Mercure de France

1915

Articles du Mercure de France, année 1915

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Edoardo Cavan (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome CX, numéro 412, 1er avril 1915 §

Une Europe nouvelle [extrait] §

Tome CX, numéro 412, 1er avril 1915, p. 665-681 [677].

[…]

L’Italie sera peut-être territorialement le pays qui s’enrichira le moins. Elle obtiendra Trente, Trieste, l’Istrie, une partie de la côte Dalmate. Politiquement et moralement, elle gagnera beaucoup, parce qu’elle s’appropriera la maîtrise de l’Adriatique. Trente et Trieste ! Tel a été depuis cinquante ans le mot d’ordre de ses irrédentistes. Tout Italien éduqué, qui a le sens de la culture et de l’histoire, souffre à voir la haute vallée de l’Adige aux mains des Autrichiens brutaux ; il souffre encore, lorsque, partant de Venise pour franchir en quelques heures la mer, il arrive dans le grand port de la Vénétie Julienne, où chacun s’exprime en Italien, mais où l’administration relève de Vienne. Tant que Trente et Trieste ne seront pas revenues à la Péninsule, l’œuvre entamée en 1848, poursuivie en 1859, en 1866, en 1870, paraîtra incomplète. Et l’on se représente tout de suite pourquoi l’Autriche s’est refusée, et se refuse encore, malgré certaines sollicitations intéressées de l’Allemagne, à restituer à son ex-alliée du Midi les deux villes symboliques que celle-ci réclame : c’est qu’elle doit perdre à la fois l’accès vers cette riche vallée du Pô qui a toujours attiré les peuples du Nord, — et le débouché vers l’Adriatique, qui était nécessaire à l’expansion d’un grand État. Installée à Trieste en même temps qu’à Venise, à Ancône, Tarente, Otrante et Valona, la nation italienne tient toute l’Adriatique. Tel est son plan, qui n’a rien de chimérique, plan qu’elle ne peut accomplir qu’au détriment de l’Autriche, et que celle-ci tâche vainement d’éluder : car il est dans l’ordre logique des choses. L’Autriche ne doit pas plus toucher à l’Adriatique qu’à l’Archipel. Elle se résignera au sort de la Suisse ; elle deviendra un État privé de contact avec la mer ; elle ne pourrait garder ce contact que par une violation prolongée ou renouvelée du principe des nationalités.

[…]

Les Revues.
Scientia : enquête internationale sur les causes et les conséquences de la guerre §

Tome CX, numéro 412, 1er avril 1915, p. 776-784 [782-783].

La revue bolonaise Scientia, qui paraissait tous les deux mois, sera mensuelle pendant la durée des hostilités, afin d’offrir à ses lecteurs une consultation internationale sur la guerre.

Il s’agissait, naturellement, non pas d’imiter la presse quotidienne et de rapetisser ce grandiose événement, le plus grand peut-être de toute l’histoire, en l’attribuant superficiellement au Kaiser ou au Tzar, ou à tel ou tel autre personnage politique, niais plutôt de relever et d’analyser les grandes causes profondes, les facteurs sociologiques puissants, qui tôt ou tard auraient rendu le cataclysme également inévitable. C’est dans ce sens qu’une recherche objective, sereine, scientifique en un mot, de ces causes et de ces facteurs peut être, non seulement d’un grand intérêt scientifique, mais aussi d’une suprême et vitale importance pratique, car de cette analyse on pourra déduire si, sous quelles conditions et de quelles façons, la guerre actuelle pourra nous préserver à jamais d’autres guerres pour le grand bien de l’humanité et de la civilisation.

Or, nous sommes heureux d’annoncer que l’élite intellectuelle de toute l’Europe a fait le meilleur accueil à notre initiative : les plus éminents philosophes, historiens, sociologues, économistes et juristes ont déjà envoyé leurs études à notre Revue ou ont promis de les lui envoyer bientôt.

Les premiers consultants de Scientia sont, pour son n° de janvier ; MM. L. Lévy-Bruhl, de la Sorbonne, W. J. Ashley, de l’Université de Birmingham, et l’Allemand W. Wundt, de l’Université de Leipzig.

Le numéro de février contient les réponses de MM. A. Landry, de notre École des Hautes Études, O. Lodge, de l’Université de Birmingham, et de l’Allemand G. von Below, de l’Université de Fribourg-en-Brisgau.

En mars, paraîtront des articles de MM. Vilfredo Pareto, de l’Université de Lausanne, W. J. Collins, de l’Université de Londres, et de l’Allemand E. Mejer, de l’Université de Berlin.

Tous les essais écrits en langue étrangère sont publiés, et dans leur forme originale, et en traduction française.

De l’ensemble de cette enquête, il est évident que l’on devra pouvoir tirer quelques clartés, sur hier et sur demain ; — le contraire serait bien affligeant.

À l’étranger. Italie.
La neutralité italienne §

Tome CX, numéro 412, 1er avril 1915, p. 823-827.

Dans le conflit qui ensanglante et endeuille l’Europe depuis huit mois, l’Italie se range parmi les nations neutres. Il semble qu’on s’attende en France à ce que cette attitude ne puisse être que temporaire et on s’étonne que l’Italie ne fasse pas pencher, de tout le poids de son armée et de sa marine, la balance en faveur des Alliés. Assurément, si l’on ne tenait compte que du sentiment populaire, si l’on écoutait l’opinion publique il y a beau temps que l’Italie serait intervenue dans l’imbroglio. Mais la question n’a pas la simplicité que lui prêtent les impatients. Pour mieux juger, il suffit de se reporter à la veille de la guerre. Par suite d’une politique que nous n’avons pas à discuter, l’Italie était alors une des parties contractantes de la Triplice ; elle était liée par des traités à l’Autriche et à l’Allemagne et ce serait faire injure à l’intelligence des hommes politiques italiens que de supposer qu’ils pussent commettre une bévue aussi capitale que d’en agir avec les traités comme s’ils étaient de simples « chiffons de papier ». L’Italie avait pris des engagements, elle était liée par sa signature, comme elle le serait par sa parole ; si pénible que pût être pour elle la situation, elle eut une claire conscience de son devoir national et des obligations que lui créaient les traités. Elle prit la décision de rester neutre, et cette décision, qui ne fut dictée ni par la pusillanimité, ni par l’égoïsme, a une signification capitale ; les nations alliées peuvent en tirer cette conclusion très nette que si l’Italie, liée aux deux empires du centre par une alliance défensive, refusait de prendre part à la guerre brusquement déclarée, c’est qu’elle jugeait que la clause défensive de son contrat ne jouait pas, et que, par conséquent, les hostilités qui s’engageaient n’avaient aucun caractère défensif en ce qui concernait l’Allemagne et l’Autriche. Implicitement, cela revient à dire que les gouvernements austro-hongrois et allemand sont les fauteurs de l’agression. Il ne convient pas d’insister sur le profit que la France, et les autres belligérants retirèrent tout de suite de ce fait que l’Italie ne menaça ni la frontière des Alpes, ni les côtes occidentales de l’Adriatique, et que ses escadres ne vinrent en rien troubler l’activité des flottes de commerce ni gêner les transports de troupes à travers la Méditerranée. C’est là le rôle qui eût été assigné à l’Italie, si elle avait dû seconder l’impérialisme germanique, dont l’orgueil a doublement souffert de l’échec moral et matériel infligé par la décision du gouvernement italien, et dont il rumine sans doute de se venger implacablement tôt ou tard si le sort des batailles lui permet de l’emporter sur la résistance des Alliés. Il sera plus aisé maintenant d’admettre que le problème qui se posait à l’Italie était d’une importance extrême, qu’il offrait des complications délicates et qu’il comporte aussi ses risques.

Plus tard, lorsque l’histoire pourra exposer en toute vérité les événements et juger en pleine connaissance de cause, il faudra reconnaître que, dans un conflit qui met aux prises les puissances militaires les plus formidables du monde parce qu’une race avide de dominer la terre veut l’hégémonie, la neutralité fut une situation parfois prodigieusement malaisée. Aucun esprit sensé ne prétendra que l’Italie aurait dû opter sans barguigner pour l’un ou l’autre parti, et, son choix fait, se lancer au combat. On a dit, avec documents à l’appui, qu’en août dernier l’Italie ne se trouvait aucunement en mesure d’entrer en campagne. Elle aussi était prise au dépourvu. Les aigles de Prusse et d’Autriche-Hongrie fondaient sur leurs proies à l’improviste, au moment où elles pouvaient le moins se défendre. La France se débattait dans des dissensions politiques regrettables ; l’Angleterre était à la veille de la guerre civile ; la Russie était harcelée de grèves et d’émeutes. D’autre part, les dirigeants de la politique agressive, à Vienne et à Berlin, avaient assez de raison pour ne pas s’illusionner sur la perspicacité et la clairvoyance de l’Italie ; ils savaient bien que l’Italie n’était pas assez inféodée à la Kultur, à la théorie de la force, de la fin qui justifie les moyens. L’Italie a le respect du droit et de la justice ; le droit a été instauré à Rome d’où il a rayonné sur le monde civilisé, et c’est par loyauté que l’Italie fait sienne la phrase anglaise : Honesty is the best policy. Pour ces diverses raisons, les cabinets de Vienne et de Berlin, n’osant escompter une perfide complicité de la part de l’Italie, préférèrent agir sans elle, la tenir dans l’ignorance de ce qui se tramait, et la prendre à un moment où elle ne pourrait se tourner contre eux, à cause de son manque de préparation militaire. Le plan de réfection du matériel d’artillerie avait été contrarié par les votes de crédits insuffisants du Parlement, influencé par les socialistes qui, sur les bords du Tibre comme dans les autres capitales européennes, ont trop souvent « travaillé pour le roi de Prusse ».

Nul ne peut présumer la conduite que devra tenir l’Italie dans la suite de cette guerre. Qu’elle y prenne part ou non, elle en subit très gravement le préjudice économique, et, depuis huit mois, elle a dû consacrer la majeure part de ses efforts et de ses ressources à mettre ses forces militaires et navales en état de faire face à toutes les circonstances. C’est là sans doute un sacrifice tout national, mais qui n’en pèse pas moins lourdement sur le pays, et qui est imposé par des événements dans lesquels le pays n’a aucune responsabilité.

C’est une naïve conception que de s’imaginer qu’un pays se jettera de gaîté de cœur dans la mêlée, alors qu’il n’est pas directement attaqué, qu’il n’a pas à résister à un envahisseur. Certes, l’enthousiasme avec lequel l’énorme majorité de la population s’est rangée à la cause des Alliés prouve bien que l’Italie marcherait avec transport contre i Tedeschi, pour les obliger à lâcher ce qu’ils détiennent de l’Italia irredenta. Tout le monde, en Italie, désire voir régler ce vieux compte, même par le recours aux armes. Mais ce n’est pas la seule question qui préoccupe ceux qui, à cette heure tragique, sont responsables des destinées de leur pays. Il reste entendu que, le jour où l’Italie jugera devoir prendre sa part de cette guerre, il n’y aura, des Alpes à la Sicile, qu’une seule acclamation. Toutefois, le souci de l’avenir politique, économique et historique de l’Italie impose aux ministres qui gouvernent, comme au roi qui règne, une prudence, une réserve circonspecte, souvent, sans doute, bien importunes à leur gré.

La situation des neutres est rendue suprêmement incommode, par suite des intérêts nationaux à sauvegarder et à tenir en balance contre les entraînements du sentiment et de la passion ; entre tous les neutres, l’Italie se trouve eu posture particulièrement délicate. Pour le spectateur, un contraste frappant s’établit entre l’enthousiasme populaire qui demande une intervention du côté des Alliés et les calculs minutieux du gouvernement qui pèse, avec une stricte logique, le pour et le contre de la question. Qu’y a-t-il à perdre et qu’y a-t-il à gagner ? Une guerre, dit-on, coûterait à l’Italie, outre le milliard de préparation générale, au moins 400 millions par mois, ce qui, à l’heure actuelle, représenterait plus de quatre milliards, somme écrasante pour les finances du pays qui n’a pas les ressources des grands belligérants. Et il ne serait pas compris là les pertes du commerce et de l’industrie interrompus, et des travaux agricoles suspendus. Les grands États en campagne doivent compter cent, mille hommes hors de combat par mois, et ces pertes font réfléchir les Italiens qui ont le sens de la valeur de la vie humaine. Une offensive dans les montagnes du Trentin serait des plus difficiles, sans compter l’inconnue d’une violation de la neutralité suisse ; soit par un coup de main, soit avec le consentement de la confédération helvétique. L’attitude des pays balkaniques provoque toute la vigilance de l’Italie qui, par sa situation au cœur de la Méditerranée, doit avoir une politique très avisée vers l’Orient et les îles de la mer Égée. Les allures équivoques de la Bulgarie, les hésitations de la Roumanie et la Grèce, le forcement des Dardanelles ont une forte répercussion sur les dispositions de l’Italie, anxieuse d’éviter les méprises de la diplomatie allemande qui s’est si gravement abusée sur les déterminations de la Belgique, de l’Angleterre et de l’Italie elle-même. Comme tout autre État, dit-on dans les milieux où l’on réfléchit, l’Italie a un seul devoir : celui de veiller à ses propres intérêts. Nessuna rinunzia, ma nessuna imprudenza.

Dans d’autres milieux, on s’étonne d’entendre ainsi parler des hommes qui représentent une partie de l’intellectualité italienne, et conseiller à la nation d’être attentive à ses intérêts matériels sans se préoccuper du nouvel équilibre qui résultera pour le monde du formidable entrechoc d’hommes auquel on assiste. C’est d’un patriotisme trop étroit, et sans grandeur, de ne voir le conflit européen que sous l’angle d’un intérêt particulier. Il serait dangereux pour l’Italie de négliger les « impondérables », de ne pas tenir compte de certaines manifestations de la pensée européenne et d’outre-Atlantique qui s’insurge déjà contre les ambitions et les convoitises effrénées de germanisme. S’il est bon de ne pas négliger ses devoirs nationaux, il faut aussi porter ses regards au-delà des frontières, et l’Italie doit se fier, maintenant, moins que tout autre nation du monde, à une paix germanique ; elle ne doit pas oublier que l’hégémonie allemande prétend reconstituer le Saint Empire Romain, qui étendait ses frontières jusqu’au Tibre.

Certains s’attristent de cette préoccupation d’observer une neutralité obstinée, d’éviter l’intervention jusqu’à la fin de la guerre ; ils prévoient que c’est renoncer à tout espoir d’obtenir la redenzione, les ritorni desiderati, le retour à fa nationalité italienne des pays que l’Autriche s’est appropriés. L’intérêt supérieur de l’Italie est de ne pas contribuer à la paix germanique, dont elle serait une des prochaines victimes, et l’abstention l’y ferait contribuer, déclarent les interventionnistes. Les négociations diplomatiques en cours, disent-ils encore, ne sont que des marchandages indignes dont elle sera la dupe ; des tractations de ce genre, en pleine période de guerre, avec un partenaire qui ne peut être qu’un ennemi, n’offrent aucune garantie.

À l’heure actuelle, l’Allemagne prend grand soin de dissimuler sa haine pour l’alliée d’hier qui se tourne contre elle, et semble demander cyniquement la rétribution de son inertie ; si le prince de Bülow a accepté de débattre un tel marché, s’il arrive si tard avec des propositions discutables, c’est que l’Allemagne s’inquiète enfin d’une Italie mieux préparée qu’en août, qui, devant l’impossibilité où elle est de tourner ses sympathies ailleurs que vers les Alliés, serait entraînée à prendre une part active à la guerre en Orient, pour être en posture de réclamer son dû lors des négociations de paix. Il ne peut y avoir de négociations que celles-là, sanctionnées à l’avance, par l’épée et le canon, surtout quand on a devant soi un adversaire qui se vante qu’en cas de nécessité il juge légitime de trahir sa parole et sa signature.

Échos.
M. F.-T. Marinetti et la guerre §

Tome CX, numéro 412, 1er avril 1915, p. 839-848 [845].

Nous avons sous les yeux le numéro du 19 février de la Tribuna. Une photographie occupe le milieu de la première page. Elle représente M. Marinetti, inventeur du futurisme, encadré par des agents de la police romaine. Au-dessous, cette légende : Arrestation du futuriste Marinetti au cours de la manifestation d’aujourd’hui.

C’est qu’en effet, le 19 février, jour de réouverture du Parlement italien, M. Marinetti et ses partisans firent, devant la Chambre, une démonstration imposante en faveur de la guerre à l’Autriche. Tandis qu’à l’intérieur du monument les députés écoutaient avec calme M. Salandra répondre à ses interpellateurs, républicains et futuristes menaient au dehors un tapage magnifique qui se termina au poste.

Il n’est pas étonnant que l’intervention italienne dans le conflit européen n’ait pas de plus fervent partisan que M. Marinetti. Trois sentiments lui commandent cette attitude : son patriotisme, son futurisme et sa sympathie pour la France. Ses amis de Paris savent apprécier son énergique propagande.

