Mercure de France

1912

Articles du Mercure de France, année 1912

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome XCV, numéro 349, 1er janvier 1912 §

Casanova et son évasion des Plombs [I] §

Tome XCV, numéro 349, 1er janvier 1912, p. 34-55.

Au mois de décembre 1896, je trouvai chez mon libraire une fort singulière brochure ayant pour titre : les Connaissances mathématiques de Jacques Casanova de Seingalt, par M. Charles Henry.

Je collectionnais depuis de longues années ce que je pouvais rencontrer sur l’auteur des Mémoires. J’avais fait un voyage à Venise pour y copier aux Archives les pièces qui le concernent.

J’allai trouver M. Henry, qui a son laboratoire à la Sorbonne, duquel j’étais absolument inconnu, et lui exposai l’intérêt passionné que m’inspirait tout ce qui touche à l’aventurier. M. Henry, qui avait autrefois travaillé Casanova avec l’intention de le reprendre un jour, avait absolument abandonné ce projet, emporté vers d’autres préoccupations scientifiques. Avec une générosité étrange, un désintéressement absolu, une gracieuseté toute spontanée, il me mit dans les mains toutes les notes, tous les matériaux en sa possession, quantité de renseignements précieux, qu’il m’eût été impossible de me procurer. C’est avec leur aide, c’est grâce à lui, que je puis présenter mon travail au public. Je lui adresse ici l’expression de ma sincère reconnaissance. Puisse-t-il ne pas regretter de ne pas avoir placé son trésor en mains plus habiles !

I §

Le 27 juillet 1755, Casanova est arrêté, enfermé sous les Plombs, d’où il est sorti le 31 octobre 1756, après 14 mois de détention, par une évasion merveilleuse dont il raconte les détails dramatiques dans un des chapitres de ses Mémoires.

Cette évasion, qui a été l’objet de plusieurs travaux très étudiés par ses compatriotes les Italiens, et dont les circonstances étranges ont été examinées pour en établir ou en suspecter la véracité, n’est pas encore éclairée aujourd’hui, et mérite une nouvelle étude qui puisse y amener un peu plus de jour. Pour ce faire, nous pensons que le meilleur moyen est de prendre le récit ligne à ligne, de faire comparaître l’intéressé devant le public qui aura à le juger, d’instruire le procès, comme le ferait un juge d’instruction, en citant les aveux, les réponses de l’accusé, en discutant mot à mot la possibilité des faits.

Avant d’aller plus loin, formulons une loi qui, comme toutes les lois, a ses exceptions, c’est que, lorsqu’on analyse les évasions célèbres, on trouve que toutes, en dehors de leurs combinaisons adroites, d’efforts surhumains, de patience, d’obstination durant des années vers un but unique fixé par l’évadé, malgré ses déceptions, toutes ont eu lieu avec la connivence d’aides venus de l’intérieur de la prison, ou avec des intelligences entretenues avec le dehors.

En 1568, Marie Stuart s’évade avec l’aide du petit Douglas resté dans le château de Loch Leven et, au dehors, des membres de la famille des Hamilton l’attendaient à l’endroit du débarquement.

En 1591, Charles de Guise, enfermé au château de Tours, avait pris jour, le 15 août, avec Claude de la Chastre et avec son fils. Il est attaché à une corde et descendu par son valet de chambre, qui l’aidait en cette occasion.

En 1621, Grotius, au château de Louvenstein, en sort enfermé dans un coffre par sa femme qu’on laissait le visiter.

En 1635, Isaac Arnauld, ancien gouverneur de Philipsbourg, enfermé à Esslingen, en sort avec l’aide de cavaliers français au service de l’empereur, chargés de le garder, et qui se sauvent avec lui.

En 1648, le duc de Beaufort, après 5 ans de détention au donjon de Vincennes, en sort par l’habileté de ses amis et de quelques-uns des siens qui, en cette occasion, le servirent fidèlement.

En 1654, le cardinal de Retz, au château de Nantes, est aidé à l’intérieur par son valet de chambre, son médecin, l’abbé Rousseau, et au dehors par M. de Brissac, qui « me donna sa parole qu’il me servirait pour ma liberté en tout ce qui ne regarderait pas le dedans du château ».

En 1671, Quiqueran de Beaujeu, au château des Sept-Tours depuis onze ans, s’en échappe par l’aide de son neveu qui, à chacune de ses visites, lui portait une certaine quantité de cordes.

En 1689, Jean Bart et le chevalier de Forbin, prisonniers à Plymouth, reçurent du dehors une lime pour scier leurs barreaux ; le chirurgien qui pansait leurs blessures était français ; les deux mousses qui les servaient pouvaient sortir librement, et se laissèrent gagner par les promesses de prisonniers qui avaient argent en poche.

En 1694, Duguay-Trouin, à Plymouth, noua rapidement des relations qui lui permirent de s’entendre avec un capitaine de navire suédois qui l’aida dans sa fuite.

En 1746, le baron de Trenck, conduit au château de Glatz, s’était fait, dès son arrivée, de nombreux amis parmi les officiers qui le gardaient, et qui l’ont constamment aidé dans chacune de ses tentatives si courageuses.

En 1785, Lechi s’échappe des Plombs de Venise, mais sa femme lui faisait des envois dans une caisse, et les circonstances dramatiques dans lesquelles l’évasion se serait effectuée sont tellement difficiles à admettre que les contemporains disent le prix qu’elle a coûté, somme partagée entre deux inquisiteurs d’État.

En 1815, le comte de Lavalette est sorti sous les vêtements de sa femme, qui venait lui faire ses derniers adieux.

Les prisonniers politiques de 1834, Marrast, Guinard, Cavaignac, détenus à Sainte-Pélagie, étaient l’objet d’une surveillance fort peu rigoureuse, et, au sortir de la galerie de 10 mètres qu’ils creusèrent, trouvèrent tout préparé grâce à leurs intelligences avec le dehors.

De nos jours, oserons-nous citer l’évasion de Bazaine, dans laquelle la bienveillance gouvernementale est si évidente qu’il est presque honteux d’en parler ?

Trois évasions seules sembleraient échapper à la loi que nous avons formulée :

Celle de Benvenuto Cellini, du château Saint-Ange. Il n’y a à opposer à son récit que la faconde et les exagérations évidemment mensongères de l’écrivain dans d’autres parties de ses Mémoires.

Enfin celle de l’abbé de Bucquoy, ainsi que celle de Latude.

Pour ces dernières, nous ferons remarquer que le premier travaillait de concert avec trois autres prisonniers enfermés avec lui, et pour le second qu’il avait aussi un compagnon de captivité.

Nous allons voir, par l’examen minutieux que nous allons faire, et en prenant les dires mêmes de l’auteur, si son évasion doit être rangée dans la catégorie des exceptions, ou si, à chaque page, n’abondent pas les preuves qu’elle rentre dans celles appartenant à la loi commune.

Sommairement, il prétend s’être évadé sans aide ni corruption, par le fait de sa seule adresse, en compagnie d’un moine somasque du nom de Balbi, dont le seul rôle a été de percer une communication entre son propre cachot et celui de Casanova.

Casanova est d’abord enfermé dans un « cachot de cinq pieds et demi de hauteur ; il formait les trois quarts d’un carré de deux toises, le quatrième quart contigu qui lui manquait était une espèce d’alcôve capable de contenir un lit ».

Remarque. — Tout individu enfermé pour une longue détention prend pour premier soin de se faire un calendrier ; puis, une fois les premiers jours de stupeur passés, avant de se mettre à l’œuvre, cherche, combine les moyens les plus heureux qui peuvent lui permettre de s’évader. Casanova, qui ignorait les motifs de sa détention, qui ne se sentait pas coupable de crimes d’État, fautes auxquelles sont réservés les Plombs, auquel on n’avait pas communiqué la durée de son incarcération, pensait qu’elle devait cesser avec le règne des inquisiteurs d’État qui l’avaient condamné, c’est-à-dire, le dernier jour de septembre. — Aussi l’idée d’évasion ne germe-t-elle dans son cerveau que quelques jours après cette époque, en octobre, lorsqu’il vit qu’on ne le mettait pas en liberté :

Je fus pendant cinq à six jours dans la rage et le désespoir, et alors je me figurais que, pour des raisons qu’il m’était impossible de deviner, on avait résolu de me tenir enfermé pour le reste de mes jours. Cette idée affreuse me fit rire, car je me sentais maître de ne rester esclave que très peu de temps, aussitôt qu’au péril de mes jours j’aurais pris le parti de faire cesser ma détention. Je savais que je réussirais à m’échapper ou à me faire tuer. Au commencement de novembre je formai sérieusement le projet de sortir par la force…

Le plancher de mon cachot (au couchant) était positivement au-dessus du plafond de la salle des inquisiteurs.

Vers la fin de novembre, le prisonnier, qui avait la permission de se promener pendant une demi-heure dans un galetas qui précédait son cachot, remarque à l’extrémité de ce couloir un amas de vieux meubles et de vieux objets de toute sorte ayant servi à des prisonniers, tous jetés pêle-mêle, car les détenus pouvaient faire venir du dehors leur nourriture ainsi que tout ce qui n’était pas défendu, et Casanova était dans ses meubles, il avait fait venir un fauteuil et un lit.

Dans ces objets,

ce qui m’intéressa le plus, ce fut un verrou tout droit, gros comme le pouce et long d’un pied et demi.

À la fin du même mois, un morceau de marbre noir poli, épais d’un pouce, long de six et large de trois, attira mes regards ; je m’en emparai sans savoir encore ce que j’en ferais, et je le cachai dans ma prison, ayant soin de le couvrir avec mes chemises.

Le jour de l’an 1766, je reçus mes étrennes : Laurent (son geôlier) m’apporta une robe de chambre doublée en peau de renard, une couverture de soie ouatée et un sac en peau d’ours pour y mettre mes jambes… ce présent me venait de M. de Bragadin… Laurent me dit que M. de Bragadin s’était présenté aux trois inquisiteurs ; que, les larmes aux yeux et prosterné à genoux, il leur avait demandé en grâce de me faire parvenir cette marque de son constant amour, si j’étais encore au nombre des vivants, et que les inquisiteurs émus n’avaient pu lui refuser.

Casanova s’empare du verrou un beau matin :

Dès que je fus seul, je pris le morceau de marbre noir, et je reconnus bientôt que c’était une excellente pierre de touche ; car, ayant quelque temps frotté le verrou avec cette pierre, je vis que j’avais obtenu une facette très bien faite…

Je me servis de ma salive en guise d’huile, et je travaillai huit jours pour affiler huit facettes pyramidales dont l’extrémité se trouva une pointe parfaite. Les facettes avaient un pouce et demi de longueur. Mon verrou ainsi affilé formait un stylet octangulaire aussi bien proportionné qu’il aurait été possible de l’exiger d’un bon taillandier.

Il parvient à le cacher dans son fauteuil de manière à ne donner aucun soupçon, et se décide « avec son verrou devenu esponton, gros comme une canne et long de vingt pouces, à faire un trou au plancher sous son lit » (placé dans l’alcôve).

Objection. — Avant d’aller plus loin, c’est l’existence de cette pierre de touche et de cet esponton qui mérite d’être discutée ; car cet instrument, dans la suite du récit, va jouer le rôle capital, passer dans d’autres mains par des moyens dont la vraisemblance ne peut se soutenir, c’est le deus ex machina, l’agent qui sauve toutes les situations périlleuses.

Quant au morceau de marbre noir, si, à la rigueur, on aurait pu le rencontrer dans les étages inférieurs du palais, qui sont luxueux, où cette matière aurait pu être employée dans des travaux de restauration, mise de côté, abandonnée par des ouvriers, on se demande ce qu’elle pouvait bien faire sous les Plombs, qui sont les combles du palais, et où le marbre n’a jamais été apporté ; — le prisonnier le trouve au milieu d’un amas d’objets de ménage jetés pêle-mêle, pots de terre, bassinoire, pelle à feu, une seringue ; la forme qu’il décrit en ferait volontiers un presse-papier, et sous les Plombs, où il était défendu d’écrire, on ne peut admettre que, même un patricien, en faisant venir des meubles de sa maison, ait poussé l’enfantillage du bien-être jusqu’à demander cette inutilité. Non, le marbre était nécessaire dans le récit pour affiler l’esponton, l’un était la conséquence de l’autre, et, en plus, il devient une excellente pierre de touche.

Ces deux pièces sont nécessaires, indispensables au système de la fabulation ; elles en sont la base ; or, elles n’ont jamais joué aucun rôle.

Quant à l’objet en fer, Casanova le décrit très nettement : c’était un verrou long. Ici, dans une prison, sa présence s’admet parfaitement, et le lecteur a immédiatement l’image de ces pièces rondes qui courent dans deux anneaux, qui sont en usage pour des portes charretières, pour des barrières, et dont le bruit grinçant et retentissant est mis à profit au théâtre dans les mélodrames moyen âge pour impressionner vivement le spectateur lorsque le juge va entrer dans le cachot du prisonnier afin de l’interroger. — Mais ces verrous ont un bouton, rivé sur la tige pour la manœuvrer, et le plus souvent une longue queue munie d’une œillère qui s’applique sur un piton afin d’y couler le cadenas — au théâtre on entend toujours ouvrir le cadenas. — Or, Casanova ne parle nulle part de cet appendice ; il n’aurait eu d’ailleurs aucun moyen pour l’arracher ou l’user ; la pièce était donc lisse et ronde. — Son usage ? de nos jours où l’on brûle la houille et le coke, on pourrait à la rigueur en faire un fourgon, un tisonnier, mais cette ressource nous échappe au siècle dernier. — Il l’a trouvé au milieu de pelles, pincettes, objets de métal, etc., alors peut-être, vu sa longueur, une barre pour maintenir les bûches sur les chenets, — mais ces barres sont carrées et non pas rondes. — Pour expliquer la présence étrange de cette pièce de fer, assez déliée, puisqu’il dit grosse comme une canne, il ne reste plus qu’à supposer qu’elle était propre à la construction. On voit en effet souvent les maçons, en construisant des mansardes, sceller dans le plâtre des tiges de fer, mais ces pièces sont constamment quadrangulaires. — Disons donc que de même que la pierre de touche était indispensable, de même l’esponton rond, court, maniable, était nécessaire ; ils sont forcément tributaires, mais ne s’expliquent pas.

À l’aide de son esponton, 15 jours après Pâques, Casanova, qui s’était fabriqué une lampe au su de Laurent, fait sous son lit un trou de dix pouces de diamètre, en détruisant trois couches de planches de deux pouces d’épaisseur, puis une couche de terrazzo marmorin, c’est-à-dire de petites pièces de marbre réunies par du ciment, le pavé ordinaire des appartements luxueux de Venise, et que des ouvriers italiens sont venus faire à Paris en grand nombre depuis un demi-siècle dans nos monuments et les hôtels riches. « En quatre jours cette mosaïque fut détruite sans que la pointe de mon esponton fût endommagée le moins du monde. »

Objection. — Ce fait est difficile à croire si l’on réfléchit que son esponton était du fer forgé et non une tige d’acier trempé.

Mais il est une objection bien plus sérieuse à propos du diamètre de ce trou rond, dix pouces.

Une reine (je n’y crois pas), ignorante de l’industrie des farines, conseillait au peuple manquant de pain de manger de la brioche. Si le mot n’a pas été dit, il n’en est pas moins vrai que bien des femmes ne se sont préoccupées que de travaux d’aiguille et ignorent absolument les secrets de ceux des hommes ; on peut donc tromper des marquises ; de même plus d’un lettré qui file son cocon dans ses in-folio et passe sa vie à déchiffrer des parchemins à grand renfort de bésicles, s’il se trouvait par un hasard quelconque complètement isolé, serait réduit à manger crus les deux œufs que sa cuisinière lui apporte chaque matin sur le plat ; il n’a jamais regardé ce travail, il s’occupe de choses plus hautes ; — tel membre de l’Institut, auteur de calculs compliqués, appelle un horloger pour remonter sa pendule et un ouvrier pour enfoncer un clou dans le mur pour y accrocher sa montre ; bien des membres de l’Académie des sciences morales et politiques n’ont touché un marteau ni regardé travailler un ouvrier, leur pensée est plus haute et ne s’abaisse pas à ces vulgarités. À ces gens-là, on peut conter toutes les bourdes, ils ne savent pas — ils croient. Mais tout homme qui a tenu un outil, qui s’est complu à regarder travailler l’ouvrier, qui a étudié ses moyens et ses résultats, vous dira ceci : c’est que Casanova, avec son outil, pouvait bien désagréger le terrazzo marmorin avec la pointe, mais que sur le bois il lui était impossible de faire autre chose que soulever de longues arêtes de bois de 10, 20 pouces et plus, et qu’il lui était impossible de faire un travail limité, rond, comme il l’indique et comme plus tard il le recommande bien à Balbi sur le toit de son cachot. Un ouvrier menuisier, ébéniste, charpentier, carrossier, tous ceux qui travaillent le bois vous diront que, pour ce résultat, il faut de toute nécessité un ciseau emmanché à lame plate à la rigueur, mais plutôt à lame courbe dit une gouge.

Le 26 août à midi, Casanova est changé de cachot ; on le conduit dans une prison ayant vue sur le Lido ; on emporte son fauteuil, son lit, ses hardes. Deux heures après, Laurent, qui a découvert le trou dans l’ancien cachot vide, arrive écumant et ordonne à Casanova de lui livrer la hache et les instruments à l’aide desquels il a tenté de s’évader ; il vide la paillasse, manie les coussins du fauteuil, mais n’a pas l’idée de le renverser, en sorte que le prisonnier reste possesseur de son instrument d’évasion, mais privé de la pierre de touche qui reste dans son cachot. Si le geôlier est borné dans cette occasion, dans tous les cas, il est averti qu’il a affaire à un homme adroit et déterminé qui n’a pas abandonné son idée et qui tentera de la mettre à exécution sous une forme quelconque ; il doit donc être sur ses gardes. Or, la suite de ce récit nous montrera comment il se conduit malgré cet avertissement, qui devait lui faire tenir les yeux ouverts et suspecter tous les actes et tous les gestes de son prisonnier. Le lendemain Laurent fait inspecter sous le lit par un archer, fait frapper avec une barre de fer toutes les parois du cachot, mais on ne frappe pas le plafond, et Casanova se dit : c’est par ici que je sortirai de cet enfer.

Pendant huit jours le geôlier se venge en abreuvant de dégoûts son prisonnier, le privant d’air, lui faisant manger des viandes putréfiées, sourd à ses plaintes, l’exaspérant par son mutisme. — Casanova, hors de lui, lui demande compte de son argent, et le lendemain Laurent, en le lui présentant, le calme avec « un panier de citrons, que M. de Bragadin m’envoyait, une grosse bouteille d’eau que je jugeai bonne, et un beau poulet rôti très appétissant ; en outre un des archers ouvrit de suite les deux fenêtres ».

À partir de ce moment, on va constater un changement complet d’allures dans la conduite de Laurent, qui se continuera jusqu’à l’évasion ; ce ne sont plus seulement des tolérances consenties vis-à-vis du règlement de la prison, des complaisances auxquelles il se prête, des libertés excessives qu’il laisse au prisonnier, et sur lesquelles il ferme les yeux ; c’est Laurent qui fait des avances, lui qui fait à Casanova, dont il devrait pourtant se défier, des propositions fort tentantes pour l’enfermé, fort dangereuses pour la responsabilité du gardien. Son prisonnier lui ayant demandé de lui acheter certains livres : « Je vous ferai prêter des livres par quelqu’un qui est ici, si vous voulez aussi en prêter des vôtres, par là vous épargnerez votre argent. » Il est impossible de douter un instant que, si bête que soit un homme, il le soit assez pour n’être pas convaincu qu’à l’instant un commerce épistolaire va s’établir entre les détenus, et ne pas savoir qu’un prisonnier, sans force quand il est isolé, va la décupler dès qu’il pourra communiquer facilement avec un autre malheureux dans la même situation que lui, et que des combinaisons plus ou moins chanceuses vont être immédiatement discutées entre eux. C’est ce qui arrive en effet : les livres deviennent une boîte aux lettres, dont Laurent est le facteur journalier. Casanova dit qui il est ; ses correspondants sont le Père Balbi, moine somasque qui s’échappera avec Casanova et le comte Asquin. Balbi lui apprend que c’est l’archer Nicolas qui lui fournissait tout ce qu’il voulait, qui lui faisait l’histoire de tous les prisonniers qui étaient sous les Plombs : « Nicolas m’a dit que M. de Bragadin lui avait promis mille sequins s’il peut vous faciliter les moyens de vous évader ; mais que Laurent, sachant cela, se flatte de gagner la récompense sans s’exposer, en obtenant par sa femme votre élargissement de M. Diedo. »

Voici la troisième fois que le nom de M. de Bragadin est prononcé dans cette analyse. Il est bon de rappeler ici quels étaient les rapports de Bragadin et de Casanova, et les liens intimes qui les unissaient.

Il est une science singulière, très oubliée aujourd’hui, mais très pratiquée au siècle dernier : c’est la cabale. Comme la nature ne perd jamais ses droits, elle a fait place, de nos jours, à l’occultisme, aux tables tournantes, au spiritisme, pour les amateurs du merveilleux, du surnaturel, du mystérieux, qui y vont chercher leurs inspirations et leurs règles de conduite. Casanova, très savant dans les sciences exactes, très instruit, très lettré, très voltairien, a pratiqué la cabale toute sa vie. Bien qu’affirmant vingt fois dans son livre son incrédulité pour cette science, et il avait le droit d’être incrédule, puisqu’il savait les dupes qu’il faisait en composant et dictant lui-même les réponses, on sent néanmoins percer en lui la croyance à la fatalité et aux événements inscrits d’avance dans le livre du Destin. À chaque page, on trouve que telle époque, telle date, tel saint, revenant périodiquement, a été marqué dans sa vie par quelque fait important et décisif, ayant une influence capitale sur sa vie. Il a fait de la cabale dans sa prison, pour savoir le jour où il en sortirait.

Lors de son premier voyage à Paris, il a pratiqué la cabale au Palais Royal, chez la duchesse de Chartres, fille du prince de Conti, pour la guérir d’un eczéma.

Il l’a pratiquée à Amsterdam, auprès du banquier Hope, pour lui faire retrouver des sommes exposées ou perdues.

Dans son séjour à Paris, il a escroqué avec la cabale plus d’un million à une vieille folle, la marquise d’Urfé, qu’il devait faire renaître sous la forme d’un enfant nouveau-né, auquel en mourant elle donnerait la vie.

C’est la cabale qui lui a donné ce port de refuge, où il a terminé ses jours, au château de Dux. Le comte de Waldstein, auquel on le présenta chez l’ambassadeur de Venise à Paris, lors de son dernier séjour dans cette ville, était un fervent adepte de la fameuse science, et ce devait être une heureuse trouvaille qu’un bibliothécaire aussi fort en cabale que maître Casanova.

Au moment de son arrestation, Messer Grande saisit chez lui des manuscrits reliés : c’était la Clavicule de Salomon, le Zecorben, un Picatrix, une ample Instruction sur les heures planétaires et les conjurations nécessaires pour avoir le colloque avec les démons de toutes les classes. « Ceux qui savaient que j’avais ces livres me croyaient un grand magicien, et je n’en étais pas fâché. ».

C’est la cabale qui lui a donné son importance dans la maison de M. de Bragadin.

En 1746, à l’âge de 20 ans, Casanova, tombé dans un état de dégradation morale complète, lié avec ce qu’il y avait de plus abject parmi les vauriens de Venise, après avoir été séminariste, officier, réduit pour vivre à aller jouer du violon dans l’orchestre du petit théâtre San Mose, voit un jour entrer dans sa gondole un patricien que ses serviteurs soutiennent ; il devine une apoplexie menaçante, saute dans la gondole sans demander permission, reconduit M. de Bragadin chez lui, le saigne, le sauve et s’installe son gardien. Ce seigneur, veuf, dévot et riche, vivait en intimité avec deux autres seigneurs, M. Dandolo et M. Barbaro, qui partageaient sa croyance dans la possibilité de consulter les ordres du destin au moyen de la cabale. Casanova s’installe et, la reconnaissance aidant, se fait aimer pour son intelligence et ses connaissances sérieuses. Il construit ses pyramides de chiffres, en tire les réponses qu’il veut, régit la maison, dicte leur conduite aux trois vieillards, empêche des mariages, éloigne les gens qui peuvent lui nuire, imposant ceux qui lui conviennent et qui peuvent le servir. Casanova était du reste plein de respect pour sa dupe, qu’il aimait comme un père, lequel lui rendait l’affection qu’il aurait eue pour son fils. Cette affection a duré toute la vie entre ces deux hommes qui ne devaient pas se revoir. Après la fuite et pendant les pérégrinations de Casanova à travers toute l’Europe, il a reçu des envois d’argent de M. de Bragadin. En octobre 1767, on trouve cette phrase dans les Mémoires :

Mon frère m’avait remis plusieurs lettres, je les décachète et la première que je lis était de M. Dandolo, qui m’annonçait la mort de M. de Bragadin. Je perdais un homme qui, depuis vingt-deux ans, me tenait lieu de père, vivant avec économie et s’endettant même pour fournir à mes besoins. Son bien était en fidéicommis, il ne put me rien laisser, ses meubles, sa bibliothèque devenaient la proie de ses créanciers. Ses deux amis, qui étaient aussi les miens, étaient pauvres, et je ne pouvais disposer que de leur cœur. Cette terrible nouvelle était accompagnée d’une lettre de change de mille écus, que le défunt, prévoyant sa fin imminente, m’avait envoyée vingt-quatre heures avant de rendre l’âme.

Telle était la situation de l’aventurier dans la maison Bragadin lors de son arrestation.

Qu’on ne s’étonne pas de cette crédulité chez un homme d’un esprit distingué, et qui avait exercé les hautes charges de la République. De nos jours, ces mêmes faits se présentent. Rappelons ce procès pour escroquerie fait au photographe Buguet, qui vendait à des clients entichés de spiritisme leur portrait accompagné de l’âme d’une personne chérie évoquée par eux et qu’ils reconnaissaient. Le photographe avouait sa supercherie : il faisait passer derrière la personne posant, par un procédé particulier, un autre personnage très vivant, dont on devinait les linéaments du visage sur l’épreuve qu’il livrait à ses dupes. Dans ce procès, quatre colonels, dont un ancien élève de l’École Polytechnique, avaient été appelés par l’accusé comme témoins à décharge, c’est-à-dire des hommes à sciences exactes. Or, aux insistances du président, qui leur faisait remarquer que le photographe avouait son procédé de supercherie, ils se contentaient de hausser les épaules, en répondant avec un air de commisération dédaigneuse : Monsieur le Président, vous parlez de choses que vous ne connaissez pas.

On comprend donc maintenant le trouble que devait porter dans l’esprit du vieillard, privé de son conseil, l’arrestation de son enfant, et que Bragadin devait tout tenter pour tâcher de le délivrer.

D’après la loi sur les évasions célèbres, que nous avons posée en commençant, nous pouvons donc dès maintenant établir :

Le corrupteur du dehors a été M. de Bragadin, le corrompu a été le geôlier Laurent, et pour ce dernier les présomptions vont se convertir en certitudes, par la suite de l’analyse des faits qui le concernent.

La correspondance active avec le moine continue par l’envoi incessant et journalier de livres, d’un cachot à l’autre ; les projets sont ébauchés, la sortie se fera par les plafonds. Casanova ne peut percer le sien parce que, chaque jour, on sonde les parois de sa prison avec une barre de fer, mais il enverra son esponton au moine, qui percera le sien et cachera son travail en tapissant toute sa prison avec des images de saints qu’il fera acheter par Laurent. Arrivé au-dessus de son plafond, il percera le mur de séparation des deux cachots, puis défoncera le plafond de Casanova. Une fois là, Casanova se charge du reste. Mais comment faire parvenir l’esponton au moine ? D’autres objets que les livres avaient déjà passé d’un cachot à l’autre, entre autres une pelisse en peau de renard, que le comte Asquin avait désiré voir, pour en acheter une semblable. Casanova songe à envoyer son instrument dans le dos d’un livre. Il est bon de savoir qu’en Italie les livres, généralement, sont reliés en parchemin, et de manière que le dos, en l’ouvrant, forme une poche. Il fait acheter une bible in-folio qui venait de paraître ; il s’aperçoit que son esponton, placé au dos, dépasse de deux pouces la longueur du livre ; il faut donc un moyen accessoire.

Je dis à Laurent que je voulais célébrer le jour de la Saint-Michel avec du macaroni au fromage, mais que, voulant reconnaître l’honnêteté de la personne qui avait la bonté de me prêter des livres, je voulais lui en faire un grand plat, et que je voulais le préparer moi-même. Laurent me dit que ce monsieur désirait lire le grand livre, c’était une affaire arrangée. — Fort bien, lui dis-je, je le lui enverrai avec le macaroni ; apportez-moi seulement le plus grand plat que vous ayez à la maison, car je veux faire la chose en grand.

On devine le reste ; le prisonnier fait son macaroni sur le pas de sa porte, dans son grand plat, le couvre de beurre à le faire déborder, le pose sur le livre au dos duquel il a mis l’esponton1, élève le tout, et le place sur les bras étendus de Laurent, qui transporte l’envoi à ses voisins, et le tour est joué.

Objection. — En bonne conscience, voilà un geôlier bien facile et bien confiant vis-à-vis d’un prisonnier qui a tenté de s’échapper quelques semaines auparavant. Qu’un dramaturge tire de circonstances semblables une scène à effet sur le théâtre, rien de mieux ; qu’un romancier en fasse dans son livre un chapitre charmant, c’est parfait ; mais que l’histoire inscrive une stupidité aussi lourde chez un homme dont les fonctions sont obligatoires, sans y voir un aveuglement voulu et une complicité, c’est impossible.

Voici donc le père Balbi en possession de l’esponton.

Il ne tarda pas à mettre la main à l’œuvre, et en huit jours il parvint à faire au plafond une ouverture suffisante, qu’il masquait avec une image, qu’il collait avec de la mie de pain.

Objection. — Que des images appliquées sur les parois verticales d’une pièce ne produisent aucun étonnement, cela se conçoit ; mais appliquées sur un plafond, c’est tellement étrange et insolite que même une personne qui ne serait pas un geôlier, dont l’essence doit être le soupçon, ne pourrait s’empêcher d’en être étonnée et d’en chercher l’explication. Cette remarque vise, il est vrai, Laurent, dont elle affirme une fois de plus la complicité ; mais ce qui vise Casanova, et le fait prendre en flagrant délit de mensonge, c’est la phrase suivante, après que le moine arrivé sur le plafond de son cachot lui donne le signal par trois petits coups.

Il travailla jusqu’au soir, et le lendemain il m’écrivit que si mon toit n’était que de deux rangées de planches, son travail serait achevé le même jour. Il m’assura qu’il aurait soin de faire le trou circulaire, comme je le lui avais recommandé, et qu’il ne percerait pas le plancher.

Objection. — Si l’on veut se souvenir que l’esponton est de fer et non d’acier, que la pierre à affiler est restée dans le premier cachot de Casanova, que le moine a eu à percer en huit jours son plafond ; puis, du 8 octobre au 16, le mur de séparation entre les deux prisons, on peut imaginer en quel état doit être la pointe de l’instrument, et quelle puissance elle peut avoir maintenant pour s’attaquer sur du bois, Balbi ne se sert que de l’esponton, il n’a ni scie, ni couteau, ni ciseau, comment pourrait-il avec un instrument émoussé, qui n’agit que comme levier, en enlevant des éclats, parvenir à faire un trou circulaire ?

— L’évasion est remise à la nuit du 3 octobre au 1er novembre, par le fait d’un nouveau compagnon qu’on a donné à Casanova ; mais, dans cette nuit, après avoir « passé quatre heures à couper draps, couvertures, matelas et paillasse », il se trouve possesseur de 100 brasses de cordes…

Quand la corde fut faite, je fis un paquet de mon habit, de mon manteau de bourre de soie, de quelques chemises, bas et mouchoirs et nous passâmes dans le cachot du comte.

Objection. — Quoi ! non seulement 100 brasses de corde qui peuvent être utiles, mais encore des chemises, des bas et des mouchoirs de rechange ! Il partirait par un train de plaisir pour quelques jours aux bains de mer qu’il n’en emporterait pas davantage ! Et il allait s’exposer sur un toit couvert de lames de plomb glissantes, sur lequel il ne pourrait prendre pied ! C’est se jouer beaucoup de la crédulité du lecteur.

Cette ouverture était celle faite en soulevant le bord de la lame de plomb qui retombait sur la gouttière de marbre. Les voilà donc au bord du toit.

… Mais il est temps de partir. On ne voyait plus la lune ; j’attachai au cou du Père Balbi la moitié des cordes d’un côté, et le paquet de ses nippes sur son autre épaule ; j’en fis autant sur moi, et tous les deux en gilet, nos chapeaux sur la tête, nous allâmes à l’ouverture.

Avant de partir il demande trente sequins au comte Asquin qui, par avarice, les lui refuse, mais lui en donne deux qu’il accepte.

À genoux et à quatre pattes, j’empoignai mon esponton d’une main solide, et, en allongeant le bras, je le poussai obliquement entre la jointure des plaques de l’une à l’autre, de sorte que, saisissant avec mes quatre doigts le bord de la plaque que j’avais soulevée, je parvins à m’élever jusqu’au sommet du toit. Le moine pour me suivre avait mis les quatre doigts de sa main droite dans la ceinture de ma culotte.

Objection. — Cette manœuvre, si bien décrite, et qui au premier abord semble si naturelle, est de toute impossibilité. Casanova avance de bas en haut, et les plaques de plomb, comme les plaques de zinc, comme les tuiles, comme les ardoises, comme tous les systèmes de couverture, en un mot, pour empêcher la pluie de tomber dans le bâtiment, se recouvrent nécessairement, la supérieure dépassant d’une certaine longueur celle qui est placée au-dessous d’elle. En conséquence, l’esponton n’a jamais pu entrer dans ces jointures, et chaque fois qu’il en parle c’est un mensonge ; son instrument n’a pu lui être d’aucune utilité.

Dans l’ascension, le moine perd son paquet de hardes, mais non ses cordes. « Après avoir franchi quinze ou seize plaques, avec une peine extrême, nous arrivâmes sur l’arête supérieure, où je m’établis commodément à califourchon, et le Père Balbi m’imita. » Il passe une heure à parcourir à cheval le sommet des toits, cherchant, sans le trouver, un point où attacher sa corde. Il arrête enfin « sa vue sur une lucarne du côté du canal et aux deux tiers de la pente. Elle était assez éloignée de l’endroit d’où j’étais parti, pour que je pusse juger que le grenier qu’elle éclairait n’appartenait pas à l’enclos des prisons que j’avais brisées ». Il se laisse glisser en ligne droite, et se trouve bientôt à cheval sur son petit toit ; s’appuyant des mains sur le bord et avançant la tête, il touche une petite grille, et, derrière, des carreaux de vitre enchâssés dans du plomb ; il joue de l’esponton, arrache la grille et rompt la fenêtre vitrée. « À l’aide de mon esponton, suivant ma première méthode, je regagnai le faîte du toit et m’acheminai vers l’endroit où j’avais laissé mon compagnon. »

Objection. — Méthode déjà démontrée impossible.

Ils se consultent sur « les moyens à prendre pour entrer dans la lucarne et pénétrer dans le grenier ». La chose était facile pour l’un des deux, car, au moyen de la corde, il pouvait être descendu par l’autre ; « mais je ne voyais pas comment le second pourrait descendre ensuite, n’ayant aucun moyen d’assujettir la corde à l’entrée de la lucarne ».

Objection. — Mais, deux moyens assez simples se présentaient. Les parois des lucarnes sur les toits ne sont faites ni en marbre, ni en pierre ; on emploie des matériaux très légers et très minces pour ne pas charger les toits, c’est-à-dire des lattis recouverts de gâché ; tout au plus des carreaux de plâtre, matière molle. Or cet esponton, qui avait, sans s’émousser, déjà fait tant de travaux de percement, et avait pu sortir intact de la destruction du terrazzo marmorin, devait bien être capable de faire trou dans cette matière légère, tout près du chambranle, de façon à faire une œillère pour y passer la corde. — Le second moyen était d’utiliser la grille qu’il avait descellée entière, et qu’il avait placée auprès de la lucarne. Quand on examine les photographies du Palais des Doges, on voit que ces lucarnes sont plus hautes que larges ; en renversant la grille, il trouvait un point d’appui solide pour attacher sa corde. — Mais l’écrivain ne veut d’aucun de ces deux moyens simples ; il a à décrire un moyen très compliqué, qui forme une des pages les plus émouvantes du récit, et qui laisse le lecteur terrifié et haletant sur les dangers que court l’évadé, suspendu entre ciel et terre ; détails contés merveilleusement, mais aussi impossibles à croire que ceux que nous avons critiqués.

Quoi qu’il en soit, Casanova, ayant ceint Balbi sous les aisselles avec la corde, vient de le descendre dans le grenier. « Arrivé sur le plancher, il détache la corde, et, l’ayant retirée, je trouvai que la hauteur était de plus de cinquante pieds. »

Objection. — La hauteur du Palais des Doges est de 28 mètres, du sol jusqu’à la hauteur de la gouttière de marbre (84 pieds), là où commence le toit ; il y a donc certainement un plancher à cette hauteur ; la lucarne, dit-il, était aux deux tiers de la pente du toit ; en admettant même que la hauteur du toit ne soit pas divisée, une corde passée par cette ouverture, qui aurait plus de 50 pieds, tomberait à onze mètres du sol. Or, quand on regarde les lucarnes du Palais, on voit qu’elles sont superposées en deux étages ; 50 pieds pour un seul étage du toit donneraient au toit plus de deux fois la hauteur du monument lui-même.

Ne sachant que devenir, je grimpai de rechef sur le sommet du toit, et ma vue s’étant portée vers un endroit près d’une coupole que je n’avais pas encore visitée, je m’y acheminai. Je vis une plate-forme, recouverte de plaques de plomb, jointe à une grande lucarne fermée par deux volets. Il y avait une cuve pleine de plâtre délayé, une truelle, et tout à côté une échelle que je jugeai assez longue pour pouvoir me servir à descendre jusqu’au grenier où était mon compagnon. Ayant passé ma corde dans le premier échelon, je traînai cet embarrassant fardeau jusqu’à la lucarne. Il s’agissait alors d’introduire cette lourde masse, qui avait douze de mes brasses…

Objection. — Chaque ligne de ce passage est à analyser. Cette plate-forme, cette terrasse était nécessairement en contre-bas de l’arête du toit sur lequel il était à califourchon. Des maçons y travaillaient, et chacun sait que le plâtre, une fois délayé, se solidifie, prend, comme disent les hommes du métier, et que, pour l’usage, l’ouvrier maçon fait préparer par le gâcheur petit à petit, car le plâtre prenant devient une pierre, l’ouvrier maçon use son auge jusqu’à la fin, gratte bien les parois et commande une autre truellée à son servant, qui est placé au-dessous, de lui sur l’échafaudage. En quittant son travail, il emporte toujours sa truelle, qui, de cuivre épais, emmanchée, a son prix et pourrait être volée, mais en laissant ses auges il a le soin de les bien laver à l’eau avant de partir, car s’il y laissait du plâtre délayé, il trouverait le lendemain une pierre de plâtre adhérente à son auge qu’il lui faudrait briser avec effort et grande perte de temps. Casanova n’a donc pu trouver une truelle, ni une cuve mi-pleine de plâtre délayé, parce que jamais un maçon n’a laissé de plâtre dans son auge abandonnée.

Cette échelle lui présentait les extrémités de ses montants, puisqu’il attache sa corde au premier échelon. Il s’agissait donc de la monter verticalement, le peu de longueur du bras de levier lui défendant de la faire basculer, en prenant le toit comme d’appui. Or, il s’agit ici, non pas de ces échelles légères à montants rapprochés, dont les jardiniers font usage dans les vergers pour cueillir des fruits très élevés dans l’arbre, il s’agit d’une échelle de maçon, c’est-à-dire devant porter un homme, le gâcheur, chargé d’un poids fort lourd, l’auge pleine de plâtre, et dont les montants très forts ont une grosseur considérable ; elles sont toujours assez courtes, une douzaine d’échelons, parce que, trop longues, le poids de l’homme chargé pourrait faire courber les montants et mettre la vie de l’homme en danger. À mesure que l’ouvrier maçon s’élève dans son travail sur le mur, un nouveau plancher est installé sur son échafaudage, desservi par une nouvelle échelle courte à l’usage de son gâcheur. Mais, prenant à la lettre le récit de l’écrivain, il l’avait jugée assez longue pour descendre jusqu’au grenier, c’est-à-dire cinquante pieds.

« Douze de mes brasses », il faudrait donc entendre brassée, c’est-à-dire ce que les bras peuvent entourer, et, Casanova, étant grand, on aurait le droit de compter 2 mètres. Nous nous contenterons de prendre pour mesure la plus petite longueur de toutes les brasses des pays d’Europe, qui est celle d’Espagne, 1 m 675 mm, qui, multipliés par 12, donnent encore plus de 19 mètres ou 57 pieds. Veut-on se figurer un homme seul, élevant verticalement une semblable masse par la force de ses bras ? Ni Hercule, ni Samson, ni les géants mythologiques ne le tenteraient sur un terrain plat, et Casanova prétend avoir traîné cette masse sur un toit de métal, glissant, sans aucune aspérité, d’où devait le précipiter le moindre mouvement qu’il imprimerait à son fardeau !

Le narrateur accentue encore la situation, déjà si émouvante, de son récit, par les manœuvres multiples et pleines de péril auxquelles il se livre pour faire entrer son échelle dans l’ouverture de la lucarne. À un moment elle y est engagée, mais, ne pouvant aller plus loin, elle déborde d’un tiers au-delà de la gouttière de marbre ; il y descend pour la soulever ; dans un mouvement d’effort, il glisse et est lancé en dehors du toit jusqu’à la poitrine, ne se soutenant que par ses deux coudes ; il est pris d’une crampe dont, immobile, il attend la fin, et finalement parvient au résultat désiré.

Objection. — À tous ces détails minutieux qu’il donne et que nous résumons il n’est qu’une objection à faire, que nous avons déjà mise en avant. C’est que, étant donnés la lourdeur de l’appareil et le peu de longueur des bras de levier qu’il avait à mouvoir, il n’est pas de force humaine capable d’exécuter les mouvements qu’il décrit. Ensuite, c’est que, dès que son parti était pris d’émotionner son lecteur par des situations dramatiques et invraisemblables, il eût été bien sot de ne pas aller jusqu’à l’extrême, et de ne pas se donner le plaisir de le faire haleter et fermer les yeux, le voyant suspendu en dehors de sa gouttière, prêt à être précipité dans le vide. C’est le droit d’un narrateur habile, qui use de ses ressources, mais non d’un historien fidèle.

Voici les deux fugitifs réunis. Après avoir traversé plusieurs escaliers, Casanova se trouve dans une salle qu’il connaît ; c’est la Chancellerie ducale :

Je vois sur un bureau un outil en fer, à pointe arrondie et à manche de bois, le même dont les secrétaires de la chancellerie se servent pour percer les parchemins auxquels, au moyen d’une ficelle, ils attachent des sceaux de plomb ; je m’en empare… Je vais à la porte de la chancellerie, je mets mon verrou ; mais, en moins d’une minute, acquérant la certitude qu’il me serait impossible de la rompre, je me décide à faire vite un trou à l’un des deux battants. J’eus soin de choisir le côté où la planche avait le moins de nœuds, et vite en besogne ; à coups redoublés de mon esponton, je crevais, je fendais le mieux que je pouvais ; le moine m’aidait autant qu’il pouvait avec le gros poinçon que j’avais pris sur le bureau.

Objection. — Casanova qui, en fourrant son esponton dans le trou de la serrure d’une autre porte, l’a brisée en trois minutes quelques instants auparavant, voit que, par le même moyen, il ne parviendra pas au même résultat pour la serrure de la chancellerie ; c’est donc une bonne et forte porte en chêne à laquelle il va s’attaquer. Cet esponton, qui n’était pas en acier qui n’avait pas été affilé depuis la sortie du premier cachot, où était restée la pièce de marbre, qui avait fait tant de travaux depuis, était donc muni d’une pointe en diamant pour ne pas s’émousser ! Il avait pu desceller des pierres, des briques, à la rigueur déchiqueter des planches posées à plat, parce qu’il agissait comme levier ; mais ici, sur une grosse porte en chêne, qui n’avait pas en arrière un plan résistant pour le contrecoup, Casanova devait tout simplement jouer du tambour avec son joujou à la main, car il n’avait pas de coup, il n’avait pas de poids ; en réalité et pratiquement, ce n’était pas autre chose qu’un morceau de canne de fer, de vingt pouces de long, qui devait sauter et fuir de sa main en arrière de lui, d’autant plus loin que le coup était plus violent, parce qu’il n’était pas emmanché. Une chose plus grotesque est l’aide que lui portait le moine avec son poinçon de bureau. De plus, ils travaillaient sur un même battant, et celui qui faisait peu devait singulièrement gêner celui qui faisait beaucoup.

Les bords de ce trou faisaient peur, car ils étaient tout hérissés de pointes faites pour déchirer les habits et lacérer les chairs.

Remarque. — Voilà bien en effet la seule forme des ouvertures que pouvait faire l’instrument dont il est ici question, s’il avait eu du coup et fût emmanché. Mais l’auteur oublie-t-il qu’il avait bien recommandé à Balbi de lui faire dans le cachot une ouverture circulaire, ce à quoi n’avait pas manqué son compagnon d’évasion ?

Il était à la hauteur de cinq pieds.

Objection. — Pourquoi l’avoir fait si haut, quand il était si simple de le pratiquer plus bas ?

C’était pour éviter les nœuds du bois, dit-il ; mais, en réalité, c’est qu’il n’aurait pas eu les circonstances compliquées et à effet qui suivent, et qui sont un écho affaibli des péripéties sur le toit.

Ayant placé dessous deux tabourets l’un à côté de l’autre, nous montâmes dessus, et le moine s’introduisit dans le trou, les bras croisés et la tête en avant, et, le prenant par les cuisses, puis par les jambes, je parvins à le pousser dehors… Mettant un troisième tabouret sur les deux premiers, je montai dessus, et, me trouvant au bord du trou, à la hauteur des cuisses, je m’y enfonçai jusqu’au bas-ventre, quoique avec de grandes difficultés, parce que le trou était, très étroit, et, n’ayant aucun point d’appui pour accrocher mes mains ni personne qui me poussât, comme j’avais poussé le moine, je lui dis de me prendre à bras-le-corps et de m’attirer à lui sans s’arrêter, dût-il ne me retirer que par morceaux, il obéit, et j’eus la constance d’endurer la douleur affreuse que j’éprouvais par le déchirement de mes flancs et de mes cuisses, d’où le sang ruisselait.

Arrivé à la fin des objections que nous avons à opposer au récit de l’auteur, après l’avoir, à chaque page, pris en flagrant délit de mensonge, après avoir prouvé sans conteste que les choses n’ont pu se passer ainsi, pense-t-on que notre joie soit bien grande ? À présent, mon frère casanoviste, que notre pauvre poupée a le ventre crevé de mon couteau, le son par terre couvert de sa peau flasque, croyez-vous que je ne sois pas aussi chagrin que vous ? La sublime poupée que nous aimions avec ses clinquants et ses paillons ! Je me doutais bien qu’elle mentait parfois, comme une vraie femme, mais je fermais les yeux et me bouchais les oreilles, je ne voulais rien voir ni rien entendre. J’avais la conduite d’un vieillard avec une jeune maîtresse, qui, s’il n’est pas tolérant et volontairement aveugle, sait qu’il va être abandonné — j’aimais tant l’enfant et ses jolis mouvements ! Je voulais cacher au public que j’étais trahi. — Ne m’en veuillez pas d’avoir parlé, mais accusez d’Ancona qui m’a mis au défi. De ce récit admirable, la Fuite des Plombs, si émotionnant, si palpitant avec ses péripéties qui font frissonner, de ce bijou merveilleux, ciselé, monté si habilement, il ne resterait rien qu’un tissu de mensonges ? Heureusement, non, — il reste une chose qui fait le plus grand honneur à cet homme si méprisable à certains égards. Ces mensonges étaient nécessaires, et nous les expliquerons.

Après ce long, fastidieux et prolixe examen que nous avons fait à dessein sous cette forme comme un juge d’instruction interrogerait un inculpé afin de le faire s’enferrer dans ses propres dires, mais qui était nécessaire pour poser nos conclusions, nous n’hésitons pas à les formuler ainsi :

Sa trouvaille du verrou et du morceau de marbre servant de pierre de touche : mensonge.

La tentative d’évasion par le plafond de la salle des inquisiteurs faite dans son premier cachot : mensonge.

Le jour de l’évasion indiqué par le destin dans un livre : mensonge.

Le choix de l’époque de l’évasion habilement décidée dans un jour de fête où le palais était désert par l’absence des patriciens, des fonctionnaires et des employés et où on pouvait faire impunément du bruit : certain.

Le mécanisme de la montée sur le toit de plomb par le procédé de l’esponton : impossibilité et mensonge.

La trouvaille de l’auge remplie de plâtre délayé : impossibilité et mensonge.

Transport de l’échelle de maçon sur les toits : impossibilité et mensonge.

Mesure de la hauteur, 50 pieds, du galetas dans lequel il serait descendu : mensonge.

Corruption active exercée par Bragadin : soupçons, mais certitude morale.

Corruption passive du geôlier Bassadona : certaine et prouvée par les pièces.

Dégâts des cachots : certains et nécessaires pour donner le change et une apparence de réalité à la non-complicité du geôlier.

Fracture de la porte de la chancellerie : certaine, mais impossible par le procédé ridicule de l’esponton et du poinçon, mais à l’aide d’une masse ayant la force d’un marteau d’enclume.

En résumé, il faut maintenant rayer cette fuite des plombs du nombre des évasions merveilleuses et courageuses. Il faut la conserver au nombre des évasions célèbres.

Contez cette évasion à un garçon maçon, à un menuisier, à un couvreur, à un serrurier, à un débardeur du port, à un ouvrier quelconque, qui ne sache pas lire, il vous rira au nez, haussera les épaules et vous dira : « Monsieur, c’est impossible. »

(À suivre.)

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCV, numéro 349, 1er janvier 1912, p. 173-180 [180].

[…]

Le Feu (décembre). […] — « Le Giorgione », par M. H. Bérenger.

Art ancien.
L. Gielly, Le Sodoma (188 p. in-16 + 24 grav. Plon, 3 fr. 50) §

Tome XCV, numéro 349, 1er janvier 1912, p. 194-198 [196].

Dans la même collection, celle des Maîtres de l’Art, M. L. Gielli, vient de publier un ouvrage sur Giovann-Antonio Bazzi, dit le Sodoma. Il montre que le Sodoma ne subit qu’indirectement l’ascendant du Vinci, et que Giovann-Antonio, né à Verceil en 1477, fut dès l’âge de treize ans mis en apprentissage chez Martino Spanzotti, petit maître attardé dans les formules quattrocentistes, dont la Vierge du musée de Turin ne manque cependant pas d’un certain charme archaïque. Si les œuvres de chevalet de Sodoma sont d’un faire mince et lisse, peu agréable, par contre les fresques ont conservé une ampleur de métier et un pouvoir de séduction incomparables. Celles du couvent de Monte Oliveto, entre autres le fragment des Courtisanes (1505), celles de la Farnésine et mieux encore celles de l’Oratoire San Bernardino à Sienne (1518) comptent parmi les plus belles peintures murales du commencement du xvie siècle : les reproductions qui accompagnent l’étude très détaillée de M. Gielly permettent suffisamment d’en juger.

Tome XCV, numéro 350, 16 janvier 1912 §

Casanova et son évasion des plombs (Suite) [II] §

Tome XCV, numéro 350, 16 janvier 1912, p. 244-256.

II §

Casanova prétend qu’il ignorait les causes qui avaient pu le faire enfermer sous les Plombs. — Le comte Fenarolo, qui partagea quelque temps son cachot, lui rapporta les bruits qui couraient dans Venise à ce propos. « Toutes ces accusations, dit Casanova, avaient quelque fondement, qui leur donnait un air de vraisemblance, mais au fait toutes étaient parfaitement fausses. »

Si l’on réfléchit à l’époque où se sont passés les événements, aux idées politiques et religieuses des gouvernants de Venise, au système politique de tous les États de l’Europe avec le pouvoir sans contrôle, et particulièrement à celui de la République de Venise, où régnait l’arbitraire le plus absolu, où la défiance était la règle de conduite, où la délation anonyme vis-à-vis de tous les citoyens était acceptée, où un patricien était mandé devant les Inquisiteurs, s’il avait, non pas causé avec un ambassadeur étranger, mais lui avait adressé une parole oiseuse ou de politesse dans une salle de jeu, si celui-ci avait son masque levé, on trouvera qu’il y avait dans tous les faits imputés au coupable plus qu’il n’en fallait pour motiver une semblable mesure.

Casanova, revenu de France, avait séjourné deux ans à Paris, où fermentaient les idées philosophiques, qui, trente ans plus tard, devaient faire éclater la révolution. Il était rentré dans sa patrie tellement engoué et enthousiasmé de la France qu’il affectait d’en parler la langue le plus souvent qu’il le pouvait. Dans un roman satirique de son ennemi, l’abbé Chiari, celui-ci, faisant son portrait sous le nom supposé de Vanesio, disait de lui : « Il était infatué de choses d’au-delà les monts, de tout ce qui était étranger ; il n’avait dans la bouche que Londres et Paris, comme si, en dehors de ces deux illustres capitales, il n’y avait rien au monde. De fait, il y avait demeuré quelque temps, je ne sais sous quelle figure et avec quelle fortune. Londres et Paris devaient entrer dans tous ses discours ; Londres et Paris étaient la loi de sa vie, de son habillement et de ses études, autant dire, en un mot, de ses niaiseries. ». Cet abbé Chiari était le fournisseur dramatique du théâtre Sant’Angelo, appartenant au patricien Condulmer, et Casanova, rangé du côté de Goldoni, acharné après Chiari et sifflant ses pièces, faisait du tort à la bourse du patricien qui, il ne faut pas l’oublier, faisait partie du Tribunal. Sans attribuer à cette inimitié de Condulmer contre Casanova une vengeance aussi basse que celle de l’emprisonnement, peut-être a-t-elle eu une certaine influence, quand d’autres causes plus sérieuses furent mises en avant pour le motiver, surtout si l’on ajoute que l’inimitié se compliquait d’une jalousie amoureuse, Casanova jeune, et Condulmer vieux, courtisant la même femme, la belle Mme Zorzi.

Casanova partageait avec l’abbé de Bernis, ambassadeur de France, la possession d’une religieuse, la maîtresse de ce dernier, non pas en trompant l’ambassadeur, mais de son propre consentement, dans des réunions à trois, très licencieuses, qui se renouvelaient très fréquemment. Il était lié avec d’autres ministres étrangers : Smith, Murray. Ces relations, connues du tribunal, pouvaient à juste titre éveiller les soupçons que, dans ces parties de plaisir, des paroles imprudentes ne fussent recueillies par les oreilles des étrangers, et que des secrets d’État ne fussent vendus pour de grosses sommes d’argent par ce plébéien, qui passait sa vie au milieu des patriciens Bragadin, Dandolo et Barbaro, qu’il menait à sa guise.

Ces derniers patriciens n’étaient pas les seuls que fréquentât Casanova ; il y avait le noble Marc Antonio Zorzi, le mari de la femme qu’il courtisait. Il y avait les trois jeunes Memmo, qu’il cherchait à affilier à une société secrète, et dont la mère s’était plainte de l’influence que le débauché exerçait sur ses fils.

Nous ne comptons pas les rapports de police qui le représentent comme un coureur de filles et de femmes mariées, un pourvoyeur pour les patriciens, un joueur ne quittant pas les redoutes, et y jouant heureusement. De telles accusations n’ont pas grande valeur, quand on songe à l’esprit du siècle, à la corruption générale de la haute société dans toute l’Europe, et surtout aux mœurs vénitiennes, où des patriciens tenaient les maisons de jeu, taillaient pharaon, et où l’on pouvait corriger la fortune sans se déshonorer.

Mais il y avait une accusation qui nous paraît beaucoup plus grave et plus sérieuse, et que d’Ancona, dans sa si complète étude sur Casanova, Un aventurier du 18e siècle, donne aussi comme cause capitale de la condamnation du coupable.

Quelle que soit l’idée qu’on se forme de l’influence de la franc-maçonnerie et de sa puissance occulte, maintenant que ce n’est plus une société secrète, qu’on lui refuse ou qu’on lui accorde l’importance que lui attribue le parti catholique qui, ayant aujourd’hui pénétré dans les loges, sait à quoi s’en tenir, feint d’en avoir grand-peur, et, habilement, s’en sert comme arme de guerre, il n’en est pas moins vrai que l’institution ne doit pas être considérée sous le même angle aujourd’hui qu’au xviiie siècle. Au siècle dernier, les philosophes, les lettrés, les avocats faisaient partie des loges, où, sous des formes mystérieuses faites pour attirer le vulgaire, ils agitaient des idées sérieuses, discutaient des réformes, où avec la formule : Liberté, Égalité, Fraternité, ceux qui s’y rassemblaient ont eu la prétention d’avoir préparé et fait éclore la Révolution de 1789. En tout cas, la Maçonnerie, où il est interdit de parler politique ou religion, peut être considérée, au xviiie siècle ainsi qu’au xixe siècle, comme le temple de la libre-pensée.

Casanova qui, lorsqu’il écrivait ses Mémoires, traite ses pratiques de sublimes bagatelles, recommande néanmoins à tout jeune homme de ne pas négliger d’y entrer s’il veut arriver à quelque chose dans le monde. Pendant son voyage en France, il avait été initié à Lyon, et avait pris les grades de compagnon et de maître à Paris. Dans deux pages fort curieuses, il porte son jugement sur la Maçonnerie et sur son fameux secret, reconnaissant que toute l’importance réside dans le grade de Maître et que les grades qu’on lui a fait prendre plug tard ne sont que des grades de parade… Toute sa vie et pendant ses voyages, en tout pays, on le voit suivre les travaux des loges et assister aux réunions de la Saint-Jean d’hiver. Il est très vraisemblable que, dans le déplacement perpétuel de son individu, la Maçonnerie lui a été de la plus grande utilité pour former rapidement ces relations si multiples dans la haute société, dès qu’on le voit arrivé dans une grande ville.

Or, si Casanova traite un peu légèrement la Maçonnerie quand il a la soixantaine, il n’en devait pas être de même quand il revint de Paris à Venise, imbu des idées philosophiques françaises, et, dans son ardeur de nouvel adepte, peut-être était-ce lui qui avait fondé cette première loge dans laquelle on trouvait plus tard comme affiliés ces mêmes frères Memmo, que leur mère accusait Casanova d’avoir poussés à l’athéisme.

Plusieurs papes avaient lancé des bulles contre la secte, et les autorités dévotes de Venise devaient ouvrir les jeux sur les agissements d’un homme ayant séjourné dans le pays des idées nouvelles, hardi, intelligent, entreprenant, frondeur et en relations constantes avec les patriciens. D’ailleurs, il avait bavardé des pratiques maçonniques avec l’espion Manuzzi, chargé de le surveiller, et lui avait montré son tablier de maçon.

En voilà bien assez pour motiver la condamnation à cinq ans de Plombs, durée de peine dont il n’a jamais eu connaissance, mais que les recherches ont découverte dans les Archives. Comme pour d’Ancona, de même aussi pour l’abbé Fulin, c’est la Maçonnerie qui a été la véritable cause de l’arrestation. Ce dernier critique a établi, par des pièces trouvées dans les Archives, qu’il y a eu jugement. Or, Casanova n’en disant rien dans son séjour sous les Plombs, cette omission ne peut être un manque de mémoire de sa part. Constatant de plus que la vérité historique de circonstances racontées par l’écrivain est au moins douteuse, qu’il ne fait pas mention de personnages avec lesquels certaines pièces trouvées par lui établissent nettement qu’il a été en rapport, le critique en arrive, à la fin de son travail si intéressant, Giacomo Casanova et les Inquisiteurs d’État, a cette conclusion sévère :

Ou bien Casanova, dans tel cas, ne dit pas la vérité, et alors, si nous ne voulons pas le croire dans un endroit, pourquoi voudrions-nous le croire dans un autre ; ou bien il dit la vérité, et alors ses Mémoires ne sont pas tels qu’ils sont sortis de sa plume et dans les deux cas, n’est-ce pas une raison pour mettre en suspicion l’exactitude de tant et tant de récits casanoviens.

Cette opinion, dans sa rigueur absolue, ne peut être acceptée.

Il y a à faire dans les Mémoires deux parts qui, bien que mêlées intimement et avec habileté dans le récit, doivent être bien séparées par le critique : l’une, composée de faits, de réflexions philosophiques d’une haute portée, de controverses, où l’on sent l’ancien séminariste, de points de vue historiques, d’événements arrivés vraiment à l’auteur, de peintures de la société de son temps, tableaux admirablement dessinés, de personnages bien mis en scène et bien vivants sous sa plume, tous décrits et nommés à partir de son enfance jusqu’au moment où le livre se ferme si brusquement ; l’autre part, toute d’imagination, faite avec des récits exagérés à plaisir, de la faconde, des gasconnades, des aventures dont le point de départ est certainement vrai, mais sur lequel il brode, il exagère avec un merveilleux talent, afin de rendre son récit piquant et intéressant. Il sait corser son intrigue, il la travaille comme un romancier ; il a le don du conteur, et il en use avec le tour le plus heureux. Ce sont alors des histoires de femmes invraisemblables, des déconvenues amoureuses, où il joue le rôle le plus ridicule, se moquant de lui-même et chargeant la situation pour amuser et faire rire son lecteur. Quant à lui, il garde son sérieux ; il sait, et il l’a écrit quelque part, que, pour faire pleurer, il faut pleurer, mais pour faire rire en contant, il ne faut pas rire soi-même.

Or, c’est dans le côté imagination que doit être rangé tout le récit de l’évasion, lequel, en prenant l’opinion de Fulin, devrait être considéré, d’après l’analyse que nous en avons faite, comme un mensonge.

Oui, mensonge, mais mensonge voulu, plein de noblesse, et qui doit être considéré comme une belle action à l’actif de Casanova et tout à son honneur.

Bragadin a été certainement le corrupteur des gardiens du prisonnier, peut-être aussi bien en haut qu’en bas. Il avait fait partie du tribunal, et un magistrat qui, pour son intérêt personnel, viole les lois qu’il applique aux autres mérites tout le mépris de ses concitoyens. Casanova a voulu sauver l’honneur politique de Bragadin ; il n’a pas voulu, en disant la vérité, qu’il pût être convaincu d’avoir été son sauveur. Quant au simple soupçon, il ne pouvait le lui éviter, et il le laisse entrevoir quand il rapporte que le vieillard a offert mille sequins à Nicolas, le geôlier qui sert Balbi et le comte Asquin. C’est la seule fois que Casanova parlera de Bragadin à ce sujet. On peut affirmer que, pendant tout le reste de sa vie, fidèle gardien de l’honneur de celui dont il n’avait reçu qu’affection et bienfaits, il ne s’est confié à personne touchant ce mystérieux détail de la vie, et que la vérité est restée un secret entre lui et l’histoire.

L’affirmation que nous, Français, osons émettre sur le rôle de Bragadin, les critiques italiens ne pouvaient se la permettre, par respect pour la magistrature de leur pays ; mais, pour qui sait lire entre les lignes, voici une phrase du travail de d’Ancona qui en dit beaucoup dans sa forme discrète : « Comment réussit-il à s’enfuir ? C’est un petit problème historique qui ne manque pas d’importance, et sur lequel les Mémoires jettent peu de lumière, ou plutôt une lumière dissimulée et voilée par la main même de l’auteur» Eh ! mais, monsieur d’Ancona, cette phrase peut bien se traduire par un seul mot : Bragadin. Pourquoi n’avez-vous pas conservé la même opinion, malgré votre voyage dans le Palais des Doges ?

Voici une autre phrase, un peu plus explicite, de l’abbé Fulin qui vise déjà les personnages. Le critique lisait son travail Jacques Casanova et les Inquisiteurs d’État, à une séance de l’Institut royal de Venise, dont il était membre : « Messieurs, dit-il, j’ai professé publiquement plusieurs fois, et j’ai plaisir à le professer aujourd’hui de nouveau, le respect que m’a inspiré toujours la haute justice du Conseil des Dix et des Inquisiteurs d’État. Ce respect, qui est au-dessus des préjugés vulgaires, m’a été inspiré par la longue étude que j’avoue avoir faite des actes du fameux tribunal. Mais les hommes, si grands qu’ils soient, sont toujours fils de leur temps ; un tribunal qui a duré cinq siècles devait à son origine subir l’influence du Moyen Âge, et, à son déclin, l’influence tout autre de la révolution qui s’approchait. Je ne dois pas aujourd’hui insister, mais vous comprendrez, Messieurs, plus que je n’en dis. »

Mais voici plus clair encore. Parlant, dans le même travail, d’une autre évasion des Plombs postérieure à celle de Casanova, celle de Lechi, en 1785, et dont les circonstances dramatiques sont véritablement impossibles à admettre, il dit : « Ce récit, recueilli sur les pièces du procès pour les principales circonstances, semblera invraisemblable en plus d’un point. Il le parut, en effet, aux contemporains de Lechi, ce qui fit qu’un nouvelliste mordant, Ballerini, écrivait précisément à cette époque, dans une lettre au chevalier Delfin : “Cette fuite est plus forte encore que celle de Casanova, mais Lechi, avec le très puissant moyen des sequins, put se servir de moyens plus efficaces.” » Plus tard, il ajoutait : « Il est certain qu’il en a coûté vingt mille ducats à Lechi pour s’enfuir des Plombs, et les mauvaises langues disent qu’ils ont été partagés entre l’Excellentissime Gabriel et l’Excellentissime Diedo », qui étaient précisément dans ce temps-là Inquisiteurs d’État… Quant à la connivence, si le mordant écrivain faisait remonter les soupçons jusqu’aux Inquisiteurs d’État, il y en avait des motifs.

C’est la dernière phrase de la lettre de Ballerini qui nous a permis d’écrire plus haut que Bragadin avait corrompu, peut-être, aussi bien en bas qu’en haut. C’est cette honte de corruption que Casanova a voulu éviter à son protecteur. Il fallait combiner une histoire dont le faux cadrât avec des faits très réels, avec des dégradations du palais, avec des réparations qui sont prouvées par les papiers des archives, faites précisément aux endroits indiqués par le prisonnier comme endommagés par lui. — Si nous avons prouvé que sa présence sur le toit, et les manœuvres auxquelles il dit s’être livrer sont impossibles, il ne reste plus qu’à étendre le champ de la corruption au-delà de la personne de Laurent le geôlier, afin d’expliquer tant de dégâts exécutés pour motiver le passage de l’évadé.

Une circonstance étrange semblait un argument victorieux dans la bouche des partisans de la fuite par l’adresse seule de Casanova. Si Bragadin, disent-ils, avait prodigué l’or et les influences en faveur de son fils adoptif, il n’avait aucune raison de s’occuper de ce moine, qui lui était absolument inconnu ; donc, ce sont les deux fugitifs qui ont tout fait.

Or, pour nous, la présence de cet individu sans initiative, qui ne lui a été utile à rien, masse encombrante que Casanova traîne avec lui, et qu’il emmène à sa suite, vient corroborer encore l’opinion que nous avons que, dans ses préparatifs, il a pensé à tout non seulement pour lui, mais encore à sauver l’honneur du vieillard son ami. Laurent, fermant les yeux et laissant communiquer ses prisonniers, comme on l’a vu, les plafonds des cachots ont été défoncés, la plaque de plomb, au bord du toit, soulevée par eux, pour faire supposer l’évasion par cet endroit ; puis ils ont été introduits, nous ne savons comment, dans les locaux décrits. Mais Casanova, en liberté seul, c’était au moins laisser soupçonner la vérité et la complicité de son protecteur ; tandis qu’en associant au bienfait de la protection de Bragadin son voisin de cachot, ce prisonnier inconnu de lui, c’était dérouter les soupçons, et laisser à deviner un problème devant la solution duquel les plus perspicaces devaient s’arrêter.

III §

L’imbroglio paraîtra au lecteur déjà assez compliqué. Mais voici qui ne devait pas le rendre plus clair.

Des lettrés, des chercheurs érudits italiens et français, fouillent dans les archives de Venise, revenues de Vienne après la cessation de la domination autrichienne, et sur ce Casanova, dont le nom était à peine connu de ses compatriotes, au point que Foscolo, à l’apparition des Mémoires croyait que non seulement c’était un roman, mais que l’auteur était un personnage idéal, découvrent de singuliers documents. Les uns sur la vie de l’aventurier, postérieurs à celle qu’il a décrite dans ses Mémoires ; les autres sur son incarcération et son évasion ; et ces derniers, pleins de contradictions, forçant les critiques à chercher des explications et des suppositions, afin de les faire concorder avec des faits reconnus vrais.

C’est d’abord l’abbé Fulin qui découvre les rapports de police de l’espion Manuzzi, chargé de surveiller Casanova ; les annotations des Inquisiteurs au dos du rapport ; le rapport de Messer Grande après l’arrestation ; la facture des fournitures faites au prisonnier, qui n’avait pas un sou, pendant deux mois, par son geôlier Lorenzo Bassadonna ; la pension de 75 centimes par jour, allouée au détenu par les Inquisiteurs.

Il découvre que le procès a été entamé le 2 août ; il existe des dépositions de témoins cités jusqu’au 29 août, et dont les noms étaient dans le rapport de l’espion Manuzzi.

Seulement, de ce procès, Casanova n’en dit pas un mot, et le procès lui-même n’a pas été conservé dans les Archives.

Il en aurait été, à ce qu’assure Mutinelli, enlevé on ne sait quand, ni par qui.

Tandis qu’on trouve le procès d’une évasion qui a précédé, celle de Giulio Tommasseo, en 1568, et celui d’une qui a suivi, celle de Gaetano Lechi. Ce sont les trois seules évasions des Plombs connues en un siècle et demi.

On pourrait donc conclure que, si les témoins ont été entendus, du moins le procès n’a pas eu lieu. Point ! Fulin prouve qu’il a eu lieu, et cela par une annotation concernant ce même Laurent Bassadonna, condamné à la prison, dit l’annotation, pour un manquement à ses devoirs, par suite duquel manquement arriva, le 1er novembre, la fuite du P. Balbi, somasque, et de Giacomo Casanova.

Autre bizarrerie : Casanova est logé sous les Plombs le 26 juillet, et, d’après l’annotation, le décret par lequel les Inquisiteurs l’y firent entrer n’apparaît que le 21 août.

Fulin retrouve la facture des réparations faites dans un cachot des Plombs après la fuite de Casanova :

Pour avoir fermé le trou par où l’on s’est enfui.

Pour avoir fait une nouvelle porte sur l’escalier de la Chancellerie.

Pour avoir fait de nouveau une fenêtre.

Eh ! certainement on a fait un trou, on a brisé une fenêtre et défoncé une porte pour simuler une fuite, dans ce sens ; or, j’en ai prouvé l’impossibilité.

La dépense n’est pas minime, le total monte à 3 991 livres vénitiennes, réduites par l’expert à 3 236.

Et savez-vous quelle date porte cette facture ? Celle du 2 novembre. Or Casanova s’est enfui le 1er.

Pour Fulin, le prisonnier ne s’est pas échappé par les toits, mais autrement ; c’est ce que nous soutenons.

Armand Baschet, que ses amis appelaient familièrement le Doge, pour ses beaux travaux sur l’histoire de Venise, fouille à son tour les Archives et y découvre les fonctions honteuses qu’à exercées Casanova après 1774 pendant les 7 ans qu’il a passés dans sa patrie, quand il lui fut permis d’y rentrer. Nous réservons pour un autre article l’étude de cette portion de la vie de l’aventurier.

Mais voici que vient maintenant le professeur d’Ancona, qui a l’idée de refaire, au rebours s’entend, la fuite de Casanova, ayant pour guides et accompagnateurs M. le chevalier Fabris, conservateur du Palais Ducal, et le commandeur Stefani, actuellement directeur des Archives.

« À partir de la porte de l’escalier d’or, nous avions à gauche la chambre dont parle Casanova, le cabinet du Sage à l’Écriture, comme qui dirait le ministre de la Guerre de la Sérénissime République ; chambre un peu sombre pour un ministre parce qu’elle s’éclaire de second jour ; mais peut-être dans ces temps le ministre de la Guerre n’avait pas grand-chose à faire, et, de toutes façons, cela importe peu ; en face de nous, la fenêtre à laquelle Casanova se montra, et de laquelle il fut vu de ceux qui étaient dans la cour intérieure. À l’angle de gauche, nous trouvâmes l’accès à l’étage supérieur ; nous montâmes les deux petits escaliers que Casanova dit avoir descendus, et nous fûmes devant la porte qu’il dut briser à coups d’esponton, choisissant la partie supérieure où le bois était moins noueux. Il y fit un trou, et, monté sur des tabourets, il se laissa ensuite tomber d’une hauteur de cinq pieds ; telle est du haut en bas la hauteur, depuis la partie supérieure de la porte jusqu’au petit palier qui termine l’escalier. Nous voici dans la Chancellerie ducale qui, dans l’angle gauche, a une porte vitrée, comme l’écrit Casanova, après laquelle, par deux autres petits escaliers, qu’il dit précisément avoir descendus, on arrive au grenier juste au-dessus de la chancellerie. Mais l’aspect de ce grenier n’est plus celui du siècle passé. Comme dans les Plombs, tout ici a été changé, et les chevrons abaissés ont rendu le local plus étroit ; mais qu’ici aient été les archives de la Chancellerie, la tradition l’atteste, et le petit escalier facilitait le dépôt là-haut des vieux papiers inutiles ; et si les chevrons étaient plus haut, ces chambres pouvaient être suffisamment aérées et capables d’y laisser travailler quelque employé d’un grade inférieur, car alors les bureaux n’étaient pas royaux, et nous avons vu où se tenait le ministre de la Guerre. Une lucarne très basse du côté du rio me fit voir l’entablement ; mais par là, certainement, ne descendirent pas les fugitifs, parce que c’est trop près des Plombs et trop loin du faîte du toit. La lucarne de la descente est peut-être la dernière du côté de Saint-Marc, et doit se trouver, comme écrit notre auteur, aux deux tiers de la pente du toit, pourvu toutefois que les lucarnes aussi n’aient pas été modernisées et surtout rendues plus étroites, pour offrir une moins large embouchure à l’inconstance des vents ; mais, dans tous les cas, elles n’ont point changé de place. Nous aurions voulu poursuivre dans la direction de l’église, pour reconnaître les deux autres chambres et la lucarne ; mais une grille de fer, dont il manquait en ce moment la clef, nous obligea à nous arrêter. Un autre pourra vérifier si, du point où nous sommes arrêtés, il y a au-delà deux chambres, ou, au moins, avant les remaniements faits plusieurs années après, la possibilité de deux autres locaux avec, dans le fond, une fenêtre sur les coupoles de Saint-Marc. Les jugeant à l’œil, il m’a semblé que l’espace était suffisant. De toute façon, la majeure partie des indications casanoviennes, après cette inspection des lieux, s’accorde avec la vérité. »

Nous nous contenterons d’opposer à d’Ancona, qui semble tirer de son inspection du Palais Ducal des arguments qui le font croire à la vérité du récit de l’auteur, les objections suivantes :

1° La portion du Palais qu’il a reconnue est une région administrative, accessible aux employés du gouvernement, et, nous supposons, aussi aux citoyens de Venise qui y ont des affaires, et Casanova, à l’âge qu’il avait, 31 ans, pouvait bien y avoir pénétré déjà et en connaître les dispositions ;

2° La partie la plus intéressante est précisément celle qu’il n’a pas visitée, les greniers inconnus au public. Nous aurions voulu surtout qu’il mesurât si, d’une lucarne, qui se trouve non au faîte mais aux deux tiers du toit, on peut compter une hauteur approchant 50 pieds jusqu’au plancher ;

3° Le remaniement qu’il suppose pour expliquer le changement des locaux n’est guère admissible. On peut abattre des cloisons, en reculer, déplacer des murs légers, diminuer ou agrandir des locaux dans le sens vertical, pour un but de plus grande commodité, déterminé ; — mais baisser ou élever des plafonds dans un palais comme celui de Venise ! Dans une architecture, les plans horizontaux se suivent, s’appuyant ou se continuant sur ce qu’on appelle les murs de refend, et on n’abaisse pas ni on n’élève à volonté les plafonds de quelques pièces séparément.

Et puisque l’abbé Fulin nous présente les mémoires avec leurs règlements des artisans qui ont refait la porte de la Chancellerie, nous ne les mettons pas en doute, puisqu’ils existent, et que certainement ces dégâts ont été faits ; mais le mémoire qu’il ne présente pas, et que nous aurions désiré, c’est celui des plombiers, qui ont dû aller sur le toit réparer les jointures des 16  laques de plomb du côté des prisons, dans lesquelles Casanova a enfoncé son esponton, et, du côté de Saint-Marc, des plaques qu’il a remontées, à partir du petit toit jusqu’au grand faîte, en employant la même méthode.

Si personne n’y est allé faire ce travail, depuis un siècle et demi que l’eau tombe dans les greniers, les planchers en doivent être dans un joli état !

Toutes ces raisons ne peuvent changer notre opinion.

Casanova a traversé ou non toutes ces pièces, dans l’ordre où il le décrit. Il avait déjà écrit sa fuite, aussitôt son arrivée à Paris, pour le cardinal de Bernis, qui la remit manuscrite à madame de Pompadour, et son histoire était dès lors déjà arrangée ainsi qu’il devait l’écrire en 1788, quand il la publia, et il n’y a certainement rien changé. A-t-il pénétré dans ces locaux, nul ne le saura ; il n’a jamais violé son secret de son vivant et l’a emporté avec lui.

Non, il n’a pu se sauver par les toits rendus plus glissants par l’humidité de la nuit, comme il le fait remarquer ; il n’a pu y faire ses manœuvres d’échelle, il n’a pu briser la porte de la Chancellerie de la façon qu’il le rapporte.

Tout a été habilement et heureusement préparé.

Pour le départ, non, le destin ne lui a rien dicté, il a tout raisonné et concerté.

De même que pour sa première tentative d’évasion (s’il l’a réellement ébauchée), il l’avait fixée à la veille de Saint-Augustin, parce qu’il savait qu’il n’y aurait personne à la Bussola, par laquelle il lui faudrait passer ; de même, pour le second projet, il en combine le jour, et il l’exécute, de connivence avec ses aides, non pas le jour fixé par les calculs de la cabale, où, l’Arioste étant consulté, il trouve 9, puis 7, puis 1, mais au jour judicieusement choisi par les associés : une époque très opportune, dans la nuit du 1er novembre, parce que le palais était vide, et qu’on y pouvait briser des portes sans être inquiété, les Inquisiteurs d’État, ainsi que le secrétaire, allant, tous les ans, passer les trois premiers jours de novembre en quelque village de la terre ferme.

Nous partageons l’opinion de Rossi : il s’est enfui, tout à son aise, par la porte, en y passant naturellement, d’intelligence avec le gardien du lieu, et en concertant ensemble toutes les apparences d’une fuite simulée d’un autre côté.

Oui, après sa sortie du palais ducal, il est monté en gondole, avec son moine, au trajetto de San Zorzi à la Zecca, puisqu’un journal de Venise, le Benigna, le note comme fait divers du 1er novembre 1756.

Nous ajouterons plus : il est impossible que Casanova cite tant de noms, tant de faits personnels au jour le jour, suive tant d’intrigues de ses aventures en en donnant les détails heure par heure, sans qu’il ait tenu un Journal. Il a dû prendre cette habitude de bonne heure. Son gardien lui permettait d’écrire dans sa prison ; il ne nous étonnerait pas qu’au lieu de son beau chapeau à plumes blanches sur la tête il soit sorti avec son petit Journal de prison dans sa poche.

Par cette analyse de l’évasion, qui paraîtra peut-être un peu sèche, méticuleuse, et manquer de largeur, à cause des menues discussions dans lesquelles nous sommes entré volontairement, parce qu’elles n’étaient pas inutiles à la démonstration de notre opinion, nous n’avons pas voulu expliquer par quels moyens Casanova s’est enfui, mais par quels moyens il n’a pu s’enfuir, et qu’il prétend avoir été les siens. Nous nous sommes servi d’arguments qui, à notre grand étonnement, n’avaient pas encore été mis au jour.

Nous n’imiterons pas l’abbé Fulin, qui, l’ayant surpris en flagrant délit de mensonge, sur un point, ne veut plus croire à aucune de ses assertions. Casanova est, non seulement un peintre, mais encore un conteur, ne l’oublions pas, et terminons par une phrase de ce conteur inimitable.

En attendant, partout où j’allais, il fallait que je fisse la narration de ma fuite des Plombs ; cela devenait une corvée presque aussi fatigante que mon évasion l’avait été, car il me fallait deux heures pour faire mon récit, lors même que je ne brodais sur rien.

Cet aveu charmant de l’auteur est précisément tout le récit, et il est à retenir.

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912 §

Histoire.
René Pichon : Hommes et choses de l’ancienne Rome. Fontemoint et Cie, 3 fr. 50 §

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912, p. 609-614 [611-614].

