1683

Mercure galant, février 1683 [tome 2].

2017
Source : Mercure galant, février 1683 [tome 2].
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Mercure galant, février 1683 [tome 2]. §

Sonnet à la Gloire du Roy §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 9-11

SONNET
A LA GLOIRE DU ROY.

Si le Regne d’un Roy que l’Univers admire,
Des plus fameux Héros détruit le souvenir ;
Si sa gloire éclatante aujourd’huy doit ternir
Celle du plus auguste & du plus grand Empire ;
***
Si l’Europe en obtient la Paix qu’elle desire,
Lors que prest à tout vaincre, il va tout obtenir ;
Si cent Peuples liguez ne peuvent soûtenir
Les efforts étonnans que sa valeur inspire ;
***
Il falloit des Témoins à la Postérité,
Jalouse de l’éclat d’un Regne tant vanté,
Qui fussent plus pressans que les Vers & l’Histoire.
***
Elle eust douté toûjours des Exploits de LOUIS ;
Mais voyant sur ses pas marcher son Petit-Fils,
Elle ne pourra pas refuser de les croire.

Réponse à l’églogue de Mme Des Houlières §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 11-16

Tout ce qui part de l’illustre Madame des Houlieres est si achevé, qu’il ne se peut que vous n’ayez esté fortement frapée de l’Eglogue, où elle fait parler Célimene, sur les rigueurs de l’éloignement. Cette Eglogue est dans la seconde Partie de ma Lettre de Septembre. Rien n’est plus touchant, ny plus finement tourné, que tout ce qu’elle dit des inquiétudes de cette aimable Bergere. Il faut qu’à son tour le Berger qu’elle aime, vous fasse paroistre le peu de sujet qu’elle a de craindre son inconstance. C’est un des plus beaux Esprits de Bourgogne, qui sert d’interprete à ses sentimens.

REPONSE
A L’EGLOGUE
DE MADAME
DES HOULIERES.

Tircis, le plus solitaire
De nos Bergers amoureux,
Tircis dont l’unique affaire
N’est que d’aimer, & de plaire
Au cher Objet de ses vœux,
Eloigné de Célimene,
Vit errant de Plaine en Plaine,
Heureux, si quelques Zéphirs,
Pour seconder ses desirs,
Vont porter à cette Belle,
De ses plus tendres soûpirs
L’haleine pure & fidelle ;
Heureux, heureux mille fois,
Quand dans ces tristes abois,
Couché sur l’herbe fleurie,
Nul bruit fâcheux, nulle voix,
N’interrompt sa resvérie.
Le fidelle souvenir
De sa Bergere charmante,
Suffit pour l’entretenir ;
A son ame qu’il enchante
Quelque autre qui se présente,
Il est prest à le bannir.
Ny Dorise, ny Lisette,
La Perfide, la Coquette,
Qu’il aima si tendrement,
Son Troupeau, ny sa Houlette,
Ny son Chien, ny sa Musette,
Ne peuvent un seul moment
Luy servir d’amusement.
Que tout dance, que tout chante,
Que tout rie autour de luy,
Toûjours la Bergere absente
Fera son mortel ennuy.
La fidelle inquiétude
Dont il chérit l’habitude,
Des Lieux les plus fréquentez
Luy fait une solitude.
Nuls attraits, nulles beautez,
Ne troublent la chere idée
Dont son ame est possedée,
Célimene occupe tout.
La douloureuse souffrance
D’une longue & dure absence,
(Quelle épreuve à sa constance ?)
Rien n’en peut venir à bout.
Sa tendresse ingénieuse,
Sçait par d’invisibles soins
Tromper de mille Témoins
L’attention curieuse.
Tout ce qui tend vers les lieux
Où Célimene respire,
Le Berger le suit des yeux.
Que ne voudroit-il point dire !
Quand les Oiseaux de nos Bois,
Des doux accens de leur voix,
Font entendre le ramage.
Ne chantez pas davantage,
Leur dit-il, petits Oiseaux,
Allez tous vers ma Maîtresse,
Inventez des Airs nouveaux.
Allez tous chanter, sans cesse
Parlez-luy de ma tristesse,
Allez tous de sa tendresse
Ranimer les sentimens,
Peut-estre bien languissans.
Belles Eaux de nos Fontaines,
Coulez dans ces vastes Plaines ;
Allez dans ce beau sejour,
Au cher Objet de mes peines
Allez faire vostre cour.
Allez par l’ordre de Flore,
Allez naître sous les pas
De la Belle que j’adore.
Fleurs riantes, vos appas
Ne suffiront pas encore.
C’est ainsi que du Berger
L’ame vivement blessée,
Laissant errer sa pensée,
Tâche de se soulager.
Il est fidelle il est tendre ;
Mais est-il sage d’attendre,
Que Célimene aujourd’huy
Soit sensible comme luy ?
Non, non, l’amour qui l’enflâme
Le devroit moins occuper,
Puis que Célimene est Femme,
C’est assez pour le tromper.

[Mission] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 17-19, 22

Il s'est fait une Mission celebre à Vitré en Bretagne, par des Prestres que Mr l'Evesque de Rennes avoit choisis pour cela. Ce zelé Prélat, qui a voulu s’y trouver luy-mesme la plûpart du temps qu’elle a duré, y a fait des biens extraordinaires, en remédiant aux désordres de plusieurs Particuliers. Elle commença le premier Dimanche de l'Avent, & finit le 17. du dernier Mois. Les Missionnaires estoient au nombre de trente.[...] Cette Mission qui a duré sept semaines, & qui a fait venir à Vitré plus de monde que l'on n'en a veu dans le temps qu'on y a tenu les Etats de la Province, se termina le Dimanche 17. Janvier par une Procession generale, à laquelle les Juges & le Sindic de Vitré assisterent, ainsi que tous les Corps de Mestiers. Les Ruës estoient tapissées, & apres que l'on eut fait le tour de la Ville, on arriva dans la grande Place, où l'on avoit élevé un Reposoir magnifique. Plusieurs Motets y furent chantez, & un des Missionnaires s'estant ensuite avancé sur le bord du plus haut degré du Reposoir, lût un Catalogue des Restitutions qui avoient esté faites entre leurs mains. [...]

Après cela il fit une Exhortation tres-touchante, entonna le Te Deum, & la Procession estant rentrée dans l'Eglise au son de toutes les Cloches, il y donna la Benédiction.

Lettre du Berger Fleuriste à la Nymphe des Bruyères §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 26-35

Je vous ay déja envoyé plusieurs Ouvrages du Spirituel Berger qui a écrit la Lettre suivante. Vous avez trouvé en tous beaucoup de galanterie, & je croy que vous n’en trouverez pas moins dans ce dernier.

LETTRE
DU BERGER FLEURISTE
a la Nymphe des Bruyeres,
En luy envoyant une petite Epagneule appellée Mademoiselle Amarante.

Il me semble, Madame, que vous avez trouvé Mademoiselle Amarante assez gentille, pour n’estre pas indigne de vous estre offerte ; & j’ay reconnu à la maniere dont elle a reçeu vos caresses, qu’elle ne souhaitoit rien tant que d’avoir une aussi aimable Maîtresse que vous. Ayez donc la bonté de l’agréer, je vous l’envoye.

