1682

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX).

2016
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial) et Vincent Jolivet (Informatique).

Traité sur l’Origine & l’antiquité des Couronnes §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 3-34.

TRAITÉ SUR L’ORIGINE
& l’antiquité des Couronnes.

Les Couronnes ont esté de tout temps le caractere de la Royauté, & la marque d’une Puissance absoluë & souveraine, & cela mesme dans les Animaux ; car Pline assure l. 1. c. 16. avoir remarqué certaines taches blanches sur le front du Roy des Abeilles en forme de Diadéme. Les Autheurs ne sont pas d’accord de leur origine, mais ils conviennent tous de leur antiquité. Athénée l. 15. en attribuë l’invention à Janus, premier Roy des Latins ; & Pline l. 7. c. 56. soûtient que Bacchus est l’Inventeur des Triomphes, des Couronnes, & des Diadémes des Roys. Quoy qu’il en soit, il est certain que l’usage en est tres-ancien, puis que les Dieux mesme s’en sont servis. On dépeint Vénus couronnée de Roses, & de Fleurs ; Bacchus, de pampres de Vigne, de Lierre, & de feuïlles de Figuier. Cupidon portoit une Couronne de douze Pierres précieuses. On mettoit une Couronne d’Olivier sur le Casque doré de Minerve. Iris faisoit une Couronne de Pierreries à Junon. Esculape estoit couronné de Laurier ; & le Génie, de feuïlles de Plane. L’Histoire Sainte en donne aussi à Dieu, & aux Saints ; & le Prophete Esdras dit dans son quatriéme Livre, qu’il vit sur la Montagne de Sion une troupe inombrable de Bienheureux, qui recevoient des Couronnes de la main d’un jeune Homme qui estoit au milieu d’eux ; & Haimon, Evesque d’Halberstat, dans ses Commentaires sur les Epistres de S. Paul, écrit que tout de mesme que les Empereurs donnoient autrefois des Couronnes à ceux qui avoient remporté quelque signalée victoire, ainsi Dieu donne dans le Ciel des Couronnes à ceux qui ont vaincu leurs Ennemis sur la Terre. D’ailleurs, S. Pierre nous promet qu’à l’apparition du Prince des Pasteurs, nous recevrons tous une Couronne de gloire qui ne se flétrira point ; & Dieu assure l’Ange de l’Eglise de Smirne, qu’il luy donnera la Couronne de Vie, s’il est fidelle jusqu’à la mort. Saint Jean vit dans sa fameuse Revélation vingt-quatre Vieillards assis sur des Trônes, qui avoient sur leurs testes des Couronnes d’or, qu’ils jettoient devant le Trône de l’Agneau. Les Sauterelles de l’Apocalipse, semblables à des Chevaux de bataille, avoient aussi des Couronnes d’or. La Femme couverte du Soleil, qui avoit la Lune sous ses pieds, portoit une Couronne de douze Etoiles ; & le Fils de l’Homme assis sur une Nuée blanche, avoit à la teste une Couronne d’or. La Couronne qu’on met au nombre des Constellations, est composée de neuf Etoiles rangées en cercle. Elle se leve avec le Scorpion aux Nones d’Octobre, & se couche lors que l’Ecrevisse & le Lion commencent à paroistre. Les Poëtes ont dit que c’estoit la Couronne qu’Ariadné reçeut de Thésée, & qui fut ensuite placée dans le Ciel par le moyen de Bacchus avec lequel elle se maria. D’autres ont voulu que Bacchus mesme la donna à Ariadné, lors qu’il vint voir Minos dans l’Isle de Crete. Les Couronnes estoient fort en usage dans les quatre Combats sacrez de la Grece, sur lesquels le Poëte Archias nous a laissé une fort belle Epigramme.

Quatuor argivis certamina sacra feruntur,
Bina Hominum natis, binaque cœlitibus.
Phœbo, ipsique Iovi, Archemoro & parvo Melicertæ,
 Poma, oleastra, apium, præmia pinus erant.

 

Les Couronnes des Vainqueurs des Jeux Olympiques, estoient d’Olivier sauvage, ou bien selon Aristote, d’Olivier appellé Philostetphanos. On les faisoit auparavant de Pommier ; mais Iphitus, Roy de Péloponése, ayant appris de l’Oracle de Delphes qu’il ne les falloit plus faire ainsi, fit planter un Olivier sauvage au lieu qui luy avoit esté désigné par l’Oracle, afin que les Victorieux en fussent couronnez à l’avenir. Dans les Jeux Isthmiques, elles estoient de Pin, & quelquefois d’Ache, comme il paroiist par l’autorité de Plutarque, qui rapporte apres Timée, que les Corinthiens combatant sous Timoléon contre les Cartaginois, trouverent des Gens qui portoient des faisceaux d’Ache, ce que plusieurs auroient pris pour mauvais augure, si leur Capitaine ne les eust rassurez, en disant que c’estoit pour couronner les Victorieux des Jeux Isthmiques. Elles estoient de la mesme matiere dans les Jeux Neméens ; mais dans les Pythiques, elles estoient de Laurier ; car lors qu’Ovide dans le premier Livre des Métamorphoses, dit qu’elles estoient de Hestre, il ne le fait que pour insinuer plus facilement la Fable de Daphné, en ajoûtant, Nondum Laurus erat. On estoit si exact dans la distribution de ces Prix, qu’un certain Arrichion estant mort le jour mesme de sa Victoire, il ne fut pas pourtant privé de sa récompense, & on ne laissa pas de le couronner apres sa mort. Teucer Fils d’Icamander, fuyant son Pere, & quittant la Ville de Salamine qu’il avoit fait bastir dans l’Isle de Chypre, au rapport de Justin l. 44. portoit neantmoins une Couronne de Peuplier, témoin ces Vers d’Horace.

Teucer Salamina patremque
Cum fugeret, tamen uda Lyæo,
Tempora populcâ fertur cinxisse Coronâ.

 

Philomélus, Tyran des Phociens, donna une Couronne d’or à une Femme nommé Pharsalia, de laquelle Plutarque raconte que comme elle dançoit au Temple d’Apollon, les jeunes Gens de la Ville de Métapont se jetterent sur elle pour avoir l’or de la Couronne, avec tant de furie, qu’elle en mourut. Zénon, le Prince des Stoïciens, estoit en si grande réputation pour sa vertu, & pour sa doctrine, que les Athéniens laissoient les Clefs de leur Ville chez luy, & qu’ils luy firent présent d’une Couronne d’or. Pline écrit l. 17. c. 2. que la premiere Couronne dont se servirent les Romains, fut celle d’Epis de Bled, attachée avec un Ruban blanc, qui estoit si estimée dans le Sacerdoce des douze Freres institué par Acca Laurentia, selon le témoignage de Massurius Sabinus l. 2. Mémorab. Tarquinius-Priscus, cinquiéme Roy des Romains, porta avec la permission du Sénat la Couronne d’or, & le Sceptre d’y voire que les Peuples d’Etrurie luy avoient donné, & dont se servirent en suite tous ses Successeurs. C’est ce que disent Denys d’Halicarnasse, Tite-Live, Plutarque, Florus, & Eutropius. Cependant Denys d’Halicarnasse l. 3. assure que les Romains ayant secoüé le joug de la domination des Tarquins, ne permirent à personne, non pas mesme aux Consuls, de porter ny la Robe de Pourpre, ny la Couronne Royale. Ils avoient de plusieurs sortes de Couronnes dont voicy les noms. Triumphalis, Obsidionalis, Civica, Muralis, Castrensis, Navalis. La premiere se fit premierement de Laurier, & ensuite d’or. On l’envoyoit aux Empereurs qui entroient en triomphe dans la Ville. La seconde estoit d’Herbes qui naissoient dans le lieu où estoient les Assiegez, qui la donnoient à celuy qui les délivroit. Pline l. 22. c. 3. la préfere à toutes les autres, parce que, dit-il, les Empereurs la donnoient aux Soldats, ou bien les Soldats à leurs Compagnons, au lieu que celle-cy estoit donnée aux Empereurs par les Soldats mesme. Sicinius Dentatus, Décius, & Q. Fabius Maximus, reçeurent cette Couronne. La troisiéme estoit donnée par un Citoien à un autre Citoyen, qui luy avoit sauvé la vie dans un Combat. On la faisoit de feuïlles de Chesne, parce que le Fruit de cet Arbre a servy longtemps de nourriture aux Hommes. Massurius Sabinus l. 2. Mémorab. assure qu’on ne la donnoit qu’à celuy qui avoit conservé un Citoyen, tué un des Ennemis, & gardé son Poste. L’Empereur Tibere neantmoins estant consulté là-dessus, dit que la derniere condition n’estoit pas absolument necessaire. L. Gellius qui avoit esté Censeur, fut d’avis dans le Sénat qu’on devoit donner cette Couronne à Cicéron, lors qu’ayant étoufé l’horrible conjuration de Catilina, il mérita le glorieux surnom de Pere de la Patrie. Sp. Ligustinus dans la guerre contre les Perses, reçeut six de ces Couronnes. Aulugelle raconte l. 2 c. 11. de Sicinius Dentatus, qui vivoit un peu avant le Decemvirat, qu’il en eut quatorze, & huit d’or. Pline l. 16. c. 4. dit qu’on fit premierement cette Couronne de Ghesne verd, & apres de Hestre, Arbre consacré à Jupiter, mais ensuite le Chesne fut sa matiere ordinaire. Ceux qui avoient esté honorez d’une semblable Couronne, joüissoient de beaux Privileges. Ils pouvoient porter la Couronne de Chesne autant qu’ils vouloient. Le Sénateurs se levoient de leurs places pour leur faire honneur, lors qu’ils venoient dans les Jeux publics. Ils ne payoient aucun impost. Capitolinus, pour avoir conservé le General de l’Armée Servilius, en reçeut six ; & Scipion l’Africain n’en voulut jamais prendre une pour avoir sauvé la vie à son Pere dans la Journée de Trébia. La quatriéme estoit donnée par l’Empereur à celuy qui estoit monté le premier sur les Murailles de la Ville assiegée. Sicinius Dentatus en receut trois. L’Empereur donnoit la cinquiéme à celuy qui avoit fait irruption dans le Camp des Ennemis. On donnoit la sixiéme dans un Combat Naval, à celuy qui avoit sauté le premier dans un des Navires de l’Armée ennemie. Ces deux dernieres Couronnes estoient d’or. Les Pontifes des Hebreux avoient aussi leurs Couronnes ; & il est dit dans le Chap. 39. de l’Exode, qu’ils firent leurs Mitres avec leurs petites Couronnes de fin Lin ; & le Prophete Zacharie au Chapitre 6. de sa Prophétie, dit que Dieu luy commanda de prendre de l’or, de l’argent, pour en faire des Couronnes, & d’en mettre une sur la teste du grand Prestre Jésus Fils de Josedech. Il vouloit aussi qu’il en donnast à Helem, à Tobie, à Idaias, & à Hem Fils de Sophonias. Les Nazaréens ne furent ainsi appellez que parce qu’ils estoient couronnez ; car Nézer en Hebreu signifie une Couronne. Aristobule, Souverain Prestre des Juifs, fut le premier qui porta le Diadéme, au rapport de Nicéphore Calixte l. 2. c. 4. Nous lisons dans le Chap. 10. du premier Livre des Machabées, que le Roy Aléxandre écrivant à Jonathas qu’il avoit fait Grand Prêtre de sa Nation, luy envoya la Pourpre & la Couronne d’or. Les Prestres de la nouvelle Alliance, & les Ministres de l’Eglise, portent les Cheveux en forme de Couronne, pour marquer la dignité du Sacerdoce, que le Prince des Apostres appelle Royale, Regale Sacerdotium, L’Histoire Ecclésiastique fait foy de ce qui arriva à S. Pierre, lors que les Barbares luy couperent les Cheveux de cette façon pour se moquer de luy, car c’estoit autrefois une grande ignominie. Domitien traita de la sorte Apollonius Thianée, & on rasoit ceux qu’on condamnoit aux Mines. Depuis ce temps-là, les Prestres on porté avec honneur la Couronne qui avoit esté si ignominieuse à leur Chef, ainsi que Pierre d’Antioche l’écrit à Michel Cérularius, Patriarche de Constantinople. Saint Jérôme, dans son Epistre 26. à S. Augustin, le saluë par sa Couronne, ce qui estoit la maniere d’écrire des Evesques de ce temps-là, comme l’assure S. Augustin dans son Epistre 147. à Proculien Evesque Donatiste. L’Empereur des Abyssins a suivy cette coûtume, & se fait couper les Cheveux en forme de Couronne. Tous les Clercs portent la Couronne, parce que c’est le caractere de la Royauté. Corona regale decus significat, propter hoc coma capitis Clerica in modum coronæ tondetur, dit Hugues de S. Victor. Aussi Saint Bernardin de Sienne assure qu’il ne faut pas s’étonner si on les appelle des Roys, puis qu’ils servent un Roy dont les Serviteurs mesme sont des Roys. Cur dici non merentur Reges, cum illi serviant cui servare regnare est ? On lit dans Aulugelle, qu’autrefois ceux qui avoient esté faits Esclaves, portoient une Couronne sur la teste, lors qu’on les menoit au Marché pour les vendre, ce qui s’appelloit sub Coronis venire. On donnoit aux Poëtes des Couronnes de Lierre, témoin ces Vers des deux meilleurs Poëtes de la Cour d’Auguste.

Præmia frontium. Horat. l. 1. Ode 1.
Atque hanc sine tempora circum,
Inter victrices hederam tibi serpere
 Lanros. Virg. in Pharmac.

 

Saint Augustin dans le Chapitre premier du Livre 4. de ses Confessions, s’accuse d’avoir brûlé d’un grand desir pour la vaine gloire, jusque dans ces ambitieux combats où l’on donnoit des Couronnes fragiles & périssables ; & dans le Chapitre 2. il ajoûte que voyant un jour réciter des Vers sur un Théatre, où celuy qu’on jugeoit avoir mieux réüssy que les autres remportoit le Prix, un Devin luy fit demander ce qu’il luy vouloit donner pour luy faire gagner ce Prix ; à quoy l’horreur qu’il avoit de ces sacrileges abominables, luy fit répondre, que quand cette Couronne seroit d’or, il ne soufriroit pas que pour se la procurer on fist mourir une Mouche. Il fut quelquefois victorieux dans ces occasions ; & le Proconsul tres-celebre en Medecine dont il parle dans le mesme Livre, luy mit la Couronne qui estoit le Prix de ce combat de Vers. Les Payens offroient des Couronnes de grand prix à leurs Dieux, & il y en avoit deux d’or dans le Temple de Jupiter, l’une desquelles luy avoit esté consacrée par les Gaulois, l’autre par les Carthaginois, qui l’envoyerent à Rome, pour féliciter les Romains touchant la Victoire qu’ils avoient remportée sur les Peuples du Duché de Benevent. Les Couronnes de Laurier ont esté employées fort souvent, & dans les plus belles occasions. Suétone raconte que le Sénat n’auroit pû faire un plus grand plaisir à Jules César, que de luy permettre de porter toûjours la Couronne de Laurier, afin qu’on ne vist pas qu’il estoit. chauve. L’Empereur Tibere avoit coûtume d’en porter une, d’abord qu’il entendoit gronder le Tonnerre ; & Auguste son Prédecesseur, n’entra jamais dans Rome en triomphe qu’avec une Couronne de Laurier sur la teste. Pline assure que tous ses Successeurs suivirent son exemple, jusqu’à ce que Papyrius Maso, ne pouvant pas obtenir l’honneur du Triomphe, commença de triompher sur le Mont Albanus, où il porta une Couronne de Myrte, au lieu de celle de Laurier, comme le dit Valere le Grand l. 3. c. 6. On voit dans Pline l. 15. c. 29. que Posthumius Tubertus Consul, apres avoir vaincu les Sabins, porta aussi une Couronne de Myrte, parce que la Victoire n’avoit pas couté beaucoup de sang. Aussi cet Arbrisseau est dédié à Vénus, qui estant née de l’écume de la Mer, alla cacher sa nudité dans les feuïlles d’un Myrte. C’est de là sans-doute qu’est venuë la coûtume qui fait porter aux nouvelles Mariées une Couronne de Myrte, de laquelle parle Tertullien, De Corona Militis, & le Poëte Catulle dans les Vers qu’il a faits sur les Nôces de Manius, & de Julia. M. Crassus refusa fiérement la Couronne de Myrte qu’on luy vouloit donner dans le Triomphe ; & Pline l. 15. c. 29. dit que le Senat luy accorda celle de Laurier. La Couronne d’Herbes, selon le témoignage de Pline l. 22. c. 4. estoit dans la Guerre de toutes les Couronnes la plus honorable, & la plus recherchée. Fabius Maximus, apres avoir défait l’Armée d’Annibal, la reçeut pour récompense, par autorité du Sénat & du Peuple Romain, & au nom de toute l’Italie. Pline ajoûte dans le Chap. 6. du mesme Livre, que Marcus Calphurnius Flamma fut couronné d’Herbes dans la Sicile, aussi-bien que Cnéius Petréius d’Atino, qui estoit Capitaine de l’Avantgarde dans la Guerre des Cimbres. Varron rapporte que Manlius estant Consul, Scipio Emilianus reçeut la Couronne appellée Obsidionalis, pour avoir sauvé trois Légions des mains des Barbares, comme on le voit dans le Tableau qu’Auguste sit mettre sur le Piédestal de la Statuë de Scipion. Lors qu’Auguste sur creé Consul, avec le Fils de l’Orateur Romain, le Sénat luy fit présent d’une semblable Couronne le treiziéme jour du mois de Septembre. Pline l. 33. c. 2. dit apres Lucius Piso, que le Dictateur Aulus Posthumius fut le premier qui donna une Couronne d’or à un Soldat, qui estoit entré par force dans le Camp des Ennemis. Lucius Lentulus Consul, donna une Couronne d’or à Sergius Cornelius Mérenda, pendant le Siege de Benevent Capitale des Samnites. Piton, surnommé Frugi, donna à son Fils une Couronne d’or qui pesoit cinq livres. L’Empereur revenant de subjuguer les Anglois, montra dans son Triomphe deux Couronnes d’or, l’une desquelles qui pesoit sept livres luy avoit esté donnée par les Espagnols, & l’autre qui en pesoit neuf, par les Gaulois. Pline l. 6. c. 28. a remarqué que Titus Manlius, fut le premier des Romains qui eut une Couronne d’or, pour estre monté sur les Murailles d’une Ville assiegée ; & l. 16. c. 4. il dit que Pompée couronna Marcus Varron qui avoit défait l’Armée des Pirates, & que César couronna Marcus Agrippa qui avoit vaincu les Siciliens. Romulus donna une Couronne à Hostus Hostilius, Ayeul du troisiéme Roy des Romains, parce qu’il estoit monté le premier sur les Murailles de la Ville des Fidenates. Pendant le Consulat de Cornelius, l’Armée couronna de Feuïlles Publius Decius pour récompense de ce qu’il l’avoit délivrée du danger où elle estoit exposée. Crassus si connu dans l’Histoire pour ses richesses, donna le premier des Couronnes d’or & d’argent dans ses jeux ; c’est ce que dit Pline l. 21. c. 3. Zonaras assure que lors que les Empereurs entroient en triomphe, ils avoient avec eux dans le mesme Char un Ministre public, qui portoit derriere eux une riche Couronne ornée de Pierreries, les avertissant de temps en temps de faire réfléxion à la condition de la Nature humaine, de peur que la grandeur & l’éclat du Triomphe ne les empéchât d’appercevoir leur neant. Il y eut à Rome une Femme nommé Glycéra, qui inventa la maniere de faire les Couronnes de Fleurs avec tant d’art, que cette invention luy fit gagner sa vie. Pline l. 35. c. 11. dit que le Peintre Pausias qui en étoit amoureux, la peignit assise avec une Couronne sur la teste, & ce Tableau fut appellé Stephanoplocos ou Stephanopolis. Il y avoit de certaines Couronnes qui servoient d’ornement aux Femmes & aux Filles, où l’on voyoit de petits Rubans qui pendoient comme des Feuïlles. Elles s’appelloient Mitræ.

Ausus es hirsutos Mitrâ redimire Capillos. Ovid Epist. 1. ad Dejan.

Dieu au Chapitre 3. d’Isaie, menace les Filles de Sion de leur oster cette parure ; & Horace l. 1. Ode 17. avertit Tyndaris de ne donner aucune liberté à Cyrus, de peur qu’il ne trouble le rang de ses cheveux, & ne fasse tomber la Couronne de sa teste.

Nec metues protervum
Suspecta Cyrum, ne manu dispari,
Incontinentes injiciat manus.
Et scindat hærentem Coronam,
Crinibus.

 

L’Empereur Constantin le Grand donna à l’Eglise de S. Jean de Latran quatre Couronnes d’or. Le Pape Horsmisdas une d’argent qui pesoit vingt livres ; & Héraclius une autre d’or, enrichie des plus belles Pierreries du monde, à l’Eglise de Sainte Sophie de Constantinople ; mais l’Empereur Léon III. qui aimoit sort les Pierreries, la fit enlever, & la porta mesme un jour en Cerémonie, & d’abord qu’il fut rentré dans son Palais, il sentit à la teste une douleur extrémement aiguë, qui fut aussi-tost suivie d’une Ceinture de Charbons qui luy parurent le long des tempes, & qui luy firent une autre espece de Couronne, d’où la fiévre qui le prit l’emporta dans tres-peu de jours. Parmy les Ornemens du Temple des Hebreux, il y avoit des Couronnes ; & au Chapitre 1. du premier Livre des Machabées, elles sont au rang de l’Autel doré, du Chandelier de lumiere, de la Table des Pains de proposition, & de toutes les choses Sacrées qui furent enlevées par le commandement du Roy Antiochus ; & il est dit au Chapitre 4. du mesme Livre, que les Juifs ornerent leur Temple de Couronnes d’or. Dieu commanda au 25. de l’Exode, de faire une Couronne d’or autour de l’Arche, & une autre sur la Table des Pains de proposition ; & nous lisons au Chapitre 37. de ce Livre, qu’il y en avoit une dorée sur l’Autel des Parfums. Les Juifs faisoient hommage à leurs Roys de quelques Couronnes qu’ils luy apportoient avec cerémonie ; & le Roy Demétrius écrit dans le premier Livre des Machabées à Lasthenés, qu’il n’exigera plus d’eux ny aucun Tribut, ny aucune Couronne. Le mesme écrit au Grand Prestre Simon, dans le Chap. 13. de ce Livre, qu’il a reçeu la Couronne d’or qui luy avoit esté envoyée de la part de ceux de sa Nation ; & on voit au Chapitre 14. du second Livre que Alcimus, qui avoit esté Grand Prestre, en porta une au Roy Demétrius. Au reste la figure des Couronnes n’a pas esté toûjours la mesme, car les Souverains ne portoient autrefois que de simples Cercles d’or, rehaussez de fleutons inégaux. Les Tombeaux de S. Denys, les Sceaux, les Monnoyes, & les Monumens publics en font foy. Mais nos Roys portent à présent la Couronne fermée, que nous appellons Impériale Françoise. Moreau en rapporte le premier usage à Charles VIII. & dit qu’on voit son Image sur une Porte de Bordeaux en Habit d’Empereur, tenant un Monde à la main, couronné d’une riche Couronne fermée. Du Chesne en ses Antiquitez, assure que les Effigies des Roys inhumez à S. Denys, portoient la Couronne ouverte. Jusques à ce Charles VIII. Loüis XII. & François I. ont des Couronnes fermées en quelques Médailles. Philippe II. Roy d’Espagne, ferma sa Couronne dans des Ducats batus en Flandres de son Regne, à l’exemple de Henry II. qui fit la mesme chose dans les Monnoyes de France.

La Selve, de Nismes.

[Sentiments sur les questions d’un précédent extraordinaire.]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 35-39.

Lequel est le plus à estimer de
l’Homme de Conversation,
ou de celuy de Cabinet.

La Conversation, des plaisirs de la vie,
(Chacun doit l’avoüer) n’est pas le plus petit ;
 Un Homme qui la rend jolie,
 Est l’ame d’une Compagnie.
 La Fortune en tous lieux luy rit,
 On le recherche, on le chérit,
 On croit qu’il peut par ce qu’il dit
Dissiper les chagrins, & la mélancolie.
 Au lieu que tous les soins que prend
 Dans son Cabinet un Sauvage,
 Ne font pas son bonheur plus grand ;
Et personne en un mot n’en retire avantage.
 Fut-il cent & cent fois plus sage
 Qu’autrefois ne fut Salomon,
Plus sçavant que l’estoient Aristote & Platon ;
Avec tant de sagesse & de sçavoir en teste,
 Il passera pour une Beste,
 Un Misantrope, un Loup-garou.
C’est un docte Ignorant, & c’est un sage Fou.
Voila comme chacun parle du Solitaire ;
 Et loin qu’on l’estime aujourd’huy,
 Par tout on ne blâme que luy ;
Mais on ne fait rien moins que ce qu’on devroit faire.

Si la vangeance produit de plus dangereux effets dans le cœur d’une Femme irritée, que dans celuy d’un Homme offensé.

