Mercure de France

1916

Articles du Mercure de France, année 1916

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Edoardo Cavan (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome CXIII, numéro 421, 1er janvier 1916 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CXIII, numéro 421, 1er janvier 1916, p. 134-140 [140].

[…]

Revue Bleue (6 novembre) : […] M. A. Maurel : « Le Point de vue italien. » […]

Le Correspondant (25 novembre) : […] M. E. Lémonon : « L’Emprise financière allemande en Italie. » […]

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Charles Vellay : La Question de l’Adriatique, Librairie Chapelot, 1 fr. §

Tome CXIII, numéro 421, 1er janvier 1916, p. 155-166 [164-165].

La Question de l’Adriatique, qu’étudie M. Charles Vellay dans un volume de la même collection Chapelot, est en somme beaucoup plus délicate que celle d’Alsace-Lorraine, puisque, l’intérêt des Habsbourg négligé, il restera à concilier celui des Italiens, des Slovènes, des Croates, des Serbo-Monténégrins et des Albanais. Si nous appliquions le principe du consentement des peuples, que nous devrions appliquer, car il est notre raison d’être morale, l’Italie devrait s’abstenir de toute annexion ; même à Trieste et à Fiume, l’élément italien a à peine la majorité, et d’ailleurs l’intérêt de Trieste serait de rester le débouché de toute la région danubienne, qui est slave, et non de devenir le dernier port sans hinterland de la région italienne. La sécurité même militaire de l’Italie ne serait nullement menacée par les quatre petits royaumes de Croatie, de Serbie, de Monténégro et d’Albanie. Mais notre sœur latine a, elle aussi, ses souvenirs historiques dont le poids l’entraîne, et elle voudrait se conquérir l’ancien domaine de la République de Venise ; elle voudrait même occuper définitivement Valona, à l’entrée du canal d’Otrante, qui ne lui a jamais appartenu, et peut-être est-ce le prix qu’elle mettra à sa marche au secours des Serbes. N’abandonnons pas tout espoir de la voir s’en tenir à la modération et au respect d’autrui ; des engagements pris par les petits royaumes d’en face peuvent lui donner toute garantie et lui assurer une autre maîtrise de l’Adriatique que quand les dreadnoughts de Franz-Josef croisaient dans les eaux dalmates. Il ne restera plus qu’à prêcher les mêmes vertus aux Illyriens d’en face, et à veiller à ce que les Slovènes n’empiètent pas sur les Allemands, ni les Croates sur les Hongrois, ni les Serbes sur les Albanais qui vont assez loin dans l’intérieur de la péninsule. Ce petit État albanais, quoique créé par le machiavélisme des Habsbourg et des Hohenzollern, était vraiment sympathique et l’Europe se devrait de le protéger contre l’avidité de ses voisins. Si la Grèce avait été digne d’elle-même, on aurait pu la récompenser en lui donnant le protectorat de ces vieux Pélasges ; à son défaut, un condominium serbo-italien sous le contrôle des autres Alliés pourrait être envisagé, en attendant que les Albanais sachent vivre d’une vie indépendante et pacifique.

Tome CXIII, numéro 422, 16 janvier 1916 §

Échos.
L’Exposition Gino Severini §

Tome CXIII, numéro 422, 16 janvier 1916, p. 376-384 [384].

L’exposition Gino Severini (Première exposition futuriste d’art plastique de la guerre et d’autres œuvres antérieures) sera ouverte à la Galerie Boutet de Monvel (18, rue Tronchet) du 15 janvier au 1er février. On y verra de la peinture, des dessins et des dessins colorés. L’exposition sera inaugurée par une conférence de l’artiste : Les arts plastiques d’avant-garde et la science moderne, dont voici l’argument : 1° Origine physique de l’émotion esthétique ; 2° la vie fragmentaire, ultrarapide et prismatique, milieu de perception ; 3° analogies plastiques, synthèse plastique des idées, nouveau symbolisme plastique.

Tome CXIII, numéro 423, 1er février 1916 §

Symbolisme plastique et symbolisme littéraire §

Tome CXIII, numéro 423, 1er février 1916, p. 466-476.

Si la physiologie humaine et son produit l’intelligence sont immuables, la psychologie, étant relative au contenu variable de l’intelligence et aux transformations de la vie extérieure, n’est pas immuable.

Les grands événements intellectuels modifient graduellement notre notion de l’Univers, et tous les éléments de notre civilisation.

Depuis l’invention de la vapeur et la découverte du magnétisme, cette force initiale de la vie, la vie intellectuelle et sociale entre dans une ère nouvelle.

Tout cerveau doué d’un peu d’activité se rend bien compte de cela.

Ce qui est plus difficile à admettre, surtout pour les personnes « instruites », c’est qu’à cette nouvelle vie intellectuelle et sociale puissent correspondre une éthique et une esthétique nouvelles.

Cependant l’idée du beau et l’expression de cette idée ne peuvent qu’être relatives à notre vie intellectuelle et sociale et par conséquent à notre psychologie.

La philosophie en général et surtout la philosophie scientifique, la science en général et surtout cette dernière époque de la Science qui commence par la loi de constance originelle de Quinton, ont ouvert des horizons nouveaux à la perception des artistes modernes.

La philosophie scientifique et la méthode des découvertes scientifiques de Quinton nous apprennent à regarder les phénomènes dans leur finalité qui est la vie, et nous expliquent cette vie selon les lois cosmiques, physiques et chimiques qui règlent l’Univers.

Le phénomène est donc relié à l’Univers.

Nos yeux ne sont plus capables de s’arrêter sur un objet isolé, mais nous voyons à la fois les objets ou corps qui l’entourent.

Comme les atomes s’influencent et se compénètrent (Boscovitch, Copernic, Newton, etc.), les corps s’influencent et se compénètrent.

L’idée que l’objet fait jaillir dans notre pensée, intensifiée simultanément par le souvenir et l’imagination, tend par ses subdivisions prismatiques vers l’infini, et se multiplie.

La sensation s’identifie dans l’idée, car à la vue d’un objet, ou au toucher d’un objet, correspond simultanément une idée-image de cet objet.

Par conséquent, nous ne donnons pas l’objet, mais l’idée-sensation-image que l’objet provoque en nous ; nous ne donnons pas la cause, mais l’effet, la finalité, et nous rattachons cette finalité à la vie universelle.

L’artiste, en s’ajoutant à la nature, comme disait Bacon, en augmente l’action intensive et expansive.

En d’autres termes, il reconstruit l’Univers selon une nouvelle architecture en accord avec notre psychologie.

Toutes les civilisations, toutes les esthétiques, toutes les philosophies n’ont fait que cela, disait justement Remy de Gourmont ; en effet, à chaque civilisation correspond toujours une esthétique.

§

La Littérature a devancé les arts plastiques en exprimant une esthétique correspondante à notre psychologie moderne.

L’expression de cette esthétique, en accord avec cet idéalisme qui a ses racines profondes dans la vie de la matière, nous la trouvons, à son commencement, dans Mallarmé et dans les poètes symbolistes.

C’est pourquoi nous avons trouvé chez les poètes modernes de la sympathie, de la compréhension, et la meilleure critique.

Car l’œuvre plastique correspondante à l’œuvre poétique de Mallarmé nous l’avons seulement aujourd’hui.

L’éducation de l’œil, contrairement à ce que pense Remy de Gourmont, ne s’étant pas accomplie parallèlement à celle de l’intelligence, les personnes qui comprennent les poètes symbolistes ne comprennent pas toujours notre art équivalent.

L’esprit critique de Remy de Gourmont lui-même, quoique averti au maximum, est tombé dans l’erreur en faisant un parallèle entre la conception esthétique de Mallarmé et la technique instinctive de Claude Monet.

Ce parallèle entre Mallarmé et Monet est impossible, car il n’y a entre eux qu’une analogie purement technique.

Mallarmé voyait et pensait ; Monet voyait seulement. Mallarmé tendait vers la création ; Monet restait dans les limites d’un art morphologique.

Les mots, choisis par Mallarmé selon leur qualité complémentaire, et employés par groupes ou séparés, constituent une technique pour exprimer une subdivision prismatique de l’idée, une compénétration simultanée d’images.

Il y a là toute une esthétique qui n’est pas seulement, comme dit Remy de Gourmont, le résultat « d’un excès de délicatesse, d’un excès d’art », mais qui est plus véritablement relative à une sensibilité, à une psychologie tout à fait nouvelles, quoique pas entièrement affirmées.

Les impressionnistes balbutiaient à peine un langage nouveau dont Mallarmé seul commençait à concevoir l’architecture.

Au divisionnisme des idées de Mallarmé, exprimé techniquement par le divisionnisme des mots, ne correspond, chez les peintres impressionnistes, que le divisionnisme instinctif des couleurs.

En effet, Claude Monet et les impressionnistes n’arrivèrent jamais à réaliser dans la forme l’évolution qu’ils avaient réalisée dans la couleur.

Ils restent cependant les premiers peintres ayant adopté une idée de Mouvement Universel dénuée de toute religion, de tout sentiment allégorique ou mystique. Ils sont des innovateurs.

Mais la continuation ou solidification de l’impressionnisme devait s’accomplir plus tard, après la période de transition des néo-impressionnistes et postimpressionnistes.

Il faut considérer également comme une période de transition cette époque de réaction à l’impressionnisme pendant laquelle Derain, Picasso et Braque, en développant une des tendances de Cézanne, initièrent une compréhension solide et géométrique du monde extérieur. Cette recherche des formes est, cependant, une des origines de la nouvelle esthétique qui atteindra plus tard le niveau de Mallarmé.

Picasso et Braque, par cette analyse de la forme, arrivèrent au « divisionnisme de la forme ».

Guillaume Apollinaire, dans son livre sur le Cubisme, appelle le cubisme de Picasso et Braque « Cubisme scientifique ».

Et en effet Picasso, en décomposant un objet pour le reconstruire selon une idée individuelle de la réalité, procède esthétiquement comme Berthelot procédait chimiquement dans sa décomposition d’un corps organique et reconstruction de ce même corps.

Mais je trouve cette classification définitive un peu hasardeuse. D’autant plus qu’un ou plusieurs points de contact avec des méthodes scientifiques ne rendent pas nécessairement l’œuvre d’art scientifique.

Lorsque, dans mes recherches personnelles, je faisais pénétrer une table dans une personne, un objet dans un autre objet, je découvrais une loi esthétique, continuation logique de l’impressionnisme, parallèle à celle de Boscovitch et de Copernic sur l’influence réciproque des atomes et la formation de la matière.

Le « divisionnisme des formes », auquel j’aboutissais nécessairement par un autre chemin que celui de Picasso et Braque n’avait pas moins son équivalent dans la Science, malgré qu’Apollinaire se soit plu à me classer parmi les Cubistes instinctifs.

Que mon ami Apollinaire me permette d’exprimer ma pensée sur toutes ces classifications en isme qui embrouillent singulièrement les choses. Je pense qu’elles sont plutôt nuisibles au point de vue du public et de l’artiste lui-même.

Il y a une tendance générale à voir le monde extérieur selon un nouvel idéalisme basé sur la vie de la matière, et à exprimer cet idéalisme par une technique libre et individuelle qu’on appelle : divisionnisme des formes et compénétration des plans. C’est tout.

Dans cette expression, comme chez les poètes symbolistes, il y a des artistes qui vont plus loin dans la création et d’autres qui ne savent se détacher complètement de la réalité de vision. Il y a des talents dans lesquels le raisonnement prend la plus grande partie, d’autres dans lesquels la sensibilité joue le rôle principal. Cela, comme dans toute chose, est variable selon la valeur de l’artiste. Il est impossible d’établir des règles générales sur ces points instables.

§

Le divisionnisme des formes et la compénétration des plans permettent au peintre moderne de donner du Mouvement Universel ses éléments essentiels : la force de gravitation — la force d’attraction — et la force de répulsion.

Notre sensibilité et notre intelligence perçoivent et dirigent ces forces constituant la vie de l’objet.

La tendance qui caractérise les peintres futuristes est celle d’exprimer une synthèse de ses forces combinées ; c’est-à-dire la vie ou mouvement de l’objet à son maximum d’intensité et d’expansion. Ils ont apporté dans la perception plastique le sens de la simultanéité.

Le nouveau réalisme exprimé par cette esthétique ne se base pas sur des abstractions, comme certaines recherches individuelles tendraient parfois à le faire croire.

Ce réalisme, qu’on pourrait appeler : réalisme idéiste, en adoptant cet adjectif si exact de Remy de Gourmont, s’identifie dans le mouvement universel qui ne peut pas être abstrait.

La base de l’art plastique d’aujourd’hui étant cette idée de mouvement universel, je crois utile d’éclairer cette idée le plus possible.

Je pense que vouloir abstraire le mouvement signifierait lui attribuer une origine indépendante, peut-être un peu littéraire et non purement physique. Il me semble qu’il est impossible de séparer le mouvement de l’objet ou corps qui nous en donne la perception. Le mouvement n’est pas une qualité, mais une synthèse de toutes les qualités. On pourrait appeler : continuité cette somme de toutes les qualités de l’objet. Le mouvement, comme le temps, dans lequel il s’identifie, est une continuité. Analyser cette continuité signifierait tuer la vie de l’objet, arrêter son mouvement, le diviser en un nombre d’instants successifs.

L’hypothèse d’une abstraction du mouvement, c’est-à-dire la possibilité de séparer le mouvement du corps où il réside, est, selon moi un non-sens antiplastique, comme l’hypothèse d’un mouvement relatif.

Ou bien il faut sortir du champ de l’art plastique et rentrer dans celui de la science mécanique. En ce cas, le mouvement peut être absolu ou relatif.

Mais ce mouvement scientifique n’est pas le dynamisme universel ou vie.

On a souvent confondu ces deux mouvements : le mouvement ou dynamisme universel et le mouvement scientifique ou déplacement.

Cette erreur a été engendrée, en partie, par les sujets de quelques tableaux futuristes et cubistes, où des corps en déplacement étaient représentés.

Ce déplacement a été appelé par quelques peintres futuristes : « mouvement relatif », ce qui ne fait qu’entretenir dans l’erreur et produire toutes sortes de malentendus. On a même fait un parallèle entre nos recherches et le cinématographe !…

Ce mouvement scientifique ou déplacement ne peut être considéré par nous que comme une qualité de l’objet, et comme tel ne peut pas non plus être abstrait. Prenons par exemple la vitesse d’une automobile. L’idée image de cette vitesse, qui est spécifique et non générale, « représente » une qualité de l’objet automobile. Abstraire cette qualité veut dire la séparer des autres qualités de l’objet dont la somme constitue, comme je disais plus haut, son mouvement universel ou vie. Cette opération de l’esprit est une analyse qualitative, mais toujours analyse, et la logique de notre esthétique veut que nous concevions le mouvement dans son tout, qui est l’étendue même.

D’ailleurs, cette analyse qualitative est, peut-être, dans la compétence de la « spéculation », mais non dans celle de la « représentation » esthétique. La vitesse, comme toutes les qualités d’un objet, n’existe pas en elle-même pour le peintre, car nous ne pouvons pas représenter plastiquement la vitesse de l’automobile, mais l’automobile en vitesse.

Par conséquent, notre réalisme, tout en étant le résultat de l’élément idée et de l’élément expérience sensorielle, et malgré qu’il soit exprimé souvent par des formes géométriques, n’est pas une abstraction.

Quant à ce choix de corps qui se déplacent, il ne faut pas y voir un système ni une nécessité absolue.

Cette préférence pour des trains ou automobiles en marche, ou pour des danseuses, ou des boxeurs, football, etc., dérive bien souvent d’une facilité de recherche, et, chez les futuristes particulièrement, elle est le résultat de ce besoin de donner la réalité dans son aspect le plus typique, le plus essentiel, et au maximum de son action.

Ce besoin, qui nous a fait revenir au sujet, est dans notre psychologie une conséquence de la vie moderne, et une conviction éthique.

Mais cela n’implique pas la nécessité de s’abstenir de peindre les corps qui ne se déplacent pas et qui sont pourtant en mouvement. Car le mouvement universel réside aussi bien dans une chaise que dans un cheval qui trotte.

§

L’œuvre plastique des cubistes en général semble, par contre, exprimer surtout, du mouvement universel, la force de gravitation.

Cela a fait croire à des théoriciens simplistes, prêtant à des recherches momentanées le caractère d’une tendance, que les cubistes voulaient percevoir la réalité selon ses quantités intégrales et nécessairement à l’état statique.

C’est là une erreur grossière. D’abord il n’existe pas une réalité statique ni un art statique. (Méfions-nous des mots qui font bien.) Il n’existe pas une réalité statique, car même un cadavre sur lequel nos yeux se posent prend immédiatement la vitalité que notre pensée lui imprime. Ensuite, il n’existe pas d’art statique, puisqu’une peinture digne de ce nom est toujours un organisme vivant, dans lequel une concurrence continuelle de formes et de couleurs établit un mouvement ou vie subjective.

Évidemment, s’il y avait équilibre dans cette concurrence, la peinture serait statique, c’est-à-dire sans vie, et alors inexistante. Ce n’est pas le cas de Picasso ou de Braque, ni de quelques-uns de leurs continuateurs qui, chacun selon leur valeur, tendent vers une reconstruction réaliste du monde extérieur.

Sans doute, parmi les continuateurs de Picasso et de Braque, comme parmi les futuristes, il y a de fâcheuses tendances à systématiser. Pousser en ligne droite jusqu’aux extrêmes limites de l’absolu une intuition ou une vérité, c’est s’exposer aux plus absurdes conséquences. Le « système » est d’ailleurs un cercle fermé dans lequel toute vérité dépérit et meurt.

Ainsi, en exagérant cette base impressionniste de renfermer dans le tableau des simples valeurs plastiques dénuées de toute signification non purement picturale, les cubistes tombèrent souvent dans une exaltation de la « forme pour la forme ». Cela implique une compréhension païenne de la vie, parallèle à la contemplation de la forme pure de Schiller.

Avec les impressionnistes, le sujet prenait une importance relative ; avec les cubistes, le sujet n’a plus aucune importance.

Un peintre cubiste de grande valeur voulait me persuader un soir que même le Colisée romain pouvait être un sujet de tableau. Cela n’empêche que ses sujets de tableaux sont toujours des objets familiers, mais des objets d’aujourd’hui.

Les futuristes, en continuant l’esthétique de l’impressionnisme jusqu’au style, proclament la nécessité du sujet, et du sujet moderne. Les plus récentes expositions aux « Indépendants » prouvent que tous les peintres d’avant-garde commencent à rentrer dans ce point de vue.

En effet, la sensibilité d’un artiste moderne sera à peine mise en éveil par l’admiration d’une grande œuvre du passé (admiration qui n’est pas de l’émotion esthétique), tandis qu’elle sera mise en état d’émotion-création par une œuvre moderne frémissante de la même vie que nous vivons.

L’artiste d’aujourd’hui n’est pas le spectateur, le contemplateur, le rêveur païen ou chrétien ; il doit avant tout vivre, et c’est sa vie physique, la vie de tout l’Univers, qu’il renferme dans son œuvre.

Notre art moderne, par sa tendance vers l’universalité, a des rapports avec l’art des primitifs catholiques. Comme eux, nous nous exprimons par des formes synthétiques inspirées par notre vie spirituelle ou intellectuelle plutôt que par la réalité de vision. Nous différons d’eux en ce point capital : l’Universalité des peintres catholiques était une conséquence du mysticisme religieux et d’un théisme presque totalement disparu. Notre Universalité dérive du sens direct de la vie que nous possédons par la science et la philosophie scientifique.

§

Une de mes premières toiles futuristes, « la Danse da Pan-Pan à Monico », dans laquelle je faisais participer les formes des choses au mouvement des formes humaines, fut appelée par le peintre Dufy : « peinture unanimiste ». À ce moment-là j’ignorais la signification exacte de l’unanimisme ; ma recherche de mouvement étant presque inconsciente. Plus tard je n’ai trouvé dans ce nouveau point de contact entre la littérature et la peinture qu’une confirmation et une certitude.

Ce mouvement, que nous prêtons aux objets, et qui est notre propre mouvement, peut parcourir, sur les ondes hertziennes de notre sensibilité-intelligence, tout l’Univers. Nous pouvons, par la volonté, par le souvenir, et par l’imagination, lancer nos sensations-idées non seulement à travers les êtres et les choses d’un même milieu-ambiant (1re époque futuriste : Objet + Ambiance), mais à travers tous les corps de l’Univers (2e époque futuriste : Objet + Univers).

J’ai compris qu’une idée-sensation pouvait se continuer, par ses affinités ou analogies, jusqu’à son contraire ou différence spécifique, en regardant les vagues de la mer qui persistaient à me donner l’idée-image d’une danseuse.

Je m’explique par un exemple. Les contrastes de formes et de couleurs appartenant à la perception de la réalité danseuse peuvent être retrouvés, par affinité ou par contraste, dans le vol spyralique d’un aéroplane ou dans le miroitement de la mer.

Voilà les deux termes de la comparaison : Danseuse-mer, renfermant le maximum de vie universelle.

L’analogie n’est pas une généralisation basée sur l’abstraction, mais un élément d’intensification réaliste et spécifique. Elle est employée systématiquement dans le « lyrisme synthétique » de Marinetti et des poètes futuristes italiens.

Mallarmé, par un maximum de sélection et de synthèse qui est, comme dit Remy de Gourmont, « la logique même de son esthétique symboliste », sépare ces deux termes de la comparaison ; il n’exprime que le second, celui qui a servi « à éclairer et à poétiser le premier » et qui est une continuité qualitative du premier.

Nous pouvons réaliser techniquement une esthétique correspondante dans les arts plastiques, et exprimer par une forme carrée et une couleur bleue une idée-sensation produite en nous par une réalité qui nous apparaît par une forme ronde et une couleur jaune. Mais les possibilités de notre réalisation plastique exigent les deux termes de la comparaison : le point de départ et le point d’arrivée de l’idée-sensation.

L’unité de temps et d’espace étant définitivement détruite dans le tableau, celui-ci pourra donc renfermer des réalités n’appartenant ni au même milieu-ambiant, ni au même instant de perception, ni à aucune logique visuelle. Ces réalités lointaines ou opposées seront reliées seulement par notre pensée et par notre sensibilité.

Je crois en outre, mais ce n’est qu’une direction de notre psychologie, que l’œuvre plastique moderne peut exprimer non seulement l’idée de l’objet et sa continuité, mais aussi une sorte d’idéographie plastique, ou synthèse d’idées générales. Car il y a des réalités dont la « représentation » peut avoir une signification humaine très vaste et complexe.

Par exemple, j’ai tâché d’exprimer l’idée : Guerre, par un ensemble plastique composé de ces réalités : Canon, Usine, Drapeau, Ordre de mobilisation, Aéroplane, Ancre.

Selon notre conception de réalisme idéiste, aucune description plus ou moins naturaliste de champs de bataille ou de carnage ne pourra nous donner la synthèse de l’idée : guerre, mieux que ces objets, qui en sont le symbole vivant.

Je ne présente pas comme une nécessité ce qui n’est peut-être qu’une direction. Cependant notre vie intensive et extensive exigeant de plus en plus de la synthèse et de la rapidité, il se pourrait bien que notre primitivisme s’exprime plus tard par une nouvelle idéographie, plastique et littéraire, renfermant dans des signes conventionnels et autonomes des grandes étendues de l’Univers.

Nous avons déjà dans la vie extérieure des mots réduits de moitié ou fondus avec d’autres mots et composés de plusieurs éléments réalistes. Nous avons également des signaux de route d’automobile ou de chemin de fer, etc., exprimant synthétiquement toute une action.

Pour le moment, ce réalisme idéiste dont j’ai parlé dans le courant de cet article, nous l’exprimons plastiquement par un symbolisme (style du Naturalisme plastique) qui est parallèle au symbolisme littéraire (style du Naturalisme littéraire) que nous surpassons.

Malgré le revenez-y de néo-romantisme et de néo-mysticisme religieux dont la guerre est en train de nous gratifier, cette vision claire, réaliste, irréligieuse du monde que nous devons à la Science est un fait accompli qu’on ne pourra plus détruire.

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome CXIII, numéro 423, 1er février 1916, p. 516-520 [520].

[…]

Revue historique de la Révolution française et de l’Empire (janvier-mars 1915). […] Roberto Cessi : Émile Gaudin et la politique française à Constantinople en 1792 (suite et fin). La suite des Lettres inédites de Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles. […]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CXIII, numéro 423, 1er février 1916, p. 525-532 [532].

La Grande Revue (décembre). — M. Julien Luchaire : « La Guerre vue de Sicile. » […]

Musique.
[Opéra National : Guillaume Tell] §

Tome CXIII, numéro 423, 1er février 1916, p. 532-538 [537-538].

[…] Mademoiselle de Nantes était un enchaînement pour les yeux, mais ne fut surtout qu’un spectacle. Guillaume Tell, par contre, ne jouissait que d’un décor usé, d’une mise en scène dont le toulousain pompiérisme reportait à quinze ans en arrière, de l’ankylose ou de la cocasserie des choristes et du bouc de M. Noté. Et cependant, dans ces chœurs galvaudés, d’inspiration si fraîche ou passionnée, dans ces airs savoureux, démodés et candides, la puissance brute de l’harmonie, de la musique toute nue était irrésistible. J’avoue que le fameux Trio m’humecta les paupières. […]

Tome CXIV, numéro 427, 1er avril 1916 §

La Politique intérieure de l’Italie et la Guerre §

Tome CXIV, numéro 427, 1er avril 1916, p. 400-415.

On a cherché à l’attitude de l’Italie, depuis mai 1915 jusqu’à la visite de M. Briand à Rome, bien des explications. Si les journaux des pays alliés n’ont abordé ce délicat sujet qu’avec beaucoup de réserves, soit pour cause de convenance, soit par raison de censure, le public ne s’est pas fait faute, non de formuler des accusations, mais tout au moins de s’étonner avec insistance de certaines restrictions dans l’action de la sœur latine. Mieux encore, tout un parti, en Italie même, servi par une presse nombreuse et influente, a contribué à alimenter le trouble de l’opinion en émettant sur l’action politique et militaire du gouvernement de la péninsule des critiques si virulentes et si précises qu’elles confinent au réquisitoire. Il y a quelques jours, lors de la rentrée du Parlement, ce parti a porté à la tribune de Montecitorio ses rancœurs et ses griefs et soulevé un important débat qui a troublé pendant quelque temps la politique italienne, sans l’éclairer d’ailleurs.

Le Popolo d’Italia, le 22 janvier 1916, résumait avec une clarté troublante l’angoisse dont souffre le public et les reproches que l’opinion, jugeant sur les apparences seules, adresse à la politique italienne pour son rôle militaire et diplomatique restreint.

Le grand organe populaire énumérait dans cet article qui fil sensation, les griefs que le peuple italien lui-même formule contre le gouvernement :

1) L’absence de déclaration de guerre à l’Allemagne déterminant un état d’inquiétude et de soupçon que le gouvernement n’a jamais voulu dissiper.

2) Sa faiblesse dans l’usage du droit de représailles : il n’ose même pas séquestrer les biens des Autrichiens en Italie.

3) Une défense insuffisante contre la propagande de trahison, dans le pays. Les neutralistes ont toute liberté. Des journaux notoirement stipendiés par l’ennemi jouissent de l’impunité.

4) Des condescendances inexplicables pour ceux qui se déclarent ouvertement contre la guerre ; les socialistes officiels, les giolittiens, les cléricaux ont toutes les faveurs.

5) De nombreuses erreurs économiques qui ont provoqué le renchérissement du blé et de toutes les denrées de première nécessité. Les mesures qui ont été prises l’ont été trop tardivement et sont mal appliquées. Le gouvernement tolère toutes les spéculations. Ses mesures fiscales frappent exclusivement le peuple. Ses mesures en faveur des familles des combattants, des blessés et des morts, sont appliquées dans un esprit bureaucratique étroit.

Toutes ces responsabilités, nous les repoussons, nous voulons une ligne de conduite sûre, sans ambiguïtés diplomatiques, sans mystères inquiétants, sans timidités inexplicables.

Une volonté décidée d’empêcher la spéculation et d’interdire aux riches de s’enrichir tandis que le peuple meurt pour sauver le pays.

Une capacité énergique d’imposer que chacun contribue à la guerre, les uns par leur fortune et leur travail, les autres en donnant leur sang.

Une inflexible fermeté à couper court à toutes les menées politiques et économiques.

Le Gouvernement de M. Salandra a-t-il le sentiment de toutes ces nécessités ?

Le 23 janvier, le Popolo d’Italia revient à la charge, précise et grossit ses récriminations :

Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas fait à la Turquie et à la Bulgarie la guerre qu’il leur a déclarée ?

Pourquoi n’a-t-il pas participé à l’expédition balkanique ?

Pourquoi les troupes débarquées en Albanie n’ont-elles pas donné signe de vie ?

Pourquoi ne met-on pas en pratique notre adhésion au pacte de Londres en prenant l’initiative d’actions qui sortent de la sphère des intérêts immédiats de l’Italie et nous donnent le mérite de hâter la victoire d’ensemble ?

Ainsi, les obscurités persistantes de la politique du ministère Salandra-Sonnino, que, par respect pour l’union sacrée des nations alliées, l’opinion ni la presse n’osaient constater ouvertement, c’est un journal italien qui les dénonce et les résume.

Il ne les explique d’ailleurs pas, il ne projette sur elles aucune nouvelle lumière, il ne lente même aucune hypothèse.

Un ensemble de documents particulièrement importants et sûrs permet cependant de se faire de la situation en Italie une idée nette et juste ; c’est d’eux que je veux me servir pour essayer d’exposer les difficultés qui se sont opposées jusqu’ici au développement logique de l’intervention italienne. On se rendra compte, j’espère, que le ministère Salandra a, avec une admirable abnégation, supporté le rôle ingrat d’accepter toutes les critiques sans vouloir se défendre, de subir les soupçons sans pouvoir se justifier, de se résigner aux calomnies sans daigner les démentir, qu’il n’a pas réclamé la justice à laquelle il a droit pour maintenir la façade morale du pays, son unité apparente, son illusoire union sacrée.

Nul doute que le sincère désir du gouvernement et du roi n’eût été de donner à l’action italienne toute l’ampleur que comportait la situation et les ressources du pays. Des actes comme l’adhésion au pacte de Londres, l’envoi de navires de guerre pour coopérer à quelques-unes des opérations des Alliés, l’assistance prêtée à l’armée serbe, la réception des ministres français, la fermeture du trafic du Gothard, attestent simplement que le gouvernement italien saisit toutes les occasions de manifester son vrai sentiment personnel et d’aller aussi loin qu’il le peut dans la voie de l’accord complet avec la Triple-Entente sans déchaîner la tempête qu’il sent gronder et qu’il veut éviter dans l’intérêt même de la cause qu’il a décidé de servir.

Mais on ne bouleverse pas ainsi, du jour au lendemain, les habitudes politiques d’une grande nation. Les rapprochements internationaux façonnent la mentalité d’un pays, même quand ils sont contre nature ; c’est durant les longues années de paix que l’on prépare l’âme nationale qui réagira aux heures de crise. La cohabitation monstrueuse, au sein de la Triple-Alliance, de l’Italie latine et civilisée avec la brutale et sauvage Allemagne, avec l’Autriche héréditairement ennemie, a laissé de profondes traces dans la péninsule. Le mouvement de mauvaise humeur qui jadis poussa le gouvernement italien dans les bras perfides des Habsbourg et des Hohenzollern où il espérait trouver aide et protection pour ses ambitions méditerranéennes contre la France et l’Angleterre, a créé des liens économiques, politiques et moraux si puissants qu’ils enchaînent encore aujourd’hui sa volonté qui s’est si noblement, mais à demi seulement, libérée. Tout le secret de lu politique actuelle des gouvernants italiens réside dans l’équilibre qu’ils sont obligés de maintenir entre le parti germanophile, résidu du passé, et les patriotes qui représentent l’Italie délivrée de l’avenir.

Il n’y a dans leurs restrictions ni arrière-pensée, ni duplicité et tous les soupçons qui ont pesé sur eux procèdent d’une douloureuse injustice et de l’ignorance de la vraie situation politique. L’Italie est le seul pays de l’Entente libérale et civilisée où ne se soit pas réalisée l’union sacrée qui jette d’une seule âme un peuple vers ses destinées intégrales.

Un se souvient dans quelles circonstances le gouvernement du roi se rangea militairement aux côtés de la France, de l’Angleterre et de la Russie, en mai 1915. M. de Bülow, alors en mission à Rome, s’appuyant sur un très fort parti neutraliste, avait retardé longtemps l’échéance fatale. M. Giolitti et les socialistes « officiels » au service de la politique austro-allemande mirent un moment le ministère en péril. La vague guerrière que souleva le souffle de d’Annunzio enleva dans son flux à peu près toute l’Italie. La haine de l’Autrichien et la réalisation des aspirations nationales dans l’Adriatique furent les plus fortes. Tous les Garibaldi de bronze de la péninsule montraient impérativement Trente et Trieste.