 Belle Nymphe, vous sçavez bien
 Que pour estre un présent de Chien,
 Ce n’est pas une conséquence
 Que ce soit un Chien de présent.
 Joly Chien qui saute & qui dance,
 Et qui fait bien la revérence,
 N’est pas un objet déplaisant,
Sur tout, s’il est d’un poil qui vers l’ébene penche ;
 Il divertit, il fait honneur ;
Passant la main dessus, elle en paroît plus blanche.
 Telle est l’adresse & la couleur
De Mademoiselle Amarante.
 Faites-luy donc une faveur,
 Prenez-la pour vostre Suivante.

Elle ne manquera pas de s’offrir elle-mesme à vous de la meilleure grace qu’il luy sera possible. Elle est d’assez bonne Maison pour avoir appris la civilité. Elle vient de chez Madame la D. de V. mais comme vous aurez peut-estre un peu de peine à entendre d’abord sa Langue, qui est Chinoise, trouvez bon que je luy serve de Truchement.

 Ce grand Homme de Capadoce
 Qui visita les sages Indiens,
 Non pas par raison de négoce,
Mais pour tirer profit de leurs bons entretiens,
 Entendoit, dit-on, le langage
  Des Bestes à plumage ;
Et moy, qui suis Chasseur, j’entens celuy des Chiens.

Mademoiselle Amarante vous dira donc qu’elle vient vous prier de la recevoir à vostre service, & vous jurer par Cerbere, comme les Dieux ont accoûtumé de jurer par Stix, qu’elle vous suivra en tous lieux avec autant d’empressement que de plaisir ; qu’elle ne vous perdra jamais de veuë sans inquiétude & sans plaintes ; qu’elle fera nuit & jour une garde exacte aupres de vous, sans s’amuser, comme ses Camarades, à aboyer à la Lune, ou à courir l’Aloüete ; qu’elle ne souffrira jamais qu’aucun Etranger approche mesme de vostre Chambre sans vous en donner avis ; qu’elle se rangera de vostre costé contre toute la Terre ; qu’elle vous sera fidelle jusqu’à la mort ; & qu’enfin,

  Si son Etoile tutelaire
 Veut qu’elle ait le bien de vous plaire ;
 Mera, le Chien, ou la Chienne des Cieux,
A son gré n’aura pas un sort si glorieux.

Voila, Madame, ce qu’elle se prépare à vous dire, & je m’ofrirois pour Caution de ses intentions, si je croyois qu’il en fust besoin ; mais sa mine justifie assez la sincérité de son ame. Au reste, l’intérest ne la gouverne point, elle ne demande ny gages, ny habits. Elle se passe à peu ; les mietes qui tombent sous vostre Table, suffiront pour la nourir. Il est vray qu’elle ne veut pas estre traitée rudement, mais elle trouvera bien son compte aupres de vous, puis que vous estes la douceur mesme. Ses Compagnes ont beau estre à leur aise, je ne sçache point de meilleure condition au monde que celle où elle aspire. Car enfin quel bonheur peut estre plus grand, que de voir vos charmes à toute heure & en toute sorte d’états ; que de vous oüir parler, chanter, & rire, avec l’esprit & la grace dont vous accompagnez tout ce que vous dites, & tout ce que vous faites ; que de recevoir des douceurs de vostre belle main, & quelquefois de vostre aimable bouche ?

Les Dieux changerent autrefois
Une Reyne de Troye, en Chienne ;
Mais je jurerois que la mienne,
Pour vivre sous vos Loix,
Refuseroit d’estre changée en Reyne.

Je vous assure aussi, belle Nymphe, que si nous estions encore au temps des Métamorphoses, je prîrois le grand Jupiter de me mettre aupres de vous sous la forme de quelque gentil Epagneul, pour avoir la gloire & le plaisir bien moins d’estre aimé de tout le monde, suivant l’ancienne verité, que qui aime le Maistre ou la Maistresse, aime le Chien, que pour passer ma vie à vos pieds, & y estre quelquefois favorisé de ces charmantes caresses que vous allez faire à la trop heureuse Amarante ; mais puis que ce merveilleux temps n’est plus, soyez de grace persuadée, que sous la forme que j’ay reçeuë des Dieux, je ne laisse pas d’avoir pour vous les mesmes sentimens que ma Chienne, & que je croy que toute ma raison ne m’en peut inspirer de plus justes & de plus raisonnables.

Entretien du Berger de Flore avec sa Raison §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 35-42

Apres vous avoir fait part de cette galante Lettre du Berger Fleuriste, il faut vous faire entendre un autre Berger, que vous avez déja plusieurs fois écouté avec plaisir. Voyez avec combien d’agrément il se sert de la Langue du Parnasse, quand il se trouve engagé à parler de son amour.

ENTRETIEN
DU BERGER DE FLORE
avec sa Raison.

Tais-toy, Raison, c’est se rendre importune,
De recommencer tant de fois.
Je sçay trop bien ce que je dois
A ce gentil Brunet, aussi-bien qu’à sa Brune.
 C’est le Berger de nos Hameaux
Qui me chérit le plus, que j’aime davantage ;
 Cent actions en rendroient témoignage.
Je ne veux pas aussi rompre des nœuds si beaux,
 Le Ciel plutost m’ouvre mille Tombeaux.
***
 Je te l’ay dit, je suis sincere ;
L’engageante Beauté de sa jeune Bergere,
 Jusqu’à mon cœur a sçeu pousser ses coups ;
  Et ses traits amoureux & doux,
  Par un effet à mes desirs contraire,
 En y logeant l’Epouse, en ont chassé l’Epoux.
 Ils l’auroient sçeu, je te le jure,
Tout de mesme effacer de l’ame la plus dure.
***
Je ne m’attendois pas à cet étrange tour.
Un Bandeau sur les yeux m’eust esté necessaire
  En ce dangereux jour.
Mais où l’aurois-je pris ? La Fortune & l’Amour,
Qui pouvoient le prester, me faisoient cette affaire.
***
 Je ne pouvois pas résister.
J’en voyois trois contre un d’une force immortelle,
 Deux Divinitez, & la Belle,
Et de plus le Destin, qu’on ne peut éviter.
 Me défendre estoit bagatelle.
***
 Cesse donc de me tant prescher,
Le trait est dans le cœur, on ne peut l’arracher.
 J’en souffre ; mais j’ay patience ;
Le mal, avec le temps, pourra se relâcher.
 Un peu de complaisance
Pourroit, en attendant, adoucir ma souffrance.
***
 Je veux chez eux porter mes pas.
Une civilité n’est jamais condamnable.
Je te montreray bien par mon peu d’embarras,
  Que pour trouver la Femme aimable,
  Le Mary ne me déplaist pas.
***
Accompagne-moy donc vers l’Epoux, je t’en prie.
Nous y raisonnerons des Astres, du Printemps,
 Des Prez, des Bleds, de nostre Bergerie.
  Il se plaist en ta compagnie,
  Mais n’y demeurons pas longtemps,
  Une longue visite ennuye,
 On a tort d’abuser de la bonté des Gens.
***
 Vers l’Epouse, je t’en dispense.
 Tu peux t’aller divertir autrepart.
Si pourtant tu craignois que durant ton absence
 Je ne te fisse quelqu’offence,
Ah viens-y, j’y consens, mais demeure à l’écart.
Les Belles n’aiment pas ton humeur sérieuse ;
 Et tu n’es pas assez flateuse,
Pour te mettre avec nous, ou de tiers, ou de quart.
***
Les Yeux, les Ris, les Douceurs, les Fleuretes,
Sont en meilleure odeur chez les Dames que toy.
Dans ce bas monde ainsi chacun a son employ.
Ils content plaisamment d’agreables sornettes,
Ils donnent la naissance aux douces amourettes ;
 Ils viendront avec moy.
***
J’y veux aussi mener le charmant badinage,
 Non pas ce Lourdaut de Village
Qui d’abord gaste tout, qui froisse, & qui saccage,
Mais ce doux, ce flateur, qui sçait se prévaloir
 Adroitement de son moindre avantage.
Il a, pour divertir les Beautez du jeune âge,
  Un merveilleux pouvoir ;
Elles ont, comme luy, l’enjoûment en partage.
Sa licence d’abord ne se fait qu’entrevoir ;
Puis insensiblement il attire, il engage,
 Et met enfin Rose & Lis au pillage.
 S’il vient tantost si fort à s’émouvoir,
 Prens garde à luy, crains le ravage,
Il pourroit bien aller plus loin que le devoir ;
L’Epoux en souffriroit, je n’ay pas l’esprit noir ;
Je veux, si je le puis, estre amoureux & sage.