 Lors qu’il arrive une querelle
 Soit entre l’Amant & la Belle,
 Soit entre l’Epouse & l’Epoux ;
La Femme que l’on choque en une bagatelle,
Sans pouvoir pardonner, pousse dans son courroux
 La vangeance jusqu’à l’extréme.
L’Homme offensé, n’en use pas de même ;
 Car enfin, quoy qu’il ait raison,
 Quoy qu’il soit fâché tout de bon,
 Que mesme il songe à la vangeance,
 (J’en parle par expérience,)
Apres tout, fort souvent il demande pardon.

S’il est mieux seant à un Chrêtien de se marier, que de se retirer dans un Convent ; & si un Homme estant marié peut aussi bien servir Dieu qu’un Homme retiré dans un Monastere.

Si le Chrestien doit aimer la soufrance,
 Comme on le presche assez souvent,
Le party de l’Hymen sur celuy du Convent
 Aura chez luy la préference.
 Quels plaisirs a le meilleur des Marys ?
 A tout moment la plus honneste Femme,
De chagrins sur chagrins vous luy bourelle l’ame.
D’autre part, les Enfans, par des pleurs, par des cris,
 Sans cesse luy rompent la teste.
Luy seul travaille & soufre, il a tout sur le dos ;
 Il n’est pour luy paix, ny repos,
Pendant qu’un Moine en sa Cellule clos,
Dût-il vivre mil ans, n’a que des jours de Feste,
 Et n’est jamais en embarras,
Ny pour le Vin qu’il boit, ny pour le Pain qu’il mange.
 Enfin, c’est une chose étrange !
Presque tous ces Messieurs sont gaillards, gros & gras,
 Et ne s’occupent qu’à rien faire.
 Aussi de là chacun conclut,
 Qu’au monde l’on fait son salut
Plus difficilement que dans un Monastere.

Quel est le lien qui unit le
Corps à l’Ame.

 On demande, belle Sylvie,
Par quel lien l’Ame au Corps est unie.
 Je répons à la Question,
Que tout Homme qui vit sans amoureuse flâme,
 Est proprement un Corps sans Ame.
 Que dites-vous de ma solution ?

Du Ruisseau.

Traité du Secret §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 40-65.

TRAITÉ
DU SECRET.

Aristote, au rapport de Laërce Liv. 1. Chap. 1. croyoit que rien n’estoit plus difficile, que de taire ce qu’on ne doit pas dire. Les habiles Gens ont tant de lumieres pour découvrir nos pensées, & tant d’artifice pour nous faire parler, qu’il est presque impossible de leur rien cacher. Socrate avoit raison de dire qu’il estoit plus mal-aisé de garder un secret dans le cœur, que de tenir un charbon ardent dans la bouche. Aul. Gel. Liv. 1. a dit de mesme que de toutes les choses du monde, la plus difficile c’estoit de se taire, & d’écouter. Philipides estoit bien convaincu de cette verité, car Plutarque dans les Dits notables des Roys, rapporte que le Roy Lisimachus luy ayant demandé ce qu’il vouloit qu’il luy donnast, il répondit sagement, Tout ce qu’il vous plaira, Sire, à condition neantmoins que vous ne me disiez aucun de vos secrets, tant estoit grande la peur qu’il avoit de manquer de fidelité & de discretion. C’estoit un Poëte Comique qui mourut d’un excés de joye, apres avoir esté victorieux des Poëtes de son temps contre son espérance. En effet, il est peu de Gens qui ne révelent les secrets dont ils sont dépositaires. La plûpart des Hommes ressemblent à ce Valet de Terence qui ne pouvoit rien retenir, non plus qu’un tonneau percé. Il semble qu’ils ayent beu des eaux de ce Lac d’Ethiopie, dont Diodore de Sicile Bill. Hist. Liv. 2. Chap. 5. fait mention, qui trouble tellement l’esprit de ceux qui en boivent, qu’ils ne peuvent rien cacher de ce qu’ils sçavent. Pitagore neantmoins faisoit une religion du secret, & Athenée dit qu’il avoit défendu à ses Disciples de manger du Poisson, pour les avertir de garder le silence, & de ne parler pas plus que font les Poissons. Le Chancelier Bacon, met le secret au rang des Mysteres les plus saints. Les Mysteres estoient des Festes qu’on faisoit en l’honneur de la Déesse Cerés ; & comme on y gardoit extrémement le secret, on a donné le nom de Mystere à ce qui est caché. Plutarque ajoûte que dans ces sortes de Festes on y disoit des secrets qu’on ne communiquoit pas à tout le monde. Le Legislateur des Lacedémoniens, ordonnoit à ses Peuples d’accoûtumer les Enfans au silence. Enfin l’obligation que tout le monde a de ne pas violer le secret d’un Amy, est si étroite & si naturelle, qu’il ne faut qu’estre un peu raisonnable pour ne s’en dispenser jamais. Isocrate dans les Avertissemens qu’il donne à Démonicus Fils du Roy de Chipre, luy recommande d’apporter plus de soin à ne pas publier un secret, qu’à conserver un dépost. Seneque veut qu’on écoûte plus volontiers qu’on ne parle, qu’on ne dise à personne ce qu’on veut estre secret ; qu’on se serve des oreilles plûtost que de la langue ; & qu’on examine meurement ce qu’on doit dire avant que de parler. Il vaut mieux, disoit un Ancien, que le pied vous fasse faire un mauvais pas, que si la langue vous fait reveler le secret d’un Amy. Si pourtant on examine l’Histoire des siecles passez, on trouvera mille exemples fameux de la fidelité & de la discretion de quelques ames si genereuses, qu’on pourroit les appeller avec raison les Martyres du secret. Pisistrate revenant de la Conqueste de Mégare, enflé de sa victoire, obligea les Athéniens, Peuples accoûtumez à la liberté, de s’assujettir à sa domination, qui degénera bientost apres en tyrannie. Harmodius & Aristogiton, deux Citoyens amateurs de la liberté publique, découvrirent le dessein qu’ils avoient de se défaire du Tyran à une fameuse Courtisane de la Ville, qui endura les gênes & les tortures avec une fermeté incroyable, sans que Pisistrate pust jamais rien tirer de sa bouche, de sorte que les deux Amis eurent le temps d’executer leur entreprise, & de mériter que les Athéniens leur dressassent une Statuë à chacun, avec ordre aux Habitans de ne s’appeller jamais de leur nom. Ces Peuples firent justice à la constance de cette Femme, & ils luy éleverent une Statuë conforme à son nom. C’estoit une Lyonne sans langue selon Pline Lib. 34. Chap. 8. où avec une langue d’or, selon quelques Autheurs ils mirent sur la base de la Statut, la vertu a triomphé du Sexe, pour marquer que son silence étoit au dessus de la nature, & qu’en devenant muette, elle avoit presque cessé d’estre Femme. Thesaurus dans les Vies des Patriarches parlant de la Femme de Loth changée en une Statuë de sel, dit qu’il n’auroit pas de la peine à croire que c’estoit une Femme, si une Femme muette & taciturne n’estoit un prodige & un miracle ; ce qui a fait dire à Aristote que le silence estoit un des plus beaux ornemens de la Femme. Aussi seroit-il à souhaiter qu’elles fussent plus secretes que la foiblesse du Sexe ne leur permet, & qu’elles fussent toutes semblables à cette fameuse Heroïne, dont il est fait mention dans l’Ecriture, qui ne voulut jamais découvrir le dessein qu’elle avoit de tuer le Chef de l’Armée des Assiriens, qu’apres l’execution de son entreprise. Le Philosophe Anaxarchus que le Roy de Chypre Nicocreon persecutoit, pour sçavoir de luy quelque secret d’importance, souffrit constamment de grands coups de marteaux de fer ; & bien loin de le découvrir lâchement, il prononça ces fameuses paroles contre son Ennemy, Tunde, tunde Anaxarchi follem, Anaxarchum enim non tundis ; mais comme le Tyran le menaçoit fierement de luy faire couper la langue, de peur qu’elle ne luy joüast un mauvais tour, il s’en défit sagement & la luy cracha au visage. Chalcondylas Lib. 9. rapporte que les Turcs menerent un Soldat prisonnier deuant Mahomet II. qui l’interrogea sur plusieurs choses, & en reçeut des réponces fort sages & fort agreables ; mais luy voulant demander s’il sçavoit de quel costé estoit le General de son Armée, il ne pût jamais tirer de luy le secret, quelques promesses qu’il luy fit. Enfin admirant la fidelité de cette ame genereuse, il se contenta de dire à sa loüange, en le faisant mourir, que s’il avoit esté le Chef d’une puissante Armée, il se seroit rendu recommandable parmy les siens, & redoutable parmy ses Voisins. On a veu un Pompée au rapport de Val. Max. Lib. 3. au Chap. 3. prisonnier du Roy des Illiriens, mais tout-à-fait maistre de soy-mesme, se brûler le doigt à un flambeau allumé, pour ne pas découvrir les desseins de la Republique. Aul. Gel. Lib. 1. Chap. 23. fait le recit d’une fort plaisante avanture. Le jeune Papyrius alloit tous les jours au Sénat, selon la coûtume de son temps. Sa Mere l’ayant prié de luy conter ce qu’on y avoit fait, il luy répondit, qu’on avoit défendu d’en parler. Cela ne fit qu’augmenter la curiosité de sa Mere, qui n’épargna rien pour sçavoir de luy ce secret. Le sage Enfant s’en estant défendu autant qu’il put, luy dit enfin, pour se délivrer de sollicitations si pressantes, qu’on y avoit mis en déliberation, s’il estoit plus à propos pour le bien public, qu’une Femme eust deux Maris, ou qu’un Homme eust deux Femmes, & qu’on avoit conclu en faveur des Hommes. Sa Mere effrayée, alla avertir ses Amies. Toutes les Femmes de la Ville le sçeurent bientost, & le lendemain s’estant toutes assemblées, elles vinrent en foule au Sénat pleurant, & disant tout haut, qu’on devoit plutost donner deux Maris à une Femme, & qu’on ne devoit rien conclure sans les oüir. Les Sénateurs étonnez n’eussent jamais pû comprendre ce que les Femmes vouloient, si le jeune Papyrius ne leur eust raconté toute l’affaire ; & pour éviter un pareil inconvenient, ils ordonnerent qu’excepté luy seul, les Enfans ne viendroient plus au Sénat. Les Espagnoles parlent peu, & sont si fidelles en ce qui regarde le secret, qu’au rapport de Justin, il s’en est veu plusieurs qui ont mieux aimé souffrir toute sorte de tourmens, que de revéler les choses qui leur avoient esté dites en confidence. En Espagne les Personnes publiques, avant que de prendre possession de leurs Charges, font un serment particulier de garder inviolablement le secret. Aussi le Roy Alphonse, surnommé le Sage, ne recommanda rien tant dans ses Loix. C’est pour cette raison peut-estre que Charles V. se vantoit que le Castillan estoit la langue naturelle de Dieu, qui dit dans son Prophete, que son secret est à luy, qu’on ne le devinera pas, Secretum meum mihi, Isaye 24. 16. & qui gouverne le monde par des voyes inconnuës aux Hommes, & qui nous fait tous les jours sentir les effets de sa bonté & de sa justice, sans nous découvrir les desseins de sa sagesse. Ce sont les Hommes, dit un Ancien, qui nous apprennent à parler, mais ce sont les Dieux qui nous apprennent à nous taire, en nous recommandant le silence dans tous les mysteres de la Religion. Les Apostres qui furent témoins de la Transfiguration de leur Maistre, en receurent un ordre exprés de n’en revéler le secret à personne qu’apres sa Resurrection. Saint Jerôme nous apprend qu’il avoit veu luy-mesme des Solitaires dans la Thebaïde qui avoient demeuré sept ans sans dire un seul mot. Nous n’avions, mon Frere & moy, dit S. Ambroise, qu’un mesme esprit, & qu’une mesme volonté ; tout estoit commun entre nous, hors le secret de nos Amis. Un Seraphin vint aborder le Prophete Isaïe pour luy toucher les levres avec un Cachet qu’il avoit pris sur l’Autel ; & les Papes à la promotion des Cardinaux, usent de la mesme précaution, pour les avertir qu’ils sont obligez de garder inviolablement le secret. Plutarque écrit dans la Vie d’Aléxandre, que sa Mere Olimpias luy écrivit un jour, pour l’avertir d’estre plus discret qu’il n’estoit dans ses liberalitez. Apres qu’on luy eut porté la Lettre, Ephestion la lisoit avec luy. Ce sage Prince s’en estant apperçeu, prit l’anneau qui luy servoit de cachet, & le mit sur les lévres de son Favory pour luy recommander le silence. Eusebe raconte Lib. 2. de Præp. Evang. que les Egyptiens avoient dans les Festes d’Isis & de Serapis la Statuë d’Harpocrate le Dieu du silence, qui avec un doigt sur ses lévres sembloit avertir le monde de se taire. Il y a eu effectivement un Philosophe Grec de ce mesme nom, qui faisoit consister toute sa morale dans le secret & dans le silence, d’où est venu le Proverbe reddidit Harpocratem, pour dire, il a imposé silence, dont le Poëte Carcelle s’est servy dans son Epigramme 75. in Gell.

Gellius audierat patruum objurgare solere,
 Si quis delicias diceret alit faceret,
Hoc ne ipsi accideret patrui perdepsuit ipsam,
Uxorem, & patruum, reddidit Harpocratem.

 

Les premiers Maistres de l’Art Militaire, assurent que les meilleures résolutions sont celles qui ne viennent point à la connoissance des Ennemis, & que la premiere qualité d’un Capitaine est d’estre secret. Les Romains aussi portoient dans leurs Drapeaux la figure du Minotaure, & ils vouloient faire entendre par ce Monstre informe, que personne ne pouvoit découvrir leurs desseins ; & Titelive Lib. 26. dit que lors que Scipion alla assieger la nouvelle Cartage, personne ne sçavoit où alloient les Troupes, excepté Lælius, & que Lælius n’en auroit rien sçeu luy-mesme, s’il n’eust dû sçavoir où il falloit joindre Scipion. C’est pourquoy l’Empereur Othon dit dans Tacite Hist. Lib. 1. qu’il y a des choses que les Soldats doivent ignorer, & qu’il y en a aussi qu’ils doivent sçavoir. Demetrius le Preneur de Villes, Fils d’Antigone le Grand, Roy de Macedoine, demandant un jour à son Pere quel jour il combattroit les Ennemis ; as-tu peur, luy dit-il, de n’entendre pas la Trompete ? pour luy faire voir que les Expeditions militaires ne doivent point estre connuës à tout le monde. César ne dit jamais, nous ferons cela demain, & aujourd’huy nous ferons cecy ; mais, plûtost nous ferons cecy à présent, & demain nous verrons ce qu’il y aura à faire. Cecilius Metellus interrogé par un de ses Capitaines, qui luy demandoit l’heure du combat, dit ces belles paroles que Pierre III. Roy d’Arragon redit dans une autre rencontre. Si je sçavois que ma chemise sçeust la moindre de mes pensées, je la brûlerois. Si les Athéniens eussent esté aussi politiques que tous ces grands Capitaines, le Dictateur Silba n’auroit jamais pris leur Ville, car ses Espions luy montrerent l’endroit le plus foible des Murailles qui estoit le sujet de la conversation de quelques Vieillards dans la Boutique d’un Barbier. Samson ne se trouva pas bien d’avoir dit son secret à Dalila, & il en couta la vie à l’Empereur Maxime, pour avoir dit le sien à sa Femme. Le trop parler d’un seul Homme fut cause que Rome ne fut pas délivrée de la tyrannie de Néron. Il y avoit un Prisonnier condamné à mort, auquel on dit qu’il seroit hors de danger, s’il pouvoit vivre jusqu’au lendemain ; mais croyant obtenir son pardon, il alla revéler le secret à l’Empereur, qui remedia bientost à la conspiration. En effet, les affaires publiques, comme dit Cassiodore, se font en secret, & le silence est le moyen le plus assuré pour venir à bout des grandes entreprises. Plutarque prouva l’utilité & la seûreté du silence par un Exemple fort familier. Lors que les Gruës, dit-il, volent de la Selicie sur le Mont Faurus, elles prennent de petites pierres dans le bec, pour arriver de nuit en seureté au sommet de cette montagne remplie d’Aigles. Les Personnes qui ont de la peine à se taire, sont parmy les Perses incapables d’avoir des Commissions importantes. Aussi ils condamnent à mort ceux qui revelent les secrets de l’Etat. Les Egyptiens leur font couper la langue, & les Romains les faisoient brûler tout vifs. C’est pourquoy le Roy Numa rendoit un culte particulier à la Muse qu’il appelloit la Secrette & la Taciturne ; & Auguste avoit fait graver sur son cachet un Sphinx, qui estoit un Animal adoré des Egyptiens, & reconnu pour le Dieu du Secret & des Enigmes. Les Romains bâtissoient les Temples du Dieu du Conseil, dans le fond des Bois les plus solitaires, & les plus sombres. Ils luy dressoient mesme des Autels sur terre, pour faire entendre que les résolutions du secret doivent estre ensevelies dans un profond silence ; d’où vient que les Hébreux donnent le mesme nom au Secret & aux Assemblées, & qu’ils appellent de la mesme maniere le Silence & le Tombeau. Les Sénateurs Romains estoient les Gens du monde les plus secrets, témoin l’affaire de Papyrius & celle d’Eumene Roy de Pergame, qui vint à Rome pour parler en plein Sénat, de la Ligue qui devoit estre concluë contre le Roy Persée, sans qu’une seule personne, au rapport de Val. Max. en eust le moindre soupçon. Isocrate dit que les Juges de l’Areopage estoient les Gens du monde les plus muets, d’où est venu le Proverbe, Arcopagitâ taciturnior. Il n’y a peut-estre point de Conseil en Europe, où le secret se garde mieux que dans le Conseil de Venise ; car Philippe de Commines, Seigneur d’Argenton, tout éclairé & tout habile qu’il estoit, eut assez de peine à découvrir le motif qui attiroit de tous les endroits de l’Europe tant d’Ambassadeurs à Vénise, où il estoit Ambassadeur luy-mesme ; & il fut frappé comme d’un coup de foudre, au rapport du Cardinal Bembo, lors qu’il apprit du Duc la Ligue qui avoit esté concluë contre le Roy Charles VIII. entre la Seigneurie, le Pape, le Roy des Romains, le Roy de Castille, le Roy de Naples, le Marquis de Mantouë, & Ludovic mesme qui avoit appellé les François en Italie.

 

Le Vin & le Secret sont incompatibles, dit le Sage, & l’usage du Vin estoit pour cela défendu anciennement aux Roys & aux Magistrats, parce que les Personnes publiques qu’on employe dans les Commissions importantes sont appellées Silentiaires dans le Droit, & doivent par conséquent garder inviolablement le secret. Horace qui l’a bien experimenté, est de cet avis, & dit que le Vin est une espece de torture, douce & agreable, qui fait parler les Personnes les plus secretes & les plus sages.

Tu lene tormentum ingenio admoves,
Plerumque, duro : tu sapientium,
Curas & Arcanum Iocoso,
Consilium retagis Liæo. Hor. lib. 3. Od. 21.

 

Tout le monde n’est pas de l’humeur du Prince des Stoïciens, qui estant invité dans le Festin qu’un Citoyen d’Athenes avoit fait dresser pour régaler les Ambassadeurs du Roy de Perse, considéroit toutes choses sans dire mot, pendant qu’ils luy demanderent ce qu’il vouloit envoyer au Roy leur Maistre. Vous luy direz, leur répondit-il, que vous avez veu un Vieillard à Athenes, qui sçavoit se taire entre les Verres & les Pots.

[Sentiments sur les questions d’un précédent extraordinaire.]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 65-76.

Voicy ce que j’ay reçeu d’Explications en Vers sur les deux Enigmes du Mois de Septembre, dont les Mots estoient la Lanterne & le Lit.

I.

 Cette Enigme a tant de lumiere,
 Le Mot en est si radieux.
 Qu’on n’a qu’à lever la paupiere,
 Il vous saute d’abord aux yeux.
Si je ne l’ay trouvé, je veux que l’on me berne.
 Et passer par tout pour un Sot.
 Peut-on manquer de voir un Mot
Qui brille dans une Lanterne ?

Le P. Pelegrin.

II.

On se passeroit bien de conseils si fréquens.
 Dont l’intérest nous importune,
 Si l’on rencontroit sa fortune,
A pouvoir de l’Enigme attraper le vray sens,
 La vostre seroit toute preste.
Paresseux, qui fuyez les soins les plus légers.
 Sans vous exposer aux dangers,
Sans vous lever matin, sans vous rompre la teste.
Enfin sans travailler ny de corps, ny d’esprit,
Vous la trouveriez dans le Lit.

Le mesme.

III.

Arrestez-vous, Galant Mercure,
Pourquoy venir icy me lanterner ?
Je ne veux point avec vous badiner,
Allez chercher ailleurs quelque bonne avanture.
De qui vous voit je sçay comme on médit,
Vous aimez trop à conter des nouvelles.
 Vrayment vous en diriez de belles,
Si je vous souffrois sur mon Lit.

La Belle à l’Anagramme, Je n’aime rien hors le mérite, de la Ruë de la Licorne.

IV.

Qu’est-ce qu’il nous vient lanterner
Avec son Enigme premiere ?
Ma foy, qu’il s’aille promener.
Qu’est-ce qu’il nous vient lanterner ?
On a beau tourner, retourner,
On ne reçoit point de lumiere.
Qu’est-ce qu’il nous vient lanterner
Avec son Enigme premiere ?

Daphnis D.L.R.N.S.A.

V.

 Je ne puis croire ce qu’on dit,
Canaille, arrestez-vous, cet Homme n’est pas yure.
 Vous avez grand tort de le suivre,
Il retrouve fort bien sa Maison & son Lit.

L’Albaniste de Roüen.

VI.

 Si ce Mois de vous on médit,
 Vous le par donnerez, Mercure ;
 Vous faites plaisante figure,
Lors que vous approchez les Chandelles du Lit.

Le mesme.

VII.

O quelle Enigme ! justes Cieux !
Un Linx mesme y perdroit les yeux.
Je veux parbleu que l’on me berne,
Si l’on y peut voir sans Lanterne.

L’Arpenteur du Martigues.

VIII.

 Je cherchois en tous lieux Mercure,
Voulant le consulter sur son Enigme obscure,
 Quand un d’entre les Dieux m’a dit ;
 Amy, tu perds icy ta peine,
Et pour te soulager en ta recherche vaine,
Vachez luy le trouver, il est encore au Lit.

Rault, de Roüen.

IX.

Mercure agit toûjours obligeamment ;
 L’autre Mois il offrit sa Chaises
 Et celuy-cy fort plaisamment
Il nous offre son Lit, pour nous mettre à nostre aise.

I.B. Girault.

X.
Mr GIRAULT de Paris,
à Mr RAULT de Roüen.

Tous les Mois le Mercure est orné de tes Vers
 Qui parcourent tout l’Univers ;
Et ta facilité pour trouver les Enigmes,
  Que tu résous en Rimes,
Donne bien du plaisir au curieux Lecteur,
Qui te connoist pour un galant Autheur.
Mais pourquoy s’étonner du progrès de tes veilles,
Ou des délassemens de quelque heure du jour ?
On sçait en tout Païs, comme dans cette Cour,
Que ton heureux Climat est fréquent en Corneilles.
Enfin comme ton nom se trouve dans le mien,
Je voudrois profiter de la gloire du tien,
 Et sans détour ny sinonimes,
Trouver ce Mois les vrais Mots des Enigmes.
Je vay pour les chercher la Lanterne à la main,
Et me jetter au Lit, si je les cherche en vain.

XI.

 Damon renonce à la Peinture,
 Tant il trouve l’Enigme obscure ;
 Mais si l’Hyver, autant que moy.
Il avoit dans Paris couru de nuit les Ruës,
 Je gagerois bien sur ma foy,
Qu’il auroit vû les Lanternes penduës.

C. Hutuge, d’Orleans, demeurant à Metz.

XII.

Pour publier dans l’Univers
Le dernier bonheur de la France,
Mercure, en grande diligence,
A parcouru mille Climats divers.
***
Mais ce Dieu n’a pû s’exposer
A cette longue & rude course,
Qu’apres avoir vuidé sa Bourse,
Il n’ait besoin d’un Lit pour reposer.

Le mesme.

XIII.

 O le prudent Mercure !
Selon les divers temps ses faveurs il mesure.
 Comme les jours deviennent courts,
 C’est là-dessus qu’il se gouverne ;
 Car m’assistant de son secours,
Pour me conduire au Lit il m’offre une Lanterne.

La spirituelle E. de la Riviere, du milieu de la Ruë des Carmes.

XIV.

C’est à ce coup que le Galant Mercure
Du bon Sosie emprunte la figure ;
Mais cependant malgré tout ce déguisement,
 Je les reconnois aisément ;
Car si comme Sosie il fait parler Lanternes,
 S’il s’amuse à ces balivernes,
  A Jupiter il obeït,
Et luy prépare un fort bon Lit.

La mesme.

XV.

Si mon esprit ne se figure
Ce que l’agreable Mercure
Dans ses deux Enigmes nous dit,
Je veux, Tirsis, que tu me bernes.
Aussi comment cacher un Lit
A la lumiere des Lanternes ?

La mesme.

XVI.