M. Giolitti, avec la finesse qui caractérise les hommes politiques italiens, comprit immédiatement qu’il jouait son autorité et son influence à soutenir jusqu’au bout la neutralité absolue à tout prix. Seuls les socialistes officiels, toujours et volontairement enivrés des menteuses doctrines internationalistes de la démocratie allemande, qui n’avait joué de la fraternité des prolétaires que pour mieux servir les projeta de l’impérialisme, seuls les socialistes officiels maintinrent leur attitude intransigeante de pacifistes sans rémission. M. Giolitti conseilla fort habilement à son nombreux parti de faire la part du feu et d’accepter la guerre populaire à l’Autriche pour sauver la paix avec l’Allemagne, la puissante Allemagne, la maîtresse incontestée de l’Europe, la force de demain, la bienfaitrice économique et financière de l’Italie. Dès lors, le mot d’ordre des neutralistes italiens fut « enthousiasme pour la guerre nationale contre l’Autriche, mais contre l’Autriche seulement ».

Sous le pavillon de cette subite ferveur anti-autrichienne, les giolittiens furent à leur aise pour condamner toute velléité de rupture avec l’Allemagne, et même la déclaration de guerre au vieil ennemi turc. Le vrai souci national ne consistait-il pas à masser ses forces pour la conquête de l’Adriatique et des terres de l’irrédentisme, non à les disperser contre des nations avec lesquelles l’Italie entretenait de correctes relations, et chez lesquelles elle s’abreuvait à une source inouïe de prospérité ?

Dans les Balkans, par exemple, fallait-il, en poussant à fond contre la Bulgarie, détruire le contrepoids nécessaire aux ambitions serbes et fortifier un compétiteur certain des rivages nord de l’Adriatique ?

Pauvre politique, qui ne veut pas voir ou qui veut cacher que Trieste et Salonique ne sont plus à cette heure des problèmes autrichiens, mais bien et nettement des questions allemandes ! Ainsi, en canalisant haines et enthousiasmes populaires vers la frontière austro-hongroise, on sauvait au moins la fraternité allemande ! M. de Bülow n’avait pas complètement échoué dans sa mission romaine.

Cette campagne de dérivation du sentiment public se manifesta d’abord prudemment pendant les quatre premiers mois de la guerre. En septembre 1915, les rigueurs de la censure s’étant atténuées, peut-être pour donner en partie satisfaction aux socialistes officiels, neutralistes germanisants, qui attaquaient violemment le ministère sous couleur de défendre les libertés restreintes par l’état de guerre, peut-être aussi pour permettre au public de deviner au milieu de quelles difficultés intérieures manœuvrait M. Salandra, les rigueurs de la censure s’étant atténuées, la Tribuna, journal fortement teinté dé neutralisme, publia le 10 septembre un article anonyme que l’on sut bientôt dû à la plume du sénateur Rolandi-Ricci, ami intime de M. Giolitti. Cet article faisait ressortir qu’il fallait établir une différence entre la guerre nationale faite à l’Autriche et la guerre à tournure impérialiste que l’Italie venait de déclarer à la Turquie. « Nous attendons les faits et les effets, disait l’écrivain, mais de toute façon, nous déclinons l’honneur et la responsabilité de cette guerre. »

Naturellement, les journaux giolittiens, la Stampa, le socialiste Avanti, le catholique Osservatore romano, prirent immédiatement le parti de la Tribuna. Le journal du Vatican en profita pour remettre en cause même la légitimité et l’opportunité de la guerre contre l’Autriche.

La nationaliste Idea nazionale et le Popolo d’Italia, socialiste réformiste et interventionniste, répliquèrent énergiquement. Un rapport que j’ai entre les mains résume très clairement leur polémique.

La Tribuna, dit en substance l’Idea Nazionale, rejette la responsabilité de la guerre contre la Turquie parce qu’elle ne l’a pas voulue, pas plus qu’elle n’a voulu, d’ailleurs, la guerre contre l’Autriche que nous l’avons bien forcée d’accepter. Non, il n’y a pas deux guerres, comme voudrait l’établir le porte-parole de M. Giolitti, il n’y a qu’une seule guerre qui se fait non seulement sur les Alpes, mais en Courlande, en Galicie, en France et aux Dardanelles. L’Italie s’y est engagée, elle doit y participer de tous ses moyens. Elle lutte, non pas pour un territoire, comme voudraient le faire entendre les misérables intrigants du « parecchio »1, mais pour le rôle de l’Italie dans le monde. Développant la même idée, le Popolo d’Italia dénonce avec ironie « le doux mariage neutraliste-clérical ». C’est l’union du mois de Mai qui ressuscite… Revenu au pouvoir, M. Giolitti se ferait fort, grâce aux bons offices de l’Allemagne, de nous réconcilier avec l’Autriche qui pourrait se montrer généreuse. C’est à préparer ce retour que vise la sournoise campagne de ceux qui gémissent sur le renchérissement de la vie, sur l’incapacité du gouvernement à arrêter la spéculation, qui déplorent avec un beau sentimentalisme le nombre des victimes… pour remarquer eu fin de compte que quatre mois d’une guerre pénible ne nous out pas encore donné ce que nous eût assuré la neutralité.

Le journal socialiste nationaliste terminait en déclarant que si les neutralistes condamnaient avec tant de rigueur la déclaration de guerre à la Turquie, c’est que frapper Constantinople, c’était atteindre Berlin.

Il y avait peut-être là l’amorce d’une campagne contre le ministère, soit qu’on désirât lui substituer purement et simplement un ministère Giolitti, soit qu’on voulût déterminer un remaniement qui aurait été tenu, sous prétexte d’élargir le ministère jusqu’à la concentration nationale, d’admettre au gouvernement le chef du neutralisme et quelques-uns de ses

Les journaux interventionnistes flairèrent tout de suite le piège et contre-attaquèrent. La crainte d’une crise, déterminée par la position équivoque du gouvernement entre les neutralistes très puissants et les partisans de la guerre à outrance, nombreux, eux aussi, et ardents, assombrit toute la fin de l’année politique italienne 1915. L’Idea Nationale et le Popolo romano affirmaient en décembre que le complot socialo-giolittien existait réellement, que l’opposition mobilisait ses forces dans le secret et le mystère, qu’elle avait obtenu une dangereuse popularité en accaparant toutes les œuvres d’assistance de la guerre après les avoir longtemps raillées et critiquées.

La Gazzetta del Popolo (de Turin), qui est l’adversaire irréductible et personnelle de M. Giolitti, écrivait que son illustre compatriote ne se consolait pas d’avoir été écarté du pouvoir et qu’il songeait déjà aux élections qui, après la guerre, se feraient sans lui.

Le Giornale d’Italia lui-même (Rome), qui est quasi-officieux, appuyait en ces termes :

L’approche de l’ouverture du Parlement semble au giolittisme un moment favorable pour exercer une pression. Prudemment abrité sous le manteau de la concorde nationale, il essaye de s’infiltrer dans la position qu’il ne peut plus enlever de vive force. Certaines personnalités, en effet, ont déjà été dépêchées à M. Salandra, pour lui citer les noms de quelques notoires représentants du giolittisme qui seraient disposés au grand sacrifice de participer avec lui aux charges du pouvoir. La plus active vigilance s’impose.

De quels éléments l’opposition dispose-t-elle pour oser réclamer sa part du pouvoir et par conséquent la réalisation d’une partie de son programme ?

Les giolittiens elles socialistes neutralistes unis représentent une partie importante des effectifs politiques italiens. Le premier groupe est constitué par les éléments bourgeois, façonnés à l’école de la Triple-Alliance, c’est-à-dire dans le culte de la force, dans la conviction de l’invincibilité allemande, dans l’admiration de la Kultur et de l’organisation germaniques. Sans doute les sympathies de ce contingent ne dépendent pas uniquement de raisons idéales et transcendantales. L’Allemagne a profité de sa situation exceptionnelle dans la péninsule pour lier à elle par de nombreux intérêts économiques et financiers, par ses établissements industriels et commerciaux, par ses banques, un grand public indigène qui vivait et s’enrichissait des échanges entre les deux pays et de la mainmise incroyable de l’activité allemande sur la vie nationale. Ainsi des centres comme Gênes, des régions comme la côte ligure où les Allemands avaient créé à leur usage une « Côte d’Azur » en pays ami, et bien d’autres, sont agités par un fort parti germanophile. Il faut compter aussi dans le giolittisme nombre de paysans, habitués à écouler vers l’empire les produits de leur culture et de leur élevage ou qui sont venus à lui, depuis la guerre, par ignorance, par manque d’élan, par peur des coups, par épaisseur d’esprit, par crainte d’être obligés d’abandonner leur travaux et leurs intérêts.

Le parti socialiste officiel a apporté à l’opposition ses troupes ouvrières, irréductiblement internationalistes et germanisantes malgré les palinodies d’un Sadekum et de sa bande, malgré la menace d’une hégémonie militaire et impérialiste ; il faut compter encore dans le parti un petit contingent d’intellectuels qui n’ont pas voulu ouvrir les yeux aux mensonges, du socialisme allemand, l’impossibilité d’une« démocratie allemande », et qui continuent à se priser de marxisme intégral.

En octobre 1915 tout le parti socialiste officiel était d’accord pour attaquer violemment la politique extérieure, intérieure et financière du gouvernement et pour orienter son action dans le sens des délibérations prises en septembre à Zimmerwald. (L’Avanti du 31 octobre 1915.)

Comme moyens d’action, les giolittiens — et leurs alliés — disposent d’une grande partie du personnel administratif et de leur influence sur le Parlement : n’oublions pas que la Chambre a été élue sous le ministère de M. Giolitti, qu’il a fallu, en mai, des prodiges d’habileté et des négociations prolongées pour l’entraîner et qu’elle n’a donné son adhésion qu’à la seule guerre contre l’Autriche… après bien des hésitations. Depuis, l’union sacrée s’est faite, partiellement et en apparence du moins, sur le terrain du patriotisme irrédentiste. M. Giolitti, bon prince, toujours pour prévenir la rupture avec l’Allemagne, a laissé sa majorité s’emballer contre les Habsbourg. Il peut la ressaisir au moment qu’il choisira. Un des dangers de la politique italienne, c’est qu’elle se combine surtout dans le mystère des couloirs de Montecitorio et du sénat. Ainsi l’attaque virulente que, le 16 décembre, le sénateur Barzelotti, un des familiers de l’hôtel de Bülow, lança contre le ministère, fut assez inopinée. En aucun pays, autant qu’en Italie, les ministères ne sont à la merci d’incidents de séance.

Ce qui maintient l’union dans le Parlement, c’est la crainte de l’opinion affirmée de la majorité du pays ; mais il n’est pas sûr que certains groupes ne complotent pas de la modifier :

C’est vraiment l’opinion du pays, lit-on dans un rapport, qui a imposé au Parlement son attitude à l’égard du ministère ; mais on commence à se plaindre dans les milieux gouvernementaux de ce que l’atmosphère, des couloirs diffère de celle de la salle. Au grand jour des séances, on manifeste la concorde, à l’ombre, on fomente la discorde. Le Giornale d’Italia du 9 décembre publie en effet, en éditorial, un « Appel aux honnêtes gens et aux patriotes de la Chambre », les mettant en garde contre les manœuvres indirectes des ennemis du ministère. Il énumère les thèmes principaux qui se murmurent à l’oreille. Il y a le thème de la paix : le ministère s’est vraiment trop engagé dans la guerre à outrance ; le thème de la diplomatie : Sonnino n’est qu’un entêté ; le thème du Ministère National où seraient représentés tous les partis… etc. Le pays vibre d’enthousiasme, conclut le Giornale, mais les députés complotent. Que le pays veille, il y va du salut de la Patrie.

Le personnel administratif est, lui aussi, fortement teinté de giolittisme, ayant été nommé au temps où le chef du neutralisme germanophile était au pouvoir. Préfets et sous-préfets sont, en majeure partie, à sa dévotion et c’est encore un des éléments sur lesquels il compte.

Dans de telles conditions, non seulement le gouvernement était bridé dans son action et dans son désir de tirer, soit contre l’Allemagne, soit dans les Balkans, toutes les conséquences que comportait son entrée en guerre et son adhésion au pacte de Londres, mais encore il ne pouvait même pas contrecarrer officiellement l’activité occulte du parti Giolitti qui se tenait, nous pouvons à peu près l’affirmer, en relations constantes avec M. de Bülow, établi à Lucerne.

Il était passionnément attaqué d’un autre côté par les interventionnistes irrités. Dans une intention infiniment louable, mais avec une méconnaissance certaine de la situation intérieure, ils désiraient rendre immédiatement l’action militaire plus complète, plus étendue et l’action diplomatique plus énergique et plus nettement anti-triplicienne. Du fait de ses amis comme de ses ennemis, le gouvernement se trouva souvent en posture inquiétante. L’opposition interventionniste des socialistes indépendants surtout semblait, en janvier dernier, avoir ébranlé la situation. Les bruits de crise ministérielle prirent plus de consistance.

L’annonce, à cette époque, d’un voyage de M. Salandra à Turin où, pensait-on, il ne pouvait pas ne pas rencontrer M. Giolitti, d’autre part, le bruit qui circula que l’ancien président du conseil reviendrait sous peu s’installer à Rome, parurent donner corps aux rumeurs répandues de la formation d’un gouvernement aux bases plus larges, où tous les partis seraient représentés, d’un ministère dit « national » qui, en réalité, n’aurait rien eu de commun avec le ministère « national » de France ou d’Angleterre. Les journaux interventionnistes, qui avaient été les plus ardents à reprocher à MM. Salandra-Sonnino leur tiédeur forcée, s’émurent.

Le Popolo d’Italia accentua immédiatement sa violente campagne contre M. Giolitti :

Se ferait-il des illusions sur les bruits de crise qui ont circulé ces jours-ci à la suite du désir des interventionnistes de voir renforcer le Gouvernement ? En tout cas, s’il doit y avoir un remaniement, M. Giolitti et ses amis en seront exclus. Le Ministère ne peut se modifier que dans le sens interventionniste. Il ne comprend déjà que trop d’éléments tripliciens. La présence de M. Barzilai ne suffit pas à neutraliser les hommes qui n’ont pas la mentalité voulue pour diriger notre guerre anti-triplicienne. Si Giolitti veut venir essayer de nouvelles intrigues, nous pouvons le prévenir que le peuple de Rome a toujours le même esprit qu’en mai dernier.

Cette exclusive lancée, le journal populaire reprenait ses récriminations contre les timidités du ministère qu’il venait de défendre.

Au même moment l’Idea Nazionale, organe du jeune parti nationaliste, alliée du gouvernement, mais alliée un peu « brouillonne et compromettante », le morigénait vertement.

M. Luzzatti lui-même, le 24 janvier, dans un article très remarqué du Corriere della Sera, prolongeait le malentendu et l’équivoque en plaçant la question italienne uniquement sur le terrain de la constitution des nationalités complètes.

Le conseil des Alliés, tenu à Londres et qui fut suivi d’un conseil des ministres à Rome, n’éclaircit pas la situation, au contraire.

La Stampa du 21 janvier lui consacra un article qui contenait ces phrases extrêmement perfides :

Le Conseil des ministres aura certes une grande importance, puisqu’il aura à tenir compte de la situation nouvelle créé par le Conseil des Alliés qui vient de se tenir à Londres. Des décisions prises à Londres, on attend en effet un plan d’ensemble pour l’action des Alliés dans les Balkans et en Albanie. M. Sonnino a sans doute pu indiquer à ses collègues les résultats de l’examen fait à Londres ; le conseil discutera ces résultats au point de vue des intérêts italiens

Naturellement, les journaux nationalistes regrettaient amèrement l’abstention de l’Italie à ce conseil de Londres. Plus que jamais le Popolo d’Italia réclamait la guerre à l’Allemagne, appuyé par le Secolo de Milan, organe radical, le Messaggero de Rome, des journaux de Bologne.

Plus la Stampa et l’Avanti répétaient qu’il ne convenait ni a la dignité ni aux intérêts italiens de se trouver en guerre avec l’Allemagne, plus les interventionnistes allaient jusqu’à insinuer qu’il existait peut-être un traité secret qui permettait à l’Italie de faire sa petite guerre à l’Autriche et qui lui réservait du côté de l’Allemagne une porte de sortie en cas d’insuccès. Les neutralistes se gardaient bien de protester. L’opinion moyenne réagissait seule contre ce soupçon outrageant pour le gouvernement.

On conçoit quelle était, au milieu de cette lutte passionnée, la situation de celui-ci : accusé injustement d’arrière-pensée par les partisans de la guerre complète qui représentaient en somme la logique de la situation, il était guetté par les neutralistes qui souhaitaient fort l’engager dans une voie agressive contre l’Allemagne, contre la Turquie, dans les Balkans, espérant qu’aux premières velléités ils pourraient lui livrer, au Parlement, un assaut victorieux.

MM. Salandra et Sonnino, s’ils maintenaient la tactique politique qu’ils avaient adoptée, étaient honnis par leurs partisans exaspérés ; s’ils la modifiaient, ils donnaient des atouts à leurs adversaires pour tenter un déclenchement de leur offensive ; s’ils trempaient leur plume pour rédiger une déclaration de guerre à l’Allemagne, M. Giolitti criait à la trahison nationale ; s’ils ne la trempaient pas, les patriotes en appelaient au pays de leur duplicité.

Et le pis pour les hommes au pouvoir, c’est qu’ils devaient souffrir sans se défendre. Ils étaient, par patriotisme, condamnés au silence. Alors qu’il leur eût été facile de dévoiler les amertumes de leur tâche, de démasquer la besogne antipatriotique accomplie par les neutralistes, et la politique injuste à leur égard et aveugle pratiquée par les interventionnistes extrêmes, le souci de ne pas compromettre l’œuvre partielle qu’ils avaient édifiée au milieu de ces difficultés leur commandant de se taire. Le maintien de cette union sacrée apparente, la cohésion de la majorité au Parlement, ils ne pouvaient les obtenir qu’au prix de leur résignation.

Pour les ministres responsables, céder aux injonctions de leurs fougueux amis, c’était provoquer immédiatement la rupture avec les gardiens de l’influence allemande dans la péninsule ; ils devaient donc tendre l’échine aux coups de leurs meilleurs partisans avec qui ils communiaient pourtant dans leur cœur et leur conscience. Il fallait, aux yeux de l’Europe, amie et ennemie, conserver la façade de concorde qui donnait tout son prix à la guerre irrédentiste. La moindre maladresse la pouvait faire écrouler.

Rien ne justifie, affirment le Giornale d’Italia et le Corriere della Sera, le sentiment de défiance inspiré par l’Italie et ses Alliés. Si le gouvernement, pour des raisons que nous ne voulons ni ne pouvons discuter, a négligé certaines formalités, ce n’est pas une raison de nous accuser de mauvaise foi. Le rôle joué par notre diplomatie devrait dissiper de semblables préventions.

Les journaux ci-dessus faisaient à ce moment allusion, dans ces lignes officieuses, aux faits de ne pas avoir encore adhéré au pacte de Londres et de pas avoir déclaré la guerre à l’Allemagne.

Ni M. Salandra au Capitole, ni M. Orlando à Palerme n’osèrent effleurer la question de la guerre à l’Allemagne. M. Barzilai se contenta de parler de la coordination des efforts italiens et du plan militaire de l’Entente ; M. Martini se borna à prêcher la concentration des forces alliées aux points les plus importants. Peut-être que l’acceptation par l’opposition de la signature du pacte de Londres qui était intervenue était au prix de ce silence et de ce vague.

Les difficultés de la politique intérieure de l’Italie suffisent amplement à expliquer la limitation de son action militaire et les obscurités de sa diplomatie.

Aux graves soucis et aux rancœurs qui assaillent les hommes habiles qui la dirigent, il est inutile et injuste d’ajouter des soupçons pénibles et sans fondement. Entre tous, Salandra et Sonnino, par leur loyauté, leur intelligence, aussi par le silence patriotique qu’ils ont su garder, méritent le respect de ceux qui sont animés d’une noble haine contre les barbares. Il faut l’affirmer : il n’y a dans la politique du gouvernement ni réticences, ni arrière-pensée. Il n’y a qu’une bonne volonté très sincère qui se heurte d’un côté aux aspirations légitimes et impatientes des patriotes et de l’autre à la duplicité et aux manœuvres tortueuses des amis italiens de l’Allemagne. Le gouvernement a fait tout ce qui lui était humainement possible de faire dans les circonstances où il se trouvait. Le combat qu’il mène à l’intérieur du pays, en même temps qu’il joue ses destinées, pour être moins apparent, plus obscur que celui que livre l’armée, n’est pas moins serré ni ardent. Ce sont, il faut le reconnaître, des charges écrasantes.

En dépit de cette situation trouble et difficile qui paralyse les plus généreuses aspirations, l’Italie, depuis qu’elle a rangé ses légions sous l’étendard de la civilisation, a accompli un effort prodigieux, une œuvre énorme, des exploits épiques. Je voudrais citer tout entier le rapport officiel « sur les résultats de la guerre contre l’Autriche au 30 janvier 1916 », communiqué par l’Agence Stefani au Giornale d’Italia et que j’ai sous les yeux. La légitime fierté n’y transparaît qu’à travers un ton d’une extrême modestie. Sous les phrases très simples, très militaires, sans effet, on découvre d’un coup d’œil de quelle inébranlable volonté le gouvernement attaqué, entravé, abreuvé d’injustices et de fourberies, de quelle implacable énergie l’état-major, limité dans son action, endigué dans ses rêves, ont mené la guerre sur un front qui, de tous les fronts, est certes le plus âpre, le plus rébarbatif, le plus formidable. Les troupes italiennes, dans la neige, dans le froid, au milieu de difficultés inouïes de manœuvres et de ravitaillement, jour après jour, emportent d’assaut… un mur ! Ce qu’elles ont fait… Mais laissons la parole au rapport officiel. Dans quelles conditions géographiques s’est engagée la guerre ?

La déplorable conformation de la frontière militaire qui nous a été imposée après la guerre de 1866 est connue : le saillant du Trentin pénétrant dans la plaine du Pô, menaçant les derrières de l’armée italienne concentrée à l’est du Tagliamento, la partie correspondante à la plaine du Frioul privée de tout appui défensif naturel et laissant à l’ennemi la possession sans réserve des principaux débouchés des Alpes orientales. Qu’on ajoute le grand développement linéaire de la frontière même (101 km environ), le caractère de zone alpestre, élevée et difficile du théâtre des opérations constitué par la barrière des Alpes aux mains de l’adversaire pour la plus grande part, le puissant système de fortifications dont l’Autriche, dès le temps de paix, avait renforcé sa propre frontière.

À ces obstacles naturels, l’état-major autrichien a ajouté, dès avant l’entrée en ligne de l’Italie, de formidables défenses : retranchements en ciment ou en béton, champs de mines, gros fils de fer sur piquets de fer, organisation de tout ce qui est nécessaire à la rapide et violente concentration de feux d’artillerie.

Ainsi surgit tout le long de notre frontière, du Stelvio à la mer, une barrière défensive, ininterrompue et profonde, à la garde de laquelle le commandement autrichien disposa trois armées : celle du général Dankl, Tyrol-Haut-Adige ; celle du général Rohr, du Mont Parabba au haut Isonzo ; celle du général Borewich, le long de l’Isonzo. En tout 25 divisions formées pour 3/4 d’éléments de 1re ligne, pour l’autre 1/4 de troupes territoriales bien organisées et encadrées, constituant une masse équivalente d’environ 12 de nos corps d’armées.

Le commandement italien décida, pour soulager les Russes pressés en Pologne, de prendre immédiatement l’offensive malgré la frontière qui avait été imposée de façon à lui interdire éventuellement toute marche en avant et à réserver au contraire cet avantage à l’Autriche. Dans le saillant du Trentin, les corps italiens enlèvent, de fin mai à fin juin, la rive droite du Val Daone, le Val Chiese jusqu’à Condino, le val d’Adige jusqu’à Ala et d’autres positions encore ; dans le haut Cordevole, la conque de Cortine ; la conque d’Ampezzo dans la vallée du Borto. L’état-major s’assure des passages en Carnie. Le long de l’Isonzo, il fait occuper toute la rive droite du fleuve, sauf les têtes de pont de Tolmino et de Goritz. Sur le haut Isonzo l’armée italienne s’établit fortement sur le Monte-Nero et franchit également le fleuve dans son cours moyen. Fin juin, on progresse considérablement sur les positions qui commandent et dominent les deux têtes de pont restées aux mains de l’ennemi. On s’empare de la crête du plateau du Carso, malgré les énormes défenses de l’ennemi. Après un temps d’arrêt, le 18 juillet, la bataille recommence tout le long de l’Isonzo ; au prix de sanglants sacrifices et d’efforts surhumains, la ligne est avancée ou stratégiquement rendue plus forte par la prise de positions, partout où l’on attaque. Partout aussi les contre-attaques désespérées de l’ennemi sont repoussées.

En août, nouvelles offensives heureuses le long du saillant du Trentin, qui sont complétées par les opérations de la mi-octobre.

Dans le haut Isonzo, notre occupation de la conque du Plezzo et sur le Mont Nero fut élargie, de nouveaux progrès furent faits sur les collines de Santa-Maria et de Santa-Lucia, face à Tolmino.

Sur le cours moyen du fleuve, la tête de pont de Plavla fut notablement augmentée en enlevant de vive force Globule et Zagora, localités fortifiées.

Sur les hauteurs à l’ouest de Goritz, l’adversaire avait accumulé de très forts moyens de défense. Contrariées par le mauvais temps qui nous imposa plusieurs arrêts, nos attaques réussirent, au prix de lourds sacrifices, à conquérir le versant occidental des hauteurs et à en occuper le sommet en partie, le dépassant même sur quelques points le long de la pente sur l’Isonzo.

En résumé : dans le Trentin, l’armée italienne a libéré et occupé une grande région riche et populeuse et coupé les deux pointes de territoire ennemi qui menaçaient, à l’est et à l’ouest du lac de Garde, la route Brescia-Vérone.

En Cadore, les vallées conquises interceptent maintenant l’importante route des Dolomites. Des positions menacent également la grande artère de la vallée de la Drane. En Carnie, la ligne frontière est protégée contre de violentes attaques, un fort ennemi démantelé, un autre endommagé.

Sur l’Isonzo, la conque de Plezzo fut conquise. Jusqu’aux pentes du Mont Rombon et du Iavorcek et une grande partie du massif du Mont Nero fut occupée, ce qui nous a solidement établis sur la rive gauche du fleuve. De nos positions, des collines de Santa-Maria et Santa-Lucia, nous tenons en échec la place de Tolmino, qui se trouve sous notre tir et à la discrétion de nos canons. Sur le moyen Isonzo, nous avons constitué une forte tête de pont à l’est de Plavla. Par l’occupation d’une grande partie des hauteurs à l’ouest de Goritz, nous avons enlevé toute valeur à cette formidable tête de pont de l’ennemi et rendu la ville inhabitable, autrefois centre de ravitaillement pour les troupes autrichiennes. Nous avons chassé l’adversaire de toute la vaste et populeuse plaine sur la rive droite de l’Isonzo. Enfin, ayant franchi le fleuve, nous avons brisé les lignes puissantes de l’ennemi construites le long de la crête du Carso, en nous établissant solidement sur ce plateau.

Partout, dit le rapport, l’ennemi a dû subir notre initiative, « se raidir dans une résistance passive… s’accrocher désespérément au terrain… » Mais tout en s’immobilisant dans des conditions de défensive aussi favorables, l’adversaire a usé des forces considérables, il a perdu plus de 30 000 prisonniers…

En face de cet ennemi, notre armée, affrontant les graves difficultés de l’offensive, difficultés que la guerre moderne a singulièrement accrues, obligée à toujours combattre dans des conditions d’infériorité vis-à-vis de l’ennemi à cause de ses positions dominantes et de la préparation du terrain, notre armée a maintenu pendant huit mois de lutte une attitude agressive intolérable. Combattant avec élan et ténacité, sur le théâtre le plus rude, à l’altitude la plus élevée de tous les théâtres actuels de la guerre européenne, supportant avec fermeté l’adversité des intempéries, fatigues et efforts de tout genre, notre armée a gagné la juste renommée due à sa valeur et le respect de l’ennemi. Nous en voyons la preuve dans le tribut unanime d’éloges de la presse étrangère et dans la comparaison des dédaigneux communiqués autrichiens des premiers jours de la guerre avec ceux plus modestes des temps derniers.

C’est pourquoi l’armée italienne voit venir la nouvelle année avec l’orgueil légitime des faits accomplis et une inébranlable confiance dans l’avenir. S’inspirant de l’exemple de S. M. le Roi, premier entre tous en toute occasion guerrière, soutenue par les attentions constantes et affectueuses du pays, elle tire des épreuves ardues qu’elle a surmontées une incitation à multiplier ses efforts pour l’avenir, jusqu’à ce que le but glorieux que la volonté de la Nation lui montre soit complètement atteint.

Que l’on fasse un rapprochement entre ce vibrant rapport et la situation politique intérieure du pays que nous avons décrite, que l’on considère que cette lutte épique a été entreprise malgré l’opposition de deux puissants partis et poursuivie en dépit de leurs manœuvres tortueuses, le ministère Salandra-Sonnino n’a pas besoin d’autre justification.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CXIV, numéro 427, 1er avril 1916, p. 509-517 [517].

[…]

L’Amitié de France (février à avril). M. M. Mersanne : « Forum, méditation romaine. »

[…]

Lettres américaines.
Henry Johnson : The Divine Comedy, 2 dollars 50 cents ; New Haven, Yale University Press §

Tome CXIV, numéro 427, 1er avril 1916, p. 522-527 [524].

De haute valeur aussi est la traduction de la Divine Comédie par le Professeur Henry Johnson, qui occupe la chaire des langues modernes au collège Bowdoin en Maine. La traduction est très fidèle et artistique en même temps. « Le but que doit chercher le traducteur, dit M. Johnson, est un résultat fidèle à l’idéal qu’il s’est proposé sans compter ou craindre la somme du travail donné. » Le livre est superbement relié et imprimé.

Tome CXIV, numéro 428, 16 avril 1916 §

L’Aspect oriental de la Guerre européenne [extrait] §

Tome CXIV, numéro 428, 16 avril 1916, p. 662-677 [671-672].

[…]

Il [Guillaume II] n’avait pas davantage entrevu le revirement de l’Italie, la rupture de cet État avec ses alliés de la veille, l’adhésion du cabinet de Rome à l’Entente ; et pourtant la politique que suivirent MM. Salandra et Sonnino était en relation étroite avec la politique orientale des Empires du Centre. Lorsqu’on étudie de près le Livre Vert, les dépêches que la Consulta échangea avec le duc d’Avarna, les procès-verbaux des entrevues du Ministre des Affaires étrangères italien avec le prince de Bülow et le baron Macchio, il en ressort nettement que, si le souci de l’équilibre général a joué un grand rôle dans les déterminations de nos voisins, l’équilibre balkanique y tint une place essentielle. C’est parce que l’Autriche voulait assujettir les Balkans à sa tutelle par la suppression violente de la Serbie, que la Péninsule, en dernière analyse, a pris les armes. Le problème de l’Adriatique, qui est le problème fondamental pour le grand peuple latin, eût été tranché à son détriment, si la chancellerie de Vienne fût parvenue à ses fins. Les théoriciens politiques italiens avaient toujours soutenu cette conclusion que le littoral oriental de la « mare amarissima » devait être arraché à l’Empire danubien : or cet Empire ne se contentait même plus de la portion de côtes qu’il détenait ; il entendait prolonger sa domination au sud de Cattaro. Mieux : en essayant de se frayer par le canon le chemin de Salonique, il menaçait l’avenir des ports italiens, l’expansion possible du commerce italien vers le Levant. Par la force des choses, la réconciliation s’opérait entre les héritiers de Rome et de Venise d’une part, et les Slaves du sud de l’autre.

L’intervention de la Consulta dans le conflit européen bouleversa donc, au printemps 1915, les relations des parties belligérantes, en Orient comme dans l’ensemble des champs de bataille. Elle constituait, sous certains rapports, une riposte accablante à l’entrée en ligne de la Turquie ; elle donnait à l’Entente un supplément de forces très supérieur à celui que la Porte pouvait assurer aux Empires du Centre. Comment fut-elle appréciée à Constantinople ? Nous ne le saurons que beaucoup plus tard. Il est évident que si les ultra du Comité Union et Progrès se réjouirent de pouvoir reprendre le Dodécanèse occupé en 1912 par la flotte italienne, les esprits pondérés et prévoyants appréhendèrent les revendications d’un État si fortement mêlé aux affaires du Levant.

[…]

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome CXIV, numéro 428, 16 avril 1916, p. 721-726 [726].

[…]

La Révolution française (novembre-décembre 1915). […] L’anniversaire de la prise de Rome par les Italiens, par A. Aulard. […]

Échos.
Le Théâtre à Bruxelles §

Tome CXIV, numéro 428, 16 avril 1916, p. 760-768 [768].