[Feste de Morlaix, appellée Guignamé] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 43-46, 49-51

Peut-estre, Madame, n'avez vous jamais entendu parler d'une Feste qu'on appelle Guignannée. Elle se fait à Morlaix le dernier jour de l'an, & consiste en des Présens de Viande que les Bourgeois font aux Pauvres. L'ouverture en est toûjours faite par ceux de l'Hôtel-Dieu, ausquels on donne des Habits grotesques, & qui commencent à demander des Guignamées dès le 27. ou 28. de Decembre. Ils ont un Capitaine, deux Tambours, avec Officiers & Soldats, tous ajustez de maniere diférente, & à chaque Porte qu'on leur donne, ils font des cris qui sont entendus dans toute la Ville. Le dernier soir de l'année, la Bourgeoisie se rend à la Maison de Ville, qui est la plus belle de la Province. Les Syndics, Juges Consuls, & Jurats, s'y trouvent, & on délibere avec eux sur la route qu'on tiendra. La délibération finie, on sort dans l'ordre qui suit. Quatre Trompetes précedez de quantité de Flambeaux, marchent à la teste, pour avertir les Habitans d'ouvrir leurs Portes, & d'apprester leurs Présens. Ensuite vont les Tambours & les Fifres, & derriere eux, dix ou douze Crocheteurs que l'on charge des Présens reçeus. Ces Crocheteurs sont couronnez de Laurier, & de Fleurs attachées avec des Rubans de toutes couleurs. Les Syndics & les Jurats les suivent, ayant devant eux les quatre Hérauts de la Ville, & quelques jeunes Bourgeois députez pour recevoir les Présens. Chacun en fait selon son pouvoir, & il n'y a personne qui s'en puisse dispenser. Ainsi ce ne sont qu'acclamations continuelles, puis qu'on en fait à chaque Présent, qui est élevé fort haut par celuy qui le reçoit. Ces Messieurs sont suivis de Violons, de Hautbois, & de toute la Jeunesse, à laquelle la plûpart de la Noblesse ne dédaigne pas de se joindre, ce qui fait un cortege tres-nombreux. [...]

 

La Marche ayant commencé cette année par les Quays, Mr Fonblanche, qui a sa Maison à l'entrée, fut un des premiers qui fit son Présent. Il l'accompagna de quantité de grosses Fusées volantes, qui formerent diverses figures, & toutes tres-agreables. On alla dans toutes les Ruës avec six Chevaux de charge, qu'on vint décharger de temps en temps à l'Hôtel de Ville, où apres qu’on fut rentré à quatre ou cinq heures du matin, le Sindic donna la Collation à tout le Cortege. On se rassembla sur le midy dans le mesme Hôtel de Ville, pour y partager cette incroyable quantité de Viandes, entre l'Hôtel-Dieu, l'Hôpital General, les Capucins, les Récolets, & autres Religieux Mendiants. Le soir, le mesme Sindic donna aux Dames le plaisir du Bal. Elles y vinrent magnifiquement parées, & apres qu'elles eurent dancé une partie de la nuit, on leur servit des Oranges de la Chine, & des Confitures seches avec une profusion extraordinaire.

[Festivités organisées pour le mariage de Mr de la Tourrette]* §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 51-60

La galanterie est universelle en France, & ce qui s'est passé à S. Bonnet, à l'occasion du Mariage de Mr de la Tourrette, en est une marque. Il a épousé depuis deux mois Mademoiselle de Bonneville, Fille unique, & d'une ancienne Maison de Vélay. On ne pouvoit faire un assortiment plus juste, l'un & l'autre ayant beaucoup de mérite, & beaucoup de Bien. Mr de la Tourrette a eu un Frere tué au service. Madame sa Sœur avoit épousé Mr le Comte de Manron, Petit-Fils du fameux Maréchal de S. André. Le Mariage se fit chez les Parents de Mademoiselle de Bonneville ; & le jour que les Mariez arriverent à S Bonnet, ils y furent reçeus par les Habitans rangez sous les armes. Une partie s'estoit postée hors la Ville, & ces Troupes avancées firent leur décharge si-tost qu'on les vit paroître. Mr de la Tourrette qui n'estoit point avery de cette Réception, en fut agreablement surpris, mais il le fut encor davantage, lors qu'il trouva à l'entrée de la Ville une manière d'Arc de Triomphe à deux faces. A l’un des côtez de la premiere, estoient ses Armes, qui font un sep de Vigne ; & à l’autre, une Porte de Ville flanquée de deux Tours, pour faire allusion à son nom, & aux Armes de la Mariée, qui sont une Tour. La seconde face de l’Arc de Triomphe, représentoit la Tour de Danné ; mais au lieu de la pluye d’or, il y en tomboit une de feu, pour faire connoistre que l’amour seul avoit pû y faire trouver accés.

 

Le Cortege entra dans la Ville, au travers d'une double haye formée par un second Corps des Habitans sous les armes, & le soir il y eut un magnifique Soupé, apres lequel on donna aux Mariez le divertissement d'un Balet. Le Prélude en fut singulier. Mr Verchere, Administrateur de l'Hôpital, & qui s'acquite de cette Charge avec un zele admirable, parut accompagné de douze Pauvres, dont les uns estoient boiteux, les autres aveugles, & les autres languissans. Il s'avança, & portant la parole aux Mariez, il leur dit que leur Mariage causoit une joye si generale, qu'elle avoit pénetré jusque dans un Lieu qui sembloit inaccessible aux plaisirs, & qu'il n'avoit pû retenir l'emportement de ces Malheureux, qui dans cette Réjoüissance publique oublioient leur misere particuliere. Les douze Pauvres commencerent en mesme temps à dancer ; mais de la maniere qu'ils dancerent, il fut aisé de connoistre que ce n'estoit pas à l'Hôpital qu'ils avoient appris ce qu'ils sçavoient. Madame de la Tourrette qui penetra aisément dans les pieux désirs de ce digne Administrateur, luy donna trente Loüis pour ses Pauvres. Apres ce Prélude, on commença le Balet. Le Sujet estoit la Félicité du Mariage. On l'avoit partagé en trois Entrées. La première représentoit tout ce qui précede un Mariage heureux, l'Amour, la Galanterie, les Graces, & les Plaisirs, Mr Dodon Dubessec, estoit l'Amour ; & Madame de Clairville, la Galanterie. La seconde Entrée représentoit ce qui fait d'agreables Nôces, l'Hymenée, l'Amour, la Profusion, la Joye, & les Divertissemens. L'Hymenée, & l'Amour, dancerent toûjours ensemble, & promirent de ne se quiter jamais. Pendant qu'ils dançoient, on chanta ces paroles de Madame de Villedieu.