Tome CXI, numéro 413, 1er mai 1915 §

À l’étranger. Italie §

Tome CXI, numéro 413, 1er mai 1915, p. 160-163.

Les journaux d’Italie ont grand succès à Paris depuis la guerre. Tous les gens qui parviennent, en s’aidant du peu de latin qu’ils ont appris dans leur jeunesse, à déchiffrer un texte italien, les achètent, car ils y ont découvert une source abondante de renseignements précis, fournis par des collaborateurs actifs, intelligents et d’une instruction supérieure à celle que nous sommes habitués à attendre de la moyenne des journalistes.

Mais les personnes qui ont le bonheur de connaître l’italien à fond éprouvent en plus un véritable plaisir esthétique. Les correspondances publiées par certains grands journaux sont, en leur genre, des chefs-d’œuvre : logique de l’ordonnance, clarté de la composition, propriété de l’expression, vivacité du style, tout concourt à captiver le lecteur et à fixer dans son esprit une impression synthétique d’une grande netteté. Point de littérature en chambre, point d’enthousiasme à froid, point de phrases grandiloquentes et vagues dont le son offusque le sens : des observations lucides faites sur le terrain, mais élaborées par un esprit cultivé capable de grouper les phénomènes, d’en saisir les rapports, d’en dominer l’ensemble.

Il y aurait toute une étude à faire sur cette littérature extemporanée, qui requiert de la part des auteurs des qualités spéciales : une grande promptitude d’esprit, une facilité exceptionnelle à s’orienter dans chaque domaine nouveau, la faculté d’associer rapidement les idées et de trouver sans hésitation le mot juste, qualités développées au plus haut point chez beaucoup d’Italiens. Mais je me bornerai en ce moment à citer un exemple. Le Corriere della Sera, de Milan, qui dans l’ensemble est très bien rédigé, possède en Luigi Barzini l’un des représentants les plus éminents de ce genre de littérature. Depuis le commencement de la guerre, Barzini a suivi les péripéties de la lutte gigantesque, se transportant d’un point à l’autre de l’immense front occidental. J’ai lu de lui des pages incomparables rendant à merveille la physionomie particulière de la lutte aux bords de l’Yser et dans la forêt de l’Argonne

Récemment il s’est rendu en Belgique et bien que muni, outre le passeport réglementaire, d’une autorisation spéciale du gouverneur général et d’une lettre du ministre d’Allemagne à La Haye, il a été arrêté à la frontière sous prévention d’espionnage et conduit sous escorte à la Kommandantur à Bruxelles.

Je ne puis m’empêcher de traduire un fragment du récit des péripéties de ce voyage fantastique, car il dépeint choses et gens avec un relief extraordinaire. D’Anvers à Bruxelles l’auteur est mené en automobile.

… La voiture filait rapidement à travers la plaine de la Nèthe envahie par les premières ombres. Un lieutenant aimable et volumineux était assis à mes côtés, ganté, emmitouflé dans sa pelisse militaire, le béret plat enfoncé jusqu’aux oreilles et maintenu par la mentonnière, et il me parlait. Le vent glacé éparpillait ses paroles, mais des lambeaux de phrases arrivaient à mes oreilles ; — Regardez… maisons détruites par les Belges !… Pauvre village bombardé par les Belges !… Ruines laissées par les Belges !… Pillages belges !

En bon français, mais avec un fort accent teuton, il me développait cette théorie, qui ne manque pas d’originalité : que les troupes belges étaient la cause principale de la dévastation de la Belgique.

Partout la dévastation. Dans le crépuscule froid on entrevoyait des villages détruits, des ruines enfumées, des arbres brisés. Les premières lumières apparaissaient dans les maisons demeurées intactes. Une vie quiète, résignée, humble, tenace, montrait de-ci de-là ses étincelles, comme les restes timides de braises d’un immense foyer éteint.

Les pauvres charrettes de paysans que nous rencontrions sur la route avaient le don d’exaspérer mon guide :

— Pourquoi ne se rangent-ils pas ? il y a un règlement ! Ils devraient avoir une lumière rouge à l’arrière et tenir la droite. Ils le font exprès ! Ach ! Si je n’avais pas hâte, ils verraient ! Ils feignent de ne pas entendre la trompe de l’automobile…

Et en passant à côté du véhicule coupable, l’officier se dressait hurlant : — Je vais vous apprendre !

Nous entrevoyions sur la charrette, pendant un instant, un malheureux qui sursautait et tirait les rênes, effrayé par ce tourbillon, par ce ronflement, par ce cri, et nous regardait avec le visage stupéfait et alarmé d’un homme qui se réveille en sursaut. Nous passions en coup de vent et nous étions très loin avant que le pacifique conducteur fût parvenu à comprendre le sens de la menace, prononcée à l’allemande, ainsi : « Che fais fous apprentre ? »

C’était un refrain ; c’était le cri de guerre du règlement offensé : « Che fais fous apprentre ! » À chaque instant surgissait cette furibonde promesse didactique. Nous la semions sur notre passage. Près de Malines, dans un petit village, trois petites filles vêtues de noir (combien de deuils sur cette terre !) jouaient au bord de la route et criaient joyeusement. Leurs cris insouciants, aigus comme les trilles de l’alouette, argentins comme des sons de clochettes, ont fait bondir mon lieutenant. Il a dû y reconnaître une intonation subversive, car il a lancé aux trois petites filles son impérieux : « Che fais fous apprentre, à fous ! » — et les trois petites filles se sont tues, épouvantées.

Puis, se retournant vers moi, affablement :

— Ach ! Il y a encore des têtus !… On voit que nous nous approchons de Bruxelles. Bruxelles est obstinée. Elle ne sait pas ce que c’est que la guerre, elle n’a rien vu, rien appris ! À Anvers, au contraire, la population se comporte très bien.

Et elle se comportera d’autant mieux qu’elle persistera davantage à rester à l’étranger. Anvers, dirait-on, héberge plus d’Allemands que de Belges.

Tout le long de son récit, Barzini souligne finement l’inconscience du militaire allemand, imbu de la force brutale, ne comprenant rien à l’âme du peuple belge, dont il interprète l’attitude de la manière la plus stupide.

À Bruxelles, après avoir subi un interrogatoire basé sur des rapports d’espions, Barzini est mis en liberté, liberté très relative, du reste, puisqu’on lui désigne l’hôtel où il doit descendre.

Comme il demande s’il n’est plus en état d’arrestation : Arrestation ? s’écrie l’officier. Mais vous n’avez jamais été arrêté. Non, non. Nous voulions vous demander quelques explications. C’est fait. Et Barzini s’en va, perplexe, pensant à part lui : « Que diable me serait-il arrivé si j’avais été arrêté ? »

Il importe de s’entendre sur la valeur des termes. Ce n’est pas la première fois que les Allemands nous révèlent que le mot arrestation a pour eux un tout autre sens que pour le commun des mortels. Rappelez-vous le cas du cardinal Mercier. L’aventure arrivée à Barzini l’éclaire singulièrement.

Les Allemands n’ont pas le sens du ridicule : ils sont grotesques avec impudence. L’idée trop haute qu’ils ont d’eux-mêmes, non en tant qu’individus, mais en tant que citoyens de l’Empire, leur enlève toute possibilité d’autocritique. L’idée de leur supériorité essentielle les rend incapables non seulement d’apprécier le caractère d’autrui, mais même de s’avouer leurs propres intentions. Nous les voyons poser aux victimes, nier qu’ils aient le moindre désir d’opprimer les autres, tout en déclarant qu’ils veulent imposer leur « culture » supérieure au monde entier.

Quand ils se demandent la cause de la haine qui les entourent, ils ne peuvent s’imaginer qu’elle réside ailleurs que dans l’envie qu’on leur porterait. Pas un instant ils ne songent à se poser cette question préalable : y a-t-il lieu de nous envier ?

Beaucoup plus fins et plus intelligents qu’eux, les Italiens les poursuivent de leur ironie, dévoilent impitoyablement leurs ridicules, révèlent d’un mot ce qui se cache derrière leurs maladroites avances. Ils ne se font aucune illusion sur leurs intentions réelles : ils les savent envahissants, autoritaires, ou, comme ils disent si bien, prepotenti.

Aussi les Italiens, qui aiment la liberté et veulent vivre à leur guise, sans subir l’oppression de la soi-disant supériorité allemande, luttent-ils vaillamment à nos côtés ! Car la lutte n’est pas circonscrite aux champs de bataille, elle se poursuit aussi dans le domaine idéal. Et tous ceux qui réfléchissent en Italie, même s’ils sont contraires à une intervention armée, combattent l’esprit de l’empire allemand. Sur ce point l’accord est général entre les esprits libres. La presse italienne, par la voix de ses représentants les plus éminents, aura contribué puissamment à répandre la vérité et à défendre la cause de l’autonomie des peuples.

Tome CXI, numéro 414, 1er juin 1915 §

À l’étranger. Italie §

Tome CXI, numéro 414, 1er juin 1915, p. 384-390.

J’ai signalé le mois dernier les belles impressions de guerre que Luigi Barzini publie dans le Corriere della Sera. La série d’articles qu’il a consacrés à la Belgique dans les numéros d’avril-mai, après l’avoir visitée dans le courant du mois de mars, constitue l’aperçu le plus synthétique et le plus vivant de la situation de ce pays, écrasé mais non vaincu, qui ait été donné jusqu’ici. Avec une netteté de vision et une force de pénétration psychologique admirables, Barzini est entré dans l’âme même de la nation et il a décrit avec une exactitude irréprochable et une extraordinaire efficacité son martyre et l’invincible résistance morale qu’elle oppose à l’oppresseur. Moi qui ai passé en Belgique les premiers mois de la guerre et qui connais le peuple belge, je puis certifier que tout ce qu’il dit de l’état d’âme de la population est rigoureusement exact et que c’est avec un sens impeccable de la mesure qu’il a mis chaque chose au point. Aucun enjolivement, rien de la littérature à la Barrès, qui fait passer avec virtuosité autour des sujets des arabesques fantastiques. Ici tout est vrai, saisi sur le vif, sérieusement étudié, tout est organique et l’effet de beauté surgit du sujet même et résulte de sa juste ordonnance.

Après avoir exposé avec une clarté toute scientifique le terrible problème économique que la Belgique doit résoudre journellement : subvenir aux besoins du tiers de la nation, et cela sans ressources, sous l’œil malveillant de l’ennemi, en engageant de plus en plus ce qu’il lui reste de capitaux à l’étranger, Barzini évoque d’une façon poignante la vision de Bruxelles vivant malgré tout dans une foi inébranlable et renfermant sous un silence dédaigneux une indissoluble confiance en l’avenir.

Aucun regard ne s’arrête sur les Allemands. Sans s’être donné le mot, par, instinct, la foule ne veut pas les voir. Elle ne démontre pour eux ni antipathie, ni mépris, rien. C’est comme s’ils n’existaient pas. Ils peuvent se montrer sévères ou conciliants, insolents ou débonnaires, nul n’y prend garde. Une indifférence féroce les entoure. La vie du pays les exclut. Après avoir défoncé des forteresses et pris des villes, ils sont arrivés sur le seuil de l’inconquérable. Au centre même du pays vaincu, ils ne sont que des exilés. Pis que cela, ils sont des inexistants. Leur force s’impose, on obéit à leurs commandements, mais on ignore leurs personnes. Quel que soit le cercle dont ils s’approchent, ils rencontrent une impassibilité glaciale, inaltérable.

Les Allemands détestent Bruxelles. Ils la trouvent docile et la sentent irréductible. Ils l’ont désarmée, jusqu’aux couteaux de chasse y compris ; ils lui ont enlevé tous les moyens rapides de communication sans lesquels il est impossible d’établir l’accord indispensable à une action populaire ; ils tiennent sous leur contrôle direct, individu par individu, tous les hommes capables de porter les armes. Et cependant ils la craignent… Un mystère les trouble. Ils comprendraient une soumission pleine de dépit, le frémissement d’une révolte impuissante ; ils comprendraient les manifestations de la peur ou de la haine ; mais ils ne peuvent se rendre compte de cette sérénité qui n’est pas de la résignation, de cette indifférence implacable, inattaquable qui n’est pas de l’assujettissement.

Et dans une autre étude, consacrée à l’analyse du manuel désormais fameux, Kriegsbrauch im Landkriege, que l’autorité militaire fait vendre en Belgique pour instruire les nouveaux sujets de l’Allemagne, Barzini cherche à déterminer les raisons psychologiques profondes de cette incapacité absolue de comprendre l’attitude d’un peuple habitué à la liberté, qu’on observe chez l’envahisseur. Il montre l’extraordinaire inconscience des Allemands, qui font le mal sans le savoir, sont véritablement surpris qu’on leur reproche les horreurs qu’ils commettent et poussent l’ingénuité jusqu’à tendre la main aux survivants des populations qu’ils viennent de massacrer.

Le peuple allemand en général jouit du privilège enviable d’être incapable de sortir de sa personnalité. C’est-à-dire qu’il ne peut considérer les choses que de son point de vue. Il ne sait se rendre compte de la manière de sentir et de penser des autres peuples. Étant incapable de pénétrer ce qui se passe dans l’âme d’autrui il ne connaît pas sa propre âme et refuse aux autres les vertus dont il se sent possesseur. De là lui vient le sens de sa supériorité. Il est sentimental et brutal : sentimental pour lui-même, brutal pour les autres.

À côté des impressions vécues de Barzini, le Corriere della Sera publie d’intéressantes « Chroniques économiques de la guerre » écrites par Luigi Einaudi. Avec une compétence parfaite et dans un langage clair, le savant professeur de l’université de Turin expose les plus importants d’entre les problèmes d’approvisionnement, de crédit, de taxation des denrées alimentaires, de concurrence, etc. Il est impossible de comprendre une guerre comme celle-ci si l’on ne tient compte des facteurs économiques qui ont joué un rôle énorme dans les origines du conflit et qui n’ont pas une importance moins considérable dans la lutte même. Qui ne lit que des récits du front ne connaît que des épisodes du conflit. Nos journaux, qui disent tout, donnent une idée bien fausse et bien incomplète de la guerre au publie français, qui a heureusement d’autres sources d’information que les imprimés et dont le bon sens supplée souvent à l’insuffisance du savoir.

 

Einaudi ne dissimule point son admiration pour l’Angleterre, qui manifeste sa force morale notamment en laissant à l’opinion publique pleine liberté de s’exprimer même en opposition complète avec les actes gouvernementaux. Récemment il signalait les effets de cette critique intelligente exercée par des hommes compétents, à propos d’une question dont la portée sociale dépasse de beaucoup les apparences purement techniques.

Il s’agit de l’augmentation énorme du prix de l’indigo produite par la rupture des relations avec l’Allemagne, qui était à peu près le seul pays fabriquant ce colorant par synthèse chimique, et des efforts faits par le gouvernement anglais pour créer une industrie nationale des couleurs artificielles. Pour assurer la vie de la société à fonder, il fallait que les industriels acquéreurs de ces produits s’engagent à acheter pendant au moins cinq ans tous les colorants dont ils auraient besoin à cette société. En hommes pratiques, la plupart des industriels anglais s’y refusèrent. Ils avaient beaucoup de raisons de croire que la société ne pourrait, fournir des produits de valeur égale à des prix aussi bas que les Allemands et ils ne voulaient pas s’exposer à se trouver, la paix conclue, dans des conditions plus désavantageuses que leurs concurrents étrangers. Comme le fait remarquer avec raison Einaudi :

Peu à peu se propage l’idée qu’il est presque impossible pour un belligérant de tirer un avantage économique du malheur des autres. L’unique moyen efficace pour vaincre les autres pays dans la lutte économique parait être la diffusion de l’instruction technique. Quand on aura formé en Angleterre les physiciens et les chimistes qui font la réputation de l’Allemagne moderne il sera très facile de trouver non seulement deux, mais même dix millions de livres sterling pour établir des fabriques de couleur, et cela sans prêt gouvernemental et sans garantie de consommation.

Les faits concourent journellement à détruire la « grande illusion » de Futilité de la guerre. On conquiert les marchés en apportant des produits meilleurs ou moins chers que ceux de ses concurrents, et non point en essayant de les assommer.

À lire le Corriere della Sera, on aurait pu s’imaginer que l’esprit pratique domine en Italie et qu’il est servi par une critique intelligente au regard clair pour laquelle les motifs d’ordre sentimental ne pèsent guère dès qu’il s’agit de délibérer de questions d’intérêt public. Et en réalité l’on aurait eu une idée fort inexacte du spectacle extraordinaire que présenta l’Italie à la veille d’entrer en lice.

Aucun Italien ne doutait hier de l’imminence de l’intervention et l’on pouvait sûrement prédire la rupture définitive de la Triple-Alliance. Aussi vais-je essayer de donner l’impression de ce moment fugitif et singulier, de ce moment de paroxysme qui précéda l’orage.