Un rédacteur de la revue italienne la Riforma teatrale a obtenu d’un jeune artiste belge des détails curieux sur le théâtre à Bruxelles pendant l’occupation allemande.

Il y eut plusieurs tentatives faites pour rouvrir le théâtre de la Monnaie. La première fois, ce fut Weingartner qui vint avec l’orchestre « Philharmonique » de Berlin. On s’attendait à un gros succès, car toutes les places avaient été louées d’avance. Or, à l’exception du personnel de service, personne ne vint. De riches Bruxellois avaient acheté tous les billets pour faire le vide.

Un autre jour, on annonça un concert donné par Fritz von Steinhach et son orchestre de Cologne. Cette fois, les Allemands avaient pris leurs précautions. Quand ils constatèrent l’abstention du public, ils garnirent la salle de fonctionnaires qui s’étaient tenus prêts à intervenir.

Une troisième tentative eut lieu en faveur de Lohengrin. Que se passa-t-il ? Mystère. Toujours est-il que le drame de Wagner ne fut pas joué.

Seul, le Théâtre Flamand est ouvert. Bien entendu, il ne donne que des œuvres approuvées par la censure. Mais les artistes de ce théâtre mettent souvent à profit l’ignorance des Allemands et ajoutent au texte des phrases qui mettent le public belge en joie.

Quant aux cinématographes, ils sont envahis par les officiers et les sous-officiers avec lesquels la population de Bruxelles n’a aucun contact. À huit heures, elle s’enferme. Les rues appartiennent dès lors aux traîneurs de sabres.

Tome CXV, numéro 429, 1er mai 1916 §

Musées et collections.
Les enrichissements des musées nationaux : la donation Schlichting §

Tome CXV, numéro 429, 1er mai 1916, p. 135-141 [138].

Mais deux libéralités méritent d’être tirées hors de pair. C’est, d’abord le legs fait au Louvre par le grand amateur, russe de naissance mais parisien d’élection, le baron de Schlichting, mort en août 1914, de toutes ses collections, magnifique ensemble d’une valeur, de plusieurs millions, comprenant d’admirables meubles du xviiie siècle, une grande statue en marbre de Mercure par Pajou, une autre, également en marbre, de jeune homme attribuée par les uns à Sansovino, par d’autres à Michel-Ange jeune, et de nombreuses peintures entre lesquelles il faut citer des œuvres de Giovanni Bellini, de Titien, du Sodoma, de Léonard de Vinci, un Ixion de Rubens, un Peintre ambulant par Frans Hals, et, dans notre école française, un Portrait de Charles IX, un grand tableau de Greuze, un délicieux portrait de la Princesse de Condé par Hubert Drouais, un de Mme de Pompadour par Boucher, etc.2.

À l’étranger. Italie.
L’état d’âme des jeunes ; deux générations §

Tome CXV, numéro 429, 1er mai 1916, p. 171-177.

Les causes politiques qui ont amené l’Italie à la guerre sont assez connues, causes particulières austro-italiennes et causes européennes. Les causes psychologiques et les éléments qui ont formé le nouvel état d’âme italien le sont moins. C’est une étude qui peut à peine s’esquisser aujourd’hui, mais qui ne manquera pas d’être entreprise à fond après les événements mondiaux qui ferment une époque et en ouvrent une autre.

Cette guerre est le premier témoignage effectif de l’unité italienne. Septentrionaux, méridionaux et insulaires, peuple et bourgeoisie ont, pour la première fois, dans le danger et dans l’espérance, acquis le sens de la grande entreprise douloureuse des pères, de la conquête pacifique des fils qui est l’Italie unifiée. On exagère quand on affirme que le peuple ne participa pas au Risorgimento ; on oublie, entre autres choses, l’armée piémontaise dont le fantassin savait très bien pourquoi il marchait. Il est vrai, pourtant, qu’en sa synthèse, le Risorgimento fut l’œuvre d’une élite. Mais aujourd’hui, c’est toute la nation qui combat : le peuple entier non seulement a subi la guerre, mais en partie il l’a voulue et en partie il l’a acceptée consciemment, on le voit aussi bien sur le front que dans les foyers des villes et des campagnes où même les femmes montrent non seulement du calme et de la fierté, mais une activité et une initiative dont on ne les croyait pas capables, auparavant.

Déjà la guerre de Libye avait montré quelque chose de nouveau en Italie. Commencée à travers la rhétorique des professeurs encombrés de réminiscences romaines et les illusions des nationalistes qui la croyaient une promenade militaire, elle se prolongea grave et coûteuse dans le calme et la patience admirable de tout le pays.

Il y a un quart de siècle, le sentiment national était plutôt faible, en Italie. La génération née autour de 1870 eut une jeunesse peu gaie : ses vingt ans coïncidaient avec la pire période de la politique italienne ; les exploiteurs du nouveau régime couvraient le peuple d’impôts, sévissaient contre les aspirations populaires à l’amélioration économique, tournaient les bénéfices de la liberté à leur avantage personnel. Cette jeunesse fut socialiste, humanitaire, pacifiste, mais surtout afficha une critique impitoyable contre les institutions. Le nietzschéisme conquérant de d’Annunzio répondait à un tempérament tout exceptionnel et n’eut d’influence que sur la génération suivante.

La poésie patriotique de Carducci n’avait plus d’écho parmi les jeunes, parce que privée d’aspirations sociales. Attirés par les tendances juvéniles, De Amicis, Fogazzaro, Arturo Graf manifestèrent des sympathies socialistes. Pour les renforcer, la persécution gouvernementale, qui mit en prison ou à « domicile contraint » plusieurs jeunes imprudents, ne manqua pas. Mais le courant était si entraînant qu’il pénétra, quelques années plus tard, même dans les rangs d’un parti jusqu’alors réfractaire, et des jeunes catholiques (et même des prêtres) virent dans les revendications populaires un renouvellement du catholicisme ramené aux origines chrétiennes.

C’était une jeunesse en grande partie bourgeoise, entendons-nous, laquelle agissait ainsi contre ses intérêts immédiats. Plus tard, la bourgeoisie commença à prendre conscience des classes, et aujourd’hui sa jeunesse s’organise pour défendre ses intérêts. D’autre part, les socialistes aussi, sortant des nuages du sentiment et de la critique stérile, se sont lancés aux conquêtes de classes.

Cependant, la troisième Italie avait organisé ses écoles de tous grades avec unité de méthode et dans un esprit national ; elles commençaient à donner leurs fruits. Peuple et bourgeoisie eurent leur nouvelle génération (celle qui était née vers 1890) nourrie de récits héroïques. Elle lisait sur les bancs des lycées les strophes enflammées de Carducci, qui, déjà vieux, était enfin reconnu comme poète national même par les sphères officielles qui auparavant lui étaient hostiles en tant que mécréant et jacobin. Dans chaque région, dans chaque milieu local se trouvait quelque témoin de l’histoire glorieuse, quelque vétéran rendu vénérable et cher par l’âge et par la mort prochaine. Les luttes sociales attiraient moins les jeunes parce que devenues trop concrètes et manquant d’idéal. Une forte contribution au mouvement socialiste avait été donnée par la petite bourgeoisie au service de l’État, mal payée et encore plus mal traitée : ayant obtenu les améliorations réclamées, cet élément épars et intelligent retirait son adhésion momentanée et se distribuait en d’autres partis amis des institutions. Enfin aussi, les courants de la culture européenne apportèrent de nouvelles influences, contraires aux précédentes et dans lesquelles, il n’y a pas de doute, le germanisme imposait son âpre volonté réaliste fortement étatiste qui obligeait les nations à se concentrer en elles-mêmes pour s’affronter en un avenir prochain.

Certaines commémorations patriotiques récentes montrèrent quel progrès avait fait le sentiment national dans les dernières décades ; d’abord le centenaire de la naissance de Garibaldi (1908) dont la figure chevaleresque grandissait avec l’éloignement, comme celles de Mazzini et de Cavour ; puis le cinquantenaire de la proclamation de Rome capitale. Ces fêtes, qui unirent vraiment la nation en un seul penser, tandis qu’elles invitaient la jeunesse cultivée à revivre notre histoire d’hier, frappaient l’imagination populaire en lui faisant sentir la puissance et la grandeur du lien national.

L’émigration ne fut pas le dernier facteur de ce sentiment. L’étranger fait sentir au paysan calabrais ou sicilien, à l’ouvrier piémontais ou vénitien qu’il est Italien malgré la distinction assez vive du dialecte et des habitudes, le pose en face d’autres nationalités émigrantes, excite en lui une rancune, une nostalgie un orgueil italiens.

Enfin, voici là tout près, de l’autre côté de l’Adriatique, le plus vif sujet d’excitation, la mesquine, hargneuse, incessante provocation autrichienne. La lutte des irrédents contre la pression des Allemands, Magyars, Slovènes, incités en masses par l’Autriche à étouffer l’italianité dans les villes vénitiennes de l’Adriatique orientale les vexations des fonctionnaires autrichiens à l’égard des populations étaient devenues si insupportables que même les pacifistes s’étaient révoltés. Le réquisitoire le plus impressionnant contre cette croissante persécution occupa durant plusieurs mois avant la guerre européenne un journal modéré et giolittien, la Stampa de Turin.

En disant que la nouvelle génération est patriote, nous n’avons noté qu’une de ses qualités saillantes ; mais elle a une physionomie bien plus disparate que la précédente. Moins sentimentale, moins penchée sur sa vie intérieure, plus sportive, plus robuste, elle a une plus grande confiance en soi, une confiance peut-être excessive. Une vitalité exubérante lui interdit autant les rêves sociaux que les doutes intérieurs et la fait assez légèrement s’engouer d’idées contradictoires. De certains jeunes d’aujourd’hui, les plus connus, il serait assez malaisé de suivre la déjà longue évolution : plus d’un maître a été adoré et nié en peu d’années, de d’Annunzio à Benedetto Croce. Des traditionalistes deviennent fatalistes, des syndicalistes impérialistes, des incroyants catholiques et vice versa. Ils ne manquent pas, les suiveurs de la Realpolitik, de la Weltpolitik auxquels les événements d’aujourd’hui qui signent la fin des hégémonies militaires devraient enseigner quelque chose. Mais ils ont changé d’opinion. Il y a beaucoup de dilettantisme dans tout cela. Il est incontestable qu’ils ont entendu fortement l’appel de la race. Depuis dix ans, la guerre grondait dans le ciel d’Europe et ils la pressentaient plus sûrement que leurs aînés.

Eh bien, la guerre moderne, longue, compliquée, lutte militaire et résistance civile, y pourrions-nous durer sans la préparation sociale de la génération précédente ?

D’abord, le sentiment national prend racine sur le bien-être individuel, non sur la misère et le mécontentement. Avant les réformes sociales, que justement cette génération imposa à ta paresseuse et égoïste bourgeoisie italienne, une guerre comme celle-là, nous devons le dire, eût amené un désastre. En outre, le patriotisme est tout de culture et ne va pas d’accord avec l’analphabétisme. À présent, contre cette infériorité de notre peuple, cette génération a lutté avec succès. Les démocrates chrétiens aussi n’ont pas peu contribué à faire accepter la guerre à une grande partie du pays, aux catholiques. Enfin, le féminisme — pour ne pas non plus oublier cette préoccupation de la génération précédente — en donnant aux femmes italiennes une plus grande conscience de soi et plus de culture, non seulement a renforcé dans les familles, le sentiment, du sacrifice patriotique, mais a inspiré les plus diverses initiatives de solidarité et de secours en faveur des classes les. plus éprouvées par la guerre.

Ces deux générations, se jugeaient, avant la guerre, non sans défiance réciproque. Toutes deux douées de qualités maîtresses différentes mais également indispensables à une nation qui a des traditions de large humanité en même temps que de viriles individualités, elles tireront grand profit, d’une révision sincère et profonde de leurs idées pour l’avenir de l’Italie que l’une n’aime pas moins que l’autre. Toutes deux pensèrent qu’elles devaient faire place à une nouvelle génération digne de tout notre amour ému, celle des enfants qui assistent avec une précoce douleur et une obscure conscience à la disparition de tant de chères vies et au bouleversement des richesses et des idées dont s’enorgueillissait la civilisation du siècle.

Les lettres italiennes ont à déplorer de graves pertes récentes. Il suffit de nommer le romancier sicilien Luigi Capuana et le critique Bonaventura Zumbini. À côté de ceux-là, qui avaient achevé leur carrière (ils avaient dépassé les 70 ans), il faut rendre hommage à la mémoire des jeunes qui ont sacrifié à la patrie toutes leurs espérances et certitudes d’avenir.

Renato Serra fut tué dans les premiers mois de notre guerre, le 20 juillet 1915. Il avait fait des essais de littérature contemporaine vraiment perspicaces et fins. Son dernier écrit, Examen de conscience d’un homme de lettres, travail hâtif noté entre une besogne et l’autre du service militaire, est grandement caractéristique. Il commence dans un esprit, et finit dans un autre. Il écrit dans une revue d’intellectuels et d’esthètes, se sent en leur présence, parle comme ils parlent, pense lui-même ainsi et ne trouve aucun motif logique à faire la guerre, qui n’intéresse pas la littérature et ne lui apportera, dit-il, aucun changement, comme elle ne changera rien de rien au monde. Son intellectualisme, est grave et compliqué, mais il est seulement la superficie : au fond de lui, la source souterraine des impulsions est puissante et brise la croûte de l’indolence analysante : une impatience de marcher l’étreint, d’agir lui-même, de participer à la vie de la nation, peut-être mieux, de sa région où il est enraciné, de ses ardents Romagnols qui, appelés, partirent pour la guerre avec lui.

Style personnel, fait de tâtonnements et d’approximations successives, dans la première partie, puis la prose devient cristalline, classique. Commencée comme une analyse littéraire, l’œuvre s’achève en une confession au sens mystique, devant un dieu intérieur.

Ses dernières lettres, que ses amis ont recueillies dans un petit volume, avec l’Examen (Treves édit. à Milan), nous montrent un homme en une période critique, qui s’observe lui-même incessamment durant l’action avec un calme lucide. La mort interrompit trop tôt cette analyse qui, achevée, aurait été un document d’importance énorme.

Scipio Slataper, Triestin, de père d’origine slave, était un témoignage de la force d’assimilation de la culture italienne. Son petit livre Il mio Carso (Éditions de la Voce, Florence) est le poème en prose de la région où se développe notre plus âpre offensive. Le paysage pierreux et sauvage est pénétré dans l’âme de l’auteur de façon à la former à son image. La prose aussi est dure et anguleuse, mais d’une sonorité et d’un relief puissants. C’était un écrivain mûr et original, et ce livre, son seul livre, suffit à lui assurer une place dans la littérature italienne. Slataper s’était occupé aussi avec grande compétence et sincérité des problèmes irrédents. Engagé volontaire, il fut tué en vue de la terre qu’il avait, on peut le dire, littérairement conquise à l’Italie.

Il appartenait, comme Serra, à la Voce, dirigée par Prezzolini, revue qui groupait des tempéraments et des idées disparates hors des cadres des partis et des écoles, unis seulement dans un commun désir de liberté et de sincérité.

Eugenio Vaina, de père hongrois et de mère italienne, était de la lignée de ces étrangers idéalistes qui vinrent en Italie lors du Risorgimento pour combattre pour toutes les patries et pour toutes les libertés. Il avait d’abord lutté avec la plume pour l’indépendance des Albanais et des Jugoslaves qu’il avait visités durant leur guerre contre les Turcs. Un magnifique discours de lui en faveur des nationalités balkaniques selon l’enseignement de Mazzini, de Gioberti et de Tommaseo, prononcé dans un congrès de démocrates chrétiens l’année dernière, avait converti ce parti à notre intervention dans la guerre. Volontaire dans les Alpins, il fut tué dès les premières semaines de l’action sur les hauteurs de Gorizia. Il avait 27 ans. Sa dernière page, envoyée peu de jours avant sa mort à un journal de Cesena, l’Azione, est une des plus profondes impressions de guerre qui aient été écrites jusqu’ici en Italie.

Giosuè Borsi avait vingt-cinq ans lorsqu’il fut tué. À dix-huit ans, il avait frappé le monde littéraire en récitant dans quelques villes avec la perfection d’un acteur des vers de lui, d’une technique consommée, mais non originaux, habiles imitations de son grand ami de famille, Giosuè Carducci. Quand il les publia, il les intitula en latin Scruta obsoleta (défroque importune), pour avertir qu’ils étaient désormais détachés de son âme. Il avait aussi fait le métier d’acteur, puis s’était voué au journalisme. Avant la guerre, dans une revue de Lugano qui rassemble des documents d’inspiration mystique, Cœnobium, avait paru un sien testament spirituel d’adhésion complète à la religion catholique romaine. Sa dernière lettre à sa mère est encore un testament dans ce sens, vraiment émouvant.

Il n’a pourtant pas expliqué cette conversion du paganisme littéraire de Carducci à la pratique du catholicisme, et c’est grand dommage.

Et il faudrait encore rappeler Ruggero Fauro et d’autres très jeunes, qui troquèrent la plume du journaliste contre le fusil.

Hélas ! la disparition de ces jeunes a appauvri notre culture, bien qu’elle ait ajouté de nouvelles et belles figures morales à l’histoire de notre Risorgimento qui voit, en cette guerre, son achèvement.

Tome CXV, numéro 430, 16 mai 1916 §

Échos §

Tome CXV, numéro 430, 16 mai 1916, p. 377-384 [381, 384].

Un mot à M. Benedetto Croce §

La Critica, revue italienne de M. Benedetto Croce, philosophe hégélien, a cru trouver dans d’anciens numéros du Mercure des pages qui lui ont plu touchant la théorie de l’État-Puissance, théorie chère à M. Benedetto Croce. Mais le Mercure a « cessé de lui plaire » parce qu’il a « changé de ton », « qu’il a cessé de trouver bonne la doctrine de la Puissance et de réprimer les erreurs qui courent sur le compte de la science allemande » et qu’il n’a plus témoigné de sympathie que pour la doctrine de l’État-Justice, doctrine qui, selon M. Benedetto Croce, n’est « qu’insidieuse hypocrisie ». M. Benedetto Croce, sans le dire, voudrait faire entendre que la France est animée de méfiance à l’égard de l’Italie, et il commence par insinuer que le Mercure manifesterait cette méfiance. L’illustrissime professeur de Naples se trompe : le Mercure, non moins que la France, sait fort bien que l’Italie mène, comme sa sœur latine, le bon combat pour le Droit et la Justice.

Le Voyage en Italie §

Nous apprenons que, sous ce titre, vient de se constituer à Paris, un centre de groupes d’études en vue « d’aider au développement de la culture latine et, d’accroître les échanges intellectuels entre la France et l’Italie ».

Les organisateurs pensent atteindre leur but en ranimant parmi les classes cultivées de France le goût du Voyage d’Italie et en procurant « aux jeunes gens, artistes, écrivains et professeurs » les moyens de faire, « utilement et économiquement, un voyage qui est le complément naturel des études secondaires et la condition indispensable de toute vraie culture ». Chacun des voyages durera six semaines et comportera des arrêts à Milan, Venise, Florence, Rome, Naples et Pise. Chaque groupe sera accompagné par un professeur, un artiste ou un lettré connaissant bien l’Italie. Le prix du voyage, chemin de fer, logement et nourriture compris, sera inférieur à 600 francs.

Les jeunes gens, artistes, écrivains ou professeurs qui désireraient des renseignements sont priés d’écrire à M. le Directeur du Voyage d’Italie, 54, rue des Écoles, à Paris.

Tome CXV, numéro 431, 1er juin 1916 §

Musique §

Tome CXV, numéro 431, 1er juin 1916, p. 521-528 [521, 522-523, 524-525, 525].

Opéra National : [La Fanciulla del West, Il Trovatore] §

Notre Opéra poursuit le cours de ses succès. Il les a même corsés de représentations italiennes dont la fâcheuse grippe ne me permit de savourer que la seconde mouture.

[…]

Cet exorde fumeux [L’Ouragan, de Bruneau] préfaçait la tirade italique. Elle ne fut certes pas banale et inspirait des réflexions assez variées. Pour commencer par de justes compliments, il convient de reconnaître et proclamer que les artistes lyriques italiens jouent incomparablement mieux que les nôtres, surtout que ceux qu’on trouve à l’Opéra, et on est bien obligé d’accorder que le même aveu s’impose à l’égard de la plupart de nos visiteurs.

[…]

L’habituelle convention de nos mœurs nous éloigne invinciblement de la nature ; la monnaie de singe ou l’apprêt de notre politesse nous accoutume à prendre une « attitude » et, au théâtre, cette attitude est facilement affectée. Aussi détonnons-nous d’ordinaire dans le mythe ou dans la légende et nous révélons-nous peu propres à incarner de frustes créatures. Les films venus d’Amérique avaient prouvé depuis longtemps, au cinéma, la supériorité sur ce point de nos amis yankees, et il semble bien que nous nous divulguions à cet égard les gens les plus « civilisés » du vieux continent même. Peut-être est-ce parce que dépourvus des traditions issues d’un « Roi-Soleil » à la perruque majestueuse, que nos invités italiens ont joué avec un tel entrain primesautier et un si vivant réalisme le mélodrame californien intitulé la Fanciulla del West, qu’il plut à M. Puccini d’accompagner d’un brouhaha sonore n’offrant aucun perceptible rapport avec ce qu’on peut décemment nommer de la musique. Pour il Trovatore, en revanche, opéra selon la formule ancienne, il n’était plus question de jouer, mais tout bonnement de chanter, et Mme Carmen Mélis aurait certes plus que le nécessaire pour le faire admirablement. Sa voix est belle, en particulier dans l’aigu, d’une souplesse merveilleuse et apte aux nuances les plus subtiles. On se sent décontenancé presque jusqu’à la stupeur en présence du résultat auquel aboutit cette virtuosité péremptoire. Si la musique de Verdi vaut quelque chose, c’est, outre par la géniale abondance, pour la verdeur d’une inspiration mélodique savoureuse même encore en sa trivialité. Mais cette inspiration, si populaire que chacun la fredonnait d’avance, on la cherchait en vain tout ébaubi dans ce qui arrivait aux oreilles. Pour ma part, je l’avoue, je ne soupçonnais guère qu’il fût possible de défigurer à ce degré une mélodie aussi limpide, disloquée, démantibulée par une extravagante acrobatie de traînandos, d’expirandos, de hoquettandos, de brusques suspensions et de galops soudains, aux fins de quoi le chef d’orchestre ad hoc, M. Rodolfo Ferrari, semblait avoir pour mission capitale d’empêcher à tout prix ses subordonnés de jouer un seul instant en mesure. Non, vraiment, ce ne fut pas banal : c’était même abracadabrant, et ça ferait un petit jeu de devinettes original à implanter dans les salons où l’on chante. Un nombreux public transalpin applaudit avec frénésie ces prouesses compatriotes, et il serait téméraire d’affirmer que le reste de l’auditoire ne se joignit à l’ovation que mû par les devoirs de l’hospitalité. Il n’est pas défendu pourtant de caresser l’espoir que l’alliance y fut pour autant que notre « politesse ».

Opéra National : Les Virtuosi de Mazarin §

Les spectacles nouveaux inaugurés par M. Jacques Rouché n’ont pas cessé d’enchanter pour le moins le regard, si peut-être ils n’ont pas toujours strictement tenu la promesse « de résumer ce que la musique a produit de plus remarquable » à tel ou tel moment choisi de son évolution. Les Virtuosi de Mazarin nous offraient, dans la lourde somptuosité de l’époque, un concert organisé par le Cardinal en 1647, au Palais-Royal, pour divertir la Reine, veuve consolable et régente. Certes, Mlle Sirède ressuscitait superbement une Anne d’Autriche imposante, Mlle Faivre, un délicieux Louis XIV en miniature, et M. Vulpesco semblait un Mazarin descendu de son cadre. Mais, quoique le programme érudit nous assurât que le susdit concert fut consacré à l’Orfeo de Luigi Rossi, et que cela put justifier à la rigueur le nombre des fragments qu’on nous servit tirés de plusieurs opéras du maestro, la musique de ce compositeur, chu depuis dans un opaque oubli, a perdu tout le charme qui fit jadis la renommée de son auteur sans y gagner pour nous en intérêt quelconque. Il eut été préférable aussi, sans doute, que les deux citations de Monteverde ne fussent point extraites du Couronnement de Poppée, que nous connûmes, il n’y a guère, sur la scène du Théâtre des Arts. Bref, le plus captivant de la séance s’avéra l’infernale évocation de Médée, empruntée au Giasone de Cavalli, — qui ne date d’ailleurs que de 1649. Cette page troublante n’est pas moins remarquable par son orchestration novatrice que par un puissant effet dramatique qu’on eût plus fortement ressenti si Mme Croiza ne l’avait chantée en italien. En dépit d’une traduction secourable, il n’est pas très commode de compatir comme on voudrait à des sentiments exprimés dans une langue qu’on ne comprend pas.

Ouvrages sur la guerre actuelle.
C. Ferrero : La Guerre européenne, Payot et Cie, 3 fr. 50 §

Tome CXV, numéro 431, 1er juin 1916, p. 528-540 [528-531].

Il est difficile de lire quelque chose de plus ample et de plus pénétrant, sous une forme rapide, que les réflexions de M. Guglielmo Ferrero sur La Guerre européenne. Ce sont là des pages de tout premier ordre, des pages de philosophie historique. Je ne vois pas le moyen d’user d’autres mots après avoir lu ce livre. Tout y est (sinon développé, du moins puissamment indiqué) : la connaissance du Présent et le sens du Passé ; l’information qui dénombre, dans l’Europe de 1914, les forces, les faiblesses, les ressources, les politiques, les besoins, les idées, les passions ; et l’intelligence des civilisations précédentes qui précise les opinions en ce qui concerne l’effroyable histoire contemporaine. Dans cette guerre, les problèmes radicaux de la civilisation se trouvent agités avec une urgence et une plénitude suprêmes ; et c’est l’intérêt pathétique de ce livre de nous faire voir cela avec une vivacité dramatique, dont sont gagnés notre esprit et notre cœur, qui s’émeuvent, donnent à fond, s’enflamment, atteignent à une sorte de lucidité concrète, pratique.

Ce livre est un recueil d’études et de conférences, faites à divers moments, avant et pendant la Guerre, et dont voici quelques titres : « Qui a voulu la Guerre ? », « Les Causes profondes de la Guerre » (« Quantité et Qualité », « Anarchie, Liberté, Discipline », « Grand et Colossal »), « La Lutte pour l’équilibre » (« La Belgique, clef du monde », « L’équilibre moral de l’Europe » et son « Équilibre politique », « Tragédie d’orgueil »). Citons encore l’importante étude sur « L’Italie dans la Guerre européenne », et la magistrale synthèse finale sur « La contradiction suprême » entre les tendances pacifiques, eudémonistes de notre civilisation et la tragédie sanglante où elle se débat.

Les pages sur « La Belgique, clef du monde », insistent sur l’énorme valeur économique de ce pays, dont la possession (jointe à celle du bassin industriel français de Briey) ferait de l’Allemagne la première puissance du monde sous le rapport houiller et métallurgique. Oui, et il faudrait ajouter que l’intérêt politique est non moins immense, et d’une constance impressionnante. L’Angleterre a les mêmes susceptibilités (Anvers), touchant la Belgique, qu’au moment de la rupture de la Paix d’Amiens ; de même, pour la France, la question de Belgique est liée à celle de ses frontières naturelles ; et l’Allemagne, de même encore, en mettant la main sur la Belgique, reprend et applique à son profit, comme la France en 1792, la doctrine des limités naturelles (pour l’Allemagne, le littoral de la mer du Nord). La guerre de Belgique inaugure, pour des raisons très identiques, et le conflit européen commencé en 1792, et le conflit européen commencé en 1914. Oui, vraiment, la Belgique « clef du monde ».

N’est-il pas vrai que cette petite revue de la question belge comporte sa philosophie ? Vraiment, il est impossible à l’historien de se passionner. Les peuples ne valent pas plus cher les uns que les autres.

Dans les pages sur l’Italie, M. Ferrero résume l’histoire de ce pays depuis l’expédition d’Abyssinie jusqu’à la déclaration de guerre à l’Autriche. Les causes qui ont mis l’Italie aux côtés de l’Entente ressortent très clairement de cet exposé. Il serait trop long de les redire ici, et d’ailleurs l’étude de M. Ferrero est là. Notons seulement qu’il y eut des causes générales et des causes particulières. D’une part, l’Italie était emportée dans le même rythme qui réglait (ou déréglait) la marche de la civilisation en Europe. Elle connaissait le même développement économique, la même substitution de la « quantité » à la « qualité », la même lutte furieuse du libéralisme et du socialisme contre le conservatisme, les mêmes ambitions impérialistes, etc. La défaite d’Abyssinie (Adua) marqua, pour l’Italie, le commencement d’une période où ces caractères devinrent de plus en plus accusés, période dont l’heure culminante fut l’expédition de Tripolitaine, cette expédition « qui bouleverse si profondément le pays », m’écrivait à l’époque M. Ferrero. D’autre part, voici les causes, ou quelques-unes des causes, particulières. Toutes les conséquences de la période que l’on vient d’indiquer se résolurent en une agitation énorme (émeute d’Ancône, troubles de Romagne, etc.) La complexité des problèmes électoraux aidant, il devint difficile de gouverner. Et je crois bien, — du moins les choses m’apparaissent de la sorte à la lecture des pages de l’éminent publiciste italien, — je crois bien que la bizarrerie même de la situation où se trouvait ainsi le gouvernement de la Péninsule vers le printemps de 1916, fut la cause occasionnelle, mais décisive, par laquelle l’Italie consomma son évolution. Je passe sur les négociations avec l’Autriche, pour insister brièvement, d’après Guglielmo Ferrero, sur cette cause spéciale. Il faut se souvenir que M. Giolitti était une sorte de dictateur parlementaire, qui avait introduit dans le système représentatif l’anomalie d’un véritable gouvernement personnel. À de certaines époques, d’après une tactique retorse, il passait la main à des protégés, se retirait dans la coulisse, pour, à tel autre moment climatérique, rentrer en scène et reprendre officiellement le pouvoir. Ceci était de la super-essence de combinazione. Et il en arriva de même vers le printemps de 1915, sous le ministère Sonnino-Salandra. M. Giolitti, qui paraît avoir subi, sans s’en douter, le contrecoup des intrigues de M. de Bülow, revint à Rome avec le programme anti-interventionniste que l’on sait. Mais ce programme allait, en général, contre le sentiment public ; et surtout je sens que la traditionnelle et routinière « combinazione », pratiquée en des circonstances si formidables, et qui d’ailleurs avait toujours dénoté ce que le système, de gouvernement avait, selon les expressions de M. Ferrero, d’« artificiel », de « contradictoire », d’« énervant », je sens que la fameuse « combinazione » de M. Giolitti parut alors bien mesquine ! Il s’agissait bien de finasserie politique ! Le sentiment public en éprouva certainement un décisif accroissement d’exaspération. On sait le reste : le soulèvement impressionnant de l’opinion, le retour du ministère Sonnino-Salandra, la déclaration de guerre à l’Autriche.

L’étude intitulé « Quantité et Qualité » (qui est une conférence faite, en novembre 1913, à Paris) contient l’idée-maîtresse qui est au fond de tout ce qu’a écrit M. Ferrero sur l’histoire contemporaine. Le monde, dit M. Ferrero, par la Démocratie et le Machinisme, est passé du fait de la « qualité » au fait de la « quantité ». La quantité remplace la qualité. Et tout vient de là, y compris la guerre actuelle. Une trop grande abondance de choses fabriquées, une trop grande facilité pour les faire circuler, une trop grande densité économique, en un mot, voilà ce qui a exaspéré les rivalités et fait éclater la Grande Guerre. Le livre intitulé Entre Deux Mondes, large synthèse sociologique conçue par M. Ferrero à la suite d’un voyage d’études en Amérique, contenait un premier exposé de cette doctrine. On me permettra de le dire, — l’histoire des idées sociales ayant d’ailleurs quelque valeur civique en ce moment, — une telle doctrine m’intéresse d’autant plus, que cet intérêt, je l’avoue, est un peu égoïste de ma part. En effet, j’ai indiqué, de mon côté, un point de vue semblable dans un Essai sur l’Épicuréisme scientifique (Mercure du 16 février 1910), où se trouve exposée cette idée que, désormais, « ce sont les choses qui sont reines ». Les « choses », l’abondance économique, — la « quantité », comme dit M. Ferrero. Cette idée remonte à 1906, époque à laquelle je l’ai ébauchée dans l’Introduction aux Pamphlets du Dernier Jour, et j’y suis revenu, avec plus de détail, en 1910, dans l’Essai précité. À ces deux dates, ou nous ne nous connaissions pas, mon cher ami Guglielmo Ferrero et moi, ou nous n’avions causé que d’Histoire Romaine. Que la même idée se soit présentée à deux hommes qui ne se connaissaient pas, ou qui n’avaient encore jamais eu de conversation là-dessus, ne serait-ce pas déjà un bon argument à invoquer en faveur de la réalité objective du fait social de la « Quantité », — si le, vigoureux talent de Ferrero ne suffisait amplement, — testis unus, non testis nullus ! — à porter témoignage de cette réalité ? D’ailleurs, je me contentais de voir dans la « royauté des choses » une cause d’imbécillité sociale, tandis que M. Ferrero tire du principe de la Quantité de nombreuses conséquences, parfaitement liées entre elles, toutes les conséquences, en un mot, que la Grande Guerre a fait apparaître. Et même, en ce qui concerne cette richesse de la conception de M. Ferrero, j’avertis le lecteur de ne se contenter absolument pas de l’analyse nécessairement sommaire, et plus que sommaire, esquissée plus haut. Cette analyse ne veut être qu’une suggestion destinée à donner au lecteur (à supposer qu’il en ait besoin) le désir d’ouvrir ce livre, — dont la lecture, ajouterai-je, en même temps qu’un profit pour l’esprit, est un devoir, en un temps exceptionnellement tragique, où la connaissance raisonnée des causes politiques et sociales qui ont amené la plus terrible des Guerres est véritablement une question de conscience, une obligation civique.

