure auprès des riches seigneurs qui me recevaient… Je me changeais, place San Silvestro… et, avant de rentrer, je reprenais les vêtements que connaissait la Maurina…

— Je l’avais oublié, reprit Morto. Pour réparer ma maladresse, je lui certifiai que, n’ayant pas jugé ton accoutrement assez honorable pour te présenter chez un homme aussi opulent que Mercatin, je t’avais prêté un pourpoint écarlate et une ceinture d’or…

— Jamais elle ne m’adressa la moindre question à ce sujet.

Nous aurions dû nous en épouvanter, ses soupçons étaient éveillés… Dans nos tête-à-tête, elle m’interrogeait sur les gens qui te recherchaient, sur leur fortune.

Elle voulut savoir pourquoi vous déménagiez si souvent ; pourquoi elle n’assistait pas aux réunions et aux fêtes qu’organisent les peintres.

Je lui répondais de mon mieux. Elle me raconta sa vie :

— Giorgio a honte de moi, me dit-elle.

Je sentais que la révolte, la jalousie travaillaient sa cervelle et qu’elle passait, à réfléchir, ses heures de solitude.

Abusé par la confiance qu’elle me témoignait, de temps à autre, je lui parlais de tes succès, de ta gloire. Je lui vantais ta fidélité.

Oh ! Giorgio, pouvais-je me douter que je lui versais un poison qui opérait lentement ?…

Ai-je été involontairement perfide, maladroit, dans mes explications ? Je l’ignore…

Un soir, elle me dit :

— Je n’aime plus Giorgio… je ne veux plus vivre ici…, je pars.

— Pour où ? repondis-je en souriant.

— Je l’ignore.

— Tu pars seule ?

— Non ! avec toi… car je t’aime, Zaratto… Tu m’aimes… tu me délivreras…

Tu as entendu cette femme prononcer de semblables phrases, Giorgio… toi qui as eu ton existence d’homme libre et heureux métamorphosée par son seul aspect !… Tu sais donc qu’il fallait obéir. Si un géant m’avait rivé une chaîne au cou pour m’entraîner, je ne l’aurais pas suivi plus servilement que je suivis la Maurina…

Nous voyageâmes nuit et jour, en voiture, à cheval… Après avoir traversé des régions dévastées par la guerre, nous nous arrêtâmes aux environs de Cadore : impossible de pousser plus loin…

Alors, Giorgio, j’ai voulu faire de la Maurina ma maîtresse. Je l’aimais, je la désirais. Elle m’avait dénaturé le cœur. J’avais oublié mon crime. Je t’avais oublié ! Je n’avais plus ni pensées, ni conscience, ni remords. Je voulais jouir de cette créature…

Elle se moqua de mes supplications, de mes menaces. À ma première violence, elle bondit :

— Je ne t’aime pas, infâme Zaratto ! Ne comprends-tu pas que c’est Giorgio que j’aime… Mais j’ai besoin de le faire souffrir ! Qu’il apprenne que je suis redoutable ! Que je me venge des tortures qu’il m’a imposées et que j’ai subies passivement… Je me venge de vos mensonges… et je t’ai choisi pour accomplir ma vengeance, toi, son ami, son frère ! Ma trahison touchera doublement son cœur… Dans trois jours… je retournerai à Venise…

— Non… tout de suite… ordonnai-je.

— Dans quatre jours… dans une semaine, répliqua-t-elle, en chantant, et tu verras qu’il me reprendra…

Je ne parvins pas à la réduire. Je la menaçai de la quitter.

— Des soldats m’aimeront ! Le pays est rempli de troupes, ricana-t-elle… Je choisirai le plus jeune et le plus beau capitaine… et celui-là me possédera… et je m’arrangerai pour que Giorgio le sache.… Il te rendra responsable… Deux fois coupable, Zaratto, comment t’expliqueras-tu ? Comment…

— Tu lui diras, au moins, ce qu’il en est… que je suis ta victime, suppliai-je…

— Beaucoup plus tard… quand j’aurai fait de Giorgio un homme heureux de m’avoir, fier de ma beauté…

— Je lui révélerai, moi, ta conduite…

— Il ne te croira pas…

Ma main s’abattit sur sa nuque et je la lançai devant moi… Grâce à Dieu, je dirigeai mal mon élan. Elle roula à terre… sans cela, sa méchante cervelle se serait écrasée, je te le jure, comme une figue contre un mur…

Elle se prit à rire et je la rouai de coups. Je la haïssais…… Elle tomba malade……

Des courriers avaient annoncé que la peste régnait à Venise. On savait que nous en venions. On nous chassa.

Je sortis, pour louer des chevaux et une voiture… Je restai la journée dehors… Quand je revins on m’annonça qu’un cavalier et son page avaient enlevé la Maurina… Je devinai que c’était toi et Lorenzo. Je m’enrôlai dans une compagnie et avant de la rejoindre j’ai voulu te jurer que jamais la Maurina ne m’avait appartenu…… Ne te l’a-t-elle pas dit ? Giorgio…

— Non… La pauvre créature était sans force… elle gémissait comme un petit enfant… et elle est morte sans articuler une phrase…

— Qui t’a indiqué notre retraite ?

— Lorenzo.

*

Et voici comment :

Le loyal garçon avait entendu le dialogue qui précéda le départ de la Maurina et de Morto.

Il se munit d’argent et, sans songer à laisser un écrit à Giorgio, il suivit les fugitifs.

Les lettres qu’il adressa à son maître, durant son voyage, se perdirent.

Quand il vit Morto et la Maurina installés à Cadore, il pensa qu’ils y demeureraient quelque temps et courut à Venise.

 

— Le surlendemain, continua Giorgio, j’arrivai à Cadore. Heureux de se débarrasser d’elle, les hôteliers me livrèrent la Maurina. Je la pris en croupe. Elle noua ses bras autour de mon col… Une immense pitié me bouleversa le cœur. Je ne m’arrêtai nulle part, afin de ne pas attirer l’attention La Maurina devenait de plus en plus faible et souffrante. Ses bras se détachèrent de mes épaules et je dus la porter… Je lui parlais, elle ne me répondait pas… Je baisais ses cheveux et son front que je baignais de larmes. — Une barque de Mestre nous amena jusqu’ici… je m’imaginai qu’elle s’endormait, au mouvement de la gondole…… puis, je l’allongeai sur ce lit… — ce fut la fin…

Il se pencha vers Zaratto ;

— Je meurs content… appelle Lorenzo… — Lorenzo, mon garçon… si tu veux un conseil, tu accompagneras Zaratto à la guerre. Tu le serviras fidèlement, en souvenir de moi…

*

Un jour terne envahissait, peu à peu, l’atelier. Sa clarté métallique ne se mélangeait pas aux chaudes clartés des flambeaux. Les lumières qui semblaient lutter entre elles imprimaient à la face de Giorgione une épouvantable beauté.

De larges plaques verdâtres entouraient ses yeux et étendaient sur ses joues des traces sinistres…

 

À l’aurore, ses amis revinrent…

— Mon brave Bordone, fit-il, mon joyeux Ridolfi… Palma, Lorenzo… Antonio… Palma… vous êtes tous là… je vous reconnais…

Comme il était beau de voir ces hommes rangés autour de leur maître ! On eût dit des soldats défendant leur drapeau foudroyé.

— Giorgio vous quitte et prend congé de vous… gais compagnons, bons frères, artistes excellents… mes amis… je sens à quel point nous nous aimions… Ne vous désolez pas ! Ne m’oubliez pas. — Quand vous aurez achevé une peinture resplendissante de beauté… lorsque la beauté palpitera dans une œuvre, dites-vous : « Giorgio est satisfait. »… Voyez-vous, il n’y a que la beauté dans le monde… la saine beauté des choses naturelles… la beauté telle que la décriraient les arbres, le soleil, les fleurs, les eaux vivantes, les enfants et les femmes… s’ils en étaient capables… Et, lorsque vous parlerez de la beauté, réunis autour d’une table… laissez ma place inoccupée, pendant quelque temps encore… mon âme immortelle viendra s’asseoir parmi vous… Ne recherchez que la beauté…

Et, dans le premier rayon d’or de l’aurore, sa main dessina la ligne d’un corps.

— Recherchez aussi des amis fidèles…

Sa tête se renversa contre le dossier du fauteuil et il fixa sur nous tous ses yeux que la mort étonnait !

*

Les magistrats chargés de la salubrité publique firent enlever le cadavre de cet homme divin et, pour échapper à leur surveillance, je m’enfuis à Masere.

Voici deux ans qu’il n’est plus. Venise me semble morte. Cependant, malgré la fortune contraire et gaillardement combattue, jamais elle ne fut plus magnifique.

Les huttes et les établis des tailleurs de pierres employés à l’édification des monuments, les oliviers, les vignes ne déparent plus la place Saint-Marc. Elle est libre, pour les processions, es tournois et les foires.

Qui n’admire, maintenant, le palais des Procurateurs que termine la Tour de l’Horloge, les mâts fondus par Leopardi. À leur sommet flottent des bannières dont les vastes ombres se meuvent sur le Campanile…

 

Venise me semble morte ! Quels que soient les talents et les mérites des amis qui me restent, aucun ne me fera oublier Barbarelli ; aucun ne le remplacera.

Certes, mon amour de la beauté me permettra d’apprécier les toiles de Titian et de Palma, mais je me dirai :

— « C’est Giorgio qui leur a enseigné cet art admirable ; c’est lui qui leur a montré ce que devait être la peinture ; comment il faut modérer les chairs, choisir les paysages ; faire du soleil, une couleur ! Il leur a tout appris t il est mort !

 

Quand une fête nous rassemblera autour d’une table, qui nous ravira par ses discours ; qui chantera comme lui, en s’accompagnant sur des instruments de musique, car ses doigts étaient aussi subitement inspirés par les cordes du luth que par le contact de la palette.

Qui improvisera des ; chansons sur les vins que les serviteurs versent dans les verres, sur les mets exquis, les sauces savoureuses et sur la fraîcheur des fruits mûrs ?

Qui nous amusera et nous rajeunira par son rire ?

La sagesse et la pondération de Titian, si rares chez un jeune homme, seront lourdes comme du plomb, sans le relief que leur donnaient la légèreté et l’éclat qui se jouaient dans le caractère de l’insouciant Barbarelli.

Il méprisa la gloire et ne rechercha jamais les honneurs dont le Cadorin est avide.

Pourquoi me regarde-t-il sans franchise, lorsque j’affirme hautement que Giorgio est le porte-flambeau de son art, le maître de la peinture ?

Qu’a-t-il à redouter ? La fortune et la suprématie lui reviennent, maintenant que le Giorgione est mort.

Il gagnera même, à cette mort, la réputation d’ami fidèle. Il compte terminer les compositions inachevées de Barbarelli… et il s’arrangera pour en tirer honneur et profit…

Mais je suis là, et je sauvegarderai la renommée de Giorgio…

 

(Plusieurs feuillets manquent, et le manuscrit reprend sur cette phrase :)

 

… Mais il est impossible de dresser la liste des œuvres de Giorgione. Un grand nombre de ses toiles disparut, après sa mort, car des malandrins pillèrent son atelier. Celles que Titian ou Palma achevèrent furent vendues à des étrangers et un déplorable incendie détruisit, en 1521, le coffre et les dessins que je possédais.

 

(Sur les derniers feuillets fort détériorés on ne peut lire que les lignes suivantes :)

 

… Comme je déplorais la mort de Barbarelli, L’Arétin, qui n’aime pas rester triste longtemps, s’écria :

— Ceux que les dieux chérissent meurent jeunes ! Songeons sans amertume au Giorgione et vidons nos coupes en son honneur…

Cette libation accomplie, il se tourna vers Titian, récemment élevé, par l’empereur Charles-Quint, à la dignité de Comte Palatin et de Conseiller Aulique et lui dit :

— Figurez-vous, mon compère…

 

(Ici s’arrête le manuscrit signé : Marco-Antonio B. 1534.)

Les Journaux.
Fogazzaro (Le Petit Temps, 12 mars) §

Tome XC, numéro 331, 1er avril 1911, p. 626-632 [628-629].

M. Jean Carrère, correspondant du Temps, à Rome, reconnaît, sous une forme voilée, que l’œuvre de Fogazzaro est tarée par l’absence du style, de la beauté. On parle volontiers en France de grands écrivains étrangers, sans se douter que la plupart de ces écrivains écrivent comme des maçons ou comme des sabotiers. Chez nous ils s’élèveraient difficilement au-dessus de Marcel Prévost ou de Jules Mary. Le malheureux Fogazzaro était fier de son pauvre patois et du reproche de mal écrire, dont, disait-il, il ne se repentait pas :

Hélas ! s’il ne s’en repent pas, ceux qui aiment l’œuvre de Fogazzaro et qui admirent son noble caractère le regrettent peut-être pour lui. Car il est triste de songer qu’une grande partie de ce noble effort vers le bien, le juste, le sublime même sera peut-être perdue dans l’avenir lointain, parce qu’il aura manqué aux ouvrages de Fogazzaro cette petite parure que ne négligeaient ni Platon, ni Virgile, ni saint Augustin, ni même saint François d’Assise : le charme irrésistible de la beauté.

Qu’est-ce qu’un écrivain sans style ? Figurons-nous M. Barrès ou M. Maurras, écrivant dans la langue de M. Bernstein !

Art ancien §

Tome XC, numéro 331, 1er avril 1911, p. 643-647 [643-644, 644, 647].

André Michel : Histoire de l’Art, tome IV : La Renaissance en Italie (A. Colin, in-4°, 10 fr.) §

Le tome IV de l’Histoire de l’Art publiée sous la direction de M. André Michel est consacré à la Renaissance en Italie. M. Michel lui-même y étudie spécialement la sculpture jusqu’à la mort de Michel-Ange, M. Marcel Reymond l’architecture du xvie siècle, M. Jean de Foville les médailleurs et M. André Pératé la peinture à la fin du xve siècle et au commencement du xvie. Après la gestation du xve siècle et sous l’action toute puissante des humanistes, dont le plus influent avait été Léo Battista Alberti, se produit la magnifique éclosion de la Renaissance. C’est le temps où le grand architecte Bramante, en traçant le plan de Saint-Pierre de Rome et en en commençant l’exécution, consacra la coupole comme l’expression la plus originale du génie constructeur italien ; c’est le temps où, sous le ciseau de Michel-Ange, la sculpture italienne parvint à son style le plus puissant et le plus large ; le temps enfin où la peinture s’enrichit des œuvres de Léonard et Raphaël, en qui s’incarne la plus haute manifestation des esprits florentin et romain, de Corrège à Parme, et surtout de Giorgione et Titien à Venise.

L’œuvre de Giorgione en effet modifie profondément tout l’art de peindre ; jusqu’alors le peintre avait surtout été un colorieur remplissant de tons un dessin vu par le contour ; Giorgione le premier se rend compte que le dessin est la traduction de la forme tout entière ; il voit le volume des choses et les traduit par la valeur et le modelé ; son œuvre acquiert ainsi une enveloppe si merveilleuse qu’aujourd’hui encore, quand on compare le Concert champêtre à la réplique qu’a essayé de lui donner Manet dans le Déjeuner sur l’herbe, c’est le peintre moderne, adepte du « plein-air », qui, malgré ses admirables qualités, donne le sentiment de la dureté et du travail d’atelier.

De toutes les époques étudiées jusqu’à ce jour dans cette Histoire de l’Art, celle qu’embrasse ce volume est du reste la plus féconde en chefs-d’œuvre. L’illustration comprend près de 300 gravures ; elle ne se borne pas aux grandes œuvres consacrées ; elle divulgue aussi la beauté d’œuvres moins connues, mais souvent aussi intéressantes que les plus célèbres.

Corrado Ricci : Histoire générale de l’Art : Italie du Nord (Hachette, in-18, 7 fr. 50) §

Le goût semble se répandre d’ailleurs de ces ouvrages généraux. Dans la collection Ars una, qui forme sous un plan nouveau une autre histoire générale de l’art, M. Corrado Ricci étudie les artistes et les œuvres de l’Italie du Nord. L’auteur joint à une érudition très sûre des qualités d’écrivain qu’on ne rencontre pas toujours chez les critiques d’art. Il sait dégager les caractères généraux d’une époque ou d’un centre de production et éviter la sécheresse des énumérations. Il sait tout à la fois parler excellemment de l’architecture de Ravenne et de la peinture de Venise. Les chapitres consacrés à Giorgione et à ses successeurs, à Tiepolo, Canaletto, Guardi, Longhi et leurs contemporains, sont d’une documentation parfaite et d’une rare intelligence. En quelques lignes M. Corrado Ricci juge parfaitement chacun d’eux ; il montre la précision de Canaletto, la sécheresse de Bellotto, la fantaisie de Guardi : la perspective de Bellotto est correcte, écrit-il ; celle de Canaletto aérienne, celle de Guardi sentimentale. Ce manuel compact, abondamment illustré, est, certes, il est juste de le dire, l’un des meilleurs de la collection.

Memento [extrait] §

[…] Il me faut enfin signaler une nouvelle et fort belle publication faite par la maison Lefranc et dirigée par MM. Louis Lumet et Yvanhoé Rambosson : le Dessin par les grands maîtres. Le premier fascicule contient des reproductions de Coypel, A. del Sarto, Pisanello, et une très belle étude de paysage du Poussin.

Lettres italiennes §

Tome XC, numéro 331, 1er avril 1911, p. 652-658.

Mort de Fogazzaro §

Antonio Fogazzaro est mort. Si les horloges du monde littéraire italien n’ont pas sonné minuit, aucune n’a sonné midi. La disparition d’un des plus importants producteurs du roman moderne italien n’entraîne rien avec elle. Au surplus, l’activité de Fogazzaro s’était convertie depuis une dizaine d’années exclusivement en un apostolat ni mystique, ni profondément religieux, mais ecclésiastique, que d’autres, à côté de lui, ont poursuivi et poursuivent dans les journaux et les revues spéciales. L’Italie littéraire ne vient donc pas de perdre un maître.

Fogazzaro était réellement mort il y a plusieurs années. Il était poète et il était romancier. Son lyrisme était simple et émouvant, fleur d’un talent très ému. Le livre sentimental de Miranda, sorte de Vita Nova très bourgeoise qui serait éclose pendant l’adolescence du romantisme, est un recueil assez répandu : un livre tendre et populaire et mondain comme du Coppée et comme du Sully-Prudhomme du Vase brisé… et mélodique et sensible comme du Massenet imité par Puccini… Il est difficile de le lire sans être touché au coin des yeux, et les amants douloureux se l’offrent en cadeau, en font leur bréviaire et l’apostillent au jour le jour…

Mais le même auteur a écrit Daniel Cortis, un roman qui est une belle œuvre de construction, d’évocation psychologique, de la représentation dramatique d’un homme sinon d’un type humain. Et la décadence de l’écrivain commence, évidente et toujours croissante, avec Petit monde d’autrefois, Petit monde moderne, et le Saint. La conscience de Fogazzaro était tourmentée par son aspiration vers un renouveau de l’Église. Poussé par des études philosophiques mal assimilées, et par sa tendance atavique et organique cultuelle plus que consciemment religieuse, Fogazzaro, qui était avant tout un tendre, c’est-à-dire un faible, et un croyant, c’est-à-dire un servant, voulait réaliser la parfaite conciliation de l’Église traditionnelle, officielle, et du sentiment catholique évangélique. Il n’eut point la force de discuter, de créer des batailles abstraites d’idées. Il eut recours à la personnification de ses idées, et son tourment intérieur aboutit à des représentations romantiques de quelques êtres en lutte. Il banalisa sa volonté, en l’extériorisant de la sorte, car ses derniers romans au lieu d’être l’expression symbolique d’un grand problème moderne, dont tous les êtres d’une élite et d’une race souffrent, ne sont en vérité que le récit romanesque de quelques personnages choisis au milieu des foules médiocres, d’où tente de s’élever le Saint.

Les agonistes de l’idée catholique moderne sont choisis dans les sacristies, et non point dans la nef d’une cathédrale, ou dans l’ombre d’une colonne où un poète abriterait la fière douleur religieuse qui remue notre inquiète époque de transition spirituelle.

On ne doit pas pardonner à Antonio Fogazzaro le discrédit qu’il a jeté sur une telle douleur, avec la production précipitée de quelques livres, trop discutés par les pauvres d’esprit du monde catholique et du monde laïque pour qu’ils soient vraiment intéressants. On ne doit pas lui pardonner de ne pas avoir senti sa mort véritable lorsqu’il acheva Daniel Cortis. On ne doit pas lui pardonner d’avoir poussé sa redoutable inintelligence jusqu’à ne pas comprendre qu’une trop profonde diversité de tempérament et d’énergie lui défendait de vouloir penser et écrire pour une élite de notre temps.

Et rien n’a changé avec la mort de ce vieillard obstiné dans son labeur vain, comme rien, dans l’esprit de ses contemporains et dans les modes de la littérature ne changea à la suite de ses dernières œuvres ; de même qu’il n’y aura rien de changé, dans la production intellectuelle italienne la plus représentative, lorsque Mme Mathilde Sérao cessera d’écrire ou de vivre. La vague rouge des jeunes poètes s’étend sur la péninsule avec une vigueur nouvelle, bien plus intéressante que la vague grise des aînés qui se retire.

Corrado Govoni : Poesie elettriche. Éditions Futuristes. Milan. — F.-T. Marinetti : Distruzione. Éd. Futuristes, Milan §

La vague rouge… Les couvertures des « éditions futuristes » sont rouges, comme celles des brochures révolutionnaires. C’est un symbole et une indication. L’esprit et la forme des poèmes qui composent les livres futuristes répondent à l’appel violent des couvertures.

En même temps que M. Corrado Govoni publie ses Poesie elettriche, M. F.-T. Marinetti publie Distruzione. La liste des poètes futuristes s’allonge. L’intérêt des différentes œuvres qui s’y rattachent est confié à des recherches formelles, à des éclosions d’images d’un ordre très particulier, et, surtout, à l’expression enfiévrée d’une attitude d’énergie, d’une « volonté de puissance », dont il est superflu d’indiquer les antécédents idéologiques, dans notre époque même.

Les conteurs italiens ne semblent pas se renouveler, et n’ont pas donné ces derniers temps des œuvres vraiment importantes, ou simplement curieuses, à part, parmi les aînés, M. Luciano Zuccoli, ou M. Enrico Corradini, apôtre fervent et savant d’un parti nationaliste italien et auteur d’un remarquable roman, la Grande Patrie ; à part aussi quelques jeunes, tels M. Massimo Bontempelli ou M. E. A. Marescotti et d’autres. Mais la parole d’avant-garde des lettres italiennes est proférée par des poètes. J’ai signalé déjà ici-même les caractères des différents groupements épars dans la péninsule aux multiples capitales. Parmi eux, le groupe de Milan est sans doute le plus véhément et le plus hardi.

Chaque volume qui sort des presses « futuristes » est un cri de révolte et un appel à la libération. Mais ce qui est le plus à remarquer, en outre des rythmes libres, totalement affranchis de la musicalité prosodique traditionnelle que d’Annunzio avait gardée à ses vers-libres (spécialement dans le Laudi), c’est la qualité, le caractère même des images « futuristes ». Les poèmes de M. Corrado Govoni semblent inspirés de ceux de M. Marinetti. C’est la même application de la comparaison, âme de toute poésie, aux organismes surchargés de la vie contemporaine, l’abstraction lyrique de quelques valeurs mécaniques toutes modernes, la hantise du moteur, quand ce n’est pas l’appel effréné aux forces sidérales. Une sensualité crue de l’expression, on peut la retrouver auprès de plusieurs de ces poètes, comme une marque violente d’affranchissement. Deux thèmes reviennent souvent, chez les uns et chez les autres, admirablement asservis à l’élan lyrique, deux thèmes d’énergie, l’un charnel et l’autre pratique : la vulve et le moteur. Le procédé appartient organiquement, il faut le reconnaître, à M. Marinetti. Il s’agit, au surplus, d’un néoromantisme, qui se souvient de Baudelaire, qui n’est pas sans connaître les « poèmes obscènes » de Verlaine, et qui remplace les valeurs émotives sentimentales par des valeurs émotives sensuelles, le clair de lune par la lumière électrique, le coursier de Jauffré Rudel par la 40 HP de M. Mirbeau, les palpitations d’un cœur aimant par les trépidations d’un moteur puissant. Et l’énergie lyrique de ces poètes est telle que leurs poèmes sont énergiques et entraînants, et que MM. Paolo Buzzi, Enrico Cavacchioli, G. P. Lucini, etc., se révèlent écrivains de premier ordre et d’un ordre nouveau.

Parfois une volonté factice de destruction banalise pourtant et amoindrit ces artistes passionnés. C’est la volonté d’opposer à la tendresse et à la noblesse la violence et la vulgarité, de détruire toutes les valeurs sentimentales connues, sans toutefois les « transmuer », sans toutefois en élever d’autres, ne fut-ce que par le style, à une hauteur vraiment poétique. Ainsi, M. Corrado Govoni, à coup sûr un des meilleurs poètes du groupe, ne semble chanter les Orchidées que pour réciter, en chapelet, des louanges « opposées » à celles qu’un romantique eût aimées. Le choix volontaire des images est par trop évident, ce qui ôte au poète toute force de lyrisme vrai :

LES ORCHIDÉES

Hernies bariolées des fleurs,
Bains de siège des papillons,
Éteignoirs des lucioles vertes,
Avortons jaunes des cauchemars,
Maladies vénériennes reproduites en cire,
Vulves compliquées et obscènes,
Bonnets de nuit des gnomes,
Pétales des sylphes,
Fleurs de stupre,
Fleurs de lupanar,
Fleurs homosexuelles.
Palette de l’arc-en-ciel.
Pénis bouges aphrodisiaques
Servis sur des plats de faïences…

Cela est laid, parce que facile. Et je le cite, comme le signe le plus caractéristique de l’exagération d’une tendance. Mais, en revanche, quelle large, quelle sûre poésie, dans tout le poème de M. Govoni ! Et combien ce « poète nouveau » l’est profondément, en face de tant de rébarbatifs suiveurs du romantique Manzoni, qui fut un poète, ou bien de l’admirable pédagogue lyrique néoclassique Carducci, qui fut poète à peine et avec peine, ou bien de l’étonnant d’Annunzio, engendré en Italie par les élégantes fécondations des dernières écoles littéraires françaises.

M. Marinetti a traduit lui-même en italien son volume Destruction, paru à Paris en 1904. On sait que la vigueur et l’élan de ces « poèmes lyriques » signalèrent le jeune poète à la double attention, admirative ou gouailleuse, de ses contemporains.

La langue italienne y est très ferme, et son style garde, dans la transposition, toute sa robustesse, toutes ses nuances, et aussi toute l’exagération d’un esprit qui ne veut pas « se contrôler ». L’harmonie des deux langues, l’identité absolue de leurs mouvements profonds, de leurs cadences, apparaît curieuse et encore une fois indéniable dans ce livre traduit par son auteur. M. Marinetti chantait en français :

Pâtres noyés dans les brumes du soir !…
Flûtes plaintives, flûtes en pleurs,
languissantes chansons aux cadences lascives,
qui dorlotez avec tristesse
ce rude paysage tout enfiévré d’Étoiles…

Il chante en italien :

O pastori sommersi nella bruma del vespro !…
Flauti piangenti, flauti lamentosi,
e languide canzoni dalle cadenze lascive,
che tristi vezzeggiate questo paesaggio rude
tutto febbrile di Stelle…

Le volume Distruzione est précédé du compte-rendu du procès, auquel l’auteur de Mafarka doit un acquittement et ensuite une condamnation. Il est inutile de lire ce compte-rendu pour se rendre compte de l’absurdité ridicule des magistrats qui enfoncent le plateau d’une balance assez vert-de-grisée dans la bouche d’un poète qui chante, ainsi qu’on enfonce le mors dans la gueule d’un cheval rétif. L’Italie n’a pas l’heur de contempler dans le muséum de ses phénomènes un sénateur porté sur le pavois par quelques protestants ; mais elle a le bonheur de compter quelques hommes semblables à ceux-ci, dans toute son étendue. Et l’on oublie que l’Italie est, dans les arts, la grande et l’incomparable patrie du « réalisme » le plus pur, ou, si l’on veut, le plus impur, depuis les contes de Boccace et les tortures sexuelles du Jugement de Giotto à la Chapelle des Scrovegni de Padoue, jusqu’à la Vénus d’eau douce de Gabriel d’Annunzio.

Guido Gozzano : La Via del rifugio. Treves, Milan §

Deux tendances absolument diverses de celle des poètes de l’énergie moderne se dessinent de plus en plus nettement dans le lyrisme italien.

L’une est celle qui dérive de Pascoli ou de Francis Jammes, et qui chante la poésie infinie et calme des choses très simples. L’autre est celle, néoclassique, qui revoit la vie comme la tradition lyrique le veut. La prosodie des premiers poètes est libre, et assez révolutionnaire, car elle veut se rapprocher de la cantilène populaire, des complaintes et des conversations au coin du feu. La prosodie des autres est la classique.

Le plus puissant, parmi les jeunes poètes post-Pascoli, est sans doute M. Guido Gozzano. Son sentiment est si ému, son évocation des âmes « communes » est si sereine et si tendrement souriante que ses poèmes s’imposent à notre sensibilité exaspérée, comme un apaisement irrésistible. Et nous l’aimons.

Le temps du dilettantisme d’annunzien, venant d’Angleterre et de France, est décidément passé. Plus d’images « exquises », plus de « maux subtils ». Des images violentes, et le tourment de la plénitude de la vie, d’un côté ; d’un autre côté, des images tendres, et la mélancolie des nostalgies qui ne s’avouent pas. M. Guido Gozzano sourit avec une tristesse des plus touchantes. Il aime tout, il croit à tout, et son âme volontairement bourgeoise est triste, malgré tout, non de vouloir être banale, mais d’être sereine. Sa poésie, comme celle de M. Armando Granelli, le poète de Mauvaise humeur, est mélancoliquement sceptique.

Je ne puis pas aimer, ô Illusionnée ! Je n’ai
Jamais aimé ! Ceci est le malheur que je cache.
Je cherchai, triste, l’amour par le monde,
Je pérégrinai, triste, dans le passé,
Enfant vicieux et vicié,
Sur les traces du plaisir vagabond……
Ah ! Ne tourne pas tes petits pieds
Vers l’âme sombre de celui qui se tait !
Ne me tente pas, ô pâle suivante !…
Pour ton rêve, pour le rêve que je te donnai,
Je ne suis pas celui-là, celui-là que tu crois !
Ô curieuse de moi, laisse-moi en paix !

Francesco Chiesa : I Viali d’oro. Formiggini, Modena §

M. Francesco Chiesa, dans les Allées d’Or, recueil qui porte en épigraphe :

… Come pei viali d’Oro
della sua fiaba, un favoloso re…

se rattache directement à la prosodie et à la sensibilité lyrique classique. Et si les poètes de l’énergie présentent ce caractère particulier de certains novateurs modernes, tels les musiciens post-debussystes, qui nous montrent bien, avec leur terreur du banal, ce qu’ils veulent éviter, sans nous montrer toujours par quoi ils veulent le remplacer, les poètes néoclassiques, de même que les musiciens, ne craignent point d’étaler non pas des lieux-communs, mais toute une conception lyrique de sentiment et d’expression, déjà connue et classée. L’originalité de la vision même en est toujours un peu amoindrie. Cependant, une énergie tout intérieure jaillit souvent des rythmes, et révèle la personnalité hors de pair de l’artiste. Dans Viali d’Oro, de M. Francesco Chiesa, la personnalité du poète se montre dans toute sa force, et plusieurs poèmes nous empoignent, par la mélodie du rythme et par le sentiment profond des images, comme, par exemple, le beau poème l’Abîme.

Amedeo Tosti : Nemesi carducciana. Soc. Ed. Nazionale, Rome §

Pendant que des polémiques assez ardentes s’élèvent en Italie pour et contre Carducci, entre MM. Ettore Romagnoli, Vincenzo Morello, Goffredo Bellone), etc., et que M. Amedeo Tosti croit devoir publier tout un livre, Nemesi carducciana, sur un aspect de la pensée carduccienne, laquelle ne peut à aucun titre intéresser de vrais poètes, des « jeunes » poursuivent leur marche en avant, libres de tout frein. Et il nous est particulièrement cher de constater que leurs mouvements sont intimement liés aux mouvements analogues français. Cette constatation pourra servir un jour d’appendice au cours de littérature méditerranéenne poursuivi par quelques écrivains français à l’Université Nouvelle de Bruxelles, et consacré à « l’identité évolutive de la littérature française et de la littérature italienne à travers les siècles »…

Échos.
L’origine de la Camorra §

Tome XC, numéro 331, 1er avril 1911, p. 669-672 [670-671].

La célèbre association napolitaine la Camorra a fait et fera couler encore beaucoup d’encre à propos du procès de Viterbe. Ce qui n’a pas été dit, c’est que cette société de malfaiteurs est d’origine espagnole et plonge dans un passé lointain.

Les historiens et sociologues italiens qui ont étudié la Camorra, Turiellio, Pucci, Blasio, etc., ont établi d’une façon désormais certaine que l’ancêtre de cette association est la Guarduna (ou Gardugna) espagnole, dont l’histoire a été écrite par Guendias dans ses « Mystères de l’Inquisition et autres sociétés secrètes d’Espagne ».

La « confraternité de la guardugna » — c’est-à-dire de la rapine — était une société de malfaiteurs, qui existait dès l’année 1487, et qui, sous des formes ou des noms divers, a survécu en Espagne pendant cinq siècles environ.

Les statuts furent établis à Tolède en 1420. Comme ceux de la Camorra, les règlements de l’« honorable société » — qui ont été traduits en italien par le Dr de Blazio9 — cachent les opérations honteuses sous une noble phraséologie, comme s’il s’agissait réellement d’une confraternité entre gentilshommes, se promettant réciproquement aide et secours.

C’est un phénomène très significatif que la formation, au xve siècle, dans toute l’Europe centrale et occidentale, de bandes organisées de malandrins, et l’éclosion simultanée, en France, Espagne, Italie, d’argots ou langages spéciaux à ces malfaiteurs.

La Gardugna s’implanta dans le royaume des Deux-Siciles avec la dynastie aragonaise, et produisit rapidement un rejeton qui lui a survécu, la Camorra napolitaine, dont les règlements, l’organisation et le but sont semblables.

La Camorra a donc toujours été uniquement une association de vulgaires malfaiteurs, contrairement à la Maffia sicilienne, qui a eu des visées et des attaches politiques.

Tome XC, numéro 332, 16 avril 1911 §

Les Poèmes.
Jean Schlumberger : Épigrammes Romaines ; Bibliothèque de l’Occident, 10 fr. §

Tome XC, numéro 332, 16 avril 1911, p. 800-804 [801-802].

M. Maurice Denis a composé pour les Épigrammes Romaines un frontispice où des jeunes femmes assises, près d’un clair bassin, par une limpide journée de printemps, écoutent le son de la double flûte, taudis qu’une biche furtive erre sur les pelouses entre les statues de marbre, sœurs plus belles encore des songeuses attentives, dans le décor virgilien : mais l’art de M. Jean Schlumberger n’est pas entièrement parent de celui de M. Maurice Denis ; sans doute Virgile le guida parmi les monuments et les ruines de la ville latine, impériale et pontificale ; mais Goethe l’initia aussi à la résurrection du passé et plus qu’aucun autre il eut ici pour compagnon secret Keats, enlevé par la mort à sa jeune gloire. Dans ces courtes pièces d’une langue tendue, concise, elliptique, s’exprime l’inquiétude d’une âme fébrile, en proie à la passion, à la hâte de vivre, avant que les dieux jaloux n’aient emporté dans la nuit le corps charmant d’Eurydice et lorsque le vieux Tibre entend dans l’ombre rôder le fantôme de la Louve romaine, il n’essaie pas d’endormir sa plainte par un murmure de gloire, mais il s’associe à son rêve désespéré :

………………… Les fils, ô farouche, sont morts
Dont sa soif soulageait tes fiévreuses mamelles.
Tu cherches à tes flancs leurs babines jumelles
Et lorsqu’entre les crocs tu gémis, j’y réponds
Par la voix de mes flots dans les gueules des ponts.

Au bord du Styx, les mères et les amants appellent en vain leurs morts et vainement aussi les oubliés pour qui ne coule le sang d’aucun sacrifice funèbre crient vers ceux qui les ont effacés de leur mémoire ; et les trois femmes qui sont évoquées dans les Idylles ne connaissent pas davantage la douceur des songes paisibles ; elles sont torturées par le désir et par la jalousie :

La misérable appelle et l’attend et se meurt.
Aie pitié ! Car la vie est par elle maudite :
Tant lui sont pleins d’horreur les bienfaits d’Aphrodite !

Leurs paroles sont mesurées ; mais leur pensée violente s’emporte jusqu’au crime et à la volonté de tuer ; car le féroce Amour ne se sépare pas en elles de la haine et elles redoutent de mourir avant d’avoir assouvi leur soif de caresses :

Descendrons-nous déjà vers les noirs peupliers
De Perséphone et vers l’inexorable Fleuve ?
Ô Secourables, la souffrance nous est neuve
Et jeune on craint la mort et celle-là pâlit
Surtout dont nul époux n’a traversé le lit.

La langue et les rythmes de M. Jean Schlumberger sont fermes et sobres ; mais non entièrement exempts de quelque rudesse et de quelque gaucherie, peut-être volontaires.

Archéologie, voyages.
Comtesse de la Morinière de la Rochecantin : Croisières, Émile Paul, 10 fr. §

Tome XC, numéro 332, 16 avril 1911, p. 824-829 [828].

Sous le titre de Croisières en Adriatique et Méditerranée, Mme de la Rochecantin a publié un volume agréable d’impressions de route à bord d’un yacht qui visita Zara, Sébéico, Sardona, Spalato, Salone, Clissa et Raguse ; la Sicile, la Sardaigne et la Corse, l’Île d’Elbe et la côte italienne méridionale. Viennent ensuite des impressions de séjour en Algérie et Tunisie. — Il y a des illustrations très nombreuses, mais qui malheureusement ne reproduisent que des instantanés, de sorte qu’elles sont surtout des taches de blanc et de noir. — En passant à Vulcano, Mme de la Rochecantin constata qu’on y voulait vendre un volcan. Mais elle n’en a pas indiqué le prix, ce qui est vraiment dommage.

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911 §

Les Romans.
Eugène Montfort : En flânant de Messine à Cadix, Fayard, 3,50 §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 355-359 [358-359].

En se promenant dans ces pays baignés de soleil, l’auteur a découvert que la France pourrait bien ne pas être le pays le plus éclairé de l’Europe et qu’à l’heure actuelle ce pays sombre dans la vulgarité, l’épaisse, la noire vulgarité. Il y a du courage à risquer cette constatation. Oui, la France devient vulgaire et surtout le peuple qu’on cherche à élever par tous les moyens possibles tourne à la grossièreté et à la cruauté. Je n’ai jamais mis les pieds hors de la France, tellement j’ai horreur des voyages et surtout du mouvement inutile, mais comme je suis plus âgée que l’auteur, je peux lui affirmer qu’il fut une époque où l’on n’entendait jamais le mot célèbre et trop français dans les rues de province. Je l’ai en quelque sorte appris, moi en venant à Paris, la ville lumière. Écouter se disputer deux Napolitains, c’est entendre de la musique. Écouter discourir deux ouvriers dans la rue, c’est se pencher sur un fumier. Au secours, messieurs les poètes, au secours !

Littérature.
Émile Gebhardt : Souvenirs d’un vieil Athénien, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, Bloud [extrait] §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 359-363 [361-362].

Dans ces Souvenirs d’un vieil Athénien, où se trouvent rassemblés les articles qu’Émile Gebhardt donna aux Débats et à La République française, ce qu’il y a de plus intéressant ce sont ses Lettres de jeunesse, les lettres du jeune Athénien, lors de son premier pèlerinage aux terres classiques. Sans doute l’ombre de Chateaubriand le suit, mais il sait voir et regarder lui-même, et mêler à ses rêveries une douce émotion et une agréable ironie. Qu’on ne cherche dans ces notes ni le récit d’aventures romantiques ni des détails de mœurs ; Gebhardt met tout son romantisme dans sa jeune et vierge curiosité intellectuelle ; il voyage littérairement et artistiquement et se prépare avec conscience ù son rôle de professeur. Il sait la majesté des dieux et des autels qu’il visite et ne veut être qu’un pieux pèlerin : « Si vous saviez, écrit-il, quelle joie de se promener à mon âge entre Raphaël et Praxitèle, Michel-Ange et le Titien, en pleine liberté d’esprit et d’allures, de passer des rivages de Naples aux rivages de Grèce, de quitter les Madones de Raphaël pour les bas-reliefs de Phidias. » Il vivifie, au contact des chefs-d’œuvre ses notions archéologiques et artistiques, et l’émotion de ce jeune homme est belle à regarder. Je ne puis le suivre pas à pas dans ses pèlerinages à Rome, à Florence, à Athènes, à Constantinople, etc. […].

Le journal de Gebhardt se termine par ces mots datés d’Athènes : « Je pars demain. Funérailles de ma jeunesse ! » Il savait bien qu’il vivrait toute sa vie sur l’enthousiasme de ces heures, et qu’on ne retrouve jamais la fraîcheur première de sa sensibilité : « Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir », a dit Mme de Noailles. Que d’âmes et que de soirs, à jamais ensevelis !