Imaginez un peuple méridional qui assiste depuis neuf mois à la guerre avec la sensation de plus en plus prenante qu’il ne pourra rester étranger au conflit. Pour rendre, cet extraordinaire crescendo de sentiments, cet échauffement graduel de l’atmosphère sociale, il faudrait emprunter le procédé des « mots en liberté » cher aux futuristes.

Au début, le brusque éclat de la conflagration détermina un certain flottement dans la mobilisation des idées. On était pris à l’improviste. Que dire ? que penser ? Instincts et traditions, impulsions et sentiments, intérêts et principes entrèrent en conflit. Il y eut de ci de là de fausses manœuvres. On vit un journal prendre le parti de l’Autriche et revirer 24 heures après en s’apercevant qu’il s’était mépris sur les opinions de ses directeurs de conscience. Dans le désordre général l’accord se fit sur une formule dilatoire : la neutralité conditionnelle. On se donnait ainsi, le temps de réfléchir.

Réfléchir ! Est-il possible de réfléchir quand un pareil cataclysme se déchaîne et que chaque jour apporte de nouveaux sujets d’agitation ? De grands courants d’opinion ne tardèrent pas à se dessiner en Italie. Le renouvellement de la Triple-Alliance, effectué récemment d’une manière subreptice, n’avait pas été accueilli favorablement dans le pays. Le rapprochement franco-italien qui, était dans les vœux de la majorité, eût été déjà un fait accompli si certains froissements ne s’étaient produits au temps de la guerre libyque. Les éléments délibérément francophiles étaient nombreux et influents : on ne pouvait douter de l’attitude que prendraient des journaux comme le Secolo, des hommes comme Prezzolini, le fondateur de la Voce, ou Labriola qui, dans ses études sur l’histoire de l’Italie contemporaine, a dévoilé l’erreur de l’alliance germanique. Mais le parti de l’intervention contre l’Autriche aux côtés des Alliés fut renforcé considérablement par l’appoint d’éléments modérés comme ceux dont le Corriere della Sera est l’interprète.

D’autre part les événements se précipitaient : c’était l’invasion de la grande marée allemande arrêtée un moment par la résistance héroïque des Belges et se ruant sur la France avec un redoublement de fureur ; c’étaient les cruautés sans nom exercées sur les civils par l’armée du Kaiser obéissant aux ordres de ses supérieurs, cruautés impitoyables et systématiques dont le récit laissait incrédule une partie du public. Haines héréditaires contre l’Autriche, antipathie naturelle pour les Allemands rogues et autoritaires, sympathie de race et de tempérament pour les Français, tradition latine, rêves unitaires, désirs d’expansion, ambitions impérialistes, toutes ces impulsions élémentaires agirent simultanément dans le même sens.

Quelques érudits, qui ne juraient que par la science allemande, quelques économistes pour qui la prospérité matérielle de l’Allemagne constitue le summum de la civilisation, quelques admirateurs invétérés de la social-démocratie, quelques sénateurs momifiés et les catholiques, amis de l’Autriche et soutiens inébranlables du principe d’autorité symbolisé par les empires centraux, restaient seuls à l’écart du courant de sympathie qui portait l’Italie vers la Belgique, la France et l’Angleterre.

Les têtes s’échauffaient, les passions grondaient. La contagion guerrière gagnait tous les partis, même les plus avancés, même les plus pacifistes.

On vit les gens qui s’étaient rebellés le plus énergiquement contre la guerre de Tripolitaine, comme le syndicaliste De Ambris, devenir d’ardents interventionnistes. La dernière conversion et la plus bruyante fut celle de Mussolini. Jusqu’au mois d’octobre le directeur de l’Avanti ! avait poursuivi imperturbablement la campagne socialiste qu’il menait avec vigueur depuis la conquête de la Libye et avait écrit de retentissants articles contre la guerre et la « delirium tremens nationaliste ». Par la vue de quel météore ce nouveau saint Paul fut-il converti en ce trouble automne ? Mystère. Le fait est qu’en un mois la volte-face était accomplie. L’ex-directeur de l’Avanti ! devenu le fondateur du Popolo d’Italia, brûlait ce qu’il avait adoré et adorait ce qu’il avait brûlé, et ne restait égal à lui-même que par la véhémence de ses discours. Pour ; lui la propagande anti-guerrière était devenue « la propagande de la lâcheté ».

Désormais Mussolini se trouvait à l’avant-garde du parti « anti-neutraliste » en compagnie de ses anciens adversaires nationalistes de l’Idea nazionale. Cette avant-garde est elle-même précédée d’un piquet de futuristes, célébrant le triomphe de leur philosophie guerrière et la défaite des « passéistes ». « La guerre actuelle est le plus beau poème futuriste qui ait apparu jusqu’ici », s’écrie Marinetti, et le dernier numéro de la Balza, le nouveau périodique futuriste qui nous vient de Sicile, nous annonce que Russolo complète son orchestre d’intonarumori, qui ne comprendra pas moins de 70 de ces instruments générateurs de bruit. L’Italie peut se mettre en campagne !

Le gros de l’armée interventionniste est formé de socialistes réformistes, de républicains, de démocrates, de radicaux, de modérés, de gens de toutes nuances et de toutes classes formant un ensemble non moins bigarré que le camp neutraliste, où l’on rencontre à la fois des catholiques, des socialistes militants et ces amants de la vie paisible que leurs adversaires traitent avec mépris de panciafichisti1.

Dès que les deux partis furent bien délimités, la lutte commença à coups d’arguments, à coups d’invectives, à coups de gueule, à coups de poing. On se rencontra dans la rue, on s’insulta, on se cracha au visage, on se gifla éperdument. Les grandes villes donnèrent l’exemple et jusqu’aux plus petits villages se propagèrent les échos de l’épique querelle. Le gouvernement dut interdire les manifestations qui se terminaient en pugilats.

Mais la tension nerveuse exaspérée par l’attente croissait dans le pays ; on finissait par vivre dans une atmosphère de suspicion mutuelle que l’espionnage perfectionné et la propagande systématique des Allemands avaient contribué à créer. On connaît les procès qui furent l’épilogue du voyage en Allemagne fait par certains journalistes italiens, assez imprudents pour avoir cédé aux sollicitations de gens, qui n’étaient que des instruments de l’Empire désireux d’influencer la presse de la péninsule. Les choses en étaient arrivées au point que chacun soupçonnait le voisin ; on voyait partout la trahison ; l’adversaire était un vendu. État pénible et angoissant où toute détente apporte un soulagement, même si c’est un événement terrible qui la détermine.

Une idée pourtant est commune à tous, une idée nationale : tous veulent le bien de la patrie. Tous pensent à l’avenir de l’Italie. Et tous ressentent au fond une certaine fierté, parce que l’Italie est puissante, que d’autres puissances sollicitent son aide et qu’elle décidera peut-être du sort du monde. L’Italia farà da sé, disait-on à l’époque du Risorgimento, et c’est le même sentiment plus développé, plus mûr qui s’exprime aujourd’hui. L’Italie s’est déterminée d’elle-même, par ses propres motifs, pour le mieux de ses intérêts ; elle ne s’est laissé influencer par personne, elle connaît le monde, elle est majeure. Elle prend l’attitude crâne de l’adolescent qui entre dans la vie et éprouve pour la première fois la plénitude de sa force. N’est-il point capable de conquérir l’Univers ? Cette attitude convient à une nation qui n’a que 45 ans, l’extrême jeunesse pour une nation. Et il est permis à la France, qui date du temps de Louis XI, d’avoir pour elle le sourire indulgent d’une aïeule.

Tome CXI, numéro 415, 1er juillet 1915 §

Les Journaux.
Un philosophe (Le Temps, 22 mai) §

Tome CXI, numéro 415, 1er juillet 1915, p. 523-529 [523-525].

Il y avait encore au monde, en février 1915, voilà trois mois, « un homme instruit et de bonne compagnie qui se trouvait ignorer absolument l’existence d’une nouvelle guerre européenne ». Ce rare personnage, M. T. de Wyzewa l’a découvert dans un livre de M. Piermarini : Ce que j’ai vu à Berlin et dans les autres capitales de l’Europe pendant la présente guerre, et nous le présente ainsi dans le Temps :

Ce personnage à peine croyable était un vieux gentilhomme campagnard des environs de la pittoresque cité de Drama, en Thessalie ; et c’est précisément dans un train omnibus qui l’emmenait lui-même vers cette petite ville qu’un éminent journaliste italien — qui cache son nom véritable sous le pseudonyme de Piermarini — a eu l’heureuse surprise de le rencontrer. Pendant un arrêt du train dans une station villageoise voisine de Drama, M. Piermarini a vu entrer dans son compartiment et s’asseoir en face de lui un homme d’une soixantaine d’années, dont la mise et les manières annonçaient une éducation « au-dessus de la moyenne ». Si bien que les deux voyageurs n’ont point tardé à entamer une longue conversation — sauf pour M. Piermarini à devoir plus d’une fois constater et déplorer les lacunes de la provision des mots grecs qu’il avait jadis rapportés du collège. Il est vrai que son aimable interlocuteur, s’il ne savait point parler d’autre langue que le grec, employait du moins cet harmonieux et limpide dialecte thessalien qui, au témoignage des connaisseurs, se rattache de beaucoup plus près que les autres formes du grec moderne à la langue immortelle d’Homère et d’Eschyle.

L’excellent propriétaire campagnard s’était même muni, pour sa route, d’un petit volume de poche contenant les tragédies de ce dernier poète, et tout d’abord son entretien avec le journaliste italien a eu pour objet une comparaison des Perses et du Prométhée enchaîné, avec probablement des intermèdes consacrés aux craintes de pluie pour le lendemain, ou à la qualité de lu récolte d’olives du mois passé. Mais bientôt M. Piermarini, désormais bien certain d’avoir là devant soi un sage en même temps qu’un lettré, lui a naturellement demandé ce qu’il pensait de la guerre.

— De la guerre ? a repris le vieux gentilhomme, d’un ton de voix étonné et quelque peu effrayé. Mais de quelle guerre ?

— Hé ! de la grande guerre qui occupe le monde depuis six mois ! De la guerre engagée entre l’Angleterre, la France, la Russie et la Serbie, d’une part, et d’autre part, l’Allemagne alliée avec…

— Comment ? Il y a une guerre comme cela ? Mais pourquoi ? À quelle fin ?

Ces questions n’étaient pas sans embarrasser le voyageur italien. Après s’être d’abord lancé dans une abondante explication historique, il a dû s’arrêter au milieu d’une phrase, faute de termes grecs qui pussent lui permettre de résumer le contenu des divers Livres jaunes ; et se rappelant un mot dont la signification lui était familière :

— La jalousie ! a-t-il bravement déclaré.

— La jalousie ? a murmuré le vieux propriétaire avec un accent de plus en plus étonné. Tout à fait comme au temps d’Hélène de Troie !

Puis, après un moment de triste rêverie :

— Eh bien, non, vraiment, je n’aurais point pensé que les hommes fussent encore restes aussi sots ! Ici, Monsieur, la dernière fois que nous avons entendu parler de guerre, c’était il y a deux ans. À cette date, les Turcs sont partis, les Grecs sont venus les remplacer ; et depuis lors les choses continuent d’aller exactement comme auparavant, avec cette seule différence que nous avons maintenant à payer beaucoup plus d’impôts. J’ai l’idée qu’il en sera de même là-bas, dans ces pays où vous dites qu’on est en train de se battre !… Mais au fait, dans cette guerre, lequel des deux partis remporte la victoire ? Et combien de temps votre guerre durera- t-elle encore ? Et quels en seront les résultats ?

— Impossible de vous répondre bien au juste sur tout cela, fut contraint d’avouer M. Piermarini.

— Allons, je vois que vous n’avez pas l’air d’en savoir beaucoup plus long que moi-même ! s’est écrié le vieillard, avec un bon sourire plein de philosophie. Quant à moi, il y a deux ans que j’ai définitivement renoncé à lire des journaux. Homère, Anacréon, Hésiode, nos poètes tragiques, est- ce qu’ils n’ont pas plus de choses à m’apprendre que ces méchantes feuilles de Salonique ou d’Athènes avec leurs mensonges ? Tenez, Monsieur — conclut-il en montrant son livre de poche, — ne croyez-vous pas que nous ferions bien de revenir à des sujets plus intéressants que cette guerre engagée quelque part à propos d’on ne sait pas quoi ?

Cette guerre engagée quelque part à propos d’on ne sait quoi ! Tout commentaire gâterait la merveilleuse philosophie de ces paroles…

Lettres américaines.
Hobart Chatfield-Taylor : Goldoni, a Biography, 4 dollars ; New York, Duffield §

Tome CXI, numéro 415, 1er juillet 1915, p. 543-546 [544].

Une œuvre récente de M. Chatfield-Taylor, Goldoni, a Biography, est encore plus importante. En 1909, lorsque le chevalier Guido Sabetta était consul italien à Chicago, il lui suggéra l’idée de faire la biographie du célèbre dramaturge vénitien pour faire pendant à son livre sur Molière. Dès ce moment, M. Chatfield-Taylor se mit à étudier le grand comique italien, et, dit-il, « je découvris bientôt que Goldoni était un génie de la scène auquel le monde des lettres anglais n’avait jusqu’à présent prêté qu’une médiocre attention ». En effet, jusqu’au moment où a paru ce volume il n’y avait eu aucun ouvrage en anglais consacré exclusivement à ce maître de la comédie italienne. « Moins excusables peut-être, écrit l’auteur américain, sont les écrivains français qui le négligèrent autant que les écrivains anglais, bien qu’il ait écrit pour la scène française. » Poussé par M. Chatfield-Taylor, le Dr van Steenderen, professeur de langues romanes au collège de Lake Forest, près de Chicago, a dressé un remarquable « Catalogue des Œuvres de Goldoni », qui, selon l’avis de M. Chatfield-Taylor, se trouve être « la liste la plus complète qui ait été faite des écrits de cet auteur ». En effet, elle remplit 40 grandes pages in-octavo composées en caractères très fins. C’est aussi à M. van Steenderen qu’on doit une notable « Chronologie biographique » et aussi une bibliographie de plus de 20 pages. Pour couronner le tout, un excellent index complète ce remarquable travail sur Goldoni, « qui est l’exemple le plus sain de la bonne humeur dans le royaume de la comédie ».

À l’étranger. Italie §

Tome CXI, numéro 415, 1er juillet 1915, p. 595-599.

Il y a un livre diplomatique de plus : le Livre vert italien. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel seront bientôt représentées. Je l’ai lu comme j’avais lu tous les autres, consciencieusement, en prenant des notes, à l’instar des docteurs allemands. Dois-je l’avouer ? Il m’a paru plus long que les autres, sans doute parce que c’était le dernier et que, prise à doses réitérées, la littérature diplomatique devient singulièrement fastidieuse. Je me suis même assoupi un moment et j’ai rêvé.

Je revivais une scène à laquelle j’ai souvent assisté à Florence : une vieille paysanne, dans l’une de ces anciennes boutiques où ne règne point la hâte fébrile du grand magasin de nouveautés, marchandait une pièce d’étoffe dans cette langue pittoresque et imagée, si riche en termes précis et évocateurs, dont les Toscans avaient gardé jusqu’à nos jours la tradition. Le commis répondait de son mieux et l’assaut d’attaques et de ripostes continuait ; de part et d’autre, l’on se disputait le terrain pied à pied ; de nouvelles instances succédaient à des concessions jugées toujours trop maigres ; enfin la vieille, à bout de souffle et d’arguments, sortait du magasin : c’était la rupture des négociations ! Mais non ! un moment après elle rentrait, faisait de nouvelles propositions, jusqu’à ce que l’adversaire, submergé sous un déluge de paroles, cédât enfin de guerre lasse. Dans les luttes diplomatiques, les choses ne se terminent pas toujours aussi pacifiquement.

Je me suis réveillé et j’ai lu avec courage, jusqu’au bout, le Livre vert. Vous me croirez si vous voulez, mais je vous assure qu’il renferme des considérations on ne peut plus exactes et judicieuses. Écoutez plutôt comment M. Sonnino exposait en quelques mots au prince de Bülow, le 19 décembre, l’état des esprits en Italie :

La majorité du peuple est favorable à la conservation de la neutralité et disposée à soutenir en ce sens le gouvernement, mais à la condition que par la neutralité on puisse obtenir la satisfaction de quelques aspirations nationales.

C’était là le fond de la question : les Italiens était en majorité favorables à la paix. La minorité comprenait les artisans de l’unité italienne, leurs fils, leurs successeurs, tous ceux qui dès leur enfance avaient été bercés de rêves irrédentistes et désiraient la guerre contre l’ennemi héréditaire, l’Autriche, la guerre qui rendrait à l’Italie ses frontières naturelles et réunirait à la mère patrie les Italiens restés au pouvoir de l’étranger. D’autres, plus modernistes, voyaient dans la guerre un moyen d’étendre l’influence de l’Italie à l’extérieur. D’autres enfin la voulaient faire par idéalisme, pour sauver l’Europe du danger de l’hégémonie prussienne.