À l’étranger. Italie.
France-Italie §

Tome CXV, numéro 431, 1er juin 1916, p. 551-555.

On commence — que tardivement ! — à nouer les liens d’une alliance politique et économique entre la France et l’Italie, alliance qui vise non seulement la guerre, mais l’avenir. Les alliances ne sont durables que si elles ont pour base l’amitié des peuples. Il y a aujourd’hui, entre Italiens et Français, un désir d’amitié.

Les rapports anciens entre l’Italie et la France s’appellent Magenta et Solférino, oui, mais aussi Mentana (question romaine), Tunis et Bizerte (canons pointés sur la Sicile). La France a contraint l’Italie à l’alliance défensive avec les empires centraux (on sait désormais que les pactes de la Triplice, en ce qui regarde l’Italie, étaient seulement de défense) et l’y a tenue pendant trente ans. Vint Algésiras et l’accord méditerranéen ; mais soudain l’incident du Carthage nous fît sentir que l’Italie était isolée en Europe. On ne donnera jamais assez d’importance à cet événement historique. Il explique l’intolérance que les Italiens montrèrent durant leur période de neutralité contre les conseils d’intervention, de quelque part qu’ils soient venus.

Et, isolés, nous voulûmes l’être quand nous proclamâmes notre neutralité. À un sénateur qui lui reprochait de ne pas avoir demandé des compensations en échange de notre abstention, le ministre Salandra répondit : « Si nous avions négocié notre neutralité, nous l’aurions déshonorée. »

Sur le point de rompre une alliance dont les conditions restaient secrètes, il était pour nous nécessaire de persuader le monde de notre indépendance et de notre loyauté. « L’Italie volera en aide au vainqueur. » Ce mot insultant fut attribué, durant notre neutralité, à un diplomate français, mais aussitôt démenti. Je l’ai trouvé pourtant ces derniers jours dans un livre de 1909, la Russie d’aujourd’hui. L’auteur, un diplomate russe, le prince Troubetzkoy, l’écrivait en prévoyant une guerre européenne. D’autre part, le prince de Bülow avait prononcé les phrases célèbres ; pleines de grâces teutoniques, sur les tours de valse ; et : « On nous a débauché l’Italie. » De tous les côtés, on avait une gentille opinion de nous !

Nous avons médité tout cela, tandis que nous étions neutres, période qui fut capitale dans notre histoire intérieure. Jules Destrée, Lorand, Maeterlinck, interprètes d’une petite nation, non compromise politiquement dans notre passé (il ne faut pas oublier aussi que la Belgique tient la première place dans la statistique du capital étranger en Italie, capital d’autant plus bienfaisant qu’il est politiquement inoffensif), secouaient le sentiment du peuple. Battisti, député du Trentin, d’Annunzio, en dernier lieu, s’adressant à la jeunesse cultivée, agitaient les grandes villes. Mais ces grands mouvements de l’extérieur ne furent que superficiels ; l’élaboration, la maturation de l’acte suprême dans les partis, dans les classes cultivées des diverses régions, de la Sicile à la Vénétie, fut une chose autonome, grave, par moments dangereuse, et d’une profonde beauté morale pour l’historien psychologue qui en fera l’évocation sincère.

La guerre et l’alliance acceptées, il est nécessaire de tisser les fils de l’union. Les réconciliations ne sont complètes que quand le sac est vidé des reproches accumulés au temps de la discorde. Je ne répète pas ici les reproches que les étrangers font généralement aux Français. Peut-être la France aurait-elle besoin d’un critique patriote qui ferait pour elle ce que Heine, Nietzsche firent, hélas sans succès, pour les Allemands. En Italie, des critiques de nous-mêmes, nous en avons peut-être trop : ils sont plus dénigreurs que critiques. Comme des provinciaux, nous portons même nos querelles d’écoles ou de partis à l’étranger, et cela, le professeur d’université le fait aussi bien que l’écrivain célèbre ou l’ouvrier émigrant.

Nous sommes très susceptibles à propos de tout ce qui se dit de nous à l’étranger. Notons que l’opinion de notre ex-alliée nous est peu accessible, à cause de la langue ; l’opinion anglaise peut nous être plus connue ; mais la langue française est pour nous comme une seconde langue et rien ne nous échappe de ce qui s’écrit sur nous en France.

La France envoie en Italie trop de gens de lettres en vacances. L’homme en vacances est égoïste. Musées, monuments et paysages sont là qui l’attendent. Il s’y promène avec son calepin. Parmi ses notes et ses variations esthétiques, il ne manque pas d’inscrire la macchietta de l’Italien, de cet échantillon du peuple italien qui est autour de lui, cocher, cicerone, bref, l’accapareur de l’étranger. En quelque auberge ou en quelque salon cosmopolite, il se trouve en contact avec quelque déraciné ou métèque levantin très pittoresque et un peu équivoque, mâle ou femelle, et il l’introduira dans son prochain roman. Des écrivains respectables ne surent pas résister à cet usage, offensant ainsi non seulement la vérité, mais aussi l’art.

Loin de nous l’intention de condamner toutes les impressions littéraires sur l’Italie ; nous connaîtrions bien mal les mœurs de nos diverses régions dans le passé, si nous n’avions les relations de tant d’étrangers, de Montaigne à… Suarès. Un recueil comme les deux volumes de Christian Beck : l’Italie vue par les grands écrivains (Mercure de France, édit.) est plus qu’agréable, il est instructif à plusieurs points de vue, et plus encore pour nous, Italiens, que pour les étrangers. Ce recueil nous montre, entre autres, qu’aux xviie et xviiie siècles, les voyageurs français étaient plus intelligemment curieux qu’aujourd’hui. Les romantiques commencèrent à ne voir qu’à travers leurs joies amoureuses ou leurs mélancolies vaporeuses. Mais le goût de promener des adultères dans des paysages franciscains ou de faire de la salade d’histoire, de technique picturale, ou de psychologie mystique est tout moderne.

Et tant pis si l’esthète est troublé par des manifestations de vie un peu tumultueuses. Je me rappelle la surprise indignée de feu Gebhart, il y a quelques années, contre les employés de chemins de fer qui avaient osé se mettre en grève, et sa fuite précipitée d’une Italie dégénérée qui faisait des essais syndicalistes.

Nous finissons par croire que notre art ancien nuit à l’Italie moderne. Confrontez les centaines de livres que la France consacre aux villes artistiques et aux artistes italiens grands et petits avec les très peu nombreux ouvrages qu’elle consacre à l’Italie moderne. Elle en dédie bien plus à l’Argentine et au Japon !

Pourtant, cet état de choses est en voie de changement. Déjà, les dernières années, Albert Dauzat, E. Lémonon ont écrit de bons volumes sur l’Italie d’aujourd’hui. La nouvelle alliance donne maintenant de bons fruits et il y a lieu de signaler de nouveaux livres enfin sérieux et dignes d’attention.

Voici Jacques Bainville avec la Guerre et l’Italie (Fayard), qui raconte en quelques chapitres bien documentés comment l’Italie s’est décidée à la guerre et comment elle la mène. Quoiqu’il ne connaisse à fond que certains courants et en néglige certains autres importants, il nous est agréable qu’il insiste sur tels caractères que devra avoir l’amitié franco-italienne. Méfions-nous de la force des souvenirs historiques comme principes ! « Sans doute, conclut l’auteur, la communauté des armes aura resserré les liens entre la France et l’Italie. Cette guerre conduite contre le même ennemi laissera des souvenirs durables. Mais les peuples ne vivent pas de souvenirs. Ils ne vivent pas non plus de sentiment. Il y a, en Italie, un désir très sincère de continuer avec nous, après la guerre, les relations cordiales que la guerre a établies. Cependant, si l’on interroge les Italiens, si on leur demande comment ils voient l’avenir de leurs rapports avec la France, ils se réservent, en général, parce que les bases d’une collaboration future ne leur apparaissent pas encore nettement. Comme cet état d’esprit nous plaît mieux, comme il offre plus de sécurité que cet enthousiasme fragile et cet idéalisme sans critique qui recouvrent mal les divergences, ou les conflits d’intérêts qui n’entretiennent d’ordinaire qu’une dangereuse hypocrisie ! »

Voilà un franc-parler qui nous plaît aussi à nous !

Un autre livre à lire est l’Italie depuis 1870 (Delagrave), où Albert Pingaud a tracé avec clarté et sérénité l’histoire de notre politique extérieure pendant les périodes les plus troublées des relations franco-italiennes. Remarquables, les chapitres sur le relèvement économique et le déclin de la Triple-Alliance.

Enfin, un livre qui sera une révélation pour beaucoup de Français et qui soulève des discussions intéressantes dans la péninsule : l’Italie au Travail, de L. Bonnefon-Craponne (Pierre Roger, édit., Paris). L’auteur vit depuis trente ans dans la Haute-Italie et prend part à notre mouvement industriel. Sa connaissance des conditions économiques de notre pays lui permet d’écrire des chapitres de lecture facile et intéressante, bien que bourrés de faits et de chiffres, vraies monographies de la soie, — la plus ancienne et noble industrie et la plus importante de l’Italie, bien qu’elle ne soit pas protégée, — du coton et de la laine, du sucre, de l’automobile, de la houille blanche, sur quoi le pays, manquant de charbon, repose tant d’espoirs. Il ne nous épargne pas çà et là quelque dure vérité ; — mais sa critique est inspirée d’amitié, comme son admiration pour l’effort industriel de l’Italie dans ces dernières années est sûre et documentée. Je ne connais aucun livre qui plus que celui-là soit un antidote contre les fadaises des éternels virtuoses de l’impressionnisme esthétique.

Et les Italiens, comment connaissent-ils la France ? Bien mieux. Nous pouvons l’affirmer, non pas parce que le roman français est lu chez nous comme en France, non pas parce que les pièces de théâtre et jusqu’aux acteurs français parcourent nos scènes ; nous savons que le théâtre et de roman ne suffisent pas à nous donner le miroir fidèle d’une société, bien que Zola et Bourget se réclament de l’objectivité scientifique. Et nous ne jugeons pas la France sur ses journaux boulevardiers ou les séances du Palais-Bourbon. Le voyage en France, nous le faisons, nous aussi, quoique nous en rapportions rarement un livre d’impressions. Nous savons que la France est le creuset de toutes les expériences morales, sociales, et politiques — bonnes et mauvaises, — mais nous savons aussi qu’elle est saine, solide et passablement conservatrice. Nous ne nous laissons pas impressionner par les calomnies contre la famille, contre la femme française : nous admirons au contraire le sentiment du foyer et ne sommes pas étonnés que le fantassin ait comme dernière parole sur ses lèvres mourantes le nom de sa mère. Et il y a aussi quelques-uns de nous qui attribuent non sans raison la diminution de la natalité surtout à une trop prévoyante sollicitude de parents qui veulent avant tout des enfants sains et heureux. Je renvoie le lecteur à un ouvrage paru avant la guerre et reconnu excellent par beaucoup de Français de bonne foi : La Francia e i Francesi nel secolo XX, par G. Prezzolini (Treves, édit., Milan).

Pour tout dire, nous avons foi dans la France !

J’étais en Piémont, lorsque les hordes allemandes envahissaient votre territoire comme un torrent. Ah ! l’angoisse qui étreignait jusqu’au cœur des paysans de nos petits villages, avant le coup d’arrêt de la Marne, qui nous rendit la respiration et nous fit sentir que la marée des barbares était repoussée pour toujours ! Et hier, avec quelle angoisse lisions-nous chaque jour les communiqués de Verdun, et quelle joie devant l’intrépide résistance, plus glorieuse qu’une victoire !

Nous sommes devenus plus réservés et nous étalons moins qu’autrefois nos sentiments les plus profonds, mais notre amour pour la France, qui a couvé sous la cendre pendant tant d’années, ne manquera de flamber en son temps ! C’est pourquoi il est nécessaire que nous nous regardions d’abord bien au fond des yeux pour nous reconnaître.

À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait] §

Tome CXV, numéro 431, 1er juin 1916, p. 557.

Nombre d’intellectuels italiens poursuivent un but parallèle, qui viennent de fonder une revue nouvelle : la Revue des Nations latines, se publiant en deux éditions, l’une française, l’autre italienne. Ses directeurs sont Guglielmo Ferrero, l’historien si prisé en France, et Julien Luchaire qui, avec son Institut français de Florence et ses excellents travaux historiques, a tant contribué à améliorer les rapports entre les deux pays. Son programme est de résister à l’invasion allemande dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre économique et politique, d’approfondir la tradition latine et de soutenir les nouvelles idées et les nouvelles directions des factions et des organisations communes aux nations latines. Intéressantes, dans le premier numéro, les gloses des directeurs. La revue, à laquelle nous prédisons un avenir fécond, obtiendra déjà un grand résultat par le seul fait de renseigner avec continuité et impartialité sur la vie intellectuelle et matérielle des deux pays.

Tome CXVI, numéro 434, 16 juillet 1916 §

À l’étranger. Italie.
Italie et Allemagne §

Tome CXVI, numéro 434, 16 juillet 1916, p. 358-363.

Les événements de ces deux ans ont porté l’Italie à un examen de conscience, à une profonde révision des faits et des idées de ces dernières décades Le caractère, l’instinct et l’idéal de notre nation ne sont pas si faciles à définir : l’histoire ne nous donne pas d’indications très sûres : Naples, Venise, Florence Turin, sans compter Rome, quelle diversité d’histoires particulières ! Comment en déduire des idées unitaires ? L’Italie est chose nouvelle dans le monde depuis l’empire romain : elle est en devenir, elle est au commencement !

En regardant en nous-mêmes nous avons trouvé, il n’y a pas à s’en émerveiller, des reflets d’autres nations depuis longtemps puissantes et rayonnantes, des influences idéales peut-être excessives pour notre caractère juvénile et d’autres matérielles, tyranniques. L’influence de la France est grande, mais plus sur la littérature et sur l’art que sur tout le reste, et une critique vigilante s’y exerce constamment. Celle de l’Allemagne, très faible en art, nulle en littérature, a été prépondérante et oppressive sur l’enseignement et surtout dans la vie économique et dans l’action politique.

Il faudrait un économiste doublé d’un puissant romancier pour tracer un tableau de la pénétration allemande dans les nations d’Europe. En Italie, ce fut une invasion.

On connaît la méthode. Une banque allemande à enseigne italienne, avec très peu de capitaux, mais avec une direction habile et sans scrupules, aide avec son crédit de bonnes entreprises industrielles, en encourage de nouvelles, et leur impose outils et machines allemandes ; elle appelle des filiales de maisons allemandes en les affublant d’un nom italien ; elle place partout des directeurs, des administrateurs, des chefs techniques et des contremaîtres allemands ; elle s’empare, au moyen de systèmes ingénieux et variés, des principales activités industrielles et commerciales italiennes organisées sous forme de sociétés anonymes. La « Banca Commerciale Italiana » en contrôlait, de ces sociétés, pour une valeur globale de trois milliards. Elle tenait la marine marchande, les industries métallurgiques, mécaniques, électriques, textiles, chimiques, et au premier plan les fournitures pour l’armée et la marine. Un courageux publiciste, Giovanni Preziosi, a révélé cette vaste entreprise dans un livre d’un intérêt poignant : La Germania alla conquista dell’Italia (La Voce, Firenze). La lecture en est utile non seulement pour l’Italie, mais pour tous les pays alliés, puisque la haute finance allemande ne cesse pas de lutter partout pour garder ses positions.

Utile au commencement, il faut bien le dire, cette banque devint néfaste à l’initiative italienne et surtout dangereuse pour son action politique. L’émancipation ne devrait pas être trop difficile, puisque les capitaux allemands y sont minimes (3 millions sur 150) : avec un capital ridicule les Allemands exploitaient jusqu’à 800 millions de mouvement annuel d’argent italien !

L’université allemande a ébloui le monde entier et nous avons, nous aussi, subi cette fascination. Beaucoup de jeunes gens, à peine sortis de nos universités, allaient se perfectionner, avec des bourses gouvernementales, en Allemagne et en revenaient apôtres de la science allemande et du germanisme. S’ils étaient sans grande influence sur la jeunesse en général, leur jugement était décisif dans les concours des professeurs secondaires et supérieurs.

Tandis que la librairie française nous envoyait ses romans, bons ou mauvais, et les chefs-d’œuvre de toutes les littératures traduits dans sa langue si claire et accueillante, la librairie allemande nous envoyait ses gros manuels, ses répertoires encyclopédiques, les atlas, etc. Ainsi on lisait des histoires de l’art où une part disproportionnée était faite à l’art allemand et où le traducteur était obligé de développer à notre usage la part assignée à l’art italien ; on parcourait des histoires universelles ou même particulières de l’Italie dominées par l’idée germanique, on consultait des répertoires d’où était exilé le monde latin. La commodité des illustrations déjà faites séduisait l’éditeur italien (ou allemand italianisé). N’oublions pas les livres en couleurs pour enfants, d’un mauvais goût repoussant.

Les grammaires latines et grecques étaient traduites de l’allemand. Les lycéens étudiaient les textes classiques dans des éditions allemandes ; le danger eût été moins grand, si les maîtres les eussent dûment interprétés en initiant les élèves au sens des humanités ; mais l’esprit était étouffé par la lettre, et le résultat de ces études purement philologiques était la haine du latin et du grec et l’ignorance de ce que furent nos aïeux.

Ou peut rire de ces anthropologues allemands qui s’annexaient notre histoire et nos grands hommes, de Michel-Ange à Garibaldi ; mais il y avait aussi des savants pour affirmer que la limite géographique de la péninsule était l’Isonzo ; et un P. D. Fischer, par exemple, dans un livre traduit et très estimé en Italie, d’ailleurs remarquable, L’Italia e gl’Italiani (1903) oubliait son calme scientifique pour sermonner les irredentisti et leur apprendre que dans le Trentin la frontière de l’Autriche coïncide avec les confins naturels de la Péninsule

Maintenant dans les écoles, c’est un tolle général contre la Kultur. Notre front est contre l’Autriche, mais l’ennemi idéal est l’Allemagne. Le peuple n’a jamais fait de distinction et les gens cultivés n’en font pas non plus. Nos souvenirs historiques nous offrent des images et des formules nombreuses contre le spectre ressuscité de l’empire germanique. On pourrait en composer un florilège copieux et varié, depuis Polybe, à travers le moyen-âge (Teutonicam rabiem quis tolerare posset ? s’exclamait Pietro da Ebolo, un siècle avant la tedesca rabbia de Dante), jusqu’aux invectives enflammées de Carducci… Variations amusantes de rhétoriciens ! La meilleure façon de s’émanciper, c’est d’encourager solidement les écrivains italiens, les philologues, les savants italiens et aussi les éditeurs italiens, car il y en a de vaillants et de patriotes.

L’admiration des professeurs pour l’Allemagne se manifestait à chaque page dans leurs ouvrages, mais ils ne nous avaient donné encore aucune étude suffisante sur notre puissante Alliée. Le premier ouvrage remarquable a paru il y a peu d’années : c’est La nuova Germania, de G.-A. Borgese. (Bocca, éd. Turin 1907.)

Figurez-vous un Sicilien, sorti depuis peu de l’Université de Florence et transplanté à vingt-cinq ans dans la Babylone prussienne. Il se mêle en journaliste (il correspondait à La Stampa) à la vie allemande durant deux années des plus importantes (1906-1908), il assiste aux persécutions polonaises, aux élections qui confirment le pouvoir à Bülow, aux procès de Max Harden, à la crise constitutionnelle, tandis qu’Édouard VII tisse autour de l’Allemagne les ententes isolatrices. Le colosse allemand ne lui en impose nullement. Dans un style brillant et quelquefois insolent de gamin florentin, l’homme du midi ne peut s’empêcher de comparer la pauvreté décente et la santé morale de sa province à la fièvre d’enrichissement et de jouissance de la capitale allemande, la gentilezza antique de notre peuple, notre sens de la mesure et du goût à la manie du luxe et du colossal d’un peuple de parvenus.

« Qui parle au xxe siècle de peinture allemande, de musique allemande, de poésie allemande parle d’une nébuleuse sans noyau et sans physionomie — écrivait M. Borgese — La richesse de l’Allemagne est un colosse aux pieds d’argile. » L’expérience à propos des Polonais « prouve à l’évidence que les Allemands n’ont pas la capacité d’assimiler d’autres peuples ou de gouverner paisiblement une confédération de peuples. C’est-à-dire que leur grandeur est à son apogée, que pour leur histoire a sonné le triste impératif : ne plus ultra ».

« La politique allemande — écrivait-il encore — est toute fondée sur la force du poing. Ou qu’on nous donne ce que nous voulons, ou nous mettons le feu aux poudres. Elle ignore que l’art diplomatique s’appuie sur la force militaire, mais qu’il ne fait pas pléonasme avec cette force. »

Dans la psychologie énigmatique de Guillaume II il voyait « tous les dangers qui menacent le monde ». Il n’est pas dupe de la campagne de Harden pour la moralité ; il en aperçoit les dessous d’intrigue pangermaniste. Il ne croit pas entièrement au danger pangermaniste, pourtant il relate ces propos d’un officier supérieur, « très calme, très intelligent, non pas un fou moral », qu’il vaut la peine de relire à dix ans de distance.

1° La flotte allemande sera en mesure, d’ici à peu d’années, de tenir tête à la flotte anglaise de la mer du Nord ; ce jour-là, le coup de main sur l’Angleterre sera la chose la plus facile du monde.

2° Il ne vaut pas la peine de s’annexer les terres allemandes de l’Autriche, car l’Autriche allemande et slave fait la politique que l’Allemagne lui ordonne.

3° La neutralité sera refusée à la France à qui on imposera le choix : ou d’être avec nous ou d’être contre nous. Si c’est contre, nous la détruirons en quinze jours.

4° Hériter de la domination mondiale de l’Angleterre, ce n’est pas facile ni commode, mais l’hégémonie européenne est destinée à l’Allemagne. Pourquoi les peuples la craignent-ils ? La domination de l’Allemagne a toujours été un bienfait pour les nations qu’elle a dominées. Au moyen-âge elle a créé la nouvelle culture, etc…

C’était le ton raisonnable et mesuré de ces propos qui impressionnait l’auteur. Il les jugeait puérils, mais il ajoutait : « Devant ce genre de puérilité, moi, fils d’un peuple sage, je souris des dents, mais en dedans je frissonne ! »

Quant aux socialistes, aux catholiques et autres : « Alors qu’il faut parler et agir sérieusement, Bebel et Spahn, Hertling et Bernstein, David et Erzberger n’ont qu’une opinion, celle de Guillaume II. » Les socialistes, s’ils avaient le pouvoir, seraient impérialistes au nom de l’Internationale. Nous eûmes déjà le « Saint Empire romain de nation germanique », nous pourrions avoir « l’Internationale de nation allemande ». « N’a-t-on pas posé à Stuttgart le principe que les peuples supérieurs ont droit à la tutelle sur les races inférieures ? Des Herreros jusqu’aux Parisiens, tous sont inférieurs. Regardez-le par transparence, le drapeau rouge ; il est blanc, rouge noir ; le drapeau de l’aigle prussien. »

Revenu d’Allemagne, M. Borgese en rapportait de remarquables essais sur Goethe, qui lui valurent une chaire de littérature allemande à l’Université de Rome.

La guerre n’a pas surpris M. Borgese. Et comme il était en mesure d’éclairer le public, il entreprit dès août 1914 de lui ouvrir les yeux sur l’existence du danger national et sur le destin qui s’imposait à l’Italie. Ses articles dans le Corriere della Sera (recueillis par l’éd. Treves, Milan) forment déjà deux volumes : Italia e Germania et La guerra delle idee.

Il n’est plus le journaliste brillant et quelquefois trop spirituel d’il y a dix ans. La pensée est mûre, le style adapté. Il se défend de haïr l’Allemagne : la connaissance d’un passé de vraie culture l’en empêcherait : il analyse les valeurs positives et négatives du germanisme, il place dans leurs milieux les protagonistes du drame, il essaye une inversion des lieux communs sur l’Allemagne et sur les nations de l’Entente. Barbares, ou peut bien les appeler ainsi, les Allemands, non pas pour les atrocités commises, mais pour l’obscurité de leur guerre. « Quand un peuple a eu quelque chose de pur et de durable à donner au monde, toujours un halo de poésie s’est formé autour de ses armes. » Cette guerre, colossale par les masses et le mécanisme, est mesquine à d’autres point de vue. « Ils parlent de surhommes et de superpeuple, et ils n’ont pas un grand homme, et ils n’ont à offrir au monde qu’un joug… Le halo de leur guerre n’est que le nuage des gaz asphyxiants ! »

« Les groupes belligérants représentent chacun un noyau d’idées, d’un côté le principe des nationalités, la théorie de l’équilibre, l’idéal du travail pacifique ; de l’autre la force contre le droit, l’État contre les nations. Dans le champ des idées, l’Allemagne est déjà vaincue : elle n’a plus la force d’affirmer ses idées, au nom desquelles elle est entrée en guerre : en moins de deux ans elle a fait beaucoup de chemin vers les idées de ses ennemis, les idées de la nationalité, du droit et de l’éthique chrétienne. »

« Jusqu’à aujourd’hui, la victoire, à la longue, a toujours appartenu à ceux qui luttèrent pour le développement de l’idée chrétienne dans l’histoire, »

Voilà des choses que M. Borgese n’aurait pas écrit il y a quatre ans quand il adhérait au parti nationaliste, né alors, qui professe des idées assez semblables à celles qui règnent dans le camp allemand. Il est vrai qu’il s’en est détaché de bonne heure. Son évolution est à signaler. Je crois que la tragédie européenne changera beaucoup d’idées chez nos jeunes intellectuels.

Tome CXVI, numéro 435, 1er août 1916 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CXVI, numéro 435, 1er août 1916, p. 497-502 [502].

[…]

Revue des Deux Mondes (1er juillet) : […] C. Bellaigue : « D’Annunzio et la musique. » […]

Musées et collections.
La Vénus de Cyrène §

Tome CXVI, numéro 435, 1er août 1916, p. 513-520 [516-517].

Deux nouvelles statues grecques ont été récemment remises au jour. L’une, découverte en 1913 sur l’emplacement de l’ancienne Cyrène, dans la nouvelle province italienne de Libye, est une admirable Vénus de marbre, à laquelle manquent malheureusement la tête et les bras, mais dont le corps merveilleux, dépouillé de tout voile, se dresse comme une blanche fleur aux délicates inflexions, avec une pureté de lignes délicieuse. La pose de la déesse et la présence près d’elle de ses vêtements posés sur un dauphin indiquent sans aucun doute une Vénus anadyomène qui, au sortir de l’onde, relevait probablement de ses deux bras dressés et tordait dans ses mains sa chevelure mouillée. Cette belle œuvre, datant de l’époque hellénistique et dans laquelle les archéologues voient l’imitation d’un modèle ancien où survivent même les traditions du ve siècle3, a été placée à Rome dans le Musée national des Thermes.

À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait] §

Tome CXVI, numéro 435, 1er août 1916, p. 550-560 [550-551].

Le Souverain Pontife sera-t-il représenté au Congrès de la Paix ? Comme les convictions religieuses, les avis sont fort divisés sur cette question, particulièrement en Italie. Un sénateur, M. Valli, dans un savant article de la Nuova Antologia, a exposé son sentiment, favorable à l’acceptation d’un délégué pontifical :

Si le Pontife recevait l’invitation d’assister au congrès en qualité de souverain assimilé, pour ainsi dire, au chef d’un État de premier ordre, cette participation ne serait pas en contradiction avec les règles en vigueur du droit international. Le Pontife, en effet, est considéré comme un souverain, et ses représentants sont tenus comme des agents diplomatiques. Le règlement des grades et des préséances des agents diplomatiques, signé à Vienne le 19 mars 1815, et complété par le protocole d’Aix-la-Chapelle du 21 novembre 1818, est encore en vigueur aujourd’hui.

On pourrait tenter une exception à la représentation spéciale du Pontife à un congrès déterminé, en s’inspirant, pour ce refus, d’un principe sanctionné dans le congrès d’Aix-la-Chapelle de 1818. On alléguerait, en ce cas, l’absence de tout intérêt, pour le Pontife, dans les sujets qui formeraient le programme du congrès. Mais, pour ce qui regarde le Pontife, il me paraît évident que cette objection peut être éliminée pour un double motif. Premièrement, on ne pourrait contester l’intérêt que présente le rétablissement de la paix pour le chef d’une Église qui a des fidèles nombreux dans tous les États présentement ennemis et dans toutes les armées actuellement combattantes. En deuxième lieu, la limite ainsi sanctionnée au congrès d’Aix-la-Chapelle, concernant les États qui doivent être et les États qui peuvent n’être pas invités à un congrès, vaut pour les puissances secondaires, non pour les grandes puissances. Et la représentation du Pontife est reconnue par le congrès de Vienne — à juste titre à mon avis — comme celle d’une grande puissance.

Non seulement, par conséquent, le Pontife possède le droit de légation actif et passif, non seulement rien n’est changé à ce droit par suite de la perte du pouvoir temporel, comme le démontre, pour ce qui concerne l’Italie elle-même, l’article II de la Loi des Garanties, mais dans l’exercice de ce droit, plusieurs États reconnaissent au Pontife dans leurs capitales respectives diverses prérogatives d’honneur et de préséance. Il ne s’agit pas de créer une règle de droit, qui puisse se rapporter à la représentation des chefs des diverses confessions religieuses dans les congrès diplomatiques, il convient, au contraire, d’appliquer à ces représentations les règles qui sont déjà en vigueur dans le droit international.

L’archevêque de Cantorbéry, le président du Saint-Synode russe, le patriarche de Constantinople et le grand lama du Tibet n’ont pas, dans le droit international positif, une situation de droit public créée par l’histoire et reconnue par les conventions et par les coutumes des peuples de civilisation européenne. Ils ne reçoivent pas et ils n’envoient pas d’ambassadeurs. Ils n’ont été, à aucune époque de l’histoire, les chefs reconnus de toute une société d’États. Ils n’ont pas agi, par droit propre ou par déférence d’autrui, comme médiateurs d’accords internationaux, pareils à ceux qui mirent un terme à la guerre de Trente Ans en 1668 et à ceux qui terminèrent le conflit germano-espagnol en 1885. Ils n’ont pas leurs prérogatives diplomatiques, actives et passives, sanctionnées dans une loi intérieure du pays où ils demeurent et dans tout un système d’accords internationaux en vigueur.

De telles objections, par conséquent, ne pourraient valoir contre l’admission du Pontife au congrès, parce que, tandis que l’admission du grand lama impliquerait l’adoption d’une règle nouvelle, il suffit, pour l’admission du pape, d’appliquer les règles du droit international actuellement en vigueur.

Conséquence : À tous les autres dignitaires religieux sus-indiqués, on pourrait opposer une préjudicielle légitime, mais cette préjudicielle deviendrait au contraire illégitime par rapport au Souverain Pontife.

Échos.
Une Entente théâtrale italo-française §

Tome CXVI, numéro 435, 1er août 1916, p. 568-576 [573-574].

C’est chose faite. Depuis deux mois déjà, nous sommes pourvus d’une société théâtrale italo-française, dont le président est le sénateur Gérard, l’organisateur M. Sonzono, et qui a pour principal but de débarrasser les théâtres des opérettes viennoises.

Le communiqué ajoute un peu naïvement : « Les Italiens feront la musique, la France les livrets. »

Et voilà, ce n’est pas plus compliqué que cela. Il en est de la musique comme de la guerre. Le tout, entre les Alliés, est de faire coordonner les efforts. L’un donne des hommes et l’autre des canons. La France fournira des munitions de livrets et l’Italie apportera des partitions.

L’opérette italienne aura un théâtre à soi, à Paris. Les opérettes d’ouverture seront : Addio Giovinezza, de Pietri ; Amore in Maschera, de Darclée ; la Candidata, de Leoncavallo. Les opérettes seront données dans leur langue propre, conservant ainsi leur caractère et leur interprétation.