De cette série d’études de critique historique romaine, Hommes et choses de l’ancienne Rome, nous nous contenterons, vu le manque de place, de transcrire les titres, — moins un, qui est celui d’un morceau de haute fantaisie auquel il nous faut nous arrêter. Voici ces titres, qui disent l’intérêt des pages qu’ils assemblent : « Le mariage religieux », « la Légende d’Hercule ». « Un philosophe ministre sous l’Empire romain » (à propos du Sénèque de M. René Waltz, dont on a parlé ici même), « les Polémiques de saint Jérôme », « Un historien de Rome au xixe siècle : M. Gaston Boissier. »

J’arrive au morceau retenu pour une plus ample critique : « L’Histoire sociale d’une montagne romaine. » Il ne faudrait pas beaucoup de morceaux pareils pour discréditer la méthode du matérialisme historique, dont il procède. À propos des œuvres de M. Ferrero, j’ai naguère ménagé cette méthode, parce que ces œuvres, somme toute, pouvaient faire bien penser d’elle. Mais qu’on ne m’envoie plus des pages comme celles-ci : la fantaisie a des bornes, et on a beau vouloir produire son petit effet, ce n’est pas une raison pour falsifier l’Histoire romaine. Voyons cette suite d’hypothèses.

L’hypothèse géologique, d’abord. Si je prends au pied de la lettre cette hypothèse, l’Empire Romain est comme qui dirait sorti d’un volcan. Il s’agit de l’Aventin. Ce vieux cratère de Mont Aventin a vomi toute la pourpre dont Rome enveloppa le monde. Comment cela ? M. René Pichon n’est pas en peine. Dans la préhistoire, le Mont Aventin, vient-on de voir, était un volcan. Qui en doute ? Rouvrez votre Énéide au viiie livre, et relisez la légende du monstrueux géant Cacus, dont la bouche crache des flammes, et qui, de son antre de l’Aventin, exerce ses ravages sur toute la contrée. Est-ce assez clair ? Donc, volcan dans la préhistoire, l’Aventin entra dans l’histoire avec une renommée d’incommodité, qui, fût-il même éteint depuis longtemps, comme nos volcans d’Auvergne, écarta de lui les gens comme il faut tenant à leur confortable. Ces gens, en l’espèce les patriciens vieux-romains, logeaient sur l’aristocratique Palatin3, dans l’aire même de la primordiale « Roma Quadrata », tandis qu’en face, de l’autre côté du vallon où fut depuis le Cirque-Maxime, le mont mal famé attirait à lui tous les gens sans aveu, tous les miséreux, trouvant à s’y gîter à bon compte. C’est ainsi que l’Aventin (ici, nous passons à l’hypothèse sociologique), obstinément tenu en dehors de la Rome patricienne et officielle (M. Pichon explique comme il peut l’englobement du mont dans l’enceinte de Servius Tullius et dans le système urbain d’Auguste), devint la montagne plébéienne par excellence. Or, comme l’évolution de Rome alla de l’aristocratie à la démocratie, dont sortit à son tour l’Empire, vous voyez déjà le rôle capital du haut faubourg populeux, de l’Aventin, en ceci. Mais ce n’est pas tout, et nous arrivons à l’hypothèse économique. Le facteur économique ayant été, selon les idées actuelles, de première importance dans l’expansion mondiale de Rome, il s’agit, pour un professeur au courant, de le joindre, ce facteur économique, — toujours dans le cadre aventinien, — au facteur peuple. La chose est très simple : il n’y a qu’à recourir à une interprétation fantaisiste de la loi Icilia, en vertu de laquelle les terrains domaniaux de l’Aventin furent, vers 456, distribués au peuple. Mommsen avait cru qu’il s’agissait simplement ici de la plèbe romaine, des pauvres, et pour lui la loi Icilia était une réforme démocratique. Mommsen est vieux jeu. En réalité, les terrains de l’Aventin formaient, nous dit-on, une « concession » accordée hors du pomœrium par le Sénat aux riches trafiquants étrangers, aux « métèques » industrieux, — marchands, banquiers, etc., — campés jusqu’alors dans ces parages et désireux d’un établissement stable, gens qu’il fallait ménager, car ils pouvaient affamer, « ruiner » Rome. (Dès le ve siècle avant J.-C. ? Allons donc !) Les sans-le-sou, eux, s’arrangèrent comme ils purent sur l’Aventin ; ils furent enrégimentés par les « métèques ». Par quelle puissance, se demande dédaigneusement M. Pichon, auraient-ils pu, ces sans-le-sou, contraindre le Sénat à les pourvoir de terres ? Mais par la puissance tribunitienne, par Icilius, qui, précisément, étendit les privilèges de cette puissance ! Cette simple réponse, M. Pichon s’est bien gardé de la faire, car elle eût ruiné l’hypothèse fantaisiste par laquelle l’effet de la loi Icilia fut d’installer, parmi les plébéiens de l’Aventin, un état-major de gens d’argent. Mais une telle hypothèse était par trop tentante. En effet, désormais établis là « cum privilegio », les riches métèques, commerçants, prêteurs d’argent, — pardon ! « la haute banque », le « haut commerce » (!) — eurent la plèbe dans la main, et ils la jetèrent à l’assaut de la Rome patricienne, avec les effets que chacun sait.

Si la place ne me manquait, je pourrais montrer comment cette interprétation de la loi Icilia fausse l’histoire romaine. Qu’il me suffise de rappeler un fait : un autre nom que celui du Mont-Aventin évoque les grands mouvements populaires de cette période. Je ne songe pas à retirer à l’Aventin sa qualité de montagne plébéienne : encore est-il que ce n’est pas sur l’Aventin, mais sur le Mont-Sacré, que le peuple se retira par deux fois (493 et 449), la deuxième fois sous la conduite, précisément, d’Icilius. Si sa fameuse loi avait été appliquée, comme le prétend M. Pichon, au profit des étrangers influents de l’Aventin, on ne s’explique pas que le tribun n’eût pas choisi ce quartier pour y faire sa révolution, la révolution qui renversa le Décemvirat. Mais M. Pichon ne s’arrête pas à si peu. Il dit purement et simplement, sans le moindre texte à l’appui, que la « Sécession » s’accomplit, non sur le Mont-Sacré, mais sur l’Aventin. L’on comprend, du reste, qu’il passe outre avec cette… intrépidité. Situé tout de l’autre côté de Rome, à quelque distance de la ville, près de la voie Nomentane, en dehors des grands réseaux commerciaux, le Mont-Sacré n’offrait nullement aux révolutions les commodités économiques sans lesquelles M. Pichon ne veut pas qu’elles aient été possibles. Les déductions topographiques et économistiques (intéressantes, d’ailleurs, et que je puis goûter, à condition qu’on ne les utilise pas trop tôt pour des hypothèses d’histoire politique, et aussi, d’une façon générale, qu’on les emploie pour des époques moins hautes) par lesquelles M. Pichon amène ses métèques commerçants et financiers, fomentateurs de soulèvements populaires, dans la région aventine, sont totalement inapplicables au Mont-Sacré, — où triompha cependant l’une des plus importantes révolutions de Rome.

J’ai bien insisté sur ces quelques pages, rédigées elles-mêmes d’après l’ouvrage de M. Alfred Merlin. Je ne sais si le tableau complet donné par celui-ci offre les précisions en même temps que les atténuations absentes de l’esquisse de M. R. Pichon. Mais telle qu’elle est, — et c’est pour cela que nous l’avons retenue, — cette dernière accuse bien ce que le matérialisme historique a d’excessif et maintes fois d’à côté. Dans le cadre d’une monographie de l’Aventin, l’on nous montre la formation d’un pouvoir démocratico-financier qui, à lui seul, aurait transformé Rome. Là-dessus, nos « potaches » et leurs parents de renchérir et de dire : « La grandeur romaine ? Les grands hommes de Plutarque ? De la blague ! C’est la “haute banque” de Rome qui a tout fait ! » Nous pensons que cette conception actuelle de l’histoire romaine se ressent, plus encore que de sa science, de l’humeur d’un temps, — le nôtre, — dominé par les chances de l’industrie et de la finance, et où l’alpha et l’oméga de la moralité tiennent dans l’unique fait de s’enrichir.

Archéologie, voyages.
F. Gregorovius : Promenades italiennes, Palerme, Syracuse, etc., Plon, 3 fr. 50 §

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912, p. 619-624 [621-622].

Les Promenades italiennes de F. Gregorovius : Palerme, Syracuse, Naples, Ravenne, Capri, Castel del Monte, Sabine et Ombrie, — font suite à un précédent ouvrage, traduit de même par M. Jean Carrère : Rome et ses Environs. On y pourra suivre, cette fois encore, les excursions d’un érudit et d’un curieux ; les promenades d’un voyageur qui sait voir et comprendre, familier des choses d’art comme des vieux textes, — des faits qui constituent en somme la trame de l’histoire et que néglige trop souvent le badaud ignorant et hâtif. — Gregorovius semble avoir entrepris ces voyages à propos de recherches d’archives ; mais en cours de route il a soigneusement noté les incidents comme il a décrit les sites, évoqué les grandes figures trop oubliées du Moyen-Âge italien, et qui rappellent la conquête normande et la domination angevine ; la colonisation arabe dont toute la côte de Naples garde l’empreinte ; les faits oubliés de l’occupation byzantine, comme en Sicile les souvenirs et les ruines de la grande époque grecque, ou, plus proche de nous, la domination espagnole. Aucune terre ne fut plus fertile en événements et en drames : batailles, révoltes, conquête et pillage ; grands faits et figures historiques : le siège de Syracuse, l’empereur d’Allemagne Frédéric II ; Tibère sur le roc de Capri ; Théodoric, Grégoire VII, Lucrèce Borgia ; Robert Guiscard et Tancrède passent et repassent continuellement dans ces pages intéressantes. Il faut ajouter que le volume contient d’excellentes descriptions, par exemple de Syracuse, dont il indique la topographie ancienne ; des notes précieuses sur Païenne et ses églises : la Martorana, San Giovanni degli Eremiti, Santa-Catalda, Santa-Maria della Catena, etc., puis, sur ces joyaux du Moyen-Âge normand : la chapelle Palatine, le dôme de Monreale. On y trouvera encore d’excellentes pages sur Ravenne ; sur Castel del Monte, le château des Hohenstaufen dans les Pouilles ; les villes ombriennes, etc. — À noter enfin que Ravello possède une ampoule dans laquelle on conserve du sang de saint Pantaléon, — qui bout comme celui de saint Janvier à Naples.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912, p. 629-634 [634].

[…]

La Revue de Paris (1er janvier). […] « Le Palais Farnèse », par MM. P. Bourdon et R. Laurent-Vibert. […]

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912, p. 651-655 [655].

[…]

Hochland (janvier) […] M. Martin Wackernagel suit les traces de la culture monacale dans l’Italie du Sud au moyen âge. […]

Lettres italiennes §

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912, p. 655-661.

Mort de Mario Rapisardi §

Mario Rapisardi n’a pas eu le post mortem glorieux de Carducci. La nation ne l’avait pas adopté, à cause des littérateurs et des journalistes qui l’avaient toujours suffisamment renié. Le poète sicilien est mort dans son île enflammée, aux pieds du sublime phare de destruction qu’il avait aimé : l’Etna. Et la mort du poète n’a pas distrait un seul instant les jeux italiens, tournés au-delà de la Sicile, vers l’Afrique en guerre. Mario Rapisardi est mort en vain entre les yeux des Italiens qui convoitent, et la terre où s’étend le but de leur convoitise.

Mario Rapisardi n’a pourtant pas vécu en vain. Il a été et il demeure comme le poète de la nation insulaire, englobée dans la fédération italienne, qui date de cinquante ans, comme elle l’avait été pendant les siècles, dans d’autres fédérations et dans d’autres royaumes. Il a été et il demeure le vatès de la Sicile. Tout Sicilien le sait. Tout Sicilien, de l’élite ou du peuple, connaît son nom, son âme, sa volonté lyrique et sa fougue indomptable. Et tout Sicilien mettra sur le compte de l’incompatibilité d’humeur réelle du Nord et du Sud italiens, et plus particulièrement des gens du continent et des gens de l’île, le peu de sympathie, l’ébauche de conspiration du silence et le ricanement plus ou moins franc, que les littérateurs et les journalistes « continentaux » ont toujours eu pour le grand poète insulaire.

Car Mario Rapisardi fut un grand poète. On l’a dit romantique. Cette étiquette, qui rappelle un genre d’art encore mal précisé, mal défini et bien plus mal compris, est inadéquate. On pourrait plus exactement dire de lui qu’il fut un grand poète « social », épris d’humanitarisme, comme il en est né à la littérature et à l’art de tous les pays, dans la période l’effervescence qui a suivi les derniers soubresauts guerriers et révolutionnaires du xixe siècle. La manière lyrique de Rapisardi présente sans doute quelques attitudes romantiques, dans l’expression plus que dans la conception. Il fut pour cela doublement odieux, borné et insupportable : comme poète humanitaire et comme versificateur romantique ; mais il fut dans tous les cas, et il demeure, un grand poète.

Un grand poète est, par définition, un grand visionnaire. La grandeur de la vision peut être dans la profondeur et dans la subtilité du vrai lyrique, qui s’observe et se découvre en ce qu’il y a en lui de plus universellement intérieur ; ou bien dans l’étendue extérieure des conceptions qui groupent les êtres, les siècles et les mondes. Le canon classique, qui n’est qu’un canon moral bien plus qu’esthétique, puisqu’il se base sur les sentiments généraux, héroïques, de la vie collective, fut renforcé, au xixe siècle, par des poètes qui voulurent l’humaniser en donnant une pince prépondérante au « moi lyrique », sans renoncer pourtant à l’ambiance collective qui détermine ses triomphes et ses défaites. Le genre d’art qui en résulta, où le classicisme retrouvait intact son esprit, malgré les clichés nouvellement créés, est appelé romantique. C’est un art faible, parce que l’étendue de la vision l’emporta sur la profondeur de l’âme individuelle, qui fut de la sorte insuffisamment évoquée ; c’est un art impur, auquel on doit l’indigence expressive, mais le sublime « visionnaire », de la Légende des siècles. Mario Rapisardi n’eut ni cette indigence ni ce sublime. Aucun rapport ne peut exister, et n’existe, entre son art et celui de Victor Hugo. On l’a dit, mais c’est faux, on l’a répété partout à cause de sa fausseté. Ce qui apparente le mieux son inspiration à celle de tous les grands poètes est la puissance de la vision, la multiplicité lyrique des groupements des êtres, des siècles et des mondes.

Rapisardi, auquel Victor Hugo put écrire : « Moi, fils de l’Italie autant que de la France, je vous envoie mon applaudissement fraternel », conçut de ces larges poèmes, de ces immenses fresques qui décorent les cathédrales spirituelles du génie des nations. On sait que les littérateurs et les journalistes ne les aiment pas. De même que depuis quelques centaines d’années, on a éloigné la peinture du mur immobile et toujours quelque peu solennel, pour créer des murs minuscules et portatifs, des tableaux sur toile, à l’usage des nomades que nous sommes, de même on a renoncé aux grandes fresques poétiques, aux poèmes largement, longuement conçus et réalisés, pour exalter le morceau que l’on peut intégralement débiter sans fatiguer l’attention des agités que nous sommes. Le goût du tableau et du morceau, atteignant de nos jours le faîte de leur tyrannique domination, par la volonté à la fois veule et féroce des littérateurs et des journalistes, avait blessé au cœur l’aigle de la renommée du poète sicilien. Et ce, de très bonne heure.

La conspiration implacable contre lui date en effet des années lointaines où Carducci et Rapisardi étaient encore jeunes. Carducci fut un haineux de génie. Il eut le génie de la haine, au même degré que le génie, ou plus justement le talent, lyrique. Fort de sa volonté merveilleuse de libération prosodique, de renouveau linguistique, rendu plus fort par son manque total de principes généraux, d’esthétique et de philosophie, Carducci détesta le poète sicilien qui n’était qu’un visionnaire enthousiaste. Il fut en égale mesure détesté par celui-ci. Les gazettes furent remplies des échos de leurs luttes, et de celles engagées à leur nom par les immanquables et ridicules suivants. Carducci s’élevait contre le romantisme, tout le romantisme, tout ce qui à son esprit doctoral apparaissait comme tel. Pour donner un accent à sa révolte, il chercha des rythmes ailleurs que dans la prosodie courante, chère aux romantiques. Il reprit une tentative qui fut, entre le xvie et le xviie siècle, aussi italienne que française : celle de la métrique latine appliquée à la prosodie des deux langues néo-romanes.

Carducci renouvela l’expression lyrique italienne, renouvela la prose, enrichit la langue, remua les esprits, et de toute cette effervescence, sortit l’étincelle qui devait allumer le foyer spirituel de l’adolescent qui l’a dépassé, Gabriel d’Annunzio. Si Carducci fut en général un médiocre poète, il fut un « incitateur » de très grande envergure. Rapisardi lutta contre lui. L’un donnait les Ïambes et Épodes, se tournant vers ses contemporains avec des yeux de haine, un fouet à la main, et les Odes Barbares, où il reprenait la vision lyrique et épique du monde et de Rome, là où les Romains les avaient laissées. L’autre écrivait les poèmes Palingenèse, Lucifer, Prométhée, l’Atlantide, s’efforçant de pousser les hommes à travers l’expérience des mythes et de légendes, aux larges compréhensions d’un amour universel, d’une universelle beauté, de la sainteté universelle de l’idéal, se tournant vers ses contemporains les yeux pleins d’amour, un flambeau à la main. Rapisardi s’élevait contre le néo-classicisme, trop d’imitation, de Carducci, non point au nom du romantisme, qu’il voulait suivre, mais au nom de quelques idéaux nouveaux, humanitaristes plus qu’humains. Les deux professeurs poètes, le professeur de la Faculté de Bologne et celui de la Faculté de Catane, s’étaient donné, devant la vie, une attitude de fierté très farouche, que tous les deux ont gardée jusqu’à la mort. Mais, dans la lutte, Carducci fut le plus fort. Ils luttèrent réellement pour s’assurer le titre inexprimé de poète national de la nation renouvelée. C’est Carducci qui l’emporta.

La postérité ratifiera sans doute cette victoire. Malgré ses grandes visions, l’art de Rapisardi a exactement les bornes spirituelles que donnèrent à un art semblable les grands poètes anglais des débuts du xixe siècle, et Foscolo et Léopardi. Malgré sa haine contre le néo-classicisme de Carducci, et sa volonté d’être, en esprit, de son temps, Rapisardi se servit d’outils très vieux, dont chaque coup, porté dans le chêne dur de l’inspiration, créait des modelés connus. Et malgré la brièveté de son souffle lyrique, Carducci enveloppait étroitement, avec ses phrases et ses rythmes, l’esprit de ses contemporains.

Leur lutte parut créer à nouveau le magnifique dualisme originaire de l’école bolonaise et de l’école sicilienne. Les « doctes », encore une fois, comme au Moyen-Âge, étaient à Bologne, et « les lyriques » en Sicile. Mais Rapisardi n’avait pas autour de lui l’amoureuse et chevaleresque cour de Souabe. Il avait des partisans ardents, des insulaires, qui s’insurgeaient contre les continentaux du Nord. Carducci avait, de son côté, avec son talent de polémiste, ses aptitudes de journaliste, les ricaneurs sceptiques des « boulevards » romains et milanais, et les poètes vraiment nouveaux qui songeaient à la nouvelle renaissance de l’Italie.

Carducci est mort plein de gloire, Rapisardi n’est pas mort solitaire. Il est évident que si l’œuvre de Carducci a plus d’importance par son rayonnement que par son contenu spirituel, l’œuvre de Rapisardi, considérée en elle-même, par la volonté vaste et haute qui la domine, n’est pas dédaignable. Et si toute la nation italienne a pleuré des pleurs officiels aux funérailles de Carducci, c’est la Sicile tout entière, qui a été profondément remuée par la mort de son plus grand poète, dont l’unité et l’étendue de la vision doivent faire oublier le sentimentalisme humanitaire et l’indigence de la langue prosodique.

Les chansons épiques de M. Gabriel d’Annunzio §

Aujourd’hui, un autre poète dispute à la misérable hostilité de ses conationaux le titre de poète national. C’est M. Gabriel d’Annunzio.

Depuis ses Odes Navales, M. d’Annunzio a chanté les grands événements de sa patrie. Il a écrit un très vaste poème, les Laudes du Ciel, de la Terre, de la Mer et des Héros, consacré à l’exaltation des forces essentielles de l’homme et de la légende totale de son Pays. M. d’Annunzio a écrit des poèmes vibrants, lorsque Verdi mourut, lorsqu’un jeune roi monta sur le trône ensanglanté de l’Italie, lorsque le Temps voila de quelques ténèbres la clarté spirituelle de la Cène de Léonard. Il admonesta ou exalta le peuple de sa nation, en différentes occasions, ému par des événements collectifs divers ; et ses accents furent toujours plus nobles que les moins vulgaires des ïambes de Carducci. M. d’Annunzio a pu même donner à sa patrie, par la puissance de son œuvre tragique, un semblant de théâtre national. Mais un écrivain français qui revient de Rome et de Florence, où il vient d’accomplir un voyage d’étude, ne m’a-t-il pas dit, il y a huit jours, que des littérateurs et des journalistes (toujours !) se montraient à Rome et à Florence, heureux que M. d’Annunzio ait fixé sa demeure hors d’Italie ?

M. Gabriel d’Annunzio a à lutter contre l’esprit dit cultivé de ses compatriotes. C’est dans un organe littéraire de Florence, le Marzocco, que j’ai lu cette significative constatation, à savoir que les chansons épiques de M. d’Annunzio ont touché plus le monde des hommes d’action que la « critique littéraire » italienne…

M. d’Annunzio a écrit de France, au fur et à mesure des événements, les Chansons de la geste Tripolitaine. La Chanson d’Outremer, la Chanson de la Diane, celle consacrée à Hélène de France, sont de vigoureuses rhapsodies de toute la légende, de toute l’histoire légendaire, de toute l’âme historique rêveuse de la Péninsule. Les rythmes ordonnés selon la cadence de la terzarima et le pied endécasyllabique, le mètre dantesque, s’y étendent et s’y nouent avec une énergie très sûre. Souvent, le lyrisme de d’Annunzio, comme toujours, est fatigant et vain à force de « littérature », par l’exagération de ce « pathos esthétique » qui enlève, depuis plus de vingt ans, tant de beauté, d’éternité, à l’œuvre du poète des Laudes. Mais celui-ci voit que « la Patrie est toute pâle, debout, avec un seul visage », et il écoute et il exprime les voix de la guerre, non celles qui éclatent en Afrique, mais celles qui bourdonnent dans le cœur profond de l’Italie, et qui font sangloter par la volonté de combattre des guerriers lancés sur la terre de convoitises à travers la Mer Latine, Mare Nostrum.

La critique littéraire n’a pas aperçu la signification du geste fait par le poète qui chante sur une terre française devant l’Océan, le visage tourné vers sa patrie qui guerroie. Cela est un bien. On a épargné ainsi d’étaler encore une fois, à propos d’un poète national, toute la rhétorique du souvenir romain que les Italiens se répètent depuis les débuts de la guerre, comme si l’Afrique était une terre romaine à reconquérir de droit, et non la merveilleuse proie qu’une nation digne de ses destins nouveaux voudrait conquérir avec sa force.

Dans la Dernière Chanson, l’Ultima Canzone, M. d’Annunzio atteint des sommets de noble pathétique qu’on retrouverait avec difficulté dans les Laudes mêmes. Il atteint, en même temps, dans toutes ces Chansons, la maîtrise absolue, la perfection absolue, du rythme et du verbe.

Ah, non point dix chansons, mais dix navires
D’acier, martelés avec la même
Force d’amour, tu demandais, ô Patrie ;
Et non, rivées entre elles, des syllabes,
Mais des plaques encore chaudes de la forge,
Ayant chacune en elles une promesse.

Cependant les Chansons ont été chantées, les syllabes ont été rivées aux syllabes, et l’événement guerrier figure dans la médaille coulée dans l’âme ardente du poète.

Il dit :

Où meurt-on ? Une âme fermente
Dans la nuit, plus libre dans l’air.
Tout est grand. La lune s’embrase
En se couchant, sur le sommet solitaire,
Semblable à une faux sur une grande enclume,
Tout est rêve. La lande originaire
Vers le rêve propage ses ondes
Nues, ainsi que le désert sans routes.

Il dit encore :

Ainsi, divine Italie, sous ton juste
Soleil, ou dans les ténèbres, aguerrie
Et prudente, avec le palladium sur l’affût,
Je te vois marcher vers ta vie nouvelle.
En faisant de ton silence de la vigueur,
Et de chaque blessure, une grandeur.
Dans ma nuit, sur ma douleur,
Cette image suprême se répand.
Enferme-la dans la force de ton cœur.
Ta guerre n’en eut pas une aussi grande.

Un pays qui peut envoyer des milliers d’hommes mourir sur une terre de conquête, et qui a un poète vivant capable de les exalter de la sorte, est un pays qui peut espérer.

La Vie anecdotique.
Virgilius Nauticus §

Tome XCV, numéro 351, 1er février 1912, p. 661-663.

On s’est amusé, ces temps derniers, à signaler quelques-unes des sources où M. Anatole France a puisé l’inspiration.

Cependant, on n’a pas encore mentionné le nom de M. Jal. Il n’est pas un inconnu. Littré l’a toujours cité à propos des termes de marine. Il est encore l’auteur du Virgilius Nauticus, que M. Anatole France attribue à son Monsieur Bergeret.

Virgilius Nauticus. Examen des passages de l’Énéide qui ont trait à la Marine, par M. Jal, historiographe de la Marine, auteur de l’archéologie navale… Paris, Imprimerie Royale, MDCCCXLIII, tel est le titre d’un ouvrage que devait illustrer l’imagination du plus érudit des romanciers contemporains. C’est un in-8° de 107 pages.

M. Jal, qui constatait avec admiration l’étendue des connaissances nautiques de Virgile, était, au moins en ce qui concerne la marine, un ennemi de Rabelais et consacra plusieurs pages de son Archéologie navale aux navigations de Pantagruel.

« J’ai montré, dit-il, en analysant le quatrième livre de l’immortel ouvrage du curé de Meudon, que le savant homme savait tout peut-être, excepté ce qui touche à la Marine ; que le navire, la navigation, et même le vocabulaire des mariniers lui étaient restés à peu près inconnus, et que, s’il rencontra juste quelquefois dans l’explication des termes usités sur les nefs du xvie siècle, ce fut vraiment par hasard. »

Au contraire, lorsqu’il examine, du point de vue technique ce qui a trait à la Marine dans l’Énéide, M. Jal arrive à une conclusion opposée.

Après nous avoir montré Virgile, tout jeune encore, étudiant les mathématiques à Naples et à Milan, il nous le fait voir passant dix-huit ans à Naples, en Sicile, dans la Campanie.

« Pendant ces dix-huit années, il eut presque toujours sous les yeux ou la flotte militaire stationnée au port de Misène, ou les riches convois qui apportaient les trésors de la Grèce et de l’Égypte à Panorme, Messine, Mégare, Syracuse et Parthénope, ou les barques de plaisance appartenant aux riches voluptueux dont les gracieuses habitations, bâties autour du Crater, se miraient aux eaux calmes de cette baie magnifique. »

Plus loin, M. Jal s’attarde dans cette baie : « sillonnée par mille embarcations cherchant l’une l’autre à se primer de vitesse, et montrant avec orgueil, celle-ci sa proue argentée ou dorée, celle-là sa poupe surmontée d’un aphlaste recourbé en panache, quelques-unes l’élégant chenisque au-dessus de la tutelle, d’autres, leurs rames couvertes de nacre ou de bandes d’un métal précieux, la plupart un gréement de laine aux couleurs variées, et presque toutes des voiles de pourpre ou du lin le plus blanc, sur lequel on a représenté des sujets érotiques, et inscrit, avec le nom du propriétaire de la barque, quelque maxime empruntée à une philosophie sensuelle ».

Et M. Jal traite sans ménagement les commentateurs et les traducteurs de Virgile qui n’ont point tenu compte de la savante exactitude du poète. Ascensius n’a pas trouvé d’explication ingénieuse du mot puppes ; « le père de La Rue ne se doute pas de la raison qui a fait opposer les proues aux poupes » ; Annibal Caro a substitué les vaisseaux aux proues ; Grégorio Hernandez de Velasco traite Virgile très cavalièrement ; Joao Franco Barreto est plus scrupuleux, mais pas beaucoup plus ; Dryden prend les proues et les poupes pour les navires eux-mêmes ; la traduction allemande de John Voss laisse autant à désirer que la version anglaise de Dryden ; Delille, le plus estimé des traducteurs français, pas plus que ses rivaux étrangers, n’a intimement compris le texte de son auteur.

À propos des termes nautiques de Virgile, le savant M. Jal va jusqu’à citer des mots du langage des Malays, des Madekasses, des Nouveaux-Zélandais. Il fait encore de pittoresques rapprochements quand il en vient à examiner le triplici versus :

« Il exprime, à mon avis, un chant trois fois répété, un cri, un hourra ! une espèce de celeusma dont la tradition est vivante encore dans les bâtiments où, pour tous les travaux de force, et, par exemple, quand on hale les boulines, un matelot, le véritable hortator des Anciens Navires, chante : Ouane, tou, tri ! hourra ! (one, two, three ! hourra ! — angl.). La tradition antique était pleine de force au moyen âge, à Venise, où la chiourme du Bucentaure, toutes les fois que le navire ducal passait devant la chapelle de la Vierge, construite à l’entrée de l’Arsenal, criait trois fois : Ah ! Ah ! Ah ! donnant un coup de rame après chacune de ces acclamations. »

La conclusion de M. Jal est sans doute différente de celle que M. Bergeret, notre contemporain, eût mise à son fameux ouvrage : « La marine actuelle touche de bien près à la marine d’autrefois, c’est pour moi un fait de la plus grande évidence. Voilà pourquoi je pense que tout homme qui s’occupe de la marine moderne doit s’enquérir de tout ce que furent les marines anciennes ; voilà pourquoi je pense aussi que Virgile étant, sur la question de la marine antique, l’écrivain qu’on peut consulter avec le plus de fruit, il était nécessaire de démontrer sa compétence et de la prouver, en rendant à ses vers toute la valeur didactique dont les avaient dépouillés des interprètes, fort savants d’ailleurs, mais qui ne comprenaient pas la langue spéciale que parlait le poète marin. »

Tome XCV, numéro 352, 16 février 1912 §

Les Journaux.
Casanova (La Dépêche, 26 janvier) §

Tome XCV, numéro 352, 16 février 1912, p. 850-854 [850-853].

M. Octave Uzanne est l’homme de France qui connaît le mieux Casanova et qui est le plus capable de l’expliquer. Il a réuni sur le personnage un dossier considérable qu’il se décidera peut-être un jour à distiller. Ce serait important. Je range Casanova parmi les personnages pierre de touche. Selon qu’on se plaît ou non avec lui, on est ou on n’est pas d’une certaine qualité humaine. On peut certainement être conseiller municipal ou académicien, on ne fait pas partie de la libre phalange. M. Uzanne aime Casanova et ne perd pas une occasion de le défendre contre les attaques des méchants en même temps qu’il recueille tout ce qui peut corroborer sa bonne foi et sa véracité. Voici, à propos d’un livre italien, Lettres de Femmes à Casanova, un article des plus curieux trouvé dans l’inépuisable Dépêche. On y trouvera, je pense, la preuve que les personnages des Mémoires sont bien des personnages historiques :

Casanova laissa au château de Dux, en Bohême, où il mourut, d’innombrables papiers dont je possède, depuis plus de vingt ans, l’intéressante copie et que mes travaux, ma vie errante, ma curiosité peut-être trop éclectique me détournèrent, jusqu’ici, de mettre au jour. Ce que je n’ai pu faire, de plus jeunes le tentent aujourd’hui après des séjours prolongés dans cette bibliothèque du duc de Waldstein, où le vieux coureur de femmes, l’aventurier cosmopolite avait pris sa retraite, où il vécut quatorze années consécutives et où il laissa toutes les paperasses et lettres qu’il était parvenu à conserver, Dieu sait comment, au milieu de son existence de bâton de chaise.

C’est ainsi que je viens de recevoir, de Milan, un coquet et solide volume intitulé : Lettere di Donne a Giacomo Casanova. Ces Lettres de femmes adressées au grand-prêtre du Dieu des Jardins ont été recueillies et commentées par un jeune érudit italien, M. Aldo Ravà, avocat vénitien, qui semble devoir se consacrer tout entier à la mémoire de son magistral concitoyen, lequel demeura longtemps au service de la Sérénissime République, d’une façon plutôt occulte et pas très recommandable, aussitôt après sa fameuse Fuite des Plombs, si discutée, encore si discutable.

Il y a dans cet ouvrage des lettres précieuses d’une trentaine de femmes environ, dont plusieurs nous sont connues par ce que nous en apprend l’aventurier lui-même dans ses Mémoires. La plupart sont fort intéressantes et nous offrent une preuve sérieuse de la véracité de Casanova. Il y a là des épîtres de la célèbre actrice « Silvia », de Manon Baletti, de Madame du Rumain, de la comtesse de Montmartel et de cette courtisane dite « la Charpillon », qui, pour la première fois dans la vie de l’irrésistible séducteur, fit sentir au héros, qui se trouvait à Londres, que l’âge venait paralyser sa puissance dominatrice et qu’il allait commencer à être la dupe de ses passions comme un sénile et vulgaire entreteneur.

C’est une joie pour les Casanovistes de lire tous ces messages d’amour et d’affaires, d’intérêt et de plaisirs ; de chercher, à travers ces textes jusqu’ici inédits, à repérer des passages des Mémoires et à élucider si les lettres d’Henriette de Schuckmann sont bien celles de cette délicieuse Henriette « qu’il a tant aimée » et qu’il rencontra sous le costume d’un jeune officier hongrois. Cette sorte de Mlle de Maupin est plus vivante que celle de Théophile Gautier, plus touchante et son apparition dans le cours des récits de l’aventurier constitue un des plus extraordinaires romans des Mémoires, qui ne sont qu’une suite de tableaux que ni l’Abbé Prévost, ni Voltaire, ni Crébillon fils n’auraient certes osé imaginer et peindre avec autant d’éclat.

Mais la figure qui domine ce recueil agréable, figure vaporeuse, exquise, attendrie, sincèrement passionnée, c’est celle de cette jeune Manon Baletti qui s’était éprise à la folie du subtil Vénitien et qui se donnait tout entière, vierge de corps et d’âme, délicieusement ingénue, à cet ogre de dépravation qui ne semblait jamais rassasié de tendrons ; de bouquets de roses à peine écloses et de « petites poucettes » impulsives et complaisantes. Cette Manon, qui était italienne, écrit en français. Elle trouve dans cette langue, qui est non moins celle de l’amour que la langue de Pétrarque, des accents d’un naturel délicieux, d’un charme pénétrant, d’une candeur qui surprend, d’une confiance éperdue, dont seules les novices sont susceptibles. Qu’on imagine une peinture séraphique de Fra Angelico, le « Beato », l’artiste radieux de pureté du couvent San Marco, à Florence, dans une collection de toiles érotiques de Jules Romain, de Lemoine ou de Félicien Rops, on ne serait pas moins étonné à l’extrême que de rencontrer ici dans ces médaillons de femmes de Casanova la figure de claire innocence, pleine d’abandon, cette physionomie en blanc majeur de la petite Manon Baletti, qui aime si loyalement, si naïvement, avec tant d’heureuse inexpérience, et qui soupire sa romance câline à ce Don Juan, comme une petite souris blanche qui chanterait ses déclarations passionnées au plus félin des Raminagrobis ravisseurs.

Ces lettres de Manon sont d’indicibles appels à la tendresse de l’inconstant Giacomo. Cette enfant de 17 ans, affolée par un libertin de 33 ans qu’elle espérait, la pauvrette, épouser en justes noces, devient, pour lui écrire, une épistolière d’une délicatesse d’expression qui empoigne, d’une gentillesse primesautière de bergeronnette qui se joue inconsciente des pièges tendus. Son ami est en Hollande, où il obtient, grâce à la cabale, des succès financiers et aussi des conquêtes féminines, car son aventure avec Esther est de celles qui demeurent dans l’esprit, de ses lecteurs. Manon Baletti cependant veille pour lui envoyer des billets profondément parfumés de jeunesse tout épanouie en amour : « Bonsoir, mon cher ami, il se fait tard et je me sens toute prête à dormir, mais, comme vous savez que ce n’est pas tout à fait moi qui vous écris, je dormirais tout à fait que je vous écrirais encore, car mon cœur veille toujours pour vous. »

Cette délicieuse fillette ne doit pas ignorer que sa mère, la Sylvia, fut longtemps la maîtresse attitrée de celui qu’elle idolâtre ; elle connaît la fatuité arrogante de son amant, sa duplicité, ses inconstances, mais qu’importe ! Elle oublie tout, elle excuse tout, elle pardonne tout, elle aime le monstre.

Il faudrait tout citer de ces jolies lettres à ce sacripant de Casanova qui fut assurément indigne de la passion d’un tel ange. Nous devons savoir un gré infini à M. Aldo Ravà de nous avoir donné cet important recueil de billets de Manon Baletti, qui sont le bouquet demeuré le plus frais de ces épîtres de femmes, toutes d’un intérêt indiscutable pour les admirateurs de ce vieux marcheur à travers l’Europe, qui ne s’arrêta guère dans l’exercice de sa profession, même à l’heure de sa retraite en Bohême chez son bienfaiteur le duc de Waldstein.

Un habitant de Dux, qui nous montrait la place où fut inhumé le grand aventurier, tout près de la porte de la nécropole, nous disait qu’on avait dû faire disparaître la tombe, car elle était entourée d’un léger grillage et toutes les femmes en passant y laissaient des fragments de jupes déchirées. Jeunes ou vieilles poussaient des cris d’effroi en quittant le cimetière et juraient que l’ombre du galant Casanova les violentait au passage et s’agrippait à elles.

Les dernières années passées à Dux par le bibliothécaire du duc de Waldstein ne laissèrent point le vieux vénitien dépourvu de ces tendresses féminines au milieu desquelles il avait toujours vécu. Dans ces Lettere di Donne, nous voyons que nombreuses furent les vieilles amies de Casanova, qui l’entourèrent de soins et s’occupèrent de son bonheur et de sa santé jusqu’à sa dernière heure. Le châtiment de ceux qui ont aimé les femmes, a-t-on dit, est de les aimer toujours. Ce faune en bas de soie ne se lassa jamais de les adorer. Diderot affirmait que le cœur de l’homme est tour à tour un sanctuaire et un cloaque. Le sanctuaire semble avoir prédominé chez Casanova, malgré son libertinage, ses dépravations, son scepticisme, sa vanité, ses inconstances et ses folies. Il fut, à sa façon, un dévot de la femme, à la façon des Polythéistes qui multiplient les autels de leurs dévotions. Mais on peut croire qu’il fut sincère dans ses oraisons et qu’il s’offrit comme un officiant hors ligne dans l’art de servir généreusement ces Déesses.

Il est impossible aux yeux de ceux qui connaissent les délicatesses féminines d’admettre que l’auteur de ces prodigieux Mémoires qui ont grisé l’imagination de toutes les générations intellectuelles au siècle passé n’ait été qu’un vulgaire homme à femmes. Certainement, il fut mieux. Le génie qu’il déploya dans tant de formes littéraires et scientifiques, son goût pour l’occultisme, sa verve poétique, l’éclat de son esprit firent certainement de Casanova un séducteur exceptionnel, un surhomme de proie d’une essence absolument anormale. Ces Lettres de femmes le prouvent. Ce qui est curieux, c’est que, après avoir été nié, discuté, méconnu pendant la majeure partie du xixe siècle, Casanova, autour de son œuvre, réunisse aujourd’hui plus de commentateurs qu’un grand écrivain classique. Les écrits qu’il a fait éclore sont déjà abondants, mais ceux qui se sont dévoués à sa mémoire sont jeunes et ardents à la servir, tel M. Aldo Ravà, et les surprises ne font que commencer. Nous ignorons assurément encore en partie toutes les performances extraordinaires de ce singulier gentilhomme de grands chemins qui parcourut l’Europe le sourire aux lèvres et « la canne à la main ».

Art.
Les Futuristes italiens (Georges Petit) §

Tome XCV, numéro 352, 16 février 1912, p. 863-868 [868].

Je n’ai point la place, en cette fin d’article, d’étudier la théorie des peintres futuristes italiens et d’y confronter leur peinture. Je pense au prochain article me faire l’écho des vérités qu’ils apportent et aussi leur présenter les objections qu’inspirent et leur volonté d’art et leurs réalisations. Mais il faut tout de suite dire que des œuvres telles que la Ville qui monte de M. Boccioni, ou la Rafle du même peintre, les Funérailles de l’anarchiste Galli de M. Carra, le Train en vitesse de M. Russolo, ou la Danse à Monico de M. Severini, sont l’œuvre d’excellents artistes, que cette exposition mérite une sérieuse attention, qu’ainsi que ce Salon d’automne avec sa salle de cubistes elle marque une date de l’histoire de l’art.

On n’avait certainement point vu de mouvement novateur aussi considérable depuis les premières expositions des pointillistes.

Les Futuristes sont très instruits des derniers efforts de la peinture contemporaine. Ils ont trouvé des guides à Paris, mais ils y ont ajouté beaucoup, qui vient d’eux-mêmes, avec beaucoup de fougue et d’éclat.

La Vie anecdotique.
À l’exposition des peintres futuristes §

Tome XCV, numéro 352, 16 février 1912, p. 886-889 [888].

Le peintre Picasso regarde une toile d’un peintre futuriste. Elle est fort embrouillée, des objets disparates s’y mêlent : une bouteille, un faux-col, une tête d’homme jovial, etc., ce désordre est intitulé le Rire.

« C’est plutôt le Pêle-Mêle », dit en souriant Picasso.

Tome XCVI, numéro 353, 1er mars 1912 §

Art §

Tome XCVI, numéro 353, 1er mars 1912, p. 180-186 [184-186].

L’animation n’a point cessé, galerie Bernheim-Jeune, devant les toiles des futuristes italiens. Elle a même été contradictoire et même vivement. Depuis les premiers jours du pointillisme on n’avait vu pareille émotion, et pareil empressement à venir ressentir devant de la peinture audacieuse les saintes colères académiques. Cette fois-ci, il faut bien dire qu’il n’y a point que les académiques qui se fâchent, mais même des gens assez accoutumés aux plus vigoureuses nouveautés. La chose se conçoit et les détracteurs de cette technique ont pour eux deux ordres de raisons.

D’abord les futuristes abordent hardiment la peinture littéraire et la plus complexe, deuxièmement leur peinture ne considère ni les corps comme opaques, ni les plans comme résistants. C’est bien la première fois qu’on apporte ces tendances-là. Les futuristes ont pour eux, encore que cet argument tiré du passé puisse leur déplaire, que les primitifs n’ont jamais hésité à retracer plusieurs épisodes de la même anecdote sur la même toile, tout en les isolant davantage ; puis de ce que jusqu’aujourd’hui on n’a pas encore envisagé la peinture comme devant donner des impressions simultanées d’états d’esprit successifs sur une seule toile, ce n’est pas une raison pour no point commencer. Il semble que l’influence de Rodin et sa théorie des volumes aient atteint les futuristes qui naturellement connaissent Rosso. Ils connaissent les cubistes français et ont quelque point de contact avec eux, pour le dessin ; ils s’en sépareraient pour la couleur que les cubistes veulent sobre et les futuristes ardente et exaltée. Autre point : les futuristes veulent introduire dans leur toile des harmoniques rappelant les rythmes principaux, harmoniques qui sont de deux sortes, linéaires, comme dans le tableau des Funérailles de l’anarchiste Galli où le peintre Carra, montrant comme des faisceaux de triques zébrant le tableau, indique la lutte qui s’y passe, ou bien, comme dans les portraits de Severini, prennent l’aspect de simples mosaïques de tons clairs aménagés pour passer d’un ton à un autre.

Il faut naturellement donner quelque patience à la lecture de leurs tableaux qui, au premier abord, étonnent par leur extraordinaire complexité de lignes. Le premier moment d’étude accordé, on lit très bien et on voit qu’on a affaire à des artistes très coloristes, très volontaires, et qui ont du talent, ce qui est l’essentiel.

Il faut considérer que la Ville qui monte, de Boccioni, avec le mouvement furieux et verveux des chevaux et des ouvriers du premier plan, l’avenue de lumière pressée et de force laborieuse qu’il ouvre en perspective, avec son apaisement dans les verticales des échafaudages qui couvrent le fond et le haut de la toile, est une belle œuvre. Regardez aussi la Sortie de Théâtre de Carra, il y aurait parti pris à ne pas reconnaître la beauté lumineuse de cette toile, la fermeté si nuancée des formes de femmes encapuchonnées, le mouvement vigoureux, ardent de tous ces personnages. Devant la Danse du Pan-Pan à Monico, il est impossible de ne point admettre le bel élan des corps des danseuses qui forment le groupe central, la joliesse, de l’épisode de gauche, l’entrée d’une femme par l’escalier (à la mode futuriste amalgamés dans l’ensemble) et la vie de toute cette foule. Ici il faut comprendre que ce n’est qu’artificiellement que les peintres représentent une foule à l’aide d’une série de croquis présentés dans une perspective arbitraire qui permet de voir tous les détails de toutes les physionomies ; la vérité serait plutôt dans l’amalgame des formes et des visages que présente M. Severini et où se trouvent d’ailleurs d’excellents morceaux.

La Révolte de M. Russolo n’exciterait aucune surprise si ce tableau était présenté comme une affiche, car il a des qualités linéaires qui, par leur mélange de certitude et d’imprévu, lui donnent l’intérêt d’une belle affiche, et pour admettre son Train en vitesse, il n’y a vraiment qu’à se souvenir d’un voyage en chemin de fer la nuit et de l’aspect des trains dans le lointain.

Voilà donc quatre peintres qu’on peut juger de bons peintres, si on se donne la peine de regarder attentivement leur œuvre, et dont on peut attendre un vigoureux développement. Leurs simplifications et leurs schématisations sont la preuve qu’à la connaissance du métier de leur art ils ajoutent de l’audace et souvent une audace heureuse.

S’ensuit-il qu’ils ont raison de vouloir donner des états d’âme par des choix de lignes horizontales ou verticales ? Il semble que non, mais l’esthétique scientifique dit oui ; il n’y a peut-être là qu’une question de mise au point, une nouvelle trouvaille de style à rechercher.

Leur manière de portrait psychique, où le modèle n’est point présenté tel qu’il est et d’une seule surface, mais fragmenté, ou plutôt évoqué par détails, à mesure que dans le souvenir du peintre se présente une des expressions de physionomie du modèle patiemment regardé, cette méthode du portrait est-elle viable ? Sans doute non. C’est trop de précision pour une arabesque, pas assez pour un portrait. Mais sans admettre ni toutes les théories ni toutes les applications actuelles des futuristes, on peut leur accorder une confiance fortifiée d’un sentiment de juste sympathie ; car chacun d’eux montre au moins une toile douée de grandes qualités et dès à présent très perceptibles.

J’eusse voulu pouvoir détailler la théorie des futuristes et leur dire mes objections, confronter leur esthétique à celle des cubistes français, dont les futuristes ne diminuent point l’importance singulière, et j’ai déjà de beaucoup dépassé les bornes qui me sont permises. À une quinzaine où les expositions seront moins drues, après les Salons, si je ne le puis auparavant, je reviendrai à ces esthétiques neuves, aux cubistes et aux futuristes.

Musées et collections §

Tome XCVI, numéro 353, 1er mars 1912, p. 186-192 [186, 187-188, 189-190].

Les anathèmes du « Futurisme » §

Ainsi donc, — le fougueux chef de ces « Futuristes », que l’Italie vient de lâcher sur nous, M. Marinetti, nous l’a signifié l’autre jour, avec de terribles roulements de voix précurseurs de catastrophes, — nos bibliothèques et nos musées, asiles de « traditions moisies », de « morts qui encombrent les chemins », doivent être voués à la torche ou à l’inondation afin de libérer de l’influence du passé les artistes en mal de chefs-d’œuvre nouveaux inspirés uniquement des spectacles de notre admirable civilisation contemporaine. À ces théories charmantes, tout à fait dignes, certes, des œuvres qu’elles appuient, s’associeront peu à peu, n’en doutons pas, les gentils esprits d’aujourd’hui acquis d’avance à toute cause anarchiste et que hante perpétuellement la crainte de paraître trop peu « modernes ». Avant que soient arrivés les temps prédits par les nouveaux Barbares, hâtons-nous, pauvres « passéistes », d’aller revoir les œuvres des maîtres d’autrefois, non certes pour en souhaiter l’imitation stérile, mais pour oublier devant elles, évocatrices toujours vivantes des souveraines et belles époques, l’orgueilleuse sottise et la laideur de la nôtre.

Au Musée du Louvre [extraits] §

Au Musée du Louvre, — où l’on vient enfin de rétablir l’ancien horaire d’ouverture des salles, et où des sergents de ville sont maintenant adjoints aux gardiens, — nous avons eu, à la fin de janvier, l’agréable surprise de voir enfin rouverte, après une fermeture qui dura cinq ans, la galerie Mollien qui, à droite de l’entrée donnant sur les jardins du Carrousel, fait face à la galerie Denon. M. Michon, conservateur adjoint du département des antiques, à qui on en avait confié l’aménagement, s’est appliqué à en faire le pendant symétrique de cette dernière galerie, qui, avec son alignement de sarcophages et de fontes d’après des antiques célèbres, forme comme une allée triomphale conduisant au grand escalier de la Victoire de Samothrace. Il a fait alterner de même façon, dans la galerie Mollien, les sarcophages, les bronzes et les belles colonnes de marbre polychrome. Les premiers sont constitués par la réunion de fragments de sarcophages antiques, dont les plus importants proviennent des collections acquises en 1808, par Napoléon Ier, du prince Borghèse. Nombre de ces fragments avaient été encastrés par Percier et Fontaine dans les revêtements de marbre des salles conduisant à la Vénus de Milo, et c’est là qu’on a été les chercher pour les remonter de façon à leur rendre, autant que possible, leur aspect primitif. Parmi les plus intéressants, citons ceux des sarcophages de Médée et d’Adonis, qui donnaient jadis leur nom à deux salles de la galerie des antiques, les épisodes de Bacchus et Ariane, Phaéton, Diane et Endymion, des bas-reliefs représentant dans un groupement extrêmement décoratif, des Tritons et des Néréides, etc. On leur a adjoint, au fond de la galerie, deux sarcophages gréco-phéniciens découverts à Carthage par le R. P. Delattre sur lesquels se voient couchés, à la façon des « gisants » du Moyen-Âge, sur l’un un homme en costume sacerdotal, sur l’autre une femme voilée. Sur les magnifiques fontes de statues antiques d’après les « creux » apportés en France par le Primatice, deux seulement restaient disponibles : le Laocoon et l’Ariane ; elles ont été installées, à droite et à gauche, devant les deux fenêtres du milieu, et des bustes d’empereurs ou de philosophes dont quelques-uns étaient conservés à Fontainebleau ou à Écouen, s’alignent à la suite. Au centre de la galerie, est restée encastrée dans le dallage la superbe mosaïque de Kàbr-Hiram, aux tons si doux, rapportée en 1863 par Renan de sa mission en Phénicie et qui avait été malheureusement découpée ; les autres fragments décorent quelques-unes des parois de la salle. Enfin, à l’extrémité de la galerie, sur le palier où s’ouvrira, en pendant de l’escalier Daru, l’escalier monumental à la réfection duquel on travaille depuis tant d’années et que nos arrière-petits-neveux auront peut-être la chance de gravir un jour, on a placé provisoirement une reproduction en bronze de la Victoire trouvée à Brescia dans les ruines du temple de Vespasien, et dont un moulage avait été offert à Napoléon III par le roi d’Italie.

Au premier étage, sur les « épines » qui, dans la salle des portraits d’artistes, servent à exposer les nouvelles acquisitions du département de la peinture, on vient d’accrocher trois dessins que M. Bonnat, à l’occasion de sa réélection comme président du Conseil des Musées nationaux, a tirés de sa belle collection pour les offrir au Louvre comme un témoignage de sa confiante affection. Ce sont trois pièces hors ligne, dues à trois des plus grands maîtres de l’art : Dürer, Michel-Ange, Ingres. […] La seconde de ces feuilles offre, sur ses deux faces, une série d’études de Madones tracées d’une main fiévreuse dans divers sens et accompagnées de strophes dues aussi à Michel-Ange. Elle fut conservée pendant longtemps dans les collections du petit-neveu même du maître, Michel-Ange Buonarroti le jeune. […]

À l’étranger : la nouvelle salle des Luini au Musée Brera §

Un des ensembles artistiques les plus célèbres est la série des fresques dont Luini avait décoré la villa Rabia dite « la Pelucca », près de Monza. Une légende extrêmement romanesque s’attache à ce cycle de peintures : Luini, accusé à la cour de Milan du meurtre du curé de San Giorgio, tué en tombant de l’échafaudage où il était monté pour examiner le travail du peintre, aurait fui, déguisé en meunier, et aurait passé deux ans caché dans la demeure des Pelucchi ; et c’est durant cette réclusion forcée qu’il aurait décoré la chapelle et les appartements de la villa de quantité de fresques : scènes bibliques ou religieuses (notamment le délicieux Ensevelissement de sainte Catherine par les anges), compositions mythologiques, scènes de la vie réelle, etc. Ce merveilleux ensemble décoratif fut malheureusement dispersé en 1821 : des trente-sept fresques qui existaient encore, seize allèrent au palais royal de Monza, neuf entrèrent au Musée Brera à Milan ; d’autres fragments sont au Louvre (deux lunettes acquises en 1863, et la charmante tête de femme qui pose un doigt sur sa bouche, provenant de la donation His de la Salle), au Musée Condé à Chantilly, au musée de Pavie, à la collection Wallace à Londres, dans des collections privées à Milan ; d’autres firent partie naguère de la galerie Rodolphe Kann et de la collection Sedelmeyer à Paris : lamentable éparpillement comme l’histoire de l’art en connaît trop et dont le caractère criminel n’apparaît, en somme, qu’à bien peu de personnes. On a essayé, ces dernières années, d’atténuer ce vandalisme : le roi d’Italie a généreusement offert à la ville de Milan, pour le Musée Brera, les fresques de Monza, et sous l’intelligente direction du conservateur, le comte Fr. Malaguzzi-Valeri4, une salle nouvelle a été créée et inaugurée il y a quelques mois, qui réunit dans un arrangement extrêmement heureux et avec un goût parfait les vingt-cinq fresques que possède maintenant le musée. À cette occasion, un autre historien d’art milanais bien connu, qui s’est particulièrement occupé de Luini, M. Luca Beltrami, a publié une jolie et savante brochure5 qui retrace en détail l’histoire des fresques de la Pelucca et leurs vicissitudes. Il identifie tous les fragments qui nous en restent et en donne la reproduction en d’excellentes photogravures, nous faisant ainsi goûter pleinement le charme de cet ensemble extrêmement varié où Luini s’est montré si bien le « pittore delicatissimo e molto vago » qu’a loué Vasari.

Lettres néo-grecques.
F. de Simone-Brouwer, Un poeta italo-greco, Roma, 1911 §

Tome XCVI, numéro 353, 1er mars 1912, p. 210-214 [213-214].

La poésie heptanésienne n’a plus guère aujourd’hui pour la représenter parmi les aînés que Stephanos Martzokis. Dans un remarquable essai critique et biographique intitulé Un poète italo-grec, l’éminent philhellène F. de Simone-Brouwer, qui manie lui-même avec dextérité le beau langage hellénique, nous montre quel poète complet se manifeste l’auteur de la Vision du Dante, du Dernier chant de Leopardi, du Songe de Byron, de la Titanomachie, des Vers Barbares et des Sonnets, quelle variété est la sienne dans l’union de la pensée et du sentiment, de la fantaisie et de la vigueur. Tour à tour âpre et doux, sarcastique et tendre, son réalisme pessimiste aspire éperdument aux effusions de l’Idéal. Il a la haine de tout ce qui rampe ; mais parfois ses images échappent au pur génie hellénique, et ce qu’il gagne en force explosive il le perd en sérénité. Cette étude de l’éminent critique napolitain sera consultée avec fruit, d’autant qu’elle est consciencieuse et dictée par l’esprit de justice.

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912 §

La Crise italienne §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 230-249.

Bien que l’Italie soit un des pays les plus visités de l’Europe, c’est un des moins connus, c’est même le moins connu de ceux que traverse le courant central de la civilisation européenne. J’entends ici par connaissance d’un pays non point la connaissance extérieure de ses monuments et de ses aspects pittoresques, mais la compréhension profonde de son caractère et de son activité. Dans le premier sens du mot, l’Italie est archiconnue ; dans le second, elle l’est peu. L’attention prépondérante donnée à la contemplation de ses beautés naturelles et des monuments d’art de son passé nuit sans aucun doute à l’étude de son présent.

Parmi les milliers de voyageurs qui traversent annuellement les Alpes pour se rendre dans la péninsule, combien en est-il qui se forment une idée, même approximative, du peuple italien ? Combien entrent en contact direct avec le peuple ?

Et je ne parle même pas ici de ces touristes drainés par les agences de voyage, qui roulent à la hâte à travers les villes et galopent en troupeaux par les musées et par les églises sous la conduite de ciceroni ; je parle des voyageurs intelligents qui se promènent par les rues, s’arrêtent, regardent, éprouvent et réfléchissent : la plupart d’entre eux n’ont d’yeux que pour les monuments, pour les ruines, pour les vieilles peintures et pour le cadre merveilleux qui rehausse ces chefs-d’œuvre de l’art. La moindre statue les intéresse plus vivement que tous les hommes qu’ils croisent. Ils ignorent le peuple ou ne cherchent en lui que ce pittoresque extérieur qu’il a presque perdu. Rares sont ceux qui savent assez bien la langue pour s’entretenir avec le premier venu au hasard des rencontres et saisir ce qui se dit autour d’eux dans les endroits publics. D’autre part, en Italie la connaissance des langues étrangères est très peu répandue, on n’y parle guère que le français et on le parle imparfaitement, même dans les classes instruites. Aussi les voyageurs entrent-ils presque uniquement en contact avec les catégories de gens qui exploitent professionnellement les étrangers, hôteliers, guides, cochers, marchands de curiosités ou de souvenirs, personnages d’une honnêteté très relative, obséquieux et peu véridiques, serviles et insolents, qui ne font voir le caractère italien que par ses moins bons côtés et ne donnent aucune idée des qualités réelles du peuple.

De là résulte que l’on emporte souvent d’un premier voyage en Italie des impressions peu favorables aux Italiens. Au milieu de l’enthousiasme produit par les beautés artistiques et naturelles, les contacts avec la réalité sous sa forme la plus prosaïque apparaissent par contraste plus pénibles, et vous en voulez aux hôteliers et aux marchands qui surfont les prix dès qu’ils ont affaire à un étranger ignorant la langue et les usages du pays et vous trompent vulgairement si vous ne vous défendez pas. Vous leur en voulez parce qu’ils vous arrachent aux préoccupations idéales auxquelles volontiers vous vous abandonneriez tout entier, parce que vous ne voyez que de grandes et belles choses et qu’ils sont, eux, si mesquins dans leurs mœurs de petits boutiquiers, qui croient avoir fait un bon coup quand ils ont extorqué quelques sous à un acheteur naïf.

Ce type du boutiquier, qui discute indéfiniment avec la pratique le prix des marchandises, correspond à un stade inférieur de développement de l’activité commerciale, et appartient à une époque où le temps n’avait pas dans les affaires la valeur qu’il a aujourd’hui. Il disparaîtra nécessairement dans un avenir plus ou moins rapproché, grâce au développement progressif des coopératives et des grands magasins, où la nécessité d’une comptabilité exacte amène la suppression de toute variation de prix laissée à l’arbitraire du vendeur. Dans ces établissements, le vendeur n’est plus qu’un employé, servant sans intérêt personnel une entreprise dirigée par des gens s’efforçant de trouver des sources de bénéfice, non dans une mesquine exploitation individuelle de l’acheteur, mais dans l’exploitation collective de la main-d’œuvre et dans l’achat en gros des marchandises.

Ces survivances du passé sont excessivement nombreuses dans la vie italienne ; nous en pouvons noter dans tous les domaines ; certaines frappent comme des ridicules, d’autres semblent les restes superbes d’une époque de profonde originalité et de vitalité inépuisable. Dans l’immense trésor d’habitudes et de traditions séculaires de la nation, ce qu’il y a de plus respecté n’est pas toujours ce qu’il y a de meilleur ; Les générations actuelles se débattent encore au milieu d’une foule de fantômes qui ne cessent d’exercer sur elles une dangereuse fascination. Si, en Italie, aux yeux du voyageur, le passé écrase le présent, dans la vie même du peuple, il le paralyse trop souvent aussi. Beaucoup d’Italiens sont portés instinctivement à croire que leur pays reconquerra son prestige, et son influence par les voies mêmes où il les a conquis autrefois. Ils lui nuisent ainsi dans l’opinion commune car cette hérédité artistique, qu’ils évoquent sans cesse, impose des comparaisons singulièrement défavorables à sa production actuelle.

Les hommes qui ont le plus contribué à la formation de l’unité italienne étaient malheureusement dotés d’une culture presque exclusivement littéraire et historique. Ils avaient l’esprit hanté par les souvenirs du passé et leur tendance naturelle à faire de la rhétorique était favorisée par une éducation portant au verbalisme et par le romantisme de l’époque. Pour eux, l’Italie était une idée, et souvent même seulement un mot ; ils en parlaient à peu près comme en parlait Dante à une époque où elle était morcelée en mille petits États ennemis et ne pouvait avoir qu’une existence virtuelle : c’était un thème à invocations lyriques, un beau motif de poème, non une réalité. Le Peuple revenait souvent dans leurs discours, mais ce peuple n’était qu’une vague entité, quelque chose d’aussi précis que Dieu, et de même nature ! Du peuple véritable, de la masse des travailleurs qui produisent journellement l’aliment nécessaire à la vie de tous pour un salaire souvent dérisoire et ont en premier lieu des besoins matériels à satisfaire, ils ne se préoccupaient point. Ils réclamaient pour eux-mêmes des libertés politiques et n’avaient cure des questions économiques qui seules étaient d’un intérêt direct pour le peuple. Ils apportaient dans les luttes du moment le même esprit qu’ils mettaient dans l’étude de l’histoire. Rien n’est plus intéressant que de considérer aujourd’hui ce qu’ils ont écrit des républiques italiennes du moyen-âge : négligeant complètement les phénomènes économiques, les seuls qui puissent rendre compte des vicissitudes d’États constitués essentiellement de corporations d’artisans et de marchands, ils ne voyaient dans les conflits politiques que des luttes pour des idées, des droits, des principes : les Médicis, qui travaillèrent à établir leur pouvoir personnel, étaient flétris du nom de tyrans, tandis qu’on élevait des monuments à Savonarole comme à un défenseur de la liberté, — bien que Savonarole n’ait jamais songé à attaquer les bases de l’État florentin, qui était une oligarchie financière. C’est par une véritable équivoque qu’on a qualifié de démocratie le gouvernement de certaines villes italiennes au moyen-âge, telle Florence. Ces gouvernements n’avaient même pas les apparences démocratiques que présentent les États constitutionnels de nos jours ; au fur et à mesure de leur développement, la richesse y prenait de plus en plus l’importance prédominante et les conflits intérieurs finissaient par se ramener à la lutte entre la ploutocratie et le pouvoir personnel absolu.

Au Risorgimento italiano, nom par lequel on désigne avec quelque emphase la période de formation de l’unité italienne, il n’y eut pas d’entente profonde entre la bourgeoisie et le peuple. Si la cause de l’unité fut néanmoins populaire dans une certaine mesure, il faut l’attribuer en partie sans doute au malaise et au désir consécutif de changement, que le développement du capitalisme et de la grande industrie commençait à faire éprouver aux travailleurs, mais surtout à l’influence personnelle de Garibaldi et à l’enthousiasme qu’il devait susciter, et qu’il suscita effectivement, dans les âmes simples et sincères, non affectées par la rouerie des politiciens ou par les habitudes critiques des intellectuels.

Garibaldi est en effet le héros populaire par excellence : sa vie est romanesque, son âme simple, presque enfantine, pleine de générosité, et soulevée par un courage ingénu. On dirait qu’il appartient à un autre âge que le nôtre et l’on a peine à se le figurer contemporain de Bismarck ou de Moltke. Il y a en lui du chevalier errant, du condottiere, du corsaire, mais avec une noblesse de cœur qui l’élève au-dessus de la plupart de ses compagnons, avec un idéalisme, un amour de la liberté, un don spontané de soi-même qui le rendent éminemment sympathique et le rapprochent de ceux qui luttent pour l’instauration d’une société plus équitable. Nulle figure n’était mieux faite pour inspirer les artistes et si Garibaldi n’a trouvé ni un poète ni un sculpteur qui nous ait donné une image synthétique et définitive de sa personnalité, il a exalté l’âme de tous ceux qui l’ont chanté ou représenté et il a arraché des accents émus aux artistes les plus secs et les plus artificieux. D’un bout à l’autre de la péninsule, on rencontre dans toutes les villes des statues de Garibaldi et de Victor-Emmanuel. Mais tandis que le roi aux jambes courtes, au torse bedonnant, aux moustaches énormes, à l’air sensuel et brutal, n’apparaît jamais héroïque ou martial en dépit de l’effort des sculpteurs officiels, Garibaldi offre partout, dans la pose du corps, dans le port de la tête, dans les traits, dans l’expression, une beauté et une grandeur réelles, qui percent même lorsque le sculpteur s’est montré inférieur à sa tâche. On conçoit qu’il ait provoqué un enthousiasme extraordinaire dans la jeunesse et dans le peuple, accessibles tous deux à ces émotions fécondantes que donne la vie dans ses expressions les plus fortes et les plus intenses et d’où surgissent les plus pures inspirations artistiques.

Les éléments qui ont contribué à la formation de l’unité italienne sont éminemment complexes : aspirations vagues vers un avenir meilleur, influences extérieures amenant un souffle de révolte, désirs d’esprits libérés voulant exprimer ouvertement leurs idées, hostilité de libres-penseurs vis-à-vis de la domination du clergé, exaltation d’âmes éprises d’un passé glorieux, déchaînement d’appétits aiguisés par l’espoir de la curée, tous ces ressorts ont agi dans la longue lutte qui a abouti à la constitution du royaume d’Italie. On y découvre un mélange trouble d’idéal et de matérialité, de dévouement à la cause et d’actions terre à terre, d’héroïsme et de diplomatie ; et malheureusement ce furent la diplomatie, l’intérêt et les appétits qui triomphèrent, mais on les entoura de belles phrases pour leur conserver l’apparence de l’héroïsme, de l’idéal, et du rêve généreux.

Mais combien le résultat final était loin de l’idéal entrevu à l’origine par les meilleurs ! On avait souhaité un pays vraiment libre, une sorte de république fédérale où toutes les régions du pays se fussent développées selon leurs tendances propres, et l’on aboutissait à une centralisation artificielle amenant le pouvoir aux mains d’une bureaucratie ignorant les besoins réels de la population et installée à Rome. Pourquoi a-t-on fait de Rome la capitale ? par simple souvenir historique, parce qu’elle avait été la capitale de l’Empire romain et la résidence des papes. L’activité moderne de l’Italie n’est point là : elle a ses centres au Sud et au Nord, surtout au Nord ; ces centres sont nombreux et disséminés ; que ne leur a-t-on conservé leur autonomie ! On n’a pu créer à Rome qu’une vie factice. Rome est remplie d’employés, de prêtres et d’étrangers ; c’est le siège de deux cours et c’est la ville des ruines. À ses portes s’étend la campagne grandiose et déserte, désolée par la malaria, où les troupeaux paissent parmi les restes à demi écroulés des aqueducs et des tombeaux antiques. Le choix même de la capitale, les monuments qu’on y a élevés depuis 1870, comme ce monument à Victor-Emmanuel qui encombre l’horizon et écrase la capitale, symbolisent excellemment ce qu’il y a de vain et d’extérieur dans la constitution de l’État italien moderne.

La maison de Savoie a recueilli le bénéfice des efforts des patriotes ; c’est le petit roi de Piémont et de Sardaigne qui est devenu roi d’Italie, grâce à la rencontre de circonstances favorables et à l’habileté d’un ministre dont le masque de bourgeois au sourire fourbe apparaît toujours derrière le visage d’une sensualité brutale de Victor-Emmanuel : Cavour. Si Garibaldi est le héros national, Cavour est le véritable instaurateur de la monarchie actuelle, c’est l’homme selon les vœux de ceux qui gouvernent aujourd’hui l’Italie. Tandis que Garibaldi se battait, Cavour manigançait des alliances et se préparait à tirer les marrons du feu. Victor-Emmanuel et son ministre favorisaient Garibaldi quand son action pouvait servir leurs desseins, sauf à essayer de le perdre l’instant d’après, dès qu’elle cessait de répondre à leurs vues. Le héros, tout enfant qu’il était, s’était aperçu de ce jeu déloyal : il l’a dit et répété dans ses Mémoires. S’il contribua quand même à l’avènement de Victor-Emmanuel, qu’il considérait comme un pis-aller, c’est qu’il ne voyait personne d’autre qui eût chance de réaliser l’Unité italienne.

Ainsi qu’il arrive si souvent, les meilleurs et les plus généreux donnèrent leur vie pour le triomphe des arrivistes et des brasseurs d’affaires, de tous ces personnages louches qui apparaissent à l’heure du triomphe et s’arrogent tous les bénéfices d’une victoire qu’ils n’ont pas remportée.

L’Italie a été gouvernée depuis lors par ces gens-là : poursuivant sans largeur de vues leur intérêt personnel, dissimulant leur égoïsme sous un flot de belles paroles, affectés au dernier degré de cette maladie de la rhétorique qui constitue l’un des défauts les plus graves du caractère italien, ils s’adonnèrent sans retenue à une politique de mégalomanes. Ils ne cessèrent de rêver une Italie grande puissance dont ils seraient les glorieux représentants, rien ne les tourmenta autant que de ne pas être pris au sérieux par le reste de l’Europe, et quand ils se sont emparés récemment de Tripoli, le premier cri de leurs journaux a été : enfin nous allons compter pour quelque chose ! Mesurez à cela l’inanité des classes dirigeantes en Italie : elles sont descendues si bas qu’elles ont eu besoin d’opérer un coup de force au détriment d’un pays incapable de se défendre pour se rehausser dans leur propre estime.

Et cependant quel champ fertile s’ouvrait à leur activité ! Que de problèmes urgents offrait la vie italienne ! Sous beaucoup de rapports, le pays demandait une régénération complète : d’immenses espaces demeuraient et demeurent encore incultes, malsains, désolés par la malaria. Des travaux de régularisation des eaux, de reboisement des montagnes s’imposaient. La bourgeoisie n’a rien fait, ou presque rien. La misère du peuple était grande partout, son ignorance non moins grande, surtout dans le Midi : les gouvernants ont établi ou maintenu les plus iniques des impôts de consommation ou des droits d’entrée, ceux qui frappent les aliments de première nécessité. Je l’ai déjà dit : ceux qui ont constitué l’Unité italienne, et surtout ceux qui en ont profité, ont ignoré les besoins du peuple, ils ne s’en sont aperçus que lorsque le peuple s’est révolté ; ils ont essayé alors d’étouffer ces révoltes dans le sang et le peu qu’ils ont fait depuis pour le peuple, ils l’ont fait par peur. Il a fallu les soulèvements de la Sicile pour que la bourgeoisie avouât l’arbitraire qui y régnait dans administration, arbitraire tel que le peuple seul portait toujours les charges de la communauté, tandis que le parti au pouvoir se dispensait de payer les taxes.

Aussi le gouvernement actuel n’est-il pas populaire en Italie : je me rappelle avoir recueilli, il y a dix-sept ans déjà, à Capri, les plaintes d’une vieille paysanne. Les habitants de cette île fortunée vivaient jadis sans grand-peine des ressources de la terre et de celles que leur apportaient les étrangers ; le gouvernement des Bourbons les laissait tranquilles et ne les surchargeait pas d’impôts ; le premier soin du gouvernement italien fut de leur envoyer des soldats et de mettre une taxe sur les têtes de bétail !

J’ai entendu des plaintes analogues en Émilie et en Toscane : partout on regrettait l’ancien régime, où le peuple ne devait pas se saigner à blanc pour entretenir une armée et une flotte qui accroissent, paraît-il, le prestige de la nation, mais ne lui rapportent, à lui, que misère et tristesse.

Il eût été si aisé pourtant de pratiquer une politique de recueillement, de diriger toute son activité vers l’intérieur, de chercher non à paraître, mais à être une force, de préférer l’effort sérieux et constant, qui accroît l’énergie vitale, au bruit des discours et au clinquant des parades : nul pays eu Europe n’a de frontières mieux délimitées par la nature et plus faciles à défendre que l’Italie ; elle pouvait rester neutre, se contenter d’une armée restreinte et d’une flotte suffisante pour se protéger contre une agression, diminuer ses dépenses militaires qui, avec les intérêts de la dette publique, absorbent le plus clair de son budget, donner davantage pour l’instruction, à laquelle elle consacre des sommes ridiculement petites, et pour les travaux publics, dépenses productives dont elle retirerait rapidement les plus grands avantages.

De l’aveu même des journaux qui la prônent, la guerre en Tripolitaine coûte à l’Italie, au bas mot, un million par jour. Songez au nombre d’hectares de terre que l’on bonifierait avec cette somme, au nombre de familles que l’on sauverait de la misère et auxquelles on épargnerait de s’exiler en Amérique ! Mais le délire nationaliste a troublé à tel point la cervelle des bourgeois italiens qu’ils ne sont plus capables de comprendre les choses les plus simples et que des écrivains qui passent pour sérieux publient des articles à seule fin de prouver que la Tripolitaine servira de dérivatif à l’émigration et que l’Italie ne pourra s’occuper efficacement de l’amélioration de son propre territoire et du sort de ses concitoyens que quand elle se sera assuré la possession d’un morceau de l’Afrique septentrionale. Or, si l’on demande à ces messieurs quelles sont les ressources que la Tripolitaine offrira aux émigrés, ils sont obligés de reconnaître que les territoires cultivables y sont peu étendus, et ne peuvent être mis en valeur sans travaux importants, et que l’on n’a aucune certitude touchant l’existence de richesses minérales. En somme, il serait infiniment plus facile de mettre en valeur les terres incultes ou mal cultivées qui abondent en Italie que les oasis de ce désert qu’est la Tripolitaine.

C’est ce que le peuple italien finira par comprendre à ses dépens ; il le comprendrait déjà s’il était plus instruit ; mais ses « mauvais bergers » ne s’empressent pas de l’éclairer. J’ai dit combien le budget de l’instruction publique était maigre ; en proportion des ressources de l’État, il est inférieur à ce qu’il est dans presque tous les pays d’Europe. Et encore dans ce domaine tout l’effort s’est-il porté sur l’enseignement supérieur, c’est-à-dire sur l’enseignement fait pour les privilégiés seuls. Il règne là une liberté que l’on chercherait en vain dans les autres domaines de la vie sociale ; les dirigeants, confiants dans la toute-puissance des intérêts matériels, ont mis les fils de la bourgeoisie à même de se développer complètement et exercent à l’université, vis-à-vis des professeurs et des étudiants, une tolérance qu’ils oublient de pratiquer partout ailleurs.

Mais si l’immense majorité des étudiants ne voit dans les études qu’un moyen de se procurer une situation sociale privilégiée, on rencontre toujours parmi eux quelques esprits idéalistes, moins étroitement dirigés par l’intérêt, qui aiment la science pour elle-même, ont soif de connaître, cherchent loyalement à se rendre compte des phénomènes et divulguent la vérité, même quand elle est incompatible avec les mensonges reçus. Ces esprits libres, bien qu’ils constituent comme partout l’exception, sont relativement nombreux en Italie, je le dis à l’honneur du pays.

Les universités italiennes sont supérieures à leur réputation : la plupart des écrivains étrangers qui en parlent ne les ont vues que de l’extérieur6 ; ils ont lu les règlements qui les régissent et savent par ouï-dire que les désordres y sont fréquents (en réalité, c’est à Naples seulement qu’ils le sont). De là l’idée courante que la discipline y fait défaut et que les études n’y sont pas prises au sérieux. L’absence de discipline imposée que l’on reproche aux universités italiennes est un défaut, si l’on n’a égard qu’aux étudiants ordinaires, qui n’ont d’autre souci que de se faire une position ; ce n’en est pas un pour les jeunes gens qui ont par eux-mêmes le goût du travail ; en effet, si les cours chôment souvent, les laboratoires ne chôment jamais. Qui veut étudier trouve toujours à sa disposition les moyens nécessaires et des professeurs ou des assistants prêts à le guider.

Pendant les quelques années que j’ai passées à l’Université de Bologne, j’ai rencontré bon nombre de jeunes gens menant une vie simple et sobre et se dédiant tout entiers à la science. Je les ai trouvés en général aussi intelligents et plus modestes qu’ailleurs : ils ne cherchaient pas à se faire valoir et n’avaient pas comme ressort principal l’ambition personnelle ; ils n’avaient rien non plus de cette pédanterie si fréquente chez les jeunes « docteurs » allemands.

C’est incontestablement l’influence de l’Allemagne qui a prédominé jusqu’ici dans les universités italiennes : leur organisation même le dit et, d’autre part, il suffit de jeter un coup d’œil sur les travaux publiés par les jeunes gens pour se convaincre que la manière des Allemands, qui encombrent leurs textes de notes et de citations d’auteurs dont ils n’ont souvent pas lu plus de quatre lignes, leur en impose beaucoup. Les moins doués d’entre eux singent même les Allemands d’une manière enfantine, mais chez les meilleurs la méthode, la discipline intellectuelle que leur a enseignées l’Allemagne, agissant comme forces régulatrices dans le développement luxuriant de leurs qualités natives, amènent un épanouissement harmonieux de l’intelligence, grâce à la fusion intime de la clarté et de l’éloquence latines avec la patience et l’exactitude germaniques.

Le caractère de l’Italien est trop différent de celui de l’Allemand pour qu’il puisse y avoir assimilation complète chez des gens doués d’une personnalité. En ce cas l’influence allemande peut être salutaire, parce qu’elle est susceptible d’exercer une action modératrice sur la tendance à la rhétorique si marquée dans le peuple italien. Depuis la Renaissance l’alliance du génie latin et du génie germain a produit des individualités d’une puissance et d’une ampleur exceptionnelles, et le temps n’est pas loin où les plus grands des Allemands se rendaient dans le Midi pour achever d’y développer et d’y mûrir leur âme. L’Allemagne moderne, en se fermant à ces salutaires influences du dehors, en se repliant sur elle-même, ne montre que faiblesse et incompréhension. Cette attitude arrogante et mesquine fait que l’on rencontre rarement dans ce pays, particulièrement dans le monde universitaire, des personnalités capables de provoquer l’enthousiasme, tandis que l’Italie possède des professeurs qui sont des éducateurs dans le sens le plus large et le plus élevé du terme : j’entends par là des hommes qui ne se contentent pas d’instruire la jeunesse, mais s’efforcent de lui apprendre à faire librement usage de la raison, sans égard pour les préjugés et les modes, et de développer en elle tous les sentiments généreux. Dans leur enseignement il n’y a place pour rien de mesquin, rien de bassement égoïste, rien de vulgaire : leur parole éveille dans les âmes les meilleures impulsions ; leur exemple, leur attitude, leur présence même ont le pouvoir de comprimer dans le cœur de ceux qui les écoutent tout ce qu’il y a de vil ou de laid et d’exalter tout ce qu’il y a de plus humain ; on dirait qu’on respire autour d’eux une atmosphère plus pure.

J’ai eu le bonheur de connaître l’un de ces hommes : ceux qui, comme moi, ont été de ses élèves ne peuvent penser à lui sans reconnaissance et sans émotion, si toutefois ils n’appartiennent pas à la race des pharisiens, dont le cœur est sec et chez qui le spectacle de la grandeur ne provoque que l’envie.

Cet homme, c’est Augusto Murri. Jamais je n’oublierai les heures que j’ai passées sous le charme de sa parole à la clinique médicale de l’Université de Bologne : personne, ni avant, ni depuis, ne m’a donné une impression aussi forte et aussi directe de la puissance de l’esprit humain. Dans la multitude enchevêtrée des faits résultant de l’examen réitéré du malade, il relevait aussitôt les lignes directrices, groupait les symptômes, leur donnait leur valeur et leur relief ; l’amas confus s’éclairait peu à peu, aux yeux de l’auditeur, des lumières pénétraient l’obscur réseau des phénomènes, tout se divisait, se concentrait, s’ordonnait : c’était le miracle de la création réalisé par la raison humaine, qui, dans la masse nébuleuse de l’Univers, dans le fourmillement indistinct d’impressions qui lui viennent du dehors, perçoit des rapports, des liens, des causes et des effets, établit des catégories, formule des synthèses, fait surgir la clarté des ténèbres, et les formes du chaos.