 

Il est des Marys si charmans,

Qu'ils peuvent estre Epoux, sans cesser d'estre Amans.

 

Madame de Fernier, faisoit la Profusion ; & Madame la Lieutenante du Chaufour la Mere, faisoit la Joye. Ce qui établit la Félicité du Mariage, servoit de Sujet à la derniere de ces trois Entrées. La Douceur y estoit représentée par Madame la Lieutenante du Chaufour la jeune ; la Fidélité conjugale, par Madame Fabrice ; la bonne Intelligence, par Madame de Clairville ; & la Fécondité, par Madame Chausse. Ce Balet fut suivy d'une Collation magnifique, apres laquelle on dança jusques au jour.

Le Mariage du Manchon et de la Palatine. Fable §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 59-65

Mr du Ruisseau va vous dire des nouvelles d’un autre Mariage, dont il doit sçavoir les circonstances, puis qu’il est de sa façon. Diverses Fables que vous avez déja veuës de luy, vous ont fait aimer son stile, & je croy qu’il ne vous déplaira pas en celle-cy.

LE MARIAGE
DU MANCHON
ET DE LA PALATINE.
FABLE.

 Certain Manchon de petit-gris,
Manchon jeune & bien fait, Manchon de bonne mine,
 Des charmes d’une Palatine
 Se sentit fortement épris.
 Pour elle il brûloit dans son ame,
Jamais Manchon n’avoit esté plus amoureux.
 Aussi trouvoit-il dans la Dame
Tout ce qui pouvoit rendre un Manchon bien heureux.
Quoy que brune, à son sens, elle avoit la peau belle ;
 Quoy que grande, assez d’embonpoint,
 Enfin il la croyoit pucelle.
Et pour plaire aux Manchons, c’est là le plus grand point.
***
Le nostre donc, un jour accablé du martire
 Que font soufrir les secretes amours,
Aborde sa Maîtresse, & luy tient ce discours,
(Non sans qu’à chaque mot son tendre cœur soûpire.)
 Charmé de vos divins appas,
 Pour vous mon amour est extréme ;
  Et si de mesme
 Quelque jour vous ne m’aimez pas,
 C’est un coup seûr, il faudra que j’en meure.
Vos propos amoureux, luy répondit sur l’heure
La Palatine, seront vains.
Peut-on sur vous prendre aucune assurance ?
 Je connois trop vostre inconstance,
 En un moment vous passez par cent mains.
***
 S’il n’est besoin que de perséverance,
Repartit le Manchon, pour toucher vostre cœur,
 Je ne suis pas sans espérance
  De parvenir à ce bonheur.
 Vous me verrez Amant tendre & fidelle
  Par tout suivre vos pas,
Et s’il se peut encor, au dela du trépas,
Brûler à vos genoux d’une flâme eternelle.
Ce qu’il dit, il le fit. Il l’aima constamment.
Au Logis, en public, enfin à tout moment
  On le rencontroit aupres d’elle.
 Bref, il fit tant, qu’il fléchit la Cruelle.
***
 Ce fut sur la fin de l’Hyver,
 Lors qu’Amour entre cuir & chair
Se fait sentir de la bonne maniere,
  Qu’Oyseaux en l’air,
 Poissons dans la Riviere,
 Et sur terre tous Animaux,
Ne peuvent sans groüiller demeurer dans leurs peaux.
 Graces au temps, remede à tous les maux,
La Palatine eut peur de devenir pelée,
 Sans que l’Hymen l’eust régalée.
 Elle sçavoit que les beaux jours,
 Les jours plaisans, sont les plus courts,
 Et qu’en ce monde la plus sage
Est celle qui sçait mieux profiter du bel âge.
 Cela fit qu’elle se rendit
A l’amour du Manchon, & termina l’affaire.
 Ils appellerent le Notaire,
 Et par le Contract il fut dit,
Que vivans desormais en Gens qu’Hymen assemble,
Ils boiroient, mangeroient, & coucheroient ensemble,
N’ayant plus pour les deux qu’une Table & qu’un Lit,
 Ou pour parler leur langage ordinaire,
  Desormais pour elle & pour luy
  Ils n’auroient plus qu’un mesme Etuy,
Sur lequel, pour marquer leur amoureux mistere,
Et combien chacun d’eux de l’autre estoit chéry,
 On écriroit du plus gros caractere,
  Nube pari, nube pari.

Air nouveau §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 65-66.

L´Air que je vous envoye, est d´un fort habile Maistre. Vous le connoîtrez en le chantant.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par L'Inhumaine, l'Ingrate, a pû m'abandonner, doit regarder la page 65.
L'Inhumaine, l'Ingrate, a pû m'abandonner,
Et mon coeur brûle encore pour elle ;
Il résiste à l'amour nouvelle
Que ma raison luy veut donner.
J'ay beau désaprouver son indigne tendresse,
Le Lâche ne veut pas faire une autre Maîtresse.
images/1683-02_065.JPG

Discours de Monsieur de S. Evremont, sur les Opéra François & Italiens. A Mr de Boukinkan. §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 70-104

J'espère, Madame, que je pourray vous entretenir dans peu, de la magnificence des Opéra qu'on a représentez à Venise pendant tout le cours du Carnaval. Les Italiens les font paroistre avec de grands Ornemens ; & comme ils occupent diférens Théatres, chacun de ceux qui en prennent soin, tâche de l'emporter, ou par la beauté des Voix, ou par la somptuosité du Spéctacle. Si vous avez envie de sçavoir ce qu'on doit penser de ces Opéra à l'égard des nostres, vous en trouverez la diférence dans un excellent Discours qui vient de tomber entre mes mains, & dont voicy la Copie. Il est de l'Homme du monde qui a le goust le plus fin sur toutes choses, & qui sçait rendre le plus de justice au mérite distingué. Vous le connoistrez par l'estime particuliere qui'il fait de l'admirable génie de Mr Lully.

DISCOURS
DE MONSIEUR
DE S. EVREMEONT,
Sur les Opéra François & Italiens.
A Mr de Boukinkan.

Il y a longtemps, Milord, que j'avois envie de vous dire mon sentiment sur les Opéras, & de vous parler de la diférence que je trouve entre la maniere de chanter des Italiens, & celle des François. L'occasion que j'ay euë d'en parler chez Madame Mazarin, a plûtost augmenté que satisfait cette envie. Je la contente donc aujourd'huy, Milord, dans le Discours que je vous envoye. Je commenceray par une grande franchise, en vous disant que je n'admire pas fort les Comédies en Musique, telles que nous les voyons présentement.