Souvent, Galene Mercure, on vous fait dire un met
Des Gens hors du commun passez en l’autre vie.
Un de vos bons Amis appellé Baricot,
Est de ce nombre ; apres un mois de maladie.
On sçait que le chagrin devient un poison lent,
Dont l’effet manque peu sans estre violent.
Si vous n’en dites rien, au moins donnez-moy place
En vostre souvenir ; accordez à la Sœur,
 Comme au Frere, la mesme grace,
Je vous fais ma Requeste au fort de ma douleur.
 Ne la dédaignez pas, Mercure,
La Sœur, comme le Frere, aime vos beaux Ecrits ;
Quoy que malade au Lit, mes sens en sont épris,
On me nomme par toutLa belle Nourriture.

du Havre.

XVII.

Mercure a des ressorts étrangement obliques,
Si d’attraper l’Enigme il peut nous empescher.
Comment en bonne-foy faire longtemps chercher
Les Lanternes, de plus des Lanternes publiques ?

L’Objet du Bouquet mystérieux du Palais.

XVIII.

Qui sont-elles ces Sœurs d’une égale grandeur,
Que le mesme éclat environne ?
Lanternes qu’on allume en la saison d’Automne,
Qu’au Printemps on néglige, & toute leur splendeur,
C’est vous assurément que l’on fait de mesme âge,
Tres-utiles pour le Public,
Qui pour servir à son trafic,
Vous a fait mettre en esclavage,
Et pendre en l’air vostre élement,
Qui vous nuit quand il est accompagné de vent.

Gyges, du Havre.

XIX.

Lit, qui donnez secours mesme aux plus mécontens,
Vous estes toûjours prest à servir tout le monde.
Le repos des Humains en vostre appuy se fonde ;
Qui se passe de vous, passe fort mal son temps.
***
On vous doit tous les jours un tribut nécessaire,
Vous plaisez à des Gens de toutes les couleurs ;
Témoin de leurs plaisirs comme de leurs douleurs,
Qui vous a fait, souvent se plaist à vous défaire.

Le mesme.

XX.

 Vostre Enigme, Seigneur Mercure,
 Paroist à mon sens trop obscure,
 Elle n’est bonne que la nuit,
 Si quelque gaillarde avanture
Ne m’oblige en plein jour de me servir du Lit.

L’aimable Marquis de Marcilly, Page de la Grande Ecurie.

XXI.

Accablé de chagrin, de soin, d’inquiétude,
 Et qui plus est de lassitude,
Mirtil se tourmentoit & le corps, & l’esprit,
Pour trouver à l’Enigme un Mot qui fust honneste ;
Lors que ne sçachant plus où donner de la teste,
Pour trouver du repos, il se mit sur un Lit.

L’Ennemy d’Amour, à l’Anagramme, L’Héroïne m’y entraîne.

De la Conversation §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 77-166.

DE
LA CONVERSATION.

 

La Conversation est une des belles choses de la vie, & la plus necessaire dans la societé civile. C’est le charme & le lien qui assemble les Hommes, & qui leur fait passer de si douces heures. Sans elle nous perdrions, pour ainsi dire, la parole qui nous distingue d’avec les Bestes. Nous deviendrions stupides, & peut-estre perdrions-nous encor l’usage de la raison. Les Animaux mesme s’assemblent entre eux aussi-bien que les Hommes, & nous représentent imparfaitement ce que nous pratiquons avec tant d’excellence. Qui peut vivre seul, dit le Philosophe, est Beste, ou plus qu’Homme. La Solitude a ses charmes ; mais nous sommes faits pour la societé, & non pas pour la solitude. Que trouve l’Homme dans cette solitude, si c’est luy qu’il y cherche, & qu’il s’y rencontre ? Cette compagnie est-elle si agreable pour s’y plaire ? Qu’il y en a peu qui se plaisent avec eux-mesmes ! Mais dans la societé, l’Homme trouve un autre luy-mesme, dont l’entretien est bien plus agreable. Il en voit moins les défauts. Il en connoist moins les miseres. Enfin la Conversation est le grand Livre du monde, où l’on apprend à estre sçavant en honneste Homme. Elle met les Sciences & les belles qualitez en œuvre. Elle éclaire nostre entendement par la diversité des Images qu’elle luy présente, qui luy fournissant dans un moment une abondance de matieres, luy fait continuellement produire de nouvelles choses. Elle échauffe nostre volonté par cette mesme diversité d’objets, qui contentant les gousts diférens, excite à faire mille belles actions. Elle découvre les vices, & fait paroistre les vertus ; elle embellit nos ames ; elle perfectionne nos mœurs, & en un mot elle seule peut faire les honnestes Gens.

 

Un Moderne assure qu’elle contribuë à la modération des passions, par trois moyens, par le divertissement, par le conseil, & par l’exemple ; mais elle doit estre bien reglée pour faire de si merveilleux effets, & il faut bien choisir les Personnes avec lesquelles on s’entretient. Mr de Balzac dit que pour rendre la Conversation aussi utile qu’agreable, il faut trois choses ; une certaine douceur & facilité de mœurs, qui n’est autre chose qu’une complaisance naturelle, & bien reglée ; une franchise naïve qui est une certaine droiture d’ame, qui rend les Hommes toûjours veritables, & sinceres ; & une raillerie fine & délicate, honneste & modeste, qui est un juste milieu entre la mauvaise humeur, & la boufonnerie ; & il prétend, apres Aristote, que ces trois habitudes reglent tout le commerce des paroles, & s’étendent dans tous les entretiens que les Hommes ont les uns avec les autres. Il a falu du temps pour regler ce commerce de paroles. Les premiers Hommes n’en ont pas esté capables. Ils estoient trop sauvages & trop grossiers, pour estre civils, complaisans, agreables, & honnestes. Ainsi les Grecs & les Romains n’acquirent pas si tost leur Atticisme & leur Urbanité, qui n’est autre chose que l’art de la Conversation, & le don de plaire dans les Compagnies, qui ne regle pas seulement les paroles, & les opinions, mais encor la voix, & le geste. Ce furent donc les Grecs & les Romains polis & civilisez, qui perfectionnerent la Conversation, & qui en firent l’exercice des honnestes Gens ; mais ils ne se contenterent pas de bien parler, & de bien écrire en leur temps, ils voulurent en servir de modelle aux siecles à venir, & que la Postérité trouvast dans leurs Comédies, dans leurs Dialogues, & dans leurs Lettres, de parfaits Originaux de la belle Conversation. C’est donc là qu’il faut chercher ce caractere, & ce génie si necessaire pour s’entretenir en honneste Homme ; car quoy que les manieres soient diférentes chez les Peuples, l’esprit, la sagesse, l’honnesteté, sont par tout les mesmes, & excepté quelques cerémonies qui changent, ou qui diférent, tout le reste est égal. Je ne sçay si je le dois dire, mais il est certain que nous avons peu de bons modelles de la Conversation Françoise. Je ne dis pas de ces entretiens de compliment & de galanterie, dont j’en pourrois citer à la honte de leurs Autheurs, de si ridicules Copies ; mais je parle de ces Dialogues & de ces Lettres, où les Sciences, les beaux Arts, & tout ce qu’on peut traiter dans les Compagnies, soit réduit dans l’art de la Conversation. On y trouve par tout de l’Autheur & trop d’art ; & dans les Livres qui en sont dépoüillez, le tour & les manieres en sont si plates & si basses, qu’on ne peut les lire sans dégoust & sans mépris. Seroit-ce nos mœurs qui en seroient cause ? Et dans un temps où en esprit & en politesse, nous ne le cedons point à l’antiquité Greque & Latine, n’aurions-nous point l’art de la Conversation ? Je crois que nous le possedons comme autrefois Rome & Athénes ; mais il est aussi difficile de représenter une belle Conversation qu’un beau visage. Tout le monde n’est pas bon Peintre. Il faut faire ressembler pour bien réüssir dans les Portraits, & la Conversation est le veritable Portrait de l’esprit.

 

Quoy que la raison & le bon sens qui donnent l’ame & la vie à tous nos entretiens, soient toûjours les mesmes, il arrive neantmoins que l’art de la Conversation change, & n’est pas toûjours semblable dans les mesmes lieux, & avec les mesmes Personnes. Outre la circonstance du temps, nostre Langue est la premiere cause de ce changement. On ne parle pas comme on faisoit autrefois, & peut-estre parlera-t-on autrement dans l’autre siecle. La mode est la seconde ; on est plus familier, plus libre & moins contraint, qu’on n’estoit au temps passé ; & enfin pour troisiéme raison, les gousts & les humeurs changent, & de là vient le plus ou le moins de cerémonies, & de complimens dans la Conversation. Les Lettres ont aussi changé par les mesmes raisons ; ainsi quelque habile qu’on soit, on n’est pas toûjours propre pour la Conversation & pour les Lettres, lors que l’âge ou la fortune nous ont éloignez du grand monde ; car ce n’est pas assez d’avoir bien du caquet, de dire de grands mots, & de faire forces grimaces. Un mot que nous croyons bien dit, une pensée bien poussée, une narration bien faite, font rire & importunent souvent une bonne Compagnie. Il faut avoüer que la Conversation est bien souvent une charlatannerie. L’air de la Personne, le geste, le ton de la voix, imposent. On se laisse ébloüir à ce faux éclat, & la préoccupation où l’on est, l’attention pour ceux qui parlent, l’application pour y répondre, enchantent de telle sorte, que les moindres choses y paroissent grandes, & les plus relevées fort basses. Ceux qui ne sont point du Jeu, & qui écoutent de sang froid, en jugent bien autrement. Il n’y a point de Conversation, pour belle & juste qu’elle soit, qui ne paroisse fade & ridicule, quand on l’entend derriere la tapisserie. Il n’en est pas de mesme des Lettres & des Conversations par écrit. Elles sont régulieres, il n’y a point de vuide, tout y est plein, & dans l’ordre. Elles ont des beautez réelles & solides, mais elles sont plus languissantes que les entretiens de vive voix, parce qu’on n’y voit personne dans l’action, & qu’on est soy-mesme dans le repos.

 

L’art de se taire est plus difficile à pratiquer que celuy de parler ; mais l’art de parler est plus difficile à enseigner, que celuy de se taire ; car il est certain qu’on ne s’est jamais repenty de s’estre teû, & qu’on s’est presque toûjours repenty d’avoir parlé. Il ne faut que dire l’art de se taire pour en faire voir toute l’utilité, & toute la beauté ; mais lors qu’on dit l’art de parler, un suposé, un nombre excessif de regles, & de préceptes, qu’il est difficile d’expliquer & de faire comprendre. On peut dire que la Conversation est proprement l’art de parler. Par tout ailleurs on parle pour la necessité seulement ; icy on parle pour la necessité & pour le plaisir ; mais il ne faut pas s’imaginer que l’art de la Conversation, soit l’art de parler sur toutes sortes de sujets. Tous les Maistres de Réthorique, & tout ce que Raimond Lule a inventé sur ce sujet, y est inutile. L’usage du monde est seul capable de nous en donner des regles, & de nous apprendre le secret de parler & de se taire à propos. C’est la grande Réthorique, & le veritable art de bien dire. Toutes les autres regles sont incertaines, Elles changent & dépendent absolument des circonstances, qu’on ne peut jamais ny borner, ny prescrire. Le Langage mesme est soûmis à cet usage, & cet usage nous impose tous les jours de nouvelles loix. Je ne prétens pas neantmoins qu’on s’assujetisse à toutes ces loix. On ne demande pas icy cette liaison, & cette justesse de Grammaire, qui s’observe exactement dans les Lettres & dans les Harangues. Les pauses, les interruptions, la voix, le geste, les manieres de celuy qui parle, couvrent comme d’un agreable Vernis, tout ce qui se dit dans la Conversation ; ce qui luy sert d’éclat, & qui en dérobe tous les défauts, au goust le plus fin, & à l’oreille la plus délicate. Mais à la bonne heure qu’on soit si juste, & si régulier, soit à penser, soit à parler, que le Cercle ne démonte point le Cabinet. C’est un talent rare, & qu’on ne peut trop estimer pour la Conversation. On ne le doit pas négliger, dit le Maréchal de Clérambaut, car on passe les plus doux momens de la vie à s’entretenir. On fait mesme peu de choses sans parler, & on voit que c’est un grand avantage que d’y réüssir. La Conversation est donc ce qu’on pratique le plus, mais ce que veritablement on sçait le moins. C’est la pierre d’achopement des plus habiles Gens ; car si pour y réüssir il faut avoir de l’esprit, du bon goust, & de la justesse, nous voyons cependant des Personnes d’un caractere fort médiocre, qui y ont un merveilleux talent.

 

On ne sçauroit avoir trop d’esprit dans la Conversation. J’en demeure d’accord ; mais il faut bien le ménager, autrement cet esprit devient à charge à toute la Compagnie. Est-il rien de plus fatiguant qu’un Homme toûjours prest à dire de bons mots, & de belles choses, qui attire tout l’esprit de son costé, & qui laisse à peine aux autres le plaisir de l’écouter paisiblement, tant il entasse de choses l’une sur l’autre, avec chaleur & avec précipitation ? On peste dans son ame contre le bel Esprit ; car il n’y a personne qui n’aime mieux dire des choses communes, que d’en entendre d’excellentes. On réserve pour la Comédie le silence, & l’exclamation ; mais dans l’entretien chacun veut faire son rôle, & estre admiré à son tour. C’est pourquoy on suit quelquefois la Conversation des beaux Esprits. Il y a du plaisir à les entendre ; mais on se lasse d’estre toûjours Auditeur. Lors qu’un bel Esprit est grand parleur, il ne faut pas s’étonner s’il tient toûjours le dé. Il ne trouve pas son compte à ce que les autres disent, & le plaisir de se faire admirer, l’emporte aupres de luy sur la réputation d’estre sage & modeste ; mais comme on évite la compagnie des Gens yvres, ceux qui sont enivrez de l’amour d’eux-mesmes, doivent estre banis de la Conversation. On peut dire que l’esprit est l’ivresse de l’honneur, & que ceux qui en ont trop, ou qui en veulent trop avoir, ressemblent parfaitement aux Ivrongnes. Les Sçavans des Sciences vaines & curieuses, de ces Sciences qui enflent, & qui entestent ; ces Sçavans, dis-je, sont comme ceux qui sont pleins de Vin. Il ne leur faut que le lit. Les esprits trop vifs & trop brillans, ressemblent encor à ceux qui se laissent prendre facilement aux fumées du Vin, & qui s’enivrent de leur Cabaret. Qu’on examine les uns & les autres, leur entretien est une espece d’ivresse ; & rien n’est plus aisé à déconcerter. Ils croyent toûjours dire merveilles ; mais qu’ils sont bien payez, quand hors de la Compagnie, ont dit qu’à la verité ils ont de l’esprit, mais qu’ils ne sçavent pas vivre ; car il faut autant de jugement & de conduite, que d’esprit & de vivacité, pour réüssir dans la conversation. Ces Gens-là sont bons dans un Repas, où les Sages préferent le plaisir de manger à celuy de leur répondre ; mais on croit que bien des Gens ont de l’esprit, & on se trompe. Ils ressemblent seulement à ceux qui en ont. On ne les a pas plutost examinez de prés, qu’on reconnoist combien on s’est mépris. Ce sont de méchantes copies de bons originaux. Ce n’est pas non plus une marque d’esprit d’en chercher par tout ; mais ç’en est une de sçavoir où il y en a. Un Moderne dit apres Charon, que le plus grand secret est d’admirer peu, d’écouter beaucoup, de se défier de sa raison, & de ne se piquer jamais d’avoir de l’esprit, & de faire paroistre celuy des autres ; mais il faut estre honneste Homme pour cela, & j’avouë apres tout, qu’on ne peut avoir trop d’esprit, ny estre trop habile pour réüssir dans la Conversation. C’est là qu’on pense sans réfléxion, qu’on parle sans préméditation, qu’on juge de toutes choses sur le champ ; mais aussi on y apprend bien des choses en peu de temps, & on s’y fait bien mieux l’esprit que dans l’Ecole, & dans le Cabinet. Dans l’Ecole on juge sur la parole du Maistre ; dans le Cabinet, on juge sur soy-mesme ; dans la Conversation, on s’en tient sur celuy qui dit le mieux. Il y a donc une grande diférence entre un Docteur & un Homme éclairé. Celuy-cy est toûjours un honneste Homme, l’autre est souvent un Pédant. C’est ce qui fait qu’on méprise l’étude, & qu’on la suit dans les Compagnies, parce qu’il est rare de trouver un Sçavant qui n’ait rien de l’Ecole, & qui ait l’air & les manieres du monde. On connoist les Pédans à la mine aussi bien qu’à la parole. Que la délicatesse du Chevalier de Meré est grande, mais qu’elle est juste & raisonnable ! Je voudrois, dit-il, qu’on sçeust tout, & que de la maniere qu’on parle, on ne pust estre convaincu d’avoir étudié. Il est difficile de sçavoir parfaitement toutes choses ; mais il est aisé de cacher cette étude, & on en viendroit à bout, si on ne se servoit pas de tant de mots, qui souvent ne veulent rien dire, mais qui font passer pour Sçavans ceux qui s’en servent ; & comme c’est l’ambition des jeunes gens, c’est la premiere chose qu’ils apprennent, & qu’ils conservent toute leur vie.

 

Quand on a l’esprit fait comme il faut, & qu’on sçait bien ce qu’on dit, on s’explique si nettement, qu’on se fait entendre à tout le monde. Il n’est rien d’obscur, & de relevé, qu’on ne rende clair & intelligible. Le mal n’est donc pas de parler de Sciences devant des Esprits médiocres, mais d’en parler d’un air de sufisance, & de doctrine, & de pousser trop loin les choses, qui est ce qu’on appelle jetter dela poussiere aux yeux, & faire tourner la teste aux Gens. Il ne faut donc pas s’élever de sorte, qu’on perde sa matiere de veuë, & qu’on se perde soy-mesme. Il vaut mieux en dire moins, & prendre diférens sujets. Cette agreable diversité fait le plus grand plaisir de la Conversation ; lors qu’on s’arreste trop longtemps sur une matiere, & qu’on l’épuise, quelque belle qu’elle soit, cela fatigue & lasse l’esprit ; car on s’ennuye bien plus d’écouter que de parler ; mais sur tout on ne doit rien dire qui sente la leçon. Cet ordre de l’Ecole qu’on prise tant ailleurs, n’est pas icy d’usage. Toute la méthode de la Conversation est de suivre le bon sens, & la raison, & de donner une juste étenduë à nos pensées, & à nos sentimens. La naïveté & la négligence qui ont icy tant d’agrément, sont incompatibles avec un ordre si régulier, qui à force de distinguer, & de diviser, rend seches & stériles les matieres les plus brillantes & les plus fécondes. Les plus grands Docteurs doivent converser comme les plus ignorans, non pas parce que le nombre de ceux-cy est le plus grand, mais parce qu’il prend le party de la Nature, & du sens commun, qui l’emportent sur Aristote, & sur toute la Philosophie.

 

On trouve un peu à redire à ceux qui sont excessifs à penser, & qui poussent trop loin la Conversation. Cela sent la Chaire, ou les Bans. On n’aime pas cette maniere, parce que tout le monde n’est pas capable d’une si grande application. On se contente de la superficie de chaque chose, & de la considerer du costé qu’elle est agreable, sans se donner la peine d’examiner les objets, & de reconnoistre tout ce qu’ils ont de bon & d’utile. Cette profondeur d’esprit est plus propre dans l’entretient particulier, où deux Sçavans se plaisent de penétrer la Nature, & de découvrir la verité de toutes choses ; mais il faut s’expliquer avec beaucoup de netteté, & sur tout sçavoir les mots propres. Il faut mesme autant songer à bien penser qu’à bien dire, afin qu’on n’ait point de peine à nous entendre, & qu’on devine mesme nostre pensée. Outre que par ce moyen on se rend agreable dans la Conversation, C’est qu’on évite les équivoques, & les contresens qui peuvent donner de méchantes idées, à ceux qui nous écoutent. Ce qui nous excite encor des fausses interprétations qu’on peut donner à nos paroles, qui souvent attirent tant d’affaires, & d’éclaircissemens à ceux qui se trouvent en Compagnie. Le secret d’éviter cet inconvénient, est aussi de bien écouter ce qu’on dit, & de répondre à propos. C’est une des plus grandes perfections de la Conversation, & j’ajoûte que c’est le moyen de bien parler, du moins de parler juste, qui en est la qualité la plus essentielle. Quand on sçait bien écouter & bien répondre, dit l’Autheur de la Recherche de la Vérité, on rend non seulement les Conversations agreables, mais encor on les rend utiles ; mais on cherche à disputer, & à paroistre sçavant, & par conséquent à toûjours parler & étourdir les autres, & à s’étourdir soy-mesme.

De tous les défauts de la Conversation, je n’en trouve point de plus insuportable, que celuy de n’entrer point dans ce que l’on dit. C’est ce qui fait répondre mal-à-propos, rire à contre-temps, disputer sans raison, & se fâcher sans sujet. J’appelle cette dureté d’imagination une surdité d’esprit, beaucoup plus incommode que celle de l’oüye ; car un Sourd nous fait toûjours pitié, & ne cause tout au plus qu’une foible risée ; mais un Stupide excite nostre indignation, & nostre mépris. Cependant il y a peu de Gens qui ayent le don de penétration, parce que ceux qui ont l’oreille de l’esprit, si j’ose dire ainsi, subtile & délicate, sont sujets à de grandes distractions, & pour vouloir trop entrer dans ce que l’on dit, ne sont pas moins incommodes que les autres. On ne doit pas deviner les pensées d’un Homme contre son intention. On en voit qui foüillent jusqu’aux entrailles, & ausquels on n’oseroit parler. Il semble qu’on soit à la question devant eux ; on ne peut rien leur cacher, si l’on est sincere, & souvent ils obligent à mentir malgré qu’on en ait, pour se tirer d’affaire. Je vous entend, diront-ils, c’est d’un tel dont vous parlez. Cela est arrivé à un tel, vous y estiez, je le sçay bien. Y a-t-il rien de plus incivil ? un Amy seul, peut vous parler de la sorte. Il n’est pas toûjours permis de deviner. Il faut se contenter de ce que l’on veut bien nous dire. Quand la chose seroit de peu de conséquence, & qu’on l’auroit devinée, que sçavons nous les intérests que cette Personne a de la taire ? Peut-estre qu’elle nous la diroit dans le teste à teste, ou si nous marquions moins d’envie de la sçavoir ; mais de quelque maniere que ce soit, elle a ses raisons que nous ne devons pas examiner.

Il ne faut donc pas affecter de connoistre tout, & de sçavoir toutes choses. Il est quelquefois à propos de faire semblant d’en ignorer beaucoup, pour laisser parler les autres, & pour les entendre mieux dire ; mais sur tout il ne faut jamais renchérir sur ce que les autres ont dit. Il n’y a rien de plus impertment que de reprendre le discours d’une Personne, & redire tout ce qu’elle a dit, sous prétexte qu’elle a oublié quelques petites circonstances. Pour en user de la sorte, il faut qu’on soit informé que vous sçavez mieux la chose dont il s’agit que celuy qui a parlé, & mesme qu’on vous invite à le faire, encor doit on le faire fort modestement, & d’une maniere plus simple que si on avoit commencé le récit soy-mesme ; parce que c’est s’élever au dessus d’un autre, que de vouloir mieux dire ce qu’il a dit ; mais c’est encor un autre défaut de faire semblant d’ignorer toutes choses, de ne sçavoir de qui l’on parle, de ne connoistre personne, de qui parlez-vous ? qui est cet Homme-là ? demandent à toute heure ces rusez Ignorans. Cela vient quelquefois de peu de présence d’esprit, ou d’attention pour ce que l’on dit. Il y en a qui sont si distraits, qu’ils s’ignorent eux mesmes, & d’autres qui ne veulent pas se souvenir des choses, ou des Personnes, parce qu’elles leur semblent trop basses, & trop au dessous de leur dignité. Les Gens de peu de naissance, & que la Fortune a élevez, ont ce défaut. Ils ont oublié jusques au nom de leur Village. La plûpart aussi croyent qu’on connoist tout le monde comme eux, par des quolibets, & ils envelopent tout ce qu’ils disent, de sorte qu’on ne les entend point, ou du moins qu’on marque de ne les pas entendre. On ne doit jamais l’expliquer ainsi dans une grande Conversation, où il est rare qu’on se connoisse tous, & qu’on s’entre-entende. Il faut nommer les choses par leur nom. C’est donc un grand défaut de ne pas entendre ce que l’on dit ; mais ç’en est un plus grand de n’y pas répondre, & de biaiser toûjours aux question qu’on nous fait. On dit, & il est vray, que les Normans ne répondent jamais juste aux choses qu’on leur demande ; mais ils ne sont pas seuls, il y a bien des Personnes qui leur ressemblent, & qui trouvent finesse à tout ce qu’on leur dit. Ils ne manquent jamais de quelque faux fuyant, pour détourner la question, ou pour se preparer à y repondre. Ils croyent toûjours qu’on leur tend un piege pour les surprendre. J’avouë qu’il y a des choses sur lesquelles on se trouve embarassé, lors qu’on est obligé de parler précisément ; mais enfin on le doit faire sans détour, & le plûtost qu’il est possible, ou se défendre librement d’y répondre. Il y a des Gens qui questionnent sans cesse, & qui réduisent la Conversation en Dialogue. Il n’y a que le Maistre & le Disciple qui parlent, les autres écoutent. Cela est insuportable, mesme dans l’entretien privé & familier, & c’est une fort grande incivilité. D’autres s’étonnent de tout, & se récrient sur tout ce qu’on dit. Ils ne sçavent pas les choses les plus communes, & oublient celles qu’ils font tous les jours ; mais il ne faut rien dire dans la Conversation que l’on n’entende, qui ne plaise, & où l’on ne soit intéressé. C’est une chose aussi sote qu’inutile, de parler d’une Personne ou d’une affaire dont nous n’avons point de connoissance, & où l’on n’a aucun intérest, & mesme lors qu’on n’en dit que des choses basses & communes ; comme ceux qui ne parlent que des qualitez, & des affaires de leurs Amis, ou de leurs Voisins. On peut parler d’un Homme inconnu, lors qu’il est extraordinaire, ou d’un Païs dont on rapporte quelque chose de rare & de singulier ; mais il en faut dire peu, à moins que la Compagnie ne se plaise à nous entendre. C’est encor une belle chose de ne parler jamais que de soy ou de sa Famille, comme le petit Marquis du Misantrope ; d’avoir toûjours quelque Enfant, quelque Sœur, ou quelque Frere à faire l’Eloge, & le portrait comme un autre Ioconde ; & quoy qu’il soit mesme plus suportable de loüer les Morts qui nous touchent, il faut neantmoins banir de la Conversation, les Oraisons Funebres de nos Peres, & de nos Meres. Tout le monde sçait cela ; cependant tout le monde a ce foible, comme de faire sans cesse le récit de nos aversions, de nos maladies, de nos dégousts, & de mille autre choses qui choquent l’honnesteté, & la bien-seance. Que dirons nous de ces Gens, qui apres s’estre répandus sur le Prochain, par la pente qu’ils ont à la satire, font de si honteux retours sur eux mesmes, qu’ils se calomnient & se des-honorent sans y penser ? J’ay connu une Fille de qualité, d’un grand mérite, mais d’une réputation un peu scabreuse, qui parlant un jour dans une celébre Compagnie, des vapeurs dont elle avoit esté incommodée quelque temps, dit qu’elle ne trouvoit point de diférence entre ce mal, & celuy de la grossesse. Tout le monde à ce mot haussa les épaules, n’osant se récrier par le respect qu’on avoit pour elle. Les Cavaliers font aussi souvent des béveuës semblables, en parlant de leurs proüesses. Enfin tous ceux qui se loüent, qui s’aplaudissent, & qui ne sçauroient dire quatre paroles sans parler d’eux, sont sujets à tomber dans de fâcheuses contradictions, à découvrir d’étranges veritez, & à se démentir souvent eux-mesmes.