Nous écoutions, captivés, entraînés, subissant l’ascendant de cette logique souveraine qui nous menait sans hésitation, avec une sûreté impeccable, à travers le dédale des causes jusqu’à l’origine première du mal. On eût dit de l’intuition, tant c’était rapide, subtil, pénétrant, et cependant le jugement final n’était que le résultat dernier d’une série d’inductions appuyées sur l’argumentation la plus serrée. Ajoutez à cela les plus beaux dons de l’orateur dans le meilleur sens du mot, non pas de l’homme des assemblées populaires qui cherche de gros effets pour remuer les foules, mais de celui dont la parole est l’écho fidèle d’une âme avide de vérité et qui tend à s’élever sans cesse, et dont les inflexions mêmes de la voix rendent les nuances de la pensée. Peut-être ainsi aurez-vous une idée de l’enthousiasme que pouvaient provoquer en nous ces leçons, qui, outre leur immense valeur scientifique, avaient la beauté et l’harmonie d’une œuvre d’art. Nous sortions de là réconfortés, soulevés au-dessus des vulgarités quotidiennes, capables de pensées plus larges et possédés d’un plus grand amour de la science.

Les hommes qui inspirent de tels sentiments rendent le meilleur témoignage de la vitalité profonde et des qualités intimes du peuple auquel ils appartiennent : la nation devrait les honorer comme les premiers de ses citoyens. Mais, hélas ! les nations ne jugent la valeur des citoyens que d’après la rumeur de leur gloire : peu leur importe la qualité de cette gloire ; on élève beaucoup plus de statues aux traîneurs de sabre, aux usurpateurs du pouvoir, aux charlatans de la politique qu’aux artistes de génie ou aux vrais savants. Et je suis obligé de dire, à la honte de l’Italie, qu’Augusto Murri, en récompense des services réels rendus à son pays, a été exposé publiquement aux outrages des plus vils de ses concitoyens, avec le consentement tacite ou l’approbation du monde officiel. Son fils ayant eu le malheur de commettre par impulsion généreuse un crime passionnel et sa fille ayant été impliquée dans le procès, toute la presse bourgeoise se fit sans hésiter l’écho des calomnies répandues contre les enfants et contre le père par des catholiques, qui voulaient atteindre en Murri le rationalisme et la science et qui ne se faisaient aucun scrupule d’inventer de toutes pièces les fables les plus odieuses. Le juge d’instruction lui-même était prévenu à tel point contre les Murri qu’il s’efforça par tous les moyens de faire croire que le professeur était complice du crime, et qu’il ne renonça à le faire arrêter que devant l’impossibilité absolue d’apporter n’importe quel semblant de preuve de sa complicité.

Ce procès passionna autant l’Italie que l’affaire Dreyfus avait passionné la France. Presque toute la bourgeoisie italienne avait été dreyfusarde et plus d’une fois elle avait exprimé l’indignation qu’elle éprouvait devant l’injustice commise au détriment de l’accusé. Quand surgit l’affaire Murri, cette même bourgeoisie se montra plus aveuglément hostile aux enfants du professeur qu’on ne l’avait jamais été en France au capitaine Dreyfus. Et elle ne fit aucun retour sur elle-même, elle ne parut pas se demander un seul instant si elle ne commettait pas exactement la faute même qu’elle venait de critiquer si acerbement chez ses voisins. En réalité, il existait une différence entre les deux cas, et cette différence était toute à l’avantage de la France : ici des voix s’étaient élevées pour combattre l’injustice, et c’étaient celles des hommes les plus éminents dans la littérature et dans les sciences ; en Italie, silence sur toute la ligne, pas un Zola, pas un Anatole France ; assurément l’on ne pouvait s’attendre à voir paraître des vertus civiques dans l’âme aride d’enchâsseurs de mots à l’instar de d’Annunzio ! À peine quelques voix s’élevèrent-elles faiblement ; la plupart des gens qui avaient conscience de l’injustice que l’on commettait crurent prudent de se taire. Enfin il fallut qu’un étranger7 écrivît l’histoire du procès Murri pour qu’on en eût une relation véridique et documentée.

Ainsi les mensonges d’une poignée de journalistes cléricaux aux abois avaient suffi à déterminer l’opinion publique dans toute l’Italie, de telle manière qu’il était impossible de faire entendre un avis discordant. Comment expliquer ce singulier phénomène de contagion morale ? Il n’y avait pas, à proprement parler, de passion politique en jeu ; seuls les catholiques fanatiques avaient un intérêt direct à exploiter ce procès pour en faire une arme contre l’éducation laïque. Mais d’où provenait l’hostilité de tout le reste du public ? En premier lieu, sans doute, de la haine des médiocres pour ceux qui leur sont supérieurs intellectuellement et moralement, haine instinctive, favorisée aujourd’hui par la tendance nivelante des sociétés modernes et spécialement renforcée en Italie par les théories de Lombroso et de son école, qui font de l’homme médiocre le prototype de l’homme normal, du bon citoyen, et identifient le génie avec la folie8. Par une singulière contradiction, qui montre combien il y a peu de logique dans l’esprit de la plupart des hommes, Lombroso tint dans cette occurrence pour le génie contre les médiocres, — mais il oublia de faire son mea culpa et de reconnaître qu’il portait jusqu’à un certain point la responsabilité de cette explosion de haine contre un homme supérieur.

En outre, Augusto Murri se distingue par une probité tout à fait stricte, par un amour de la droiture et de la vérité qui ne transige pas. Rien ne pouvait indisposer davantage à son sujet le monde d’affairistes qui, depuis dix ans, a pris de plus en plus le dessus en Italie et dont le ministre Giolitti est le principal représentant.

Cette coalition de cléricaux et d’affairistes que nous venons de voir à l’œuvre dans le procès Murri est précisément celle qui, appuyée par les mégalomanes du nationalisme, a poussé l’Italie à la guerre : ce n’est un mystère pour personne que la Banque de Rome, dont la clientèle est composée de gros capitalistes cléricaux, a des intérêts en Tripolitaine et que la conquête italienne aura pour résultat de mettre en valeur des terrains qu’elle y possède. D’autre part, la guerre ne procure de bénéfices immédiats et certains qu’aux fournisseurs de munitions, aux fabricants de canons, aux aciéries, en un mot à quelques grands capitalistes ; dans le cas présent, la chose est d’autant plus évidente que la Tripolitaine est un pays très pauvre et que, de l’aveu même des plus optimistes, il ne pourrait devenir une source de richesses que dans un avenir éloigné, — et encore rien n’est-il plus problématique !

Plus encore qu’au temps de l’affaire Murri, on dirait aujourd’hui, à lire les journaux, qu’un vent de folie a passé sur le pays. Il y a une disproportion si flagrante entre l’événement et les manifestations auxquelles il donne lieu que l’effet produit est absolument grotesque. On ne peut ouvrir un journal ou une revue sans y trouver des dithyrambes célébrant la conquête de Tripoli et la vaillance de l’armée italienne, comme s’il s’agissait du plus extraordinaire et du plus héroïque des faits de guerre. Partout l’on retrouve le même langage : « Maintenant nous comptons pour quelque chose en Europe ! Désormais l’on nous respectera ! Une nouvelle période de l’histoire d’Italie commence ! On respire un autre air qu’il y a quelques mois, etc., etc. » Hélas ! oui ! on respire en Italie un autre air qu’il y a quelques mois : c’est l’air étouffant de la réaction. Les adversaires de la guerre ne peuvent exprimer publiquement leur opinion sans risquer d’être massacrés par les bandes nationalistes qui opèrent sous l’œil bienveillant de la police ; tous les télégrammes venant de Tripoli sont soumis à une censure sévère ; les communications officielles sont pleines d’inexactitudes et de mensonges et les journalistes qui ont l’audace de révéler ce que le gouvernement veut cacher au public sont expulsés.

En dépit des proclamations des généraux, en dépit du bluff de la presse, en dépit des manifestations provoquées artificiellement dans les grandes villes, la guerre n’est pas populaire.

Il est toujours aisé, dans les centres de population très dense, d’organiser des démonstrations grâce à la contagion psychique que subit l’immense multitude des inconscients : il suffit à un gouvernement de faire agir ses policiers en bourgeois et ses agents provocateurs, renforcés, s’il le faut, de gens de mauvaise vie prêts à tout faire pour de l’argent, pour entraîner une foule neutre à manifester dans le sens qu’il désire. Ce procédé, qui dérive des mêmes principes que l’emploi de la claque, a été employé notamment à Naples, où les « camorristes » ont bruyamment manifesté leur patriotisme.

Si l’on parle individuellement aux hommes du peuple, travailleurs de l’industrie ou de la terre, on est frappé de les voir complètement exempts de cet emballement que l’on pourrait croire réel à ne considérer que certaines manifestations de la rue. Non seulement par instinct et par sentiment ils sont contraires à la guerre, qui prive les familles de leurs membres les plus valides et ne leur apporte que des tristesses et des deuils, mais ils se rendent même compte, beaucoup plus nettement qu’on ne pourrait le supposer, de tout ce que renferment de mensonges les discours de la bourgeoisie ; ils comprennent ce qui se dissimule derrière la prétention de civiliser les Arabes, affichée par les partisans de la politique coloniale, ils pressentent ce qu’on leur demande au nom de l’amour de la patrie. Cette patrie ne se manifeste à eux que par des taxes et des impôts sans nombre, taxes et impôts qui pèsent beaucoup plus lourdement sur les pauvres que sur les riches et qui servent pour les trois quarts à payer les intérêts de la dette publique et à satisfaire aux dépenses militaires, c’est-à-dire à engraisser les capitalistes petits et grands. C’est la patrie de ceux qui possèdent et non de ceux qui travaillent. De quel droit demanderait-on aux travailleurs de se sacrifier à elle ? Aussi ne le leur demande-t-on plus. Quand, dans les casernes, on engageait les soldats à se joindre volontairement au corps d’expédition, pas un ne bougeait. Maintenant on les désigne d’office. Ils ne partent pas toujours : certains se suicident, et il en est un qui a tiré sur ses officiers plutôt que d’aller « porter la civilisation » en Afrique ; on l’a fait passer pour fou afin d’atténuer l’effet de son acte.

On ne peut parler d’une manière générale de l’Italie, car elle n’est une que de nom : il y a beaucoup de distinctions à faire, mais la première et la plus importante est la distinction entre la bourgeoisie et le peuple. En dépit de certaines apparences de familiarité entre les classes, elle est nettement marquée dans la vie, dans les usages et même dans la langue : tout vrai bourgeois se croit supérieur par définition aux travailleurs manuels, il les regarde de son haut, avec une condescendance dédaigneuse. On sait que l’Italien a deux formes de politesse où nous n’en avons qu’une : il dit voi (vous) et Lei ou Ella (Elle, c’est-à-dire sa seigneurie) ; c’est cette dernière forme que l’on emploie toujours, particulièrement en Toscane, quand on s’adresse à une personne à qui l’on veut témoigner des égards ; un bourgeois ne manquera pas d’en faire usage quand il aura à faire à un autre bourgeois, il ne remploiera jamais quand il s’adressera à un homme du peuple, mais il dira voi, ou, avec une nuance de familiarité méprisante, tu.

Habitué dès son enfance à cette séparation des classes, l’homme du peuple accepte en général ces distinctions sociales comme choses toutes naturelles ; plus d’une fois j’ai entendu dire dans les campagnes que le paysan devait vivre en paysan et le bourgeois en bourgeois ; je connais peu de formules qui expriment d’une façon aussi résignée le respect d’une tradition ancienne.

Écrivains et journalistes italiens accusent aujourd’hui les étrangers, qui ont eu le malheur de ne pas tomber en admiration devant l’héroïque conquête de la Tripolitaine, de ne pas comprendre le peuple italien. L’accusation est d’autant plus plaisante que la bourgeoisie connaît très mal le peuple en Italie et se préoccupe aussi peu que possible de ses besoins et de ses aspirations : elle a toujours maintenu entre elle et lui une barrière artificielle. Au contraire, tous les étrangers tant soit peu intelligents qui résident longtemps en Italie traitent les gens du peuple avec bonté et avec égards, et pour ainsi dire sur un pied d’égalité ; beaucoup d’entre eux ont plus de vrais amis dans le peuple que dans la bourgeoisie, car les travailleurs leur rendent confiance pour confiance et s’ouvrent à eux plus librement qu’ils ne le feraient à des compatriotes de la même classe.

Dans toutes les parties de l’Italie que j’ai visitées, j’ai trouvé le peuple plein de qualités admirables : bon, généreux, poli, affable, patient — trop patient, — intelligent, doué d’initiative, il donne dans l’ensemble une impression singulièrement favorable de son caractère. S’il ne parvient pas à développer et à mettre à profit tant de dons naturels, c’est qu’il est ignorant et mal gouverné.

Le mauvais gouvernement, telle est la source de tous les maux dont souffre le peuple italien et en premier lieu de son ignorance. Maintenu à dessein dans cette ignorance dans la plupart des anciens états de la péninsule, particulièrement dans ceux où prédominait l’influence des prêtres, il ne fit sous ce rapport après 1870 que des progrès très lents, car la sollicitude des dirigeants se porta beaucoup plus, comme je l’ai dit, sur l’enseignement supérieur que sur l’enseignement primaire. Ces faibles progrès eux-mêmes furent dus à la propagande et à l’initiative de quelques personnes sincèrement convaincues que l’instruction ne doit pas rester le privilège d’une classe, ainsi qu’à la poussée instinctive du peuple incité à la lutte par les nécessités économiques et désirant l’instruction comme une arme de combat9.

Sauf dans quelques centres particulièrement remuants, les masses prolétariennes sont mal organisées, mal préparées à une action soutenue ; la constance dans l’effort leur fait défaut autant que l’esprit d’association ; patientes et peu éclairées, elles n’ont une vision précise de leur situation que dans les moments de crise. Le parti socialiste a fait ce qu’il pouvait pour les éduquer ; mais formé à l’école de la social-démocratie allemande, obéissant aveuglément aux principes qui la dominent, il n’a pas su adapter ses méthodes d’action aux besoins d’un peuple qui diffère complètement du peuple allemand tant par sa situation économique que par son caractère et son éducation.

Il n’a pas tiré parti des forces éruptives du prolétariat italien, dont la puissance révolutionnaire est formidable et qui peut déployer brusquement une quantité d’énergie telle qu’il n’est pas de digue sociale assez solide pour résister à son effort. Témoin la grève de protestation qui éclata en septembre 1904 à la suite d’un massacre d’ouvriers : partie de Milan, elle se répandit instantanément dans toute l’Italie, jusqu’aux centres les plus éloignés, jusqu’aux villes les moins ouvertes aux idées révolutionnaires ; on y voyait la vie sociale s’arrêter brusquement, comme dans un organisme où le sang cesserait de couler ; les boutiques restaient fermées, les services publies étaient interrompus ; à Milan, les journaux mêmes ne purent paraître. C’était la révélation soudaine et terrifiante de la puissance du peuple prenant conscience de lui-même : il lui suffisait de cesser le travail pour que la vie de la société entière fût paralysée, et il venait de s’en rendre compte.

Dans cette occurrence et dans d’autres semblables l’action des députés socialistes fut nulle ; ils ne déterminèrent pas le mouvement, ils le suivirent non sans peine, certains même à regret : ces soulèvements soudains dérangeaient leurs plans et mettaient leur tactique en défaut. De plus en plus opportunistes, ils avaient fini par consentir au sein du parlement à collaborer directement ou indirectement à l’œuvre du gouvernement bourgeois et le temps n’était pas loin où certains d’entre eux allaient envisager sérieusement la possibilité d’entrer dans un ministère libéral. On comprend que ces brusques rappels aux principes premiers du socialisme n’étaient pas faits pour leur plaire.

Ainsi se creusait de plus en plus profondément le fossé qui sépare le peuple de la bourgeoisie. D’un point de vue national élevé, tout différent du point de vue nationaliste, qui ne voit la grandeur du pays que dans l’emploi de la force brutale, dans les conquêtes et dans l’enrichissement des affairistes, une collaboration entre le peuple et l’élite des intellectuels serait désirable. J’entends ici par élite des intellectuels les gens qui aiment l’Art et la Science, non pour ce qu’ils peuvent procurer d’honneur ou d’argent, mais pour ce qu’ils apportent d’élargissant et de fécondant à l’âme humaine, pour l’accroissement de force et de joie qui en résulte pour eux-mêmes et pour autrui.

Sous une gangue d’ignorance et de préjugés séculaires, le peuple italien possède des trésors d’activité latente qui ne demandent qu’à être mis en valeur. Son génie est seulement endormi ; il n’attend pour se réveiller que des circonstances favorables. L’élite ne pourrait-elle aller au peuple, lui apporter l’aide de son savoir, contribuer à le rendre conscient ? Hélas ! ceux qui parlent au peuple, ceux que l’on voit et que l’on entend partout, ceux qui emplissent de leur voix les lieux publics, ce sont, comme chez nous, les charlatans de « la Foire sur la Place » : journalistes, politiciens de profession, promoteurs d’entreprises louches en quête de gogos, faux savants, artistes ratés, « marchands d’orviétan et marchands de littérature ». Ce sont eux que les étrangers de culture moyenne prennent pour les représentants de l’Italie intellectuelle : les Lombroso, les Sighele, les Ferri, les Mascagni, les Leoncavallo, et Gabriele d’Annunzio, héros insigne du snobisme international, qui chante aujourd’hui la guerre de Tripolitaine avec la sincérité et la conviction qu’il a mises à chanter le socialisme, la propriété, Garibaldi, Tolstoï, Nietzsche et n’importe quel homme ou quel principe que les caprices de la mode exaltaient momentanément. De là, l’erreur bien excusable de l’étranger, qui a toujours entendu parler de l’Italie comme de la terre classique des arts et qui, voyant ses écrivains évoquer sans cesse son passé et ses soi-disant savants, emprunter le langage et les méthodes du journalisme, ne peut deviner cette vérité essentielle qui échappe même à beaucoup d’Italiens, que l’Italie moderne produit infiniment plus de travaux de valeur dans le domaine des sciences que dans celui des arts et des lettres et que c’est dans ce sens-là que s’opère le plus activement son développement intellectuel. À l’exception des spécialistes, qui connaît chez nous les noms de Murri, d’Albertoni, de Golgi, de Luciani, pour ne citer que des personnalités appartenant au monde médical ? Et d’autre part, parmi les admirateurs de l’art de la Renaissance, combien se doutent du rôle capital joué dans la formation de cet art par l’esprit scientifique des Italiens, qui faisait dès lors partie intégrante de leur génie ?

Sans doute le peuple ressentira-t-il indirectement quelque avantage de ce développement puissant de l’activité scientifique, qui amènera un relèvement du niveau intellectuel général de la nation, surtout si les savants ne s’enferment pas entre les murs de leurs laboratoires, mais restent en contact avec la vie ambiante et essayent d’éveiller chez le plus grand nombre d’hommes possible le désir de la connaissance, l’esprit de critique et d’investigation. Mais le sort du peuple dépend surtout de lui-même et ce n’est que par son propre effort qu’il pourra sortir de la misère qui l’empêche de réaliser ses possibilités : la solution de la question sociale par la collaboration des classes n’est qu’un rêve d’esprits ingénus et débonnaires. Dans leur lutte pour acquérir le droit de vivre autrement qu’en qualité d’esclaves du capital, le droit de se développer comme membres d’une association libre, où chacun apporte son effort et chacun profite des résultats du travail commun, les travailleurs italiens regarderont nécessairement de plus en plus au-delà des frontières et s’allieront de plus en plus étroitement à ceux qui, dans les autres États de l’Europe et par-delà les mers, ressentent les mêmes nécessités, se débattent contre la même oppression, livrent les mêmes combats. Le grand conflit mondial du capital et du travail domine toute notre époque ; dans ce conflit, les frontières ne comptent plus, les distinctions de races et de langues s’effacent, des groupements nouveaux se dessinent, des valeurs inconnues se créent : des forces irrésistibles sont en jeu et contre leur poussée sans cesse grandissante les efforts du nationalisme ne peuvent rien.

Philosophie.
Almanach du Cœnobium de 1912, Lugano, Édition du Cœnobium §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 379-385 [385].

L’Almanach du Cœnobium de 1912 est consacré à une enquête sur la question religieuse. Cette enquête est instructive. Elle confirme une remarque de M. Le Dantec dans l’Athéisme : c’est qu’il y a très peu de vrais athées. La religiosité se dilue et se laïcise de plus en plus. Je crois qu’au xviiie et même au xviie siècle il y avait bien plus de vrais athées qu’aujourd’hui. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant de gens religieux. Mais la fréquence du sentiment religieux ne prouve pas qu’il réponde à quelque chose de réel. — Encore une constatation qui contristera certains : les rares athées authentiques sont des écrivains français.

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 391-396 [396].

[…] Deux expéditions scientifiques en Tripolitaine, par M. E. Dupuy ; […] Gubbio, Cité du moyen-âge, par Th. Moreau Néret […]. — Parmi les publications récentes, enfin je ne puis qu’annoncer présentement les ouvrages de Gabriel Faure, Heures d’Italie, tome II, Fasquelle, 3 fr. 50. […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 401-408 [407].

— L’Indépendance (1er février). — « Lettres d’Italie », de Charles Demange. […]

Les Journaux.
Auguste Renoir (La Voce, 15 février) §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 408-411 [409-410].

À propos de peinture, il sera plus séant de signaler la belle étude de M. Ardengo Soffici, parue dans la Voce, sur Auguste Renoir, qu’il considère, et combien c’est vrai, comme le plus parfait et le plus original descendant de cette race de peintres français représentée historiquement par les Watteau, les Fragonard, les Laurent, race fameuse par la belle spontanéité de leur vision, par l’expression des élégances d’un monde de joie et de grâce. Parmi le désordre de notre joie moderne, Renoir a su trouver encore et cueillir les simples fleurs de la calme allégresse ; c’est un peintre, en somme, qui, quoique très moderne, a trouvé le moyen de vivre dans une atmosphère de suavité et de paix voluptueuse que les autres n’ont pas rencontrée. Il dit encore : le monde de Renoir est un monde jeune et printanier. Voyez ses corps féminins nus, heureux de leur santé, se complaisant près des eaux courantes, sous le soleil qui les chauffe et les fait vermeilles, qui allume dans leurs veines la flamme d’un désir encore timide mais déjà un peu pervers ; ses portraits de mères, d’adolescentes ou de mondaines inconscientes d’être si belles, de répandre tant de volupté : quel mystère ! quelle attirance ! M. Soffici dit bien d’autres choses encore, d’où il résulte qu’il considère Renoir comme un grand peintre et comme le plus charmant des grands peintres. Et c’est très vrai.

Art.
Le Groupe Libre (International Art Galerie) [extrait] §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 415-420 [418-419].

[…] On verra là aussi des toiles de M. Bucci, peintre et surtout aquafortiste d’une très grande habileté, avec des visions de Paris étonnamment grouillantes, d’une vérité synthétique très curieuse ; […].

Échos.
Les fouilles d’Ostie §

Tome XCVI, numéro 354, 16 mars 1912, p. 442-448 [444-445].

Suspendues pendant dix-sept ans, les fouilles d’Ostie ont été reprises en 1907, sous la direction de M. Dante Vaglieri, grâce à l’appui financier du gouvernement italien. Les crédits alloués annuellement sont aujourd’hui de 70 000 francs. Aussi les fouilles ont-elles pu être très fructueuses, plus encore que celles exécutées sous la direction de Lanciani, de 1879 à 1890.

Toute l’ancienne ville romaine peut être aujourd’hui reconstituée, bien qu’un tiers seulement soit déblayé, entre l’enceinte et le théâtre. On a pu rectifier ainsi diverses erreurs accréditées, par exemple sur l’ancien cours du Tibre : la dépression connue sous le nom de fiume morto, qui était le lit du fleuve avant l’inondation de 1557, n’était nullement, comme on le croyait, le cours suivi par le Tibre à l’époque romaine.

On a pu refaire aussi plus exactement l’histoire de la ville, liée à celle de ses canalisations : Ostie tomba en décadence dès que son aqueduc fut encrassé, et fut finalement abandonnée et dévastée par ses propres habitants sous le coup d’une véritable et curieuse terreur panique10.

On a retrouvé de nombreux objets d’art, notamment un torse de Bacchus de l’école de Praxitèle, et une Victoire gigantesque.

La dernière trouvaille est celle du collège des Navicularii Misuenses, mariniers de Misua, petite ville d’Afrique voisine de Carthage, dont on a retrouvé les ruines à Sidi Daud. Ce fait prouve que le commerce de Misua avec l’Italie devait être très florissant : on sait que l’Afrique envoyait beaucoup de blé à Rome. Sur la mosaïque de l’édifice sont figurés deux navires aux voiles gonflées.

Tome XCVI, numéro 355, 1er avril 1912 §

Histoire.
Pierre-Gauthiez : Dante. Essai sur sa Vie d’après l’Œuvre et les Documents. Henri Laurens, s. p. Illust. §

Tome XCVI, numéro 355, 1er avril 1912, p. 594-600.

Nous venons bien tard au Dante de M. Pierre-Gauthiez (et nous nous en excusons bien qu’il n’ait pas dépendu de nous, dans une certaine mesure, d’en parler plus tôt) ; si tard même, que ce pourrait être hors de saison ; mais fort heureusement, un sujet comme celui qu’a traité M. Pierre-Gauthiez avec une maîtrise bien savoureuse est du très petit nombre des sujets constants, c’est à dire toujours nouveaux, toujours jeunes, et qui n’ont que faire de l’« Actualité », cette vieille-née ! Ceux qui ne s’intéressent pas maintenant à un tel sujet ne s’y seraient pas plus intéressés au moment du « vient de paraître », et ne s’y intéresseront en aucun moment. Ceux, en revanche, qui, indifférents à la littérature du boulevard, ou même aux petites modes paperassières de la littérature d’érudition, gardent le culte des Grandes Lettres, ne regarderont pas trop, pour écouter une « Lectura Dantis », au moment où elle se fait.

Voici déjà, dès ce préambule, de chaudes paroles approbatives à l’adresse de l’œuvre de M. Gauthiez ; Mais je dois dire tout aussi incontinent que je ne serais pas non plus sans quelques réserves à faire, plus ou moins pertinentes : réserves partant de mon sentiment, en ces choses, plus que de mon savoir. Qui donc, en France, pourrait, contredire utilement M. Gauthiez en science dantesque ? Ces pauvres et hésitantes réserves, j’y viendrai tout à l’heure, néanmoins.

Il faut, d’abord, payer à cette œuvre le tribut de justice qui lui est dû. Je ne sais si le Moyen-Âge, l’« âme du Moyen-Âge », se fait plus ou moins chercher dans ce livre, où les généralisations psychologiques ne semblent pas abonder ; et, par surcroît, M. Gauthiez n’aime pas non plus la théologie. Mais ce que je sais, c’est que l’on y trouve pleinement, dans ce livre, ce que l’on a expressément à lui demander ; c’est que l’on y trouve, dans leur réalité vivante, positive, et comme qui dirait prosaïque, ces deux choses devenues pour nous quasi mythiques et hiératiques à force de gloire et d’éloignement : Dante et la Florence médiévale. Je crois, qu’on peut dire qu’il y a là, perçues dans ce qu’elles ont d’intime, la qualité d’un esprit et la qualité de la civilisation, du terroir, qui le forma. La qualité d’un esprit : je veux dire, ici, la qualité acquise, le style infusé. Quant à l’âme, … quant à cette âme prodigieuse de Dante, inouïe de puissance d’amour, et qui, à travers tant de misères, alla jusqu’au bout de la destinée d’amour où la jeta, dès l’enfance, un regard de l’Adorée, quel abîme interroger sur son origine ? Mais, pour s’en tenir à ces qualités acquises, — objet suffisamment important, et difficile à reconnaître, — nous avons ici, pour la première fois, toutes les indications décisives. La biographie de Dante est, dès les primitives périodes, enfin rendue visible.

Si l’on ne parle pas du fameux épisode de la rencontre de Béatrice, la première apparition marquée de Dante était sa première apparition historique, à la victoire de Campaldino, remportée sur les Gibelins d’Arezzo. Cela nous le montrait à l’âge de vingt-quatre ans, c’est-à-dire bien tard déjà pour la psychologie biographique. Sans doute, c’est un fait synthétique, cette victoire, qui rappelle et suppose bien des faits antérieurs des existences d’alors et de là ; et, remontant la chaîne des causes, on pouvait, pour Dante, noter les luttes des Guelfes de Florence, auxquelles se rattachent par quelque bout maints autres faits, y compris les plus fondamentaux, situation, famille, etc. Au vrai, le dirons-nous ? cette perspective sociale laissait de côté toute une région non officielle, grosse, en son ombre, de plus de vie, d’explications intimes, qu’en leur éclat des scènes plus illustres : la région domestique des impressions, des sentiments, du vrai devenir psychologique. Je crois, — à vrai dire j’en suis sûr, — que c’est tout à fait cette région-là que nous ouvrent les premiers chapitres du livre de M. Gauthiez. Je ne parlerai pas d’érudition…

Ici elle est parfaite, neuve, puisée là où il faut aller la prendre, aux pures sources italiennes. Mais comment celui qui se consacre à l’étude ne serait-il pas un érudit ? Il y a mieux. Il n’y a pas que les conditions documentaires, il y a les conditions… comment dire ? vivantes, mon Dieu, oui, vivantes, de la compréhension d’une existence illustre : et ces conditions-là, M. Gauthiez est allé, pour Dante, les chercher, non plus dans les livres, mais sur place, à Florence et en Toscane. C’est un vrai Florentin, que M. Gauthiez. Florence ou Île-de-France, on ne sait lequel des deux ciels a mis en lui le plus profondément son impression. Et voilà pourquoi son livre est non seulement quelque chose de très savant, ce qui est peu, mais encore quelque chose de très vivant, ce qui est tout. Pèlerin et chemineau de la gloire dantesque, à Florence et dans les campagnes toscanes, pas à pas, en se chantant le Poème, qu’il sait par cœur et qui, pour lui, sourd, en quelque sorte, de chacun de ces sites, qui peut en réclamer quelques vers, il a épié, — partout où battit plus fort le plus grand des cœurs poétiques, partout où la magie de vivre se fît sentir plus vive à la plus frémissante des imaginations, — le profond éveil de la rêverie de Dante. Il a vu la « selva oscura », quelque part au nord de la Toscane :

Cette nature des montagnes qui ferment, au Nord, la Toscane, est d’une austérité poignante ; il semble qu’une lumière des limbes éclaire ces valleuses pâles, ces déserts de roche brisée et de bois clairsemés, où tranche tout à coup la rude noirceur des cyprès aux froides colonnes. Étranges forêts ; un sol ferme, qui rebondit sous les pas, le sous-bois muet, sans oiseaux, point de fourrés, point de clairières : une ombre dense, mais venant de très haut, donnée par des arbres aux aiguilles en éventail, tassées et perpendiculaires. Çà et là, les flèches vibrantes d’un jour égal dans sa puissance, l’ombre tranchée par un éclair qui la fait paraître plus bleue. Nulle part ou ne rêve ainsi, dans un air plus surnaturel, en des solitudes plus mornes, plus poignantes, plus mortuaires.

« Ces campagnes, où il passa la meilleure part de sa vie, c’est là que survivent les noms de la plus vieille histoire florentine », ajoute M. Gauthiez, qui, dans les brandes du Mugello, entrouvre un peu son Villani ; et cela me rappelle que j’aurais à parler du livre en critique d’histoire. Cela ne me changerait pas beaucoup, du reste. Cette histoire de Florence, et de Dante dans Florence et hors de Florence, est si peu rédigée en façon de thème ou de dissertation ! Veut-on un portrait de Dante au moment de son accession à la carrière politique, comme « membre du Conseil spécial du capitaine du peuple durant le semestre qui va du 1er novembre 1295 au 30 avril 1296 » ? Il y a l’immense poète Dante, le héros Dante. Au demeurant, l’homme Dante, dans sa vie de citoyen et de magistrat, se silhouette à peu près ainsi :

Ce petit homme noir, qui affectait la gravité du penseur, se tenait penché, « un peu bossu », et « comme une demi-arche de pont », regardait posément, cherchait l’autorité dans l’allure et dans les regards, « parlait rarement », à l’image de ses poètes vénérés. Il méditait, le doigt posé sur les lèvres « du menton au nez ». Réactionnaire d’instinct, il avait dû pourtant se plier aux lois, et se faire inscrire dans la corporation des médecins et apothicaires, afin de compter parmi les citoyens habiles aux fonctions publiques.

À cette époque de l’accession de Dante aux fonctions publiques, la démocratie guelfe dégénérait en démagogie. Les nobles, soutenus par Boniface VIII, qui voulait mettre la main sur Florence, faisaient de violentes tentatives pour ressaisir le pouvoir. La lutte s’aggrava. Nommé prieur, « prieur des arts et artisans de la Cité de Florence », le 14 juin 1300, Dante se déclara contre Boniface VIII. De là des haines terribles, haine du pape, haine des grands. Elles se retrouvèrent, lorsque Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, nommé, par le Pontife, « pacier » (pacificateur) de la Toscane toujours en proie aux factions, entra dans Florence et imposa le podestat du Pape : Dante dut s’enfuir, et ce fut l’exil (1302). Entre les partis extrêmes, — Guelfes blancs (parti populaire) et Guelfes noirs (parti des nobles), — Dante représentait un tiers-parti incliné à la modération. Dante voyait des nuances, par finesse d’esprit, et sans doute aussi par dédain. Ce sont toujours ceux-là qui font les frais des convulsions politiques. Comme homme, d’ailleurs, il était orgueilleux, et l’avait montré. M. Gauthiez a bien marqué tout cela.

Les années d’exil de Dante ont de même trouvé en M. Gauthiez leur définitif historien. À Vérone, à Bologne, à Padoue, à Paris, où il fut se perfectionner en théologie, puis de nouveau en Italie, où le rappela soudain, plein d’un nouvel et éphémère espoir, la malheureuse entreprise de l’empereur Henri VII, on voit un homme jeté hors du toutes les carrières régulières, mais très considéré néanmoins, employé volontiers par les grandes maisons italiennes, qui utilisaient l’homme docte, habitué aux affaires et à la politique. Les Polenta de Ravenne le chargèrent même d’une mission importante auprès de Venise. L’on sait que c’est au retour de cette mission qu’il mourut d’une fièvre maligne, le 14 septembre 1321. En somme, ces années, — quoique la vie de Dante fût assurément celle désormais d’un homme frappé de chagrin, — paraissent, si je ne me trompe, moins misérables que ne les a faites la légende.

C’est à Vérone, à la cour de Can della Scala, que Dante écrivit le De Monarchiâ. Ceci va nous conduire au point de vue historique en ce qui concerne la Divine Comédie, et, de là, aux quelques réserves que nous avons annoncées en commençant.

Avec une clarté parfaite qui ne fait jamais défaut dans ce livre où d’immenses lectures sont souvent résumées, résolues, en quelques lignes, M. Gauthiez a marqué la position prise par le « publiciste » (comme nous dirions aujourd’hui) du De Monarchiâ universali dans la grande controverse « politique » du Moyen-Âge, la controverse du Pape et de l’Empereur. En somme, Dante était pour l’Empereur et pour le pouvoir temporel. De quoi M. Gauthiez tire aussitôt cette conclusion touchant la Divine Comédie :

… Prenons garde que ceci, c’est peut-être ce qui sauva, rendit réelle, vivante, éternelle, la Divine Comédie. Sans ce profond sentiment civil et laïque, jusqu’où Dante n’aurait-il pas dérivé dans la théologie et le mysticisme ? Avec ce sentiment, doublé du sens historique et du sens poétique, ce fils de la prosaïque et plastique Florence ne cessera plus de se tenir ferme à la vie, à l’art, à la réalité. Son œuvre est sauvée par sa haine pour la suzeraineté du catholicisme intégral. Inconsciente en partie, mais si profonde qu’elle est son sang même et la chair de sa chair.

Je ne sais… Dante, il se peut, est, d’une part, demeuré fidèle à l’esprit franciscain « jusqu’à l’hérésie », jusqu’à traiter, dans le Purgatoire, l’Église romaine de « puttana sciolta », comme aurait pu le faire, non pas un bon franciscain, mais un outrancier, un dissident de l’Ordre, un Franciscain spirituel ; et à ce propos, il serait intéressant, si l’on en avait le temps et la place, de rapprocher des indications de M. Gauthiez ce que dit Lea, dans son grand ouvrage sur l’Inquisition, des hérésies qui se formèrent chez les Franciscains dissidents, Franciscains spirituels et Fraticelli, hérésies dont la virulence anticatholique apparaît là pleinement. Je crois toutefois qu’il ne faut pas attacher au franciscanisme de Dante, considéré sous le rapport de l’hétérodoxie, une très grande importance. Le poète, en lui, renchérissant sur ce bon saint François qu’il paraît avoir adoré, a pu, en passant, s’exprimer comme un Tertiaire, qu’il était d’ailleurs, sans doute : maïs en même temps, il a loué saint Dominique, ce champion du « catholicisme intégral », et l’on connaît son admiration pour saint Bernard. — D’autre part, et ceci serait plus sérieux, Dante a voué une haine violente aux Papes de son temps, Clément V et surtout Boniface VIII. Mais on voit le même Dante, — au témoignage de M. Gauthiez lui-même, — assister avec une ferveur profonde au grand jubilé de 1300 ; et c’est à un degré peut-être unique qu’il sentit « l’influence de l’année miraculeuse », puisque « l’essor des âmes qu’il contemple éploie en lui l’idée immense de son œuvre », ce qui « est assez pour un Jubilé », conclut M. Gauthiez. C’est qu’ici il faut distinguer, je crois ; voir que la haine de Dante pour Boniface VIII était, non pas celle du chrétien, du catholique imbu d’un idéal d’humilité ultra-franciscaine, mais celle du politique, du Florentin molesté et finalement exproprié par le Souverain romain. L’esprit municipal qui, dans Rome, s’était dressé contre Innocent III était celui-là même qui, s’exaltant ici jusqu’au patriotisme, soulevait le Florentin contre la tyrannie venue de Rome et le rangeait avec l’Empereur. Il n’y avait pas là de l’anticatholicisme, mais du municipalisme. Retenons, chez Dante, l’émotion du pèlerin du grand Jubilé ; fixons la nuance politique de sa haine du pape : et restons-en là. Pas plus que moi, sans doute, M. Gauthiez ne prise certaines fantaisies sur Dante « anticatholique », Dante « révolutionnaire », voire même « socialiste » et « libre-penseur » (!).

M. Gauthiez fera de cette objection ce qu’il voudra, comme aussi de celle qui pourrait viser son peu de goût pour la théologie. Trop peu de goût, tout de même. Non pas que ta théologie naturelle, sous sa forme scolastique, soit, en effet, très attirante. J’en sais, cependant, qui, dans un sujet comme « Dante », seraient tombés en arrêt devant les syllogismes de saint Thomas, cherchant à surprendre jusque-là quelque nuance sentie, vécue, de la foi du Moyen-Âge. Ceci était à voir. M. Gauthiez ne l’a pas fait, et il s’en est expliqué sans ambages, de même que naguère, en Italie, il répondit à certaines invites du « monde noir » par une péremptoire et loyale déclaration d’agnosticisme. Ici, cependant, cet agnosticisme n’était peut-être pas une raison. Un artiste peut faire bien des sacrifices à l’objectivité, fût-elle théologique, et, sans insincérité sinon sans ennui, tremper sa plume dans l’encrier des gens qu’il décrit. Un incroyant, pourvu qu’il atteigne à quelque degré suffisant de sympathie historique, n’est pas nécessairement un mauvais psychologue de la pensée théologique du Moyen-Âge. M. Gauthiez a été, en ceci, trop scrupuleux. Il s’ensuit qu’il peut s’être exagéré l’inconvénient de la théologie pour Dante (de même que la portée de son « anticatholicisme »). Les dangers, réels, eux, de la langue officielle de l’école, du latin, étaient, je crois, distincts de la théologie. L’emploi de celle-ci n’entraînait pas nécessairement la menace de ceux-là. Que Dante n’ait pas écrit la Commedia en latin (comme il voulut le faire un instant), en ce latin « serf d’église », et qu’il lui ait substitué la langue italienne, c’est un bienfait très littéralement incalculable, dont la langue italienne, l’Italie et l’humanité se ressentiront jusqu’à la fin des âges : mais la théologie, elle, avec cet esprit clair et invinciblement poétique, n’a-t-elle pu se trouver réellement vivifiée, et absorbée dans la jeune et glorieuse esthétique du De Vulgari Eloquentia ?

Je l’ai dit, et je le répète en finissant, j’avance ces objections plutôt à titre de suggestions. Le travail de M. Pierre-Gauthiez mérite la considération la plus grande. La preuve en est la longueur de ce compte-rendu. En France, un tel travail est unique. Au surplus, point de vue historique, point de vue théologique, ceci est, ici, secondaire. Le point de vue humain et poétique, c’est-à-dire le point de vue éternel, seul importe. Née du regard de Béatrice, née des profondeurs de sa propre âme, une sublime destinée d’amour emporte et conduit Dante à travers et par-delà tous les orages de la vie. Son premier élan franchit et mesure la sphère de l’irrémédiable, tout le mal de ce monde est découvert et dit, et c’est l’Enfer. Puis, au-delà, commencent les royaumes de l’Espérance, escarpés mais consolants comme une montagne dont la cime est dans le salut. L’âme de Dante l’atteint, ayant parfait son amour. Dante est aux pieds de Béatrice qui est aux pieds de Dieu. « Le cycle d’amour est fermé. »

Ses yeux fixés en haut, mes yeux fixés en Elle !

M. Pierre-Gauthiez a dit les circonstances naturelles de cette surnaturelle destinée.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCVI, numéro 355, 1er avril 1912, p. 617-625 [625].

[…]

Les Entretiens Idéalistes (25 février). […] — M. Canudo : « Sherlock Holmes et le Héros Moderne. »

[…]

Lettres italiennes §

Tome XCVI, numéro 355, 1er avril 1912, p. 648-651.

Quelques conteurs §

Je crois que la tradition des conteurs est encore, parmi les meilleures traditions italiennes, celle qui domine le plus le caractère et les tendances des générations d’écrivains. Je l’ai remarqué, je crois, déjà ici même : l’Italien raconte avec un particulier plaisir, depuis Boccace. Dans toute période de la littérature italienne, même alors que le lyrisme fait défaut, le genre narratif est toujours tenu en honneur, et excelle. C’est ainsi que les « novellieri » paraissent aujourd’hui plus intéressants, par le nombre comme par l’énergie, que les « romanzieri », qui ne font en général que « délayer » la donnée forcément courte, lapidaire, d’un conte.

Il y a quelque vingt ans, M. Giovanni Verga, avec Cavalleria Rusticana et ses autres œuvres, précisait une forme nouvelle, brutale et alerte, du conte italien des mœurs citadines ou paysannes. En même temps, M. d’Annunzio, s’efforçant de donner à ses nouvelles, qui furent son œuvre des débuts, certaines tournures et certain esprit français, puisés dans Maupassant comme dans Daudet ou dans Zola, créait ce style assez particulier, mi-descriptif et mi-psychologique, qu’il développa ensuite, de la manière que l’on sait, dans ses romans.

On trouve à présent que la littérature italienne a besoin de clarté, de simplicité, d’une netteté quelque peu populaire dans la conception et dans l’expression. On demande aux écrivains, tout comme en France en ce moment, d’être assez dépourvus d’idées, assez humbles, assez timorés, pour ne produire que des œuvres « claires ». Plus de profondeur réelle ou fictive, plus d’exposés psychologiques trop compliqués ou trop raffinés, plus d’esthétique symbolique, plus d’extases devant de hautes grilles d’argent closes sur une villa morte, ou sous d’immenses lampes de cuivre brûlant des huiles très rares dans une atmosphère chargée de lourdes odeurs de chairs mélangées aux parfums indéfinissables des peaux des bêtes fauves… Les conteurs nouveaux s’éloignent de M. d’Annunzio, du symbolisme français, de l’esthétisme anglais, du romantisme allemand. Ils invoquent Boccace, vénèrent Manzoni, et se rapprochent de M. Verga, Et l’on croit assister, depuis peu de temps, à toute une nouvelle floraison du conte italien, de la nouvelle de caractères et de mœurs, assez riche d’humour, assez pauvre de psychologie, assez sentimentale, sensuelle et superficielle, pour que la lecture en soit« agréable ».

Les nouvelles des milieux provinciaux sont les plus en honneur. Elles sont aussi les plus faciles à composer, car il existe un véritable « musée des personnages » où la littérature des amours provinciales a groupé le curé, le sacristain, le maire, le receveur des postes, la sous-préfète, etc., ainsi que jadis la Commedia dell’Arte groupait Arlequin, Polichinelle, Colombine, Pierrot, etc… La tâche évocatrice de l’écrivain est ainsi considérablement facilitée.

Tommazo Monicelli : Aia Madama, La Scolastica Editrice, Ostiglia §

Nous retrouvons ces personnages dans le recueil Aia Madama de M. Tommaso Monicelli. Il est curieux de constater que le jeune auteur, portraitiste et lyrique amoureux d’un minuscule milieu citadin, vienne non seulement du tumulte de la Ville Sainte jetée en proie aux bureaucrates, mais de celui, encore plus véhément, des luttes politiques. M. Monicelli a été en effet pendant quelques années, à Rome, un socialiste militant avec ardeur dans le journalisme. L’éternelle « paix des champs » semble l’avoir attiré. Il traverse peut-être l’heure du calme qui hante de temps en temps, comme une pénible nostalgie, l’esprit des batailleurs dans la mêlée ; ou bien, blasé et sceptique, il a atteint l’instant suprême où la jeunesse se déclare satisfaite de l’obole donnée à la société guerroyante, et se refuse à en donner davantage.

L’âme de l’écrivain se révèle mal, dans ce sens, au milieu des contingences qui remuent les personnages de ses nouvelles. Une poésie large et sûre, émue par toute chose, s’est reversée sur les spectacles de la nature, sur l’ambiance immobile et immuable des lieux ; mais, en même temps, un scepticisme très amer serpente dans les récits et révèle une colère humaine qui veut se cacher, une colère acerbe contre « les littérateurs de luxe, les politiciens de profession », Et d’une pointe acérée, l’écrivain dessine la silhouette de Rosina, la belle et jeune paysanne, si amoureuse de l’amour, jusqu’à se donner éperdument au gars que la guerre appelle et le gros curé, rond et gai, le gros curé rabelaisien que le livide sacristain Laudadéo complète par le contraste de sa ligne et de son esprit. Une grande tristesse aussi se dégage de cette figure inaccomplie, de ce type humain inachevé qu’on rencontre si souvent perdu dans le fond d’une province, et qui est l’érudit, l’homme épris d’études et de méditations, le savant qui s’étiole loin des métropoles où des collectivités pensantes excitent les forces de l’esprit et leur donnent une valeur, et aussi un prix.

Michele Saponaro : Rosolacci, G. Puccini, Ancône §

M. Michele Saponaro évoque à son tour une province à peu près oubliée à la pointe de l’ancienne Grande Grèce, tandis que M. Monicelli évoque celles du Nord baignée par le Pô. Le livre de M. Saponaro (Libero Ausonio), Rosolacci, est également consacré à la peinture de genre, du genre paysan. L’amour, thème perpétuel de tous les conteurs, garde dans les nouvelles paysannes des allures déjà connues, celles de la violence dans l’exclusivité. L’amour des villes est, si l’on peut dire, plus policé, dans la littérature tout au moins, est exclusif aussi, il représente aussi la préoccupation presque unique d’une moitié de l’humanité, mais il se complique d’élégances et de raffinements imposés par la société plus intense, il est moins fort et plus rusé que celui des campagnes. M. Saponaro nous montre ses lutteurs d’amour dans toute la saine brutalité des hommes de son pays ensoleillé, très païen, de cette terre d’Otrante où domine le souvenir littéraire et passionnel de Sapphô désespérée. Et l’art de M. Saponaro, qui est un jeune, est très solide, quoique assez diffus, et très émouvant, malgré des raccourcis qui ressemblent parfois à des lacunes.

Luigi Orsini-L’Allodola, G. Puccini, Ancône §

Une autre évocation de l’âme provinciale ou régionale italienne, encore bien plus forte et plus précise que l’âme nationale, est contenue dans les écrits de M. Luigi Orsini, dont vient de paraître le roman l’Allodola. Mais ici nous nous trouvons en présence d’un véritable poète, à la sensibilité touchante quoique monotone, et le personnage principal du récit semble être vraiment la Romagne superbe, farouche et si belle.

Clarice Tartufari : Il giardino incantato, Armani et Stein, Rome §

Mme Clarice Tartufari, dans Il Giardino incantato, ne renouvelle pas le genre « psychologique » de la nouvelle, mais elle arrive par des moyens d’écriture, si non de style, très nobles, à représenter des états d’âme et des états de conscience.

Luigi Risso Tammes : Novelle Umane, Bemporad. Florence §

Plus près d’une forme neuve, d’une expression adéquate à notre évolution littéraire, les Novelle umane de M. Luigi Risso Tammeo peignent assez fermement une parcelle d’humanité suffisamment ridicule pour qu’elle soit pitoyable, et suffisamment tourmentée pour qu’elle émeuve et retienne notre attention.

Dr William Mackenzie : Alle fonti della vita, A. Formiggini, Gênes §

La production italienne ne se borne certes pas à ces recueils qui n’apportent d’ailleurs rien à la marche d’une littérature. Depuis quelques années, vigoureusement poussée par trois ou quatre éditeurs décidés, répandus du Nord au Sud de la péninsule, la culture italienne s’intensifie considérablement.

Je ne parlerai pas cette fois-ci du livre singulier et puissant du Dr William Mackenzie, dont le nom est barbare mais l’écriture italienne. Alle fonti della Vita est une œuvre magnifiquement conçue par un esprit rare, qui s’efforce, à l’instar d’un ou de deux autres esprits égarés par le monde, vers une conception unique, totale, des sciences dites exactes et des sciences spirituelles. C’est un gros volume, luxueusement édité et illustré, dont les six chapitres renferment un programme aussi fortement lyrique que scientifique, consacré : aux générations alternantes, à la recherche de la personne, à l’unité biologique, à l’énergie psychique et à la théologie, à la morale de la nature, à la vie et à l’esthétique des abîmes. J’y reviendrai, de même que je reviendrai sur les quelques « foyers de culture », créés en puissance dans les grandes villes italiennes, et qui ouvrent avec une étonnante activité.

P. Misciattelli : Mistici Senesi, Tip. S. Bernardino, Sienne §

C’est dans ce mouvement pro cultura qu’il faut comprendre le livre Mistici senesi de M. Piero MisciateIli, où se meurent avec un extraordinaire relief les grandes figures des mystiques siennois qui forgèrent l’âme et animèrent souverainement l’art des siècles incomparables dont la Renaissance fut l’aboutissement : l’indomptable hérétique Bernardino Ochino, Caterina Benincasa, Filippo degli Agazzari…

Memento §

Camillo Antona-Traversi : Atti Unici (Vol II). L’Assolto, In Bordata, Babbo Gournas, Calvario. Sandron. Palerme, — Vittorio Marvasi : Afrodite. Inni. Casa Ed. Nazionale. Rome. — Luigi Siciliani : L’amore oltre la morte e altre poesie. Quintieri. Milan. — A. Calcara : Eros. Poemetto Saffico. Tip. Ed. Sociale. Sulmona.

Dott. Federico Sternberg : La poesia neo-classica tedesca e le Odi Barbare di G. Carducci. Mosettig. Trieste. — Pierre de Bouchaud : Les poésies de Michel-Ange Buonarotti et de Vittoria Colonna. Grasset éd. — E. Levi-Marvano : Montesquieu et Machiavelli. Bibliothèque de l’Institut Français de Florence. H. Champion éd.

Crispolto Crispolti et Guido Aureli : La politica di Leone XIII. Bontempelli et Invernizzi. Rome. — Domenico Orano : Come vive il popolo a Roma. E. Croce éd. Pescara. — G. Rensi : Il genio etico ed altri saggi. G. Laterza. Bari. — V. Gioberti : Nuova protologia (publiée par G. Gentile). G. Laterza. Bari. — G. B. Vico : L’Autobiografia, il carteggio e poesie varie (publiés par B. Croce). G. Laterza. Bari.

Échos.
À propos de la Crise italienne §

Tome XCVI, numéro 355, 1er avril 1912, p. 665-672 [665-668].
Monsieur,

Je lis dans le Mercure de France du 16 mars courant un article de M. Jacques Mesnil sur la Crise italienne.

M. Mesnil veut bien nous signaler les poutres que nous avons dans l’œil ; me permettra-t-il de lui indiquer quelques pailles dans le sien ?

Nous passerons, si vous voulez bien, sur ce fait que les Italiens ne connaissent pas les langues étrangères, encore que je ne sache pas une petite ville d’Italie où un Français, un Anglais ou un Allemand ne puisse trouver quelqu’un pour lui répondre dans sa langue, tandis que je n’oserais affirmer que la réciproque soit vraie en France. Je ne me permettrai pas du reste de comparer notre pauvre idiome méridional, celui de Dante, à la langue que Voltaire introduisit en Prusse et qui est restée celle des gens policés. Mais que M. Mesnil interroge ses souvenirs ; a-t-il été embarrassé à Bologne quand il a parlé allemand ou anglais ? Nos écoles secondaires exigent deux langues. Oh ! nous ne les apprenons pas dans leurs finesses, comme en France ; nous nous contentons de les parler, mal c’est entendu.

Nous passerons aussi sur l’âpreté au gain des hôteliers, guides, marchands, etc. J’ai ouï dire qu’en France on appelait « Prix d’étranger » quelque chose d’analogue. Nous n’avons pas encore tué le petit commerce de détail, c’est vrai. Mais n’ayez crainte, les grands bazars israélites sont en train d’y travailler. On ne verra plus cette bonhomie courtoise, cette lutte de finesse entre acheteur et vendeur qui se résume en ceci : « En a-t-il assez envie pour payer le prix que je demande. » Nous grattons ainsi quelques sous ; à ce jeu nous ne devenions pas des capitalistes, mais le bonheur est-il dans la fortune ? Et puis nous n’étions pas pressés, chacun y trouvait son compte ; l’art aussi. Mais cela viendra ; déjà, chaque année, plus de 100 000 de nos braves ouvriers agricoles vont en Sud-Amérique faire la moisson pendant l’été qui est ici l’hiver, et ils reviennent moissonner ici pendant notre été ; il faut être assez pressé pour faire ce double trajet ; mais on en rapporte des centaines (je dis des centaines) de millions chaque année, ce qui permet le luxe d’une guerre coloniale sans que le change monte. De plus, cela fait des hommes énergiques et avisés. Ils n’ont certes ni l’aisance ni l’instruction de vos admirables ouvriers français, mais il y a progrès malgré un gouvernement que vous trouvez détestable. Sans doute le vôtre est excellent, mais comment se fait-il alors que la proportion des illettrés augmente chez vous d’une aussi surprenante façon : 12 % jadis, 16 % aujourd’hui, si j’en crois vos statistiques ?

En revanche, votre population a l’avantage de ne pas augmenter, grâce à des lois tutélaires, et n’est pas obligée d’aller chercher fortune ailleurs. Nous autres, nous avons l’esprit un peu… comment dire ?… un peu « coco » : nous faisons beaucoup d’enfants. Nous en exportons jusqu’à 800 000 par an, et pourtant notre population restante est de 34 684 653 habitants, sans compter 1 150 235 nationaux temporairement à l’étranger. Avant 10 ans, nous vous aurons dépassés, en quantité s’entend, à moins que notre gouvernement ne change et ne nous rende plus… disons « civilisés ». Est-ce pour cela que M. Mesnil trouve notre gouvernement si arriéré : « de grâce, tournez-vous », eût dit votre La Fontaine, renouvelant notre Phèdre.

Nos colonies, je ne dis pas nos colonies territoriales, nos colonies à l’étranger sont nombreuses, unies, florissantes et comportent peu d’illettrés, sauf peut-être en Tunisie : mais vous êtes mieux renseigné que moi sur ce dernier point.

Nous avons, au gré de M. Mesnil, beaucoup de statues de Garibaldi, de Cavour et de Victor-Emmanuel. Mais nous sommes une nation jeune et nous n’avons pas le choix. N’avez-vous pas eu, à l’époque de votre formation nationale, vos du Guesclin, vos Richelieu, vos Henri IV, dont les statues d’ordre national doivent s’élever un peu partout, je suppose ? Ah ! que n’avons-nous une Jeanne d’Arc !… la plus humble cité en aurait l’effigie.

Nous faisons, je le confesse, beaucoup de bruit autour de nos illustrations, autour de nos petites gloires. Que voulez-vous, les Tripolitains, ce sont… comment dirai-je ?… nos Kroumirs. Nos cinémas en sont pleins. Les vôtres doivent être pleins de Casablanca, de Fez, etc… ou plutôt non : vous avez les retraites en musique, et cela vous suffit pour exciter la fibre guerrière. Nous autres, nous avons besoin de voir d’une façon plus concrète. Nous lisons : « grande bataille ! 10 hommes tués ». Hé ! nous savons ce que cela veut dire ; notre pays est du midi et demi. Ne lisons-nous pas : « grand succès électoral ! Un siège gagné au conseil d’arrondissement des Bouches-de-la-Somme ». C’est du nord trois-quarts.

Seulement nous allons voir au cinéma et nous disons : « Aïe ! il y a bien du sable sous ces palmiers de Tripoli. » Mais quand nous voyons de grosses constructions sortir de terre, des môles qui s’avancent, des voies ferrées qui surgissent, alors nous comprenons que, s’il y a peu de place pour les colons, il y en a pour des canons et des torpilleurs, et nous disons : « Tiens ! Tobruk, cela ressemble un peu à Bizerte. » Tobruk, c’est sur le chemin de la Syrie. Je sais : le Banco di Roma a créé une succursale à Tripoli, mais c’était celle destinée à Jérusalem… Il y a place pour vos banques, vous savez.

Merci à M. Mesnil de son appréciation sur nos médecins et sur le grand Murri. Mais qu’il me permette de lui dire que si Murri est un grand éducateur d’étudiants, il n’a guère réussi comme éducateur de ses propres enfants. Quant au procès Murri en lui-même, ici je l’arrête : c’est une affaire qui s’est liquidée au plein jour de l’audience et cela ne regarde que la Justice italienne seule. Justice à laquelle tout le monde ici reconnaît l’indépendance la plus fière vis-à-vis du Pouvoir, de sorte que le Pouvoir ne cherche pas à lui déférer les causes politiques par peur de la Justice populaire du Jury : exemple le procès de Viterbo.

Tandis que pour le procès de Dreyfus, qui était une affaire de police internationale, nous avons eu le droit de nous en occuper parce que des Italiens y étaient mêlés, et si nous avons été amenés à émettre des appréciations, c’est que, d’une part, nos intérêts internationaux nous le commandaient, et que, d’autre part, à aucun moment les débats n’ont eu lieu au grand jour.

Votre gouvernement, — vos gouvernements, — pour des raisons que je n’apprécie pas, a évité la discussion publique et contradictoire. Nous avons beaucoup réfléchi depuis, nous nous sommes renseignés et nous avons observé… mais c’est votre affaire.

Je laisse donc à leur coupole respective les personnages dont parle à ce propos M. Mesnil : M. France à la coupole du Palais Mazarino, le Mazarino de chez nous, celui du Roussillon et de la Cerdagne, je crois ; Napoléon à la coupole des Invalides, le Napoléon dont la famille était de chez nous ; et je laisse à la coupole du Panthéon ce gros benêt de Zola, dont le père, hélas ! était de chez nous aussi. De vrai, M. Mesnil retarde un peu quand il parle de notre Dreyfusisme d’antan, et je crains qu’il ne soit resté un peu esclave des préjuges trinosophiques bourgeois qui ont beaucoup d’adhérents en France.

C’est que, voyez-vous, chaque nation a sa manière de sentir, et ce n’est pas quelques années passées à Bologne, dans un milieu un peu spécial, qui ont pu lui apprendre à juger nos sentiments.

Nous avons pris nos Rois dans une famille rude, énergique, militaire, ni dilettante, ni artiste, ni, disons, « intellectualiste », si je puis me permettre ce barbarisme. Et nous les aimons parce que nous sentons que nous avons en eux le point central, le chef que n’embarrassent pas les rêveries ni les sentimentalités niaises. Tous font bloc autour du Roi actuel, on vient de le voir après l’attentat, tous du curé au garibaldien du grand seigneur au facchino, parce que c’est un mâle, parce qu’il tient en échec tous les gouvernements de l’Europe, gouvernements bourgeois, effarés ; parce qu’il passe à travers les toiles d’araignée des diplomaties rageuses ; parce qu’il nous a donné conscience de notre force ! Oui, nous avons nos tripotages, nos N’goko-Sangha. Mais, au-dessus, nous avons une Dynastie dont les intérêts sont connexes à ceux de la Nation. Nous avons la stabilité, la sécurité de demain. N’est-ce pas quelque chose ?

Je pense, Monsieur, que vous aurez la courtoisie de publier cette réponse à M. Mesnil, qui, estimant qu’il n’y a pas de frontières, ne saurait s’en offusquer, et je me dis, Monsieur, votre très humble serviteur.

GIUSEPPE FIORENTINO.

Échos.
Une traduction en vers français du « Ça ira » de Carducci §

Tome XCVI, numéro 355, 1er avril 1912, p. 665-672 [668-669].

On connaît le Ça ira de Giosuè Carducci, superbe poème plein de fougue qui chante l’enthousiasme de la France, devant l’invasion allemande, en 1792, la colère révolutionnaire du peuple et la bataille de Valmy.

Une traduction en vers français, due à un écrivain italien distingué, M. Luigi Presutti, vient de paraître à Teramo. On peut juger combien la culture française est répandue en Italie pour qu’une publication de ce genre soit éditée et trouve un public de lecteurs dans une petite ville des Abruzzes.

Le traducteur, qui manie avec habileté et talent la langue et la prosodie, serre le texte de très près et a su rendre, grâce à des alliances de mots hardies et des inversions un peu violentes, toute la rude beauté de la poésie carduccienne. Citons quelques vers caractéristiques.

Ce sont du rude sol les enfants des batailles,
qui des grands idéals vont gravir les sommets ;
les chevaliers bleus, blancs, rouges, que des entrailles
du terrain plébéien la Patrie a extraits.
…………………………………………………………
La Marseillaise, archange altier du temps nouveau,
plane lorsque vomit ses feux le bronze et tonne,
au-dessus des forêts profondes de l’Argonne.
…………………………………………………………
Livide, sur ce grand lac pétri de limon,
s’agite le couchant ; les coteaux d’un rayon
modeste de soleil vont recevoir la gloire.

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912 §

Les Éditions des Mémoires de Casanova et le séjour en Espagne §

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912, p. 708-727.

I §

Les deux meilleures éditions des Mémoires sont : l’une de Rozez en 6 volumes, éditée à Bruxelles, se donnant comme Édition originale la seule complète et recommandée par Armand Baschet, l’autre en 8 volumes, éditée par Garnier frères à Paris, portant la mention : Collationnée sur l’édition originale de Leipsick, est celle sur laquelle a fait son travail le professeur d’Ancona.

Or, ces deux éditions qui, à part les coupures de chapitres différentes, sont exactement les mêmes jusqu’au dernier tiers du 5e volume de Rozez, diffèrent totalement à partir de ce moment jusqu’à la fin.

Pour la rédaction qui suit, ce sont bien les mêmes faits qu’on retrouve, mais parfois dans un autre ordre. Ils sont plus nombreux dans l’édition française ; y trouvent place aussi plus de personnages qu’on ne rencontre pas dans l’édition belge.

On sait que les premiers éditeurs de Leipsick, au lieu de donner le texte même du manuscrit, crurent devoir le faire retoucher par le professeur Laforgue, chargé de le remettre sous une forme plus française que celle qu’avait employée l’auteur, qui avoue lui-même ses italianismes, dont il n’a pu, dit-il, se débarrasser.

Dans Rozez, les pointes et les boutades du spirituel raconteur sont plus vives et plus modernes dans leurs termes ; la forme du récit dans l’édition Garnier est certainement plus lourde. A-t-elle reçu la retouche du correcteur français ? Nous pensons que cette édition se rapproche davantage du texte primitif, et doit être préférée, non seulement à cause de ces maladresses, mais pour des gravelures cyniques, bien dans l’esprit de l’auteur et aussi des pensées profondes, des aperçus historiques, des prévisions qu’on ne voit aucune raison d’avoir été omises par l’éditeur belge, tandis qu’elles peignaient si bien la puissance intellectuelle du singulier personnage qu’est Casanova.

Nous nous proposons d’étudier ici, en les regrettant, les différences de ces deux éditions, en bornant notre comparaison au seul séjour en Espagne, qui est un véritable imbroglio, tant les différences sont grandes, et le lecteur jugera avec nous, en constatant non seulement des retranchements, mais encore en trouvant des pages évidemment ajoutées, qu’un éditeur n’a pas le droit de défigurer l’auteur qu’il présente et que, pour une œuvre aussi intéressante que les Mémoires, il est à désirer de voir paraître enfin une édition absolument conforme au manuscrit de Casanova, avec ses défauts, avec ses pointes à lui, et non avec celles d’un remanipulateur, si spirituel qu’il soit, au point, par son tour de phrase, d’avoir pu donner le change dans une telle mesure que le Bibliophile Jacob affirmait le livre être l’œuvre de Stendhal. Si l’erreur est flatteuse pour celui qui s’est fait l’associé de l’écrivain, elle nécessite d’autant plus l’apparition du véritable texte de ce dernier, car cet Italien écrivait le français d’une façon fort intelligible. Nous ne supposons pas que les citations que nous a données Lorédan Larchey, en analysant l’Icosameron, aient été altérées et remises sur pied par lui ; or, elles sont d’un français parfaitement acceptable. Quant à la Lettre à Léonard Snetsage (qui est un volume), et que M. Charles Henry a copiée sur l’exemplaire unique de la bibliothèque de Dresde, la forme française de cette œuvre si peu connue est telle que bien des pamphlétaires modernes l’envieraient.

Lorsque Casanova est chassé de Paris par une lettre de cachet signée Louis, qui lui déclare que tel est son bon plaisir, lequel Louis termine sa lettre par « sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde », il fait (dans Rozez) cette réflexion : « C’était m’envoyer au diable en me recommandant à Dieu. » — Puis, quittant Paris, l’éditeur l’envoie brusquement à Pampelune.

Garnier, qui ne donne pas cette spirituelle boutade, due probablement au remanipulateur, bien qu’elle fût digne de Casanova lui-même, nous donne en revanche un charmant itinéraire en France de 6 pages, qui doivent être au manuscrit. Ce ne sont plus les sempiternelles histoires de femmes, les polissonneries dans lesquelles il se complaît un peu trop, mais du Casanova sérieux, penseur, philosophe, épicurien, prophète politique.

Casanova, voyageant pour s’instruire, ayant vu toute l’Europe, approché les grands, les seigneurs, les ministres, ne se faisait aucune illusion sur l’état de la société de son temps ; ayant travaillé dans les ateliers maçonniques, il avait l’esprit trop éveillé et était trop observateur pour ne pas se rendre compte de l’état de la France où il avait vécu.

Né Français, il se fût certainement trouvé à la séance du Jeu-de-Paume, et se serait fait couper le cou sous la Convention. Aussi trouve-t-on cette phrase après sa mission en Hollande, pour laquelle il toucha douze mille francs de la marine, qui aurait pu se procurer le renseignement pour rien.

Mais tels étaient, en France, tous les ministres ; ils prodiguaient l’argent qui ne leur coûtait rien pour enrichir leurs créatures. Ils étaient despotes ; le peuple foulé était compté pour rien. L’État était endetté, et les finances étaient en un mauvais état immanquable. Une révolution était nécessaire, je le crois, mais il ne la fallait pas sanglante ; il la fallait morale et patriotique, mais les nobles et le clergé n’avaient pas des sentiments assez généreux pour savoir faire quelques sacrifices nécessaires au roi, à l’État et à eux-mêmes.

On peut deviner ce que devint le libéralisme de cet homme, qui avait vécu sa jeunesse sous Louis XV, qui portait pour plus de cent mille francs de dentelles et de bijoux sur lui pour aller faire visite chez des grands, lorsqu’il vit le règne des sans-culottes et le régime républicain démocratique, époque où il rédigea les Mémoires.

L’édition Garnier, au lieu de l’envoyer brusquement à Pampelune, lui fait embrasser son frère et sa belle-sœur, puis, en le faisant monter en chaise de poste, nous donne de lui cette réflexion qui coupe le récit.

Oh ! ma belle et chère France, où tout dans ce temps-là allait si bien, malgré les lettres de cachet, malgré les corvées, la misère du peuple et le bon plaisir du roi et des ministres. Chère France ! qu’es-tu devenue aujourd’hui ? Le peuple est ton souverain, le peuple, le plus brutal, le plus tyrannique de tous les souverains ! Tu n’as plus le bon plaisir du roi, c’est vrai, mais tu as les caprices populaires, et la République, vraie reine publique, gouvernement affreux et qui ne saurait convenir aux peuples modernes, trop riches, trop savants et trop dépravés, surtout pour un gouvernement qui suppose l’abnégation, la sobriété et toutes les vertus. Cela ne durera pas.

C’est là du bon et de l’excellent Casanova, autrement intéressant que le récit de ses fredaines. Son livre fourmille de ces pensées qui montrent la lucidité et l’élévation de son jugement. L’attendrissement du début est bien de l’homme qui adorait assez la France pour écrire, plus tard, ses ouvrages en se servant de la langue de ce pays, dont il connaissait l’histoire dans ses menus détails, mieux qu’un Français, ainsi que le témoignent ses notes de la Réfutation de Amelot de la Houssaye. Pourquoi un éditeur a-t-il retranché cette prophétie finale qui s’est réalisée et qui montre la profondeur de ses réflexions politiques ?

Casanova est parti avec l’intention de s’arrêter à Orléans pour voir une ancienne bonne fortune d’il y a vingt-deux ans. C’est la Joffroi, qui a épousé un ancien danseur. — Il y va pour y conter ses histoires et se remémorer le bon temps passé, avec des : « Vous rappelez-vous ? » Mais les deux époux sont devenus dévots, donnant à Dieu les restes du diable ; c’est un vendredi, ils lui font faire maigre, lui font des réflexions sur l’irrégularité de la conduite des hommes, lorsqu’ils n’ont pas la religion pour guide, et lui conseillent de faire comme eux, de songer au salut de son âme. Il passe néanmoins six heures avec ces bonnes créatures, et de là s’arrête vingt-quatre heures à Chanteloup, au château du duc de Choiseul, où tout inconnu qu’il soit, et sans lettre de recommandation, il reçoit une hospitalité écossaise très digne et très fastueuse qui le flatte ! — À Poitiers, une petite aventure d’auberge à la Casanova. Il se contient vis-à-vis des deux jolies filles de son hôtelier, qui ont soupé avec lui, — et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il pense à la pauvre Charlotte, la maîtresse de Della Croce, qu’il a enterrée quelques jours avant son départ après avoir fait porter un enfant aux Enfants trouvés. Heureusement qu’il se ressaisit le lendemain : « Quand je fus seul, je réfléchis que si je n’oubliais pas Charlotte j’étais un homme perdu. Je résolus d’y penser ! » N’est-ce pas là tout l’homme ? Comment un éditeur a-t-il laissé perdre une aussi jolie phrase ?

Voici maintenant pour le Casanova gourmand, pour l’homme qui avait fait un Dictionnaire des fromages. Il s’arrête à Angoulême, espérant y trouver Noël, le cuisinier du roi de Prusse ; mais il n’y trouve que son père qui lui parle pâtés — pâtés de dindon, de perdreau, de lièvre, remplis de truffes, de foie gras, d’alouettes, de grives, selon la saison. Il en expédie dans toute l’Europe et même en Amérique, où ils arrivent bons. Casanova, qui les trouve tous délicieux, en envoie à ses amis, à Venise, à Varsovie, à Turin. Il en a reçu plus tard des compliments. Le surlendemain, il est à Bordeaux. « J’y passai huit jours à faire bonne chère, car on y vit mieux que partout ailleurs. »

Puis, c’est les Landes, Mont-de-Marsan, Bayonne, Saint-Jean-de-Luz, la route par la Navarre. Il note la bonté de cette route due à M. de Gages, qui, vingt-quatre ans avant, l’avait fait mettre aux arrêts, accompagnant ce souvenir d’une belle réflexion philosophique :

Ce gouverneur de la Navarre, en faisant cette route à ses frais, trouva ainsi le moyen de passer à la postérité et de le mériter. Comme grand général, il n’avait gagné que des lauriers teints de sang ; il n’avait été que destructeur ; mais en faisant ce beau chemin, il avait été bienfaiteur, et sa gloire est permanente et solide.

Suivent de menus détails de route, d’observations de mœurs espagnoles, se terminant par cette exclamation : misérable Espagne !

Vient ensuite une digression savante et intéressante sur la langue espagnole, ses inflexions, ses aspirations de lettres, ses désinences multiples en a venant de la domination maure. Il juge la langue espagnole « une des plus belles, des plus sonores, des plus énergiques et des plus majestueuses du monde, égale, supérieure peut-être à l’italienne pour la musique, si elle n’avait pas les trois lettres gutturales qui gâtent sa douceur ». Ce n’était pas chose à retrancher que cette appréciation sérieuse écrite par un homme aussi lettré que Casanova, un passionné linguiste, qui devait écrire plus tard la lettre à Snetlage, qui est un dictionnaire avec commentaires des mots nouveaux de la langue française. Encore une fois, pourquoi ces détails charmants et variés, que Garnier ne peut avoir inventés s’ils n’existaient pas, tant ils se trouvent logiques et à leur place, ont-ils été coupés par Rozez qui, en revanche, va nous fournir une série de pages inattendues qui ne se trouvent pas dans l’édition Garnier ? C’est une longue histoire à dormir debout, empruntée à quelque mauvais drame de l’Ambigu : Casanova a, en face de sa fenêtre, une Espagnole qui, derrière sa jalousie, lui a fait un signe significatif ; il envoie un baiser ; le lendemain, une main blanche laisse tomber une clef et un billet. Ô bonheur ! il est aimé ! il pénètre à la nuit, et au lieu de l’heure du berger qu’il croyait sonnée, la belle, tirant un rideau, le met en face du cadavre d’un jeune cavalier, son amant, qui l’a trahie et qu’elle a poignardé. Il s’agit de faire disparaître les traces de ce crime ; Casanova, en vrai Castillan, se dévoue, charge le corps sur son dos et va le jeter à la rivière, puis rentre chez lui tout pantelant. Sur ces entrefaites, il est arrêté sous des prétextes futiles. Emprisonné au Buen Retiro pendant soixante heures, il en sort, et, se rendant aussitôt chez le ministre Comte d’Aranda, qui, seul, aurait su le véritable motif de son arrestation, il en reçoit l’assurance que tout est pardonné, qu’il a agi en véritable Espagnol, et que la Señora Dolorès s’est comportée en Romaine. C’est tout ce que notre amoureux retire de cette aventure.

Casanova a-t-il voulu, dans cette sotte histoire, essayer de peindre le côté légendaire, chevaleresque du caractère castillan ? — Est-elle de lui, ou est-ce un hors-d’œuvre ajouté par le remanipulateur, qui a pensé qu’elle cadrait bien avec le rôle fort bête que joue l’auteur auprès des femmes pendant tout ce séjour en Espagne ? Toujours est-il que cet épisode grotesque ne se trouve pas dans l’édition Garnier. Mais ce qui se trouve dans les deux éditions, c’est un Casanova nouveau, non plus le coureur de filles et de femmes faciles, l’homme aux sens qui commandent, mais un Amadis, un Don Quichotte soupirant, la main sur son cœur, avec des raisonnements tirés de loin, tout simplement pour séduire la fille d’un savetier-gentilhomme, chez lequel il loge, s’ingéniant à vaincre la dévotion par les exigences du tempérament.

A-t-il été dans l’intention de l’auteur, en nous détaillant ces singulières amours, dont il se fait le très peu enviable héros, de nous montrer un côté de la galanterie espagnole ressemblant au flirt anglais, où la tolérance des parents laisse pleine liberté aux jeunes filles avec les jeunes hommes, se confiant en leur respect des mœurs nationales pour ne pas dépasser des bornes qui seraient vite franchies en France ? Nous serions tenté de le croire, puisque le récit, quoique absurde, est, quant aux faits, le même dans les deux éditions, bien que narré d’une manière différente.

Quant à cette incarcération de 60 heures dans le corps de garde de Buen Retiro, les deux éditions la donnent avec les mêmes épisodes, mais aussi dans des termes différents. Suivent quatre lettres furibondes du détenu aux autorités de la ville et du gouvernement.

L’un des éditeurs les donne entre guillemets. Elles sont ridicules, ampoulées, exagérées ; la faconde italienne s’y développe bien à l’aise.

L’autre éditeur en donne seulement le sens.

Et enfin, une lettre au peintre Raphaël Mengs.

L’éditeur Rozez dit : « la lettre suivante », et la met entre guillemets.

L’éditeur Garnier dit : « la lettre que je copie textuellement ».

Or, ces lettres, dont le sens est identique, sont rédigées différemment dans les deux éditions.

C’était pourtant chose à conserver que le texte exact des lettres de cet original, dont on ferait un recueil bien curieux et bien divertissant, en les récoltant dans ses ouvrages et dans les documents qui le concernent.

Casanova semble destiné à devoir essayer toutes les prisons de l’Europe ; comme Silvio Pellico, il aurait pu écrire un livre intitulé Mes prisons. Emprisonné à Venise sous les Plombs, à Paris au For-l’Évêque, à Londres, à Madrid au Buen Retiro, il devait encore être enfermé pendant 43 jours dans la tour de la citadelle de Barcelone, où il composa au crayon, avec sa seule mémoire, sans documents, laissant les citations en blanc son ouvrage : Réfutation de l’histoire du gouvernement de Venise par Amelot de la Houssaye. Cette incarcération singulière, faite sans délits, sans procès, sans juges, aurait eu pour cause la jalousie du comte de Riela dans Rozez, du comte de Ricla dans Garnier, capitaine général de la Catalogne, amant de la danseuse Nina, qui ne pouvait souffrir son riche entreteneur, mais avait imposé à Casanova l’obligation de la venir voir chaque jour après le départ du comte de chez elle, et payait à son insu toutes ses dépenses pour exciter la jalousie du gouverneur de la province.

Les détails sont très différents dans les deux éditions. Rozez donne un épisode du prisonnier emmené la nuit, à la lueur des falots sur les glacis, en face de soldats qui s’apprêtent à le fusiller. Un certain Passano, bête noire de Casanova, y apparaît, introduit dans la citadelle, on ne sait trop en vertu de quelle puissance, pour décider de son sort.

Cet épisode à effet ne se trouve pas dans Garnier.

Nous laisserons un moment cette incarcération pour y revenir un peu plus loin, et terminerons l’examen des différences, chez les deux éditeurs, en insistant sur des détails donnés par l’édition Garnier qui, nous le répétons, est celle sur laquelle on doit travailler, comme l’a fait le professeur d’Ancona.

C’est d’abord cette phrase, au moment de son arrestation :

On ouvre ma malle, et je vois l’officier étonné de la voir à moitié remplie de cahiers.

Et plus loin, quand il est enfermé, cette réflexion :

Ici, pour être en prison, je suis fort bien. Il ne faut que trois ou quatre jours pour l’inspection de mes papiers, et comme il n’y a rien qui puisse blesser le gouvernement ni l’orgueil espagnol, on me les rendra avec ma liberté.

Ces deux phrases précieuses montrent bien, comme nous l’avons dit ailleurs à propos de la fuite des Plombs, que Casanova ne se bornait pas à tenir un journal de sa vie, notes sommaires, mais que, pour que l’officier trouvât sa malle à moitié remplie de cahiers, il écrivait encore ses réflexions philosophiques et critiques, notant des indications étendues sur toutes les personnalités qu’il rencontrait, inscrivant même ce que sont devenus par la suite des hommes qu’il n’a rencontrés qu’une fois sur sa route. Dans sa course vagabonde, faisant et défaisant constamment ses malles, il n’est pas supposable qu’il traînait derrière lui toutes ces paperasses ; nous pouvons deviner à qui il confiait ces précieux cahiers ; probablement à la bonne Mme Manzoni, femme d’un notaire public à Venise. En sorte que les Mémoires étaient déjà presque écrits, sinon mis en ordre, et rédigés dans leur forme définitive.

Après 42 jours, suivant une édition, 43 jours suivant l’autre, (lequel des deux, il a dû le dire cependant), on fait sortir notre séquestré, on le reconduit chez lui, on lui montre sa malle où sont tous ses papiers, on lui dit que ses trois passeports sont légitimes, on lui en ajoute un, signé du capitaine général, et on lui signifie le même ordre, qu’on lui avait signifié dans tant de pays déjà, celui de quitter Barcelone dans les trois jours, et la Catalogne dans huit. Il va à la poste avant de partir, et y trouve intactes cinq ou six lettres qu’on avait absolument respectées, à son grand étonnement.

Le voici hors d’Espagne, et nous ne l’en laisserons pas partir avant de citer cette page, écrite il y a plus de 100 ans, et qui frappera ceux qui, hier, ont assisté à la lutte entre les États-Unis et l’Espagne, et ont vu dans quel état lamentable elle en est sortie.

Pauvres Espagnols ! la beauté, la fertilité et la richesse de votre pays sont la cause de votre ignorance, comme les mines du Pérou et du Potosi ont causé votre sot orgueil et tous les préjugés qui vous dégradent.