La pression de la partie de la nation qui conservait précieusement l’ancien idéal et cultivait les anciennes haines fut pour beaucoup dans la détermination finale. Les manœuvres louches de von Bülow, qui chercha surtout à s’appuyer sur les gens sans parti, sur les faiseurs d’affaires qui corrompaient l’atmosphère politique italienne, provoquèrent le dégoût et l’hostilité dans toutes les âmes droites et particulièrement chez les neutralistes sincères, comme les socialistes, qui ne voulaient pas être confondus avec ceux dont ils avaient toujours dénoncé les procédés malpropres.

Je suis obligé d’élucider rétrospectivement l’incident Salandra-Giolitti, parce qu’il a été mal compris ou insuffisamment expliqué par les quotidiens. Cet incident est exclusivement du domaine de la politique intérieure. La démission du ministère Salandra fut une feinte. Il s’agissait de se libérer de l’influence paralysante de Giolitti, qui depuis quinze ans dominait la politique italienne : extraordinairement puissant au sein du parlement, dont il s’était attaché la majorité des membres par des moyens qui n’avaient aucun rapport avec le programme des partis, il avait louvoyé si habilement et avait réussi à donner satisfaction à tant de gens qu’il passait pour un profond politique. Papini, dans un de ses plus brillants articles, au lendemain des journées révolutionnaires de juin 1914, auxquelles nous devons en grande partie, comme chacun sait, la neutralité bienveillante que l’Italie observa envers la France dès le début de la guerre, notait tout l’étendue de l’influence de Giolitti sur la vie publique en Italie : le roi, excellent numismate, considérait la politique comme une spécialité à l’égal de la numismatique et il avait une confiance complète à cet égard dans la science de Giolitti, qui est apparemment en politique un numismate de premier ordre.

Dans ces conditions les colloques entre Giolitti et von Bülow devenaient singulièrement dangereux. La majorité du parlement était encline à écouter les avis du grand chef ; le sort du pays demeurait à la merci d’intrigues de couloirs. Alors les partisans de l’intervention eurent recours à la pression du dehors. On vit des journaux aussi modérés que le Corriere della Sera tenir un langage, qui, en temps normal, n’appartient guère qu’aux journaux socialistes, et vanter l’action de la rue comme l’unique moyen de faire respecter la volonté du pays et d’amener le triomphe de la conscience nationale sur les intrigues parlementaires.

Et ce furent les manifestations de la rue qui solutionnèrent la crise. Les partisans du marchandage et de l’intrigue comprirent qu’ils ne pourraient résister à la poussée de l’opinion publique et seuls les amis sincères de la paix, ceux que leur idéal amenait à la considérer comme nécessaire, tels les socialistes, eurent le courage de défendre publiquement jusqu’au bout leur point de vue. Qu’ils aient eu tort ou raison chacun en décidera selon ses tendances personnelles, mais par sa sincérité leur attitude impose le respect.

La décision de l’Italie a provoqué la fureur des Austro-Allemands qui s’est répandue en invectives grossières, dont le ridicule n’a échappé qu’à eux. Les plus modérés reprochent à l’Italie de s’être jetée avec légèreté dans une aventure. Rien n’est plus faux. L’Italie s’est activement préparée à la guerre et si sa préparation militaire est à la hauteur de sa préparation civile, on peut attendre de son action les plus heureux résultats.

Érudits, savants, techniciens se sont efforcés d’exposer au public en un langage clair, accessible à tous, les problèmes multiples que soulève la guerre. Je parlerai à l’occasion plus spécialement de l’une ou l’autre de ces études, mais je tiens à attirer tout d’abord l’attention sur la manière intelligente dont cette œuvre de popularisation a été menée. Il faut avouer que nos éditeurs se sont montrés sous ce rapport, en général, tout à fait inférieurs à leur tâche, et que leur premier tort a été de faire des publications trop coûteuses, alors qu’il eût été nécessaire, pour éclairer les Français et les étrangers, de multiplier les brochures écrites par des gens compétents et tirées à un nombre considérable d’exemplaires vendus à bas prix. Il n’y a eu à ce point de vue ni initiative ni organisation. Que pouvons-nous montrer de comparable à ces Problemi italiani, publiés par l’éditeur Rava de Milan sous la direction d’Ugo Ojetti ? Ces opuscules à deux sous, rédigés par des écrivains de talent, traitent de questions relatives à la guerre, à l’histoire moderne de l’Italie, à l’avenir de pays, au sort des provinces italiennes soumises à l’Autriche, etc. La situation actuelle y est examinée sous toutes ses faces. Dès que l’entrée en campagne de l’Italie a été décidée, le même éditeur a entrepris la publication d’une série d’opuscules analogues, destinés à répandre dans le public les notions de médecine et d’hygiène indispensables en temps de guerre pour le maintien de la santé publique et le soin des blessés.

Chez Treves, à Milan, paraissent sous le titre générique de Quaderni della Guerra (Cahiers de la Guerre) des études plus étendues traitant des sujets se rapportant directement ou indirectement à la guerre. On y trouve des études techniques à côté de récits de correspondants de journaux. Une autre collection de ce genre, intitulée Libri d’Oggi (Livres d’aujourd’hui), s’édite à Florence. Comme on le voit, c’est dans le nord de l’Italie que l’activité éditoriale est la plus grande. C’est le Nord qui prend d’ailleurs à la guerre l’intérêt le plus vif et qui y participe le plus directement, Le Midi, plus agricole, plus éloigné du théâtre des événements, si l’on fait abstraction de la côte de l’Adriatique, paraît moins emballé.

Dans son volume Lembi di Patria (Bords de Patrie, Alfieri et Lacroix, Milan), M. Tommaso Sillani décrit avec enthousiasme l’« Italia irredenta » : le Trentin, Trieste, l’Istrie, la côte dalmate. Le style des monuments, dont de belles reproductions illustrent le livre, atteste l’influence prépondérante des civilisations romaine et italienne dans ces contrées.

Personne d’ailleurs, pas même l’Autriche, n’ose contester le caractère italien de la plus grande partie de ces territoires. Mais jusqu’où l’Italie a-t-elle le droit d’étendre ses frontières ? Telle est la question controversée. Faut-il s’en tenir à un concept purement ethnographique et ne point dépasser la région où la majorité de la population parle l’italien ? Dans leurs dernières concessions, les Autrichiens atteignaient à peu près cette limite pour le Trentin. Faut-il au contraire invoquer des raisons historiques et tenir compte du recul subi par l’élément italien par suite de la pression exercée par le gouvernement des oppresseurs ? Faut-il enfin se placer à un point de vue géographique et stratégique et faire remonter la frontière du Trentin jusqu’à la ligne de partage des eaux ? La seconde solution est celle que le gouvernement italien proposa à l’Autriche en réclamant les frontières fixées au « Royaume d’Italie » par Napoléon Ier. La dernière est défendue par les nationalistes, qui y voient la meilleure garantie de la paix future et invoquent l’exemple de la frontière occidentale de l’Italie, qui suit exactement la ligne de faîte, bien que les populations de plusieurs des hautes vallées du versant italien soient françaises.

Si l’on songe que des difficultés de ce genre se présentent pour tout problème de délimitation de frontières, l’on se rendra compte de l’impossibilité de découvrir une solution qui contente tout le monde ou que l’on puisse déclarer parfaitement équitable. Et l’on ne serait pas encore certain de réussir si l’on consultait les populations disputées : car cette « conscience morale qui s’appelle une nation » selon Renan, ne se constitue que grâce à des circonstances favorables. Elle ne s’exprime d’une manière spontanée et non équivoque que si le sentiment de la communauté est profondément empreint dans les âmes.

Tome CXI, numéro 416, 1er août 1915 §

À l’étranger. Italie §

Tome CXI, numéro 416, 1er août 1915, p. 787-792.

L’Italie a sur les Alliés le grand avantage d’être entrée dans la lutte avec une préparation matérielle et morale suffisante, en sachant à quoi elle s’exposait. De tous les belligérants, l’Allemagne seule jusqu’ici avait joui de ce privilège, car aucune des autres puissances n’avait la guerre comme préoccupation dominante, même en temps de paix ; dans aucune des autres nations, le militaire n’avait aussi manifestement le pas sur le civil.

Ce n’est pas sans un certain sentiment de fierté que Giuseppe Prezzolini écrivait récemment dans la Voce : « Nous allons à la guerre par une détermination de notre volonté, après discussion, avec une vision parfaite de la gravité de la tâche et des difficultés qu’elle offre. Pour les autres, la guerre a été une guerre d’instinct, de défense, d’impulsion ; pour nous, c’est une guerre déraison et de foi. » Et ceci est exact, si, bien entendu, l’on parle d’une minorité agissante et non de l’ensemble de la nation.

Grâce à cette longue préparation, la vie italienne a conservé à peu près sa physionomie habituelle : point de stupeur, point d’égarement, point d’interruption brusque de l’activité normale, point de moratorium généralisé paralysant tout l’organisme social. L’activité intellectuelle persiste aussi ; les revues paraissent ; on y trouve beaucoup moins de rhétorique qu’on ne pourrait le supposer en pareille circonstance, beaucoup moins, à coup sûr, que lors de la guerre de Tripolitaine, où l’effort réel était plus faible, la cause moins idéalisable, les paroles en désaccord plus flagrant avec les faits. En revanche, l’esprit critique s’y manifeste en des articles témoignant d’une connaissance approfondie des questions traitées.

On a vu même dans ces derniers mois naître des publications nouvelles. La Voce, la vaillante revue littéraire florentine, fondée par Prezzolini, l’organe de l’une des fractions les plus actives et les plus originales de la jeune génération, s’est dédoublée récemment et publie à Rome une édition politique dont j’ai sous les yeux les premiers numéros. Son programme assez élémentaire prône une régime démocratique allié à un « libérisme » économique et préconise une purification des milieux politiques dont l’atmosphère morale est très corrompue depuis que l’influence de Giolitti y prédomine.

En ce qui concerne la politique extérieure, la Voce se préoccupe surtout de créer un courant d’opinion en faveur d’une alliance durable entre l’Italie et la Grande-Bretagne : l’intérêt commun de ces deux nations est de s’opposer à ce qu’un État prenne sur les autres une hégémonie politique en Europe, de faire de la Méditerranée et de l’Adriatique des mers librement ouvertes aux navires de tout pavillon, d’assurer enfin la réalisation de la volonté des populations des contrées en litige, dans la constitution des nouveaux États ou l’attribution de certaines provinces à tel ou tel État existant.

De là, la fondation, sous les auspices de la Voce, d’une ligue de représentants de la culture anglaise et de la culture italienne décidés à lutter dès maintenant pour l’arbitrage international, la réduction des armements et le libre-échange.

Ce rapprochement italo-anglais, que j’ai vu préconiser dans plus d’une revue de la péninsule, témoigne de la netteté de vision des Italiens. Il est certain que l’antagonisme entre l’Angleterre et l’Allemagne domine le conflit actuel. La question en jeu depuis quelques armées est l’hégémonie de l’une de ces deux puissances en Europe, si, par hégémonie, l’on n’entend pas exclusivement une hégémonie politique au sens littéral du mot, mais une situation privilégiée au point de vue économique et une influence prépondérante dans l’ensemble de la vie sociale. Dès que les autres nations ont constaté qu’une neutralité complète serait impossible, ou serait nuisible à leurs propres intérêts, elles ont été nécessairement attirées dans l’orbite d’une de ces deux puissances. Il est naturel que la France et l’Italie aient fait leur choix dans le même sens, et, si tant est que le choix soit indispensable, aucun homme épris de liberté et considérant l’autonomie de l’individu comme la base de toute entente loyale n’hésitera un instant entre le parti des Anglais et celui des Allemands.

Un article de Giulio Provenzal dans le premier numéro de l’édition politique de la Voce précise les nouveaux rapports de l’Italie avec la France. Si l’Italie avait fait alliance avec l’Allemagne et l’Autriche en dépit des sympathies naturelles de son peuple, c’était notamment à cause de l’hostilité et de la méfiance qu’elle avait rencontrées de la part des gouvernants français tant en 1867, quand l’Empire était venu au secours du pape pour empêcher que l’unité italienne s’achevât, qu’en 1870-71, quand Garibaldi, accouru à l’aide de la jeune république, fut reçu comme l’on sait. Une certaine rivalité et une certaine méfiance n’avaient cessé de régner depuis lors entre les deux États et, qui pis est, entre les deux peuples, il est à espérer que le rapprochement actuel effacera tout ressentiment. Les Italiens ne songent nullement à réclamer des territoires ou à demander la révision des faits accomplis. Mais ils désirent que leurs concitoyens soient traités avec justice en France et dans les colonies françaises et que leurs ouvriers jouissent de la protection des lois à l’égal des ouvriers français. On sait qu’en Tunisie la colonie italienne, qui est très nombreuse, s’est trouvée jusqu’ici dans une situation légale tout à fait désavantageuse : les Italiens ne peuvent fonder de nouvelles écoles, ni même développer celles qu’ils y possèdent, et la France n’a point étendu à la Tunisie sa législation protectrice du travail, vu que les Français qui y résident sont surtout des propriétaires ou des employés, tandis que la population ouvrière est italienne ou indigène.

Rien n’est plus juste que de telles revendications. D’autres vœux de l’Italie traduits par M. Provenzal ont trait à l’expansion coloniale. Les Italiens voudraient avoir les mains libres du côté de l’Abyssinie et profiter des avantages que les Abyssins ont concédés à l’Angleterre et à la France en haine de l’Italie (il s’agit notamment du chemin de fer de Djibouti à Addis Abeba). Devenue grande puissance européenne, l’Italie aspire à posséder un empire colonial comme les autres : rien de plus naturel. Mais je ne puis m’empêcher de remarquer que les démocrates de tous pays oublient bien facilement leur principe de respecter la volonté des populations, dès qu’ils passent d’Europe en Afrique.

La Voce a consacré à Giolitti un numéro spécial qui s’inspire des idées de purification des milieux politiques auxquelles je faisais allusion tantôt. Les divers collaborateurs de la revue y exposent d’une façon très brillante les caractères de la politique giolittienne et la crise suprême qui a amené la chute définitive de l’homme néfaste. J’ai expliqué moi-même dans le dernier numéro du Mercure la signification et la portée de cette crise. Une phrase lapidaire qui suit un article de Prezzolini en caractérise ainsi le dernier acte :

Le vote par lequel la majorité acceptera la guerre sera la dernière abjection par laquelle Montecitorio se supprimera lui-même devant le pays. Assez vils pour ne pas vouloir la guerre, ils seront plus vils encore de l’accepter sans la vouloir.

Traitant des Idées économiques de Giolitti, A. Canaletti Gaudenti dit avec beaucoup de justesse :

Il est impossible de parler des idées économiques et sociales d’un homme qui n’a jamais eu aucun principe et qui a subordonné toutes ses actions à des fins exclusivement parlementaires.

En effet, si l’on veut étudier la vie politique italienne de ces trente dernières années, on n’y trouvera jamais une idée suivie, un principe général et constant professé par M. Giolitti. Convaincu que les idées ont pour le parlement et pour les masses une faible importance, il ne s’est jamais préoccupé d’élaborer de véritables programmes économiques et financiers, il n’a jamais exposé d’idées générales, il a toujours cherché à envelopper d’une atmosphère de quiétisme et d’indifférence les plus graves problèmes contemporains, qui ont été considérés par lui avec un simplisme inqualifiable.

Non moins véridique est cette affirmation de Nicolò Fancello dans son article I’Idéal contre le Ventre :

Quand on lira l’histoire des années qui en Italie ont précédé la crise morale et politique actuelle, on découvrira, dans tous les camps politiques et sociaux, l’œuvre de diverses élites désireuses d’améliorer l’Italie et l’on constatera que toutes ces élites, conservatrices ou démocrates ou révolutionnaires, se sont heurtées à l’obstacle des multiples égoïsmes coordonnés en une seule immoralité triomphante : le giolittisme.

C’est à peu près ce que j’ai écrit moi-même ici lors de la guerre de Tripolitaine. Aujourd’hui encore ces égoïsmes se manifestent dans la conduite de beaucoup de gens riches qui ne donnent rien ou ne donnent que des sommes dérisoires pour soutenir l’effort de la nation en guerre ou pour soulager les infortunes et les détresses résultant de la situation actuelle. Le fait a été dénoncé à l’indignation publique non seulement par les journaux avancés, mais même par des organes connus pour leurs tendances conservatrices comme le Marzocco.

D’ailleurs ce phénomène n’est pas spécial à l’Italie. M. Ribot l’a dénoncé ici même du haut de la tribune. Il a stigmatisé les gens qui, au lieu de prêter le concours de leur fortune au gouvernement qui défend leur patrie envahie, réservent leur argent pour des placements plus avantageux, escomptant ainsi la ruine commune pour accroître leurs richesses. Le capital n’est pas désintéressé, loin de là ! Il faut le solliciter par l’appât des gros bénéfices. Étudiant le Mécanisme de l’Emprunt anglais dans le Corriere della Sera du 8 juillet, Luigi Einaudi écrit ingénument :

L’emprunt constitue pour les Anglais une occasion magnifique, qui ne s’était pas représentée depuis les guerres napoléoniennes, de placer leurs épargnes à un taux élevé.