J'avoüe que leur magnificence me plaist assez, & que les Machines ont quelque chose de surprenant ; que la Musique en quelques endroits est touchante ; que le tout ensemble paroist merveilleux ; mais il faut aussi m'avoüer que ces merveilles sont bien ennuyeuses ; car où l'esprit a si peu à faire, c'est une necessité que les sens viennent à languir, apres le premier plaisir que nous donne la surprise. Les yeux s'occupent, & se lassent ensuite de continuer l'attachement aux Objets. Au commencement des Concerts, la justesse des accords est remarquée, & il n'échape rien de toutes les diversitez qui s'unissent pour former la douceur de l'harmonie. Quelques temps apres les Instrumens vous étourdissent, & la Musique n'est plus aux oreilles qu'un bruit confus, qui ne laisse rien à distinguer. Mais qui peut résister à l'ennuy du Récitatif dans une Modulation, qui n'a ny le charme du chant, ny la force agreable de la parole ? L'ame fatiguée d'une longue attention où elle ne trouve rien à sentir, cherche en elle-mesme quelque secret mouvement qui la touche. L'esprit qui s'est presté vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la resverie, ou se déplaist dans son inutilité. Enfin la lassitude est si grande, qu'on ne songe qu'à sortir ; & le seul plaisir qui reste à des Spectateurs languissans, est l'espérance de voir bien tost finir le Spectacle qu'on leur donne. La langueur ordinaire où je tombe aux Opéra, vient de ce que je n'en ay jamais veu, où je n'ay trouvé beaucoup de choses à condamner dans la disposition du Sujet, & dans les Vers. Or c'est vainement que l'oreille est flatée, & que les yeux sont charmez, si l'esprit ne se trouve pas satisfait.

Mon ame d'intelligence avec mon esprit, plus qu'avec mes sens, forme une résistance sur elle aux impressions qu'elle peut recevoir, ou pour le moins, elle manque d'y prester un consentement agreable, sans lequel les Objets les plus voluptueux mesme, ne sçauroient me donner un grand plaisir.

Une sotise chargée de Musique, de Dances, de Décorations, de Machines, est une sotise magnifique, mais toûjours sotise. C'est un vilain fond sous de beaux dehors, où je penetre avec beaucoup de desagrément.

Il y a une autre chose dans les Opéra tellement contre la Nature, que mon imagination en est blessée. C'est de faire chanter toute la Piece depuis le commencement jusqu'à la fin, comme si les Personnes qu'on représente s'estoient ridiculement ajustée à traiter en Musique, & les plus communes, & les plus importantes affaires de la vie.

Peut-on s'imaginer qu'un Maistre appelle son Valet, ou qu'il luy donne une commission en chantant ; qu'un Amy fasse en chantant une confidence à son Amy ; qu'on délibere en chantant dans un Conseil ; qu'on exprime avec du chant les ordres qu'on donne, & que mélodieusement on tuë les Hommes à coups d'Epée, ou de Javelot dans un combat ? C'est perdre l'esprit de la Représentation, qui sans-doute est préferable à celuy de l'harmonie, car l'harmonie ne doit estre qu'un simple accompagnement, & les grands Maistres de l'Art l'ont ajoûtée comme agreable, non pas comme necessaire, apres avoir reglé le Sujet, & le Discours.

Cependant l'idée du Musicien va devant celle du Héros dans l'Opéra. C'est Luigi, c'est Cavalli, c'est Cesti qui se présentent à l'imagination. L'esprit ne pouvant concevoir un Héros qui chante, s’attache à celuy qui fait chanter ; & on ne sçauroit nier qu'aux Représentations du Palais Royal on ne songe cent fois plus à Baptiste, qu'à Cadmus ny à Thésée.

Je ne prétens pas pourtant donner l'exclusion à toute sorte de chant sur le Theatre. Il y a des choses qui doivent estre chantées. Il y en a qui peuvent l'estre sans choquer la bienseance, ny la raison. Les Vœux, les Prieres, les Loüanges, les Sacrifices, & generalement tout ce qui regarde le service des Dieux, s'est chanté dans toutes les Nations, & dans tous les temps. Les passions tendres & douloureuses s'expriment agreablement par une espece de chant. L'expression d'un amour que l'on sent naistre, l'irrésolution d'une ame combatuë par divers mouvemens, sont des matieres pour les Stances, & les Stances le sont assez pour le chant.

Personne n'ignore qu'on avoit introduit des Choeurs sur le Théatre des Grecs ; & il faut avoüer qu'ils pourroient estre introduits avec autant de raison sur les nôtres. Voila quel est le partage du chant à mon avis.

Tout ce qui est de la Conversation, & de la Conférence, tout ce qui regarde les Intrigues, & les Affaires, ce qui appartient au Conseil & à l'action, est propre aux Comédiens qui récitent, & ridicule dans la bouche des Musiciens qui le chantent.

Les Grecs faisoient de belles Comédies, où ils chantoient quelque chose. Les Italiens & les François en font de vilaines, où ils chantent tout.

Si vous voulez sçavoir ce que c'est qu'un Opéra, je vous diray que c'est un Travail bigearre de Poësie, & de Musique, où le Poëte & le Musicien également gesnez l'un par l'autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant Ouvrage. Ce n'est pas que vous n'y puissiez trouver des paroles agreables, & de fort beaux Airs ; mais vous trouverez plus seûrement à la fin le dégoust des Vers où le génie du Poëte a esté contraint, & l'ennuy du chant où le Musicien s'est épuisé par une trop longue Musique. Si je me sentois capable de donner conseil aux honnestes Gens qui se plaisent au Théatre, je leur conseillerois de reprendre le goust de nos belles Comédies, où l'on pourroit introduire des Dances & de la Musique, qui ne nuiroient en rien à la Représentation. On y chanteroit un Prologue, avec des accompagnemens agreables. Dans les Intermedes, le chant animeroit des paroles, qui seroient comme l'esprit de ce qu'on auroit représenté ; & la Représentation finie, on viendroit à chanter un Epilogue, ou quelque Réflexion sur les plus grandes beautez de l'Ouvrage. On fortifieroit l'idée. On feroit conserver plus cherement l'impression qu'elle auroit faite sur les Spéctateurs. C'est ainsi que vous trouveriez de quoy satisfaire les sens, & l'esprit, n'ayant plus à desirer le charme du chant dans une pure Représentation, ny la force de la Représentation dans la langueur d'une continuelle Musique. Il me reste encor à vous donner un avis, pour toutes les Comédies où l'on met du chant. C'est de laisser l'autorité principale au Poëte, pour toute la direction de la Piece. Il faut que la Musique soit faite pour les Vers, bien que plus que les Vers pour la Musique. C'est au Musicien de suivre l'ordre du Poëte, dont Baptiste seul, à mon avis, peut estre exempt, pour connoistre mieux les passions, & aller plus avant dans le coeur de l'Homme que les Anciens.

Lambert a sans doute un fort beau génie, propre à cent Musiques diférentes, & toutes bien ménagées avec une juste œconomie des Voix & des Instrumens. Il n'y a point de Récitatif mieux entendu, ny mieux varié que le sien ; mais pour la nature des passions, & la qualité des sentimens qu'il faut exprimer, il doit recevoir des Autheurs les lumieres que Baptiste leur sçait donner, & s'assujetir à la direction ; car Baptiste, par l'étenduë de sa connoissance, peut estre justement le Directeur. Je ne veux pas finir mon Discours, sans vous entretenir du peu d'estime qu'ont les Italiens pour nos Opéra, & du grand dégoust que nous donnent ceux d'Italie.

Les Italiens, qui s'attachent tout-à-fait à la Représentation, & au soin particulier d'exprimer les choses, ne sçauroient soufrir, que nous appellions Opéra, un enchaînement de Dances & de Musique qui n'ont pas un raport bien juste, & une liaison assez naturelle avec les Sujets. Les François accoûtumez à la beauté de leurs Ouvertures, à l'agrément de leurs Airs, au charme de leur Simphonie, soufrent avec peine l'ignorance, ou le méchant usage des Instrumens aux Opéra de Venise, & refusent leur attention à un long Recitatif, qui devient ennuyeux par le peu de varieté qui s'y rencontre.