Histoire §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 363-369 [365-367, 367].

Émile Collas : Valentine de Milan, duchesse d’Orléans, Plon-Nourrit, 7 fr. 50 §

Les uns après les autres, les personnages de la Cour de Charles VI tentent nos modernes historiens et biographes. Après les travaux d’E. Jarry et de M. de Circourt sur le duc d’Orléans, frère du roi, l’on a eu ceux, naguère appréciés ici même10, de Marcel Thibault, un historien mort trop jeune, sur Isabeau de Bavière ; voici maintenant l’ouvrage de M. Émile Collas (lequel a eu pour prédécesseur M. Maurice Faucon) sur Valentine de Milan, duchesse d’Orléans.

Le règne de Charles VI est un sujet curieux entre tous. Cette folie de Charles VI, événement politique et social d’une importance aussi grande que lamentable, on comprend qu’elle retienne les historiens. Je conçois, ou j’approuve, plus volontiers que ne le fait M. Pierre Lasserre qu’elle ait été une « bonne fortune inouïe » pour Michelet ; je l’admets plus volontiers, dis-je, quand je juge de l’effrayante importance d’un tel fait, non d’après Michelet, mais d’après de sages historiens actuels plus ou moins assujettis aux disciplines impersonnelles. Déjà, le pauvre Marcel Thibault m’avait clairement donné à penser qu’une femme comme Isabeau ne se comprend que par la folie du Roi, laquelle eut chez elle un contrecoup d’érotisme adultère. Aujourd’hui, en lisant la vie de Valentine de Milan, de cette belle, douce et raisonnable Italienne, de cette fleur déjà de la Renaissance, brisée, elle aussi, sous le souffle de la démence royale, j’entrevois comment la civilisation, en France, fut, dans une certaine mesure, retardée par la folie de Charles VI. Je ne parle pas des faits historiques brutaux et bien connus, guerre civile et guerre étrangère, mais de la disposition même des esprits, étrangement affectés dirait-on, par les cris échappés du cabanon de Saint-Pol ou du Louvre. Cette époque devint folle de la folie de son roi. La maladie du roi apparut comme l’effet d’un sortilège, et il s’ensuivit une recrudescence redoutable de toutes les superstitions du Moyen-Âge. La croyance à la sorcellerie s’exaspéra. S’il est un temps qui en connut les transes, c’est celui-ci. Ce que l’on a gardé des témoignages de l’opinion populaire d’alors montre une idiotie terrifiée. C’est une des grandes époques de l’histoire démonologique.

Et ce fut Valentine de Milan la sorcière qui avait rendu le Roi fou ! Voilà qui montre bien le détraquement de ce temps. Valentine était certainement alors la personne la plus civilisée de France. De plus, elle avait une influence heureuse sur le pauvre roi. N’importe, l’opinion qui fît d’elle une sorcière, répandue dans le peuple par les ennemis de la Maison d’Orléans, n’éprouva aucune difficulté à se propager. Valentine apparaît ainsi comme la victime des superstitions de son temps. La distinction de cette victime fait mieux sentir tout ce qu’il y eut de ténébreusement morbide dans cette époque.

Époque de transformation, cependant, et de clartés nouvelles. L’âpre versant du haut Moyen-Âge est franchi. Nous sommes sur l’autre versant, le versant qui descend vers les espaces lumineux de la Renaissance. Valentine de Milan apporte dans l’Occident nocturne encore le pressentiment des temps nouveaux. Toutefois, c’est plus encore aux obstacles cruels rencontrés par cette transformation que l’aimable femme fait penser en ses infortunes.

Cette folie de Charles VI commença l’ère des malheurs. Au drame de l’épouvante publique se superposa une tragédie politique, — celle-ci empruntant à celui-là un de ses ressorts essentiels, — la rivalité des Maisons de Bourgogne et d’Orléans. La première exploita contre la seconde les superstitions populaires. Valentine de Milan, femme du duc Louis d’Orléans, devint, on l’a vu, la sorcière qui avait envoûté le roi. Éloignée de la Cour là-dessus, le Duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, put tout à son aise faire servir à ses ambitions l’imbécillité mentale du roi. « L’exil de Valentine, constate M. Émile Collas, eut une influence désastreuse sur les événements, sur ceux qui préparèrent les sombres années de la fin du règne de Charles VI et qui faillirent mener la France à sa perte. »

Les droits de la Maison d’Orléans-Valois, que l’assassinat de la rue Vieille-du-Temple prescrivit si sauvagement, étaient, sans aucun doute possible, conformes à l’intérêt français. Uni, comme arrière-fief, au duché de France, le Comté d’Orléans avait, dès les origines, contribué à former la base du domaine royal. La tradition des ducs de la première maison d’Orléans était essentiellement française. Jugé avec trop de bienveillance par les uns (A. de Circourt et M. Émile Collas), avec trop de sévérité par les autres (Marcel Thibault), le duc Louis d’Orléans ne servit pas, somme toute, la royauté comme il eût fallu. « Nous sommes bien tailliez d’avoir assez à faire et souffrir, disait un contemporain : le roi n’est pas en son bon sens et est folz, et monseigneur le duc d’Orléans est jeune et joue volontiers aux dés et aime les filles. » Il avait tout net la réputation d’un « putier ». Inconvénient plus fâcheux encore, il était d’une prodigalité désordonnée. Et cependant, le Bourguignon avait beau, là-dessus, se mettre en avant, avec une grande affectation de sagesse financière et d’égards pour les deniers bourgeois, la popularité qu’il y gagnait n’empêchait pas sa cause d’être antifrançaise. La cause de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur, de ces fils de France que les fatalités politiques et géographiques de leur immense apanage de l’Est avaient transformés en souverains quasi germaniques, « austrasiens », cette cause était déjà celle de Charles le Téméraire, celle de Charles-Quint, celle de l’Autriche, établie encore au moment des guerres de la Révolution dans le cercle de Bourgogne.

Orléans et Bourgogne furent, en leurs luttes du xive et du xve siècle, les Atrides de la Dynastie Capétienne. Mais la Maison d’Orléans, c’était la France. Valentine Visconti représente pour nous ce qu’il y eut de plus charmant, de plus fin et de plus méritoire dans le génie de cette Maison. Il faut remercier M. Émile Collas d’avoir repris et précisé, autant qu’il se pouvait, les traits de cette sympathique figure11.

Memento [extrait] §

Revue historique, mars-avril 1911. G. Bloch : « La Plèbe romaine », 1re partie (Revue des théories principales mises en cours, depuis Vico jusqu’à nos jours, sur la question de la plèbe romaine) ; […]

Philosophie.
Memento [extrait] §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 369-377 [377].

De la Maison Bloud, voici une excellente monographie de M. le baron Carra de Vaux sur Léonard de Vinci ; on y trouvera l’essentiel à connaître sur la multiple activité artistique, scientifique et philosophique du Grand Florentin ; […].

Archéologie, voyages.
S. de Callias : Visions Cosmopolites, Maurice Bauche, 5, rue des Filles-Saint-Thomas §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 382-387 [387].

Sous la signature : S. de Callias, en un cahier non cousu, de format incommode et où il y a beaucoup de papier blanc, voici enfin des Croquis Cosmopolites, notes hâtives sur l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie. M. de Callias a essayé de démêler le caractère complexe de la « perfide Albion », qui semble bien posséder comme l’empire du Soleil Levant une odeur spéciale ; puis il donne des aspects et types de Bristol, de Cambridge, de l’île de Man ; des impressions courtes sur l’Allemagne et les Allemands ; les rues espagnoles ; les maisons peintes de Lombardie ; les horreurs monumentales du cimetière de Milan. La série enfin se termine par un retour au vieux Montmartre : « Des Polonais pauvres, aux yeux d’angoisse et de rêve, se sont assis sur le bord du trottoir, et ils mangent deux sous de frites dans un journal. » — Mais ce cahier, qui dénote un certain talent d’écriture, comme d’observation, me fait aussi de la peine. Le signataire est un avare ; il ne montre qu’un tout petit bout d’étoffe et il semble bien qu’il en possède une pièce ; qu’il n’ose la sortir de crainte qu’aussitôt on ne la lui chipe. Il n’y a donc plus d’honnêtes gens en France ?

Ésotérisme et sciences psychiques.
Memento [extrait] §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 397-404 [403].

M. J. Burel a écrit une étude très substantielle sur Isis et les Isiaques sous l’Empire Romain (Bloud et Cie). Il traite successivement de l’introduction du culte d’Isis à Rome, de la mythologie, de la théologie, de l’initiation et du culte isiaques, du sacerdoce et des causes du succès du culte d’Isis. […]

Musées et collections.
Memento [extraits] §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 421-428 [426-428].

La publication de grand luxe entreprise par l’éditeur Fr. Hanfstaengl, de Munich, sur La Galerie de peinture du Prado à Madrid (Die Gemælde-Galerie des Prado in Madrid) vient de se terminer. […] Nous avons signalé ici le contenu des sept premières livraisons et dit la qualité exceptionnelle des héliogravures qu’elles renferment et qui en font, en même temps qu’une collection d’admirables planches, un instrument de travail de premier ordre. Les sept dernières livraisons n’apportent pas moins de jouissances à l’amateur et à l’historien. Ici encore, il s’agit d’un choix des plus beaux chefs-d’œuvre du musée, au premier rang desquels brillent les Velazquez, les Titien, les Raphaël, les Dürer, les Rubens, les Murillo, les Goya. […] De Titien, Vénus et Adonis, le portrait d’Alphonse Ier d’Este, duc de Ferrare, le portrait équestre de si grande allure de Charles-Quint à la bataille de Mühlberg, le charmant Sacrifice à la déesse de l‘Amour, et l’admirable Bacchanale. Raphaël est représenté par le célèbre « Spasimo » ; […]. Mais d’autres maîtres encore figurent avec quelques toiles dans cet ensemble déjà si imposant : Lorenzo Lotto, Véronèse, Van Dyck, Antonio Moro (avec son admirable effigie de la Reine Marie d’Angleterre) ; Jordaens, Patinier, Rembrandt (avec la composition célèbre dite la Reine Artémise), Tiepolo, et Lopez. […] Ainsi se trouve achevé cet imposant monument élevé à la gloire du musée de Madrid. C’est, sans contredit, le plus bel hommage qui ait été jamais rendu aux maîtres dont il s’enorgueillit, et la plus saisissante évocation qui ait été donnée de leurs chefs d’œuvre grâce à la grandeur exceptionnelle (environ 40 sur 55 centimètres) et à la perfection d’exécution de ces 84 planches. Elles sont accompagnées, comme nous l’avons déjà dit, d’un volume de texte dû à la plume érudite de M. Karl Voll, conservateur de la Pinacothèque de Munich, texte illustré lui-même de reproductions des tableaux moins importants de la galerie.

De son côté, la maison Grote, de Berlin, vient de terminer aussi sa précieuse publication des Dessins du Cabinet des estampes de Berlin (Zeichnunge alter Meister im Kupferstichkabinett der k. Museen zu Berlin) dont nous avons également parlé ici. Parmi les quarante planches que contiennent les quatre dernières livraisons et qui, comme les précédentes, reproduisent avec une. fidélité parfaite les originaux dans leurs teintes et leurs dimensions exactes, citons notamment […] des études de Filippino Lippi pour le Saint Sébastien de l’église San Michele de Lucques […]. Une table méthodique, par écoles, des 300 planches contenues dans tout l’ouvrage facilite la consultation de cette riche et belle collection.

L’Arundel Club de Londres, qui s’est, comme l’on sait, donné pour tâche de reproduire les plus beaux tableaux des collections privées anglaises vient de publier pour 1910 son septième portefeuille d’estampes12. Ce sont, comme les années précédentes, 20 superbes héliogravures d’après des œuvres appartenant à toutes les écoles et où l’on admire particulièrement une Madone avec l’Enfant entourée d’anges de Masaccio (coll. du Rev. Arthur Sutton), d’autres Madones attribuées à Botticelli (coll. du marquis de Lothian) et à Pollaiuolo (à sir Hubert Parry), une Nativité d’Albertinelli (ibid.), une Adoration des bergers de Mantegna (à M.C.-A. Broughton Knight), un Tiepolo : Antoine et Cléopâtre (à M. W.-C. Alexander), […]. Des notices historiques accompagnent la reproduction de chaque planche et ajoutent à la valeur documentaire de cette publication, qui constitue peu à peu le livre d’or des collections anglaises.

Lettres anglaises.
J. A. F. Orbaan : Sixtine Rome, 7 s. 6 d., Constable §

Tome XCI, numéro 334, 16 mai 1911, p. 428-432 [429].

Pendant son court pontificat, le pape Sixte-Quint manifesta une activité incroyable. À peine eut-il coiffé la tiare qu’il entreprit à Rome des travaux colossaux, et c’est à ces travaux que Mr J.-A.-F. Orbaan consacre son livre : Sixtine Rome, qu’ornent trente-deux illustrations. On voit la Rome médiévale disparaître devant la Rome de la Renaissance et se réaliser les entreprises de ce pape qui transforma l’aspect de la Ville Éternelle, avec les monuments qu’il fit édifier et les grandes voies qu’il fit tracer. Quand il mourut, il projetait des travaux plus audacieux encore, tels que ce canal de Rome à la mer, dont il est encore question de nos jours. Le beau livre de Mr Orbaan reconstruit pour le lecteur la Rome de cette époque.

Tome XCI, numéro 335, 1er juin 1911 §

Les Journaux.
Rome vue par Michelet (La Dépêche, 3 mai) §

Tome XCI, numéro 335, 1er juin 1911, p. 629-633 [632-633].

M. H. Monin publie dans la Dépêche de curieuses notes inédites de Michelet sur Rome :

Rome est fort triste. Elle est remplie de palais vastes et magnifiques, mais lourds et écrasés. Une grande moitié de la surface est en jardins. La population est très faible pour la grandeur de la ville : imaginez Paris avec cent mille habitants. La campagne (et quelle campagne !) empiète sur la ville. Des troupeaux de chèvres parcourent sans cesse les rues. On se croirait parfois dans un centre agricole. Cependant les denrées alimentaires viennent de fort loin : la volaille vient d’Ancône, à près de cinquante lieues… Le désert commence dans Rome : le mont Palatin nourrit dans les immenses fondations de ses palais ruinés une multitude de renards qui descendent au Vélabre pour boire à la fontaine de Curtius.

Rome est encore pleine d’étrangers, comme sous les Empereurs. Il y en a plus de trente mille. Mais ce n’est plus l’Oronte (fleuve d’Asie) qui se jette dans le Tibre, comme au temps de Juvénal. C’est la Tamise. Rome n’a pas aujourd’hui dans son enceinte un seul homme célèbre auquel elle ait donné le jour. Le plus grand statuaire de l’Europe vit à Rome et probablement y mourra : c’est un Norvégien (Thorwaldsen). Les savants les plus illustres de Rome sont des Allemands et des Anglais.

Le peuple, à Rome, ne semble propre ni aux sciences, ni aux arts, ni à l’industrie. Le Romain est né pour l’action politique et guerrière ; si les circonstances ne s’y prêtent pas, il rêve.

L’industrie a toujours été médiocre à Rome ; aussi de tout temps les Romains ont été un peu mendiants. Le riche, comme le patricien antique, donne par faste, non par charité. Le pauvre est fier ; la femme du mendiant ne raccommode jamais les haillons de son mari ; elle les porte au ghetto, à un juif, qui s’en charge. Les routes sont la vraie richesse de Rome, puisqu’elles lui amènent des étrangers ; mais les terrassiers viennent des Abruzzes. On ne trouvera pas un Romain pour porter un paquet, ce sera un Bergamasque. Les seules exportations consistent en pouzzolane, en vieux chiffons propres à entourer les oliviers, et en antiquités : tous les dimanches, les paysans des environs apportent sur une place publique toutes celles qu’ils ont pu trouver pendant la semaine ; ce commerce dure depuis des siècles, mais il n’y a pas de marché aux légumes.

Rome, qui fut à ses débuts un refuge, a conservé des asiles, églises privilégiées, qui sont lieu de sûreté pour les assassins. Le peuple n’a pas abdiqué son caractère sensuel et féroce. S’il n’y a plus de combats de gladiateurs, il y a des combats de taureaux. On fait courir aussi, non montés, des chevaux, de la place du Peuple au Capitole, après leur avoir introduit une mèche allumée entre cuir et chair : les pauvres animaux filent comme un éclair. Pendant le Carnaval, ce ne sont que cris de « mort », et non sur un ton de gaieté ou de folie.

Les Romains aiment beaucoup un jeu de cartes inventé pour eux, dit-on, par Michel-Ange. C’est le tarocco, dont les figures sont des sceptres, des couronnes, des glaives, des trompettes, tous les insignes des grandeurs de la terre. Symbole d’une ville déchue, qui fut la maîtresse du monde.

Lettres américaines.
Andrew D. White :Seven Great Statesmen, 2 dollars 50 cents ; New-York, The Century Company [extrait] §

Tome XCI, numéro 335, 1er juin 1911, p. 655-661 [657].

La note dominante du nouveau livre de Mr Andrew D. White, Seven Great Statesmen, se trouve dans le sous-titre : Sept grands hommes d’État dans la lutte de l’humanité contre l’injustice, et aussi dans la dédicace du volume à Goldwin Smith, le très libéral homme de lettres anglo-américain, « dont la longue vie fut consacrée à la vérité, à la justice, à la liberté raisonnable et à l’équité véritable ». Les sept « hommes représentatifs », comme aurait dit Emerson, choisis par Mr White pour ses études biographiques sont Sarpi (« Fra Paolo »), Grotius, Thomasius, le philosophe et rénovateur allemand, Turgot, Stein, Cavour et Bismarck. Mr White a beaucoup voyagé et beaucoup vécu en Europe, où il a représenté son pays, comme diplomate distingué, à la Haye, à Saint-Pétersbourg et deux fois à Berlin ; en outre, il a connu personnellement le chancelier allemand et trois des collègues de Cavour, c’est-à-dire Minghetti, Peruzzi et le comte Nigra.

Mr White a une très haute opinion de Cavour, que lord Odo Russell, le diplomate anglais, n’a pas hésité à placer au-dessus de Bismarck. En ce qui concerne ce dernier, Mr White déclare que le baron Stein est « l’égal de Bismarck tant pour ce qu’il a fait en faveur de l’unification de l’Allemagne qu’en ce qu’il a fait pour l’humanité, qui lui est supérieure ». L’auteur américain est très sévère pour « le chancelier de fer », surtout quand il parle de « son dédain des droits populaires et de son hostilité contre le parlementarisme. Je l’ai entendu plusieurs fois devant le parlement allemand et je ne me rappelle pas un discours où il n’a montré du mépris pour son auditoire et du dégoût, sinon de la haine, pour les penseurs les plus distingués de ce grand corps législatif. C’était justement le contraire en ce qui concerne Cavour ».

[…]

Échos.
Découvertes archéologiques en Italie §

Tome XCI, numéro 335, 1er juin 1911, p. 663-672 [668].

On vient de faire en Italie quelques découvertes intéressant l’archéologie romaine.

On a mis au jour un cippe milliaire de la voie Appienne, à deux kilomètres de San Genzano, à l’occasion des travaux de terrassement entrepris pour la nouvelle route de Velletri. C’est une colonne de marbre, portant le chiffre du xixe mille, et rappelant les travaux que fit accomplir sur la voie Appienne l’empereur Nerva sous son troisième consulat (en l’an 97 de notre ère).

À Tivoli, près de la Rocca Pia, pendant qu’on creusait les fondations d’une salle de concert, on a retrouvé les restes d’une ancienne voie romaine au pavé polygonal, et les vestiges d’un édifice de la même époque dont le pavé, formé de morceaux d’ardoise et de serpentine, était très bien conservé.

Enfin plusieurs fragments épigraphiques, gravés sur une table de marbre ont été reconnus dans l’Île Sacrée, à l’embouchure du Tibre. L’un est à la mémoire d’un inconnu, le second est dédié à l’empereur Valens, le troisième — très intéressant — mentionne les empereurs Valens, Gratien et Valentinien comme ayant restauré les grands thermes maritimes d’Ostie entre les années 375 et 378.

Tome XCI, numéro 336, 16 juin 1911 §

Gabriele d’Annunzio et le Martyre de saint Sébastien §

Tome XCI, numéro 336, 16 juin 1911, p. 688-709.

« Assemblée faicte en la maison de la ville et cité de Chalon, le 25e jour du mois de décembre l’an 1496, touchant le jeu de monsieur saint sébastien

« Attendu que, depuis environ six ans en ça, ladicte ville n’a esté exempte de la maladie contagieuse appelée peste, les habitans de ladicte ville, en l’onneur de Dieu et de monsieur saint Sébastien, intercesseur d’icelle maladie et, affin qu’il plaise à Dieu le créateur retirer sa main et lesdicts habitans puissent d’uy en arrière estre preservéz de ladicte maladie,.. l’on mectra sus le jeu et mistère du glorieux amy de Dieu monsieur saint sébastien pour icelluy jouer le plus tost que faire se pourra bonnement…13. »

De même, à quatre siècles de distance, pour nous préserver à notre tour de la peste des corruptions, de la pourriture des choses basses et laides, un

        … Florentin en exil,
qui bégaye en langue d’oïl
comme le bon Brunet Latin14

offre à nos méditations ou à nos prières une œuvre sereine, savante, hautaine, un nouveau Martyre de saint Sébastien dans la forme des vieux mystères.

Le moyen-âge français nous en a laissé deux sur ce thème, l’un qui fut joué à Lanslevillard en Savoie, en 1567, et qui est publié15, l’autre encore inédit et qui est à la Bibliothèque Nationale16.

Comme l’affabulation de M. d’Annunzio elle-même, ces pièces ont leur source dans les récits attribués à saint Ambroise (seconde moitié du ive siècle) et que les Bollandistes ont imprimés dans les Acta Sanctorum17.

Par saint Ambroise (?) nous apprenons donc que saint Sébastien était de Narbonne, où il naquit vers le milieu du iiie siècle, mais qu’il fit ses études à Milan. Très cher à l’empereur Dioclétien, il fut nommé par lui au commandement de la première cohorte avec ordre de veiller sur sa personne et de ne point se séparer de lui.

Déjà chrétien, il s’en cachait cependant, non par crainte ni par intérêt, mais pour être « sous la chlamyde terrestre du commandement le soldat caché du Christ, afin de réconforter les âmes des chrétiens qu’il voyait faiblir dans les tortures ». C’est ainsi qu’il prodigua journellement ses consolations à deux hommes éminents, Marcellien et Marc, frères jumeaux, qu’on avait jetés dans les fers comme chrétiens. En vain leur père Transquilin et leur mère Marcie, avec leurs femmes et leurs enfants, viennent les supplier de sacrifier aux dieux. Sébastien réconforte les jumeaux au nom du Christ.

Ils meurent et tous les leurs se convertissent. Zoé, femme de Nicostrate, recouvre la parole et loue le Seigneur.

Cromatien, préfet de la ville, fait venir chez lui le guérisseur merveilleux, qui exercera sur lui son pouvoir, s’il consent à détruire les idoles. Il le fait et se convertit.

Les miracles se succèdent. Tiburcius est condamné par le nouveau préfet Fabien à marcher sur des charbons ardents, mais le feu ne l’atteint point.

Sur la mort de Sébastien, qui devait tant occuper l’imagination des peintres, le récit est très bref.

L’empereur fait venir Sébastien et lui reproche de détruire les dieux de l’empire et d’avoir failli aux devoirs de sa haute charge.

Le saint répond : « C’est pour ton salut que j’ai toujours honoré le Christ et c’est pour le maintien de l’empire que j’ai toujours adoré Celui qui est dans les cieux, considérant qu’il était insensé et vain d’implorer le secours des pierres. »

« Alors Dioclétien ordonna de le conduire au milieu d’un champ et de le lier comme une cible pour la flèche et il ordonna aux archers de le transpercer. Alors les soldats le placèrent au milieu d’un champ et là, ensuite, ils le transpercèrent de tant de flèches qu’il était tout barbelé de flèches comme un hérisson. »

Mais il ne mourut point de ses blessures. Une femme, nommée Irène, voulant l’ensevelir, le trouva encore vivant et le ramena chez elle ; mais lui avait soif du martyre ; il se plaça sur le passage de l’empereur et confessa de nouveau le Christ. Alors Dioclétien le fit arrêter et ordonna qu’il fût frappé dans l’hippodrome du palais jusqu’à ce qu’il rendît l’esprit (287 ?). Son corps fut jeté de nuit dans la Cloaca maxima. Saint Sébastien apparut en songe à sainte Lucine et lui ordonna de l’ensevelir dans les Catacombes auprès des apôtres. Ainsi fut fait. Le pape Eugène II céda à l’abbaye de Saint-Médard de Soissons une partie des précieuses reliques, qui y furent transportées en grande pompe en 828.

Ce récit, les mystères qui nous ont été conservés le suivent, peut-on dire, pas à pas, se bornant à l’amplifier par leurs procédés habituels.

Gabriele d’Annunzio les a-t-il connus ? Oui, en partie, mais après avoir conçu sa pièce. Au premier examen, on verra combien il a peu conservé du récit original : Sébastien est un chef de cohorte, il est chéri de l’empereur Dioclétien, il encourage Marc et Marcellien, qui résistent aux supplications de leurs parents, il fait des miracles et subit le supplice des flèches. Voilà ce qu’il y a d’identique. C’est peu.

On dit que le poète a lu beaucoup avant de composer son poème. On parle de quinze cents volumes. Qu’importe cela ? La vérité, c’est que cette œuvre n’est pas plus le résultat de longues études que la simple intuition d’un voyant, elle est la vision d’un savant. Elle est la vision de celui qui, autant par l’artifice de sa science que par celui de son imagination, a longtemps vécu dans le passé, avant d’essayer de le ressusciter à nos yeux. Et non pas seulement dans le passé médiéval, mais aussi dans le passé antique, dans la Rome semi-chrétienne, semi-païenne, toute meurtrie, du combat des dieux rivaux, dans la Grèce des tragiques, des néoplatoniciens et des alexandrins mystiques, dans la Syrie aussi, qui aima Adonis-Thamuz, époux de l’Ishtar babylonienne18.

C’est parce qu’il sait, c’est parce qu’il est érudit comme le fut Dante, qui connut toutes les « Sommes » de son temps, que M. d’Annunzio a pu transformer la simple légende que lui livrait l’hagiographie en une puissante épopée, où s’entrechoquent d’abord, pour après se mêler et se confondre, deux âges, deux, mondes, deux croyances.

Voilà ce qu’on n’a pas assez compris à la première représentation.

Le tableau est tellement grand, les symboles y sont tellement profonds, on y trouve tellement vivante l’image des âges lointains, qu’on ne peut que lentement, progressivement et surtout par plusieurs lectures attentives, repenser l’œuvre.

Le monde grec politiquement était mort, le monde romain était politiquement encore vivant, mais des inquiétudes souterraines l’ébranlaient dans ses racines. Les esclaves eux-mêmes se mettent à écouter les voix et songent à la délivrance.

Un besoin intense de mysticisme travaille les esprits, que le stoïcisme d’un Sénèque ne satisfait plus. On accueille avec joie les religions les plus étranges venues du Levant, on accepte la parole des prêtres d’Égypte et des prêtres syriens. Le culte d’Isis trouve des sectateurs, le culte d’Adonis en a plus encore. C’est une lente pénétration de la pensée occidentale par la pensée de l’Orient. Pénétration progressive, qui continue celle des temps primitifs, d’où sortit la civilisation grecque.

Alors on entend parler de mystères prodigieux, de secrètes réunions dans des cavernes, où des vieillards célèbrent des sacrifices inconnus et s’identifient à leur Dieu en ingérant sa chair et son sang.

Des bruits courent. On parle même de sacrifices humains, de petits enfants qu’on égorge et d’horribles débauches19. On dit aussi que les Chrétiens adorent un dieu à tête d’âne et on se demande ce que signifie le poisson mystérieux gravé sur leurs tombeaux.

De même qu’on voit en ce moment, dans ce grand lieu trouble qu’est Paris, après la chute des croyances, des mystiques désemparés se réunir dans des chapelles pour célébrer des rites étranges, de même alors les tourmentés d’au-delà allaient vers l’annonciation des disciples.

Et des confusions inouïes se produisaient. Dans le jeune Dieu qui fut homme et qui est ressuscité, les fidèles d’Adonis, les femmes de Byblos, croient reconnaître l’anémone de chair, l’amant d’Aphrodite, que tua la dent avide du sanglier phénicien.

Ces masses surexcitées vivent dans une atmosphère de magie et de miracle :

On étouffe ! on étouffe comme
dans l’étuve.
      … — Et ne tracez pas
des mots magiques sur les dalles.
— On ne comprend plus rien.
            — Nous sommes
tous enveloppés dans les rets
de la Mort20.

Or, c’est cette confusion qui se poursuit à travers tout le drame qui en fait l’intérêt, l’unité et la grandeur.

Déjà, au premier acte, dans la Cour des Lys, quand les deux frères Marc et Marcellien souffrent, attachés à leurs colonnes, et que, à la face du préfet Andronique, Sébastien les exhorte à résister aux supplications de leur mère et de leurs sœurs, des cris s’élèvent de la foule :

Toi, toi, bel Archer, toi, si beau !
……
— Ô divin21 !
— Ton parfum est mort, Adonis.

Même chez Sébastien, dans les images qu’il emploie en se dépouillant de ses armes, dans la danse qu’à l’image des danses antiques il crée, sur les charbons ardents, pour la gloire du Christ, il y a cette tendance à insuffler le jeune esprit aux vieux rites.

Illustration par le poète d’une vérité profonde découverte par l’Histoire : l’Église s’est assimilé avec une souplesse étonnante toutes les cérémonies païennes, les purifications par les eaux lustrales, les figures de cire suspendues aux fontaines, les ambres propices attachés au cou des enfants.

Saint Césaire se plaint des danses barbares, « saltationes et ballationes », qui ont envahi l’Église22. Ce sont d’horribles pratiques. Elles s’imposeront, venues du fond des temps, et perpétueront la foi antique dans la foi nouvelle.

Dans telle campagne, la procession qui va bénir la vigne passera par les mêmes lieux et s’arrêtera aux mêmes sources auprès desquelles l’image d’un saint a remplacé l’idole renversée.

 

Le deuxième acte, la Chambre Magique, que, pour rappeler la mise en scène des mystères, le poète appelle la seconde mansion, affirme plus encore le conflit par des symboles d’une grandeur inattendue.

Le décor représente le péristyle d’un temple dont une massive porte d’airain nous cache l’intérieur. Des magiciennes, enchaînées sur le parvis, lisent les présages au fond des creusets où bouillonnent les métaux en fusion.

Un nouveau Signe est dans l’espace,
Un royaume trouve son roi,
Le jour tremble. La nuit s’efface23.

Et cela encore est juste. Les Sibylles antiques, comme Virgile24, ont, suivant une tradition plusieurs fois séculaire, annoncé la venue du Roi des Rois :

Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna
Jam nova progenies cœlo demittitur alto.
Églogue, iv, 6-7.

Sébastien, qui, dans les jardins du préfet Andronique, a déjà détruit toutes les idoles, se heurte aux portes du temple, et aux magiciennes qui, chacune au nom de l’astre dont elle est illuminée, Saturne, Mercure, Vénus, la Lune, lui prédisent son avenir…… Ce sont là des « longueurs » magnifiques qu’il a fallu supprimer à la représentation.

La voix d’Érigone, l’amante de Dionysos et qui est sous le signe de la Vierge à l’épi d’or, se fait alors entendre ; à travers l’airain sonore, elle voit Sébastien :

                            Tu es
beau dans ta fleur comme le dieu
qui m’aima, le dieu bondissant
porteur de thyrse25.

Sébastien, qui n’est pas encore doué de tout son pouvoir, essaie en vain de briser les vantaux.

Ils ne céderont pas sous son marteau ni sous celui de ses acolytes, qui pourtant ont pu détruire les autres idoles et les autres sanctuaires du préfet. C’est que ce sanctuaire, comme le révèlent les affranchis d’Andronique, contient :

le Zodiaque circulaire
comme celui de Cléopâtre.
— Et l’ordonnance des planètes
les cercles de la géniture,
les cycles des cieux.
…………………………………………
— On peut tout prédire et connaître
par les tables des mouvements,
par la combinaison des signes.
…………………………………………
— La Vierge à l’Épi d’or, la femme
couchée sur le cercle, la tête
en avant, est bien ta patronne,
seigneur. Pourrais-tu la frapper ?
— Elle protège les chrétiens.
— Peut-être, elle est la sœur des Anges
révélateurs de l’Avenir.
Déjà tes Patriarches sont
dans le Zodiaque, tes Anges
dans les planètes.
                             — Samael
est l’Ange de Mars ;Anael,
l’Ange de Vénus ; Gabriel,
l’Ange de la Lune.
                             — Sétar.
le Mage………………………
………… a fondé cette œuvre
dans la pierre et l’airain. Comment,
comment pourras-tu la détruire,
seigneur ?

LE SAINT

                 Je détruirai cette œuvre
de démons. Je vaincrai la pierre
et l’airain. J’abattrai la porte.
Et le roi de gloire entrera26.

Les affranchis rappellent encore les trois Mages qui virent l’Étoile et qui, guidés par elle, vinrent à la Crèche apporter le témoignage de la sagesse babylonienne à la foi naissante, inclinant ainsi l’ancien mode de la pensée devant le nouveau ou même peut-être la pensée devant l’amour.

Mais la porte ne peut s’ouvrir encore : il va falloir un charme plus puissant et ici le poète fera surgir un nouveau symbole d’une incomparable majesté.

La foule des esclaves est accourue ; elle supplie Sébastien de lui donner des signes visibles, de guérir les malades, de ressusciter les morts comme Jésus ressuscita Lazare, de faire paraître à leurs yeux la face du Christ, mais il s’y refuse et leur reproche leur peu de foi.

Il leur donne rendez-vous au-delà des frontières de la mort, quand apparaît tout à coup, traînée par un esclave, la fille malade des fièvres. C’est dans le mystère de saint Martin qu’on trouve ce personnage27, mais il y prononce des mots incohérents ; ici ces paroles hagardes de la voyante ont une haute signification :

               Je suis une voix,
seigneur, et mon cri se leva
avant le jour pour t’annoncer
…………………………………
                            Chaque jour
mes tempes sont prises par une
fièvre nouvelle. Est-ce une honte,
si ma vie brûle pour l’amour
de l’Amour ?…

LE SAINT

                      Tes yeux sont fardés,
tes ongles sont peints.

LA FILLE

                        Ah, seigneur
j’effacerai, j’effacerai
tout cela… Mais ne fut-il pas
un Ange, Azaël, qui montra
l’antimoine et le fard pour teindre
les paupières ? L’un de ces Anges
qui choisirent des filles d’homme
et se souillèrent avec elles…
et il n’y aura plus de paix
ni plus de pardon pour des veines
qui charrient un sang si mêlé.
Et j’ai entendu les reproches
et j’ai vécu dans mon sommeil
ce que je dis avec ma langue
de chair. J’ai vu les sept planètes
enchaînées, les astres qui ont
transgressé le commandement
de la Lumière à leur lever…
Cela me revient de très loin.
J’effacerai, j’effacerai
par mes pleurs le fard de mes yeux…28.

Elle porte sur ses pauvres épaules tout le fardeau de la douleur humaine et du péché originel ; elle est celle qui, à travers ses incarnations successives, a transgressé toutes les lois, mais sa faute fut une faute d’amour ; c’est pourquoi elle a été choisie pour garder et transmettre le Saint Suaire.

Elle évoque Jésus devant Lazare ressuscité, qui garde dans sa bouche « le goût de la mort », car elle est Madeleine aussi, la sœur de Lazare, à qui il sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé…29.

Elle se rappelle encore l’arbre qu’on prit pour en faire la croix, lorsque Guddène, un des zélateurs, approche un flambeau de son front. Sa vision sainte disparaît ; elle revoit ses fautes : Arédrôs, l’amant terrible, l’ange déchu, lui apparaît près du sépulcre où elle erre seule :

J’étais près du sépulcre cave.
Le Vigilant vint dans la nuit.
C’était l’un des Anges esclaves.
Je ne tremblais pas devant lui.
Je n’étanchais pas mes pleurs. Toutes
les eaux du monde étaient amères
de moi. La vie semblait dissoute
dans les fleuves de mes paupières.
Ma douleur était la ceinture
du monde, comme l’Océan.
Or les lins gisaient sur le sable.
Et l’Ange dit : « Je te salue,
ô Pleureuse. Tu es élue,
Car ta source est inépuisable.
Pour garder ce qui de Lui reste
ici, tu es élue. J’atteste
le Dieu qui m’exile et me lie
dans tous les liens de la terre
pour tous les âges…
                 « Mais n’espère
pas de pitié. »
………………………………
Il m’atterra. « J’atteste l’Oint
que tu es impure. » Raidie
de tous mes os, de tous mes nerfs,
j’attendais et mon châtiment
et ma gloire. Ses doigts de fer
découvrirent alors ma gorge
drue, comme les doigts d’un amant
qui veut, d’un bourreau qui égorge.
Et j’attendais : « Ô fille d’homme »,
il cria, « je te mortifie,
te purifie, te glorifie,
avec le brandon de Sodome. »
Et le Déchu qui par la faute
connaissait la douceur des seins
pâles, me marqua de son seing,
brûlant ma chair jusques aux côtes.
        … Et il dit : « Jubile ;
car la chose sainte a son lieu
Et tu auras le diadème
royal, la pourpre de Sidon
et ta fièvre. » Il prit le sindon
vide où Joseph et Nicodème
avaient posé le Fils de Dieu.
Il le plia sur ma poitrine.
Et il dit : « Tu le garderas. »
Hommes, sous la croix de mes bras,
Je ne suis qu’une plaie divine30.

Sa poitrine purifiée par la douleur est désormais digne de recevoir le dépôt sacré.

En ce moment elle a atteint le sommet de l’extase, elle est toute

l’humanité souffrante, pantelante de volupté et d’amour, destinée à aimer toujours jusqu’au plus profond abîme de la faute, à être marquée du remords comme d’un fer rouge et à n’avoir comme délice que l’espoir de la Vie éternelle et le gage de sa Rédemption.

Il y a tout cela et il y a bien plus encore dans cette formidable création de la fille malade des fièvres. Ce n’est pas quelques lignes de commentaire qui épuiseront ce symbole. Depuis celui du Graal qui hanta l’imagination celtique, et depuis la Divine Comédie, on ne nous avait rien donné de pareil, c’est-à-dire depuis Perceval ou depuis Dante, et quelle gloire peut être plus digne du maître florentin que de forcer son lecteur à évoquer la figure et le génie de son immortel aïeul.

Mais nous ne sommes pas au bout. Le rêve du poète peut monter plus haut encore. On déploie le linceul, qui est sur la poitrine de la fiévreuse, et l’image divine apparaît. La fille maintenant délivrée est devenue

LA SAINTE

Voyez Son corps ensanglanté,
voyez l’horreur de Son supplice.

LE SAINT

Voyez la plaie de Son côté,
le sang qui coule sur Sa cuisse.

LA SAINTE

Voyez les traces des fléaux
armés de plombs sur Son échine.

LE SAINT

Voyez sur Son front les grumeaux,
là où mordirent les épines.

LA SAINTE

Voyez Ses cheveux sur Son cou
mouillés par la sueur sanglante.

LE SAINT

Voyez la blessure du clou
qui lui transperça les deux plantes.
……………………………………

LA SAINTE

Amour que je sois assouvie !
Seigneur Amour, voici ma vie31 !

Elle va défaillir, purifiant et fondant son amour au brasier de l’amour éternel.

Alors un dernier miracle se produit. D’elles-mêmes les chaînes des magiciennes tombent, les vantaux de la porte d’airain s’ouvrent en résonnant sur leurs gonds : « Dans une lumière éblouissante, la Chambre magique apparaît, avec tous ses signes, tous ses cercles, tous ses orbes, comme le simulacre fabuleux du nouveau Firmament et de l’antique Ether… »

« Mais ce n’est plus Samas qui conduit les planètes… On aperçoit dans l’éblouissement les pieds divins de la Vierge mère du Sauveur, posés sur le croissant de la lune et les bords étoilés de son manteau d’azur. »

Les cieux éternels sont restés. Les mêmes signes sont au Zodiaque, mais ils ont une autre signification. La lumière nouvelle a absorbé la lumière antique pour aboutir à un plus éclatant foyer où peut s’éclairer notre esprit.

La Passion de saint Sébastien n’est pas achevée pourtant. Il ne peut pas encore s’anéantir dans cette gloire, qui grâce au Linceul lui est un moment apparue.

Il lui faut souffrir encore les peines terrestres. Il n’a pas goûté aux amertumes qui font les martyrs, il n’a pas subi les terribles tentations de l’orgueil.

 

Le troisième acte se passe à la Cour de l’Empereur. La mansion s’intitule « Le concile des faux dieux » ; c’est une assemblée somptueuse que préside Dioclétien, césar et dieu, entouré de ses prêtres et de ses idoles innombrables.