Mais j’ai lu naguère dans un journal financier, Il Commercio dell’Italia centrale, un aveu plus explicite :

Cette guerre se présente à certains égards sous l’aspect d’une immense lutte du capitalisme qui, par suite de la concurrence industrielle effrénée entre les deux nations (l’Allemagne et l’Angleterre) aspirant à la conquête du marché mondial, a vu tout le système actuel de l’économie générale, et spécifiquement de la production et de l’échange, compromis par la diminution incessante du taux de l’intérêt.

Il fallait donc arrêter l’inévitable catastrophe et la guerre fut, est et sera toujours le moyen le plus puissant pour ramener les profits et les intérêts du capital à un niveau tel que le placement en soit rémunérateur.

Est-ce donc là l’essence du conflit ? Et la lutte pour la démocratie n’y joue-t-elle point le rôle qu’on lui attribue souvent de notre côté ? C’est à cette dernière question que répond dans la Riforma sociale Robert Michels en montrant de combien d’interprétations différentes est susceptible le mot démocratie : si l’on considère la participation directe de la masse au Gouvernement de l’État, la France et l’Angleterre sont plus démocratiques que l’Allemagne, et celle-ci l’est plus que la Russie ; en revanche, il y a plus d’esprit démocratique chez le peuple russe que chez le peuple allemand, tandis que si l’on se place au point de vue du développement de la législation sociale l’Allemagne apparaît comme le pays le plus démocratique d’Europe. Les Allemands, en se battant contre les Russes, croient lutter au nom de la démocratie. Français et Anglais ont la même conviction quand ils combattent l’Allemagne. Et tous ont tort, car la démocratie n’a rien à faire dans le conflit. Mais comme elle est la déesse de tous les peuples, tous prétendent l’avoir de leur côté.

Ce n’est guère qu’à des esprits internationaux par nature et restés tels grâce aux circonstances favorables, à des humanistes comme on disait autrefois (aujourd’hui il sont si rares qu’ils n’ont plus de nom), qu’il est donné de s’élever ainsi au-dessus de la mêlée et, de voir les combattants s’entre-déchirer en invoquant dans leur cœur le même dieu et en croyant sincèrement les uns et les autres lutter pour la justice et pour la liberté.

Mais cette conscience claire de la vanité des choses humaines ne peut exister chez ceux qui sont engagés dans la lutte. Pour eux, l’action dans ce qu’elle a d’actuel et d’immédiat les intéresse par-dessus tout : ce sont les impressions vécues qui les remuent et les passionnent. Ces impressions, ils les retrouveront dans toute leur intensité dans les Scènes de la Grande Guerre vues par Luigi Barzini. Le premier volume de ce recueil des correspondances envoyées par l’excellent écrivain au Corriere della Sera vient de paraître chez l’éditeur Treves à Milan. Il nous intéresse spécialement, car il concerne le front occidental pendant les trois premiers mois de la guerre.

J’ai déjà dit les incomparables qualités d’observateur et de narrateur de M. Barzini2. Parmi les nombreux récits de guerre publiés jusqu’ici je n’en connais aucun qui approche par la puissance d’évocation, par l’intensité du sentiment, par la beauté et la grandeur de la vision, des pages où l’auteur décrit les champs de bataille de la Marne au lendemain de la lutte ou la retraite de l’armée belge après la prise d’Anvers. Dans tout le volume je n’ai pas découvert une seule exagération, une seule phrase vide, une seule fausse note. Par le temps qui court, c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un auteur. Mais je n’insiste point ; l’ouvrage sera traduit et le public français en jugera bientôt par lui-même.

Tome CXII, numéro 417, 1er septembre 1915 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome CXII, numéro 417, 1er septembre 1915, p. 96-101 [101]

[…]

Revue histoire de la Révolution française et de l’Empire. Juillet-septembre 1914 (paru en avril 1915). […] Octobre-décembre 1914. Roberto Cessi : Émile Gaudin et la politique française à Constantinople en 1792. Dans les deux numéros : Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles : Lettres inédites au marquis de Gallo (1789-1806), publiées et annotées par M. le Commandant Weil (suite). […]

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Les Pourparlers diplomatiques : Le Livre vert italien ; Berger-Levrault, 0 fr. 90 §

Tome CXII, numéro 417, 1er septembre 1915, p. 133-155 [137].

Le Livre vert italien, qui embrasse une période allant du 9 décembre 1914 au 4 mai 1915, reproduit la correspondance relative aux événements qui ont amené la rupture des relations avec l’Autriche-Hongrie.

Il ne faudrait pas s’imaginer que les documents diplomatiques dont on vient de signaler un choix fixent définitivement ce qui s’est passé. Un certain nombre d’entre eux auront à subir les vérifications et à recevoir les additions ultérieures de l’Histoire. À côté des pièces visant des faits acquis, il y en a d’autres qui gardent un caractère hypothétique. Par exemple, tel ambassadeur recueille un renseignement peut-être erroné ou partiellement inexact, qu’il transmet à son gouvernement, etc. Il y a encore les ouï-dire, les nouvelles non autrement sûres dont il plaît à tel Cabinet de faire état. Il y a enfin des régions entièrement mystérieuses comme l’histoire des rapports de l’Allemagne et de l’Autriche durant la période ayant précédé l’ultimatum à la Serbie. C’est ici que les réserves s’imposent et que l’avenir fera ses enquêtes. D’ores et déjà, le coup d’œil que nous avons pu jeter sur ces documents nous convainc que ce caractère hypothétique s’attache surtout à tout ce qui se rapporte aux responsabilités. Il y a là un ensemble de pièces qu’il faut résolument cerner d’un trait et mettre à part. Elles sont insuffisantes, pour traduire la pensée des gouvernements, de l’Allemagne d’abord, de l’Autriche-Hongrie et de la Russie ensuite. Là gît, pour les historiens, la difficulté. C’est là qu’ils auront à chercher. Ainsi se pose, dès le début, pour les historiens de la Grande Guerre, cette condition, que l’objet de la science historique est une question de psychologie.

À l’étranger. Italie §

Tome CXII, numéro 417, 1er septembre 1915, p. 166-170.

La franchise réciproque est le fait des vrais amis. Maintenant que l’Italie est devenue officiellement l’amie de la France, les Français ne sauraient prendre de mauvaise part que les Italiens leur signalent en toute bienveillance leurs défauts et leurs erreurs.

C’est même avec joie qu’il faut accueillir des observations aussi justes et aussi conformes à la pensée de l’élite de la nation française que celles formulées par Diego Angeli dans un article intitulé les Académiciens devant la guerre, publié par le Giornale d’Italia. M. Angeli signale l’extraordinaire pauvreté, la prétention ridicule et le vide des écrits de quelques académiciens qui, comme les Barrès, les Richepin, les Lavedan, n’ont pas eu le bon sens de se taire et ont voulu faire de la surenchère patriotique. Il caractérise en termes excellents les Grandes Heures, le recueil des articles de Lavedan sur la guerre.

Feuilletez les trois cents pages qui forment le nouveau volume de Lavedan et vous n’y trouverez ni une idée, ni une considération, ni un commentaire de quelque valeur. Grandes apostrophes à chaque ligne : Oh ! les soldats de France ! Oh ! mourir pour la patrie ! Ah ! la joie de charger l’ennemi à la tête de sa compagnie ! Ah ! la douleur sacrée des veuves ! Oh ! les larmes des orphelins innocents ! En l’absence de véritable émotion, beaucoup de points d’exclamation, beaucoup d’apostrophes oratoires, une quantité de points de suspension. Un bas chauvinisme plutôt qu’un sentiment vraiment élevé de la patrie ; une lamentation théâtrale plutôt que le sanglot sincère de l’homme ému. Au fond, Henri Lavedan, après Maurice Barrès, nous offre l’habituel plat fade. Ces hommes, qui, pendant trente ans, ont prêché la nécessité de la guerre, ne se sont pas trouvés à la hauteur de leur tâche le jour où la guerre a éclaté pour de bon.

D’après Diego Angeli le cas de M. Barrès est typique : cet homme robuste, président de la Ligue des patriotes, qui depuis des années ne cesse d’insister sur la nécessité de reconquérir les frontières ethnographiques de la France, n’avait qu’un devoir : s’enrôler aussitôt la mobilisation décrétée. C’est ce que Déroulède, nationaliste sincère, aurait fait.

Dans une autre lettre de Paris au Giornale d’Italia intitulée l’Opinion de l’Amérique, le même écrivain faisait cette remarque, qui lui avait été inspirée par une discussion dont il avait été témoin dans le salon de M. Joseph Reinach.

Le peuple français, qui est un observateur si pénétrant de la vie et de la société et qui a donné au monde Molière et Balzac, n’a pas la faculté de saisir la psychologie des peuples qui l’entourent. Prenez ses auteurs de voyages et vous verrez avec quelle légèreté et quelle superficialité ils jugent l’étranger. Le peuple français a une si haute idée de lui-même qu’il ne peut considérer les autres peuples que par rapport à ses habitudes, à ses institutions, à ses idéalités. Ainsi d’une force sociale dérive une faiblesse politique, et, ignorant ce que les autres veulent et pensent, il finit par se trouver désarmé en face de leurs prétentions et de leurs aspirations.

Au cours de la conversation que M. Angeli évoque dans cet article, un jeune écrivain américain, partisan de la France, émet des considérations très intéressantes sur l’activité déployée par les Allemands aux États-Unis pour faire connaître et apprécier leur culture, opposée à l’inertie des Français. La grande majorité des Américains admire la civilisation allemande. Pourquoi ?

Parce que l’Allemagne n’a pensé qu’à ceci : conquérir nos esprits comme elle avait conquis nos marchés et nos industries. C’est ainsi que nos universités ont été peu à peu accaparées par des professeurs allemands, nos théâtres ont eu des directeurs allemands, nos ateliers des chefs et des ingénieurs allemands. Le peuple américain s’est habitué à les considérer comme les distributeurs de la science, les organisateurs de l’industrie.

La France n’a rien su opposer de sérieux à cette propagande : avec une légèreté impardonnable, elle a toujours considéré les Américains comme un peuple de marchands enrichis, sans un art, sans une littérature, sans une idéalité qui lui appartînt.

Un conférencier comme André de Fouquières, qui est venu nous parler de mondanité, de dandysme et de cotillons, ou comme Lebargy, qui eut l’idée de nous enseigner les vingt manières de mettre une cravate, a fait plus de mal à la cause française que tous les malentendus d’une politique d’agression.

Ce manque d’instruction, cette superficialité qui se manifestent d’une façon si évidente dans la grande presse française, inférieure, comme niveau intellectuel, à celle de la plupart des autres nations, se retrouve malheureusement jusque dans les hautes sphères. Le correspondant d’un des journaux italiens les plus considérés, avec lequel je causais il y a quelque temps, avait été péniblement impressionné de l’ignorance qu’il avait rencontrée au sujet de la situation de l’Italie et des possibilités de son entrée dans le conflit à telle ou telle époque, dans les milieux qui auraient eu le devoir d’en être le mieux instruits. Cette ignorance s’étendait même souvent aux connaissances géographiques les plus élémentaires.

Les succès militaires de l’Italie lui conquièrent l’estime des gens pour qui la valeur d’un peuple se mesure à la puissance de ses armées. J’avoue que je prise plus haut encore le courage moral dont les Italiens font preuve.

Les hommes qui ont des convictions basées sur la raison ou sur un sentiment profond n’ont pas jugé nécessaire d’y renoncer parce que le pays est en état de guerre. Ils entendent l’« Union sacrée » comme doivent l’entendre des gens qui n’ont pas perdu la tête : union temporaire dans un but précis et dans la limite des moyens adaptés à atteindre ce but. C’est ce que disait excellemment le député Francesco Ciccotti à la veille de l’entrée en lice de l’Italie dans une lettre au Giornale d’Italia, dont la grande presse française n’a reproduit que deux phrases qui, détachées du contexte, dénaturent la pensée de l’auteur, mais dont on peut lire la traduction intégrale dans la Bataille syndicaliste du 9 juin. Il résumait sa pensée par cette formule très nette ; « Tout et tous pour l’Italie, — oui ! mais chacun avec ses idées et ses responsabilités. »

En ces temps, où les gens pensent en masse, où il n’est pire crime que de ne pas hurler avec les loups, rien n’est plus réconfortant que de rencontrer des hommes qui ne se sont pas reniés eux-mêmes ou n’ont pas « rectifié leur tir » au point de célébrer aujourd’hui ce qu’ils avaient maudit leur vie durant. Aussi est-ce avec joie que j’ai lu la lettre de Giuseppe Prezzolini insérée dans le numéro du 15 juillet de la Voce, sous le titre Nous et la guerre.

Louant de Robertis de continuer à faire paraître l’édition littéraire de la Voce, Prezzolini développe en quelques points, d’une manière nette et concise, cette idée essentielle : nous devons faire la guerre, mais non en devenir les esclaves ; et nous devons penser dès maintenant à ce qui arrivera après la guerre.

Si en politique il est nécessaire de prendre dès aujourd’hui ses précautions contre l’exploitation que pourraient faire de la guerre les nationalistes qui au début ne la voulaient pas, il n’est pas moins nécessaire de se garer des débordements inévitables que la passion de la guerre apportera dans le domaine de l’esprit. Faisons la guerre, mais ne nous abrutissons pas. Frappons l’ennemi, mais ne nous frappons par nous-mêmes… Il est bon que la Voce rappelle encore aux Italiens les valeurs spirituelles…

Premier point : les imbéciles restent des imbéciles, même s’ils ont voulu la guerre ! Même s’ils la font ! Même si les Autrichiens les font prisonniers ! Même s’ils meurent sur le champ de bataille ! Même s’ils meurent en héros et non par hasard !

Deuxième point : les imbéciles, outre qu’ils sont tels, sont aussi des hypocrites nauséabonds s’ils participent à la guerre sans courir aucun risque, mais en exploitant avec l’habileté commerciale propre à beaucoup d’imbéciles de lettres, leur uniforme de soldat…

Troisième point : préparer, ordonner, gagner des batailles est chose géniale et il n’y a pas de doute qu’un grand général soit un homme de génie à l’égal d’un grand homme d’État ; mais il est bon de rappeler en ces temps-ci qu’un grand poète, un grand critique, un grand peintre ne sont pas moins grands ni moins nécessaires à une nation qu’un grand général, si cette nation veut compter pour quelque chose dans l’histoire du monde… De là l’utilité d’une revue littéraire aujourd’hui et le courage louable qu’il y a à la maintenir en ce moment, où il arrive aisément qu’on prenne pour un manque de patriotisme ce rappel des valeurs supérieures.

Quatrième point : à bas les Allemands ! oui ; mais ne tombons pas, comme les Français tendent à le faire aujourd’hui, dans un mépris facile et ne nous lançons pas à la chasse, plus facile encore, de tout ce qui est allemand. J’ai lu dans un journal la lettre d’un individu qui voulait qu’on enlevât de notre répertoire les œuvres allemandes, comme les Allemands ont enlevé du leur les œuvres italiennes de Puccini et de Leoncavallo. Je ne connais pas cet individu, mais il ne peut avoir qu’une âme mesquine et basse. Ce sont là des passions de nationalistes grossiers et barbares qui voudraient nous diminuer et appauvrir notre patrimoine…3

Cinquième point : dans l’effort de concorde et de confiance que nous devons faire, gardons-nous de perdre certaines de nos qualités que quelques imbéciles insatiables voudraient faire passer pour des défauts, j’entends l’esprit de critique et d’individualité…

Sixième point : organiser une battue aux lièvres de la poésie patriotique, de la rhétorique, du mensonge patriotiques… Si nous n’affirmons pas immédiatement qu’il n’est pas nécessaire de retourner à l’imbécillité pour être patriote, — si nous ne proclamons pas avec le mégaphone que nous n’entendons pas le moins du monde jeter un grand voile sur toutes les cochonneries qui se commettront à l’ombre de « la solidarité nationale » et du « grand idéal » qui nous porte, nous courons le risque de nous trouver, la guerre finie, de dix ou de vingt ans en arrière.

Que n’a-t-on tenu ici dès l’abord ce langage énergique ? Nous ne serions pas submergés à l’heure qu’il est par une marée puante de basse littérature et nous n’assisterions pas à la campagne de haine et de calomnie dirigée contre un grand écrivain français, qui a commis le crime de garder intact son idéal humain, je veux dire Romain Rolland.

Tome CXII, numéro 418, 1er octobre 1915 §

À l’étranger. Italie §

Tome CXII, numéro 417, 1er septembre 1915, p. 372-376.