Ô Espagnols ! Quand vous viendra une impulsion généreuse, mais forte, qui vous réveillera de votre léthargie et rendra à votre énergie assoupie tout le nerf dont elle est susceptible ? Aujourd’hui, peuple misérable et digne de pitié, inutiles au monde comme à vous-mêmes, que vous faut-il ? Une révolution forte, un bouleversement total, un choc terrible, une conquête régénératrice ; car votre atonie n’est pas de celles que l’on détruit par des moyens simplement civilisateurs ; il faut le feu pour cautériser la gangrène qui vous ronge.

L’éditeur français, qui seul nous donne ce jugement politique, va nous faire encore retrouver l’épicurien exprimant son adoration pour la France.

… À dix heures, nous arrivâmes à une bonne auberge dans un gros village de la bonne France.

… Je dormis d’un sommeil paisible, dans un excellent lit français, car vive la France pour ses bons lits, comme pour ses délicieux vins !

… Je quittai Perpignan le lendemain de mon arrivée, et j’allai coucher à Narbonne, et le jour après à Béziers.

… De Narbonne à Béziers il n’y a que cinq lieues, et mon intention n’était pas de borner là ma course de la journée ; mais mon lecteur le sait, la bonne chère a toujours eu des charmes séduisants pour moi, et cette passion-là, Dieu merci, ne s’affaiblit point avec l’âge… la bonne chère donc, l’excellente chère, que la plus aimable des hôtesses me fit faire à dîner, m’engagea à rester pour souper avec elle et toute sa famille… Béziers est la ville la plus faite pour servir de retraite à un philosophe qui aurait renoncé à toutes les vanités de la terre et à l’épicurien voluptueux qui voudrait jouir de tous les plaisirs des sens, sans avoir besoin d’être riche. — D’abord l’esprit naturel est une production endémique de ce beau pays ; tout le monde en a ; le sexe y est beau, et on y fait excellente chère à prix fort modéré. On sait que les vins y sont exquis et à bon marché. Que peut-on désirer de plus ? Puisse ce pays ne pas se corrompre par la trop grande affluence, et peut-être un jour… Mais ne nous perdons pas en de vains projets.

Ces lignes, qui ont passé inaperçues, sont fort curieuses. Qui se doutait qu’un moment Casanova a formé le projet de venir terminer ses jours chez nous, non pas à Paris, mais dans le midi ? Cette page n’a évidemment pas été écrite à Dux en Bohême, lorsque Casanova, vieux, rédigeait ses Mémoires, ne pouvant quitter sa place de bibliothécaire du comte de Waldstein, n’ayant d’autres ressources que les quelques centaines de florins de ses émoluments. Elle a certainement-été écrite quand il avait encore de l’argent, voyageant en chaise de poste, à Béziers même, et insérée dans les Mémoires telle qu’elle avait été rédigée ce jour-là.

On peut encore en induire, s’il eût mit ce projet à exécution, un autre sort pour les Mémoires. Au lieu d’être offerts à un éditeur allemand, ils l’eussent été à un éditeur français. Nous aurions aujourd’hui le texte authentique sur lequel il n’y aurait pas à épiloguer.

Terminons cet itinéraire dans le midi, donné par l’édition Garnier. C’est la même adoration pour le sol français.

… Arrivé à Montpellier, après avoir couché à Pézenas, je me logeai au Cheval Blanc, avec l’intention d’y passer huit jours, et le soir, je soupai à table d’hôte : la société était nombreuse, et je m’amusai à remarquer que la table fut couverte d’autant de plats qu’il y avait de mangeurs.

Nulle part en France, et pas même à Béziers, on ne fait meilleure chère qu’à Montpellier : c’est un véritable pays de Cocagne.

Enfin Nîmes :

C’est une ville qui mérite de fixer l’attention d’un étranger instruit, ou qui veut s’instruire… Je fus invité à un bal, où ma qualité d’étranger me valut le premier rang, privilège dont l’étranger ne jouit bien qu’en France, tandis qu’en Angleterre, et surtout en Espagne, le titre d’étranger est une offense.

Tous ces détails, pleins de vie, sont omis dans l’édition Rozez.

II §

Casanova, dans le cours de son récit, francise très souvent les noms propres de famille ou de géographie. Racontant ses visites au couvent de la religieuse M. M. et au Casino de l’abbé de Bernis à Murano, il écrit constamment Muran ; l’escroc, joueur italien Della Croce, devient tantôt Delacroix tantôt Lacroix ; le valet de chambre du roi d’Espagne Barneri devient Varnier ; le comte de la Pérouse, le navigateur qu’il a connu, se trouve orthographié sous trois formes différentes ; Carigliano, Aversa, Torre deviennent sous sa plume : Garillan, Averse, La Tour. Ces variations font naître par moments quelque hésitation chez celui qui, voulant travailler sur les Mémoires, désire établir un index des noms de cette foule grouillant autour de ce vagabond infatigable.

Le Comte Riela de l’édition Rozez, qui joue un rôle si important à propos de l’incarcération à Barcelone, porte le nom de Ricla dans l’édition Garnier qui, en plus, fait apparaître un personnage nouveau dont nous n’avons pas encore prononcé le nom, le comte de Peralada, que l’écrivain accompagne de renseignements peu flatteurs, et qui est un neveu du comte Ricla.

Casanova, au sortir de son emprisonnement, détaillant les diverses circonstances de son élargissement, les trouve si étranges vis-à-vis d’un homme qu’on a retenu six semaines en prison, et qui doit s’attendre à se voir imputer quelque crime, ou au moins quelque délit, qu’il va de lui-même au-devant de l’incrédulité du lecteur par cette phrase : « Ce récit est vrai de tout point et pourrait être attesté, s’il en valait la peine, par plusieurs personnes qui vivent encore. »

La sincérité de cette déclaration pour des faits de l’année 1768 nous frappa, de même que nous avait frappé une phrase du même genre pour des faits de l’année 1767, où l’auteur, afin de prouver la véracité de son récit, invite le lecteur à chercher le nom d’une femme qu’il ne nomme pas, et en donne les moyens.

Il s’agit de ce jeune Italien, joueur, escroc, débauché, qu’on voit au IIe, Ve, VIe volumes. Casanova, l’appelle Croce, Della Croce, Santa Croce, Lacroix ; il l’a trouvé à Reggio, Padoue, Spa, partout où l’on joue et où l’on corrige la fortune. Il adore ce jeune homme, dans lequel il trouve un reflet de lui-même. La dernière fois qu’il le rencontre, c’est à Spa, où le Marquis de Santa Croce fait le grand seigneur, ayant enlevé à Bruxelles une jeune fille de dix-sept ans qu’il a engrossée. Le drôle, malgré ses tricheries, a tout perdu : bagages, bijoux, argent, jusqu’à son dernier sou. Il faut qu’il file ou se brûle la cervelle ; il choisit le premier parti et confie sa maîtresse à Casanova, qui l’amène à Paris. Voici, maintenant, le récit :

Je la portai chez la sage-femme, car elle était évanouie. Le 13 octobre, elle eut un violent accès de fièvre, fièvre qui, dès lors, ne la quitta plus ; le 17, elle accoucha d’un garçon que je fis baptiser le lendemain. Elle écrivit elle-même les noms qu’il devait porter ; Jacques-Charles, fils d’Antoine della Croce et de Charlotte de L…

Par un motif que je ne compris pas, elle exigea impérieusement que la sage-femme portât elle-même l’enfant à l’hospice des Enfants-Trouvés, avec son extrait de naissance, enveloppé dans les langes. C’est en vain que je la conjurai de me laisser son fils ; elle s’y refusa obstinément en répétant :

— Croce viendra chercher son fils et il le retrouvera.

Le même jour, la sage-femme me remit un certificat d’admission à l’hospice des Enfants-Trouvés, certificat délivré le 20 octobre 1767 par J.-B. Dorival, conseiller du roi et commissaire au Châtelet. Si quelqu’un est tenté de connaître le nom de la mère, je viens de lui en procurer les moyens.

Depuis ce moment, Charlotte eut un redoublement de fièvre ; le délire la prit le 24, son agonie commença le lendemain soir, et, le 26, elle expira dans mes bras, à cinq heures du matin.

La tentation de faire la recherche était irrésistible ; nous fîmes une démarche, et, quelques semaines, après, reçûmes de M. Peyron, directeur de l’Assistance publique, la lettre suivante.

J’ai fait rechercher le nom de l’enfant désigné dans la note que vous avez bien voulu m’adresser, et, j’ai l’honneur de vous informer que ces recherches ont été infructueuses.

La déception fut sensible ; les détails de dates et de faits étaient si précis que nous espérions mieux. Nous arrivâmes à supposer que Casanova, conteur avant tout, brodant un dénouement sur un petit drame vrai, avait tenu à se montrer sous les couleurs brillantes de l’abnégation et du dévouement le plus désintéressé. En terminant par la mort de la femme, pourrait-on l’accuser, lui, le voluptueux qui n’avait pas de préjugés en fait de délicatesse, d’avoir, en l’emmenant, voulu tirer parti d’une enfant malade, désespérée, sur le point d’accoucher ? Il savait qu’il serait jugé assez immoral, par ailleurs, pour n’être pas fâché de mettre un poids dans l’autre plateau de la balance. Puis, nous aurions dû nous douter du mensonge : on ne s’appelle pas sérieusement Dorival ; ce nom sent le Marivaux, un nom d’amoureux de comédie, comme les soldats s’y appelaient La Tulipe, les domestiques Lafleur, et les piqueurs La Ramée.

Une seconde réflexion nous amena à penser que l’Assistance publique a des occupations plus sérieuses que de satisfaire la curiosité d’un chercheur, et que nous pouvions bien n’avoir là en mains qu’une défaite administrative polie. Nous nous souvînmes alors d’une relation amicale. M. d’Ec…, non seulement haut fonctionnaire de l’Assistance, mais encore écrivain lettré. Intéressé par nous à cette recherche, il nous envoya une lettre nous autorisant à faire nous-mêmes, dans les registres, les recherches les plus minutieuses.

Au nom de l’enfant Della Croce, prononcé par nous, l’archiviste répondit qu’il avait précisément fait, peu de temps auparavant, la même recherche. Cette réponse, qui nous forçait tout d’abord à faire amende honorable devant la sincérité et la complaisance de l’administration, mettait en même temps à néant notre dernier espoir. Néanmoins, nous nous mîmes à chercher nous-même et sans succès : Della Croce, Santa Croce, Croce, Delacroix, Lacroix ; quand, tout à coup, une ligne plus bas, deux noms nous donnèrent positivement une sorte d’éblouissement, accompagné d’un fort battement de cœur, c’était : Jacques-Charles (les noms de baptême) suivant le nom de Lacrosse. Voici l’inscription et le registre :

Répertoire général des registres matricules
des Enfants-Trouvés.

4871 — Lacrosse (Jacques-Charles)

Deux pièces sont relatives à cet enfant :

4871 bis. — Extrait du registre des baptêmes de l’église paroissiale de Saint-Laurent, à Paris, le 18 octobre de l’an 1767.

Fut baptisé Jacques-Charles, né d’hier, fils d’Antoine Lacrosse, bourgeois de Paris, et de Charlotte Lamotte, ses père et mère (mot illisible), faubourg Saint-Denis, de cette paroisse.

Collationné à l’original, et délivré par moi, soussigné, prêtre, premier vicaire de la susdite paroisse de Saint-Laurent, à Paris, le 18 octobre 1767.

FINET.

 

4871 bis. — De l’ordonnance de nous, Jean-Baptiste Dorival, conseiller du roi, commissaire enquêteur examinateur au Châtelet de Paris, ancien préposé pour la police au quartier de la Cité, a été porté à la couche des enfants trouvés de cette ville, pour y être nourri et élevé en la manière accoutumée, un enfant petit garçon paraissant âgé d’un jour, qui nous a été apporté de la rue du faubourg Saint-Denis, par Madame Lamarre, maîtresse sage-femme, vêtu de ses langes de couches, dans lesquels on trouve un certificat que cet enfant a été baptisé aujourd’hui en la paroisse Saint-Laurent, se nomme Jacques-Charles, fils de Antoine Lacrosse et de Charlotte Lamotte, lequel enfant a été laissé à ladite demeure qui s’en est chargée à l’effet de ce que dessus.

Fait et délivré en notre hôtel, ce dix-huit octobre 1767, 7 heures du soir.

DORIVAL.

Les mots soulignés sont écrits à la plume, le reste est en imprimé comme les pièces administratives, à formule fixe et d’usage courant.

Maintenant, comment Della Croce est-il devenu Lacrosse ? Par une opération très simple.

Il est évident que, systématiquement, on commençait par supprimer le De aux enfants trouvés, comme gens peu aptes à porter la particule. Ainsi, dans l’acte, mademoiselle de Lamotte est devenue Lamotte aux Enfants trouvés, et De la Croce (Della Crauché, prononciation italienne) est devenu la Croce qui, prononcé à la française, par la sage-femme et l’employé de l’hospice, donne Lacrosse.

Nous avons donc, maintenant, outre le récit textuel et mot à mot de Casanova, le nom du curé ainsi que le nom et l’adresse de la sage-femme.

« Croce viendra chercher son fils et il le retrouvera », avait dit la pauvre Charlotte. Connaissant le personnage, nous n’avons pas à nous préoccuper si le drôle y a jamais songé ; mais il était intéressant de savoir ce que cet enfant aurait pu devenir.

La pièce suivante nous renseigne :

4871 bis. — Jacques-Charles Lacrosse, nouvellement né, reçu par procès-verbal du commissaire Dorival, du 18 octobre.

De Paris, mort le 31 octobre 176711.

Le succès de cette recherche, qui dépassait nos espérances, et que nous publiâmes en 1894 dans l’Intermédiaire des chercheurs, nous engagea à faire pour le séjour en Espagne ce que d’Ancona conseille aux casanovistes :

Retrouver, dans les pays parcourus par l’auteur, des souvenirs contemporains ou postérieurs, des lettres, des documents, qui, mis en confrontation avec les Mémoires, en éclairciraient la sincérité, et fourniraient de plus grands et de plus exacts renseignements sur une foule de petits faits du siècle passé, non moins utiles à connaître, pour se former une conception historique précise, que les grands faits bruyants et à éclats, bien connus de tout le monde.

Nous partîmes donc en 1897, pour Barcelone, chercher s’il n’était pas possible d’y retrouver trace du passage de l’aventurier, des personnages dont il cite les noms et de son emprisonnement dans la tour de la Citadelle.

L’éditeur Masso, auquel nous avions été adressé, après que nous lui eûmes exposé le but du voyage et le désir que nous avions de consulter les archives, nous apprit tout d’abord qu’il n’y avait rien à trouver à l’Archivo d’Aragone. Ces curieuses archives ont toutes rapport à l’histoire de la province, avant son annexion au royaume d’Espagne. Il nous engagea à diriger nos recherches vers les Archives municipales, au directeur desquelles il nous conduisit dans l’Hôtel de Ville.

Ces recherches ont été absolument infructueuses.

Nous n’y avons constaté qu’une seule chose, c’est que le comte Ricla, et non Riela, y était en effet gouverneur général en 1768, année de la détention de Casanova. Nous avons trouvé sa signature au bas de plusieurs pièces administratives, au bas d’une ordonnance pour le carnaval de cette année.

On nous a mis en mains le Dietario de 1768, ou journal des faits de la municipalité. Nous y avons trouvé l’annonce des fêtes de la Pâque, la permission de les célébrer dans la forme des années précédentes, demandée à l’excellentissime comte de Ricla, commandant et capitaine général de la province de Catalogne. Il a exercé ces fonctions de 1767 à 1772. Quant à un fait de police, d’arrestation, un événement quelconque cadrant avec l’existence de notre aventurier dans la ville, il n’y en a pas trace.

Restaient les recherches à faire du côté de la citadelle, lieu de la détention. Une lettre du ministre des Affaires étrangères, Hanotaux, nous accréditait près de M. Ponsignon, consul général de France. Nous allâmes lui demander les moyens de pénétrer avec fruit à la Citadelle.

Que le lecteur nous permette un hors-d’œuvre plaisant. Nous avions fait précéder notre visite, plusieurs mois auparavant, d’une note indiquant le but de notre voyage et des démarches qui s’ensuivaient. L’employé du consulat, qui la reçut et la classa, n’ayant jamais entendu parler de Casanova ni des Mémoires, y avait vu ce qu’on appelle le coup du prisonnier Espagnol, escroquerie à laquelle, paraît-il, sont exposés plusieurs fois par an les consulats. Une des formes pour celui de France serait, par exemple, un Français qui, engagé dans les bandes carlistes et retenu soi-disant prisonnier à Madrid, écrirait qu’on lui envoie deux ou trois mille francs, et qu’il indiquera, en revanche, l’endroit où avant son départ de France il a enterré toute sa fortune, qu’il partagera avec l’envoyeur dès qu’il sortira de prison. En sorte que, d’après la note marginale qui était jointe à notre petit dossier, on s’apprêtait à bien recevoir Casanova, ou son complice, s’il se présentait. M. Ponsignon, qui connaissait les Mémoires, partagea notre gaieté lorsqu’il eut ces pièces en mains, et nous donna une lettre fort obligeante pour M. d’Espujol, comte de Caspre, capitaine général de la Catalogne, autrement dit, un des successeurs du comte de Ricla.

Cet aimable gentilhomme, qui ne lira jamais nos excuses et les remerciements que nous lui adressons ici pour son bienveillant accueil, consentit à nous donner une audience, après avoir terminé la réception de ses officiers.

L’édition Garnier en mains, nous lui lûmes l’histoire des amours de Casanova et de la Nina, l’incarcération dans la tour et le rôle du comte de Ricla. Quand nous arrivâmes aux personnages auxquels le voyageur avait été présenté, se trouvèrent ces mots : « Don Diego de la Secada vint me voir le lendemain et me mena chez le comte de Peralada… »

— Un de mes amis, interrompit brusquement le capitaine général.

— Hein !… donnez-moi une lettre d’introduction près de lui, — fut la riposte immédiate.

— Soit !

On comprendra que nous coupâmes immédiatement notre lecture, et nous abstînmes de donner au gouvernement connaissance du jugement que portait notre indiscret conteur sur l’ancêtre de son ami, car les lignes qui suivaient étaient celles-ci :

Le comte de Peralada était un jeune seigneur fort riche, joli de figure, mal bâti, grand débauché, aimant la mauvaise compagnie, ennemi de la religion, des mœurs et de la police, violent et fort orgueilleux de sa naissance ; il descendait directement du comte de Peralada, qui servit si bien Philippe II que ce roi le déclara comte par la Grâce de Dieu. Ce fut la première pancarte que je lus dans son antichambre, sur un tableau couvert d’une glace. Elle était placée là à dessein pour que ses visiteurs pussent la lire pendant le quart d’heure qu’il les faisait attendre.

Et plus loin, lorsqu’il va faire visite à Ricla :

Il me demanda si je comptais faire un long séjour à Barcelone, et il parut surpris quand je lui dis qu’avec sa permission j’y resterais aussi longtemps que je m’y plairais.

Je souhaite, me répliqua-t-il, que vous vous y plaisiez longtemps ; mais je vous préviens que les plaisirs que mon neveu Peralada pourra vous procurer ne vous donneront pas une bonne réputation à Barcelone.

Comme le comte de Ricla m’avait tenu ce propos en public, je crus pouvoir le rendre à Peralada le jour même, à table. Il en fut enchanté, et me raconta, avec un ton de vanterie, qu’ayant fait trois voyages à Madrid, il avait chaque fois reçu ordre de la Cour de retourner en Catalogne.

Je crus devoir suivre l’avis indirect du capitaine général : je refusai toutes les parties de plaisir que Peralada me proposa avec des filles, tant à la campagne que chez lui.

La lecture se termina, et, dans le cours de cette conférence, nous apprîmes que la tour n’existait plus ; elle a été démolie à la révolution de 1868 par les républicains. Elle représentait pour eux ce que représentait la Bastille pour le peuple de Paris. C’est de cette tour, où l’on enfermait les prisonniers, qu’un des chefs républicains s’écria dans une proclamation au peuple : « Les Bourbons sont chassés pour toujours. » Les révolutionnaires démolirent aussi une partie de la citadelle, dont le restant a disparu lors de l’exposition universelle de 1888, à laquelle elle céda sa place. Aujourd’hui tout cet emplacement est occupé par un jardin public appelé le Parque.

M. d’Espujol conclut en nous disant que toutes les archives de la citadelle avaient été apportées à la Capitainerie Générale ; que son major général allait nous conduire à l’archiviste, qui nous laisserait faire nos recherches en liberté ; puis, avec cette haute politesse espagnole, et semblant presque s’excuser, il nous demanda de ne pas nous blesser s’il nous suppliait de borner nos recherches, dans ces Archives de la citadelle, à l’année et au nom que nous cherchions.

Sur notre protestation que nous comprenions la faveur qu’on faisait à un étranger en lui permettant de jeter les yeux sur des pièces qui, en fait, étaient d’ordre militaire :

— Ce n’est pas cela, nous dit-il, mais c’est que, lorsque Philippe V bâtit sa citadelle, il prit sans façon les terrains appartenant à de grandes familles du pays ; tout a été bien tant que la citadelle a existé, mais aujourd’hui que les constructions de l’exposition universelle ont disparu, les terrains sont nus, et les familles réclament leur bien. Des procès sont engagés, plusieurs millions ont été déjà payés par nous ; le marquis d’A… pour sa part a touché trois millions d’indemnité : et un nom de famille, saisi au vol parmi ces paperasses, pourrait être une arme dont des plaideurs sauraient tirer parti et nous mettre dans de grands embarras.

Nous consultâmes les archives de la citadelle de l’année 1768 espérant au moins trouver le nom de Casanova aux écrous. Son nom n’existe sur aucune pièce.

Il ne restait donc, comme dernière ressource pour retrouver trace de notre prisonnier, que le comte de Peralada.

Nous n’eûmes, bien entendu, pas l’indiscrétion d’aller déranger une seconde fois le capitaine général, pour une complaisance à laquelle il avait bien voulu se prêter une fois, mais qui, en somme, devait lui paraître chose futile.

Renseignements pris dans la ville, nous apprîmes que Peralada est une petite ville qu’on aperçoit dans les terres, de la station de Figueras, que le comte qui fait grand bien dans le pays, s’occupant d’œuvres humanitaires, y possède un beau château de famille avec des archives et une bibliothèque qui méritait d’être visitée, et que nous devions nous adresser, pour pénétrer jusqu’à lui, à son procureur habitant Figueras.

Nous y allâmes trouver cette personne, qui nous répondit que les archives étaient à Majorque ; quant au comte, il était à Madrid, où nous pouvions lui écrire.

Nous le fîmes dans une ample lettre relatant le récit de Casanova, mais omettant toujours le jugement peu flatteur sur l’ancêtre. — Voici la réponse que nous reçûmes :

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous accuser réception de votre honorée lettre du 28 janvier, me demandant des renseignements sur le séjour à Barcelone d’un Monsieur Casanova (sic).

Je regrette ne pouvoir pas vous fournir le moindre renseignement à ce sujet, car vous comprendrez qu’une simple visite de ce Monsieur au Comte de Peralada ne peut avoir laissé la moindre trace après un siècle.

Veuillez, etc…

Le comte de Peralada

Il faut donc, pensons-nous, renoncer à avoir des renseignements à Barcelone sur ce singulier emprisonnement.

Casanova y a été seulement enfermé par le fait du bon plaisir, qui était la règle et la loi de l’époque ; l’a-t-il été par l’autorité d’un jaloux puissant ? Pourquoi ne pas le croire ? Les hommes dont il cite les noms y vivaient certainement cette année-là.

Il n’a d’ailleurs pas fait une prison dure, puisque lui-même dit : « Au bout de dix minutes, on m’apporta mon sac de nuit et un excellent lit ; qu’est-ce qu’une pareille prison ? — On me loge très bien et, pour être en prison, j’y suis fort bien. »

On l’a simplement séquestré pour lui donner une leçon. L’insuccès complet de cette recherche, sur laquelle nous comptions beaucoup, nous empêcha d’aller à Madrid tenter d’éclaircir son premier emprisonnement en Espagne. À ce moment, il n’a été retenu que pendant soixante heures dans un corps de garde, et probablement il n’existe aucune pièce probante.

Les Romans.
Ferdinand Bac : L’Aventure italienne, Fasquelle, 3 fr. 50 §

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912, p. 810-815 [812].

Est-ce un roman, plusieurs romans, des nouvelles ou un journal, des relations de voyages ? C’est un livre à coup sûr intéressant, attachant comme la galerie contenant les meilleurs tableaux d’un même peintre. Ce bon prêtre naïf et sentimental s’en allant en pèlerinage avec ce touriste philosophe, entrant dans les hôtelleries les plus fantaisistes, les plus pittoresques de l’Italie pour y faire des réflexions malicieuses ou simplement boudeuses, devraient, à la longue, sembler fastidieux, mais ils sont tellement là, on est tellement sur leurs talons en admirant ou en dénigrant que le voyage, si romanesque soit-il, paraît presque trop court. Il en est de certaines visions comme de certains songes : elles sont plus sensuellement vraies que la réalité même. La description de la ville aux prodigieuses tours dont les uns essayent de dépasser les autres est bien la maîtresse page du livre. Et on dit que l’on passe les descriptions dans un roman lorsqu’il vous intéresse ! Ici, c’est la description qui devient le roman et qui palpite vraiment de toute une intensité superbement amoureuse.

Histoire.
Comte de Colleville : Pie X intime, Juven, 3 fr. 50, illust. §

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912, p. 819-824 [821].

M. de Colleville, camérier secret du Vatican, auteur d’un ouvrage ultramontain, naguère mentionné ici même, sur « le Guet-Apens de Castelfidardo », était tout désigné pour écrire, sous le titre de Pie X intime, cette biographie du Pape. L’éloge, dans ces pages, était de rigueur ; nous disons l’éloge, et non la vénération, laquelle est toute naturelle. Mais le ton du panégyrique mis à part, il reste une bonne biographie, pleine de renseignements utiles. On sait la naissance très humble, les débuts obscurs, lents et d’ailleurs sans ambition du futur Pie X ; puis aussi les bonheurs de carrière qui commencèrent dans sa vie vers la quarantième année, le déterrèrent de sa cure campagnarde, firent de lui successivement, joints à de très solides mérites, le chanoine de Trévise, l’évêque de Mantoue (1884), le cardinal patriarche de Venise (1893). L’élection du cardinal Sarto à la tiare fut moins qu’on ne croit le contrecoup de l’exclusive de l’Autriche en ce qui concerne la candidature du cardinal Rampolla. En réalité, le cardinal Sarto était très connu, on avait pris de lui une idée simple et forte, et c’est ce qui fit que l’on pensa à lui dans le Conclave, au lendemain d’un pontificat jugé par d’aucuns trop politique et trop souple. Cette simplicité et cette force marquent bien le pontificat de Pie X, avec des résultats très diversement appréciés jusqu’ici, mais sur lesquels l’heure n’est pas encore venue de se prononcer. On trouvera, dans les derniers chapitres du livre de M. de Colleville, un exposé, — sans critique naturellement, mais clair, — des actes et de l’administration de Pie X, — tendant, ceux-ci à la répression du « modernisme », celle-là à la centralisation entre les mains du secrétaire d’État, c’est-à-dire du Pape, des attributions de la Curie romaine, notamment en ce qui concerne la nomination des évêques. Un livre comme celui de M. de Colleville vaut surtout par les détails intimes, particuliers : l’auteur ne les a pas ménagés, ce qui rend facile la lecture de ces pages.

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912, p. 824-829 [828].

[…] François Vermale : Les Classes rurales en Savoie au xviiie siècle, E. Leroux, sans prix. Étude très sérieuse dont je me borne à citer la conclusion : « L’œuvre sociale et administrative accomplie par les rois de Sardaigne au xviiie siècle reste méritoire et digne d’éloges ; d’autant que, dans la même période, la monarchie française donnait l’exemple de l’inertie et de l’impéritie gouvernementales. » […]

Les Journaux.
L’utilité de la Camorra (Paris-Journal, 22 mars) §

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912, p. 841-844 [842-843].

M. Eugène Montfort, qui connaît merveilleusement Naples, et sait nous le faire voir et nous le faire comprendre, nous rapporte dans Paris-Journal quelques anecdotes sur la Camorra. Elles prouvent la puissance et peut-être l’utilité de cette association aux mille visages et aux milles masques :

La présence de la Camorra à Naples se décèle par une quantité de signes légers, presque impalpables. On sait qu’elle est ici ou qu’elle est là, on le devine quand on connaît bien cette cité extraordinaire — mais allez donc le prouver !… Et c’est ce qui a rendu si difficile l’instruction du procès qui se juge aujourd’hui à Viterbe…

J’ai connu il signor Rapi, le professeur, celui qui, dans cette fameuse affaire Cuocolo, paraît avoir joué le principal rôle. J’ignorai qu’il fût de la Camorra, ou du moins, je ne le savais pas d’une façon certaine ; je ne dis pas cela du tout pour me défendre de l’avoir fréquenté ; je l’eusse vu davantage encore au contraire, si j’avais eu la preuve de son importance dans la Camorra.

Le signor Rapi me plaisait beaucoup. C’était : un gros monsieur qui avait l’air d’un gentilhomme de tripot. Il se piquait de bonne éducation, comme tous les seigneurs qu’on rencontre dans les casinos et qui ne plaisantent pas sur le chapitre de l’honneur.

Il m’a rendu service une fois et voici dans quelles circonstances. On sait qu’il y a à Naples une foule de petits fondeurs qui exécutent des copies ou des surmoulages en bronze du Musée, et qui connaissent, ma foi, admirablement leur métier. C’est même une chose curieuse de les voir fondre. Toute la vieille ferraille du marché aux puces passe dans leur four. Il n’y regarde pas de si près, et leur mélange n’est pas aussi savant que le voulait Cellini. Ils obtiennent pourtant un fort beau bronze. J’avais acheté à l’un de ces fondeurs plusieurs petites statues que j’avais envoyées en France. Rien n’était arrivé, j’étais assez inquiet et je commençais à soupçonner fortement mon Napolitain de fondeur de friponnerie. Je m’en ouvris donc au signor Rapi, lequel me déclara qu’il allait sur-le-champ arranger cela. Nous nous rendîmes aussitôt chez le fondeur. Rapi le prit dans un coin et lui parla. Très simplement et pas longtemps, deux ou trois phrases. Mais celles-ci probablement, étaient tout à fait péremptoires, car, depuis ce jour-là, mes commandes chez le petit fondeur me furent toujours livrées avec une précision admirable, et lui-même ne laissa jamais de se montrer d’une extrême prévenance à mon égard.

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome XCVI, numéro 356, 16 avril 1912, p. 866-870 [870].

[…] Süddeutsche Monatshefte (avril) […]. M. Arturo Farinelli, de Turin, soumet à une âpre critique l’histoire de la littérature italienne du père Jésuite Alexandre Baumgartner, qui n’est qu’une longue apologie de la papauté. […]

Tome XCVII, numéro 357, 1er mai 1912 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCVII, numéro 357, 1er mai 1912, p. 170-177 [177].

[…]

La Nouvelle Revue (1er avril). — M. R. Raqueni : « Français et Italiens en Tunisie. ». […]

L’Art.
Le Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts [extraits] §

Tome XCVII, numéro 357, 1er mai 1912, p. 191-198 [194, 198].

Les portraitistes sont en bonne forme : […] M. Boldini moins vibrant, moins tortillé, très vif pourtant, plus séduisant qu’à l’habitude, […]

À la sculpture, […] Bartholomé Libero Andréotti, avec un grand haut-relief d’un bel effet, une frise nuptiale ardente et hiératique de belle impression esthétique ; […] de Bugatti, entre autres belles œuvres, une statuette de fillette d’une grâce très hardie, d’une observation aiguë et très moderne ; […].

Lettres italiennes.
Mort de Giovanni Pascoli12 §

Tome XCVII, numéro 357, 1er mai 1912, p. 203-206.

La psychologie de Giovanni Pascoli a tenté jusqu’ici peu de critiques. Le grand poète qui a eu l’heur extraordinaire de mourir au moment où son art devenait franchement vieillot et fastidieux, a été particulièrement aimé par la jeunesse éclose au soleil des réalisations il y a quelque dix ans. Ceux qui jusqu’ici se sont occupés avec amour, et avec intelligence de Pascoli ont été surtout de jeunes écrivains dont la formation intellectuelle et spirituelle a suivi l’époque de transition et d’imitation caractérisée par le « d’annunzianisme ». En France, Pascoli est peu connu. M. Muret, très peu au courant des véritables états de l’âme littéraire italienne, a mal compris Pascoli. M. Henry Bérenger l’a mieux saisi. En Allemagne, on le traduit avec une certaine ferveur. Mais la renommée de Pascoli est de celles qui se répandent de plus en plus, sans arrêt possible. Le foyer d’âmes, représenté par l’œuvre d’un grand poète, est comme une lumière que le voyageur solitaire voit de loin à peine perceptible, et qui grandit jusqu’aux proportions d’un magnifique incendie, à mesure qu’il s’en approche. Le voyageur solitaire, c’est parfois toute une époque, toute l’humanité d’une époque qui se tourne vers les plus larges synthèses lyriques de ses génies. Et l’œuvre de Pascoli est un feu de joie et de douleur très vaste et très haut.

Des feux follets, parfois, souvent, se détachent du foyer central, tremblent le long des fils d’acier tendus par le poète entre sa douce réalité et ses visions mélancoliques de la joie du monde. C’est que toute l’inspiration pascolienne s’est ouverte sur son âme comme un immense éventail, lorsqu’un événement tragique frappa cette âme, et la força à donner ses premières résonances, qui furent des sanglots. On connaît l’anecdote. Le poète adolescent, perdu avec sa petite famille dans une campagne romagnole, vit une nuit s’arrêter dans la cour de la maison la voiture souillée de boue et de sang où gisait son père assassiné. Le cheval était rentré par instinct à l’écurie, entraînant vers ses jeunes maîtres devenus orphelins un message de mort, l’image funèbre qui a demeuré dans l’esprit du poète encore irrévélé comme un leit-motif tenace, inévitable, ou comme, ai-je dit ailleurs, la pédale sombre qui régit tout l’enchevêtrement des mélodies pascoliennes.

Porté, par tempérament, vers la contemplation et la douce exaltation des choses et des êtres simples, des forces primitives de la terre, des sentiments primitifs et éternels de l’homme, Pascoli ne devait considérer la vie que comme un chant très doux, d’attente et de repos, où le Mal s’impose de temps à autre comme une dissonance à laquelle, somme toute, on peut aisément s’habituer. Mais la constante vision de la mort tragique avait creusé dans son génie un puits sans fond, où, dans des lueurs livides, il ne pouvait entrevoir que la face de la mort. Aussi n’a-t-il jamais pu chanter à gorge déployée son sincère bonheur de vivre, et il n’a pu, non plus, crier sans réserve une détresse que toutes les choses belles et vivantes présentées à son imagination atténuaient continuellement. Pascoli a été de la sorte le poète d’un printemps voilé, le pâtre séculaire qui tire des sons lugubres d’une flûte où ses doigts et son souffle cherchent un chant de joie. On a cru bien à tort établir dans l’esprit de ce chantre éperdu des affirmations pessimistes ou optimistes. Son cerveau n’était point celui d’un penseur. Plus que tout autre grand poète de la nature, Pascoli, ne fut qu’une bouche qui chante. Et il s’est trouvé que, par sa puissance lyrique digne des plus belles époques de la poésie, son chant était celui de toute sa nation.

Quoique un peu plus âgé que d’Annunzio, Pascoli est spirituellement bien plus jeune que l’auteur des Laudes. L’Italie contemporaine, au contraire de la France, n’a pas pris un superbe essor sur une défaite, mais sur une victoire. Les relèvements d’énergies qu’une défaite peut susciter sont peut-être plus formidables, étant plus désespérés, que ceux suscités par une victoire. Les étapes de ces relèvements sont cependant les mêmes, bien qu’elles se manifestent en sens inverse. Après une défaite, la nation réagit avec une violence d’autant plus grande que la catastrophe fut plus vaste, elle redemande âprement son droit à la vie, s’y efforce héroïquement ; puis, vient une période d’attente, qui ressemble à un affaissement, puis, enfin, la bonne graine héroïque éclot et s’épanouit dans des forces nouvelles et innombrables, à moissonner ; et c’est la France d’aujourd’hui. L’Italie, cette « troisième Italie », qui est née de la victoire représentée par son unification politique il y a cinquante ans, a passé à travers une période de stupeur, d’attente désordonnée, la stupeur, l’attente qui suivent un grand fait accompli pour lequel toutes les volontés à leurs débuts dont on pouvait disposer furent mises à l’œuvre. L’Italie chercha, dès lors, non la conscience de sa force neuve, mais le but nouveau qu’elle devait proposer au courage des générations suivantes. Ce fut une sorte de concentration désordonnée pendant laquelle on n’entendit, durant quelques dizaines d’années, que le chœur tapageur et dédaignable des politiciens, d’où s’élevait la voix courroucée, mi-politique, mi-lyrique, d’un seul poète, Carducci. Puis, l’Italie spirituelle se réveilla en grand tumulte ; mais trop indécise encore pour produire une véritable floraison dans le monde des arts, qui est le représentant suprême de la vie d’une race, elle produisait un art d’imitation et de dilettantisme, voué à l’esthétisme anglais et au symbolisme français. C’est à cela que le génie réel, incomparable, de d’Annunzio doit ses tares et ses faiblesses. Enfin, l’ère des grandes réalisations commença aussi pour Thalie. Il y a un peu plus de dix ans de cela. D’Annunzio, se rajeunissant miraculeusement, écrivit ses premiers chants nationaux, sa Chanson de Garibaldi et le début de ses Laudes du Ciel et de la Terre, de la Mer et des Héros, et Pascoli songea aux Chansons du Roi Enzo.

Les deux poètes arrivaient ensemble à la vision précise et large d’un lyrisme « national », à rythmer devant la nation totalement régénérée. Le Vatès était encore Carducci, le vieux professeur qui avait donné, en vers et en prose, tant de leçons de puissance à sa patrie à peine reformée, et qui avait renouvelé la prosodie et la langue littéraire italiennes, tout en demeurant plus grand et génial pédagogue que véritable poète. Les deux autres venaient, de chemins très différents. Comme Carducci, ils étaient tous des produits trop violents de la culture gréco-latine. Ils s’en souvenaient trop. Mais tandis que d’Annunzio avait été le poète d’une génération de transition, et d’une courte époque de dilettantisme effréné, Pascoli avait chanté presque dans l’ombre toute sa joie de vivre et de souffrir en douceur, toute la bonté des promesses et des souvenirs, de la vie merveilleuse et de la mort immanente, telles que les choses humbles et solennelles, les campagnes, les hommes et les traditions des campagnes, les révèlent à tout instant. Il chantait le foyer, devant lequel on se chauffe, au milieu des morts chers qui viennent s’y asseoir,

Cherchant des faits lointains
La tête entre les deux mains…

Dans Myricæ, dans les Poemetti, dans Canti di Castelvecchio, les Géorgiques nouvelles, les Bucoliques nouvelles, s’étendent plus qu’elles ne s’élèvent, des campagnes sans fin. Le souffle de l’espérance et de la crainte humaine passe sur les moissons, disperse un peu les semences, avant qu’elles ne tombent dans les sillons où fume la bonne chaleur de la terra patrum. Et les regards du poète voient les ombres inévitables des êtres qui viennent de tous les horizons de la mort, qui vont vers tous les horizons de la vie, répétant, automates du Destin immuable, les gestes du labour et ceux de l’ensemencement, ceux des moissons et ceux des vendanges, ceux de l’amour et ceux de la mort, sans trêve, sans trêve. Le poète a chanté toutes ces choses, avant de bomber son torse sous l’irruption immatérielle et irrésistible de l’orgueil national. Et lorsque enfin il a chanté les événements héroïques et douloureux de sa patrie, sa voix n’a jamais cessé de rappeler les vibrations immenses de ses chants campagnards. C’est pour cela, pour cette sincérité géorgique que la très littéraire poésie de Virgile ne connut pas, c’est pour cela que les générations en pleine éclosion mentale et sentimentale, aux environs de 1900, suivirent le poète romagnol, se détachant plus ou moins bruyamment du poète des Élégances et des Attitudes, qui, lui, n’avait chanté que les fleurs rares des serres patriciennes. On en est arrivé, sottement, à méconnaître la beauté unique de l’art de d’Annunzio, parce que l’art de Pascoli était, par sa tendresse humanitaire, par trop simple vraiment, plus près, sans doute, de la sensibilité des jeunes générations qui demandent à vivre vigoureusement, les yeux et les mains plongés dans une réalité moins intellectuelle que sentimentale.

Pascoli aura passé comme un enfant toujours émerveillé. Son art est par cela d’une jeunesse admirable, frais et printanier. Les études critiques sur Dante, les grands poèmes latins de ce lauréat des concours d’Amsterdam, ses évocations lyriques, ses interprétations toutes modernes des héros hellènes, de ce superbe et inquiet « Dernier voyage d’Ulysse » n’altèrent point la jeunesse émue et émouvante de son lyrisme géorgique et chrétien, plus profond que celui de Francis Jammes si semblable. Les Chansons du roi Enzo (la Chanson du Carroccio et de l’Olifante), tout en créant les premiers chants d’une Épopée nationale italienne inspirés par les laisses de Roland, montrent encore une fois, par des harmonies nouvelles, l’unité de tradition des peuples néo-latins. Et là encore le poète a mis comme fond à sa vision l’immensité de la nature mère, l’évocation de la vigueur rêveuse de ceux que Calvin appelait « les rudes du peuple ». Le poète a résumé l’espérance et la terreur humaines dans quelques espérances, dans quelques terreurs paradigmatiques, découvertes au fond du cœur des plus simples des hommes. Pascoli a renouvelé ainsi « la matière » de l’Épopée, en créant une poésie épique puissante, faite de tendresse et de demi-tons. Ce n’est pas là le moindre apport de son étonnant lyrisme.

Professeur très « bourgeois », Giovanni Pascoli est le plus grand « lyrique », dans le sens tout subjectif attaché à ce mot, que l’Italie ait eu après Pétrarque et Léopardi, ainsi que Gabriele d’Annunzio reste le plus merveilleux « artiste » qui ait vécu après Léonard.

Tome XCVII, numéro 358, 16 mai 1912 §

Pourquoi la suite des Mémoires de Casanova n’existe pas13 (1) 315-320 §

Tome XCVII, numéro 358, 16 mai 1912, p. 315-320.

La publication des rapports de police de Casanova comme espion du tribunal aurait peut-être peu d’intérêt pour le lecteur si leur découverte par Armand Baschet n’éclairait jusqu’à l’évidence une question encore pendante pour les Casanovistes, celle de la brusque interruption des Mémoires à l’année 1774, c’est-à-dire la veille de sa rentrée à Venise, bien que le manuscrit porte Histoire de ma vie jusqu’à l’année 1797.

Certains ont pensé que Giacomo, avec son sans-gêne habituel, aurait bien pu se laisser aller à écrire sur le Comte de Waldstein, sur la vie au château de Dux, où il était bibliothécaire, sur les visites reçues par le Comte et ses habitués, des indiscrétions qui auraient déplu à ce seigneur, et qu’il aurait fait disparaître. D’autres, mettant de côté cette supposition, ont pensé que cette suite existait, et l’ont cherchée. Pour nous, cette recherche est inutile parce que la suite n’a jamais existé, pour plusieurs raisons que nous allons exposer.

Il est incontestable que dans les Mémoires le coté licencieux tient la plus grande place, que les aventures de femmes (il y en a 122 de nommées), contées d’une façon aussi originale, sont un attrait pour les lecteurs passionnés des merveilleux conteurs : Boccace, Bandello, la reine de Navarre, La Fontaine et d’autres ; qu’aucun d’eux n’aurait exposé avec plus d’art une intrigue comme celle par exemple de Bernis et de sa maîtresse la religieuse M. M. pour lui souffler sa maîtresse à lui, et l’intérêt s’accroît parce que ce n’est plus là de l’imagination, mais une chose vraie et vivante. On sourit devant ces ruses de femmes déjouées par la rouerie de l’homme, ou devant la déconfiture de l’homme mystifié par un adversaire plus fort que lui ; mais ces histoires, d’où l’émotion est absente, où l’on ne plaint ni les uns ni les autres, parce que l’homme est un simple débauché, un voluptueux, qui n’a jamais aimé, et qu’aucune des femmes n’est respectable, appartiennent toutes à la jeunesse du héros.

Or, maintenant, Casanova a 49 ans, il est sur l’autre versant comme il le dit lui-même, et il a assez de sens commun pour juger que ses histoires du même genre vont révolter le sentiment, que la passion d’un cinquantenaire pour les femmes devient crapuleuse, et va exciter chez son lecteur, s’il ne la cache pas, un mouvement de dégoût et un haut-le-cœur insurmontables.

Voici donc un premier élément d’intérêt qui lui échappe, et il a dû en avoir conscience. Mais il en est un second, beaucoup plus sérieux.

L’intérêt vrai des Mémoires n’est pas dans ces récits, mais dans la peinture de toute une époque admirablement représentée et qui a pu faire écrire à un homme tel que le Prince de Ligne des phrases comme celle-ci :

J’ai connu Casanova homme célèbre par son esprit, ses ouvrages, l’érudition la plus profonde… chaque mot de lui est un trait et chaque pensée un livre.

Or, pour mettre ses acteurs en scène, Casanova avait pendant 20 ans couru l’Europe, et même un peu l’Orient. Ses acteurs n’étaient pas de fantaisie, mais lui-même leur avait donné la réplique ; ils appartenaient à ce qu’il y avait de plus élevé dans la société, comme naissance ou situation acquise, ils s’appelaient : cardinal Acquaviva, marquis d’Argens, Auguste III roi de Pologne, Baffo le poète, Balletti, Mario, Benoît XIV, Bernis, Osman Pacha, Boufflers, Boulainvilliers, de Boulogne, Branicki, duc de Brunswick, Cagliostro, Camille l’actrice, Caraffa, Carlin Bertinazzi, marquis de Castries, Charles III d’Espagne, les ambassadeurs Chauvelin et Chavigny, princesse de Chimay, Choiseul le ministre, la Clairon, Corinne l’improvisatrice, les deux Crébillon, dont le père fut son maître de français, prince Czartoriski, Demidoff, la Dusmesnil, l’Électeur de Bavière, Favart l’auteur comique et sa femme, Fielding l’auteur de Tom Jones, Mme Riccoboni, l’empereur François I, le grand Frédéric de Prusse, l’abbé Galiani, prince Galitzin, Goldoni, Mme de Graffigny, Guardi le peintre, le savant Haller, lord Herney le conquérant de la Havane, Joseph II, le comte de Kaunitz, comte de Las Cases, La Tour d’Auvergne, la Pérouse le navigateur, le grand-duc de Toscane, prince de Ligne, le peintre Mengs, le poète Métastase, prince de Monaco, l’ambassadeur Morosini, O’Morphi la maîtresse de Louis XV, le comte Orloff, le comédien Pantalon, Paris-Duverney le banquier, lord Pembroke, Pie VI, l’auteur dramatique Poinsinet, la duchesse de Chartres et Mme de Polignac, Poniatowski, Mme de la Popelinière, le pape Clément XIII, J.-J. Rousseau, comte de Saint-Germain, l’illustre actrice Silvia, le maréchal de Soubise, le docteur Tronchin, le prince de Turenne, Mlle de Roman, le danseur Vestris, duc de Villars, l’abbé de Voisenon, Voltaire, Winckelmann, le duc et la duchesse de Wurtemberg.

Ce kaléidoscope de noms en fait passer 1 360 sous les yeux dans les 8 volumes. Or avec lesquels Casanova, retiré dans la petite Venise, et y séjournant pendant des années sans la quitter, va-t-il pouvoir intéresser ? Il était assez artiste pour connaître l’écueil. S’il continuait, il allait nuire à l’attrait de son livre, et le faire fermer par le lecteur qu’il avait tant intéressé jusqu’alors, et qui, comparant, allait le trouver inférieur à lui-même.

Enfin, une dernière cause de silence, et celle-ci plus puissante encore que les deux premières :

Casanova est le plus sincère des autobiographistes ; au lieu de se faire valoir, de pallier ses côtés faibles, les mettre dans l’ombre, s’en excuser, les expliquer, ce que font les autres, il les avoue et rit de lui-même ; il ne recule pas devant l’aveu de ce que peu d’hommes consentent à admettre : avoir été sot et ridicule. Il aimait les femmes, mais il n’était pas irrésistible et avoue ses défaites. Il pousse le cynisme jusqu’à avouer le nombre de fois qu’il a dû se repentir, au point de vue de sa santé, de ses écarts amoureux ; combien de semaines il a dû se mettre au régime, ou appeler l’aide du chirurgien, et cela avec force détails aussi dégoûtants qu’inutiles. Il portait une décoration ridicule que lui avait donnée le pape, il savait que cette cochonnerie, suivant son expression, est vendue par les valets de chambre du Saint-Père ; il en avait altéré le bijou, et la portait en sautoir, pour paraître aux yeux des niais et des ignorants, porter les ordres du roi de France ; c’était de la vanité et de la sottise ; il le sait et l’avoue. Il faisait des embarras, jouait au grand seigneur et était ridicule, il l’avoue. Il n’était qu’un aventurier, il l’avoue en propres termes. Il écrivait des lettres ampoulées et indignées aux souverains qui le mettaient à la porte, puis il pouffait de rire en reconnaissant qu’ils n’étaient pas dans leur tort. — Après s’être mis aux genoux de Voltaire, avoir passé plusieurs jours avec lui, se déclarant son élève et son admirateur, il a écrit un ouvrage qui n’est qu’une charge, à fond de train contre ce philosophe. — Dans ses Mémoires, il avoue ne l’avoir fait que par vengeance, et combien il était ridicule.

Un homme, dans une confession publique, peut avouer avoir été petit, mesquin, ridicule, tricheur au jeu, escroc, débauché, mais ce qu’il n’avouera jamais, c’est d’avoir été espion de métier, espion de bas étage ; d’avoir prêté l’oreille dans les réunions publiques, d’avoir excité dans le monde où il est reçu les confidences des gens bien nés, pour en faire ensuite une lâche délation, d’avoir accepté froidement une situation infâme. — On admet un crime passionnel, on parle à un assassin, dans un bagne, mais on se détourne avec dégoût du mouchard. Casanova savait, sur ce point, l’opinion tellement faite que lui, le cynique, n’a pas osé aller jusqu’à, la braver, sous peine d’inspirer un dégoût insurmontable, et pour lui, et pour son œuvre. Voilà surtout pourquoi, il s’est tu. Qu’aurait-il dit de ses occupations pendant cette période de six ans, de 1776 à 1782 ? Le silence, pour lui, devenait une obligation ; peu d’intérêt pour les faits avouables de sa vie, et révolte contre les autres qu’il cachait avec soin.

En vain objectera-t-on, que la couverture du manuscrit portait Histoire de ma vie jusqu’à l’année 1797. — Qu’on ne cherche pas. Le mystificateur qui a su faire croire à son évasion des Plombs, telle qu’il raconte, avec ce luxe de détails si habilement inventés, et dont nous avons démontré mathématiquement l’impossibilité, n’était pas embarrassé pour laisser à la postérité cette nouvelle énigme à résoudre ; une fausse date, et le tour est joué. Ne disant rien de lui depuis sa rentrée à Venise, on ne pouvait le taxer d’avoir altéré la, vérité, ou inventé, et par là suspecter tous ses récits, antérieurs.

A-t-il pensé qu’un siècle après il pourrait bien se faire que quelque Armand Baschet, fouillant des archives, donnerait à ses Mémoires une suite aussi honteuse qu’inattendue.

— Peut-être ; mais, en tout, cas, ce lettré avait lu son La Fontaine, et pouvait dire avec le charlatan :

……… avant l’affaire,
Le roi, l’âne ou moi nous mourrons.

J’avais écrit cette explication il y a plus de dix ans.

Eh bien ! j’y renonce, elle n’est pas vraie ; elle n’est bâtie que sur des raisonnements et des suppositions qui, néanmoins, ont une certaine valeur. Pas plus vraie n’est l’explication d’Armand Baschet, qui supposait que des indiscrétions commises par le narrateur sur ce qui se passait à Dux avaient été supprimées par la famille des Waldstein.

Baschet était un chercheur dont la somme de travail étonne quand on a en mains le livre qu’a publié, sur son œuvre son ami le Dr Dufay. Une fois sa recherche faite, il passait à une autre. Il n’a eu le temps que de lire une fois les Mémoires. Son genre de travail ne ressemblait pas à celui des chercheurs et curieux de l’Intermédiaire qui cherchent la petite bête.

Or, la petite bête, je crois l’avoir trouvée en épluchant avec soin cette année le dernier volume des Mémoires, et j’apporte des affirmations dues à Casanova lui-même.

Casanova écrit de très bonne foi son titre :

HISTOIRE DE MA VIE
jusqu’à l’an 1797.

et il se met au travail.

L’édition de Garnier a VIII volumes.

Au VIe volume (il a 552 pages) il écrit à la page 484.

Aujourd’hui, 1er janvier 1797, il me semble…

Il a donc encore 2 volumes et un cinquième de volume à nous produire.

Au VIIe volume (il a 563 pages), il écrit à la page 313.

Nous sommes aujourd’hui au 1er de l’an 1798.

Il a donc encore 1 volume ½ à nous composer.

Au VIIIe volume, tout au commencement, à la page 17, rappelant une conversation avec le marquis d’Argens auquel il promet de ne pas faire la même folie que J.-J.  Rousseau publiant ses Confessions, il écrit :

Malgré cela, il y a sept ans que je ne fais pas autre chose.

En sept ans, il a donc rédigé sept de nos volumes, un par an.

Mais les preuves vont se préciser et s’affirmer encore davantage. Le volume est près de finir, il n’y a plus que 100 pages de texte. Or, à la page 341 il relate des faits à l’âge de 47 ans, y ajoutant cette réflexion :

Si telles étaient mes réflexions il y a 26 ans, figurez-vous ce que doivent être celles qui m’obsèdent aujourd’hui.

Or, 47 + 26 = 73 ans.

C’est son âge quand il est mort au mois d’août.

On peut dire que cette page 341 a été écrite quelques mois avant sa mort. Cet accident l’a empêché d’aller plus loin. En bonne conscience, la raison est valable. Mais depuis le 1er janvier il nous a donné son volume annuel, le VIIIe.

Mais poussons notre raisonnement et nos preuves à l’extrême.

Les autres volumes ont 552 pages, 563 pages ; le dernier volume n’a que 443 pages. Cette année-là, il a produit un petit VIIIe volume qu’il a cessé de travailler au mois d’août14.

Néanmoins, fidèle à son titre, qu’il n’oublie pas, voici la phrase qui termine le chapitre XIV, l’avant-dernier. Nous n’avons plus que 20 pages avant de finir :

Dix ans plus tard, il me fut utile, ainsi que mes lecteurs le verront, dans le tome suivant qui sera peut-être le dernier.

Nous sommes en 1774. Comment il aurait pu faire tenir 24 ans de sa vie en un seul volume, comment s’en serait-il tiré pour le récit d’une vie particulièrement difficile à conter ? C’est ce qui reste un secret entre lui et la postérité, comme les moyens employés pour sortir de sa prison des Plombs.

Philosophie.
F. T. Marinetti : Le Futurisme, 1 vol. in-18, 3 fr. 50, E. Sansot. — R. Le Brun, F. T. Marinetti et le Futurisme, 1 br. in-16, E. Sansot §

Tome XCVII, numéro 358, 16 mai 1912, p. 377-383 [379-380].

En raison de son conservatisme social et de son amour de la tradition, M. Seillière serait certainement flétri par M. Marinetti de l’épithète infamante de passéiste. Le Futurisme est une déclaration de guerre au Passé ; et quelle déclaration de guerre ! Magnifique, à vrai dire, de verve et d’envolée lyrique. M. Marinetti est antiromantique comme M. Seillière, mais pour des raisons différentes. Il reproche aux romantiques leur amour des vieilleries médiévales, des clairs de lune nostalgiques et surtout leur apothéose de la femme avec la féminisation de l’esprit public qui en a été la conséquence (point sur lequel M. Marinetti se rencontre avec M. Seillière). — M. Marinetti se sépare également des symbolistes, « derniers amants de la lune », et aussi de Nietzsche qu’il renie comme précurseur, avec quelque injustice, ce me semble. Nietzsche, n’a-t-il pas protesté, lui aussi, contre le culte du passé, contre la superstition historique, ne s’est-il pas proclamé lui-même un esprit « non historique » ? Mais M. Marinetti reproche à Nietzsche le retour passionné à l’antiquité grecque et à la mythologie. — Les principaux articles de l’Évangile futuriste sont : l’exaltation de la guerre, seule hygiène du monde ; le Mépris de la Femme, l’Homme multiplié et le règne de la Machine.

Ce n’est pas au fond que M. Marinetti se reconnaisse des devanciers. Le débat entre passéisme et futurisme n’est qu’une phase de la vieille querelle des Anciens et des Modernes. L’idée futuriste du Progrès incalculable de l’Humanité n’est que la réédition de l’idée du Progrès indéfini chère aux Encyclopédistes. On trouve chez Herbert Spencer un curieux réquisitoire contre l’étude des philosophes classiques, « perversion d’esprit qui oblige, de génération en génération, les jeunes gens à consacrer des années aux erreurs d’anciens penseurs qui n’avaient pas pour leurs raisonnements de données adéquates ». — Mais ce qui est intéressant chez M. Marinetti, c’est sa tactique de combat, tactique qu’on pourrait rapprocher de celle de M. Georges Sorel. On connaît la théorie sorellienne des mythes guerriers ou images de batailles. M. Marinetti applique à sa façon cette théorie. L’incendie des musées et des bibliothèques n’est pas pris au sérieux par lui plus qu’il ne convient. C’est un mythe guerrier, tout comme la grève générale pour M. G. Sorel. — Mythe guerrier aussi, sans doute, le raid fantastique des Futuristes contre les Passéistes. Dans la fougue de son lyrisme, M. Marinetti jette par-dessus bord non seulement les lois périmées des esthétiques et des morales, mais les lois mêmes de la nature, quand il nous montre les flots de l’Océan Indien soulevés à la voix des Futuristes et s’en allant engloutir, contre les flancs de l’Hymalaya, les hordes éperdues de Podagra et de Paralysie. Si l’on écarte de l’œuvre de M. Marinetti la part du mythe et du bluff, il reste l’idée d’une protestation contre l’encroûtement des idées et des sentiments, contre tous les modes de sensibilité attardée, une exaltation de l’audace, de l’originalité et de la personnalité. C’est là une idée excellente ; et la frénésie même de cette revendication n’est pas inutile, non plus que le lyrisme parfois très beau avec lequel elle s’exprime. — Ne quittons pas M. Marinetti sans signaler une intéressante brochure sur son œuvre : F. T. Marinetti et le Futurisme, de M. R. Le Brun.

Musées et collections.
Au musée du Louvre [extraits] §

Tome XCVII, numéro 358, 16 mai 1912, p. 425-432 [425, 426-427].

Les enrichissements constants du Louvre continuent — et nous nous en réjouissons — de réclamer notre attention. Ils ont été particulièrement nombreux et importants depuis deux mois, mais ne sont pas, pourtant, tous de l’espèce qu’on eût pu souhaiter.

[…]

À la peinture, il faut signaler avant tout une des plus heureuses acquisitions que le département ait à son actif : un Christ bénissant, œuvre de jeunesse de Giovanni Bellini provenant de l’ancienne collection du prince Orloff. Sur un fond de ciel d’un bleu profond coupé de nuages et dominant un lointain paysage, le Sauveur, dont le visage est empreint d’une indicible expression de tristesse, de résignation et de douceur, est représenté debout, à mi-corps, portant les stigmates de la Passion, vêtu d’une robe blanche bordée d’un galon rougeâtre à broderies d’or, la tête auréolée du nimbe crucifère, tenant dans la main gauche le livre des Évangiles, tandis que la droite se dresse pour bénir. Le pénétrant accent de piété et de tendresse qui s’exhale de cette composition, ajouté à ses qualités d’exécution robuste, de dessin incisif, de coloris vigoureux, rend cette œuvre profondément belle et émouvante. De telles acquisitions sont des plus précieuses pour le Louvre ; Mme Mary Logan écrit avec raison15 que c’est là « une des peintures les plus importantes qui, depuis plusieurs années, soient entrées dans une collection publique ». Félicitons chaudement le Conseil des Musées d’avoir su retenir cette œuvre magnifique, acquise d’ailleurs à un prix raisonnable (75 000 fr.).

Trois autres tableaux, nous l’avons dit, ont été achetés à la vente Dollfus : d’abord un admirable paysage de la première manière de Corot : La Trinité-des-Monts vue de l’Académie de France à Rome, peinture sobre et fine, toute baignée de lumière, qui figura à l’Exposition centennale de 1900, — et qui vaut bien les 32 000 fr. qu’on l’a payée ; puis une autre toile importante du même Corot : La Femme à la perle qu’on avait vue à l’Exposition de 1889, et un petit Géricault : La Course des « barberi » à Rome. Nous voudrions pouvoir jouir sans arrière-pensée de ces deux dernières œuvres comme de la première ; mais, quelque plaisir que nous prenions à rendre hommage — et nous n’y avons jamais manqué — à l’activité du conservateur des peintures et aux décisions heureuses du Conseil des Musées, lesquelles nous ont dotés l’an dernier de ces deux chefs-d’œuvre : l’Inspiration du poète de Poussin et le Saint Sébastien de Mantegna, n’est-il pas permis de penser qu’un usage plus utile eût pu être fait des 150.000 francs qu’a coûté la Femme à la perle (vendue 4 000 francs en 1876), des 38 000 payés pour le Géricault ? […]

Échos.
À propos de la Crise italienne §

Tome XCVII, numéro 358, 16 mai 1912, p. 444-448 [445-446].

Monsieur,

Dans votre précédent numéro, M. Giuseppe Fiorentino, répondant à M. Jacques Mesnil, l’accusait d’avoir un peu généralisé les conséquences de fait s’appliquant à la seule région Bolonaise. Il tend cependant à l’imiter, bien qu’une partie de ses réponses me paraisse pourtant fondées.

Ce qui l’est peut-être moins, c’est qu’une centaine de mille émigrés (97 179 exactement en 1909), émigrés en Argentine et Uruguay, les immigrants non temporaires compris, puissent rapporter, en rentrant dans leur pays, des centaines (M. Fiorentino appuie en répétant « Des centaines ») de millions de francs, toutes leurs dépenses déduites, après un séjour maximum de trois mois à la Plata. En supposant un bénéfice net moyen de mille francs par émigrant, et cette proportion est plutôt forte pour des cultivateurs, même à la Plata, cela comporte un gain journalier d’une dizaine de francs, frais déduits. C’est déjà une somme, assez imposante, de 97 millions de francs. La vérité doit être certainement bien inférieure.

L’émigration totale italienne, retours non défalqués, a porté en 1908 sur 486 974 personnes et 625 000 eu 1909. Peut-être sera-t-elle beaucoup plus forte en 1911, en raison de la guerre, si les rapports des pays voisins sont fondés ? Mais cela ne fait pas 800 000 émigrants, comme ledit M. Fiorentino.

Quant on parle de chiffres, il les faut justes.

Mais, ainsi que le dit M. Fiorentino lui-même, les Italiens ont besoin de voir les choses d’une façon concrète.

M. Fiorentino concrétise peut-être un peu en affirmant que les économies réalisées par l’Italie sur les derniers budgets (194 millions de lires pour les quatre derniers exercices) lui permettront de se payer le luxe d’une guerre coloniale sans que le change soit exposé à monter. Jusqu’à présent ces excédents ont suffi à faire face aux seules dépenses urgentes. Mais, en admettant que la guerre ne coûte que deux millions de francs par jour, cela n’en fait pas moins trois cent soixante millions par semestre. À cette somme, il faut enjoindre une à peu près égale pour reconstituer ou réparer le matériel terrestre ou naval ; les approvisionnements consommés ou endommagés, compenser la perte résultant de la diminution de la capacité de production et de consommation du pays, etc. Il est bien délicat, faute de chiffres précis, et que ne cherchent d’ailleurs pas à préciser les intéressés, d’estimer exactement la valeur de tous ces facteurs. Très certainement le milliard sera bien dépassé au bout de l’année. Nous savons, par notre propre expérience, ce que durent ces guerres avec des populations fanatisées, initiées en plus par les Turcs à nos modes de combat. Et cela même au cas où la paix avec ces derniers viendrait à être conclue et à déterminer leur retour chez eux.

Nous n’en voulons nullement à nos voisins de leurs penchants dreyfusards, cette affaire ayant effectivement eu un retentissement international ; mais s’ils soupçonnent nos juges, rien ne nous Interdit de discuter les leurs, tout aussi susceptibles que les nôtres d’obéir à des raisons que la politique a pu influencer. Les uns et les autres ne sont-ils pas hommes ?

Nous n’avons aucun intérêt, en France, à incriminer nos voisins. Au contraire, pour des raisons politiques aisées à comprendre, ils trouvent avantage à de certaines combinaisons politiques internationales auxquelles ils se sont liés. Les mêmes ou d’autres peuvent les engager à les renouveler. Nous sommes fixés à cet égard et n’avons-nous pas pris des mesures en conséquence ? Cela doit-il nous empêcher de leur faciliter une conduite opposée par des procédés agréables, pour peu que leur avantage tende à les y incliner ? Rien ne nous autorise d’ailleurs à blâmer les Italiens de ne consulter que cet intérêt. Agissons en sorte qu’en temps opportun il soit d’accord avec le nôtre. Les traités ne pèseront pas lourd, à ce moment.

Les Italiens feront, eux, soyons-en certains, ce que nous aurions dû faire jadis… En 1869 et en 1860, ils auraient gardé l’arme au bras et en auraient recueilli le fruit. En 1866, ils se seraient ébranlés au bon moment pour empêcher la Prusse d’écraser et de lier son adversaire, comme c’eût été l’intérêt de l’Angleterre et la Russie en 1870, après nos premières défaites. Que de notables économies pour l’Europe entière depuis ! Pour nous, la frontière rhénane eût amplement compensé le gain de la Savoie et du Comté de Nice et évité la perte de l’Alsace-Lorraine.

Si un conflit européen vient à surgir et que l’Angleterre et la France y soient mêlées, l’Italie ne bougera que le moins possible, le plus tard passible, prête à tourner du côté du vainqueur, si on lui en laisse la faculté. Ce ne sera pas un geste très généreux, mais pratique ; ce ne serait pas faire preuve d’intelligence de le lui reprocher. Il est bien à regretter que la brutale Allemagne ne nous laisse pas la même liberté au cas où elle entrerait en conflit avec le Royaume-Uni.

Cette lettre veut éviter de froisser nos amis d’au-delà des Alpes que nous savons susceptibles un peu trop parfois, surtout quand cette susceptibilité n’est pas fondée. Elle ne cherche qu’à mettre les choses au point. Nous avons voulu essayer de prouver à M. Fiorentino que la paille qu’il a cru découvrir dans nos yeux n’est pas aussi grosse qu’il tente de nous le faire croire. Peut-être la poutre de M. Jacques Mesnil n’est-elle pas non plus aussi épaisse qu’il le lui a semblé à la suite d’un séjour dans une des plus saines provinces de l’Italie, insuffisant pour lui permettre de tirer des conclusions générales applicables à l’Italie entière.

Veuillez agréer, etc.
PIERRE DAUZE.

Tome XCVII, numéro 359, 1er juin 1912 §

La Vie anecdotique.
La Chambre de M. Canudo §

Tome XCVII, numéro 359, 1er juin 1912, p. 659-661 [660-661].

Une légende est en train de se former à Auteuil à propos de la chambre qu’habite M. Ricciotto Canudo dans un hôtel situé à l’angle de la rue Raynouard et de la rue de Boulainvilliers. Je n’ai jamais vu cette chambre, mais beaucoup d’habitants d’Auteuil ont eu l’occasion d’y regarder et il n’est question que de cela dans les cafés du quartier, en autobus et dans le Métro. Ce qui étonne les habitants d’Auteuil, c’est que M. Canudo, qui habite dans un hôtel, n’y loge point en garni. Il paraît qu’en effet il est dans ses meubles. Ce sont : un petit lit, une table, une chaise et une étagère qui supporte des livres. Le lit, dit-on, est fort étroit et j’ai entendu un habitant d’Auteuil dire en parlant d’une femme maigre : « Elle ressemble au lit de M. Canudo. »

On dit aussi que les rideaux de cette chambre sont toujours tirés et que nuit et jour il y brûle un grand nombre de bougies. Si bien que l’on prend M. Canudo pour le grand-prêtre d’une religion nouvelle dont il accomplirait les rites dans sa chambre. Quelques feuilles de lierre, répandues çà et là, donnent lieu à des suppositions singulières et celle qui rencontre le plus de crédit est que M. Canudo se sert du lierre dans des opérations magiques dont on n’a pas encore deviné le but.

Et c’est ainsi qu’à Auteuil les bonnes gens voyagent agréablement et curieusement autour de la chambre de M. Canudo.

Échos.
À propos de la Crise italienne §

Tome XCVII, numéro 359, 1er juin 1912, p. 664-672 [664-666].

Vu l’état d’hystérisme que provoque la guerre dans les pays belligérants et spécialement dans la partie de la population dont la guerre sert les intérêts, mon article la Crise italienne (numéro du 16 mars) devait nécessairement m’attirer la colère des « nationalistes » de la péninsule : des gens aussi fiers d’eux-mêmes, aussi infatués de leurs personnes, aussi glorieux des succès remportés par les soldats qu’ils envoient se faire massacrer pour eux, ne peuvent supporter qu’on les juge à leur juste valeur et qu’on leur préfère des gens qui font moins de bruit qu’eux, mais dont la conduite trahit de plus hautes vertus ou l’œuvre une intelligence plus large.

Je n’essaierai pas de discuter avec ces nationalistes, car la matière à discussion fait défaut : ils se sont contentés de me lancer des railleries ou des invectives ; au moins M. Giuseppe Fiorentino ou « Joseph Florentin » (je crois pouvoir traduire ce nom ou plutôt ce titre), s’il n’a pas été beaucoup plus prodigue d’arguments que ses confrères, a-t-il été poli : je dirai tantôt quelques mots de sa lettre publiée dans le Mercure du 1er avril.

Mais je tiens à attirer en premier lieu l’attention de tous sur la singulière mentalité que révèle l’attitude de ces « nationalistes ». Ces gens sont si bornés qu’ils sont incapables de concevoir qu’on soit autre chose que nationaliste : bien que la conclusion de mon article soit nettement socialiste et internationaliste, bien que dans tout le reste il n’y ait pas un mot qui témoigne de sentiments patriotiques, ils m’ont tous pris pour un nationaliste français, ce qui paraîtra infiniment comique à tous les gens qui me connaissent de près ou de loin. Je me suis toujours senti citoyen du monde et si je suis spécialement lié par mes sympathies naturelles, par mes amitiés, par mes études à un pays, c’est bien à l’Italie, où depuis vingt ans j’ai vécu presque constamment, à part un intervalle de quatre années, et non pas seulement à Bologne, comme feignent de le croire mes contradicteurs, mais en d’autres endroits, entre autres à Florence où, six ans durant, j’ai fait des recherches d’archives sur l’histoire de l’art, recherches dont j’ai publié les résultats dans une revue florentine ! Mais ce sont de ces détails que les nationalistes ignorent ou affectent d’ignorer, trouvant que l’histoire d’Italie doit être faite par les Italiens. Je leur conseille d’étudier cette histoire et surtout je leur souhaite d’en saisir les enseignements : ils élargiront assurément leur esprit et peut-être comprendront-ils que le pays qui a donné les premiers humanistes rétrograderait singulièrement en cultivant un nationalisme étroit.

Tout mon article était plein d’un grand enthousiasme, d’une profonde admiration pour le peuple italien, c’est-à-dire pour les travailleurs, artisans et paysans, et pour cette élite consciente qui a gardé les meilleures qualités du peuple et qui sait les devoirs qu’elle a envers lui. C’est ce que mes contradicteurs nationalistes ont eu soin de taire : en effet, dans leur esprit, l’Italie c’est eux, et offenser leurs sacro-saintes personnes, c’est dire du mal de l’Italie. Or ils ne sont en réalité que les exploiteurs du peuple italien et leur rhétorique patriotique cache imparfaitement à eux-mêmes et aux autres les mobiles intéressés auxquels consciemment ou inconsciemment ils obéissent. Ils se vantent maintenant d’être suivis par tout le peuple, et au début de la guerre il y eut effectivement toutes les apparences d’un enthousiasme populaire, tant les nationalistes avaient fait habilement reluire à l’esprit du peuple, surtout du peuple du Midi, peu instruit et aspirant de toutes ses forces à sortir de la misère dans laquelle il vit, le mirage d’une colonie Eldorado où il y aurait place pour tous ceux qui meurent de faim dans leur pays et doivent aller chercher fortune au loin. Par quels moyens cet enthousiasme a été obtenu, c’est ce qu’a montré à Florence même un historien de talent, M. Gaetano Salvemini, qui, avec la méthode scientifique la plus rigoureuse, fait depuis plusieurs mois, dans son journal hebdomadaire l’Unità, la critique de l’action nationaliste ; il révèle impitoyablement l’ignorance des « nationalistes », leurs mensonges, les faux auxquels ils ont eu recours, — tout cela avec une documentation aussi riche que précise, qui contraste singulièrement avec la rhétorique ampoulée de ses adversaires.

La lettre de « Giuseppe Fiorentino » n’est certes pas faite pour relever le crédit du « nationalisme » auprès des gens qui réfléchissent et ne se laissent pas éblouir par l’esprit de ce monsieur : M. Dauze a relevé ici même (numéro du 16 mai) plusieurs erreurs de fait ; j’en relèverai d’autres.

D’abord il est faux que le change ne monte pas en Italie, il monte lentement, mais il monte ; récemment il a dépassé 1 %, alors qu’il y a un an il était à peu près nul. Si le change monte lentement, la rente, elle, baisse rapidement (elle a baissé de 7 fr. environ depuis la guerre !). C’est ce que notre nationaliste a soin de ne pas dire. Mais il y a plus grave : le prix du pain augmente et les populations s’en émeuvent au point que l’on nomme des commissions chargées d’examiner quels remèdes on pourrait apporter à la situation. À Florence, la commission, présidée par le maire Corsini (archi-modéré), a constaté que le blé disponible était entre les mains des spéculateurs (assurément de « bons patriotes ») et que l’augmentation du prix du blé était due en grande partie à la guerre !

En entendant « Giuseppe Fiorentino » parler de la « Justice italienne.… à laquelle tout le monde ici reconnaît l’indépendance la plus fière vis-à-vis du Pouvoir », tous les Italiens honnêtes qui ne se payent pas de mots hausseront les épaules. S’il en était ainsi comment se ferait-il que, sous Crispi et Humbert Ier les condamnations politiques pleuvaient, tandis qu’elles ont considérablement diminué sous Victor-Emmanuel III et Giolitti et qu’elles sont en recrudescence maintenant que la guerre anime la réaction dans le pays ?

Du reste, à propos du procès Murri, je n’ai pas parlé de l’influence du gouvernement sur la justice, mais, ce qui est plus grave encore, de l’influence de l’opinion publique déterminée par une coterie de gens mal intentionnés. Ceux qui voudront savoir ce que pèsent l’honnêteté et « l’indépendance » du juge d’instruction Stanzani, du président Dusio et tutti quanti n’ont qu’à lire l’excellent livre de Karl Federn sur le procès Murri, livre qui a été traduit en italien et en français. Que ces gens aient pu commettre impunément leurs irrégularités en plein jour, ne parle certes point en faveur de l’élévation de la conscience publique en Italie et je ne conçois pas comment le sieur « Giuseppe Fiorentino » vante cela comme une supériorité de sa nation.

Mais sa lettre est une mine inépuisable d’affirmations ahurissantes et notre « Florentin » arrive à se surpasser lui-même quand il déclare avec le plus grand sérieux que tous les Italiens « font bloc autour du Roi actuel, parce que c’est un mâle, parce qu’il tient en échec tous les gouvernements de l’Europe, gouvernements bourgeois, effarés, parce qu’il passe à travers les toiles d’araignées des diplomaties rageuses, etc. ». Il n’est pas permis de pousser l’ingénuité aussi loin ! Au lieu de se couvrir de ridicule en écrivant de semblables sornettes, que notre « nationaliste » se décide à faire des études qui ne soient pas uniquement grammaticales : il apprendra alors ce que seuls des enfants qui n’ont entre les mains que de très vieux manuels d’histoire ignorent encore, à savoir que le rôle que les rois jouent aujourd’hui dans la politique est des plus effacés et que n’importe quel grand capitaliste a plus d’influence qu’eux sur la destinée des nations.

En voilà assez, n’est-ce pas ? Quand les « nationalistes » se décideront à apporter des faits exacts et des arguments, je discuterai. Mais en attendant je ne m’évertuerai pas à me battre contre des moulins à vent.

JACQUES MESNIL.

Échos §

Tome XCVII, numéro 359, 1er juin 1912, p. 664-672 [667, 668-669, 672].

Le Monument Camoëns à Paris [extrait] §

[…] Le buste, en bronze, est dû au sculpteur italien Luigi Betti. […]

Une œuvre inconnue sur la mort de Louis XVI §

Un érudit italien, M. Aldo Ravà, a découvert récemment un recueil de poésies inconnues sur la mort de Louis XVI, dont il a publié quelques curieux fragments dans le journal littéraire le Marzocco. L’auteur est l’abbé Lorenzo da Ponte, qui écrivait le 1er mars 1793 à Casanova : « Je suis en train de composer un ouvrage sur la mort de Louis XVI ! »

L’exemplaire a été trouvé dans les papiers de Casanova : c’était vraisemblablement un hommage de l’auteur. L’ouvrage avait été édité à Londres en italien. Voici la traduction du frontispice :

Le Tribut du cœur, poésies de Lorenzo da Ponte, poète pour dix ans de l’empereur Joseph II, dédiées à Monsieur le Duc de Choiseul, et publiées à Londres par l’auteur après la mort de Louis XVI. — Londres, se vend pour un shilling chez M. Stace, n° 11, au Marché du foin, MDCCLXCIII,

Le dédicace mérite d’être reproduite :

Un tribut de ma vive sensibilité à la terrible infortune de Louis XVI a droit non par lui-même, mais par le sentiment qui lui donne naissance, à la protection et à la gratitude d’une âme qui remplit l’Univers de la renommée de son admirable constance et piété dans les fatales vicissitudes du plus vertueux et du plus infortuné de tous les Souverains de France. Voilà le titre, monsieur le Duc, qui oblige moi à vous présenter et vous à accueillir de mon gré mon offre très obséquieuse.

Très humble, très dévoué, très obséquieux serviteur.
LORENZO DA PONTE.

Le recueil comprend une longue poésie (canzone), douze sonnets, une autre poésie intitulée Au peuple, et une chanson avec chœur : les Larmes de la reine de France.

Voici, parmi ces poésies, un passage satirique assez curieux :

LA RÉPUBLIQUE DE FRANCE

Chanter parmi les tombeaux la liberté de l’État, placer l’égalité dans les discordes anarchiques ; chercher un bon gouvernement parmi l’ignorance ; de tout Érostrate faire un Numa, un Caton ;

Tandis qu’une horrible pauvreté s’étale partout, imaginer les bienfaits de l’abondance ; changer à tout vent et vanter ensuite la constance ; proclamer heureux un peuple désespéré.

Carnage, sang, rapines, colère, épouvante posés pour base de la domination éternelle ; et appeler grandeur la vile trahison…

Certes le tableau n’est pas flatteur : la France, même sous la Terreur, ne s’incarnait pas toute dans un Marat ; il y avait aussi l’héroïsme des armées de sans-culottes : mais ceci n’était évidemment pas ce qui frappait le plus un étranger.

La pièce Au soi-disant fils d’un cocher n’est pas moins curieuse :

Louis est mort ! Que reste-t-il à ta fureur ? Que veux-tu ? Que réclames-tu encore, ô perfide serpent ? Tu as versé désormais ce sang innocent ; est-ce enfin le dernier terme de tes méfaits ?

Rien ne t’a apaisé, ni l’Europe désolée et triste, qui pour lui palpite et languit, ni l’image de la Patrie inanimée, qui désormais te maudit, impie, et te déteste.

L’arbre fatal — à l’ombre duquel tu invites, tu appelles les tigres et les loups  — a baigné dans ce sang et a fécondé les serpents…

Casanova a écrit de sa main, sur un papier qui accompagnait l’exemplaire, des critiques assez curieuses de quelques-unes de ces poésies et faites à un point de vue purement littéraire, parfois même pédant.

Le volume dut avoir un très faible tirage, puisqu’il était resté inconnu jusqu’à ce jour. Il serait intéressant de savoir s’il s’en trouve d’autres exemplaires dans les bibliothèques publiques ou privées.

Publications du « Mercure de France » [extrait] §

[…]

le génie de l’argot.Essai sur les langages spéciaux, les argots et les parlers magiques, par Alfredo Niceforo. Vol. in-18, 3,50.

[…]

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912 §

Nausicaa retrouvée §

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912, p. 745-767.