Ceux qui font toûjours rouler la conversation sur la Satire, la rendent chagrinante & insuportable. On fuit les Médisans, car on craint avec raison qu’ils ne tombent enfin sur nostre chapitre, & que nous ne soyons non plus épargnez que les autres. De plus, il est certain qu’on sort d’une pareille conversation, avec je-ne-sçay quel remord & quelle tristesse, qui est une secrete punition de la médisance. On peut railler dans la conversation, & dire les défauts des autres, d’une maniere honneste & agreable, mais il le faut faire avec une grande circonspection ; & je ne m’étonne pas si l’Evesque de Veronne, dont parle le Seigneur de la Caze, prit tant de mesures pour avertir le Comte Richard, qui l’estoit venu voir, qu’il mangeoit de mauvaise grace. Mais n’en déplaise à la politesse du Seigneur de la Caze, la maniere dont l’Evesque de Veronne en usa, estoit fort choquante, & je suis surpris qu’il applaudisse à ce procedé. Le Comte Richard avoit demeuré quelque temps chez cet Evesque, il pouvoit trouver cent moyens de luy faire remarquer ce défaut, sans attendre qu’il fut prest de partir, pour le faire accompagner par un Gentilhomme, qui luy dit en le quittant, que Monseigneur l’Evesque, pour le remercier de l’honneur qu’il luy avoit fait de le visiter, l’avoit chargé de luy faire un présent, qui estoit de luy dire qu’il avoit remarqué qu’en mangeant, il machoit avec une action un peu diforme, & qu’il faisoit un certain bruit qui blessoit les oreilles. Le Comte rougit à ce discours, dit l’Autheur ; je n’en doute point, Le compliment le devoit surprendre, & je le trouve bien plus honneste Homme, de ne s’estre pas offencé d’une pareille correction, que l’Evesque de la luy avoit fait faire. Il n’avoit osé luy en parler, de peur, disoit-il, qu’il ne le trouvast mauvais ; & ils ne craignoit pas de le luy faire dire par un de ses Domestiques. Quelle délicatesse ? Cette civilité est digne du Secretaire de la Cour. Mais pour revenir à la raillerie, il y a des Gens qui ne l’entendent point du tout. La moindre chose les offense ; & ce qui est surprenant, les plus grands Railleurs y sont les plus sensibles. Tout ce que l’on peut observer là-dessus, c’est de n’estre ny trop piquant, ny trop délicat ; la passion & l’acharnement pour la raillerie, rendent un Homme insupportable, & la délicatesse & la sensibilité le font paroistre ridicule. C’est le divertissement des Compagnies ; & Tertu-lien tout chagrin & tout austere qu’il est dans ses écrits, dit que la raillerie est le propre de la verité, & qu’on peut rire de ses Ennemis, que c’est mesme un office qu’on rend à tous ceux qui le méritent ; mais il donne un excellent precepte aux Railleurs, qui est de prendre garde que les railleries qu’ils font des autres, ne retombent pas sur eux. Saint Augustin dit mesme, qu’il y a de la charité à se rire des Ridicules, afin qu’ils changent de conduite ; parce que les railleries entrent fort avant dans le cœur, & font une grande impression sur l’esprit. Mais toutes nos plaisanteries sont des biaisemens de raison, & des égaremens de verité. Il est rare d’estre plaisant, veritable, & raisonnable tout ensemble. La raison & la verité sont sérieuses. Le mouvement & la badinerie sont ridicules. Les faux Plaisans ressemblent aux Ardens qu’on voit sur le bord des eaux, ils font mille tours qui égarent ceux qui s’arrestent à les considerer.

L’Homme se plaist naturellement à peindre & à exprimer le caractere des autres, il en contrefait la voix, les gestes, & les manieres. Il y en a qui excellent en cela, & qui sont d’admirables Comédiens ; ce sont des Singes dans les Compagnies, qui sont dangereux & qui font de grandes malices en riant, parce que ces Portraits s’impriment vivement dans l’esprit de ceux qui les écoutent, & leur donnent quelquefois d’étranges opinions de la personne qu’on leur représente. Enfin rien n’est plus capable de leur en inspirer du dégoust & du mepris. On aime ces esprits singes, mais ils ne sont bons qu’apres de grands Seigneurs, ou plûtost ils en doivent estre banis, lors qu’ils sont jeunes & propres à se laisser prévenir par de si sotes impressions ; car une Personne de qualité est insuportable, lors qu’elle est en boufonne, ou trop railleuse. Montagne dit qu’il n’avoit point cette faculté de représenter ingénieusement les gestes & les paroles d’un autre ; ce qui apporte, dit-il, quelquefois du plaisir & de l’admiration. J’en connois, & sur tout des Femmes, qui ont l’imagination si vive & si fortement imitratice de tout ce qu’elles voyent & qu’elles entendent, qu’elles font les mesmes gestes, & parlent de mesme ton que les Personnes avec qui elles conversent. Cependant il n’y a rien de plus badin, & mesme de plus choquant, quand bien ce seroient des Gens au dessous de nous, parce qu’on ne contrefuit jamais quelqu’un, que ce ne soit par mépris ou par injure, à moins que dans un entretien privé entre deux Amis, qu’ils badinent l’un avec l’autre. Je ne sçay mesme s’il est de la veritable politesse, de représenter le geste & la voix de ceux dont on rapporte les paroles ; car horsmis l’occasion de faire un bon conte où cette représentation a bonne grace, & en fait souvent toute sa beauté, je ne sçay, dis je, si on ne doit pas faire ce recit simplement, sans varier la voix ny faire aucune grimace, car cela sent trop le Theatre, & tout le monde n’aime pas l’air Comédien, sur tout dans un entretien sérieux. Mais que dirons-nous de ceux qui dans de grandes Assemblées & avec des Gens d’esprit & de qualité, parlent toûjours dans le langage de leur Province, & affectent de tourner tout ce qu’ils disent sur ce ton là, qui par une fausse simplicité & par de méchans mots, croyent faire paroistre beaucoup d’esprit & d’agrément ? J’ay oüy dire à un fort habile Homme, qu’outre que ce langage est incivile & ridicule dans une Personne que l’éducation ou la qualité doivent faire bien parler, on ne doit pas mesme s’en servir pour faire rire, quand bien on rendroit par là ce que l’on dit plus intelligible & plus agréable ; & la raison, disoit-il, que ce langage là que vous entendez & que vous trouvez plaisant, n’est pas entendu des autres & ne leur plaist pas. La Muse Normande ne fait rire que les Normans ; & les Gascons tout jolis & divertissans qu’ils sont dans leur entretien, fatiguent & ennuyent quand il dure trop longtemps. On ne veut rien qui soit outré dans la conversation ; on y veut de la délicatesse & de la circonspection. Mais cette prudence toute scrupuleuse qu’elle est, est absolument necessaire pour converser agreablement ; car il n’en est pas icy comme de l’entretien familier, où l’on parle à son Amy librement & sans contrainte. Cet Amy nous connoist, & nous pouvons nous exposer devant luy tout nud, & en Robe de Chambre. Mais dans les Assemblées, où il se trouve toute sorte de monde, & souvent des Gens dont on ne connoist ny l’esprit ny le visage, il faut se tenir sur ses gardes & sur le bon bout, toûjours concerté, toûjours ajusté. Tout le monde a les yeux sur nous, nous examine & nous observe ; & ce n’est pas assez de paroistre une fois de la sorte, il faut estre toûjours ainsi, si l’on veut voir le beau monde, & joüir de cette agreable societé. Mais c’est une grande contrainte, dira-t-on, il est vray, pour ceux qui n’ont pas l’usage du monde, & qui ne s’en sont pas fait de bonne heure une habitude ; mais quand on a un peu étudié le monde, & qu’on s’est formé sur de bons modeles, ce n’est plus une peine. Il n’y a que les Provinciaux & ceux qui ne voyent personne, que cela fatigue, & qui ne peuvent observer longtemps les regles d’une juste conversation.

Je connois une Personne qui a beaucoup d’esprit, & un talent admirable pour la belle conversation ; mais pour soûtenir son caractere, il luy faut toûjours des Gens nouveaux, autrement il retombe dans une negligence de penser & de dire des choses, qui est si grande, qu’on ne le reconnoist pas, & tel qui l’admiroit une heure auparavant, le trouve apres ridicule. La raison qu’il apporte de cette grande inégalité, (car ses Amis luy en font la guerre,) vient de son tempérament, qui ne peut souffrir la moindre contrainte, & qui a besoin de divers objets, qui réveillent la mélancolie qui l’accable ; mais outre cela c’est qu’il ne songe qu’à plaire, & à se faire admirer à ceux qui ne le connoissent point, & qu’il en demeure là, & ne s’en met plus en peine, si-tost qu’il a connu leur esprit & leur mérite. Il aime mieux faire d’autres conquestes ; car il est des esprits coquets, qui veulent tout charmer, & qui ne sont que chercher ou est-ce ? Ils méprisent presque aussi-tost ceux ausquels ils ont pris tant de peine à plaire. C’est neantmoins un défaut qui vient en partie du peu de commerce qu’on a avec le grand monde, où il faut estre toûjours égal, à moins qu’on ne soit une Personne du premier rang, ou de ces esprits comme Montagne, qui sont au dessus des Loix ; & qui par leur caractere transcendant, se font toûjours écouter de quelque maniere qu’ils parlent. Ce Montagne qui dit qu’il ne s’entretenoit jamais plus fortement, & plus licentieusement qu’aux lieux de respect & de cerémonies, cependant il ajoute qu’il estoit fait pour les grandes Compagnies ; mais comme il dit, pourveu que ce soit par intervales & à mon point. Voila la diférence qu’il y a dans la conversation des Gens du monde, & des beaux esprits ; les premiers sont toujours prests, & on ne s’apperçoit jamais dans leur air & dans leur maniere, de l’inégalité de leur humeur. Ce n’est pas qu’il n’y en ait quelques-uns qui font les réveurs, pour paroistre beaux esprits, ou pour marquer le peu de cas qu’ils font de ceux qui les entretiennent. C’est le vice des Gens de Cour aussi bien que des Provinciaux ; mais rien n’est de plus incivil que de marquer qu’on se déplaist avec les Gens, parce que la conversation est une occasion de respect & de cerémonie, où l’on ne peut manquer à l’honnesteté que les Hommes se doivent dans la societé civile ; ce qui a fait dire à un Moderne, que la conversation est un commerce de civilité, de complaisance, & de signes exterieurs pour entretenir l’amitié & l’union entre les Hommes. Lors qu’on nous rend visite, ou que nous la recevons, c’est pour nous faire honneur, ou pour en faire aux autres. Or nous ne devons jamais rien faire qui puisse marquer ny mépris, ny dégoust pour les Personnes avec qui nous conversons. La conversation n’est pas une dispute, une conférence, un entretien d’affaire ; il n’y a icy ny intérest à ménager, ny party à prendre, ny opinion à soûtenir. Ce n’est pas non plus une cohuë, où chacun se rencontrant par hazard, se traite avec indiference ; c’est un commerce de civilitez, de respects, & de complimens. L’honnesteté qui en est le fondement, y doit regner depuis le commencement jusqu’à la fin ; & je m’étonne que ceux qui veulent toûjours plaire, négligent d’avoir de la complaisance, puis qu’il faut se plaire avec les Gens, si l’on veut leur estre agreable. On peut estre icy humble sans bassesse, & simple sans ignorance. Il ne faut pas mépriser tous ceux qui ne sçavent pas le langage & les miseres de la Cour ; qui n’ont jamais oüy parler de Descartes, de la Princesse de Cleves, ou des opinions de la Grace. Le bon sens & la raison, sont quelquefois en un plus haut degré dans les Hommes du commun, que chez les Docteurs, & les Courtisans. Y a-t-il rien de plus beau que cette raison & ce bon sens tous purs, & dépoüillez de mille bagatelles, qui en sont d’ordinaire fort éloignez, ou du moins qui se trouvent rarement ensemble. Qu’il y a de plaisir d’entendre un Homme ou une Femme de bon sens, qui ne va que terre à terre, mais qui a les sentimens droits, qui parle juste, & qui ne dit que ce qu’il faut dire ! Les conversations de ces Gens-là sont douces & paisibles. On s’y delasse agreablement des contentions de la dispute, de ce babil & de cette cririe continuelle des faiseurs de Contes & d’Histoires. Ceux qui s’y ennuyent & qui les trouvent trop languissantes, peuvent en sortir, sans faire le personnage du Fâcheux bel esprit, du Misantrope de Moliere.

Aux conversations mesme il trouve à reprendre,
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre,
Et les deux bras croisez, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

 

Mais qu’il se souvienne de cette refléxion de Mr le Duc de la Rochefoucault, qu’un Homme d’esprit seroit souvent bien embarassé, sans la Compagnie des Sots ; & qu’il soit persuadé qu’il n’est pas moins pitoyable que les autres, lors qu’il donne trop dans le grand air, & dans la bagatelle. En voicy une peinture dans les Vers de Regnier ; qui pour estre vieille, ne laisse pas d’estre encor à la mode, & de représenter au naturel la conversation de ces Chevaliers spirituels & délicats, lors qu’ils sont avec les Dames.

En détournant les yeux, Belle, à ce que j’entens,
Comment gouvernez-vous les beaux esprits du temps ?
Puis faisant le doucet de parole & de geste,
Il se met sur un Lit, luy dit je vous proteste,
Que je me meurs d’amour, quand je suis pres de vous.
Je vous aime si fort que j’en suis tout jaloux ;
Et rechangeant de note, il montre sa Rotonde,
Cet ouvrage est-il beau ? que nous semble du monde ?
L’Homme que vous sçavez m’a dit qu’il n’aime rien.
Madame, à vostre avis, aujourd’huy suis-je bien ?
Suis-je pas bien chaussé ? ma jambe est-elle belle ?
Voyez ce tafetas, la mode en est nouvelle.
Cet œuvre de la Chine. A propos on m’a dit,
Que contre le Clinquant le Roy fait un Edit.
Sur le coude il se met, trois boutons il délasse.
Madame, baisez-moy, n’ay-je pas bonne grace ?
Que vous estes fâcheuse ! à la fin on verra,
Rosette, le premier qui s’en répentira.

 

Je voudrois que Regnier eust voulu faire la Conversation entiere, & nous dire ce que la Dame répondit à toutes ces gentillesses ; mais il est aisé de se l’imaginer, par ce que nous entendons dire tous les jours à de certaines Femmes, qui ne démentent en rien le caractere de nos jeunes Chevaliers. Comme les Femmes sont la fleur & l’ornement de la societé civile, elles sont aussi le charme & l’agrément des Compagnies. Sans elles, point d’honnesteté, de politesse, & de galanterie, qui sont les trois sources des belles & des grandes Conversations, & d’où l’on tire des regles parfaites pour y bien réüssir ; mais il faut avoüer que les Femmes ont rendu depuis quelque temps la Conversation un peu trop licentieuse, & qu’elles l’ont déreglée, sous prétexte d’une plus grande liberté, & d’un plus grand enjoüement. Le badinage du teste-à-teste, a causé la dissolution des entretiens. Les Femmes se sont accoûtumées aux mots libres, & à double sens ; & la licence qu’elles ont permise aux Cavaliers, de leur en dire, fait qu’elles ont aujourd’huy mauvaise grace de s’en offencer. Elles ont crû qu’il estoit de leur devoir, de chanter & de répondre, & l’on en voit telle qui en dit plus qu’on ne luy en peut dire. Les Dames sont sçavantes, spirituelles, & agreables sur ce point ; mais qu’elles prennent garde à la conséquence. Les Prudes en souffriront, ou plutost on ne reconnoistra plus desormais la Prude d’avec la Coquete. La pudeur doit toûjours estre la caractere du beau Sexe ; mais les Cavaliers perdent le respect, quand les Dames ne craignent pas de perdre la retenuë ; car enfin le déreglement des pensées & des paroles, est le commencement de celuy des mœurs. Une Conversation licentieuse, laisse de méchans préjugez de la conduite des Gens. On a beau dire que c’est pour paroître agreable & de belle humeur. Le moyen d’estre cruelle & sérieuse dans le particulier, quand on aime tant à paroître douce & enjoüée dans le public ? Celles donc qui s’attirent des affaires par leur trop d’indulgence, ne méritent pas qu’on les plaigne. Je le dis encor ; toute Femme qui souffre qu’on luy dise des bagatelles, & qui le plaist d’y répondre, mérite qu’on la pousse, & a tort de s’offencer de tout ce qu’on luy peut dire. C’est un sérieux à contre-temps, qui la rend ridicule. Il est à pardonner à une Femme d’une humeur délicate & scrupuleuse, de ne pouvoir souffrir de paroles un peu libres ; mais comme la corruption est grande, il ne faut pas s’éfaroucher de tout. On en voit qui rougissent du moindre mot, & qui ne rougissent point de nommer les choses par leur nom. Parce qu’elles ont un Mary où des Enfans, ou parce que ce sont des Filles qui ont passé un certain âge qui les met au rang des Femmes, elles croyent que tout leur est permis, & que cela ne tire point à conséquence. Comme les équivoques sont fort ordinaires sur cette matiere, je croy qu’il sera bon icy de remarquer celles qui se peuvent souffrir dans la Conversation, & celles qu’on en doit rejetter.

 

On peut réduire toutes les équivoques à quatre sortes. Il y en a de malicieuses, de necessaires, d’impréveuës, & d’ignorantes. Les équivoques malicieuses, sont celles qui sortent de la bouche des Libertins. Elles procedent de la corruption du siecle, & composent tous les discours des Imprudens & des Voluptueux. Elles salissent toutes l’imagination, & corrompent la volonté ; car c’est en vain qu’on croit cacher le vice en le déguisant, & que l’ambiguité des paroles doit couvrir la saleté des pensées. Le mesme esprit qui les fait dire, les fait entendre ; & comme on s’arreste davantage aux choses qui ont quelque difficulté, plus le sens en paroist caché, & plus on s’attache à le vouloir penétrer. On voit mesme des Personnes qui sont plutost choquées par de sales équivoques, qu’elles ne l’auroient esté par le simple recit de la chose qu’on leur vouloit faire entendre ; car plus ce qu’on dit est délicatement envelope, plus il touche celuy qui l’écoute, lors qu’il a l’esprit subtil & penétrant ; c’est pourquoy ces façons de parler sont toûjours dangereuses, lors qu’elles viennent d’un esprit fin, & qu’elles tendent à une oreille délicate. Je sçay bien que les équivoques peuvent estre permises, lors qu’elles envelopent une chose qu’on ne peut pas dire d’une autre maniere, sans blesser la bienséance & l’honnesteté. Il faut épargner les Gens avec qui l’on parle ; mais lors qu’il n’y a point de necessité, il faut s’abstenir de cette petite finesse, qui loin de cacher les choses, les découvrent le plus souvent. Montagne est du sentiment qu’il n’y a point de paroles sales, & les Débauchez justifient par là leurs équivoques ; mais il est certain que s’il y a des pensées sales (ce qu’on ne peut nier) il y a des paroles sales, puis que les paroles ne sont autre chose en cette occasion que les images de ce que pensent les Libertins.

 

Il y a des équivoques necessaires ; car on ne peut pas toûjours exprimer les choses ouvertement, en tous lieux, & devant toute sorte de Personnes. Celles-cy se peuvent appeller des équivoques d’affaires & d’intrigues, qui servent à se faire entendre devant ceux de qui on ne veut pas estre entendus. Un mot de diférente signification, un endroit historique expliqué à contresens, un Proverbe, peuvent cacher une affaire, & en dérober la connoissance. Elles sont honnestes, subtiles, adroites, & rarement criminelles. Pour les équivoques impréveuës, elles sont fort communes dans toutes les Conversations. Elles viennent de la rencontre inopinée des mots, de leur diférente signification, de la vivacité de l’esprit, & du peu de refléxion qu’on fait sur les choses. C’est ce qu’on appelle des mal-entendus, des jeux de mots, des tromperies de paroles. On en voit à toute heure des exemples ; mais je n’en puis oublier une de cette espece, que j’entendis il y a peu de temps. Des Religieux présentoient une Requeste au Conseil, par laquelle ils demandoient que des Religieuses, qui pour estre un peu trop leurs voisines, & mesme jointes à leur Maison, les interrompoient en faisant leur Office ; ils demandoient, dis-je, (& voicy l’équivoque) qu’il leur fut permis de n’avoir qu’un Chœur, comme ils ne faisoient qu’un mesme Corps, estant d’un mesme Ordre ; qu’ils cédoient toutes leurs autres prétentions, pourveu qu’ils n’eussent qu’un Chœur. Cette équivoque, qui n’estoit qu’un jeu fait sans y penser, ne laissa pas de gâter la Requeste, & de rendre les pauvres Religieux ridicules. Je ne parle point icy d’une autre sorte d’équivoques qui se fait encor de la mesme signification, & du mesme son des mots. Autrefois c’estoit une figure, mais les habiles Gens l’évitent avec soin. Ces sortes de jeux de mots font un plaisant caractere ; mais, Dieu mercy, l’on commence à se défaire des quolibets, & des turlupinades. Il y a encor des équivoques ignorantes & grossieres, qui sont fréquentes parmy le Peuple, & les Personnes qui parsent mal, parce que la plûpart viennent de la corruption du langage, & d’une méchante éducation ; mais ceux qui ont de l’esprit, & qui ont esté bien nourris, les évitent facilement.