L’altitude de Benedetto Croce vis-à-vis de la guerre a beaucoup préoccupé les cercles intellectuels en Italie. Comme philosophe et comme critique, Croce a eu une influence considérable sur les jeunes générations. Il a habitué un grand nombre d’esprits à cette analyse pénétrante qui va jusqu’au fond des sujets, les reconstruit pour ainsi dire pièce par pièce, précise les fonctions, découvre les rapports, nuance les valeurs, décèle les idées qui se dissimulent, révèle impitoyablement tous les mots qui sonnent creux. Il a appliqué le mécanisme précis et fin de sa critique aux sujets philosophiques, historiques, sociologiques les plus divers, non sans dévoiler le vide de bien des phrases et le néant de bien des illusions dont s’étaient nourries les générations précédentes.

La guerre menaçait, la guerre avait éclaté, et Croce continuait à publier tranquillement dans sa revue, la Critica, des études d’histoire de la littérature, comme si rien ne se passait. Les agités, les désorbités, tous ceux qui n’étaient plus capables de s’occuper d’un travail utile tant les événements leur faisaient perdre la tête, s’étonnaient et se scandalisaient. Croce finit par sortir de sa réserve, et sous forme d’apologie personnelle leur donna en ces termes une leçon salutaire.

Ce ne nous parut pas chose digne que de se dissiper en vaines imaginations et en paroles plus vaines encore, comme nous le vîmes faire aussitôt par un très grand nombre de gens sous couleur d’anxiété généreuse pour les destins de l’humanité et de la patrie : ce n’était là en réalité le plus souvent qu’un abandon au penchant à la paresse couvert du prétexte de la guerre…

Et il ne nous fut pas possible non plus de nous étendre commodément, comme le font d’autres parmi ces gens qui divaguent, en attendant que surgissent après la guerre un nouvel art, un nouveau style, une nouvelle science, une nouvelle philosophie, une nouvelle historiographie ; ce nous fut impossible ; parce que nous savions que ce ne sont point là des dons qui tombent du ciel ou des effets mécaniques de victoires militaires ou de révolutions politiques, mais des œuvres de la pensée qui continue son travail en dominant les événements ; et que, par conséquent, celui qui n’avait pas avant la guerre la capacité et la méthode de travailler et de penser ne les aurait pas acquises après la guerre, par le seul effet d’un miracle de celle-ci.

D’autre part nous estimions peu louable ce que nous voyions et voyons encore faire un peu partout (et en France non moins qu’en Allemagne) par quelques savants éminents, à savoir : employer les concepts scientifiques à soutenir telle où telle thèse politique contingente, à défendre ou à attaquer tel ou tel peuple : ils s’imaginent certainement faire ainsi œuvre de bons citoyens, de bons patriotes et de fidèles serviteurs de l’État. Mais au-dessus du devoir envers la Patrie, il y a le devoir envers la Vérité, qui contient en lui et justifie l’autre ; et fausser la vérité et improviser des doctrines comme celle que nous avons vu professer par d’éminents historiens et théoriciens allemands : le véritable État de l’avenir n’est pas l’État à fondement naturel, mais celui qui a surpassé l’élément naturel des nationalités et s’est constitué sous une forme purement juridique à la manière de l’Autriche-Hongrie ! — ou comme l’application que Bergson a faite de sa théorie de la mécanicité à l’État-major allemand et de celle de l’élan vital à l’État-major français ; — ce n’est pas là rendre service, mais faire honte à la patrie, qui doit pouvoir compter sur le sérieux de ses savants comme sur la pudeur de ses femmes.

Et répondant au reproche qui lui a été fait de ne pas avoir élevé la voix « pour enflammer les âmes à l’heure solennelle de l’Italie », il déclare avec justesse qu’en ce qui regarde les intérêts de la patrie, il se sent simplement l’égal de n’importe quel citoyen et qu’il lui paraît chose illicite de se prévaloir d’une autorité acquise dans le domaine de la science pour se donner de l’importance en tant que citoyen.

Mais cette sévère leçon n’a pas suffi à imposer silence aux importuns. Les coassements du marais nationaliste redoublèrent. Dans un article intitulé le Rôle de la Philosophie et publié dans le Marzocco, M. Gargano prétendit que le devoir de Benedetto Croce, était d’éclairer ses concitoyens, sur les motifs de leur propre conduite. Cette prétention d’exiger du philosophe qu’il motive suivant toutes les règles de la dialectique la plus rigoureuse des actions déterminées surtout par des sentiments et des impulsions qui n’ont rien à faire avec la raison est vraiment l’une des plus singulières et des plus burlesques qui soient. Donc, pour M. Gargano, tous ces gens qui partent en guerre ne savent pourquoi et demandent que le philosophe les justifie à leurs propres yeux et leur fournisse la conscience qui leur manque !

Dans les notes vives et spirituelles par lesquelles se terminent les fascicules de la Critica, Benedetto Croce lance des coups de patte de droite et de gauche, à Gabriele d’Annunzio, dont le discours prononcé à l’inauguration du monument de Garibaldi est bien l’amplification la plus enflée, la plus vide, la plus insipide que je connaisse, à Guglielmo Ferrero, qui, dans le Secolo, s’en prend à Hegel et retrace l’histoire de l’Hégélianisme en Italie, « l’histoire telle que Ferrero a l’habitude de la faire, toute simple parce qu’entièrement inventée ».

Ainsi Benedetto Croce fait le meilleur emploi qu’un philosophe puisse faire de ses facultés en ce moment : tenter de ramener à la raison les gens qui divaguent. La besogne est rude et, tout bien considéré, Croce aura plus à faire que le général Cadorna.

Heureusement, beaucoup d’intellectuels s’efforcent en Italie d’échapper à cette folie collective qui caractérise les époques de guerre, et gardent une âme ferme au milieu de la tourmente. On en sent les effets dans la résistance opposée à l’arbitraire. La récente protestation élevée contre la censure par un journal aussi modéré que la Tribuna de Rome est un excellent symptôme à cet égard, et les termes mêmes de cette protestation méritent d’être signalés.

Il devrait être permis aux journaux de discuter de ce qui ne regarde pas le secret des opérations militaires. Un pays fort, qui se trouve impliqué avec toutes ses ressources dans une lutte formidable, ne peut que tirer profit de ces discussions pondérées par lesquelles les gens vraiment compétents s’efforcent de porter leur contribution à l’œuvre commune.

On sent ici que les auteurs de la protestation ont eu surtout en vue l’exemple de l’Angleterre. Comme je l’ai fait remarquer déjà en d’autres occasions, ce sont les qualités des Anglais qui frappent le plus en ce moment les Italiens, qui sauront se les assimiler comme ils se sont assimilé certaines des qualités d’ordre et de méthode des Allemands.

À la suite de la protestation de la Tribuna, M. Salandra a publié une circulaire engageant les censeurs à modérer leur zèle. Cette circulaire, dont l’auteur cherche à concilier les inconciliables et à accorder des principes incompatibles, celui de la liberté d’opinion et celui du sacrifice tant spirituel que matériel des individus, à un but qui leur est imposé bon gré mal gré, est nécessairement ambiguë, dénuée de clarté, pleine de circonlocutions, encombrée de phrases qui disent et ne disent point. Mais au moins dénote-t-elle un souci de tenir compte de l’opinion publique et recommande-t-elle aux censeurs de s’entendre autant que possible avec les journalistes, et même à l’occasion de leur demander conseil.

Plus que les circulaires ministérielles, la résistance directe des écrivains soutenus par le public contribue à la défense de libertés dont les dirigeants font trop aisément fi en se couvrant du prétexte du salut commun. Il faut louer notamment à cet égard l’attitude tout à fait ferme des socialistes et de leur organe l’Avanti ! Décidés à ne pas plier, ils se refusent à maquiller la vérité et à mettre leurs opinions en poche pour faire plaisir aux réactionnaires qui considèrent la guerre comme leur propre triomphe et comme la défaite des idées de solidarité humaine et de communion des intelligences et des cœurs au-dessus des barrières artificielles des intérêts. Quand on supprime l’expression de sa pensée, l’Avanti ! publie comme article de fond quelqu’une des « petites fleurs » de saint François. Récemment, il réimprimait cette page exquise de la légende franciscaine ; Comment saint François, chemin faisant, expose au frère Léon en quoi consiste la joie parfaite. Relisez-la et vous verrez combien elle est de circonstance.

Jusqu’ici l’état-major italien avait tenu avec soin les journalistes à distance du front. Dans ces derniers temps, on leur a permis de s’approcher, mais le commandement a poussé la sollicitude jusqu’à leur fixer très exactement leur itinéraire et à dresser la liste des curiosités dont on leur offrirait le spectacle. Aussi leur voyage ressemblait-il singulièrement à une tournée Cook. Dans ces conditions il fallait la netteté de vision et la puissance d’imagination d’un Luigi Barzini pour donner une impression poignante de la lutte terrible qui se déchaîne dans la région des Dolomites, à l’ouest de Cortina d’Ampezzo, et que l’excellent écrivain a évoquée dans le Corriere della Sera du 4 septembre.

Mais en ce moment les plus intéressantes correspondances de guerre sont celles que Francesco Ciccotti envoie à l’Avanti ! Le député socialiste n’essaie pas, comme ses confrères, de montrer la guerre sous des couleurs romantiques, et il fait des observations intéressantes sur les choses qu’il est réellement à même d’observer de près, comme le caractère et l’état d’esprit des populations dans les régions où sévit la lutte.

Dans les parties du Trentin et du Frioul que les troupes italiennes ont occupées, la conscience nationale des habitants est des plus nébuleuses. L’accueil fait aux Italiens a été plutôt froid. Les raisons en sont multiples : beaucoup de gens se souviennent de ce qu’a coûté dans le Trentin, après le retour des Autrichiens, l’accueil enthousiaste fait à Garibaldi en 1866 et se montrent prudents par crainte que l’occupation ne soit pas définitive ; le peuple se trouve mieux matériellement, notamment au point de vue fiscal, sous les Autrichiens qu’il ne se trouverait sous les Italiens, d’autant plus que les Autrichiens ont favorisé particulièrement les régions qui confinent à l’Italie, en y faisant exécuter de grands travaux d’utilité publique et en pourvoyant même des localités perdues dans les montagnes de toutes sortes de commodités : bonnes routes, éclairage électrique, institutions sanitaires, etc. Sur la frontière du Trentin, beaucoup de gens vivent de la contrebande et comme le déplacement de la frontière ruinerait leur commerce, ils sont partisans des Autrichiens et mettent au service de leurs armées la connaissance profonde qu’ils ont de la montagne. Dans le Frioul la population est très mélangée et l’élément slovène qui s’est accru considérablement dans les dernières années, non seulement grâce à l’aide que le gouvernement autrichien a prêtée à son expansion, mais encore grâce à l’extraordinaire fécondité de ses femmes, fait à peu près équilibre à l’élément italien.

Dans l’Idea Nazionale, le journal des nationalistes, un écrivain proposait il y a quelque temps d’organiser des conférences dans les régions occupées, pour donner aux populations la conscience de leur italianité. Que d’ironie involontaire dans cette proposition inattendue !

Les ironistes malgré eux abondent du reste en ce moment, témoin M. Ferrero qui, surpris et complètement bouleversé par le déchaînement du conflit actuel, s’imagine que le monde entier a été aussi bouleversé que lui. À son avis, si j’en crois une interview publiée par le Giornale d’Italia du 4 septembre, on ne trouverait pas dans toute la littérature des quinze dernières années plus de deux ou trois écrits où se manifesterait le pressentiment du péril qui menaçait l’Europe. — M. Ferrero n’a-t-il donc vécu depuis quinze ans qu’en compagnie des Césars ?

Tome CXII, numéro 419, 1er novembre 1915 §

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Henri Welschinger : La Mission du Prince de Bülow à Rome. Bloud et Gay, 0 fr. 60 §

Tome CXII, numéro 419, 1er novembre 1915, p. 547-558 [542-543].

La substantielle brochure de M. Henri Welschinger sur la Mission du Prince de Bülow à Rome (décembre 1914-mai 1916) montre la suite d’alternatives qui aboutirent à la rupture de la Triplice. L’érudit publiciste juge ainsi le rôle de M. de Bülow à Rome : « Le prince s’était chargé, non seulement de maintenir l’Italie dans la Triple-Alliance, mais de l’amener à participer, d’une façon directe ou indirecte, à la guerre. Il a cru pouvoir parler et agir en maître, ourdir des intrigues, créer des pièges, renverser un ministère hostile à ses louches desseins, séduire certaines consciences par des millions et dominer l’opinion publique. Il s’est gravement trompé. » Le débarquement italien à Valona, coïncidant à peu près avec l’arrivée du prince de Bülow à Rome, n’annonçait pas, en effet, des négociations très faciles pour le diplomate. Il y avait là un des plus curieux chapitres de l’histoire diplomatique à écrire, et d’ailleurs, M. Welschinger, dans sa brochure de cent pages, paraît avoir écrit sur ce chapitre tout ce qu’on en peut écrire à ce jour. On saura, sans doute, diverses autres choses, plus tard : car enfin pourquoi n’y a-t-il pas de déclaration de guerre entre l’Italie et l’Allemagne, et pourquoi, en ce moment même, l’Italie n’envoie-t-elle pas cent mille hommes à Salonique ?

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Jules Destrée : En Italie avant la Guerre, 1914-1915. Préface de Maurice Maeterlinck. Van Oest, 2 fr. 50 §

Tome CXII, numéro 419, 1er novembre 1915, p. 547-558 [547-549].

Ce livre du député socialiste belge est un recueil d’articles écrits de novembre 1914 à juin 1915 et traduisant les impressions ressenties par l’auteur au cours des tournées de conférences qu’il fit en Italie, tantôt seul, tantôt en compagnie de Maurice Maeterlinck ou du député belge Georges Lorand. Ces conférences avaient pour but avoué de raconter aux Italiens les malheurs de la Belgique, mais tendaient d’une façon manifeste, bien que suffisamment voilée pour ne pas offenser les susceptibilités nationales, à les entraîner dans la lutte contre les empires centraux.

Écrites par un homme doué d’une grande sensibilité esthétique, ces impressions, où la beauté de la nature et des œuvres d’art tient une grande place en dépit des préoccupations souveraines de la politique, offrent un double intérêt. D’abord, elles nous montrent de façon vivante le côté généreux, spontané, expansif, primesautier, profondément humain, du peuple italien : on le voit, au cours de ces pages, s’exalter au récit des souffrances du peuple belge et accueillir ses orateurs à la fois avec un enthousiasme débordant et une sollicitude touchante. Maeterlinck, dans sa préface, nous décrit ces inoubliables séances où le talent oratoire de M. Destrée soulevait les foules jusqu’au délire et nous dit la façon charmante et délicate dont tous, jusqu’aux plus humbles, cherchaient à manifester leur sympathie pour la Belgique par les actes comme par les paroles.

D’autre part ce livre est intéressant au point de vue de la psychologie de l’auteur, d’autant plus intéressant que l’état d’âme qui s’y révèle ne lui est pas spécial, mais est commun à beaucoup de Belges exilés de leur patrie par la guerre. M. Destrée a quitté son arrondissement en août 1914, au moment où les Allemands y arrivaient ; il n’a pas vécu en Belgique sous la domination allemande, il ne parle de l’état de son pays depuis l’occupation étrangère que par ouï-dire ; il ne le voit pas simplement, tel qu’il est dans la réalité, il l’aperçoit à travers les brumes de son imagination exaltée, qui lui fait apparaître la Patrie sous des couleurs nouvelles, insoupçonnées, en une sorte de gloire mystique, comme une Terre promise. Quand il parle de la visite qu’il a faite sur le front en Flandre, c’est dans un langage religieux, presque biblique : « Et j’ai revu le sol sacré… » Ceci caractérise bien l’atmosphère qui règne dans certains milieux d’exilés, surtout à Londres, et qui est si différente de l’atmosphère âpre que l’on respire en Belgique, où prédominent les réalités de la lutte : lutte sans armes, mais qui n’en est pas moins douloureuse et acharnée, lutte de l’esprit qui se révolte contre la tyrannie, lutte quotidienne pour organiser la résistance et se défendre de la misère, lutte où tous se sentent étroitement solidaires, — lutte silencieuse surtout où l’on ne se dépense pas en paroles et où il n’y a pas place pour les discours.

Ce sentiment exalté et mystique de la patrie chez ceux qui l’ont quittée à l’approche de l’ennemi et n’ont vu les maux de l’occupation que de loin — c’est-à-dire sous des couleurs romanesques et exagérées — prend un caractère si exclusif qu’il les empêche de rien distinguer dans le conflit européen en dehors de la violation de la neutralité belge. Le sort inique et terrible de la Belgique est pour eux la seule réalité ; réparer et venger l’injustice commise à son détriment, le but unique auquel le monde entier devrait se sacrifier.

Ne vous attendez donc point à trouver sur l’état des esprits en Italie, dans le livre de M. Destrée, des considérations générales qui aient quelque valeur objective ou qui dénotent un sens, même approximatif, des proportions. M. Destrée, à qui la guerre semble avoir, comme à tant d’autres, apporté un oubli complet de son passé, ne comprend absolument rien à l’attitude du Parti socialiste italien et se montre on ne peut plus injuste à son égard, tant il est vrai que l’expérience que les hommes font de l’injustice ne suffit pas à leur enseigner de l’épargner à autrui.