Il y a, dans l’Odyssée d’Homère, un peuple pour lequel le grand aède n’a pas assez de louanges et d’hyperboles ; et à qui, par un singulier retour des choses d’ici-bas, la critique moderne refuse même d’avoir existé.

Ce sont les Phéaciens ; les Phéaciens, « illustres navigateurs dont les nefs ont la science et les pensées des hommes », et qui, au dire de Zeus lui-même, « sont les très proches parents des dieux » ; les Phéaciens, restés à tout le moins, pour la postérité, le peuple de Nausicaa, la vierge aux bras blancs, faite de grâce juvénile, de pitié secourable, de prudent savoir-faire, de décision ferme…

Il serait facile de montrer que, loin d’être un mythe, les Phéaciens sont un peuple de chair et d’os : une colonie phénicienne très authentique. Si l’on rapproche les traits de leur physionomie sociale épars dans le poème, on voit apparaître un type d’ailleurs connu : celui du commerçant maritime en pays neufs et lointains16.

Essayant ici une lâche plus modeste, je vais indiquer brièvement que Schérie, leur pays et leur ville, aussi fantaisiste qu’eux-mêmes pour les modernes, répond à des réalités géographiques que nous pouvons, à l’heure actuelle, voir de nos yeux, fouler de nos pieds, et toucher de nos mains.

Ce pays et cette ville, nous allons les retrouver dans l’île d’Ischia, la plus grande des Parthénopéennes, à l’entrée du golfe de Naples. Nous allons montrer que c’est là, sur cette terre de délices, au milieu des « sourires infinis de la vague » tyrrhénienne, qu’Homère a placé la femme la plus attirante qu’ait créée son génie ; celle dont ses vers ont fait une Immortelle, celle qui vivra, grâce à lui, aussi longtemps qu’il y aura des hommes.

[I] §

1° Schérie, la patrie de Nausicaa, est un port maritime ; à l’époque d’Homère, maritime signifie méditerranéen ; c’est donc sur un rivage quelconque de la Méditerranée qu’il faut chercher notre ville ; cela d’ailleurs n’est contesté par aucun de ceux qui lui supposent une réalité quelconque.

2° Mais la Méditerranée est vaste ; heureusement un épisode du poème vient de prime abord restreindre le champ de nos recherches, en montrant que, en outre, Schérie est dans une contrée volcanique, et que, aux temps odysséens, les forces internes y manifestent leur activité.

Ceci, par exemple, semble bien n’avoir été jamais compris, et il faut le prouver.

Alcinoos, roi des Phéaciens, a fait reconduire Ulysse à Ithaque. La nef qui a rempli cette mission revient à Schérie. Déjà elle est en vue du port, et même elle en est si proche que, de la rive, on en distingue tous les détails. À ce moment, Poséidon, le dieu de la mer et des volcans, celui qui agite les flots et secoue le sol17, s’approche d’elle, la touche du doigt et la soude au fond sous-marin. Les gens du port sont frappés de stupeur et « se répandent en paroles ailées ». On court avertir Alcinoos : « Ô dieux, s’écrie celui-ci, vont-elles donc s’accomplir les prophéties de mon père qui a établi ici notre peuple ! Un jour viendra, m’a-t-il dit, où une de nos nefs sera ainsi perdue par Poséidon, et ensuite le dieu recouvrira d’une immense montagne toute notre ville. Allons, vite, sacrifions au dieu ; peut-être nous prendra-t-il en pitié ; peut-être consentira-t-il à ne pas nous couvrir de cette redoutable montagne. » Et les peuples terrifiés préparent douze taureaux, et ils entourent, suppliants, l’autel du roi Poséidon. C’est sur cette phrase que se termine l’émouvant épisode, et dans le poème, il ne sera plus question des Phéaciens.

Évidemment pour le roi, entre le phénomène qui vient de se produire et celui qu’il redoute, il y a partie liée. En soi, un îlot au large n’est pas chose bien redoutable ; mais il est ici l’annonce, et sans doute le commencement, d’un phénomène tout à fait désastreux, qui aura pour conséquence de faire disparaître la ville.

S’il s’agissait de deux particularités du site ayant existé de tout temps, d’une île en forme de barque d’une part, d’une montagne plus ou moins gênante d’autre part, on n’arriverait pas tout d’abord à la pleine valeur du verbe employé, si expressif18 : la ville serait plus ou moins cachée dans une direction, elle ne serait pas cachée de toute part, et recouverte. Mais surtout l’épisode, pris dans son entier, n’aurait pas de sens : pour encombrante qu’on la suppose, la montagne ne serait pas une calamité bien terrible. Puis il n’y aurait aucun lien entre l’îlot et la montagne, l’un ne serait pas l’annonce on la cause de l’autre. Au surplus, le poète n’aurait pas pu nous laisser en suspens : pour conformer son invention aux réalités du lieu, il aurait montré le phénomène se poursuivant et s’achevant ; il n’en est rien ; l’éventualité fatale ne s’est donc pas encore produite au temps d’Homère. Pour ces quatre raisons, nous sommes en face d’une éruption volcanique à ses débuts, ou le passage ci-dessus n’a vraiment pas de sens.

3° Deux étymologies confirment tout à fait cette interprétation. Le nom de Schérie ne signifie rien d’acceptable en grec ; par contre, dans les langues sémitiques, il a un sens très clair : le radical skr signifie être noir ; sous la forme participiale skera ou schra, il désigne l’état de ce qui est noir. Sous la forme sokeret, ce serait la roche noire (on sait d’ailleurs que, dans les langues sémitiques, les voyelles ne font pas partie du radical ; elles ne jouent pas, dans les mots, un rôle plus important que nos désinences).

D’autre part, le nom de Phéaciens a exactement le même sens en grec : ἀκη sommet, φαίος noir nous donnent les habitants ou les gens de la Roche Noire. Voilà deux noms géographiques se rapportant à la même ville, l’un traduisant l’autre, et qui indiquent tous deux que nous sommes en pays noir, c’est-à-dire volcanique.

4° Passons maintenant en revue les régions volcaniques de la Méditerranée ; elles ne sont ni très nombreuses, ni très étendues. Je les réunis en trois groupes, plus ou moins artificiels peut-être : il importe peu, car nous ne faisons pas de géologie.

Dans le premier, voici le nord de la Sardaigne, le Latium, les monts Albains, et plus au sud les îles Ponza ; mais tous les volcans de cet ensemble sont entrés en repos bien avant l’homme, et se trouvent, par là même, hors de cause.

Plus au sud, ce sont les Champs Phlégréens, Ischia et Procida, le Vésuve ; ensuite, les îles Lipari avec le Stromboli et aussi l’Etna ; presque sur la côte d’Afrique, Pantellaria, avec sa voisine intermittente, l’île Julia. Cet ensemble, qui date des temps géologiques, n’a pas cessé d’être en activité ici ou là depuis l’existence de l’homme ; l’histoire et l’archéologie le prouvent, chacune de leur côté.

Une troisième région, elle aussi active de tout temps, occupe une partie de l’Archipel ; elle a pour siège principal Santorin, dans les Cyclades, avec ses deux cratères de Paléa et de Néa Kaméni ; elle a eu des dépendances en terre ferme sur la côte voisine d’Asie Mineure. Cette troisième région doit être écartée ; il n’est pas admissible que, dans une mer complètement grecque comme l’Archipel, une tradition aussi importante que celle des Phéaciens n’ait laissé aucun souvenir.

Il faut donc se rabattre sur notre deuxième région, et chercher depuis Pantellaria jusqu’aux Champs Phlégréens.

5° Or voici que, interprété à la lettre, un double itinéraire du poème nous conduit bien clairement dans la partie nord de cette même région. C’est l’itinéraire d’aller et de retour pour l’île de Calypso.

« À l’heure où celui qui juge quitte l’agora pour le repas du soir » (l’indication, évidemment précise pour un auditeur du poète, écarte bien l’idée d’une évaluation approximative) à cette heure-là, dis-je, Ulysse est emporté dans un mystérieux voyage : il part du nord de Charybde au détroit de Messine ; il navigue neuf nuits et neuf jours ; au cours de la dixième nuit, il aborde chez Calypso.

M. Victor Bérard a bien montré que Calypso, fille d’Atlas (le mont aux Singes de Mauritanie), doit se placer dans le voisinage de ce mont. D’autre part, je relève dans Hésiode une indication ayant tout à fait le même sens. Calypso, dit ce dernier, est fille de Thétys, la mer, et de l’Océan. Cette généalogie, géographique comme la précédente, veut dire que Calypso est située à l’endroit où l’Océan et la Méditerranée se marient, c’est-à-dire sur la limite qui leur est commune. Les deux grands poètes des origines grecques s’accordent donc à placer la déesse, ou plutôt l’île qu’elle symbolise, aux environs de Gibraltar19.

Du détroit de Messine à Gibraltar, la distance est considérable, et le temps indiqué est relativement court ; le voyage se fait donc par la ligne la plus directe ; ce qui ne signifie pas du tout par la ligne droite ; car, dans les marines d’alors et de longs siècles ensuite, un itinéraire se comprend toujours avec le sous-entendu qu’on ne peut pas perdre les côtes de vue.

En fait, si, dans le cas présent, on longe la côte septentrionale de Sicile, si des Égades, qui la terminent à l’ouest, on rejoint la côte d’Afrique vers le cap Bon, et si l’on suit la rive africaine jusqu’à Gibraltar, on a cheminé presque en ligne droite.

Demandons aux périples les plus anciens ce qu’ils pensent de la durée de cette navigation. Et Scylax, qui reproduit des itinéraires carthaginois, presque phéniciens par conséquent, répond, en nous indiquant, pour l’itinéraire Carthage-détroit de Gadès, sept jours et sept nuits, si la navigation est très heureuse. Avec la même vitesse moyenne, reportons au détroit de Messine le point de départ de cet itinéraire, et nous l’allongeons de cinquante-six heures, c’est-à-dire de deux jours, deux nuits et d’une fraction de nuit. La coïncidence est aussi complète que possible ; certes, elle nous encourage à interroger de nouveau Scylax sur la durée de la navigation de retour.

Or, c’est précisément à la terre des Phéaciens que le héros aboutira cette fois.

De cet autre voyage, Homère nous apprend deux choses : d’abord qu’il se fait dans la direction générale d’Occident en Orient, de façon que l’Ourse soit toujours sur la gauche (évidemment cela n’impose pas qu’on la voie toujours sous le même angle). Nous savons, en second lieu, qu’il dure dix-sept jours et dix-sept nuits ; au matin du dix-huitième jour, Ulysse sera en face de la terre des Phéaciens.

Mais quel itinéraire côtier suit cette fois le héros ? Ayant longé à l’aller la rive africaine, n’est-il pas à croire qu’il prendra au retour par les côtes d’Europe ? Le poète montrerait ainsi qu’il connaît les deux grands itinéraires de la Méditerranée, les seuls vraiment pratiques de son temps. Remarquons d’ailleurs que le retour par les côtes d’Afrique prolongées nous mènerait, en dix-sept fois vingt-quatre heures, bien au-delà de Pantellaria, par conséquent bien au-delà des parages volcaniques de ces mêmes côtes.

Interrogeons donc de nouveau Scylax : demandons-lui où il nous arrêtera après dix-sept jours et dix-sept nuits de navigation à partir de Gibraltar le long des rivages d’Europe.

Pour longer le pays des Ibères (jusqu’aux contreforts méridionaux des Pyrénées) il compte sept jours et sept nuits ; pour celui des Ibères-Ligures (jusqu’au Rhône) deux jours et une nuit ; on est ensuite deux jours et deux nuits en face des Ligures (du Rhône à Antibes)20 ; quatre jours et quatre nuits sur les côtes tyrrhéniennes (jusqu’au Tibre) : un jour et une nuit au pays des Latins (jusqu’à Terracine). Puis, en deux fois un jour, on atteint le fond du golfe du Naples. Nous voici dans la partie nord de notre deuxième région.

Additionnons ici, pour nous rendre compte du temps employé jusqu’à présent : nous trouvons dix-huit jours et quinze nuits. Or il s’agit de jours d’été, car on ne navigue pas en hiver ; et ces jours sont à peu près deux fois plus longs que les nuits correspondantes : nos trois jours en excédent valent donc à peu près quarante-huit heures, et nous retrouvons, avec une approximation aussi satisfaisante que possible, les dix-sept jours et dix-sept nuits indiqués par le poète.

Comme, au point de vue de la durée, les deux itinéraires d’Homère et de Scylax pour l’aller se sont superposés l’un à l’autre, nous voici amenés à croire que ceux du retour se superposent encore, et à nous mettre en campagne pour nos recherches ultérieures, à partir du point où Scylax vient de nous arrêter, c’est-à-dire à partir des environs de Naples.

6° Or voici que précisément un autre texte du poème appelle très vivement notre attention sur les alentours de Naples.

Avant de se transporter à Schérie, nos gens « habitaient Hypéreia à la vaste campagne, auprès, des Cyclopes violents qui leur faisaient la vie dure, étant plus puissants qu’eux ». Ce texte renferme évidemment une indication précieuse, mais comment l’utiliser ? Ni Hypéreia ni les Cyclopes ne désignent rien de connu dans le monde ancien. Une hypothèse bien simple à faire, après le doublet gréco-sémitique Phéacien = Schérie, c’est que Cyclope et Hypéreia, évidemment grecs, sont, eux aussi, des traductions du phénicien essayées au temps d’Homère, mais non adoptées par l’usage. En grec, Hypéreia, c’est la haute ; Cyclopes ce sont les yeux cerclés ; dans les langues sémitiques, la Haute devient Cuma, et Cyclopes donne Oinotra : nous sommes en face de deux noms qui, dès avant l’histoire, se sont inscrits, à côté l’un de l’autre, sur la carte d’Italie. D’obscur, notre texte devient lumineux : Cumes la Campanienne21 se place à l’ouest des Champs Phlégréens : elle a été là, des siècles avant la période romaine, un poste commercial très important ; et à l’est de ces mêmes champs Phlégréens s’étend l’Œnotrie22.

Homère ajoute qu’à Hypéreia les Phéaciens avant la lettre étaient en relations avec les Géants. Or, les seuls Géants que Strabon connaisse en Europe habitent précisément les Champs Phlégréens. Voici donc trois identifications qui s’accordent à montrer nos gens établis d’abord à Cumes, sur le continent italien, à quatre lieues de Naples dans le couchant.

7° Or à qui fera-t-on croire que des Phéniciens, assez forts pour deviner l’avenir commercial de Cumes, et ayant fait le coup de maître de s’en emparer, aient purement et simplement abandonné ce poste d’une valeur exceptionnelle, quand ils pouvaient le conserver, en se transportant dans une île voisine ? La chose était facile à des navigateurs comme eux. Elle suffisait d’ailleurs à les mettre à l’abri de leurs ennemis les Cyclopes ou Œnotriens ; car le poète dit en propres termes que ces derniers, race à demi sauvage, ne savaient rien de la rame ni des nefs. Dépossédés par la force, voici évidemment ce que les Cuméens ont fait : les îles Parthénopéennes étaient à leur portée ; ils sont allés s’installer dans une des îles Parthénopéennes.

8° Qu’ils se soient réfugiés dans une île, le texte en fournit deux preuves directes. « Grâces aux dieux qui nous aiment, dit d’abord Nausicaa, aucun de ceux qui sont nés ou à naître n’oserait nous apporter la guerre. C’est au sein de la mer retentissante que nous habitons, loin des autres hommes et tout à fait à l’écart. Personne ne peut pénétrer chez les Phéaciens ! » Ce passage n’est-il pas déjà clair ?

Puis quand Ulysse va être jeté sur la terre phéacienne, il flotte sur une épave, et est le jouet des vents, ou plutôt d’un seul vent que lui a soigneusement choisi Athènè sa protectrice ; c’est le Borée : le Borée qui souffle du nord ou du nord-est, et ne peut le faire échouer que sur une côte exposée au nord ou au nord-est. Or, sur la face occidentale de l’Italie où nous sommes, une côte ainsi orientée ne peut pas appartenir à la terre ferme ; elle ne se trouve que dans une île.

9° En outre notre terre, disons maintenant notre île, est montagneuse. Quand Ulysse arrive en vue de Schérie, ce qui frappe tout d’abord ses regards, aux premières lueurs du jour, ce sont « les montagnes ombreuses des Phéaciens ».

10° Puis elle est suffisamment grande pour nourrir les quelques milliers d’êtres humains dont se compose, au plus, la colonie. Il est clair, en effet, que les conditions du départ de Cumes imposent, si l’on ne s’est pas trop éloigné, un site indépendant de la terre ferme au point de vue des subsistances.

11° Enfin elle est exceptionnellement fertile ; c’est la riante ou l’heureuse Schérie. La description des jardins d’Alcinoos est restée célèbre : « Au-delà de la cour du palais, s’étendait un jardin de quatre gyes, entouré de tout côté par une haie. Là croissaient de grands arbres florissants qui produisaient, les uns la poire et la grenade, les autres les belles oranges, les douces figues et les vertes olives. Et jamais ces fruits ne manquaient ni ne cessaient ; et ils duraient tout l’hiver et tout l’été ; et Zéphyros en soufflant faisait croître les uns et mûrir les autres. La poire succédait à la poire, la pomme mûrissait après la pomme, et la grappe après la grappe, et la figue après la figue. Là, sur la vigne fructueuse, le raisin séchait sous l’ardeur de Hélios en un lieu découvert, et là il était cueilli et foulé ; et parmi les grappes, les unes perdaient leurs fleurs, tandis que d’autres mûrissaient23. »

12° Et maintenant, à la suite des Cuméens fugitifs, confions-nous à la mer onduleuse. À la lumière des indications que nous venons de recueillir, cherchons l’île dans laquelle ils sont devenus les gens de la Roche Noire.

Passons en revue les Parthénopéennes. Nisida est un volcan éteint, mais elle est tellement voisine du continent et tellement petite qu’elle n’offre pas les conditions voulues d’isolement et d’indépendance. Procida, sa voisine, est d’origine volcanique ; mais elle se compose surtout de tufs blanchâtres : d’ailleurs, elle n’est pas vraiment montagneuse. Capri est montagneuse à souhait, mais par contre elle n’est pas du tout volcanique.

13° À Ischia, la dernière du groupe et la plus grande, où nous abordons ensuite, nous voici à dix kilomètres du continent, et à trois lieues de Cumes, distances très acceptables.

L’île n’est à proprement parler qu’une montagne et un vaste cône d’éruption, l’Epoméo, sur lequel, à travers les siècles, sont venus s’en greffer d’autres plus petits. Ici des cratères très reconnaissables, là des collines en dôme dues aux poussées internes ; plus loin des coulées de lave ; ailleurs des suffioni ou des eaux chaudes et minéralisées ; en certains endroits le sol lui-même est brûlant et l’on ne peut y marcher. Puis ce sont des carrières d’alun et de souffre ; des pouzzolanes plus ou moins dures, alternant avec des couches de cendres : et enfin à côté de la blancheur des tufs éruptifs, des masses puissantes de trachytes, les uns gris foncé, les autres roussâtres presque noirs, les autres tout à fait noirs. Noires sont ici et là les roches de la montagne, noires les falaises de la côte, noir le sable des plages.

Formidable aux temps géologiques, l’activité des forces internes s’est perpétuée à travers la protohistoire et l’histoire. Au dire de Pline, une éruption qu’il ne peut dater donna naissance à un lac et chassa tous les habitants. Strabon dit que les premiers Grecs arrivés dans la région, des Chalcidiens et des Érétriens, fondèrent jadis un établissement dans notre île ; des tremblements de terre, accompagnés d’éruptions de lave, de jaillissements d’eaux brûlantes et d’inondations de la mer, les en chassèrent définitivement24. De vrais cataclysmes ont des dates précises pendant la période grecque, et jusqu’au milieu de notre moyen âge. Le xixe siècle a encore enregistré des centaines de secousses et de vrais tremblements de terre, jusqu’au désastre de 1883, qui, en quelques minutes, fit plus de trois mille victimes. Il est à remarquer que l’éruption terrible dont parle Strabon répond à la fin de ce que l’on appelle les âges homériques25.

Comme toujours dans les régions volcaniques, la fertilité est extraordinaire. Des pluies suffisamment abondantes et le soleil napolitain mettent en œuvre cette richesse du sol ; malgré l’indolence de ses habitants, Ischia en ses parties basses n’est qu’un vaste jardin, où légumes et fruits ont une saveur particulière ; de tous côtés, les oliviers, les grenadiers et les figuiers se mêlent aux vignes, aux citronniers et aux orangers, dans une végétation luxuriante.

L’île mesure environ huit kilomètres sur dix. À l’heure actuelle, ses 4 500 hectares nourrissent environ 30 000 personnes, vivant à peu près uniquement du sol.

En résumé ses dimensions qui assurent à ses habitants l’indépendance complète, sa fertilité prodigieuse, sa distance faible, mais largement suffisante, des Champs Phlégréens, ses hautes montagnes et surtout son volcanisme répondent à merveille aux indications qu’a pu fournir le poème.

14° Or le nom d’Ischia lui-même mérite toute notre attention. Aux époques de basse latinité, il s’écrivait Iscla26. D’autre part on sait que, dans les noms d’origine phénicienne, la préfixe i a le sens d’île ou de rivage, et qu’on la détache assez facilement des noms ; c’est ainsi que toute l’antiquité a écrit indifféremment Spania ou Hispania27, pour l’Espagne, il reste Scia ; comment ne pas le rapprocher du phénicien Skra ? Évidemment, pour des gosiers latins destinés à devenir des gosiers napolitains, le passage de la liquide r à sa voisine adoucie l n’était qu’un jeu. Cette étymologie simple d’un nom, qui jusqu’ici n’en avait pas d’acceptable, ne manifeste-t-elle pas une survivance méconnue de l’appellation homérique ? Ischia c’est l’île noire, ou l’île de la Roche noire ; c’est l’île de Schérie28 !

15° Au surplus, sur ses côtes orientales, ne voilà-t-il pas une roche puissante et farouche, vigoureusement détachée de la masse de l’île, et qui eût admirablement convenu à un poste de marine étrangère, surtout si l’on suppose Ischia plus ou moins habitée d’avance ? En face de cette roche isolée, abrupte et de quarante-vingt-onze mètres de haut, un texte évocateur de Thucydide vous chante dans la mémoire : « Les Phéniciens, en leurs établissements commerciaux autour de la Sicile, s’étaient emparés des promontoires au-dessus de la mer, et des îlots adjacents aux côtes29. » Or ce nid d’aigles aux falaises de trachyte, très foncées ou tout à fait noires, porte précisément ce qui reste de la très ancienne ville d’Ischia, celle qui a donné son nom à toute l’île ; et dans l’usage courant, il s’appelle aujourd’hui encore le Negrone ou Nerone, le gros noir, le très noir. N’est-ce pas là, d’une façon manifeste, que s’élevait, il y a trois mille ans bientôt, la cité noire habitée par les gens du sommet noir ?

 

C’est ce que nous nous disions avec Mme Champault, en débarquant dans l’île un matin de décembre 1904. Nous venions de saluer à Procida l’ombre de Graziella ; nous voulions découvrir à Ischia les traces de l’aimante Nausicaa et de la magnanime Arètè, heureux de rapprocher ainsi d’un poète de notre France le plus grand génie du monde antique. Le paquebot nous avait laissés à Porto di Bagno, dans l’enceinte parfaitement nette d’un vieux cratère, au milieu duquel une pointe émergeante, devenue de par la science un maréographe, est le reste évident d’un cône d’éruption. Et traversant d’abord la coulée de lave jaillie des Cremate au xive siècle, puis la ville moderne d’Ischia transportée sur l’île principale, nous arrivions en face du fameux Nerone. Tout cela, de longue date, nous était familier par des cartes et des photographies ; mais nous ignorions ici la dernière page de l’histoire.

Sans hésiter, comptant prendre langue plus loin, nous franchissons le môle de 250 mètres qui, aujourd’hui, joint à l’île principale la grande Roche. Sur le flanc d’un bastion encore menaçant, s’ouvre un tunnel en pente raide qui, après deux lacets, aboutit, trente mètres plus haut, à l’intérieur de l’enceinte d’Alphonse d’Aragon ; à mi-pente, une batterie pittoresquement accrochée à la roche commande le môle. Nous voici dans la ville elle-même, par des rues étroites et tortueuses, bordées de murs de clôture et de maisons n’ayant guère qu’une porte sur la voie publique. Ici et là, des réverbères très modernes, quoique brisés. À droite une église du xviie siècle, ancienne cathédrale, et au-dessous une crypte mystérieuse avec de nobles peintures datant peut-être de l’occupation angevine ; mais pourquoi les voûtes effondrées, et l’édifice supérieur en ruines malgré sa date récente ? Au-delà, un charmant édicule de la Renaissance garde l’entrée d’un champ ; mais il n’a pas été construit pour cette solitude ! Dans tout cela personne ; nous admirons combien sont discrets les mendiants et peu curieuses les fillettes. Un détour à gauche nous ramène sur la face du Nerone qui regarde l’île : devant nous un dôme élégant, blanchi à la chaux, qui, tout à l’heure, du môle surmontait de grands murs nus, et mettait dans la silhouette de la roche, au milieu des cactus et des aloès, un aspect oriental. C’est une chapelle déserte dans laquelle il reste pourtant un autel ; puis une sacristie dont les fenêtres ravagées encadrent de leur misère des vues idéales sur l’île. Au risque d’envahir des clôtures interdites, nous franchissons une porte ; voici un monastère avec ses salles communes et ses cellules. Au détour de ce mur, en haut de cet escalier, un moine vêtu de bure ne va-t-il pas apparaître, ou la blanche silhouette d’une moniale ? Non, c’est le vide et le silence. Voici maintenant quelques arceaux d’un cloître envahi par une végétation folle, mais qui défend encore une bien pauvre fresque. Un escalier descend dans des ténèbres épaisses : nous sommes sous la chapelle ; à la lueur d’une allumette, nous découvrons une crypte funéraire et le long des murs les sièges de pierre, où les cadavres assis dans leur robe monacale attendaient naguère une momification incomplète ; çà et là, au milieu des décombres, des débris de vêtements et des ossements épars. Sous cette forme lamentable, les morts sont-ils donc maintenant les seuls habitants de la Roche Noire ? Montons de nouveau ; des ruelles qui grimpent, et toujours des maisons désertes, des terrasses effondrées, des murs croulants. Rien n’est triste comme cet abandon que nous comprenons enfin ; rien n’est impressionnant comme cet exode de la vie qui s’est enfuie d’elle-même…

Après une herse, voici un chemin suspendu, en face de Capri la blanche, qui dort là-bas dans les flots bleus, puis l’entrée de la vieille forteresse qui couronne fièrement le sommet du Nerone : des tours menaçantes, une porte rébarbative avec d’énormes ferrures. Nous frappons, pas de réponse : une poussée, et tout cède. Une cour étroite entre de hautes murailles ; dans de grandes salles, des lits faits de trois planches avec des boucles de fer et des restes de chaînes ; puis des réfectoires, et aussi des souterrains et des cachots. Dans le donjon central, réparties autour d’un grand escalier, des chambres avec un reste de mobilier. Mais toujours personne, et pourtant des inscriptions récentes au-dessus des portes, des graffiti bien modernes, et tout le réalisme d’une caserne à côté d’une prison, ajoutent à l’illusion de la vie ! Est-ce donc hier qu’une malédiction a frappé la vieille Roche ?

Nous montons. Là-haut, tout là-haut, ce sont, dans l’éblouissement de la lumière, des terrasses dominant l’abîme, et un panorama splendide : au nord, Procida, Pausilippe, le cap Misène, et les plaines de Campanie se heurtant à Mola di Gaeta : tout près dans l’ouest, voici l’Epoméo, et ses pentes couronnées de verdure : puis au sud, les caps de l’île se découpant en masses imposantes, et le scintillement de la mer infinie ; vers l’orient, c’est d’abord Capri, puis la presqu’île de Massa Lubrense, Sorrente et le golfe de Naples : enfin, dans le fond, la majestueuse silhouette du Vésuve.

Avant les soldats d’Alphonse d’Aragon, avant nos Angevins maîtres de Naples, avant les défenseurs de l’île retranchés ici au temps des Sarrasins, Alcinoos et la douce Nausicaa ont-ils contemplé, il y a trois mille ans, l’éternelle splendeur de ces horizons ? Cette vieille cité que nous croyions pleine de vie encore, n’est-ce pas pour nous rapprocher d’eux qu’elle est morte hier ? N’est-ce pas pour nous laisser seuls en face de la grande ombre d’Homère qu’elle s’est recueillie dans le silence de son tombeau ?

Il faut venir à bout de cette énigme. L’Odyssée à la main, interrogeons non seulement la Roche fatidique, mais l’île tout entière. Si, dans leur topographie minutieusement étudiée, nous retrouvons les détails enregistrés par Homère, la démonstration, aux trois quarts faite déjà, ne sera-t-elle pas définitive ?

II §

1° Au bout de dix-sept jours et de dix-sept nuits d’une navigation ininterrompue, Ulysse est arrivé, nous le savons, en vue de la terre des Phéaciens. Au matin du dix-huitième jour, « les montagnes ombreuses de cette terre se dressent devant ses yeux ; et, dans une partie qui s’avance vers lui, il voit comme un bouclier sur les flots embrumés ».

Voici une comparaison qui donne un profil net, et manifestement reconnaissable, de la côte phéacienne dans une direction déterminée, celle par laquelle arrive notre héros.

Ne pouvant pas perdre la terre de vue, et venant du détroit de Gibraltar par les côtes d’Europe, Ulysse a longé en dernier lieu les rivages romains, puis le Latium ; et il commence à côtoyer la Campanie quand il approche d’Ischia. Ce qu’il a devant lui, c’est la face nord-ouest de notre île.

« La face », l’expression est impropre ; c’est « l’angle » qu’il faudrait dire. Ischia, qui, partout ailleurs, dessine un ovale à peu près régulier, se déforme de ce côté en un large promontoire vigoureusement projeté en avant, le cap Zale. C’est dans ce cap même, et non ailleurs, que la géographie et le texte combinés nous imposent de retrouver le profil indiqué par Homère. Si le bouclier est là, en ce point précis, l’identification est définitive ; s’il n’y est pas, tout est remis en question.

Aussi n’était-ce pas sans émotion que, le lendemain de notre première visite au Château, nous prenions tous les deux une barque à l’autre extrémité de l’île, dans l’anse de Lacco Ameno, pour aller contempler du large le Zale. Sous la direction d’un ami de la veille, capitaine au long cours, deux compagnons « aux longues rames » enlèvent la nef, et, nous volons « sur la mer onduleuse ». Les premiers aspects ne sont pas encourageants. Nous sommes arrivés par le flanc du cap, pour nous élever progressivement en mer ; vue d’abord sous un angle très aigu, la série, des falaises qui le terminent et font face au large présente des redents qui chevauchent les uns sur les autres en courbes désordonnées. Mais plus nous avançons vers la haute mer, plus les accidents de terrain se groupent, et se fondent en des masses simplifiées. Après une heure, au plus, de navigation, nous sommes, au dire de notre ami, à quatre kilomètres du cap, et sur la perpendiculaire élevée au centre de sa façade ; voici alors, ce que nous avons sous les yeux :

Au lieu de se terminer en pointe, le cap présente, sur plus d’un kilomètre, un large front en ligne droite. En son milieu, il porte à cent quinze mètres d’altitude une éminence qui semble divisée en trois par deux : larges déchirures ; c’est la guardiola di Zale. À une dizaine de mètres plus bas, commencent à droite et à gauche, et dans le plan du front, deux courbes légèrement convexes, qui bientôt s’abaissent d’un mouvement lent et symétrique, et sont, à quatre cents mètres de leur commune origine, sur le point de se perdre, chacune de leur côté, dans les flots, quand brusquement l’une et l’autre se relèvent en un ressaut. Ainsi interrompu, le mouvement de descente reprend ensuite ; et cent mètres plus loin, à la pointe Cornacchia vers le nord, à la pointe Caruso vers l’ouest, la double ligne disparaît sous la vague.

Le soleil achevait alors de se coucher, et la brume du soir commençait à estomper et à recouvrir de ses ombres les détails. Ce que nous avions sous les yeux, c’était très nettement la silhouette d’un bouclier gigantesque posé à plat et flottant sur la mer. C’était bien sa courbure bombée à long rayon, portant en son milieu l’omphalos ou ornement central ; c’était bien la moulure terminale ourlant la surface et découpant à droite et à gauche une forte saillie. Nous saluions, à notre tour, le profil révélateur salué par Ulysse, il y a trois mille ans !

2° Le héros n’a pas interrompu sa marche. Le voici quelques kilomètres plus loin, et maintenant il a l’île au sud. À ce moment, son mortel ennemi, Poséidon, déchaîne contre lui une tempête formidable. Les quatre vents du ciel s’acharnent sur le frêle esquif ; ils ont vite fait de le disloquer. Le naufragé se hisse sur une poutre, et il y restera jusqu’à ce que le vent du nord envoyé par Athènè sa protectrice le jette sur la côte phéacienne30.

Depuis cette page, de l’Odyssée, tout poète ayant le souci de son art s’est cru obligé, pour offrir une tempête bien conditionnée, d’y faire figurer une lutte des quatre vents, toujours d’un puissant effet. Voyez Virgile, Ovide, Lucain, Camoëns et d’autres. Mais ce phénomène, si redoutable au centre d’un typhon du Pacifique ou d’un cyclone des Antilles, se manifeste rarement dans les bourrasques de la Méditerranée, presque toujours rectilignes. Les gens s’en sont rapportés de confiance au chantre d’Ionie leur maître, sans se douter qu’il a eu, lui, une raison très spéciale de mettre, dans sa tempête, tous les vents du ciel en scène : il avait besoin de faire entendre que, tirée ainsi à quatre diables, la pauvre nef d’Ulysse a jeté son homme à la mer sur place, et sans l’emporter loin de Schérie ! Et ce n’est pas là une hypothèse en l’air : le héros lui-même donne cette explication du phénomène : « Ayant lancé les vents sur moi, Poséidon m’a empêché d’avancer. »

3° La tempête a cessé. Sous la poussée de Borée, Ulysse approche de l’île ; déjà il entend le bruit formidable des brisants : « il n’y a là ni port ni plage, mais des falaises à pic, des rocs et des écueils, le tout enveloppé d’écume… Une vaste lame le porte sur l’âpre rivage ; il va être brisé et déchiré, quand, inspiré par Athènè, il saisit la roche de ses deux mains ; mais la vague le remporte au large, et la peau de ses mains vigoureuses s’est déchirée à la pierre ». Puis toujours avec le secours de la déesse « il nage en travers à la lame ; les yeux à la côte il cherche une plage en pente ou un port. Enfin il arrive à l’embouchure d’un ruisseau, il voit que l’endroit est excellent et débarrassé de rochers ; et que l’on peut s’y sauver du vent ; et dans son esprit, il supplie ainsi : “Entends ma prière, ô roi ! je viens à toi, je te désire avec ardeur… Les dieux sont toujours pitoyables aux désespérés… j’embrasse tes genoux, ô roi ! prends pitié, je suis ton suppliant.” Il dit et le ruisseau arrête son cours, et le recueille à son embouchure. Les genoux et les bras vigoureux d’Ulysse sont rompus, et son cœur est accablé… Sans haleine et sans voix, il tombe brisé dans le lit du ruisseau, et une violente fatigue l’accable. Bientôt il respire et recouvre ses esprits. Sortant alors de l’eau, il baise la terre31. » Puis, pour échapper à la fraîcheur du vallon, il escalade une pente toute voisine, et « dans un lieu avancé », il se couche sous deux oliviers, après avoir amassé un épais lit de feuilles mortes. Il s’endort ensuite d’un sommeil profond et ne se réveillera qu’au bout de vingt-quatre heures.

Or tout ceci est une description très exacte de la côte, telle qu’on la rencontre aujourd’hui au bas de Casamicciola en venant du cap Zale. Voici d’abord, sur plus d’un kilomètre, une falaise tout à fait à pic, coupant les hauteurs de Lédomada par un mur vertical de quinze à vingt mètres de haut. Elle est défendue en son pied par tout un éboulis de roches énormes. Dès que la mer est forte et surtout par vent du nord, il s’y produit d’énormes brisants et de vastes nappes d’écume que j’ai vus blanchir de la terre ferme, à une distance de trois lieues. La roche, qui est du trachyte, est aussi âpre que possible au toucher. À l’extrémité orientale de la falaise, voici, sur deux cents mètres, la petite rade ouverte avec pentes d’échouage que souhaite et fait pressentir le naufragé ; c’est la marine de Casamicciola ; et ensuite le modeste ruisseau de la Lava, au milieu d’un delta qui s’avance au-devant du nageur, et qui, évidemment prolongé sous la vague, lui permet de prendre pied plus loin du rivage, malgré le vent et la houle.

À peine le héros est-il sorti de la mer qu’une divinité, qui a déjà contribué à son sauvetage, lui donne de nouvelles marques de sa protection. C’est Ino Leucothée, la Source blanche, une divinité au nom moitié phénicien, moitié grec, qui convient à merveille à Casamicciola, dont les eaux chaudes et minéralisées, avec leurs mystérieuses propriétés curatives, jaillissent au bas des grandes masses de tuf blanchâtre de l’Epoméo32.

À l’heure actuelle, la Lava est un assez mince torrent : simple filet d’eau en temps ordinaire, mais rivière impétueuse à la moindre pluie. Si nous lui rendons ses sources principales captées pour l’alimentation d’Ischia et de Casamicciola, mais qui jadis faisaient tourner un moulin33, elle suffira aux exigences bien modestes du terme potamos qui désigne tout cours d’eau aboutissant à la mer, si faible soit-il. Entre ses rives encaissées, que demande d’ailleurs le texte, elle aura plus d’eau courante qu’il n’en faut pour alimenter les bassins, d’un lavoir. Au surplus, remarquons que le nom actuel lava (torrent) est la traduction aussi littérale que possible de potamos. Pas plus au temps d’Homère que de nos jours, il n’a été besoin d’un nom propre pour désigner une rivière qui est la seule sur les trois faces vraiment habitées de l’île. Ce nom commun, se perpétuant dans ces conditions exceptionnelles, a presque la valeur d’un nom propre inchangé. Sorti de notre Lava vers son embouchure, Ulysse n’a à traverser qu’un bien court vallon pour trouver, à son gré, sur l’une ou l’autre rive, une pente raide en haut de laquelle « un lieu bien en vue » lui permettra d’échapper pour la nuit à la fraîcheur des bas-fonds. Là, à l’heure actuelle, il trouverait encore des oliviers34 ; il serait d’ailleurs au débouché du val Οliva.

4° Le lendemain·matin, la fille du puissant Alcinoos, Nausicaa aux bras blancs, arrive à la rivière avec ses suivantes :

« Elles délient les mules ; saisissant dans le char les beaux vêtements, elles les plongent dans l’eau des bassins et les foulent en disputant de promptitude. Quand elles les ont lavés et purifiés de toute souillure, elles les étendent en ordre sur les cailloux du rivage, nettoyés pas le flot. Et s’étant elles-mêmes lavées et parfumées d’huile luisante, elles prennent leur repas sur le bord du ruisseau. Et les vêtements sèchent à la splendeur du soleil.

« ·Après que Nausicaa et les servantes eurent mangé, elles jouèrent à la balle, ayant enlevé le voile de leur tête. Et Nausicaa aux bras blancs commença une mélopée. Ainsi Artémis marche sur les montagnes, joyeuse de ses flèches, et sur le Taygète ou l’Érymanthe, se réjouit des sangliers et des cerfs rapides ; les Nymphes agrestes, filles de Zeus tempêtueux, jouent avec elle, et Latone se·réjouit dans son cœur. Artémis les dépasse toutes de la tête et du front, et on la reconnaît facilement, bien qu’elles soient toutes belles. Ainsi la jeune vierge brillait au milieu de ses femmes.

« Mais quand il fallut plier les beaux vêtements, atteler les mules et retourner vers la demeure, alors Athènè, la déesse aux yeux clairs, eut d’autres pensées ; et elle voulut qu’Ulysse se réveillât et vît la vierge aux beaux yeux, et qu’elle le conduisît à la ville des Phéaciens. Alors la jeune reine jeta une balle à l’une de ses femmes, et la balle s’égara et tomba dans le fleuve escarpé. Et toutes poussèrent de hautes clameurs, et le divin Ulysse s’éveilla35. »

D’après la configuration des lieux, c’est à une faible distance d’Ulysse que Nausicaa et ses compagnes jettent leur grand cri. Elles ne jouent pas sur la plage qui cède sous le pied, comme toutes les plages méditerranéennes auxquelles les marées sont inconnues. Elles sont dans le vallon triangulaire sur le bord de la Lava, et déjà assez loin de la mer pour que le ruisseau soit plus profondément encaissé. Ulysse n’aura que quelques pas à faire pour paraître devant la vierge aux bras blancs.

La scène qui suit, une des plus belles de l’Odyssée, est trop connue, et surtout trop en dehors de toute question topographique, pour qu’il soit à propos d’en continuer la citation. Notons cependant qu’Ulysse demande à la jeune fille de lui indiquer la ville des hommes qui habitent cette terre ; en effet à Casamicciola, les contreforts de l’Epoméo empêchent de voir le Nerone qui, bien entendu, est notre Schérie.

5° Le soir approche, et l’on part. La jeune reine est remontée sur son char : les servantes et le héros suivent à pied. La distance, six kilomètres environ, n’a rien d’invraisemblable. Comme le veut le texte, la route traverse aujourd’hui encore les travaux des hommes, c’est-à-dire une région cultivée. Nos gens approchent : à une portée de voix de la ville, Nausicaa, voulant qu’Ulysse attende la nuit pour traverser le port, le laisse auprès d’un bois de peupliers consacré à Athènè, et dans lequel est une fontaine. À sept cents mètres à vol d’oiseau du Nerone, et bien plus près d’un faubourg qui a peut-être existé de tout temps, sur l’île principale36, l’acqua Pontano, source minérale, marque sans doute encore l’emplacement du bois consacré à la déesse qui guérit. Il est d’ailleurs évident que la source du bois de peupliers n’est pas propre aux usages domestiques : arrêter Ulysse auprès d’une fontaine ordinaire, à l’heure où les femmes viendraient puiser pour le repas du soir, ce ne serait guère le moyen de se cacher.

6° Puis c’est le port ; il est double, séparé en deux par un isthme étroit qu’il faut suivre pour aller à la ville. Sur la rive du port, avant ou après l’isthme, on rencontre l’agora, sur laquelle s’élève l’autel à Poséidon, et où les matelots, réparent les nefs et leurs agrès. Ces diverses indications trouvent bien leur place auprès du Nerone. La rive de l’île principale se raccordant au môle par deux courbes arrondies constitue le port double ; toujours sur la même rive, immédiatement en face l’accès à la ville, se place l’agora. Si l’on suppose la rive débarrassée des propriétés particulières qui l’encombrent, le voyageur venant de Casamicciola et de l’acqua Pontano la suivra tout naturellement et passera ainsi entre les nefs tirées à terre et l’agora, pour gagner le chemin étroit qui mène à la ville.

7° Au temps d’Homère, ce chemin étroit était un isthme ; aujourd’hui c’est une digue immergée de deux mètres. Pour expliquer cette dissonance, la seule que nous ayons à constater, il faut tenir compte que toute la région de l’Italie où nous sommes s’est, par rapport à la mer, abaissée de plusieurs mètres depuis la république romaine. On en trouve les preuves les plus apparentes dans une série d’édifices, datant au plus du commencement de l’empire, en des points rapprochés, à Pouzzoles, à Baia, à Capri, sans parler des rivages du Latium, des côtes romaines et toscanes, etc. 37. À Ischia même, sur notre port, les quatre rues qui convergent au sud du môle supposent devant elles une place sur laquelle elles débouchaient jadis. Avant d’être un port, ouvert de main d’homme en 1856, le cratère de Bagno était un lac saumâtre, et il y a trois siècles, d’après les poissons et les oiseaux qu’y mentionne Jasolino, c’était certainement un lac d’eau douce. À Casamicciola, avant d’arriver à l’embouchure de la Lava, on aperçoit sous les flots des ruines immergées de cinq à six mètres, et un escalier qui n’a pas été fait pour descendre chez Neptune. On conçoit donc que, au bas du Nerone, un isthme bas et étroit a dû, dans le mouvement de descente générale constaté ici et là, s’affaisser lentement, se couper en un point, et disparaître sous l’érosion des courants commençant à contourner la Roche. D’ailleurs, si l’on relevait le sous-sol du môle actuel de trois mètres seulement, on exonderait un isthme fort présentable ; du même coup, on reconstituerait des marines devant la ville moderne.

8° Les autres indications topographiques à extraire du texte au sujet de la ville se ramènent aux points suivants :

1° Les remparts qui l’entourent sont moins élevés que certaines de ses rues ou de ses places. Car, de l’intérieur, on embrasse d’un seul coup d’œil les couronnements de l’enceinte et en même temps les ports et l’agora ;

2° Le palais d’Alcinoos est tellement en vue que l’on ne peut le confondre avec une autre habitation ;

3° La ville est donc construite sur une hauteur, et le palais en occupe sans doute le point culminant ; l’enceinte couronne les pentes inférieures ;

4° À côté du palais se trouve un jardin de dimensions restreintes, mais bien exposé ;

5° Il y a tout près de l’habitation royale deux fontaines ; mais probablement ce ne sont que des citernes, et il n’y a pas d’eaux vives dans la ville ; car, tout en ayant libre accès aux fontaines royales, les voisins du palais eux-mêmes vont chercher leur eau en dehors de l’enceinte ;

6° Un chemin possible pour des mules attelées pénètre jusqu’au palais d’Alcinoos ;

7° Quand on descend de chez le roi, c’est au sud que l’on peut s’embarquer le plus commodément dans une nef mise d’avance à flot et prête à partir.

La roche en forme de dôme surbaissé qui constitue le Nerone répond encore à l’heure actuelle à ces diverses indications. Le rempart qui l’entoure est bâti sur le flanc de ses escarpements, et à peine a-t-on franchi l’enceinte qu’on arrive à un niveau très supérieur d’où l’on domine murailles et alentours. Le palais d’Alcinoos a ici une place tout indiquée : celle qu’occupe la forteresse d’Alphonse d’Aragon ; là on le voit de tous côtés, de la campagne comme de la mer, et tout converge vers lui de l’intérieur. Au bas et au sud du château, s’étendent encore à l’heure actuelle des jardins. Évidemment on n’a jamais eu que des citernes sur le Nerone, et une nouvelle de Boccace montre, elle aussi, les habitants allant s’approvisionner d’eau sur l’île principale, à une fontaine encore reconnaissable, mais qui, par suite de l’affaissement du sol, est envahie par la mer. Toujours sur l’île principale, la ville moderne d’Ischia possède des puits aussi rapprochés que possible de la Roche, très peu profonds, et qui ont été de tout temps faciles à creuser. Un attelage qui n’a pas peur des pentes raides, un attelage de mules, par exemple, pénètre sans trop de difficulté jusqu’au château. Seulement, dans la première partie de son ascension, il utilise le tunnel établi au xve siècle. Mais on sait par l’histoire que, en le creusant, Alphonse d’Aragon, pour rendre le château inexpugnable, a détruit les voies d’accès anciennes à l’air libre. Une route carrossable pour des mules ou même pour les petits chevaux napolitains que rien n’arrête — a pu jadis, à l’extrémité de l’isthme, tourner à droite et, se dirigeant vers le sud, gagner les parties inférieures de la coupole qui de ce côté s’abaisse notablement. C’est aussi de ce côté, c’est-à-dire au sud de la Roche et à la sortie de l’un des deux ports homériques, qu’il serait facile, au moyen de marches taillées dans la pouzzolane, d’atteindre une barque prête à partir.

9° Enfin, si l’on demande où nous plaçons le lieu d’apparition de la barque pétrifiée, le sol sous-marin autour du château étant partout volcanique, on n’a que l’embarras du choix ; j’indique de préférence à deux kilomètres du château et, comme il convient, sur la route des côtes italiennes du sud, les Formiche di Vivara, roches sous-marines, dangereuses même pour des barques. Les cônes éruptifs se composant toujours de matériaux meubles, il est clair que l’îlot redouté du roi a été depuis longtemps rasé par la vague38.

 

En résumé, toutes les indications du texte concernant la ville d’Alcinoos se retrouvent dans le Nerone et dans ses abords ;

Comme toutes les indications relatives à la Rencontre se retrouvent à Casamicciola ;

Comme le Bouclier salué par Ulysse à son arrivée chez les Phéaciens se retrouve au cap Zale.

Et ainsi tous les détails topographiques signalés à Schérie par l’Odyssée se retrouvent dans la topographie d’Ischia d’une façon d’autant plus satisfaisante que, avec une terre aussi ravagée par les éruptions, les affaissements et l’érosion de ses côtes, on ne pouvait guère espérer des éléments d’identification aussi bien conservés. Notons surtout la valeur très exceptionnelle, et décisive à elle seule, de nos constatations relatives au Bouclier.

D’autre part, toutes les indications d’ordre plus général, concernant le pays des Phéaciens, se rapportent, plus manifestement s’il est possible, à Ischia, île — montagneuse — très fertile — à l’abri de toute incursion du continent — suffisant à nourrir sa colonie — à la distance voulue du détroit de Gibraltar — très désignée pour des navigateurs chassés de Cumes, mais décidés à ne pas abandonner la région — non seulement tout entière volcanique, mais en éruption avant l’histoire et à l’aurore de l’histoire — et qui, enfin, garde dans son nom actuel, et dans le nom actuel de la roche qui porte sa ville, le souvenir bien clair de la toponymie homérique.

En face de résultats aussi nombreux, aussi concordants et aussi décisifs, un doute reste-t-il permis ? Est-il possible de ne pas conclure que l’identification est certaine39 ?

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912, p. 829-833 [832].

[…] Gino Aries : La Sintesi economica, Turin, Bocca, 1911. C’est une analyse très élogieuse des œuvres d’Achille Loria, dont il faut louer, en effet, l’effort d’expliquer l’histoire humaine par l’économie sociale ; mais dans ce genre-là les travaux de Brooks Adam, d’Henri de Tourville et de Demolins ont bien leur prix. […]

Archéologie, voyages.
L’Art monumental au Salon [extrait] §

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912, p. 833-838 [835].

[…]

Hors de France, quelques aquarelles et dessins concernent seulement l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, etc : Ce sont […] un intérieur d’église à Toscanella (Toscane), par M. H. Kraff ; le pont et « calle del Paradisio », à Venise, par M. J. Fugairon ; deux planches très coloriées sur la Mortorana, à Palerme, par M. Pierre Duménil ; des aquarelles sur Venise et Florence (statue du Colleone, escalier du Bargello, etc…) […].

Art.
Exposition Claude Monet (Bernheim-Jeune) §

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912, p. 862-866 [865].

Chez Bernheim-Jeune une série de Monet sur Venise.

Beaucoup de personnes, semble-t-il, n’y reconnaissent pas leurs Venises particulières. Les unes voudraient un peu plus de solidité aux monuments, les autres une plus exacte différenciation des eaux de l’atmosphère, un équilibre plus exact des volumes, toutes choses excellentes, en soi, mais inutiles chez un artiste qui veut peindre des aurores, des brumes colorées, des irisations, qui veut capter la pré­sence féerique de la lumière. Vus comme des poèmes lumineux exécutés avec le souci de rendre toutes les beautés, toutes les fantaisies, toutes les finesses, toutes les exubérances de la lumière, ces Monets sont merveilleux, d’une légèreté, d’une souplesse infinies, d’une beauté d’émaux profonde et variée. Peut-être le plus magnifique est-il cette page crépusculaire où les eaux lentes semblent marcher en ourlets de feu tandis que les murs et les tours s’éloignent en bleus profonds et en pourpres opulentes. Mais ce n’est peut-être là que l’expression d’un goût particulier, et sans doute les autres sont-ils aussi parfaits dans leur réalisation lumineuse.

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912, p. 866-871 [870].

[…]

Les Süddeutsche Monatshefte (1er juin) […] Un nouvel article du mystérieux Spectator Germanicus contre l’invasion italienne en Tripolitaine, dont les quotidiens ont déjà parlé, aura le même succès que les précédents. […]

Lettres anglaises §

Tome XCVII, numéro 360, 16 juin 1912, p. 871-874 [872, 872-873, 873-874].

Addison Macleod : Plays and Players in Modern Italy, 7 s. 6 d., Smith Elder §

Mr Addison Macleod a, pendant de nombreuses années, noté au jour le jour ses impressions de théâtre, en Italie. Aussi son récent livre : Plays and Players in Modern Italy, a-t-il le mérite de nous fournir des informations de première main, d’autant plus valables que, par sa connaissance de la langue et de la littérature italiennes, l’auteur est remarquablement qualifié pour nous donner des appréciations et des critiques du théâtre classique et des pièces en dialecte, pour caractériser les différents types de pièces modernes et juger de la personnalité des acteurs, tels que Novelli, Zacconi, la Duse, Gina Favre, Tina di Lorenzo, Dina Galli, Benini, Ferravilla, de Sanctis, etc.

Mary E. Lacy : With Dante in Modern Florence, 6 s., John Murray §

« Un voyage dans les lieux où Dante a vécu est une perpétuelle illustration de son poème. » On trouve cette phrase d’Ampère en épigraphe à la courte préface de Mme Mary E. Lacy pour son livre With Dante in Modern Florence. Et pourtant l’aspect de la Florence moderne est assez décevant pour qui vient y chercher les traces de Dante. Ce n’est plus la cité que le poète aima si tendrement et pour laquelle il eut une haine si passionnée : on n’y rencontre que des monuments qui n’existaient pas au xiiie siècle, du moins dans leur forme actuelle, des œuvres d’art que Dante n’a jamais vues, des rues dont il n’a pas foulé les dalles. Aujourd’hui, nous n’apercevons que la Florence des Médicis ; de la décadence et de l’Italie unifiée. Mais, comme le remarque très justement l’auteur, la Florence d’à présent n’est qu’une sorte de palimpseste, et, sous l’écriture récente, on retrouve le grimoire ancien ; malgré les six siècles écoulés depuis que le Poète partit pour l’exil, on peut encore retrouver la cité de Dante, et, avec une laborieuse subtilité, Mme Mary E. Lacy s’est efforcée de découvrir ces précieux vestiges et de projeter quelques lueurs nouvelles sur la Divine Comédie et sur la vie du Divin Poète.

Memento [extrait] §

[…]

The Bibelot continue à donner de jolies réimpressions ; le numéro de mai contient : Three Selections from Leaves of Grass, par Walt Whitman, et celui de juin : Casanova at Dux, par Arthur Symons.

Tome XCVIII, numéro 361, 1er juillet 1912 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 361, 1er juillet 1912, p. 150-156 [156].

[…]

L’Indépendance (15 mai). — Ch. Demange : « Lettres d’Italie. » […].

Art.
Dix Tiepolo (Sedelmeyer) §

Tome XCVIII, numéro 361, 1er juillet 1912, p. 167-171 [170-171].

À la galerie Sedelmeyer des Tiepolo. Di Tiepolo. On sait qu’il y eut deux Tiepolo, J.-B. Tiepolo et Domenico Tiepolo son fils, peintre aussi ; il y eut même trois Tiepolo, mais on n’attribue à Lorenzo Tiepolo que des gravures à l’eau-forte, tandis qu’on est certain que Domenico Tiepolo exécuta nombre de tableaux. Beaucoup de personnes, parmi lesquelles des historiens de l’art comme aussi, et avec moins de raisons à l’appui de leur dire, des personnes malveillantes, prétendent que l’œuvre de J.-B. Tiepolo s’accroît sans cesse au détriment de celle de Domenico que, paraît-il, on expulserait froidement de sa signature quand il en serait besoin.

Parmi les Tiepolo de la galerie Sedelmeyer, il y a une admirable Crucifixion, il y a le cheval de Troie, il y a Renaud et Armide et un superbe Triomphe d’Amphitrite. Ces belles œuvres sont d’un magnifique mouvement, d’une admirable vie païenne et d’une libre richesse décorative. Tiepolo est certainement un des plus grands peintres qui vécurent et un des moins classiques ; on ne peut devant lui émettre le mot romantisme, car il précède l’époque romantique et ne connut point le renouvellement du pittoresque auquel procéda le romantisme, mais par la richesse juste de sa composition il annonce, il prépare le romantisme et, pour tout dire, il eût été digne d’être romantique.

Lettres italiennes §

Tome XCVIII, numéro 361, 1er juillet 1912, p. 180-186.

Enrico Corradini. Il Volere d’Italia. Perrella. Naples §

Le nom de M. Enrico Corradini n’est pas très connu en France, Cependant, cet écrivain, qui appartient à la génération dont les débuts tâtonnèrent en plein « d’annunzisme », possède une œuvre littéraire fort copieuse à son actif. Romancier et auteur dramatique, M. Corradini s’est essayé en deux genres qui demeurent moins opposés qu’on veut le croire : le genre psychologique individuel et le genre psychologique collectif. On sait, ou plutôt on commence à apprendre, que ce dernier représente, dans une évolution caractéristique et vigoureuse, la toute dernière orientation de nos volontés littéraires d’avant-garde.

Mais M. Corradini vit loin de Paris, où s’élaborent les esprits et les formes de tout l’art moderne. Et si la psychologie de ses premiers romans et de ses premières pièces fut trop marquée par l’esthétisme décadent dont nous sommes enfin libérés, son drame sur Jules César et son roman Patria lontana, tout en s’efforçant vers la littérature de la collectivité, n’apparaissent pas non plus vivifiés par le souffle d’une inspiration vraiment neuve.

Pourtant ces œuvres sont d’une puissance sûre, et d’un particulier -intérêt. C’est que, ayant atteint l’âge de la maturité, M. Corradini s’est-tourné vers l’âme complexe des milieux où il est enraciné. Il n’a pas dégagé de ces milieux des aspects représentatifs, des synthèses artistiques ; il a eu la suprême sagesse de ne pas tenter en vain de le faire, ou de le faire mal, et il s’est adonné entièrement à l’étude politique du milieu. Politiquement, il a exercé et il exerce de la sorte une influence très grande tout autour de lui, et après avoir regardé de près, après avoir suivi et compris les principes historiques et moraux du nationalisme français, il les a appliqués à son pays. Depuis-une dizaine d’années environ, M. Corradini est le chef du parti nationaliste italien.

Ce parti, dont l’importance doit croître au fur et à mesure que la nation affermit ses assises — ainsi que la conscience de l’individu croît avec l’âge et s’épanouit dans l’expérience de la maturité, — ne-fut, à ses débuts, vers 1904, qu’un cénacle florentin groupé autour d’un périodique Il Regno (le Royaume), dont M. Corradini était naturellement le directeur. Quelques-uns des membres du cénacle se sont affirmés comme des écrivains du tout premier ordre, tel M. Giovanni Papini ; d’autres se sont concentrés dans une œuvre de journalistes quelque peu braillards, d’un dogmatisme plus ou moins insignifiant et intéressant. M. Corradini a poursuivi, de son côté, sans défaillance, sa vision d’une nation vraiment consciente, d’une patrie digne d’être une nation et de le savoir, d’un pays capable donc d’avoir un style dépensée et de sentiment collectif et unique, et de l’affirmer devant le-monde. Et le labeur âpre et intransigeant de M. Corradini a abouti ; à la formation d’un véritable parti nationaliste italien parfaitement organisé, tel qu’il s’est révélé définitivement au Congrès de Florence de l’année dernière.

Après son roman Patria lontana, où M. Corradini étudiait spécialement l’exode et le recueillement de cet élément de puissance qu’un pays tend vers d’autres pays lointains, et qu’on appelle : émigration, l’écrivain toscan a publié ce volume le Vouloir de l’Italie, qui contient l’exposé de ses aspirations nationales, impérialistes, plus que celui d’une véritable et systématique doctrine.

Je ne serais nullement étonné que ce livre se vendît en Italie, à l’heure présente, par milliers d’exemplaires. Et ce n’est point sortir du cadre de ces chroniques littéraires que de pousser l’attention du lecteur vers les conditions actuelles de la péninsule engagée à fond dans une étrange guerre de conquête. Je l’ai déjà affirmé à propos de Pascoli : l’état d’âme national italien apparaît aujourd’hui assez semblable à l’état d’âme national français, par la manifestation également énergique d’une volonté renouvelée et intransigeante. On peut le remarquer surtout chez les « jeunes », parmi les derniers éclos à la vie intellectuelle du pays. Les attitudes littéraires de la génération italienne de 1905 ressemblent à celles de la génération française correspondante. Il est bien entendu que je ne parle point de la valeur intrinsèque, spirituelle et formelle, des deux littératures qui s’efforcent, mais de leur valeur morale, de leur « volonté de puissance », à l’égard de la collectivité dont elles n’entendent pas se détacher pour s’isoler encore une fois dans la turris eburnea des écrivains fleuris de 1885 à 1895. Seulement, tandis qu’en France la nation parfaitement constituée depuis les temps les plus lointains n’attendait qu’une voix forte et nette pour reprendre la conscience pleine et entière de sa constitution, en Italie l’idée nationale elle-même était encore à créer. À ce point de vue, le rayonnement de l’œuvre de M. Corradini semble plus étonnant que celui de l’œuvre de M. Barrès, élu par des fervents dès la première heure comme le représentant le plus spiritualisé d’un profond labeur de l’esprit national, dont il fut le héraut plus que le héros.

La préparation de l’idée nationaliste, poursuivie par M. Corradini, lui a demandé sans doute un labeur assidu et minutieux, pendant des années. Le fait nouveau apporté par la guerre tripolitaine semble couronner cet effort. Il est possible qu’une conscience nationale italienne soit déjà formée ou soit très avancée sur la voie de sa formation, Il est certain que l’Italie doit compter aujourd’hui avec un parti nationaliste cc conscient et organisé »… Avec son volume, M. Corradini ne donne pas l’Évangile de son parti mais il en pose des assises considérables. Un long exposé de la théorie occupe toute la première partie du volume, la plus importante. La partie la plus intéressante est la suivante, où l’écrivain publie des impressions et des aperçus fort nombreux sur l’émigration italienne dans l’Amérique du Sud et en Tunisie. Des pages encore traitent de la question « irrédentiste », c’est-à-dire de Trieste et de la Dalmatie qui s’agitent, quoique assez mesurément, sous le joug du Tudesque autrichien. Et ce qu’il y a de plus nouveau, aussi de plus discutable, dans le livre, ce sont les idées de l’auteur sur les rapports qu’il fallait découvrir entre le nationalisme et le syndicalisme.

L’apport d’une telle œuvre, qui semblerait sortir du cadre littéraire, n’est pas seulement littéraire à cause de la nature même de son auteur, mais à cause des influences qu’il exerce, ou peut exercer, sur l’élite intellectuelle de la péninsule.

Ercole Rivalta. La Scalata. Bontempelli e Invernizzi. Rome §

Je ne sais si M. Ercole Rivalta connaît un roman français, de peu louable mémoire consacré à cette maladie qui provient d’un débordement de santé, et qui a été de tout temps, quoiqu’un mot moderne fort laid l’ait baptisée : l’arrivisme. Le roman l’Escalade, de M. Rivalta, est tout entier dédié à un « arriviste », et la chaîne des épisodes qui entraîne le monsieur cynique et actif vers les sommets qu’il avait voulu atteindre est formée de cœurs et de chairs féminins, ainsi qu’il sied.

M. Rivalta est sans doute un écrivain d’envergure. J’entends par là qu’il est un des rares auteurs que la vie touche et impressionne assez profondément pour qu’il réagisse avec son cerveau, pour qu’il oppose aux formules de sa sensibilité émue quelques pensées. M. Rivalta semble s’efforcer vers de larges visions de la vie passée et de la vie présente. Quelques-unes de ses œuvres théâtrales, comme le David, où l’évocation du Roi-Poète s’étend dans des rythmes que modifie à tout instant un souffle puissant d’inspiration inventive et mélodique, refont l’histoire ou la légende, noblement sinon toujours heureusement, et se rattachent par là même à des tendances tragiques très neuves. Dans l’Escalade, l’écrivain décrit la vie présente, la vie complète et incomplète qui nous environne, nous retient et nous pousse comme l’océan, toujours plus démesurément grand, le fait avec l’esquif. Le besoin de vivre sa vie, et de la vie en soi, est le fatum indéniable de cet exemplaire assez achevé qui est le protagoniste du roman. Il se nomme d’abord Giammaria Loperfido, il se nomme après, de par son propre décret, Mario Spada. C’est un journaliste qui veut « arriver » au plus haut qu’il lui sera donné d’atteindre. On peut donc changer son nom à volonté, car c’est un spécimen humain tiré à l’heure actuelle à des millions d’exemplaires, partout.

Le défaut de ce roman est dans la chaîne déjà signalée des épisodes. De l’amour, de l’amour et toujours de l’amour ! Malgré les complications de viol et de stupre, malgré la diversité significative des trois types de femmes que le Bel-Ami italien meut autour de lui dans la danse éperdue de leur sexualité, la trouvaille entière du roman, le développement de la donnée romanesque, est parfaitement banal. Aujourd’hui comme toujours, c’est l’Or et le Sexe qui sont les deux foyers du cercle en mouvement, du cercle écrasé, de l’ellipse de la vie individuelle et collective. Toute la vie sociale, aujourd’hui comme toujours, n’est qu’une variation du grand thème double imposé à l’homme depuis les débuts de sa vie sociale. Mais l’Or est représenté à présent par l’organisation indéfinissable et toute-puissante de la Banque, et le Sexe n’est plus adoré dans le temple étroit de l’alcôve, mais dans le labyrinthe des ministères, des théâtres, et de toutes les antichambres du monde. Pour créer, un type vraiment moderne de « journaliste arriviste », c’est-à-dire de candidat à ce pouvoir terriblement moderne, à ces trônes singuliers et réels qui sont les fauteuils des roitelets des rédactions, il ne suffit pas, vraiment, de représenter un homme que quelques femmes aident à parvenir où il veut, par la « thune » qui est la providence de l’apache, ou par la protection d’un « commandeur de la couronne ». M. Rivalta n’a pas su évoquer son temps. Tout en ayant les plus belles possibilités d’en sortir, il reste dans cette littérature de portraits, paysages et natures mortes, de tableaux portatifs, qui répond assez bien à la peinture qu’on nous sert habituellement ; mais qui n’a aucun rapport avec l’art et la fresque, le seul digne de « décorer » quelque temple nouveau de l’esprit, d’en compléter l’architecture avec la représentation de certains grands états d’âme collectifs. La volonté et l’esprit, dans l’œuvre de M. Rivalta, sont, cependant, très intéressants, et se placent en dehors de la production ordinaire de son pays.

Gabriel d’Annunzio. Poésies. Hérelle tr. Calmann-Lévy §

Je ne puis pas parler aujourd’hui des poètes, et des tendances poétiques diverses, et point exceptionnelles, qu’ils manifestent. Je dois me borner à parler encore une fois de Gabriel d’Annunzio poète.

On a remarqué avec étonnement que l’apparition du volume de Poésies de d’Annunzio, traduit par M. Hérelle, n’a rien apporté, en France, à la gloire de l’auteur du Canto Novo. Celui-ci était à peu près inconnu comme poète en deçà des Alpes. Il le demeure. La faute du peu de succès littéraire de cette présentation française d’un d’Annunzio poète est imputable sans doute au traducteur. M. Hérelle, qui est en effet un « traducteur assez libre », mais excellent, des romans de l’écrivain italien, est un piètre« transpositeur » de rythmes lyriques. On l’avait déjà remarqué pour la Fille de Jorio, dont toute la noblesse lyrique et rythmique a disparu dans sa transposition française. Cela tient peut-être à ce que M. Hérelle est un érudit plutôt qu’un poète, et que le lyrisme de d’Annunzio, par ses attaches mêmes, pas trop évidentes et irrécusables, avec toute la poésie française contemporaine qui l’a inspiré sans cesse, ne peut être rendu en français que par un poète en communion intime avec ces quarante dernières années littéraires et poétiques. Il sera facile de montrer un jour en quoi et comment M. Hérelle s’est éloigné du lyrisme de d’Annunzio.

Il est triste de constater aujourd’hui que la publication assez attendue d’un volume de vers du poète italien n’ait point donné du tout la « révélation » qu’on était en droit d’escompter. Je ne crois pas que ce soit aussi parce que toute l’esthétique de M. d’Annunzio demeure parfaitement étrangère désormais à nos plus profondes préoccupations littéraires, et que notre génération ne saurait plus s’intéresser à ses œuvres. Celles-ci ne la touchent plus profondément, à tel point qu’on ne songe même pas à s’étonner que M. d’Annunzio soit devenu le « librettiste » de M. Mascagni… Le « cas d’Annunzio » est certes plus complexe. Il sera intéressant d’y revenir.

Grazia Deledda. Dans le Désert. Marc Hélys tr. Hachette. — Mathilde Sérao. Le Songe d’une nuit d’amour. Tallandier §

En attendant, la littérature italienne médiocre et braillarde continue à émouvoir… les grands éditeurs qui la publient. On vient de donner la traduction d’un autre roman, Dans le Désert, aussi infécond que les précédents, de Mme Grazia Deledda. Et l’on vient de publier le Songe d’une nuit d’amour, de la directrice d’un journal napolitain, Mme Mathilde Sérao… « D’une sentimentalité tourmentée, ses héros sont ballottés entre leurs désirs et les nécessités de la vie », dit la « prière d’insérer ». C’est l’éternelle exploitation d’un identique thème d’amour, avec d’identiques développements sentimentaux et bavards. Un livre inutile.

Pierre de Bouchaud. Les Poésies de Michel-Ange et de Vittoria Colonna. Grasset §

De même, le livre que M. Pierre de Bouchaud consacre à la Poésie de Michel-Ange et de Vittoria Colonna est un livre sans signification. Si je comprends pourquoi M. Maurice Muret s’occupe, en journaliste bon à tout faire, de la littérature italienne, dont il semble connaître surtout les milieux et les personnes qui l’honorent pendant ses séjours en Italie, je comprends moins pourquoi M. Pierre de Bouchaud ou Mme Jean Dornis sentent le besoin de donner de temps en temps des livres sur la littérature italienne qu’ils connaissent et représentent d’une manière toute superficielle et surannée, et à laquelle ils enlèvent de la sorte toute importance idéale et réelle. Dans ce volume sur Michel-Ange et Vittoria Colonna, il n’y a pas un seul aperçu intéressant ou nouveau, sur la psychologie admirablement mystérieuse du Titan nerveux de la Renaissance, et sur celle de la grande « gentildonna » poétesse. Cette psychologie est encore entièrement à faire.

Memento §

Giovanni Papini. Parole e sangue. Perrella. Naples. — E. A. Marescotti. Il fiume. Libreria Editrice Milanese. Milan. — Vittorio Marvasi. Afrodite. Inni. Casa Ed. Nazionale. Rome. — Antonio Rubino. Versi. S. E. L. G. A. Milan. — Francesco Scaglione. Le Litanie Liriche. Bideri. Naples. — Luigi Siciliani. L’Amore oltre la Morte e altre poesie. Quintieri. Milan. — Clarice Tartufari. Il giardino incantato. Novelle. Armani et Stein. Rome. — Enrico Pea. Fole. Industrie Grafiche. Pescara. — A. Calcara, Eros. Tip. Ed. Sociales. Sulmona. — G. M. Colosi. Le Musiche dell’anima. Il Logudoro. Cagliari.

Études : E. Levi-Malvano, Montesquieu et Machiavel. Champion. Paris. — Edmondo Clerici. Giovita Scalvini. Milan. — Raccolta Vinciana. Comune di Milano. — G. Biuso. Prolegomeni ad una Psicodinamica. Albraglio, Segati et C. Milan. — Dott. Federico Sternberg. La poesia neo-classica tedesca et le Odi Barbare di G. Carducci. Mosettig. Trieste. — G. L. Passerini. Il Vocabolario della poesia Dannunziana. Sansoni. Florence. — Altoviti Avila. Una lettera di Lamartine a Giov-Batta Niccolini nel 1846. Tip. Roma. Rome. — D. Bufferetti. Giovanni Pascoli. Libr. Ed. Milanese. Milan. — Aldo Ravà. Lettere di donna a Giacomo Casanova. Treves. Milan.

Échos.
Une lettre de M. Édouard Dujardin à propos de « Marthe et Marie » §

Tome XCVIII, numéro 361, 1er juillet 1912, p. 219-224 [220-221].
Mon cher ami,

Voulez-vous me permettre de résumer le petit différend que je viens d’avoir avec M. Gabriel d’Annunzio ?

Le 24 mai, les journaux quotidiens publiaient l’information suivante :

Une grande première littéraire :

Tout le monde se rappelle le retentissement qu’ont eu, il y a quelques années, les représentations d’Antonia, le drame symbolique de M. Édouard Dujardin, notamment au théâtre du Vaudeville.

Le sympathique écrivain vient de mettre la dernière main à une nouvelle pièce, en prose cette fois, intitulée Marthe et Marie, qui va être représentée prochainement dans des conditions particulièrement brillantes.

Le surlendemain paraissait dans les mêmes journaux une note émanant, semblait-il, de M. Gabriel d’Annunzio :

De passage à Paris, je lis dans votre très honoré journal que M. Édouard Dujardin va faire représenter prochainement une pièce intitulée : Marthe et Marie.

Je vous prie de vouloir bien signaler à vos lecteurs que j’ai traité avec M. Gabriel d’Annunzio pour un drame évangélique, portant le même titre. La chose ayant été annoncée en son temps et rendue publique, j’entends revendiquer tous les droits de la priorité.

Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, l’hommage de mon profond respect.

MANZONI.

M. Dujardin répondait le surlendemain par la lettre suivante :

Quelques journaux m’apportent, parmi les ombrages de Fontainebleau, la réclamation de M. Gabriel d’Annunzio, concernant la priorité du titre Marthe et Marie.

Il m’est difficile de comprendre comment un titre aussi général pourrait devenir une propriété particulière ; mais il m’est encore plus difficile d’imaginer comment mes modestes essais dramatiques pourraient faire obstacle à la gloire mondiale de M. d’Annunzio.

Je puis d’ailleurs rassurer celui-ci en l’informant que ma pièce, loin d’être un « drame évangélique », se place à l’époque de la Renaissance Italienne et que le titre Marthe et Marie est purement symbolique.

Croyez, etc…

Quelques jours plus tard, le Figaro publiait une note résumant une lettre de M. d’Annunzio où celui-ci désavouait M. Manzoni. Croyez, mon cher ami, à mes meilleurs sentiments,

ÉDOUARD DUJARDIN.

Tome XCVIII, numéro 362, 16 juillet 1912 §

Le voyage de Montaigne et l’évolution du sentiment du paysage. Essai de psychologie sociale §

Tome XCVIII, numéro 362, 16 juillet 1912, p. 298-317.

I §

Au xvie siècle, les Français voyagent beaucoup plus qu’au siècle suivant. Ils visitent surtout l’Italie. Le xviiie voit reprendre le goût des voyages. Cette fois, si l’Italie garde encore la préférence, l’Angleterre la lui dispute, et le domaine général de la curiosité s’étend.

L’italianisme du xvie siècle semble la principale raison du tourisme à cette époque. Nous appelons tourisme l’ensemble des voyages inspirés par le désir de s’instruire, de s’amuser, de se divertir, de sacrifier à la mode, de se procurer des jouissances esthétiques ou morales, voire même physiques, de cultiver son esprit, son âme ou sa santé. C’est plus précisément que la culture de la santé, celle du corps, la culture de l’élégance du corps, de son adresse, de sa vigueur, qui attire en Italie, au xvie siècle, la plupart des touristes français. Les jeunes gentilshommes allaient à Rome et à Padoue apprendre l’escrime, la danse, l’équitation.

Nous y… vismes [à Padoue], dicte Montaigne au domestique qui lui sert de secrétaire, les escoles d’escrime, du bal, de monter à cheval, où il y avoit plus de çant gentilshommes François ; ce que M. de Montaigne contoit à grand incommodité pour les jeunes homes de notre païs qui y vont, d’autant que cette société les acoustume aux mœurs et langage de leur nation, et leur ote le moïen d’acquerir des connoissances étrangères40.

Lorsqu’un voyageur s’instruit pour son développement personnel, pour sa culture, il est touriste ; lorsqu’il poursuit la solution d’un problème plus utile à l’enchaînement de la science qu’à l’élévation de son esprit, et dont sa personnalité se trouvera moins enrichie que la somme des connaissances de son temps, il fait un voyage scientifique. Le plus souvent les jeunes Français du xvie siècle ne portaient en Italie aucune espèce de curiosité.

Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voyla à se r’alier ; et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voyent. Pourquoy non barbares, puis qu’elles ne sont Françoises ? Encore sont ce les plus habilles, qui les ont recognües, pour en mesdire. La plupart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrez, d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendans de la contagion d’un air incogneu41.

Montaigne, dans son voyage en Italie, était accompagné de quatre jeunes gens : son frère, sieur de Matecoulon, âgé de vingt ans ; le sieur de Caselis ; Charles d’Estissac et M. du Hautoy avec plusieurs domestiques.

Le plesir qu’il prenoit à visiter les païs inconnus, lequel il trouvoit si dous que d’en oublier la faiblesse de son eage et de sa santé, il ne le pouvoit imprimer, à nul de la troupe, chacun ne demandant que la retrete42.

Aussi regrette-t-il d’être « forcé de goûter ces biens seul et sans communication43 ». Bien qu’il ne repassât jamais par le même chemin, et ne vît jamais deux fois même lieu (aversion dans laquelle il marquait, outre l’économie du sage, un trait assez connu de la psychologie des vagabonds), « on se pleignoit de ce que il conduisoit souvent la troupe par chemins divers et contrées, revenant souvent bien près d’où il étoit party (ce qu’il faisoit, ou recevant l’avertissement de quelque chose digne de voir, ou changeant d’avis selon les occasions)44 ».

Ces jeunes gens si peu curieux que le philosophe menait avec lui, en quoi méritent-ils aujourd’hui le nom de touristes ? Les Français n’étaient pas encore le peuple le plus sportif du monde, que l’ancien régime les vit plus tard. On conçoit aisément qu’ils trouvassent plus d’avantage à passer les Alpes pour se placer sous l’enseignement des maîtres italiens qu’à faire venir ces maîtres chez eux. La mode cependant et, nous l’avons dit, l’italianisme de l’époque, répandu par le succès des lettres toscanes, par la cour de Catherine de Médicis, par l’enthousiasme pour les beaux-arts, enfin, que nombre de Français et, en particulier, le père de Montaigne, avaient rapporté de la campagne d’Italie, entraient pour beaucoup dans les « facteurs » de leur exode. Si, en sacrifiant à ces influences sociales, d’autant plus actives sur eux, peut-être, qu’elles n’occupaient pour ainsi dire que la superficie des mœurs du temps, Matecoulon et ses camarades cessaient d’en accepter les meilleurs effets dès qu’ils avaient franchi la frontière, c’est qu’à ce moment, comme on prête peu de voilure à des vents incertains, leur esprit devant la nouveauté des souffles étrangers s’affermissait sur ses dispositions les plus profondes, les plus constantes. Elles tendaient à leur faire envisager chaque chose du point de vue, inconscient chez eux, de la sociabilité et de la civilisation, du point de vue de « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas », d’un point de vue collectif et, au vrai sens du mot, social.