La nouvelle Entente théâtrale italo-française ne se bornera d’ailleurs pas à rénover l’opérette. Au point de vue de l’Opéra, elle se propose d’échanger de grandes troupes théâtrales, chargées de mieux faire connaître en France les œuvres des artistes italiens, et, en Italie, les œuvres françaises.

Déjà, au mois de septembre prochain, la troupe de l’Opéra-Comique se fera entendre au théâtre Lyrique de Milan et au Costanzi de Rome. Les œuvres choisies sont Sapho et Manon de Massenet. En retour, une troupe italienne viendra se faire applaudir pendant le carême de 1917.

Tome CXVI, numéro 436, 16 août 1916 §

À l’étranger. Italie.
Benoît XV et le Congrès de la Paix §

Tome CXVI, numéro 436, 16 août 1916, p. 739-744

Peu de jours après la déclaration de la guerre européenne le pape Sarto mourait, accablé par l’énormité du drame. Il avait conscience, probablement, que le Pape aurait dû être un des protagonistes de ce drame et il ne se sentait pas de taille. On dit qu’il écrivit une lettre angoissée François-Joseph pour retenir la main criminelle qui allait signer le brutal ultimatum à la Serbie. Son successeur rédigea une Encyclique où il manifestait la douleur que lui causait la guerre et où il conjurait les Souverains et les Gouvernants de se mettre d’accord pour la paix. Ni l’humble curé vénitien ni l’aristocratique diplomate génois n’eurent recours aux foudres de l’Église. Peut-être la majesté apostolique décrépite des Habsbourg eût-elle redouté l’arme autrefois terrible de l’Excommunication ?

Le nouveau Pape parle, écrit. Sa voix n’est pas celle des prophètes d’Israël, ni celle, si fière, si émouvante, du cardinal Mercier.

La première Encyclique est un document de valeur médiocre :

Qui dirait que ces peuples armés les uns contre les autres descendent d’un même ancêtre, qu’ils sont tous de même nature et parties d’une même société humaine ?… Depuis qu’on a cessé d’observer dans les organisations gouvernementales les règles et les pratiques chrétiennes qui assuraient par elles-mêmes la stabilité et la quiétude, des institutions, les États ont commencé à trembler sur leurs bases… Une autre raison du désordre social consiste dans le fait que généralement l’autorité de celui qui gouverne n’est plus respectée. Car du jour où l’on voulut émanciper de Dieu, créateur et maître de l’Univers, tout pouvoir humain et qu’on en voulut trouver l’origine dans la volonté des hommes, etc… Depuis qu’avec l’école pervertie, avec la mauvaise presse, on a fait pénétrer dans les âmes la mortelle erreur que l’homme ne doit pas mettre son espoir dans la félicité éternelle…, etc. »

Benoît XV voit et trace les causes de la guerre dans les principes constitutifs de la Société moderne, et l’on ne comprend pas comment il espère que la volonté des gouvernements puisse la suspendre si aisément.

Ce document aurait pu être produit dans tout autre siècle à propos d’autres guerres et il n’est daté d’aujourd’hui que par la condamnation assez simpliste du socialisme et par les paroles, les seules violentes de toute cette froide composition, contre le « monstrueux » modernisme cette « contagion pestiférée ». Et ce n’est pas à propos du Habsbourg qu’il cite la superbe phrase du prophète : « Ecce, constitui te hodie super gentes et super regna, ut evelles et destruas… et ædifices et plantes », mais à propos de ces innocentes erreurs de doctrine et des discordes entre catholiques…

Mais sa neutralité est critiquée et même suspectée. Alors il s’afflige. Comment jugerait-il, puisqu’il n’a pas, à cause des conditions que l’État italien lui a faites, les moyens de se procurer les documents des parties en cause ? Pourtant, l’invasion de la Belgique neutre ?… On le sollicite, on l’engage à se prononcer, et il le fait, finalement, en appelant « dilecta » la nation martyre et en bénissant un drapeau aux couleurs belges rendu moins dangereux par l’image du Sacré-Cœur ; et il ajoute : « Je prie mes fils de Belgique de ne pas douter de ma bienveillance. »

Quant aux auteurs du crime, silence.

Timidité, ou froideur ? Il faut lire quelques lignes de l’allocution au Consistoire du 22 janvier 1915 :

Il n’y a pas de doute qu’il appartienne principalement au Pontife de Rome, à Celui qui est mandé par Dieu comme suprême interprète et vengeur de la loi éternelle, de proclamer qu’il n’est permis à personne, pour quelque cause que ce soit, de léser la justice ; et sans ambages. Nous le proclamons en réprouvant hautement toute injustice, de quelque part qu’elle ait été commise. Mais mêler l’autorité pontificale aux querelles des belligérants ne serait certainement ni convenable, ni utile…

Il a le droit de juger, et il juge. Qui ? Personne.

Et ici, nous faisons appel aux sentiments de ceux qui passèrent les frontières des nations en guerre pour les conjurer de ne point dévaster les régions envahies plus que ne l’exigeraient strictement les raisons de l’occupation militaire, et, ce qui importe plus encore, que les âmes des habitants ne soient point blessées sans nécessité réelle dans ce qu’elles ont de plus cher, comme les églises, les ministres du culte, les droits de la religion et de la foi. Quant à ceux qui voient leur patrie occupée par l’ennemi, Nous comprenons combien cela leur doit être pénible d’être soumis à l’étranger. Mais Nous ne voudrions pas que le désir de recouvrer leur indépendance les poussât spécialement à entraver le maintien de l’ordre public et aggraver ainsi de beaucoup leur position…

Quelle prudence !

S’il y eut une époque où la franchise, l’audace, la témérité en Christ eussent été de bonne politique pour l’Église, c’était celle-ci. Mais il y eût fallu la stature morale d’un Grégoire VII. Contre le Hohenzollern qui, arborant le drapeau du Saint-Empire germanique, prétendait étreindre le monde dans son mécanisme de fer, le pontife romain surgissait, défenseur des nations et de la Liberté humaine. Au-dessus de la mêlée, lui seul aurait pu s’y mettre. Au-dessus par l’Esprit, au-dessus des empereurs et des gouvernements ; au dedans, par le cœur, cor cordium, au sein des peuples meurtris. Pour cela, il aurait fallu un grand homme, apôtre et poète, c’est-à-dire un génie. C’est rare. Les événements en produisent quelquefois.

Quelle est la cause de la neutralité papale ? Peut-être le fait que tous les catholiques des pays belligérants, à commencer par les Erzberger allemands, ont embrassé les torts et les raisons de leurs gouvernements ? Ou bien une adhésion instinctive aux principes du droit divin représentés par les monarchies centrales, ainsi le prétendent les catholiques espagnols, admirateurs de l’ordre et de la discipline tudesques ? Ou bien l’espoir d’être admis à faire partie du Congrès de la Paix, ce qui renouvellerait, croit-on, le prestige de la Papauté ?

Le désir du Vatican de participer au Congrès est de notoriété publique. Il ne s’est pas encore prononcé là-dessus, mais les journaux catholiques ne manquent jamais d’y insister. En Italie, les questions pour ou contre ont été largement débattues et les commentaires se sont répandus à l’étranger. Les catholiques français, par exemple, donnèrent une large diffusion à un article du sénateur Valli, paru dans la Nuova Antologia et favorable à l’intervention du Pape, mais ils négligèrent une étude bien plus importante qui l’avait précédé dans la même revue, étude due à l’honorable Mosca, député appartenant à la haute magistrature, qui signalait les dangers, pour l’État italien, de cette intervention.

Quelles sont les conditions actuelles du catholicisme en Italie ? L’Encyclique de Benoît XV renouvelait les protestations traditionnelles au sujet du pouvoir temporel, et l’allocution au Consistoire de décembre 1915 tendait à démontrer comme intolérable la situation juridique faite par la loi italienne des garanties papales.

Sommes-nous donc en état de guerre avec le Vatican ? Non pas. Les catholiques italiens, auparavant empêchés par le non expedit, prennent part depuis des années à la vie politique. Il est notoire que Pie X avait prêté à M. Giolitti, dans les dernières élections, l’aide d’un puissant organisateur clérical, le comte Gentiloni, et que la majorité plutôt hybride de la dernière Chambre résulta d’un compromis électoral entre l’État et l’Église.

Il y a à la Chambre quelques députés catholiques ; ils ne sont pas reconnus officiellement comme tels, c’est entendu : ce ne sont pas des députés catholiques, mais des catholiques députés ; c’est la formule. Dernièrement, l’opportunité de composer un gouvernement à large base nationale fit appeler au ministère un jeune et intelligent chef des catholiques lombards, l’honorable Meda. Le Vatican se hâta de manifester ses réserves : l’honorable Meda au ministère ne signifie pas une adhésion officielle des catholiques ni à l’État italien, ni à la guerre ; il ne représente que lui-même.

Et voilà qu’un autre catholique député, l’honorable Ciriani, représentant la fraction peu nombreuse, mais très vaillante des démocrates chrétiens, intervint, — et il eut un succès remarquable à la Chambre, — en déclarant que le nouveau ministre des Finances, quoique neutraliste avant la guerre, ne pouvait apporter dans le ministère national qu’une âme de patriote italien ; qu’il eût été souhaitable que le Pape même, dans un élan de foi et d’amour, eût embrassé la cause des nations attaquées et flétri les auteurs de la guerre. Il ajoutait que si l’intervention du Pape au Congrès de la Paix était demandée par les Empires centraux afin de rouvrir la Question Romaine et de toucher à la loi italienne de la liberté de l’Eglise, on devait s’y opposer absolument.

Grand scandale dans les journaux cléricaux.

Le Pape jouit, par la loi des garanties (13 mai 1871), d’une sorte de souveraineté non seulement nominale, mais effective, attribuée à sa fonction de chef de l’Église. Mais, pour les juristes italiens, le Pape n’est pas personne de droit international. La loi des garanties n’est qu’un moyen intérieur par lequel l’Italie satisfait au devoir international d’assurer la pleine liberté des communications entre les chefs des États étrangers et le Chef de l’Église. La situation privilégiée des agents diplomatiques près le Vatican n’est pas imposée, mais volontaire et libre. Une intervention étrangère pour internationaliser les garanties ne pourrait constituer qu’un attentat à l’indépendance et à la souveraineté de l’État italien.

Cette loi a subi d’ailleurs, au cours de cette guerre, l’épreuve du feu. Un Conclave et deux Consistoires ont pu être tenus sans obstacles ni incidents, et au dernier on vit intervenir le cardinal Hartmann. Les faits ont démontré que le Pontife peut en pleine guerre exercer librement son haut ministère.

Quelle meilleure condition eût pu lui faire un autre État, même neutre ? N’oublions pas d’autre part que Bismarck, quand il luttait âprement pour le Kulturkampf, déplorait que la nouvelle situation du Pape le mît absolument hors d’atteinte, tandis qu’auparavant, un croiseur allemand devant Civitavecchia aurait suffi pour le réduire à discrétion.

Il est à remarquer que cette idée de la liberté papale est née — avant que dans le ministère conservateur qui la promulgua — dans une assemblée révolutionnaire, la Constituante romaine de 1848 sous l’inspiration de Mazzini. Elle a donc de profondes racines dans le sens du droit du peuple italien, et cela doit assurer le Pape de sa stabilité bien plus que si elle avait pour appui les baïonnettes étrangères.

Le débat, cependant, n’a pas cessé d’être à l’ordre du jour. Dans Bylichnis, revue romaine d’études religieuses, un journaliste versé en ces matières, M. Quadrotta, a ouvert une enquête sur le sujet qui nous occupe. En voici les questions principales :

L’État italien a-t-il des motifs politiques pour estimer dangereuse, comme il l’estima en 1899 (à la Conférence de La Haye), la présence du Pape à un Congrès des Puissances ?

L’exclusion du Pontife constituerait-elle un attentat à l’indépendance de sa fonction religieuse ?

Sa participation lui restituerait-elle sous une autre forme le caractère de Souverain politique ?

Les réponses ont paru dans plusieurs numéros de l’intéressante revue et seront prochainement recueillis en volume. La grande majorité des personnes consultées, sénateurs, députés, écrivains, professeurs d’Université, se déclarent pour l’exclusion. D’autres, favorables à l’intervention du Pape, exigent pourtant qu’il renonce formellement, auparavant, à ses prétentions personnelles.

Le marquis Crispolti, très écouté dans les milieux catholiques, affirme que « le Pape est précisément celui qui seul aurait des motifs pour ne pas soulever la Question Romaine, afin de ne pas entraver l’œuvre de pacification générale, afin surtout de ne point passer de sa situation principale et unique de pacificateur désintéressé à une situation secondaire et commune de défenseur d’intérêts personnels ».

La chose est-elle donc tellement importante ? Certes, un grand pape ayant foi en sa mission divine, en la force libératrice de l’idée chrétienne, qui joindrait à une connaissance profonde des passions humaines la hauteur d’âme suffisante pour les dominer, quel spectacle, dans l’humanité moderne ? Mais cette guerre qui a rendu la masse sublime n’a pas suscité un individu. Le génie individuel, évidemment, a cédé le pas au génie des peuples. Cette Puissance morale redoutable et bienfaisante eût pu du haut du Vatican, ce divin Sinaï de l’histoire, jouer un rôle immense. Condamnés à s’engouffrer dans la violence pour repousser la violence, les hommes se fussent réconfortés à cette source de bonté divine. Mais le divin est ailleurs. Le christianisme historique n’a pas vaincu cette épreuve. « Le Christ vivant » était absent lors de l’écrasement de la Belgique, lors des noyades des neutres innocents, lors de la tempête de cruauté soulevée par le paganisme teutonique, comme lors des représailles qui s’ensuivirent…

Peut-être un christianisme nouveau surgira-t-il de tout cela, dogmatique, intérieur et social ? La Révélation évolue peut-être continuellement dans les renaissances humaines. Le Christianisme vit dans beaucoup d’idées de l’Entente, comme il vit dans les sacrifices de tant d’hommes qui s’immolent non pour l’hégémonie d’un peuple, mais pour la liberté de tous, comme il vit dans tant de prêtres qui ne sont en ce moment que les apôtres de la pitié humaine.

Mais le Pape est neutre ; il attend la paix, pour s’asseoir deux fois par jour, en une ville paisible, autour d’une table de Congrès, entre une cérémonie religieuse et une réception mondaine, guetté par les appareils cinématographiques, pour étudier laborieusement des détails d’arrangements provisoires, les grandes solutions étant déjà tranchées par les armes ; lui, le Dieu sur terre. Si c’est là jouer un grand rôle…

Toutes revendications personnelles mises à part, je n’y vois aucun inconvénient, sauf pour lui-même !

Tome CXVII, numéro 437, 1er septembre 1916 §

À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait] §

Tome CXVII, numéro 436, 1er septembre 1916, p. 174-182 [174-178].

Quelques jours avant que les Italiens se fussent emparés de Gorizia, la Revue des Nations latines consacrait un article, de M. Amedeo Mazzotti, à la mémoire d’un illustre enfant de la Romagne, tombé glorieusement, le 20 juillet 1915, devant Gorizia, le lieutenant Renato Serra. Le problème intérieur que la guerre a posé devant tant de nobles consciences, — à quelque nation qu’elles appartiennent, — ne pourra avoir été plus profondément troublant que pour Renato Serra. C’était, alors qu’allait surgir pour toute l’Italie la question de participer au conflit européen, un contempteur de toute guerre et, disciple de Benedetto Croce, un neutraliste déterminé. Seul, peut-être, le jeu des idées l’intéressait et, peut-être aussi, l’univers s’arrêtait-il pour lui à ce monde d’étudiants et de dilettantes en philologie, en philosophie et en lettres où se complaisait son existence d’hommes de lettres, et où il était devenu « une espèce de petit prince ». M. Amedeo Mazzotti dit de lui :

Ce fut non seulement un esprit tout à fait distingué, mais une âme noble, un cœur délicat, un compagnon inoubliable. Ce n’est pas seulement en écrivant — il a peu écrit du reste — qu’il montrait toute la séduction de ses qualités, mais dans les charmantes conversations avec ses amis, sur lesquels sa parole claire, ses conseils persuasifs lui avaient acquis un véritable ascendant. Comme — réellement et sans métaphore — il vivait content dans un coin, les amies de son petit monde littéraire lui savaient gré de ne pas gêner, par une activité encombrante, leurs ambitions diverses, de mime que grâce au nom qu’il s’était fait dans son petit monde littéraire, ses concitoyens lui savaient gré de le voir passer continuellement au milieu d’eux d’un air rêveur et d’espérer pour lui un brillant avenir. Ajoutez, quand il mourut, le regret de celle jeunesse, de cette force, de tant de promesses brisées, l’admiration devant sa fin héroïque. Cela suffit pour expliquer l’élan d’amour instantané qui célébra, en même temps que l’homme et le soldat, le nom de l’écrivain et du philosophe. Mais, quand il mourut, il n’avait pas encore achevé son œuvre la plus importante, l’œuvre compréhensive et décisive de sa vie, écrite après de longs mois de méditation, sur son attitude intérieure en face de la guerre.

Ses amis l’annonçaient comme un petit chef-d’œuvre, d’importance capitale, sous un titre large et vibrant de promesses : « Examen de conscience d’un lettré ».

L’« Esame di coscienza d’un letterato » a été écrit entre le milieu de mars et le milieu d’avril 1915. C’est la confession d’un littérateur qui, malgré la folie du monde, ne veut être que cela.

La guerre est un fait comme tant d’autres en ce monde ; il est énorme, mais unique, à côté des autres, qui ont été ou qui seront ; il n’y ajoute, il n’y enlève rien. Il ne change absolument rien dans le monde, même pas la littérature.

Tous les écrits sortis depuis la guerre, en France comme en Italie, sont là pour lui prouver que rien ne s’est transformé.

Tout est resté comme auparavant ; ce qu’on écrit est une suite de la littérature d’hier et nulle part il n’y a autant de rhétorique, autant de plaqué, que dans cette littérature de guerre…

Et en Italie, d’Annunzio a-t-il écrit quelque chose qui soit digne de la grandeur morale apparente ? Rien. Pour une lettre de Paris assiégé, riche et magnifiquement colorée, combien d’odes sur la résurrection latine, de phrases et de mots odieusement vieux et faux…

Et dans le monde moral ?

La guerre ne change rien dans l’univers moral. Ni même dans l’ordre des choses matérielles, ni même dans le champ de son action directe… Qu’est-ce qui changera sur cette terre fatiguée, après qu’elle aura bu le sang d’un pareil massacre ; quand les morts et les blessés, les torturés et les abandonnés dormiront ensemble sous les mottes, et que l’herbe, au-dessus d’eux, sera tendre, brillante, nouvelle, pleine de silence et de luxe au soleil du printemps, qui est toujours le même ?…

Et la vie continue, attachée à ces mêmes ruines, enfoncée dans ces sillons, cachée dans ces rides, indestructible. On ne voit plus les hommes, et on sent leur fourmillement : ils sont petits, perdus dans le désert de la terre : il y a si longtemps qu’ils y sont, que désormais ils ne font plus qu’un avec la terre.

Peuples, races, nations, depuis presque deux mille ans sont campés dans les plis de cette croûte durcie : flux et reflux, superpositions et élargissements soudains ont parfois submergé les frontières, balayé les plaines, bouleversé, détruit, changé. Mais si peu, pour si peu de temps…

Qu’est-ce qu’une guerre, au milieu de ces créatures innombrables et tenaces, qui continuent à creuser chacune leur sillon, à suivre leur chemin, à faire des enfants sur cette glèbe qui recouvre les morts ? On les interrompt, ils recommencent ; on les écrase, ils reviennent…

Et tout cela n’est rien, si je pense à ce qui est ruiné à chaque instant, tandis que je parle, tandis que je pense, tandis que j’écris, sang et douleur d’hommes pris dans ce tourbillon. Que deviennent les résultats, les revendications de territoires et de frontières, les indemnités et les pactes, et la liquidation suprême, même si elle doit être entière et définitive, à l’égard de cela ? Croyons même pour un moment que les opprimés seront vengés, et les oppresseurs punis ; que l’issue finale sera toute la justice et tout le bien possible sur cette terre. Mais, il n’y a pas de bien qui vaille les larmes versées en vain, le gémissement du blessé qui est resté seul, la douleur du supplicié dont personne n’a eu de nouvelles, le sang et le désespoir humain qui n’a servi à rien. Le bien des autres, de ceux qui restent, ne compense pas le mal abandonné sans remède à l’éternité. Et puis, de quel bien s’agit-il ? Les exilés aussi qui attendent la fin comme l’accomplissement des prophéties savent que le songe est vain. Que les Allemands et leurs amis fassent tout ce qu’ils veulent. Nous n’avons qu’une chose à offrir, en échange de toutes les injustices de l’univers ; mais elle nous suffit, et notre christianisme qui a perdu son Dieu tout entier et son espérance tout entière, n’a pas perdu la tristesse et le goût de l’éternité.

Mais ce nihilisme destructeur n’a pas tout anéanti en lui. Quelque chose soupire, vers on ne sait quoi, et qui est comme caché dans la partie la plus obscure et la plus réelle de lui-même. Il a pu détruire dans son esprit toutes les raisons, les mobiles intellectuels, tout ce qu’on peut discuter, déduire, conclure, une chose demeure, au fond de sa chair, élémentaire et irréductible : la passion. Et, comme dit M. Amedeo Mazzotti :

Il a trouvé l’ubi consistat et il s’y cramponne avec l’élan subit de celui qui veut échapper au naufrage. Mais hélas ! Quelle planche de salut traîtresse ! Sa passion n’a pas de nom, pas de visage. Ce n’est qu’une théorie, une idée philosophique ; c’est la passion conçue sous une forme abstraite, la perception de l’animalité universelle et immanente qui, venue des fonds obscurs de l’être, lie un homme à n’importe quel autre. Elle ne peut lui donner ni lumière ni réconfort. Elle le prend par une main, comme l’on fait pour un aveugle qui s’abandonne ; mais l’autre continue à tâtonner dans le vide. Elle ne l’enlève pas à sa condamnation désespérée ; elle ne lui fait pas une nouvelle conscience.

Mais pensons à l’autre, à la belle passion tumultueuse et ardente qui, durant ces jours-là, parcourait les rues, en chantant, en lançant des imprécations, des acclamations ; la passion des foules unies dans un même élan, la passion des tribuns qui, en face de cent mille personnes, levèrent le bras devant l’image de Garibaldi, et le supplièrent de descendre en eux en esprit, avec le geste des anciens prophètes invoquant la présence de Dieu ; la passion qui laissait se relâcher la haine, pour faire naître l’amour : celle-là fut capable de donner à toute conscience une certitude, de construire un pont indestructible pour laisser passer l’humanité meilleure allant vers l’avenir. Celle-là fut capable de donner des contours nets à un dessein créé par la fortune et la nécessité : une Europe se démolissant comme un château en ruines, une Europe à reconstruire, pierre par pierre, morceau par morceau. Mais cette passion était grossière et plébéienne, trop rude et efficace, riche de pathos, et pauvre de philosophie. C’était la rhétorique et le plaqué de tant d’hommes de lettres, d’historiens, que la guerre n’avait changés en rien : universitaires, journalistes, politiciens, unis par une brusque affinité morale, avec les têtes vides et exaltées, avec les fanfarons. Cette passion était celle du vieux Carducci. Mais Renato Serra ne pouvait oublier qu’il restait un lettré, ni plus ni moins qu’un lettré, qui avait dépassé Carducci pour arriver à Croce. Il avait vénéré en Benedetto Croce le maître des nouvelles générations ; il avait professé sa philosophie et s’en était pénétré. Alors, cette philosophie se serait prostituée comme une femme de la rue, avec les idées d’Humanité et de Justice qui provoquaient de si inutiles rumeurs ?…

… Lui pouvait ne pas quitter ces hauteurs glaciales ; et Renato Serra admettait certainement que la place de la philosophie et du Maître était là-haut ; mais les autres, ceux qui ne posaient pas leur pied, comme leur maître, sur un piédestal massif, et n’étaient pas soutenus par l’orgueil de tout homme qui a atteint l’immortalité ? Ceux qui vivaient dans le troupeau et avaient à choisir ? C’était en ce mois d’avril, qui précédait celui où allait se produire le miracle de la rénovation. L’air était parcouru de larges frémissements qui le laissaient prévoir. De toutes les campagnes, des villes, des vallées et des monts, une foule interminable de citoyens qui, après avoir abandonné, un beau matin, leur foyer et leurs enfants, au reçu d’un avis personnel écrit sur une carte blanche, s’étaient rassemblés dans un dépôt pour revêtir l’uniforme et prendre les armes, cette foule se dirigeait en silence, méthodiquement, avec ordre, presque invincible, vers la frontière. Renato Serra en faisait partie. Et en se reconnaissant lui-même et chacun de ceux qui l’entourent, il sent la sagesse qui l’encombrait s’évanouir ; c’est alors qu’il crie qu’il n’est pas un ascète, qu’il n’est pas séparé du monde, qu’il n’est pas éternel, qu’il est homme lui aussi, et destiné à mourir.

Et lui, Renato Serra, qui avait déclaré que l’Italie ne perdrait rien en restant de côté, ne craint point de se contredire :

On a dit que l’Italie pourra s’en sortir ; même si elle manque cette occasion qui lui est offerte, elle pourra la retrouver. Mais nous, comment en sortirons-nous ? Nous vieillirons, pâlirons. Nous serons ceux qui auront manqué leur destinée. Entre mille millions de vies, il y avait une minute qui nous destinée ; et nous ne l’aurons pas vécue. Nous aurons été sur le rebord, à la limite extrême. Le vent nous frappait au visage, soulevait les cheveux sur notre front ; nos pieds immobiles tremblaient du vertige de l’élan qui montait en nous. Et nous n’avons pas bougé : nous vieillissons en nous en souvenant…

La foi en sa passion l’emporte, et il s’écrie :

Qu’est-ce que j’ai aujourd’hui de plus sûr, à quoi je puisse me fier, en dehors du désir qui m’étreint toujours plus fortement ? Je ne sais pas et n’en ai nul souci. Tout mon être n’est qu’un frémissement, auquel je m’abandonne, sans demander rien d’autre. Je sais que je ne suis pas seul. C’est là toute la certitude dont j’avais besoin. Je n’ai pas besoin d’autres assurances sur un avenir qui ne me regarde pas. Le présent me suffit ; je ne veux ni voir ni vivre au-delà de cette heure de passion.

Certains verront peut-être là une sorte de suicide dans le présent. Mais écoutons M. Amedeo Mazzotti :

Voilà ce qu’il écrivit ; et puis un jour, quand en arriva l’ordre, il alla au feu ; ses soldats se cachaient derrière des rochers pour combattre. Au-delà, il y avait d’autres soldats, et une position à conquérir. L’homme de lettres ne percevait pas autre chose que la matérialité de cette scène. Derrière lui et autour de lui : le vide, le vide jusque devant lui, sur le sol où s’élevait Gorizia, et qui se découpait, à travers les rocs et les cavernes, jusqu’à Trieste. Que serait-il devenu, une fois fini le bruit de la bataille, une fois passé le tourbillon de la guerre, laissant au milieu du sang, et de l’écho des lamentations des blessés, des débris de philosophies et de doctrines, le monde changé et méconnaissable, une fois terminée cette heure de passion ? Ses soldats lui recommandaient de se couvrir. Il resta toujours debout, et tint le front haut. Cette lamentable victime de la philosophie était un esprit sensible et élevé. Ce que sa situation a de tragique peut être compris par celui qui a analysé l’angoisse de tant d’esprits italiens aux premiers temps de la guerre européenne, par celui qui pensa que l’Italie a décidé la sienne, volontairement, sans y être obligée par rien.

Tome CXVII, numéro 438, 16 septembre 1916 §

Archéologie, voyages.
Gabriel Faure : De l’autre côté des Alpes, Plon, 2 fr. 50 §

Tome CXVII, numéro 436, 1er septembre 1916, p. 329-333 [329-330].

M. Gabriel Faure a toujours aimé publier des volumes où il n’y a pas beaucoup de papier. Cela se vend de coutume et l’éditeur y trouve son compte, ce qui n’est jamais à dédaigner. — Avec la guerre présente où s’est engagée l’Italie, M. Gabriel Faure a voulu revoir, aux terres de la péninsule, les villes qu’il aime et qui lui furent si accueillantes, — toutes plus ou moins menacées par les engins ennemis.

Ce sont ses notes de route qu’il donne sous ce titre : De l’autre côté des Alpes, sur le Front italien, et où il nous parle de Brescia la belliqueuse, de la campagne italienne et de la physionomie de Bologne armée en guerre contre les avions autrichiens, de Bassano, si curieuse comme ville, et où défilent les troupes italiennes en campagne. Ailleurs, il s’intéresse aux aspects de Venise, aussi en guerre, parle de Trévise et de Conegliano, d’Udine, — une des nombreuses petites villes qu’il décrit de coutume. Plus haut c’est Gemona, la moyenâgeuse Venzone, des passages de Carnie et, en Italie redenta, Aquilée, — qui fut une des étapes des légions romaines et le quartier général des empereurs au temps des expéditions contre les barbares, Aquilée où l’on trouve un musée archéologique surtout remarquable, et qui conserve une cathédrale intéressante, on l’on a même mis à nu, il y a quelques années, une superbe mosaïque remontant au ive siècle.

M. Gabriel Faure déplore naturellement les bombardements stupides que l’Italie peut craindre pour ses monuments et ses œuvres d’art, et en particulier les agressions des aéroplanes C’est surtout à propos du plafond de Tiepolo, atteint à l’église dei Scalzi de Venise qu’il peut s’élever contre la sauvagerie de la guerre actuelle ; mais on sait que l’église Santa Formosa, toujours à Venise, a été détruite depuis lors dans les mêmes conditions, et peut-être même la coupole de celle de San Pietro, incendiée par les projectiles autrichiens. De même, c’est l’église de Sant’Apollinare Nuovo, à Ravenne, qui conserve de précieuses mosaïques où figurent le palais de Théodoric et le port de Classis, ainsi que des processions de saints et de saintes ; une bombe y a touché la nef, détruit l’orgue, un pan de la façade, écrasé le porche et même écorné une partie de la frise décorative intérieure. — Ce sont là, sans doute, de hauts faits de guerre et dont peut se réjouir l’ennemi. Encore prend-il pour cible les restes du château de Lizzana, où vécut Dante exilé, et dont le monument élevé à Trieste est, paraît-il, souverainement désagréable aux Autrichiens. Ils ne lui pardonnent pas, en effet, d’avoir parlé, un des premiers, des frontières naturelles que l’Italie est en train de conquérir.

Tome CXVII, numéro 439, 1er octobre 1916 §

Lettres italiennes §

Tome CXVII, numéro 439, 1er octobre 1916, p. 512-519.

Renato Serra §

Moins que partout ailleurs la littérature n’a chômé en Italie, pendant la guerre. Dans les journaux la disette du papier et la surabondance des nouvelles l’ont presque bannie : elle a résisté dans les livres et les revues.

Je ne parle pas de la « littérature de guerre » toujours débordante et, en général, médiocre comme dans tous les pays : bâclée à la hâte, fragmentaire, passionnée, elle se ressent profondément des défauts de l’improvisation. Il y en a pour toutes les bourses et toutes les intelligences : j’ai compté jusqu’à neuf collections d’ouvrages sur la guerre, depuis deux sous jusqu’à dix francs. Il y a, dans le nombre, des livres utiles comme sources d’information ; il y en a qui témoignent qu’ils ont été écrits par des hommes qui se donnent la peine de penser ; il y en a qui contiennent de bonnes pages de polémique du temps de la neutralité : pourquoi devrais-je cacher que, parmi ces derniers, celui où j’ai recueilli les meilleurs articles d’une fougueuse propagande commencée dès août 1914 (La Paga del Sabato. Milano, Studio Editoriale Lombardo) n’est pas le dernier ?

Mais, si on doit avouer toute la vérité, les seules pages inspirées par la guerre à un écrivain italien qui ne seront pas oubliées de si tôt, car leur valeur n’est pas simplement occasionnelle et nationale, mais, dans le plus large sens, lyrique et humaine, sont celles que nous a laissées Renato Serra, un des premiers et des meilleurs qui furent tués à l’ennemi. Son Esame di Coscienza d’un letterato (Milano, Treves), qui fut publié pour la première fois dans la Voce, avant la déclaration de guerre, analyse l’état d’âme d’un homme nourri de bonnes lettres et de hauts sentiments, qui attend et désire la guerre, cette guerre italienne, mais qui est, en même temps, supérieur à ce déclenchement de fureurs ; qui voit, avec la sérénité d’un ancien, avec l’angoisse réfléchie d’une âme qui connaît le monotone passé et les immuables destinées des hommes, la radicale inutilité de la guerre. Il y a, dans l’esprit de ce fin lettré, qui était aussi un italien fervent élevé à l’école de Carducci, une discorde intérieure, un étrange dilemme : il veut agir, combattre, vaincre, mais il ne peut chasser la sensation que la guerre ne changera rien aux choses essentielles : cette vie, cette terre sont immobiles, les civilisations ont disparu, les races sont passées, on a remporté des victoires, on a essuyé des défaites ; les révolutions, les conquêtes ont bouleversé la surface, ont changé les noms : les hommes, avec leur grandeur et leur misère, sont toujours les mêmes et ces plaines et ces arbres et ces paysans qui travaillent, et le ciel sur nos têtes, et l’amertume du perpétuel inassouvissement de la vérité et de la beauté sont choses éternelles : « la guerre ne change rien ».