 

Comme les contes font la plûpart des entretiens ordinaires, & qu’il y entre beaucoup de ces équivoques licentieuses dont je parle, il seroit à propos de marquer de quelle nature ils doivent estre ; mais n’ayant pas entrepris d’entrer dans le fond de la Conversation ce qui seroit d’un trop long détail, & de donner icy des regles de la Morale Chrêtienne, je ne m’attache point à examiner les défauts qui regardent les mœurs, ny les qualitez qui peuvent la rendre pure & sainte. Tant d’habiles Ecclésiastiques ont écrit sur cette matiere, que ce seroit inutilement que je m’en voudrois mesler, à joindre que la conversation du monde dont je parle icy, n’est point du ressort des Devots. Ils ne doivent point s’y trouver, s’ils n’y sont appellez, & ils devroient plûtost en ignorer les maximes, que de les censurer. Ils voudroient qu’on y parlast toûjours de Dieu, & je voudrois qu’on n’y en parlast jamais, du moins lors qu’elle est remplie de Gens, qui ne songent n’y à s’amender, ny à s’instruire. Il faut laisser la Religion pour les entretiens particuliers, & pour les Personnes éclairées & solitaires, elle demande un respect & une attention qui ne se rencontre point dans le bruit, & le tracas des conversations du monde. Cependant je puis dire qu’une Conversation reglée de la maniere que je la représente, est peu diférente de celle des Hommes les plus austeres, & les plus critiques ; & que pour estre accommodée à la politesse & à la délicatesse du siecle, elle n’est aucunement éloignée des maximes de la Morale, & de la Religion ; mais pour revenir aux Contes, & aux Histoires dont j’ay déja parlé, ils ne doivent rien avoir de trop libre, ny qui choque la pudeur, & l’honnesteté. J’estime infiniment la maniere de conter du bel esprit, qui nous a donne les Fables choisies de Phedre, & d’Esope ; mais je ne puis approuver qu’on déterre Boccace & l’Arrétin, pour nous faire rire ; & qu’au mépris de la Religion, on ramasse si curieusement tout ce que l’on dit de plus infâme contre ses Ministres. Les Cavaliers qui ont remarqué que les Dames lisoient sans scrupule & avec plaisir, ces Contes nouveaux, ou plûtost ces vieux Contes habillez à la mode, se font érigez en Conteurs, & les ont mises en humeur de les écouter ; mais ceux qui excellent en cela, doivent songer que quelque esprit & quelque agrément qu’il y ait dans les bagatelles, on s’en lasse à la fin, & de ceux qui les débitent ; mais on ne suit pas moins les faiseurs de Complimens. Rien n’est plus ennuyeux qu’une Conversation de cette sorte. Les bagatelles sont neantmoins la plûpart des entretiens des Hommes, & des Femmes ; & ce qui est plaisant, c’est qu’ils appellent cela des Conversations sérieuses ; comme si ce ramas confus de paroles, qui ne veulent rien dire, & ces cerémonies affectées & ridicules, se devoient nommer ainsi. C’est se tromper, le Compliment ne doit jamais faire le fonds de la Conversation ; il y entre quelquefois comme dans les Lettres, & en peut faire l’entrée, & la sortie, lors que la Conversation se passe dans une visite reglée ; mais on ne fait jamais des Conversations en Complimens. Il faut laisser ces Dialogues-là à l’Autheur de la Civilité Françoise, qui fait dire de si jolies choses à la Dame qui peint dans son Cabinet, & au Cavalier qui luy rend visite. On se fait des visites de Complimens, comme sur le mariage, ou la mort d’un Parent ou d’un Amy ; mais ces visites ne sont pas des Conversations, elles sont courtes, & on y parle rarement d’autre chose que de ce qui nous y mene. Pour ce qui est des Complimens qu’on peut faire dans la Conversation, outre qu’ils doivent estre rares, il faut qu’ils soient courts, & jamais ne s’en faire un jeu ; cela embarasse toute la Compagnie, qui n’aime pas d’entendre des fleuretes, où elle n’a aucune part. Mais enfin, ceux qui se meslent de faire des Contes & des Complimens, doivent s’en acquiter de bonne grace, soit du costé de la voix, & du geste ; & voicy l’endroit où je dois parler de ces deux choses.

 

Tous ceux qui parlent avec passion, parlent haut, si ce n’est ces Doucereux qui débitent des fleuretes du ton bas ; mais il faut croire qu’ils ne sont pas fort touchez, & que ce ne sont pas leurs soûpirs qui les suffoquent, & qui leur ostent la voix. Tous les autres parlent donc haut quand ils ont de la voix ; mais tous ceux qui parlent haut, ne parlent pas toûjours avec passion. Il y en a qui ont naturellement la voix haute & perçante, & qui ne peuvent se corriger de ce costé là. Les grands Parleurs, ceux qui dogmatisent, & qui enseignent par tout où ils se trouvent, ont le ton haut, & font une cohuë de la Conversation, car il n’en faut qu’un pour exciter tous les autres. C’est à qui criera le plus haut pour se faire entendre, & ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute. On doit éviter icy le ton de Prédicateur, & d’Avocat, tant ce qui a l’air de la Chaire & du Barreau est insuportable dans la Conversation ; mais pour revenir au ton bas & radoucy de la voix, il n’est propre que dans le teste à teste ; hors de là, il faut parler pour se faire entendre ; & lors qu’on prend son ton selon les matieres qu’on traite, le nombre des Personnes qui nous écoutent, & l’étenduë du lieu où l’on est, on ne parle jamais ny trop haut, ny trop bas. Il faut donc pratiquer exactement les regles, afin de se former un ton de voix qui soit juste & naturel pour la Conversation.

 

Lors que l’action est naturelle, & bien ménagée, elle doit accompagner le discours de celuy qui parle. C’est une espece d’expression, dit le Chevalier de Meré, & tout ce que l’on fait de la mine & du geste, est agreable, pourvû qu’on le fasse de bonne grace, & qu’il y paroisse de l’esprit ; mais il ne faut pas estre Acteur de rien, comme Diseur de rien. Le cœur & l’esprit sont toûjours de compagnie dans la Conversation, ce qui ne se peut faire sans action, & sans mouvement. On ne parle pas seulement pour faire entendre ses pensées, on parle encor pour exprimer ses sentimens ; & ces deux choses se rencontrent toûjours dans la Conversation. Il faut estre touché pour toucher les autres, qui est le but de tous nos entretiens ; & sans le cœur, tout l’esprit du monde n’émeut pas ; mais si on est animé sans esprit, on est broüillon, emporté, & fort incommode dans une Compagnie ; mais lors que l’esprit regle nos sentimens, c’est le moyen d’estre agreable. Le geste est non seulement l’éloquence du corps, il fait paroistre celle de l’esprit ; & ceux qui parlent le mieux, sont d’ordinaire plus gesticulatifs que les autres. Nous avons veu une grande Princesse, qui n’estoit pas moins celébre par son esprit, & par sa beauté, que par son illustre naissance, qui ne parloit guére que par gestes, un signe de la teste, des yeux, ou de la main, aucun vous m’entendez bien, estoit souvent le plus grand entretien qu’on eut avec elle. Cependant cela vouloit dire beaucoup de choses, pour ceux qui avoient de l’esprit, & qui la connoissoient. Cette Princesse avoit aussi de grands sentimens ; car les signes sont le langage du cœur, & plus l’on a l’imagination vive, & les passions violentes, & plus on fait de gestes ; mais on peut dire aussi que plus on est intérieur, & recueïlly en soy-mesme, & moins on parle de la langue & des lévres. Cette Princesse avoit aussi plus affecté ce langage müet, depuis qu’elle s’estoit mise dans la dévotion, où elle croyoit qu’il faloit retrancher ce grand nombre de paroles oiseuses & inutiles, où les Gens du monde abondent.

 

Il n’est rien de plus fatiguant dans la Conversation qu’un grand Parleur, qui des qu’on commence un discours, nous rompt en visiere, & qui se mesle d’interpreter jusques aux moindres pensées de ceux qui parlent ; qui croit que rien n’est bien dit, s’il ne sort de sa bouche ; & qu’il est seul capable de donner un beau tour aux choses que les autres disent. Apres qu’il a étourdy une Compagnie du long récit de ses avantures, apres qu’il s’est épuisé sur les nouvelles & sur les affaires du temps, si quelqu’un veut prendre la parole pour luy répondre, ou pour détourner son babil, il revient tout de nouveau à la charge ; & recommence avec plus de chaleur qu’auparavant. Enfin c’est le fleau des Compagnies ; & si on soufre ce défaut dans les Femmes, il est impardonnable pour les Hommes ; mais je ne trouve rien aussi de plus ridicule, que l’admiration qu’ont de certaines gens pour ceux qui parlent peu. Vous diriez que ce sont des Oracles que tout ce qu’ils disent, & bien souvent ils ne disent que des bagatelles, aussi bien que les autres. A la vérité on en est moins importuné, mais ils rendent la Conversation stérile, ennuyeuse, & languissante. Il faut donc prendre icy un juste milieu entre le grand Parleur, & le taciturne. Celuy qui parle trop, gaste & étoufe toutes les belles choses qu’il dit. Celuy qui parle peu, ne doit rien dire [que] de bon s’il veut estre estimé, & meriter qu’on l’écoute. Il faut estre bel esprit, & reconnu pour tel dans une Compagnie, pour se taire avec esprit. Un Homme est-il agreable qui ne dit rien, ou qui est longtemps à dire ce qu’il dit ? Et s’il dit de belles choses, le temps qu’il prend à les dire n’en diminuë-t-il point le prix, & la beauté ? Les Fruits tardifs ne sont pas toûjours les meilleurs, & ceux du Printemps sont bien plus charmans que ceux de l’Automne. Un bel esprit dans la Conversation, abhorre le babil, & n’affecte pas le silence. Il donne du poids, & de la gravité à ses paroles, mais elles n’ont rien de lourd, & de stupide. Il sçait quand il faut parler, ou quand il faut se taire ; qu’il y a des temps où il faut parler peu, & penser davantage ; & d’autres où il faut souvent parler, & dire des choses agreables ; enfin qu’il faut suivre l’inclination, & l’humeur de ceux avec lesquels on est obligé de converser. Il y a une grande diférence entre la Conférence, l’Entretien, & la Conversation. Dans la Conférence, on s’échaufe, on dispute, on conteste ; & tout cela ne se fait pas sans beaucoup parler. Dans l’Entretien familier, on se parle librement, & avec négligence ; mais dans la Conversation, tout doit estre régulier, & concerté ; rien de trop, ny de trop peu ; & ceux qui s’en tirent le mieux, se peuvent vanter avec justice de posseder l’art de bien parler, qui dépend de l’art de bien penser ; mais l’on supose l’autre, lors qu’on ne dit que ce qu’il faut dire, qu’on sçait démesler les pensées qui se présentent, & s’arrester toûjours aux meilleures.

 

La Conversation est un commerce, où chacun trafique pour soy & selon ses moyens. Mais il faut sçavoir le négoce pour y entrer ; car on en a banny tous les caracteres qui pouvoient rompre cet agreable commerce. Tous les Hommes ne sont pas sociables, quoy qu’ils soient nez pour la societé ; non seulement les Stupides & les Brutaux ; mais encor les sçavans & les habiles, les Gens d’affaire, & de cabinet, n’y sont pas toûjours propres, ils sont trop distraits & trop spéculatifs. Il faut avoir une gayeté & un agrément, que les Livres & les affaires nous ostent bien plûtost que de nous les donner. L’esprit de la conversation est un esprit naturel, ennemy du travail, & de la contrainte. On dit que c’est le métier des Gens oisifs, & qui n’ont rien à faire ; mais ce n’est pas assez d’estre à loisir, & n’avoir rien dans l’esprit qui nous occupe & nous inquiete. Il faut estre encor de belle humeur, & dans les jours où tout nous rit, & tout nous plaist, où l’on s’aime avec soy mesme & avec les autres. L’esprit de bien des Gens est journalier, comme le visage ; c’est pourquoy il y en a qui ne veulent pas toûjours se trouver en conversation ; Semblables à ces Belles qui ont de certains jours qu’elles ne sont pas visibles. L’on dit mesme qu’il y a des jours malheureux pour la conversation, aussi bien que pour le jeu, où l’on ne peut ny bien penser ny bien dire ; une rencontre, un nuage, une distraction, arreste, obscurcit, & trompe les esprits les plus forts, les plus fins, les plus brillans ; de plus, il y a des Personnes avec qui on a de la peine à ouvrir la bouche, qui n’inspirent ny esprit ny plaisir ; d’autres qui prennent un certain ascendant, qui rebute de telle sorte qu’on ne s’entretient avec eux que par force. Le monde est composé de deux sortes de Gens ; les uns pensent à leurs affaires ; les autres songent à leurs plaisirs. Il n’y a que les derniers qui soient agreables dans la conversation ; mais comme ils s’y trouvent mêlez tous les jours, la grande habileté consiste à les bien connoistre & à se bien ménager avec eux. Il faut avoir pour cela le don de se communiquer, sçavoir plaire & n’avoir rien de rebutant dans l’esprit & dans la personne. Je croy que Montagne a eu raison de dire que la Vieillesse n’est plus propre pour les Compagnies ; outre les défauts qui luy sont ordinaires, elle est trop sérieuse & trop chagrine, & l’on veut icy du brillant & de l’enjoüé. Ce doit estre l’école de la Jeunesse. Les Viellards ont pour leur partage, la Conférence & le Cabinet.

 

On fuit les Gens trop polis, & trop exacts ; mais on ne peut estre ny trop civil, ny trop complaisant, non pas de cette civilité cerémonieuse, & façonniere, qui est à charge à tout le monde, mais d’une civilité soûmise, & respectueuse, si naturelle aux honnestes Gens, & qui plaist tant à ceux qui le sont & mesme à ceux qui ne le sont pas. Je n’entens pas aussi une complaisance basse & servile, qui est ridicule & méprisable ; mais une complaisance agreable, aisée, & spirituelle, qui flate à propos, & qui nous attire l’estime & l’approbation de nos Ennemis mesmes. Enfin il faut estre sage, honneste, modeste, doux, & avoir les manieres insinuantes. La necessité nous contraint de traiter avec toutes sortes de Gens, pour ce qui regarde les affaires ; encor est-on bien-aise d’agir avec d’honnestes Gens, de visage & d’humeur agreable ; tout en va mieux, & les choses se font plus aisément. Mais dans la conversation, on y veut des Personnes de choix, autrement elle est seche, & plus fatigante que les affaires. Mais voicy en trois mots les qualitez necessaires pour la conversation ; un grand usage du monde ; rien dans les pensées ny de trop bas, ny de trop relevé ; dans l’expression, rien d’obscur & d’affecté ; dans le geste, rien de trop guay, ny de trop triste. Mais je ne puis mieux finir ce Discours, que par les paroles de Mr de Balzac, que j’ay tirées d’une Lettre qu’il écrit à Mr Coëffeteau. Il semble qu’elles m’ont fourny de texte, & que tout ce que j’ay dit n’en est que la paraphrase. Un honneste Homme dans la conversation, propose l’amour & ses opinions de la mesme sorte que les doutes, & n’éleve jamais le ton de sa voix pour prendre avantage sur ceux qui ne parlent pas si haut. Il n’y a rien de si odieux qu’un Prédicateur de Chambre, qui annonce sa propre parole, & dogmatise sans mission. Il faut fuir les gestes qui paroissent des menaces, & les termes qui sentent le stile des Edits. Il ne faut ny accompagner son discours de trop d’action, ny rien dire de trop affirmant. Finalement la conversation a plus de raport à l’Etat populaire, qu’au gouvernement d’un seul, & chacun y a droit de suffrage, & y joüit de la liberté.

De la Fevrerie.

Sentimens sur toutes les Questions du XVIII. Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 167-178.

SENTIMENS SUR
toutes les Questions du XVIII.
Extraordinaire.

Si une Fille riche, & laide, est à préferer à une autre qui n’a point de Bien, mais qui est belle, & d’une humeur tres-douce.

 O siecle ! ô mœurs ! toûjours l’argent,
Des devoirs les plus saints, sera l’unique Agent,
 Et sans luy, l’Homme le plus sage
N’oseroit aujourd’huy penser au Mariage ?
 De crainte de faire des Gueux,
 Un chacun se rend malheureux,
Et préfere la riche à la Femme jolie ;
Mais malgré cette erreur, si jamais en ce cas,
 De l’Hymen il me prend envie,
Les trésors de Crésus ne me tenteroient pas.
 J’aime une Femme sage & belle,
 Dont la douceur ait mille appas.
Quand elle est de la sorte, on est riche avec elle.

Si le sentiment de Phinée dans l’Opéra de Persée, est d’un veritable Amant, lors qu’il dit qu’il aime mieux voir Andromede devorée par un Monstre, qu’entre les bras d’un Rival.

 Comme le secret du Probléme
Consiste bien souvent dans la distinction,
 On peut sans une peine extréme
 Résoudre cette Question.
Si l’Amant est aimé, si pendant sa tendresse
Il n’a rien soupçonné de l’Objet de ses feux,
 Enfin si pour le rendre heureux,
 Il ne tient pas à sa Maîtresse,
 Il faudroit qu’il fut bien brutal,
 Et qu’il eût l’ame bien cruelle,
 De vouloir la mort de la Belle,
Plutost que de la voir dans les bras d’un Rival.
 Dequoy peut-elle estre coupable ?
Ses Parens, son devoir, ont causé ce malheur ;
 Il n’est pas tout seul misérable,
 Elle partage sa douleur.
Mais s’il n’est point aimé, si cette impitoyable,
 Pour augmenter son tourment,
 Luy préfere un autre Amant,
 Et rit du sort qui l’accable,
Il vaudroit mieux pour luy la voir au monument,
 Puis qu’un pareil traitement
 Est toujours insuportable.
 Venons à l’application.
 Phinée est aimé dans la Fable,
Ou du moins Andromede en son affliction
 N’a point pour luy d’aversion,
 C’est le Destin qui les sépare.
Phinée est donc cruel, inhumain, & barbare ;
Mais en dernier ressort, ma Muse en jugera,
 Lors que j’auray veu l’Opéra.

Si l’amour qu’on a pour une jolie Femme, doit empescher qu’on n’en prenne encor pour toutes les belles Personnes qu’on rencontre.

 Sur cette Question galante
 Je ne prendray point de party ;
 De la Victoire que l’on chante,
 On a souvent le démenty.
 Mais examinons ce Probléme
 Avec un peu de liberté.
L’Amour est un tribut qu’on doit à la Beauté.
Donc malgré les appas d’Amaranthe que j’aime,
 Je puis sans infidélité
 En conter à toutes les Belles ?
 Cette These à la verité
 Est en amour des plus nouvelles.
 Mais voyons de l’autre costé,
Peut-estre y trouve-t-on plus de solidité.
Il n’est rien comparable à celle que j’adore.
Ergo, tout autre Objet me doit paroître affreux.
 Ce raisonnement est encore
 Absolument défectueux ;
 Mais enfin ce que l’on peut dire
 En faveur de ces deux Amans ;
 L’un est coquet, se plaist à rire ;
 L’autre est du Païs des Romans.

Comment doit estre fait un Homme, pour vivre parfaitement heureux.

Comme chacun souhaite un bonheur à sa mode,
Et dans sa fantaisie en trace le portrait,
 Voicy selon cette méthode,
 Comme je voudrois estre fait.
Avoir de l’embonpoint, une santé parfaite,
Estre de bonne mine, & de belle défaite,
Pas plus de quarante ans, toûjours de belle humeur,
De l’esprit comme il faut, mais point d’esprit d’Autheur ;
Sur tout point de procés, point d’amour, point de debtes,
Point de Charge qui trouble un aimable repos,
 Point de Gens qui mal-à-propos
 Vous demandent ce que vous faites ;
Jamais d’inimitiez avecque ses Voisins,
Assez peu de Valets, encor moins de Cousins,
 Un Amy fidelle & sincere,
 Une belle & jeune Bergere,
 Dont le cœur réponde à nos vœux ;
 Le Mariage d’ordinaire
 Ne nous rend pas toûjours heureux ;
 Estre exempt de blâme & d’envie,
 Et dans Paris passer sa vie ;
Cent mille francs par an, payez de quare en quart,
 Plutost d’avance que trop tard,
 De son bien faire un bon usage,
Avoir dedans le cœur, comme sur le visage,
 Ce qui fait un Homme content,
 (Car ce n’est rien de le paroistre)
Il faut dans le bonheur qu’icy-bas on attend,
Que l’on nous croye heureux, & que nous croyions l’estre.

Sur l’Origine du Droit.

Du Droit & de la Loy, Dieu mesme est l’origine ;
 On en cherche en vain les Autheurs,
 C’est dans cette Source divine
 Qu’ont puisé les plus grands Docteurs.
Malgré l’aveuglement, l’erreur, & l’imposture,
Ce Droit & cette Loy dans nos ames gravez,
 Ont esté toûjours conservez,
Et redressent encor nostre foible nature.
 Mais que l’on ne s’y trompe pas,
 La Loy qu’on ressent en soy-mesme
 Est d’une diférence extréme
 De celle qu’enseignoit Cujas ;
Car enfin, cher Mercure, il faut que je le die,
 Le Droit qu’on pratique icy-bas
 Vient sans-doute de Normandie.

Quelles sont les qualitez necessaires pour la Conversation.

La Conversation n’est pas ce que l’on pense.
Un ramage confus & de sons, & de voix,
Un babil eternel & sans regle, & sans choix,
 Une Ecole de médisance ;
Des Hommes corrompus c’est là tout l’entretien.
Jamais de leur prochain ils ne disent de bien,
Et dans tous leurs discours pleins de haine & d’envie,
On y voit le portrait de leur méchante vie,
 Puis qu’ils débitent en tous lieux
 Leurs sentimens pernicieux ;
Mais l’honneste Homme, & l’Homme sage,
 Tiennent bien un autre langage.
Ce ne sont que propos de sagesse & d’honneur,
Et leur bouche toûjours parle selon leur cœur,
Un visage riant, un air doux & modeste,
L’éloquence du Corps, de la mine, & du geste,
Rien de trop sérieux, & dans tout le maintien,
Je ne sçay quoy qui charme & plaist dans l’entretien.
Avec ces qualitez, pour peu qu’on soit habile,
On sçait plaire à la Cour aussi-bien qu’à la Ville ;
Et tel on vit jadis nostre Hercule Gaulois
Tenir mille Auditeurs suspendus à sa voix.

Quel est l’Autheur des Lunetes.

 Sans des recherches plus parfaites,
Je croy que le hazard & la nécessité
 Peuvent bien avoir inventé
 L’usage commun des Lunetes ;
 Mais celles qui des Curieux
 Eclairent l’esprit & les yeux,
Et leur font découvrir mille choses secretes,
 Et sur la Terre, & dans les Cieux,
 De l’Astronomie en tous lieux,
 Sont les fidelles Interpretes.
C’est de là que nous vient la rare invention
D’examiner le Ciel, les Astres, les Planetes,
 De voir leur élevation,
 Leur nombre, leur distinction,
 Leur cours, leur grandeur, leurs assietes,
Leurs taches, leurs defauts, leur révolution.
Mais, illustres Sçavains, qui par ces longues veuës
 Penétrez au dela des nuës.
Aviez-vous découvert cet Astre nouveau né.
Que pour nous gouverner le Ciel a destiné ?
 Déja son heureuse naissance
De mille & mille feux vient d’éclairer la France ;
Car le Sang de Baviere, & le Sang de Bourbon,
 Comme le témoigne l’Histoire,
 Ne produiront rien que de bon,
Et qu’on ne doive voir couronné par la Gloire.
Mais pour mieux expliquer à la Posterité,
Quelle sera la gloire & l’immortalité
 Qui doit combler ses destinées,
D’un si long avenir percez l’obscurité,
Et la Lunete en main, observez ses années.

Du Rosier,

Si le sentiment de Phinée dans l'Opéra de Persée, est d'un véritable Amant, lors qu'il dit qu'il aime mieux voir Andromede devorée par un Monstre, qu'entre les bras d'un Rival §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 168-170.Voir cet article pour la question et cet article pour une autre réponse.

Si le sentiment de Phinée dans l'Opéra de Persée, est d'un véritable Amant, lors qu'il dit qu'il aime mieux voir Andromede devorée par un Monstre, qu'entre les bras d'un Rival.

 

Comme le secret du Probléme

Consiste bien souvent dans la distinction,

On peut sans une peine extréme

Résoudre cette Question.

Si l'Amant est aimé, si pendant sa tendresse

Il n'a rien soupçonné de l'Objet de ses feux,

Enfin si pour le rendre heureux,

Il ne tient pas à sa Maîtresse,

Il faudroit qu'il fut bien brutal,

Et qu'il eût l'ame bien cruelle,

De vouloir la mort de la Belle,

Plutost que de la voir dans les bras d'un Rival.

Dequoy peut-elle estre coupable ?

Ses Parens, son devoir, ont causé ce malheur ;

Il n'est pas tout seul misérable,

Elle partage sa douleur.

Mais s'il n'est point aimé, si cette impitoyable,

Pour augmenter son tourment,

Luy préfere un autre Amant,

Et rit du fort qui l'accable,

Il vaudroit mieux pour luy la voir au monument,

Puis qu'un pareil traitement

Est toûjours insuportable.

Venons à l'application.

Phinée est aimé dans la Fable,

Ou du moins Andromede en son affliction

N'a point pour luy d'aversion,

C'est le Destin qui les sépare.

Phinée est donc cruel, inhumain, & barbare ;

Mais en dernier ressort, ma Muse en jugera,

Lors que j'auray veu l'Opéra.

Sur ce qu’on demande le Portrait d’un Homme parfaitement heureux §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 208-211.

Sur ce qu’on demande le Portrait d’un Homme parfaitement heureux.

Il se fait des Portraits achevez en diférentes manieres, en Peinture, Gravure, Cire, Sculpture, en Pastel & en Mignature. C’est en cette derniere façon que je prétens contenter le Mercure sur sa demande. Pour l’accomplissement de ce dessein, je ne puis me servir d’un Pinceau & d’une meilleure main, que de celle qui a formé toutes choses sur le modelle de son Idée, & qui a creé l’Homme à son image & semblance. Cet excellent Ouvrier a prévenu nostre curiosité sur les Questions que nous aurions à proposer au sujet de ce Discours. Il a decidé des objets, qui pourroient y faire naistre un doute raisonnable dans le choix & la preférence, en donnant l’exclusion à ceux dont les aparences trompeuses & ébloüissantes pourroient nous surprendre, & nous découvrant tout ce qu’avec raison & verité on devoit estimer propre à l’établissement d’un solide & entier bonheur. Il n’est donc besoin icy que de raporter nuëment ses paroles, qui tracent le plus beau Portrait d’un Homme parfaitement heureux, que toutes les Langues, les Plumes, & les Pinceaux de l’Univers, ne sçauroient décrire ou dépeindre. Ces paroles sont, Les uns ont mis la Beatitude dans les richesses, d’autres dans les honneurs, ceux-cy dans les plaisirs ; & tous unanimement, chez les Anciens prophanes, ont estimé pour tres-heureux, les Gens qui possedoient ensemble ces avantages, mais ce jugement est vain. Heureux uniquement le Peuple, qui faisant un bon usage des graces du Ciel, en mérite la protection, & dont le Seigneur soit connu le Dieu.