J’ai dû relever moi-même, il n’y a pas longtemps, à propos d’un article de M. Destrée dans le Petit Parisien, l’une de ces interprétations malveillantes dont on retrouve malheureusement trop d’exemples dans ce volume. Et pourtant ce ne sont pas les occasions de s’éclairer qui ont manqué à M. Destrée. Dans une entrevue à Milan, Turati lui a dit des choses singulièrement justes et dont plusieurs ont déjà été confirmées par les événements, et il a rencontré par hasard en train un « ingénieur réaliste » dont certaines remarques incitent singulièrement à la réflexion. Parlant du sacrifice de la Belgique, cet ingénieur lui a demandé si les Belges n’avaient pas exagéré : après la résistance de Liège, l’homme le plus scrupuleux n’eût pu leur faire un grief de s’incliner devant une force évidemment supérieure. C’est de l’héroïsme de se sacrifier, mais si les individus ont le droit de disposer ainsi d’eux-mêmes, n’y a-t-il pas excès quand un gouvernement dispose d’un peuple, même pour une attitude sublime ?

M. Destrée a fait à son ingénieur la réponse la plus sage : Nous pouvions raisonnablement espérer, même après Liège, arrêter l’invasion à l’aide des renforts anglais et français ; il n’y a pas eu de Waterloo, parce que les Alliés ne sont pas venus assez rapidement à notre secours. Il lui a dit aussi : Nous avons été unanimes à vouloir la résistance, la résistance acharnée, et nul de nous ne le regrette, même à présent.

Les affirmations absolues, les généralisations inconditionnées correspondent rarement à la réalité. En quittant la Belgique à la fin d’octobre 1914 pour retourner à Paris, j’ai rencontré un Belge qui avait fui Anvers bombardé et s’était réfugié momentanément en Hollande : par un soir humide, dans le brouillard et la boue d’Amsterdam, il m’a conté longuement ses détresses, celles de ses compagnons d’infortune, les villages détruits, la fuite lamentable des humbles au long des routes, la détresse confuse de l’exil. Il m’a confié ses doutes et ses angoisses… — Il ne parlait point le langage de M. Destrée, mais il avait vu ce que M. Destrée n’a pas vu.

À l’étranger. Italie §

Tome CXII, numéro 419, 1er novembre 1915, p. 567-571.

Le mois dernier j’ai signalé l’attitude de Benedetto Croce vis-à-vis de la guerre et les singulières critiques auxquelles elle avait donné lieu, notamment de la part de M. Gargano, qui jugeait que le devoir du célèbre critique et philosophe italien eût été de corroborer de beaux raisonnements métaphysiques l’action guerrière de son pays. En lui répondant dans le dernier numéro de la Critica, Croce montre tout ce qu’il y a de faiblesse morale dans la conduite de ceux qui n’osent regarder la réalité en face et qui enjolivent de théories fantaisistes des actions que leurs mobiles véritables justifieraient beaucoup mieux.

Quand je lis les opuscules et les articles qui me viennent des pays alliés, et particulièrement de la France, et que j’y vois opposer au développement effectif de la force militaire germanique des théories vides sur les idéaux démocratiques et sur le règne de la paix et de la justice ; quand j’entends le russe Sazonoff lui-même répondre à la prise de Varsovie par un blâme à l’« abominable théorie de la force », une grande mélancolie m’envahit, parce qu’il me semble que ce sont là des signes de faiblesse, ou tout au moins l’indice que les esprits dans les pays latins et slaves ne sont pas à la hauteur des événements qui se déroulent. Serait-ce donc si pénible de dire simplement : — Nous Italiens (ou Français, ou Anglais, ou Russes, etc.) nous sommes Italiens (ou Français, Anglais, Russes, etc.) et puisque le cours des événements a fait entrer l’Europe en guerre, nous nous battrons jusqu’au bout et nous ferons tous les sacrifices pour notre patrie, quoi qu’il doive arriver. C’est la seule chose qui nous importe aujourd’hui et nous ne voulons rien savoir d’autre. — Y a-t-il philosophie plus belle et plus vraie que celle-là ? Et est-il nécessaire de l’agrémenter de bévues théoriques et historiques ? Je crois entendre Gargano me riposter : « Oui, puisque ces bévues répondent à un besoin des peuples en lutte. » Et cela est évident, car chaque chose qui arrive répond à un besoin, même le mensonge, même le balbutiement et la fourberie de l’écolier qui n’a pas appris sa leçon. Mais on ne peut en déduire qu’il soit souhaitable d’accroître le nombre des bévues ; et certes, quant à moi, je ne suis pas fait pour cette besogne et je déplore que dans d’autres pays mes collègues en philosophie s’en soient chargés, quand il leur eût mieux convenu de se taire. « Mais vous devez éprouver au moins le besoin de réfuter, pour le profit de tous, ce que vous appelez des bévues. » C’est ce que je fais, mais avec discrétion, parce que, comme je l’ai dit, ce n’est pas l’heure des maîtres d’école : il y a autre chose à faire : il faut vaincre pour l’Italie. Et celui qui ne peut coopérer directement à la victoire fait mieux de s’efforcer de s’appliquer aux tâches de la vie ordinaire et normale, comme l’ont fait et le font les Allemands, d’une part en prévision de ce qui arrivera après la guerre, d’autre part, par orgueil national, pour qu’il ne paraisse pas que la guerre ait fait perdre la tête à tout le monde.

Dans son intéressant ouvrage, intitulé Significato Bio-filosofico della Guerra (la Signification bio-philosophique de la guerre. Gênes, 1916), W. Mackenzie s’exprime dans le même sens que Croce. Il est erroné selon lui d’attribuer le déchaînement d’un vaste conflit comme une guerre européenne à certains individus ou à certains groupes restreints d’individus. Personne n’a voulu la guerre et tout le monde l’a voulue. Flagrante est l’erreur de Wundt, qui prétend que la guerre actuelle a été déterminée par le vil désir de gain et par les intrigues diplomatiques de ceux qui mènent la lutte contre ses conationaux, mais non moins flagrante, celle de Bergson qui, dans son célèbre discours académique, affirme que cette guerre est surtout une guerre de la matière contre l’esprit, — « et bien entendu l’illustre philosophe met tout l’esprit du côté des siens, toute la matière du côté de ses ennemis ».

Il importe moins en somme de savoir pourquoi une guerre a été déchaînée que de reconnaître qu’il y a toujours quelque chose de déchaînable et d’éviter tout ce qui pourrait artificiellement compliquer ou aggraver les raisons de conflits entre les peuples. Les hommes de science et les philosophes feraient mieux de se taire dans des moments comme ceux-ci que de faire des professions de foi politiques, qui n’ont d’autre résultat que d’accroître la haine entre les hommes, haine qui est le seul et le vrai ennemi à combattre. Telle est la thèse de l’auteur, qui fait remarquer avec justesse que la haine n’est pas un élément essentiel de la guerre : en effet « les individus ne participent pas à la guerre comme tels, mais comme instruments des organisations politiques respectives ». C’est ce que sent le bon peuple, qui fournit l’immense majorité des combattants : si on les laisse faire, les soldats, dans l’intervalle entre deux combats, fraternisent avec les soldats « ennemis ».

Au contraire les hommes d’étude qui restent chez eux voudraient enseigner au bon peuple qu’il faut haïr l’ennemi ; bon nombre d’entre eux le déclarent même carrément. Si l’opinion publique ne parvient pas à faire taire ces représentants autorisés de la « culture » d’une part, de la « civilisation » d’autre part, et si par malheur leurs discours gagnent un plus large crédit, nous assisterons à ce triste spectacle : nos biens les plus précieux, qui ont été acquis à grand-peine au cours du développement millénaire de notre espèce, menacés et détruits précisément par cette petite élite qui devrait être la plus jalouse de les défendre.

On retrouve la même note dans un excellent article de Quinto Tosatti : Guerre de civilisations ? publié dans l’édition politique de la Voce. L’auteur pose nettement le problème si misérablement faussé par les nationalistes sectaires de tous les pays.

L’élaboration de l’art, de la philosophie, de la science, est la tâche des différentes nations ; un peuple est destiné par ses aptitudes psychologiques à produire une forme donnée d’art ou de pensée, en un mot de civilisation ; mais le produit est quelque chose d’humain qui surpasse toute barrière nationale… Il n’y a pas une civilisation germanique opposée et supérieure à la civilisation latine, il y a une civilisation européenne avec ses éléments divers, mais coopérante et interdépendante, et aucune nation n’a le droit de s’arroger n’importe quel don comme son monopole exclusif : Spiritus ubi vult spirat.

L’auteur se moque avec raison des gens qui veulent faire remonter la responsabilité de la guerre à Kant ou à Hegel, voire à Luther ou bien à l’« infâme race allemande » entière, à l’instar de ceux qui chantaient autrefois « c’est la faute à Voltaire ». Il dénonce l’erreur d’opposer la latinité au germanisme au nom d’une prétendue race latine et montre tout ce qu’il y a d’analogue, comme esprit, au pangermanisme dans la propagande antiallemande. C’est un devoir, comme le dit Romain Rolland, « de contribuer, toutes les fois que nous le pourrons, à tout acte qui montre au milieu de la démence des hommes en lutte l’unité persistante de la pensée humaine et l’union secrète de ses meilleurs représentants ». À sa voix fait écho celle de Wilhelm Herzog, qui, dans le Forum de Munich, flétrit le manifeste des 93 intellectuels et oppose à ces charlatans de l’intelligence la grande masse du peuple qui souffre en silence.

Cet article de Tosatti est d’autant plus frappant qu’il est écrit par un homme qui a été dès le début, comme les autres collaborateurs de la Voce, partisan de l’intervention de l’Italie dans la guerre contre les Empires centraux. Joint à beaucoup d’autres manifestations du même genre, il montre qu’un grand nombre d’intellectuels italiens ont conservé leur sang-froid et n’ont pas abdiqué leur faculté de penser. Ce courage moral, cette fermeté au milieu de la tempête est la plus belle preuve de force intérieure que l’Italie donne en ce moment.

Cette force se manifeste aussi chez beaucoup d’écrivains par le fait de parler ouvertement même des événements les plus contraires à leurs vœux. C’est ainsi que la réunion de Zimmerwald, où les minorités socialistes des différents pays d’Europe ont renoué les liens rompus de l’Internationale et autour de laquelle la presse française a fait le silence hermétique que l’on sait, a préoccupé non seulement les journaux socialistes, mais des organes bourgeois aussi modérés que le Giornale d’Italia. Pour ceux-ci il était pourtant pénible de voir remettre en question la victoire la plus décisive et la plus incontestée de la guerre, celle remportée sur l’Internationale.

L’Avanti ! le quotidien du parti socialiste italien, comparant l’attitude des socialistes allemands et français en face du fait nouveau, oppose aux vives attaques auxquelles la réunion de Zimmerwald donne lieu dans la presse allemande le silence prudent observé en France.

En France, le reniement a été silencieux. Ce n’est pas pour rien que la franc-maçonnerie a des racines aussi profondes dans le sein du parti socialiste français. Et la méthode maçonnique est la même que celle des jésuites ; ne pas agiter les choses qui sont tranquilles. Faire le silence, le vide autour de l’ennemi. La discussion est toujours dangereuse. Discuter cela veut dire reconnaître. De là le mot d’ordre : la consigne est de ronfler. L’Humanité a profondément ronflé. Et en même temps que l’Humanité ont ronflé, dans le sommeil tranquille et béat de la plus profonde paix sociale, tous les journaux de la concorde. À part quelques rares voix dispersées, rien ne manque à l’harmonie vraiment édifiante et symptomatique de la presse républicaine.

Dans le même journal le député Oddino Morgari a raconté à plusieurs reprises des souvenirs de ses voyages faits en Europe et notamment en France pour préparer la réunion internationale des socialistes : on y voit l’attitude intransigeante du Bureau socialiste international qui non seulement refusa de participer directement ou indirectement à la réunion, mais même s’opposa à sa réalisation. À Morgari, qui affirmait qu’en présence du refus systématique des représentants officiels du socialisme les minorités restées fidèles à leurs principes se réuniraient entre elles, Vandervelde répondait : « Nous l’empêcherons. » Et à la veille de la réunion de Zimmerwald le parti socialiste unifié refusait non seulement d’y participer, mais même d’envoyer un de ses membres pour y assister en simple spectateur.

L’activité des socialistes italiens s’est manifestée dans ces derniers temps par deux campagnes intéressantes : l’une contre une société, qui, sous prétexte de zèle civique, et prétendant corroborer l’action des autorités dans l’application du décret gouvernemental relatif aux propagateurs de fausses nouvelles, décret regrettable parce qu’il pousse à la délation, rétablissait ces mœurs d’espionnage privé et de dénonciations anonymes qui empoisonnaient la vie au moyen-âge ; l’autre contre les « embusqués », qui, après avoir prêché à grands cris la guerre, restent tranquillement chez eux ou se casent en quelque poste sans danger, un type que nous connaissons aussi et dont j’ai mentionné à plusieurs reprises des exemples.

Il me reste à signaler, dans l’édition politique de la Voce, un curieux article de Tullio Colucci intitulé ; la Comédie des Plébiscites. L’auteur montre ce que les plébiscites, dans les questions d’annexions de territoire, ont en réalité d’illusoire et combien rarement ils sont l’expression sincère de la volonté collective. Les plébiscites, qui correspondaient à un état d’esprit romantique, furent de mode au temps de la formation de l’unité italienne. Il s’agissait alors de constituer l’Italie ; aujourd’hui elle existe et veut s’affirmer et se compléter. L’« irrédentisme » n’est qu’une question secondaire ; même s’il n’existait pas, l’Italie aurait dû prendre part au conflit, pour s’affirmer comme puissance européenne, pour s’assurer de meilleures frontières, pour n’être point vassale de l’Allemagne.

On voit combien cette théorie de la force, qui trouve la justification de son action en elle-même, offre d’analogies avec certaines doctrines professées en Allemagne.

Tome CXII, numéro 420, 1er décembre 1915 §

Lettres anglaises.
The « Paradise » of Dante Alighieri, an experiment in literal verse translation, by Charles Lancelot Shadwell, with an Introduction by John William Mackail, 12 s. 6 d., Macmillan §

Tome CXII, numéro 420, 1er décembre 1915, p. 721-726 [723].

Mr John William Mackail a composé une remarquable introduction pour The « Paradise » of Dante Alighieri, expérience de traduction littérale en vers tentée par Mr Charles Lancelot Shadwell.

À l’étranger. Italie §

Tome CXII, numéro 420, 1er décembre 1915, p. 761-766.

Bien naïf serait celui qui ne comprendrait pas encore aujourd’hui, après seize mois de guerre, qu’en dépit de toutes les phrases ronflantes la force prime le droit dans notre monde évolué et progressif comme aux époques que nos professeurs d’histoire nous ont appris à ignorer en nous parlant des ténèbres du moyen-âge. Il est même certain que c’est encore à la force brutale que se mesure dans l’ensemble la valeur des peuples et qu’un peuple grandit dans l’estime du monde en proportion des succès de ses armées.

L’Italie en fait l’expérience. Il suffit d’écouter ici les conversations pour se rendre compte du changement total qui s’est opéré dans l’opinion publique. On ignorait Thalie en France et ceux qui avaient visité le pays étaient ceux qui répandaient les idées les plus fausses sur ses habitants, pour ne les avoir vus que superficiellement et avec des idées préconçues. Aujourd’hui, l’on s’aperçoit pour la première fois de tout ce qu’il y a d’énergie, d’intelligence, de volonté chez le peuple italien ; on s’aperçoit de quel effort suivi la nation est capable, on constate que l’esprit d’organisation ne lui fait nullement défaut. Et soudain les vieux clichés qui depuis cent ans servaient à tous nos journalistes de lettres, à tous nos plus prolixes polygraphes, ont apparu tels qu’ils étaient en vérité, usés, truqués, ridicules et lamentables.

Les Italiens, qui ont conscience de leur énergie et qui se sont vite aperçus de l’effet que les manifestations militaires de cette énergie ont produit sur le monde, savent qu’ils ont acquis par là le droit de parler franc et haut et d’être écoutés. Ils ne s’en font pas faute. Ils ont notamment commenté sévèrement et sans indulgence le fiasco diplomatique anglo-franco-russe dans les Balkans. Le ton des journaux italiens les plus modérés et les plus proches des cercles gouvernementaux a été très caractéristique à cet égard. Dans la Tribuna de Rome, Rastignac (le brillant écrivain et avocat Vincenzo Morello), après avoir magnifié l’action de l’armée italienne et s’être moqué de ceux qui ne voyaient dans l’Italie que la « terre des morts » couverte d’« un amas de ruines glorieuses », continue en ces termes :

Cette médiocre littérature n’est plus de saison même pour la Grèce. L’olivier de Minerve, les violettes d’Athènes, la source de Callirrhoé, les abeilles de l’Hymette ne sont plus matières d’exportation rhétorique et sentimentale. Toutes ces choses ont servi trop longtemps en vérité aux banquiers grecs de Marseille et de Paris pour créer cet hellénisme dont les journalistes et les hommes politiques de France ont usé sans modération pour molester l’Italie, spécialement pendant la guerre libyque… Aujourd’hui tous les peuples de l’Europe sont en campagne, engagés dans la plus grande lutte qu’ait connue l’histoire de la civilisation humaine et l’on ne peut s’attarder aux petits artifices, aux petites astuces, au petit marché des souvenirs… Aujourd’hui il s’agit vraiment de guerre et non d’industrie politique. Il faut donc que chacun prenne ses positions comme le lui imposent la logique et la nécessité de la guerre, c’est-à-dire la logique et la nécessité des forces vives actuelles. Pour avoir suivi une autre méthode et une autre route, les puissances de l’Entente se sont trouvées dans les Balkans dans la situation désolante dont nous subissons les conséquences, nous aussi, les derniers venus.