Ce dilemme, qui peut-être n’a pas surgi seulement dans l’esprit de Renato Serra, ne comporte qu’une solution : l’abandon à la destinée, le sacrifice de soi-même, l’obéissance à l’instinct de la nation. On dit que Serra a cherché la mort, sur le Carso, où il l’a rencontrée le 20 juillet 1915. Sa position intellectuelle était tellement difficile et provisoire que la balle autrichienne qui le tua fut, dans sa vie si pure, la seule conclusion digne de sa douleur. Il fut pleuré, il est pleuré par toute la nouvelle génération italienne : il le méritait par sa noble fin, par les espoirs qu’il avait donnés et qu’il n’aurait pas déçus.

Il était, sans contredit, le plus doué entre les nouveaux critiques qui ont entrepris de comprendre, après les teutonneries érudites de l’école historique et les teutonneries philosophiques de Croce, la poésie moderne et l’ancienne comme poésie et seulement comme poésie. Un petit volume de Saggi critici (Firenze, La Voce) où la poésie de Pascoli était, pour la première fois, abordée avec l’intimité nécessaire, attira sur lui l’attentive affection des connaisseurs ; son second et dernier livre, Le Lettere (Roma, Bontempelli), sorte de révision de la littérature italienne actuelle, lui assura une renommée qu’il méritait par la sûreté de son goût et l’indépendance, même dans les erreurs, de son jugement. Dans les derniers temps la littérature française l’attirait de plus en plus ; il avait publié un Remerciement pour une ballade de Paul Fort ; il préparait, un essai sur Rimbaud. Mais ce qu’il a laissé, excepté peut-être l’Esame où l’on rencontre des pages de prose émue et colorée qui révèlent le poète à côté du critique, ne donne une idée adéquate de sa riche et saine personnalité, de sa sensibilité délicate et avisée, de la foncière noblesse de sa nature et surtout des possibilités qui sont mortes avec lui.

Alfredo Panzini §

Parmi les amis de Serra, il faut compter au premier rang — avec Giuseppe De Robertis, qui lui a dédié un excellent numéro spécial de La Voce — Alfredo Panzini, romagnol et disciple de Carducci comme lui. Panzini est de beaucoup plus âgé — il est né en 1864 — et il a beaucoup publié, mais il a été découvert par la critique seulement depuis quatre ou cinq années. Maintenant il est reconnu presque partout comme un des écrivains les plus personnels de la dernière littérature ; même le grand public commence à lire ses livres et, ce qui est plus étonnant encore dans notre pays, à l’acheter. Il a commencé en 1895 avec un petit livre sur l’évolution de Carducci ; depuis il a publié des recueils de nouvelles (Piccole Storie del Mondo Grande ; Le Fiabe della Virtù ; Cos’è l’Amore ; Donne, Madonne e Bimbi, etc.) Mais il a trouvé l’expression la plus accomplie de son âme complexe de sceptique sentimental, d’humaniste moderne et d’humoriste tendre, dans les récits décousus et charmants de ses voyages capricieux dans les provinces : La Lanterna di Diogene ; Viaggio circolare di un letterato. On lui doit aussi un petit roman fantaisiste, entre l’ancien et le moderne, sur Socrate (Santippe) et enfin Il Romanzo della Guerra (Milano, Studio Editoriale Lombardo), qui est le journal anxieux et passionnant, des craintes et des espoirs d’un Italien de cœur qui avait toujours aimé la paix et qui est conduit, par la force des événements et la leçon terrible des choses, à désirer la guerre et à haïr l’Allemagne. Il y a peu d’Italiens qui haïssent si profondément et naïvement les Allemands comme ce professeur désabusé qui aime l’amour et qui cache, sous le sourire chrétien, un détachement si profond et désespéré de toutes les réalités du monde.

Son dernier roman, La Madonna di Mamà (Milano, Treves) retrace l’histoire d’un pauvre précepteur égaré dans le grand monde à la veille de la guerre. Aquilino est une espèce de Julien Sorel moins ambitieux et plus emporté. Il croit aux idées, à la vertu, aux anciens, aux femmes : il est en butte aux caprices d’un enfant malicieux, très modern style, au mépris des gros messieurs universitaires qui trônent dans le salon de la marquise, aux bizarres ironies du marquis. Mais il arrive bientôt à se déniaiser : il devient l’amant de la mère et de la miss de son élève : il prend la dernière après la mêlée d’une des dernières manifestations contre la neutralité. Il y a peu d’action ; beaucoup de causeries. Le charme du livre est surtout dans la psychologie des personnages, dans les pensées qui échappent à l’écrivain et à son héros, dans l’écriture souple et parfaite. Il y a toujours l’artiste averti et délicieux qui joue avec l’émotion et l’ironie : mais parfois l’émotion tourne à la sensiblerie et l’ironie est empoisonnée de sarcasme. Il faudra revenir sur l’art d’Alfredo Panzini : pour le moment il faut retenir ce nom qui est de la demi-douzaine de ceux qui comptent.

Scipio Slataper §

La jeune littérature a perdu avec Scipio Slataper (1888-1915) un écrivain qui avait su s’affirmer avec un petit livre âpre et savoureux, inspiré des plateaux que les Italiens sont en train d’arracher, pierre par pierre, à l’ennemi. Il Mio Carso (Firenze, La Voce) dont on a publié une deuxième édition après sa mort, était une espèce d’autobiographie physique et cérébrale d’un jeune homme robuste et rêveur qui se plaît à jouer le barbare et qui fleurit de beaux souvenirs et d’égarements emphatiques une fondamentale aridité. Il y a dans ce livre un art saccadé et tordu qui parfois éclate en fusées de primitive fraîcheur, mais il n’arrive à s’évader, malgré son parfum de terroir, du sensualisme dannunzien. Scipio Slataper était triestin, et d’origine slave ; il avait combattu l’irrédentisme superficiel de l’avant-guerre dans une série d’articles qui lui valurent la rancune des Italiens de Trieste : il a racheté par sa mort ses sympathies pour sa race. On annonce de lui un livre sur Ibsen, thèse universitaire qu’il avait remaniée pour la publication. Il avait fait connaître, le premier en Italie, le dramaturge Hebbel. Mais, bien que slave de race et un peu allemand de culture, il était surtout italien : il a écrit de bonnes pages italiennes, il est tombé pour l’Italie.

Guido Gozzano §

Il nous faut aussi dire quelques mots d’un troisième mort : mais celui-là n’a pas eu le bonheur de mourir devant l’ennemi : Guido Gozzano, bien que jeune encore, est mort de phtisie en août. Il jouissait d’une certaine renommée par ses poésies simples et nostalgiques, où se rencontraient quelques trouvailles de mots et d’images, et où il évoquait le monde vieillot de 1840 « avec ses bonnes choses de mauvais goût » et le monde provincial et mélancolique tel qu’il était vu par les yeux ironiques d’un homme qui en avait assez des fausses grandeurs des romantiques et de d’Annunzio. Son inspiration était voisine, pour certains côtés, de celle de Jammes, mais il y avait aussi, dans sa nonchalance de conquérant bourgeois, un reflet du Musset des beaux jours. C’était un petit dandy malade qui avait le courage de sa faiblesse et l’orgueil de sa renonciation : faible, au fond, et de souffle court, mais avec quelque chose de fascinant et d’aimable. Dans ces dernières années il était tombé dans le démarquage : il avait lu Maeterlinck et il s’était même approprié des pages entières du mystique belge. Il laisse, dit-on, un poème inachevé sur les papillons.

Guido da Verona §

Malgré les pertes qu’elle a essuyées dans les derniers temps, la littérature est toujours florissante. Des jeunes, des nouveaux remplacent les disparus et les fatigués.

La vieille garde des romanciers et des conteurs continue à produire : dans cette année même MM. Zuccoli et Pirandello et Mmes Serao et Deledda ont mis dans le commerce de nouveaux livres que le public ne s’arrache pas, mais qui font tout de même leur petit bonhomme de chemin parmi la clientèle affectionnée de la Maison Treves Frères. Il ne faut chercher ni l’art ni le nouveau dans ces produits de l’industrie littéraire : chacun de ces écrivains a désormais ses procédés, ses clichés. Ils sont quelquefois bons, plus souvent médiocres, presque jamais extraordinaires. Ils sont satisfaits et ils satisfont ; ils gagnent et font gagner : cela leur suffit.

Dans la troupe des écrivains goûtés par le public moyen de la bourgeoisie cultivée, de la ploutocratie et même de l’aristocratie, il faut mettre à part le romancier Guido da Verona, qui s’efforce, bien qu’il ressemble sous quelques rapports à ses confrères, de se rénover de temps en temps. Dans le Cavaliere dello Spirito Santo (Milano, Baldini e Castoldi) il avait essayé une espèce de satire aristophanesque moderne qui ne manquait pas d’un certain esprit. Dans le livre qui vient de paraître, Mimi Bluette (Milano, Baldini e Castoldi) il a créé le roman bilingue, où la narration est en italien et le dialogue en français. Mimi Bluette est une petite putain italienne qui devient danseuse et fameuse à Paris, et qui se hasarde jusqu’au fond de l’Algérie pour retrouver un amant mystérieux qui s’est enfui à l’anglaise et s’est enrôlé dans la Légion Étrangère. Dans ce roman, auquel le dialogue assez alerte et parisien donne une sympathique allure, Guido da Verona montre un souci louable de l’écriture qu’il avait ignoré ou refoulé jusqu’ici. Il y a même du lyrisme et de la couleur : les pages qui racontent le voyage angoissant de la petite amoureuse à travers le désert sont les meilleures que nous devons à cet écrivain fécond et fortuné.

Les futuristes §

Les jeunes travaillent beaucoup et avec une volonté toujours plus éclairée de sortir des ornières de leurs aînés. Le groupe futuriste a beaucoup donné, mais la plupart des derniers livres de l’école ne sont pas — à l’exception de Piedigrotta de Cangiullo (Milano, Poesia) et de Equatore Notturno de Meriano (Milano, Poesia), qui sont composés de mots en liberté — exécutés selon les formules futuristes. Le Bel Canto de Buzzi (Milano, Studio Editoriale Lombardo) est un recueil de poésies médiocres sur des sujets surannés avec la métrique la plus traditionnelle ; le Retroscena de Mario Carli (Milano, Studio Editoriale Lombardo) est assez intéressant comme donnée : la genèse d’un roman dans l’esprit d’un artiste, mais il se ressent de Poe et des symbolistes. Con Mani di Vetro de Bruno Corra et Avventure Spirituali de Emilio Settinelli (Milano, Studio Editoriale Lombardo) sont de petits poèmes en prose qui contiennent par ci par là des trouvailles curieuses, des tentatives remarquables d’analyse cérébrale mais, en somme, rien de bien nouveau et qui se détache de la littérature préexistante.

Corrado Govoni apparaît encore dans les listes du futurisme, mais sa poésie nostalgique et paysanne, décadente et primitive, n’a rien à voir avec les modèles orthodoxes du groupe. Son dernier volume, L’Inaugurazione della Primavera (Firenze, La Voce), renferme peut-être ses meilleurs poèmes. Mais Govoni réclame une chronique pour lui seul : bien qu’inégal, diffus et monochrome, il est le plus grand de nos poètes naturistes. Il a publié aussi un curieux album de Rarefazioni (Milano, Poesia) qui sont des images lyriques en prose entremêlées avec des images naïves dessinées par le poète lui-même : ils n’ont aucune relation, malgré les apparences, avec les « mots en liberté ».

Le groupe futuriste a fondé une nouvelle revue à Florence, l’Italia Futurista (dirigée par MM. Corra et Settimelli), mais le mouvement, depuis la séparation de MM. Carrà, Palazzeschi, Papini et Soffici et la mort de Boccioni (tombé de cheval pendant qu’il faisait, à Vérone, son service dans l’artillerie) c’est-à-dire des artistes les plus originaux et remuants, a beaucoup perdu de son importance et de son influence.

Ardengo Soffici §

Parmi les écrivains d’avant-garde qui travaillent en dehors des écoles, il faut placer au premier plan Ardengo Soffici, qui a donné dernièrement son chef-d’œuvre : un album de « simultanéités » et de « chimismes » lyriques. (BIF§ZF+18, Firenze, La Voce). On y découvre l’influence de Rimbaud, de Mallarmé et des « mots en liberté » des futuristes, mais la personnalité de Soffici est tellement heureuse et il est si sûr de ses moyens d’artiste qu’il aboutit presque sans efforts à une poésie exquise et compliquée, riche de surprises et de nouveautés et bien à lui. Il n’est pas possible d’analyser en quelques lignes les résultats auxquels il est arrivé : il faudra parler longuement de cet écrivain qui mérite d’être connu et apprécié dans cette France qu’il aime d’un amour ancien et profond et dont il a fait connaître en Italie les poètes et les peintres les plus avancés et les plus exceptionnels.

Carlo Linati §

À ses côtés, Carlo Linati semble presque un ancien. Il se fit connaître, il y a quelques années, par un roman autobiographique, Duccio da Bontà, dont on remarqua le style légèrement archaïque, mais très sûr et vivant. Il nous offre maintenant un petit recueil de poèmes en prose Doni della Terra (Milano, Studio Editoriale Lombardo) où la précision et la minutie de la langue riche et fouillée ne détruisent pas l’atmosphère de sombre poésie qui tombe parfois, malheureusement, dans la froideur. Mais Linati est un artiste jeune, très conscient et qui cherche : il s’est appliqué, ces derniers temps, à traduire des pièces anglaises (Gregory, Yeats, Synge) mais on peut beaucoup espérer de son labeur sérieux et obstiné. Avec MM. Bernasconi et Puccini, il forme ce qu’on pourrait appeler le « groupe lombard », qui se rattache aux traditions de Dossi et Lucini et, par-delà Rovani, même au vieux Manzoni.

Vincenzo Cardarelli §

Le nom de Vincenzo Cardarelli est presque inconnu, même au public lettré. Prologhi (Milano, Studio Editoriale Lombardo) est son premier livre. Il avait collaboré à la Lirica de Rome et à la Voce de Florence, mais on attendait ces poèmes pour le juger. Cardarelli est le chef, avec MM. Bacchelli et Cecchi, d’un groupe qu’on pourrait nommer des « poètes moralistes ». C’est un homme tourmenté qui se connaît très bien et qui a la conscience de l’acuité de son introspection : sa poésie est trempée dans l’abstraction philosophique et psychologique. Il analyse et raisonne sa vie intérieure moment par moment : il accouple volontiers l’adjectif moral avec le substantif matériel ; il se plaît dans les obscures complications des états d’âme, il se juge, il se contrôle sans indulgence ni répit. En réalité il donne moins que ce qu’il promet : il y a de la coquetterie mystique dans sa manière et quand il lui arrive d’être franchement poète il revient, comme d’Annunzio ou Soffici, au naturalisme extérieur qui se complaît dans la perfection musicale et coloriste des mots bien choisis. Néanmoins Cardarelli s’est assuré sa place dans la poésie italienne contemporaine et son œuvre mérite d’être suivie avec attention.

Les jeunes §

Un des plus jeunes parmi les poètes nouveaux est Nicola Moscardelli qui, après la Veglia et l’Abbeveratoio, vient de publier son troisième recueil de poésies (Tatuaggi, Firenze, La Voce). Il est en train de se délivrer de l’influence autrefois par trop visible de Palazzeschi, mais il cherche toujours sa voie : tempérament élégiaque assez doué, bien que sujet à tomber dans la prolixité, il s’efforce vaillamment sur le champ de bataille, où il a été blessé, et dans la littérature, où il commence à être discuté, d’arriver aux premières places.

Les journalistes ont beaucoup loué le dernier livre de M. Rosso di San Secondo (Ponentino, Milano, Treves) qui s’était fait connaître avec les Élégies à Maryke. Rosso di San Secondo, Sicilien, a été prôné dans les milieux littéraires par M. G.-A. Borgese, critique sicilien et professeur de littérature allemande à l’Université de Rome. On dit qu’il a du talent et qu’il faut beaucoup attendre de lui. Je veux bien l’espérer avec ses amis car ces contes ne s’élèvent pas au-dessus d’une honnête moyenne et leur écriture n’a rien d’étonnant.

Pour être complet il faut citer aussi deux livres de critique : le premier volume de la Storia della Letteratura Inglese de Emilio Cecchi (Milano, Treves), où il y a des chapitres très bien écrits, mais où les appréciations ne sont ni très nouvelles ni très profondes ; et les Stroncature de Giovanni Papini (Firenze, La Voce), recueil d’essais polémiques et exégétiques, où l’on peut lire, à côté des éreintements célébrés de Croce, de d’Annunzio, etc., des chapitres sur Tristan Corbière, Remy de Gourmont et Romain Rolland.

Les revues §

Les Revues littéraires bien connues La Voce (Firenze, Direct. G. de Robertis) et la Riviera Ligure (Oneglia. Direct. M. Novaro) continuent, malgré la guerre, à maintenir le culte de la poésie pure : d’autres ont surgi sur leurs traces : La Diana (Napoli), La Brigata (Bologna, Direct. MM. Binazzi et Meriano), Le Pagine (L’Aquila, Direct. MM. Moscardelli et Titta Rosa) qui témoignent de la vitalité de notre jeunesse littéraire durant l’orage effrayant déchaîné par les sinistres valets des Hohenzollern.

À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait] §

Tome CXVII, numéro 439, 1er octobre 1916, p. 557-560 [560].

Depuis qu’elle est entrée dans le conflit européen, l’Italie ne jouit pas d’une bonne presse dans les pays neutres. Le grand historien Guglielmo Ferrero donne à cette propagande anti-italienne une origine allemande et écrit à ce sujet dans le Secolo :

À partir du jour où l’Italie a déclaré la guerre à l’Autriche, j’ai reçu de nombreuses lettres, aussi bien d’Amérique que d’Europe, surtout de la Suède et de la Suisse — qui me racontaient toutes la même choses, et renouvelaient la même invitation. Elles rapportaient comment les Allemands s’efforcent de toutes façons de faire croire que l’Italie, après avoir reçu d’innombrables bienfaits de l’Allemagne et de l’Autriche, les a payés en essayant de poignarder traîtreusement l’empire des Habsbourg au moment du danger.

Les faits qui confirment les inquiétudes de ces amis inconnus sont désormais trop nombreux pour qu’il soit prudent de négliger plus longtemps les conseils qui nous viennent de tous les côtés. Il suffit, pour donner un exemple, de rappeler qu’au Mexique, où l’Allemagne tient à tout prix à susciter quelque nouveau trouble afin de distraire les États-Unis des affaires d’Europe, nos ennemis ont choisi l’Italie comme point de mire de leur propagande contre les Alliés. Ils ont même publié un timbre commémoratif de la guerre, sur lequel est imprimé, en allemand et en espagnol : « Souvenez-vous de la trahison de l’Italie ! »

Il est facile, en effet, surtout dans les pays lointains, de calomnier l’Italie et cela pour une raison dont il faut se rendre compte. Il ne faut pas croire qu’au Mexique, en Californie, etc., le public — dans le public sont comprises aussi les classes cultivées — soit assez au courant des complications de la politique européenne, pour se rendre compte d’une façon exacte des raisons qui nous ont détachés de nos anciens alliés et en ont fait aussitôt pour nous des ennemis.

Cela veut-il dire que, les bras croisés, nous devons nous borner à regarder agir nos ennemis ? Ces calomnies nous nuisent et nuisent à nos alliés. Elles nous nuisent, parce que peu à peu elles pourraient laisser dans le monde, et surtout en Amérique, un fonds de malveillance et de soupçon, dont il ne serait pas facile de venir à bout, la guerre finie, même après une grande victoire.

Pour combattre cette propagande il ne suffit pas de quelques écrits, ou de discours isolés, qui se perdent dans le tumulte immense qui fait trembler le monde entier. Il faut une propagande suivie, comme seul le gouvernement peut en organiser. Il ne faut ni beaucoup de monde ni beaucoup d’argent ; cependant il faut que ceux à qui sera confiée cette tâche s’y dédient entièrement et soient pourvus des moyens matériels nécessaires pour faire connaître à des peuples de langue et de culture différentes l’histoire de notre politique, le plus clairement et le plus succinctement possible.

Notre cause apparaîtra victorieuse au monde quand nous aurons prouvé — et ce sera facile, parce que c’est vrai — que nous voulions la paix et que nous n’avons décliné le pacte d’alliance que parce que nos alliés voulaient faire la guerre à l’Europe entière.

Tome CXVII, numéro 440, 16 octobre 1916 §

Ouvrages sur la guerre actuelle [I].
La Guerre en Italie. En haute montagne, vol. I, Fratelli Treves, Milan, 3,50 §

Tome CXVII, numéro 440, 16 octobre 1916, p. 732-740 [732].

La section photographique de guerre de l’armée italienne publie un album d’un puissant intérêt documentaire intitulé la Guerre en Italie et dont le volume En haute montagne vient de paraître. Le caractère principal de la guerre italienne étant l’action en haute montagne, dont la belle armée de Cadorna a bien sujet d’être orgueilleuse, cet album a donc un intérêt de premier ordre. On y voit cette lutte des cimes avec une évidence saisissante. La valeur, l’endurance, l’organisation de l’armée italienne s’y montrent merveilleusement. Bien des aspects de cette guerre en haute montagne sont inattendus. Par exemple, les Alpins skieurs pareils à des pierrots blancs dansant sur la neige, les Dolomites, montagnes chères à l’aquarelliste Jeanès, déroulent ici leur chaos harmonieux. Les voies de transport aérien donnent le vertige et on ne saurait trop en admirer l’ingéniosité. Quant à ces canons de gros calibre transportés dans les neiges éternelles à des trois mille mètres d’altitude, les artilleurs seuls peuvent imaginer les difficultés qu’il a fallu vaincre pour amener à bien des entreprises aussi hasardeuses. Ce volume est bien conçu et d’une merveilleuse netteté de clichés.

Le second album sera consacré au Carso, le troisième illustrera l’aviation, puis viendront les albums sur la marine, les terres conquises, les armes et les munitions, les prisonniers, etc.

On ne saurait trop louer de telles publications qui aident les Français à comprendre l’effort de leurs alliés. Il faut que la France puisse se rendre compte de quelle façon ses sacrifices éveillent l’émulation chez les peuples qui combattent à ses côtés.

Ouvrages sur la guerre actuelle [II] §

Tome CXVII, numéro 440, 16 octobre 1916, p. 732-740 [733].

Gabriel Maugain : L’Intervention de l’Italie dans la guerre actuelle, Paris, Champion éditeur §

Dans L’Opinion italienne et l’Intervention de l’Italie dans la guerre actuelle, M. G. Maugain donne un exposé clair et utile de la politique italienne au début de la guerre. Avec impartialité, il examine les arguments des neutralistes et des interventionnistes. Il a la sincérité de peser, au point de vue purement Italien, le pour et le contre de l’intervention de l’Italie dans le conflit. Il arrive à cette conclusion, que le sentiment a été, dans ce cas, pleinement d’accord avec les nécessités politiques.

Henri Charriaut et Amici-Grossi : L’Italie en guerre, Paris, Flammarion, 3 fr. 50 §

L’Italie en guerre complète et développe l’étude précédente sur le rôle de l’Italie au début du conflit européen et pendant ce conflit. Le drame de conscience d’abord : la guerre éclate, l’Italie vit dans l’angoisse. Interviendra-t-elle aux côtés de l’Autriche, l’ennemie héréditaire, contre la sœur latine ? L’apaisement momentané : c’est la neutralité. Mais bientôt se dégage le sursaut de révolte, d’indignation devant les attentats contre les peuples, les violations du droit des gens et le sentiment très net que le moment est venu de délivrer les terres irrédentes. À cette heure le peuple force ses destinées. L’Italie entre en guerre. Peut-être les auteurs sont-ils un peu trop optimistes quand ils étudient l’union sacrée italienne, mais leur exposé de la lutte des partis est intéressant.

Serge Basset : L’Italie en armes, Milan-Paris, Istituto editoriale italiano §

M. Serge Basset est un trop bon et trop vieux journaliste pour ne pas avoir mis dans sa valise, pendant sa mission journalistique en Italie, un excellent livre. Il a pour titre : L’Italie en armes. Peu ou pas de politique transcendante, la curiosité du reporter qui saisit la vie, le pittoresque des tableaux, le trait, l’anecdote, le mouvement de la rue. Tout cela forme un tout amusant à lire et instructif. C’est évidemment le livre d’un homme de presse, mais aussi un document pour ceux qui s’intéressent à ce grand facteur de l’histoire : l’esprit public. Bien des profonds politiques et d’ennuyeux philosophes ont omis de nous signaler des visions, des nuances, des indications que M. Serge Basset, que le journaliste a notées. C’est en plus un livre original et je n’en connais point beaucoup d’autres du même genre sur les jours houleux que traversa l’Italie à l’heure de la décision suprême.

La Vie anecdotique §

Tome CXVII, numéro 440, 16 octobre 1916, p. 755-759.

La nouvelle religion de la vélocité §

Je signale à ceux qui se demandent si la guerre a développé le sentiment religieux le nouveau manifeste futuriste où Marinetti fonde la nouvelle religion de la vélocité.

Cette curieuse amplification, révélatrice d’un curieux état d’âme au sein d’une époque qui ne me semble pas moins curieuse, a paru dans le premier numéro de l’Italia futurista qui paraît à Florence.

Où est le temps, mon cher Marinetti, où vous m’annonciez la publication d’un autre manifeste futuriste intitulé l’Irréligion futuriste que vous n’avez jamais fait paraître ?

Mais je me suis demandé en lisant le manifeste que vous venez de « lancer » s’il ne s’agit point du premier manifeste irréligieux dont vous aviez tout simplement changé, avec le titre, quelques termes dont le sens allait à l’encontre de votre tendance nouvelle.

Fondateur de religion ! vous voilà fondateur de religion ! C’est une situation sociale par le temps qui court ! Car il ne s’agit pas là d’une hérésie plus ou moins chrétienne, ou de nouvelles pratiques superstitieuses purement extérieures. Non, vous, Marinetti, vous fondez une religion nouvelle établie sur le développement des moyens de locomotion. Au lieu de Divinité vous dites Vélocité ; sans le savoir les Allemands ont bien fondé la religion de la Férocité. Mais, comme vous, je préfère la vélocité qui est une déité plus moderne, bien qu’elle paraisse peu se soucier de la durée de la guerre. Nul doute qu’au cours de votre campagne comme volontaire cycliste, Dieu que l’on a figuré comme un triangle ne vous soit apparu sous la forme d’une bécane et vous vous êtes écrié : « Véloce », c’est-à-dire « ce vélo ! » et cette exclamation quasi pantagruélique éveilla en vous je ne sais quel sentiment religieux qui transfigura la bécane en en faisant tourner les roues avec cette vitesse fulgurante qui était jusqu’ici l’apanage de cette classe d’ange appelée ofaninim qui dans l’angélologie hébraïque sont les roues du char céleste.

Fondateur de religion ! vous êtes le premier du xxe siècle. Et au xixe je n’en connais qu’un seul : Joseph Smith, fondateur du mormonisme, sorte de paganisme idéaliste, tiré des superstitions des Indiens peaux-rouges et que caractérise la polygamie anthume et posthume des fidèles.

Vous, dans le but d’honorer « la beauté de la vélocité », vous faites naître « la nouvelle religion morale de la vélocité » de votre « grande guerre libératrice ».

« La morale chrétienne, est-il dit dans le Manifeste, défendit la structure physiologique de l’homme des excès de la sensualité. Elle modéra ses instincts et les équilibra. La morale futuriste défendra l’homme de la décomposition déterminée par la lenteur, le souvenir, l’analyse, le repos et l’habitude. L’énergie humaine centuplée par la vélocité dominera le temps et l’espace. »

Et, après un tableau historico-lyrique de la vitesse, le manifeste en vient à la naissance de la ligne droite, « un des caractères de la divinité ».

Un parallèle entre la vélocité qui est « pure » et la lenteur qui est « immonde » amène le fondateur de religion à indiquer quelques saints de la nouvelle religion. Ce sont particulièrement les astres et les ondes lumineuses. Et il annonce que « les sportsmen sont les premiers catéchumènes de cette religion dont le résultat prochainement attendu sera la destruction des maisons et des cités remplacées par des rendez-vous d’automobiles et d’aéroplanes ».

Et les demeures de cette divinité ce sont « les wagons-restaurants (manger en vélocité). Les gares de chemin de fer de l’Ouest-Amérique, où les trains lancés à 140 kilomètres à l’heure passent buvant sans s’arrêter l’eau nécessaire et les sacs de la poste. Les ponts et les tunnels. La place de l’Opéra à Paris. Le Strand à Londres. Les circuits d’automobiles. Les films cinématographiques. Les stations radiotélégraphiques. Les grands tubes qui précipitent des colonnes d’eau alpestre pour prendre à l’atmosphère 1 électricité motrice. Les grands couturiers parisiens qui, au moyen de l’invention véloce de la mode, créent la passion du nouveau et la haine pour le déjà-vu. Les cités modernissimes et actives comme Milan, qui selon les Américains, a le punch (coup net et précis par lequel le boxeur met son adversaire knock-out). Les champs de batailles ». À l’énumération de quelques choses divines succède celle de quelques vélocités : « L’héroïsme est une vélocité que dirige une nation. »

L’exagération est aussi sans doute une vélocité. Et il y a quelque prétention choquante à vouloir tout de go fonder une religion dont le besoin ne se fait pas sentir. Mais il n’en reste pas moins que les moyens de locomotion, le mouvement pour tout dire, ont modifié notre façon de sentir, lui ont donné un prétexte excellent pour se renouveler, et il y a quelque chose de juste et de touchant dans ce désir de nouveau qui, né en France, s’exprime si violemment en Italie. Il y a là sinon une religion, du moins comme une morale de la nouveauté qui a quelque sens, dès qu’on la débarrasse des concetti marinettiens. Et puis comment ne pas regarder avec sympathie un homme qui ne cesse d’insuffler le courage au cœur de ses compatriotes ?

Aujourd’hui règne une nouvelle morale de guerre. Toute lâcheté, si petite soit-elle, tout acte de tolérance est un délit immonde. Toute critique est aujourd’hui une trahison. Italiens ! imposez violemment silence dans les rendez-vous publics et privés à ceux qui n’ont pas une confiance absolue en Cadorna et dans la force italienne. Bâillonnez et arrêtez les alarmistes de toute espèce. »

Cette morale n’est pas si mauvaise et il n’y a pas un Français qui ne la trouvera de son goût.

« La science futuriste » §

Tandis qu’il se fait pape et pape de la vélocité futuriste, d’autres futuristes s’en prennent à la science et donnent en plein dans l’absurde. Leur manifeste « la science futuriste »s’intitulerait plus justement la curieuse ignorance futuriste, car le but qu’ils assignent aux recherches désordonnées, aux intuitions contradictoires des adeptes de cette bizarre science, c’est l’ignorance absolue : « La fin suprême de la science serait, hypothétiquement, de ne nous faire plus rien comprendre, de ramener l’humanité vers le mystère total. » Fatalement, ils tombent dans le spiritisme. Ce sont des esprits religieux qui se groupent. Les Futuristes vont vite, car ils adorent la vélocité, et même ils vont fort. Ces cinématolâtres n’ajoutent-ils pas : « Nous attirons l’attention de tous les audacieux vers cette zone moins battue de notre réalité qui comprend les phénomènes du médianisme, du psychisme, de la rhabdomancie, de la divination, de la télépathie… » Certes ces recherches ne sont pas indignes d’intérêt, mais c’est une conclusion bizarre à un manifeste scientifique et ce n’est pas là un programme à recommander à l’activité d’une jeunesse Studieuse. Marinetti s’amuse à avoir du bon sens hors de la raison. Les signataires de ce manifeste manquent même de bon sens.

C’est la tendance la plus fâcheuse vers laquelle des esprits puissent s’orienter. S’ils sentent un besoin impérieux de piété, les Français qui se souviennent de Pasteur et pas mal d’Italiens trouveront plus simple, plus sérieux, sinon plus profitable d’aller, sans négliger les études scientifiques sérieuses, s’agenouiller dans un sanctuaire, Sacré-Cœur, Lourdes ou Sainte maison de Lorette, que de marier la religion avec la science dans le cabinet d’une voyante.