Les uns ont mis le bonheur de la vie
 A ne point sentir de chagrin,
Ny de tourment, de soucis, ny d’envie,
De desirs élevez pour la Gloire, ou Sylvie,
 Mais seulement à boire de bon Vin.
Pour moy, je ne connois que l’Amour, ou la Gloire,
 Que les Héros & les Amans,
 Qui se disputent la victoire
A remporter de plus heureux momens.
 Beaucoup mettroient dans leur durée
 Le solide & parfait bonheur,
Mais la possession en est mal assurée,
Et fait naître souvent un excés de douleur.
 Dans cet état d’inconstance & de peine,
 Où donc chercher ce qu’on ne peut trouver ?
Travailler pour le Ciel, tâcher de se sauver,
On se tire par là de la misere humaine.
 C’est l’unique félicité
 Qu’on peut s’établir sur la Terre.
 Le reste n’est que vanité,
 Aussi fragile que le Verre.

Le Marquis d’Ally.

Exposition d’une première Ecriture Universelle §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 212-285.

EXPOSITION D’UNE
premiere Ecriture Universelle
.

Ma derniere Lettre vous ayant expliqué en abregé, la diférence des deux méthodes, dont je juge qu’on peut dresser le Dictionnaire Universel, je me trouve obligé de vous raporter des modelles, ou au moins des échantillons de l’une & de l’autre, contre l’intention que j’avois euë d’abord de ne point entrer dans ce détail. Vous ne pourriez sans cela assez bien connoître leur diférence, & elle est d’autant plus necessaire à sçavoir, que ces deux méthodes produisent par leur diversité deux sortes d’Ecritures, au lieu d’une que j’ay proposée jusqu’à ce jour ; mais ne vous attendez pas à voir dans ces échantillons l’extrait d’une Ouvrage achevé, ce n’est que l’abregé d’une ébauche, & autant court qu’on le peut faire d’une Matiere si ample.

Je vous ay dit que la Méthode simple & commune de dresser le Dictionnaire, attribuoit un Chifre diférend à chacun de ses mots ; & la mistérieuse, un mesme Chifre à plusieurs. Il s’agit donc présentement de voir comme cela se peut faire, & sur tout quel est l’air & le tour ingénieux qu’on peut donner à la méthode commune. C’est par elle que je dois commencer l’expression des variations des mots. Ce sera donc par elle aussi que je commenceray l’expression des mots mesmes. Et comme ces deux expressions sont diférentes de celles qui forment, & qui accompagnent l’autre Dictionnaire, je les mettray de suite, afin que vous ayez du moins en son entier une de mes Ecritures Universelles avant la fin de cette Lettre.

Deux Avertissemens doivent préceder mon entrée en matiere. Le premier, qu’il ne faut pas prendre à la rigueur la distinction que j’ay établie entre mes deux méthodes. Quand j’ay dit que la commune attribuoit un nombre diférend à chaque mot du Dictionnaire, j’ay entendu seulement à chaque mot primitif, ou aprochant du primitif, parce que les mesmes Chifres qui servent à exprimer ces sortes de mots, servent encor à marquer les mots numéraux, sans que je m’en puisse défendre ; ceux des Lieux & des Personnes celébres, dont la grande quantité, & le peu d’usage, demandent à faire bande à part ; ceux des parties invariables du discours ; ceux des Proverbes, & beaucoup d’autres encor, pour les raisons qui s’expliqueront dans la suite.

Le second Avertissement, est que j’exclus du Dictionnaire les substantifs dérivez des mots primitifs, leurs adjectifs, & leurs adverbes. Tels que sont à l’égard de ce nom Pere, les dérivez, paternité, paternelle, paternellement. Et à l’égard du verbe aimer, amour, les dérivez aimable, aimablement. Et la cause de cette exclusion vient de ce qu’il n’y a point de nom primitif, ou de verbe qui n’ait de cet dépendances, ou qui n’en puisse avoir, l’un n’estant pas plus propre à les produire que l’autre, ce qui obligeroit le Dictionnaire Universel qui doit traiter également les choses égales à une répetition continuelle, & par conséquent importune. J’ajoûte encor tous ces mots au rang des variations directes, & j’y donne une regle generale pour les marquer une fois pour toutes, comme j’ay proposé de faire à l’égard des diminutifs, & des augmentatifs mais afin qu’il n’y ait pas lieu de reproche, de ne point voir dans un Dictionnaire Universel plusieurs sortes de dictions qui se trouvent dans les Dictionnaires particuliers, je mets toûjours à la suite de chaque mot primitif ou absolu, les mots dérivez avec les diminutifs, & les augmentatifs, autant que l’usage de nostre Langue m’en fournit ; ce que les autres Langues pourront faire à cette imitation, sans pour tout leur attribuer non plus que moy des expressions particulieres. Le retranchement de ces mots, apporte une abréviation considérable à ce Dictionnaire, & il ne faut pas se persuader, comme j’ay dit ailleurs, & comme on verra, que pour y employer de grand nombres il en soit plus ample, puis que cet employ n’aboutit qu’à une plus claire distinction entre ses expressions, & qu’à un plus juste rapport entre celles qui sont de mesme nature. Je viens à leur division.

Echantillon du Dictionnaire Universel, suivant la méthode commune.

PREMIERE PARTIE.

Ce Dictionnaire est une extension de celuy dont j’ay donné le projet par ma Lettre de vostre Extraordinaire XVII. Je le divise en trois Parties. La premiere que voicy, contient les articles, les pronoms, & les noms tant principaux que subalternes des Estres, non compris ceux qui suivent, & de plus elle contient les verbes. La seconde exprimé les noms des nombres qui demeurent en nature, & qui ne signifient rien d’étranger. Et la troisiéme enferme les noms propres des Lieux & des Personnes, les parties invariables du Discours, & les Proverbes. Chaque chose avec ses dépendances.

J’ay dit dans ma derniere Lettre, que le Dictionnaire Universel n’avoit aucune enseigne qui accompagnast ses Chifres, & qu’il n’y avoit pourtant point de caractere dans l’Ecriture Universelle, qui n’en eust une. Ainsi, Monsieur, vous jugez bien qu’encore que je représente dans le Dictionnaire les expressions toutes nuës, il ne faut pas laisser de les suposer accompagnées, au moins d’une enseigne. Sa division en trois parties, dont la premiere & la deuxiéme sont indispensables, comme estant formées des mesmes nombres par necessité, ainsi que la troisiéme par raison de bienséance demande qu’il y ait quelque chose qui les distingue, & ce sont ces enseignes par leur diférente situation. L’enseigne de la premiere partie, est inserée entre ses chifres ; celle de la seconde, est inserée & dessous, ou seulement dessous ; & celle de la troisiéme, est inserée & dessus, ou seulement dessus.

Ces diverses situations d’une mesme enseigne, font la premiere distinction de mes expressions ; & quoy que cette distinction ne soit pas marquée dans le Dictionnaire, elle doit l’estre dans l’esprit pour ne pas confondre une de ses parties avec l’autre ; outre qu’on ne peut employer aucune de ces expressions qu’elle ne soit revétuë de ses formes, je veux dire, qu’elle n’ait des marques qui la distinguent de ses compagnes.

Vous jugez bien encor, Monsieur, que par l’enseigne inserée entre les chifres, j’entens entre les chifres primitifs & les chifres auxiliaires, suivant le partage que j’en ay fait dans ma derniere Lettre, & suivant la necessité de leur association à l’égard de tout ce qui se décline, & de tout ce qui se conjugue.

Suposant donc pour marque de cette premiere partie l’enseigne inserée entre ces deux sortes de chifres, je la subdivise en expressions d’un chifre seul, de deux, de trois, de quatre & de cinq. Tous chifres primitifs, puis que le Dictionnaire n’en contient point d’autres ; & je ne vais pas plus loin, parce que je me suis apperçeu que les nombres de six chifres consécutifs, causoient un ébloüissement propre à embarasser l’Ecrivain, & l’Interprete, ce qui s’accordoit mal avec une Ecriture qui ne doit rien avoir que d’aisé, & qui doit estre éloignée de tout danger de béveuë.

Les nombres ou chifres simples, signifient les articles, & les pronoms personnels avec quelques autres, suivant le Chapitre preliminaire du Projet ; & de plus ils signifient par privilege, neuf verbes de l’usage le plus commun des Langues, ces verbes ne demandant pas des expressions moins courtes à cause de leur fréquent retour, que les pronoms & que les articles.

Les nombres de deux chifres expriment les autres pronoms ; ceux de trois chifres marquent les noms principaux des Estres, avec leurs substantifs, ou noms de qualité, leurs adjectifs, & leurs adverbes comme j’ay dit.

Les nombres de quatre chifres ; signifient les noms subalternes des Estres, c’est à dire, les qualitez qui suivent leur nature autres que celles qui accompagnent leur nom, telles que sont infinité, éternité, immensité, à l’égard de Dieu ; les especes & les individus en quoy on les divise, les parties qui les forment, ou qu’on leur attribuë, & enfin tout ce qui les regarde dans l’essence, & dans le propre.

Ces mesmes chifres marquent encor le gros des verbes, & il ne faut pas s’imaginer que ce double employ, ny le triple des chifres simples, apporte de la confusion, ou de l’équivoque dans cette Ecriture. Les chifres auxiliaires qui se joignent à ces primitifs, sçavent trop bien y mettre la diférence qui est necessaire, pour les bien distinguer.

Enfin les nombres de cinq chifres expriment les noms verbaux, comme Createur, Creatrice, Creature, avec leurs substantifs dérivez, & avec les adjectifs du verbe.

Voila quelle est la distribution de cette premiere Partie ; & voicy un Echantillon de son détail, & le commencement du Dictionnaire.

1, Signifie l’article définy au genre masculin, ou le. 2, le signifie au genre féminin, ou la. 3, au genre neutre, commun, & libre, ou le.

4, Signifie l’article indéfiny, au masculin, ou un. 5, le signifie au féminin, ou une ; & 6, au genre libre, ou un.

7, Signifie au masculin l’article double ou le pronom, l’un l’autre. 8, le signifie au féminin, ou l’une l’autre ; & 9. au genre libre, ou l’un l’autre.

De plus 1, signifie le premier pronom personel je. 2. le second tu. 3, le troisiéme il. 4, le pronom qui, ou lequel pour la personne. 5. pour la chose. 6, pour les deux. 7, le pronom personne. 8, chose. 9, rien.

De plus encor, 1, signifie le verbe estre. 2, le verbe avoir. 3, devoir ou falloir. 4, penser. 5, dire. 6, faire. 7, sçavoir. 8, pouvoir. 9, vouloir.

Il y a icy trois remarques à faire. L’une, que je distingue les trois genres des articles par les chifres primitifs, ce que je ne fais à l’égard d’aucun autre adjectif, leur fréquent retour m’ayant obligé à cette abréviation de leurs caracteres. La seconde remarque, est que j’attribuë les trois genres distincts aux pronoms personnels, aussi-bien qu’à tous les autres, & que j’en réserve l’expression aux chifres auxiliaires, & la troisiéme, que je ne donne point de verbes négatifs, ou opposez à ceux que je viens de rapporter, parce que la plûpart n’en ont point ; & que d’ailleurs ils sont exprimez une seconde fois par d’autres nombres dans le cours de ce Dictionnaire, ne seïant pas mal à des verbes d’un si fréquent usage, d’avoir deux expressions ; la seconde sera accompagnée de tout ce qui leur manque icy.

J’ay dit que les nombres de deux chifres exprimoient les autres pronoms. Voicy ceux d’interrogation.

10, signifie, qui ? qui est-ce ? qui est-ce qui ?

20, qui est-là ? qui vas là ? 30, quel ? lequel ?

40, qui, ou lequel des deux, de l’un ou de l’autre ?

50, qui, ou lequel des trois ? 60, le quantiéme ? 70, de quel Pais ? 80, de quel Famille ? 90, de quelle Religion ?

11, signifie, mon, ou, le mien. 12, nostre, ou, le nostre.

13, — 14, de mon Païs. 15, de ma Famille.

16, de ma Religion. 17, de nostre Païs. 18, de nostre Famille, 19, de nostre Religion.

21, signifie, ton, ou, le tien. 22, vostre, ou, le vostre.

23, — 24, de ton Païs, &c. 27, de vostre Païs, &c.

31, signifie, son, ou, le sien. 32, leur. 33, — 34, de son Païs, &c.

41, signifie, un, l’un. 42, un certain. 43, quelque, quelqu’un. 44, ce, cet. 45, ledit. 46, le susdit. 47, l’approchant. 48, le semblable, le pareil. 49, mesme, le mesme.

51, signifie, autre, un autre. 52, certain autre. 53, quelqu’autre. 54, cet autre. 55, celuy-cy. 56, celuy-là. 57, l’éloigné. 58, le dissemblable, le diférend. 59, l’opposé, le contraire.

61, signifie, quiconque, qui que ce soit qui, &c.

J’acheve de remplir les nombres de deux chifres du reste des pronoms, & j’en forme quelques-uns à l’imitation des autres, pour l’abréviation, & pour l’embellissement de l’Ecriture & de la Langue Universelle ; & si j’ay laissé en blanc les nombres 13, 23, & 33, c’est que je n’ay sçeu quelle signification leur donner, qui leur convint bien. Surquoy, Monsieur, vous observerez, s’il vous plaist, qu’une de mes principales regles dans la conduite de tout ce Dictionnaire, c’est de proceder par neuf, & par trois ; & de renfermer entre les parties de chaque ternaire, quelque sorte de rapport ou d’opposition, afin de transmettre plus aisément l’idée & le souvenir de mes expressions à l’imagination, aussi bien qu’à la mémoire. De sorte que je laisse souvent des chifres vuides, parce qu’il ne se présente rien de propre à les remplir, ou bien que ce qui se présente, peut estre mieux placé ailleurs que là.

Les noms suivent les pronoms, & j’exprime les principaux des Estres par trois chifres, comme il a esté dit.

101, signifie Estre, avec ses dépendances, essence, essentiel, essentiellement. 102, signifie substance, avec les siennes, substantiel, substantiellement. 103, signifie esprit, spirituel, spirituellement. Trois noms primitifs, communs à Dieu & à Ange.

104, signifie Dieu, Divinité, divin, divinement. 105, &c. —

111, signifie Dieu, Faux-Dieux, avec ses dépendances, qui sont aussi divinité, divin, divinement. 112, signifie Déesse, avec les siennes, qui sont les mesmes que les précedentes. Surquoy il est à remarquer que je distingue par tout les dépendances des deux sexes, comme nostre Langue distingue celles de Pere & de Mere, exemple qui est presque unique chez elle, tant elle a peu d’exactitude.

113, signifie Divinité, Dieu ou Déesse, qui a encor les mesmes dépendances en nostre Langue, que les noms précedens ; & comme Roy & Reyne ont Royauté, Royal, & Royalement.

114, signifie Fils de Divinitez. 115, Fille. 116, Famille.

117, — 118, — 119, sejour de Divinitez, l’Olimpe.

201, signifie Ciel, Celeste, Celestement. 202, premier Mobile. 203, Ciel cristalin. 204, Ciel des Etoiles fixes, ou Firmament. 205, Ciel des Planetes. 206, Ciel des Elémens. 207, Etoile fixe. 208, Etoile errante ou Planete. 209, Etoile passagere & figurée, ou Comete.

461, signifie Animal à quatre pieds en general. 462, sa Femelle. 463. — 464, leur Petit. 465, leur Petite. 466, leur Troupeau. 476, celuy qui en a soin. 468, celle qui, &c. 469, leur giste, leur retraite.

Comme j’ay reconnu précedemment qu’il n’y a aucun nom primitif qui ne soit susceptible des mesmes dépendances, j’en attribuë également à tous, quoy que je ne les exprime pas toûjours, sans avoir égard au caprice des Langues qui en donnent à l’un, & n’en donnent point à l’autre ; & je distingue ces dépendances d’avec ces noms, par le moyen des chifres auxiliaires, ainsi que les autres Langues font par le secours de leurs terminaisons.

Il suffit de quatre exemples que j’ay rapportez, pour montrer l’ordre que je garde dans l’expression des Estres, tant de ceux qui n’ont point de Sexe, que de ceux qui en ont ; & vous voyez bien, Monsieur, que j’essaye de conserver exactement la régularité des Ternaires par les choses dont je les remplis, & par les nombres que j’y laisse en blanc. Cette exactitude paroist principalement dans la distribution des Estres doüez de sexe, où le premier Ternaire contient les noms principaux, le second leurs relatifs directs, & le troisiéme leurs indirects Ordre que j’entretiens par tout leurs semblables, autant que le sujet le permet, ou le mérite.

Ces mesmes exemples servent aussi à faire voir le parfait raport de ce Dictionnaire avec le Projet, chaque neuvaine y répondant à une section qu’elle étend, 101, & sa suite à la section 10. 111, & la sienne à la section 11. 201, à la section 20 ; & 461, à la section 46.

Les nombres de quatre chifres expriment les noms subalternes, avec un pareil raport que le précedent, à leurs sources ou racines. Ainsi 1011, signifie unité, avec ses dépendances. 1012, signifie verité, avec les siennes. 1013, signifie de mesme bonté, bon, bonnement, qualitez de l’Estre.

1021, signifie les qualitez de la substance. 1031, celles de l’esprit. 1041, 1051, &c. les qualitez ou attributs de Dieu. Sçavoir, 1041 indépendance, indépendant, indépendemment. 1042, simplicité, &c. 1043, immutabilité. 1644, infinité. 1045, infinité à l’égard du temps, ou éternité. 1046, infinité à l’égard du lieu, ou immensité. 1047, infinité à l’égard de la puissance, &c.

1111, & sa suite, expriment les fausses Divinitez. 1111, le Ciel, Pere des Dieux. 1112, Cibelle, ou la Terre leur Mere. 1113, — 1114, Titan. 1115, Titanide. 1116, Saturne ou le temps. 1118, Rhea sa Femme. 1119. —

1121, Jupiter. 1122, Junon. 1123, — 1124, Neptune. 1125, Amphitrite. 1126, — 1127, Pluton. 1128, Proserpine. 1129. —

2011, & sa suite, marquent ce qu’on attribuë au Ciel. 2011, Equateur. 2012, Tropique. 2013, Zodiaque. 2014, Zone. 2015, Constellation. 2016, Signe. 2017, le Bellier. 2018, le Taureau. 2019, les Jumeaux. 2021, l’Ecrevisse. 2022, le Lion, &c.

4611, & sa suite, signifient les especes des Animaux qui servent à tirer, ou à porter. 4611, signifie Eléphant. 4621, Dromadaire. 4631, Chameau. 4641, Cheval. 4651, Renne. 4661, Taureau. 4671, Asne, 4681, Mulet. 4691, Bouc.

J’attribuë ainsi une neuvaine entiere à chaque Animal utile & familier, pour avoir lieu de marquer ses suites, que les Langues distinguent par des noms particuliers ; mais je ne donne qu’un Ternaire aux Animaux farouches & indomptables, par où j’exprime leur Mâle, leur Femelle, & leur Petit ou leur Petite, me semblant que ç’en est assez pour eux.

Voicy des exemples du détail des neuvaines attribuées aux Animaux de service.

4641, signifie, Cheval.

4642, Cavale ou Jument.

4643, Hongre.

4644, Poulain.

4645, Poulaine.

4646. Haras.

4647, Ecuyer.

4648, Ecuyere.

4649, Ecurie.

4661, signifie, Taureau.

4662, Vache.

4663, Bœuf.

4664, Veau.

4665, Genisse.

4666, Vacherie, Troupeau.

4667, Vacher.

4668, Vachere.

4669, Vacherie, Estable.

Quoy que je n’aye point ajoûté de dépendances à ces noms, chacun ne laisse pas d’avoir les siennes, aussi-bien que ceux de trois chifres ; & vous voyez bien, Monsieur, quelle est l’exactitude de leur raport avec eux, sans que j’en parle. Je vous diray seulement qu’ayant neuf expressions dans les nombres de trois chifres, & quatre-vingt-une dans ceux de quatre chifres, pour fournir au détail de chaque section du Projet, c’est plus qu’il n’en faut pour satisfaire à la plûpart d’elles. Neantmoins comme ce détail s’étend en quelques-unes à plus de quatre-vingt-dix sujets à exprimer. Par exemple, dans celle des Faux-Dieux ; dans celles des Animaux à quatre pieds, domestiques ou sauvages, & sur tout dans celles des Plantes médecinales.

Voicy la maniere dont j’en use, pour ne pas demeurer court, & pour ne rien emprunter des nombres voisins, de peur de confusion & d’équivoque, fussent-ils à demy-vuides.

Les Grecs ont trois accents, l’aigu, le grave, & le circonflexe. Je puis m’en servir aussi-bien qu’eux ; & quoy que j’aye dit que le Dictionnaire Universel n’avoit aucune enseigne qui accompagnast ses chifres, ces accents n’en sont que des demies, on m’en pardonnera plus aisément l’usage. Je les place donc sur le dernier des quatre chifres, dont les expressions abondantes sont formées pour leur donner des significations diférentes de celles qu’elles ont, ce qui me fait nommer ces accents dans cette Ecriture, accents d’augmentation. Ainsi de quatre-vingt-une expression, j’en fais huit vingt-deux par l’adition de l’accent aigu ; & si cette augmentation ne suffit pas, j’en tire encor une semblable de l’apposition de l’accent grave en la place de l’aigu ; & si ce n’est pas assez, j’en reçois une nouvelle de l’accent circonflexe, en l’employant au lieu des deux autres ; & s’il en faut davantage, je transporte ces accents sur le pénultiéme des quatre chifres, pour avoir encor trois semblables augmentations ; mais je ne vais pas plus loin, pour ne pas embarasser les deux premiers chifres de ces expressions, à cause qu’ils en marquent les sources ou racines. De sorte que comme 1199, par exemple, signifie la quatre-vingt-uniéme expression du détail des Faux-Dieux marquez par quatre chifres, dont la section 11 est la racine par son extension à 111. 1199′, signifie la cent soixante-deuxiéme expression. 1199′, la deux cent quarante-troisiéme. 1199′, la trois cent vingt-quatriéme. 119′9, la quatre cent cinquiéme. 119′9, la quatre cent quatre-vingt-sixiéme ; & 119′9, la cinq cent soixante septiéme, & cette quantité est plus que suffisante pour fournir au détail des Divinitez qui sont dignes de remarque. Les Animaux à quatre pieds ont trois sections ou racines, & les Plantes médecinales en ont autant ; si bien que leurs expressions de quatre chifres, peuvent monter par le secours de ces accents d’augmentation, à 1701 chacune, qui est plus qu’il n’en faut pour ces Animaux, & assez pour ces Plantes.

Et voila le secret dont je me sers, pour faire que chaque section avec ses suites demeure dans ses bornes, & n’entreprenne rien sur ses voisines, quelque abondante qu’elle puisse estre.

J’employe encor les mesmes accents d’augmentation par tout où j’en ay besoin. Par exemple, le troisiéme ternaire de la neuvaine du Cheval, qui en est la relation indirecte, est double dans ses deux premiers nombres, puis que Palefrenier & Palefreniere se rapportent au Cheval, aussi-bien qu’Ecuyer & qu’Ecuyere. J’ay marqué ces deux derniers noms par les nombres 4647, & 4648, & j’exprime les deux autres par les mesmes nombres, avec l’accent aigu sur le chifre qui a le double employ. Et ainsi 4647′, signifie Palefrenier ; & 4648′, signifie Palefreniere, & par ce moyen j’acheve de fournir à cette neuvaine tout ce qui luy convient directement & indirectement. Les autres expressions qui empruntent le secours de ces accents, se verront dans la suite.

Les nombres de quatre chifres me servent encor, comme j’ay dit, à exprimer le gros des verbes, parce que si j’y employois ceux de cinq comme j’aurois pû le faire, j’eusse esté obligé de mettre en usage ceux de six, pour marquer les noms verbaux, nombres à éviter pour les raisons que j’ay alléguées ; mais il ne faut pas craindre que ce double employ confonde ces verbes & ces noms, les chifres auxiliaires donnent trop bon ordre à leur distinction, comme je l’ay déja remontré. Ces verbes ont leur principal raport aux noms de trois chifres, & se forment par la jonction d’un quatriéme. Ils en ont aussi avec ceux de quatre chifres, sans rien ajoûter. Je donne aux premiers le nom de verbes principaux, & aux autres celuy de verbes subalternes ; & telle est la distinction que j’ay mise entre les noms, dont ils résultent pour la plûpart.

Avant que d’en marquer des exemples, je dois, Monsieur, vous faire ressouvenir que par ma Lettre de vostre Extraordinaire XVII. j’ay divisé les verbes en affirmatifs, & en négatifs, & en ceux encor qui signifient le retour de l’action des uns & des autres, & vous avertir que n’ayant que trois nombres à employer à l’expression de ces quatre sortes de verbes, si je veux garder l’ordre des ternaires, je me sers d’un mesme nombre pour signifier les deux verbes du retour, avec cette diférence, que je place le premier accent d’augmentation sur le chifre qui marque le retour du verbe négatif, afin de le distinguer de son opposé.