Depuis longtemps, d’après Rastignac, l’Entente aurait dû comprendre quelle était la portée des dissensions entre Venizélos et le roi de Grèce et se rendre compte des véritables dispositions des Grecs, de leurs vastes ambitions, des raisons de leur méfiance vis-à-vis de la Russie et de l’Italie. La diplomatie franco-anglaise n’a pas tenu compte de l’état de l’opinion en Grèce et a perdu son temps en négociations dilatoires au lieu de prendre des mesures en vue d’une action que les circonstances devaient imposer. Au dernier moment, elle a offert quoi ? L’île de Chypre.

Mais Chypre doit paraître une offre dérisoire à qui vise à Constantinople et à l’Asie Mineure. Vraiment le Foreign Office n’a pas encore une idée exacte de la géographie de la Grèce, — pense-t-on sans doute là-bas au Pirée. Et l’on rit du don et du donateur.

Dans le Giornale d’Italia du 3 novembre, Gino Calza Bedolo tient un langage analogue. L’offre de l’île de Chypre à la Grèce n’est que le produit ingénu d’une politique tardigrade de compromis, qui peut mener à l’affaiblissement de la puissance britannique dans tout le monde méditerranéen et islamique. Le gouvernement anglais se défend en prétendant qu’il veut restituer la liberté et l’indépendance ethnique aux petits peuples et qu’il cède Chypre à la Grèce pour la raison même qui le porte à défendre l’autonomie de la Belgique. Mais une semblable politique conduirait logiquement au démembrement de l’Empire britannique. Pourquoi ne pas rendre en effet Gibraltar à l’Espagne, Malte à l’Italie, l’Égypte aux Égyptiens ? L’Angleterre est-elle disposée à y renoncer au nom de son idéal ethnico-démocratique ?

L’auteur insiste aussi sur le manque de préparation de l’action militaire reconnue nécessaire trop tard et au secours de laquelle, selon d’aucuns, l’Italie aurait dû accourir, pour réparer les fautes d’autrui.

Comme j’ai eu plus d’une fois déjà l’occasion de le montrer, on regarde la réalité en face, dans la péninsule. Dans un article très clair publié par l’Avanti !, le député socialiste Arnaldo Lucci a montré tous les avantages que l’Allemagne allait retirer au triple point de vue militaire, politique et commercial de la conquête de la Serbie et de l’ouverture de la grande voie directe de communication avec Constantinople et l’Orient.

Ne point répondre à des événements réels par de vaines déclamations, ne pas se dissimuler l’importance des obstacles que l’on a devant soi, avouer ses revers comme ses victoires, sont autant de manifestations de ce courage moral qui n’est pas rare aujourd’hui en Italie et qui se révèle, d’autre part, par la volonté des individus de ne pas abdiquer leurs convictions, leur idéal, leurs facultés critiques pour se confondre en une union amorphe assurée par l’inconscience commune.

On ne peut concevoir en Italie qu’un homme soit vilipendé pour avoir tenté d’élever son esprit au-dessus de la mêlée et pour avoir prononcé des paroles de générosité et de justice. Aussi la campagne menée ici contre Romain Rolland cause-t-elle aux Italiens une stupéfaction profonde ; ils ne comprennent pas qu’on exige de cet homme si humain qu’il renonce à son humanité, renie ses convictions, se prive des clartés de l’esprit et exprime une haine aveugle et frénétique qu’il ne ressent pas. Eux non plus ne la ressentent pas. L’un des écrivains qui dès le début de la guerre européenne a été partisan de l’intervention italienne contre les empires centraux, l’éminent professeur de l’université de Rome Giuseppe Borgese (dans Italia e Germania, recueil de ses articles du Corriere della Sera) rappelant le titre de son premier article : Adversaires de l’Allemagne sans haine contre l’Allemagne, écrit ceci :

Je le rappelle volontiers, parce que cet état d’âme ne m’est pas particulier, mais est aussi celui d’une quantité d’Italiens. Haïr n’est pas italien. Et si mes amis allemands m’ont mis au ban de l’Empire, ce n’est pas une raison pour que j’aille exploiter les sentiments francophiles d’une plèbe ignorante et crier des insultes contre le peuple d’où sont nés Kant et les maîtres de l’Homme nouveau. J’envie à l’âme allemande d’hier et d’aujourd’hui ses magnifiques élans de passion ; je voudrais qu’un peu de ce feu vienne enflammer nos esprits un peu affaiblis par certaines idées trop ressassées. Mais la vieille clarté de l’intelligence italienne m’est trop chère et je croirais avoir changé de patrie si, dans ma propagande en faveur de la guerre je me sentais le devoir de traiter l’ennemi avec une intolérance digne de l’Ancien Testament.

Dans son numéro du 7 novembre, le Marzocco, journal archinationaliste qui a poussé activement l’Italie à participer à la guerre aux côtés de la France, traduit la belle lettre envoyée du front par un instituteur français à Romain Rolland et dont la conclusion est celle-ci :

Que ceci vous prouve que vous ne vous étiez pas trompé en élevant au-dessus de la mêlée l’idéal permanent de la paix. En écrivant pour l’élite oublieuse, vous avez exprimé ce que la foule sent et veut, confusément, mais ardemment. Et votre idéalisme a été plus réaliste que les déclarations de vos ennemis.

D’autre part l’Avanti ! s’associant publiquement à la protestation qui réunit en France et dans les pays alliés ceux qui estiment que la lutte contre le militarisme prussien implique la lutte contre l’introduction de l’esprit et des méthodes de ce militarisme dans la vie civile, a publié un vigoureux article : In difesa di Romain Rolland.

Non ! personne en Italie ne pourra comprendre qu’on ait laissé insulter publiquement sous le régime de « l’union sacrée », dans cette France qui n’a pas perdu son ancien renom de générosité et d’idéalisme, l’un des meilleurs écrivains français parce qu’il se refusait à envelopper tout un peuple dans une haine aveugle et voulait garder, même vis-à-vis de l’ennemi, cette loyauté ; cette générosité qui furent les qualités légendaires de la chevalerie et qui font dédaigner la calomnie et le mensonge comme les armes des traîtres et des lâches.

Si l’Italie offre en ce moment des exemples exaltants de courage et de virilité, elle souffre d’autre part de toutes les misères inhérentes à la guerre. J’ai sous les yeux une série de lettres d’humbles qui décrivent leur détresse avec une simplicité touchante dans ce langage imagé et pittoresque qui a si souvent charmé tous ceux qui ont fréquenté là-bas certains milieux populaires.

Les populations de la côte de l’Adriatique sont particulièrement exposées et vivent dans l’angoisse. De Fano, une mère écrit à son fils qui réside à l’étranger :

Tu ne peux t’imaginer ce que je souffre par cette guerre ! Au plus petit bruit que j’entends la nuit mon sang se glace dans mes veines. Je ne te parle pas de notre peur le jour où ils ont bombardé la ville à quatre heures du matin. Au pont della Zilla les femmes se sont enfuies de leurs maisons en chemise, en serrant sur leur poitrine leurs enfants en pleurs.

On vit dans un état d’anxiété impossible à dire…

Autre lettre, même accent :

Cher frère, aujourd’hui Dandolo a pris l’habit militaire. Si tu l’avais vu pleurer, il faisait pitié et il semble qu’on l’enverra bientôt à la frontière, où se trouve Normato. Si tu entendais les lettres que celui-ci écrit ! Cela fait pitié ce qu’il souffre de sommeil, de fatigue, d’émotion, et ce qu’il voit. Et cependant il ne combat pas encore, il transporte les vivres… Je ne puis te décrire la peur de maman : la nuit, on ne dort jamais. Ce matin encore on disait que les navires étaient là ; nous nous sommes tous levés, et puis il n’en a rien été, tu comprendras l’épouvante de maman, quand cela arrive elle ne comprend plus rien…

Et la misère ! Les barques de pêche ne se risquent plus au large. On ne gagne presque plus rien, les allocations sont minimes (60 à 70 centimes par jour pour les femmes des mobilisés), les aliments de première nécessité sont excessivement chers. Chaque jour on entend parler de mort et de blessés.

Le cousin Giovanni a déjà senti l’odeur des bombes autrichiennes ; il est maintenant à l’hôpital avec une main mise en pièces par une bombe ; tu ne pourrais t’imaginer que de larmes coulent dans toutes ces familles, et nous avons aussi ici tant d’autres malheureux envoyés de la zone des armées dans l’intérieur. On ne sait où les caser ; il n’y a pas de travail ; tous ces gens chassés de leur maison après que tous leurs plus chers sont partis pour la guerre, vieillards, femmes et enfants sans refuge, souffrant la faim.

Une mère jette ce cri poignant : « On prend toutes mes chairs » (tous mes enfants).

Il y a des gens qui passent à côté de telles douleurs sans trouver d’autres paroles que celles des officiers allemands en Belgique : « C’est la guerre ! »

À l’étranger.
Le socialisme allemand s’après une lettre d’un professeur d’Université italienne §

Tome CXII, numéro 420, 1er décembre 1915, p. 743-774 [766-768].

On sait qu’il existait à Bruxelles avant la guerre un Bureau socialiste international. Or, la Direction du Parti socialiste officiel italien, ainsi que du groupe socialiste parlementaire, ayant chargé le député Morgari de reconstituer cet organisme détruit par l’invasion allemande et ce projet n’ayant pas abouti, M. Morgari a cru devoir reprocher à M. Vandervelde une tiédeur que celui-ci s’est empressé de nier. À cette occasion, un professeur de l’Université de Gênes et ex-membre du Parlement, M. Bossi, a adressé à M. Morgari l’intéressant document suivant, qui méritait d’être mis en notre langue :

Mon cher Morgari. Je lis aujourd’hui la rectification de M. Vandervelde suivie de ta réponse, relativement à la besogne réalisée par le Bureau Socialiste International. Permets qu’avec cette franchise dictée par notre sincère et déjà vieille amitié je t’expose en public et brièvement mes impressions.

J’ai conscience de devoir accomplir cet acte surtout comme Italien, ami et admirateur — aujourd’hui plus que jamais — de Vandervelde, qui a donné au monde prolétaire et socialiste le plus admirable exemple de courageuse conformité aux principes que nous croyions animer et qui eussent dû animer l’idéal socialiste. Je dis : que nous croyions animer, parce que pour tous les honnêtes et loyaux militants du parti socialiste, l’on ne peut pas ne point admettre que la social-démocratie allemande — et les deux ou trois exceptions de Liebknecht, Rosa Luxemburg et Clara Zetkin ne sauraient influencer le jugement — apparaît désormais d’inéluctable sorte comme la plus grande et la plus criminelle responsable des conditions tragiques où se trouvent actuellement les peuples de l’Europe, assiégés par la barbarie la plus atroce que l’Histoire ait jamais connue, la barbarie teutonne.

Et il n’est pas besoin de longues démonstrations pour prouver une assertion qui, a priori, pourrait apparaître, surtout — excuse cette épithète — aux mystiques du socialisme, desquels tu es, une énormité. Les socialistes allemands, avec leur puissante organisation, qui comprend 1 120 000 adhérents, 3 000 000 de syndiqués, 4 339 000 électeurs, 110 députés sur 397, un budget de 75 000 000 de marks et une réserve d’autant — c’est la fortune des syndicats —, les socialistes allemands avaient réussi à se faire passer dans le monde pour les pionniers et maîtres du camp socialiste, et, à ce titre, à s’imposer dans les différents Congrès, ainsi que je l’ai personnellement constaté au Congrès International d’Amsterdam.

Profitant de cette supériorité morale, ils prêchèrent hors de leur patrie et firent appliquer avec la plus extrême rigueur près des autres nations européennes — c’est là, précisément, qu’est l’affreuse trahison — la lutte pour la diminution des dépenses militaires, la préparation au désarmement, la paix internationale, la fraternité des peuples, imitant en cela et même surpassant en hypocrisie leur Kaiser, lequel sut si bien tromper le monde qu’il y a deux ans il avait été candidat au prix Nobel ! Mais, en même temps, ces froids calculateurs assistaient, avec la ruse caractéristique de la hyène, à la plus terrible et monstrueuse préparation militaire tendant à s’assurer la maîtrise du monde. Et, de la sorte, ils aboutissaient artificieusement à asservir au régime militariste de leur Empereur la totalité du prolétariat allemand, absolument comme le centre catholique lui avait asservi le catholicisme, et comme lui étaient asservis les maîtres de la Kultur, les intellectuels, les étudiants, les industriels, les commerçants, leurs dépendants, le clergé protestant et tous les croyants. Avec, cependant, cette différence énorme, effroyable que seuls les socialistes, par leur caractère international, ont pu paralyser l’œuvre défensive du prolétariat des nations destinées à l’invasion, au sac, à la terreur.

Et c’est ainsi que, lorsque vint le jour regardé comme le plus propice pour la consommation du grand crime prémédité, la Russie, la France, l’Angleterre, la Belgique, l’Italie se sont trouvées non préparées et par suite la facile proie, non de l’audacieux brigandage tudesque, mais de la trahison, de cette trahison que l’inique, l’effrontée « Kultur » allemande a cherché, par une tartuferie sans nom, à rejeter sur les autres peuples. Les faits sont irréductibles et je défie quiconque est réellement de bonne foi — comme je crois que tu l’es — de les démentir.

Or s’il en est ainsi, n’es-tu pas d’avis que tu viens de jeter à la face de Vandervelde une réplique d’aspect absolument sinistre, à ce Vandervelde qui, en union avec son pays, représente à cette heure dans le monde la plus grande victime de ce socialisme international, auquel tous, moi compris, nous avions, en lui accordant une foi aveugle, donné le meilleur de nos-énergies ? Quoi que disent, ou que fassent, les sociaux-démocrates allemands et austro-allemands — exception faite d’une véritable révolution qui remettrait leur maison à neuf, et serait leur seule ancre de salut — ils sont et seront éternellement condamnés par l’humaine justice, par les honnêtes gens de l’univers entier, comme les auteurs de la plus horrible, vile, basse félonie de peuples que connaisse l’Histoire, et ce ne sera que raison que leurs actes ne puissent rien réparer, et ne puissent être interprétés que comme une continuation de leur hypocrite perfidie !

La social-démocratie allemande et austro-allemande et celle de leurs paladins — de leurs paladins : souviens-t-en et que s’en souviennent l’Avanti ! et la Direction du Parti italien — n’ont plus rien à voir avec cet idéal socialiste sacré pour lequel tous les autres peuples — à l’exception du tudesque — luttèrent pendant des années, en donnant une merveilleuse preuve de sacrifice et d’abnégation.

Et comme je vois que tu t’agites tant parce que Vandervelde n’aboutit pas, ou ne contribue pas à réunir le Bureau Socialiste International — tant souhaité, et pour cause, par les Allemands ! — je me permettrai de te demander pourquoi tu ne t’es pas pour le moins autant agité pour faire réunir, il y a de longs mois, l’hiver dernier, le Congrès socialiste national, réclamé avec une si vive insistance par beaucoup d’autres que moi-même ? Une telle réunion s’imposait avant tout à la conscience des dirigeants du parti, qui devaient sentir la nécessité d’interpeller toutes les organisations sur la ligne de conduite à tenir au moment le plus tragique de l’histoire des nations, au moment où l’Italie devait entrevoir sa grande mission de tutrice de la liberté des peuples et de la civilisation véritable, je dirai plus : de l’avenir de l’humanité. Si ce Congrès avait été réuni — et l’on pourrait encore le réunir, pour en finir avec l’hypocrisie et la trahison intérieure — tout autres eussent été les voies suivies par le parti socialiste italien dit : officiel, qui doit aujourd’hui subir le reproche d’avoir accompli une œuvre néfaste d’appauvrissement de la conscience nationale.

L.-M. BOSSI.

De ce précieux document, dont l’ensemble concorde avec l’universalité du jugement socialiste non allemand ni austro-allemand, que faut-il conclure ? Que l’heure n’est plus au socialisme international. Quant aux autres, les socialismes nationaux, ils ne se portent guère mieux, à l’instant présent. Qui vivra verra…