Je ne sçaurois vous dire proprement ce que c'est que leur Récitatif ; mais je sçay bien que ce n'est ny chanter, ny réciter. C'est quelque chose d'inconnu aux Anciens, qu'on pourroit définir un méchant usage du chant & de la parole. J'avouë que j'ay trouvé des choses inimitables dans l'Opéra de Luigi, & par l'expression des Sentimens, & par le charme de la Musique ; mais le Récitatif ordinaire ennuyoit beaucoup, en sorte que les Italiens mesme, attendoient avec impatience les beaux endroits, qui venoient à leur opinion trop rarement.

Je comprendray les plus grands défauts de nos Opéra en peu de paroles. On pense aller à une Représentation, où l'on ne représente rien. On y veut voir une Comédie, & on n'y trouve aucun esprit de la Comédie. Voila ce que j'ay crû pouvoir dire de la diférente constitution des Opéra. Pour la maniere de chanter que nous appellons en France l'exécution, je croy sans partialité, qu'aucune Nation ne peut raisonnablement la disputer à la nostre.

Les Espagnols ont une disposition de gorge admirable ; mais avec leurs fredons, & leurs roulemens continuels, ils semblent ne songer à autre chose dans leur chant, qu'à disputer la facilité du gosier aux Rossignols. Les Italiens ont l'expression fausse, ou du moins outrée, pour ne connoistre pas avec justesse la nature, ou le degré des passions.

C'est éclater de rire, plûtôt que chanter, lors qu'ils expriment quelque sentiment de joye. S'ils veulent soûpirer, on entend des sanglots qui se forment dans la gorge avec violence, non pas des soûpirs qui échapent secretement à la passion d'un cœur amoureux. D'une refléxion douloureuse ils font les fortes exclamations. Les larmes de l'absence sont des pleurs de funerailles. Le triste devient si lugubre dans leur bouche, qu'ils font des cris au lieu de plaintes dans la douleur, & quelquefois ils expriment la langueur de la passion, comme une défaillance de la Nature. Peut-estre qu'il y a du changement aujourd'huy dans leur maniere de chanter, & qu'ils ont profité de nostre commerce, pour la propreté d'une exécution polie, comme nous avons tiré avantage du leur, pour les beautez d'une plus grande & plus hardie composition.

J'ay veu des Comédies en Angleterre, où il y avoit beaucoup de Musique ; mais pour en parler discretement, je n'ay pû m'accoûtumer au chant des Anglois. Je suis venu trop tard dans leur Païs pour pouvoir prendre un goust si diférent de tout autre. Il n'y a point de Nation qui fasse voir plus de courage dans les Hommes, plus de beauté dans les Femmes, & plus d'esprit dans l'un & dans l'autre Sexe. On ne peut pas avoir toutes choses, où tant de bonnes qualitez sont communes. Ce n'est pas un si grand mal que le bon goust y soit rare. Il est certain qu'il s'y rencontre assez rarement ; mais les Personnes en qui on le trouve, l'ont aussi délicat que les Gens du monde, pour échaper à celuy de leur Nation par un art exquis, ou par un tres-heureux naturel.

Solus Gallus Cantat. Il n'y a que le François qui chante. Je ne veux pas estre injurieux à toutes les autres Nations, en soûtenant ce qu'un Autheur a bien voulu avancer. Hispanus flet, dolet Italus, Germanus boat, Flander ululat, solus Gallus cantat. Je luy laisse toutes ces belles distinctions, & me contente d'appuyer mon sentiment de l'autorité de Luigi, qui ne pouvoit soufrir que les Italiens chantassent les Airs, apres les avoir oüy chanter à Mr de Nyere, à Mademoiselle Hilaire, & à la petite Varenne. A son retour en Italie, il se rendit tous les Musiciens de la Nation ennemis, disant hautement à Rome comme il avoit dit à Paris, que pour rendre une Musique agreable, il falloit des Airs Italiens dans la bouche des François. Il faisoit peu de cas de nos Chansons, excepté de celles de Boisset, qui attirerent son admiration. Il admira les Concerts de nos Violons. Il admira nos Luts, nos Clavessins, & nos Orgues ; & quel charme n'eust-il pas trouvé à nos Flutes, si elles avoient esté en usage en ce temps-là ? Ce qui demeure certain, c'est qu'il fut fort rebuté de la rudesse, & de la dureté des plus Grands Maistres d'Italie, quand il eut gousté la tendresse du toucher, & la propreté de la maniere de nos François.

Je serois trop partial, si je ne parlois que de nos avantages. Il n'y a guére de Gens qui ayent la compréhension plus lente, & pour le sens des paroles, & pour entrer dans le sens du Compositeur, que les François. Il y en a peu qui entendent moins la quantité, & qui trouvent avec tant de peine la prononciation ; mais apres qu’une longue étude leur a fait surmonter toutes ces difficultez, & qu'ils viennent à posseder bien ce qu'ils chantent, rien n'approche de leur agrément.

Il nous arrive la mesme chose sur les Instrumens, & particulierement dans les Concerts, où rien n'est bien seûr, ny bien juste qu'apres une infinité de Repétitions ; mais rien de si propre & de si poly, quand les Repétitions sont achevées. Les Italiens profonds en Musique, nous portent leur science aux oreilles sans douceur aucune.

Les François ne se contentent pas d'oster à la science la premiere rudesse qui sent le travail de la composition. Ils trouvent dans le secret de l'execution comme un charme pour nostre zme, & je-ne-sçay-quoy de touchant qu'ils sçavent porter jusqu'au cœur.

J'oubliois à vous parler des Machines, tant il est facile d'oublier les choses qu'on voudroit qui fussent retranchées. Les Machines pourront satisfaire la curiosité des Gens ingénieux, pour les Inventions de Mathématique ; mais elles ne plairont guère au Théatre aux Personnes de bon goust. Plus elles surprennent, plus elles divertissent l’esprit de son attention au Discours ; & plus elles sont admirables, & moins l'impression de ce merveilleux laisse à l'ame de tendresse & de sentiment exquis dont elle a besoin, pour estre touchée ou charmée de la Musique.

Les Anciens ne se servoient des Machines que dans la necessité de faire venir quelque Dieu. Encor les Poëtes estoient-ils trouvez ridicules presque toûjours, de s'estre laissez réduire à cette necessité. Si on veut faire de la dépense, qu'on la fasse pour la beauté du Théâtre, qu'on la fasse pour les belles Décorations dont l'usage est plus naturel, & plus agreable que n'est celuy des Machines.

L'Antiquité qui exposoit des Dieux à ses Portes, & jusque dans les Foyers ; cette Antiquité, dis-je, toute vaine & crédule qu'elle estoit, n'en expose neant-moins que fort rarement sur le Théatre, apres que la créance en a esté perdüe. Les Italiens ont rétably en leurs Opéra les Dieux Payens dans le monde, & n'ont pas craint d'occuper les Hommes de ces vanitez ridicules, pourvû qu'ils donnassent à leurs Pieces un plus grand éclat, par l'introduction de cet ébloüissant & faux merveilleux.