De tout temps les Français avaient adopté comme critère de la valeur d’un acte la notion de sa conformité aux tendances de la société, aux tabous, aux suggestions, à l’ensemble des caractères « obligatoires » du milieu. De là la primauté, unique au monde par sa durée et par l’universalité des objets qu’elle embrasse, de la civilisation française ; de là la puissance assimilatrice que la France exerce sur les races et les peuples étrangers, soit qu’elle les absorbe en elle, soit qu’elle exporte chez eux ses exemples vitaux ; de là la création, par les provinces méridionales, du sentiment de « l’honneur », qui forme l’une des innovations les plus spécifiquement sociales de l’histoire ;, de là la « gratuité » française de certaines vertus, dont le Roman nous offre un témoignage significatif bien que complexe dans le personnage d’Alissa comme Précieuse (la Porte Étroite) ; de là le développement de l’esprit de corps ; de là le sens aigu du ridicule ; de là, le perfectionnement de la politesse ; de là, l’art de la conversation ; de là, le manque d’esprit de liberté, et le transport de toute la notion de liberté dans les institutions les plus extérieures à l’individu, les institutions légales ; de là, la faveur assurée à ce que le xviie siècle nommait, en un sens tout laudatif, la « médiocrité » du jugement ou de l’âme ; de là, en particulier, la sympathie pour la disposition mentale à ne prendre des choses et des êtres que ce qu’on en peut aisément mettre, en commun, l’aspect par lequel ils prêtent à la moquerie, au comique facile, à la gauloiserie, aux passions légères ; de là, l’engouement collectif, et la puissance du brusque revirement des foules ; de là, la vanité, entre toutes les passions la plus vide de contenu personnel ; de là, l’épargne, forme la plus sociale de l’égoïsme ; de là, dans les lettres, le théâtre comme expression classique de la race ; de là, une conception toute mitoyenne du sublime, fondé sur des conflits, sur des conflits d’une nécessité plus dérivée qu’essentielle, casuels sinon casuistiques, et dans lesquels on voit partout l’ombre du spectateur s’étendre entre les personnages et leurs actes ; de là, dans les beaux-arts, plus d’art que de poésie ; de là, en poésie même, une inclination à l’éloquence plutôt qu’au lyrisme ; de là, en politique, la tendance à attendre du gouvernement tous les biens, et à le rendre responsable de tous les maux ; de là, dans l’histoire militaire, l’idée que les chefs trahissent inséparable de l’idée de la défaite ; de là, dans l’évolution du droit, plus d’innovation que chez les Anglais, dont le conservatisme intervient comme une protection de l’individu à l’égard du législateur et du juge, et plus de traditionalisme d’origine savante et de forme systématique ; de là, dans les relations civiles, l’absence de respect qu’entraînent toutes les marques d’excentricité, à quelque détail qu’elles se bornent ; de là, au moyen-âge, transportant jusque dans le domaine de la passion des arrêts collectifs, les étranges « Cours d’Amour » dont la législation compliquée réglementait toute la vie amoureuse. De là, enfin, la forme du langage : tandis que la syntaxe allemande moule sur l’état psychologique du sujet parlant un discours, synthétique comme les opérations de la conscience, qui nous livre la tension même de la vie mentale de l’orateur, et ne s’éclaire pour nous qu’en bloc, lorsque, possédant le dernier terme de son mouvement, nous nous plaçons au centre, pour ainsi dire- de son unité indiscriminable ; tandis que le style italien, gouverné dans sa forme par la rotondité latine de la période boccacienne, dans le fond se moule sur les objets ; comme la syntaxe allemande se moulait sur le sujet, énumère toutes les circonstances, n’a garde de s’en tenir à l’idée générale, ni de se dégager des replis et des sinuosités de la chose décrite ou de l’affaire racontée, ni d’éviter un détail, et réalise en somme le même individualisme, transporté dans la diversité des êtres et des aspects sensibles du monde, que l’allemand consacre à l’unité du sujet parlant ; tout au contraire le langage français, s’opposant par son caractère principal au double individualisme, le premier subjectif, le second objectif, des précédents, s’applique tout entier à rencontrer l’esprit des auditeurs et à marcher de pair avec lui. Il subordonne tout son comportement à la nécessité d’être compris dans chacune de ses parties à quelque endroit qu’on le prenne, bien plus, à l’agrément de faire pressentir ce qui suit (« les mots d’une langue bien faite s’appellent naturellement l’un l’autre », dit Laromiguière), il enfante, comme l’organe crée quelquefois la fonction, la symétrie des œuvres classiques, les sujets « à pendant » où chacun des deux termes, répétition ou négation de son voisin, semble n’offrir qu’une existence de juxtaposition ; analytique et intellectuel, il marque le triomphe de l’« esprit ».

La conformité d’un acte aux coutumes du milieu social prise, inconsciemment ou non, comme critère de la valeur ou de la qualité de cet acte, s’entend naturellement, pour des jeunes gens sans critique, dans le sens de la conformité aux usages du milieu social auquel ils sont habitués. Il ne se pouvait donc que les compagnons de Montaigne trouvassent rien de bien en Italie. Les philosophes n’avaient pas encore répandu l’idée que la sagesse est, en Chine, la vertu chez les derniers sectateurs de Zoroastre, les poètes n’assuraient point que la beauté de l’univers varie, ni qu’elle brille partout. Du Bellay, à la même époque que Montaigne, ne parle de l’Italie que pour regretter « la douceur angevine ». Il écrit un volume de plaintes. Rabelais s’en tient à quelques réflexions sur la salade, et à la description d’une fête qu’il eût pu voir en France. Brantôme ne dit rien. La mode menait par-delà les Alpes Matecoulon et ses amis. C’est ce qui nous permet de les appeler touristes. Mais les causes de l’italianisme du temps étaient bien différentes de celles qui engageaient à l’accepter. Phénomène si général dans les mouvements sociaux qu’il a donné lieu à l’usage, presque à la règle, des politiques, de ne point invoquer les vrais mobiles de leurs propositions. Les lettres, la cour, la guerre avaient répandu en France la langue toscane et l’estime pour les ouvrages des artistes de la péninsule. C’est pourquoi Matecoulon, sans doute « de ces hommes auxquels ma condition, dit Montaigne45, me mesle plus ordinairement, gens qui ont peu de soing de la culture de l’âme, et ausquels on ne propose pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection que la vaillance », se servait de l’escrime italienne lorsque, second dans un duel, il tua le baron de Salligny à quatre milles de Rome, et le premier de Salligny, le jeune la Vilatte ; et c’est pourquoi le jeune d’Estissac, compagnon, nous l’avons vu, de Matecoulon, s’aidait encore de l’escrime italienne lorsque, second dans un duel, il se fit tuer « sur le chemin d’entre Monrouge et Vaugirard », dit Brantôme46.

Nos jeunes gens, dans cet ennuyeux voyage qu’ils menaient, à vingt ans, et avec Montaigne, par la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, n’avaient pas, bien qu’ils allassent à cheval, la ressource d’admirer la beauté si touchante et si variée du paysage. Cette forme du sentiment de la nature n’existait pas à leur époque. Ce n’est pas qu’on n’en trouve des marques sincères, dès le quinzième siècle, dans les œuvres latines de Sylvius Æneas. Mais les descriptions de paysages que nous avons de ce pape restèrent sans influence.

On a voulu voir une trace du sentiment de la nature au moyen-âge dans le choix de l’emplacement des monastères. Cette hypothèse, peut-être attribuable au talent de Montalembert, ne va pas sans irréflexion. En effet, les monastères médiévaux s’élèvent souvent sur l’emplacement d’un lieu de culte, consacré par la faveur populaire, dont les origines religieuses s’absorbent dans le paganisme. Ces lieux d’une piété séculaire, où les premiers missionnaires se plaisaient à voir le christianisme succéder à l’idolâtrie et en occuper, pour ainsi dire, le trône, étaient généralement élevés. Après, d’un accès difficile, mystérieux par conséquent, et, dans la conception des anciens, horribles, ils frappaient d’autant plus l’imagination qu’ils dominaient la contrée et que, comme des héros fabuleux, on les connaissait d’autant moins qu’on les apercevait de toutes parts. La pluralité de ces montagnes « vouées », la force des exemples chrétiens firent que la mode s’établit pour les monastères d’élire les hauts lieux. Mode favorisée par l’ascétisme des moines, comme par l’utilité d’un isolement relatif, comme encore par les nécessités de la défense fortifiée, comme enfin par les mérites acquis aux pèlerins, aux visiteurs, au cours d’une ascension pénible. Les sommets permettant, par un effet auquel on n’avait point pensé, de découvrir de découvrir une belle vue ; il n’en fallut pas davantage pour fonder plus tard un argument d’une historicité douteuse. La tradition semble en définitive la seule raison originelle de l’élection de l’emplacement des monastères. Moins influent qu’elle, l’ascétisme se montre cependant assez puissant pour inspirer à celui de tous les saints qui fut le plus ami de l’allégresse de la nature le choix de l’affreux ermitage de l’Alverne dont on peut lire une belle description dans la traduction par Téodor de Wyzewa des Pèlerinages franciscains de Joergensen.

Certes, le moyen-âge admira souvent la nature, dans ses objets de premier plan, mais, ainsi que l’avait reconnu Burckhardt (Civilisation en Italie, t. II), non pas dans ses horizons étendus, non pas dans ses paysages. Le faîte des montagnes n’éveillait qu’une terreur superstitieuse47.

Il est digne de remarque que la peinture de paysages inventée en Wallonie, contrée aux horizons particulièrement restreints, par Patenier († 1542), de Dinant, et avant lui par les frères Hubert et Jean d’Eyck, au pays de Liège ; ces deux derniers étaient déjà des artistes consommés lorsqu’ils quittèrent Liège pour se fixer en Flandre, où leur nom subit une traduction demeurée dans la germanisation de la particule.

Quelle est la correspondance entre l’état du sentiment du paysage chez les maîtres de la peinture et dans le public ? S’il est difficile de reconnaître, avec la critique biographique, dans la personne du plus grand paysagiste du xviie siècle, celle d’un débile mental, on doit cependant admettre que l’ignorance de la vie du temps si marquée chez Claude Gelée ne permet de considérer les œuvres de ce créateur que comme l’expression sporadique d’une sensibilité instinctive aussi réelle qu’historiquement adventice. Ruysdael était « si absolument méprisé que les marchands vendaient ses tableaux cinq ou six florins48 ». Peut-on, à certaines époques, aimer un paysage peint comme on aime la peinture de l’avarice, sans aimer l’avarice elle-même ? L’histoire du goût n’est pas assez avancée pour que l’examen de l’évolution d’un genre permette au critique cantonné sur ce terrain de répondre à la question. Il faut constater un fait comparatif, dont on ne saurait, d’ailleurs, tirer de conclusions : certains sentiments peuvent être évoqués par l’un des beaux-arts en restant étrangers à d’autres beaux-arts dont les nécessités techniques n’appellent cependant pas cet exclusivisme. Les neuf Sœurs ne cheminent pas toujours ensemble. Le sentiment maternel a inspiré dans la peinture une foule d’œuvres délicieuses ou sublimes. Dans la littérature, au contraire, il n’a formé l’objet particulier d’aucune œuvre du premier ordre. Le sentiment filial nous a donné la touchante figure d’Antigone ; le sentiment paternel à son degré extrême est fixé dans le type du Père Goriot par l’incomparable génie de Balzac, et le même sentiment devient dans Lear la principale matière du chef-d’œuvre de Shakespeare. Mais, tant est grand le pouvoir de l’imitation au chapitre des lettres, le premier littérateur n’ayant pas parlé de la Mère, le dernier ignore son magique royaume. Tandis qu’en peinture la représentation du sentiment maternel dérive de la tradition chrétienne organisée dans le culte de la Vierge Marie, les lettres, continuatrices de la tradition antique dont le flot les abreuve à toute époque renouvelé, semblent décrire un monde où l’activité maternelle occupe une place effacée.

Si Balzac et Shakespeare se sont bornés à la représentation de l’amour paternel, est-ce comme cet ancien qui, désespérant d’atteindre, dans un groupe, à la suprême expression d’un sentiment gradué sur les physionomies, voilà la tête de son principal personnage ? Nous ignorons si le silence de ces deux grands hommes recèle un hommage à l’élévation de la passion maternelle. On ne saurait davantage déduire de la considération de la faible place que le sentiment maternel tient dans notre littérature l’opinion qu’il n’en remplit pas une plus grande dans les jugements de valeur de notre société.

Mais il en va tout autrement, à ce dernier égard, d’un sentiment tout esthétique, comme celui de la beauté des paysages, qui, par sa nature même, appelle son expression dans les ouvrages des écrivains et des poètes.

Les guides mêmes ne parlent pas des paysages, aux xvie, xviie et xviiie siècles. J’ai eu entre les mains des centaines d’ouvrages français de ces trois siècles sur l’Italie et ses « délices ». Les plus anciens énumèrent dans leur titre, qui forme une sorte de catalogue, tout ce que l’on peut trouver dans le corps du livre : habitants, mœurs, villes, fleuves, montagnes, richesses naturelles, églises, monuments, etc. Jamais ils ne disent mot des sites, des paysages, des beautés naturelles.

Nous ne regrettons plus leur mutisme, du jour où nous entendons ce mot leur échapper. Le président de Brosses était homme d’esprit, et d’une intelligence dont la diversité n’eut d’égale dans son temps que celle de Voltaire ; il devança ce temps par sa théorie historique du fétichisme, qui a pris aujourd’hui le pas sur celle des contemporains ; pas beaucoup plus poète qu’on ne l’était à son époque, il l’est cependant assez pour pleurer devant la Nuit de Noël du Corrège, ce poète de la peinture ; enfin ses Lettres d’Italie (1730 et 1740) restent le meilleur ouvrage qu’on eût écrit jusqu’alors sur le sujet. C’est dans celle consacrée au voyage entre Vicence et Padoue, que le président faisait en poste, que je trouve ce significatif éloge : « Il n’y a point de décoration d’opéra plus belle ni mieux ornée qu’une pareille campagne. » Réflexion par laquelle le bel esprit que fut Brosses croyait évidemment incliner au paradoxe, et que l’on situera à côté de la page où Mme de Sévigné donnait en mille à découvrir la couleur des feuilles de ses bois, qui, l’automne venu, étaient rouges.

Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, les Suisses se trouvaient malheureux d’habiter un pays aussi affreux que le leur. Le sentiment général sur le paysage suisse, déjà exprimé par César dans ses Commentaires, était l’horreur. Il fallut qu’un pasteur nommé Bridel, inspiré par l’influence de Rousseau, convainquît ses compatriotes de la beauté de leurs sites, que l’ossianisme et le romantisme achevèrent de mettre à la mode.

« La plupart des sentiments sont des traditions ; nous les éprouvons parce qu’ils nous ont précédés », disait Napoléon49.

Et ailleurs : « Tout est convention parmi les hommes, jusqu’à des sentiments qui sembleraient ne devoir venir que de la nature50. »

Et en effet, rien de plus rare que de sentir par l’original de notre âme. Il n’est point de réalité si puissante et si belle, ni d’aspect si pressant du monde, qu’ils ne nous laissent aveugles, jusqu’à ce que quelqu’un d’entre nous nous les ait révélés.

II §

Point d’intelligence du monde chez ceux que le beau n’émeut pas. Mais rien n’est dans l’intelligence même qui puisse semer sa trace, ni d’ailleurs la livrer. Un pain plus substantiel la marque ; à l’enfant qui cherche la maison paternelle la consentent parfois les oiseaux du ciel.

— Les hommes laids montrent souvent une conception pessimiste de l’univers, témoins, pour ne citer aucun contemporain, Schopenhauer et Leopardi.

Leur malheur, cependant, s’il faut en croire l’opinion publique, n’est pas grand. On s’accorde à dire que la beauté chez un homme demeure sans importance. On ne craint pas de témoigner que l’on ne sent qu’une beauté basse, en ajoutant que la bêtise est commune parmi les hommes beaux. Enfin, le souci manifeste de la beauté personnelle, chez un homme, inspire, sous une forme ironique, la réprobation générale. Réprobation justifiée, mais non point par les mobiles qui la déterminent : le souci de la beauté ne paraît pas sans trahison, et s’il faut, comme dit un conte d’Andersen, souffrir pour être belle, l’art doit exiler l’effort.

On conçoit que les hommes tiennent à grief un air noble et charmant. Ils ont leurs raisons pour cela. Sage et moyen parti, que la condamnation de la beauté. L’étrangère exceptée : on la permet à une esclave, plus volontiers qu’à son compagnon. Mais que les femmes acquiescent au truisme la plus contraire à leur instinct, et quand tout l’avenir de la race les en détourne ; qu’on entende la plus poétesse, sinon la plus poète, dire : « Pourvu qu’un homme ne soit pas trop laid, pourvu qu’il soit droit, bien bâti… », et que ce soit la seule proposition où elle juge comme sa cuisinière ; voilà qui aurait de quoi nous surprendre, si nous ne savions combien ce sexe s’éloigne de penser autrement que par le nôtre.

Brummel, le dandie anglais, cherche à déconcerter, voire à choquer. Orsay, le dandie français, cherche à plaire. Ce n’est ni la surprise, ni le charme, que suscita l’élégant de la Renaissance. Contemplez les traits de Léonard de Vinci, qui passait pour le plus bel homme de son temps. Ils ne peuvent inspirer que l’admiration. Ce sentiment n’est plus à la mesure des âmes. Les physionomies qu’a modelées, et quelquefois usées, le feu de la passion perdent en régularité, en symétrie : elles ne gagnent qu’en sublime. Qui rendrait à notre monde le divin caractère de la tête d’Alexandre ne nous rendrait point des esprits préparés à la ferveur. On goûterait Antinoüs, à supposer qu’on le reconnût. Léonard serait rébarbatif.

Les hommes, en effet, ne voient de la beauté que les caractères dont ils se peuvent servir, et qu’ils appréciaient d’abord. Quels sont ceux qui, en un siècle si peu paysagiste, ont pu séduire Montaigne, lorsque, engouffré tout à faict dans le ventre des Alpes, il se plaît si fort au paysage qu’il nous en laisse une description unique jusqu’alors par l’attention soutenue dont elle témoigne chez un littérateur aux aspects étendus de la nature ?

De là (dit-il), nous trouvâmes un vallon d’une grande longueur, nu travers duquel passe la rivière d’Inn, qui se va rendre à Vienne, dans le Danube (sic). On l’appelle en latin Ænus. Il y a cinq ou six journées par eau d’Insprug jusques à Vienne. Ce vallon sembloit à M. de Montaigne représenter le plus agréable païsage qu’il eut jamais veu ; tantôt se resserrant, les montaignes venant à se presser, et puis s’eslargissant asteure de nostre coté, qui estions à mein gauche de la riviere, et gaignant du païs à cultiver et à labourer dans la pante mesmes des mons qui n’estoient pas si droits, tantôt de l’autre part ; et puis découvrant des pleines à deux ou trois estages l’une sur l’autre, et tout plein de beles meisons de jantil’homes et des eglises. Et tout cela enfermé et emmuré de tous cotés de mons d’une hauteur infinie51.

Ce paysage inspirait à Montaigne un commencement de plaisir esthétique. Tout d’abord, il était « tout plein de beles meisons de jantil’homes et des églises ». Point trop de sauvagerie, par conséquent ; pas tant de naturel qu’on ne se sentît en pays habité, et, chose pas dédaignable, bien habité. Les monts « d’une hauteur infinie » inspirent un plaisir de curiosité ; ils étonnent le voyageur, qui n’est pas fâché de son étonnement, puisqu’il l’exagère un peu. M. de Montaigne, fort grand badaud, qui ne dédaignait point « faveurs venteuses » du sort, et se plaisait à faire peindre pour, les hôtelleries « l’escu de ses armes », se savait sans doute bon gré d’être là52. Ces monts, d’ailleurs, qui « emmurent » le paysage, rendent le trait net et les espèces faciles. Mais la variété de la vue, avec ses montagnes « tantôt se resserrant, et puis s’eslargissant », surtout flattait l’œil de M. de Montaigne. Jamais, d’ailleurs, il n’avait vu à la fois tant de surface terrestre. Car le paysage des Alpes, tel qu’il prend soin de nous le décrire, enferme dans le rayon d’espace dont l’étendue reste perceptible au sens visuel des strates « à deux ou trois estages l’une sur l’autre », qui permettent d’embrasser d’un regard plus de plans que nulle part ailleurs. La vision de M. de Montaigne se trouvait donc le mieux du monde remplie et excitée, et l’on conçoit que le paysage ait été « agréable » à cet excellent écrivain, tandis que le seul qualificatif de beauté se trouve dans son tableau réservé aux « meisons ».

Il faut bien se garder, dans la lecture des auteurs du passé, de prêter aux mots un sens qu’ils n’offrent pas. Lorsque Munster, dans sa Cosmographie universelle (1556), sorte de Bædeker du temps, que Montaigne regrettait de n’avoir emporté avec lui non plus qu’aucun autre ouvrage, écrit (p. 147) : « Italie a une seule montaigne, qui est fort excellente et notable… Or, cette principale montaigne est appelée le mont Apennin… », il n’exprime pas un sentiment naïf, mais il entend, par cette « excellence » et cette « notabilité », que les Apennins sont hauts et qu’ils tiennent de la place, remarque doublement conforme à l’objet de son métier de géographe.

Ces impressions de Montaigne dans les Alpes, bornées à la partie purement physique du plaisir esthétique, marquent-elles la limite de l’art des peintres paysagistes antérieurs à Jean-Jacques ? Moins coloriste et moins lumineux que Claude Gellée, avec lequel il peignait dans la campagne romaine, le Poussin, en prêtant à celui-ci le goût des personnages, en permettant ainsi à son compagnon l’expression de la vie des ports, en lui offrant l’exemple de cet air historique, si conforme au goût du temps, dont les ruines environnantes répandaient l’occasion, favorisa-t-il le succès de tableaux plus remarquables par des éléments originaux dont les contemporains ne prirent jamais l’intuition, ni le créateur la conscience ? — Put-on, d’autre part, assister au curieux phénomène social d’une imitation où, le métier devenant la clef exclusive des vérités échangées, le maître s’instruisait quant au paysage naturel, chez l’élève, de ce que précisément celui-ci n’avait jamais conçu, la notion de l’effet ? Pour cette dernière hypothèse, nous la verrons, chemin faisant, infirmée.

Quoi qu’il en soit, tout de même qu’au vingtième siècle on peut sentir la poésie de la nature sans voir la nature, au dix-septième siècle le peintre pouvait voir le paysage et l’interpréter à un point de vue artistique sans en sentir la poésie. Cournot eût distingué dans ces deux dissociations la matière d’une application spécieuse du système des variations équidistantes. Nous trouvons un exemple du premier cas dans les mémoires d’Hélène Keller. Hélène Keller, née en 1880, devenue aveugle et sourde à l’âge de dix-huit mois, put néanmoins apprendre le latin, le grec, le français, l’allemand, et sa langue maternelle, l’anglais ; douée d’un esprit élevé et poétique, elle a publié plusieurs ouvrages. « C’est, écrit-elle, au mois de mars (1893) que nous allâmes visiter les cataractes du Niagara… J’y sentis l’air ambiant vibrer et la terre trembler sous mes pieds. Il semble étrange à bien des gens que j’aie pu être impressionnée par les merveilles du Niagara… Quelle signification peut avoir pour vous la beauté de ce spectacle et le fracas de ces chutes ? Une signification grandiose comme l’amour, la religion, la bonté, que, pas plus que moi, personne ne peut sonder et définir53. » Hélène Keller, grâce à son infatigable ardeur à la lecture, avait subi indirectement l’influence de Rousseau, l’homme de lettres qui a exercé le plus d’influence sur l’univers. Rien d’étonnant à ce que, malgré son jeune âge, elle ait senti la sauvage beauté d’un aspect de la nature dont les sens tactile, musculaire et cœnesthésique lui livraient, puissamment l’étroite et haute représentation. À un âge plus tendre encore, s’il nous est permis de rappeler ici un souvenir personnel, nous étions surtout frappé, dans la description des chutes du Niagara par Chateaubriand, des traits que le chantre inimitable du désert arabe et des solitudes américaines emprunte, précisément, à l’ébranlement de l’air, emportant dans ses replis l’aigle et le carcajou. Il est remarquable, pour le dire en passant, que dans l’état singulier connu sous le nom de fièvre de canon, expérimenté par Goethe à Valmy, et dont l’étiologie, d’après le tableau de cet écrivain, doit être cherchée dans les déplacements d’air traduits auditivement, la distinction des couleurs s’abolisse au profit d’une sensation de monochromie générale des objets : « On eût dit, écrit Goethe, que le monde s’était tout à coup teint d’un rouge brunâtre54 » : comme si la loi de balancement des organes, formulée en 1830 par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire dans ses Principes de philosophie zoologique, mesurait parfois aussi un balancement des sensations, par lequel Hélène, affranchie, en quelque sorte, de la vue comme de l’ouïe, se trouvait dans des conditions privilégiées pour discerner la beauté particulière aux chutes du Niagara. — En nous plaçant sous les grosses cloches du beffroi de Bruges pendant leur mouvement, nous avons ressenti un état d’ivresse générale très agréable indépendante du facteur musical. Ce phénomène, vraisemblablement excitateur de l’imagination esthétique, doit être rapproché de celui que l’enfance, dont les réactions biologiques, et probablement les centres de régulation thermique, offrent un maximum d’activité, éprouve, dans les tempêtes, sous l’étreinte du vent. Ces diverses observations contribuent, aux yeux du naturaliste qui démêle la communauté des lois de la vie sans sacrifier l’originalité de leurs objets, à mettre en lumière le cas d’Hélène Keller.

Tout de même, disons-nous, que la jeune fille introduisait dans le contenu sensationnel de ses perceptions un élément d’ordre social, et que cette synthèse lui livrait le concept de la beauté de la nature invisible, le paysagiste du xviie siècle, pour n’avoir pas fait cette synthèse, restait étranger à l’élément le plus humain du paysage, à sa poésie même. Le mérite de chacun des arts se développe de sa propre essence et doit être considéré sous le point de vue de son idiosyncrasie. Cette vue générale se trouve particulièrement confirmée par l’observation de la personne des peintres paysagistes, de leur esprit, par la vie journalière à leurs côtés. Sans doute, le peintre du dix-septième siècle ne voyait pas seulement dans le paysage une occasion de mettre en jeu la technique de l’artiste ; le paysage l’intéressait par lui-même, mais d’une façon, sinon précisément décorative, tout au moins, exclusivement picturale. Le tableau de Moïse sauvé des Eaux, du Poussin, offre un exemple crucial de cette conception, où la nature n’existe, si l’on peut dire, qu’en fonction de ses volumes et, plus particulièrement, de ses surfaces. Tandis que l’attitude conventionnelle des personnages — d’une convention qui recouvre, bien plutôt qu’elle n’exclut, la vérité profonde inhérente aux ouvrages du beau — exprime, selon l’esthétique de l’époque, l’importance que l’artiste attachait à cette partie essentielle de son œuvre, un sentiment très juste des lois de la composition l’a porté à traiter les éléments d’intérêt d’une valeur secondaire et inférieure, c’est-à-dire les eaux et le paysage, comme des êtres à propos desquels le créateur ne révèle point sa propre personnalité, auxquels il se borne à prendre sans leur rien donner, moins d’ailleurs pour lui-même qu’en faveur des héros de la scène — tel un prince qui prélève des impôts sur la plèbe pour combler ses favoris. C’est pourquoi, précisément, nous sommes si singulièrement émus devant la pénétrante poésie des eaux du Moïse sauvé, dont le calme et les moires, copiés par l’artiste du xviie siècle avec d’autant plus de force qu’il restait étranger (et pour cause) à tout souci de l’effet et qu’il n’était pas jusqu’à sa technique qui ne gagnât dans cette objectivité, exercent sur l’homme moderne la fascination de la nature, l’attirance des eaux immobiles et profondes, pareilles au visage de l’amour véritable, qui, dit Guido Orlandi, « ne pleure ni ne rit » :

Amor sincero non piange ne ride.

Tout au contraire, lorsque le Poussin peint dans le Déluge un cataclysme naturel auquel son tragique extrême et sa valeur historique et religieuse lui permettaient d’attribuer une importance dont on retrouve le témoignage dans l’indéniable sublimité de la composition, nous avons un tableau plus beau dans la gravure que par l’original, à peu près comme les Botticelli plus suggestifs en photographie. Tant est vraie la remarque d’un penseur rarement mieux inspiré :

Les anciens représentent l’existence, tandis que nous représentons ses effets ; ils peignent le terrible, nous peignons terriblement ; ils décrivent l’agréable, nous décrivons agréablement, etc. Et voilà pourquoi nous tombons si souvent dans l’exagération, dans le maniéré, dans le prétentieux, dans l’enflure, car lorsqu’on ne travaille que pour l’effet, on croit ne pouvoir jamais le rendre assez sensible55.

III §

La beauté du paysage chez les antiques consiste en ce qu’il donne du plaisir ou du bonheur aux passions de l’homme. Bien qu’il ne faille point se méprendre sur le pessimisme grec, méconnu par la généralisation tainienne, et bien que les erreurs dérivées d’une conception alexandrinique du monde antique ne trouvent plus aujourd’hui de sectateurs, il n’est pas douteux cependant que si l’on met à part les paysages considérés par le poète antique comme horribles et dont tout l’intérêt vient de la lutte soutenue par l’homme contre leur aspect ou leurs éléments, si l’on réserve quelques vers de la basse latinité où l’auteur barbare célèbre le retour dans la patrie, et les lieux de son enfance au charme fait de souvenir, si l’on excepte encore le didactisme des descriptions topographiques renforçant par leur précision locale, un peu comme des pièces à conviction, la vie et le crédit d’un récit légendaire, l’antiquité ne s’intéressait au paysage que dans la liaison de ses caractères avec les besoins, tour à tour les plus élémentaires et les plus élevés, de la volupté. Déjà dans Homère nous voyons un héros assurer qu’il ne se répand point en paroles vaines, comme les amoureux devisant « du chêne et du rocher ». Cette expression, où il serait hypothétique de voir un témoignage de corrélation entre l’instinct amoureux et la naissance du sentiment de la nature, marque un dédain analogue à celui dont s’inspire la locution « causer de la pluie et du beau temps ». Dédain égal à l’admiration si minutieuse que le divin aède professe à l’égard des objets sortis de la main des hommes, et contemporain de la faible estime où le monde grec ne cessa pas de tenir l’amour, tandis que la littérature hébraïque nous montre au début du livre de Jonas le goût passionné de l’arbre ornemental, et qu’elle porte, bien avant le huitième siècle, l’évaluation du sentiment intersexuel à un degré original. Mais revenons au paysage antique. La théorie de Montesquieu sur l’influence sociale des climats, dont la pauvreté semble accrue dans le rajeunissement, où elle devient avec Taine la théorie des milieux, trouverait une application concordante dans le concept antique de la beauté du paysage. Une étroite intimité, renouvelée à plus d’un âge de la vie, avec la nature méditerranéenne, permet de distinguer jusque dans ses plus hautes manifestations un caractère, sinon riant, tant s’en faut, tout au moins, noble et heureux. Ce dernier attribut est naturellement le plus accessible au grand nombre des esprits. La tendance à la volupté se trouve flattée par la douceur de l’air méditerranéen. Déjà le poète latin craignait que les insinuantes blandices de l’air de Baïes ne lui ravissent la fidélité de son amante. Il n’est pas moins certain que, sans doute à cause des vertus de la lumière, la nature méditerranéenne ne prend toute sa valeur que lorsque l’air est doux. Il suit de ces qualités que l’esprit antique, par une cristallisation connue, conçoit le beau paysage comme serein, noble, souriant, et surtout comme lié à des idées de plaisir et d’abondance. On trouve un écho de ces idées dans la page qu’on va lire sur la Campanie, contrée entre toutes florissante, seule jugée digne, par Pline, d’une description spéciale :

Cette contrée est tellement agréable et heureuse qu’on est forcé de convenir que là, la nature s’est applaudie de son œuvre. Quel air vivifiant, quelle bienfaisante douceur du ciel, que de champs fertiles, que de collines inondées par les rayons du soleil, que de forêts inoffensives et utiles, que de bosquets ombreux, que de montagnes aérées, quelle abondance de pampres et d’oliviers ! que la laine des brebis est magnifique, que le cou des taureaux est ample et gras ! quelle quantité de lacs, quelle richesse de sources et de fleuves, quelle quantité de porcs ! On dirait que la terre, ouvrant partout son sein au commerce et empressée de seconder les efforts de l’homme, étend ses bras bien avant dans la mer56.

On pourrait croire, en entendant s’écrier : « Quelle quantité de lacs ! » que la beauté des lacs est ailleurs que dans leur utilité. Mais l’auteur a soin d’ajouter aussitôt, poursuivant son idée : « Et quelle quantité de porcs ! »

Le tableau de Pline, si tous les adjectifs y sont réservés à l’utilité ou à l’agrément, et si la nature y est représentée, dans une pensée générale, comme ne s’applaudissant que de ces avantages, offre par cela même, selon l’esprit du temps, le résultat d’une observation pleine de soin et de justesse.

L’image de la terre avançant ses bras dans la mer n’est pas moins exacte que les autres. On pourrait en étendre le bénéfice à l’Italie tout entière, à l’Italie, qui n’est pour ainsi dire qu’un bras de terre, et qui prend dans cette disposition spéciale deux caractères remarquables. Le premier, c’est que le développement de ses côtes par rapport à la superficie du territoire est plus grand que pour aucune autre nation européenne. Sauf dans une partie de l’Italie septentrionale, la proximité relative de la mer se fait sentir partout. Le second, c’est que, tandis que le cercle est la figure qui enferme le maximum d’espace dans le minimum de pourtour, et où tous les points de la superficie réalisent entre eux le maximum de rapprochement relatif possible, au contraire l’Italie, parmi les États de l’Europe, apporte le maximum d’éloignement relatif possible entre ses divers points. La découverte de cette propriété de l’aire géographique des Italiens permet de fonder, pour la première fois dans l’histoire de la sociologie, une relation entre la nature géométrique du sol et la psychologie des habitants. Nul doute, en effet, que le statut territorial que nous venons de définir n’ait favorisé l’individualisme et, par là, l’universalisme, des Italiens. Socialement, chaque individu ne prend toute sa valeur et tout son charme qu’en développant en lui-même les dons et les méthodes du spécialiste et de l’homme de bonne compagnie, qui font de lui un complément des autres individus ; au point de vue ipséiste, au contraire, ou égocentrique, l’individu considère les diverses disciplines de la vie extérieure à lui-même comme des suppléments, qu’il tend à acquérir, de son moi, sa nature ou sa culture. La France est le premier pays du monde pour la civilisation, l’Italie pour les. individus. C’est en Italie qu’on a vu ces hommes universels, Giotto, Dante, Thomas d’Aquin, Pic de la Mirandole, Michel-Ange, Léonard, Napoléon. Si ce dernier appartient à la France, c’est sans doute pour nous montrer que, quelque part que soient les dieux du monde, ils meuvent du sang italien. Comme encore si Voltaire et Goethe approchèrent d’une étendue d’esprit que l’incompréhension du premier à l’égard des vérités de la poésie et de la religion, et la méthode du second57, ne leur interdirent pas toujours d’embrasser, c’est qu’il n’y a point de fatalités ethniques. Cependant, par les grands génies italiens seuls, dont l’universalité informe la substance, l’humanité, un instant pareille à l’Être de Malebranche, présent tout entier dans chacune de ses parties, comme la terre de Pline tendait ses bras vers la mer bienfaisante, sonde à l’extrême cap de la vie, dans le furtif orient du bonheur, on ne sait quel pressentiment obscur encore, plus beau que les formes de l’adolescent, — celui, sans doute, de l’homme même.

La patrie du bonheur reste conforme, dans la variété de ses paysages, à son enseignement essentiel. Mais ce n’est pas à cette variété que ses grands hommes doivent celle de leurs facultés. La sobriété du feuillage, la monochromie du ciel, la simplicité des lignes bornées par la mer, tout écarte du paysage méditerranéen ce désordre passionnel, fréquent résultat, dans les âmes, de la complexité supérieure introduite par le christianisme, — qui forme un prélude mental nécessaire à l’intelligence des antinomies du sol.

Pourquoi, après avoir sombré dans la tourmente barbare, le sentiment du paysage ne s’est-il pas reformé au moyen-âge ? Nous l’ignorons, ou plutôt, la question ne se pose pas. En effet, ce qui doit susciter l’étonnement du sociologue, et solliciter son explication, c’est l’existence d’un sentiment humain, et non pas son absence. Ce qu’il faudrait expliquer, c’est l’apparition, au dix-huitième siècle, du sentiment du paysage dans la personne d’un jeune garçon fort mal élevé, qui passa plus tard par la misanthropie pour finir par la folie, et c’est l’influence par laquelle ce jeune garçon, devenu quinquagénaire, fit partager son sentiment à la société de son temps, et à la société de tous les temps qui suivirent. Et si, à vrai dire, on voit bien ici ce qu’il faudrait expliquer, on ne voit pas moins l’impossibilité de donner cette explication, car, comme dit l’école, il n’y a de science que du général, et Jean-Jacques est un cas particulier — à la fois très heureusement et très tristement particulier. On ne saurait donner, disons-nous, cette explication, au moins dans sa première partie. Le personnalisme de Renouvier et le spontanéisme de Bergson s’accordent aujourd’hui à condamner toute tentative d’absorber dans la série causale des mouvements du génie. La sociologie trouve à la fois dans l’originalité individuelle la source d’une partie des transformations qu’elle observe et les limites de son domaine. À l’égard de l’influence étendue par Rousseau relativement à l’objet qui nous occupe, tout ce qu’elle va conjecturer ici, sans s’y arrêter davantage aujourd’hui, c’est que les mêmes causes par lesquelles l’action de Rousseau a engendré, comme l’a établi Harald Höffding, les philosophies de Kant et de Comte et des successeurs du premier, dans la part essentielle et souvent prépondérante qu’elles ont ouverte, au sein de la classification des facultés, à l’affectivité, à la vie des sentiments, ont (fort vraisemblablement) mis à la mode, et inculqué aux esprits, la forme la plus désintéressée du sentiment de la nature, le sentiment du paysage. L’humanité, une fois de plus, s’est découverte dans celui qui s’était reconnu lui-même.

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 362, 16 juillet 1912, p. 379-384 [384].

[…]

Revue histoire de la Révolution française et de l’Empire (avril-juin 1912). […] Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles : « Lettres inédites au marquis de Gallo (1789-1806) », publiées par M. le commandant Weil (suite). […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 362, 16 juillet 1912, p. 400-406 [405].

[…]

La Revue critique des Idées et des Livres (10 juin). — Fragments d’une traduction de l’Enfer de Dante, par M. L’Espinasse-Mongenet. […]

Musées et collections §

Tome XCVIII, numéro 362, 16 juillet 1912, p. 418-423 [422, 422-423].

Les Musées Jacquemart-André [extrait] §

L’Institut de France vient de recevoir un legs magnifique. Madame Édouard André — qui avant son mariage s’était fait apprécier comme portraitiste sous son nom de jeune fille, Nélie Jacquemart — vient de lui laisser en mourant les riches collections que, de concert avec son mari, puis après la mort de ce dernier, elle avait réunies dans son hôtel du boulevard Haussmann et dans sa propriété de Chaalis près Ermenonville. Il y a là une abondance de merveilles choisies avec le goût très sûr d’une artiste : […] faïences italiennes et hispano-mauresques, meubles Renaissance, tapisseries, […] surtout des sculptures et des peintures italiennes où brillent les noms de Donatello, de Mino de Fiesole, de Verrocchio, de Tiepolo, ce dernier représenté notamment par toute une éblouissante décoration provenant du palais des Contarini à Mira, près Venise, et représentant la réception qui y fut faite à Henri III venant de Pologne occuper le trône de France58. C’est le plus somptueux cadeau que l’Institut ait reçu depuis Chantilly. La testatrice a stipulé que rien ne devrait être changé à l’ordonnance donnée par elle aux galeries. Les musées ainsi institués boulevard Haussmann et à Chaalis porteront le nomde Musées Jacquemart-André. Nous en parlerons quand ils seront ouverts au public.

Memento [extraits] §

[…]

Une autre collection, que nous avons souvent louée, la série des volumes consacrés par M. Gustave Geffroy aux Musées d’Europe, s’est accrue, elle aussi, d’un nouveau livre. Cette fois c’est Florence qu’étudie l’érudit critique d’art (Paris, éd. Nilsson, in-4, 180 p., av. 184 fig. et 50 planches ; 20 fr.) Programme magnifique et très ample qui ne saurait être épuisé en un. seul volume ; aussi, cette fois, l’auteur n’étudie que la ville en général, qui, par elle-même, forme un admirable musée architectural, les églises et leurs décorations sculptées et peintes : le Baptistère et ses célèbres portes œuvres de Ghiberti, la Cathédrale, le Campanile de Giotto, Santa Croce avec ses fresques de Giotto et de Taddeo Gaddi, la délicieuse chapelle des Pazzi, le couvent de Saint-Marc et ses fresques de l’Angelico, Santa Maria Novella, si riche en belles peintures, — enfin la Galerie des Offices, avec ses innombrables chefs-d’œuvre. Nombre de reproductions en photogravure ou en phototypie des œuvres les plus marquantes se joignent au commentaire pénétrant de l’excellent écrivain pour donner une vision des plus évocatrices des richesses d’art de l’admirable cité.

[…]

Signalons enfin le dernier fascicule (n° 3 de 1912) de la revue des Musées de France : on y trouve des articles (avec reproductions des œuvres étudiées) de M. André Michel, A. Pératé et G. Migeon sur les récents enrichissements du Louvre que nous avons mentionnés dans notre dernière chronique : les bustes d’Helvétius par Caffieri et de Malesherbes par Houdon, le Sauveur bénissant de Giovanni Bellini, puis sur les nouvelles salles d’Extrême-Orient au même musée ; enfin une notice de M. J.-J. Marquet de Vasselot sur un marteau en bronze doré, œuvre admirable de la Renaissance italienne, qui fut exécutée pour le cardinal Giovanni Borgia en vue d’une cérémonie des fêtes du jubilé de 1699 : l’ouverture de la Porte dorée de Saint-Paul-hors-les-Murs, et qui vient également d’entrer au Louvre.

Échos.
Une lettre de M. G. Hérelle 443-448 = 444-445 §

Tome XCVIII, numéro 362, 16 juillet 1912, p. 443-448 [444-445].
Monsieur le Directeur,

M. Ricciotto Canudo fait savoir, par une note publiée dans le dernier numéro du Mercure de France, qu’il ne goûte pas ma traduction des Poésies de G. d’Annunzio. C’est son droit. Il me plaît pourtant de penser que le poète lui-même a été plus indulgent, puisqu’il m’écrivait (en français) : « Votre traduction me ravit… Vous avez pu faire ce prodige (de donner une idée des rythmes) dans quelques pièces difficiles du Paradisiaco. »

M. Ricciotto Canudo dit encore « que je suis un traducteur assez libre ».

Ce reproche me serait plus sensible, si je croyais le mériter. Mais au contraire mes traductions des œuvres de G. d’Annunzio sont littérales, et, s’il y a, par-ci, par-là, quelques mots changés ou des coupures de quelques lignes, changements et coupures ont été faits par l’auteur lui-même. Au surplus, je crois que, si l’on mettait bout à bout toutes les coupures faites dans dix volumes de mes traductions, elles ne donneraient pas ensemble dix pages.

Veuillez agréer je vous prie, monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
G. HÉRELLE.

Tome XCVIII, numéro 363, 1er août 1912 §

Littérature.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 363, 1er août 1912, p. 621-628 [626].

[…] — Vicomte Joseph de Bonne : la Lumière de Sicile (1 vol. in-18, 3,50, Perrin). Livre plein de clarté, où l’auteur nous restitue, en effet, la lumière de Salerne, d’Agrigente et de Syracuse. M. de Bonne a su mêler à la compréhension de l’art grec l’émotion de notre sensibilité actuelle, sans les séparer. […]

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912 §

Les Romans §

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912, p. 818-824 [822, 823].

G.-A. Thierry : La Fresque de Pompéi, Plon, 3,50 §

Ces contes sont à la fois de la vie brutale et de l’imagination intense. Une femme fatale, un amoureux sincère, mais vaincu dans ses tentatives de purification par la religion. Leucosîa, la courtisane antique, est l’image de Mlle Diva, la cantatrice qui se vend au plus offrant. La pièce représentant cette sirène dans ses différentes transformations tombe, mais la néfaste comédienne gagne son procès de Phryné, si le malheureux amant perd sa réputation de poète. Il se fait prêtre pour un jour tuer celle qui joue au naturel le triomphe d’Aphrodite. Dans la Madone qui pleure l’on voit un historien athée adorer de nouveau les dieux qu’il essayait de renier, au moins littérairement. Deux nouvelles romantiques.

Cœcilia Vellini : Les Gemmes noires §

C’est, au contraire, dans un écrin de velours sombre, quelques feux d’étoiles ravis à l’éternel artifice de l’amour et de la mort. Je dis artifice, car ni l’amour ni la mort n’existent réellement. Nous nous imaginons aimer comme nous nous laissons mourir. « Et je n’ai pas encore trouvé parmi mes pensées l’émeraude qui chante la verte Espérance », dit l’auteur. Pourquoi ne pas regarder attentivement au fond de votre miroir ? Penchez-vous sur la fontaine miraculeuse de votre jeunesse, dans l’eau verte ou bleue douée d’intelligence qui caresse le reflet de votre beauté, vous trouverez une immortelle raison de vivre heureuse.

Science sociale.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912, p. 833-839 [838].

[…] — Luigi Antonio Villari : Le Chiese cristiane, Cœnobium, Lugano. Ces considérations d’un « libre croyant non moderniste » sur les églises chrétiennes prônent l’union des Âmes et comme il ne s’agit pas de faire abandonner à chacun sa foi dogmatique, il semble que l’église catholique pourrait les lire avec bienveillance, et peut-être même en faire son profit. Tout effort vers l’unité intellectuelle est voué à l’échec ; seule l’unité sentimentale peut être réalisée, et l’église catholique ne réalisera son beau nom que quand elle fera prédominer le sentimental sur le ratiocinant. […]

Archéologie, voyages.
Ernest Lémonon : Naples et son golfe, collection des « Villes d’art célèbres », Laurens, 4 fr. §

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912, p. 839-842 [841-842].

Malgré les déclamations enthousiastes de M. Ernest Lémonon, je ne crois pas que Naples, même en réunissant Naples et son golfe, soit à considérer comme ville d’art, — non plus que Dresde dont je parlais le mois dernier. Naples a surtout son admirable situation, la beauté de la mer ; des vestiges de civilisations mortes et quelques rares édifices, — malheureusement retapés et dans le plus mauvais goût ; enfin des collections d’antiques qui restent intéressantes, encore qu’elles comportent beaucoup de désignations arbitraires. Mais c’est tout ; la ville a été trop bouleversée ; ses occupants ont été trop divers. — On y a certes retrouvé des restes nombreux d’édifices romains : thermes, théâtre, hippodrome, temple des Dioscures, etc. Il subsiste aussi des traces des origines chrétiennes, des catacombes beaucoup plus intéressantes même que celles de Rome ; certaines parties d’églises comme Santa Restituta, depuis incorporée au Dôme ; San Giorgio Maggiore, — un fragment de l’abside ; des mosaïques au baptistère de San Giovanni. De même, de la domination angevine, il y a quelques morceaux d’architecture ogivale : à San Lorenzo, le pourtour du maître-autel, un cloître ; au Dôme, le portail en style flamboyant. On montre encore des tombeaux, comme à Santa Chiara le monument du Roi Robert ; à San Lorenzo ceux de Catherine d’Autriche, de Jeanne de Duras et Robert d’Artois. De la Renaissance sont des portails au Dôme, à San Giovanni de Pappacoda, à San Giovanni a Carbonara. Au Castel Nuovo, on peut remarquer encore l’arc de triomphe de la conquête angevine ; la porte de Santa Barbara ; un escalier en spirale du xve siècle. De l’époque suivante sont divers palais ; au dôme la chapelle de Saint-Janvier, dont les reliques furent apportées à Naples en 1497 ; le château Saint-Elme ; le couvent de San Martino, — où les travaux d’ailleurs duraient encore pendant le xviie siècle. — Mais tout cela en somme est peu. Naples fut bientôt envahie, submergée par le genre baroque, qui construisit des églises innombrables et abîma les autres, de même qu’il éleva partout de grandes bâtisses décorées du nom de Palais. — Il reste heureusement la situation ; des musées intéressants, même pour l’époque moderne, puis les sites, des environs qui retiennent par leur beauté, leur pittoresque, aussi bien que par les souvenirs. Toute la région est une terre volcanique, comme nul ne l’ignore ; parsemée de cratères éteints, ou qui semblent tels, et couverte de ruines, — surtout de ruines romaines. Malheureusement tout cela dans un livre, même avec le secours de l’illustration, donne peu ; il faut la vue directe des sites comme des choses retrouvées.

L’arrivée dans le golfe de Naples reste un enchantement. Mais je crois qu’il faudrait surtout séjourner dans la région, l’étudier et l’apprendre, — chercher Naples sous la gangue dont elle a été recouverte par le mauvais goût et des civilisations trop récentes. — À ce point de vue, si le livre de M. Ernest Lémonon donnait à de nouveaux curieux l’idée, non d’y passer hâtivement, le Joanne ou le Baedeker à la main, mais de l’étudier en s’aidant des multiples publications qu’il signale, — celles qui concernent, par exemple, la topographie ancienne de la ville, — j’estime qu’il n’aurait pas perdu sa peine.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912, p. 849-855 [855].

[…]

La Revue critique (10 juillet) : […] — « Souvenirs de Venise », par M. J. Longnon.

La Revue du Temps Présent (2 juillet) : […] — M. Canudo souhaite la fondation d’« Une École de la Critique », comme si l’École Normale Supérieure ne suffisait pas à démontrer, par la fleur de ses élèves, depuis de nombreuses promotions, le risque d’un tel projet.

[…]

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912, p. 872-877 [877].

[…]

Süddeutsche Monatshefte (avril) se présente ce mois-ci sous forme de Schweizer Jahrbuch. Sa matière est entièrement empruntée à la littérature suisse. […] nous y trouvons les lettres inédites de Jacob Burckhardt, le grand historien de la Renaissance italienne, des lettres de Pestalozzi […].

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome XCVIII, numéro 364, 16 août 1912, p. 877-882 [882].

[…]

The Quarterly Review : […] The Tripolitan War, par G. F. Abbots […]

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912 §

La Politique des dépouilles et l’Anarchie diplomatique [extrait] §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 34-48 [40].

[…]

L’agression que l’Italie a dirigée contre la Turquie offre un caractère nouveau. La Péninsule n’a pas été appelée à l’aide par un peuple opprimé ; son action n’a pas été précédée par la révolte d’hommes résolus à tout pour obtenir leur autonomie. Le cabinet de Rome n’a pas fait bande à part, il y a quelques années, lorsque les Crétois ont proclamé leur indépendance, et il s’est, tout à l’inverse, associé à la France, à l’Angleterre, à la Russie, pour donner à la Crète un statut de garantie, tout en maintenant un lien de subordination nominale entre l’île et la Porte. Les gens de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque n’avaient jamais fait mine de vouloir rompre leurs rapports avec Constantinople et, par suite, n’avaient adressé au cabinet de Rome aucune demande de concours. L’entreprise italienne en Tripolitaine et en Cyrénaïque a donc été une pure affaire coloniale, un simple coup de force au service d’intérêts économiques et financiers, un fait d’impérialisme arrogant. On sait comment le cabinet Giolitti, sentant son corps expéditionnaire, fort de 125 000 hommes cependant, arrêté sur le littoral africain par la résistance des Turco-Arabes, a porté la lutte dans le bassin de la Méditerranée Orientale. Or ni l’attaque des Dardanelles, ni la confiscation des îles d’Asie, Stampalia, Cos, Rhodes, etc., n’a déterminé les chancelleries à intervenir d’une manière effective — du moins jusqu’à l’heure où nous écrivons ces lignes. Et rien n’atteste moins la disparition de la solidarité européenne. En d’autres temps, la Turquie jeune ou vieille n’eût pas été abandonnée à son sort.

[…]

Casanova et son évasion des Plombs. Réponse à M. le docteur Guède59 §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 89-99.

Dans la Préface de sa belle traduction en italien60 de l’ouvrage de J. Casanova intitulé Histoire de ma fuite des Prisons de la République de Venise qu’on appelle « les Plombs », M. Salvatore di Giacomo écrit ce qui suit :

La narration de Casanova ne peut pas ne pas être véridique. Un seul Casanoviste la conteste, le docteur Guède, « l’homme de France qui connaît le mieux Casanova et ses Mémoires61 »…

… Pour M. le docteur Guède, Casanova s’est bien évadé, mais d’une façon moins romanesque, et avec la complicité du noble Bragadin.

Il semble que M. Maynial prête foi au docteur Guède pour révoquer en doute la vérité (veridicita) de la Fuite. Quoi qu’il en soit, celui-ci aurait un moyen facile d’augmenter le nombre des partisans de sa découverte : ce serait de la laisser un peu moins sommeiller parmi tant d’autres trouvailles, fruit des pérégrinations et des recherches scrupuleuses qui lui ont valu de la part des Casanovistes une considération et une confiance d’autant plus robustes que ses commentaires définitifs restent plus obstinément muets…

M. Salvatore di Giacomo ajoute un peu plus loin :

À qui paraît-il que Casanova a puisé les péripéties les plus impressionnantes de son récit dans son imagination ? Jusqu’ici, au docteur Guède seulement…

L’excellent Bragadin aurait prêté son aide ? Fort bien, tant mieux ! Et quand ce sera indiscutablement prouvé, tant mieux encore !…

C’est probablement pour répondre à cette invite, un peu malicieuse, semble-t-il, que M. Guède a publié dans le Mercure des 1er et 16 janvier dernier, des objections sur lesquelles il basait son opinion.

À l’époque, nous avons eu la curiosité de nous rendre compte du plus ou moins de fondement que pouvaient avoir les critiques de M. Guède.

Cette révision n’était point destinée à la publicité. Mais, après réflexion, et sang nous exagérer l’importance du sujet, il nous a paru qu’il y avait une évidente opportunité à ne pas laisser aux écrivains transalpins le soin exclusif de répliquer à notre distingué compatriote.

§

Pour notre étude, nous nous sommes servi de la narration de la Fuite imprimée à Prague sous la surveillance de Casanova, et publiée à Leipsick en 1788. C’est la seule qui puisse être considérée comme authentique.

Elle est excessivement rare, presque introuvable ; mais il en existe une réimpression textuelle donnée en 1884 par un savant bibliophile bordelais62.

Au lieu de se reporter à cette publication, M. Guède a jugé à propos, nous ne nous expliquons pas pour quel motif, de tabler sur le texte plus que suspect des Mémoires édités par la maison Brockhaus, et réimprimés par MM. Garnier frères, Rozez et autres.

Ce choix malheureux a fait verser M. Guède dans d’étranges méprises, ainsi que nous allons essayer de le faire ressortir en reprenant les passages les plus caractéristiques de sa discussion.

I §

Dans le Mercure du 1er janvier, page 50, le Dr Guède écrit :

Casanova, ayant ceint Balbi sous les aisselles avec la corde, vient de le descendre dans le grenier. « Arrivé sur le plancher, il détache la corde, et, l’ayant retirée, je trouvai que la hauteur était de plus de cinquante pieds. »

Objection. — La hauteur du Palais des Doges est de 28 mètres, du sol jusqu’à la hauteur de la gouttière de marbre (84 pieds), là ou commence le toit ; il y a donc certainement un plancher à cette hauteur ; la lucarne, dit-il, était au deux tiers de la pente du toit ; en admettant que la hauteur du toit ne soit pas divisée, une corde passée par cette ouverture, qui aurait plus de 50 pieds, tomberait à onze mètres du sol. Or, quand ou regarde les lucarnes du Palais, on voit qu’elles sont superposées en deux étages ; 50 pieds pour un seul étage du toit donneraient au toit plus de deux fois la hauteur du monument lui-même.

Voyons la relation de 1788, la seule authentique, nous le répétons.

… Lorsqu’il (Balbi) fut sur le plancher du grenier, il dénoua la corde, qui le ceignait, et, la retirant à moi, je l’ai mésurée63 et vu que la distance de la lucarne au plancher était de dix longueurs de mon bras

Muni d’une bande d’étoffe roulée en corde, nous avons mesuré sur nous-même dix longueurs de bras, en procédant comme a dû le faire Casanova, et nous avons trouvé comme longueur totale : cinq mètres et demi.

En réalité la hauteur du grenier depuis la lucarne jusqu’au plancher était inférieure à ce chiffre.

En effet, le plancher du dernier étage du Palais n’est qu’à environ six mètres au-dessous du faîte de la toiture. La lucarne établie aux deux tiers était par conséquent sensiblement plus rapprochée du plancher que le faîte. La plus grande hauteur étant de six mètres, celle prise aux deux tiers de la pente ne devait pas dépasser quatre mètres, et c’est ce que n’aurait pas eu de peine à démontrer géométriquement à M. Guède l’auteur de la Solution du problème déliaque et du Corollaire à la duplication de l’hexaèdre.

Quatre mètres, douze pieds, voilà la vérité. La fantastique indication de cinquante pieds imprimée dans toutes les éditions des Mémoires est probablement le résultat d’une erreur matérielle.

Le littérateur profond, exercé, qu’était Casanova, ne pouvait évidemment avoir laissé se glisser dans son récit — vrai ou fictif — une énormité dont serait incapable le plus chétif romancier rocambolesque.

Il est surprenant que M. Guède ne s’en soit pas douté.

Plus loin, citant ce texte des Mémoires :

Ne sachant que devenir, je grimpai de rechef sur le sommet du toit, et ma vue s’étant portée vers un endroit près d’une coupole que je n’avais pas encore visitée, je m’y acheminai. Je vis une plate-forme recouverte de plaques de plomb, jointe à une grande lucarne fermée par deux volets. Il y avait une cuve pleine de plâtre délayé, une truelle, et tout à côté une échelle que je jugeai assez longue pour pouvoir me servir à descendre jusqu’au grenier où était mon compagnon. Ayant passé ma corde dans le premier échelon je traînai cet embarrassant fardeau jusqu’à la lucarne. Il s’agissait alors d’introduire cette lourde masse, qui avait douze de mes brasses…

Le Dr Guède objecte :

Chaque ligne de ce passage est à analyser. Cette plate-forme, cette terrasse était nécessairement en contre-bas de l’arête du toit sur lequel il était à califourchon. Des maçons y travaillaient, et chacun sait que le plâtre, une fois délayé, se solidifie, prend, comme disent les hommes du métier, et que, pour l’usage, l’ouvrier maçon fait préparer par le gâcheur petit à petit, car le plâtre prenant devient une pierre, l’ouvrier maçon use son auge jusqu’à la fin, gratte bien les parois et commande une autre truellée à son servant, qui est placé au-dessous de lui sur l’échafaudage. En quittant son travail, il emporte toujours sa truelle, qui, de cuivre épais emmanchée, a son prix et pourrait être volée, mais en laissant ses auges il a le soin de les bien laver à l’eau avant de partir, car s’il y laissait du plâtre délayé, il trouverait le lendemain une pierre de plâtre adhérente à son auge qu’il faudrait briser avec effort et grande perte de temps. Casanova n’a donc pu trouver une truelle ni une cuve mi-pleine de plâtre délayé parce que jamais un maçon n’a laissé de plâtre dans son auge abandonnée.

Consultons encore la narration de 1788.

… J’ai vu dans une cuve un tas de chaux vive, une truelle et une échelle assez longue pour me servir à descendre là où était mon compagnon, elle m’intéressa uniquement…

Casanova, à la lueur douteuse de la lune, aurait fort bien pu se tromper sur la nature de la matière qu’il apercevait dans la cuve. Il ne l’a pas fait, et il en résulte que l’argumentation de M. Guède, fondée s’il se fût agi de plâtre délayé s’exerce absolument dans le vide, du moment où la cuve contenait de la chaux vive.

Car il n’y a nul inconvénient à laisser séjourner durant une nuit à l’air libre un baquet de chaux vive. — S’il vient à pleuvoir, la chaux se délite, elle se réduit en poussière. Le récipient qui la contient ne risque en aucune façon d’être mis hors d’usage, nous en sommes certain. — À maçon, maçon et demi.

Cette échelle, continue le Dr Guède, lui présentait les extrémités de ses montants, puisqu’il attache sa corde au premier échelon. Il s’agissait donc de la monter verticalement, le peu de longueur du bras de levier lui défendant de la faire basculer, en prenant le toit comme point d’appui. Or, il s’agit ici, non pas de ces échelles légères à montants rapprochés, dont les jardiniers font usage dans les vergers pour cueillir des fruits très élevés dans l’arbre, il s’agit d’une échelle de maçon, c’est-à-dire devant porter un homme, le gâcheur, chargé d’un poids fort lourd, l’auge pleine de plâtre, et dont les montants très forts ont une grosseur considérable ; elles sont toujours assez courtes, une douzaine d’échelons, parce que, trop longues, le poids de l’homme chargé pourrait faire courber les montants et mettre la vie de l’homme en danger. À mesure que l’ouvrier maçon s’élève dans son travail sur le mur, un nouveau plancher est installé sur son échafaudage, desservi par une nouvelle échelle courte à l’usage de son gâcheur. Mais prenant à la lettre le récit de l’écrivain, il l’avait jugée assez longue pour descendre jusqu’au grenier, c’est-à-dire cinquante pieds.

Personne, pas même M. Guède, ne connaîtra probablement jamais l’endroit précis où l’échelle était posée, ni la longueur du bras de levier qui dépassait l’arête du toit.

Au surplus, toute cette fantasmagorie s’évanouit du moment où il s’agissait simplement d’une échelle suffisamment longue pour franchir la distance — quatre mètres — qui séparait la lucarne du plancher du grenier.

Précisément, à l’heure même où nous étions arrivé à cet endroit de notre rédaction, nous avons eu l’occasion de voir travailler un maçon occupé à rejointoyer le rez-de-chaussée d’une maison voisine.

Les montants de l’échelle dont il se servait n’étaient pas très forts ; ils n’avaient pas une grosseur considérable. Le maçon laissait au bas de l’échelle l’auge pleine de mortier : il se contentait, au fur et à mesure de ses besoins, de garnir un seau qu’il accrochait à l’un des échelons.

Cette inspection nous a conduit à admettre que Casanova, « bâti en Hercule » (Prince de Ligne), « commodément assis sur le faîte du toit… où il pouvait se mouvoir sans difficulté » (Fuite, pages 203, 204), aurait été très capable, — non sans de grands efforts, assurément, — d’attirer à soi une échelle de quatre mètres du modèle de celle que nous avions sous les yeux, et de la faire glisser sur la pente, assez faible du reste, du toit du Palais Ducal.

L’échelle trouvée par Casanova était-elle plus massive ? Rien n’autorise à le supposer.

II §

Nous allons maintenant examiner quelques points de la discussion où la divergence des textes est relativement peu importante.

Trouvaille du morceau de marbre et du verrou. — Le Dr Guède écrit, Mercure, p. 37 :

… Vers la fin de novembre, le prisonnier, qui avait la permission de se promener pendant une demi-heure dans un galetas qui précédait son cachot, remarque à l’extrémité de ce couloir un amas de vieux meubles et de vieux objets de toute sorte ayant servi à des prisonniers, tous jetés pêle-mêle, car les détenus pouvaient faire venir du dehors leur nourriture ainsi que tout ce qui n’était pas défendu, et Casanova était dans ses meubles, il avait fait venir un fauteuil et un lit.

Dans ces objets : « ce qui m’intéressa le plus, dit Casanova, fut un verrou tout droit, gros comme le pouce et long d’un pied et demi.

« À la fin du même mois, un morceau de marbre noir poli, épais d’un pouce, long de six et large de trois, attira mes regards ; je m’en emparai sans savoir encore ce que j’en ferais, et je le cachai dans ma prison, ayant soin de le couvrir avec mes chemises. »

Casanova s’empare du verrou un beau matin :

« Dès que je fus seul, dit-il, je pris le morceau de marbre noir, et je reconnus bientôt que c’était une excellente pierre de touche ; car ayant quelque temps frotté le verrou avec cette pierre, je vis que j’avais obtenu une facette très bien faite.

« Je me servis de ma salive en guise d’huile, et je travaillai huit jours pour affiler huit facettes pyramidales dont l’extrémité se trouva une pointe parfaite. Les facettes avaient un pouce et demi de longueur. Mon verrou ainsi affilé formait un stylet octangulaire aussi bien proportionné qu’il aurait été possible de l’exiger d’un bon taillandier. »

Objection. — Avant d’aller plus loin, c’est l’existence de cette pierre de touche et de cet esponton qui mérite d’être discutée ; car cet instrument, dans la suite du récit, va jouer le rôle capital, passer dans d’autres mains par des moyens dont la vraisemblance ne peut se soutenir, c’est le deus ex machina, l’agent qui sauve toutes les situations périlleuses.

Quant au morceau de marbre noir, si, à la rigueur, on aurait pu le rencontrer dans les étages inférieurs du palais, qui sont luxueux, où cette matière aurait pu être employée dans des travaux de restauration, mise de côté, abandonnée par des ouvriers, on se demande ce qu’elle pouvait bien faire sous les Plombs, qui sont les combles du palais, et où le marbre n’a jamais été apporté ; — le prisonnier le trouve au milieu d’un amas d’objets de ménage jetés pêle-mêle, pots de terre, bassinoire, pelle à feu, une seringue ; la forme qu’il décrit en ferait volontiers un presse-papier, et sous les Plombs, où il était défendu d’écrire, on ne peut admettre que, même un patricien, en faisant venir des meubles de sa maison, ait poussé l’enfantillage du bien-être jusqu’à demander cette inutilité. Non, le marbre était nécessaire dans le récit pour affiler l’esponton, l’un était la conséquence de l’autre, et, en plus, il devient une excellente pierre de touche.

Ces deux pièces sont nécessaires, indispensables au système de la fabulation ; elles en sont la base ; or, elles n’ont jamais joué aucun rôle.

Quant à l’objet en fer, Casanova le décrit très nettement : c’était un verrou long. Ici, dans une prison, sa présence s’admet parfaitement, et le lecteur a immédiatement l’image de ces pièces rondes qui courent dans deux anneaux, qui sont en usage pour des portes charretières, pour des barrières, et dont le bruit grinçant et retentissant est mis à profit au théâtre dans les mélodrames moyen-âge pour impressionner vivement le spectateur lorsque le juge va entrer dans le cachot du prisonnier afin de l’interroger. — Mais ces verrous ont un bouton, rivé sur la tige pour la manœuvrer, et le plus souvent une longue queue munie d’une œillère qui s’applique sur un piton afin d’y couler le cadenas — au théâtre, on entend toujours ouvrir les cadenas. — Or, Casanova ne parle nulle part de cet appendice ; il n’aurait eu d’ailleurs aucun moyen pour l’arracher ou l’user ; la pièce était donc lisse et ronde.

Toute cette dissertation ne parvient pas à nous convaincre : nous nous refusons à considérer comme un événement hors de vraisemblance la présence d’un morceau de marbre et d’une tige de fer, fût-elle ronde et lisse, parmi les objets et débris de toute sorte jetés pêle-mêle dans les combles du Palais Ducal.

Casanova qualifie ce morceau de marbre de pierre de touche et M. Guède souligne ironiquement ces mots.

Peut-être l’expression employée par Casanova, probablement sans y attacher la moindre importance, était-elle vraie à la lettre. La pierre de touche proprement dite est un marbre siliceux, comme la pierre à aiguiser ordinaire, et on peut fort bien s’en servir à défaut de celle-ci.

Quant à l’objet en fer, Casanova le décrit nettement, dit M. Guède. C’était un verrou long.

Pas si nettement ; Casanova dit : une espèce de verrou (Fuite, p. 65).

Il ne faudrait pourtant pas trop chicaner, sur les termes qu’il emploie, un Italien qui écrit en français.

Inutile, croyons-nous, d’insister.

§

Escalade du toit du Palais Ducal (Mercure, p. 48) — Texte des Mémoires :

À genoux et à quatre pattes, j’empoignai mon esponton d’une main solide, et, en allongeant le bras, je le poussai obliquement entre la jointure des plaques de l’une à l’autre, de sorte que, saisissant avec mes quatre doigts le bord de la plaque que j’avais soulevée, je parvins à m’élever jusqu’au sommet du toit. Le moine pour me suivre avait mis les quatre doigts de sa main droite dans la ceinture de ma culotte.

Objection du Dr Guède :

Cette manœuvre, si bien décrite, et qui, au premier abord, semble si naturelle, est de toute impossibilité. Casanova s’avance de bas en haut, et les plaques de plomb, comme les plaques de zinc, comme les tuiles, comme les ardoises, comme tous les systèmes de couverture, en un mot, pour empêcher la pluie de tomber dans le bâtiment, se recouvrent nécessairement, la supérieure dépassant d’une certaine longueur celle qui est placé au-dessous d’elle. En conséquence, l’esponton n’a jamais pu entrer dans ces jointures, et chaque fois qu’il en parle, c’est un mensonge, son instrument n’a pu lui être d’aucune utilité.

Ainsi que chacun peut s’en rendre compte en examinant un toit couvert en ardoises, le chevauchement partiel des ardoises les unes sur les autres est dirigé de telle sorte que celui qui gravit la pente du toit est justement en position d’introduire entre les joints une lame ou une pointe. Il ne le pourrait pas s’il descendait la pente.

Positivement, nous ne parvenons pas à saisir le sens de l’objection.

§

Rupture de la Porte de la chancellerie. — M. Guède écrit (Mercure, p. 52) :

Voici les deux fugitifs réunis. Après avoir traversé plusieurs escaliers, Casanova se trouve dans une salle qu’il connaît. C’est la chancellerie ducale.

« … Je vais à la porte de la chancellerie, je mets mon verrou ; mais en moins d’une minute, acquérant la certitude qu’il ne serait impossible de la rompre, je me décide à faire vite un trou à l’un des deux battants… »

Objection. — Casanova qui, en fourrant son esponton dans le trou de la serrure d’une autre porte, l’a brisée en trois minutes quelques instants auparavant, voit que, par le même moyen, il ne parviendra pas au même résultat pour la serrure de la chancellerie ; c’est donc une bonne et forte porte en chêne à laquelle il va s’attaquer.

Ainsi, parce que Casanova juge qu’il ne parviendra pas à riser la serrure de la porte de la chancellerie, M. Guède en conclut carrément qu’il avait affaire à une bonne et forte porte de chêne.

Qu’en sait-il ? N’est-il pas plus rationnel, au contraire, de penser que le fugitif se trouvait ici en présence d’une porte à panneaux encastrés, en sapin probablement, relativement légère et maniable, comme le sont les portes de communication intérieure des locaux ministériels ; ce qui n’empêche pas d’ailleurs de les munir de serrures solides.

III §

Nous ne jugeons pas utile de pousser plus loin la révision des objections de M. Guède.

Nous nous bornerons, en terminant, à reproduire les quelques lignes ci-après que nous extrayons de l’édition originale de la Fuite (p. 265) :

Deux mots encore à mon lecteur et j’ai fini.

Le nommé Andreoli, qui m’ouvrit naturellement la grande porte au haut du grand escalier, a dit que je l’ai jeté par terre tenant une arme à la main et ce n’est pas vrai.

(Notons qu’Andreoli vivait encore lorsque Casanova publiait son récit en 1788.)

Ainsi que l’événement l’a prouvé, cet Andreoli pouvait devenir le facteur indispensable de l’évasion, et cependant, l’intervention corruptrice attribuée à M. de Bragadin ne s’est pas étendue jusqu’à lui, ce qui permet de conclure que si une intervention de cette nature a eu lieu réellement, elle s’est exercée dans des limites bien restreintes et en tout cas bien incertaines.

Une seule complicité apparaît : celle de Laurent (Lorenzo Basadonna). M. Salvatore di Giacomo nous a donné, parmi tant d’autres documents pleins d’intérêt qui accompagnent sa traduction, le texte de la sentence prononcée contre l’infortuné geôlier. Le terrible tribunal des Inquisiteurs d’État a obtenu, Dieu sait par quels moyens, l’aveu du coupable. Nul doute que, si d’autres individus appartenant au personnel subalterne du Palais eussent coopéré dans une mesure quelconque à l’évasion, le malheureux ne les eût dénoncés.

En quoi a pu consister le rôle joué par Basadonna dans l’évasion ?

Ce rôle a dû être purement passif ; la prudence la plus élémentaire l’exigeait.

Il est supposable que Laurent a tenu à peu près ce langage aux deux fugitifs : « Trouez les murs, le toit, tout ce que vous voudrez, en ayant soin toutefois de vous arranger de manière à ce que les archers ne s’en aperçoivent pas ; sauvez-vous si vous pouvez, je consens à fermer les yeux ; mais c’est tout, je ne vais pas plus loin, car ma vie est en jeu.

« Je ne vous prête pas d’outils parce qu’en vous échappant du Palais vous les laisseriez nécessairement derrière vous ; on les découvrirait, et cela seul suffirait pour prouver ma complicité. C’est déjà trop peut-être de vous avoir restitué le morceau de marbre qui vous a procuré le moyen d’aiguiser votre esponton et de le tenir en état. »

En dehors de la coopération de Lorenzo Basadonna ainsi délimitée hypothétiquement, la tâche que Casanova avait à accomplir dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1766 ne laissait pas que d’être pleine d’aléas et de périls.

La description saisissante qu’il en a donnée en 1788, dans ce style coloré qui lui est propre, ne contient, en somme, aucune invraisemblance, abstraction faite de quelques broderies faciles à discerner.

On s’en convaincra pleinement en lisant — ou en relisant — tranquillement, et sans prévention, ce curieux récit.

Jam satis est…
… verbum non amplius addam

aurait dit ici l’infatigable citateur d’Horace.

Les Romans.
F.-T. Marinetti : Le Monoplan du Pape, Sansot, 3 fr. 50 §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 122-126 [122-124].

« Ce fut en aéroplane, assis sur le cylindre à essence, le ventre chauffé par la tête de l’aviateur, que je sentis tout à coup l’inanité ridicule de la vieille syntaxe héritée de Homère. » Il est certain que tous les gens qui se servent de la vieille syntaxe en question ne peuvent pas s’élever à une pareille hauteur ! Aussi vais-je essayer de situer, pour eux, les pauvres, la manière d’écrire du futuriste, ou des futuristes. « Il faut détruire la syntaxe, déclare le manifeste technique de littérature futuriste, en disposant les substantifs au hasard de leur naissance. Il faut employer le verbe à l’infini. Il faut abolir l’adjectif, l’adverbe. Chaque substantif doit avoir son double, ex. : homme torpilleur, femme rade, foule ressac, place entonnoir, etc… Plus de ponctuation. Une gradation d’analogies de plus en plus vastes. Plus de catégories d’images, mais la chaîne des analogies dont chacune est ramassée en un mot essentiel. Il faut former des filets serrés d’images ou analogies qu’on lancera dans la mer mystérieuse des phénomènes et obtenir un maximum de désordre, détruire le “je” dans la littérature, c’est-à-dire toute la psychologie. Il convient d’avoir l’obsession lyrique de la matière et de donner la pesanteur et l’odeur des objets. Inventer l’imagination sans fils, faire crânement du laid, tuer la solennité, haïr l’intelligence et, enfin, préparer l’homme mécanique aux parties remplaçables qu’on délivrera de l’idée de la mort et partant de la mort elle-même, cette suprême définition de l’intelligence logique. » Je ne ris jamais devant quelqu’un qui cherche quelque chose, en supposant qu’il ait perdu la tête, parce que ceux-là seuls qui stagnent sont dangereux en littérature. Ils font bloc et obstruent l’horizon pour ceux qui viennent au monde des lettres. On ne peut rien rénover sans casser des objets ou détruire des dogmes. L’alchimiste à la recherche de la pierre philosophale n’a peut-être pas découvert la formule de la fabrication de l’or, mais il a, en passant à côté, trouvé maints remèdes excellents et il est sorti de son creuset une foule de produits chimiques destinés à enrichir l’industrie. Je crois fermement que le propre de l’homme de génie est de préparer l’avenir sans se douter de son véritable pouvoir. Et quand on a fait le tour des connaissances acquises au sujet du devoir dé bien dire, s’apercevoir combien l’on a rabâché depuis des siècles est le moindre de nos étonnements. M. Marinetti, chef des futuristes, fondateur d’une école de littérateurs et de peintres, un peu Mécène, un peu barnum, surtout directeur de combat, aime la guerre, pour le plaisir de la destruction, aussi pour édifier de nouvelles tours d’ivoire sur la place des citadelles rasées. Naturellement victime de sa recherche de l’absolu, il est incompréhensible pour beaucoup. Son Monoplan du Pape ne prouve pas, du reste, qu’il ait atteint le degré d’obscurité d’où doit sortir l’éclair. Il a gardé les métaphores du poète, les cadences et la couleur du tribun éloquent. Il demeure encore loin de son fragment de nouvelle œuvre futuriste offert en échantillon aux amateurs dans son manifeste de littérature ultra-moderne. C’est toujours très difficile de se débarrasser du vieil homme, même quand il est jeune ! Je ne vous raconterai pas le Monoplan du Pape, où l’on force cet honnête représentant d’une religion naïve à voir la terre de haut, c’est-à-dire à perdre de vue le petit paradis ratatiné en usage dans les églises et dont on fabrique la figuration poupine dans les bazars à 13 de la rue Saint-Sulpice. « Ô vieil agent de change à la bourse des âmes, dans nos plongées et nos montées tu reprendras le sommeil de ta vieille conscience habituée aux douceurs de l’escarpolette ! » À moins, révérence parler, qu’il ne rende modestement son premier déjeuner sur la tête de ses fidèles ! Après avoir parcouru toute l’Italie, s’être occupé des volcans et avoir donné quelques ordres aux armées permanentes, en hésitant, dans un généreux mouvement d’oscillation, à reporter à Dieu son homme d’affaires, on laisse tomber le pauvre pape au beau milieu de la mer, puisque la mer est encore le seul reflet pur du ciel inaccessible. Étant libéré de cette lourde et sacrée entrave, l’oiseau d’Italie peut enfanter sans douleur tous les canons de siège qu’on lancera sur l’Autriche vaincue. Je n’ai pas tout compris, seulement je suis obligée d’avouer que les débuts de l’école symboliste et instrumentiste ne me parurent pas sensiblement plus clairs. Il fut un temps où, pour chercher le mot propre ou rare, on se servait d’un tel vocabulaire qu’il fallait y laisser sa raison ou en prendre son parti. Moi, j’en ai pris mon parti sagement, médisant que ces gens-là finiraient, hélas ! par écrire comme tout le monde. On n’échappe guère à sa destinée qui est de vouloir plaire aux lecteurs, sinon de chercher à se mieux vendre chez son libraire. Les entêtés morts ou devenus fous, on retrouva les autres en train de faire des articles de grand luxe dans les meilleurs magazins de confections pour dames. F.-T. Marinetti ne révolutionnera peut-être pas la syntaxe, mais il inventera, sans doute, une nouvelle méthode picturale et les peintres qui se joignent au mouvement futuriste, après avoir placé en large ce qui se met généralement en long et séparé ce que l’on s’efforce de rassembler, auront du talent comme… Léonard de Vinci (je choisis ce nom, pour ne pas les humilier… et parce que ce personnage compliqué a fait la Joconde en série). D’ailleurs, F.-T. Marinetti s’occupant de détruire la syntaxe prouve d’une façon péremptoire qu’il la connaît. On ne châtie bien que les personnes intimement étudiées. Or, il en est tant qui ne l’ont jamais vue, parmi nos meilleurs écrivains de l’ordre moral !

Le Mouvement scientifique.
E. Rignano : Essais de synthèse scientifique, Bibliothèque de philosophie contemporaine, F. Alcan, 5 francs §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 135-139 [135-137].

M. Rignano, le savant italien bien connu, est un « théoricien » ; il travaille en biologie à la façon des mathématiciens ; il ne fait pas d’expériences, mais il cherche « une vision toujours plus synthétique de la masse confuse de faits que les expérimentateurs lancent chaque jour à jet continu sur le marché scientifique ». La préface de son nouveau livre : Essais de synthèse scientifique, est un remarquable plaidoyer en faveur des « théoriciens ». Ils ont édifié les sciences physiques ; c’est à eux à édifier les sciences biologiques et sociologiques.

L’important dans l’élaboration théorique est essentiellement l’acte créateur qui consiste à entrevoir de nouvelles analogies, à procéder à de nouvelles généralisations, à ouvrir de nouveaux horizons, à concevoir de nouvelles hypothèses.

C’est à quoi M. Rignano excelle.

Le théoricien, dans sa poursuite de généralisations et de synthèses toujours plus vastes, ne se trouve pas seulement amené à partir d’un point plus avancé que le spécialiste. Dégagé d’une infinité de faits particuliers et de détails concrets, qui demeurent au contraire très vifs dans l’esprit du second, il possède en même temps une plus grande aisance, une plus grande légèreté pour s’élever encore plus haut dans la vue des généralisations et des synthèses ultérieures. Le théoricien a aussi la possibilité beaucoup plus large et la facilité beaucoup plus grande de se mettre rapidement au courant de l’état actuel des questions fondamentales qui se traitent dans les divisions et subdivisions les plus diverses de telle ou telle discipline. Son temps n’est pas occupé, même en petite partie, par les opérations naturelles ; et dans une seule demi-journée de lecture, il peut prendre connaissance des résultats obtenus par tel ou tel spécialiste, résultats auxquels ce dernier n’est parvenu qu’après peut-être une année entière de recherches assidues, longues et difficiles.

Le théoricien a encore d’autres avantages sur l’expérimentateur. Il évite les dangers de la spécialisation, nécessitée par les progrès de la technique expérimentale ; il lui est plus facile « d’embrasser d’un seul regard même les branches les plus diverses et les plus lointaines de la science et de franchir ainsi les larges abîmes qui n’ont pas encore cessé de les séparer ». En thèse générale, le théoricien est « moins exclusiviste, moins unilatéral et plus objectif » que le spécialiste expérimentateur. Le théoricien complète l’expérimentateur.

En théoricien donc, M. Rignano aborde l’étude des grandes questions biologiques et sociologiques. En ce qui concerne la question du vitalisme, il adopte une solution intermédiaire entre les opinions extrêmes. Pour lui, les physiologues-chimistes n’ont vu que les petits côtés du fonctionnement de l’organisme ; aux chimistes échapperaient les phénomènes vitaux essentiels ; toutefois, pour expliquer ces phénomènes, M. Rignano se refuse à faire appel à un quid mystérieux ; il se demande « si la vie ne serait pas due à quelque forme spéciale d’énergie, qui posséderait les caractéristiques propres de la même façon que cela arrive pour chacune des différentes formes d’énergie du monde inorganique ».

M. Rignano développe surtout une théorie qui lui est propre et relative à l’analogie qui se manifeste entre les phénomènes du développement ontogénétique par le moyen de la transmissibilité des caractères acquis et les phénomènes psycho-mnémoniques, et il est conduit à faire de la « physio-psychologie » végétale. La propriété mnémonique serait très générale, et le finalisme, qui préoccupe beaucoup l’auteur, ne serait qu’une simple conséquence de cette propriété.