Il joue avec Sébastien comme un lion avec un agneau. Bien qu’il l’aime pour sa beauté, il le menace des pires supplices à cause de sa foi.

Le Saint répond noblement et avec calme. À la question de César qui lui demande quel dieu il veut choisir, il répond :

                       Celui, celui
que tu nommes l’esclave rouge,
le monarque d’un jour, le roi
sanglant, je l’ai choisi de toute
mon âme, au-delà de mon âme32.

Même il renie Apollon et brusquement interrompt le Péan qu’a fait entonner l’empereur. Bien plus, il brise les cordes de la lyre sacrée d’Apollon qu’on lui a mise entre les mains et il veut chanter sur l’autre lyre, mais il a trop d’amour sur les lèvres pour chanter, et lui qui dansait jadis, si léger que ses pieds savaient éviter les flèches, il consacre maintenant des gestes à la mort du Dieu.

Je danserai, je danserai,
si je suis le Seigneur des danses
venu de Béryte marine
……………………………………
Pour tes mages et tes devins
je danserai la Passion
de ce jeune homme asiatique
de ce Prince supplicié.

Il faut que chaque forme de l’art ancien soit arrachée aux faux dieux pour être dédiée à la Vérité.

« Par ses pas, ses gestes, ses attitudes, les aspects de sa face douloureuse, l’angoisse de ses paroles étouffées, le Confesseur exprime le haut drame du Fils de l’homme autour de la chlamyde étendue comme autour d’une dépouille sanglante33. »

Or ceci n’est pas une impiété, comme on l’a cru, mais rappelle le plus ancien drame liturgique où les trois Maries pleurent dans l’Église autour du Sépulcre que représente une croix de bois, voilée de noir34.

« La sueur mortelle et le sang noir et les sursauts du supplice et les battements du flanc transpercé et le profond soupir, et les larmes de l’inconsolable amour, et le corps embaumé dans le linceul et toutes les ténèbres : ces choses il les contient, semblable au grain que verse le Van mystique où tout est contenu. Or le souffle lugubre semble venir de loin, de la lointaine Asie desséchée, des côtes de la Phénicie, des gorges du Liban, des confins de l’Euphrate, des oasis du désert. Les femmes syriennes tressaillent comme par la présence de leur dieu… »

Il se meurt, le bel Adonis !
Il est mort, le bel Adonis !
Ô vierges, pleurez Adonis !
Garçons, pleurez !
………………………………
Pleurez, ô femmes de Syrie !
Il va dans la pâle Prairie,
Toutes les fleurs se sont flétries
hélas ! pleurez !

Jésus va renaître et continuer pour l’âme avide des hommes cette foi en l’éternelle résurrection, que la mort et la renaissance du prisonnier de Perséphone avaient symbolisées pour le monde antique et la Vox sola le crie aux pleureuses :

Cessez, ô pleureuses ! Le monde
est lumière, tel qu’il l’annonce.
Il renaît dieu, vierge et jeune homme,
le Florissant35

Saint Sébastien s’identifie avec le crucifié, mais là justement est l’écueil de sa Passion. Il a touché aux choses défendues, il est transporté sur le pinacle de l’orgueil ; comme Jésus lui-même, il aura sa tentation.

Prenant dans sa main un globe d’or surmonté d’une victoire ailée, l’empereur s’avance vers Sébastien et lui offre l’empire sur les dieux et les hommes. Il fait miroiter à ses yeux les cortèges de la toute-puissance.

Déjà Sébastien ne voit plus le ciel ; les anges sont loin. Il a pris dans sa main le globe d’or, les chants de louange et de joie des Adoniastes éclatent et l’enivrent, mais alors « Le cri soudain et terrible du Ressuscité domine le cœur orgiastique » 36 : le Verbe sera victorieux. Le saint appelle Jésus à son aide, et, de toutes ses forces, il lance contre la mosaïque luisante, aux pieds de l’Auguste, la victoire qui s’y brise. Sa perte est résolue. L’empereur le fait attacher sur la grande lyre aux cordes brisées et il ordonne, parce qu’il est beau, de l’ensevelir étouffé sous les fleurs et les parfums : de nouveau le chœur syrien éclate en sanglots.

Ce n’est qu’au quatrième acte cependant que Sébastien va mourir. Au lieu d’être, comme dans les mystères, en butte aux hideuses injures des archers, c’est lui-même qui est contraint de les supplier de le faire périr, afin que sa destinée soit accomplie et que sonne l’heure de sa gloire et de sa résurrection. Saint Sébastien rappelle à Sanaé, son favori, « l’archer aux yeux vairons », qu’il lui a confié cet arc, symbole de la Trinité Sainte :

Le fût est le Père, la corde
est l’Esprit, la flèche empennée
est le Fils qui donna son sang37.

C’est une scène émouvante que la lutte entre le condamné et ses bourreaux involontaires :

SANAÉ

Seigneur, nous allons donc tuer
notre amour !

LE SAINT

                       Il faut que chacun
tue son amour pour qu’il revive
sept fois plus ardent38.

Saint Sébastien a une vision. Les trois femmes agenouillées, qui évidemment rappellent les Trois Maries au Sépulcre, tressaillent, et tout à coup apparaît, portant sur les épaules l’Agneau mystique, le Bon Pasteur. Alors le Saint se sent pris plus ardemment de la volupté de mourir :

Les lauriers sont comme les lances
hérissées autour de la Croix.
Des profondeurs, des profondeurs,
j’appelle votre amour, Archers !
………………………………………
Visez de près. Je suis la Cible.
Des profondeurs, des profondeurs
j’appelle votre amour terrible39.

Et affolés « comme des dormants agités dans un combat aveugle », ils tirent, ils tirent désespérément, râlant d’amour et d’épouvante, jusqu’à ce que « le corps admirable s’affaisse ».

Les Adoniastes surgissent, s’étonnant du nouveau miracle :

Son corps se détache, laissant
tous les dards au tronc du laurier !

Par ordre de l’empereur, qui sert inconsciemment de hauts desseins, le corps est recueilli sur la litière sombre d’Adonis :

Il descend vers les Noires Portes.
Tout ce qui est beau, l’Hadès morne
l’emporte. Renversez les torches,
Erôs ! Pleurez !

Mais à ce thrène un chant de gloire s’oppose, le Paradis s’ouvre, les appels des séraphins retentissent, les louanges des bienheureux éclatent, les chœurs des martyrs, des vierges, des apôtres et des anges se répondent, L’âme de Sébastien vole et se fond dans le sein du Seigneur dont l’éther entier célèbre maintenant l’Éternité.

La foi nouvelle a vaincu.

 

Pas tout à fait cependant, puisqu’un jour, l’autre foi, la païenne, et les croyances qui furent siennes revivront dans l’âme des penseurs et des poètes. Un Pétrarque fera, de la poudre des manuscrits feuilletés avec dévotion, renaître les claires déesses. Les hommes du xvie siècle verront, aux lueurs blanches des marbres sortis des ruines, reparaître la beauté antique. Et nous tous en serons comme hantés. Et puis voici qu’un poète d’Italie, un très grand, la retrouve à son tour.

Mais son esprit est comme le nôtre, sa culture classique se mêle aux ferveurs religieuses de son enfance, inséparablement ; elles luttent en lui. Il adore la beauté païenne avec une ferveur mystique qui peut-être est chrétienne. Un jour il voudra dire toute la majesté de la foi que, dans la patrie de saint François d’Assise, on ne peut jamais perdre tout à fait. Cette foi italienne elle-même, comme toute la foi catholique d’ailleurs, est pétrie de ce levain antique qui l’a fait germer en terre latine.

Et alors il se fait qu’il agitera dans son œuvre tout le conflit profond, l’antagonisme intérieur qui est la loi de son esprit, de notre esprit.

Mais, parce que c’est un grand poète, son tableau s’élargit, devient l’entrechoquement de deux mondes, de deux visions, qui finissent par s’unir en une apothéose.

 

Or ces symboles grandioses peut-on les matérialiser dans un décor, peut-on les « faire jouer par personnaiges », comme on disait jadis ?

L’œuvre de d’Annunzio avec son souffle dantesque est à faire éclater la scène : nul depuis les Grecs n’avait osé lui demander tant que cela et même l’auteur de la Città morta ne l’avait pas fait encore.

Il est certain que l’admirable musique de Debussy s’allie merveilleusement à l’œuvre du poète, surtout au moment des danses sacrées, des extases et des hymnes séraphiques.

Mais il est fatal que, confiés à des figurants ou à des comparses, les cris de la foule, d’une si large portée pour créer l’atmosphère sociale du drame, échappent complètement aussi bien que les paroles des chœurs.

La signification du deuxième acte, le symbole de la Chambre magique et de la Fille malade des fièvres, qui est peut-être le plus beau, le plus formidable de tout le drame, n’est pas saisi de la plupart.

Enfin si M. Bakst a fait beaucoup pour la beauté des décors et des ensembles des couleurs et des costumes40, si Ida Rubinstein fait des prodiges pour illuminer son rôle et pour donner à ses danses sacrées la vraie valeur mystique qu’a voulue l’auteur, par contre tant de ces rêves perdent à être concrétisés. Au deuxième acte, au moment où la porte du temple s’ouvre, que sont les cercles de bois où se trouvent peints les signes du zodiaque et qui tournent sur un fond de toile bleue, auprès de la prodigieuse vision qu’évoquent, en une admirable langue, les rubriques. Le Paradis lui-même, qui devait être en son milieu une source éblouissante de lumière pour figurer Dieu, et autour de laquelle devaient se grouper « les Anges de la Face, qui seuls peuvent soutenir l’éclat de la Face de Dieu… les Anges du Service divin, les Trônes, les Dominations, les Seigneurs, les Ardeurs, les Puissances, les Myriades, les Princes et bien d’autres », il est devenu au Châtelet un misérable soleil avec des rayons tremblants en papier doré. C’est navrant. Pourtant les anciens mystères concentraient sur le « haltain Paradis » toutes les merveilles possibles de leur décoration, de leurs pourpres et de leurs ors.

Et cependant le drame de d’Annunzio en lui-même est scénique et proprement dramatique. On y trouve bien plus que dans les anciens mystères, qui ne sont qu’un conte illustré par personnages ou plutôt encore une succession de tableaux, cette idée unique que nous exigeons d’un drame : nous l’avons vu, c’est le conflit des deux âges et des deux esprits, l’antique et le nouveau, le païen et le chrétien.

Il y a aussi, malgré l’inévitable certitude du dénouement, cette progression que notre vieille doctrine rhétorique réclamait, non sans raison, d’une tragédie.

Le Saint n’apparaît d’abord au premier acte que comme un illuminé, qui danse sur des charbons enflammés et fait des miracles. Au deuxième acte, ce n’est qu’après avoir reçu de la Fille malade des fièvres le Linceul que s’ouvriront pour lui les secrets de la Sagesse antique, illuminée par la vraie Lumière. Le troisième acte est celui de la Tentation, le quatrième celui de la Mort, le cinquième celui de la Résurrection.

On a prétendu, M. d’Annunzio tout le premier, que le Martyre de Saint Sébastien était un mystère, un pieux mystère du xve siècle. Il s’est plu à donner à ses personnages, non les costumes de leurs temps, mais ceux du moyen-âge ou à peu près. Il s’est attaché à les faire parler selon leur foi et il a réussi, mais leur foi, elle s’exprime avec l’ardeur des premiers temps du christianisme, et non avec la faconde théologique dont abusent nos vieux auteurs.

Cette composition sévère, ce souffle intérieur qui porte le drame et le soutient, cela encore n’est pas médiéval du tout.

Où trouvera-t-on dans les mystères des scènes d’une intensité pareille aux supplications de la mère à ses enfants torturés, au premier acte ? Qu’on relise le texte de d’Annunzio, et puis qu’on lise dans le Manuscrit 1051 de la Bibliothèque Nationale les lamentations du père, émouvantes sans doute, car toute plainte l’est, mais combien moins hautes :

Hélas ! dolant le cœur me tremble
de vieillesse et de maladie !
Mieulx me vauldroit perdre la vie
que de voir mourir mes enfans !
Las ! n’aviez vous aucunement,
mes beaux enfans, pitié de nous,
qui de douleur et de couroulx,
sommes tant pleins et de tristesse !
Ayez pitié de vos jeunesses,
de vos femmes et vos enfans,
que laissez tristes et dolans
sans jamais avoir réconfort.

Si l’on croit que la foi s y exprime mieux, qu’on parcoure la monotone réponse de Marcellien :

Sachez de vray que mon penser,
tout mon vouloir et mon désir,
j’ay mis du tout en Jhésus Christ,
car c’est de tout biens la fontayne.
C’est celluy qui ôte de peine.
C’est celluy qui ôte tristesse.
C’est celluy qui [nous] donne joye.
C’est celluy qui tous biens envoye.
C’est celluy qui trestout a fait…41.

etc., etc., il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête ; aussi cela ne s’arrête-t-il point !

Et maintenant retournons chez d’Annunzio à cette hésitation de la mère déchirée entre ses fils, qui l’appellent à la foi nouvelle et à la mort, et ses filles, qui la retiennent à la foi ancienne et à la vie. C’est beau comme de la tragédie antique :

Ô Archer, Archer sans merci,
et tu les prends, et tu les prends !
Je sais. Je traîne à mes épaules
une grappe lourde de vies
condamnées. Elles crient déjà
comme des victimes qu’étouffent
mes voiles. Je suis Niobé,
je suis du sang noir de Tantale,
avec toute ma géniture
………………………………………
Ô fécondité lamentable !
La mort, la mort, de toute part
la mort. L’amour de toute part
l’affronte. C’est moi qui vous traîne,
filles, c’est moi42.

Je me rappelle involontairement les lamentations de Médée dans la tragédie d’Euripide, au moment où elle va tuer ses enfants. Et quand les cinq filles supplient leur mère de les laisser à la vie et que l’une dit :

                     — Tu vois
tu me vois, comme je suis jeune,
ô mère. Je suis ta plus jeune
Je ne veux pas mourir. J’ai peur,
j’ai peur.

et l’autre :

                  — Il est si doux
de voir la lumière, de voir
le soleil !

est-ce qu’on ne pense pas, cette fois, à la plainte d’Iphigénie : « Ne me fais pas mourir avant le temps, car il est doux de voir la lumière. »

Je songe bien à Euripide, mais très peu aux mystères. Peut-être ont-ils eu l’émotion, les « fatistes » des drames religieux, mais alors c’est, qu’ils l’ont étouffée sous des amas de raisonnements scolastiques ou sous les formes compliquées de la poésie rhétoricienne.

Il faut bien l’avouer, il n’y a pas une scène chez eux qui vaille une des fresques de d’Annunzio et je ne leur rends grâce que d’une chose, c’est d’avoir donné au maître le moule où il lui a plu de couler sa pensée.

L’intensité dramatique de l’apparition de la Fille malade des fièvres, du linceul déroulé, de la vision des astres dans la Chambre Magique, de la tentation de saint Sébastien et de son supplice leur est également inconnue.

Elle est bien à d’Annunzio aussi cette idée d’agrandir le drame de façon à en faire une réplique de la « Passion Nostre Seigneur », dont la douloureuse figure est sans cesse rendue présente par Sébastien d’abord, par la voyante ensuite. La résurrection de Lazare n’est évoquée par les fidèles au deuxième acte que pour donner mieux encore à eux-mêmes et à nous la sensation directe de la Mort et de la Résurrection du Sauveur.

Les germes de ces beautés, le drame religieux, né au pied des autels, les contenait, mais il lui a toujours manqué son Corneille, son Racine…43, ou son d’Annunzio pour les développer.

Le poète a su nous épargner les grotesques interventions des démons, les plaisanteries infâmes du vilain, de sa femme et de la tavernière, qui, à chaque instant, dans le vrai Mystère de saint Sébastien, interrompent l’action, et enfin les ignobles grossièretés des bourreaux Rifflandouille, Machecoton, Tailleboudin et Malferas.

 

Ce que, par contre, M. d’Annunzio a réellement emprunté aux mystères, c’est leur métrique.

À leur octosyllabe qui se répète, avec une monotonie désespérante, pendant des milliers et des milliers de vers, G. d’Annunzio a trouvé des sonorités qui nous étaient inconnues. Il en a fait son instrument bien à lui. Il le dérime, ce qui lui enlève sa platitude. Tout au plus l’assonance-t-il parfois. Comme dans les Miracles de Nostre-Dame, chaque tirade se termine par un demi-vers de quatre syllabes.

Mais parce qu’à la longue ces tirades seraient fatigantes, il interrompt ce rythme, comme l’eût fait un Gréban, un Marcadé, un Molinet, par des Rondels à triple retour de refrain, qui, rimés, servent aux effusions lyriques44.

Je ne croyais pas que ce procédé pût produire tant d’effet.

Certains de ces rondels sont d’une grâce exquise et d’une perfection rare. Ceux de l’offrande des jeunes filles à Perséphone prendront place dans les anthologies de l’avenir :

« Légères et vives comme des oiseaux, pleines de grâces suppliantes et d’étonnements ingénus, elles apportent dans leurs mains et dans leurs yeux toutes les images de la vie belle. »

LA PREMIÈRE

Par les bandelettes
qui serrent nos seins,
par l’or qui nous ceint,
les lins qui nous vêtent,
gémeaux, gémeaux, faites
l’offrande aux dieux saints,
par les bandelettes
qui serrent nos seins !
Voici l’huile prête,
le lait et le vin ;
et le jonc marin
pour ceindre vos têtes ;
et les bandelettes.
……………………………

LA SEPTIÈME

Voici des gâteaux
au miel de l’Hymette,
sur une tablette
en bois de bouleau.
J’ai fait le gruau
d’une main bien nette ;
Voici les gâteaux
au miel de l’Hymette.
J’ai pour le fourneau
quitté la navette.
Et sur ma tablette
bien lisse, tout chauds,
Voici mes gâteaux.

Et il faudrait citer aussi :

Voici pour l’offerte
la grâce du mois
l’amande et la noix
À l’écale verte.

ou bien encore :

Par les têtes noires
Des grands pavots roses45.

Ce qui n’est pas du tout dans les mystères, ce sont les grandioses images de l’Imaginifico :

Ô Temps, ô Temps, sable fugace
Et goutte d’eau pâle qui choit !
……………………………………
Il monte. Son front est la place
de la lumière qu’il accroît.
Un nouveau signe est dans l’espace.
……………………………………
Les mers sont les bords de sa tasse
l’aube est une perle à son doigt46.

Ailleurs (au premier acte) la mère crie à ses fils :

Ta souffrance est mienne
en moi comme si tu étais
encore avec ton frère un nœud
palpitant dans la profondeur
de mon espoir47.

Plus loin, avant la danse sur les charbons ardents, le saint dit :

     Que la flamme jaillisse,
que les étincelles
s’envolent comme des abeilles
ivres48.

La pièce foisonne de ces comparaisons épiques, telles qu’on en trouve chez Hugo, où, semblable à la main de Dieu, la main du poète en arrive à remuer les choses infinies :

et les lisières de la terre
frémissantes comme les bords
d’une bannière qu’on déplie
et le tonnerre qui relie
dans les tombes l’âme des morts
aux os des morts49.

et ailleurs :

J’enfoncerai profondément
ma bouche dans la plénitude
de la mort50.

Ce n’est pas seulement le mot qui agit ici, mais cet au-delà des mots, ce retentissement profond, ces harmonies intérieures auxquelles on reconnaît les vers ou la prose d’un très grand maître. Gabriele d’Annunzio possède un prodigieux don verbal. Son vocabulaire français n’est pas moins riche que son vocabulaire italien : il a des ressources infinies et une souplesse sans égale. Si quelquefois il nous étonne, ce n’est que juste assez pour donner la sensation d’un style, d’une personnalité, jamais pour nous rappeler l’étranger.

D’ailleurs juger M. d’Annunzio comme un étranger, soit qu’on y mette de l’indulgence, soit qu’on y mette de l’ironie, c’est lui faire injure, et c’est commettre une grave injustice.

 

Désormais notre littérature compte en même temps qu’une grande œuvre un grand poète de plus.

 

Le Martyre de saint Sébastien est un fait nouveau dans notre histoire littéraire en dépit de l’exemple souvent invoqué de Brunetto Latini qui, ayant écrit en 1265 son Trésor en français, s’en justifiait dans ces termes : « Et se aucuns demandoit por quoi cist livres est escriz en romans selonc le langage des François, puisque nos somes Ytaliens, je diroie que ce est por deux raisons : l’une, car nos somes en France, et l’autre por ce que la parleure est plus delitable et plus commune à toutes gens51. »

D’ailleurs, est-ce qu’un Italien est vraiment un étranger en France ?

N’a-t-il pas, comme chacun de nous, sucé le lait de la louve romaine, n’est-il pas plus que nous l’héritier de Rome ?

À travers l’histoire, les deux littératures, l’italienne et la française, se mêlent si intimement que chacune reconnaît à peine son bien.

Nos troubadours entonnent leurs chants, ceux d’Italie les imitent, usant de la même langue d’oc. Les noms de Roland et d’Olivier se répandent avec nos épopées52. Dante se demande s’il n’écrira pas sa comédie en provençal…

Puis la littérature italienne, seconde venue, dépasse la nôtre en grandeur et en beauté, parce qu’avec Dante, Pétrarque et Boccace, elle s’est retrempée aux sources païennes.

Au xvie siècle, elle est notre initiatrice et l’invasion littéraire de Thalie est si redoutable, revanche de l’invasion militaire de la France au-delà des monts, que Henri Estienne doit nous défendre contre les « italianizeurs », qui menacent la « précellence du langage françoys », et l’existence même de notre langue. Mais l’influence persiste jusqu’à Marini.

Alors c’est à notre tour à reconquérir l’hégémonie avec nos grands tragiques et notre grand comique, qu’au xviiie siècle imiteront Alfieri d’une part, Goldoni de l’autre.

Mais voici le xixe siècle, le romantisme brille d’un aussi vif éclat en deçà qu’au-delà des Alpes.

Dante est l’un des poètes élus de notre génération romantique.

Facilités par la rapidité et la régularité des moyens de communications, les échanges littéraires se font plus fréquents. L’esprit d’un d’Annunzio sera aussi nourri de lettres françaises que de lettres italiennes. Il donnera à Sarah Bernhardt une Ville morte, version originale de la Città morta.

Et enfin, épanouissement de la double évolution séculaire, il offre à la France une œuvre magnifique, où se mêlent, intimement et profondément, le génie chrétien et le génie païen, le génie italien et le génie français, réalisant ainsi la parole de Stellio dans le Feu :

« Il faut que ton âme toute vive touche l’âme antique et se confonde avec elle et fasse une seule âme et une seule infortune, de telle sorte que l’erreur du temps semble détruite et que se manifeste cette unité de la vie vers laquelle tend l’effort de mon art. »

Archéologie, voyages.
L’Art monumental au Salon [extrait] §

Tome XCI, numéro 336, 16 juin 1911, p. 841-846 [845].

[…]

L’Étranger, contrairement aux habitudes, est assez mal représenté dans ce Salon […]. — De M. Chollet ce sont ensuite des crayons d’Italie (Rome, Venise, Porte de l’Arsenal à Naples, Pouzzoles) ; de M. M. Vilain les aquarelles nombreuses d’un voyage, montrant Assise, Pompei, Amalfi, etc. ; d’autres aquarelles de M. Ansaloni ; une Vieille porte de Mortola, par M. H. L’Homme, et les grandes aquarelles sur Venise, par M. H. Fivaz. […]

Les Journaux §

Tome XCI, numéro 336, 16 juin 1911, p. 858-869 [858-859, 860-862].

Histoire de deux vers (L’Intermédiaire, 20 mai) §

De M. H. Goudchaux, dans l’Intermédiaire :

O primavera, gioventù dell’anno !
O gioventù, primavera della vita !

Le premier vers a son origine incontestablement fixée : c’est le début de la scène i de l’acte III d’Il Pastor Fido, de Guarini, je copie sur l’édition que j’ai entre les mains (Amsterdam, Schouten, 1736)

O primavera, gioventù dell’anno,
Bella madre di fiori,
D’erbe novelle, e di novelli amori,
Tu torni ben, ma teco
Non tornano i sereni
E fortunati dí de le mie gioje.

Il Pastor Fido est, je crois, de 1585 ; Guarini vécut de 1537 à 1612.

Pour la citation entière, le distique entier, on ne l’a jusqu’ici trouvé que dans un seul endroit : l’Épigraphe du XIV des Feuilles d’Automne de Victor Hugo, daté de mai 1830. Et alors on a supposé (vous le savez mieux que qui que ce soit, monsieur le Directeur, car c’est par vous-même et grâce à votre obligeance que je l’ai appris), que Victor Hugo, ayant trouvé le premier vers dans Guarini, avait eu, avec ses tendances habituelles au contraste et à l’antithèse, l’idée de le retourner et de fabriquer le second. C’est tout, on ne semble avoir jamais été plus loin, mais tant qu’à la place de cette certitude pour le premier vers, de cette forte présomption pour le second, on n’aura pas apporté l’indication précise d’une autre œuvre, soit antérieure, soit postérieure au Pastor Fido, et du passage de cette œuvre où se peut lire la citation complète des deux vers ; jusque-là je devrai donc, tout au moins par résignation, m’en tenir à cette conclusion, que je n’ai pas le mérite d’avoir inventée, mais que j’ai adoptée, à savoir une sorte de doublement spirituel fait par Victor Hugo d’un joli vers de son prédécesseur italien d’environ deux siècles et demi en arrière.

Je n’ignore pas que cette solution ne satisfait pas un savant membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui, lui aussi, a cherché et croit fermement qu’on devra finir par trouver autre chose. Et je sais également que d’autres, et non des moins autorisés, nous disent : Métastase, Goldoni, même le Tasse, mais où dans Métastase ? où dans Goldoni ? où dans le Tasse ? Et si j’ajoute le Tasse, que personne n’a encore nommé dans vos colonnes, c’est que j’ai là devant moi la copie d’une lettre qu’adressait le 8 du mois dernier à un de ses amis de Paris le Recteur d’une des grandes Universités d’Italie, un des premiers érudits de la Péninsule ; en voici la traduction :

« La demande que vous me transmettez vient justement de reparaître dans les revues littéraires et dans l’Intermédiaire des Curieux ; mais, que je sache, elle n’a jamais trouvé une solution satisfaisante, et personne jusqu’à présent n’a indiqué la source des deux vers. On prétend qu’ils sont de Torquato Tasso, mais dans quelle œuvre du poète ? Voilà le point. Pour lors, on n’a pas su encore les dénicher. Dernièrement encore j’ai vu un article où on parlait de ce casse-tête, destiné, je pense, à rester tel. »

Il me semble, quant à moi, que la solution imaginée par M. Goudchaux est très acceptable. Cependant, il est possible aussi que le second vers ait été fabriqué en Italie, où le premier était et est encore un mot de conversation, une citation banale, quoique toujours jolie. Il ne faut pas beaucoup de génie pour le retourner. Il se peut aussi que le distique soit plus ancien que Guarini, soit une sorte de dicton vérifié sur le premier vers duquel le poète italien a écrit une petite variation qui lui donne une sorte de valeur philosophique. On peut toujours imaginer, mais le mieux est de s’en tenir provisoirement à l’hypothèse la plus simple, la plus logique et la plus commode, celle de M. Goudchaux.

Les imitations de M. d’Annunzio (L’Éclaireur de Nice, 26 mai) §

M. Georges Maurevert revient dans l’Éclaireur de Nice sur la question des imitations ou petits emprunts de M. d’Annunzio. Cela lui donne l’occasion à citer plusieurs vers du poète, qui sont vraiment fort agréables :

Gustave Flaubert, à la page 10 de la Tentation de saint Antoine, parlait ainsi :

« Les marchands d’Alexandrie naviguent les jours de fête sur la rivière de Canope et boivent du vin dans des calices de lotus. »

Oh ! la jolie phrase, combien fluide, sonore, évocatrice ! La voici transposée dans la Ballade des dames sur le fleuve :

I nitidi mercanti Alessandrini,
profumati di cinnamo e d’issopo,
bevean sulla riviera di Canopo
nei calici del loto, i rosei vini.

Encore du Flaubert :

« Il est jeune, imberbe… et les perles de sa tiare brillent doucement comme des lunes. »

C’est l’Asiatico de M. d’Annunzio !

… Le perle della sua tiara
Splendenno vagamente come lune.

Feuilletons au hasard la Tentation de saint Antoine. Nous lisons, page 38 : « Aux coins du dais étendu sur la tête quatre colombes d’or sont posées. » Page 150 :

« De la coupole pendant à des fils que l’on n’apercevait pas, quatre grands oiseaux d’or, les deux ailes étendues. »

Page 42.

« Un dromadaire, chargé d’outres percées, passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles. »

Page 96 :

« Des clochettes d’argent qu’ils portent sous la mâchoire. »

De ces morceaux rapprochés (Assuitur pannus) résultent ces jolis vers :

Quattro colombe d’oro con l’ali tese
in alto, tra le frange di Palmira,
a invisibili fili eran sospese.
Due dromadari, aventi in su la schiena.
Otri forati, ed una campanella,
di fino argento sotto la mascella
spargean su i marmi essenza di verbena.

Page 74 de la Tentation.

« Le secret que tu voudrais tenir est gardé par les Sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leur voix… »

Page 17 des Élégies romaines :

L’hanno in custodia i Saggi. A l’ombra d’un arbore immenso
candidi nelle vesti, placidi come iddii,
vivono. Un’aria calda li nutre. Su l’erbe d’intorno.
rapidi i Leopardi piegano i dorsi gai.
Il mormorio dei fonti, il sussurro dei rami, il sommesso
fremito de le belve mescesi alle parol ?

Si, d’autre part, dit M. Thovez, il s’agit de peindre une fête où sont assis des satrapes, des éphèbes, des femmes très belles, les matériaux de l’œuvre sont encore fournis par la Tentation de saint Antoine :

« Les pères de Nicée en robe de pourpre se tenaient comme des mages, sur des trônes, le long du mur (p. 18)… coiffés de la tiare et couvert d’escarboucles (p. 41)… ils ont l’air de bourreaux ou l’air d’eunuques (p. 78)… un nuage flotte sur le festin tant il y a de viandes et d’haleines (p. 41)…

Il est vrai que la fin du poème n’est pas de Flaubert :

e sappi tu quel che mangi et in quel che bevi
trovar l’ambrosia et il nettare vermiglio.

C’est, en effet, la traduction d’un distique de Baudelaire.

Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.

Et M. Deschamps ajoute :

« Baudelaire a imité de Longfellow (mais en prévenant le lecteur) un poème qu’il a intitulé le Calumet de paix. Ce Calumet est devenu, dans l’Intermezzo di rime, un Sangue delle Vergini, dont la fidélité est quasiment littérale. »

Maurice Maeterlinck n’était pas encore très connu en 1894. C’est peut-être pour cette raison que Gabriele d’Annunzio lui emprunta entre autres ce motif :

« Les vierges du couvent regardaient passer les vaisseaux sur le canal, un jour de jeûnes et de soleil… »

que l’on retrouve, fort gentiment rimé, mais littéral, dans les Tristesses inconnues :

Le suore, alle finestre
del convento, sul fiume
guardan passar te barche
guardano mute e sole
mute e digiune al sole.

Maeterlinck chuchote encore dans les Serres chaudes :

« Les prisonniers qui entendent faucher l’herbe dans le jardin de la prison… sont pâles comme des malades qui écoutent pleuvoir sur le jardin de l’hôpital. »

Et M. d’Annunzio rime à nouveau, avec une fidélité décourageante :

I prigionieri assale
un’ ansi : falci lente
falciano l’erba nuova,
à la prigione intorno.
Gli infermi inclina il giorno
pallini sul guanciale
ascoltano la piova
battere dolcemente
l’orto dell’ospedale.

Les emprunts de M. d’Annunzio sont un fait. Il y en a bien d’autres. Mais souvenons-nous qu’en d’autres temps on lui en aurait fait un mérite, que Ronsard imitait Pétrarque, Bembo, Marulle, etc. Le commentaire de Muret et Remi Belleau signale ces emprunts. On lit à chaque instant : « Telle invention est en un sonet de Bembo. Ce quatrin est prins d’un sonet de Bembo. — Ce sonet est imité de Pétrarque, de Marulle, de Jean Second, etc. » Ces rapprochements font d’ailleurs honneur à l’érudition des critiques.

Lettres allemandes.
Paul Heyse : L’Amour en Italie, Paris, Ernest Flammarion, fr. 0,95 §

Tome XCI, numéro 336, 16 juin 1911, p. 872-876 [874].

Paul Heyse, qui remporta l’an passé le prix Nobel de littérature, est assez peu connu en France, mais le grand public n’ignorait du moins pas son nom et c’était peut-être suffisant. Son art, qui est celui de nos conteurs d’il y a cinquante ans, ne peut rien nous apprendre et les sujets qu’il a choisis nous sont généralement familiers. Néanmoins, il faut savoir gré à M. Victor Tissot d’avoir réuni, sous le titre de l’Amour en Italie, quelques-uns des meilleurs contes du vieil écrivain allemand. Le texte est d’une lecture facile et les images, qui sont dues au crayon de M. Marin Baldo, n’ajoutent pas grand chose à une œuvre très moyenne.

Lettres polonaises.
Kazimierz Chledowski : Dworw Ferrarze (La Cour à Ferrare), 2e édition, H. Altenberg. — Le même : Rzym-Ludzie Odrodzenia (Rome-Hommes de la Renaissance), ibid. §

Tome XCI, numéro 336, 16 juin 1911, p. 881-885 [881-884].

M. Casimir Chledowski est un des rares — hélas ! trop rares — écrivains d’art en Pologne qui s’adonne avec amour et intelligence à l’étude de l’art et de la culture européenne d’une certaine époque. Cette époque ce sont les trois siècles de la glorieuse Renaissance Italienne. Méprisant les lauriers « en toc » que le grand public distribue aisément aux compilateurs zélés et patients, il s’adresse directement aux sources, secoue l’antique poussière des archives, compulse les documents, étudie les œuvres, parcourt les pays et consigne les fruits de son labeur dans des volumes compacts, édités avec soin, qui font preuve de son immense érudition et de son enthousiasme pour la beauté. N’occupant aucune chaire à l’Université, ne briguant pas — tant que je sache — la carrière officielle dans le monde des sciences, il a su garder toute son indépendance d’esprit et de jugement et il n’hésite pas à heurter les opinions établies et souvent si fausses.

Son travail fut couronné de succès. Le premier volume qu’il fit paraître, consacré à l’étude de Sienne, est depuis longtemps épuisé. Les autres se vendent aussi très bien et nécessitent des éditions nouvelles. M. Chledowski prouva aux éditeurs polonais, d’habitude si timides quand il s’agit de publier des livres chers, que les ouvrages sérieux et imprimés soigneusement peuvent toujours compter sur la faveur publique, même si leur prix n’est pas abordable à toutes les bourses.

Après la vieille cité toscane que Taine avait négligée, c’est la Cour à Ferrare qui attira la curiosité érudite de M. Chledowski.

Aux xve et xvie siècles, Ferrare fut « le plus grand nid d’aigles-chevaliers du bas Pô ». Conformément au testament de la marquise Matilde, elle appartenait à la Curie Romaine. Celle-ci, ne pouvant pas y gouverner directement, était forcée de la céder à la puissante famille d’Este, qui y régnait en fait depuis le commencement du xiiie siècle. Mais les Papes se considéraient toujours comme les véritables maîtres de Ferrare et obligeaient les marquis d’Este à leur payer certaines redevances. En montant sur le trône, le marquis, élu du peuple, devait être chaque fois reconnu par le pape.

Le fondateur « légal » de la dynastie fut Obizzo II, qui fut élu maître de Ferrare après la mort de son grand-père Azzo VII, en 1264, et qui prit le nom de gubernator et rector generalis et perpetuus Dominus civitatis Ferrariæ « par la grâce de Dieu et de la Capitale Apostolique ». Car le pape Urbain II, se rendant compte

de la valeur de cette famille qui, appartenant au parti des Guelfes, fut un des plus fermes soutiens du trône apostolique, ratifia le choix du peuple. Mais c’est surtout pendant le règne des Niccolo III, des Leonello, des Borso, des Ercole I, des Alfonso I et II que Ferrare connut les heures de triomphe, de puissance et de gloire. Les papes regardaient d’ailleurs d’un œil inquiet cette prospérité et croissance de leurs vassaux. Ils méditèrent longtemps les moyens de rendre à Rome les possessions qu’ils avaient laissé échapper dès le xiiie siècle. Mais le terrible Jules II eut beau s’écrier : Ferrara, Ferrara, corpo di Dio, ti auro ! le prince Alphonse I sut protéger son domaine aussi bien par les bouches de ses canons que par son génie de diplomate avisé et perspicace. Et il a fallu l’épuisement de la race léonine des d’Este, il a fallu l’affaiblissement du peuple par les guerres meurtrières, il a fallu les intrigues d’une femme vindicative et tenace, fille d’ErcoIe II, Lucrèce, pour que le rêve de Jules II pût prendre corps et que le cardinal Piero Aldobrandini prît possession de Ferrare au nom du pape Clément VIII.

La restauration du pouvoir papal marque pour la vieille cité padouane l’heure de la déchéance. Les fiers palais tombèrent en ruines. Les trésors, amassés par les marquis, prirent le chemin de Rome et la ville fut plongée dans le silence et l’oubli.

Si la République florentine fut la terre bénie des peintres et des sculpteurs, Ferrare à la fin du xve et jusqu’au milieu du xvie siècle était le foyer de la poésie et de la pensée humaniste. Ce « nid d’aigles » exerçait une puissance d’attraction prépondérante sur les plus beaux esprits de l’époque. La libéralité des princes, d’ailleurs fort sujette à caution, leur intelligence et surtout une certaine liberté d’opinion, qui parfois régnait à la cour, attiraient à Ferrare aussi bien un Alberto Pio da Carpi qu’un Léon Baptiste Alberti. Il y avait même un temps où Renata di Francia, femme d’Ercole II, apporta à Ferrare un souffle de liberté et d’esprit frondeur français, et même facilita les relations entre les intellectuels italiens et les réformateurs religieux d’outre-Alpes.

Mais ce sont surtout les poètes qui choisirent Ferrare pour leur lieu de résidence et de travail. Et si la cour des d’Este n’avait le mérite que d’avoir réuni autour d’elle les personnalités glorieuses des Boïardo, des Ariosto, des Tasso, elle aurait déjà le droit au souvenir reconnaissant de la postérité !

Il est vrai que les marquis se faisaient payer cher leur protection : ils exigeaient en échange les flagorneries les plus basses et ils traitaient souvent les poètes d’une façon qui ne fait honneur ni à la noblesse de leur caractère ni à la fierté de leurs protégés. M. Chledowski stigmatise, comme il convient, l’atmosphère avilissante de la cour qui mettait des entraves au libre développement des esprits fiers et indépendants et qui causa entre autres — non sans influence du Saint-Office, il est vrai — la perte d’un génie tel que Tasso. Certes elles étaient amères les miettes qui tombaient de la table princière dans les sacoches vides des philosophes et des poètes — à Ferrare et ailleurs.

Rome — Hommes de la Renaissance forme la première partie de l’ouvrage dont le deuxième tome, consacré à l’époque du baroque, paraîtra — espérons-le — bientôt.

Dans un fort et beau volume de 600 pages, orné de belles reproductions d’œuvres d’art, dont certaines sont présentées au public pour la première fois, l’auteur nous trace un tableau vivant de la Rome papale qui, pendant deux siècles, fut le foyer d’art et de sciences de la vie intense et des intrigues amoureuses, financières et politiques — en Italie et en Europe.

La Campagne Romaine, qui, pendant de longs siècles, était en les mains du clergé et des couvents, passe, vers la fin du xie et au commencement du xiie, dans la possession des grandes familles aristocratiques dont les châteaux dominaient de leurs hautes tours crénelées la plaine de Rome. Le manque de force et d’organisation de la municipalité romaine mettait la ville à la merci des Colonna, des Orsini, des Salviati. La lutte des papes contre l’omnipotence de ces familles, la lutte de Cola Rienzi contre la force égoïste des aristocrates forme un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage. Avec beaucoup de tact et avec une impartialité de jugement qui lui fait honneur, l’auteur s’essaye à démêler les fils tordus des machinations, des crimes et des intrigues, qui se nouent et se renouent constamment, tout imbus de larmes et de sang.

Si M. Chledowski arrache d’une main ferme l’auréole dont la légende a cerné le front d’un Rienzi, il n’hésite pas non plus à stigmatiser l’égoïsme féroce des orgueilleux aristocrates et des papes. « La papauté, écrit l’auteur, s’efforçait à ce point de mettre la main non seulement sur la vie morale des peuples, mais aussi sur les affaires politiques et économiques des États européens qu’on sentait partout la nécessité d’ôter cette charge des épaules des nations. » Et si les héritiers de Saint Pierre aimaient à entourer leur cour d’humanistes, de peintres, de sculpteurs et de poètes, ils suivaient en cela l’exemple des princes et cédaient plutôt au courant irrésistible qui emportait toute la société italienne des xve et xvie siècles qu’à leur propre penchant pour l’art et la science. C’est en poursuivant son rêve de grandeur et du pouvoir absolu que Jules II faisait travailler un Bramante ou un Michel-Ange. Et même le pape Léon X, dont les flagorneurs contemporains ont fait un Médicis superbe, Mécène brillant, centre et promoteur de l’eta d’oro de la Renaissance, n’était en réalité qu’un simple fantoche qui au fond préférait au génie des Buonarotti et des

Raphaël les plaisanteries grossières des bouffons et les mélodies faciles des joueurs de flûte et de violon. Et la splendeur des arts dont brillait la cour des Jules II, des Léon X n’avait qu’un but : jeter aux yeux des foules grondantes la poudre d’or de la Beauté !