Mais quoy que chaque verbe affirmatif soit susceptible d’un négatif, & que tous deux le soient de leurs retours d’action, l’usage des Langues, qui est aussi bizarre à cet égard qu’à celuy des dépendances des noms primitifs, en accorde à l’un, & n’en donne point à l’autre. Toutesfois l’Ecriture, & la Langue Universelle, dont la principale regle est de traiter également les choses égales, en use d’une autre sorte, & attribuë à chaque verbe comme à chaque nom, tout ce qui luy peut convenir suivant la Nature, la Raison, & la Grammaire.

Ainsi 1011, signifie estre, ou exister, verbe principal & affirmatif, 1012, signifie son oppose, ou négatif. 1013, & 1013, signifient leurs retours d’action.

1014, signifie paroistre. 1015, son négatif estre invisible. 1016, & 1016′ leurs retours d’action.

1017, signifie agir. 1018, son négatif, estre sans action. 1019, & 1019′, leurs retours, verbes qui appartiennent au nom estre.

1021, signifie subsister de soy-mesme. 1022, subsister par le moyen d’un autre, comme les accidens.

1024, estre simple. 1025, estre composé.

1027, estre immortel, durer. 1028, estre périssable, passer, verbes qui appartiennent à la substance.

1031. signifie penetrer. 1034, connoistre. 1037, sçavoir. 1038, ignorer, verbes qui appartiennent à l’esprit.

1041, signifie créer. 1042, aneantir. 1044, conserver. 1045, délaisser. 1047, rendre immortel. 1048, rendre sujet à la mort, verbes qui appartiennent à Dieu & à sa puissance.

1051, commencer. 1052, finir. 1054 continuer. 1055, cesser. 1057, achever. 1058, laisser emparfait.

1061, produire. 1064, faire. 1065, défaire. 1066, refaire, 1066′ redefaire, &c. verbes de travail, dont Dieu a donné l’exemple à l’Homme.

1111, signifie imposer. 1114 decevoir. 1117, tromper, &c. verbes qui appartiennent aux Faux-Dieux.

2011, signifie luire. 2014. briller. 2017, resplandir, &c. verbes qui appartiennent au Ciel, & aux Astres.

4641, signifie hennir. 4644, poulainer. 4647, aller à cheval, & 4647′, penser. 4661, signifie mugir. 4664, vester. 4667, garder, verbes subalternes qui appartiennent aux neuvaines du Cheval, & du Taureau, &c.

J’avois eu d’abord en pensée de joindre une cinquiéme sorte de verbes aux quatre précedens, & c’est celle qui marque l’action reciproque, comme s’entre-aimer, s’entre-détruire, & autres semblables ; mais ayant consideré qu’elle s’étendoit sur tous les verbes tant affirmatifs, que négatifs, & que je m’engagerois dans un grand employ de chifres, pour une façon de parler, qui dans le fonds est superfluë, peu en usage, & en tout cas suppléée par l’article double l’un l’autre ; j’ay quitté ce dessein, & j’ay mesme exclus absolument cette expression du Dictionnaire, & en effet dire ils s’aiment, ils se détruisent, n’est-ce pas autant que si l’on disoit ils s’entre-aiment, ils s’entre-détruisent ; neantmoins comme ces mots sont sujets à équivoque, puis qu’on peut entendre par eux que des Personnes s’aiment elles-mesmes, se détruisent elles-mesmes, aussi-bien qu’elles s’aiment ou se détruisent les unes les autres ; il sera à propos de les accompagner de l’article double, & de l’exprimer adverbialement si l’on veut, c’est à dire, avec une barre dessus, afin d’en rendre l’expression plus courte.

La maniere de marquer les noms verbaux, substantifs ou adjectifs, suit celle de marquer les verbes, enferme leurs quatre chifres, & y en ajoute un ; de sorte qu’elle en a cinq, comme je l’ay avancé. Voicy des exemples des substantifs, avec l’ordre que j’observe dans la distribution de leurs neuvaines.

10411, signifie Createur, & la creation active du Createur.

10412, signifie Creatrice, & la creation active de la Creatrice.

10413, — 10414, signifie Creature, & la creation passive de la Creature, relation directe. 10417, signifie la relation indirecte.

46411, signifie Hennisseur, & hennissement. 46412, Hennisseuse, & son action. 46413. — hennissement du Hongre.

Il est bon d’observer, premierement, que ces verbes n’ont point de noms qui marquent les circonstances du temps de l’Instrument, & du lieu ; & de sçavoir que s’ils en avoient, je mettrois le nom du temps, dans la troisiéme place du premier ternaire ; le nom de l’Instrument, dans la mesme du deuxiéme ternaire ; & le nom du lieu, dans la mesme encor du dernier ternaire. Secondement, que j’attribuë à chaque nom doüé de sexe, une expression particuliere de son action, ce que les autres Langues & les autres Ecritures ne font pas, tant celle-cy les surpasse en exactitude, & en délicatesse, aussi-bien qu’en abondance ; & troisiémement, qu’il en est de la passion comme de l’action.

Voicy des exemples des adjectifs, exprimez par les mesmes chifres que les substantifs verbaux J’ay dit dans le Projet que ces adjectifs estoient de deux sortes ; trois du verbe actif, comme nuisible, comptable ; & trois du verbe passif, comme faisable, redoutable, & aimable. A quoy il faut ajoûter ceux du verbe meslé, ou libre. Ainsi 10441, signifie qui peut conserver, premier adjectif actif. 10442, qui doit conserver, seconde. 10443, qui mérite de conserver, troisiéme. 10444, signifie qui peut estre conservé, premier adjectif passif. 10445, qui doit estre conservé, seconde. 10446, qui mérite d’estre conservé, troisiéme. 10447, signifie qui se peut conserver, premier adjectif du verbe meslé. 10448, qui se doit conserver, seconde ; & 10449, qui mérite de se conserver, troisiéme.

Nostre Langue n’exprime pas beaucoup d’adjectifs de cette nature, par des mots simples, mais sa stérilité ne me doit pas servir de loy. Je ne raporte que ce peu d’exemples des noms verbaux, parce qu’il suffit pour regler la maniere d’exprimer les autres. Je les ay gardez pour les grands nombres, à cause qu’ils sont peu fréquens, & je les ay mis apres les verbes, comme les verbes apres les noms, suivant l’ordre de la Nature qui établit premierement l’Estre, & puis le fait agir, apres quoy on luy donne le titre de son action ; & je passe des nombres de trois chifres, à ceux de quatre ; & de ceux de quatre, à ceux de cinq, avec liaison entre deux, & avec un égal raport par tout. Ainsi iii, signifie Faux-Dieux. iiii, signifie le Pere des Dieux, & imposer, qui en est le propre ; & iiiii, signifie Imposteur, & imposture.

461, Signifie Animal domestique, 4641, Cheval & hennir, qui est aussi son propre, & 46411, hennisseur & hennissement. Il en est de mesme de la suite de tous les autres noms, comme de celle de ces deux-là.

Il me reste, Monsieur, à vous entretenir des diminutifs, & des augmentatifs, dont aucun n’a esté joint aux mots que j’ay raportez, quoy que de leurs dépendances, & de leurs variations directes comme il a esté dit. La raison de ce procedé, est le défaut que nous en avons dans nostre Langue, n’y ayant presque dans tous ces mots que Cheval, à qui elle donne un diminutif, qui est Bidet. Dieutelet, pour exprimer Petit-Dieu, n’y estant pas trop en usage. Sçachez neantmoins, qu’il n’y a pas un seul nom substantif ou adjectif, pas un de leurs adverbes, ny mesme un seul verbe, à qui je n’attribuë ces degrez de diminution & d’augmentation ; parce qu’il n’y a aucun de ces mots que je n’en trouve également susceptible. En quoy je fournis abondamment à la perfection, & à la délicatesse de l’Ecriture & de la Langue Universelle ; & la grande étenduë de ces degrez que je pousse plus loin que je n’avois résolu par ma derniere Lettre, puis que je ne les y attachois qu’aux noms substantifs, est encor une des causes qui m’a fait diférer d’en parler, jugeant qu’il estoit de l’ordre d’exprimer le principal avant l’accessoire. Vous verrez bien-tost, Monsieur, la maniere dont je les marque tous.

SECONDE & III. Partie.

Me voicy parvenu à la seconde & à la troisiéme Partie du Dictionnaire Universel, suivant la Methode commune, dont l’une a la barre dessous, & exprime les nombres qui demeurent en nature ; & dont l’autre l’a dessus, & marquent les noms des lieux & des personnes, les parties invariables du discours, & les Proverbes. Il seroit de l’ordre que j’en donnasse icy le détail ; mais comme je n’y pourrois satisfaire, sans aller au delà des bornes que j’ay prescrites à mes Lettres, ainsi que vous, Monsieur, à vos Mercures, j’aime mieux sauter par dessus, que de m’étendre jusqu’à l’importunité, sauf à y revenir par une Lettre de supplément, dans un autre Extraordinaire. Persuadé donc que vous ne des-approuverez pas cette conduite, puis qu’elle s’accommode à la vostre & à vos intentions ; je vais passer au Traité qui doit suivre ces deux Parties, & auquel la premiere a le principal intérest.

Maniere d’exprimer les variations des mots de ce Dictionnaire.

Ce Traité ne regarde que les expressions qui ont une enseigne, entre leurs chiffres primitifs, & leurs auxiliaires, parce qu’il n’y a qu’elles qui soient sujettes à variation ; d’où vous voyez, Monsieur, qu’il ne s’agit que de ce qui se décline, & de ce qui se conjugue.

J’ay dit dans ma derniere Lettre, que cette enseigne estoit une apostrophe, ou une division ; La premiere, quand il n’y avoit qu’un chiffre auxiliaire ; & l’autre lors qu’il y en avoit davantage ; & une des raisons de cette diférence, est que l’apostrophe suffit pour la séparation d’un chiffre ; & que la division, qui est plus remarquable, m’a paru plus propre à la séparation de plusieurs.

Je vais commencer par l’expression de la déclinaison, en suivant l’ordre de la Grammaire. J’ay assez parlé des chiffres primitifs, il ne s’agit plus que des auxiliaires ; & voicy le premier employ que je leur donne.

Les six premiers de ces chiffres, estant mis seuls apres l’apostrophe, marquent les cas de tout ce qui se décline. 1, est le signe du nominatif, ou du vocatif. 2, celuy du génitif. 3, du datif. 4, de l’accusatif. 5, du cas libre. & 6, de l’ablatif.

Ces expressions marquent les cas du nombre pluriel, aussi bien que ceux du singulier ; mais pour distinguer les uns des autres, j’ajoûte deux points sur les expressions du pluriel. Ainsi 1, qui signifie dans le Dictionnaire l’article définy & masculin le, s’exprime dans tous ces cas, & dans ses deux nombres, de la maniere qui suit.

1′1 Signifie cet article au nominatif du nombre singulier, ou le ; ou bien au vocatif ou o.

1′2 Le sign. au genitif, ou de, du, del’.

1′3 Le sign. au datif, ou a, au, al’.

1′4 Le sign. à l’accusatif, ou le.

1′5 Le sign. au cas libre, ou le, de, du, del’, a, au, al.

Et 1′6 le sign. à l’ablatif, ou de, du, del.

1′ii Le sign. au nominatif pluriel, ou les ; ou bien au vocatif, ou o.

1′2 Le sign. ou genitif, ou des.

1′3 Le sign. au datif, ou aux, &c.

Voila le modelle de la déclinaison des autres articles, de tous les pronoms, & de toutes sortes de noms, substantifs, adjectifs, nominaux, verbaux, masculins, feminins, ou de genre libre.

J’ay declaré dans mes Lettres précedentes, les raisons qui me faisoient exclure le duel ; joindre le vocatif au nominatif, & établir un nouveau cas. Il seroit inutile de les repéter.

Je n’exprime le genre d’aucun nom substantif, par les chiffres auxiliaires ; parce que si c’est un nom qui signifie quelque sexe, il le fait assez connoistre par le dernier de ses chiffres primitifs, suivant l’ordre que je garde dans le Dictionnaire, où vous avez pû observer que dans le partage ordinaire des neuvaines en Ternaires, chaque premiere partie des Ternaires contient un nom masculin ; chaque seconde un feminin ; & chaque troisiéme un nom de genre libre. Il est vray que cet ordre cesse, quand les Ternaires sont remplis d’expressions, qui n’ont point de sexe, d’autant que tout y est alors de genre libre ; mais il importe peu, dans le fonds que l’Interprete sçache de quel genre est un nom, quand il n’en sçait pas la signification ; & il est assuré que dés qu’il la sçait, il en connoist aussi le genre, puis qu’il est marqué par la nature, comme je l’ay dit ailleurs.

Si l’employ des six premiers chiffres auxiliaires simples, est facile à reconnoistre & par eux-mêmes, & par l’apostrophe, il n’en est pas ainsi de celuy des trois autres chiffres simples & du zero, parce qu’ils ne paroissent point seuls dans cette écriture ; mais la raison de ce procedé que cache un mystere, ne s’expliquera que dans une autre Lettre.

Quant à la division, ou barre, & aux nombres de deux chiffres qui l’accompagnent ; si le zero en est un, & qu’il précede, il sert à exprimer les substantifs de qualité, qui dérivent des noms absolus ; & si ce sont deux autres chiffres, ils en marquent les adjectifs avec leurs adverbes. Ainsi 104, & 10411, qui signifient Dieu & Createur, dans le Dictionnaire ; & que la Grammaire exprime au nominatif par 104′1 ; & par 10411′1. ont leurs dépendances marquées de la sorte.

104-01 Signifie Divinité, qualité qui appartient à Dieu.

104-11 Sign. Divin, son adjectif.

Et 104-17 Sign. divinement son adverbe.

10411-01 Sign. Creation, qualité ou action du Createur.

10411-11 L’adjectif verbal qui peut créer. 1

Et 10411-17 L’adverbe de cet adjectif.

Il n’en est pas de mesme des genres des adjectifs, comme de ceux des substantifs ; la nature ne les distingue pas, c’est l’office de la Grammaire. J’en marque aussi la distinction par les chiffres auxiliaires ; & le premier des deux est employé à cet usage, comme le dernier à exprimer les cas. Ainsi,

104-11 Signifie l’adjectif simple ou positif divin au masc. 104-21. le sign. au feminin, ou divine.

104-31 Le sign. au genre libre, ou divin.

De plus 104-41 sign. l’adjectif comparatif plus divin, au masculin. 104-51 le sign. au feminin, ou plus divine.

104-61 Le sign. au genre libre, ou plus divin.

Et 104-71 sign. l’adjectif superlatif le plus divin, au masculin. 104-81 le sign. au feminin ou la plus divine. Et 104-91 le sign. au genre libre, ou le plus divin.

Je distribuë ces adjectifs de trois en trois, parce que j’observe le mesme ordre dans le partage des chiffres auxiliaires, que dans celuy des chiffres primitifs, attribuant le genre masculin à chaque premiere partie de leurs Ternaires, le feminin à chaque seconde, & le genre libre à chaque troisiéme, comme on le voit pratiqué dans cet exemple.

Outre ces adjectifs de comparaison, que j’appelle d’élevation, j’en exprime encore d’autres que j’ay nommez d’égalité & d’abaissement, dans ma derniere Lettre, afin que rien ne manque à cette écriture, pour la délicatesse non plus que pour l’abondance. Je les distingue des précedens, par un renvoy que je mets sous leur enseigne. Ainsi 104∧11 signifie l’adjectif d’égalité autant divin, aussi divin. 104∧41 sign. le comparatif d’abaissement, moins divin. Et 104∧71 sign. le superlatif d’abaissement, le moins divin.

Vous jugez bien, Monsieur, que ces adjectifs ont leurs trois genres distincts comme les autres ; qu’ils sont tous au nominatif singulier, ou au vocatif, aussi bien que les substantifs de qualité qui les précedent, puis que leur chiffre auxiliaire est un 1, & qu’il n’y a qu’à changer cet 1, en 2, pour les mettre au genitif ; ou en 3, pour les metre au datif ; ou en 4, pour les mettre à l’accusatif ; & ainsi des autres cas, suivant le modelle de la déclinaison.

Vous jugez bien aussi que tous ces adjectifs forment leurs adverbes par la substitution d’un 7, en la place de leur 1, final ; comme 104-11 divin, a formé 104-17 divinement, sans qu’il soit besoin que j’en rapporte d’autres exemples.

La résolution que j’ay prise de traiter en adjectif, les pronoms personnels, à l’imitation des autres pronoms, m’en fait marquer à leur maniere, les genres distincts. Ainsi 1-11 signifie je au masculin ; 1-21 le signifie au feminin ; & 1-31 le signifie au genre libre. 2-11 signifie Tu au masculin. 2-21 le signifie au feminin. Et 2-31 le signifie au genre libre, &c. 11-11 signifie mon ou le mien au masculin ; 11-21, ma ou la mienne au feminin. Et 11-31, mon ou le mien, au genre libre — 97-11 signifie nul, &c. 97-01, nullité, 97-17 nullement.

Quant aux articles, il n’en est pas de même que des noms & que des pronoms, parce que j’attribuë leurs genres à leurs chiffres primitifs, & non pas à leurs auxiliaires. 1′1 signifie le au masculin ; 2′1 signifie la au feminin ; & 3′1 signifie le au genre libre. L’abréviation, comme je l’ay dit, est la cause de cette usage, que j’observe aussi par la mesme raison, à l’égard des deux autres articles. On pourra pourtant se passer d’articles dans cette écriture, si on le veut, au moins des deux premiers, parce qu’on ne les employe que pour marquer les cas, dans les langues qui ne varient point la terminaison de leurs nominatifs, qui n’arrive pas icy, ou chaque nom a tous ses cas diférens, & où l’on peut présumer que tous les cas ainsi diversement marquez, sont les articles mesmes que l’on met à la fin du nom ; au lieu de les placer devant, à l’imitation de la Langue Hébraïque, de la nostre, & de ses voisines, & dont on change, pour ainsi dire, les chiffres primitifs en auxiliaires. Il sera pourtant libre de s’en servir, & si on le fait, ce sera pour plus d’emphase.

La conjugaison suit la déclinaison, & j’employe les nombres de deux chiffres qui finissent par un zero, à marquer le temps présent de l’infinitif de chaque sorte de verbe. Ainsi 10. signifie celuy du verbe actif au masculin ; 20, le signifie au feminin ; 30, au genre libre. 40, signifie celuy du verbe passif au masculin ; 50, au feminin ; 60, au genre libre ; & 70, 80, & 90, signifie celuy du verbe meslé, neutre ou libre, aux trois genres.

Je donne de la sorte des genres aux verbes, à la maniere de l’Hébreu, pour une plus grande perfection de l’expression ; mais si je marque le temps présent de leurs infinitifs, par ces nombres de deux chiffres, qui me restoient à employer, j’exprime tous les autres temps, par les nombres de trois, avec une division ou barre courbe, afin qu’y ayant une double distinction entre le gros des verbes, & les noms qui sont composez, comme eux, de quatre chiffres primitifs, on les démêle avec plus de facilité & de promptitude.

Par la mesme raison j’employe une autre sorte de division, qui est une barre ou ligne circonflexe, à l’expression des verbes impersonnels ; & pour les distinguer encore mieux des autres verbes, je leur donne quatre chiffres auxiliaires, ce que je fais en doublant le chiffre du milieu des verbes, d’où ces impersonnels dérivent, comme on verra bien-tost.

Voicy la disposition des trois chiffres auxiliaires pour le modelle de la conjugaison du verbe actif, au genre masculin. 10, ou bien 110, est le signe du temps présent de l’infinitif actif. 120, celuy du temps futur. 130, celuy du temps passé. 140, 150, & 160, ceux des trois gérondifs, & 170, 180, & 190, ceux des trois supins.

101 Signifie la premiere Personne du temps présent de l’indicatif.

102 Signifie la seconde. 103 la troisiéme. Et 1003 l’impersonnel de ce verbe, dans ce mode & dans ce temps.

104, 105 & 106, Signifient les trois Personnes du futur ; & 1006 leur impersonnel.

107, 108, & 109, les trois Personnes du passé parfait définy ; & 1009 l’impersonnel. 111, 112, & 113, celles du passé imparfait ; & 1113, l’impersonnel. 114, 115, 116, & 1116, celles du passé parfait indefiny, & l’impersonnel. Et 117, 118, 119, & 1119, celles du passé parfait & plus que parfait, & l’impersonnel.

122 Signifie la seconde Personne du temps présent de l’impératif.

123 la troisiéme. Et 1223 l’impersonnel. 124, 125, 126, & 1226, les trois Personnes du futur, & l’impersonnel.

131, jusqu’à 139, signifient les Personnes & les impersonnelles des trois temps de l’optatif.

141, & 151, & leurs suites, signifient de mesme les personnes & les impersonnels des six temps du subjunctif.

161, & sa suite, demeurent sans employ ; mais 171, jusqu’à 176, expriment les six cas du participe du temps present, toûjours au genre masculin ; 181 signifie de même ceux du participe futur ; & 191, ceux du participe passé. De tous les adjectifs, il n’y a que ceux-là, dont je ne reduise point les degrez de comparaison aux mots simples, mais il faut bien qu’il y ait de la diversité dans les expressions, & que les particules qui marquent ces dégrez, ne soient pas tout-à-fait inutiles dans cette écriture.

Quant aux futurs Grecs, dont j’ay approuvé l’usage, je les exprime par le premier accent d’augmentation ; avec cette diférence que je le mets ailleurs sur les chiffres primitifs, & icy seulement sur les auxiliaires. Ainsi estant placé sur le premier auxiliaire du futur ordinaire, il en marque le futur prochain ; & estant mis sur le second, il en exprime le futur éloigné. Et je réünis de la sorte, au temps avenir, les particules, tost & tard, qui conviennent si naturellement à cette partie du verbe.

Pour le pluriel de tous les verbes, je l’exprime comme celuy des noms, par l’addition de deux points sur leur dernier chiffre auxiliaire.

201, & ses suivans, signifient les variations du verbe actif au genre feminin ; & 301 & les siens, celles du mesme verbe au genre libre.

401, 501, & 601, signifient aussi de mesme les variations du verbe passif, en ses trois genres ; & 701, 801, & 901, celles du verbe libre, dans les trois siens.

Il seroit inutile que je marquasse ces variations par le détail. Celles que j’ay exprimées leurs servent de regle & de guide. Cette conjugaison est ample & sans embarras, & contient neuf verbes, qu’on peut dire n’estre qu’un seul ; & si je n’observe pas dans la disposition de leurs modes & de leurs temps, ce que j’en ay proposé dans ma derniere Lettre, c’est parce qu’il est reservé pour l’autre Méthode.

Il me reste à donner l’expression de la variation directe que j’étens également sur ce qui se décline, & sur ce qui se conjugue, & mêmes sur les adverbes des adjectifs ; C’est celle des dégrez de diminution & d’augmentation. Un point, ou deux, dont j’accompagne leurs enseignes, en font toute la façon. Un seul, sous ces enseignes, marque les premiers diminutifs ; & deux, expriment les secondes. Un seul, dessus, signifie les premiers augmentatifs ; & deux, les deuxiémes. Ainsi iii, signifiant Dieu fabuleux, ou faux Dieu, dans le Dictionnaire ; & iii′1, le signifiant dans la Grammaire.

iii ? 1 Exprime petit Dieu ; & iii 1, tres-petit Dieu.

iii ; 1 Marque grand Dieu ; & iii 1, tres-grand Dieu.

iii 11 Signifie peu divin ; & iii 11, tres-peu divin.

iii 11 Signifie fort divin ; & iii 11, tres-divin.

iii 17 peu divinement, ou d’une maniere peu divine.

iii 01 petite divinité, &c.

iiii 10 imposer peu, & iiii 10 imposer tres-peu.

iiii 10 imposer beaucoup, & iiii 10 imposer extrémement.

iiiii ? 1 petit Imposteur, &c.

iiiii 01 petite imposture, &c.

L’usage de ces dégrez accroist considérablement l’abondance des mots simples, & contribuë mesme à la délicatesse de la langue, par la distinction quelle apporte à ces sortes d’expressions, tres-divin, & le plus divin ; tres-peu divin, & le moins divin, que quelques langues confondent dans leurs superlatifs. Il sera pourtant libre de s’en servir, ou de les laisser, comme je l’ay remontré ailleurs. Je rapporte toûjours les choses de deux manieres, afin d’en donner le choix aux Nations. Leur goust diférent fait que les unes aiment les mots simples & les expressions abregées ; & que les autres se plaisent aux phrases & aux expressions étenduës. Elles trouveront icy dequoy se contenter toutes.

Voila, Monsieur, l’exposition de la premiere Ecriture, que je crois propre à estre renduë Universelle ; les deux parties qui y manquent, n’empeschent pas que vous ne puissiez juger de son mérite. Mais afin de vous en faire connoistre la grace, & de tracer en mesme temps un modelle à ceux qui voudront s’exercer dans sa composition, je vais vous donner une petite suite de ses caracteres. La voicy,

19 3′5 10511-05, 104′1 1041∧116 3′4 201′4, 18 3′4 251′4.