Le livre de M. Rignano comprend une série d’études : la valeur synthétique du transformisme, la mémoire biologique en énergétique, de l’origine de la nature mnémonique des tendances affectives, la conscience, le phénomène religieux, le matérialisme historique, le socialisme. Seules les premières rentrent dans le cadre de cette chronique.

D’après M. Rignano, les tendances affectives auraient une origine mnémonique. L’auteur développe des considérations fort intéressantes à cet égard et fait appel aux recherches de psychologie animale. Il insiste sur « cette propriété fondamentale que possède chaque organisme de tendre à conserver invarié son propre état physiologique normal ou à le rétablir dès qu’il a été troublé ». Dans ma Naissance de l’Intelligence, j’avais développé tout au long une théorie relative à la tendance qu’ont les êtres vivants à conserver leur état chimique, et j’ai exposé cette théorie à diverses reprises depuis 1904. Des phénomènes analogues s’observent d’ailleurs dans le monde inorganique. Dans cet ordre d’idées un fait très curieux a été signalé par mon élève Van der Ghinst. Les Actinies se trouvent fixées sur les rochers du littoral marin dans toutes sortes de positions par rapport à la verticale. Or, quand on les place dans un aquarium, on constate chez elles une tendance nette à reprendre, en se fixant, la même position que celle qu’elles avaient précédemment. M. Rignano cite ce fait, mais paraît l’attribuer à un autre auteur.

D’une façon générale, il y a un danger pour les « théoriciens » qui n’ont pas mis la main à la pâte : quand ils font appel aux spécialistes, ils peuvent se tromper sur la valeur des auteurs. Ils peuvent prendre leurs documents chez de simples vulgarisateurs qui ont plus ou moins altéré les faits rapportés. Le plus souvent, M. Rignano évite ce danger, et on doit l’en louer, mais, en psychologie animale, le choix des auteurs est plus délicat qu’ailleurs, car rarement l’analyse expérimentale est faite avec soin.

« L’organisme, écrit Jennings, semble agir vers un but défini. » M. Rignano discute cette proposition.

La propriété de graviter vers une « fin » sans aucune préférence pour le « moyen » dérive pour la tendance affective du fait qu’elle est due à l’existence à l’état potentiel d’un système ou état physiologique donné, général ou partiel, déjà déterminé dans le passé par l’ensemble du monde extérieur ou par quelques rapports ambiants particuliers, et qui tend maintenant comme toute autre espèce d’énergie potentielle, — dès qu’il est « déclenché » par la permanence ou le retour d’une partie, si petite soit-elle, de ce milieu ou de ces rapports, — à rentrer simplement en activité.

Ésotérisme et sciences psychiques.
Dr Marc Haven : Le Maître Inconnu : Cagliostro, grand in-8, Dorbon-Aîné §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 148-152 [149-150].

Le Maître Inconnu : Cagliostro, fait honneur au Dr Marc Haven et par la sincérité et la conscience droite qu’il reflète et par les recherches nombreuses et l’érudition profonde dont il témoigne.

Le Dr Marc Haven s’est proposé de réhabiliter la mémoire de Cagliostro. À cet effet, il a réuni et compulsé quantité de documents. Il n’en énumère pas moins de 215 — dont certains encore inédits — dans la biblio-iconographie de son ouvrage.

L’auteur suit pas à pas la vie du célèbre thaumaturge — dans ses différents voyages et ses résidences successives — à partir du moment où il apparaît dans l’histoire jusqu’à celui où — après de longues tortures — on l’achève dans les cachots de l’Inquisition.

Je ne crois pas que, malgré tous ses efforts, le Dr Marc Haven ait complètement réussi à dissiper les obscurités dont la vie de Cagliostro — je ne parle pas ici de son origine, ni de sa jeunesse, — est enveloppée, ni les doutes qu’on peut avoir sur les pouvoirs exceptionnels qu’il s’attribuait ou qu’on lui attribuait. Quoi qu’il en soit, le livre du Dr Marc Haven est un apport précieux à l’histoire de Cagliostro et par suite à celle de l’occultisme et de la franc-maçonnerie au xviiie siècle.

Dix-huit gravures, portraits, vues ou fac-similé de documents augmentent l’intérêt de cet ouvrage.

Art §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 175-178 [175-176].

Dans la collection des Grands Artistes, chez Laurens, trois monographies viennent s’ajouter à une série déjà nombreuse de bons travaux.

M. Gustave Soulier : Le Tintoret. Collection des Grands Artistes §

M. Gustave Soulier indique avec précision quel fut le rôle du Tintoret dans la peinture vénitienne, comment les recherches d’une technique faite pour la mise en place de la page décorative ont donné à certaines œuvres du Tintoret un accent presque moderne qui permettrait presque de le considérer comme placé au début d’une route de l’art au bout de laquelle on rencontre Delacroix et plus près, de nous Cézanne. Si le Tintoret, dit M. Soulier, n’est pas considéré universellement en France comme un des plus grands peintres de la belle période italienne, c’est qu’il faut l’aller voir en place à Venise et qu’il est médiocrement représenté au Louvre. Sans doute ! mais enfin, le Louvre donne de Tintoret au moins une idée juste.

M. Henri Hauvette : Le Sodoma. Collection des Grands Artistes §

M. Henri Hauvette s’est occupé du Sodoma. Le Sodoma, lui aussi, serait classé beaucoup plus haut si on le connaissait, si ses peintures de la Farnésine, à Rome, étaient visibles, s’il ne fallait pour admirer ses plus belles œuvres se rendre à Sienne, à Monte Oliveto, à Pise. Nombre d’œuvres du Sodoma ont d’ailleurs disparu. La biographie du Sodoma est difficile à fixer. M. Hauvette indique qu’on ne peut nullement se fier à Vasari, qui n’aimait pas le Sodoma. « La véritable : mésaventure du Sodoma, dit M. Hauvette, fut d’encourir la mauvaise humeur de ce biographe (Vasari). Doué d’un goût assez sûr pour reconnaître les beautés de plusieurs œuvres de Bazzi, Vasari ne fut ni un juge impartial, ni un historien exact. Sa chronologie est constamment incertaine, ses confusions, nombreuses, sa partialité avérée. Quelle que fût la cause de son animosité, antipathie personnelle, rivalité d’école ou de clocher, écho de médisances de Beccafuonni, émule éclipsé par Bazzi, il est visible que la malveillance inspire à chaque page sa biographie du Sodoma. Mais, d’autre part, Vasari a pu connaître notre peintre ; il a en tout cas recueilli sur son compte beaucoup de témoignages ou de bavardages contemporains, qui sont pour nous une source d’information précieuse, à condition qu’on y fasse la part de l’interprétation calomnieuse. En ce qui concerne le surnom du Sodoma, si trouble qu’en puisse être l’origine, tout s’accorde pour prouver qu’il le porta sans embarras et que ses contemporains le lui appliquèrent couramment sans arrière-pensée. »

Ce qui veut dire qu’on ne sait rien sur la vie de Bazzi surnommé le Sodoma, sauf ce qu’en dit Vasari, et que ces dires sont infirmés d’avance par nombre de probabilités assez fortes. M. Hauvette n’ajoute rien à ce que l’on savait de la vie du peintre, rejette de l’œuvre du Sodoma certaines œuvres qui l’apparenteraient au Vinci et en examinant et en décrivant ce qu’il y a d’incontestablement signé par Bazzi à Florence et à Sienne émet que ce sont là œuvres d’un peintre égal aux plus grands et peut-être pas loin du premier rang. N’y a-t-il pas en effet dans l’œuvre du Sodoma, avec toute la science et l’habileté des beaux maîtres de son temps, un souci de beauté, un don d’émotion et une élégance de ligne, rare même parmi les meilleurs, eu même temps qu’une très captivante et presque très moderne traduction de la beauté féminine presque modelée sur la toile ? Sodoma était d’ailleurs un bon sculpteur et le métier du sculpteur est venu chez lui en aide à l’art du peintre.

M. Marcel Reymond : Brunelleschi et l’Architecture de la Renaissance italienne au XVe siècle. Collection des Grands Artistes §

M. Marcel Reymond, en une biographie de Brunelleschi, retrace brièvement l’histoire de l’architecture pendant la Renaissance italienne au xve siècle, et explique l’art des Alberti, des Michelozzo, des Giuliano da Majano, des Giuliano da San-Gallo, des Riccio, des Rossellino, etc… C’est un bon précis.

M. Alfred Pichon : Fra Angelico. Collection des Maîtres de l’Art §

Dans la collection des Maîtres de l’art, un Fra Angelico de M. Alfred Pichon, biographie très nourrie, avec un intéressant souci des filiations et le désir de faire voir l’artiste à travers ses œuvres ; il est vrai que c’est uniquement par l’impression que lui ont donnée les œuvres et les couleurs pures que le critique se figure l’artiste ;on n’a d’ailleurs aucun désir de se soustraire à cette vision lyrique et douce.

« Admirable vie, dit M. Pichon, unique peut-être, vouée à la sainteté et à l’art, non comme à deux choses qui réclament chacune leur part, mais comme à un seul idéal où la sainteté fleurit en art, où l’art se parfume de sainteté… Oui, sa vie était belle et son œuvre féconde et ses derniers jours durent être sereins.

« Nous aimerions le suivre en ces journées suprêmes et dans la sérénité du soir qui tombe nous asseoir avec le juste en attendant la nuit. Nous ne le pouvons pas et une fois encore la trace de l’angélique voyageur se dérobe à nos recherches… »

C’est un Fra Angelico en marbre blanc, que l’auteur nous dessine. Il n’y a pas de raison pour ne point l’admettre. Laissons-le couleur de son rêve. D’ailleurs cette ignorance où l’on se trouve de la vie du grand artiste de la renaissance italienne n’est-elle pas au fond un élément d’études aussi certain que la cohue de documents sans valeur, et de visions confuses, grossières, malveillantes, erronées, commérantes qu’on a sur des artistes nés dans un temps de mémoires plus fréquents et d’archives mieux classées ? Au moins l’œuvre parle toute seule et tout de même l’homme vrai s’y reflète, tel qu’il fut, ou au moins tel qu’il fut à ses beaux instants.

Musées et collections.
L’Inauguration du Musée de Maisons-Laffitte [extrait] §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 178-185 [180].

[…]

Passé le vestibule aux colonnes doriques, […] on a sur la gauche une suite de salles où M. Vitry a groupé des tableaux de l’époque : d’abord une salle bolonaise où se voient des toiles de l’Albane, Vénus et Adonis, Vénus et Vulcain, peuplées de ces charmants enfants dont le peintre prenait les modèles dans sa nombreuse famille : la Manne, de Romanelli ; l’Enlèvement d’Hélène, du Guide ; Loth et ses filles, du Guerchin, et, du même, Hersilée séparant Romulus et Tatius […].

Lettres italiennes §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 195-199

Deux mots pour M. Georges Hérelle §

Je m’en voudrais de faire la moindre peine à M. Georges Hérelle. Aussi ai-je préféré ne pas répondre spécialement à la lettre qu’il a cru devoir envoyer au Mercure à la suite des quelques notes critiques que j’avais consacrées dans ma dernière chronique à sa traduction des poèmes de M. d’Annunzio. M. Hérelle passe pour un trop excellent traducteur de la « prose » du romancier de l’Intrus, pour que l’on prenne garde de le prévenir que ses dons de traducteur ne sauraient s’adapter tout à fait à la « poésie » de l’auteur du Canto Novo.

Certes, lorsqu’un autre écrivain s’est avisé de donner eu français un roman de l’écrivain italien cher à M. Hérelle, la librairie ne s’est enrichie que d’une très mauvaise traduction, celle de Forse che si forse che no, due originairement à une dame ni française, ni italienne, mais russe. On regretta alors, vivement, M. Hérelle. Cependant, celui-ci a tort de mesurer à la « quantité » des pages originaires de d’Annunzio, supprimées par lui dans le cours de son travail, la justesse de mon accusation de « traducteur un peu libre » que j’avançais ici même. Je faisais allusion à la « qualité » de son labeur, qui est en effet « un peu libre », ce qui est peut-être un bien pour M. d’Annunzio, ou peut-être un mal, forse che si forse che no

Mais, M. Hérelle me permettra de lui dire qu’il a été vraiment mal inspiré d’opposer à mon humble jugement sur la valeur de sa transposition poétique, l’illustre jugement écrit du poète lui-même. Je considère une lettre ou une appréciation émise dans une conversation comme quelque chose d’intime et de sacré, que, personnellement, il m’est cher de ne pas livrer à la publicité. Je ne suivrai donc pas M. Hérelle dans ce chemin. Je ne vois aucun inconvénient, après tout, à ce que M. d’Annunzio trouve maintenant parfait le recueil de ses poèmes publié en français par les soins de M. Hérelle, dont il eut à me parler à Settignano, il y a plusieurs années, et à m’écrire le 3 janvier de cette année même.

G. d’Annunzio : La Contemplazione della morte, Treves, Milan §

Il est un peu fatigant, du reste, de parler si souvent de M. d’Annunzio. Mais cet écrivain est impitoyable envers ses lecteurs, comme envers lui-même. Il ne chôme jamais. Et si d’un côté les revues et les périodiques gais ne s’arrêtent pas de s’occuper de sa vie, d’un autre côté il est difficile aux littérateurs de ne pas s’occuper sans cesse de sa littérature. À l’instar de M. Massenet, de M. Saint-Saëns, de M. Fogazzaro, et en général de tous ces « aînés » qui semblent produire infatigablement leurs œuvres, afin que les générations nouvelles apprennent, hélas ! à s’en éloigner, M. d’Annunzio ne connaît pas le repos. Voici, en attendant les autres romans et les autres drames promis, un volume sur la Contemplation de la Mort.

Si M. d’Annunzio n’appartenait pas, obstinément et peut-être inévitablement, à la phalange littéraire esthète et symboliste, ou plutôt éprise d’esthétisme anglais et de symbolisme français, fleurie il y a quelque vingt ans, ce livre pourrait apparaître d’une très particulière importance. L’attitude mystique et chrétienne de l’auteur pourrait faire sensation. Malheureusement, ce n’est là qu’une attitude. L’élément cérébral, volontaire, y domine ; on sent trop ce que l’auteur a voulu, on sent trop qu’il n’y a pas, dans ces pages, un coin émouvant, une ombre chère, où un esprit sensible retrouverait quelque chose de ce que l’auteur n’a pas voulu mettre, mais que la puissance profonde et cachée de son inspiration a jeté malgré lui, là où lui-même ne sait. De ces « coins d’âme » magnifiques, les livres des grands mystiques en sont remplis, ceux de Novalis surtout. Chez M. d’Annunzio, c’est le « procédé » qui domine. La construction même du volume témoigne de la volonté a-mystique, toute littéraire, de l’écrivain, ce qui ne surprendra personne.

M. d’Annunzio, encore une fois, semble s’être inspiré de l’œuvre de M. Maeterlinck, et cette fois de l’œuvre dite philosophique de l’auteur de Sagesse et Destinée. On ne saurait donc l’accuser sérieusement d’avoir été ému par le grand bruit que l’on fait depuis quelque temps autour de la conversion de M. Maurice Barrès, et d’avoir voulu imiter celui-ci. On a parlé de cela, en Italie, mais à tort, je crois. Arcachon, où le livre a été écrit, est loin de Francfort, de l’Ombrie, et aussi d’Orthez, où vivent et œuvrent Paul Claudel, Louis Le Cardonnel, Francis Jammes, c’est-à-dire les trois grands poètes chrétiens contemporains, autant que l’esthétisme de M. d’Annunzio est loin à la fois du vrai paganisme et du vrai christianisme. M. d’Annunzio est avant tout un grand esthète. Ses œuvres, où il s’est approché de tant de parfaite beauté, nous intéressent de moins en moins, au fur et à mesure qu’il nous les livre, à cause justement de l’esthétisme initial qui les informe. La complexité sentimentale, orgueilleuse en même temps qu’inquiète, des générations nouvelles échappe à cet artisan génial qui fut si souvent incomparable.

Il faut le reconnaître. Le mysticisme étrange qui enrichit, en la troublant singulièrement, cette renaissance impétueuse de l’énergie spirituelle du monde dont se préoccupent déjà les penseurs et les sociologues ne secoue pas les murs des villas fastueuses, des hôtels princiers, où M. d’Annunzio, entouré d’une cour cosmopolite, vit comme il lui plaît de vivre. Les invocations répétées à l’Epos constructeur, qui caractérisent les tendances de la partie la plus fervente et la plus féconde de notre jeune littérature, deviennent chez M. d’Annunzio des Chansons guerrières, classiques et romantiques, des « attitudes » encore, dédiées au dieu Mars. Et toutes ces invocations lyriques actuelles à l’Eros nouveau et formidable qui possède la clé de tous les mystères, à l’Eros animateur de foules multanimes, ne changent pas chez M. d’Annunzio sa conception romantique du simple Couple, considéré en lui et pour lui, comme le noyau de toute œuvre d’art. Enfin, cette admirable volonté de synthèse religieuse qui se présente à nous comme l’apaisante réconciliation de l’esprit païen et de l’esprit chrétien rêvée par Beethoven à l’heure où il eut la vision de la Xe Symphonie qu’il n’écrivit pas, a été chez M. d’Annunzio ce mélange assez heureusement d’hédonisme hellénique et de mysticisme catholique, plus que purement chrétien, sans vraie joie, sans douleur vraie, qui aboutit, à travers tous ses livres, au Martyre de Saint-Sébastien.

Sa dernière œuvre ne saurait pas révéler une « conversion ». M. d’Annunzio ne semble pas devoir se renouveler. Il est bon, par ailleurs, de remarquer que si ses formes littéraires ont été extrêmement diverses, l’esprit qui les anime ne s’est jamais renouvelé, reste toujours le même, depuis les débuts du poète. Il est donc absurde et stupide de le voir se rapprocher de l’autel atavique, soit de l’autel où l’holocauste était charnellement sacrifié dans son sang, soit de celui où l’holocauste n’est plus qu’un symbole d’une candeur d’hostie, et où le sang aussi est un symbole dans le calice, où le vin se mêle à l’eau comme un sang ardent de joie se mêle aux larmes de tous les regrets. Non. Le poète développe dans toutes ces pages consacrées au spectacle de la mort, plus qu’à la mort, les deux vers qui sont le thème intérieur de sa vie, vécue avec tant de plénitude, et où il parle de son esprit tenu

tra il tedio de la vita
e la paura de la morte,

entre l’ennui de la vie, et la peur de la mort. Son âme oscille de la sorte, entre la mort lointaine de son ami Pascoli, le grand poète de sa patrie redressée dans sa force, et l’agonie et la mort présentes d’un voisin obscur, un vieillard qui fut un grand chrétien, et qui se nommait Adolphe Bermont. Entre l’ennui de la vie, et la peur de la mort… Le poète ne retrouve pas encore l’équilibre, le sublime équilibre de toutes les forces de l’esprit, que les hommes invoquent, évoquent, résument en un seul mot : Dieu. Mais il retrouve, devant le spectacle répété de la mort, le calme d’une résignation. Il courbe ta tête, bienheureux. Celle-là est « l’attitude » qu’il s’était proposée, pour laquelle il a écrit ce livre. Elle est belle. Elle est riche de sons, comme une pause musicale. Mais elle ne nous émeut pas profondément, car les sons que nous entendons nous les reconnaissons en nous, comme notre patrimoine. Nous nous apercevons que ce livre mystique n’apporte rien à notre réveil mystique, ni cérébralement ni sentimentalement.

Et s’il nous plaît que le poète l’ait écrit, à cause de certaines pages d’une si belle littérature, un sentiment d’amertume nous pousse à regretter qu’il n’ait pas attendu, pour le faire, que les portes d’or d’un mysticisme plus moderne, plus profond, plus pensif, plus nouveau, lui fussent ouvertes.

G. Pascoli : Poesie varie raccolte da Maria, Zanichelli, Bologne §

Giovanni Pascoli est évoqué aussi devant l’esprit de ses compatriotes par la publication d’un volume de Poesie varie, inédites ou peu connues, tirées de ses manuscrits et de quelques journaux où elles parurent dans le temps. Le volume est précédé d’un court avant-propos de sa sœur Marie.

On connaît la vie étrangement, mélancoliquement paisible, du frère et de la sœur, jetés dans la mêlée par la mort tragique de leur père assassiné. Pendant de très longues années, Pascoli et sa sœur ont traîné à travers maintes petites villes italiennes, où l’on envoyait « le professeur » Pascoli, leur douce tristesse, sans jamais se quitter. La compagne antigonienne du poète accomplit maintenant son œuvre pieuse, comme sa sœur de l’Hellade honorait les restes mortels du disparu.

L’annonce d’un recueil de poésies de Pascoli préfacé par sa sœur pouvait irriter tous ceux qu’indigne le misérable spectacle quotidien offert par les femmes, les mères, les amantes, les sœurs des écrivains, qui deviennent tout à coup écrivains elles-mêmes, fatalement. Mais les premières lignes de la préface, sobre et noble, nous rassurent : « Que le lecteur ou l’aimable lectrice ne croie pas que je prétende faire ce à quoi je n’ai jamais été ni apte, ni destinée. Jusqu’à il y a quelques semaines, j’avais, dans la vie, ma mission — et combien douce ! et, parce que douce, combien facile ! » On pense à la fois à Elisabeth Fœrster-Nietzsche et à Eugénie de Guérin.

Ce volume contient la Nuit de Noël, consacrée à l’entreprise tripolitaine, des poèmes de jeunesse et des poèmes familiaux pleins de cet « intimisme » particulier au chantre des choses simples un peu douloureuses.

Memento §

La guerre tripolitaine n’inspire pas seulement des rhapsodes populaires, qui la chantent dans les différentes régions, dans les différents dialectes et patois de la péninsule. Des chroniqueurs de guerre et autres donnent déjà des volumes variés : Aldo Chierici : A Tripoli d’Italia, Simonti, Pistoie. — Ezio M. Gray : La bella guerra, Bemporad, Florence. — Pietro Pasetti : Note ed episodi della guerra in Tripolitania. Tip. della Sapienza, Rome. — Umberto Angeli : La guerra inevitabile. Lux, Rome. — Lena : Nel Marocco, Treves, Milan.

Je signale sans plaisir l’hommage offert par les étudiants de Milan, de je ne sais quel groupement, à l’Empereur d’Allemagne, en souvenir d’une visite faite à la capitale lombarde par des étudiants allemands, Cet hommage, dont l’opportunité n’est pas à discuter ici, comportait un album où figurent les quatre grands poètes italiens contemporains. L’Italie compte quatre grands poètes classiques : Dante, Pétrarque, l’Arioste et le Tasse. Par quelle singulière aberration, voulant donner un pendant au patrimoine ancien, a-t-on choisi les noms de Carducci, d’Annunzio, Pascoli, et… Giacosa ? Pourquoi Giacosa, qui fut un pauvre poète mélodique et surtout un mièvre écrivain de drames ? Un nom s’imposait, celui de Mario Rapisardi.

Mais j’ai signalé ici même, lors de la mort de ce grand poète, les luttes « régionales » qui divisèrent jadis les partis « littéraires » en carducciens les écrivains septentrionaux de la péninsule) et en rapisardiens (les écrivains méridionaux et siciliens). Les étudiants milanais semblent perpétuer même après la mort du poète l’hostilité qu’il endura si fièrement toute sa vie. Mais ils auraient pu choisir, au moins, pour le remplacer, un autre poète : Marradi, par exemple !

Lettres américaines.
Memento [extrait] §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 199-204 [204].

[…]

Dans le Century Magazine pour le mois d’août se trouve un article […] par le Dr Egan, ministre des États-Unis à Copenhague, sur saint François d’Assise, illustrations par Maurice Boutet de Monvel.

Lettres scandinaves.
Johannes Jœrgensen : Le Livre de la route, traduit par Teodor de Wyzewa, Perrin [extrait] §

Tome XCIX, numéro 365, 1er septembre 1912, p. 204-209 [207-208].

M. Johannes Jœrgensen, après avoir été poète « décadent », est devenu, lui, danois, de famille protestante et libre penseur, un écrivain catholique. M. Teodor de Wyzewa a publié la traduction de son Saint François d’Assise et de ses Pèlerinages franciscains, et je ne crois pas qu’aucune œuvre scandinave ait jamais atteint, en traduction française, un aussi grand nombre d’éditions. Il est clair que le motif de ce succès n’est pas uniquement d’ordre littéraire : les conversions excitent toujours la curiosité, il était naturel que celle d’un écrivain libre penseur et d’un homme du Nord attirât particulièrement l’attention, et les périodiques catholiques français ont aisément répandu des ouvrages aussi alléchants, et que recommandait le nom du traducteur. Ils sont, d’ailleurs, appréciés en Danemark, et bien que M. Johannes Jœrgensen ne soit pas au nombre des écrivains danois que l’on songerait tout d’abord à traduire, si l’on consultait seulement leur mérite poétique, du moins aura-t-il une place honorable dans l’histoire de la littérature danoise, mais plutôt grâce à ses premières œuvres, et à la publication de l’ancienne revue symboliste Taarnet.

Le premier livre d’inspiration catholique de M. Johannes Jœrgensen, avant sa conversion, fut publié en 1895. C’est le Livre de la route, dont M. Teodor de Wyzewa vient de nous donner la traduction, récit d’un voyage qui a conduit l’auteur en Ombrie. L’auteur s’y montre déjà bien près de confesser sa foi nouvelle, mais rebuté par la grossière absurdité de certains miracles qu’admet la foi populaire. La religion est l’objet de son désir, et en même temps il redoute de s’engager. Il désire croire, et n’en a pas encore la volonté. Car la croyance religieuse, pour tout esprit critique, est, au fond, un acte de volonté. Et le passage le plus curieux du livre est celui où son désir, avec une habileté subtile, affaiblit les arguments de sa raison en lui persuadant que sa critique même n’est qu’un effet de la volonté (p. 200 et suiv.). Quant aux origines mêmes de son désir, elles n’ont rien que de très banal. D’abord poète et amant de la nature, puis absorbé par la grande ville et bientôt « desséché et flétri comme un arbre sur un boulevard », il était désemparé, ne pouvant ni revenir à sa simple vie d’autrefois, ni supporter sa vie nouvelle. Il cherchait « une charrue assez forte pour pouvoir briser la croûte épaisse qui recouvrait les fructueuses profondeurs de son âme ».

[…]

Tome XCIX, numéro 366, 16 septembre 1912 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome XCIX, numéro 366, 16 septembre 1912, p. 387-394 [392-393].

Revue historique, juillet-août 1912. J. Calmette : « La Politique espagnole dans l’affaire des barons napolitains (1485-1492). » (Règne de Ferdinand Ier, de la maison d’Aragon. Révolte de la faction angevine de la noblesse napolitaine. Intervention diplomatique de Ferdinand le Catholique et origines de la prépondérance espagnole en Italie). […]

Les Revues.
L’Indépendance : fragment des « Lettres d’Italie » de Charles Demange §

Tome XCIX, numéro 366, 16 septembre 1912, p. 404-413 [404-405]

L’Indépendance (1er et 15 août) achève la publication des « Lettres d’Italie » de Charles Demange. Elles constituent un document inestimable sur la formation d’une intelligence rare et d’une sensibilité très exceptionnelle. Presque toujours, le point de vue de l’écrivain est nouveau. Son contact avec Rome est sans cesse fructueux. On lira ces lettres réunies avec un plaisir soutenu et l’arrière-goût, peut-être dominant, du lamentable regret que leur auteur ait refusé la destinée magnifique qu’annonçait pour lui tout ce qu’il a laissé.

S’il est à peu près impossible d’isoler une page d’entre celles inspirées par Rome même, en voici une qui traduit avec une singulière fortune un aspect général de l’idée de chance inspirée par la lumière italienne :

Il faisait beau hier, il fait beau aujourd’hui, il fera encore beau demain… C’est le pays de la confiance que celui-ci, ou plutôt de la chance continuelle : les Italiens ont été favorisés des dieux, et c’est pour se donner encore la pression de la crainte, dont les dispositions de la nature paraissent les vouloir priver, qu’ils réclamaient autrefois des jeux de Cirque et se passionnent maintenant de Lotto.

Oh, c’est une belle chose que la chance ! Je sais bien qu’il n’y faut pas croire et que mieux vaut, en bonne discipline, soit une hypothèse explicative, soit même un mythe, que ce mot vide de sens. Mais quand je songe à toute la vertu esthétique qu’elle ajoute aux hommes et aux choses, on est tenté de l’admettre. La chance, c’est d’être intact ! c’est de ne pas avoir à demander aux autres de se troubler pour sympathiser avec vous. C’est cette simplicité supérieure de la vie qui en révèle les quelques plans, et pourtant les compose d’une infinité de moments ; ce sont les choses qu’on ne décompose pas, qu’on n’analyse pas ; les gestes qui, dans les statues, s’achèveront si complètement qu’on les entend sans réellement voir leur fin.

Musique.
Verdi, par Camille Bellaigue (Henri Laurens, éditeur) §

Tome XCIX, numéro 366, 16 septembre 1912, p. 421-427 [424-427].

Avec le Verdi de M. Camille Bellaigue, la même collection nous procurait, entre deux « musiciens célèbres », l’occasion d’un rapprochement qui n’est guère à l’avantage de notre compatriote, Il fait bon d’être aimé et admiré par M. Bellaigue. Ses amitiés sont fidèles comme Pénélope et aussi ardentes que Phèdre ; son enthousiasme ne connaît pas plus d’obstacles que Gusman. On put s’en persuader à propos de Mendelssohn et de Gounod, moins convaincu pourtant peut-être qu’ébloui par le feu de ses admirations expansives. Il eut ici meilleur prétexte à en déchaîner la pyrotechnie généreuse et, guidé selon sa coutume avant tout par son émotion, il a fort heureusement défini, et même analysé, la nature de l’art du dernier musicien de génie qu’ait produit l’Italie. C’est une étrange et merveilleuse destinée, que celle de ce petit paysan piémontais, fils de pauvres aubergistes de campagne, qui vécut près d’un siècle et fut Giuseppe Verdi. On le voit tout enfant possédé du démon de la musique et s’abandonner fougueusement au plus naïf et joyeux empirisme. À douze ans, il est organiste de la petite église de Roncole, son village, et ravit ses concitoyens par ses improvisations simplistes. Plus tard, à Busseto, chez un épicier mélomane, son patron dont il épousa la jolie fille, il fait connaissance avec Haydn et Porpora, massacrés quotidiennement par un groupe d’amateurs de la localité. Quelques leçons hâtivement reçues durant deux courts voyages à Milan suffisent à son impatient autodidactisme. En 1889, il débute bravement au théâtre, s’installe à la Scala quasiment à demeure pour y jeter sa gourme dans une production effrénée. En onze années, seize opéras, dont Macbeth (1847) et Luisa Miller (1849), précèdent et préparent la trilogie Rigoletto (1851), il Trovatore (1853) et la Traviata (1853). C’était là pour Verdi, du même coup, la gloire et la fortune, le triomphe indiscuté dans sa patrie et le succès européen. Il y semblait avoir réalisé l’idéal propre de son art et atteint sa personnalité définitive. Pendant vingt ans, Verdi régna ainsi sur les scènes lyriques sans cesser de produire un instant, mais insensiblement, une évolution se dessine et s’accomplit dans su manière ; sa pensée peu à peu s’affine et bientôt se mûrit, s’élève, sa langue s’assouplit et son style s’épure. À la fin, la métamorphose est profonde et inopinée. Avec l’harmonieux Requiem à la mémoire de Manzoni (1874), Verdi croyait sans doute avoir terminé son œuvre et mérité le droit de se reposer sur ses lauriers. Il garda treize ans le silence ; puis, incité par le poète Arrigo Boïto, son ami, il reprend soudain la plume pour écrire Otello (1887) et enfin Falstaff (1893). On ne saurait guère refuser à ces deux ouvrages le titre de chef-d’œuvre que leur accorde amoureusement M. Bellaigue. Otello et Falstaff sont assurément les plus parfaites créations, donc, les chefs-d’œuvre de Verdi, et l’octogénaire capable de se renouveler aussi superbement apparaît certes un extraordinaire échantillon d’humanité. Mais le Verdi génial et sans « talent » est fort loin de pâlir devant l’autre. M. Camille Bellaigue a très justement discerné et chaleureusement proclamé que, non moins que le vieillard glorieux et solitaire en sa somptueuse Villa Sant’Agata, le jeune et impétueux fabricant d’opéras milanais, l’adulé recordman en son temps du succès mondial, fut, à tous les moments de sa longue existence, un pur artiste. Aussi le succès de Verdi ne put-il jamais être malfaisant. Son art, même inculte d’abord, est une émanation de la nature et, s’adressant à la sensibilité fruste ou inavertie de la foule, peut la réjouir sans la corrompre, sans la dépraver cyniquement par les trucs et les manigances jusqu’au béotisme serin de l’irresponsable public d’un Bizet et d’un Massenet. La musique de Verdi est avant tout italienne, vocale et mélodique, dit M. Bellaigue. Sans doute ; mais elle est surtout essentiellement populaire ; elle tient par de plus profondes racines à l’âme et au génie autochtones que celle même de Rossini. Il ne s’y trompait pas le peuple alors opprimé qui y reconnaissait l’incarnation de ses forces vives et y saluait son renouveau tout proche. Avec ses trivialités, son décousu, son exubérance emballée, ce qu’on peut appeler la mauvaise musique de Verdi a mieux que ce M. Bellaigue dénomme « des éclats ». Rarement musicien attesta une telle abondance mélodique, et rarement cette innombrable mélodie est indifférente. Elle émeut, attire ou séduit malgré qu’on en ait, et jusqu’en ses vulgarités, elle grise comme un vin de terroir, âpre au palais, grossier, mais capiteux. C’est que, plus que toute autre mélodie transalpine, elle dénonce l’effervescente et générale évolution harmonique de l’époque, et, seule, celle de Guillaume Tell se rattache aussi manifestement au romantisme weberien. On a parlé des italianismes de Wagner, il ne serait pas difficile de signaler les « wagnérianismes » de Verdi. Les mesures 65 à 71 du « racconto » du second acte du Trovatore, entre autres, sont un écho précis de Lohengrin. De telles analogies sont fréquentes sans entamer le caractère national de l’art du « Maestro ». La « mauvaise musique » de Verdi, c’est du génie tout cru, et peut-être est-ce là qu’il a rencontré ses inspirations les plus hautes. Le Miserere du Trouvère est une cime dans l’œuvre de Verdi et sans doute dans l’art lyrique tout entier. Verdi ne l’a pas dépassée. Cet art bouillonnant de vie, rutilant comme de soleil jusque dans l’expression douloureuse, est bien le véritable « art méditerranéen », ainsi que le déclare M. Bellaigue en pensant vraisemblablement à sa caricature. On doit certes s’incliner avec respect devant la noble sincérité du musicien qui, au milieu des plus brillants succès, n’arrêta pas de vouloir progresser, et évolua toujours sans cesser d’être soi. Il semble pourtant que l’influence passagère de notre opéra parisien n’ait pas été favorable à Verdi. Dans la pomposité artificielle d’Aida, sa muse affecte bien souvent des simagrées qui vont mal à son genre de beauté d’enfant de la nature. Ce n’est qu’avec le Requiem que Verdi atteignit pour la première fois à cette eurythmie apollinienne qui, après un semblable passé, stupéfie dans ses deux productions dernières. Celles-ci, dans l’œuvre du Verdi, apparaissent un aboutissement vraiment prodigieux. Cependant leur maîtrise sereine ne sait encore et toujours que chanter la claire mélodie d’Italie. Otello contient quelques pages des plus harmonieuses et des plus fortes qu’ait écrites le musicien, mais sa polyphonie coulante ne songe pas une minute à pénétrer et commenter le drame, dont elle n’est que l’illustration sonore. Falstaff est un miracle de verve étourdissante et d’humour, où la joie de la farce se mêle à la rêverie romantique ; mais il ne faut pas s’aviser de se souvenir des Maîtres-Chanteurs en l’écoutant. Cette musique légère, fluide, limpide comme le ciel du pays qui la vit naître, n’enclôt nul troublant secret. Sa transparence ingénue montre qu’elle n’a rien à cacher, mais peu de chose à révéler, hormis le plaisir de vivre en de gracieux paysages qu’égaie un babil d’oiseaux. On ne saurait reprocher à Verdi d’être resté foncièrement italien jusqu’au bout, au contraire ; et M. Bellaigue a bien raison d’avancer, à sa louange, que « le monde a vu peu d’exemples d’un génie aussi fidèle et aussi renouvelé ». Seulement, en remarquant que, nés tous deux en 1813, Verdi a été le contemporain de Wagner, que leur autodidacte évolution s’effectua parallèle et que leur sincérité fut égale, on constate la différence qui distingue l’art « méditerranéen » de l’autre.

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912 §

Les Romans.
Péladan : Les Amants de Pise, E. Flammarion, 3,50 §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 593-598 [595].

Pour une jeune veuve raisonnable, c’est-à-dire libre de cœur, sinon libre d’allures, quel rêve que ce tableau de la renaissance italienne vécu par elle-même, malgré elle, dans le profond mystère d’une crypte ! Elle a un confesseur qui est à la fois un philosophe, un astrologue et un ami dévoué. Elle rencontre un amant idéal, qui ne lui demande rien que de lui permettre de mourir en la faisant sa légataire universelle. Elle peut porter sans aucun ridicule des robes d’or qu’on croirait des chasubles et elle joue le rôle de divine providence sans être obligée de payer de sa personne, sinon de sa bourse. Il faut convenir que l’art du l’auteur s’est élevé ici jusqu’à faire du possible avec de l’impossible. Il drape si naturellement toute la somptueuse défroque du romantisme sur une charpente vraiment humaine qu’il prend le lecteur au piège de ses reflets chatoyants ; cela vit, monte en train express, s’arrête pour manger au buffet des gares, aux pâtisseries des rues neuves, puis brusquement cela s’engouffre dans les palais crépusculaires et y déchire les toiles d’araignées du passé pour apporter au plein jour du calcul intégral des revenants jaloux de leur obscurité. C’est du beau travail. De la tapisserie de haute lice où l’on découvre, dans les trous creusés par les dents voraces des temps, l’éclair d’un sourire ironique, la réflexion, le clin d’œil du metteur en scène.

Littérature.
Bibliographie Verlainienne. Contribution critique à l’étude des Littératures étrangères et comparées, par Georges A. Tournoux, 1 vol. in-18, E. Rowohlt (Leipzig) [extrait] §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 598-602 [600].

[…]

L’Italie ignore presque absolument Verlaine, sauf ceux de ses écrivains qui le lisent dans sa langue originale : à peine quelques traductions de pièces célèbres des Fêtes galantes et de la Bonne chanson. Ce n’est pas de quoi créer une influence et une atmosphère verlainiennes. Cependant quelques écrivains italiens ont consacré à l’œuvre de Verlaine de belles et sérieuses études : V. Pica, qui fut d’ailleurs l’exégète de la poésie mallarméenne, F. Ermini, Lucini, etc.

[…]

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 602-609 [609].

[…]

Revue historique de la Révolution Française et de l’Empire, juillet-septembre 1913. […] Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles : Lettres inédites au marquis de Gallo (1789-1806), publiées et annotées par M. le commandant Weil (suite). […] J. Félix-Bouvier : La Révolte de Pavie (23-26  1796) (suite). […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 618-624 [623].

[…]

L’Amitié de France (août à octobre). — « Paul Claudel », par M. Piero Jahier. […]

Art.
Les Primitifs Niçois (Gazette des Beaux-Arts) §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 643-646 [645].

La Gazette des Beaux-Arts, en ses derniers numéros, a donné une longue et consciencieuse étude sur l’exposition des primitifs niçois de M. L. H. Labande. C’est, à propos d’une exposition régionale, une his­toire complète de la peinture aux xve et xvie siècles en ce coin de terre ; on y trouve des détails biographiques et des reproductions d’œuvres intéressantes de Jean Miraillet, Durandi, Louis Bréa (très important), Antoine et François Bréa, sans doute des frères et neveux de Louis Bréa. Ces œuvres sont visibles au musée de Nice, au bureau de bienfaisance de Nice et dans les églises de Nice, Fréjus, Antibes, Monaco, Lieuche, Sospel, Contes, etc… On note un beau tableau de maître inconnu à la Chapelle des Pénitents de Puget-Théniers, un anonyme dit le maître de Gréolières à la Chapelle Saint-Étienne, à Gréolières. « Chacun de ces artistes eut sa méthode particulière, chacun garda son style propre… ils sont pour ainsi dire tous dominés par l’art italien, mais les uns se rattacheraient davantage à l’école piémontaise ou lombarde, d’autres à l’école toscane et ombrienne, d’au­tres encore aux ateliers vénitiens… Seul Louis Bréa aurait été de taille à devenir un chef d’école ; mais il ne s’applique pas assez à développer son originalité… » L’étude de M. Labande fournit les éléments d’un agréable voyage d’art autour de Nice.

Lettres italiennes §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 651-657.

Épistolaire du Tasse, Carabba, Lanciano. — Épistolaire de Manzoni, Hoepli, Milan §

La frénésie des « cardeurs de faits », selon le mot de Villiers de l’Isle-Adam, est certes inépuisable ; celle des « concierges des grands morts », selon un mot de Moréas, est absolument féroce. On cherche le « document inédit », on le cherche impitoyablement dans des papiers oubliés, dans les vieilles maisons que la mort ouvre à toutes les curiosités, on le cherche dans les souvenirs et le potin des contemporains, on le cherche partout, et, ce qui plus est, ou le trouve. Les documents inédits inondent ainsi les gazettes, et se déversent sur la librairie. Ils nous permettent d’assommer des morts avec notre infaillible psychologie, de les traiter de pair à égal, si ce n’est pas avec dédain, de les chicaner et de nous chicaner au sujet de leur vie, ce qui est, à coup sûr, plus facile et plus amusant à faire que de discuter sérieusement leur œuvre.

Nous profiterons donc de l’aubaine que nous offre la publication du Carteggio d’Alexandre Manzoni, où il y a tant de choses inédites, et celle des Lettres du Tasse, qui ne présentent d’inédit qu’une fort intelligente préface de M. Scipio Slataper. Nous garderons cependant une certaine mesure dans notre profit.

Ces deux publications ont l’étrange pouvoir d’évoquer devant nous, en les juxtaposant de la manière la plus inattendue, deux figures humaines des plus opposées, deux des personnages les plus contraires de la littérature italienne, le Tasse et Manzoni. Je ne sais si l’on peut trouver autre chose de commun entre eux que le romantisme sensuel, tragique et réel jusqu’à la folie, de l’un, et le romantisme cérébral, dramatique et artificiel, de l’autre. Leur art a bien aussi un point commun, celui d’une certaine tenue correcte et froide, qui s’exprime, chez le Tasse par le style épique, et chez Manzoni par un style réaliste, naturaliste et psychologique, avant que « ces génies » eussent leur quart d’heure de bruyante célébrité. Mais tout est contraire chez les deux hommes, le caractère, la conception de la vie et la vie elle-même, l’enthousiasme et l’orgueil, la faculté de souffrir et la faculté de jouir.

Nous devons à la publication des deux épistolaires le curieux plaisir de mettre ensemble deux noms qui n’ont rien à faire du tout ensemble, qu’on n’aurait jamais songé à grouper, sans le hasard de librairie qui nous met sous les yeux deux âmes à peu près dénudées. Et nous nous apercevons, avec étonnement, que les trois siècles qui séparent le poète épique et le poète romantique ne sont qu’illusoires. Ces deux âmes nous apparaissent représentatives de deux états extrêmes de l’esprit humain : l’état d’inquiétude et l’état de satisfaction, celui-ci « artiste » et l’autre « bourgeois ».

L’inquiétude du Tasse nous fait penser à celle du Saül d’Alfieri. Elle fut implacable. Elle s’exacerba jusqu’à ce point singulier où les gestes d’un être deviennent totalement incompréhensibles pour son entourage, qui, n’en saisissant plus l’unité, prononce le mot folie, et ne cherche pas plus avant d’autres explications. Mais dans ses livres, on peut retrouver « la vérité psychologique » de ce fils de la Renaissance, dont la vie fut plus belle, plus émouvante et plus profonde que l’œuvre tout entière. Le Tasse se montre à la frontière des temps nouveaux, portant en lui la malédiction de toute la Renaissance, le poids mortel d’un siècle d’une trop exubérante puissance. Il fut toujours malade de cet « excès de force » qui fit gémir Moïse « puissant et solitaire », qui poussa Néron à l’orgie incendiaire de Rome, et Tibère à l’orgie charnelle de Capri, et que connut le Mahomet de Voltaire. Mais cet excès de force était celui de son temps, point le sien. Il le subit, à cause de son extravagante sensibilité, sans avoir le pouvoir cérébral de le canaliser en une œuvre adéquate. Si le Tasse avait eu du génie, quel grand poète il eût été ! Il ne fut pas un génie. Si la sensibilité n’avait pas dépassé la capacité de son inspiration, il eût été l’égal de Michel-Ange. Mais ce colosse put accroître démesurément l’émotion du monde, se briser lui-même, en créant avec ses œuvres des moules toujours nouveaux, fabuleux, à son inapaisable inquiétude, tandis que le Tasse, dans le raisonnement froid et dans l’absence d’enthousiasme qui furent à la base de tout son lyrisme, ne trouva que des motifs d’exacerbation à l’inquiétude qui l’emporta au-delà même de la folie.

Le Tasse eut de très bonne heure « l’horreur sociale », qui caractérise ce que l’on appelle les aliénés. J’ai pu remarquer ailleurs le spectacle de désorganisation sociale, le spectacle antisocial s’il en fut, que présente le jardin d’un asile d’aliénés, où chacun s’éloigne de son voisin, veut sentir sa parfaite solitude, veut vivre uniquement avec sa propre personne. Les « libérés » de la raison savent être, veulent être éperdument seuls. Le Tasse fut de la sorte porté à s’isoler, mais comme il n’était pas un parfait « libéré », il eut l’inquiétude de son plus sûr penchant. Il se sentait poursuivi par les haines, qui ne furent pas toutes irréelles, mais qu’il multipliait pour se torturer. Il pouvait ainsi supplier le pape d’excommunier tous ceux qui lui faisaient du mal « avec des charmes ou des poisons ou d’autres choses nuisibles ». Ses désirs sont toujours insatisfaits et il est surtout insatisfait de son pouvoir de désirer, de trop désirer, sans jamais avoir l’illusion que ce que les hommes et la vie lui donneraient pourrait le satisfaire. Il se sentait né pour de grandes joies, mais il savait toujours que, toutes les fois qu’il tendrait les mains pour les saisir, il n’atteindrait que de grandes mélancolies, ou une seule incomparable mélancolie : soi-même. Et il a tellement peur des hommes, du mal qu’on peut lui faire et qu’il croit inévitable, qu’il les évite et les cherche à la fois, ne demandant qu’une grâce « à tous ses amis, à tous ses parents proches ou lointains » : qu’on le laisse « philosopher », qu’on l’aide à ce qu’il puisse s’établir dans une ville, « y rester, y devenir maître, sans le souci du besoin ». Puis, le pathétique de la plénitude qu’il tenait de son temps se confondit à tel point avec son personnel pathétique de l’inquiétude que les hommes ne comprirent plus ses paroles, et la chaîne torturante de sa logique désespérée ; et l’on le relégua moralement parmi les fous.

Combien différente apparaît l’âme satisfaite d’Alexandre Manzoni ! Cet écrivain, qui représente à lui seul, en Italie, l’éclosion du romantisme, et qui se révolta contre le classicisme de son époque, au même titre du reste que le néo-classique Carducci se révolta contre lui cinquante ans après, fut le plus calme et le plus satisfait des hommes.

Sa psychologie est facile à faire ; si facile qu’elle n’en vaut pas la peiné. Un mot nous est venu d’Allemagne, pour la caractériser : phariséisme. Les rapins de Montmartre et d’ailleurs disaient : bourgeoisisme. C’est tout. Cependant, ce qui est intéressant, c’est la parfaite unité d’un tempérament qui ne s’est jamais démenti. En parlant de Voltaire et de Rousseau, en matière de religion et de sociologie, en gardant en lui un enthousiasme extrême et fécond pour tout ce qui venait de France, Manzoni s’apparentait étroitement à l’élite jeune de son pays, ou plutôt de cet agglomérat d’états avides de renaissance, de « risorgimento » et tout à fait capables de, l’atteindre, qu’étaient les différents états de la péninsule. Manzoni avouait à Fauriel son grand amour de la langue française, qu’il estimait plus riche, plus vivante, plus complète que la langue italienne, en particulier celle « écrite », momifiée par les classicisants. Mais c’est l’esprit français qui l’embrasait intellectuellement, au même titre que cet esprit avait poussé les guerriers derrière la fortune des aigles impériales. L’importance du rôle joué par Manzoni auprès du romantisme français est indiscutable. Les romantiques d’au-delà des Alpes le savaient fort bien, car ils savaient toute l’étendue, la vigueur et la beauté du cerveau de ce poète italien qui put rêver et réaliser le renouveau complet de la littérature italienne, esprits et formes.

Et puisqu’il nous a été donné de songer en même temps au romantisme vécu du Tasse et au romantisme écrit de Manzoni, à propos de deux volumes, force nous est de conclure que le « bourgeois » Manzoni a été sans contredit, et à plusieurs titres — y compris celui d’avoir inspiré la haine très féconde de Carducci, — promoteur d’un autre renouveau littéraire, bien plus « important » pour la littérature italienne que ne le fut le Tasse, dont la vie fut pourtant si complètement intéressante.

Luciano Folgore : Il Canto dei Motori, Ed. Futuriste, Milan §

Il y a en ce moment en Italie une floraison de jeunes poètes qui est à remarquer. Ils appartiennent à des groupements divers, dont les quartiers généraux sont établis dans les différentes capitales de la péninsule. Les plus importants, on peut les retrouver à Rome et à Milan. Dans cette dernière ville, même ne l’habitant pas, ils entourent naturellement M. Marinetti.

Je parlerai des uns et des autres, au fur et à mesure que les œuvres me le permettront. Pour le moment, on peut constater que l’esprit dominateur des poètes « futuristes », la tendance et les penchants qui les animaient sont vigoureux et innovateurs. La forme presque toujours fournie par le vers libre très savamment, très « harmoniquement » compris, est vérifiée par l’exaltation de l’âme derne, de la vision moderne, toute combative, de la vie, de l’énergie nationale et humaine qui se veut suprême et féconde.

Le volume Il Canto dei Motori, de M. Luciano Folgore, un nom qui peut se traduire par Lucien (de luce, lumière) Foudre, est du tout premier ordre. Le thème lyrique développé dans les sept parties de l’œuvre est contenu dans les premiers vers du premier chant : la Cellule.

Vie, effort herculéen
De l’infini,
Contre le silence, contre les ténèbres.
Vie, échine géante
Qui comme Atlas
Régis le rocher dur et pervers
De l’univers.
Cellule, rayon d’or
Qui perces le ciel, qui déchires la mer,
Qui ouvres la terre ;
Guerre haletante, éternelle,
Contre le calme qui enveloppe d’ombres
Les mouvements et les espérances…

« Vie, effort herculéen de l’infini, contre le silence, contre les ténèbres… » Cette lyrique et philosophique définition de la vie, puissante et précise, est digne d’un poète philosophe nouveau qui peut sourire de tous les bavardages des journalistes, de leurs ricanements béats. Car tout le volume développe avec une étrange force ce thème de magnifique compréhension première de toute la vie. Certes le style futuriste, si l’on peut s’exprimer ainsi, est trop saccadé, trop fait d’apostrophes qui se suffisent elles-mêmes, trop brisé par des halètements qui ne ressemblent pas à ceux du forgeron, pour qu’on ne voie pas l’épée que les mains veulent forger pendant que la poitrine s’essouffle. Mais l’âme lyrique que les poèmes respirent se veut géante, et elle s’affirme neuve, imprécise et robuste, comme une aurore d’été. Les chants de M. Folgore sont consacrés à la Nature formidable, aux Énergies de la mer, aux Muscles de la terre, où le poète s’élève à une conception en tous points admirable de l’unité de l’esprit lyrique et de la matière elle-même.

J’entends un bourdonnement dans les vertèbres de bronze,
J’entends un gémissement dans les épaules d’argent,
J’entends un frémissement dans la plainte du fer ;
C’est un lent bruissement des humeurs,
C’est le concert des moelles
Qui bout avec une rouge frénésie
Dans le creux démesuré des os.

D’autres chants sont intitulés : l’Orgie du feu, Au charbon, etc. L’électricité exalte naturellement l’amour énergique de ces poètes nouveaux, l’électricité, toute puissante et toute mystérieuse déesse moderne. M. Folgore l’évoque ainsi, religieusement ;

Mâts sans voiles,
Mais qui naviguent partout,
Mâts montés au sommet du navire
Invisible,
Qui ne connaît point de confrères,
Qui lancerait à un navire frère
Des destins
Au-delà de la lumière des étoiles…

Une anthologie des poètes futuristes est en fabrication, dit-on. Il sera intéressant d’en dégager, l’heure venue, l’esprit de cette petite et volontaire phalange de lyriques amoureux de toutes énergies.

Oreste Raule : Tearchia, Tip. Concordia, Adria §

Tout autre est certes l’esprit d’un autre poète, qui comprend cependant et partage l’idéal des poètes de Milan. M. Oreste Raule publie une Tearchia, des vers sacrés, en terza-rima, dont la langue, la forme, la conception générale et l’expression particulière sont méticuleusement dantesques. C’est, comme reconstitution de l’état lyrique médiéval, absolument parfait. Une affirmation théarchiste en dix chants qui ne sont pas sans ardeur ni sans beauté, et qui représentent une somme fabuleuse, et assez heureuse, de travail d’un poète érudit.

Girolamo Comi : Il lampadario, Edwim Frankfurter, Lausanne §

Tout autre, aussi est la vision de la vie, noble, sobre, élégante et profonde, de M. Girolamo Comi, auteur d’un volume Il Lampadario, plein de grâce et d’originalité, émouvant et « poétique » au possible. Ce volume semble plutôt se rapprocher des efforts très innovateurs, mais contenus et tout intérieurs, d’un groupe de jeunes poètes qui œuvrent à Rome, MM. Armando de Santis, Umberto Fracclina, Arturo Onofri, Teofilo Valenti, Rosario E.  Brizzi, dont un recueil, Lirica, accueille périodiquement des vers et des proses extrêmement et hautainement littéraires.

Luciano Zuccoli, Romanzi brevi, Treves, Milan §

Je signale un nouveau volume de nouvelles, Romanzi brevi, de M. Luciani Zuccoli, qui est, avec M. Alfredo Pauzini, que j’aime beaucoup, et M. Luigi Pirandello, que je n’aime pas du tout, un des meilleurs, et vraiment importants conteurs de l’Italie actuelle.

Grazia Deledda : Colombie Sparvieri, Treves, Milan §

Et je signale le nouveau roman Colombes et Vautours, de Mme Grazia Deledda, qui revient avec ce livre à son « genre » frivole, régionaliste, après la mauvaise expérience certaine de ses romans de psychologie générale.

Memento §

Études : Rodolfo Mondolfo : La filosophia di Giordano Bruno e la interpretazione di Felice Tocco. Collini et Cencetti, Florence. — G Saitta : Le origini del neo-tomismo nel secolo XIX. Laterza, Bari. — C. Cessi : La poesia ellenistica. Laterza, Bari. — Corrado Ricci : Pintoricchio. Bartelli, Pérouse.

Traductions : Pétrone : Satyricon, Umberto Limentani, tr. Formiggini, Modène. — Deux Upanishad. La dottrina arcana del bianco e del nero Yajurveda, F. Belloni Fillippi, tr. Carabba, Lanciano. — F. Hebber : Giuditta. Lœwy et Slataper, tr. Cahiers de « La Voce », Florence. — Ménandre : Scene e frammenti, C. O. Zuretti, tr. Sandron, Palerme. — A. Michaelis : Un secolo di scoperte archeologiche, E. Pressi, tr. Laterza, Bari. — E. Gebhart : L’Italia Mistica, A. Perotti, tr. Laterza, Bari. — Paul Claudel : Partage de Midi, Piero Jahier, tr. Librairie de « La Voce », Florence. — Walter Pater : Il Rinascimento, A. de Rinaldis, tr. Riccardi, Naples.

Divers : Giovanni Papini : Un uomo finito. Librairie de « La Voce », Florence. — Ercole Rivalta : La Scalata. Bontempelli et Tuvernizzi, Rome. — R. P. Civinini : Gente do palude. Treves, Milan. — A. Beltramelli : Un tempio d’amore. Sandron, Palerme. — Fausto Squillace : La Moda. Sandron, Palerme. — Massimo Bontempelli : Sette Savi, Novelle. Baldoni, Florence. — Paulo Litta : La déesse nue. Edit. “Libera Estetica », Florence. — Job’s : Comedia d’anime. Puccini, Ancône. — Rina Maria Pierazzi : Le rime del Marzocco. Bemporad, Florence. — Luigi Pirandello : Fuori di chiave. Formiggini, Modène. — Mario Palmarini : Quando non morremo. Quintieri, Milan. — Vincenzo Picardi : Mario Rapisardi. Tipografia Roma, Rome. — G. E. Nuccio : Luigi Capuana. Reber, Palerme. — Luigi Siciliani : Giovanni Pascoli. Quintieri, Milan. — Francesco de Sanctis : Storia della Letteratura Italiana, a cura di B Croce, Laterza, Bari. — Marco Polo : Il Milione, a cura di Dante Olivieri, Laterza, Bari. — Luigi Beltrami : Vita di Aristotele da Bologna. Beltrami, Bologne.

Échos.
Les Fouilles des Forums des empereurs §

Tome XCIX, numéro 367, 1er octobre 1912, p. 670-672 [671].

Après le Forum romanum, le service des fouilles, à Rome, s’occupe de mettre au jour, dans la mesure du possible, les divers forums des empereurs qui, à l’exception du forum de Trajan, n’ont pas encore été dégagés : la via Alessandrina, entre autres, a été construite sur leur emplacement, au nord du Forum romanum.

Une fouille est effectuée en ce moment au forum de Nerva, près des deux belles colonnes surnommées les Colonnaccie. La base et la plinthe de la colonne située à l’ouest ont été retrouvées à cinq mètres de profondeur. La colonne cannelée a neuf mètres de hauteur, elle est toute d’une pièce, et sa circonférence à la base mesure trois mètres.

On va procéder, dans le voisinage, au dégagement complet de l’église Santa Caterina da Siena. Tout à côté, des excavations ont été creusées au pied de la Torre delle Milizie : on a pu déjà se rendre compte que celle-ci repose en partie sur des ruines romaines et en partie sur une antique voie dallée.

Ces fouilles, qui sont encore à leurs débuts, promettent d’être fort intéressantes. Il serait à souhaiter que toute une partie du quartier fût expropriée, comme on le fît, voici une trentaine d’années, en expropriant un bloc considérable d’immeubles pour dégager le Forum romanum.

Tome XCIX, numéro 368, 16 octobre 1912 §

Art.
Le Salon d’Automne [extrait] §

Tome XCIX, numéro 368, 16 octobre 1912, p. 879-884 [882].

[…]

Autres recherches de grâce : les personnages lestes et colorés de comédie italienne de Brunelleschi moins capricieusement éclatants que de coutume : trop de sagesse ! […]

Échos.
Publications du « Mercure de France » [extrait] §

Tome XCIX, numéro 368, 16 octobre 1912, p. 894-896 [896].

[…]

les plus plus belles pages de l’arétin. Avec un portrait. Notice de Guillaume Apollinaire. Vol. in-18, 3,50.

[…]

Tome C, numéro 369, 1er novembre 1912 §

Littérature.
Alfredo Niceforo : Le Génie de l’Argot. Essai sur les Langages spéciaux, les Argots et les Parlers Magiques, 1 vol. in-18, 3,50, « Mercure de France » §

Tome C, numéro 369, 1er novembre 1912, p. 142-148 [142-144].

En tête de son ouvrage sur Le Génie de l’Argot, Essai sur les langages spéciaux, les argots et les parlers magiques, M. Alfredo Niceforo écrit ces lignes qu’il est nécessaire de transcrire pour faire comprendre la signification et la portée de son étude. Ce livre, dit-il, n’est pas un livre de philologie, et il ne cherche pas à faire l’analyse et l’histoire des paroles. Il n’est pas non plus un livre de psychologie, car il ne se donne pas pour but « l’étude de l’âme collective des groupes argotiers, telle qu’elle résulte de l’examen des mots que ces groupes ont créés ».

Ce livre est un essai sociologique, qui, sans oublier le sens philologique et psychologique des mots, étudie les lois qui règlent la naissance, la formation et le développement des langages spéciaux, notamment de cette forme particulière de langage spécial qu’est l’argot.

Nous considérons le phénomène « langage spécial » comme étant le produit des groupes qui l’ont créé, en partant de ce principe : tout « produit » d’un groupe social est le résultat d’une combinaison entre les qualités psychologiques des individus formant le groupe et les forces du milieu où vivent les hommes et le groupe lui-même. Ce livre se demande donc pourquoi les groupes sociaux créent des langages qui leur sont particuliers ; et après avoir fixé les lois de naissance de ces langages, il tâche de mettre en lumière les lois de leur développement.

Les groupes sociaux créent des langages particuliers, parce que le langage est en rapport très étroit avec la façon « de sentir, de penser, de juger ». Les différences de tout ordre existant parmi les hommes déterminent ainsi la formation de groupes humains, très différents les uns des autres, et poussent les individus à « créer, presque inconsciemment et sans pensée de dissimulation, des langages spéciaux ». C’est ce que M. Niceforo résume dans ces deux aphorismes, qu’il développe : « S’occuper différemment, c’est aussi parler différemment » et « différences de sentir, différences de parler ». Le dictionnaire de la langue normale ne suffirait pas à rendre l’expression verbale de toute une foule d’objets, de gestes, « de conditions se présentant dans le monde si particulier et toujours nouveau d’un travail spécialisé ». Mais il ne faut pas oublier qu’à côté du langage spécial d’une profession il y a souvent un vocabulaire particulier, véritables mots d’argot, destinés, non plus à communiquer la pensée, mais à la cacher aux profanes, ce sont les langages de caste et d’initiation, dans lesquels M. Niceforo fait entrer les divers langages des Écoles. Quant au bas langage qu’est le langage populaire, M. Niceforo l’explique par cette nécessité pour le bas peuple d’avoir un langage à lui, expression de sa façon de sentir, de penser et d’agir. Le bas langage, ajoute-t-il, issu de ces façons si particulières de vivre et de sentir, sert, entre autres, comme « fonction de protection du groupe et même comme arme-dans la lutte et les oppositions sociales ».

Mais quoique servant de signum, d’arme pour la lutte, et quoique déformant les images et les mots, ce langage n’est pas un argot. Qu’est-ce donc que l’argot ? « L’argot est. un langage spécial qui reste intentionnellement secret, ou qui forge, toutes les fois que la nécessité le réclame, des mots et des phrases intentionnellement maintenus dans l’ombre, car son but consiste essentiellement dans la défense du groupe argotier. » L’argot sera donc partout où il existera une association d’individus groupés par n’importe quel lien : amour, amitié, communauté de métier ou de lutte sociale, passion politique, liens inavouables, etc. La loi qui préside à la naissance de l’argot est donc une loi de nécessité de défense ; sa loi de développement réside dans le même principe, et en fait une véritable langue. M. Niceforo étudie encore l’argot des couples, basé sur la métaphore ou les associations d’idées, l’argot des couples d’amants, plus complexe et plus personnel encore, et d’un symbolisme individuel. Voici l’argot des professions et des groupes politiques. Enfin, dans le dernier chapitre, l’auteur examine ce qu’il appelle l’argot magique et qu’il définit ainsi : « Nous appelons argot magique les déformations de langage auxquelles ont recours les individus lorsque, craignant — pour des raisons d’ordre différent, mais toutes ayant pour base une conception magique — d’appeler les êtres et les choses par leurs véritables noms, il leur donne un nom conventionnel. » En Suède, par exemple, on désignera le renard par l’expression le pied bleu, ou celui qui va dans la forêt, etc. Les mots ont d’ailleurs pour les primitifs un pouvoir magique ; pour eux le mot et la chose sont étroitement liés ; c’est pour cela que les individus de certaines peuplades ne révèlent jamais à un étranger leur nom ou celui de leur village, dans la crainte que celui-ci n’en fasse un mauvais usage. Mais il ne faut pas oublier les origines préhistoriques de ces interdictions verbales : prohibitions magiques concernant tout ce qui est sacré et par conséquent tout ce que l’on craint. Encore maintenant on sait qu’il ne faut pas prononcer en vain le nom de Dieu.

Échos §

Tome C, numéro 369, 1er novembre 1912, p. 215-223 [220, 220-221].

La protection des paysages de montagne [extrait] §

[…]

Les Alpes italiennes, longtemps ignorées des touristes, s’efforcent aujourd’hui de rattraper les distances. À Courmayeur, on a installé au pied du Mont-Blanc, près du glacier de la Brenva, un hideux guignol de gigantesques bonshommes en bois peinturlurés qui font la joie des villegianti italiens. Un écrivain lombard a protesté cet été contre la façon dont on a abîmé Macugnaga, dans le Proverbano, l’organe des hôteliers du lac Majeur, qui ont eu le courage d’insérer sa protestation.

[…]

La Marangona §

C’est la plus grosse et la seule ancienne des cinq cloches réinstallées en haut du campanile de Saint-Marc. Elle porte ce nom depuis le temps où elle sonnait le commencement et la fin des journées de travail des marangoni, ouvriers et plus spécialement menuisiers. Elle a été retrouvée intacte sur le monceau de décombres du 14 juin 1902, et la superstition des Vénitiens y aurait volontiers vu un miracle, accompli en faveur d’un vénérable témoin des temps glorieux de la République.

Cependant la petite exposition de tous les documents, plans, reproductions qui se rapportent au Campanile, organisée au palais des doges au moment de la consécration du nouveau clocher de Saint-Marc, ne donnait aucun renseignement sur l’antiquité de la cloche survivante… C’est qu’en réalité elle est d’origine à demi autrichienne. La véritable cloche antique était fêlée et muette dès 1805. Le patriarche Gamboni, sous Napoléon, la fit descendre et refondre, et la nouvelle cloche sonna le samedi saint 1809 ; on l’entendait, dit-on, jusqu’à Trévise. Mais on l’avait augmentée et son poids, les dimensions de sa hune, mirent le campanile en danger ; le son ne s’en accordait pas non plus avec celui des quatre autres, beaucoup plus petites. Elles furent fondues toutes ensemble en 1820, sous la domination autrichienne et aux frais de l’État, qui les orna d’un superbe relief de l’aigle à deux têtes. Et c’est bien cette cloche autrichienne, respectée miraculeusement par le sort, qui a repris sa place dans le campanile. Il ne lui manque plus que l’aigle en relief, et c’est pourquoi les Vénitiens ont si aisément oublié son origine étrangère : en effet, au printemps 1849, des patriotes s’étaient fait un devoir d’effacer cette tare et avaient limé l’ornement sur les cinq cloches : ce travail dura trois jours, du 4 au 6 avril 1849.

Tome C, numéro 370, 16 novembre 1912 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome C, numéro 370, 16 novembre 1912, p. 364-370 [369].

— Revue historique (septembre-octobre 1912). […] Paul Matter : « Les Origines des Cavour ; 1re partie. » (L’Historien de Bismarck s’occupe logiquement, à présent, du ministre de l’unité italienne. Cavour est issu d’une vieille famille noble de la monarchie de Savoie, les Benzi.) […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome C, numéro 370, 16 novembre 1912, p. 387-394 [394].

[…]

La Revue de Paris (15 octobre) : — […] M. Ch. Samaran : « Casanova fiancé. » […]

La Revue critique des idées et des livres (10 octobre) : — « De quelques voyageurs français dans l’Italie du Nord », par M. Delmonte. […]

Musées et collections §

Tome C, numéro 370, 16 novembre 1912, p. 411-418 [412-413, 417].

Le Louvre invisible [extrait] §

[…] D’autre part, il faut bien avouer que les toiles actuellement proscrites du Louvre ne sont pas toutes des chefs-d’œuvre : il nous est difficile de nous enflammer pour tels tableaux de Gérard Dou, de Lanfranchi ou du Spada reproduits dans l’article de M. Dimier64. Mais, à côté de ces œuvres fades ou théâtrales, il en est certainement d’autres d’un réel intérêt artistique ou historique et que souvent des questions de mode ont fait écarter : telles des peintures de cette école bolonaise autrefois trop vantée, aujourd’hui trop décriée, et à l’égard de laquelle, d’ailleurs, on commence à revenir à des sentiments plus équitables. Or, le devoir essentiel d’un musée n’est-il pas d’être un lieu d’enseignement, qui doit tenir compte de l’histoire et des faits, et non des caprices de la mode ? […] — Voici, maintenant, quelques chiffres cités par M. Dimier : 71 toiles de l’école bolonaise ont été soustraites à notre étude ; 28 seulement nous ont été laissées (par exemple, sur 23 toiles d’Annibal Carrache 16 ont été retirées ; sur 12 Dominiquin 1 seul est demeuré ; il ne reste pas un seul spécimen de Mola et de Louis Carrache, le chef de l’école, dont le Louvre possède cependant le chef-d’œuvre, la Vierge de Saint-Hyacinthe, enlevée jadis par nos armées à Saint-Dominique de Bologne et qu’il eût mieux valu rendre à cette église que de la reléguer dans un grenier). Toute l’école napolitaine, à l’exception de Salvator Rosa, a été supprimée. […]

Memento bibliographique [extrait] §

C’est un recueil non moins beau et non moins précieux, étant donnée surtout son importance que celui des Dessins de maîtres anciens de l’Institut Stædel de Francfort, édité par ce musée, un des plus actifs d’Allemagne, grâce à l’intelligente direction de M. G. Swarzenski (Handzeichnungen alter Meister in Stædelschen Kunstinstitut ; in-folio, 10 planches par livraison). Nous avons déjà signalé ici les cinq premiers fascicules65 ; cinq autres ont paru depuis et ne sont pas moins dignes d’éloges par l’intérêt des dessins reproduits et la fidélité de ces fac-similés, donnés (comme pour l’album ci-dessus) dans la dimension et avec les teintes des originaux. Chaque planche est, en outre, l’objet d’une notice sur la couverture. Toutes les écoles sont représentées de nouveau dans ces cinq livraisons, souvent par les plus grands noms : […] l’école italienne par des œuvres de Giovanni Bellini (un magistral Portrait d’homme), du Pérugin, de Raphaël (Vierge avec l’Enfant et saint Nicolas de Tolentino), du Guerchin, du Dominiquin, de Canaletto, de Salvator Rosa, de Zoppò et du Primatice (belle esquisse d’une Dame des Heures pour un plafond) ; […].

Tome C, numéro 371, 1er décembre 1912 §

Archéologie, voyages.
Henry Cochin : Jubilés d’Italie, Plon, 3 fr. 50 §

Tome C, numéro 371, 1er décembre 1912, p. 627-633 [631].

Chez Plon, les Jubilés d’Italie, de M. Henry Cochin, sont surtout des souvenirs d’études : études sur Pétrarque, les fêtes de Masaccio à San Giovanni du val d’Arno, le jubilé de Francesco Novati, — mais dont on peut surtout retenir la très belle étude consacrée au Pape Boniface VIII. — C’est d’abord la petite ville d’Anagni, avec ses murailles cyclopéennes ; des vestiges de palais saccagés par les Impériaux en 1627, et la cathédrale, le Dôme déshonoré par les restaurateurs, mais qui garde ses tombeaux, les peintures curieuses de la crypte, — la salle basse à cinq nefs et au fond, de mosaïque où trône encore le siège pontifical, — puis des fresques retraçant la légende de saint Magne, et au flanc de l’église la statue du pape dont M. Henry Cochin nous retrace sobrement la vie. — C’est en effet bientôt le drame, les démêlés du pontife avec le terrible roi Philippe le Bel, la cité envahie par les bandes armées de Nogaret et de Sciarra Colonna, le pape injurié, — on a même dit frappé — séquestré, délivré enfin par la versatilité du peuple, et qui ne regagna Rome que pour mourir. — Pour ceux qui croient à la justice immanente, le sort de Philippe le Bel qui, à l’origine de ce conflit, avait déjà perdu la Flandre à la terrible bataille de Courtrai, n’a rien qui puisse surprendre. Le roi faux-monnayeur se couvre d’opprobre avec le scandaleux procès et le supplice des Templiers, et disparaît frappé d’un mal mystérieux, après les honteuses aventures de ses brus à l’abbaye de Maubuisson, proche Pontoise, — celles-là même dont le vieux drame de la Tour de Nesle a conservé le souvenir. — Mais la malédiction jetée par le vicaire de Dieu à son trépas porte sur toute la race royale, qui s’éteint peu après, laissant la couronne au triste Philippe de Valois, le vaincu de Crécy, et il faut tout un siècle de guerres et de calamités sur le peuple de France pour arriver à l’épopée de Jeanne d’Arc, — au triomphe de Charles VII, — le petit roi de Bourges — et à la reconstitution de son royaume.

Les Journaux.
La Guerre des deux rives (La Voce, 7 nov.) §

Tome C, numéro 371, 1er décembre 1912, p. 642-646 [645].

Je signale dans La Voce, de Florence, un excellent et fort plaisant article de M. Romain Rolland, La Guerra delle due rive. Il montre bien que l’antagonisme est réel et irréductible entre la manière journalistique et la manière littéraire. Il cite, en exemple, l’importance donnée par la presse à une chose appelée la Chambre jaune à propos de quoi M. Ernest La Jeunesse écrivait : « L’auteur a dépassé Edgar Poe et Wells, Conan Doyle et Cooper. Il les a vaincus dans le mystère, dans l’inconscient, dans la synthèse, parce qu’il est avant tout un philosophe et un poète. Il plonge dans les siècles et dans le songe avec ses yeux de myope inspiré. » Cela doit être beaucoup plus beau dans le vrai texte. Mais M. R. Rolland est-il sûr que cela ne soit pas de l’ironie ? En tout cas, elle n’est pas perceptible pour le public, dont cela augmente l’imbécillité native. Et il est certain qu’à vivre dans un milieu où de telles facéties sont de règle on perd assez vite le sens droit des choses, quand on ne l’a pas très solidement ancré en soi. Effets de la camaraderie. Aucun milieu, d’ailleurs, aucun n’en est exempt.

Tome C, numéro 372, 16 décembre 1912 §

Les Noces folles. Première partie §

Tome C, numéro 372, 16 décembre 1912, p. 771-800.

I §

Quand ma logeuse, une brave Suissesse, à bonne figure, m’eut laissé seul dans le petit appartement que j’allais occuper deux ou trois mois, je regardai autour de moi pour examiner en détail ce que je n’avais vu que sommairement hier, quand j’étais venu visiter. J’avais été séduit par la tranquillité du lieu ; oui, là je pourrais travailler, je ne serais troublé ni par le bruit, ni par les odeurs de Naples. Et j’avais loué… Maintenant je considérais les êtres ; mobilier vraiment un peu simple : un lit de fer, une commode, une toilette et un vieux fauteuil. (En Italie, le confortable, c’est le soleil qui l’apporte.) Mais la hauteur du plafond et la clarté des murs me plaisaient… Dans la seconde pièce, mon cabinet, — tout juste une table à écrire et une chaise. Mais le dallage de la chambre, des jolis carreaux couleur lie-de-vin, m’était agréable… Et puis, cette atmosphère de là-bas !… Et le cabinet ouvrait sur une terrasse charmante, dominant des jardins d’orangers et regardant la colline de San Martino avec ses gaies maisons aux façades peintes, terre cuite et bistre, qui s’étagent jusqu’au sommet, où quelques pins parasols, tout là-haut, se détachent sur le ciel bleu.

Avant de défaire ma malle, j’étais passé sur la terrasse, et j’admirais. Nous étions au mois de juillet, à six heures du soir, les rayons du soleil avaient déjà cessé de brûler la colline ; elle était plus douce, elle n’était plus éblouissante. À mes pieds, les feuilles vernies des orangers s’assombrissaient et me rafraîchissaient. Là-bas, au-dessus d’une maison, sur une terrasse couverte d’une treille, je voyais une femme, probablement une vieille femme, qui, allant et venant, préparait sans doute son dîner. Sur un balcon, une jeune fille lisait, paisiblement. J’entendais quelque ramage d’oiseaux dans les orangers, et une rumeur confuse, des pleurs d’enfant, des aboiements de chiens, des appels, toutes sortes de voix qui allaient tout à l’heure devenir plus languissantes avec le crépuscule. C’était délicieux.

Mais je rentrai dans ma chambre et commençai à déballer ma valise. L’armoire était grande ouverte, les tiroirs de la commode tirés, et je rangeais. Je m’interrompis pour regarder par la fenêtre. Qu’y avait-il par là ? Hier je n’y avais jeté qu’un coup d’œil : une ruelle étroite ; en face, une maison, dans la muraille de laquelle je voyais une fenêtre fermée, située à peu près en face de la mienne. Après cette maison, la ruelle continuait entre deux murs, ceux des jardins, que, de l’autre côté, ma terrasse dominait, puis, tournant, la ruelle gagnait le pied de la colline. La façade de la maison d’en face donnait évidemment sur la même rue que la façade de celle que j’habitais… Je retournai à mon armoire, et quand j’eus terminé mon installation, après que ma logeuse fut venue demander si j’avais bien tout ce qu’il me fallait, je mis mon chapeau, je fermai ma porte et j’allai dîner et prendre une glace sur la place Saint-Ferdinand.

Le lendemain matin, au saut du lit, je me précipitai sur ma terrasse. Dans la lumière, elle s’avançait, parmi la verdoyance des orangers, comme la proue d’un navire au milieu des flots glauques de la mer. Elle se dirigeait vers la colline, qui, sous la voûte bleue du ciel, illuminée, était avec éclat blanche, jaune et rose. Là-haut, Saint-Elme, vieille forteresse, dressait la farouche nudité de ses murs grisâtres, tandis que San Martino, blanchâtre et un peu moresque, reposait à son côté. J’examinais les maisons étagées devant moi. Sur la terrasse, où, hier soir, une vieille femme allait et venait, des enfants, ce matin, jouaient. Aux balcons pendaient des draps, que le grand soleil rendait éblouissants. On entendait des servantes taper sur des matelas. À gauche, une petite église présentait de trois quarts sa façade roussâtre ; dans le campanile à jour, on voyait la cloche immobile. Des coqs chantaient, des oiseaux gazouillaient, et dans l’air pur du matin, les voix des marchands de légumes, criant leurs marchandises, s’élevaient, modulées ou traînantes comme des mélopées arabes. Un pêcheur, portant des petits baquets pleins de poissons, passait dans la ruelle qui cheminait entre les jardins d’orangers. La ruelle… Au fait, et la maison d’en face ?… J’abandonnai ma terrasse et j’allai m’accouder à la fenêtre de ma chambre.

Ce matin, un des battants de l’unique fenêtre percée dans le mur était ouvert. Je distinguai une glace au fond de la pièce, et je crus voir s’y refléter une forme de femme ; mais sans doute on s’était aperçu de ma présence ; la fenêtre fut tout de suite poussée par une main invisible, et j’en fus réduit à considérer la muraille vide, qui devint pour moi mystérieuse, et la terrasse qui couronnait la maison. Sur cette terrasse on avait installé un colombier : deux blancs ramiers se becquetaient gracieusement sur le rebord du toit, et un pigeon noir se pavanait d’un air délicat.

Pourquoi donc la maison d’en face m’intéressa-t-elle subitement, tandis que les autres maisons, celles que j’apercevais de la terrasse, me laissaient indifférent ? Et pourquoi eus-je envie de découvrir les gens qui y logeaient et de connaître leur existence ?… Parce qu’elle était fréquemment close ? Parce qu’elle était toute proche ?… Je retournai dans mon cabinet, m’assis à la table, et voulus me mettre au travail. Mais je n’arrivais pas à me recueillir, et, au bout d’un quart d’heure, il me fallut me déranger pour aller voir si cette diablesse de fenêtre était toujours poussée !

Je pense, à présent, à la façon dont cette maison m’occupa tout de suite, à cette curiosité insolite… Pressentiment ? Est-ce que, confusément, j’étais prévenu de la place qu’elle devait ensuite occuper dans ma vie ?… Il arrive que, rencontrant pour la première fois un être qui doit se mêler intimement à votre existence, on éprouve une sorte d’avertissement. Mais une maison, mais quelque chose d’inanimé !… Eh ! ce n’est pas !a maison, ces pierres et ce mortier qui me parlaient déjà, c’est ceux qui l’habitaient !

La fenêtre resta fermée toute la journée ; et aussi tout le lendemain. Et je commençais à penser qu’elle ne s’ouvrirait plus jamais, et que je ne verrais rien, ni ne saurais rien de ce qui m’inquiétait, lorsque, deux jours après, étant allé, aussitôt levé, jeter un coup d’œil à ma fenêtre, je trouvai, à ma vive surprise, cette fenêtre d’en face ouverte à deux battants. J’eus un mouvement de plaisir, je sentis un petit choc au cœur. Pourvu que cette chambre, isolée dans la maison sans doute, soit habitée, que quelqu’un y vienne et que je découvre si petite partie que ce soit de l’existence des gens qui s’agitent derrière ce mur invisiblement ! Cette fois, je fus prudent. Le premier jour, on avait dû me voir, on avait peut-être surpris un regard qui avait paru indiscret, qui avait effarouché… À Naples, il existe sur les croisées, par protection contre la lumière et la chaleur — outre les persiennes extérieures — un système de volets en bois, fixés intérieurement aux vitres. Je fermai ma croisée et y appliquai ces volets intérieurs, de façon que, du dehors, on tes pût croire tout à fait clos. Mais j’avais ménagé un léger entrebâillement… Alors, caché derrière mon volet, je faufilai, par cette mince rainure, des regards avides sur la chambre d’en face. Une chambre comme toutes les chambres, et dont les détails ne m’auraient certainement pas retenu une seconde, si, au lieu de se trouver de l’autre côté de la rue, et inaccessible, elle avait été voisine de la mienne et que j’y eusse pu pénétrer en tournant simplement un bouton de porte. Mais, en ce moment, tout prenait pour moi une valeur, et je regardais avec violence le moindre de ces objets qu’on avait si soigneusement, jusqu’à présent, dérobés à ma vue.