Je suis certain que les ouvrages de M. Chledowski, dont quelques-uns ont déjà paru en allemand, intéresseraient vivement le public et les érudits français. Si l’auteur n’a pas le talent poétique, les qualités de style d’un Klaczko, il l’emporte sur son prédécesseur par la richesse de sa documentation et par la profondeur de sa science. Je n’aurais qu’à lui faire un seul reproche : il se laisse trop entraîner par ses penchants d’érudit curieux, amoureux des dates, des anecdotes et des faits ; et au luxe des détails il sacrifie trop souvent l’unité de la composition et la synthèse d’historien.

Tome XCII, numéro 337, 1er juillet 1911 §

Méditation romaine §

Tome XCII, numéro 337, 1er juillet 1911, p. 22-23.
Oh ! s’égarer tout seul par la Voie Appienne,
Plein de mélancolie ou de recueillement ;
Et des mortes splendeurs de la Rome païenne,
À la chrétienne aller, comme insensiblement.
Surtout lorsque le soir va les teinter de rose,
Contempler ces champs nus, au vide interminé,
Que, par moments, domine un profil grandiose
D’aqueduc, à la fois solide et ruiné.
Seul toujours, aspirer sous la sublime flamme
Des blancs étés, qui font poudroyer les chemins,
Afin de se grandir héroïquement l’âme,
La tristesse et la paix des horizons romains.
Ou, penché vers le Tibre aux eaux lourdes et fauves,
Évoquer ces longs jours d’histoire qu’il a vus
Fuir, après les Catons et les Scipions chauves,
Sans en garder pour nous, même un reflet confus.
Sol à jamais sacré, qui n’est fait que de tombes,
Labyrinthes massifs du profond Palatin,
Arcs triomphaux, dressés après les hécatombes
Des peuples que la Ville immole à son destin.
Obélisques, sur qui le Temps brisa ses griffes,
Et que la Croix surmonte, elle invincible à tout.
Basiliques, fonds d’or, monuments des Pontifes,
Qui méditent assis ou bénissent debout.
De ces choses trouver la secrète harmonie :
La recueillir, malgré la rumeur des passants,
S’agenouiller dans quelque antique Diaconie,
Où traînent des odeurs de cires et d’encens.
Par les mourants juillets, du haut du Janicule,
Alors que le soleil décroît sur les gazons,
Suivre d’un long regard cette lueur qui brille
Aux dômes éloignés, aux vitres des maisons.
Escorté, pas à pas, par des Ombres illustres,
Fuyant partout les bruits profanes et grossiers,
Longuement s’accouder sur l’appui des balustres,
Ou marcher, seul encore, à travers les sentiers.
Et, dans son cœur roulant ce que l’auguste Rome
Y verse de noblesse et de détachement,
Méditant la grandeur avec le rien de l’homme,
Qui sont ici venus s’inscrire également,
Tandis que le couchant fait flamber sa fournaise,
Qui s’éteindra bientôt au fond du ciel pâli,
Voir se dorer là-bas, tes pins, Villa Borghèse,
Ou s’empourprer les tiens, ô Villa Pamphili.

Littérature.
Paul Berret : Le Moyen-Âge dans la Légende des Siècles et les Sources de Victor Hugo, 1 vol. in-8, 10 fr., Henry Paulin et Cie [extrait] §

Tome XCII, numéro 337, 1er juillet 1911, p. 131-135 [132].

[…]

C’est dans Moreri qu’il trouvera la couleur de son moyen-âge italien : « L’Italie de la Légende des Siècles est située sur les bords du Rhin ; elle est le prolongement de l’inspiration des Burgraves, replacée, à coups de manuel, dans un milieu d’appellations nouvelles… » Il prend des notes en feuilletant le dictionnaire, et ces notes se transforment aussitôt en vers :

Urbain V. François, natif du domaine de Mende en Gévaudan

devient :

cet Urbain V, natif de Mende en Gévaudan

et

Verceil. Conciles. Jean-François Bonhomme, évêque de cette ville, y tint un synode en 1575

se résume :

Sieur Jean-François Bonhomme, évêque de Verceil.

Le poète note même la rime : « haut conseil ».

[…]

Questions coloniales.
Memento [extrait] §

Tome XCII, numéro 337, 1er juillet 1911, p. 150-156 [154-155].

[…]

M. Jules Saurin, à l’Œuvre française en Tunisie, consacre une consciencieuse brochure de propagande dans laquelle il s’efforce de démontrer que « le peuplement français dans l’Afrique du Nord est l’œuvre nationale du xxe siècle ». M. Saurin constate que la population européenne de la Tunisie qui s’élève à 155 000 âmes comprend 35 000 Français pour 120 000 étrangers, dont 105 000 Italiens. La grande presse fit grand bruit de cette constatation il y a quelque temps quand M. Lagrosillière, député de la Martinique, souleva à la Chambre la question des concessions accordées en Tunisie à des parlementaires. — Encore une question coloniale placée au premier plan des préoccupations politiques quotidiennes ! — Or, le groupe italien s’accroît chaque année par le seul mouvement des excédents des naissances sur les décès de 1 500 à 1 800 personnes. Il faut promptement aviser afin, dit M. Saurin, « que la Tunisie ne devienne pas un jour une pomme de discorde entre les deux sœurs latines, ce qui arriverait par la force des choses si nous n’y introduisions pas plusieurs milliers de paysans français capables d’assimiler les cent vingt mille Italiens qui l’habitent ». La suggestion de l’auteur est bonne et louable en son principe, mais croit-il vraiment que des milliers de paysans soient prêts à quitter, Bocage, Landes, Limagne, Sologne ou Beauce pour aller tenter la fortune en Tunisie ? Seules, les tentent vraiment, nos paysans, les villes tentaculaires. Le dernier recensement en donne la preuve attristante. On se trouve là en présence d’une fatalité économique inéluctable. Alors ?…

[…]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCII, numéro 337, 1er juillet 1911, p. 161-169 [169].

[…]

La Nouvelle Revue française (1er juin). — […] « Hautes et basses classes en Italie », par W. S. Landor, traduit de l’anglais par M. Valery Larbaud.

Tome XCII, numéro 338, 16 juillet 1911 §

Du rôle de la maladie dans l’inspiration littéraire [extrait] §

Tome XCII, numéro 338, 16 juillet 1911, p. 309-323 [315-316].

[…]

Dans sa villa « blanche et douce et tranquille de Francavilla a Mare », d’Annunzio possède un cabinet de travail « spacieux dont les fenêtres, les portes, les murs sont garnis d’épaisses tentures en damas rouge. D’un brasero monte, par bouffées, une fumée d’encens53 ».

Cet amoureux et ce mystique se retrouvent bien dans l’admirable sonnet qu’il composa sur une Erotik d’Edward Grieg54.

« Je veux un amour douloureux, lent, qui soit lent comme une lente mort, et sans fin, et je veux que sans trêve en un tourment secret nos âmes soient assorties ; et qu’une mer soit près de nos portes, solitaire et qui pleure en son silence profond. Je veux que la tour soit si haute que, dans la nuit sereine, elle semble toucher la grande étoile du pôle. Je veux un lit de pourpre et trouver dans cette ombre et gisant sur le sein, comme au fond d’un sépulcre : l’infini. »

Malheureusement les hommes qui sont ainsi les « forçats de leurs sensations » — comme le furent encore lord Byron et Carlyle — sont des égoïstes inouïs. Pour d’Annunzio la femme ne compte qu’autant qu’elle sert à sa gloire. Il s’est montré farouche comme un condottiere avec la Duse vieillie, et l’exhibition de ses lettres d’amour publiées en 1908 dans les journaux italiens ne lui a pas attiré les sympathies. Ses nombreuses liaisons ont toujours été soigneusement choisies parmi ses plus aristocratiques admiratrices ou les actrices en renom. Ses amours furent des amours d’arriviste pétri d’ostentation, n’ayant d’autre culte que le culte de soi, du superhomme dans le mauvais sens de Nietzsche, qui voudrait étonner le monde et la postérité de ses vices naturels.

[…]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCII, numéro 338, 16 juillet 1911, p. 397-405 [404].

[…]

La Grande Revue (10 juin). — […] « Ada Negri », par Mlle Hélène Barrère. […] — « G. d’Annunzio », par M. G. E. Müller.

[…]

Musées et collections.
Au musée du Louvre [extrait] §

Tome XCII, numéro 338, 16 juillet 1911, p. 417-423 [417].

Des œuvres précieuses viennent d’enrichir encore notre Louvre et d’y être exposées. En même temps que nous avions la joie d’applaudir à l’élection, comme président de la Société des Amis du Louvre, de celui qui en avait été durant de longues années le dévoué secrétaire général, puis vice-président, M. Raymond Koechlin, deux actes montraient combien le choix avait été heureux de cet amateur éclairé doublé d’un historien érudit au goût sûr : suivant la généreuse tradition des nouveaux présidents de la Société, il offrait au Louvre une charmante petite peinture siennoise, et il faisait acheter par les Amis du Louvre un des chefs-d’œuvre d’Ingres : le Bain turc qu’on vient de revoir à l’exposition de la galerie Georges Petit (il avait été déjà exposé au Salon d’Automne en 1900). Le premier de ces tableaux, une Vierge avec l’Enfant Jésus et deux Saints, est une œuvre typique du maître siennois Neroccio di Bartolommeo, qu’on peut abondamment étudier à la Galerie de sa ville natale, mais dont le Louvre ne possédait rien jusqu’ici, et c’est, par suite, un précieux appoint à notre collection des Primitifs italiens où la grâce à la fois raffinée et candide de l’école siennoise n’était représentée que par de rares peintures.

Chronique de Bruxelles.
Une grande première d’un auteur belge §

Tome XCII, numéro 338, 16 juillet 1911, p. 423-427 [426].

Je vous informais récemment du talent et de la conviction avec lesquels le « Cercle Euterpe » interpréta Perkin Warbeck ; voici que la « Fédération des Cercles dramatiques de langue française » nous donnera Savonarole, drame historique en 7 tableaux, de M. Ivan Gilkin, le poète dont vous venez de publier l’admirable Nuit. Cette représentation aura lieu le dimanche 9 juillet au théâtre de la Monnaie. Je vous en rendrai compte dans ma prochaine chronique.

Tome XCII, numéro 339, 1er août 1911 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome XCII, numéro 339, 1er août 1911, p. 593-599 [598].

Revue historique (mai-juin 1911) : « La Plèbe romaine », fin, par G. Bloch. […]

Les Revues §

Tome XCII, numéro 339, 1er août 1911, p. 608-614 [613-614, 614].

La Revue : un code extra-légal au XVe siècle §

M. Maurice Lauzel tâche à résoudre cette question : « Qu’est-ce que la Camorra ? » dans un fort curieux travail que publie La Revue (1er juillet).

Nous lui empruntons les articles ci-dessous du code de la Guardana, société espagnole fondée en 1417, dont la législation est datée de 1420, inspiratrice « infiniment probable » de l’association actuelle italienne :

Article premier. — Tout homme honorable qui possède œil aigu, ouïe fine, jambe fine et pas de langue, peut devenir membre de la Guardana. Peuvent aussi le devenir les personnes respectables d’un certain âge qui désirent servir l’association, soit, en lui faisant connaître les opérations à faire, soit en lui procurant les moyens de les exécuter. (Ce dernier trait s’applique exactement aux basistes napolitains.)

Art. 3. — Les membres de la congrégation seront divisés en chivatos (ce sont les « garçons honorables » de Naples), postulanti (ce sont les picciutti’ e sgarro), guapos (camorristes en pied) et fuellos (les « poteaux »). Les matrones comprendront les coberteras ou receleuses, et les sirenas, ces dernières doivent être vives, fidèles et provocantes.

Art. 4. — Les chivatos, jusqu’au moment où ils auront appris à travailler, ne pourront rien, entreprendre tout seuls et ne pourront se servir du couteau que pour leur défense personnelle… Ils recevront 136 maravédis par jour (environ un franc).

Art. 5. — Les postulanti vivent de leurs griffes ; ils seront employés à voler, opérant d’une manière agile et pour le compte de l’Ordre. Sur chaque vol ils recevront le tiers du produit, moins ce qui aura été prélevé pour les âmes du purgatoire (!). Des deux tiers restants, un sera versé dans la caisse sociale pour les frais de justice et pour faire célébrer des messes en faveur des sociétaires défunts. Le dernier tiers sera mis à la disposition du grand maître de l’Ordre, obligé de vivre à la Cour pour veiller au bien et à la propriété de tous. (Est-ce assez joli !)

Art. 6. — Les guapos exécuteront les coups de poignard, les assassinats, les détroussements à main armée et les noyades…

Art. 7. — Les receleuses recevront 18 % sur toutes les sommes qu’elles auront procurées, et les sirènes auront 6 maravédis par peseta reversée par les guapos dans la caisse de la compagnie.

Les dons faits par les nobles, les moines et les autres membres du clergé seront leur bénéfice exclusif.

Art. 8. — Les capatazos ou chefs de province seront nommés parmi les guapos qui auront au moins six années de service et auront bien mérité de la compagnie.

Tous les frères doivent mourir martyrs plutôt que de dénoncer leurs frères, sous peine de dégradation et de persécution de la part de l’ordre.

Memento [extrait] §

[…]

La Nouvelle revue française (juillet) : M. H. Ghéon : « M. d’Annunzio et l’Art. »

Musique.
La Saison de Paris : Saint Sébastien §

Tome XCII, numéro 339, 1er août 1911, p. 623-626 [625].

Ce ne fut certes pas banal de contempler sur nos murs des affiches où, sous l’intitulé Grande Saison de Paris, un Martyre de Saint Sébastien s’annonçait encadré d’une opérette britannique et de ballets pétersbourgeois. En outre, le héros chrétien était personnifié par une danseuse israélite qui, quoique slave d’origine, jouit d’un accent tudesque insurmontable. Le Cri de Paris rapporte à ce propos une anecdote amusante. Il paraît que Mlle Ida Rubinstein ne parvenait pas à prononcer correctement les paroles : « … en mangeant le doux fruit de vie ». Elle s’évertuait en vain sans réussir à mieux que : « … en manchant le du frit de fie ». Sur quoi, M. d’Annunzio corrigeant : « Mais non, ce n’est pas ça, mademoiselle. Il faut dire : en manzant lé doux frrouit dé víe. Parlez donc français, qué diable ! » L’idée d’associer pour une œuvre commune le plus illustre poète d’Italie et le plus grand de nos musiciens pouvait paraître séduisante à première vue. Le malheur est qu’elle impliquait une méconnaissance absolue de leurs génies respectifs. Rien n’est plus éloigné du panache flamboyant et tonitruant propre à la verve de notre hôte, que la sensibilité délicate et profonde d’un Debussy. M. d’Annunzio, par surcroît, induit par des raisons obscures à délaisser ici la langue maternelle, se figura écrire en français parce qu’il employait les mots de notre dictionnaire, et de cette illusion s’ensuivit un verbiage informe, inane, incompréhensible même à la lecture, et à quoi son pathos échevelé donnait tout l’air d’une mystification. Il n’est donc à aucun égard surprenant que l’auteur de Pelléas ait composé pour ce Saint Sébastien une musique qui n’ajoutera rien à sa gloire, et on doit plutôt regretter que, pour cette besogne de circonstance, on soit allé le déranger dans sa solitude et interrompre des travaux plus spontanés.

Art moderne.
Exposition Bakst (Arts décoratifs) §

Tome XCII, numéro 339, 1er août 1911, p. 627-630 [629].

L’exposition des dessins de M. Léon Bakst aux Arts décoratifs est un peu courte. Mais depuis l’apothéose de M. Nijinsky et l’avènement de M. d’Annunzio à la poésie française, on est assez enclin à se pâmer vis-à-vis de cet art sur échantillons assez cursifs. Il faut dire que la plupart de ces dessins ont besoin de leur réalisation scénique pour donner un effet qui n’est là que sommairement indiqué et que ce sont de simples projets ; aussi si les faces, les mains, les pieds sont bizarres de construction et de torsion on peut alléguer que le dessin est fait pour le costume. À côté de ces indications larges quelques dessins fignolés surprennent, et quelques panneaux peints, évoquant des bains de mer, sont bien peints, mais théâtraux ; les gens ont l’air d’évoluer auprès du flot comme pour faire plaisir à un maître de ballet. Ce n’est point sur ces trop rares pièces qu’on peut juger M. Bakst en tant que peintre ou dessinateur.

Lettres italiennes §

Tome XCII, numéro 339, 1er août 1911, p. 635-640.

Une tragédie méditerranéenne : Fiamma, de MM. F. Pastonchi et G. Antona-Traversi §

On connaît les conditions générales du théâtre italien contemporain, au point de vue esthétique ; elles demeurent assez médiocres. Parmi les quelques groupes d’écrivains partagés entre les différentes « capitales » de la péninsule, à Milan, à Rome, à Florence ou à Naples, on chercherait vainement ceux qu’un véritable souci de renouveau théâtral pousse à des affirmations intéressantes par la discussion ou par les œuvres, tendant à ce besoin de renouveau qui hante depuis quelques années nos clans parisiens. Des « aînés », du type de M. Bracco, de M. Praga ou de M. Giannino Antona-Traversi, comptent une production plus ou moins régulière, inspirée à ce vague théâtre de très superficielle psychologie, ou de mœurs, qui crée des renommées retentissantes sur le Boulevard. Les quelques auteurs qui ont suivi M. Renato Simoni ou M. Guelfo Civinini, n’ont cure de créer ou de rénover un théâtre vraiment italien d’intention, d’esprit et d’esthétique. On peut en arriver à regretter la mauvaise production d’un Giacosa ou d’un Rovetta, qui, elle, avait au moins un ton assez évocateur de la bourgeoisie italienne épanouie après la « guerre de l’indépendance », de même que les romans des écrivains les plus actuels de l’Italie font regretter, par leur extraordinaire faiblesse, les commérages de sacristie d’Antonio Fogazzaro, mort trop tard.

L’Italie intellectuelle ne semble point se soucier de la création d’un théâtre de tragédie. L’essor vers un art théâtral digne de la tradition classique et de l’esprit inquiet, mais très puissant, du monde contemporain, et l’effort vers la réconciliation volontaire et parfaite du théâtre et de la littérature, ne troublent sans doute point le travail copieux et facile de M. Sem Benelli. Celui-ci croit écrire des tragédies « nationales », où l’âme même du pays s’épanouit dans ses figurations les plus anciennes, les plus profondes. Et il n’écrit que des drames néoromantiques qu’un thuriféraire assez suranné, M. Domenico Oliva, semble apprécier beaucoup, mais qui ne répondent d’aucune manière ni aux tendances actuelles tragiques en deçà des Alpes, ni au renouveau pur et simple du drame historique repris par quelques pâles poètes. Le succès tout populaire fait à M. Sem Benelli est dû d’ailleurs en très large partie à l’hostilité enfin triomphante des Italiens manifestée toujours à l’égard de Gabriel d’Annunzio, auquel ils ne peuvent pardonner ni son génie souverainement représentatif, ni sa vigueur hautaine et solitaire dans la conception et dans la réalisation de l’œuvre d’art. Fatigués de mal suivre les renouvellements perpétuels du génie de d’Annunzio, les gazetiers ont accueilli avec un bon enthousiasme très populaire les drames florentins de M. Benelli ! Et si on ne devait pas éviter de donner à ces chroniques un caractère de discussion trop général sur des événements qu’il convient d’étudier dans leurs causes les plus vastes et les plus cachées, je m’efforcerais d’expliquer ici une étrange coïncidence : celle de la vente de la villa du poète à Settignano, de cette vente dont la honte retombe sur toute une nation si peu soucieuse de ses plus grands représentants, et l’avènement de d’Annunzio au Panthéon des grands poètes français.

Seuls, M. E. A. Butti et M. Enrico Corradini avaient cherché jusqu’ici à atteindre, par la force de leur labeur, et par la grâce de leur inspiration, les sommets de la création tragique.

Mais voici que MM. Francesco Pastonchi et Giannino Antona-Traversi viennent de faire représenter une tragédie où le souci d’une idée générale n’est pas sans être un peu soutenu par un certain lyrisme de la forme et de la conception. Cette idée est celle de la renaissance triomphale d’une race, de la race méditerranéenne.

Certes, cette œuvre est loin d’être parfaite. Mais l’esprit qui l’anime en est assez vigoureux. On peut s’étonner de la collaboration d’un poète, du reste plus sonore que profond, et d’un dramaturge mondain, M. Traversi, dont les succès sont en Italie de même qualité et de même portée que les succès des ineffables MM. de Flers et Caillavet en France. On peut s’étonner surtout que de l’ensemble de leurs qualités diverses et point très remarquables, soit sortie cette œuvre point dédaignable.

L’ambiance évoquée est celle de la Sardaigne, l’île sauvage et très forte, à l’âme violente et fière. Le milieu est celui d’un pays latin profondément secoué par tous les frissons répandus par la France de la Révolution à travers le monde occidental, vers la fin du xviiie siècle. La donnée générale de la tragédie rappelle ainsi une œuvre très noble et mal connue de M. E. A. Butti, où un gentilhomme vit dans un château solitaire de son pays, entre de solides murailles que viennent heurter les souffles de la grande « révolution psychologique » de l’Occident.

Ici, le protagoniste n’est pas l’ancien homme de race qui se barricade — âme et biens — contre le mouvement révolutionnaire des esprits. Ubaldo d’Ardara a vécu les heures nouvelles de Paris, s’est laissé entraîner par l’orage de sang de la Révolution, et, rentré dans son île, il y apaise la nostalgie violente qui le tourmentait lorsqu’il en était loin. Il aime une jeune paysanne qu’il exalte en l’appelant Flamme. Mais des nobles de France, une femme et un homme, arrivent en Sardaigne. Et le drame tourne nettement au mélodrame, où rien n’est plus imprévu. La dame, chassée de France par la Terreur, et réfugiée dans l’île, attire à elle le jeune châtelain. Flamme jure de se venger, et pousse à un acte de mort un paysan qui languissait d’amour pour elle. C’est ainsi que la louve de France est tuée d’un coup de fusil, un matin, alors qu’elle allait chasser avec son hôte. Celui-ci, le malheureux Ubaldo, se croit assassin par maladresse, et perd la raison. Puis Flamme un jour le rencontre. Elle lui crie si fort à la figure son nom et sa volonté mortelle, qui seule a tué la dame de France, que Ubaldo se réveille de sa démence. Une sorcière avait dit qu’un embrassement d’amour ou de mort pouvait le sauver de la folie, et puisqu’il ne peut plus donner l’amour à la farouche Flamme il lui donne la mort en l’étranglant.

Encore une fois on peut remarquer, à propos de cette pièce, la différence profonde qui peut exister entre les deux éléments constitutifs d’une œuvre vraiment tragique : l’élément tragique et l’élément dramatique. J’ai eu l’occasion de le remarquer dans une étude au sujet de la Fille de Jorio55. Dans Fiamma, cette différence se montre plus violente, aggravée par la faiblesse du lyrisme tragique et par l’indigence désolante du drame amoureux.

Mais ce qu’il est consolant de faire ressortir, c’est la volonté des auteurs, « la volonté » de créer une tragédie de race. On le voit dans la scène la plus poignante, celle où Flamme pousse Marrudo, le paysan prétendant, contre l’étrangère. Ce n’est pas au nom de son amour qu’elle lui parle, mais au nom de la race.

Ô gens de ma race, vengez-moi.
Je ne suis pas seule l’offensée, celle qu’on a
piétiné ; mais je suis votre âme
qui flamboie devant vous, et que celle-ci
voudrait éteindre avec ses mains molles !
Ne le souffrez pas davantage. Jetez…
vos chiens sur elle, qu’ils la saisissent,
qu’ils la déchirent… Poursuivez-la, frappez-la.
Car elle est plus terrible que le sanglier
de la forêt, la femme de Paris.

Cette œuvre, que les auteurs le veuillent ou non, s’inspire directement du théâtre tragique de d’Annunzio. Il serait inutile de discuter l’harmonie essentielle de l’ambiance et du drame, du milieu ethnique du drame d’amour, qui n’est pas dans la tragédie de MM. Traversi et Pastonchi aussi absolue que dans la Fille de Jorio ou que dans le Flambeau sous le boisseau et la Nave. Ce qu’il faut retenir, c’est que le théâtre italien fait enfin, en dehors de d’Annunzio, un effort intéressant vers la renaissance tragique, que dominerait et exalterait l’idée de la race.

La protagoniste, Flamme, ressemble par son caractère même, et par sa violence orgueilleuse, aux créatures de d’Annunzio ; la manière lyrique du dialogue, souvent même l’allure rythmique et idéale des vers, dérivent de l’auteur de la Nave. L’œuvre est faible, sans doute. Mais l’essor tant attendu de l’esprit théâtral italien vers une renaissance lyrique ne s’arrêtera certes pas là, désormais. C’est bien ce que je tenais à signaler.

Giovanni Saragat (Toga-Rasa) : Popolo Antico, S.T.E.N., Turin §

La littérature régionale continue du reste, en Italie, à tenir la place d’une littérature nationale dont on ne voit pas encore la promesse.

Certes le mouvement nationaliste aux aspirations intellectuelles, poursuivi depuis des années par M. Enrico Corradini, prend aujourd’hui dans la péninsule une forme nette, ou plutôt une formule assez précise, qui permet à d’excellents esprits de s’y mêler. Ce mouvement, ainsi qu’il le fut en France — et c’est encore une fois indéniablement d’en deçà des Alpes que l’exemple est passé en Italie — n’est pour le moment qu’intellectuel. C’est donc l’orientation d’une élite, certaine d’un résultat que compromettraient sans doute des politiciens et des démagogues sortis de leur « mare stagnante ». Des esprits très avertis, jeunes, ardents et savants, ont concentré déjà leur volonté nationaliste dans une reprise de la conscience d’une unité multanime vaste et harmonieuse, qui seule permet les grandes réalisations idéales et les conquêtes sûres.

Lorsque M. Corradini, en fondant le périodique Il Regno (le Royaume), créait à Florence le premier centre nationaliste et impérialiste, M. Giovanni Papini, un des premiers adeptes, écrivit que l’Italie ne pouvait pas encore songer à sa grandeur nouvelle, parce qu’elle manquait de l’idée fixe indispensable à la vie d’une collectivité dont parle Stirner. L’idée fixe nationaliste remplace maintenant l’idée fixe religieuse, voire même l’idée fixe patriotique. Il est bon de ne pas confondre le nationalisme et le patriotisme, ainsi qu’il est bon de ne pas confondre le plan purement intellectuel et Io plan confusément sentimental de la même question. Le patriotisme n’est en réalité que l’aspect exotérique, gros et populaire, de la pensée nationaliste, dont l’ésotérisme se recommande des intelligences les plus fortes ou les plus volontaires d’un pays. L’Italie a donc aujourd’hui, grâce à quelques esprits d’élite, « une idée fixe ». En attendant que de son influence naisse et s’épanouisse une littérature italienne vraiment nationale, les écrivains régionalistes continuent à cueillir, dans la péninsule même, les lauriers des succès exotiques.

Un écrivain sans grande envergure, M. Giovanni Saragat (Toga-Rasa), s’est inspiré aussi de la vie du peuple sarde. La Sardaigne, qui fit la fortune un peu trop singulière, et inadéquate aux mérites, de Mme Grazia Deledda, vient d’être évoquée en même temps dans Fiamma, de MM. Pastonchi et Traversi, et dans ce livre de nouvelles de M. Saragat. Ce sont des études réalistes assez rapides, assez pittoresques, et sans significations importantes, recueillies sous le titre Popolo antico. Un livre de lecture facile, qui se rattache à cette littérature pour chemin de fer que les éditeurs appellent « letteratura amena ». Mais l’ensemble de ces descriptions de vie sarde est assez plaisant et composé avec un certain tact.

Alberto Lumbroso : Miscellanea carducciana, Zanichelli, Bologne §

M. Alberto Lumbroso apporte de son côté une large contribution sentimentale à l’orientation nationaliste, avec Miscellanea Carducciana.

C’est un volume consacré à des souvenirs de la vie et de l’œuvre de Carducci. M. Benedetto Croce, dans une longue préface, insiste sur le caractère « national » de la poésie de l’auteur des Odi Barbare. C’est sans doute le caractère le plus intéressant du poète, dont le lyrisme s’alimenta continuellement des éléments spirituels d’une nation qui réclamait son droit héroïque à la vie, et qui put se constituer et vivre.

M. Lumbroso, qui dirige en français la Revue Napoléonienne et, en italien, la Rivista di Roma, semble animé par de grandes aspirations nationales et de race. Sa contribution aux études historiques, toujours méticuleuse et très copieuse, s’est appliquée cette fois avec bonheur au souvenir d’un poète qui représentera dans l’avenir — toute réserve esthétique à part — la synthèse de cet esprit italien, turbulent, violent et farouche, épris de grandeur antique et anxieux de la renouveler, du quart de siècle qui a suivi la dernière bataille du « risorgimento ».

La Vita Nova, avec les illustrations de D.-G. Rossetti S.T.E.N., Turin §

Et je ne sais s’il ne faut point considérer aussi comme une contribution aux aspirations littéraires nationales l’édition richissime qui vient de paraître de La Vita Nova de Dante, illustrée par l’œuvre dantesque de D.-G. Rossetti, et soignée par M. Marcus de Rubris. La première édition « préraphaélite » de la Vita Nova avait déjà paru, il y a quelques années, par les soins de M. Antonio Agresti, gendre de William Rossetti, le frère de Dante-Gabriel et le critique attitré du groupe préraphaélite anglais.

Yolanda : Le Chrysanthème rose, France d’Andiffredy tr., Colin, Paris. — Antonio Fogazzaro : Leila, Hérelle tr., Hachette, Paris §

Les éditeurs parisiens continuent à publier un grand nombre de traductions d’écrivains italiens actuels. Je remarque, dans le nombre, Le Chrysanthème rose, de l’exquise Yolanda, et le malheureux roman Leila, de Fogazzaro.

E. Portal : Antologia Provenzale, Hoepli, Milan. §

Et l’éditeur Hœpli offre aux rêveurs des grandes communions méditerranéennes l’Anthologie provençale, en italien, de M. E. Portal.

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911 §

Les Lettres de Mérimée à Parizzi [extrait] §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 673-694 [679-680].

[…]

Passons de Berlin à Rome, du futur empereur au Souverain Pontife. L’incrédulité chez Mérimée n’était pas du dilettantisme, c’était un principe actif qui donnait de la force à ses sentiments et de la vie à ses discours. Tout pape eût personnifié ce qu’il abhorrait ; on devine ce qu’il devait éprouver pour Pie IX. Il s’exprime à cet égard avec d’autant moins de ménagements qu’il écrit à un révolutionnaire italien, jadis condamné à mort par le parti clérical. Dans sa lettre du 21 septembre 1861, parlant du pape, Mérimée dit : « Ce vieillard sans puissance et quinteux fait pitié. » Mais ces deux épithètes n’ont pas épuisé la sévérité de l’écrivain. Il en a ajouté une troisième, un peu brutale, relative à l’intelligence limitée qu’il attribue au pape : on l’a supprimée dans la lettre du 9 novembre 1866 (II, 259), où le pape n’est qualifié que de « vieux prêtre ». Procuste consent que Mérimée parle de la vieillesse et même de la folie du pape, mais il ne peut supporter qu’il le taxe de bêtise. Déjà, dans la lettre du 26 mars 1865 (II, p. 86), où il s’agissait de la Convention du 15 septembre et d’un discours de Thiers à ce sujet, Mérimée disait que cette convention serait sans doute observée par les politiques du Vatican, sinon par le Souverain Pontife « qui est un peu fou ». Il avait ajouté un qualificatif que Procuste a tranché. Le 14 octobre 1861 (I, 229), et une fois encore, le 3 juin 1864 (II, 31), il souhaite violemment la mort du pape ; pour émettre ce vœu, il use d’un terme franchement grossier et non des termes d’école primaire qu’on lui prête : « mourir » ou « s’en aller ». Souvent, ce vœu revient sous sa plume ; il l’avait exprimé dans la lettre du 7 août 1867, où il vise les annos Petri.

Comme avec irrévérence,
Parle des dieux ce maraud !

À Victor-Emmanuel, Mérimée consacre six lignes, un peu libres, même bouffonnes. Sur la foi d’une dame qui peut-être quintuplait ses succès, il dit les prouesses intimes du roi : le paragraphe a disparu. Espérait-on cacher à l’avenir qu’Il Galant’uomo était de complexion amoureuse ?

[…]

Les Romans.
Hubert Pierquin : Tibur, Plon, 3,50 §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 808-813 [811].

Zénobie, reine de Palmyre, est vaincue par le César Aurélien. Récit du combat et description somptueuse du triomphe où paraît la grande captive. Dans la mort de Longin, des dialogues philosophiques un peu sévère comme tenue, mais dénotant une belle érudition.

Philosophie.
Memento [extrait] §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 823-829 [829].

Dans le Spectateur : […] M. Umberto Fiore : la Valeur psychologique des témoignages et les catégories sociales. […]

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 829-834 [834].

[…] — Paul-Théodore Vibert : L’Italie contemporaine, Schleicher, 2 fr. 50. Le sous-titre « résumé de mes discours » corrige ce que le titre aurait de trop ambitieux ou de trop prometteur. L’auteur est coutumier du fait ; il annonce : « Pourquoi les arts ont toujours fleuri en Italie. » On court, on vole : « Comment ne pas être artiste en face de ces horizons de rêve où la beauté le dispute au grandiose ? » et on est volé. […] — Gallus cantana : Rome et l’Église, Beaudelot, 1 fr. 25. Le titre indique que saint Pierre ne doit pas être content ; il y a de quoi ! […]

Les Revues §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 844-852 [848-849, 851].

Revue hebdomadaire : fragments d’un poème de M. J.-L. Vaudoyer §

M. Jean-Louis Vaudoyer donne à la Revue hebdomadaire (8 juillet) des poèmes d’un art achevé : Album d’Italie. Nous détachons de l’un d’eux les strophes brillantes que voici :

LE COQUILLAGE

Ce coquillage du Lido
Dont l’émail a l’éclat de l’ambre
   Ressuscite dans la chambre
Un fragile et charmant écho.
Je l’ai rapporté de Venise
Avec des perles en collier ;
   Sa conque est comme un gosier
Où le vent marin s’éternise.
Il dit la brise et le parfum
Qui naît et court sur la lagune ;
   Il montre la Fortune
Qui tourne, couverte d’or fin,
Qui tourne sur la boule ronde
À côté de la Salute,
   Et dans le plomb a lutté
Contre le temps et contre l’onde.
Il dit le doge et l’arlequin ;
Il dit l’écailleuse sirène,
   Qui décorait la carène
Lorsqu’on défit le Marocain.
Il montre la gondole noire,
Balançant au pied des palais
   La lanterne qu’un laquais
Faisait briller comme un ciboire.
……………………………….
Il a vu Byron et Robert ;
Et, un matin, sur les flots calmes,
   Il a vu porter des palmes
Au cercueil de Richard Wagner.
— Je le tiens contre mon oreille :
Il parle, il chante, il est vivant ;
   Toute l’âme du Levant
Gît dans son écorce vermeille !
Par lui, je quitte ces climats ;
Je vois, dans une apothéose,
   Des drapeaux couleur de rose
Flotter à la cime des mâts ;
Tandis qu’au lointain, ô surprise !
Montent dans l’azur, noblement,
   Le vol, le rugissement,
De ton lion ailé, Venise !

Memento [extrait] §

Le Correspondant (10 juillet). […] — « Souvenirs des zouaves pontificaux », par M. le Gonidec de Traissan.

[…]

Art ancien §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 864-867 [864-866].

Fra Angelico de Fiesole : L’Œuvre du Maître (xxxvi + 254 p. in-8, 327 gravures, Hachette. 12 fr.). — Titien : L’Œuvre du maître (xxxviii + 282 p. in-8, 284 gravures, Hachette, 12 fr.) §

La collection des Classiques de l’Art publiée en France par la maison Hachette vient de s’enrichir de deux nouveaux volumes consacrés à Fra Angelico de Fiesole et au Titien. Fra Angelico de Fiesole est par excellence le peintre de l’Annonciation. Ce sujet charmant convenait à son tempérament gracieux et poétique ; il l’a repris fréquemment et d’exquises variantes s’en voient à Florence, au Prado, à Cortone, à Pérouse, à Montecarlo, dans le Val d’Arno. Cette dernière est parmi les plus belles, avec les exemplaires de Cortone et de Florence. Là du reste on peut voir comment la conception de l’artiste s’est peu à peu enrichie. D’un fond de miniaturiste, il passe à un fond d’architecture, et il obtient le plus agréable effet en opposant la légèreté ferme des colonnes aux courbes des figures. La Vierge de l’étage supérieur de Saint-Marc à Florence est l’une des plus délicieuses créations de l’artiste, et l’une de ses plus heureuses fresques. Il est curieux de constater que cette conception et ce thème aient été repris par l’un des plus inquiets de nos peintres contemporains, et que l’Annonciation ait fait au xxe siècle le sujet d’une des meilleures toiles de George Desvallières.

De la naïveté touchante de Fra Angelico à la maîtrise absolue du Titien, la distance est assez grande. Tous les procédés linéaires des primitifs sont abandonnés, et à l’exemple de Giorgione, le Titien voit les formes par grandes masses d’ombre et de lumière, au lieu de les voir par le contour. C’est toute la conception picturale moderne qui s’affirme en ses œuvres. Et si l’on peut s’étonner de voir un Desvallières suivre l’exemple d’un Angelico, il est par contre fort logique de trouver à la suite du Titien ou du Giorgione, un Manet. Le nouvel ouvrage qui vient d’être consacré au grand maître vénitien contient la reproduction de toutes ses peintures connues ; c’est donc un recueil extrêmement précieux. Ici, comme dans le volume consacré à l’Angelico, une préface précise et abondamment documentée donne sur la carrière artistique du peintre toutes les indications nécessaires.

René Schneider : Botticelli (128 p. in-16, 24 gravures, H. Laurens, 2 fr. 50). — Jean de Foville : Les Della Robbia (128 p. in-16, 24 gravures, H. Laurens, 2 fr. 50) §

Trois autres volumes viennent de paraître dans la collection des Grands Artistes. M. René Schneider étudie Botticelli, M. Roger Peyre Téniers, et M. Jean de Foville les Della Robbia. On commence heureusement à revenir un peu de l’engouement dont avait récemment bénéficié Botticelli. Son art a toute la sécheresse florentine, sans la robustesse de métier de Ghirlandajo, sans la douceur de modelé du Vinci. Et sans le rendre responsable de la médiocrité encombrante de l’école préraphaélite anglaise, il est juste de remettre Botticelli à son rang, c’est-à-dire au second plan. M. Schneider aime l’artiste dont il parle, et c’est trop naturel pour qu’on lui en fasse grief. Mais il se garde pourtant de l’éloge excessif, et en ce sens on ne peut que le louer. On lira également avec profit les pages de M.de Foville sur les terres cuites émaillées de Luca et Andréa della Robbia, et l’étude précise consacrée à Téniers par M. Roger Peyre ; le petit maître flamand y est suivi dans toute sa carrière et un heureux choix d’illustrations contribue à nous le faire mieux connaître.

E. Bertaux : Donatello (254 p. in-16, 24 gravures, Plon, 3 fr. 50). — Marcel Reymond : Le Bernin (204 p. in-16, 24 hors-texte, Plon, 3 fr. 50) §

Parallèlement à la collection des Grands Artistes, celle des Maîtres de l’art poursuit sa revue des artistes de tous les temps. Les deux derniers ouvrages sont consacrés à deux sculpteurs, à Donatello, qu’étudie M. E Bertaux, au Bernin, que défend avec beaucoup de conviction M. Marcel Raymond. On sait que le Bernin fut appelé à Paris en 1664 pour travailler au Louvre, mais les architectes français virent avec défiance cet étranger, et Claude Perrault fut, en fin de compte, chargé de construire la Colonnade. […]

Voici comment M. Bertaux parle de Donatello :

Le monde où Donatello a vécu est un monde de formes, qu’il a vu couleur de marbre, de bronze ou d’or, et parfois étoilé de mosaïques. Pour conquérir ce monde, le sculpteur a appris tout ce que pouvait apprendre un homme de son temps. Les marbriers de Santa Maria del Fiore et d’Or San Michele lui ont montré cc qu’ils avaient retrouvé dans la statuaire romaine : la solidité robuste d’un corps d’homme. D’autres marbriers et des orfèvres lui ont enseigné comment le bas-relief pouvait rivaliser avec la fresque. Brunellesco lui a donné des leçons d’architecture et de perspective. Enfin Donatello a vu et touché les antiques de Rome et de Florence, ceux qui restaient à demi enterrés dans les ruines et ceux qui étaient vénérés comme des reliques dans le palais des Médicis : sarcophages, statues, bronzes, camées, intailles…

Les maîtres et les modèles les plus divers ne lui ont servi qu’à le conduire vers les spectacles changeants de la vie. C’est de la vie qu’il tire, pour les fixer dans le marbre et le bronze, ces aspects qu’aucun sculpteur n’y avait vue : portraits de la vieillesse et de la misère physique, d’une vérité si imprévue et si amère, et dont on a cherché en vain le modèle dans le réalisme du Nord ; foules dont il a rythmé le tumulte, sans l’arrêter, et qui s’agitent devant nos yeux avec la puissance dramatique des vagues…

Lettres hispano-américaines.
R. Errázuriz Urmenela : Florence et l’Art, Imprimerie de l’Union d’Édition, Rome §

Tome XCII, numéro 340, 16 août 1911, p. 880-884 [882-883].