Ces Divinitez de Théatre, ont abusé assez longtemps l'Italie. Détrompée heureusement à la fin, on la voit renoncer à ces mesmes Dieux qu'elle avoit rappellez, & revenir à des choses qui n'ont pas veritablement la mesme justesse, mais qui sont moins fâcheuses, & que le bon sens avec un peu d'indulgence ne rejette pas. Il nous est arrivé au sujet des Dieux & des Machines, ce qui arrive presque toûjours aux Allemands sur nos modes. Nous venons de prendre ce que les Italiens abandonnent, & comme si nous voulions reparer la faute d'avoir esté prévenus dans l'Invention, nous poussons jusqu'à l'excès un usage qu'ils avoient introduit mal-à-propos ; mais qu'ils ont ménagé avec retenuë. En effet nous couvrons la Terre de Divinitez, & les faisons dancer par Troupes, au lieu qu'ils les faisoient descendre avec quelque sorte de ménagement, aux occasions les plus importantes.

Comme l'Arioste avoit outré le merveilleux des Poëmes, par le fabuleux incroyable, nous outrons le fabuleux par un assemblage confus de Dieux, de Bergers, de Héros, d'Enchantemens, de Fantômes, de Furies, & de Démons.

J'admire Baptiste aussi-bien pour la direction des Dances, qu'en ce qui touche les Voix & les Instrumens ; mais la constitution de nos Opéra doit paroistre bien extravagante à ceux qui ont le bon goust du vray-semblable, & du merveilleux. Cependant on court hazard de se décrier par le bon goust, si on ose le faire paroistre, & je conseille aux autres, quand on parle devant eux de l'Opéra, de se faire un secret de leurs lumieres. Pour moy, qui ay passé l'âge & le temps de me signaler dans le monde par l'esprit des modes, & par le mérite des fantaisies, je me résous de prendre le party du bon sens, tout abandonné qu'il est, & de suivre la raison dans sa disgrace avec autant de détachement, que si elle avoit encor sa premiere considération.

Ce qui me fâche le plus de l'entestement où l'on est pour l'Opéra, c'est qu'il va ruiner la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l'ame, & la plus capable de former l'esprit. Concluons apres un si long Discours, que la constitution de nos Opéra ne sçauroit guere estre plus défectueuse ; mais il faut avoüer en mesme temps, que personne ne travaillera jamais si bien que Baptiste sur un Sujet mal conceu, & qu'il n'est pas aisé de faire mieux que Quinaut, en ce qu'on exige de luy.

[Nouveau Méteore] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 112-114

Je vous envoye l’Extrait d’une Lettre qu’on m’a fait voir de Dourlans, dattée du huitiéme de ce mois. Elle est d’une Personne de tres-grande probité. En voicy les termes. Je vis icy un des derniers jours du mois passé, sur les neuf heures du soir, un Dragon d’une prodigieuse grandeur, qui passa sur un coin de cette Ville, & par dessus les Citadelles. Il a esté veu de quantité de Personnes, qui toutes conviennent que ç’en estoit un. L’effroy qu’on en eut, fit sonner la Cloche au feu, & comme on craignit qu’il n’eust pris dans quelqu’un des Magazins à Poudre des Citadelles, celuy qui en a la garde les fit aussi-tost ouvrir, pour se mettre hors de doute. On vit encor un pareil Dragon passer sur le mesme lieu un jour de Dimanche pendant Vespres, il y a environ trente-cinq ans, à ce que rapportent plusieurs Témoins tres-dignes de foy.

Sur le Siècle corrompu §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 114-119

On s’étonne de voir un Prodige en l’air, & l’on ne s’étonne point de voir la corruption des Mœurs s’augmenter de jour en jour. Ce déreglement mérite que l’on s’en plaigne, & c’est ce qu’un Inconnu a fait vivement dans les Vers qui suivent.

SUR LE SIECLE
CORROMPU.

Crains tout de ton Amy, crains tout de ta Maîtresse,
 Il n’est plus de sincérité,
Le Siecle est corrompu, l’on n’y voit que bassesse,
 L’on n’y voit qu’infidélité.
***
La bonne-foy n’est plus que foiblesse, ou sotise,
L’intérest a rendu la trahison permise ;
 L’honneste Homme, l’Homme de bien,
 Se fait une vertu facile,
Il ne sépare plus l’honneste de l’utile,
Et quand l’intérest parle, il n’écoute plus rien.
***
Si son vice produit une heureuse abondance,
 Il n’y voit plus rien d’odieux ;
Ou s’il est vray qu’il voit l’horreur de son offence,
La douceur qu’il en tire est ce qu’il voit le mieux ;
Et pour se dérober au remords qui le gesne,
Il charge le Destin du penchant qui l’entraîne.
***
 Au lieu de l’avoir combatu,
Il contraint la Raison d’entrer dans ce qu’il aime ;
Et ne pouvant monter jusques à la vertu,
 Il la fait descendre elle-mesme.
***
Un Scélerat qui voit que tout cede à ses vœux,
Croit que les Loix ne sont que pour les Misérables,
 Que le malheur fait les Coupables,
Et qu’on n’est innocent que lors qu’on est heureux.
***
Selon le rang qu’on tient, le crime se mesure,
Il change chez les Grands de nom & de nature,
La Justice chez eux n’est que raison d’Etat,
Les crimes sont permis en bonne politique,
Et toute leur noirceur disparoist à l’éclat
 Que la Fortune communique.
***
Il faut pouvoir faillir, pour pouvoir s’élever ;
Le bonheur ne suit plus la timide innocence ;
Qui forme un grand dessein, ne sçauroit l’achever,
Que la vertu ne souffre un peu de violence.
***
Pour monter aux grandeurs, il faut avoir recours
A des ménagemens, à de lâches dé-tours ;
Qui ne relâche rien de sa délicatesse,
Dans tout ce qu’il projette avance foiblement ;
On n’acquiert point les biens à force de sagesse ;
Qui veut les mériter, les obtient rarement.
***
Chacun n’a pour objet qu’une sale avarice ;
Si vostre Amy vous sert, il vous vend son service ;
Ce n’est plus la vertu qui regne dans les cœurs,
L’usage en est perdu, le Siecle l’a bannie ;
Ce qui devroit venir de la bonté des mœurs,
 Vient de l’adresse, & du génie.
***
On croit de son devoir s’estre bien acquité,
En montrant seulement un air de probité ;
Le reste est inutile, & n’entre plus en compte.
 Tout roule sous un beau dehors ;
Et pour mettre le cœur à couvert des remords,
On ne met que le front à couvert de la honte.

[Académie nouvelle, avec plusieurs particularitez touchant cette Académie] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 119-163

Pour remédier aux desordres dont vous venez de voir la peinture, rien ne pouvoit estre plus utile qu’une Académie nouvelle, qui commence à s’établir dans une des celebres Villes du Royaume. Elle est digne de la probité des premiers Siecles, & l’honnesteté qui s’y rencontre, mériteroit que les Autheurs en reçeussent des remercîmens du Public. On luy a donné le titre d’Académie aisée, & elle le prend, parce qu’elle ne suppose pas, comme font toutes les autres de France, d’Italie, & d’Angleterre, qu’il faille necessairement pour s’y faire recevoir, estre consommé dans les belles Lettres, ou dans les belles Sciences, comme la Physique, la Medecine, les Mathématiques ; il faut seulement avoir du bon sens, & assez de loisir, pour se pouvoir assembler toutes les semaines une fois pendant deux heures. Cette Académie est encor aisée, en ce que ceux mesme qui ne sont pas du Corps, & qui se trouvent dans la Ville, y peuvent assister une fois le mois ; & ceux qui n’y peuvent point du tout assister, comme les Personnes éloignées, & les Dames, à qui la bienséance ne permet pas de se trouver dans ces sortes d’Assemblées, peuvent prendre part aux Exercices de l’Académie, par la communication qu’on leur fait de ce qui s’y est traité, & par celle qu’ils peuvent faire de leurs sentimens à l’Académie, s’ils veulent se donner la peine de les écrire, & les envoyer par quelqu’un qui soit du Corps.