Umberto Boccioni §

Umberto Boccioni est-il le premier futuriste qui soit mort, semblable à Godeau qui rut le premier Académicien à trépasser ? Je ne sais. Il est en tout cas le premier mort d’entre les futuristes dont le nom est un peu connu. Peintre tout d’abord, il montra ses ouvrages dans cette exposition annoncée à grand tapage qui eut lieu chez Bernheim, à Paris. Les seuls peintres viables y étaient Severini et Carrà, tous deux influencés par nos écoles d’avant-garde. Séparés de Marinetti, ils sont encore ce que cette école plastique offre de plus remarquable. Plus tard Boccioni abandonna l’esthétique plus verbale que plastique, des états d’âmes pour une sculpture cette rois plus neuve et plus plastique, dont il avait trouvé la source dans les ouvrages de Rosso et dans l’atelier de Picasso. Au reste, le labeur opiniâtre de Boccioni conserve son importance dans l’histoire de la jeune sculpture, dont il est incontestablement un des novateurs.

Il périt, tandis qu’il faisait ses classés de canonnier-conducteur. Il tomba du porteur d’avant qu’il montait et se brisa dans cette chute.

Futurisme italien §

À la suite de cette mort, il ne reste plus guère autour de Marinetti que de nouveaux futuristes. En effet, Boccioni était pour ainsi dire l’unique de ses compagnons de la première heure qui ne se fussent un peu écartés de lui.

Je parle bien entendu de ceux qui avaient de la valeur. Et ceux qui, étant venus au futurisme après les premières luttes, Soffici, Papini, Palazzeschi, sont peut-être les meilleurs de la jeune Italie littéraire, sont encore futuristes sans doute, mais ne veulent pas demeurer sous l’autorité un peu étroite du pape Marinetti.

C’est ainsi du moins, que j’ai cru comprendre ce qui se passe au sein du futurisme italien.

C’est ainsi que, cessant d’être une école tapageuse, il peut devenir un mouvement.

Marinetti, qui a en Amérique la réputation d’être un remarquable politicien, ferait peut-être bien de laisser de côté, dans la conduite des affaires spirituelles de son école, cette intransigeance encyclopédique qui devient plus démodée à mesure que les affaires de l’Italie et de l’univers deviennent plus sérieuses.

Il n’est pas sans talent. Il est peut-être temps pour lui d’asseoir sa réputation sur une œuvre solide. À moins qu’il ne considère que ses « manifestes » sont l’œuvre importante de sa vie. Il y excelle, en effet. Et s’il lui plaît, qu’il manifeste tant qu’il voudra, ce gentil mais trop peu voluptueux adepte de la sagesse cinématique d’Épicure !

Tome CXVIII, numéro 441, 1er novembre 1916 §

Variétés.
Des Photographies de la guerre [extraits] §

Tome CXVIII, numéro 441, 1er novembre 1916, p. 174-178 [174-175, 177].

Dans les locaux des Arts Décoratifs, au Pavillon de Marsan, on a installé une très curieuse exposition de photographies se rapportant à la guerre actuelle et qui fournissent une documentation de valeur sur les différents fronts de combat. Ce sont surtout des photographies anglaises et françaises ; mais il y a une section belge, une section italienne et une section serbe. Des envois qu’on attendait de Russie ne sont pas encore parvenus. — Les épreuves exposées sont d’ailleurs fort intéressantes et l’on pourra consacrer à la visite du pavillon de Marsan quelques heures brèves. C’est en somme l’illustration de la guerre, — et comme si l’on avait réussi à concrétiser, à rendre tangible l’effort unanime dont nous avons vécu depuis plus de deux ans.

[…]

Les photographies italiennes également ont l’intérêt des choses prises au moment où l’actualité s’y attache, avec leurs panoramas de montagnes, leurs vues de villes (Grado, Monfalcone). Les troupes de ce côté doivent se battre à des hauteurs fantastiques (3 200 mètres donne un cliché). C’est la bataille de Goritz, avec le pont écroulé ; en Carnie, Dogna bombardé par les Autrichiens le 1er septembre 1914 ; des vues panoramiques et de plan-relief. L’artillerie de montagne nous est montrée passant l’Isonzo (9 août), et à côté on peut voir la dévastation de la salle des tribunaux à Goritz, siège du commandement autrichien.

[…]

Échos.
La Cité futuriste §

Tome CXVIII, numéro 441, 1er novembre 1916, p. 181-192 [187].

« Nos villes, écrit L’Italia futurista, sont extrêmement monotones, tranquilles, pédestres, manquant d’imprévu et viles. Dans la vie citadine, il manque l’atmosphère de danger, la tache miroitante de l’émotion intense, la méprise convulsionnaire de zone explosive, le jet périodique des catastrophes. Il circule, par contre, l’amour de l’existence tranquille, de la position commode, la recherche de la sécurité, des équilibres les plus banaux, des angles abrités et reposants.

« Par contre, des rues droites et larges qui finissent toujours à une place ou à une autre rue, et jamais dans un précipice ou dans une prairie minée. Des palais plats symétriques et antipathiquement immobiles. Jamais un frisson dans ces murs couleurs de lave. Jamais un jeu d’étages apparaissant et disparaissant. Jamais une surprise venant des fenêtres ou des portes cochères qui manquent de malice, et si elles sont fermées, cela veut dire qu’elles le sont effectivement. Des allées avec des échancrures honteuses avec lesquelles on sépare la route des passants de celle avec des rails, et les citadins à pied les uns des autres.

Commentaire.

« On désire voir courir des tramways électriques en zig-zag sur des rails fuyants, évitant adroitement les autos qui se précipitent sur des escaliers en spirale du sixième étage. On désire se promener sur d’amples marchepied qui se dérobent à l’improviste sous nos pas, ouvrant quelque saut-de-loup, pendant que des jets de lumière bizarre jaillissent de ces ouvertures en nous éblouissant puissamment. Tomber, glisser, fermer les yeux, se lever, rouler ensuite, se voir passer sur la tête la rue avec ses gestes et ses lueurs homicides. Nous voulons que nos villes soient des volcans, nous les voulons périlleuses, phosphorescentes, fiévreuses, infernalement humoristiques et malicieuses, démontables et désagréables. Nous voulons les voir vivre la vie magique et caméléontique, crouler et renaître, changer de forme et de reflets dans les différentes heures du jour et de la nuit. »

À notre tour, nous ferons un léger commentaire : nous avons eu, avant la guerre, l’esquisse de toutes ces merveilles dans un établissement qui nous présente en ce moment sa défroque de faux rochers, de précipices, à Magic-City. Nous y avons tous passé quelques heures, vite blasés par ces plaisirs brefs qui ne nous communiquaient que des émotions très vulgaires. En réalité, on ne s’y amusait pas du tout.

Tome CXVIII, numéro 442, 16 novembre 1916 §

Quelques reflets de l’âme italienne §

Tome CXVIII, numéro 442, 16 novembre 1916, p. 252-269.

Il ne faut pas que l’actualité, d’ordre tout militaire, nous fasse renier ce que nous avons aimé, et, plus encore, ce que nous avons pensé avant la guerre : pourquoi des influences antérieures, esthétiques ou autres, qui ont présidé au développement de notre vie intellectuelle, n’auraient-elles plus aucun pouvoir sur notre vision actuelle du réel ? D’ailleurs, de ces influences il resté, souvent malgré nous, des traces dans la manière dont nous considérons les troubles de l’heure présente, et il nous arrive même d’attribuer à une nouvelle conception des faits ou de la vie ce qui est simplement l’effet d’un contraste entre nos rêves d’hier et la réalité d’aujourd’hui. Ils se méprennent donc ceux qui disent maintenant : « J’ai heureusement évolué ; mes pensées d’autrefois ne sont plus, et c’est pour mon énergie un autre printemps qui vient ; l’esprit militaire m’a régénéré. » L’esprit militaire ne saurait régler toutes nos aspirations ; il ne peut dominer ce que nous avons aimé dans une œuvre d’art, ce quelque chose de profond qui reste en nous, et que toutes les alternatives de l’heure présente ne parviendraient pas à abolir. Nos anciennes admirations, si elles étaient sérieusement fondées, doivent garder leur force, et, mieux encore, survivre aux sentiments purement militaires qui nous animent, lorsque la paix aura attiédi ceux-ci. Des écrivains ont pu, comme Tolstoï, mépriser, réprouver l’esprit de lutte ; d’autres, au contraire, ont chanté, mis en valeur, ce même esprit ; ce qui importe cependant, c’est la qualité de leur œuvre, qui projette son reflet dans la pensée du public, et la vertu exaltante de leur effort. En Italie, par exemple, Antonio Fogazzaro et Giovanni Pascoli, tous deux disparus, s’opposent nettement, par leur culte de la douleur silencieuse et leur amour de la paix, à Gabriel d’Annunzio, devenu poète national, et à Enrico Corradini, théoricien remarquable du nationalisme italien : ces deux derniers écrivains sont d’actualité plus que Fogazzaro et Pascoli, mais leur influence sur l’âme italienne en général en sera-t-elle plus profonde ? Chacun a sa part d’influence, et c’est une raison pour que nous aimions, dans toute œuvre d’art, ce qui répond le mieux à nos aspirations.

§

Antonio Fogazzaro, certes, ne donne guère à l’actualité militaire, et cela se comprend, son œuvre étant toute en reflets de la vie intérieure sur le miroir terni du réel.

Il est des écrivains pour qui la mélancolie, le culte de la douleur, l’expérience de l’anxiété sont des nécessités intérieures ; la vie n’aurait aucun intérêt pour eux si les doutes et les angoisses de l’homme n’en rehaussaient la valeur. La précision des joies vulgaires, une trop grande plénitude dans le bonheur ou le plaisir décevraient, troubleraient leur pensée. Il leur faut, pour se bien mettre à l’œuvre, des regrets, des amertumes à étudier et à décrire, il faut connaître ces luttes entre le devoir et la passion dont l’âme humaine sort aveulie ou rassérénée, il leur faut comprendre tout ce qui donne une signification plus haute aux harmonies ou aux dissonances de notre vie intérieure : d’ailleurs n’est-ce pas une plus grande aptitude à aimer que de savoir jusqu’à quelles profondeurs descendent en nous l’inquiétude et la souffrance. « Plus on aime, plus on souffre, dit Amiel dans son Journal intime. La somme des douleurs possibles pour chaque âme est proportionnelle à son degré de perfection ! » Les écrivains dont l’intelligence est une serve du réel peuvent bien mépriser un tel principe ; il n’exprime pas moins à quels tourments certaines âmes choisies doivent leur élévation. Ne dédaignons pas les esprits assez virils pour puiser dans la compréhension de la douleur la force de vivre toujours plus purement et surtout ne les accusons pas de « poétiser » trop souvent la triste réalité ! Que nous resterait-il à admirer, — je parle au point de vue intellectuel, — si nous osions négliger la pensée des rêveurs qui essaient d’orienter vers l’idéal le plus élevé nos aspirations et nos incertitudes ?

Antonio Fogazzaro fut un de ces artisans de l’idéal, et son œuvre offrit aux Italiens la projection douloureuse d’intuitions magnifiques. Il expliquait, il justifiait, en des pages inspirées par le noble souci de comprendre, les plus délicates nuances du doute et de la foi. Aussi ne faut-il point s’étonner que quelques-uns lui aient reproché, avec une insistance de mauvais aloi, l’indécision morale, religieuse ou politique de certains de ses héros : il est si facile d’appeler indécision les angoisses qu’un homme peut éprouver en présence de l’infini, s’il veut le sonder, ou en face de la vie, s’il veut en approfondir le sens. Ce qui est moins facile, c’est de magnifier, au moyen d’un verbe harmonieux et prenant, la douceur, les élans poétiques ou la sérénité des âmes qui ont souffert avant de triompher sur leurs faiblesses mondaines, et qui ont su cueillir les fleurs du contentement parmi les buissons les plus épineux, c’est-à-dire dans l’acceptation de la douleur comme discipline de la sensibilité et du vouloir. Fogazzaro dut aimer profondément ces âmes un peu tristes qui passent, fantômes délicieux, loin des faits trop quotidiens et qui meurent parfois de n’avoir pas été comprises : en vérité, pour un homme positif, y a-t-il rien de plus ridicule ? Il savait de quelles splendeurs rayonnent de telles âmes quand la vie les contraint à l’humiliation de soi, il leur a dédié, par le roman, des pages émouvantes qui me font penser à des chants religieux sur l’esprit de sacrifice : de là sans doute l’« incompréhension » de certains gazetiers et le dédain — fort amusant d’ailleurs — de quelque Zoïles déconcertés par tant de mysticisme.

Fogazzaro s’est attiré bien des critiques quand il a voulu expliquer, ou, pour mieux dire, quand il a su avouer ses incertitudes et ses illusions mystiques. On lui a reproché son défaut de précision, le flottement de sa pensée dès qu’il a eu la franchise de révéler ses doutes. Certes, il est plus aisé d’ignorer ces inquiétudes intérieures ou d’en affirmer le néant. Mais pour un écrivain comme Fogazzaro ces inquiétudes ont une valeur morale qui donne au prétexte artistique une signification de meilleur aloi : le principe est discutable aux yeux d’un pur artiste, je le reconnais, mais l’intention qui l’a dicté ne prouve pas moins une haute conscience.

Pourquoi s’obstiner à ne voir que les défaillances chez un auteur qui étudie, à travers une fiction, les problèmes les plus douloureux dont un esprit religieux ait connu la hantise ? La vie réelle, les croyances qu’elle trouble, le doute, la question d’un au-delà, c’est toute l’œuvre de Fogazzaro. Voyez ses héros : ils souffrent, ils s’attristent de ne pas savoir quel est ce mystérieux océan d’aspirations où sombre leur pensée quand ils essaient de se connaître ; ils mettent dans leurs passions et dans leur rêves un peu de cet infini qui les domine et les épouvante ; ils agissent, ils commandent ou obéissent suivant la loi de cette vie terrestre, obsédante par ses contrastes, mais on sent très bien qu’ils sont dans l’attente, qu’ils espèrent vivre ailleurs, je ne sais où : une petite barque se balance, au lointain, qui les prendra un jour, fatigués ou tristes d’avoir vécu parmi les foules, pour les emporter vers ce qu’ils croient l’éternelle lumière et l’éternelle sérénité. Ils vêtent le réel, aux aspects trop durs, de songe et de mélancolie ; ils le subissent dans l’action, mais leur vie intérieure sait le parer de voiles à larges plis ; pauvres idéalistes que les esprits forts méprisent, ils voudraient concilier la noblesse de leur foi avec l’expérience des faits. Le caractère intellectuel de l’auteur se reconnaît ici ; Fogazzaro a toujours pensé à la possibilité pour le dogme d’accepter certaines lois de la science moderne : évolution, darwinisme, etc.

C’est ce qui lui permit de savourer l’exaltante douleur de n’être pas compris.

Et il y eut des heures où, tel un saint François d’Assise, il sentit vivre dans la matière même le souffle et l’esprit de Dieu, des heures où il devina des tristesses et des joies presque humaines « dans le vent, dans les ondes, dans les forêts, dans les eaux courantes, dans les formes délicates des fleurs, dans les lignes expressives des rochers et des montagnes pensives ». L’âme de ses héros, alors même que les passions y projettent leurs tristes lueurs, connaît toujours, à de certaines heures, la délicieuse fraîcheur des impressions produites par la vue du beau et de la nature : les paysages dorés de soleil, un lac paisible où dorment des reflets, une source qui pleure doucement dans la quiétude imposante du soir, toutes ces images éveillent dans les profondeurs de la vie intérieure des vibrations multiples, et c’est à exprimer ces vibrations — combien subtiles ! — que Fogazzaro me paraît avoir le mieux réussi. Est-ce dans la notation de ces vibrations que des critiques ont voulu voir de la veulerie et de la morbidité ? Peu importe d’ailleurs : l’œuvre est belle, elle est émouvante, elle est une peinture exacte des passions, et elle suffit à notre joie intellectuelle. Tout écrivain — et tout lecteur — a le droit de préférer la poésie d’un site ou le sens d’une jolie métaphore à la rigueur d’un syllogisme.

Le monde est une prison, dit un personnage de Goethe : sans doute, mais une prison merveilleuse dont les fenêtres laissent voir, quand il fait beau, un coin de ciel bleu, une prison d’où l’on peut contempler l’infini, — aux heures de méditation et de recueillement. La méditation nous donne parfois le sentiment de la solitude, et c’est alors que nous comprenons mieux, parce que nous la vivons moins, la vie telle qu’elle est ; cette solitude permet aux esprits fiers de se délecter dans leur mépris des splendeurs et des vanités dont le vulgaire est ébloui ; une prison peut retentir des plus douces rumeurs quand la voix des traditions séculaires arrive jusqu’à celui qui l’habite. Nous pouvons faire du monde une solitude propice à nos rêveries, — et certains personnages de Fogazzaro y parviennent plus d’une fois ; — nous pouvons faire du monde une vaste solitude où vibreront longuement, où vibreront toujours les belles harmonies formées par la passion et l’esprit de sacrifice : saint Augustin, qui, avant d’être un saint, avait eu assez de défaillances mondaines pour s’y connaître, — saint Augustin n’a-t-il pas écrit que certaines âmes ont le pouvoir de se créer à elles-mêmes une solitude ? Eh bien ! la muse de Fogazzaro est une prisonnière, fière et méditative, de ce monde terrestre qu’elle a l’impression de traverser seulement ; — mais parce qu’elle a en soi une autre espérance, elle ne méprise point pour cela ce monde ; au contraire, elle y cherche des souffrances à glorifier et des âmes à faire fleurir ; malgré la corruption, les hontes et les ridicules, dont les pessimistes se détournent, la société lui paraît digne de toutes les rédemptions.

C’est l’idéal chrétien par excellence et celui-là du moins n’est pas à la portée des repus ou des satisfaits. On peut ne pas aimer les dogmes, créateurs de fanatisme, mais un idéal chrétien fondé, comme celui dont se réclame Fogazzaro, sur l’amour et l’indulgence, chacun de nous peut l’accepter : il éclaire la plus sombre réalité. On nous dira : « Mais dans Fogazzaro il y a le dogme ; il a voulu concilier l’esprit scientifique avec les aspirations religieuses ; il a été un néo-guelfe timide. » C’est vrai ; mais il a souffert pour sa foi, et ce qu’il a mis de meilleur, de plus élevé dans ses romans, reflète exactement la noblesse de son esprit, et, surtout, donne la mesure de sa loyauté intellectuelle. Avons-nous le droit de lui demander davantage ?

On a beaucoup reproché à Fogazzaro son obsession de l’amour, et, plus particulièrement, de la sensualité se mêlant aux aspirations mystiques. Il a cependant accordé à l’union amoureuse de deux êtres les plus belles significations : l’amour, reflet que notre vie intérieure projette sur la réalité comme pour en éclairer les plus sombres aspects, l’amour, quand on l’envisage avec respect, peut devenir la lumière, la splendeur de toute existence. Aimer, semble se dire parfois Fogazzaro, aimer, pourvu que ce soit avec force, ne serait-ce pas la meilleure vocation pour les cœurs sublimes qui veulent démentir les viles contingences et s’élever toujours plus haut dans le domaine philosophique ? C’est, du moins, l’impression que j’ai eue après avoir lu Daniele Cortis : l’auteur a essayé d’y noter avec exactitude les troubles, les désirs, les indécisions de deux âmes qui hésitent, angoissées et meurtries, entre les impulsions de l’instinct et les formules absolues du devoir. On connaît la thèse : Daniele Cortis aime sa cousine Elena, et, bien que celle-ci soit mariée à un homme indigne, il s’applique à triompher de sa passion en se soumettant à la « loi divine » du devoir ; il ne voudrait pas qu’Elena pût déchoir en s’abandonnant, il l’exhorte au renoncement ; il plaide contre sa propre passion, il enchaîne son amour afin de laisser parler en soi la discipline intérieure, cette discipline qui interdit aux hommes de sacrifier les ordres de leur conscience à l’épanouissement de leur sensibilité. La figure de Daniele Cortis traduit assez bien les traits principaux d’un homme comme Fogazzaro, d’un esprit qui ne peut s’affranchir, même dans la plus vulgaire contingence, de l’obsession religieuse et morale. S’il peint quelquefois la volupté, c’est avec une si grande délicatesse de tons, un coloris si léger, si transparent que tout « l’au-delà » de cette volupté, — idéalisation du couple, poésie des seules étreintes durables, — apparaît au lecteur le moins initié. Je ne sais pas d’esquisses plus fines, de tableaux plus harmonieux que ceux dont Fogazzaro a su embellir l’idée du mariage et du foyer. Bien qu’il ait essayé, à diverses reprises, de décrire avec précision les violents effets des passions « charnelles » et de noter les sourdes rumeurs dont le désir emplit le cœur humain, on pourrait affirmer que l’auteur de Daniel Cortis ne traite avec émotion que les sujets où l’amour s’élève et s’épure jusqu’à devenir un culte, jusqu’à devenir la religion du désir spiritualisé par la soif de l’absolu.

Il a remis en valeur la splendide aptitude des âmes qui ont su approfondir, à travers le mirage des faits, la supériorité de la connaissance de soi sur la simple volupté de vivre. D’aucuns peuvent trouver austère cette conception. Et pourtant, se connaître, savoir sa mesure, même aujourd’hui, n’est-ce pas la meilleure raison de vivre ? Depuis Socrate, le principe n’a point perdu de sa puissance, au contraire.

Depuis le début du conflit qui épuise lentement les races d’Europe, la question religieuse a été souvent discutée un peu partout. Dans un beau roman, autrement puissant que le Sens de la mort de Paul Bourget, Fogazzaro avait traité de cette matière : les deux caractères de Luisa et Franco Maironi, dans le Piccolo mondo antico, s’opposent, mais comme ils savent parfois s’unir ! Ah ! combien ces deux êtres s’élèvent moralement par la souffrance et par l’amour, et combien la notation réaliste de leurs divergences religieuses prouve avec quel souci de précision l’auteur a saisi les moindres nuances de leur psychologie !

Franco, le mari de Luisa, est sincèrement un dilettante, un rêveur, qui goûte toutes les harmonies de la nature et toutes les impressions dont l’art retient et magnifie la spontanéité ; il laisse flotter avec indolence ses pensées comme de vagues lueurs flottent à la surface d’une eau morte, mais il n’essaiera jamais d’en pénétrer la mystérieuse essence ou d’en fixer, pour lui-même tout au moins, le sens et la valeur. Son esprit est satisfait de répercuter seulement de doux échos : il ne se préoccupe ni de leur origine, ni de leur succession.

Est-il surprenant que Franco, âme toute en reflets, éprouve le besoin de croire à un dogme qui ne trouble point sa quiétude intellectuelle ? Le catholicisme lui accorde, grâce à la rigueur de ses affirmations, le calme et l’espérance. Il y trouve le plus doux réconfort, mais surtout il y apprécie l’absence d’un doute à l’égard de l’au-delà. Quand il lève les yeux et qu’il contemple l’infini, il ne sent pas crier en lui la douleur immense de l’homme épouvanté par le néant, il n’est point accablé comme Pascal par une pareille hantise, il n’est point réduit au silence par la vision de l’illimité, non, — puisqu’il a la prière…

Au contraire, Luisa Maironi n’est pas une rêveuse et elle ne saurait trouver le calme dans l’adhésion à un dogme. Elle ne connaît pas de plus sûr point d’appui que la réalité, dès que l’incertitude la torture. Le passage qui suit peint avec simplicité la qualité de son esprit ; elle y évoque sa mère, qui vient de mourir :

Elle ne pensait pas qu’un peu d’elle fût ailleurs, elle ne la cherchait point, par la fenêtre donnant sur le couchant, dans les petites étoiles qui tremblaient au-dessus des monts de Carona. Elle pensait seulement que sa chère maman, qui avait vécu pour elle seule durant tant d’années et n’avait été occupée sur la terre que de son bonheur, dormirait, dans quelques heures, sous les grands noyers de Looch, dans la solitude ombreuse où se tait le petit cimetière de Castello, tandis qu’elle-même jouirait du soleil, de l’amour !

Luisa ne voit que cette circonstance étrange, un être, qui l’a profondément adorée, vient de s’éteindre, et c’est tout : elle continuera sa route, ; elle vivra encore bien des jours, dans la lumière et dans la joie, dans l’ombre et dans la tristesse, selon le destin, mais elle ne reverra plus sa mère. Car Luisa ne reporte pas son regard vers le ciel et elle ne fait pas allusion à une survie où elle pourrait se retrouver avec ses morts. — C’est une réaliste.

Entre deux êtres aussi différents, par leur vie intérieure, que Luisa et Franco, le heurt devait se produire. Un jour, leurs deux pensées s’opposent plus nettement :

— Peut-être ne m’aimais-tu pas comme je l’ai cru ? — dit Franco à Luisa ; et elle répond :

— Oh ! si, beaucoup !

Il releva son esprit, une ombre de sévérité rentra dans sa voix.

— Et alors, — dit-il, — pourquoi ne m’as-tu pas donné toute ton âme ?

Elle arrivait maintenant, la terrible question ! Devait-elle ou ne devait-elle pas répondre ? En répondant, en révélant pour la première fois des choses ensevelies au fond de son cœur, elle agrandirait la déchirure douloureuse ; mais pouvait-elle manquer de loyauté ? Son silence dura si longtemps que Franco lui dit :

— Tu ne parles pas ?

Elle recueillit toutes ses forces et parla.

— C’est vrai, mon âme n’a jamais été entièrement avec toi.

Elle tremblait de dire ainsi, et Franco ne respirait plus :

— Je me suis toujours sentie différente et détachée de toi dans le sentiment qui doit gouverner tous les autres.

C’est du sentiment religieux qu’il s’agit ici, c’est de la croyance à un être qu’elle ne voit ni ne comprend, c’est d’une morale théologique qu’elle ne veut accepter. Et elle dit encore franchement à son mari :

J’ai trouvé que tu étais la bonté même, que tu avais le cœur le plus chaud, le plus généreux, le plus noble de la terre, mais la foi et tes pratiques rendaient presque inutiles ces trésors. Tu n’agissais pas. Tu étais content de m’aimer, d’aimer ta fille, l’Italie, tes fleurs, ta musique, les beautés du lac et de la montagne. Quant à un idéal supérieur, il te suffisait de croire et de prier. Sans la foi, sans la prière, tu aurais donné le feu que tu as dans l’âme à ce qui est sûrement vrai, à ce qui est sûrement juste, ici, sur la terre, tu aurais senti ce besoin d’agir que j’éprouvais. Tu sais bien comment je t’aurais voulu en certaines choses. Par exemple, qui sent mieux le patriotisme que toi ? Personne. Hé bien, j’aurais voulu que tu cherchasses à servir ton pays.

Est-il possible de donner une meilleure leçon d’énergie à un mystique exalté seulement par le rêve et qui oublie la nécessité de l’action afin de mieux cultiver sa sensibilité ? Luisa, intelligence réaliste, ne peut admettre une doctrine ou une foi qui n’ait pas des fins terrestres. Les aspirations religieuses sont-elles aussi nécessaires que l’évolution d’un fait social ? Peut-être, suivant un mystique ; mais Luisa ne le pense pas : la vie est plus belle, pour qui en cherche le sens, que l’extase et la contemplation. Elle est donc plus grande par l’action que par la prière.

Elle l’avoue encore à son mari : « Dieu existe, il est puissant, il est toute science, ainsi que tu le crois. Mais peu lui importe que nous l’adorions et lui parlions. Ce qu’il veut de nous, on le comprend par le cœur qu’il nous a fait, par la conscience qu’il nous a donnée, par le milieu où il nous a placés. Il veut que nous aimions tout le bien, que nous détestions tout le mal et que nous aimions de toutes nos forces selon cet amour et cette haine ; il veut que nous nous occupions seulement de cette terre, des choses que nous pouvons comprendre, que nous pouvons sentir ! » Ainsi parle Luisa Maironi ; et que pourrions-nous dire de mieux ?

Fogazzaro, on le voit, a nettement défini, par le caractère de ses deux personnages, la différence qui existe entre la vie agissante et la vie contemplative. Et, sans doute, a-t-il voulu démontrer qu’il y a ici-bas deux manières d’envisager la direction morale de toute société : d’une part, ceux qui agissent afin de justifier, au point de vue humain, leur raison d’être ; d’autre part, ceux qui laissent couler à leurs pieds le large fleuve des faits pour n’écouter que la musique religieuse dont leur pensée retentit chaque jour.

§

La noble tristesse d’un Giovanni Pascoli, douce et pensive, incline à l’amour plus qu’à la lutte, à la contemplation philosophique de l’infini plutôt qu’à la compréhension réaliste du « fait ». C’est sa marque, et c’est aussi, à mon avis, sa grandeur ; cette tristesse est pleine du pardon à l’égard des fautes et des crimes, et je ne sais rien de plus exaltant que son influence sur ceux d’entre nous qui n’aiment pas seulement la vie telle qu’elle est, et voudraient qu’elle fût plus douce aux meurtris. Pascoli, ayant souffert, a voulu que sa douleur fût ennoblissante ; il l’a transmuée en amour, en générosité, en pardon.

Pascoli a, lui aussi, l’obsession de l’infini, et comme Leopardi il aime à se perdre dans sa contemplation. Il médite, et il rêve, et puis, ensuite, quand cette méditation et ce rêve ont trouvé leur expression dans un poème, il laisse planer librement sa pensée sur les choses et sur les êtres, et tout cela, « l’ombre du rêve et l’ombre de la chose », tout cela forme la plus pure, la plus profonde doctrine d’amour. À quoi bon la lutte, les haines qu’elle consacre, les cruautés qu’elle entraîne ? Nous ne sommes pas faits pour cela ; l’histoire peut se concevoir avec d’autres éléments ; et s’il est besoin d’une tradition, en politique, d’un passé qui projette ses lueurs sur nos idées et nos aspirations actuelles, il n’est pas sûr que la meilleure, même au seul point de vue de la gloire, soit celle qui instaure la domination d’une part, et, de l’autre, la servitude. Pascoli, sans doute, n’a jamais parlé aussi nettement sur ce point ; mais sa poésie, si puissante dans sa mélancolie, légitime en soi une telle appréciation de l’histoire et de la réalité politique. Il est certain que la contemplation de l’infini donne la mesure de nos ambitions et de nos sentiments ; elle nous apprend combien peu de chose c’est qu’un acte humain, quand une grande pensée ne le consacre ; et c’est bien de cela que la poésie de Pascoli est comme pénétrée. Notre haine, ce que nous considérons comme notre puissance, et ce que nous prenons pour de la grandeur, parce que notre orgueil s’en accommode, ce que nous voulons voir dans les choses, tout cela, la méditation en face de l’infini le rapetisse, et, parfois, le fait disparaître. On nous dit cependant, afin de nous encourager à l’action : « Tout ce que nous vivons, mais c’est déjà de l’histoire ! » Et les doctes d’affecter un air important et de prendre à témoin les traditions qui justifient nos pères, qui firent aussi de l’histoire, — parfois même sans le savoir. Pascoli ne voit pas seulement la projection d’un acte humain dans l’histoire, il voit aussi, — certes, avec plus d’allégresse, — la projection d’un peu d’amour dans l’acte le plus simple, dans un geste fraternel, dans un geste d’abnégation. Il n’aimait point la guerre ; il savait qu’elle constitue une grande partie de l’histoire, et, partant, de la tradition ; il savait aussi qu’elle met en valeur l’esprit de sacrifice et de dévouement à de nobles causes ; mais il est certain qu’il eût mieux aimé que l’histoire des hommes fût moins glorieuse au point de vue militaire et plus grande au point de vue social. Qui osera trouver méprisable une telle philosophie ? Et qui sait si, là-bas, en luttant contre l’Autrichien, quelque jeune lettré italien, par une claire nuit d’août, ne songe pas à une conception de l’histoire basée sur cette philosophie ?

Pascoli aime les hommes ; c’est pourquoi sa poésie est pleine de leur souffrance et de leur inquiétude.

Sur ce point il ressemble un peu à Fogazzaro. Mais sa poésie est plus voilée, plus mystérieuse, surtout moins accessible au vulgaire des lecteurs, et c’est d’ailleurs ce qui a déconcerté bien des critiques. On s’est montré injuste à son égard. On n’a pas voulu comprendre la profondeur et la sérénité de sa poésie, et c’est là la raison qui fondera précisément, dans l’avenir, sa gloire et son influence.

Les conflits peuvent se terminer, la poésie d’un Pascoli ne finit pas dans l’esprit des hommes.

§

La guerre n’a pas beaucoup nui à la renommée de Gabriele d’Annunzio. Au contraire. Mais il a cessé de narrer les longues étreintes, les folles jalousies, les subtils désirs qui énervent et brisent les hommes et les femmes les mieux constitués. Il a voulu devenir un acteur du grand drame. Et cela surprend ses amis comme ses détracteurs. Ces derniers, injustement, ne cessent de le mettre en cause, de le critiquer sur ses ambitions politiques, sur son orgueil, etc. J’ai essayé d’interroger un de ces détracteurs, non pas sur la participation de d’Annunzio à la guerre, mais sur ses qualités de romancier et l’influence qu’elles peuvent avoir sur l’avenir littéraire de l’Italie.