Son dernier livre, Florence et l’Art, est la troisième partie d’une trilogie touchant la capitale cultivée de la Toscane. Les deux premières parties, Florence au Moyen Âge et Florence et les Médicis, nous offrent une analyse vive et précise de l’histoire florentine à ses grands siècles, travail enrichi de nombreux éléments nouveaux, vieil or et pierreries antiques extraits de la mine inépuisable des chroniques et des archives. Florence et l’Art nous fait voir la miraculeuse floraison d’œuvres artistiques que l’illustre cité vit éclore de son sol fécond à l’époque de sa splendeur. Tous les trésors de l’art florentin passent devant nos yeux éblouis : les Madones hiératiques de Cimabuë, les fresques célestes de Fra Angelico, les belles terres cuites de Luca della Robbia, les délicieuses sculptures de Donatello les captivantes figures de Botticelli. Mais l’auteur nous parle aussi des créateurs de ces œuvres, nous raconte leur vie, les suivant pas à pas dans leur carrière artistique. Et devant nous défilent tous les artistes florentins, depuis Giotto l’ingénu jusqu’à Michel-Ange le formidable, en passant par le séduisant Philippo Lippi et le délicat Andrea del Sarto. Ainsi de ce livre résulte une étude vaste et intégrale, intéressante pour toute espèce de lecteurs ; pour les profanes, parce que son style clair et précis la leur fera comprendre facilement ; pour les érudits, parce que sa riche documentation leur offrira, à n’en pas douter, quelque chose de nouveau. Cette œuvre accrédite une fois de plus, son auteur comme un critique savant, d’intachable conscience artistique.

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911 §

La corporation dans la Rome antique §

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911, p. 36-49.

L’histoire de la corporation de la Rome antique est aussi longue que l’histoire de l’antiquité romaine elle-même. Mais l’association professionnelle a subi, au cours des siècles, des vicissitudes variées, des transformations essentielles. Après avoir fonctionné comme une institution accessoire du culte, puis comme une mutualité, elle a joué un rôle dans les luttes politiques, avant de devenir un des rouages capitaux de la production, l’un des auxiliaires les plus efficaces de l’État. Après avoir été tolérée et entourée de méfiance à l’origine, elle a été sévèrement proscrite, puis, par un de ces revirements qui ne sont point particuliers aux temps anciens, la puissance publique a tâché de la maîtriser, de se servir d’elle, de provoquer son expansion, pour l’adapter à des fins d’intérêt général. La république finissante la châtie et la prohibe ; l’Empire déclinant la rend obligatoire et la dote de privilèges. Rien n’est plus saisissant que ce contraste.

Pendant huit ou neuf cents ans, la corporation n’a tenu qu’une place minime dans le mécanisme du travail ; et, brusquement, vers l’époque des Sévères, elle prend en quelque sorte toute la place. C’est à elle qu’il appartient de fabriquer les produits communs ou de luxe, à elle aussi que revient le devoir d’approvisionner les grandes villes, de véhiculer les grains, et autres denrées d’alimentation, que l’Asie et l’Afrique expédient à destination de Rome.

Son histoire est celle même de l’artisanat, du travail libre, qu’on a eu trop souvent le souci de subordonner au travail servile, lorsqu’on n’allait pas jusqu’à lui dénier toute valeur.

Il est certain que la société romaine, comme toutes les sociétés antiques, reposait sur l’esclavage. La servitude était elle-même un adoucissement de la mort, qui, dans les âges primitifs, était l’inévitable sanction de la défaite. L’humanité accomplit un premier progrès, dans l’ordre économique et aussi dans l’ordre moral, lorsqu’elle substitua, à l’égorgement des vaincus, la contrainte du labeur manuel. Vraisemblablement ce furent les besoins agricoles ou industriels qui provoquèrent cette première évolution du sentiment public. On s’aperçut qu’il y avait profit à conserver les captifs, au lieu de les vouer à la torture et au trépas, — et qu’en exploitant leur force musculaire, on rendait service à la tribu, et surtout à l’aristocratie de la tribu. Les Romains eurent peu d’esclaves au début, parce que leur activité guerrière se déroula sur un étroit espace, et qu’ils redoutaient, en asservissant des peuples de même race qu’eux, vigoureux et belliqueux comme eux, de préparer des retours de fortune et des insurrections désastreuses.

Mais lorsqu’ils eurent pris contact avec la Grèce et l’Orient, ils bannirent toute crainte, et ce fut en effectifs abondants et débordants que les prisonniers furent envoyés à Rome par les généraux vainqueurs. Ils étaient répartis entre les légionnaires ou vendus aux enchères, puis employés à la culture, à l’élevage et aux industries domestiques qui, grâce à eux, prirent une extension de plus en plus marquée. L’évolution économique de Rome est intimement liée aux campagnes de rapines et de conquêtes qu’elle a menées, depuis les guerres du Samnium jusqu’aux annexions du premier siècle avant notre ère ; mais ces campagnes elles-mêmes, par une réaction normale et qui se retrouve dans les annales de tous les peuples, étaient commandées par des nécessités économiques, par la recherche de céréales à consommer, de terres à ensemencer, et aussi de travailleurs à asservir.

Le grossissement du nombre des esclaves, qui fut très manifeste après Zama, eut pour effet de refouler de plus en plus le travail libre, qui, chacun le sait, était couvert, dans le monde latin comme dans le monde hellénique, d’une véritable réprobation. Les Romains, comme les Grecs, estimaient que le fait de remuer le sol pour autrui, ou encore la construction des maisons ou la préparation des tissus, ne convenaient point à un citoyen. En réalité, le labeur n’était pas confié à des esclaves, parce qu’il était décrié et méprisé ; mais la production libre était enveloppée de dédain, parce que les tâches de gros effort musculaire étaient assignées aux prisonniers.

Il arriva un moment où les ateliers d’esclaves, qu’exploitaient certains particuliers (ceux de Crassus et d’Atticus, au ier siècle, étaient célèbres), devinrent si nombreux et si peuplés que les artisans, les ouvriers pourvus des prérogatives civiques ne trouvèrent plus que difficilement des refuges contre la misère. Il leur fallait s’expatrier, en cherchant un abri dans les légions, ou s’embaucher à la solde des chefs de parti. Ce fut, pour les corporations, la pire période. Trop peu denses pour exercer une pression sur la puissance publique, elles s’étaient attiré l’animosité des gens au pouvoir, par la menace perpétuelle qu’elles faisaient peser sur l’ordre social. Elles menaçaient d’autant plus cet ordre social qu’elles souffraient davantage du développement de l’effectif servile — que favorisaient les institutions. L’artisanat libre, atteint au plus profond de sa vie par les transformations économiques elles-mêmes, était encore pourchassé par les hommes qui, à tour de rôle, se hissaient au gouvernement. Il n’était pas seulement inutile, il était dangereux. La foule romaine, nourrie par les apports d’outre-mer, comblée de distributions gratuites, entretenue aux frais des peuples vaincus, n’avait nulle conscience des services qu’il pouvait rendre. Les dictateurs provisoires aimaient mieux commander à des centaines de milliers d’hommes qui leur devaient tout, et qui, sustentés par leurs bienfaits, abdiquaient tout, — qu’à des citoyens soucieux de leur dignité, et qui gagnaient leur subsistance au prix de leur propre effort.

Et soudain, vers la période intermédiaire de l’Empire, tout change. Et l’artisanat libre redevient un des éléments fondamentaux de la production, à l’heure même où l’esclavage décline, où ses contingents et sa valeur économique fléchissent simultanément.

C’est parce que l’armée servile ne se recrute plus que l’artisan libre regagne de l’ascendant.

Au iie siècle de notre ère, les grandes guerres se font plus rares ; la poussée conquérante s’est brisée à la défensive de certains peuples, qui ne se laissent plus entamer par les légions, et qui, même attaqués avec furie, repoussent les envahisseurs. Les empereurs et leurs généraux ne rentrent plus dans la capitale avec d’interminables cortèges de captifs ! Heureux eux-mêmes lorsqu’ils ne laissent point des milliers de prisonniers aux mains de l’ennemi ! Les troupeaux serviles ont cessé de se renouveler ; ils périssent peu à peu, et alors une grande terreur s’empare de ceux qui ont la charge de l’État, de cet État aux attributions multiples et gigantesques, qui concentre toute la vie du monde impérial. Comment subvenir aux besoins des citoyens de Rome même, toujours plus exigeants ? Comment parer à la demande des provinces, de plus en plus entraînées dans le tourbillon du luxe, et dont les conditions d’existence ne cessent de s’affiner et de se compliquer ? La production manufacturière, de la laine à la pourpre, de la verrerie à la céramique, était assurée par les ateliers serviles. L’Italie appauvrie ne rend plus assez de froment pour nourrir sa population. C’est alors que les monarques font appel aux artisans libres. Pour réduire au minimum les chances de ruine, pour garantir le fonctionnement de tous les services publics et privés, ils transforment la société urbaine et rurale, italienne, espagnole, gauloise, hellénique, africaine, asiatique, en une immense hiérarchie qui embrasse tous les individus. L’Empire se convertit en un mécanisme aux rouages infiniment ramifiés.

Tout homme a sa mission délimitée impérativement, d’où il ne doit point sortir, à laquelle il ne saurait se soustraire, et qu’il lui est interdit de troquer contre une autre. Des artisans sont assignés à chaque corps de métier, qu’ils travaillent isolément ou qu’ils aient des ouvriers sous leurs ordres. S’ils manquent de bras, l’administration leur en fournira. Ils céderont leur charge à leurs fils ; leurs biens ne peuvent être affectés qu’à la besogne d’État, qui leur est imposée. Ils remplissent un devoir public, comme le soldat qui surveille les Parthes, comme le curiale qui contrôle la rentrée de l’impôt. La corporation est le cadre normal où évolue cet artisanat libre, qui est en réalité privé de toute liberté et astreint au travail forcé. La servitude à l’égard de l’Empire a remplacé la servitude à l’égard des particuliers. Jamais société ne fut soumise à des règles plus dures et moins flexibles ; jamais système politique ne fut plus absorbant, plus vexatoire, plus tyrannique en ses ingérences.

Le citoyen n’a plus de vie propre. Il est rivé à perpétuité à sa chaîne ; il ne pourra ni s’élever au-dessus de sa condition, ni arracher ses descendants au régime qui pèse sur lui-même. L’association professionnelle n’est point, en cette période, un organe de mutualité comme aux premiers siècles, ni une arme d’attaque contre la structure sociale, comme à notre époque. Elle n’apparaît que comme une cellule de la structure sociale, une cellule aux parois résistantes et à l’air étouffant.

Les historiens s’accordent à signaler l’existence des collèges d’artisans, dès la période royale, et cette existence ne saurait faire doute pour ceux qui ont étudié les rares documents rassemblés à ce sujet. Il y eut de fort bonne heure, et très probablement de tout temps, des hommes de métier qui appartenaient à la plèbe, et qui éprouvaient le besoin de se grouper, alors même que tout droit politique leur était refusé.

Les témoignages anciens attribuent à Numa Pompilius, le second roi de Rome (715 à 672), la fondation des collèges. D’autres, moins catégoriques, l’imputent à Tullius Hostilius, le troisième roi (672 à 648). La première version, celle de Plutarque, a été le plus communément adoptée.

Les corporations auraient-elles été créées de toutes pièces par un monarque ? Il faut interpréter les assertions, parfois un peu sommaires, des annalistes de Rome, qui aimaient à assigner à des personnages en vue des initiatives prises, en fait, par des collectivités. On a abandonné le système d’après lequel l’État aurait été le créateur bénévole des sociétés professionnelles. Celles-ci, au surplus, se préoccupaient moins, dans les premiers siècles, de leurs intérêts corporatifs ou de l’autorité qu’elles pouvaient acquérir dans les luttes civiles, que des cérémonies du culte et de l’inhumation de leurs membres. Elles étaient, avant tout, des mutualités, dont les adhérents se mettaient sous le patronage d’une même divinité, et s’engageaient, les uns vis-à-vis des autres, à se donner une sépulture honorable. Si l’on tient compte de l’importance que la Rome primitive attribuait à tout ce qui relevait de la religion, l’affirmation ne saurait surprendre.

En tout cas, l’État serait sorti de ses habitudes, s’il était intervenu pour doter d’un culte un groupement d’hommes plus ou moins compact. Selon toute vraisemblance, son intrusion fut peu effective et peu gênante, et Numa, au lieu d’instituer les collèges, se sera borné à en autoriser ou à en consacrer la formation.

Quoi qu’il en soit, on admet d’ordinaire que huit de ces associations surgirent à la fois. Il est intéressant de les énumérer, car leur nom seul indique que certaines industries s’étaient déjà séparées de l’activité domestique, et que d’autres ne s’en étaient pas encore détachées. Cette nomenclature enseigne en même temps que l’artisanat s’exerçait dans des catégories d’occupations très diverses : elle mesure par suite sa diffusion et son rôle en face du labeur servile.

Les huit corporations du viie siècle furent celles des joueurs de flûtes, des fondeurs en or, des forgerons, des teinturiers, des cordonniers, des corroyeurs, des ouvriers en airain et des potiers. On a remarqué que les ouvriers du fer ne s’étaient pas encore groupés, ce qui prouve que le travail de ce métal restait ou inconnu à Rome, ou en tout cas rarement pratiqué.

Un neuvième collège, où se seraient rassemblés tous les travailleurs qui ne pouvaient adhérer aux autres, se serait-il constitué ? Les historiens ont longuement débattu cette question, qui n’est point tranchée. De même, ils n’ont pu établir qu’il y ait eu une hiérarchie entre les 8 corporations de Numa, en dépit du témoignage que Pline l’Ancien nous a laissé. Il se peut cependant que les trois premières aient tenu une considération particulière du rôle même qu’elles étaient appelées à jouer en temps de guerre.

Ce qui est sûr, c’est que toutes se composaient à l’origine d’hommes libres ; et comment, avec les idées qui régnaient, auraient-elles accepté des esclaves dans leurs rangs ? Les plébéiens, qui en furent le noyau, admettaient les clients qui se séparaient des gentes, et à une époque qu’on ne saurait spécifier, les affranchis devinrent eux aussi membres des collèges.

Formés essentiellement pour assurer la célébration de rites assez compliqués, les collèges donnèrent un cadre à la défense professionnelle, un instrument de lutte à la plèbe, qui poursuivait le nivellement des prérogatives politiques. On doit supposer qu’ils ne furent pas étrangers aux sécessions du peuple sur les collines des environs de Rome, sécessions qui vainquirent à plusieurs reprises les résistances des patriciens. Mais si les premiers collèges de Numa durèrent jusqu’à la fin de la République ou même de l’Empire, en se transformant et en grossissant, bien entendu, leurs contingents, le nombre des associations de cette nature ne progressa que lentement jusqu’au iie siècle avant notre ère, et cette lenteur même dans le cheminement atteste que l’artisanat, s’il se défendait, ne réussissait pas à devenir un élément considérable dans la cité.

Ce fut pendant le iie et le ier siècle que le prolétariat libre commença à accroître réellement sa densité. Il se constitua par deux apports différents. D’une part, il absorbait les affranchis, qui atteignaient à un total de plusieurs milliers chaque année. De l’autre, il recevait dans ses rangs les petits propriétaires, que l’évolution économique expropriait, et que la formation continue des latifundia déracinait du sol natal.

Mais la puissance numérique de cet artisanat grandissait beaucoup plus vite que la somme des emplois disponibles. Il fut d’autant plus incité à créer des groupements professionnels que la vie était plus malaisée, et qu’il était plus urgent d’assurer la défense corporative. Entre les guerres puniques et l’ouverture des guerres civiles, le nombre des collèges tendit à augmenter, mais dans une mesure assez faible pourtant. Les métiers se différenciaient trop mal les uns des autres, la division des tâches demeurait trop rudimentaire, pour que les corporations pussent beaucoup se diversifier. Les fabricants d’anneaux, les orfèvres, les marchands de couronnes, les maçons du bâtiment formèrent les plus importantes et les plus actives. Les foulons, les bouchers les cordiers, les scieurs de pierres constituèrent aussi des organismes nouveaux. Rome n’eut, du reste, pas le monopole de ce régime, car un peu partout les artisans comprirent la nécessité d’une union, qui leur permettrait de mieux résister à la poussée servile. Les bouchers, les marchands de bétail, les cuisiniers s’associèrent à Préneste, les foulons à Spolète.

Les groupements dont on relève la trace durant cette phase s’assignaient au surplus des objectifs très variés. Certains se préoccupaient uniquement de venir en aide à leurs membres, et de leur préparer des funérailles convenables ; on priait, en commun, les dieux protecteurs dans des cérémonies qui se renouvelaient à intervalles réguliers. Lorsqu’un membre mourait, on payait une somme déterminée à sa veuve, ou bien l’on contribuait aux dépenses des obsèques pour une part statutaire, ou bien encore l’on ensevelissait le défunt dans un champ de sépulture commun. D’autres collèges se proposaient un but d’amusement, d’autres s’organisaient pour les luttes électorales, et vendaient, en gros, au plus fort acquéreur les suffrages de leurs affiliés. Ceux qui étaient proprement professionnels recrutaient leurs adhérents dans toutes les catégories du prolétariat libre. On y trouvait des ouvriers non qualifiés, des ouvriers d’art, des marchands, des agents d’affaires, des courtiers, même des employés subalternes de magistrats, et les affranchis y étaient reçus tout comme les libérés.

Ces corporations, de l’aveu des historiens les plus qualifiés, restèrent soustraites à toute réglementation, à toute immixtion officielle durant la plus grande partie de la République. La loi ne les autorisait pas, mais ne les prohibait pas non plus, en sorte qu’elles jouissaient d’une situation de fait, et qu’à condition de ne point tenir des réunions clandestines capables d’éveiller les craintes ou les susceptibilités du pouvoir elles avaient pleine licence de recruter des membres, d’alimenter une caisse commune, et de convoquer des assemblées. En somme, pendant des centaines d’années, aucune vexation administrative ne vint contrecarrer leurs entreprises.

Mais le Sénat se montra ombrageux quand les guerres civiles eurent commencé à ensanglanter Rome, et que les chefs d’armée voulurent chercher des appuis dans la plèbe de la métropole. Les pères conscrits profitèrent de la conjuration de Catilina, à laquelle on mêla certains groupements d’artisans, pour supprimer la plupart des collèges. Une faible minorité, ceux qui n’étaient point qualifiés de dangereux pour la sécurité de l’État, purent seuls subsister. Dix ans plus tard (58) le tribun Clodius, qui flattait la foule, rétablit les libertés anciennes, et détermina Cicéron lui-même à souscrire à cette restauration. Mais peu de temps après, César, par la loi Julia, abolissait toutes les associations professionnelles, hors celles qui dataient de Numa. Il porta de ce fait une grave atteinte à l’artisanat libre, qui éprouvait déjà une peine énorme à subsister.

Les collèges opérèrent, en quelque sorte, leur résurrection dans les années de troubles qui suivirent l’assassinat du dictateur. Auguste, qui nourrissait pour eux une secrète méfiance, les supprima en principe, ne laissant vivre en fait que les collèges « anciens et utiles », et ceux qui obtenaient une autorisation. Mais cette permission n’était dispensée que sous conditions spécifiées, et avec parcimonie, c’est-à-dire que même sur les associations officiellement tolérées, le pouvoir conservait un contrôle pratique. Trajan étendit ce régime à tout l’empire, et les documents prouvent que s’il créa à Rome la corporation des boulangers, il interdit en Bithynie, ou mieux fit interdire par Pline le Jeune, les sociétés d’artisans. Le permis fut donné, suivant le cas, par le prince ou par le Sénat, et le droit de surveillance appartenait corrélativement à l’une ou à l’autre de ces autorités. Le droit de dissolution subsistait du reste intact. Ce fut Marc-Aurèle qui conféra aux collèges la capacité de recevoir des legs, et qui, à vrai dire, ouvrit solennellement pour eux l’ère des privilèges.

Avec Alexandre-Sévère l’évolution s’accentue. Les premiers empereurs n’ont vu surgir et n’ont laissé durer les corporations qu’à regret, croyant qu’elles abritaient des foyers de sédition. La monarchie Orientale qui s’érige alors, qui s’appuie sur une bureaucratie puissante, et qui organise une classification minutieuse et vexatoire des citoyens, développe à l’inverse l’institution corporative, mais en l’asservissant étroitement à ses propres fins. À la chute du iiie siècle, la transformation est complète, et la dépopulation qui s’affirme généralement, la crise économique qui se révèle, le besoin de créer des impôts, tout a contribué à la précipiter.

L’artisan n’est plus qu’un fonctionnaire soudé à des fonctionnaires de même espèce, et qui est tenu de se livrer toujours à la même production, sous peine d’encourir la colère du prince. Le régime du travail forcé se juxtapose au régime du travail servile, sans d’ailleurs que celui-ci recule partout à la fois.

Dans la dernière phase du droit, les membres du collège sont assujettis à des obligations et bénéficient de privilèges qu’il importe de connaître.

Les obligations portent à la fois sur les biens et sur les personnes. Les biens des incorporés sont grevés d’une dette contractée vis-à-vis de l’État, et que rien ne peut effacer. C’est ainsi que les naviculaires doivent construire des navires, et dépenser, pour la charge qui leur est confiée, jusqu’à concurrence des trois quarts de leur fortune. Leur industrie suppose d’ailleurs une richesse au moins relative. C’est ainsi encore que les charcutiers sont responsables, sur leurs propres ressources, de l’insuffisance des approvisionnements. Quant aux personnes, libres en théorie, elles sont en fait au service de l’État, affectées à une destination à laquelle il devient de plus en plus malaisé d’échapper. Il faut donc travailler soi-même, et s’entourer des collaborateurs nécessaires à l’exercice de la tâche. Parmi ces artisans libres, il en est qui se confient à leurs propres forces, et d’autres que les circonstances astreignent à recruter du personnel salarié ou servile. La corporation règne à la fois dans ce que nous appellerions la petite industrie, et dans les métiers qui exigent déjà une certaine concentration ouvrière. Mais dans l’une et l’autre catégorie, le labeur personnel est la règle. Valentinien II dira que les charcutiers peinent jour et nuit pour le peuple.

On essaye de se soustraire à sa fonction en aliénant ses biens ; mais alors l’acquéreur doit assumer la fonction, car celle-ci doit être exercée et l’État ne saurait sans péril tolérer le chômage. On serait tenté de s’évader, par la fuite, de cette rigoureuse contrainte, mais les sévérités des lois font cette désertion presque impossible. En 371, Valens déclare que les naviculaires d’Orient ont assumé une charge perpétuelle. Ce régime est si strict que le métier devient héréditaire, et que cette hérédité ne surprend, ne froisse personne. Une constitution de 371 établit que quiconque épousera la fille d’un pêcheur de pourpre sera incorporé à la profession du beau-père. C’est surtout pour le métier de mineur, dur, mal payé, que les empereurs adoptent de multiples précautions et prennent des dispositions draconiennes. Valens et Valentinien Ier ordonnent de traquer les fugitifs et de châtier sévèrement ceux qui les recéleront. Bien plus, pour assurer le recrutement de certaines professions, on attribue par force aux collèges des auxiliaires plus ou moins bien préparés. Justinien donnera les vagabonds de Constantinople aux boulangers, mais il est probable que des mesures analogues avaient été déjà édictées par ses prédécesseurs.

On conçoit que la grève apparaisse comme un crime social, digne des pénalités les plus effroyables, aux empereurs de la fin. Il ne semble pas que les chômages concertés aient été très nombreux. Néanmoins les historiens en citent quelques-uns, chez les boulangers surtout, les plus fortement armés contre le pouvoir.

Aux lourds devoirs qui pesaient sur les membres des collèges, correspondaient des privilèges divers. L’égalité n’était point le signe caractéristique de la société impériale, qui offrait les hiérarchies les plus complexes. Chaque citoyen était rangé dans une catégorie déterminée, d’où il ne pouvait guère émigrer à sa guise, et cette catégorie se différenciait de ses voisines par les droits et par les charges qui lui étaient assignés. Exigeant des artisans un service continu et leur imposant, outre un labeur pénible et plus ou moins bien rétribué en soi, un sacrifice total ou partiel de leur fortune, les empereurs comprirent la nécessité de les attacher au système par la distribution de prérogatives variables.

Ces prérogatives consistaient d’abord dans l’exemption des fonctions municipales, très redoutées, parce qu’elles exposaient à des risques pécuniaires souvent considérables ; dans l’exemption aussi de la tutelle qui effraya toujours les Romains ; dans l’affranchissement des incapacités qui frappaient les célibataires et les gens sans enfant. Claude, le premier, décida que les naviculaires seraient soustraits à toute obligation politique, s’ils possédaient un navire d’une contenance de 50 000 boisseaux, ou cinq navires d’une contenance de 10 000. Le même prince assura les marchands de blé contre les tempêtes. Il leur conféra, comme aux marchands d’huile, la dispense de l’impôt direct. Caracalla généralisa les immunités, et enfin Valentinien et Honorius, au ive siècle, décidèrent que les artisans rangés en collèges ne seraient pas appelés dans la milice armée. Si l’on songe au caractère militaire que l’empire ne cessait d’offrir, la concession se révélera de haute importance, et, à elle seule, attesterait le cas que les monarques faisaient des producteurs et des intermédiaires.

Mais à côté de ces exemptions générales, les incorporés bénéficiaient d’autres avantages réservés à telle ou telle catégorie. Les boulangers recevaient gratuitement ou à bas prix le blé expédié au Trésor par les provinces, et disposaient de bâtiments affectés à ce dépôt. Les naviculaires, respectés et choyés entre tous, ne payaient pas les taxes douanières ou portoria qui pesaient lourdement sur les échanges. Gratien leur confirma ce privilège en 380. Ils reçurent encore la dignité équestre. Quant à leur salaire, nous ne le connaissons guère dans l’ensemble. Nous savons seulement que Constantin donna à ceux d’Orient un solidus ou 15 fr. 85 par 1 000 boisseaux transportés, et qu’il leur fournissait du bois de construction. Ils gardaient aussi 40 % du froment amené d’Asie Mineure ou d’Égypte. Les charcutiers de Rome, en compensation de leurs risques, furent gratifiés, à dater de 367, de 160 000 amphores de vin et conservaient 5 % du lard qu’ils livraient. Les foulons de la capitale jouissaient d’une source qui leur était réservée. Les chaufourniers avaient le monopole de la fourniture de la chaux pour l’État, et obtenaient une amphore de vin par trois charretées. Les monopoles, au surplus, devinrent très nombreux et l’on signale, en particulier et comme l’un des plus stables, celui des portefaix romains.

Bien que tous les collèges fussent considérés comme remplissant une charge officielle, on distinguait, parmi eux, ceux qui avaient un caractère public, qui pourvoyaient à la subsistance et à la sécurité de la masse : naviculaires, boulangers, charcutiers ; — et ceux dont le caractère restait privé (argentarii ou banquiers, tignarii ou artisans du bois, lapidarii et marmorarii, travailleurs de la pierre et du marbre, centonarii ou fabricants de couvertures ; medici ou médecins, aquarii ou porteurs d’eau, potiers, fabricants de nattes ; et tout naturellement les charges imposées aux premiers étaient plus lourdes, en même temps que leurs privilèges étaient plus fructueux.

Les corporations ne possédaient pas une organisation uniforme. L’homogénéité des sociétés n’était pas d’ordinaire totale, au point de vue professionnel. Souvent, le nombre des artisans d’un métier ne semblait pas assez élevé pour qu’ils refusassent l’alliance avec les artisans d’autres métiers. À Lyon, l’on trouvait, chez les menuisiers, des potiers et des forgerons en fer ; à Antium, les menuisiers et les changeurs étaient confondus dans un même groupement. Les affranchis étaient parfois admis dans les collèges. Quant aux femmes, on ignore si l’entrée leur fut accordée dans les sociétés d’hommes. Celles-ci continrent jusqu’à 1 200 et 1 500 membres, et leur effectif tendit à s’accroître dans les derniers siècles, les limitations prononcées par les premiers empereurs s’étant peu à peu évanouies.

Chaque collège avait un album ou liste officielle de ses adhérents, parmi lesquels il distinguait les effectifs, les honoraires et les patres. Il établissait ses statuts et tranchait, par ses assemblées intérieures, tous les cas qui pouvaient se présenter. Il élisait ses chefs avec l’agrément du pouvoir, et ces chefs administraient la propriété collective de la corporation, propriété qui offrait parfois une réelle extension. C’est ainsi que les boulangers de Rome avaient des terres en Europe et en Afrique, des bâtiments dans la capitale et des magasins à Portus. Le contrôle des autorités se faisait d’ailleurs vigilant et souvent vexatoire, comme l’attestent les innombrables constitutions du ive siècle ; à Rome en particulier, tout un personnel était préposé à cette surveillance.

Les collèges possédaient des locaux de réunion, et leur caractère philanthropique et aussi religieux persista jusqu’à la fin. Ils entretenaient des œuvres charitables, au profit de leurs membres étreints par la misère ou par une calamité quelconque ; à l’aide des cotisations mensuelles qu’ils percevaient, des legs qui leur étaient attribués, ils recueillaient les orphelins, consentaient des prêts, secouraient les veuves. Ils se préoccupaient surtout de procurer à leurs affiliés une sépulture décente, soit en versant une prime de décès à la famille, soit en les faisant directement ensevelir à leurs frais. Les foulons d’Aquilée, les muletiers de Vérone avaient leurs cimetières qui leur étaient strictement réservés. Les ouvriers d’aqueducs à Venouse, les orfèvres à Cœsarea, les constructeurs de navires à Arles, les brodeurs à Rome, érigèrent des monuments collectifs à leurs membres défunts. Les inhumations avaient généralement lieu en grande pompe, — tous les adhérents étant tenus d’y assister, et leur absence étant quelquefois sanctionnée par des amendes.

Très nombreuses furent ces corporations. Dès Alexandre Sévère, elles atteignaient à Rome au chiffre de 32, et certainement leur effectif se développa encore par la suite. Plusieurs eurent une histoire compliquée, tels les naviculaires qui amenaient le blé d’Égypte à Pouzzoles, puis à Ostie, et qui transmettaient ensuite leurs chargements aux caudicarii. Les bateliers formèrent des collèges, qui comptèrent parmi les plus importants et qu’on retrouve sur le Rhône, sur le lac de Garde, à Vérone, à Côme, à Narbonne, sur l’Aar, à Lutèce, à Lyon, à Arles, sur le Neckar, sur le Mein, sur la Moselle et jusqu’en Pannonie. De même les boulangers, de par la nature des services qu’ils rendaient, étaient appelés à constituer des groupements sur toute la surface de l’empire. Ceux de Rome étaient 458 au ive siècle. Ils devaient cuire chacun au moins 100 boisseaux de blé quotidiennement, et étaient subordonnés à la fois au préfet de la ville et au préfet de l’annone. Très considérés aussi étaient les suarii ou charcutiers, qui ne se contentaient pas d’abattre les porcs et d’en vendre les parties, mais qui allaient chercher les animaux dans le Samnium, la Lucanie et la Campanie. Il faut citer encore les calcis coctores et vectores qui fournissaient la chaux, et qui étaient formés en collèges dans quantité de villes de province ; les marchands d’huile, qui s’associèrent à dater du iie siècle, et qui trafiquaient avec la Bétique et l’Afrique, en établissant leurs sièges surtout à Rome et à Ostie ; les négociants de vins en gros, auxquels Alexandre Sévère donna une organisation officielle, et qu’Aurélien réorganisa, en distinguant ceux qui recevaient le vin des contrées tributaires et ceux qui le mettaient en vente ; les fabri ou ouvriers des constructions ; les centonarii qui fabriquaient des couvertures et des coussins ; les dendrophorii ou négociants en bois. Dans 140 villes, se révèle l’une au moins de ces trois dernières corporations. Waltzing, qui est, en la matière, l’historien de beaucoup le plus autorisé, donne, pour les cités provinciales, des énumérations qui attestent l’expansion de la vie corporative, signalant les musiciens de Casinum, les porteurs d’eau de Venouse, les batteurs d’argent de Smyrne, les muletiers de Polentia, les orfèvres de Pompei, les tonneliers de Tibur, les bijoutiers de Cœsarea, les forgerons de Dijon, les maçons de Cordoue, d’Arles, de Nîmes, les cuisiniers de Cologne, les foulons de Carthage, les teinturiers de Thessalonique. Pour la Gaule, Lyon et Narbonne surtout furent des centres qui le disputaient presque en importance à Rome et à Constantinople.

Mais quelque nombreuses que fussent les associations professionnelles, quelque rôle énorme qu’elles tinssent dans la société impériale, elles ne sauraient à aucun égard se comparer à nos syndicats modernes ; elles ne peuvent être rapprochées que de nos corporations du moyen âge et, avec plus de réserves encore, des groupements de la petite industrie que l’Allemagne et surtout l’Autriche ont essayé, vainement au surplus, de reconstituer dans ces dernières années. Le syndicat contemporain ouvre une brèche dans l’État, dont il sape les racines ; la corporation d’autrefois était un organe de cet État, dont elle devait prolonger l’existence.

Les Revues.
La Revue : encore Marie Bashkirtseff [extrait] §

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911, p. 170-178 [172-173].

[…]

À Rome, elle arrive dans une humeur à tout massacrer :

Hier, maman avait écrit à B…, frère du médecin de l’Impératrice, et aujourd’hui il est venu chez nous. Il s’occupe de peinture. Après cette visite, nous sortons. Oh ! la laide ville ! quel air impur ! quel mélange déplorable des vieilles magnificences et des nouvelles saletés !

Nous avons passé par le Corso, la via Gregoriana, le Forum d’Adrien, le Forum de Rome, nous avons vu les portes de Septime-Sévère, de Constantin, la via Pia, le Colisée, mais tout est encore vague, je ne me reconnais pas. La promenade du Pincio est charmante, la musique y jouait, mais peu de monde, quand nous y étions. Des statues, des statues partout. Qu’y aurait-il donc à Rome, s’il n’y avait pas de statues ? Du haut du Pincio nous avons regardé la coupole de Saint-Pierre et aussi toute la ville ; je suis contente de la trouver pas trop grande, elle sera plus facile à connaître.

Deux jours plus tard, elle commence à aimer Rome, à en être curieuse. Une quinzaine passe et elle se propose ceci : « Je veux me faire une robe comme celle de Béatrice de Dante. » Le lendemain, elle écrit dans son journal :

Samedi 22 janvier.

Encore une preuve du mensonge des cartes. Hier, j’ai fait venir une espèce de sorcière et elle m’a fait la bonne aventure. Elle m’a dit d’appeler celui que je veux. J’ai appelé A… et cette femme m’a dit qu’il ne pouvait vivre sans moi ; qu’il se meurt de tristesse et de jalousie et il est jaloux surtout parce qu’une méchante femme lui a dit que j’en aimais un autre que lui.

Que toutes les sorcières meurent ! que toutes les cartes brûlent, rien que des mensonges.

Et plus loin :

Du lundi 24 janvier au 10 février 1876 : Rome, hôtel de Londres, place d’Espagne.

Je jure que toutes phrases tragiques et de jalousie sur A… étaient écrites sous le coup de lectures romanesques et qu’en les écrivant je n’y croyais qu’à demi, me montant la tête à plaisir, et je regrette beaucoup ces exagérations.

Les lignes ci-dessus, on ne pouvait les omettre d’une fragmentation, sans manquer de loyauté envers leur gracieux et fantasque auteur. Elles ne m’empêcheront point de dire : rien de ce qui était futile, en son temps, n’a été étranger à Marie Bashkirtseff ; et c’est pourquoi elle est immortelle, peut-être ?

Musique.
Lionel de La Laurencie : Lully (Collection des Maîtres de la Musique, F. Alcan, éd.) §

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911, p. 183-188 [185-187].

La monographie consacrée à Lully par M. Lionel de La Laurencie peut compter pour un chef-d’œuvre du genre. Sous les allures modestes d’un ouvrage de vulgarisation, c’est un travail profondément original, où l’auteur n’use pas un instant de renseignements de seconde main. Il a compulsé les archives, visité les notaires et les bibliothèques, lu et relu les partitions, tout contrôlé, vérifié, corrigé ou complété par des découvertes personnelles, et, par une documentation aussi irrécusable qu’abondante, il a éclairé et élucidé de façon décisive, en tous ses coins et recoins, un sujet comportant jusqu’ici nombre de points obscurs ou controversés. Mais M. de La Laurencie ne connaît pas seulement l’existence et les productions de Lully, son érudition n’est pas moins inépuisable et sûre à l’égard du milieu ambiant évoqué, de l’époque entière où fleurit son héros, et son récit alerte, élégant et précis aboutit à la plus vivante restitution historique. Le plaisir passionné qu’y prit manifestement l’écrivain induit à excuser son extrême indulgence pour celui qui lui en fournit l’occasion. En dépit des précautions du narrateur, on se convainc sans peine que Jean-Baptiste Lully fut vraiment un sale type, grossier, vil, impudent, avide, plat devant les puissants, arrogant et brutal avec les faibles, et de mœurs aussi peu recommandables que son caractère. Les intrigues de cet arriviste forcené associaient au toupet les grimaces et les bassesses. Il flagorna Louis XIV en bouffon plutôt qu’en courtisan, et il en récolta la plus extraordinaire fortune qu’aient enregistrée les annales de l’art sonore. Durant un tiers de siècle, ce pitre accapara et monopolisa la musique en France. Rivaux, émules ou confrères sont annihilés ou subalternes. Rien ne doit exister ou se produire sans son assentiment. Le cas est unique et intéressant à étudier. En réalité, il s’agit de la création d’une forme d’art qui a fait son chemin depuis, d’une forme qui fut et est restée si longtemps « nationale » qu’on ne peut la dénommer autrement que l’opéra français. Et c’est l’opportunisme, la malléabilité d’assimilation d’un Italien roublard qui en cristallisa décidément la matière et en appliqua la formule. Il est curieux que cette formule, à l’origine, se rapproche étonnamment du système élaboré par le « théoricien », mais heureusement démenti par le « musicien » Wagner. M. de la Laurencie montre que l’opéra est né peu à peu d’une amplification du ballet de Cour. Dans ce cadre fastueux et traditionnel, Lully installe en souveraine la tragédie, aux côtés de laquelle la musique ne remplit qu’un rôle ancillaire ou du moins expressément subordonné. Ce qui est l’essentiel ici, c’est le discours de la parole, à qui sont adjoints rythme et son, mais étroitement assujettis. Malheureusement, confectionnée et versificotée par Quinault, cette tragédie est toute abstraite en sa fadeur grandiloquente ; ses personnages sont des pantins en baudruche ; son intrigue édulcorée, superficielle, vaine, « n’admet aucun conflit intérieur ». On n’y découvre pas la moindre trace de cette humanité éternelle qui, chez Monteverdi, nous point si violemment encore à l’heure actuelle. Avec son méli-mélo de décor, de machinerie, de cortèges, de dialogues ou airs langoureux coupés d’intermèdes dansés, son succès triomphal démontre que l’opéra lullyste correspondait à la mentalité contemporaine. Ce spectacle pompeux et inane est l’une des manifestations les plus représentatives de cet « art de société » dont depuis deux cents ans notre génie national traîne comme un boulet le poids mort, une éloquente émanation spontanée de ce « Grand Siècle » auquel nous devons tout l’abstrait, le déclamatoire, le chiqué, tout le pédant et le conventionnel dont sont contaminées dès l’école notre pensée et notre sensibilité françaises. Il semble pourtant que Lully n’ait pas été dépourvu de quelque génialité native. Il fut d’une fécondité peu commune. Sa verve mélodique est souvent d’une indéniable verdeur, et parfois d’un ingénu sentiment populaire. Il paraît avoir fixé une forme, d’ailleurs transitoire, de l’Ouverture et doté la chorégraphie des « airs de vitesse ». C’est le plus clair de son bagage de musicien. Son harmonie, plate et banale, est aussi quelconque que son écriture ; le tout est un tissu de lieux communs. Musicalement on ne s’expliquerait pas la gloire et l’influence de Lully. Mais le fondateur de « l’Opéra français » fut avant tout un amuseur, et la musique n’était qu’un élément, au fond presque accessoire de l’art de cet imprésario.

Musées et collections §

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911, p. 193-200 [193, 196-197, 198, 199-200].