Ces dix caracteres expriment mot à mot ce début du Texte sacré, dans le commencement Dieu créa le Ciel & la Terre ; & ont tous les avantages que je leur attribuë, par ma Lettre de vostre quatorziéme Extraordinaire ; mais la longueur que j’ay donnée à celle-cy malgré son retranchement, n’ayant pû estre plus courte, pour estre intelligible, ne me permet pas d’entrer présentement dans cette preuve, non plus que dans le détail de l’explication de ce Théme. Il est temps que les choses utiles fassent place aux divertissantes, & que je me dise à mon ordinaire,

MONSIEUR,

Vostre tres-humble, & tres-affectionné Serviteur, De Vienne-Plancy.

Suplement à la lettre précédente §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 286-320.

SUPLEMENT
A LA LETTRE PRECEDENTE.
A Fau-Cleranton le 12. de Nov. 1682.

La remarque, Monsieur, que je viens de faire, qu’il y a dans vos Extraordinaires, des Lettres une fois plus longues que celle que je vous ay écrite le huit de ce mois, m’inspire le dessein de l’augmenter par la jonction de celle-cy, afin d’achever sans remise, ce qui regarde l’entiere exposition de ma premiere Ecriture Universelle, & d’empescher que la longue attente de voir ce qui y manque, ne fasse de la peine aux Curieux. Persuadé donc que vous ne desagrérez pas ce procedé, puis qu’il est fondé en exemple & en raison ; je vais vous donner ce Suplément, avec le plus d’abréviation qu’il me sera possible.

SECONDE PARTIE
du Dictionnaire Universel, suivant la Méthode commune.

Apres avoir expliqué, comme j’employe les nombres à l’expression des mots principaux des langues ; il est bien juste de rapporter comme je les exprime eux-mesmes, lors qu’ils ne signifient rien d’étranger. On a souvent besoin d’eux en cet état pour l’abréviation de l’Ecriture ; & il n’y auroit pas de raison de les exprimer par d’autres figures que par celles qui leur sont propres. Estant donc obligé de les laisser en cette possession, je me sers d’un trait que je mets sous eux, pour marquer quand ils la gardent ; & l’employ de ce trait est assez conforme à nostre usage, comme j’ay dit ailleurs.

Ces nombres sont de deux sortes. Les uns qu’on nomme Cardinaux, tels que sont un, deux, trois, quatre, cinq, &c. Et les autres qu’on appelle Ordinaux, tels que sont premier, second, troisiéme, &c.

Les nombres Cardinaux sont presque tous indéclinables ; & il leur suffit en ce cas, d’avoir le trait ou l’enseigne sous eux ; mais à l’égard de ceux qui se déclinent il leur faut encore ajoûter l’enseigne qui s’insere entre les chiffres primitifs & les auxiliaires. Ainsi 1, avec le trait sous luy signifie un. 2, de mesme signifie deux. 3, trois ; & ainsi des autres. Mais pour exprimer un ou unique, nom adjectif ; sa qualité unité ; & ses adverbes uniquement & une fois. Double, duplicité, doublement & deux fois. Triple, triplicité, triplement & trois fois, &c. Il faut ajoûter l’enseigne qui s’insere au trait qui se met dessous, & joindre des chiffres auxiliaires à la suite de cette enseigne, pour marquer les variations directes & les indirectes, dont ces mots numeraux sont susceptibles ; ce qui se fait de la maniere generale que j’ay rapportée dans ma Lettre précedente.

Quant aux nombres Ordinaux, ils ne sont jamais indéclinables. Ils ont les mesmes dépendances que les Cardinaux. Premier, non substantif ou adjectif, a à sa suite primauté, premierement, & la premiere fois. Second ou deuxiéme, a de mesme secondement, la seconde fois. Deuxiémement, la deuxiéme fois. Il en est ainsi de la troisiéme & de tous les autres. Et je marque toutes les dépendances, comme celles des nombres Cardinaux.

Ce que ces adjectifs numeraux ont de diférend des autres, c’est que chacun a deux adverbes, au lieu que les autres n’en ont qu’un. Divin n’a que divinement, mais deux a doublement & deux fois ; & deuxiéme, a deuxiémement & la deuxiéme fois. Et tous les autres nombres Cardinaux & Ordinaux sont doüez de la mesme fécondité. J’exprime le premier de leurs adverbes par un 7, final, comme celuy des adjectifs ordinaires ; & le deuxiéme par un 8, aussi final, sans que cet employ cause d’équivoque dans cette Ecriture.

Ces noms numeraux ont aussi des verbes qui leurs appartiennent, comme unir, doubler, tripler, &c. primer, seconder, &c. Ces verbes se marquent avec l’enseigne courbe, qui s’insere comme tous les autres ; mais il n’en est pas ainsi de leurs verbes opposez ou négatifs, de ceux de leur retour d’action ; & des noms qu dérivent, ou des uns ou des autres, ou mesme des verbes affirmatifs. Je n’ay formé précedemment les verbes négatifs, & ceux du retour d’action, que par le changement de leur dernier chiffre primitif, en un autre chiffre ; & les noms qui leurs appartiennent à tous, que par l’addition d’un chiffre aussi primitif à ceux qui marquent leurs verbes. Ainsi de 1441, qui signifie créer, j’ay fait 1442, qui signifie aneantir. 1443, qui signifie recréer, &c. 14411, qui signifie Createur. 14412 qui signifie Creatrice. 14414, qui signifie Creature, &c. voila mon usage. Mais je ne puis icy rien changer ny ajoûter, sans détruire la nature des nombres. 1~10, signifira bien unir. Mais 2~10, ne peut pas signifier son verbe négatif des-unir, ny 3~10, son verbe de retour d’action, réünir, &c. parce que l’un signifie doubler, & l’autre tripler. Ainsi je suis obligé d’avoir recours à une autre Méthode, pour marquer les dépendances & les oppositions du verbe unir ; comme aussi pour exprimer celles du verbe doubler, qui sont de doubler, redoubler, rededoubler, &c. & toutes les sortes d’expressions qui dérivent de ces verbes, & de leurs semblables.

Cette méthode est d’empescher qu’elles ne consistent dans le changement des chiffres primitifs ; mais seulement dans celuy des chiffres auxiliaires. C’est à la verité un retranchement pour le Dictionnaire Universel ; toutesfois il est de si petite conséquence, qu’il n’y a pas lieu d’en former une grande plainte. Voicy donc à quoy cette Méthode me réduit.

Premierement, c’est d’employer tout autant de chiffres auxiliaires, pour ces expressions que j’ay employé de chiffres primitifs pour celles du gros des verbes, & pour celles de leurs noms dérivez, j’entens quatre auxiliaires pour les verbes, & cinq pour leurs noms ; ce qui va bien au delà de mes premieres intentions. Secondement, c’est de disposer ces chiffres auxiliaires pour marquer ces noms dérivez ; de la mesme maniere que j’ay disposé les chiffres primitifs, pour signifier les principaux noms des estres, leurs substantifs de qualité & leurs adjectifs. Et troisiémement, c’est de mettre les mesmes signes de séparation entre ces chiffres que dans les autres expressions, quoy que les auxiliaires y soient en beaucoup plus grand nombre, afin de ne pas charger cette Ecriture de trop d’enseignes. Les exemples que voicy acheveront d’éclaircir cette pratique ; Vous y supposerez, Monsieur, l’enseigne qui doit estre sous eux outre l’inserée ; & vous sçaurez que je l’étens sous les auxiliaires pour la rendre plus remarquable ; & que si je ne l’exprime pas icy, c’est pour épargner de la peine à vôtre Imprimeur.

1′10001, signifie Unisseur. 1′10002, unisseuse.

1-10101 union. 1-10111, le premier adjectif du verbe actif unir.

1-10211 le deuxiéme adjectif. 1-10311 le troisiéme, &c.

1-2010 signifie des-unir. 1′20001, signifie des-unisseur. 1′20002 des-unisseuse. 1-20101, des-union. 1-20111, le premier adjectif actif du verbe des-unir. 1-20411, le premier adjectif passif.

1-20711 le premier adjectif du verbe meslé, &c.

1-3010 signifie réünir. 1-3010 redes-unir, &c.

Ces exemples suffisent pour apprendre à marquer tous les autres verbes, & tous les autres noms de cette nature.

Vous direz peut-estre, Monsieur, que comme ces verbes numeraux sont rares, & par conséquent les noms qui en dépendent, il auroit mieux valu les exprimer avec moins de rapport leurs sources ou racines, que d’en faire une exception ; & je suis bien de cet avis. Les exceptions causent la peine & l’embarras des Langues, & ne sont d’ordinaire que des effets de caprice. Il est vray que celle-là en est un de necessité, & qu’elle porte son excuse avec elle ; mais on peut encor la retrancher si l’on veut. On n’a pour cela qu’à mettre les verbes unir, dés-unir, réünir, à la suite des verbes joindre, disjoindre, ou diviser rejoindre. Les verbes doubler, tripler & leurs semblables, à la suite des verbes augmenter, ajoûter. Les verbes de doubler, de tripler, & autres négatifs, à la suite des verbes diminuer, soustraire. Et traiter de la mesme maniere tous les noms qui en dérivent. On laissera par ce moyen au Dictionnaire ces mots qui sont de sa jurisdiction ; & on demeurera dans les bornes des regles generales, dont l’Ecriture & la Langue Universelle demande qu’on ne s’écarte point. Neantmoins j’ay bien voulu rapporter la mesme chose, de deux façons, pour en donner le choix, comme j’ay accoûtumé de faire.

Ce qui me reste à ajoûter, c’est que pour distinguer les expressions des nombres ordinaires de celles des Cardinaux, dont les les chiffres primitifs & les auxiliaires n’ont point de diférences ; je varie l’enseigne que je mets sous eux ; je donne une barre ou ligne droite aux nombres Cardinaux, & une courbe aux Ordinaux, & l’empesche par cette diversité, qu’on ne les prenne les uns pour les autres. Et voila tout ce qui les regarde.

DERNIERE PARTIE
de ce Dictionnaire Universel.

Cette Partie qui contient entre-autres mots, les noms propres des Lieux & des Personnes, séparement d’avec les noms des Estres, est l’effet d’une pensée nouvelle. On voit par le Projet que j’enferme les premiers de ces noms, je veux dire, ceux des Lieux dans la vingt-sixiéme section ; & ceux des Personnes, dans le dixiéme Chapitre ; mais ayant reconnu que leur détail alloit bien au delà des bornes des autres expressions, & qu’il estoit de l’ordre de les joindre, veu le rapport qu’ils ont ensemble, je les ay tirez de leurs premieres places pour les répandre par tous les nombres, avec un signe qui les distingue. Et d’ailleurs, afin de ne pas laisser vuide la vingt-sixiéme section, j’y mets les noms communs à l’Eau & à la Terre, comme ceux de Marets, de fondriere, de ravine, de bourbier, &c. Et ceux d’Empire, de Royaume, de République, de Souveraineté, de Païs, de Province, de Contrée, de Ville &c. au lieu de ceux d’Europe, de France, de Bourgogne, de Seine, & autres Geographiques dont je la remplissois. Et quant au dixiéme Chapitre, il est vray que j’en laisse vuide la section 100, mais je remplis les autres des noms d’Estre, de substance, esprit, &c. comme vous avez veu.

Je ne pense pas, Monsieur, que vous des-aprouviez ces petits changemens. Unir les noms des Lieux avec ceux des Hommes, & des Femmes, c’est suivre l’ordre de la Nature, qui lie d’une si forte inclination les Personnes leurs Païs ; & les mettre à part. C’est suivre aussi l’ordre le plus general des Langues, qui font presque toutes un Dictionnaire particulier de ces mots, principalement des Geografiques, parce qu’elles laissent à l’Histoire le soin de faire mention des autres.

Quoy que les noms des Personnes ayent esté avant les noms propres des Lieux, puis que ce sont les Personnes qui les ont nommez, je commenceray par les Lieux, à cause qu’ils contiennent les Personnes ; & je placeray les uns & les autres, avant les parties invariables du discours, d’autant qu’ils sont sujets à variation comme les mots qui précedent, & qu’ils ont comme eux, une enseigne inserée entre leurs chifres. Celle qu’ils ont dessus, outre cette inserée, est ce qui met de la diférence entre leurs expressions, & celles de la premiere partie de ce Dictionnaire, sans quoy il n’y en auroit point. Je la supose donc encor, pour ne pas embarasser vostre Imprimeur.

Ainsi 1, signifie l’Asie, avec ses dépendances, Asiatique, Asiatiquement. — 2, signifie l’Europe, avec les siennes. 3, l’Afrique de mesme. 4, l’Amérique. 5, la Terre Australe, quoy qu’on n’y distingue rien encor, l’Histoire des Sévarambes n’aboutissant ce me semble, qu’à donner l’idée d’une Religion, & d’un Gouvernement assez plausibles.

11, Signifie la Chine, premier Royaume de l’Asie, Chinois, Chinoise, &c. 12, la Tartarie. 13, le Japon. 14, l’Inde Orientale, &c.

111, signifie Canton, premiere Province Méridionale de la Chine. 112, Quamsi, seconde Province. 113, Yunean, troisiéme Province &c. jusqu’à neuf.

1111, signifie Canton, premiere Ville de la Province de Canton ; l’une s’appelle comme l’autre. 1112, la seconde Ville de cette Province, 1113, la troisiéme Ville, &c. jusqu’à neuf encor.

11001, signifie Fohy, premier Roy de la Chine. 11002 Xinnung, deuxiéme Roy du mesme Etat. 11003, Hoang, troisiéme Roy, &c. jusqu’à cent dix Roys.

11111, signifie une Personne celébre par la valeur, de la Ville de Canton. 11112, une autre celébre, par la sagesse de la mesme Ville. 11113, une autre celébre par les Sciences, & ainsi des autres qualitez, suivant le Projet.

11121, signifie une Personne celébre, par la valeur, de la seconde Ville de la Province de Canton. 11131, une autre de la troisiéme Ville. 11141, une autre de la quatriéme Ville, & ainsi du reste.

Comme la Chine a neuf Provinces Méridionales, la neuvaine des nombres de trois chifres suffit pour les exprimer ; mais comme elle en a encore six Septentrionales, il faut avoir recours au premier accent d’augmentation pour en former de nouvelles expressions, & le placer sur le chifre qui marque la Province, afin qu’on voye sur qui doit tomber son effet.

Ainsi 111, signifie Honam, premiere Province Septentrionale de la Chine. 111′1, signifie Caisum. premiere Ville de cette Province, &c.

Voicy un autre exemple qui vous regarde.

2, signifie l’Europe. 21, la France, son premier Royaume. 211, l’Isle de France, premiere Province de ce Royaume. 2111, Paris, premiere Ville de cette Province. 21001, Pharamond, premier Roy de France. 21065, Loüis le Grand, nostre auguste Monarque. 21113, un Parisien illustre par les Sciences.

On voit par là que le premier chifre signifie la Partie du Monde ; le second, l’Etat ; le troisiéme, la Province ; le quatriéme, une Ville, ou un Roy ; & le cinquiéme un Roy encor, ou une Personne celébre par le mérite ou par la Fortune.

On pourroit ajoûter un chifre à ces cinq, pour avoir neuf Personnes celébres en chaque Ville, & en chaque sorte de mérite, & distinguer entre-elles par ce moyen les Personnes illustres dans les Sciences, dans les Arts, &c. Mais les nombres de six chifres sont peu commodes, par la raison que j’ay dite.

Il seroit difficile, ce me semble, de donner aux noms propres une liaison plus étroite, plus claire, & plus juste, & une signification plus exacte. J’en conçoy un autre moyen ; mais ce sera pour une autre Lettre. Ces exemples suffisent, pour former tous les noms de pareille nature.

Je ne dois pas oublier que j’exprime les noms des Personnes que j’attache aux lieux, comme si c’estoient des adjectifs, afin d’en pouvoir distinguer le sexe ; mais que j’ay recours pour cela à leurs chifres auxiliaires. Ainsi 11-11, signifie Chinois ; & 11-21, Chinoise. 2111-11, Parisien ; & 2111-21, Parisienne. Et il en est de mesme de tous les autres.

Les parties invariables du discours n’ont pas deux enseignes, comme les noms précedens, elles n’ont que celle de dessus ; & au lieu que tout ce qui se décline est terminé par 1, 2, 3, 4, 5, ou 6, chifres auxiliaires, elles finissent par 7, 8, ou 9 ; les adverbes, & les interjections, par 7 ; les conjonctions, par 8 ; & les propositions, par 9.

Vous jugez bien, Monsieur, que je n’entend pas par ces adverbes, ceux des adjectifs, quoy qu’ils se terminent de mesme. Il leurs sied trop bien d’estre à la suite des noms, dont ils dérivent ; mais j’entend tous les autres, & leur diférence est que ceux-cy ont leur enseigne, trait ou bare sur eux, & que ceux des adjectifs ont encor l’inserée, ou n’ont qu’elle. Je vais commencer par les plus communs des Langues, afin de leur donner les expressions les plus courtes. Ordre que j’ay toujours suivy.

Adverbes de consentement, d’affirmation, de négation, de comparaison, de qualité, &c.

17, signifie oüy, 27, non, 37, ne, ne pas, adverbe négatif qui se met devant les verbes. 47, plus. 57, moins. 67, aussi, autant, ny plus ny moins. 77, bien, fort, beaucoup. 87, mal, peu. 97, entre-deux, passablement, ny bien ny mal.

107, d’accord… 117, oüy en verité. 127, non seûrement. 137, ne, ne point, expression plus forte que ne pas. 147, mieux. 157, plus mal, pis. 167, aussi-bien, de mesme, ny pis ny mieux. 177, tres, tres-fort, extrémement, infiniment, ou le plus, le mieux. 187, tres-peu, ou le moins, le plus mal. 197, assez, &c.

Il peut y avoir en tout, deux cens adverbes, dont le dernier s’exprime par 1997. Ce seroit trop pour un Echantillon, que de les rapporter tous.

Les interjections que je mets à leur suite, comme dans le Grec, commencent par celles d’affliction, qui sont les plus ordinaires.

2017, signifie hélas ! 2027, ah ah ! ohymé ! 2037, ah Dieux ! oh Dieux ! juste Ciel ! 2047, quel malheur ! 2057, quelle désolation ! 2067, quelle pitié ! 2077, ç’en est fait ! 2087, il faut mourir ! 2097, laissez-moy ! &c. Les interjections se poussent aussi loin que l’on veut.

Voicy les conjonctions des mots. 18, signifie &. 28, ny. 38, ou, soit. 48, tant. 58, de mesme. 68, aussi-bien. 78, ainsi. 88, comme. 98, que.

Les conjonctions des phrases & du discours, se marquent apres celles des mots. 108, signifie car. 118, d’autant que. 128, parce que, &c.

J’en trouve quarante, en tout.

Voicy les prépositions. 19, signifie en, dans. 29, pres, aupres, proche. 39, chez. 49, avec. 59, sans. 69, pour. 79, depuis. 89, jusques. 99, par. 109, entre. 119, dedans, &c.

L’Italien se sert de cinquante-quatre prépositions. On peut se borner là, ou les pousser à un plus grand nombre, le champ estant libre, & spatieux.

Les Proverbes suivent les parties invariables du discours, & finissent le Dictionnaire. I’avois résolu dans le projet de les mettre entre les noms, & les verbes, comme tenant des uns, & des autres ; mais j’ay pensé depuis, qu’il seroit mieux de leur donner la place que voicy, parce que leur expression ne souffre point de variation, non plus que ces parties du discours qui les précedent.

Je les ay divisez en neuf chefs. Sçavoir, en quolibets, en hyperboles, en métaphores, en comparaisons, en si ou supositions, en souhaits, en conjectures ou pronostics, en avis ou conseils, & en maximes, sentences, ou axiomes ; & passant de la division aux subdivisions, j’en remplis par ordre les nombres qui se terminent par zéro, à commencer par ceux de trois chifres.

Ainsi 110, 120, 130, 1010, 1020, 1030, 10010, &c. expriment les quolibets, comme Medecin de Valence, longue Robe & peu de Science. Année d’Antan, belle montre & peu de raport.

210, 220, 230, &c. signifient les hiperboles ; comme, c’est la Mer à boire. C’est vouloir prendre la Lune aux dents. C’est un Amoureux des onze mille Vierges.

310, 320, &c. marquent les métaphores ; comme Montagnes voyent, & Murailles oyent. Il bastit des Châteaux en Espagne.

410, 420, &c. sont destinez aux comparaisons. Et voicy celles des Espagnols, à l’égard des Femmes qui ne sont pas raisonnables, dont je remplis une neuvaine suivant l’ordre de mes subdivisions, par où vous jugerez, Monsieur, de la disposition de toutes les autres.

4110, signifie, Ne dis à la Femme & à la Pie, que ce que tu dirois en plein Marché.

4120, signifie, Qui se fie à une Femme & à un More, veut bien estre pris pour dupe.

4130, Qui tient l’Anguille par la queuë, & la Femme par la parole, peut s’assurer qu’il ne tient rien.

4140, La Fortune, la Femme, & le Vent, changent toûjours en peu de temps.

4150, La Femme & la Toile, ne se doivent pas regarder à la chandelle.

4160, A leur malheur, la Cerise & la Femme se parent de rouge, ou se mettent du rouge.

4170, La Femme & le Verre, courrent toûjours grand risque.

4180, Des Poires & des Femmes, celle qui se taist est la bonne, ou la meilleure.

Et 4190, Caresse & commande, ta Femme & ta Mule t’obeïront.

C’est ainsi, Monsieur, que les Chinois expriment par un seul caractere, chaque Principe de leur Phisique, de leur Morale, de leur Politique, & de leurs autres Sciences ; & c’est en cela principalement que consiste leur doctrine, parce que plus ils sçavent de ces caracteres, plus ils sont Sçavans.

Mais tandis que je réduis, comme ces Peuples, nos sens parfaits triviaux à une simple expression, je m’aperçois que les premiers élemens de la prononciation, qui font aussi ceux des Grammaires, & des Dictionnaires ordinaires, me restent encor à marquer. J’entens les voyelles & les consones ; car enfin on en forme des idées distinctes, elles ont des noms particuliers, on en parle, on en écrit. Il faut donc sçavoir le moyen de les exprimer, aussi-bien que les mots qu’elles composent, & qui ont fait jusques icy le sujet de mon Discours.

Le zéro qui finit la signification des Proverbes, est celuy que j’ay choisy pour commencer celle des lettres ; & ce caractere qui passe pour une nulle, lors qu’il est seul ou à la premiere place, ne sera pas mal employé à marquer les lettres, puis qu’elles sont aussi des nulles dans l’Ecriture Universelle, je veux dire qu’elles n’y servent de rien.

Ainsi donc 01, signifie a. 02, signifie e. 03, i. 04, o. 05, u. 06, le. 07, re. 08, me. 09, ne.

011, signifie be. 012, ce. 013, de 014, fe. 015, ge. 016, ke. 017, pe. 018, te, &c.

021, se. 022, ze. 031, que. 032, xc. 041, he, &c.

On peut exprimer de la mesme maniere les diftongues, & les silabes plus communes ; & toutes ces expressions peuvent estre traitées en indéclinables, comme les Proverbes & les parties invariables du discours, avec l’enseigne que je mets dessus ; ou bien en parties sujetes à déclinaison, comme les noms principaux des Estres, avec l’enseigne inserée ; ou comme les noms propres des Lieux & des Personnes, avec l’une & l’autre enseigne, sans qu’aucune de ces façons cause d’équivoque dans cette Ecriture.

Et voila, Monsieur, l’Echantillon du Dictionnaire Universel dans toutes ses parties, avec la maniere d’exprimer les variations directes, & les indirectes des mots qu’il peut contenir, le tout suivant la méthode commune. Je croy n’y avoir rien ômis des choses dont j’ay dû donner des modeles, pour en aplanir les difficultez. & pour mettre en bon chemin ceux qui voudront étendre cet Abregé. Si je me trompe, vous m’obligerez de me le faire connoistre, puis que je prens tout en bonne part, & que je suis veritablement,

MONSIEUR,

Vostre tres-obeïssant Serviteur, De Vienne-Plancy.

[Explication de l'énigme du Berger fleuriste]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 320-321.

L'Enigme en Prose du spirituel Berger Fleuriste, a esté ainsi expliquée par le Nouvel Habitant de la Coste des Singes Verts.

 

Il ne se peut rien de plus agreablement imaginé, que l'Enigme en Prose du XIX. Extraordinaire. C'est le Monosillabe Si, qui dans les premiers temps, n'estoit aparement employé qu'à un seul usage, c'est à dire, dans le discours ordinaire, & qui l'a esté depuis diféremment par les diférentes significations, que les Nations luy ont donnée. On l'a fait mesme servir à un autre employ, en l'ajoûtant aux six tons de la Musique, cette Science agreable & pénible, mais plus facile présentement par l'addition du Si.

Questions à décider §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 353-354.

QUESTIONS A DECIDER.

 

[...]

Quelle est l'origine des Cloches, & leur antiquité.

[Annonce du prochain extraordinaire.]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1682 (tome XX), p. 354.

 

Il me reste encor la suite du Traité des Lunetes par le sçavant M. Comiers ; un Traité des Couronnes ; un autre de la Vie heureuse, & divers Sentimens en Vers sur les diférentes Questions, dont je vous feray part dans l’Extraordinaire du mois d’Avril.