Je découvrais, outre la grande glace que j’avais aperçue le premier jour, une sorte de coiffeuse que je voyais à demi, lourd meuble surmonté d’un miroir ovale, une grande armoire, et le pied d’un lit, lequel devait être appliqué contre le mur donnant sur la ruelle. À cause de la fenêtre, qui était coupée à hauteur d’appui, je ne pouvais examiner le sol ; j’ignorais s’il y avait un tapis, un parquet ou des carreaux. Sur une petite table, un bouquet de roses fraîches et un livre ; mais aucune tenture, qui, par la couleur, pût me fournir une indication sur l’âge ou le sexe de la personne qui occupait cette chambre. La coiffeuse pouvait aussi bien servir à un homme pour se raser : un bouquet et un livre ne désignaient pas nécessairement une femme, et rien, nul vêtement, ne traînait dans la pièce qui fût susceptible de me renseigner. Que, dès le matin, elle fût déjà faite et rangée, cela me surprenait. Peut-être n’était-elle pas habitée ? Peut-être j’avais eu la berlue, l’autre jour, quand j’avais cru distinguer une forme de femme reflétée dans la glace, ou c’était une servante. Comme rien ne remuait dans la chambre, qu’elle devait être vide pour l’instant, et que j’en avais assez vu, après un coup d’œil lancé aux pigeons de la terrasse, j’abandonnai mon observatoire, et je passai dans mon cabinet, bien décidé aujourd’hui à me mettre au travail.

Cependant je compulsais fort distraitement les notes de mon ouvrage : Survivances antiques dans la vie napolitaine moderne, et souvent je levais les yeux sur la terrasse qui s’étendait devant moi, et sur la colline de San Martino, sans voir celle-ci, d’ailleurs. Et si je ne la voyais point, ce n’est pas surtout parce que j’étais pris entièrement par l’idée que la fête de Piedigrotta descend directement de la fête romaine de Bacchus, et parce que j’essayais d’en démêler l’histoire ; c’était plutôt à cause de la « maison d’en face ». Je donnerais bien quelque chose pour savoir si cette chambre est habitée !… En attendant, je donnai un coup de poing sur la table, en m’écriant : « Au diable !… et qu’est-ce que cela peut me faire ? » Mais je m’aperçus aussitôt que cela, précisément, m’importait beaucoup plus que la forme décorative et véritablement antique des bâtons sur lesquels les marchands disposent leurs raisins, à la fête de Piedigrotta… Je me fournis le prétexte d’aller chercher une cigarette dans ma chambre et, en même temps, je m’autorisai à jeter un coup d’œil à la fenêtre. Rien de nouveau.

Ce jour-là, convaincu qu’il fallait absolument travailler, je ne sortis point afin de n’être pas distrait. J’allai déjeuner à la table de mon hôtesse. Pendant qu’elle me servait, obligeante et bonasse, l’idée me vint de tirer d’elle quelques renseignements sur les gens de la maison d’en face ; je la mis donc sur le chapitre des voisins. Elle ne se fit guère prier, à la vérité, pour me combler de détails sur les familles qui habitaient au-dessus et au-dessous de moi. J’appris qu’en bas logeait un ingénieur, et en haut un avocat. Je sus le nombre exact de leurs enfants, et l’âge de ceux-ci. Je connus que la fille aînée de l’avocat était mariée à un juge au tribunal. Je fus instruit du dernier accouchement de la femme de l’ingénieur : il avait été difficile, et elle avait failli y rester. J’entendis encore une foule d’autres choses qui m’importaient tout autant.

Je laissais aller la bonne femme, parce que j’espérais que, une fois lancée, elle ne s’arrêterait plus, et qu’elle me livrerait autant de particularités sur les habitants des maisons voisines. Mais je me trompais, elle ne sortit pas de sa maison : mes efforts, discrets pour qu’elle m’accompagnât un peu dans la rue furent complètement vains ; elle revenait aussitôt à l’ingegnere et à l’avvocato. Je préférais, naturellement, ne lui poser aucune question touchant la maison d’en face ; il était inutile de lui donner à penser qu’elle m’intéressait. Je retournai donc dans ma chambre, aussi peu renseigné que devant.

Je me dirigeai vers mon cabinet pour me mettre tranquillement aux Survivances antiques en fumant un cigare. En passant près de ma fenêtre, je lançai, par la rainure, un regard. Émotion ! Cette fois, il y avait du nouveau. Sur la petite table, à côté du bouquet de roses fraîches, tout simple, tout naïf, comme s’il ne représentait pas pour moi une chose d’importance, un chapeau de femme était posé : un large chapeau de paille fine garni d’une grande plume !… Je ne m’étais donc pas trompé l’autre jour, j’avais bien vu passer dans la glace une forme de femme : une femme habitait là. J’attendis : peut-être qu’après avoir vu son chapeau je la verrais elle-même ? Mais elle ne parut pas. J’allai m’asseoir à ma place, dans le cabinet. Mais il était bien question des Survivances, à présent ?… Une femme ! Elle devait être jolie, cette femme, son chapeau était charmant… Une jeune femme ? Une jeune fille ?… Une jeune femme aux yeux pensifs, à l’amour savoureux comme un beau fruit d’été ?…Une jeune fille, pleine de rêves, souriante, et frêle, et crédule ?… Voilà donc la cause de l’attrait qu’exerçait sur moi la maison d’en face. À côté, tout à côté de moi, il y avait une existence féminine. Je l’avais sentie à travers les murs ; son fluide avait agi sur mes nerfs.

Je retournai appliquer mon œil à la rainure ; le chapeau était toujours sur la table. Rien d’autre de nouveau. J’aurais pu attendre ; peut-être qu’à la fin je l’aurais vue ; mais je ne pouvais plus tenir en place. Il me fallait absolument sortir. Aussi bien, je le sentais, les Survivances n’avanceraient guère cet après-midi. Et puis, c’était immense, cette découverte du chapeau, après quatre jours de guet infructueux ! Que de conséquences !

II §

Je ne vais pas énumérer une par une chaque chose que je vis, ni raconter jour par jour tout ce que je fis après ce jour-là, mais, autant qu’il m’en souvienne, voici quelle a été mon existence durant cette période singulière.

Je m’étais découvert des facultés d’espion que je ne me connaissais pas encore. Puisque les volets fermés m’avaient si bien réussi, je les conservai, et je passai de longs moments immobile derrière ma fenêtre, retenant mon souffle, aux aguets. C’était l’affût. Je me rappelle ma joie le soir que je la vis pour la première fois. Comme si elle eût pu m’entendre, je ne bougeais pas, je respirais à peine, j’étais semblable au chasseur qui sent bondir son cœur en voyant vers la fontaine, près de laquelle il est caché, s’avancer, d’un pas tranquille la bête qu’il attend depuis si longtemps. Il ne fait pas un mouvement, il redoute le plus petit bruit, il a peur que le craintif gibier, mis tout à coup en méfiance, ne dresse les oreilles et prenne la fuite.

Elle était vraiment très belle. Elle se préparait à se mettre au lit, et elle se décoiffait devant la glace. Comme il faisait chaud, elle avait laissé sa fenêtre ouverte. Je ne vis pas son visage ; elle avait le dos tourné, mais elle était debout, les bras nus, grande et bien prise ; et de superbes cheveux, touffus et qui lui tombaient bien plus bas que la taille, couvraient ses épaules ; blonds de ce blond fauve somptueux des rares Italiennes que la nature n’a point voulu brunes… J’adore les cheveux des femmes ; ils me semblent le plus bel attribut de leur sexe délicieux, et pour moi la vraie femme, la femme d’amour, la femme à la passion riche et puissante doit avoir une lourde chevelure. Or, celle-ci portait sur ses épaules la plus merveilleuse parure qu’on pût rêver. Je la contemplais avec émotion.

D’un geste gracieux, elle prenait à pleines mains une poignée de ses beaux cheveux, elle les ramenait devant elle, mouvement qui découvrait un peu son cou, et elle les lissait soigneusement. Quand elle eut terminé sa coiffure, elle passa rapidement dans une autre partie de la pièce, où mes regards ne pouvaient pénétrer, du côté où se trouvait le lit, dont j’apercevais seulement le pied ; mais la chaise sur laquelle elle déposa alors ses vêtements, à mesure qu’elle les enlevait, s’offrait bien à ma vue ; et je vis tomber sur cette chaise l’une après l’autre chacune des parties de son habillement : son corsage, sa jupe son corset, son jupon. Je l’imaginais dépouillée peu à peu de tout son costume ; déshabillée, je la voyais changeant de chemise, et je me représentais ce corps admirable qui était nu, là, de l’autre côté de la ruelle étroite, à la fois si près et si loin de moi. Mes tempes battaient, j’avais les mains brûlantes. Enfin, la lumière s’éteignit, et je ne distinguai plus par la fenêtre ouverte qu’un rectangle noir. Alors, étouffant et plein de trouble, je m’élançai sur ma terrasse. J’avais besoin de fraîcheur. À Naples, heureusement, la nuit n’est jamais trop chaude. Je m’accoudai à la balustrade, et j’attendis que l’air qu’aspiraient aussi, au-dessous de moi, les orangers, eût pacifié mes sens et calmé mon esprit.

Je regardais à mes pieds ; je distinguais dans l’ombre la masse épaisse des arbres ; à droite, le long de la ruelle qui allait jusqu’à la colline, la fleur de feu, de place en place, des réverbères ; puis, plus loin, les maisons que, dans la nuit même, l’on devinait claires ; et quelques pointes de lumière piquées çà et là. Tout respirait le calme souverain des heures nocturnes. Un pas isolé, un bruit de socques sur les dalles sonores de la ruelle faisait goûter mieux encore la profondeur de cette paix heureuse. J’entendis un chien aboyer au loin, puis le sifflement du maître pour le faire taire. Assez proche ? la fontaine de quelque voisin, qui désirait sans doute boire un peu d’eau fraîche, jasait, murmure de gouttelettes tombant dans un vase. Sans pensée, sans volonté, je regardais et j’écoutais ; je m’offrais à la nuit. Puis je levai la tête et je considérai en rêvant les étoiles, qui, mystérieusement, là-haut, scintillaient…

Un matin que je me tenais en embuscade derrière mon volet, je la surpris arrosant une petite plante grasse qui végétait dans un pot, sur le rebord de sa fenêtre. C’est ce jour-là que je vis son visage pour la première fois. Une adorable tête d’Italienne aux traits purs ; le nez droit, des grands yeux noirs, une bouche sensuelle et malicieuse ; tête adorable sur laquelle tous les reflets de la vie, toutes les expressions de la rêverie, de la passion, de la bonté et du plaisir devaient se dessiner avec une intensité pleine de charme. Elle était sérieuse, elle regardait attentivement ces humbles feuilles sans beauté, qu’elle devait aimer peut-être parce qu’elle en avait inconsciemment pitié. Chaque matin, à la même heure, je la revis. Et le soin quotidien que cette superbe créature prenait d’une aussi modeste existence me touchait. C’était d’un cœur exquis : c’était d’une reine qui s’intéresse au sort du dernier de ses sujets ; et je me mis à regarder avec attendrissement, moi aussi, l’étroit pot de terre qu’elle examinait tous les jours avec une telle sollicitude.

Voilà ; je commençais à l’aimer ; je songeais à elle pendant des heures. Des heures bien douces, quand j’y pense. Je m’asseyais à ma table, tous mes papiers devant moi ; puis, soudain, je n’étais plus là ; je rêvais. Je voyais son beau visage, ses mouvements si purs, sa forme adorable. Je pensais aux émotions charmantes qui devaient agiter ce cœur frais de jeune fille ; elle n’avait pas aimé encore, sans doute. Elle devait rêver, elle aussi, beaucoup, longtemps… La vie devait lui apparaître comme à une enfant, toute pleine de belles fleurs inconnues à cueillir, toute pleine de parfums enivrants à respirer. Elle devait être impatiente de vivre, de savoir, d’aimer ; elle devait éprouver des défaillances ; sans cause, des tristesses qui l’étonnaient. Elle devait quelquefois s’arrêter, la main posée sur son cœur, et, profondément, soupirer.

J’étais ému par cette innocente existence de la jeune fille, qui, chaque matin, se lève, puis se coiffe, se pare, et qui va au bain, au Pausilippe, et qui voit d’autres jeunes filles, et qui brode et fait de la couture, qui s’agite et a l’air de vivre, et qui ne vit point. Elle attend. Tous les jours elle attend ; elle attend le jour où enfin elle commencera à vivre. Elle est dans une île stérile et déserte ; elle regarde constamment là-bas, à l’horizon, pour voir si le navire n’arrive pas qui, l’emportera enfin vers la terre où il y a jardins, forêts, fruits, murmures de sources, oiseaux, chansons. Je songeais à la vie d’une jeune fille, et je mesurais l’immense bonheur de celui à qui elle dirait entendant ses bras : « Ah ! toi ! c’est toi ! Ah ! te voilà ! toi que j’attendais ! toi, mon roi ! toi, ma vie !… »

Tout ce que je voyais d’elle me touchait. Une fois, elle avait ouvert la grande armoire de sa chambre, et à mes yeux étaient apparus toutes ces chemisettes blanches, tout le linge candide qui enveloppait cette chair de vierge ; cette chair que jamais des mains impures, que jamais une bouche d’amant n’avaient effleurée, ce corps à tous secret, ce merveilleux trésor immaculé !

Elle s’était entièrement emparée de ma pensée. Il n’était plus question des Survivances. Mes notes étaient toujours là, sur ma table, mais, maintenant, elles faisaient partie du décor muet et inutile de la pièce. En m’asseyant, je ne feignais même plus de les regarder. Elle seule m’occupait : la nuit, je rêvais d’elle ; dans la journée, je ne me décidais à sortir que si j’étais sûr qu’elle-même était sortie, et je ne restais pas longtemps dehors ; j’étais pris d’inquiétude. J’avais peur de la manquer et de n’être pas là quand elle rentrerait.

Je n’essayais point de lutter contre cet amour. Je ne pensais ni à ce que je tenterais, ni aux suites, à rien. Je ne savais qu’une chose : c’est qu’elle était là, à côté, en face, et que je ne pouvais plus me passer chaque jour de la voir, derrière mon volet, et que cela était devenu ma vie.

Un soir, dans une heure plus lucide, j’avais distingué exactement la situation où je me trouvais, emporté par l’amour, et j’avais eu. un mouvement de tristesse et d’angoisse. C’est comme un départ pour un pays lointain ; au moment où l’on quitte la terre ferme, quand on pose le pied sur le paquebot, on hésite. Où s’aventure-t-on ? où va-t-on ? Cette mer profonde vous portera-t-elle longtemps ? Maintenant le hasard est votre maître. Plus rien n’est sûr. Il faut se recommander à Dieu. On part, mais où arrivera-t-on ? Quelles tempêtes vous assailliront en route ? Est-ce qu’un jour on ne se trouvera pas désemparé, abandonné au milieu de l’Océan, et cherchant de tous ses yeux, sur cet immense cercle vert et glauque, une voile ? Vers quelles souffrances cingle-t-on, vers quels désespoirs ? Qu’elles sont rares les navigations où l’on vogue heureusement, triomphalement, divinement, au milieu du ciel bleu, sur une mer toujours radieuse !… Ainsi, au moment où l’amour m’emportait, toutes les forces de moi-même, le centre de ma vie, se questionnait avec anxiété.

Mais, à Naples, comment rêver longtemps, en été, à l’époque où le crépuscule est si court et où l’air, à toutes les heures du jour, vous brûle le sang ?… J’étais tôt ramené au réel. Quand ma belle Psyché n’était pas là — je lui avais donné ce nom, parce qu’elle ressemblait à la Psyché du musée — les fanfares du soleil me tiraient dehors. J’eusse voulu quelquefois me distraire un peu d’elle. Or, les rues de Naples ne portent pas au rêve, elles apprennent le vrai ; elles enseignent aux yeux à voir. Et quand je sortais des ruelles, où l’on donne toujours du pied dans quelque vieille boîte en fer blanc, qui roule bruyamment, et que j’arrivais à Toledo, ce n’était plus l’âme des vierges, leur fond sentimental que j’envisageais. Des formes trop voluptueuses, trop joliment et nettement dessinées, sollicitaient mes regards, pour que je n’en vinsse pas à les caresser en pensée… Aucune jeune fille n’est plus charmante que la jeune fille napolitaine. Le soleil, là-bas, tandis qu’il mûrît les fruits les plus riches et les plus savoureux, développe en beauté les plantes humaines les plus séduisantes. Tout ce qui compte de quatorze à dix-huit ans est sain, gracieux et parfait. C’est une profusion étonnante de corps sans défaut : partout des petites divinités, des petites nymphes, des petites Dianes adorables. En elles, tout est grâce et sourire ; le visage malicieux est aimable, les mines sont d’une délicatesse pleine de vivacité, les gestes souples et jolis. Coquettes, elles sont parées de blanc et de clair ; elles sont fraîches, et leurs fiers petits seins pointent sous leurs légers corsages. Quand je descendais à Toledo, mon imagination, saisie par tant de charmes et de prestiges voluptueux, était, par chacune de ces jolies passantes, ramenée avec de plus de précision à la beauté de ma Psyché. Alors, je revoyais non plus le tendre cœur et les rêveuses émotions que je lui prêtais ; mais son aspect, son visage, ses cheveux et toute sa forme ravissante ; le désir de caresses et de baisers que me versait confusément chaque jeune fille que je croisais se rapportait alors à un objet précis, à elle-même. Ma tête s’enflammait.

Là-dessus, je rentrais. Je courais à ma fenêtre, ou plutôt à mon volet, qu’à la faveur de la nuit je m’autorisais à entrouvrir un peu plus largement. Je me gardais bien d’allumer chez moi, de crainte qu’un filet de lumière ne donnât l’éveil en face et ne conseillât la prudence. Je m’installais à mon poste et j’attendais qu’elle parût. Elle ne tardait jamais fort, car elle ne se couchait pas tard. J’entendais distinctement le bouton de sa porte grincer et tourner, et j’avais chaque fois un petit frisson. La chambre s’éclairait. Parfois une vieille servante, qui traînait la savate et marchait avec la lenteur et la nonchalance napolitaines, entrait avec elle ; mais elle se retirait presque aussitôt. Je les voyais passer toutes les deux devant la grande glace. Et alors c’était le hasard plus ou moins heureux des soirs. Quelquefois, la fenêtre était grande ouverte, et je la voyais se décoiffer : je pouvais à mon aise admirer les beaux bras, l’opulente chevelure et les royales épaules de ma belle Psyché. Il me semblait que j’étais près d’elle, que je respirais son parfum, et qu’elle savait que tous ses mouvements étaient parfaits, et qu’elle en était heureuse, parce que je les adorais. Il me semblait que j’étais assis dans sa chambre, qu’elle me souriait d’un air de contentement plein de promesses, et que, tout à l’heure, elle allait me permettre de l’enlacer et de la couvrir des baisers passionnés dont je débordais.

D’autres fois, un des battants de la fenêtre était fermé et me dérobait une partie de ce que j’aurais pu voir. C’était les soirs les plus énervants ; des apparitions fugitives : son bras nu aperçu soudain, sa gorge superbe devinée dans un furtif passage à contre-jour devant la fenêtre, et des reflets vagues dans la vitre, des mouvements probables, des blancheurs imprécises… Était-elle en chemise ? Était-elle encore vêtue ? quelquefois un éclair rose, était-elle nue ? Voir si peu, et s’exténuer l’esprit et le regard à supposer, à deviner. Cela irritait infiniment mon désir ; c’était le supplice de Tantale, mais un supplice raffiné qui me causait une souffrance ressemblant tellement à du plaisir que je n’y pouvais renoncer… Il y avait aussi le matin, quand elle allait se lever, que, par la fenêtre ouverte, je distinguais le pied de son lit, et que je voyais ses draps remuer !…

III §

Cependant une pareille existence, mêlée de rêveries langoureuses et de désirs très précis, jamais réalisés, ne pouvait, sur cette terre de flamme, éternellement durer. Il fallait enfin la connaître, il fallait lui parler. Quand je sortais, je regardais sans cesse autour de moi, souhaitant la fortune de la rencontrer. D’ailleurs, à quoi cela m’eût-il servi ? Il est certain qu’elle ne sortait pas seule. Et elle eût été seule, quelle apparence qu’une jeune fille de bonne éducation répondît dans la rue à un monsieur qu’elle n’avait jamais vu ?… N’importe : je l’eusse voulu rencontrer ? Sait-on les combinaisons favorables qui peuvent se présenter. Qu’elle soit occupée, par exemple, à parler à quelqu’un qui me connaisse, et me présente à elle ; c’était bien improbable, puisqu’à Naples, je ne connaissais guère plus d’une dizaine de personnes. Mais il y a d’autres hasards. Il arrive, — c’est rare, certes, c’est exceptionnel, bon, mais enfin cela est arrivé déjà ; — il arrive qu’un cheval emballé va écraser une femme ; on se trouve là, on la sauve… Il arrive qu’une jeune fille, aux bains, a été imprudente, elle est sur le point de se noyer, et un jeune homme qui nage, pas très loin d’elle, est assez heureux pour voler à son secours, et la ramener au rivage, évanouie, mais vivante. Il arrive…

Comme on voit, je déraisonnais largement J’avais tout à fait perdu l’esprit critique qui m’animait, et dont j’étais fier, quand je travaillais aux Survivances. Je la cherchais dans la rue ; quelquefois, je croyais la voir, je m’élançais, mais ce n’était pas elle, et j’éprouvais une profonde déception. Je songeais qu’il valait mieux essayer de faire sa connaissance par la fenêtre ; mais je me rappelais le malheureux incident du début ; que, d’abord, comme j’avais agi sans prudence, sa fenêtre était restée fermée deux jours, et la maison devenue aveugle. Cependant, peut-être n’était-ce alors qu’une coïncidence ; si, à ce moment-là, elle avait quitté Naples pendant deux jours ?… Eh ! comment le savoir ?… Mais à quoi me décider ? Certes, cette existence ne pouvait plus durer ; pourtant, si, avec une maladresse, j’allais perdre le peu que j’avais ; si, maintenant, elle fermait sa fenêtre ; si je ne la voyais plus ; si elle me privait des plaisirs douloureux sur lesquels, en continuant à ne rien tenter, je pouvais du moins compter chaque jour ?…

J’en étais là, malheureux et troublé, et n’osant prendre une résolution, quand, un matin que je l’observais arrosant son petit pot de plantes grasses, je crus saisir, au moment où elle relevait la tête, un rapide regard dirigé du côté de ma fenêtre ; j’en eus un tremblement d’émoi. J’y pensai toute la journée, mais à la fin je conclus que je m’étais trompé, ou que c’était hasard. Le lendemain, tandis qu’elle soignait sa plante si aimée, j’attendais, anxieux. En se relevant, elle jeta comme la veille, dans la même direction, le même regard furtif. Ah ! je ne m’étais pas trompé cette fois ! j’en étais sûr, elle avait regardé de mon côté. C’était là quelque chose de nouveau et de considérable. Son attention était donc éveillée ! Elle s’inquiétait donc, à son tour de ma fenêtre obstinément fermée Évidemment, elle connaissait les habitudes de la maison : les locataires qui avaient occupé mon appartement avant moi ouvraient leur fenêtre. Cette personne, maintenant, qui redoutait à ce point d’être vue, qui s’enfermait si jalousement, qui donc était-ce ? Sans le vouloir, j’avais irrité sa curiosité.

Il s’agissait, à présent, d’agir avec précaution pour ne pas l’effaroucher, et de tenir en haleine son intérêt. Le lendemain, à l’heure à laquelle elle paraissait généralement, j’entrouvris ma fenêtre de façon à lui permettre de voir un peu dans ma chambre. Par l’ouverture ainsi ménagée, elle pouvait distinguer un coin de ma commode. Je disposai des livres, des gravures et des fleurs. Puis je me dissimulai derrière mon volet ; je n’avais pas l’intention de me montrer ce jour-là, afin de me faire un peu désirer. À l’heure habituelle, elle parut ; elle lança comme la veille un regard vers ma fenêtre, et je remarquai son expression de surprise en la voyant entrouverte. Pendant deux secondes, ne se doutant pas qu’elle était observée, elle regarda ce qu’il y avait sur la commode, puis elle se retira.

J’étais enchanté. Ma petite ruse me semblait réussir ; je résolus de ne pas me montrer le lendemain encore, qui se passa comme le jour précédent, tout marchant à merveille… Vint le matin suivant ; je me levai de bonne heure et je demeurai longtemps à ma toilette ; il fallait donner à mes cheveux le pli qui leur allait le mieux, relever ma moustache, choisir une tenue d’intérieur qui fût élégante et ne parût point trop recherchée. Quand je fus prêt, après m’être regardé vingt fois dans la glace, m’être vingt fois demandé si j’étais bien, si je pouvais plaire, j’attendis. J’étais ému. J’allais donc paraître aux regards de celle que, depuis tant de jours, j’admirais mystérieusement ! Que sentiraient les beaux yeux de ma Psyché, quand ils se poseraient sur leur adorateur inconnu ? Était-ce à la victoire ou au désastre que je courais ?… J’examinais les ramiers blancs de la terrasse et j’aurais voulu lire dans leur vol le présage de ma destinée. Mais ils se promenaient et picoraient, tout simplement, comme d’habitude.

Je m’étais placé derrière mon volet et je l’attendais ; ma fenêtre était entrouverte comme la veille. De mon poste caché, je la voyais aller et venir dans le fond de sa chambre. Enfin elle s’approcha de la fenêtre portant un vase plein d’eau pour arroser sa petite plante. À ce moment, j’ouvris, tel que si j’eusse voulu donner de l’air chez moi, et je me penchai comme pour jeter un coup d’œil dans la ruelle. Elle leva la tête et me regarda ; nos yeux se rencontrèrent ; je fis les miens les plus indifférents afin de ne paraître pas curieux ou indiscret. Ces yeux qui l’avaient déjà vue si souvent et presque nue, et qui semblaient la voir pour la première fois et sans trouble !… Quant à elle, je distinguai fort bien qu’elle était partagée entre l’instinct de se retirer vite et avec réserve, et le désir de me regarder et de satisfaire sa curiosité d’un voisin toujours invisible. Je ressentis un vif plaisir quand mes yeux touchèrent les siens. Je trouvai son regard très pur et très chaud à la fois, et il augmenta mon amour.

Cependant, je rentrai dans ma chambre, j’allai m’asseoir dans mon cabinet et je passai la matinée à songer à elle. Je me demandais anxieusement l’impression que je lui avais faite. Une idée que j’eus m’agita : si elle aimait ? peut-être aime-t-elle ailleurs ?… Je me disais aussi : que suis-je à côté d’elle ? pourrais-je être choisi par une créature si parfaitement belle ? Et puis je me rassurais en pensant qu’elle était toujours seule, je n’avais donc pas à lutter contre des rivaux. Ne la voyant que chez elle, il m’était difficile d’imaginer sa vie au dehors ; j’étais porté à lui attribuer une existence à l’écart. Cela me donnait de l’audace. Je me disais : il suffit de savoir manœuvrer, de continuer à l’intéresser..

L’après-midi, je me surpris dans la ruelle en bas, examinant le mur du jardin qui était derrière sa maison. J’aurais bien voulu savoir si ce jardin communiquait avec la maison, ou s’il était distinct. Mais le mur était haut, et je ne désirais point l’escalader de peur d’être surpris, ce qui sans doute eût renversé sur le champ toutes mes entreprises chimériques. Je ne voulais pas non plus interroger les domestiques ou le portier, me méfiant des commérages infinis du petit peuple de Naples. Je regardais d’en bas sa fenêtre, elle devait être au deuxième étage, comme mon appartement, mais des étages fort élevés qui en faisaient plus de trois de chez nous… Mais, au fait, est-ce que j’avais par hasard des projets d’échelle de corde ? J’essayais de deviner la topographie de la maison, de savoir sur quoi la porte de sa chambre ouvrait, si la chambre était isolée, comment on y accédait… J’avais vraiment la tête à l’envers.

Les jours passèrent ensuite plus heureux, plus variés et agités pour moi, parce que je nourrissais un espoir. J’ignorais encore la façon dont j’agirais ; j’ignorais si tout cela finirait bien et tournerait à mon bonheur, mais j’avais confiance… Chaque jour, j’ouvris un peu plus ma fenêtre et je demeurai dans ma chambre, en me privant avec soin de regarder chez elle, afin qu’elle n’eût pas à se protéger contre moi. J’avais transporté ma table à écrire dans ma chambre ; je m’y asseyais, je feignais de m’absorber dans un travail ; elle pouvait me voir vivre à son aise, et surprendre les petits détails insignifiants de mon existence. Je comptais qu’elle n’y manquerait pas, me disant que l’existence d’un jeune homme est aussi intéressante pour une jeune fille que la réciproque. De temps en temps, pour allumer une cigarette et prendre un livre sur ma commode, je me levais, je jetais un regard indifférent dans la rue ; il arrivait, par hasard, qu’elle, en face, regardât aussi dans la rue, et nos yeux, tout à fait fortuitement, se rencontraient et se disaient bonjour. Elle pouvait lire dans les miens que si je la respectais, du moins je l’admirais.

Pourquoi agissais-je ainsi ? Pourquoi vivais-je maintenant dans ma chambre, et la fenêtre ouverte ? Pour l’habituer à ma présence, pour lui devenir familier, pour qu’elle cessât de me considérer en étranger. Je me flattais que, si elle me voyait quotidiennement, j’occuperais, petit à petit sa pensée, je ferais un peu partie de sa vie. Ensuite, le hasard veuille que nous nous rencontrions n’importe où, aussitôt nous serons presque intimes.

D’ailleurs, je ne restais là que le matin, jusqu’à dix heures. Maintenant j’étais complètement au fait de ses habitudes. Je savais qu’à cette heure-là elle allait au bain. J’avais remarqué que, chaque jour, sur la terrasse, non loin du colombier, une servante étendait des costumes de bain sur un fil. À dix heures, ma belle Psyché disparaissait, et il n’y avait plus de costumes. Moi, de mon côté, je fermais ma fenêtre pour ne la rouvrir que le lendemain. J’expliquerai tout à l’heure pourquoi… Elle était sortie, je sortais aussi. J’ai fait, pour la retrouver, tous les établissements de bains de mer du Pausilippe et de Santa Lucia. Mais je ne sais pourquoi, et par quel fâcheux hasard., je n’ai jamais pu y parvenir. J’en avais le plus vif désir ; je pensais que, dans l’eau, il me serait facile de lui parler.

Les bains, en été, sont la grande distraction des Napolitains. Ils y passent la moitié da jour. Ce sont d’ailleurs des endroits charmants, tous situés à ravir sur le golfe ; se baigner dans ce paysage si beau, au pied des jardins du Pausilippe que le soleil dore, en face des montagnes de Sorrente et de Capri, qui laiteusement s’estompent dans le lointain, quel délice ! La mer est comme un miroir ; des voiles blanches passent tout près de vous ; on laisse les heures couler doucement. Les Napolitaines portent des costumes de bain fort décents, presque sévères, à peine décolletés. Ce peuple voluptueux, et qui adore l’amour, se montre au bain, comme partout en public, d’une grande réserve. Elles ne se coiffent même pas de ces jolis bonnets en usage chez nous, et se baignent tête nue. Il est charmant de passer là son après-midi. Des marchands de gâteaux, de coquillages, d’huîtres et de Marsala se tiennent devant les cabines, ce qui permet d’agréables collations entre deux baignades.

Je fermais ma fenêtre à partir de dix heures, parce que je ne voulais pas risquer en me montrant à l’excès d’user sa curiosité, et, d’autre part, que je désirais continuer, le soir, à la voir aller et venir dans sa chambre aux lumières, se décoiffer, faire sa toilette de nuit, à saisir encore ce que je pouvais de sa grâce sans apprêts. J’y avais eu trop de plaisir pour y renoncer. Il fallait donc lui faire croire que je n’étais chez moi que le matin et que je rentrais tard le soir, pour qu’au moment de se mettre au lit elle persistât à laisser sa fenêtre ouverte.

Mais ma vie devait lui paraître singulière ; sans doute, se demandait-elle à quoi j’employais mes après-midi et mes soirées ? J’eus la preuve un jour que je l’intéressais encore davantage que je n’eusse oser l’espérer. Elle venait de se coucher ; elle avait éteint. J’attends quelques instants ; puis, je ne sais quelle idée me poussant, j’allume à mon tour ma lampe, et j’ouvre ma fenêtre. Alors, j’ai la surprise ravie de voir un battant de la sienne remuer tout doucement ; dans sa vitre elle avait saisi un reflet de ma lumière, ou bien elle avait entendu le bruit de ma fenêtre qui s’ouvrait ; elle s’était dit : « Tiens, il rentre à cette heure-ci. Aussi tôt ! » Et maintenant, sans aucun doute, elle était à genoux sur son lit, en chemise, derrière son volet, et silencieuse, immobile, elle m’observait à son tour comme je l’avais moi-même observée tant de fois.

Je fis un ou deux tours dans ma chambre, puis, me mettant en pleine lumière, sans hésiter, j’envoyai un baiser dans sa direction. Là-dessus je fermai ma fenêtre et me déshabillai.

IV §

Dire ma joie devant cette preuve de l’intérêt que me portait ma belle Psyché serait bien vain. Cette nuit-là, je fis de jolis rêves ; je me levai le lendemain, plus léger que depuis longtemps. Jamais ma terrasse, les jardins d’orangers, la colline, les maisons lointaines ne m’avaient semblé plus beaux et plus ensoleillés. Ah ! il fallait agir à présent !… Ce n’était, plus le cas d’attendre et de temporiser… Quand elle parut, je lui souris ; elle répondit à mon sourire, puis elle rougit et disparut… Maintenant, chaque matin, je m’asseyais sur le bord de ma fenêtre et je lui souriais. Au bout de quelques jours, elle fit, en me voyant, un petit salut. Une fois, je la vis sérieuse ; et elle esquissa un imperceptible signe de tête en arrière : je compris qu’une servante se trouvait dans la chambre ; je devais être sage. Peu de chose que tout cela, mais témoignant d’une intelligence entre nous qui me paraissait du plus heureux augure… Bientôt, je m’enhardis jusqu’à lui envoyer des baisers. En plein jour, désormais, et elle présente et qui me regardait ! Elle me menaçait de la main, d’un geste mutin, et elle haussait les épaules comme pour déclarer que j’étais fou. Mais il me semblait bien que ma folie ne lui déplaisait pas, et, en tout cas, ce qu’il y avait de sûr, c’est que la conversation était engagée entre nous.

Je m’étais remis avec fièvre à la chercher dans Naples. Le matin avant déjeuner, j’allais à la Villa, où j’espérais la rencontrer, revenant du bain. Cette Villa est sans doute un des plus beaux jardins du monde. Planté de sombres arbres d’Italie, il longe le rivage, ce qui fait qu’au-delà de l’ombre, on aperçoit l’azur de la mer, la lumière du ciel, et la ligne vaporeuse de l’horizon lointain ; cette échappée, dans ce jardin, sur l’infini, est d’une poésie profonde. Des marbres et des fontaines complètent ce paysage de bonheur oriental. Mais la si belle Villa m’eût paru bien plus belle encore si j’y eusse rencontré Psyché. Je n’y trouvais que des petits enfants vêtus avec coquetterie, qui jouaient sagement, sous l’œil attentif de leurs bonnes anglaises.

Vers le soir, à un moment où je savais qu’elle n’était jamais à la maison, j’allais prendre une glace sur la place Saint-Ferdinand, dans l’espoir que je la verrais passer parmi la foule de jeunes filles, qui, à cette heure-là, regagnent le centre de la ville. C’était un défilé ininterrompu de robes claires qui se dirigeaient vers Toledo ou tournaient à Chiaia. Je considérais avec plaisir cette foule animée, au milieu de laquelle les légères carrozzelle se frayaient un passage avec peine. En face, je voyais un des côtés du San Carlo, avec la porte monumentale et le portique de la Galerie qui se présentent de biais. Constamment des marchands de corail, des vendeurs de cartes postales venaient m’offrir leur marchandise. Des mendiants aveugles ou difformes s’approchaient pour demander l’aumône : des gamins presque nus essayaient de voler des morceaux de sucre sur les tables, et des garçons en habit noir les chassaient comme des mouches, à coups de serviette. Je mangeais mon spumone, et je l’attendais ; je l’attendais ainsi chaque jour…

Une fois enfin, — je n’espérais plus la rencontrer jamais dans la rue — elle passa ! Elle était accompagnée d’une femme qui me parut quelque vieille bonne ; — sa nourrice peut-être ? — Elle me vit et me jeta un regard rapide qui me fit infiniment de plaisir. Mais, à son attitude, j’avais compris que je ne devais point lui parler, ni la saluer. Cependant, je me levai et la suivis. Je la suivais à quelques pas en arrière, et j’admirais sa démarche, sa taille élancée, ses mouvements harmonieux, tout ce qui éclatait en elle de radieux et de souverain. Je ne l’avais pas encore vue si bien, si complètement, de la tête aux pieds. Je la contemplais, j’étais fou. Et ces différences qui se marquent entre une femme chez elle, seule, libre et abandonnée, et une femme en public, dans la rue, qui tient la tête haute et marche avec dignité… C’était la même femme et c’était une femme nouvelle… Elle était vêtue de blanc ; elle portait une robe princesse qui dessinait exactement son corps parfait ; sous un chapeau de feutre blanc, garni d’un gros nœud noir, sa chevelure fauve, que j’adorais, enivrait mes yeux. Quelques dames la saluèrent. Je pensais : « C’est elle, c’est ma belle Psyché, celle qui chaque matin me sourit ! » Près du pont de Chiaia, comme le trottoir est étroit, elle laissa passer devant elle sa vieille bonne. Je la rejoignis alors, je marchai immédiatement après elle et, me penchant en avant, pour qu’elle seule pût entendre, je murmurai avec passion : « T’adoro ! t’adoro ! » Je ne pouvais voir son visage, mais elle eut un léger tressaillement des épaules, qui me fit frémir moi-même tout entier, et je ne sais comment je me retins de ne pas baiser ses cheveux, qui étaient là, si près de mes lèvres.

Cependant, le trottoir s’était élargi ; elle avait repris sa place à côté de sa vieille servante. Je craignais, si je la suivais encore, que cela ne fût remarqué, car j’observais qu’elle croisait souvent des personnes qui la connaissaient. Je ralentis le pas, et la laissai peu à peu s’éloigner, en la regardant de loin avec regret.

Je passai une partie de la nuit à lui écrire. Je recommençai ma lettre plusieurs fois ; je ne parvenais pas à trouver quelque chose qui me satisfît et rendît mes sentiments. J’étais si exalté que je tombais tout de suite dans l’incohérence. J’arrivai enfin à composer une page qui me semblât moins absurde que les autres. Tout de même, c’était une folle épître, d’un lyrisme échevelé, et où je lui déclarais mon amour avec la plus grande violence. Puis je me couchai, mais je ne pus m’endormir, car je pensais à la manière dont je m’y prendrais pour jeter ma lettre, afin qu’elle ne tombât point dans la ruelle.

Le matin, heureusement, pas un souffle d’air. Quand ma Psyché parut, toute fraîche, charmante, belle comme un rêve, je lui envoyai des baisers. Puis je lui montrai ma missive. Elle faisait non de la tête ; mais je ne l’écoutais pas. Pour m’exercer, je pris des œillets dans un vase, et je les lui lançai, l’un après l’autre ; un seul n’arriva point. À peu près sûr alors de mon adresse, je me déterminai à jeter la lettre, que j’avais roulée en boule pour plus de facilité. Le coup réussit ; et mon papier tomba au beau milieu de sa chambre. Elle me menaça de la main, mais elle le ramassa. Cela fait, j’eus beau la guetter, je ne la vis plus de la journée.

Je songeais qu’elle avait lu toutes les folies que je lui avais écrites, et maintenant, je me demandais si elle les supporterait. Après mes beaux jours de certitude et de confiance, j’éprouvais une faiblesse et j’étais inquiet. Je ne sortis point, ni la matinée, ni l’après-midi. Je me rappelle fort bien ce jour-là, parce que c’était un dimanche et que, en même temps que le coup de canon de midi, toutes les cloches de tous les campaniles des églises et des chapelles des environs se mirent à sonner et carillonner à n’en plus finir, et portèrent tellement au comble l’énervement dans lequel je me sentais que je donnai de grands coups de poing sur ma table et que je renversai mon encrier.

Ma logeuse, la Suissesse rose et impassible, que j’avais appelée pour réparer le malheur, arriva avec une éponge et une bassine d’eau. J’étais un constant sujet d’étonnement pour cette digne personne. Comme je m’enfermais dans ma chambre et que ma table était toujours chargée de livres et de papiers, elle supposait que je travaillais considérablement. Elle s’émerveillait de ce locataire casanier, parce que les étrangers qui passaient d’habitude dans sa maison partaient toujours dès l’aube, leur baedeker sous le bras, leur lorgnette en bandoulière, remplissant avec conscience tous leurs devoirs de touristes. Elle avait fini par s’accoutumer à l’idée que je n’étais pas un touriste, mais cela avait pris quelque temps, car jamais encore auparavant la pensée ne lui était née qu’un étranger pût venir en Italie pour ne pas la visiter suivant toutes les règles sagement et définitivement établies par les agents de MM. Cooks and C°.

Le lendemain matin enfin je vis Psyché. J’interrogeai son visage avec anxiété. Elle essaya de prendre un air sévère et fronça les sourcils. Mais je distinguai qu’elle n’était point fâchée. Elle s’approcha de la fenêtre et, tout en épiant de l’oreille pour entendre si quelqu’un n’allait pas, à l’improviste, entrer dans sa chambre, elle dit à mi-voix : « Non scriva. » « Ne m’écrivez pas. » En réponse, je lui montrai une nouvelle lettre que j’avais préparée pour elle. Non voglio, fit-elle. Je la jetai tout de même dans sa chambre. Elle se retira, feignant une grande colère, et ne ramassa pas mon papier, mais je pensai qu’elle serait bien obligée de le prendre tout à l’heure, afin qu’il ne fût pas trouvé par une servante.

Je pris ainsi l’habitude de lui écrire tous les jours, et il fallut bien qu’elle s’y pliât. Au bout d’une semaine, elle ne songea même plus à me faire la mine. Elle recommença à me sourire, et il me sembla que ses yeux étaient à son insu devenus plus tendres.

Sur ces entrefaites, un petit événement survint, qui eut, comme on va le voir, de grandes conséquences. À Naples, les maisons sont recouvertes d’une couche de plâtre, badigeonnée de couleur. À la suite des grosses pluies d’automne, il arrive que des morceaux de cette couverture de plâtre se détachent des murs et tombent. Aux endroits ainsi dénudés, les murailles roses ou bistres portent alors de larges taches grises qui donnent un aspect de délabrement. La chose s’était produite sur les murs de la maison que j’habitais, et bien des années auparavant sans doute ; mais cet été-là, le propriétaire avait décidé de faire replâtrer ses murs. Des ouvriers se mirent donc au travail ; d’ailleurs, ils ne travaillaient guère plus de trois ou quatre jours par semaine, à cause des fêtes de tous les saints, et de toutes les madones, qu’il faut bien célébrer. Ces ouvriers avaient trouvé commode de déposer sur ma terrasse un véritable arsenal de planches, d’échelles et de tréteaux, ce qui me gênait fort. Et je pensai d’abord à faire enlever tout cela. Et puis une idée me traversa, qui me fit réfléchir.

Cette idée me vint un matin que je regardais les colombes de la maison d’en face. J’en remarquai une qui, sans le moindre effort, sans un coup d’aile, passa de la terrasse voisine sur la mienne. Je songeai à tout ce que je donnerais pour pouvoir accomplir ce qu’elle venait de faire en se jouant. Je n’avais jamais pensé sérieusement encore à monter chez ma belle Psyché, mais cette pensée-là couvait silencieusement en moi depuis longtemps ; depuis le jour où j’étais descendu dans la ruelle pour essayer de me rendre compte de la disposition du jardin, et de la hauteur de la fenêtre ; elle ne s’était jamais déclarée, elle n’avait pas éclaté, parce que j’avais eu le sentiment de quelque chose d’impossible. Mais, tout à coup, là ce que venait de faire cet oiseau !… Comme elle était près, cette maison ! à combien ? trois mètres peut-être… Et, en regardant sur la terrasse, je venais de voir deux planches dressées contre le mur et de cette longueur à peu près ; deux planches qu’y avaient laissées les maçons. J’éprouvai une grande émotion et je m’arrêtai pour réfléchir… Ah ! je pourrais enfin la voir, lui parler !… Ces deux planches allaient former un pont entre sa maison et la mienne… Je les mesurai de l’œil ; puis j’examinai la largeur de la ruelle… Certes, elles seraient assez larges !

Toute la journée, je vécus dans la fièvre ; les heures me paraissaient interminables. Pour voir si mon projet était réalisable, il fallait attendre la nuit, et même que la nuit fût assez avancée ; attendre que personne ne passât plus dans la ruelle et que toutes les maisons voisines fussent endormies. Afin de m’occuper, j’allai dîner et user ma soirée au Pausilippe. Puis je m’attardai à prendre des glaces à la Villa, et je ne regagnai mon appartement qu’à minuit. Je dus cependant attendre plus d’une heure encore (car les Napolitains, en été, se couchent tard) pour risquer moins d’être surpris. La nuit était belle et claire, et heureusement il n’y avait pas de lune ; on ne pouvait donc m’apercevoir de loin, des maisons de la colline…

Maintenant tout était tranquille ; les lumières s’étaient éteintes ; tout reposait. J’ouvris avec précaution ma fenêtre, en prenant soin de ne faire aucun bruit. Puis je m’emparai, sur la terrasse, dune des planches, et je la portai dans ma chambre. Elle était épaisse, elle était lourde. Je fus saisi d’un doute qui me coupa tout à coup bras et jambes : non, jamais, jamais, je ne pourrais l’appliquer sur le bord de l’autre fenêtre, son poids m’emporterait !… Enfin je me mis au travail. Ayant poussé la planche hors de ma chambre, je la fis descendre lentement le long du mur, la retenant par une extrémité, puis à la force du bras je m’efforçai de faire remonter l’autre bout. Hélas ! trop lourd ; dix fois trop lourd ! Je m’en rendis compte : en procédant ainsi, jamais je n’arriverais à rien. Je rentrai donc ma planche et réfléchis… Je voyais la fenêtre ouverte, en face : pas un mouvement ; elle dormait paisiblement sans se douter de mon complot. Tout à coup, j’eus un éclair ; eh, oui ! parbleu, voilà comment il me fallait m’y prendre !… Je plaçai ma planche sur le rebord de la fenêtre ; puis poussai, de façon à la faire glisser horizontalement. Quand la moitié, à peu près, fut dehors, je vis que cela tenait déjà plus de la moitié de la ruelle. Mais en continuant à pousser la planche au dehors, son équilibre se rompait et elle menaçait de basculer : je m’assis sur la partie qui se trouvait encore dans ma chambre. Seulement, je compris que mon poids ne suffirait pas à maintenir la planche dans cette position horizontale, qui était nécessaire. Alors, dessus je posai ma valise pleine, laquelle était assez lourde et, à cheval sur la planche, et poussant celle-ci en m’aidant de mes deux pieds sur le sol, je parvins enfin à lui faire atteindre le rebord de la fenêtre d’en face. Le pont était bâti ; j’étouffai un cri de victoire. J’étais exténué, j’étais inondé de sueur, mais j’éprouvais une telle joie que je ne le sentais pas. J’eus envie de passer incontinent chez elle sur cette étroite planche, et au risque de me rompre le cou. Mais je songeai que, dans l’égarement du réveil et de la surprise, elle pourrait crier, appeler, faire du bruit ; et malgré l’envie que j’avais, j’y renonçai, rentrai ma planche, la remis à sa place sur la terrasse, et me couchai.

Le lendemain, quand je l’aperçus, je lui jetai un billet sur lequel j’avais écrit : « Ce soir j’irai chez vous, une heure après la mezzanotte. » Je vis son visage, quand elle ouvrit mon papier ; elle me regarda avec stupeur, évidemment elle me croyait devenu subitement fou. Je lui fis de la tête des signes affirmatifs. Alors, elle leva les bras au ciel ; puis elle joignait les mains comme pour me supplier de revenir à moi… Au milieu de la nuit, à une heure, je recommençai le travail de la veille, mais cette fois, je plaçai les deux planches l’une à côté de l’autre, ce qui formait, en somme, un passage assez large. Puis, me confiant à ma bonne étoile, je m’engageai sur ce pont incertain. Les planches étaient solides, elles ne bronchèrent point, et, une seconde après, j’étais debout sur le rebord de la fenêtre d’en face.

V §

J’y étais donc dans cette chambre qui, depuis tant de jours et tant de nuits, était le seul objet de ma pensée ! Dans cette chambre que je voyais à la fois de si près et de si loin, et qui semblait devoir toujours rester pour moi un paradis inaccessible. J’avais posé le pied par terre, j’étais debout près de la fenêtre et je cherchais à percer l’obscurité qui m’enveloppait.

J’entendis à ma gauche un profond soupir, et une voix étouffée murmura : « Madone ! » Je me tournai de ce côté et je distinguai vaguement la pâleur du lit et une forme blanche qui semblait assise. Je me jetai à genoux et, au hasard, je pus saisir une main brûlante et tremblante, qui n’essaya même pas de se dérober. La pauvre enfant était plus morte que vive ; j’appuyai mon front sur sa main, et je lui dis doucement :

— Pardonnez-moi. N’ayez pas peur de moi.

— Fou, il est fou, fou !… fît-elle en frémissant.

— Ah ! je suis fou de vous ! je vous adore ! m’écriai-je.

— Sainte Vierge ! il pouvait tomber, il pouvait se tuer !… continua-t-elle sans faire attention à mes paroles.

Alors je couvris sa main de baisers passionnés en disant :

— Pour être auprès de vous, je risquerais cent fois la mort. Enfin, je puis vous parler, enfin, je puis vous entendre !… Il y a si longtemps que je vous adore !… Psyché, mon amour, ne craignez rien de moi, je suis le plus soumis de vos esclaves. Si je me suis introduit chez vous d’une manière peut-être singulière, du moins ayez confiance, je vous respecte autant que je vous aime…

— Psyché ! fit-elle d’un ton étonné.

Je lui expliquai que je l’avais nommée ainsi, et pourquoi. Elle me dit aussitôt qu’elle s’appelait Lina. J’étais à ses pieds et je pressais sa main. Mais tout ceci se passait dans la nuit, et j’eusse voulu la voir. Elle me permit d’allumer une bougie, redoutant que la lampe ne fît une trop vive lumière qu’on eût pu remarquer. C’était une bougie de parade, une bougie peinte qui se trouvait dans un grand chandelier de bois sculpté devant le portrait d’une Madone, encadré d’or. Sa petite flamme se mit à disputer la chambre à la nuit.

On n’y voyait guère. J’y voyais assez cependant pour admirer Lina. Son admirable visage était encore troublé ; elle avait croisé ses deux mains sur ses genoux, et, un peu penchée en avant, dans une attitude d’une modestie et d’une grâce touchantes, elle me regardait sans parler. Elle portait un léger peignoir blanc qui laissait ses bras découverts, et sa fauve chevelure s’étalait somptueusement sur ses épaules.

— Lina, mon ange, Lina, mon cher amour, que vous êtes belle ! lui dis-je avec émotion, et je voulus, comme tout à l’heure, lui prendre la main.

Mais maintenant qu’elle était un peu revenue de son désordre, et à présent que nous nous voyions l’un l’autre, elle retira sa main. Je m’assis sur une chaise, en face d’elle, et nous commençâmes à causer.

Elle m’avoua qu’elle n’avait jamais passé une heure aussi terrible. En recevant mon billet, elle avait cru que j’étais devenu fou ; elle ne pouvait imaginer de quelle façon je m’y prendrais pour arriver jusqu’à elle. Et puis, la nuit, elle avait entendu les efforts que je tentais pour placer ma planche. Elle avait compris. Elle avait eu l’idée d’aller à la fenêtre et de me dire encore que non. Mais l’énergie l’avait abandonnée. Elle sentait que je voulais, et que j’avais plus de volonté qu’elle. Et puis elle craignait, en bougeant, en faisant du bruit, de me gêner et de causer ma chute. C’est pourquoi elle n’avait pas même osé fermer sa fenêtre. Elle se disait : C’est mal, — et comment l’éviter ?… Après, elle s’était assise sur son lit, toute tremblante et ne pensant plus rien que : Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! Il va se tuer !

Comme son récit l’avait émue, je pus prendre sa main sans qu’elle se défendît, et je la baisai doucement. Elle avait reconnu à mon accent de quel pays j’étais, et elle murmura : « Un diable de Français ! » Quand elle sut que je venais de Paris, elle s’assombrit et rêva : On dit que les Parisiennes sont tellement jolies !… Mais je lui assurai que je ne séjournais presque jamais à Paris, et je lui parlai de mes voyages. Elle m’écouta alors avec une attention et un intérêt d’enfant. Quelquefois arrivait un mot que je prononçais d’une façon qui l’amusait ; alors elle souriait délicieusement. Elle avait retrouvé ses esprits. Elle se mit à parler français d’une voix chaude et avec un accent qui me prirent entièrement. Elle m’apprit qui elle était, elle était noble : son père, un ancien officier de cavalerie, était veuf ; elle vivait seul avec lui ; elle avait deux frères, dont l’un capitaine à Florence, et l’autre attaché à l’ambassade d’Espagne. Elle me demanda ce que je faisais : elle me voyait toujours écrire. Elle portait à tout ce qui est littéraire la considération des Napolitains ; il fallait que je lui fisse des vers. Quand je lui dis que je m’appelais Édouard, elle répéta lentement, en italien et pour elle-même : Eduardo… Mais quels étaient mes projets ? Je ne comptais pas rester toujours en Italie ? J’allais repartir ?… Je lui déclarai que maintenant que je la connaissais, je ne formais plus aucun projet. Je ne savais plus rien de mon existence à venir ; toute ma vie était entre ses mains ; je ne désirais que de consacrer toutes mes heures à l’adorer. Je n’avais jamais éprouvé ce que je ressentais maintenant : mon âme était à elle…

Elle m’écoutait avec un profond sérieux. Elle fit :

— On dit que les Français ne sont pas fidèles.

— Oh ! Lina, mon amour ! je vous prouverai le contraire, m’écriai-je en lui baisant les cheveux..

Alors, je lui racontai ce que j’avais fait depuis que je la connaissais, je ne lui cachai rien. Je lui dis comment, en voyant sa fenêtre fermée, j’avais cru qu’elle se défiait de mon indiscrétion. Ce n’était point cela : elle était allée à Sorrente voir une amie, à ce moment-là elle ne m’avait pas encore remarqué. Ainsi, voilà pourquoi je m’étais si longtemps caché ! D’ailleurs, je ne regrettais rien : je me rappelais la vivacité de mon plaisir derrière mon volet… Je lui exprimai combien elle m’attendrissait quand elle arrosait sa petite plante, et le regard que j’avais surpris, et qui m’avait déterminé à me montrer. Et ensuite, avec quelle fièvre, à travers tout Naples, j’avais cherché à la rencontrer ; et la joie que j’éprouvais, chaque fois que je croyais avoir acquis une preuve que je ne lui étais pas indifférent.

Elle avait murmuré encore : « Un diable de Français ! » Elle me répondit qu’en effet je l’avais intéressée, et elle m’avoua que, elle aussi, quelquefois, elle m’avait regardé, cachée derrière son carreau, quand je travaillais le matin. À cet aveu, je la pris dans mes bras avec transport, je la baisai sur les lèvres, et elle ne put se retenir de me rendre mon baiser. Puis d’un même mouvement, nous nous écartâmes l’un de l’autre, sentant le danger. Alors elle me fit promettre de ne plus revenir, elle m’assura qu’elle trouverait bien un moyen de nous voir dans la ville. Nous nous embrassâmes encore, nous ne pouvions plus nous quitter… Enfin, je repris le chemin hasardeux par où j’étais venu, et je repassai chez moi. De sa fenêtre elle m’envoya un baiser, puis elle disparut.

J’étais bouleversé. Je ne pus fermer l’œil un instant. Je repassais tout ce qu’elle m’avait dit, tous ses gestes, toutes ses intonations. J’étais ravi par son naturel, par sa spontanéité, par la vérité qui émanait d’elle… Je revoyais sa chambre : son lit de cuivre, la bougie peinte devant la madone, un bouquet d’œillets sur la table, la grande glace, vingt choses auxquelles je n’avais pas fait attention pendant que j’étais là, et qui me revenaient à présent. Je réfléchissais à cette aventure, au hasard de la vie. Si sa fenêtre n’avait pas été d’abord fermée, et que je n’eusse pas cru devoir prendre toutes ces précautions, peut-être ne serais-je pas ainsi devenu passionnément amoureux d’elle !… Et le soir où j’avais imaginé qu’elle me regardait, ce qui m’avait décidé à agir, précisément elle ne me regardait point !…

Le matin, je la revis. Elle me considéra avec tendresse, et je sentis tout mon cœur s’élancer vers elle.

Je pris un peu de repos dans l’après-midi. Et quand la nuit fut venue, j’oubliai tout à fait ma promesse, et je ne songeai plus qu’à retourner chez elle… Il fallut attendre encore que la nuit fût assez avancée. Je me tenais sur ma terrasse. J’avais l’oreille au guet. J’écoutais si, dans le lointain, le pas d’un promeneur attardé n’allait pas soudainement me troubler ; quelque chanteur, ivre de flâner sous les étoiles, ne va-t-il pas lancer tout à coup vers le ciel une mélodie passionnée ? J’épiais tous les bruits… J’avais vu sur la colline les lumières s’éteindre l’une après l’autre. Et maintenant, j’observais les choses, immobiles et silencieuses comme si elles étaient mortes, et je fouillais d’un regard méfiant les coins trop noirs.

J’installai enfin ma planche, et j’opérai ma traversée. À peine étais-je arrivé dans sa chambre que j’eus la surprise délicieuse de sentir ses deux bras entourer mon cou. Elle me baisait les yeux. Ses cheveux parfumés me frôlèrent, et comme elle était appuyée contre moi, je sentis les battements précipités de son cœur. Elle était trop émue pour pouvoir parler. Lorsqu’elle fut un peu remise, elle me dit à voix basse, en me tutoyant adorablement :

— J’avais peur que tu ne reviennes pas. Je le voulais et je ne le voulais pas… Jésus, je fais mal ! je serai punie !… Je m’étais assise près de la fenêtre, je t’ai vu arriver. Que tu es imprudent ! Mais fais attention, fais attention, je t’en supplie !… Écoute, Eduardo mio, je t’adore ! maintenant c’est fini, je ne pourrai plus vivre sans toi !…

En l’écoutant, j’éprouvai un ravissement profond. Elle était haletante. Je lui répondis avec passion :

— Ah ! j’aurais donné mon sang pour entendre de ta bouche ce que tu viens de dire !… Désormais, tous les bonheurs me sembleront petits ! Il n’est pas au monde un homme qui porte en lui-même une lumière pareille à celle qui baigne maintenant mon âme. Oh ! Lina ! Lina ! mon amour !…

Je l’avais prise dans mes bras et je baisais ses cheveux, en pleurant de joie. Mais nos lèvres s’unirent, et jamais baiser ne fut si long, ni si enivrant. Nous ne pouvions plus séparer nos bouches. Il est certain que Dieu les avait créées l’une pour l’autre. Elles s’épousaient si parfaitement que nous ne formions plus qu’un être, et nous nous croyions arrivés ensemble dans le ciel, au milieu des anges… Lorsque Lina fut à moi, nous éprouvâmes un tel bonheur, un sentiment de plénitude si pur, une exaltation si divine qu’ensuite nous demeurâmes un long temps loin de la terre, hors de nous-mêmes, inertes et comme évanouis.

Quand enfin je revins à moi, je me trouvai là sur son lit, à côté d’elle, dont les cheveux épars couvraient la figure défaite et la gorge. Elle avait les yeux fermés ; elle respirait faiblement. Je voyais, étendu près de moi, ce corps de déesse, fin, allongé et puissant, pâle et ambré, doux et magnifique. Je la voyais nue et entre mes bras, à moi, à moi ! celle dont naguère encore je rêvais d’être l’humble esclave !… Quel triomphe exaltant ! quelle joie inouïe !

La bougie peinte clignotait dans son chandelier de bois, et la glace s’étalait sur le mur comme une eau morte, les fermoirs de cuivre de la commode brillaient. Je serrai Lina dans mes bras, et je posai sur ses lèvres un baiser brûlant. Alors elle ouvrit les yeux. Elle me vit. Son regard devint fixe. Elle me repoussa. Elle se couvrit le visage de ses deux mains, et je l’entendis murmurer d’une voix affreuse : « Immacolata mia, je me suis damnée ! » Puis sans que j’aie pu prévoir son mouvement, elle se précipita hors du lit, et toute nue parmi sa chevelure fauve, elle courut s’agenouiller devant la madone et commença à la supplier à haute voix à travers des sanglots.

À ce moment, je crus entendre dans le lointain les notes traînantes d’une de ces sortes de mélopées arabes que chantent les Napolitains. La fenêtre était ouverte. Je me rendis compte que l’on pouvait entendre Lina de la ruelle. On pouvait l’entendre aussi de l’intérieur de la maison.

Je me levai, je la pris dans mes bras et je la rapportai sur le lit. Elle s’était tue ; elle pleurait maintenant silencieusement. Je me mis à parler doucement ; je lui expliquai que rien n’était plus beau que l’amour, et que, pour cette raison, il était agréable à Dieu, que c’était une élévation vers lui. Loin de séparer de Lui sa créature, l’amour rapprochait celle-ci de Lui.

Elle m’écoutait, elle me regardait de ses beaux yeux noyés de larmes ; mais bientôt, tandis que je parlais, elle cessa de pleurer ; elle me tendit ses lèvres et nous nous embrassâmes avec transport. Elle me disait :

— Je craignais tant que tu ne reviennes pas, Eduardo !… J’avais peur de n’être plus jamais heureuse comme hier ; jamais je n’avais été heureuse comme hier. Mais cette nuit, mon cœur, j’ai été mille fois plus heureuse !… Je t’aime, j’ai peur, mais je ne puis pas résister ; j’ignore où je vais, je suis emportée. Toute la journée, j’ai vécu avec toi ; avec toi seul, absorbée ; je faisais ce que je fais chaque jour : je ne m’en apercevais pas ; je ne voyais rien ; je ne voyais que toi, j’étais avec toi…

Je la serrai contre moi ; mais la bougie peinte était entièrement consumée ; la nuit devenait plus claire. Le crépuscule du matin allait bientôt paraître. Nous nous arrachâmes l’un de l’autre. En passant mon pont étroit, je vis qu’une ligne blanchâtre se montrait déjà au-dessus de la colline. Je descendis dans ma chambre. Il était temps. J’avais à peine fermé ma fenêtre que j’entendis des pas dans la ruelle.

(À suivre.)

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome C, numéro 372, 16 décembre 1912, p. 820-826 [826].

— Revue historique (novembre-décembre 1912). […] Paul Matter : « Les Origines des Cavour ; suite et fin. » (Cette étude généalogique aboutit à une intéressante psychologie de Cavour.) […]

Art.
Vitelleschi (Georges Petit) §

Tome C, numéro 372, 16 décembre 1912, p. 843-848 [845].

M. Vitteleschi n’est point sans avoir souvent songé à ce maître trop vanté Segantini. Il est vrai que M. Vitteleschi peint l’Engadine, patrie picturale de Segantini. Il y a trouvé d’assez jolis coins de silence dont il n’hésite pas à symboliser l’attrait par la présence de Centauresses ardentes. Le meilleur de l’exposition de M. Vitteleschi, ce sont des études de femmes, à la fois véhémentes et méditatives, à tons divisés et qui ne sont point tout à fait sans intérêt.

Lettres anglaises.
E.-V. Lucas, A Wanderer in Florence, 6 s., Methuen §

Tome C, numéro 372, 16 décembre 1912, p. 853-857 [856].

De tous les pays qui attirent le touriste, l’Italie est le plus difficile à visiter. Son histoire est des plus compliquée et la diversité de ses paysages et de ses villes déroute autant qu’elle séduit. Sans doute, il y a les guides, précieux et indispensables, mais agaçants souvent par le mélange qu’ils offrent d’information savante trop complète, et de détails pratiques confus. Et l’on accueille avec plaisir des ouvrages comme ceux de M. André Maurel, en France et de Mr E.-V. Lucas, en Angleterre, si différents cependant. Nous devons déjà à Mr Lucas des livres sur la Hollande, sur Londres, et sur Paris. Il nous donne aujourd’hui A Wanderer in Florence, enrichi de quelques intéressantes reproductions et de seize excellentes illustrations en couleurs par Mr H. Morley. L’avantage de ce genre d’ouvrages, c’est qu’il s’adresse indistinctement à tous les lecteurs, à celui qui est à Florence, parce qu’il lui apprend une foule de choses qu’il ignorait et lui en remémore autant qu’il oubliait ; à celui qui l’a visitée parce qu’il revivra avec délices les jours où il parcourait les rues et les palais de la vieille cité toscane, et à celui aussi qui ne s’y rendra jamais parce qu’il fera en imagination le plus joli des voyages en la très agréable compagnie d’un guide disert et discret, érudit et artiste à la fois.

Lettres italiennes §

Tome C, numéro 372, 16 décembre 1912, p. 857-863.

L’Anthologie des Poètes futuristes ; Éditions futuristes, Milan §

J’ai indiqué à plusieurs reprises, ici même, les groupements de poètes, j’entends de jeunes poètes, de l’Italie nouvelle. Les cénacles, au-delà des Alpes, sont répandus dans les différents centres de la péninsule, comme à Paris dans les différents quartiers. Mais il y a peut-être moins de distance entre Rome et Milan qu’entre le Boulevard et la Rive-Gauche. Un esprit à peu près identique de révolte, une volonté semblable, une véritable fièvre de renouvellements, fait fraterniser les poètes méridionaux groupés à Rome ou à Naples, et les poètes du Nord groupés à Florence ou à Milan, Ce qui est le plus à remarquer, c’est que les uns et les autres ne reconnaissent point de maître, ne se soucient guère de se retrouver autour d’un Mallarmé dans son salon, ou d’un Verlaine dans son café. Ils s’écoutent entre eux, se révélant au public par leurs œuvres, dans leurs revues ou dans les conférences qu’ils organisent.

Ils n’ont point de maître. Il y a une trentaine d’années, d’autres s’étaient groupés de la sorte, à Rome. Un éditeur-mécène, qui s’écrasa dans une faillite retentissante, Angelo Sommaruga, voyait autour de lui le professeur Carducci, l’adolescent d’Annunzio, le fier et magnifique Adolfo de Bosis, le polémiste Edoardo Scarfoglio, et d’autres. On bataillait dans des revues dont le souvenir demeure, La Cronaca Bizantina, la Favola rotonda. Pascoli, de son côté, se faisait une âme puissante de poète loin de tout et de tous, en silence. Une forte volonté de renouveau poussa tous ces poètes vers un retour au classicisme, mais un retour si nerveux et si impétueux que les esprits et la forme du lyrisme italien se retrouvèrent refaits et considérablement enrichis. Il ne faut pas chercher autre chose, ni des noms, ni des œuvres, au milieu de ce moment auroral de la nouvelle littérature italienne. Il y eut d’autres poètes, d’autres tendances éclatèrent, un peu partout dans le Nord et dans le Sud. Ce qu’il reste, c’est l’impression nette que la jeune nation cherchait dans un fiévreux et grandiloquent retour au passé sa conscience lyrique nationale. La tendance n’était pas toute neuve. Les poètes du début et du milieu du xixe siècle d’Alfieri à Monti, Léopardi, Manzoni, avaient été séduits, ou fatalement poussés, par le même rêve. Comme eux, les lyriques de l’Italie, devenue nation subissaient, en les adaptant, en les transformant, les grands courants du lyrisme français. La langue s’assouplissait et se magnifiait, mais il fallait encore que quelqu’un jonglât avec elle, pour la rendre riche et malléable au possible. Il fallait un virtuose. Gabriel d’Annunzio joua ce rôle avec un succès inouï.

Et ce furent alors les éclosions nombreuses des « d’annunziens », qui, tour à tour, ainsi que leur maître, et suivant les évolutions d’en deçà des Alpes, furent Parnassiens, Symbolistes, Intimistes, Vers-libristes, Esthètes.

J’ai dit jadis comment cette génération aboutit à former d’excellents journalistes, sans plus. Aujourd’hui, l’étoile de d’Annunzio a pâli. On ne le suit plus, on ne l’imite plus, et, malgré ses belles tentatives patriotiques réitérées, pour s’élever sur le trône du Vatès national, on ne l’aime plus. D’autres besoins multanimes, dont le foyer est quelque part dans le monde ou sur le monde, rayonnent aussi sur l’âme lyrique italienne. La conception même de la nation, chez les jeunes écrivains, a évolué. L’Italie n’est plus pour eux l’incomparable creuset de vingt siècles d’humanité. Les grandes images du passé ont pris des aspects neufs et vivants, donnant aux poètes une fière conscience des énergies présentes. À la place des Titans, des gigantesques fantômes de Michel-Ange, de tous ses demi-dieux musclés de puissance, vit et vibre dans l’es esprits nouveaux, l’image de Michel-Ange lui-même, petite, nerveuse, douloureuse, creusée d’orgueil, créatrice des Titans et de Dieux. Toute vision s’est ainsi hautainement humanisée. Et il est étonnant de constater en quel court laps de temps l’esthétisme de Gabriel d’Annunzio a pu reculer démesurément, dans l’espace s’éloigner de tous les esprits, donner nettement l’impression que ce poète prestigieux, hier encore officiant vénéré d’un temple rempli de symboles, se survit et a tort de se survivre.

§

Ce ne sont pas les morts qui vont vite. Ce sont les jeunes. Le phénomène de notre temps est indéniable. Jamais les littératures, les arts n’ont évolué avec une si extraordinaire rapidité, une aussi impérieuse fatalité. On se renouvelle, ou bien l’on renaît. Le formidable « ouragan de la vie », qui bouleversa et sublima le cœur héroïque de Nietzsche, souffle avec des caprices irrésistibles. Les dieux sont frénétiques. Et l’art, qui est leur plus haute manifestation humaine, brise ses formes, étouffe ses foyers, cherche des lignes nouvelles, allume des feux nouveaux, s’acharne à la création, des nouveaux rythmes de l’anima mundi.

Ceux qui s’obstinent à cultiver leur petite sensibilité, telle que la tradition superficielle la leur a transmise, se perdent et s’enrichissent. Leurs œuvres se vendent, leurs pièces de théâtre leur rapportent beaucoup. Mais leur art, enfoui dans la vase de la mare, ne retentit que du chant des grenouilles. Les autres, enfiévrés, embrasés par toutes les fièvres, marchent, exaltés ou extasiés, et créent les mouvements récents de la peinture, de la musique et de la prosodie nouvelles.

Nulle part ailleurs qu’en France on ne saurait retrouver l’usage et le sens de ces grands bouleversements contemporains, d’où tout un art est sur le point de jaillir pour accroître l’émotion du monde, la disciplinant dans une discipline qui soit nôtre. Les discussions s’apaisent sur la musique de Debussy ou de Dukas, et on les rouvre sur celle d’Erik Satie, de Ravel, de Schmitt. On attaque encore — on l’a vu cet été dans un grand quotidien ! — l’Impressionnisme, et la colère générale est déjà violemment sollicitée par le cubisme. On discute encore sur la nécessité du vers-libre, et l’on se heurte déjà aux attaques du lyrisme collectif le plus apparemment « incohérent » exprimé dans les rythmes les plus libérés. L’attention du monde intellectuel est ainsi rivée à la France. J’ai pu entendre cet été les propos de quelques groupes allemands d’avant-garde : ils ne connaissent d’autres paradigmes à leur soif de renouveau, que l’art et la littérature d’avant-garde de la Rive-Gauche.

En Italie, un homme étrange, énergique, volontaire et à coup sûr génial, M. Marinetti, a réalisé à lui seul le plus extraordinaire des mouvements d’âmes. Il s’y acharne depuis des années. Il compose et distribue sa vie comme les chants d’une épopée. On le bafoue, on se tord du mot disgracieux sorti de son cerveau : le Futurisme. Il inonde la terre de manifestes, irritant, choquant, agaçant, avec cette intempérie qu’il nous reverse sur la tête, avec son Futurisme qu’il veut vous imposer à « coup de gueule », à coups de poings et à coups d’épée. Il nous énerve, et il recommence. Nous ne voulons pas de son école. Oui, mais… Mais la revue Poesia est conçue sur un plan nouveau, sérieux, extrêmement intéressant, et nous y écrivons. Il vient à Paris avec une petite troupe de peintres, il nous brusque, nous résistons et, consciencieusement, nous mettons à l’étude de leurs théories picturales et de leurs œuvres : et nous comprenons, et, malgré nos réserves, nous admirons. Et maintenant, il jette sur notre table de travail un gros volume à couverture couleur de feu. C’est l’Anthologie des poètes futuristes. Les poètes sont au nombre de dix : Libero Altomare, Mario Betuda, Paolo Buzzi, Enrico Cavacchioli, Auro d’Alba, Luciano Folgore, Corrado Govoni, G. Manzella-Frontini, Marinetti et Aldo Palazzeschi. Les extraits de leurs œuvres remplissent 422 pages. Et nous admirons enfin sans réserves, nous étonnant de ne pas voir parmi eux un grand et dédaigneux poète, M. Gian Pietro Lucini.

Les dix poètes futuristes sont, sans contredit possible, les plus puissants de la jeune génération italienne. L’ensemble de leur œuvre, présenté en raccourci de la sorte, constitue l’événement littéraire le plus important de l’Italie contemporaine. Si, au début de cette chronique, j’ai tenu à présenter un tableau, tout à fait réduit à l’essentiel, de la vie littéraire italienne des derniers temps, c’est que je voulais faire percevoir clairement la place que l’Anthologie futuriste prend immédiatement dans cette littérature. Je ne sais si des haines, des parti pris, des rancunes individuelles, retiennent la critique italienne de se prononcer sur l’importance de ce volume, ou la poussent à crier. Contre de telles manifestations d’une cérébralité supérieure et neuve, comme celle de l’Anthologie futuriste, je ne vois qu’une façon de la combattre : le ricanement, arme habituelle des officiels, des officieux, et des adversaires faibles. Je ne crois pas que l’on puisse sérieusement attaquer la puissance poétique, complète et inattendue, de poètes tels que Paolo Buzzi, que Luciano Folgore, que Cavacchioli, que Palazzeschi. Et je ne crois pas qu’il faille demander aux bons critiques qui exaltent les drames populaires de M. Sem Benelli — lequel donna pourtant jadis une si belle et grande promesse de poésie vraie, mais que le facile succès a égaré — une discussion sur les poètes futuristes. Je ne crois pas non plus que ceux-ci s’en soucient. L’élan qui les anime suffit à féconder le lyrisme de toute une nation.

Cet élan n’est pas spécialement italien, et c’est là sa plus sûre vigueur, la certitude de sa durée. On peut parler des deux seules écoles picturales les plus récentes, le Cubisme et le Futurisme, comme on peut parler de la littérature collective, en prose et en poésie françaises, qui, s’inspirant de l’interpsychologie des foules, crée et recrée en ce moment son lyrisme et sa prosodie, très libres, épiques et héroïques, et de cette poésie futuriste. Celle-ci est pourtant la première expression moderne d’une évolution spirituelle totale. Les forces, ambiantes y sont toutes chantées. On a brisé les moules de l’inspiration traditionnelle, sentimentale ou sensuelle, faites par les aspirations précises et bornées d’un seul être placé au centre du monde, et presque toujours, exclusivement, du monde érotique. On se rattache à la grande tradition de la poésie. Le poète n’est que la bouche du dieu collectif, le dieu épique de l’Hellade homérique, le dieu moral du Moyen-Âge dantesque, le dieu héroïque ou sentimental du xviie siècle cornélien ou racinien, le dieu politique du xixe siècle de Hugo. L’inquiétude mystique contemporaine, et toute la joie d’un monde qui a dompté les forces connues de la nature pour accroître sa puissance, l’inquiétude et la joie d’un monde qui vraiment se rénove, sont l’âme du lyrisme contemporain tel que peuvent seules le chanter les phalanges encore exiguës des poètes vraiment nouveaux. Le chant de ces poètes est naturellement remué et mesuré par un inapaisable orgueil. Trop d’apostrophes, trop de cris sans suites, retentissent certes dans les poèmes futuristes, et les font sonner faux. Mais toutes les énergies des hommes d’aujourd’hui et de demain, et celles des luttes des races, viennent de trouver leurs farouches rhapsodes. M. Paolo Buzzi s’écrie à Kiel :

Ô forteresse de la mer,
Un homme fort vous salue !
Ô chantiers teutons de la prépotence sonore,
Un latin vous épie !
Ô dock aux muscles d’acier impérial,
Un poète d’Italie vous exalte avec le nom de votre naissance.
Et il pense, non sans courroux,
À ses mers lointaines.
Et il sent battre le pouls formidable
De la militaire Germanie, sur les eaux du monde,
Et, encore une fois, comme dans le cœur de pierre de Berlin,
Il voit le métallique Fafner qui vomit — Ya —

Et il chante dans le port de Hambourg :

Port du délire de fer d’aujourd’hui et de demain,
je t’adore ! Et je remercie ici, les genoux dans la fange noire,
ces deux pauvres vieux lointains, qui s’embrassèrent un jour
afin de me donner à ta spectaculeuse Heure de lumière ;
ô flamme du travail
qui consumes le Monde et le nourris,
et le fais, toujours plus, bondir, tonnant
sous les fracas des autres Mondes
que les Poètes seuls écoutent, seuls entre les Humains !

C’est la mer, surtout, l’océan grave de toutes les promesses de conquêtes et de domination, qui exalte les poètes. M. Luciano Folgore chante :

Sur la mer le soleil, avec ses armées flamboyantes,
met en déroute les nuages naviguants.
Les mâts se dressent d’une intrigue
de cordages, d’un nœud de cordage.
Ils se dressent comme le plus haut rythme
des navires, et ils élèvent leurs bras
maigres, vers la face rouge
du soleil.

Ou bien, avec M. Marinetti, c’est l’apothéose du chemin de fer, de l’automobile, de toutes les énergies que l’homme a créées pour l’homme.

Oh ! le fracas du pont-levis qui résonne et qui tourne
sur les rails !… Quels marteaux ?… Holà ! et quels tambours
de métal ?… Quelles enclumes aux entrechocs sonores ?
Frénétiques tramways trop ignorants d’une ivresse
multicolore, encombrement de pierreries vivacités,
ô roulants blocs de gammes lancés en projectiles,
loin de moi… contre moi… allez-vous donc bondir ?

Et le sentiment général de la vie des autres, une sorte de « sensibilité collective » émeut le cœur de ces chantres de l’Énergie neuve. M. Corrado Govoni parle ainsi de tout ce qui passe dans une rue. Là, les tendances entre la jeune poésie française d’avant-garde et l’italienne s’accentuent. Le sens intimiste même n’est pas étranger aux rythmeurs de rêves titaniques.

Mes yeux, mes yeux, regardez l’horizon : le nouvel horizon,
sinon le vaillant fantôme changera…

s’écrie M. Enrico Cavacchioli (qui n’est pas, je pense, l’auteur d’un livret pour Léoncavallo !) tandis que, mauvais, sarcastique, cruel, M. Aldo Palazzeschi évoque toutes les vies multiples des êtres et des choses sinistres, autour de lui, et il ne s’étonne pas

que peu de place occupent les morts,
bien moins que nature.
Et quelqu’un d’eux fut maître
à lui seul d’un potager,
qui lui parut toujours si petit !

Voilà des voix, des expressions, diverses, différentes, que pourtant harmonisent selon des harmoniques disonantes somptueuses, la même volonté de chanter la joie de l’énergie qui recrée, en noire heure trafique, dans le crépuscule de l’aube que nous vivons, la face et l’âme du monde.

On peut ricaner, certes. C’est commode et stérile, et il y a en Italie aussi un « Boulevard ». Mais cela est beau.

Memento §

M.  Romain Rolland a donné au périodique la Voce, de Florence, un violent et clair article sur « la Guerre des Deux Rives ». Il ironise admirablement au sujet de l’esprit du « Boulevard », esprit, à tout prendre, asservi au goût du jour et pour cela même essentiellement cosmopolite, et il affirme ses préférences pour cette « Rive-Gauche », qui est le foyer de toute la tradition lyrique et des forces esthétiques innovatrices.