Les Acquisitions du Musée du Louvre (suite) [extrait] §

[…] les Musées de France, n° 4, avec planche. — On trouvera dans cette même livraison et dans la précédente la reproduction hors texte de la Madone de Neroccio di Bartolommeo dont nous avons parlé dans notre dernier article, commentée par M. André Pératé, et la reproduction des œuvres nouvelles que nous allons étudier.

Les Expositions du Musée des Arts décoratifs [extrait] §

Continuant la série ininterrompue de ses intéressantes manifestations d’art, le Musée des Arts décoratifs a ouvert depuis peu plusieurs expositions simultanées […]. — L’an dernier, on nous avait montré l’influence de la Chine sur le goût français au xviiie siècle. Poursuivant cette ingénieuse idée, on nous donne cette année le spectacle de d’orientalisme introduit dans les mœurs et dans l’art de ce même xviiie siècle, de ces « turqueries » vers lesquelles, par une piquante coïncidence qui fait ressembler les visiteuses de cette exposition à des sœurs lointaines des figures accrochées aux murs, nos modes féminines actuelles semblent incliner de nouveau. Sans remonter jusqu’aux témoignages de la curiosité que les artistes, dès le xve siècle, manifestent pour l’Orient, surtout à Venise dont les navires commerçaient avec ces contrées ou ramenaient des prisonniers des côtes barbaresques (de cette époque, l’exposition nous montre les médailles de Mahomet II par Gentile Bellini, Bertoldo, Costanzo et Matteo da Pasti, des dessins de Pisanello, etc. ; et, plus tard, Tiepolo continuera la tradition, en des têtes d’Orientaux modelées d’une pâte savoureuse) ; […].

L’Exposition du Musée Galliera [extrait] §

À l’exposition de la Légion d’Honneur a succédé, dans les salles de droite du rez-de-chaussée, l’exposition des aquarelles de décors et de costumes exécutées par le peintre Léon Bakst pour les merveilleux ballets russes qui depuis quelques années, chaque été, font courir tout Paris et pour la pièce de M. d’Annunzio, le Martyre de saint Sébastien, — créations raffinées de coloriste dont M. Gustave Kahn a parlé ici même il y a un mois56.

Memento bibliographique [extrait] §

Puisque nous sommes en Espagne, signalons aussi aux travailleurs le catalogue, paru récemment chez Lacoste à Madrid, des sculptures du Musée de Madrid, rédigé par le conservateur de la section, M. Barron (in-8, 299 p. av. 92 planches ; 5 pesetas). Ces pièces proviennent, pour la plupart, des collections formées par les rois d’Espagne Charles-Quint, Philippe II, Philippe V, et par la reine Isabelle Farnèse. On y remarque particulièrement de belles œuvres grecques et romaines (la Vénus de Madrid, une Diane et une Minerve décapitées, une Vénus au dauphin, un Faune au chevreau, un Narcisse, un Castor et Pollux, un Ganymède, etc.), et une série de bustes de personnages princiers par Léon Leoni et Pompeo Leoni.

Au moment où s’imprime cette chronique, nous arrive la nouvelle stupéfiante de la disparition de la Joconde du musée du Louvre. Nous ne pouvons aujourd’hui qu’enregistrer ce fatal événement. Souhaitons que dans notre prochaine chronique nous n’ayons pas à déplorer la perte définitive du chef-d’œuvre de Léonard.

Chronique de Bruxelles.
La représentation de « Savonarole » d’Ivan Gilkin §

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911, p. 200-204 [202].

À Bruxelles rien de bien intéressant, si ce ne fut la remarquable représentation en juillet de Savonarole, le drame historique du poète Ivan Gilkin. Vous avez dit les mérites littéraires de cette œuvre, valant surtout par la profonde composition psychologique du personnage principal et la restitution vivante et pittoresque du Florence de la Renaissance. Grâce à l’intervention pécuniaire de la ville de Bruxelles et au zèle, au talent, à la conscience et à l’émulation de nos cercles dramatiques, fédérés pour la circonstance, la première de Savonarole fut un événement artistique auquel le programme des fêtes nationales permit de donner un lendemain. Après avoir obtenu un vif succès auprès de l’élite, le noble ouvrage fut aussi applaudi par le populaire. La pièce avait d’ailleurs été montée avec le plus grand soin, même avec luxe. Avec le poète, le principal triomphateur fut M. Cohnen, tout bonnement superbe dans le rôle principal.

Lettres anglaises §

Tome XCIII, numéro 341, 1er septembre 1911, p. 204-208 [206-207, 208].

Walter Savage Landor : Hautes et Basses Classes en Italie (fragments), traduit par Valery Larbaud, 1,50, V. Beaumont §

M. Valery Larbaud a entrepris de publier une « Nouvelle Collection Britannique » et il débute en traduisant avec un art parfait un fragment de Walter Savage Landor, qu’il appelle « le Prince des Prosateurs anglais ». Ce fragment, Hautes et Basses Classes en Italie, est, à la fois, dit-il, le plus singulier et le moins connu des ouvrages de Landor. Il ne figure pas dans les œuvres complètes de l’auteur : on ne le trouve que dans les numéros d’une des nombreuses et éphémères revues que dirigea Leigh Hunt ; il figura au sommaire du Monthly Repository, à partir du numéro d’août 1837 jusqu’au numéro d’avril 1838, le dernier de la revue, et dans lequel Leigh Hunt donna les soixante dernières pages de l’œuvre de Landor. Le fragment qu’a traduit M. Valery Larbaud forme un récit complet. Il représente la dixième partie de l’ouvrage entier. Mais ces cinquante pages suffisent à justifier le choix du traducteur, et à faire souhaiter qu’il continue à découvrir dans la littérature anglaise des fragments connus ou inconnus ayant l’intérêt et la valeur de celui-ci.

Memento [extrait] §

Des seize articles de la Fortnightly Review, signalons ceux qui ont un intérêt littéraire ou artistique : […] Salvatore di Giacomo, the Poet of Naples, par Mrs Arthur Harter […].

Tome XCIII, numéro 342, 16 septembre 1911 §

Épilogues.
La Joconde §

Tome XCIII, numéro 342, 16 septembre 1911, p. 367-370 [367-368].

Ce tableau n’était célèbre au-dessus de tout dans le public que parce qu’on l’avait situé à la place d’honneur du Louvre. Mis au même rang que tel autre Léonard dans la grande galerie, sa disparition n’eût pas suscité le même émoi. Est-ce un miracle d’art ou n’est-ce que de la peinture très habile ? J’ai toujours trouvé la Joconde plus curieuse que passionnante. Cette tête blafarde, démesurément large, n’est pas belle, et, sans l’énigme de son sourire, serait presque répulsive. Les yeux sont en contradiction avec la bouche : ils sont bienveillants et la bouche est méchante. C’est un jeu savant, dont seul était capable Léonard. Ce n’est pas assurément un portrait, quoi qu’en dise Vasari, surtout pas un portrait ressemblant, mais une combinaison, sur un masque, de sentiments contradictoires. On a dit que la figure était masculine, on y a même vu un portrait d’homme. Ce n’est ni un homme ni une femme, mais un exemple de peinture analytique, un problème de psychologie picturale à demi résolu par un homme dont le talent submergea souvent le génie.

C’est de la présente Joconde dont je parle. Elle ne ressemble plus guère à celle qui enthousiasmait Vasari et à laquelle, du reste, je ne crois guère. Il y voyait pourtant un coloris délicat et vrai qui dans l’œuvre présente n’existe plus. Où sont ces belles narines roses et tendres, la bouche rouge et dont le rouge se fondait aux extrémités avec le rose des joues ? Où sont ces vaisseaux de la naissance de la gorge où l’on voyait battre le pouls ? Où est le duvet de la peau, la transparence vivante des yeux d’eau ? Réponse de Enrico Panzacchi : « La Joconde, quoique gâtée par une mauvaise restauration… » La Joconde n’est qu’un souvenir et un témoin effacé. J’ai vu un jour resplendir comme un cuivre tout neuf le S. Jean-Baptiste que j’avais connu tout noir.

Quel que soit, en dehors de la curiosité qu’elle a toujours éveillée, le mérite de la Joconde, sa disparition du Louvre est une question étrangère à la peinture. On aurait volé un Canaletto, ce qui ne serait pas une très grande perte, qu’elle serait la même, mais on a tant disserté là-dessus, depuis un mois, dans la presse, que je ne trouve rien de neuf à dire, sinon que dans un musée, quel qu’il soit, le vol est toujours possible, parce que, pour parfaite qu’elle soit en principe, la surveillance a toujours des trous. Tant qu’on n’organisera pas la sécurité du Louvre comme la sécurité des caves de la Banque de France, des fuites seront possibles. Ce qu’il faudrait, c’est que le Louvre fût toujours plein de visiteurs, seule sauvegarde. Il s’engendre alors une police spontanée qui est la meilleure et peut-être la seule légitime. Il est d’ailleurs si facile de faire des projets de règlement que je m’en abstiens. Je laisse ce soin à ceux qui sont encore moins familiers que moi avec cette maison. Les plus ardents seront ceux qui, l’autre jour, s’arrêtaient désorientés devant le bureau des cannes et parapluies et s’informaient de la situation du salon carré. C’est à de tels néophytes qu’il faut demander des lumières. Il y aura une belle discussion là-dessus à la Chambre. On pourrait en profiter pour classer en plusieurs catégories les députés : 1° ceux qui ne sont jamais entrés au Louvre ; 2° ceux qui n’y sont entrés qu’une fois. Voilà les gens compétents à la fois en peinture et en administration. Laissons-les faire.

Les Revues.
La Revue de Paris : mémoires de l’adjudant Lecoq des grenadiers de la garde [extrait] §

Tome XCIII, numéro 342, 16 septembre 1911, p. 405-413 [407-408].

[…]

La paix étant conclue, les prisonniers vont être « rendus ou échangés ». Lecoq sort difficilement de l’hôpital et rejoint ses camarades :

Nous étions un transport de cinq cents hommes, et nous repartîmes pour Gorissia ;… l’on nous logeait tout le long de la route dans les villages pour que nous soyons mieux couchés et mieux nourris, toujours dans des montagnes et des chemins pierreux, ce qui ne nous arrangeait pas beaucoup, étant la plupart sans vêtements, sans souliers et pleins de vermine et la gale par-dessus le marché, qui nous occasionnait des démangeaisons à nous mettre le corps comme les lépreux du temps des Croisades.

Il ne sait pas son bonheur d’avoir vu la mer, pour la première fois, à Venise ! Il note naïvement son émoi :

J’embarquai à Mestre sur le canal qui va rejoindre et tomber, à une lieue de là, dans le golfe de Venise, et nous continuâmes notre route en barque jusqu’à Venise. Je ne pouvais en croire mes yeux, en voyant une aussi grande ville au milieu de l’eau, sur une mer aussi étendue, vu que c’était la première fois que je voyais la mer ; nous débarquâmes sur la place Saint-Marc. Un sous-adjudant du régiment nous attendait au débarquement et nous conduisit au quartier. Je fus envoyé de suite à l’hôpital, ayant la gale ; j’y restai un mois ; dans cet espace de temps, le régiment reçut l’ordre de partir pour Tortone, en Piémont ; et moi je fus obligé de me guérir et prendre en même temps du repos, dont j’avais grand besoin.

Et le voilà en campagne, dans une armée vaincue par les Autrichiens et les Russes :

Il semblait que nos généraux se laissaient battre les uns après les autres par vengeance ou par trahison ; il est bien constant que nous étions trahis par le général en chef Schérer, et que les autres étaient de la partie pour trahir la patrie ; l’armée était bien délabrée et dégoûtée et disait à haute voix : « On nous trahit. »

Lecoq se fait admettre aux chasseurs à cheval, l’an VII de la République.

Le général Jourdan étant venu remplacer le général Brune dans le commandement de l’armée d’Italie, la compagnie d’élite dont je faisais partie fut désignée pour faire partie des guides, et un ordre vint de nous rendre à Milan auprès dudit général Jourdan, où l’on nous mit en caserne dans le lazaret, près le jardin public. Nous y restâmes jusqu’au couronnement de l’Empereur en 1805, et je peux dire que le séjour de Milan est le plus beau séjour que j’ai passé en Italie, soit pour la beauté de la ville qui est bien bâtie, et bien grande, entourée d’un beau canal, soit par l’abondance de toutes sortes de denrées nécessaires à vivre et aux plaisirs que l’on y trouve ; les habitants ne sont pas méchants, comme en Piémont ; les femmes y sont très fraîches, belles et bonnes ; pour ma part, j’en sais quelque chose.

L’Empereur étant pour arriver à Milan, nous eûmes ordre d’aller au-devant de lui avec le général Jourdan, qui fut fait maréchal de France.

Nous partîmes de Milan pour nous rendre au camp de Brescia, où nous attendîmes l’arrivée de l’Empereur, qui nous passa en revue et nous fit manœuvrer toute l’armée, toute la journée. Nous étions au camp soixante-dix mille hommes de toute arme, et, après la revue, nous repartîmes pour Milan.

[…]

Tome XCIII, numéro 343, 1er octobre 1911 §

Les Journaux.
Chronique stendhalienne : la Bibliothèque de StendhaI (L’Amateur d’autographes, août-septembre) §

Tome XCIII, numéro 343, 1er octobre 1911, p. 617-622 [619-621].

La petite bibliothèque que Stendhal possédait à Civita Vecchia fut dispersée à sa mort, mais celle qu’il possédait à Paris fut en grande partie léguée par Romain Colomb à Auguste Cordier et par celui-ci à M. Stryienski. M. Adolphe Paupe en publie, dans l’Amateur d’autographes, le catalogue descriptif tel qu’il fut rédigé par Cordier. On regrettera que le consciencieux M. Paupe n’ait pas vérifié les notices de Cordier, qui ne semblent pas toutes exactes. M. Paupe en pourra juger par la description du Couvent de Baïano (n° 13 de son catalogue), dont nous avons un exemplaire sous les yeux :

Couvent de Baïano (Le), chronique du seizième siècle, extraite des Archives de Naples et traduite littéralement de l’italien par M. J… C… O. ; précédée de recherches sur les Couvents au seizième siècle, par M. P.- L. Jacob, bibliophile. Paris, H. Fournier jeune, 1829, in-8. C’est un volume de xii-260 pages, qui se compose de cinq parties : 1° Avant-propos, iv-xii ; 2° Recherches sur les couvents au xvie siècle 1-80, signé P.-L. Jacob, éditeur des Soirées de Walter Scott ; 3° le couvent de Baïano, récit 81-122 ; 4° Chronique, 123-234 (y compris 4 pages d’index) ; 5° Notes, 235-260 (y compris 2 p. blanches).

Le Récit est-il de Stendhal ? La traduction de la chronique est-elle de Stendhal ? Les notes sont-elles de Stendhal ? Dans l’affirmative, pourquoi le volume n’est-il pas mentionné dans l’Histoire des Œuvres de Stendhal, de M. Paupe lui-même, au chapitre des Chroniques italiennes, ou ailleurs ? Pourquoi n’est-il mentionné nulle part ? Ce serait, semble-t-il, un des plus rares de la collection Stendhalienne. J’espère que les amateurs stendhaliens voudront résoudre ce point.

Le Catalogue comprend 20 numéros. Le plus intéressant est le n° 19, qui contient les annotations de Stendhal. Cordier le présente ainsi :

19 — Nibby. — Roma nell’anno MDCCCXXXVIII descritta da Antonio Nibby, 1 vol. grand in-8° de 402 p., 9 gravures hors texte. Rome, 1839.

« Stendhal a lu ce livre avec grande attention ; il est surchargé de notes et de traits au crayon, memento pour les passages qui l’avaient frappé. Jusqu’à ses derniers moments, il s’est toujours préoccupé de ses Promenades dans Rome, qu’il devait compléter avec des renseignements nouveaux et précis, ainsi qu’en font foi les nombreuses annotations de ce livre qui l’avait vivement intéressé. On en trouve la preuve dans trois pages autographes nos 81, 82 et 83 qui font suite à ce volume avec lequel elles sont reliées. » (A. Cordier.)

 

GRAPHIQUE DES TROIS PAGES AUTOGRAPHES DE STENDHAL FAISANT SUITE AU VOLUME

I. — « 10 octobre 1840. »

« J’achète ce livre estimable, raisonnable, mais bien ennuyeux. Tems magnifique. Je revois beaucoup de choses with M. Primal. Les gravures sont plates et, de plus extrêmement fausses, il faut des gravures faites d’après des vues daguerréotypes. La Préface est fort bonne. Le tout est gâté par le nom d’une foule de peintres de 20e ordre, mais d’un autre côté, comment faire ? La vulgaire eût demandé ces noms, il lui faut des choses complètes…

ma il cacalo ? a piu metodi. »

II. — Écriture diabolique. D’octobre 1841, ces lignes ne précèdent que de cinq mois l’attaque que Stendhal, ici, commence à sentir sous forme de goutte et qui l’emportera le 23 mars suivant (A. C.).

« 13 octobre 1841.

« Vu le tombeau des Scipion 3 (?) bien encore vu le Colombarium des esclaves d’Auguste chez M. (?), vu encore ses (?). Vu un même col. avec peintures, vu le cirque de Romulus. Les Cariere sont-elles au levant ou au couchant ? Tramontane très froide, un peu de goutte.

« Premier froid de l’année. Soleil superbe. Projets de voyage à Sabiaco et à Tieli. »

« 14 octobre.

« Vu la galerie Borghese. Compte 5 et 7 ou 50, 60. Lu Rome antique de Nibby, fort estimée par l’auteur du moins, by Mingres. »

III. — Cette note très nette est très difficile à lire ; comme le n° II, elle est datée du 14 octobre 1841. Stendhal, le 30 octobre suivant, quittera l’Italie pour n’y plus revenir. (A. C.)

« Ce premier volume doit être beaucoup plus ennuyeux que les autres : 1° à cause de l’historique peu intéressant ou obscur des églises ; 2° à cause des noms de 2 ou 300 mauvais peintres ou plats sculpteurs que le pauvre Nibby ne pouvait guère se dispenser d’insérer. Mais, outre les noms de ces artistes médiocres, il se croit obligé de faire connaître la page des plates histoires qui en parlent. Par ces raisons j’espère que les autres volumes seront moins assommans. Jusqu’ici il n’y a de possible que la Préface ; elle est fort timide ; pauvre et dépendant, il ne voulait pas dire du mal du P., mais au moins il ne loue pas à contresens.

« 14 octobre 1841. »

M. A. Paupe conclut par cette agréable page :

Il est à remarquer que, dans cette petite collection, les ouvrages sur l’Italie dominent : Stendhal lisait peu au hasard, il recherchait de préférence ce qui pouvait l’instruire sur sa patrie d’élection.

Ce qui nous touche davantage, c’est cette grammaire allemande, attestant que Beyle fit une réelle tentative pour assimiler la langue de Goethe et de Schiller. Se trouvant à Trieste, en 1831, il écrivait au baron de Mareste : « Je relis l’allemand. Si j’étais resté ici, j’allais donner un coup de collier, comme dit M. de Clermont-Tonnerre, et me mettre en état de comprendre la prose. » Beyle avait alors 48 ans — âge un peu avancé pour entreprendre l’étude d’une langue étrangère — et il n’avait pas cette facilité qui fit de son ami Mérimée un polyglotte remarquable. Dix ans plus tard, en 1840, se souvenant sans doute des difficultés qu’il avait éprouvées à cet égard, Stendhal écrivait à Balzac, avec une évidente mauvaise humeur : « Les Allemands sont tellement à genoux devant un cordon, ils sont si bêtes ! J’ai passé plusieurs années chez eux, et j’ai oublié leur langue par mépris. » Voilà un mépris qui nous paraît un peu cousin de celui « du renard devant les raisins… ».

Quoi qu’il en soit, nous avons là un petit noyau d’ouvrages dont la valeur, pour quelques-uns, réside surtout dans les marges « illustrées » par Stendhal ; reliques vénérables, précieux souvenirs qui ne pouvaient tomber en de meilleures mains que celles de M. Casimir Stryienski, beyliste par excellence, et nous faisons des vœux pour que cet embryon de bibliothèque s’enrichisse encore dans l’avenir, à la grande satisfaction du Stendhal Club et des lettrés.

Musées et collections.
Le vol de la « Joconde » §

Tome XCIII, numéro 343, 1er octobre 1911, p. 635-640.

La catastrophe que nous annoncions en post-scriptum de notre dernière chronique, la disparition de la Joconde, continue de mettre le Louvre en deuil. Après avoir espéré un instant qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise plaisanterie, il a bien fallu, hélas ! se convaincre qu’on était en présence d’un vol, exécuté dans des conditions d’audace extraordinaires. On sait déjà par les journaux comment il a dû être perpétré et comment, après, avoir sans doute passé la nuit au Louvre, caché dans un réduit obscur longeant la salle Duchâtel, le criminel, le lundi 21 août, vers 7 h 1/2 du matin, profitant de l’absence des gardiens du Salon Carré appelés à ce moment dans la Grande Galerie, a vivement décroché le précieux panneau, puis s’est engagé dans la salle des Primitifs italiens où tout de suite à droite s’ouvre une porte secrète donnant sur un escalier aboutissant à la cour du Sphinx, et, après s’être débarrassé du cadre et de la glace qui recouvrait la peinture, a pu, favorisé par un concours de circonstances malheureuses, gagner sans encombre la porte Visconti qui donne sur le quai, tenant le panneau enveloppé dans une couverture. Il est plus que probable qu’il a ensuite pris à la gare d’Orsay le rapide de 7 h 50, où est monté en effet, à la dernière minute, un voyageur répondant à ce signalement. Ensuite on perd sa trace, et jusqu’ici les investigations de la police (que le voleur a eu d’ailleurs tout le temps de dépister, puisque c’est seulement le mardi dans la matinée qu’on s’est inquiété de la disparition du tableau) sont restées infructueuses. En dépit des sommes offertes de divers côtés pour retrouver le chef-d’œuvre — 40 000 francs par l’Illustration, 50 000 francs par Paris-Journal, 50 000 francs par M. Jacques Seligman en vue d’une souscription de 400 000 francs qu’on remettrait au voleur en lui garantissant l’impunité ; 10 000 francs offerts encore par l’Illustration, plus 25 000 par un amateur anonyme, 500 par M. Trubert et 25 000 par la Société des Amis du Louvre, pour récompenser le meilleur renseignement fourni à la police et qui amènerait la rentrée au Louvre de l’œuvre tant regrettée, — la Joconde reste introuvable. Seules trois statuettes phéniciennes, dérobées en 1907, ont été rapportées aux bureaux de Paris-Journal, par leur voleur alléché par l’espoir d’une récompense. A-t-on d’ailleurs affaire à un simple filou guidé par l’appât de l’argent et qui, ne pouvant plus maintenant tirer parti de l’œuvre dont la disparition a été signalée à tout l’univers, se rabattrait sur cette aubaine ? N’est-il pas à craindre plutôt que Celle dont le « mystérieux sourire » a suscité un tel débordement de littérature mêlé de tant de divagations57 et à qui, paraît-il, on adressait au Louvre des lettres d’amour, ne soit entre les mains d’un détraqué follement épris de sa beauté et qui, enfermé avec elle au plus profond de sa demeure, lui témoigne sa passion sadique ? À moins encore qu’on ne se trouve en présence d’une audacieuse entreprise de brocantage préparée de longue main (il y a deux ans on s’enquérait d’Amérique par télégramme si la Joconde n’avait pas été volée) et à laquelle se rattacherait peut-être la circulation récente à Paris d’une copie ancienne de la Joconde, reproduite alors par le New-York Herald et présentée comme l’original : un beau matin, cette copie, ou une autre aussi exacte, serait expédiée au Louvre, tandis que l’original se cacherait au fond du somptueux hôtel de quelque milliardaire américain ; ou bien, en sens inverse (car les conservateurs ne pourraient guère se méprendre sur l’authenticité d’une copie même parfaite), ce serait — souhaitons-le — la vraie Joconde qui reviendrait au Salon Carré après que le vol temporaire aurait servi à faire vendre à un collectionneur une copie au prix de l’original. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, l’inestimable joyau nous est ravi, et c’est une grande tristesse que l’assombrissement produit dans notre galerie par la disparition de la Dame aux doux yeux. Certes, d’autres merveilles nous restent qui font du Louvre un musée incomparable ; mais la Joconde était unique comme sont uniques, pour d’autres raisons, l’Embarquement pour Cythère ou les Pèlerins d’Emmaüs

En même temps que se poursuivait l’instruction judiciaire, une enquête administrative avait lieu, confiée à un chef de division de l’administration des Beaux-Arts et à un inspecteur des Finances. Elle aurait révélé, dit la note communiquée à la presse à l’issue du conseil des ministres du 31 août, « des négligences graves dans l’application des règlements et dans l’observation des instructions reçues ». En conséquence, comme il faut toujours, dans toute catastrophe, un bouc émissaire, le conseil n’a pas craint de mettre immédiatement en disponibilité le directeur des Musées nationaux, M. Homolle, en même temps qu’était révoqué le gardien-chef, reconnu coupable de « négligence continue ». On annonçait, de plus, que d’autres gardiens pourraient être déférés au conseil de discipline ; mais on attend encore ces sanctions. D’autre part, M. Eugène Pujalet, inspecteur général des services administratifs au ministère de l’Intérieur, était désigné pour faire provisoirement fonctions de directeur des Musées nationaux, et un décret soumettait les palais et musées nationaux à la vérification de l’inspection générale des Finances avec le concours éventuel de l’administration des Domaines. Bien que le Louvre — on ne sait trop pour quelles causes — n’ait généralement pas les sympathies de messieurs les journalistes et, par suite, du bon public qui s’en rapporte à leur encyclopédique incompétence, l’opinion n’a pas laissé que d’être étonnée, et à bon droit, de ces diverses mesures.

Et d’abord, le vilain geste — suivant la juste expression de M. Denys Cochin qui en fera l’objet d’une interpellation à la Chambre — qui frappe M. Homolle, depuis longtemps mal en cour (on l’a bien vu quand, il y a un an, il fut, sous prétexte de dangers d’incendie, expulsé de ses appartements du Louvre, alors qu’on laissait dans le musée dix-sept ménages de gardiens) et lui fait porter la peine du désordre dont l’administration des Beaux-Arts, nous le verrons tout à l’heure, est la première responsable, n’a pas été aussi approuvé qu’on l’espérait peut-être : cette mesure de rigueur prise brutalement, sans imputations formelles, contre un homme de la valeur de l’ancien directeur de notre École d’Athènes, à qui les fouilles de Délos et de Delphes ont acquis une renommée universelle, — tandis qu’un député comme M. Delmas, ayant pris part, au mépris de la loi, au brocantage du buste de saint Martin de Soudeilles, n’a pas encore été le moins du monde inquiété par la justice — a révolté le monde savant et n’est, certes, pas jugée moins sévèrement du public intellectuel étranger. Même un journal ministériel comme le Temps, qui quelques jours auparavant — dans des articles d’ailleurs agrémentés d’erreurs singulières — poussait aux représailles contre la conservation du Louvre, a compris qu’il fallait protester avec énergie contre la désinvolture avec laquelle on sacrifiait ce membre de l’Institut qui avait le tort de n’avoir pas derrière lui, comme ses subalternes, un syndicat pour le défendre : constatation malheureusement trop exacte de l’abaissement où nous a réduits une servilité toujours croissante à l’égard de la démagogie. Car là est bien la source de tout le mal : ceux qui ont frappé le directeur des Musées nationaux n’ont pas voulu se souvenir que son autorité, comme celle des conservateurs, était minée depuis longtemps par toutes les complaisances de la haute administration à l’égard d’un personnel où, comme dans tous ceux qui relèvent de l’État, se sont introduites (l’enquête elle-même l’avoue) de détestables habitudes de négligence et d’indiscipline. Le distingué président de la Société des Amis du Louvre, M. Raymond Koechlin, en a fait la remarque : « La direction du musée est insuffisamment armée contre son personnel. En cas de fautes, le directeur propose des sanctions ; aussitôt le syndicat des gardiens intervient, la politique s’en mêle, tout s’arrange, mais l’autorité supérieure s’en trouve diminuée58. » Qui ne voit, maintenant, à qui incombe en réalité la responsabilité de l’anarchie dont on se plaint ? Qu’espérer du Louvre, même gouverné par les meilleurs administrateurs, si ces mœurs continuent ? Tous les inspecteurs des Finances réunis — on voit mal, d’ailleurs, pour quelles raisons on a été déranger ces honorables fonctionnaires, que rien ne désigne pour la surveillance du Louvre — ne feront pas que nos richesses artistiques seront mieux gardées. Ce qu’il faut à la tête de nos musées nationaux, c’est, comme à Berlin, un homme d’énergie et d’initiative, d’une intelligence très large, d’un savoir artistique étendu, et qui trouve dans le gouvernement un appui inébranlable. Le ministre le comprendra-il ? Ou bien nous faut-il craindre l’avènement d’un favori quelconque du pouvoir ?

Ensuite il faudra, bon gré, mal gré, que les gardiens se considèrent comme tenus, sous peine de révocation immédiate, à obéir et à remplir réellement leurs fonctions de gardiens. Et, alors, la première réforme à opérer, la plus urgente, maintes fois réclamée et ici même, sera d’accroître leur nombre, qui, de l’aveu de tous, devrait de 130 être porté à 180. Que n’a-t-on employé à cette augmentation de personnel les sommes considérables si inutilement dépensées à cacher les tableaux du Louvre sous des glaces qui n’empêchent rien — que de les voir, et de les admirer ! La Joconde serait peut-être encore aujourd’hui au Louvre. Il existe, du reste, un moyen très simple de faire face à ce supplément de dépenses, tout en enrichissant encore par surcroît la caisse des Musées : c’est d’établir enfin, quatre jours sur six, un droit d’entrée au Louvre. Oui, je sais bien : il y a « l’éducation artistique de la Démocratie », les « droits du Peuple à la Beauté », et autres clichés pour discours de banquets électoraux. Certes, nul plus que nous ne souhaite l’avènement d’une société où le peuple serait vraiment sensible à la Beauté ; mais, en attendant, croit-on sérieusement qu’il n’aura pas assez de deux jours par semaine pour aller au Louvre s’il en ressent le besoin ?

Il faudra, de plus, supprimer le privilège — dont on a depuis longtemps dénoncé le caractère abusif et les fallacieux avantages pour le musée — qui accorde à une maison de photographie d’agir au Louvre en maîtresse et d’y décrocher les tableaux quand bon lui semble, au risque souvent de les endommager. Si ce privilège n’eût pas existé, les gardiens ne se seraient pas dit pendant toute la journée du lundi 21, en voyant vide la place de la Joconde, que le tableau était sans doute à la photographie. Les procédés actuels sont assez perfectionnés pour qu’on puisse prendre l’image fidèle d’un tableau en n’importe quelle lumière, sans le déplacer.

Arrivons maintenant aux périls d’incendie : ce sont eux, paraît-il, qui empêchent que des chefs-d’œuvre comme la Joconde, afin de pouvoir être décrochés plus facilement, ne soient pas mieux fixés au mur qu’une simple gravure au lieu d’être retenus par les crochets de sûreté en usage dans la plupart des galeries publiques étrangères et même dans des collections privées. Il s’agira donc de supprimer tous les réduits qui servent d’asile à des objets de toute sorte, même à des matières inflammables, puisque les gardiens y font parfois cuire leur déjeuner, moins dangereux en cela, semble-t-il, que leur directeur ; de créer des remises à l’écart pour les chevalets, un réfectoire pour les gardiens ; d’établir un système de chauffage qui s’étende aux cabinets des conservateurs et aux logements des concierges ; etc. Dépenses énormes ! dira-t-on : mais les trésors inestimables du Louvre ne les valent-ils pas ?

Ce n’est pas trop demander que de réclamer toutes ces réformes : elles ne constituent que le minimum nécessaire à la bonne organisation des services du musée. Pour commencer, M. Pujalet a rédigé une note de service ordonnant que, pour quelque motif que ce soit, aucune œuvre exposée hors vitrine ne soit enlevée des salles sans un « bon de déplacement » qui sera remis au gardien et rendu par celui-ci seulement quand l’œuvre sera remise en place, et, pour les objets sous vitrine, prescrivant qu’ils soient remplacés jusqu’à leur retour par une note signée du conservateur. On ne peut qu’approuver ces sages précautions.

Mais un arrêté pris le même jour par le ministre, et encore aggravé depuis, est beaucoup moins heureux et suscite à bon droit les plus vives critiques : désormais le Louvre ne sera ouvert que de 11 heures à 4 ou 5 heures, et le jeudi seulement à partir de 1 heure, mais jamais dans son entier, toutes les salles autres que celles de la peinture et des antiques n’étant visibles que certains jours. C’est-à-dire qu’il est, maintenant, à peu près fermé aux travailleurs et aux visiteurs. Pourquoi ces mesures d’état de siège, si peu démocratiques cette fois ? Le public, qui cependant est encore le meilleur gardien des richesses de nos musées, doit-il être puni d’un vol commis un jour où justement il n’était pas admis ? Ou bien n’a-t-on plus confiance dans l’efficacité de la surveillance des gardiens ? Alors, qu’on se hâte d’en augmenter le nombre, et qu’on ne nous prive pas plus longtemps de la jouissance des chefs-d’œuvre qui sont la propriété de la nation.

Lettres allemandes.
F. Gregorovius : Promenades italiennes ; Palerme, Syracuse, Naples, Ravenne ; Paris, Plon, 3,50 §

Tome XCIII, numéro 343, 1er octobre 1911, p. 640-644 [642-643].

Taine conseillait aux jeunes néophytes qui se proposent de visiter avec fruit la péninsule d’étudier les Italienische Spaziergaenge et Gregorovius. Ils peuvent y trouver des détails historiques et pittoresques, des descriptions archéologiques propres à féconder leur bouillante imagination. Mais le texte du savant allemand est d’une lecture assez difficile. Malgré sa réputation d’essayiste léger, Gregorovius pèche souvent par cette pédanterie qui n’est qu’un excès de minutie et dont ses compatriotes ont tant de peine à se défaire. En introduisant les Promenades auprès du public français, Mme Jean Carrère a donc eu l’excellente idée de les alléger de leurs longueurs souvent superflues et d’en supprimer les dissertations oiseuses. Son adaptation, tout en conservant toutes les qualités de l’original, devient une œuvre essentiellement française dont la lecture est infiniment agréable.

Voici qu’après nous avoir donné Rome et ses environs, Mme Carrère nous présente Palerme, Syracuse, Naples, Ravenne, Capri, Castel di Monte, Sabine et l’Ombrie. C’est surtout dans les chapitres consacrés à la Sicile que les qualités de Gregorovius apparaissent d’une façon remarquable. En quelques pages le savant allemand nous refait l’historique de la domination sarrasine et normande sur la grande île et évoque la lutte entre les Hohenstaufen et la maison d’Anjou. Si l’on peut regretter les tendances antipapistes de Gregorovius et son admiration exagérée pour Manfred et les derniers descendants de Frédéric II, il convient cependant de dire que la traductrice s’est efforcée d’enlever à ces violences quelques-uns de leurs accents.

Lettres italiennes §

Tome XCIII, numéro 343, 1er octobre 1911, p. 645-652.

Un cours de « Littérature méditerranéenne » à l’Université Nouvelle de Bruxelles §

L’Université Nouvelle de Bruxelles s’est honorée en prenant l’initiative d’un cycle de conférences consacrées à la Littérature méditerranéenne, et plus particulièrement aux rapports des littératures française et italienne à travers les siècles. Ce cours s’est déroulé à travers la parole alerte et savante de plusieurs conférenciers, appartenant à ce qu’il est convenu d’appeler pour le moment « la jeune littérature ».

Un cours de « littérature méditerranéenne » était dans les vœux de Gabriel Tarde. Dans ses écrits sur le Rythme des peuples latins, le sociologue qui songea à puiser à cette inter-psychologie des foules dont certaines tendances, nouvellement baptisées, défrayent les ardentes polémiques des revues littéraires d’avant-garde, avait nettement posé ses observations sur l’échange séculaire d’énergie, volontés et modes, des deux grandes littératures néolatines. Quelques siècles de puissance littéraire, depuis que la langue maternelle commune, le latin, « eut définitivement effacé les idiomes indigènes de l’Italie, de l’Espagne et de la Gaule, et que la langue littéraire devint une pour ces trois pays », ainsi que l’écrivit Littré, un type de culture identique s’imposa aux peuples qui devaient créer, dans l’évolution admirable de leur capacité expressive, les langues romanes.

L’Espagne, fécondée au Moyen-Âge par des apports orientaux impérieux, sépara en partie son sort littéraire de celui des deux autres grandes nations occidentales. La France et l’Italie, l’une s’enrichissant fabuleusement de toute la puissance septentrionale celtique, l’autre de la souple et complexe vigueur de son Midi sicilien, demeurèrent toujours liées l’une à l’autre, à travers les siècles, suscitant l’une de l’autre, tour à tour, l’éclosion des grandes époques littéraires. Après la poésie provençale, vint le lyrisme sicilien, ombrien et toscan ; après l’Humanisme italien, ce fut l’épanouissement de la Pléiade française ; après la Renaissance italienne, le formidable xviie siècle de Renaissance française. L’éclat des lettres italiennes au xviiie siècle pâlit devant l’éclat des mouvements littéraires les plus profonds et les plus durables, produits par les lettres françaises au xixe siècle, et qui tiennent encore l’Italie éblouie et attachée. C’est le « rythme » si nettement affirmé par Gabriel Tarde.

La tâche confiée au premier cours de « Littérature méditerranéenne » est celle de l’illustration de l’histoire littéraire une et double des deux peuples. À Bruxelles, après des conférences sur Dante et la Poésie médiévale faites par le signataire de ces lignes, organisateur du cours, on entendit parler de la Femme dans la Littérature italienne, par Mme Valentine de Saint-Point ; de l’Humanisme au xve siècle italien, par M. Paul Vulliaud ; de l’Arétin, par M. Guillaume Apollinaire ;de Molière et la Comédie italienne, par M. Charles Méré ; des Conteurs italiens, par M. Ad. van Bever ; de Léonard et le Pessimisme, par M. Alexandre Mercereau. De ces conférences, les deux premières parues en librairie sont celle sur la Femme dans la Littérature italienne, et celle sur l’Humanisme.

Valentine de Saint-Point : La Femme dans la Littérature italienne, E. Figuière, Paris §

Pour la première fois, Mme Valentine de Saint-Point a donné, dans une vue d’ensemble aussi vaste que profonde, la vision de l’œuvre lyrique accompli par la femme italienne, depuis les élans de la singulière Compiuta donzella, légendaire peut-être autant que Clémence Isaure, jusqu’aux cris sentimentaux de Mlle Térésah et les beaux rôles de Mlle Amalia Guglielminetti. Mme de Saint-Point, poétesse même dans la prose de ses romans, ainsi qu’on le sait, le reste dans cette exégèse de la Femme intellectuelle italienne. Une des volontés les plus sûres de cet écrivain, telle qu’elle l’exprima dans une sorte de manifeste publié par le Figaro sur le Théâtre de la Femme, c’est que la psychologie féminine soit enfin étudiée et révélée par la femme. Avec un extrême bonheur, elle applique cette volonté à l’observation synthétique de la littérature d’au-delà des Alpes. La femme italienne y est considérée d’abord comme Inspiratrice, puis comme Créatrice.

Le rôle d’inspiratrice semble d’ailleurs, plus que l’autre, féminin, plus normal.

La créatrice, toujours plus libérée du joug des obligations féminines, des préjugés et des devoirs auxquels, durant des siècles, la femme a été soumise, dominée plus par l’imagination que par la réalité, n’appartient-elle pas, en quelque sorte, à un troisième sexe ? Ce qui équivaut à dire qu’elle va être très complexe et très complète, chair de femme et cerveau d’homme, être au double destin.

Donc, avant d’invoquer les créatrices, il me semble juste de rappeler celles qui, par la joie ou par la douleur qu’elles leur donnèrent, surent selon leur fatalité, orienter, faire éclore, exalter le génie des grands poètes italiens. Ainsi seulement dans son intégralité, pourra être appréciée l’influence de la femme dans la littérature italienne.

Mme de Saint-Point discute longuement les différentes thèses qui affirment ou qui nient la réelle existence des grandes inspiratrices des débuts du lyrisme italien. Elle nous rappelle les cours d’amour de Provence, et l’orientation mystique totale de l’esprit individuel, sa force incomparable d’abstraction idéique et sentimentale, qui aboutissait au plus haut Symbolisme, pour déclarer « réelle » toute existence qui naît et se divinise dans l’œuvre d’art.

C’est que leur donna Angelicata était une femme réelle, qui, un jour, passait sur leur chemin, et dont la beauté éveillait en leur cœur l’amour.

Elle devenait la Femme, celle qui résumait toutes les femmes, l’idéal féminin que tout homme porte en son âme.

Elle était pour eux le but intangible vers lequel tendaient tous leurs rêves, leur idéal, leurs possibilités d’amour, leur amour mystique. Leur donna Angelicata était l’image de la Vierge, une image plus semblable à eux, plus proche d’eux, qui satisfaisait leur mysticisme épris pourtant de beauté charnelle.