— Vous critiquez sévèrement M. d’Annunzio, lui ai-je dit, et je sais que son activité, en ce moment, a le don de vous faire sourire. Vous voyez toujours le romancier à travers l’aviateur blessé. Mais laissons cela. Je voudrais seulement savoir de vous ce qui vous choque dans le romancier ?

— La manière, et, tout de même, les « sujets ». La lecture d’un roman de d’Annunzio est pour moi une douloureuse épreuve. Et je ne m’obstine à la subir que pour contredire ses admirateurs. Tous ces héros et toutes ces héroïnes, pâles et défaits, qui passent leur temps à se caresser et ensuite à se tourmenter les uns les autres, à cause du « petit acte » que vous savez, tous ces personnages qui mettent du raffinement et presque de l’enthousiasme à se faire souffrir, qui soupirent dans des parcs et se perdent en discours voluptueux, tout cela m’agace, parce que cela manque de mesure, et je suis obligé, chaque fois, de relire la « Bovary » ou quelques pages de la Princesse de Clèves, dans le but de me remettre d’aplomb.

— Mais le sujet en soi peut être insignifiant et la forme être cependant très belle. Le style de M. d’Annunzio, et cette langue magnifique qu’il emploie, la splendeur de ses figures, le charme de ses descriptions, me paraissent dignes de louanges. On ne trouve pas un tel écrivain à tout bout de champ.

— C’est possible. Mais je m’en soucie peu. Un auteur français m’offrira toujours mieux : il aura le goût, et la discrétion. Les pages somptueuses de Gabriele d’Annunzio m’ennuient encore plus que les oraisons funèbres de Bossuet.

Tel roman de Gabriele d’Annunzio, si l’on supprime tous les épisodes, les descriptions, les soliloques sur un état d’âme, pourrait se résumer ainsi, en un dialogue entre les deux principaux personnages : « Je ne sais que faire de mon temps, dirait le monsieur, et j’ai de quoi vivre. Veux-tu, ô mon amie, que je secoue un peu mon oisiveté en te faisant souffrir et en t’aimant ? Il y a de ces raffinements dans la douleur qui valent les plus douces caresses. Je te ferai longuement souffrir, et tes gémissements causeront mon extase. — Oui, répondrait la dame, fais-moi souffrir, et je te remercierai. Pourvu que tu me caresses aux bonnes heures où le corps s’alanguit et où l’âme se sent trop seule. Moi-même je mettrai tout mon savoir à te torturer en te rendant jaloux. Oh ! ce sera si bon ! » Surtout, ne riez pas. Si quelques héros de M. d’Annunzio se permettaient d’être « vrais », ils parleraient ainsi, et le roman se réduirait à quelques pages, sobres et rapides.

— Ce jugement est bien sommaire, et les héros de M. d’Annunzio ont tout de même plus de caractère et de force que votre parti-pris ne leur en attribue. Et puis, j’y reviens encore, croyez-vous que d’avoir créé cette langue riche et somptueuse, dont il joue avec tant d’aisance, ne vaut pas la sobriété de nos écrivains ? Et pensez-vous que, pour le roman moderne, et même pour le roman de demain, elle ne sera pas l’expression exacte, celle qui peint toute la complexité de nos aspirations, comme de nos actes ?

— Cela, c’est encore un préjugé. La langue italienne d’hier — et même de jadis, exemple Dante — était capable d’exprimer tout ce qu’un Italien d’aujourd’hui ressent de profond ou de subtil au contact de la vie. Il y a trop de couleur dans le langage de d’Annunzio. Et puis tant de figures ! L’étrange façon d’avouer leur amour ou d’exprimer leur jalousie qu’ont certains de ses personnages ! C’est précieux et surchargé. Si le roman italien de l’avenir est influencé par les romans de M. d’Annunzio, je passerai mes vieux jours à relire tous mes classiques. Les classiques, vous ne l’ignorez pas, ont beaucoup de courtoisie ; ils n’abusent pas de nos loisirs.

— C’est exact. C’est nous qui n’usons pas assez des nôtres pour les relire. Mais les classiques ont exprimé une manière de penser et d’agir qui ne ressemble nullement à la vie moderne, et aux sentiments qu’elle nous inspire. M. d’Annunzio peint la vie moderne telle qu’il la sent. C’est son droit.

— Hé bien, moi, j’en ai assez, de ses peintures. Je les trouve d’ailleurs inexactes. Si vous vous exprimiez à votre maîtresse comme tel de ses héros à la sienne, votre maîtresse se tordrait, — ou elle s’inquiéterait de votre état mental. La vie moderne ne comporte pas le ridicule à toute heure, et M. d’Annunzio a ridiculisé l’aspect de toutes les grandes réalités. Nous savons bien que l’amour est un sentiment sérieux, qui nous fait souffrir et nous fait pleurer, mais à la condition de ne pas le galvauder, et on le galvaude quand on l’invoque à tout venant.

— Mais la femme, mais l’art, c’est ici ce qui importe plus encore que les « sujets ».

— Peut-être. Mais c’est encore là que je chicanerais d’Annunzio. Sa forme, dont je ne méconnais pas la virtuosité, n’est pas de celles qui m’enthousiasment. D’abord, j’ai horreur d’un rythme trop marqué dans la succession des phrases. Ensuite, je trouve la langue italienne assez harmonieuse, ses mots chantent trop, pour essayer de la rendre plus musicale encore. Et c’est bien ce qu’a tenté, et réalisé, M. d’Annunzio. Je me demande quel roman il va tirer de son expérience militaire. D’avance, j’en redoute la lecture. C’est un auteur incorrigible. Aussi, dès ce soir, je vais relire Adolphe.

§

M. d’Annunzio, espérons-le, démentir ses détracteurs ; s’il chante encore d’harmonieuses phrases après la guerre, il saura bien en chanter aussi quelques-unes sur l’état d’esprit des jeunes Italiens qui meurent chaque jour pour racheter les pays irredenti. Nouvelles activités qui voilent un peu le passé, et font rêver au-delà du présent, nouveaux reflets de l’âme italienne ; il faudra bien qu’un écrivain les exprime et les fasse valoir.

Mais il y a encore les questions politiques et sociales que certains écrivains mettent au-dessus de toutes les autres. Il y a la conception de ceux qui veulent la grandeur de leur pays et qui travaillent le peuple afin qu’il prenne conscience de lui-même en usant de sa force. La domination, disent-ils, ou la servitude : il faut choisir. C’est le cas d’un impérialiste italien, Enrico Corradini. Dans un de ses livres, la Vita nazionale, paru en 1907, il précisait déjà avec vigueur et netteté l’idéal moral et politique dont les écrivains ou les artistes italiens devraient se réclamer aujourd’hui. Sans doute cet idéal est-il un peu hautain, puisqu’il dédaigne la vertu et la valeur sociale du tolstoïsme, mais il ne manque pas de force ni de grandeur : il tend à rappeler aux Italiens que, seul, le culte de l’énergie peut armer leur conscience contre l’assaut de certaines réalités, et rendre sa vigueur à la pensée italienne. Il est certain qu’un tel idéal ne signifie pas grand chose si on lui prête un sens trop général, une acception commune : mais, pour M. Corradini, le culte de l’énergie, c’est d’abord la maîtrise de soi ; puis c’est la profonde discipline de l’homme cherchant à dominer son démon intérieur, c’est aussi l’effort de toute âme qui ne veut point se laisser garrotter par l’instinct, et, c’est, surtout, la mise en pratique du principe posé par Léonard de Vinci dans un de ses sonnets : Vogli sempre poter quel che tu debbi — veuille toujours pouvoir ce que tu dois. La pensée de M. Corradini opposerait-elle donc une règle stoïcienne à la volonté de puissance préconisée par Nietzsche ? En art et en littérature peut-être, mais non en politique, puisque M. Corradini s’avoue impérialiste avec ostentation. Au goût des légendes héroïques, au mépris de la douleur et de la mort, il croit indispensable d’allier l’esprit de domination. Il assigne aux aspirations diverses de l’âme italienne contemporaine une fin uniquement italienne, et ne saurait admettre aucune concession à l’internationalisme. Il exprime avec courage, sans user de précautions oratoires, ce qu’il pense des doctrines, souvent magnifiques, qui caractérisent l’évolution intellectuelle et sociale de notre temps, et, il faut le dire, sa parole ne manque pas de rudesse. Mais quelle force, et quel mépris du convenu, révèlent ses moindres pages !

Il est naturel que M. Corradini, ayant le culte des héros, ait admiré profondément le peuple japonais : il a étudié le sens de la vie politique de ce petit peuple et loué sans réserves son ardente soumission à la patrie. Aussi avec quelle véhémence accuse-t-il les rêves pacifistes d’entretenir les nations et les hommes dans un coupable optimisme ! « La vie des peuples, écrit-il, est un drame et non pas une idylle. » Toute unité collective ne peut se constituer qu’en agissant contre une autre : la vertu nationale devient alors cette « puissance qu’a un peuple de s’individualiser, d’affirmer son moi, pour ainsi dire, dans l’histoire du monde ». On doit considérer parfois l’ennemi comme un stimulant nécessaire à notre action : il tient en éveil les énergies susceptibles de s’amollir.

Les erreurs qui sollicitent l’esprit ouvrier, songe M. Corradini, tendent à la suppression des armements ; mais n’y aurait-il pas avantage à ce qu’elles ne fissent pas surgir de guerre civile ? Les meneurs qui prétendent guider les classes laborieuses ne lèvent-ils pas le glaive, presque toujours, contre leurs frères, quand se déchaînent les grèves ? Ils brisent ainsi le lien d’amour que pourrait créer l’unité morale de toutes les classes. Le mépris de la mort est le plus grand facteur de vie, dit M. Enrico Corradini, — à une condition, c’est que le mépris de la mort soit un stimulant pour nos volontés, mais un stimulant dont nos frères directs n’aient point à souffrir.

Quand le général japonais Nogi s’écriait, après la mort de ses deux fils tués dans une bataille : « Leur vie n’était rien en comparaison du but à atteindre », nous sentons qu’il faisait abstraction de sa douleur de père pour ne songer qu’à l’action accomplie : il cachait sa blessure pour mieux reprendre sa tâche. Le but à atteindre, ici, importe seul, et non les sentiments ; ce but, c’est le triomphe de la patrie japonaise, c’est l’affirmation du principe national et de l’héroïsme quotidien. M. Corradini a fait sienne cette idée. Et, d’ailleurs, on comprend très bien qu’il admire l’effort du Japon secouant sa torpeur et se dressant, ivre de volonté, devant les soldats du tsar.

Il faut, dit M. Corradini, il faut, quand c’est nécessaire, savoir atteindre, au-delà de la mort, un but caché dans l’ombre des siècles futurs. Voilà où est la vertu de l’homme, et la puissance de la vie apparaît seulement en ces vastes constructions d’humanité organisée qui durent des siècles et qui s’appellent des nations. C’est la première des solidarités : la solidarité nationale jusqu’à la mort.

La formule est d’allure cornélienne. Dans le mouvement des idées qui prédominent aujourd’hui en Italie, et qui préparent de nouvelles voies pour les énergies impatientes d’agir, M. Corradini a bien montré quelles fins il voudrait assigner à l’évolution de la pensée italienne : il la désire, pour l’avenir, plus soucieuse de son ancienne hégémonie esthétique et plus pratique, plus réaliste, dans ses tendances politiques. Dans le périodique qu’il avait fondé en 1908, Il Regno, il s’était consacré à la défense des intérêts italiens, et surtout à la mise en valeur de l’esprit national. Il se montrait très inquiet de l’influence des mœurs contemporaines sur les volontés flottantes ou serves du fait accompli. Aristocrate, impérialiste, aimant son pays avec une ferveur passionnée, il sentait fleurir un rêve de domination dans son esprit discipliné par l’idéal classique. Il songeait toujours à quelque sursaut, à quelque brusque réveil du peuple italien dont l’Europe entendrait, toute surprise, la grande rumeur. Cette grande rumeur, l’Europe de 1915 l’a entendue. Enrico Corradini savait bien qu’une nation n’arrive à avoir quelque importance intellectuelle et politique qu’à la condition de puiser toujours plus de vitalité dans la compréhension « réaliste » de sa tâche. En 1915, il s’agissait pour l’Italie de reprendre la tradition de Rome, de risorgere plus grande et plus forte.

Pour M. Corradini, une seule chose a toujours paru digne d’attention, c’est la possibilité d’une renaissance complète de l’Italie. Comment la préparer, comment la réaliser ? En mettant en valeur l’idée impérialiste. Être impérialiste, pour Corradini, c’était vouloir une Italie merveilleuse, renaissant du plus lointain passé, projection moderne de la Rome ancienne, vision radieuse rêvant au bord des mers qui chantent ; c’était vouloir un empire colonial, afin de soustraire la main-d’œuvre italienne, représentée par l’émigration, au travail d’autrui ; c’était affranchir l’émigrant, le « serf de la glèbe étrangère », en lui donnant, dans les possessions nationales, le labeur qui réconforte et qui libère. Il a consacré à formuler ce rêve les pages les plus fortes que je connaisse.

Le rêve de M. Corradini, depuis l’intervention, s’est encore élargi. M. Salandra, dans son discours du Capitole, s’en citai t tenu, pour justifier l’intervention de l’Italie dans le conflit européen, aux problèmes primordiaux dont la solution immédiate était imposée au peuple italien par sa raison de vivre et son rang de grande nation. Un premier devoir à remplir d’abord : la défense de l’italianité contre la domination autrichienne ; ensuite le rétablissement d’une frontière militaire qui offrît à l’Italie plus de sécurité que celle imposée en 1866 par l’Autriche ; enfin, une position stratégique plus sûre dans l’Adriatique. Mais M. Salandra laissait alors dans l’ombre des destins non accomplis l’avenir oriental auquel aujourd’hui l’Italie, encouragée par les nationalistes, rêve avec enthousiasme. L’impérialisme méditerranéen, qui ne troublera d’ailleurs point le statu quo dans la Méditerranée occidentale, doit consacrer un jour les destinées politiques de l’Italie, et c’est à les réaliser promptement, ces destinées, que travaillent en commun soldats et politiques.

Doctrines et actions, l’œuvre des quatre écrivains dont j’ai retracé sommairement quelques traits reflète quelques aspects typiques de l’âme italienne ; si le caractère des écrivains diffère, « la portée de l’œuvre » plus ou moins étendue, la finalité ramène tout à l’unité : pas un d’eux qui ne veuille ennoblir l’évolution intellectuelle et morale des hommes et adoucir la rigueur de faits. N’est-ce pas l’essentiel ?

Musées et collections §

Tome CXVIII, numéro 442, 16 novembre 1916, p. 339-346 [343, 344].

Don de la « Ca’ d’oro » à l’État italien §

L’Italie vient de s’enrichir d’un nouveau musée. L’élégant palais de la « Ca’ d’oro » à Venise, dont la jolie façade, bien connue de tous les touristes, mire dans les eaux du Grand Canal ses dentelles de pierre, a été offert récemment à l’État italien par son possesseur, le baron Georges Franchetti, qui avait reconstitué dans cette magnifique demeure du xve siècle, en l’ornant de tapisseries, de tableaux, de sculptures, de meubles précieux, l’intérieur d’un patricien à l’époque de la splendeur de Venise. Au nombre des œuvres d’art qui décorent ce palais figurent un Saint Sébastien de Mantegna, une Vénus de Titien, une Vénus endormie de Pâris Bordone, une Flagellation du Christ de Luca Signorelli, deux Vues de Venise par Guardi, un Portrait de gentilhomme par Van Dyck, un buste de jeune homme par Francesco Laurana, etc. Mais il faudra attendre la fin de la guerre pour admirer cet ensemble si évocateur.

Au Musée de New York : la « Madone de Saint Antoine de Padoue », de Raphaël §

En même temps qu’il procédait à ces ventes (dont le produit, au dire des journaux américains, est généreusement destiné à soutenir la cause des Alliés dans la guerre actuelle), M. J. Pierpont-Morgan n’oubliait pas le Musée de New York si souvent enrichi par son père — notamment lors de la donation de l’admirable collection de sculptures décoratives françaises du Moyen-Âge, de la Renaissance et du xviiie siècle acquise de Georges Hoentschel en 1906, — et il lui a fait don de trois œuvres hors pair : la Madone de Raphaël, provenant du couvent de Saint-Antoine à Pérouse, dite « Madone d’un million » à cause du prix, extraordinaire pour l’époque, qu’en avait demandé son possesseur, le roi de Naples, lorsqu’il la proposa au Louvre à la veille de la guerre de 1870, et que Pierpont-Morgan avait acquise il y a une dizaine d’années ; puis une Mise au tombeau et une Pietà avec des donateurs (Pons de Gontaut, et son frère Armand, évêque de Sarlat), sculptures françaises du commencement du xvie siècle4.

Tome CXVIII, numéro 443, 1er décembre 1916 §

Les Romans.
Henri de Régnier : L’Illusion héroïque de Tito Bassi, Mercure de France, 3,50 §

Tome CXVIII, numéro 443, 1er décembre 1916, p. 507-512 [507-508].

Cette histoire pourrait aussi s’appeler : la merveilleuse psychologie du rêve mise en regard de la piteuse réalisation de l’action et, si nous étions vraiment des héros, nous les romanciers, nous devrions courageusement avouer que ceci est notre histoire, car nous sommes tous nés pour jouer une comédie qui n’a aucun rapport avec le drame intime de notre existence. Tito Bassi est un acteur né. Tous les écrivains, bons ou mauvais, ont commencé par vivre en imagination leurs fictions et tous sont des acteurs nés dont les actes n’ont pas de parenté avec leurs désirs. Ce conte, l’auteur s’excuse presque de le situer en 1773 et en Italie. Il pourrait le situer au commencement du monde, où l’esprit des belles-lettres soufflait sur les eaux ! Rien de plus vivant, ni de plus éternel que cette légende, et jamais celui qui voulut la graver sur le marbre des palais de Vicence ne fut plus maître de son ciseau. La simplicité et la noblesse des lignes qui nous restituent le pauvre acteur poète est incomparable. Il me semble, en ouvrant ce livre, que j’ouvre une fenêtre sur la rue morne et grise de cet hiver parisien pour découvrir, à la place du camion militaire chargé du matériel des catastrophes, le char enguirlandé de la jeunesse, le char fleuri traîné par des chevaux blancs mâchant des roses dans l’écume de leur impatience… Ce n’est plus la rue morne et grise, c’est la pelouse du printemps, le champ des courses vers l’infini, la route ensoleillée de l’espérance, des génies secouent des palmes et du fronton des temples descendent en spirales moelleuses les colombes de Vénus. Tito Bassi vit dans une échoppe de savetier, sa mère était lingère chez la noble dame Vallarciero, mais il porte en lui le démon de l’enthousiasme et il veut se créer des circonstances à le bien employer. Quel est le jeune homme ivre de sa nouvelle initiative aux chefs-d’œuvre anciens, de son histoire grecque ou latine qui n’a pas rêvé de se jeter à la tête d’un monstre pour le dompter ou de sauver une intéressante créature de l’incendie, du naufrage, voire même de sa propre colère ?… Comme il serait beau le mot que nous dirions si nous étions maîtres de l’amener à la fin de la scène que nous devons prévoir ? Tito Bassi n’est ni un malade, ni un exaspéré. Il a vu son père et sa mère périr dans un palais en flammes pour avoir voulu sauver un petit chien hargneux. La fabuleuse distance entre cet acte de courage et son résultat, Tito cherche à la combler toute sa vie. C’est son effort à la fois inutile et si noble qui le rend la risée du peuple. Mais le résultat, quand tous les roquets de la censure donneraient de la voix sur lui, est justement ce qui doit inquiéter le moins un homme bâti pour être habité par le rêve. Si Tito Bassi, vêtu de pourpre comme César, s’était contenté de demeurer César à huis clos, je ne crois pas qu’il eût reçu le cruel démenti d’aucun échec : on n’est grand, sincèrement, que devant soi-même. « Il y a dans l’aventure d’être pendu je ne sais quoi qui corrige la platitude d’une destinée », déclare Tito Bassi, et il absout, par cette phrase d’une cynique naïveté, de la plus touchante des exaspérations toute une lignée de prince des poètes de sac et de corde !… Tout, pourvu que nous ne traînions pas dans le médiocre, et le seul secret des forts, ce n’est pas de se confier, mais de se garer des témoins. Ô Tito Bassi, que n’étais-tu à la lois ton empereur et ton peuple… au lieu d’un misérable histrion exploité par ton directeur de théâtre ou un amateur de lettres, le plus redoutable des chers maîtres !

Dans sa préface M. de Régnier dit, avec sa réserve habituelle, leçon de modestie donnée à tous les… profiteurs de guerre : « Je ne voudrais pas laisser paraître ce petit livre sans avertir le lecteur qu’il n’y trouvera rien qui se rapporte aux événements actuels. » Non, en effet, il n’y a dans ce petit livre que l’immense histoire de l’humanité pensante et s’exaltant au souvenir de l’héroïsme antique. En prenant pour cadre de ce tableau la légendaire Italie, la mère de tous les poèmes, l’auteur l’a rendu encore plus parfait, plus classique, si j’ose dire, mais en le laissant vibrer sous une lumière vivante, toutes les clartés de la nature.

C’est peut-être (M. de Régnier voulut-il en sourire ou s’en défendre), c’est peut-être ce Tito Bassi, assassin maladroit et histrion de bas étage, l’âme pré-incarnée d’un Kaiser qui eut l’imprudence de donner un corps, sinon des cadavres, à son rêve dans lequel il aurait pu si somptueusement se draper et se dissimuler pour notre plus grande tranquillité à tous !

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CXVIII, numéro 443, 1er décembre 1916, p. 528-534 [534].

[…]

La Vie (novembre) : « Ode à l’Italie », par Louis Mandin. […]

À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait] §

Tome CXVIII, numéro 443, 1er décembre 1916, p. 563-569 [563-565].

Sous le titre « la nouvelle Italie contre l’Allemagne », M. G. Papini trace un tableau, dans la Revue des nations latines, de ce que fut véritablement de 1870 à 1915 l’influence allemande sur l’Italie. Dans le domaine économique, M. G. Papini reconnaît que cette influence fut grande. Après 1870 on se rendit compte que l’outillage de l’Italie était loin de répondre aux exigences modernes, et il fallut faire appel aux capitalistes et aux techniciens. Les Français n’émigrent pas et, par exception, leurs capitaux firent alors de même. Quant à l’Angleterre, elle était toute à l’Égypte et songeait plutôt à agrandir son empire.

Restait l’Allemagne, nation jeune dans l’expansion économique, presque sans colonies, ambitieuse, et désireuse de séparer les deux plus grandes nations latines. Les techniciens allemands entrèrent donc en scène, même les techniciens de la culture : professeurs d’Université — puis les Ministres, les banquiers, les ingénieurs et, avec eux, surtout après 1890, les capitaux, moins importants cependant qu’on ne pourrait le croire. La grande victoire économique allemande en Italie consista surtout à gérer et contrôler de vastes entreprises avec des capitaux minimes en y joignant une exploitation calculée et intelligente du personnel dirigeant. Dans la plus grande partie des industries germanisées (banques, sidérurgie, électrotechnie, navigation), le capital était italien en grande partie, le travail tout italien, et la haute direction toute allemande.

M. G. Papini s’étend surtout sur la soi-disant influence intellectuelle et artistique :

Les deux seuls écrivains allemands qui aient eu une certaine popularité en Italie — Goethe et Heine — sont justement les moins allemands dans leur essence.

L’un, cosmopolite serein, amoureux des Grecs, des Italiens, des Orientaux, n’eut d’allemand que certains traits de sa vie extérieure et la symbolique du Faust ; l’autre, juif et demi-français, mérita de pouvoir goûter l’Italie et de mourir à Paris, après avoir ridiculisé ses compatriotes selon la géographie. Les écrivains les plus lus et les plus admirés en Italie furent, excepté deux Russes (Tolstoï et Dostoïevski) et deux Américains (Poe et Walt Whitman), presque tous Français. Sans remonter à la période du naturalisme, il suffira de rappeler que la jeunesse italienne, durant les vingt dernières années, a eu chez les étrangers, comme inspirateurs et comme maîtres, Baudelaire et Laforgue, Mallarmé et Rimbaud, Verhaeren et Claudel, Verlaine et Jammes, Jarry et Renard. Aucun écrivain italien, pas même d’Annunzio, et d’Annunzio moins que tout autre, n’a pu échapper à l’influence de ceux-ci et on pourrait facilement, à côté des noms français, mettre les noms italiens qui plus ou moins, par filiation partielle, y correspondent.

Dans la critique littéraire, l’Italie fut plus indépendante qu’ailleurs : nous avons eu le bonheur de posséder un critique, De Sanctis, qui, tout en subissant parfois l’influence allemande, surpassa cependant tous les critiques européens contemporains. Après 1870, la méthode historique allemande a sévi en Italie comme ailleurs, mais au début de ce siècle le renom de De Sanctis, et on le doit surtout à Croce, n’a cessé de grandir : il fut relu et étudié, et toute la jeune école de critique qui, abandonnant l’espoir ambitieux de De Sanctis de reconstruire l’histoire de l’esprit national à travers la poésie, se propose uniquement de comprendre la poésie en tant que poésie, et l’art dans sa pureté dérive au fond de lui, et les meilleurs entre nos critiques contemporains — je mentionnerai seulement Renato Serra, devenu célèbre après sa mort sur le Carso — sont absolument indemnes de toute infiltration germanique.

Dans la peinture, — à part quelques velléités scandinaves et sécessionnistes, — les dérivations étrangères prédominantes ont été celles du préraphaélitisme anglais et de l’impressionnisme français, ce dernier connu trop tard, mais assez profondément pour que la jeune génération en soit modifiée.

La première exposition d’impressionnistes français qui eut lieu à Florence, en 1910, fut restreinte et improvisée ; elle marque cependant une date importante dans le développement de l’art italien moderne : depuis lors, les expositions officielles mêmes recherchèrent les impressionnistes français et on put constater l’influence bienfaisante de ces derniers sur les plus intelligents. Chez les jeunes, les plus grossiers se laissèrent séduire par le coloris de Zuloaga et d’Anglada ; les plus hardis s’assimilèrent et développèrent le cubisme de Picasso et de Braque.

Dans la musique, l’influence allemande s’exerça sur la musique symphonique et la musique de chambre ; dans le mélodrame, le wagnérisme eut peu de succès. Les jeunes, dédaignant la facilité de l’ancienne « jeune école » et les virtuosités thématiques des répétiteurs germanisés, remontèrent aux antiques et pures sources de l’art italien, où toute l’Europe s’est désaltérée, et s’ils écoutent des voix étrangères, ils tendent l’oreille vers la France de Debussy et de Ravel et vers la Russie de Moussorgski et de Stravinski.

Jusque dans les théories politiques les plus en vogue, on peut observer ces substitutions d’influence : au vieux libéralisme de marque anglaise et au rigide socialisme marxiste de marque allemande, ont succédé, chez les jeunes gens les plus indépendants et intelligents, le nationalisme et le syndicalisme, tous deux de provenance française. L’influence de Barrès et de Maurras est visible dans le premier ; celle de Sorel et de Berth dans le second. En Italie on ne lit plus guère Marx et on est revenu au merveilleux Proudhon. À présent, le syndicalisme, au moins dans ses formes théoriques, a presque disparu, mais le nationalisme continue à avoir une certaine influence sur l’opinion publique.

Donc, si nous examinons la vie intellectuelle italienne durant la période la plus rapprochée de nous, à partir de 1900, et en nous occupant plutôt des groupes d’avant-garde que des milieux académiques, nous nous apercevons facilement que l’obsession allemande n’était pas ce qu’on a dit et cru. Je n’entends pas avec cela affirmer, naturellement, que les influences françaises, anglaises et russes que j’ai indiquées résument toute notre existence spirituelle : je les ai énumérées simplement pour les confronter avec les influences allemandes, très inférieures ; mais il sera juste d’observer que l’intelligence italienne n’est pas restée inactive durant cette période, ne s’est pas contentée de changer de fournisseurs et de drapeaux. L’Italie a porté sa contribution à tous les ordres de la pensée ; ce qu’elle a pris, elle l’a développé et modifié. Elle a produit aussi des œuvres tirées entièrement de son propre fonds.

Tome CXVIII, numéro 444, 16 décembre 1916 §

Ouvrages sur la guerre actuelle.
Luigi Barzini : En Belgique et en France (1915), suite des « Scènes de la Grande Guerre », traduction de Jacques Mesnil, Payot, 3 fr. 50 §

Tome CXVIII, numéro 444, 16 décembre 1916, p. 724-733 [724-727].

En Belgique et en France (1915), — tel est le titre donné au second recueil, traduit par M. Jacques Mesnil, des chroniques de guerre de M. Luigi Barzini : investigations d’un esprit attentif et ardent parmi les villes de la Belgique occupée, dans la partie du front français où combattait la légion garibaldienne, aujourd’hui dissoute afin que ses membres puissent remplir leur devoir militaire dans les rangs de l’armée italienne et parmi les usines d’armes et munitions. La lecture en est peut-être moins immédiatement saisissable que celle des « Scènes de guerre » précédemment parues. Mais aussi l’histoire de l’immobilisation du front sur l’Yser ou en Champagne émeut moins profondément que l’histoire de l’invasion formidable, avec la défaite et le désespoir durant les premières semaines de la guerre, et de ce coup merveilleux d’audace et d’énergie que fut la bataille de la Marne. Certes, entre ces milliers et ces milliers d’hommes qui, héroïques de volonté tenace, active, avaient fait le sacrifice de leur vie pour refouler l’ennemi, et ceux qui, patients, ont accepté de tenir coûte que coûte, et de demeurer inébranlables sur les positions établies, sans jamais céder d’un pas, quoique pendant des mois dans l’impossibilité de tenter une avancée, on ne saurait se prononcer : lesquels furent les plus grands et méritent le plus tout l’enthousiasme et la reconnaissance ? Mais leur sacrifice est tissu de menus faits dont la répétition est monotone. Et puis, de toutes parts, les récits écrits ou de vive voix se sont multipliés ; nous connaissons tout de cette abnégation longue, de cette énergie obstinée et calme qui caractérisent l’immobile existence, cependant périlleuse toujours, dans les tranchées. M. Barzini confirme ce que nous en savons ; il ne nous apporte rien de nouveau, quoique sa peinture soit fortement évocatrice.

Mais d’autres chapitres intéressent davantage. L’auteur a obtenu du Gouvernement allemand l’autorisation de visiter la Belgique envahie. Avant d’y pénétrer, il lui a fallu séjourner en Hollande assez longtemps pour comprendre — et nous faire entrevoir — ce qu’est l’état d’esprit d’un pays neutre. Il conte de suggestives anecdotes, et précise des attitudes qui nous apparaissent invraisemblables, tant elles manquent de générosité, de courage, de fermeté, de dignité, tant elles révèlent de préoccupations bassement mercantiles, et de défiance vis-à-vis des uns, et de peur vis-à-vis des autres !

En Belgique, M. Barzini a étudié l’organisme complexe de cette œuvre générale qui assure le ravitaillement des populations, Comité Américain aidé d’un comité national : il est le premier, je crois, à en décrire nettement les rouages d’ordre économique et financier. Il a assisté à l’affreuse misère grandissante, au martyre odieux qu’impose l’abominable régime qui momentanément s’appesantit sur le pays, et il rend un magnifique hommage à l’insoumission sereine et confiante dont la persistance chez les Belges, en dépit de toutes leurs souffrances, des persécutions, des menaces, des déprédations, des supplices et des exécutions, déroute, trouble et inquiète le louche Allemand.

L’Allemand ne comprend pas, ne peut pas comprendre. Il ne se rend pas compte que le monde entier ne partage pas son point de vue, et il lui est impossible de concevoir qu’on puisse en avoir un autre. La supériorité de l’esprit germanique est pour lui un tel dogme, qu’il lui apparaît inadmissible qu’un être réfléchi puisse n’en pas convenir, et ne pas en accepter avec satisfaction le triomphe, coûte que coûte et par quelque moyen que ce soit. Aussi n’est-ce pas parce qu’on lui reproche certains actes (destruction de Louvain, incarcération ou fusillade au hasard de civils innocents, etc.) que l’Allemand proteste, mais simplement parce qu’il nie que ce soient là des atrocités. Ces actes devaient, selon lui, contribuer au triomphe de la cause germanique : cela suffit ; ils étaient nécessaires et légitimes ! Comment le monde peut-il s’en indigner ?

Comme contraste à cette morale perverse et répugnante, on ne saurait trop recommander le chapitre consacré, moins à la visite que fit l’auteur au Cardinal Mercier, en son antique palais de Malines, qu’à la description de la noble et magnanime figure du prélat patriote, fier et simple, que rien ne fait plier ni désespérer.