Béatrice, comme Selaggia, et d’autres inconnues qui ont hanté le cœur et le cerveau des poètes du « dolce stil novo », a existé en tant que forme belle…

Après l’évocation de Béatrice, de Laure, de Selvaggia, de Fiaminetta, Mme de Saint-Point remarque que, dans les siècles suivants, « les inspirations ne font plus des amantes spirituelles et platoniques : ce sont des amoureuses, parfois aussi les plus intelligentes dames des cours mécènes autour desquelles se groupaient les poètes et les artistes ». Elle ajoute non sans profondeur : « On pourrait appeler celles-ci les inspiratrices collectives. » Puis elle évoque les cours de Ferrare, de Mantoue, d’Urbin ; puis la comtesse d’Albany et Alfiéri, Cécilia Trow et Parini, Isabelle Romani et Foscolo, et les pâles et les glorieuses inspirations de Léopardi.

Parmi les créatrices, elle distingue celles « qui apportent la révélation de leur féminité restée si mystérieuse, parce qu’aucun homme, si psychologue soit-il, n’a pu la déchiffrer ». En affirmant « qu’aux femmes il faut reconnaître tout d’abord le génie épistolaire », Mme de Saint-Point parle de Catherine de Sienne. Puis vient Lucrèce de Médicis avec ses chansons sacrées.

Au beau milieu du monde pétrarquisant de la Renaissance, c’est l’éclosion d’une admirable pléiade, « une intense floraison féminine », Giulia Gonzaga, Isabelle d’Este, Costanza d’Avalos, Vittoria Colonna, Claudia della Rovere, Gaspara Stampa, Veronica Gambara, etc., parmi les nobil-donne ; Laura Terracina, Virginia Salvi, etc., parmi les bourgeoises ; Camilla Pisana, la belle Impéria, Tullia Aragona, Veronica Franco, parmi les courtisanes…

L’essai psychologique tenté par Mme de Saint-Point sur cette « intense floraison féminine » et sur ses quatre plus grandes poétesses est parfaitement nouveau, et d’une très originale et fine psychologie. Elle arrive peu à peu au xixe siècle, et à nos jours, où au milieu des nombreuses femmes-écrivains contemporaines, elle remarque d’une manière toute particulière Mlle Amélia Guglielminetti, et surtout Mlle Térésah.

Ce petit livre est, nous l’avons dit, le premier essai très complet sur la femme dans la littérature italienne. Il est accompagné de poèmes de Dante, Pétrarque, Michel-Ange, Vittoria Colonna, Veroncia Gambara, Gaspara Stampa, Léopardi, de Mlles Guglielminetti et Térésah, traduits par l’auteur. Il comble totalement une lacune que n’avaient pas comblée les travaux partiels de Borgognoni, de Cereseto, de Ruscelli, de Luisa Bergalli, de Magliani, et un petit volume de Mme Luigidi San Giusto sur Gaspara Stampa paru dans l’excellente collection « Profili » de l’éditeur Formiggini de Modène.

Paul Vulliaud : L’Humanisme au XVe siècle italien, E. Figuière, Paris §

L’essai sur l’Humanisme et le xve siècle italien, de M. Paul Vulliaud, est aussi une évocation d’une Italie ancienne, foisonnant de génie, et grosse d’un monde qui naquit jusqu’aux débuts du xve siècle, et qui ne cesse de grandir sous le nom d’« âge moderne ». M. Paul Vulliaud, qui est un des plus profonds penseurs dont s’honore notre jeune littérature, et qui est peut-être l’esprit le plus lucide parmi tous les exégètes contemporains des grandes époques mystiques occidentales, a traité, en l’épuisant, une des thèses les plus passionnantes qu’alimentent la philosophie et la mystagogie de la Renaissance.

Il bat en brèche les idées universitaires, reçues et transmises avec la plus froide nonchalance, concernant une sublime époque de création, et non de transition humaniste, que l’université plus ou moins officielle se plaît à définir avec l’accouplement de deux mots : Platonicisme et Paganisme.

M. Paul Vulliaud a donné, dans la Pensée ésotérique de Léonard de Vinci et dans la Crise organique de l’Église en France, parus chez l’éditeur Bernard Grasset, de fort précieux documents idéologiques sur la formation et l’épanouissement de l’esprit religieux occidental. Ici, il s’élève contre la confusion générale, et généralement acceptée, créée autour de certains courants différents, des états spirituels et intellectuels divers, de ces types de culture mentale et sentimentale, totalement opposée, qui constituèrent l’état exceptionnel des xve et xvie siècles italiens. L’Humanisme est admis comme une floraison qu’on ne craint même pas de croire sporadique, et toute casuelle due à la civilisation des deux Églises adverses, la Grecque et la Latine, et, par conséquent, à la petite phalange de penseurs et de grammairiens grecs établis, avant et après la conciliation, dans la péninsule italienne. M. Paul Vulliaud sait affirmer, avec une raison dont l’évidence égale le courage, que l’Humanisme naquit à Florence, mais non au sein de la douce académie fondée par Cosme de Médicis, et glorifiée immédiatement par le prince de la Mirandole et par le divin Ficin, non au milieu des suaves et graves ragionamenti des « Orti Oricellari », mais au milieu de la société même, épique et lyrique, violente et ordonnée, sanguinaire et amoureuse, où s’épanouirent Dante, Pétrarque et Boccace. Faut-il rappeler l’ésotérisme de la Vita Nova, de certains poèmes de Pétrarque, et la première chaire de littérature grecque créée à Florence par cet incomparable et universel Boccace qui attend encore, ainsi que Pétrarque, son exégète ? M. Paul Vulliaud s’insurge contre la sotte affirmation — encore une de celles que l’on reçoit et transmet à travers l’ignorance des professeurs qui ne remontent pas aux sources de la culture — qui vise la « naïveté » des Humanistes du xve siècle.

Assurément, et les Humanistes seraient les premiers à le reconnaître aujourd’hui, ces grands hommes, puisqu’ils étaient les premiers ouvriers d’une tradition restaurée, devaient, sans le vouloir, conserver quelques défectuosités à leur œuvre. Toutefois, Ficin valait bien nos meilleurs pédants. Il n’ignorait point, car il le dit formellement, que les Néo-Platoniciens n’avaient pas continué la doctrine platonicienne sans y infiltrer les éléments étrangers, issus du Christianisme.

Comment se permettre de façonner une réputation d’ingénus aux Humanistes, lorsque ce sont justement les Humanistes qui opèrent la recension des textes, ou qui publient des éditions critiques, non seulement de l’œuvre platonicienne, mais encore des textes sacrés ?…

Ici se rattache la large discussion de M. Paul Vulliaud au sujet du prétendu paganisme des Humanistes, et, surtout, de leur « culte » de Platon. « Sous le rapport philosophique et religieux, dit-il, l’argument platonicien est encore un agent de rénovation. »

Dans ses importantes exégèses, M. Paul Vulliaud, pour soutenir sa vision de l’œuvre littéraire et philosophique d’un temps, demande un sûr appui à l’œuvre d’art contemporaine de l’autre. Tout le long de ses études parues dans la revue les Entretiens idéalistes, qu’il dirige, et dans son essai sur Léonard, une tendance s’est maintes fois affirmée. Aujourd’hui, M. Vulliaud peut considérer l’œuvre des Humanistes du xve siècle comme une œuvre de parfaite mystagogie, et il peut l’expliquer ainsi :

Un Laurent de Médicis n’aura plus la même obscurité (de certains poèmes de l’étranger), car son inspiration philosophique est héritière d’une longue culture littéraire ; quant à ses frères en Platon, Ficin, Pic, Laudin, au lieu de se dérober sous la ténèbre de l’arcane, et c’est la différence entre les deux âges, quoique les mentalités s’allient dans les mêmes tendances, feront plutôt ce qu’on pourrait appeler une œuvre de mystagogue, c’est-à-dire de révélation des symboles anciens. Les théories entre les grands esprits de la Renaissance sont les mêmes que celles des plus fameux poètes des siècles précédents, Dante, Cino de Pistoia, Guido Cavalcanti, mais elles sont développées Pour que ces conceptions nous soient révélées, adressons-nous aux œuvres d’art. S’il est vrai, comme je vous l’ai déjà dit, qu’au concept de Vérité les Humanistes florentins ajoutèrent celui de la Beauté, et leurs œuvres en témoignent, nous pouvons demander aux œuvres d’art la réponse aux questions que nous nous sommes posées sur les préoccupations religieuses, philosophiques des esprits éminents qui vivaient au xve siècle…

Cette vaste conception de synthèse de l’œuvre d’une époque permet à M. Paul Vulliaud, après avoir lu et vu les œuvres essentielles qui la distinguent, de la caractériser avec une précision parfois inattendue. Sa méthode n’est certes pas « orthodoxe ». Les Catholiques qui le blâment s’uniront aux pédants qui le condamnent. Il n’en reste pas moins que, d’un tout petit livre comme celui-ci sur l’Humanisme, une grande lumière se dégage, d’une étonnante netteté.

Giovanni Pascoli : Poemi italici, Zanichelli, Bologne. — Giovanni Pascoli : Hymnus in Romani, « Anno ab Italia in libertatem vindicate quinquagesimo », Zanichelli, Bologne §

L’Humanisme du xve siècle nous permet de franchir d’un bond quatre siècles, pour en rechercher l’esprit littéraire, à défaut de tel autre philosophique et religieux, dans l’œuvre de M. Pascoli.

On a longuement discuté l’Humanisme de ce grand poète vivant, à propos de ses poèmes latins. Une discussion semblable, absurde et ridicule, a formé la base de maints articles de journalistes plus ou moins lettrés, fort heureux de trouver là, pour s’en parer, des attributs de facile culture. M. Pascoli n’a ni la croyance ni l’éducation idéale des Humanistes, ni la tournure vigoureuse et souple de leur esprit, ni l’orientation rénovatrice de leurs études du passé. Les Humanistes étudiaient le passé qu’ils « découvraient ». M. Pascoli est un « classicisant » dont le culte du passé est tel qu’il a été arrêté par les involutions des siècles divers. Au surplus, il est classique, par rapport à la Latinité, comme M. d’Annunzio l’est par rapport à la Renaissance. L’un et l’autre ne sont pas de pédants rhéteurs, parce qu’ils ont un talent qui, pour l’un comme pour l’autre, est tout près du génie.

M. Pascoli est grand poète en latin autant qu’en italien. Il vient de livrer au public, en même temps que des poèmes italiens, Poemi italici, son Hymne latin, Hymnus in Romam, consacré aux fêtes du Cinquantenaire politique italien.

Dans les Poèmes italiques, le poète évoque la figure d’un des plus grands, des plus purs, des plus lumineux peintres de la première Renaissance italienne, plus grand, à coup sûr, qu’il n’est « illustre », Paolo Uccello, à côté du « Soleil » auroral d’Italie, pour me servir d’une expression dantesque, saint François. Le style de M. Pascoli est toujours celui du poète qui se fait humble pour atteindre au pathétique, profond sinon magnifique, qui fut bucolique avec Virgile, qui est simplement pastoral avec M. Pascoli ou M. Francis Jammes. La langue de M. Pascoli est d’une très forte beauté simple : elle représente encore, dans la péninsule qui a la gloire de compter deux poètes vivants réellement grands, l’effort nettement opposé à celui de la langue de M. d’Annunzio, toujours élevé à un diapason suraigu, dans les sons des clairons épiques. Mais lorsque M. Pascoli applique sa maîtrise et tord son inspiration pour chanter dans le même volume de Paolo Uccello, Rossini et Tolstoï, il se montre si faible qu’il est juste de ne pas en parler, par respect pour toute son œuvre.

Dans l’Hymne à Rome, dont il donne lui-même une traduction italienne en regard, le poète est vraiment au-dessus de toute son époque. M. Pascoli a obtenu plusieurs premiers prix aux concours latins internationaux d’Amsterdam ; Rome ne lui a octroyé qu’un deuxième prix au concours où, sous le voile de l’anonymat, il avait envoyé son hymne. L’hymne obscur de son antagoniste sera tombé dans l’oubli, où, avec raison, l’on jette tous les exercices scolaires, alors que l’hymne pascolien sera étudié et aimé par ceux qui auront résisté, dans le temps à venir, aux envahissements des cultures modernes, pour garder intacte encore, la renaissance et le culte de la langue latine. M. Pascoli voit et entend dans une vision formidable, où bruissent des échos de guerres et de conquêtes fabuleuses, les origines et les étapes de la gloire de Rome païenne et chrétienne, la beauté rayonnante des vingt-huit routes romaines, la marche des légions dont chaque pas marque une affirmation de puissance de l’Empire, et dont le monde tremble

… unum quemque lapis gressum signabat, et omnes
horrebant spatiis vestigia dissita tantis…

Puis c’est la vision de la ténébreuse naissance chrétienne, puis celle de la suprême volonté papale, toute la force et toute la gloire de l’Urbs — cette force et cette gloire spirituelle que les Italiens ont d’ailleurs arrachées de l’invisible, mais sensible énergie romaine, en ouvrant cette brèche de Porta-Via qui détrôna les Papes et anéantit à jamais, pour les temps modernes, le pouvoir spirituel de Rome.

Memento §

Memento. — Romans et nouvelles : Edoardo Calandra : La Bufera (nouvelle édition). — Luigi Capuana : Perdalamente, G. Puccini, Ancône. — Vincenzo Gerace : La Grazia, R. Ricciardi, Naples. — Grazia Deledda : Nel’ deserto, Treves, Milan. — Alfredo Panzini : Le Fiabe della virtù, Treves, Milan, — G. Lipparini : L’Osteria delle tre gore, Puccini, Ancône.

Quelques poètes : Emilio Scaglione : Alle acque ardenti, Ode, R. Carabba Lanciano. — Biagio Chiara : Le Spose di Gesù, Bideri, Naples. — Guido Gozzano : I Colloqui, Treves, Milan.. — Guelfo Civinini : I Sentieri e le Navole, Treves, Milan. — Adelaïde Bernardini : Amaritudini, Puccini, Ancône.

Esthétique et Culture : Angelo Conti : Dopo il canto delle Sirene, Ricciardi, Naples. — Enrico Thovez : Il pastore, il gregge e la zampogna, A. Ricciardi, Naples. — Giovanni Amendola : Maine de Biran, Éditions de La Voce, Florence. — Adolfo Albertazzi : Torquato Tasso, Collection

« Profili », Formiggini, Modène. — Pio Rajna : Le Fonti dell’Orlando Furioso, Sansoni, Florence.

Tome XCIII, numéro 344, 16 octobre 1911 §

Les Romans.
R. Gaston-Charles : Monsieur Charmeret en Italie, Plon, 3,50 §

Tome XCIII, numéro 344, 16 octobre 1911, p. 823-827 [824-825].

Études d’art et de psychologie ou marivaudage savant entre gens qui ont le respect des lettres et d’eux-mêmes. Ah ! n’allez pas en Italie sans emporter ce guide ! Il vous apprendra beaucoup de choses, il vous donnera même des leçons de philosophie à l’usage des vieux Messieurs spirituels qui n’ont pas encore dételé… spirituellement. Et le plus amusant c’est que vous reconnaîtrez le tout-Paris au passage. M. Charmeret, vous l’avez deviné, c’est un jurisconsulte d’aimable figure, très amateur de tableaux, dont la galerie fut célèbre et qui ne manque ni une exposition, ni une première. Ce cher ami des artistes, un peu Mécène, un peu critique, très mondain et très disert, est le vieil enfant gâté des belles mondaines, pécheresses repenties, ou astucieusement innocentes. Il donne des conseils, souvent des leçons, mais il est par-dessus tout un homme bien élevé. Il représente l’ancienne France, celle d’avant les bombes où l’on aimait à vivre pour les grâces de la vie sans en chercher les tares, pour toutes les lumières qu’elle procure sans en chercher les ombres. On ne sait plus vivre gracieusement depuis qu’on a peur et avouez que nous avons toujours peur de quelque chose sous le règne des amateurs d’anarchie, artistique ou autre. On se sent porté aux extrêmes et si on ne hurle pas avec les loups, on condamne volontiers les moutons qui ne daignent pas devenir enragés. Et M. Charmeret fait un voyage instructif avec une sirène et il rencontre, dans son sillage, des phénomènes extraordinaires, comme Bella Sguardo, l’Italien démolisseur, un poète qui parle de tout renverser pour régénérer son pays, lequel pays est trop hospitalier à son avis. En peinture, Bella Sguardo prétend faire apparaître sur la joue de la personne qu’on représente la voiture attelée d’un cheval qui passe très loin, au bout de la rue. Il supprime l’Espace ou le déplace à son gré. Un peintre moderne doit comprendre, devant les leçons de cinématographe, qu’un animal qui court n’a pas deux ou quatre pattes, mais dix, vingt et que toutes ces pattes ont un mouvement triangulaire. Nous connaissons Bella Sguardo, c’est même la joie de nos salons qu’il électrise par sa faconde trépidante. Et puis nous reconnaissons aussi chemin faisant, à la suite de la sirène, une Elda Galder ayant consacré un livre à la vigueur masculine, événement sensationnel chez les dames, d’ordinaire plus discrètes sur ce sujet. Nous rencontrons également le grand réclamiste Giuseppe d’Arezzo, l’Edmond Rostand de l’Italie, aussi tyranniquement amateur d’images échevelées qu’il est chauve, car ces grands génies ont des cerveaux qui brûlent leurs cheveux de bonne heure. Je pense que la sirène pourrait bien être… laissons planer le doute sur toutes les coquettes snobiques de notre temps, si fertile en élégantes détraquées. Du reste, Mme de Belnage est agréable à voir et à entendre. Sosia, ou l’enfant du mystère, n’est point non plus à négliger, et M. Charmeret, malgré son amour de la pondération, n’est certainement point à plaindre au milieu de ces entrelacs séduisants. Terriblement documenté, ce guide pour voyageurs sentimentaux ne donne pas trop l’impression de la pédanterie. C’est amusant parce qu’on est entre gens du même monde, amateurs ou auteurs, et c’est assez sérieux pour vous renseigner sur tous les chefs-d’œuvre des principaux musées italiens, y compris leurs légendes. Désormais, M. Charmeret accompagnera en Italie, non seulement les jeunes époux curieux d’amour et d’art, mais encore les jeunes peintres aimant après le rayonnement des couleurs la grande lumière de l’Histoire.

Archéologie, voyages.
Gaston Grandgeorge : Toscane et Ombrie, Plon, 3 fr. 50 §

Tome XCIII, numéro 344, 16 octobre 1911, p. 845-850 [850].

De M. Gaston Grandgeorge, voici encore Toscane et Ombrie, un livre de promenades à Pise, Florence, Pérouse, Assise, Sienne, avec de jolis paysages, des coins de vieilles villes, mais surtout des notes sur les musées d’Italie. M. Grandgeorge est un enthousiaste de la peinture et dans ses voyages s’inquiète surtout des expositions et des musées. Son livre est en somme un guide d’art, — très libre de ses appréciations et de ses préférences — et qui pourra être suivi par tous ceux qui se déplacent pour se renseigner, et n’ont pas à se satisfaire avec les sèches nomenclatures que contiennent généralement les guides.

Les Revues.
La Revue hebdomadaire : M. Péladan, sur la Joconde et le Saint Jean de Vinci, et sur la science du conservateur de musée §

Tome XCIII, numéro 344, 16 octobre 1911, p. 855-861 [855-856].

Il est bon, quelquefois, que les hommes les mieux qualifiés pour entretenir le public d’un événement aient l’occasion de le faire. Ainsi, de M. Péladan lorsqu’il traite de la Joconde et du Saint Jean. C’est un article de foi, de science, que celui de ce grand esthéticien, paru dans la Revue Hebdomadaire (9 septembre).

Maintenant, où le jeune homme ira-t-il apprendre que la fille n’est pas la femme, que l’amour est saint et sublime ; et qu’il faut, pour un être vraiment noble, aimer une âme, enfin que le vice est le contraire même de la passion ?

Elle [sa Joconde] enseignait cela ! Qu’il en coûte d’écrire ce temps de verbe ! Elle enseignait à qui sortait de la brasserie le mépris des promiscuités, le dédain des basses camaraderies : elle parlait de pureté, de fierté, de labeur et de gloire.

Après le premier moment de vertige pour le provincial, la parole morale, c’était elle qui la prononçait. Sainte femme ! Que de consciences elle a remuées de son regard qui voit, que de pécheurs elle a confessés et purifiés en les forçant à rougir de leurs fautes vulgaires, communes, canailles.

………………………………………………………………………….

Le sourire de la Joconde est une expression inexacte et consacrée. J’ai devant moi la grande photographie de Braun, la Joconde ne sourit pas, des lèvres du moins. La bouche est la plus fermée qui ait jamais été peinte. Voyez, au contraire, comme le sourire du Saint-Jean se trouve caractérisé, comme il remonte les pommettes et ouvre les narines. Monna Lisa a une bouche gracieuse, mais immobile. Mettez la main sur les yeux, et cette impression de sourire disparaîtra radicalement. Le regard sourit, lui, comme celui des chats, mais dans un sens tout à fait différent de l’ordinaire, il sourit à une pensée et non au spectateur à qui elle oppose ladite pensée comme une énigme. J’ai dit ailleurs mon étonnement, à Giseh, d’avoir retrouvé, sur la face colossale du Sphinx ce même sourire du regard de la Lise : étonnement un peu superficiel, car le génie humain, dans la même recherche, rencontrera toujours le même effet : et la Joconde est la sphinge moderne.

Sur le conservateur de musée, ce qu’il fait et le rôle qu’il devrait remplir, M. Péladan écrit :

Au Louvre, on ne travaille pas : je ne nie point qu’on y fasse de la copie, comme dans un ministère, et qu’il n’y ait des hommes instruits et qui écrivent selon leur spécialité : je dis qu’ils ne conservent point.

Conserver, c’est calculer la température qui convient, au lieu de laisser les gardiens chauffer à leur gré : ce qui fait des différences extrêmes entre les heures de garde et celles de nuit. Conserver, c’est connaître la restauration, ses recettes ; c’est surveiller ce travail. À qui fera-t-on croire que l’on ne nettoie qu’à l’huile de lin blanchie ? Et cependant tout autre procédé est funeste aux glacis.

Un conservateur ne doit pas être un gendelettres, mais un médecin d’œuvres d’art. Nous nous moquons fort des commentaires et de la documentation : il n’en paraît pas du reste d’extraordinaires : nous voulons la santé et la longévité des chefs-d’œuvre. Or, prenez le programme de l’école du Louvre, vous n’y trouverez pas un seul cours pratique qui traite vraiment de la matière.

Les responsabilités ? Incompétence pratique, indifférence virtuelle !

Il n’y a ni examen, ni cours, ni traité sur le métier de conservateur. La partie importante, le salut des œuvres d’art, se trouve entre les mains de subalternes sans nom, sans titre, ceux-là plus ouvriers que fonctionnaires. Quant aux dignitaires, à en juger par leurs paroles à propos du rapt inouï, ils manquent d’amour.

Je ne dis pas qu’ils sont ni dédaigneux, ni inconscients de leur mandat, mais ils n’en sont pas passionnés. Aucun n’a eu un cri de désespoir, aucun n’a crié de douleur à l’effroyable nouvelle. Certes, ils étaient « embêtés », Ils déploraient ; ils ne pleuraient pas. Je n’offenserai personne en concluant qu’il n’y a dans notre grand musée ni chimiste ni mystique : et ce sont cependant les seuls individus qui y seraient utiles.

Quant au Saint Jean, il inspire ces belles lignes à M. Péladan :

Si la Joconde est la madone laïque, le Saint Jean est l’ange diabolique : qu’on pardonne ces rapprochements qui trahissent une pensée trop complexe. Le même mystère, qui attirait les foules vers elle, attire les initiés vers lui. Si Léonard avait pu prévoir qu’un jour sa Lise serait enlevée du palais de nos rois, il n’aurait pas fait autre chose, pour nous consoler et perpétuer son influence, que ce prestigieux Précurseur.

N’oubliez pas que ce fut sa dernière œuvre, le total de sa recherche, l’extrémité de sa pensée subtile et que sa main se paralysa, tandis qu’il achevait ce bras lumineux. Ce suprême tableau a été peint en France, à Clos-Lucé, et pour la France. Voilà vingt-cinq ans que je brûle tout l’encens des mots devant cet autre Sphinx. N’est-ce pas l’heure de convier à cette admiration tous ceux qui se sentent plus seuls, parce que cette divine femme a été enlevée ?

Allons déplorer la perte de la sœur devant le frère, allons parler de la Lise au Précurseur, afin que l’esprit de Léonard ne cesse pas de nous inspirer et de nous bénir.

Tome XCIV, numéro 345, 1er novembre 1911 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 345, 1er novembre 1911, p. 159-165 [164].

[…]

Le Progrès (octobre) : — M. Léo Larguier : « La Joconde ». […] — M. J. Gasquet : « De Venise à Kiev. » […]

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 345, 1er novembre 1911, p. 186-189 [188].

Le numéro d’octobre de la trimestrielle Edinburgh Review contient une solide étude sur Fogazzaro et le Modernisme, des articles sur […] la Camorra dans l’Italie moderne, […] et un intéressant essai sur les autobiographies de Benvenuto Cellini, d’Edward Gibbon, de John Stuart Mill, de Herbert Spencer, les confessions de Jean-Jacques, et Dichtung und Warhrheit, de Goethe.

[…]

Lettres italiennes §

Tome XCIV, numéro 345, 1er novembre 1911, p. 189-197.

Angelo Conti : Dopo il canto dette Sirene, R. Ricciardi, Naples §

Le nom [de] M. Angelo Conti chante mystérieusement dans l’esprit de la génération assez turbulente, mais suffisamment féconde, qui a suivi les écrivains d’il y a vingt ans généralement engloutis, aujourd’hui, par le journalisme, où ils demeurent plus ou moins obscurs.

Le nom de M. Angelo Conti chante dans l’esprit des derniers venus de la poésie et de l’art. Fort rares sont ceux qui peuvent résumer une œuvre de M. Angelo Conti, car fort rares sont ceux qui ont lu ses œuvres. Mais le nom du seul esthéticien de l’Italie contemporaine est toute une évocation de puissante et douce affirmation esthétique, de calme, sinon souriante, fureur contre toute sorte d’iconoclastes et de sacrilèges de ce culte de l’art, dont M. Angelo Conti est le plus décidé des chevaliers vivants. On parle de Ruskin à propos de lui. On en parlé, lorsque, ce qui est très fréquent, on ne connaît point Ruskin, qui fut ensemble un vulgarisateur plein de goût et le prophète détestable de cette érudition « rare » qui aboutit, il y a quelque vingt ans, à cet infécond esthétisme anglais, dont l’influence paraît devoir se renouveler à Paris par la faute de quelques « esthètes » trop violentement épris… des danseurs russes. Au surplus, on parle de Ruskin, à propos de Angelo Conti, lorsqu’on ne connaît point l’œuvre lent, laborieux, mais profondément idéal, de ce « promeneur solitaire », qui sait concevoir l’esprit de toutes les religions comme le souffle universel et éternel de l’art, et les aspects formels de tous les cultes comme les figurations humaines et sensibles des dieux innombrables du monde. M. Angelo Conti lui-même se trompe, lorsqu’il admet, en l’exaltant, autre chose que sa filiation spirituelle « ruskinienne ». La portée sociale de son œuvre, je veux dire l’influence qu’il peut exercer au milieu d’une collectivité, fût-elle seulement composée d’une minuscule élite, ainsi qu’il sied à tout véritable esthéticien, est autre que celle de Ruskin. Plus qu’à l’« érudition rare », M. Angelo Conti aboutit à la diffusion d’une réelle et grave inquiétude esthétique, dont l’Italie a vraiment besoin pour recueillir ses forces et renouveler sa force œuvrante.

La parole de celui que Gabriel d’Annunzio appela dans le Feu le « Doctor Mysticus » a une importance qui ne doit pas être comprise dans un sens littéral ou symbolique. Elle est presque uniquement dans la « valeur de poésie », c’est-à-dire d’abstraction et de généralisation imagée, qu’elle contient. Cette valeur est très grande. Dans Beata Riva, son singulier traité de l’Oubli, et dans Sur le fleuve du temps, le mysticisme de M. Angelo Conti révélait son essence libre et rayonnante. Ces livres étaient dominés par une idée de la Beauté qui, tout en étant l’abstraction méthodique d’un faisceau de sensations et de sentiments suscités par l’œuvre d’art, se montrait surtout étroitement liée à la chaîne des sensations et des sentiments séculaires et continus d’un peuple ; c’était, en un mot, la Tradition. Assez souvent, M. Angelo Conti peut apparaître comme une de ces innombrables et fastidieuses voix italiennes qui chantent des litanies d’un culte d’art tout extérieur, vibrant de vieille rhétorique. Mais il suffit de demeurer quelques instants dans l’atmosphère amoureuse de l’esthéticien, pour entrevoir toute la profondeur de sa science de la beauté de l’art, toute la fraîcheur printanière de sa sensibilité esthétique, qu’un rien blesse, et que l’œuvre entier du monde artiste exalte.

La « valeur de poésie » de ses pensées, de ses paroles, agit dans les tréfonds de l’esprit de ses conationaux. Il apparaît aux ardents ennemis de l’orgie bureaucratique et démagogique présente, comme une sorte de Messie d’une singulière pureté de vision et d’expression. Ainsi, lorsque, dans son nouveau volume : Après le chant des Sirènes, M. Angelo Conti s’élève fièrement contre la souveraineté moderne de la machine, qui a répandu chez des poètes une exaltation incitée et escomptée par les industriels intéressés, sa colère si éloquente a la valeur d’une révolte de l’esprit contemplatif contre le non-esprit actif des vieux pays, odieusement « américanisés » avec une quotidienne et bestiale brutalité. La même « valeur de poésie », de la vision et de l’expression, enthousiasme M. Angelo Conti devant l’éclosion, dans les airs, des grandes fleurs ailées du courage humain : les machines empennées, les aéroplanes. Et lorsqu’il combat l’organisation esthétique moderne, entièrement confiée à des favoris du pouvoir et à des bureaucrates enlisés dans les rouages informes de l’Administration ; lorsqu’il s’élève contre l’absurde conception des Musées, où l’œuvre d’art agonise très lentement devant les yeux stupides des innombrables profanateurs de toute beauté, ces êtres hybrides que les « Cook’stours » envoient à l’envahissement du monde par la laideur argentée, ou bien devant des artistes qui traînent dans les Musées la nostalgie des pays et des lieux où l’œuvre fut conçue et devrait avoir sa place, M. Angelo Conti est sans doute plus émouvant, que lorsqu’il donne ses conseils sur ce qu’il faut faire pour enrayer le mal. Ses conseils sont ceux d’un utopiste très mélancolique. Mais toutes ses considérations purement esthétiques, ce sont des chants vibrant d’une si haute joie d’art, que sa voix nous blesse même par sa chaleur profonde.

Une tendance, point latine, certes, mais parfaitement épanouie en pays latin, veut détruire toute préoccupation esthétique, toute volonté théorique appliquée à la compréhension des harmonies immobiles des arts plastiques, sous je ne sais quel prétexte pratique d’ordre littéraire ou industriel. C’est pourquoi les jeunes écoles littéraires, d’en deçà comme au-delà des Alpes, font fi de toute œuvre esthétique théorique, et pourquoi les jeunes générations, en France comme en Italie, manquent presque totalement d’esthéticiens. La critique journaliste, plus facile, et plus rémunératrice à coup sûr, englobe toutes les activités. Et voilà pourquoi la figure et l’œuvre de M. Angelo Conti est d’une importance toute particulière et fort significative. Son influence, d’ailleurs, s’exerce en Italie depuis longtemps ; elle est celle du goût le plus pur et le plus traditionnel de la race.

Vincenzo Gerace : La Grazia, R. Ricciardi, Naples §

La littérature spiritualiste s’enrichit, en Italie, d’un roman, plein de fautes et de défauts, mais dont la portée idéale est grande, la Grâce, de M. Vincenzo Gerace. J’entends par littérature spiritualiste non point celle qui est consacrée à la discussion ou à la diffusion des idées mystiques de quelques groupes rénovateurs, ou de quelques écoles de très vieille tradition ; j’entends bien moins ces œuvres, innombrables, déjà dues à la basse et lucrative vulgarisation de certaines théories orientales, exploitées par les sectaires mal préparés des loges théosophiques et autres du monde. La littérature spiritualiste est celle qui répond par des cris et des sanglots d’angoisse, ou de triomphante confiance, aux appels continuels d’un monde sensible et invisible, qui se révèle à nous par la plus profonde et la plus féconde des énergies humaines, l’énergie de l’Inquiétude. On sait combien grave et progressive est cette inquiétude, dans l’âme contemporaine. Toute littérature qui réagit contre la domination tyrannique des autobiographies ouvrières et boulevardières, provinciales et usinières, fort à la mode, et qui révèle dans une fiction plus ou moins adéquate, quelques-unes des préoccupations générales du mysticisme moderne, encore informe, mais déjà très puissant, répond à un appel de notre Inquiétude mystique, enrichit l’effort spiritualiste des générations nouvelles.

Le roman de M. Vincenzo Gerace tranche nettement sur la littérature chère aux écrivains italiens, dont une partie toute récente se montre au moins préoccupée d’un idéal politique nationaliste, ou de quelque autre rare idée générale, tandis que tout le reste accommode ses produits à la sauce boulevardière parisienne, fade ou épicée. M. Vincenzo Gerace apporte à la littérature ce que Fogazzaro ne sut y apporter, un souci réel de la vie intérieure très chrétienne. Là où Fogazzaro échafaudait ses mises en scène de sacristies rebelles, M. Vincenzo Gerace dresse quelques arbres millénaires, sous lesquels il s’assied, pleure et prie.

Il écrit l’histoire d’un homme, évoquée dans une succession vive et vivante de moments psychologiques représentatifs. — Le protagoniste est un écrivain qui se retire peu à peu en lui-même, s’y découvre, s’y contemple, touché ainsi par la suprême des « grâces », qui est celle de découvrir et de contempler en soi une expression totale et éternelle de la vie. Les paroles de Giordano Bruno : « notre doctrine consiste à ne point chercher la divinité détachée de nous-mêmes, alors que nous l’avons près de nous, voire dedans nous-mêmes, plus que nous ne soyons en nous… », répondent sans cesse aux perplexités de Lorenzo. La banalité de la lutte des hommes, la brutalité de son frère et de son père, qui ont pour lui des injures et des coups, forcent Lorenzo à chercher en lui une raison d’être, supérieure à ce qui régit tous les gestes, qui anime tous les sentiments des bêtes et des hommes. Lorenzo passe à travers des épreuves. Celles de la famille le révoltent, celles de l’amour achèveront de le convertir. Une éloquence parfois lourde, épaisse, méridionale par l’abondance et par la grandiloquence fatigante, mais souvent nette, originale, heureuse, est le sang immatériel que Lorenzo répand de lui, tout autour de lui, durant l’heure de son Golgotha, Une femme qu’il aima, et dont il fut aimé, disparaît de sa vie, en souriant vers d’autres destinées. Une autre, bestiale et enivrante comme un printemps charnel, l’attriste. Une autre, qu’il viola et jeta jadis au déshonneur, où il la retrouve, laisse tomber sur lui le chaînon pesant du sort qui l’a courbée…

Lorenzo a marché pendant vingt-quatre heures, le temps que dure le roman, sur un chemin mou et brûlant. Il ne savait pas qu’il marchait sur la fange inévitable de l’homme social, la fange originaire, dont il se libérait à chaque pas. Il se retrouva, plein d’une tristesse déjà sereine, sur un sommet, où il songe mourir. Il en descend plein d’une sérénité limpide, ayant renoncé à tout, dégagé de tout, libre et seul, en état de grâce. Il peut douter seulement d’être digne de cette grâce. Mais il a absolument tout jeté à la mer, sans rien garder pour lui, et c’est là la condition essentielle que Brand impose, afin que l’offrande de soi demeure et se féconde.

Ainsi M. Vincenzo Gerace a pu écrire un livre qui est un chant d’appel à tous les inquiets mystiques de l’heure présente. Plus que par sa valeur idéologique, ce livre a cette forte et simple « qualité d’âme », qui émeut et fait longuement réfléchir ceux, tout au moins, qui demandent à la littérature de l’émotion qui fasse penser, du sentiment, des sensations même, qui atteignent la pensée…

Grazia Deledda : Nel deserto, Treves, Milan §

La Grazia nous repose de la littérature vaine, insignifiante, mal comprise et plus mal exprimée, avec laquelle Mme Grazia Deledda sévit encore une fois sur ses lecteurs, que je ne sais quel hasard éditorial lui a procurés, paraît-il, nombreux. Dans son nouveau roman : Dans le désert, Mme Deledda revient, avec une insistance qui finit par inspirer une certaine pitié, sur le cas d’une jeune fille, sarde comme elle, transportée, comme elle, à Rome. Le désert, c’est Rome. Les contingences de ce roman sont si strictement contingentes qu’il n’y a pas là vraiment de la matière littéraire. C’est anodin, comme genre, et parfaitement inutile.

Luigi Capuana : Perdutamente, Puccini, Ancône §

Les nouvelles de M. Luigi Capuana, qui ne sont point sardes, mais siciliennes, offrent au moins un intérêt plein et vif, une représentation si amusante et si précise de certains types insulaires, que Perdutamente est un recueil au surplus extrêmement agréable à lire. C’est un livre de chevet, c’est-à-dire qu’on peut lire avec l’esprit doucement ensommeillé, mais instructif quand même, à cause des êtres et des paysages que le vénérable écrivain sait mettre en mouvement avec une verve très sûre.

Le nouveau recueil de M. Capuana est parfaitement à sa place dans la littérature provinciale, pleine de chrétienne humilité, qui jouit à cette heure d’un regain de succès dans certains milieux italiens ou parisiens, à cause de Jules Renard et de Charles-Louis Philippe, comme autrefois ce fut à cause d’Alphonse Daudet…

Emilio Scaglione : Alte acque ardenti, Ode, R. Carabba, Lanciano §

Je ne sais si, en parlant de M. Emilio Scaglione, je « révèle » un grand poète. J’ignore tout de cet auteur. Mais s’il est tel qu’il m’apparaît, c’est-à-dire très jeune et Sicilien, son inspiration, sa verve et sa maîtrise du verbe et des rythmes sont déjà telles qu’elles ne peuvent, en se développant, qu’atteindre à des formes incontestablement géniales.

Son Ode Aux eaux ardentes est très belle. Le lyrisme y est si spontané, si franc et si haut qu’une singulière ivresse de l’inspiration saisit le lecteur. C’est un lyrisme qui fond parfaitement le sentiment et les sensations du poète dans une recherche toute pensive, et lorsque la dernière affirmation du poème éclate, nous croyons « voir » une vérité qui nous serait donnée dans une vision quelque peu extatique, suscitée en nous par une longue audition musicale.

L’ode Aux Eaux ardentes est courte, le style en est sobre ; la forme d’une limpidité que la poésie italienne n’avait plus connue après l’épanouissement lyrique de Gabriel d’Annunzio. Le « moi lyrique » entend les eaux, toutes les eaux de la terre, chanter, triompher orgueilleusement, le chœur des eaux infinies :

… Je tombai à genoux, j’étendis les mains.
Mon âme demeure absorbée.
Le chœur innombrable des eaux, et des roches,
moi seul, moi seul, je l’entendis.
Celui qui resplendit sur les glaciers énormes,
dans les hyménées qui vécurent avec le soleil ;
les solennelles et petites paroles
prises aux brouillards des vallées informes ;
ou qui, en passant à travers les débris, entassés
sur les très sombres pentes intérieures,
furent prises à tous les antres, à toutes
les racines pétrifiées par des milliers de siècles.
Et celles qui furent préparées sur les lacs
où ne descend jamais ni le tourbillon ni l’étincelle
où la nature s’allume et scintille
seulement de reflets stupéfiés et vagues…

Le poète ravit à l’univers un avertissement, l’avertissement sonore des eaux. Il le porte à travers les mille douleurs de la vie, ou à travers les labyrinthes de l’art, de la pensée, et de tout le délire humain. Cet avertissement universel et secret, dit-il, de cet abîme que ne viola point

la flamme des soleils ou l’éclair des pioches,
dans cette ronde énorme de chansons,
pendant un instant se révéla à moi…

Et le poète révèle à son tour le mystère que son vibrant « moi lyrique » put saisir.

Pourquoi ce ne fut-il qu’un instant ?
Pourquoi je ne sais de paroles qui en refassent l’écho ?
Je retournai parmi les hommes, plus aveugle,
après avoir clos un infini en moi.
Mais de la roche qui te donna ton intacte
pureté, tu descendras dans le fond
de la vallée, toi aussi, eau : et toi aussi
tu sentiras l’immonde, qui nous est commun à nous tous.
Que de fièvre de pollens, sur la grève,
tu verras palpiter en amours indistinctes ;
quelle pourriture de feuilles et de fleurs
te jetteront les liserons et les sapins !
Et de la fange et de la fange tu soulèveras,
entre les ponts des villes engourdies.
Que de flétrissures, que d’aridités,
tu côtoieras dans les plaines !
Que de cadavres tu devras rouler,
et de pays et d’hommes et de rêves,
avant que tu arrives au terme auquel tu tends,
à la pureté jamais vaincue de la mer !
Ainsi, après cet instant de gloire,
sur moi, sur toi, sur l’infini, je descendis,
homme, je me macérais homme, je me rendis
homme à la guerre, et je voulus la victoire
petite, que tout petit a pour soi,
tandis que contraste sur l’âme égarée
l’aspiration à une vie universelle,
et l’abjection qui fermente en moi.

Le contraste perpétuel entre la plus haute aspiration d’un individu et la conscience la plus cruelle de ses réalités est comme un leitmotiv ensemble de désolation et d’espérance, qui anime souvent le lyrisme de M. Emilio Scaglione. C’est le contraste qui existe entre la pureté des origines et de la fin de l’eau, la roche et la mer, et le milieu mortel qu’elle traverse. On retrouve le même motif dans un autre recueil du même poète, Cortiletto all’ombra.

Biagio Chiara : Le spose di Gesù, Bideri, Naples §

Et des sentiments identiques, des préoccupations semblables de pensée et d’idéale volonté foisonnent dans l’œuvre d’un autre jeune poète, M. Biagio Chiara. Les noms de ces deux esprits apparaissent intimement liés dans tous les livres de l’un ou de l’autre. Leur fraternité se montre en poèmes qu’ils s’écrivent mutuellement, et qui sont presque toujours très beaux. Les préfaces de leurs livres sont dues à l’un ou à l’autre. L’exemple d’une telle fraternité enivrée et pensive est digne d’être remarqué. Dans les Épouses de Jésus, M. Biagio Chiara évoque avec une fine sûreté psychologique les grandes figures tourmentées de Marie de Magdala, de Thérèse d’Avila, de Catherine de Sienne. La vision y est originale et superbe. Voici quelques strophes traduites par Mme J. Demarès de Hill :

Marie, Marie de Magdale, cinabre
Délicieux des péchés mystiques,
En haut, sur le candélabre argenté
Se consume le cierge des désirs eucharistiques.
L’autel a des lins d’une candeur neigeuse.
Mais sur ces candeurs, le célébrant distingue,
Passant et inondant la cathédrale,
La mer fluctuante de tes cheveux.
Les encens naufragent sur cette mer immense,
Et de plus en plus s’allume le cœur des psalmistes
Tourmentés par l’amour qui leur fait implorer,
Sacrilèges : Veni, sponsa Christi !

Ce n’est point le lyrisme hédoniste des Adultères de l’Intermezzo de d’Annunzio. Le mélange de sensualité et de mysticisme, que M. Biagio Chiara avait déjà indiqué dans son volume de nouvelles Anime inferme, sur le fond de pensée où il le brode fort savamment, est plein d’un esprit de liberté et de foi, d’amour total de la vie charnelle et animique, très moderne.

Enrico Thovez : Il pastore, il gregge et la zampagna ; R. Ricciardi, Naples §

MM. Scaglione et Biagio Chiara écrivent une langue très pure. M. Pascoli a raison d’affirmer, dans la Rivista di Roma, que, depuis Carducci, dont le premier disciple fut d’Annunzio, en Italie on écrit partout mieux, bien mieux, que par le passé, Carducci tua immédiatement les premières tentatives modernes des différentes poésies régionales et romantiques en langue italienne, il imposa l’idéal d’un classique froid et farouche, prudemment soutenu par la culture. Depuis, la langue littéraire italienne a des attitudes de noblesse et une volonté de recherche qui ne sont point à dédaigner.

M. Enrico Thovez, dans le Pâtre, le troupeau et la musette, étudie cependant, et avec force raisons, le mal que ce classicisme à outrance, le goût de l’émotion traditionnelle, pouvait faire. Il cristallise en effet l’inspiration, en la jetant dans des moules de vieilles formes, ce qui ne serait pas grave, mais il l’asservit en même temps à de vieilles inspirations, ce qui a contribué sans doute à paralyser toute la génération littéraire italienne, qui a vécu pourtant pendant que se dégageait triomphalement en France la volonté de libération affirmée par les symbolistes et par les vers-libristes.

Memento §

Le Comité de l’Exposition agricole de Catane a acheté quarante mille francs la maison et la bibliothèque du poète sicilien Mario Rapisardi, l’ancien antagoniste de Carducci. L’auteur des poèmes Giobbe, Lucifero, et de tant d’autres, garde jusqu’à la mort la jouissance de sa maison. Un geste semblable, pour une somme identique, fut fait, mais avec une bruyante et méprisable publicité, par la reine douairière Marguerite, au profit du républicain Carducci, devenu monarchiste dévotieux. Ce sont des initiatives privées. L’Italie a laissé vendre ignominieusement la royale villa de son plus grand poète des temps modernes, d’Annunzio ; ce qui a permis à celui-ci de télégraphier ironiquement à son éditeur que, « pour avoir trop longuement déshonoré ses presses, il a été puni de la confiscation des biens, de l’exil perpétuel et de l’excommunication papale »

Tome XCIV, numéro 346, 16 novembre 1911 §

Science sociale.
Henri Joly : L’Italie contemporaine, enquête sociale, Bloud, 3 fr. 50 §

Tome XCIV, numéro 346, 16 novembre 1911, p. 384-389 [386-387].

Islam et Chrétienté justement ! L’Italie vient de « faradasser » fort élégamment à Tripoli. Profitons donc de l’occasion pour ouvrir le livre d’enquêtes sociales que sous le titre l’Italie contemporaine M. Henri Joly vient de publier. L’Italie est, après l’Allemagne, et peut-être même avant, le pays d’Europe qui a fait le plus de progrès matériels depuis une génération ; sur certains points de prévoyance sociale, elle en remontrerait même à la France et à l’Angleterre. Néanmoins, tout n’y est pas parfait ; la lutte contre la criminalité dans l’Italie du Nord, contre la pauvreté et l’immoralité dans l’Italie du Sud, que l’auteur étudie avec une compétence particulière, montre le bien qui reste encore à faire. Ce qu’il dit du clergé dans l’ancien royaume des Deux-Siciles est grave, venant d’un homme aussi bien intentionné ; les jeunes gens qui entrent au séminaire ne respirent, paraît-il, que superstition et paganisme. « Comme ils ne paraissent pas s’en douter, nous devons nous appliquer d’abord à leur former une conscience, une conscience d’hommes, entendez bien, sachant discerner ce qu’il faut entendre par la probité et les mœurs, ensuite nous leur apprenons ce que c’est que la religion… » Si le clergé en est là, on comprend que l’auteur rappelle le mot d’un contemporain de Henri IV chez nous : « Je crois que tout ce qui se fait de mal se fait en ce moment par les ecclésiastiques. »

Musées et collections §

Tome XCIV, numéro 346, 16 novembre 1911, p. 416-423 [417-418, 418, 420].

Le vol de la Joconde ; les sanctions ; les mesures de sûreté §

La « Joconde » reste toujours introuvable. Il semble que le service de la Sûreté ait maintenant épuisé toutes les pistes et qu’il ne faille plus attendre que d’un hasard heureux un indice qui mette sur la trace du précieux chef-d’œuvre et de son ravisseur. Pour aider à les découvrir, un membre anonyme de la Société des Amis du Louvre avait envoyé au Temps59 une lettre pleine de réflexions judicieuses où, par une suite de raisonnements logiquement déduits, il concluait que le voleur (ou son complice) avait dû être employé au Louvre postérieurement à la mise sous verre des tableaux et devait être au courant des travaux de maçonnerie et de décrochage de toiles qui allaient, dans la matinée du lundi 21 août, bouleverser les habitudes du Louvre. Il est souhaitable que l’enquête judiciaire qui se poursuit tienne compte des remarques contenues dans cette lettre. En attendant, l’Administration des Beaux-Arts s’est décidée à montrer qu’elle ne tremblait pas plus devant les gardiens du Louvre que devant leur directeur : sept ont été enfin, pour « manquements graves » dans le service, déférés devant le Conseil de discipline, composé d’un conservateur, du secrétaire général des Musées nationaux et de trois gardiens : c’est-à-dire que leurs pairs y ont la majorité ; de plus — tandis que M. Homolle était condamné sans être entendu — on leur a accordé des défenseurs. Voici le résultat de cette mise en scène : les deux gardiens du Salon Carré mis en cause ont obtenu que leur affaire fût renvoyée après la fin de l’instruction judiciaire ; quatre autres, qui avaient déjà été punis de la peine terrible de porter le courrier administratif après leur service fini, ont été mis hors de cause ; le dernier, qui, à deux reprises, n’a pas paru au Louvre durant quinze jours, sera blâmé par le ministre. Et voilà. Pour conclure avec un rédacteur du Figaro, « il y avait une fois un beau tableau qui était notre gloire et notre cher souci. On le vola. Et les gardiens qui avaient dormi dans le palais furent condamnés à porter les lettres en ville pendant deux jours. L’un, cependant, qui avait dormi chez lui pendant un mois, ne porta pas de lettres. Mais il en reçut une, par quoi le ministre le blâmait. Nous vivons en un temps d’extrême cruauté » ; oui : d’extrême veulerie.

Des mesures plus sérieuses sont celles qui viennent enfin d’être prises pour l’accrochage des tableaux ; désormais, grâce à un ingénieux système imaginé par le serrurier de la Banque de France, ils seront fixés par groupes à une barre d’acier de section rectangulaire, retenue au mur par des anneaux de cuivre dans lesquels on peut, grâce à un levier enfermé sous clef, la faire tourner pour la placer de champ et l’introduire alors dans des sortes de pitons ovoïdes en acier, ouverts en forme de mâchoires, dont les tableaux seront munis à droite et à gauche, puis pour la redresser dans le sens de sa plus grande largeur et ainsi remplir en hauteur toute l’échancrure des pitons et rendre le tableau indécrochable pour qui n’a pas la clef du levier. En cas d’incendie, les tableaux ainsi attachés pourraient, au moyen d’un tour de clef, être, semble-t-il, aussi facilement enlevés qu’autrefois.

Exposition de récentes acquisitions du Louvre ; le Saint Sébastien de Mantegna §

Tandis que sur la muraille du Salon Carré la place reste vide d’où Monna Lisa suivait de son regard pensif ses visiteurs et ses adorateurs, on vient, pour nous consoler, d’installer dans la salle des portraits d’artistes où sont montrées les nouvelles acquisitions, un autre chef-d’œuvre de l’art italien : le magnifique Saint Sébastien de Mantegna provenant de l’église d’Aigueperse et dont, au lendemain de son entrée au Louvre, nous avons entretenu les lecteurs du Mercure60. C’est une œuvre magistrale, dont la description de Paul Mantz n’avait pas exagéré la beauté : grandeur du style, recherche aiguë du caractère expressif, science du modelé, gravité du coloris, qui fait penser aux admirables fresques du maître aux Eremitani de Padoue et qui met délicieusement en valeur le corps, baigné de douce lumière, du supplicié, beau comme un jeune dieu antique (le souci de cette ressemblance ne s’accuse-t-il pas dans la curieuse et passive similitude qui existe entre un des pieds du martyr et le pied de statue antique que l’artiste a placé au bas de la composition ?) — tout s’accorde à faire de ce tableau une des œuvres dont le Louvre aura le droit d’être le plus orgueilleux. Combien — disons-le tout bas — cet art robuste et fier nous agrée mieux que toute l’habileté prodigieuse et le sfumato séducteur de Léonard !

Le nouveau musée de Tours [extrait] §

Le 2 juillet dernier a eu lieu l’inauguration officielle du Musée de Tours, installé dans les bâtiments de l’ancien archevêché. C’est, comme on sait, sinon un des plus importants, du moins, un des plus intéressants musées de France, et l’heureuse réorganisation dont il vient d’être l’objet en met bien en valeur les richesses. L’origine de ces collections, nous apprend la notice placée en tête du beau catalogue illustré publié à cette occasion par M. Paul Vitry, à qui la ville de Tours est en grande partie redevable du nouvel arrangement61, remonte à la période révolutionnaire : le premier noyau fut formé par les œuvres d’art provenant des biens des couvents ou des émigrés de la région et qui décoraient les châteaux de Chanteloup, d’Amboise, de Richelieu, les abbayes de la Visitation, de Marmoutier, de Beaumont-lès-Tours, etc. Puis des échanges eurent lieu avec le Muséum central de Paris qui obtint, en retour de deux Guerchin, d’un Rubens, d’un Guido Reni et d’un Philippe de Champaigne, la série des belles peintures de Mantegna, de Lorenzo Costa et du Pérugin, qui décoraient autrefois à Mantoue le studiolo d’Isabelle d’Este. Le musée reçut aussi, sous le premier Empire, les deux panneaux latéraux, le Christ au Jardin des Oliviers et la Résurrection, de la prédelle provenant du grand retable de San Zeno de Vérone et dont le centre, le Calvaire, est resté au Louvre. On ne déplorera jamais assez qu’on ait mutilé un tel ensemble, et nous ne nous lasserons pas de réclamer qu’on négocie avec la ville de Tours d’autres échanges pour faire rentrer au Louvre ces deux peintures qui n’auraient jamais dû en sortir. Quand donc comprendra-t-on que cette sorte de « sabotage » doit être enfin réparée, dans l’intérêt à la fois de l’œuvre de Mantegna et de l’histoire de l’art ?

La Vie anecdotique §

Tome XCIV, numéro 346, 16 novembre 1911, p. 436-440 [436-437, 440].

Peintres futuristes §

J’ai rencontré deux peintres futuristes : MM. Boccioni et Severini. Le premier, qui est, si on peut dire, le théoricien de l’école, a un air intrépide et loyal qui dispose aussitôt en sa faveur. Ces messieurs portent des vêtements de coupe anglaise, très confortables. M. Severini, toscan, est chaussé de souliers découverts et ses chaussettes sont de couleurs différentes. Le jour où je le vis, il portait au pied droit une chaussette couleur framboise et au pied gauche, une chaussette vert bouteille. Cette coquetterie florentine l’expose à passer pour un homme très distrait, et il avoue que les garçons de café se croient souvent obligés de le prévenir de ce qu’ils pensent être une méprise et qui est de la recherche. Je n’ai pas encore vu de tableaux futuristes, mais si j’ai bien compris le sens des recherches auxquelles s’attachent les nouveaux peintres italiens, ils se préoccupent avant tout d’exprimer des sentiments, presque des états d’âme (c’est une expression employée par M. Boccioni lui-même) et de les exprimer de la façon la plus forte possible. Ces jeunes gens ont encore le désir de s’éloigner des formes naturelles et veulent être les inventeurs de leur art.

« Ainsi, m’a dit M. Boccioni, j’ai peint deux tableaux, dont l’un exprime le départ et l’autre : l’arrivée. Cela se passe dans une gare. Eh bien ! Pour marquer la différence des sentiments, je n’ai pas mis, dans mon tableau de l’arrivée, une seule ligne qui soit dans le tableau du départ. »

Cette peinture, qui ainsi expliquée paraît avant tout sentimentale et un peu puérile, les futuristes la défendent, le cas échéant, à coups de bâton. Florence fut récemment le théâtre d’un de ces combats où les partis en présence étaient, d’une part, les futuristes ayant à leur tête M. Marinetti, et, de l’autre, M. Ardengo Soffici et ses amis de La Voce. Il y eut des blessures, quelques chapeaux furent mis hors d’usage et M. Boccioni, pendant la journée où se déroulèrent les diverses phases de la bataille, dut acheter, pour son compte, trois chapeaux de paille. Finalement, tout le monde se réconcilia au poste, et, devant le commissaire, MM. Boccioni et Soffici témoignèrent de leur estime réciproque.

M. Ardengo Soffici qui, par sa critique, avait excité la colère des futuristes, est un peintre de talent et un des écrivains d’art les plus distingués de l’Italie. Il n’est pas un inconnu à Paris et il est lui-même au courant des tendances de la nouvelle peinture française autant que quiconque en France. Les futuristes, au demeurant, reconnaissent tous les mérites de leur adversaire. Ils ne l’en ont pas moins bâtonné parce qu’il n’était pas de leur avis et la bastonnade a beau être empreinte de courtoisie, elle est une singulière façon de forcer l’admiration.

C’est en mars 1912 que les futuristes exposeront à Paris. Nul doute que, s’ils veulent avoir recours aux mêmes arguments, ils n’aient, à cette époque, fort à faire.

Monna Lisa ou Mona Lisa ? §

L’orthographe a été longtemps hésitante : Monna Lisa ou Mona Lisa ? En moins de deux mois, la presse et le commerce se sont décidés en faveur de la seconde forme. On lit chaque jour dans presque tous les journaux quelque allusion à Mona Lisa et beaucoup de produits industriels se parent maintenant de ce nom. Il y a le parfum, le corset Mona Lisa. Et personne ne paraît se douter qu’il n’est plus question de la Joconde, mais d’une guenon nommée Lisa, car Mona signifie proprement guenon, tandis que Monna (contraction de Madonna) est un terme qui peut se traduire à peu près par Madame.

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911 §

Les Romans.
Ricciotto Canudo : Les Libérés, Fasquelle, 3,50 §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 573-578 [573-574].

« J’ajoute que mon expérience me porte de plus en plus à ne pas considérer toujours la folie comme une maladie ou comme un état maladif, mais parfois, comme un état de santé débordante. » Il s’agit, bien entendu, de l’expérience de l’auteur, qui n’est pas un aliéniste… mais un poète. Déjà, nous avions eu les possédés dont on avait peur en les temps d’ignorance ou de naïveté crédule, les innocents, qu’on respecte trop au fond des campagnes, les illuminés, qui entraînent les foules aux pires catastrophes ; il nous manquait les libérés, ceux qui peuvent imposer leur débordements… de santé aux autres mortels moins bien partagés qu’eux sous le rapport de l’exubérance physiologique. Pourtant il ne faut pas se dissimuler l’importance de plus en plus grande que vont prendre, à une époque d’alcoolisme et de névroses générales, les études sur le cerveau humain dégénéré ou régénéré et les théories les plus avancées doivent être sérieusement examinées, émaneraient-elles d’un cerveau de littérateur. Paul Adam, en écrivant la préface de cet ouvrage, en a prévu toutes les conséquences sociologiques. Moi je crois que tout ce que le cerveau des poètes peut concevoir peut être vécu et si les monstres de la plus ancienne des mythologies n’ont pas été avant leur invention, ils pourraient bien vivre après, se réaliser peu à peu dans les époques de sciences positives, se fabriquer morceau par morceau au fur et à mesure des nouveaux besoins de l’humanité, privée de dieux, d’au-delà et de la précieuse faculté de la peur du ridicule. Un médecin aliéniste réunit donc dans une maison de santé (et jamais le mot santé ne sera mieux à sa place, puisqu’il s’agit de soigner des malades trop bien portants) des gens, hommes, femmes, qui ont entre eux d’involontaires communications sensorielles et obéissent à des influences majeures, c’est-à-dire ont des chefs doués d’un sensorium plus puissant que ceux des autres hommes. La plus puissante, naturellement, de ces influences est la volonté (ou l’aberration) sexuelle. Or, il ne faut pas entendre ici par sexualité les tendances animales, il serait plus exact de dénommer ces possessions à distance de la cérébralité sensuelle. Une femme hystérique, placée secrètement au milieu de la section des hommes et dont la mort leur fut soigneusement dissimulée, influe cependant sur tous les organismes, passionnels ou non passionnels, qui l’entourent. Sa disparition n’empêche pas le ferment d’agir sur les corps ou sur les esprits. On pourrait même prétendre que son influence est encore plus grande lorsqu’elle a reconquis par son repos personnel une dignité qu’elle n’avait pas de son vivant. Ce médecin aliéniste a jusqu’à la fin de cette patiente employé comme dérivatif suprême la musique. Il déchaîne les harmonies de son orgue lorsqu’il veut réunir ses fous autour de lui. Il est chef d’orchestre et il cherche, je pense, le sublime accord parfait entre les différents rythmes de leurs passions, lesquelles, en se concentrant solitairement sur le même objet leur deviennent encore plus nuisibles qu’aux autres individus déclarés normaux ; il se contente de noter ses observations avec une certaine méthode qui ressemble un peu à la composition d’une symphonie par un musicien cherchant la modulation d’un cri d’oiseau à travers la plus effroyable tempête. Je m’attendais à le voir devenir fou, ce qui est le sort promis à tous les aliénistes (littérateurs ou pas) ; il se jette dans le crime pour échapper à l’emprise d’un fou, d’un autre chef, un de ces personnages doués d’un sensorium extraordinaire, celui qu’il appelle : le géant de la sexualité. Qu’en faut-il conclure ? Je crois que la prudence des gens de science a l’horreur de la conclusion. En ma qualité d’ignorante, je me borne à louer sans réserve ce fabuleux cas de clinique d’où l’on peut extraire maintes pages de gracieuse poésie à l’usage des lectrices qui préfèrent les Sonates de Mozart à la douche, et j’ajouterai que mon expérience personnelle des fous me porterait de plus en plus à les traiter comme des gens raisonnables, c’est-à-dire à les mettre en prison dès qu’ils font le geste de nuire aux voisins… Mais je ne les empêcherais point de se nuire à eux-mêmes, ça jamais, j’ai bien trop le respect de l’individu ! Qu’ils se libèrent ! Qu’ils se libèrent !…

Histoire §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 583-587 [583-585, 587].

Pietro Orsi : Histoire de l’Italie moderne (1750-1910). Traduction de Henri Bergmann. Armand Colin, 5 fr. §

M. Henri Bergmann a donné une traduction française de l’Histoire de l’Italie moderne, de M. Pietro Orsi, livre où l’on trouve les qualités d’un bon exposé général. C’est pour cela que nous le signalons aux personnes désireuses, par ce temps de conquêtes tripolitaines, de se renseigner assez vite sur l’Italie, car il ne saurait s’agir ici d’entrer dans une critique des récents travaux plus détaillés inspirés par telle ou telle époque de l’Histoire italienne au xixe siècle62.

Le point de départ choisi par M. Orsi pour son Histoire moderne de l’Italie, 1750, semble pris un peu haut. L’Italie était alors ce qu’elle redevint pour un temps après 1815 : une simple « expression géographique », comme disait Metternich, le bon apôtre. La formation en Italie, après le traité de Vienne (1738) et celui d’Aix-la-Chapelle (1748), de deux états indépendants, le royaume de Naples et le duché de Parme, est un fait d’une valeur assez négative. Il marque l’établissement de l’influence espagnole (entre deux phases de l’influence autrichienne) ; et c’est à cause de faits de ce genre que l’Italie n’était guère plus qu’une « expression géographique ». Retenons-le cependant. Avec d’autres analogues, il put susciter, dès la fin du xviiie siècle, la protestation d’Alfieri, ce véritable précurseur du Risorgimento.

Sur cette période, capitale, du Risorgimento, qui succéda au régime de réaction imposé en 1815 après la chute de la domination napoléonienne, M. Orsi a groupé des renseignements dont la bibliographie très au courant, placée à la fin du volume, permet d’apprécier l’abondance. Depuis les premiers mouvements, marqués par la révolution de Naples en 1820, en passant par le grand soulèvement de 1848 utilisé depuis par le roi de Piémont assisté de Napoléon III, jusqu’à l’achèvement de l’unité italienne sous l’hégémonie de la maison de Savoie, ce grand drame politique est complètement exposé.

M. Orsi a rappelé avec sympathie le rôle de la France dans ce grand mouvement national. Toutefois, M. Bergmann, le traducteur, regrette que l’historien italien ait cru devoir indiquer des réserves au sujet de l’attitude de Napoléon III. Tout en voulant faire la guerre pour l’Italie, l’Empereur, croit M. Orsi, ne désirait pas l’unité italienne : la preuve, selon cet historien, en serait dans des ambitions bonapartistes sur la Toscane et sur Naples, ambitions qui auraient été réelles, et dont le but semblait être le rétablissement du double vicariat impérial du temps de Napoléon Ier, le prince Napoléon devant reprendre à peu près la succession d’Eugène de Beauharnais, et le prince Murat celle même de son aïeul. M. Bergmann, traducteur fidèle, mais historien indépendant, ne partage pas cette manière de voir. Cependant, l’on a pu relever, dans des documents récemment publiés sur Crispi, certains indices d’intrigues « murattiennes ». On sait d’autre part que les prétentions de la famille Murat sur le trône de Naples furent désavouées, en 1861, par le gouvernement de l’Empereur. Que conclure ? Peut-être l’Empereur eut-il, en effet, des vues dynastiques, mais sans y persister. Quoi qu’il en soit, il semble qu’on soit assez disposé, dans l’Italie actuelle, à prêter au souverain français des vues intéressées ; l’ouvrage de M. Orsi a fait recette à cet égard. Cela expliquerait que l’on ait proscrit, des fêtes du cinquantenaire de 1859, le souvenir du libérateur. Proscription habile : ainsi l’on liquidait lestement le passé, et l’on restait bien avec le gouvernement républicain.

René Pinon : L’Europe et la Jeune Turquie, Perrin et Cie, 5 fr. §

En finissant la précédente note bibliographique sur une allusion à l’habileté de l’Italie contemporaine, nous sommes tout naturellement amené à inscrire en tête de la suivante le titre du récent ouvrage de M. René Pinon. L’Europe et la Jeune Turquie. Dans cette Europe, il y a l’Italie, qui vient de faire le coup de Tripoli, s’il est permis de dire. Toutefois, M. René Pinon, qui use volontiers du post-scriptum pour mettre au point ses consultations de politique internationale, données un peu au jour le jour, aurait besoin, ici, d’en ajouter un, et considérable, en ce qui concerne l’agression italienne. Son livre était achevé quand elle s’est produite, et nous ne trouvons pas, d’ailleurs, que l’auteur la prévoie. La position de l’Italie dans la question d’Orient est résumée en une page (p. 232) où le nom de Tripoli n’est pas écrit. Il est juste d’ajouter que, pour ce qui est du contrecoup balkanique de l’affaire (M. Pinon ne sort à peu près pas des Balkans, où il prend généralement son point de vue pour noter « les aspects nouveaux de la question d’Orient »), l’auteur a, çà et là, et notamment au paragraphe V de son chapitre VI, pressenti, d’une manière que les faits ont justifiée, la rivalité austro-italienne.

M. Pinon pourrait donc, en un nouveau « Post-scriptum », donner les dernières précisions sur cette rivalité qui, depuis l’expédition en Tripolitaine et les pointes poussées par l’Italie sur les côtes de la Turquie d’Europe, est un des nouveaux aspects de la question d’Orient. Laissons-le se mettre au point pour saisir cette arrière-perspective, et voyons quelques-unes de celles qu’il a déjà découvertes.

Ce spectacle, qui, dans l’ouvrage de M. Pinon, est suffisamment net, se résume rapidement à peu près de la sorte : Dès le lendemain de la révolution jeune-turque, les conséquences se produisent ; l’Autriche annexe la Bosnie-Herzégovine, d’où une crise européenne, l’émotion du monde slave, l’exaspération de l’opinion russe, l’opposition du cabinet de Saint-Pétersbourg, la résistance téméraire de la Serbie et du Monténégro, le rêche nationalisme des Jeunes-Turcs, sans oublier, au fond de tout cela, la rivalité de l’Allemagne et de l’Angleterre, affirmée une fois de plus en cette occasion. Passant aux détails, ou, pour employer une autre image, aux pièces spéciales de la grande mécanique politique qui se meut vaille que vaille dans l’Orient, nous voyons : l’Albanie, à l’avenir de laquelle est lié, selon M. Pinon, celui même de la Jeune Turquie ; la Serbie et la Bulgarie, vieilles connaissances ; enfin le Monténégro, tout fier d’être devenu un royaume, lui aussi, et la Roumanie, très en progrès. Ces pièces locales, qui fonctionnent de plus en plus rondement, chacune pour son compte, seraient bien aimables de fonctionner d’accord. Cela, estime M. Pinon, résoudrait la question balkanique, tant du côté de la Turquie, « boutée » à peu près hors d’Europe, que du côté de l’Europe, consignée à l’entrée de la Péninsule.

Mais l’expédition de Tripolitaine, avons-nous dit, apporterait le sujet d’un « post-scriptum » singulier, où, nous le craignons, tout serait de nouveau changé, où nous aurions : une Turquie constitutionnelle plus ou moins incapable, aussi « homme malade » que la Turquie hamidienne et sur laquelle l’on ne peut davantage faire fonds ; une Italie qui, ayant une fois poussé ses bateaux dans les Syrtes, est exposée à devoir les pousser dans certaines eaux européennes de la Turquie ; une Autriche de plus en plus méfiante ; un Monténégro qui fait l’enfant terrible… M. René Pinon a de la besogne. Il l’aime, cette besogne, et nous, nous aimons à l’y voir.

Memento [extrait] §

Revue du Midi (15 octobre 1911). Jean Saint-Martin : « Les Derniers représentants de Rome à Avignon et dans le Comtat-Venaissin, Giovio, archevêque d’Avignon. » Etude sérieusement documentée. L’auteur a travaillé dans les archives du Vatican.

Philosophie.
Benedetto Croce : Philosophie de la Pratique, 1 vol. in-8, 7,30, Alcan §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 588-595 [591].

M. Benedetto Croce n’admettrait pas la logique affective de M. Le Bon. En effet, dans sa Philosophie de la Pratique, il supprime, un peu arbitrairement selon nous, la catégorie psychologique du sentiment.et n’admet que deux modes d’activité de l’esprit : l’activité théorique ou intellectuelle.et l’activité pratique ou volitive. Peut-être n’est-ce là qu’une question d’étiquette ; car M. B. Croce fait rentrer dans les « volitions » les émotions et les sentiments. Toutefois, même ainsi entendue, la suppression du sentiment comme catégorie psychologique distincte paraît contestable. M. Croce n’admet en effet que des volitions ayant des buts utilitaires ou des buts éthiques. Or il y a en nous des besoins sentimentaux absolument distincts des besoins utilitaires et des besoins éthiques et qui peuvent même être en opposition avec eux. Ces besoins sentimentaux ne sont pas forcément tournés vers l’action, vers la vie extérieure ; ils constituent une vie intérieure et profonde qui n’est pas forcément subordonnée à des fins économiques ou éthiques. Il est à remarquer que les hommes doués d’une sensibilité profonde et qui ont par suite une vie intérieure intense sont rarement des actifs et des volontaires. Exemples : un Benjamin Constant, un Amiel.

Non seulement la vie sentimentale a sa nature propre ; mais elle agit puissamment sur les autres formes de la vie psychique. On a soutenu cette thèse63, que toutes les doctrines et croyances philosophiques, religieuses, politiques, satisfont au fond des sentiments ; que ce sont les sentiments qui provoquent les idées et non les idées qui provoquent des sentiments. Cette thèse nous paraît plus juste que celle de M. B. Croce, qui fait décidément trop bon marché du sentiment.

Psychologie.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 595-600 [600].

[…]

Dr Roberto Assagioli : Il Subcosciente (Bibliotheca Filosofica, Florence). — Brève étude du subsconscient, pourvu d’une bibliographie très complète qui n’oublie aucun des travaux les plus récents sur la question.

[…]

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 605-611 [610].

Parmi les dernières publications :

[…] Guides Guieben : Les Lacs de la Haute Italie, A. Goldschmidt, 4 fr. […] — J. de Bonn ; La Lumière de Sicile, Perrin, 3,50. […] — A. Dauzat : Mers et montagnes d’Italie, Fasquelle, 3,50. […] R. Hénard : Sous le ciel Vénitien, Lavaur, 10 fr. […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 616-623 [622].

[…]

La Revue Catholique et Royaliste (20 octobre) […] — M. A. Léger : « L’Œuvre littéraire de Michel-Ange ».

[…]

Art ancien.
Jacques Mesnil : L’Art au Nord et au Sud des Alpes à l’époque de la Renaissance (G. Van Oest, 132 p., in-4, 60 planches h. texte, 15 fr.) §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 636-641 [637-638].

M. Jacques Mesnil, dans son livre sur l’Art au Nord et au Sud des Alpes à l’époque de la Renaissance, s’est efforcé, de son côté, non point de faire uniquement œuvre de critique et d’historien, mais d’expliquer comment l’influence des artistes du Nord, prépondérante au xve siècle, fut remplacée dans la suite par celle des Italiens. Obligé cependant d’appuyer sa théorie sur les faits, il est amené à les examiner de très près. Il analyse le mélange d’influences qui se font sentir déjà dans l’œuvre des frères Limbourg ; il indique le crédit dont jouissaient au xve siècle, en Italie même, les artistes néerlandais, tel que le duc François Sforza envoya son peintre Zanetto Bugatto se perfectionner dans l’atelier de Roger van der Weyden. Et ceci est l’occasion pour M. Jacques Mesnil d’étudier après M. Malaguzzi Valéri, le mystérieux peintre milanais dont on ne connaît jusqu’ici aucune œuvre certaine. M. J. Mesnil prétend que c’est à tort qu’on a voulu attribuer à Zanetto Bugatto le triptyque des Sforza du musée de Bruxelles, et qu’à l’heure actuelle on ne peut encore préciser quel est, parmi les élèves de Van der Weyden, l’auteur de cette peinture. Puis il montre comment le sens de la composition, le génie de conter, la facture large commandée par l’habitude de la fresque allaient permettre aux Italiens de l’emporter au xvie siècle sur le réalisme minutieux des néerlandais et comment celui-ci doit attendre la décadence italienne du siècle suivant pour connaître, avec les Terborch, les Vermeer de Delft, les Pieter de Hooch et les Metsu, une nouvelle période de floraison.

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 644-649 [647-648].

La luxueuse Zeitschrift für Bücherfreunde publie dans deux fascicules (n° 7 et n° 8) des documents inédits sur les Dernières années de la vie de Casanova, dus à la plume de M. Gustave Gugitz de Vienne. L’auteur a découvert, dans la bibliothèque du Musée royal de Prague, la correspondance échangée entre le comte Max de Lamberg, le spirituel auteur des Mémoires d’un Mondain, et un écrivain allemand de Bohême, nommé Opitz et habitant Czaslau. Avec une pédanterie dont nous ne saurions regretter aujourd’hui les excès, Opitz mettait au propre toute sa correspondance et copiait non seulement toutes les lettres qu’il écrivait, mais encore toutes celles qui lui étaient adressées. Le 30 juin 1786, Lamberg, lui mandait :

« Un homme célèbre est célébré M. Casanova de Saint-Gall. Vous remettra, mon cher ami, la carte de Visite dont il s’est chargé pour Mme d’Opitz et pour Vous. La Connoissance de cet homme aimable et rare fera époque dans Votre vie. Faites lui politesse et amitié. Quod ipsi facies in mei memoriam faciatis. Portés Vous bien, écrives moi et si Vous pouvés l’adresser a quelque honnête homme à Carlsbad n’y manques pas. Je vous embrasse. Tout à vous Max Lamberg. »

Une carte de visite gravée en rouge, qui accompagnait ce billet, portait le distique :

En passant par ici j’ai cru de mon devoir
De joindre le plaisir à l’honneur de vous voir…

Des relations très suivies et fort cordiales s’établirent entre les trois hommes, qui durèrent jusqu’à la mort de Lamberg, en 1792. La correspondance entre Opitz et Casanova se poursuivit jusqu’au 17 février 1794. Elle comprend : 36 lettres de l’un et 33 lettres de l’autre, toutes en français. Le bibliothécaire de Dux reçut en tout 460 lettres de Lamberg, dont 172 sont conservées à Dux. Que vaut cette correspondance ? M. Gugitz ne nous en donne que quelques extraits dont quelques-uns sont relatifs à la publication des Mémoires de l’aventurier vénitien qui cherchait vainement un éditeur.

Que seraient devenus les célèbres Mémoires s’ils avaient été publiés en pleine Révolution et ne devons-nous pas nous féliciter de ce qu’ils aient dormi pendant, un demi-siècle dans l’officine Brockhaus de Leipzig ?

Échos.
Une lettre de M. Ardengo Soffici §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 666-672 [668].
Cher Monsieur,

Tandis que je ne saurais trouver assez de mots pour louer l’extrême finesse de la note que M. Guillaume Apollinaire a publiée sur les Futuristes dans le Mercure du 15 novembre, je désirerais, si vous le permettez, en rectifier légèrement le point qui concerne mes présents rapports avec eux. Votre aimable collaborateur dit qu’après l’échange de coups « tout le monde se réconcilia au poste » où, devant le commissaire, M. Boccioni et moi nous nous serions témoigné de notre estime réciproque. Or, la vérité est que si, malgré ses procédés « arriéristes », je n’ai pas d’aversion ni d’antipathie personnelle pour M. Boccioni, aucune réconciliation proprement dite n’a jamais eu lieu entre nous, et — surtout — que mon opinion sur sa peinture et la peinture de ses amis a toujours été et reste exactement celle que j’exprimai dans l’article qui me valut l’attaque-réclame des futuristes.

En vous remerciant d’avance de l’hospitalité que vous accordez à ces lignes, je vous prie, Monsieur, d’agréer mes salutations empressées.

ARDENGO SOFFICI.

Échos.
Trouvailles d’érudits §

Tome XCIV, numéro 347, 1er décembre 1911, p. 666-672 [670].

M. le Dr Emile Schæffer, qui a découvert à Côme le premier portrait authentique de Lucrèce Borgia, vient d’en donner une excellente reproduction dans la version allemande du livre de Gobineau, la Renaissance, édité par Insel-Verlag.

C’est un portrait-médaillon, grandeur nature, entouré d’ornements architecturaux et qui porte, sur un socle peint, en lettres capitales, les noms et titres de l’héroïne italienne. M. Schæffer estime que ce tableau est la seule copie véritable de l’original perdu ou détruit. Il aurait été exécuté au début du seizième siècle par le peintre Dosso Dossi et donné en présent par Alphonse de Ferrare, troisième mari de Lucrèce, à l’historien Paolo Giovio qui possédait à Côme une galerie de tableaux célèbre. La fille d’Alexandre VI y apparaît au déclin de sa beauté, dépourvue de toutes les séductions maléfiques que lui prêtent les historiens. Son visage, d’un contour pur et d’une sérénité parfaite, s’encadre de cheveux abondants dont la nuance châtain clair ne rappelle en rien celle de la fameuse « boucle de Lucrèce Borgia » conservée à la bibliothèque Ambroisienne de Milan et que l’on tient généralement pour authentique.

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911 §

Le Droit du plus fort [extrait] §

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911, p. 708-722 [711-712].

[…]

Et la série se développe encore, car il existe, entre tous les États, une telle communauté ou, si l’on préfère, une telle rivalité d’aspirations, une solidarité ou une insolidarité d’intérêts si vigoureuse, qu’ils considèrent un progrès du voisin, du concurrent, comme une injure pour leur propre influence et une menace pour leur propre sécurité. Lorsque l’Italie, à la fin de septembre, manifesta sa volonté d’obtenir de la Porte la satisfaction de certains griefs d’apparence anodins, nul ne s’y trompa. Elle réclamait, en réalité, un abandon de territoire. Sur le sol d’Afrique, elle se savait plus forte que l’Empire ottoman, qui ne disposait que d’une marine inférieure, et qui ne pouvait prétendre à la domination de la Méditerranée. Le jour où les hostilités éclateraient, aucun soldat turc ne pourrait plus passer de Constantinople, de Salonique ou de Smyrne à Benghazi ou à Derna. Le cabinet de Rome brusqua le débat ; il refusa de continuer la controverse engagée avec le grand-vizir, et à l’heure même où il proclamait la rupture avec la Turquie stupéfaite, une armée de 30 000 hommes, sous la protection d’une escadre nombreuse, traversait la mer. Depuis l’invasion de Frédéric II en Silésie et l’irruption des troupes prussiennes, russes et autrichiennes en Pologne à la fin du règne de Louis XV, jamais expédition n’avait été plus foudroyante, plus inattendue, plus dépouillée de la traditionnelle hypocrisie. On peut dire que la Péninsule a conquis, du coup, une impressionnante primauté.

[…]

Les Romans.
Albert Erlande : Il Giorgione, B. Grasset, 3,50 §

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911, p. 800-804 [802].

Une fougueuse restitution de la vie d’un peintre par l’étude de ses œuvres où domine l’amour de la couleur, fille du soleil. Le Barbarelli, enfant et favori de Venise, est montré au milieu des flammes de ses nombreuses passions, finissant dans le désespoir de la mort d’une belle fille, une fleur magnifique, mais vénéneuse, fauchée par la peste. Tout n’est peut-être pas exact dans ce chapitre de l’histoire de Venise, mais tout y est digne du peintre qui l’inspira, et cela suffit amplement à nous satisfaire.

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911, p. 815-820 [820].

[…] Giorgio del Vecchio : Il fenomeno della guerra et l’idea della pace. Bona, Turin. Les livres pacifistes devraient bien nous venir de l’autre côté des Vosges plutôt que de l’autre côté des Alpes. […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911, p. 823-829 [829].

La Renaissance contemporaine (24 novembre) : — M. Canudo : « Essai sur la musique comme religion de l’avenir. » […]

Lettres polonaises.
Memento [extrait] §

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911, p. 855-858 [858].

Volumes reçus : Jerzy Orwicz : Nad Arnem (trois tableaux dramatiques en vers tirés de la vie de Jules Slowacki à Florence), Gebethner Wolff. […]

La Curiosité.
Collection Dreux [extrait] §

Tome XCIV, numéro 348, 16 décembre 1911, p. 859-862 [862].

[…] Les tableaux formaient un bel ensemble de l’école romantique. Tous atteignirent des prix élevés. Souvenir des bords du lac de Garde, par Corot, monta à 76 000 fr., sur estimation de 60 000 fr. […].