La fin generale de l’Académie, est de travailler solidement à l’éducation de la Jeunesse, & sur tout de ceux qui estant de retour de l’Armée ou des Colleges, passent leur vie chez eux dans l’oisiveté, & sans aucune occupation. C’est pour cela que l’Académie est composée de Peres de Famille, d’autres Hommes faits, & de quelques jeunes Gens assez sages, pour bien entrer dans l’esprit de ceux qui ont songé les premiers à son Etablissement. Le principal moyen qu’elle se prescrit pour arriver à cette fin, est de faire le caractere de l’Homme accomply. Cette matiere est si vaste, que quand on s’assembleroit tous les jours, on ne l’épuiseroit pas en plusieurs années. Si toutefois quelqu’un de la Compagnie a quelque Piece curieuse en Prose ou en Vers, il en peut faire part aux autres, pourveu que cela n’occupe que peu de temps. Toutes sortes de Personnes, mesme sans étude, peuvent estre du Corps de l’Académie, à l’exception de ceux qui sont attachez à quelque Communauté Réguliere. Quand ceux du Corps y veulent faire recevoir quelqu’un, ils le proposent à l’Académie, qui opine à la pluralité des voix ; & si le plus grand nombre conclut à le recevoir, on ordonne à celuy qui en a fait la proposition, de l’amener à la prochaine Assemblée, & il est reçeu, sans faire à l’entrée ny compliment, ny harangue, & sans autre cerémonie, sinon que le Président & les autres Officiers l’embrassent, & luy font promettre d’observer les Reglemens de l’Académie. Elle est gouvernée par un Président, un Assesseur, deux ou trois Conseillers, & un Secretaire qu’on élit tous les six mois, & qui peuvent estre continuez chacun dans sa Charge six autres mois seulement. Je dis, chacun dans sa Charge, c’est à dire, le Président dans celle de Président, mais celuy qui a esté dans une Charge, peut en la quitant estre éleu pour une autre. Il n’y a que ces Officiers qui ayent des places déterminées ; le Président, la premiere ; l’Assesseur à sa gauche ; les Conseillers aupres d’eux, & le Secretaire à costé, avec une Table devant soy pour écrire. Tous les autres renoncent aux prétentions de presséance, & se placent comme ils se trouvent. Pour éviter le trop grand éclat qui pourroit causer quelque désordre, on ne s’assemble pas toûjours dans le mesme Lieu, mais seulement trois ou quatre fois de suite. Ces Assemblées ne se font que chez ceux qui sont du Corps, & il est défendu aux Maistres des Maisons d’y présenter la Collation, & aux autres d’y manger ou boire. Les fonctions du Président consistent à recueïllir les voix dans les déliberations, & dans les autres propositions qui se seront faites, à proposer les sujets que l’on doit étudier pendant la semaine, à changer le Lieu de l’Assemblée, & enfin à prendre soin que les Reglemens soient observez. Il opine le dernier, & il est necessaire qu’il ait de l’étude. C’est à luy que les Académiciens donnent chacun par écrit ce qu’ils ont étudié sur les matieres proposées. Il doit lire ces Ecrits, & s’il en est satisfait, il les met entre les mains du Secretaire. L’Assesseur opine le premier, & tient la place du Président en son absence, comme le plus ancien des Conseillers en ordre de reception, suplée à l’absence de l’un & de l’autre. Les Conseillers opinent apres l’Assesseur, & tiennent la main avec les autres Officiers, à ce que l’Académie ne change point son premier esprit. Tous ces Officiers s’assemblent à part pour cela de temps en temps.

Le Secretaire qui doit estre un Homme de Lettres, tient un Registre où est marqué d’un costé le temps de l’Institution de l’Académie, & celuy de la Permission de s’assembler, les noms des Sujets du Corps de l’Académie, le jour de la reception de chacun, avec une Copie des Reglemens ; & de l’autre costé du mesme Registre, à toutes les Assemblées il écrit tous les Sujets qui ont esté donnez pour l’exercice de chacune. Par exemple, un tel jour on a donné à faire le caractere d’un Homme accessible. Il tient aussi un autre Registre plus gros, dans lequel il écrit pendant la semaine à son loisir, ou tout au long, ou en abregé à son choix, ce qu’il a trouvé de bon dans les Billets que le Président luy a consignez, sans toutefois s’attacher aux termes avec scrupule, ny écrire deux fois la mesme chose, si elle se rencontroit en deux Billets diférens. Par exemple, un tel jour on a trouvé pour définir l’Accessible, que c’est celuy qui employe la bonté generale qu’il a pour tout le monde à donner à chacun la liberté de l’aborder, sans crainte d’estre mal reçeu. On a trouvé aussi pour actes particuliers de cette vertu, Qu’il ne rebute jamais personne ; qu’il évite soigneusement de paroistre morne, & chagrin à ceux qui l’abordent, &c. C’est aussi au Secretaire à faire l’ouverture de chaque Assemblée par la lecture de ce Recueïl, apres quoy le Président demande à la Compagnie, si quelqu’un a quelque chose à dire sur cette mesme matiere. Cela estant fait, il met entre les mains du Secretaire les Billets des Particuliers s’il les a lûs, & en suite donne le sujet de la prochaine Assemblée, & en assigne le Lieu.

L’étude que chacun fait pendant la semaine sur ce sujet, consiste à trouver le caractere de la bonne ou mauvaise qualité proposée, & cela, par sa définition exacte, & par ses actes particuliers, ou à trouver divers moyens pour arriver à la fin que l’on aura donnée pour sujet. Par exemple, pour multiplier les pensées à l’infiny sur quelque sujet que ce soit, pour trouver la source de la beauté des pensées, &c. à quoy chacun peut ajoûter des plus beaux traits de l’Histoire, tant Profane que Sacrée, des Emblémes, des Devises, des Descriptions en Vers, chacun selon son talent, le tout sans autres ornemens, & sans s’engager en un discours continu. Et pour les traits de l’Histoire, chaque Académicien choisit une Histoire une fois pour toutes ; l’un l’Histoire Sainte, l’autre l’Histoire Romaine ; un autre les Vies des Hommes Illustres de Plutarque ; un autre l’Histoire de France, &c. Chacun ayant fait ses remarques, en fait son raport à la Compagnie, & dit son sentiment sans réfuter ceux des autres. Les Assemblées, où ceux qui ne sont pas du Corps de l’Académie se peuvent trouver, s’appellent demy-publique, parce que chaque Académicien y peut mener ses Amis. Elles se font une fois le mois, & l’on y fait une récapitulation des Resultats des trois dernieres Assemblées.

On se borne fort exactement aux qualitez de l’Homme accomply par plusieurs raisons. 1. Parce qu’elles sont assez vastes. 2. Parce qu’elles sont en prise à toute sorte de Personnes qui ont un peu de bon sens, sans mesme en exclure ceux qui sont sans étude. 3. Parce qu’elles sont les plus utiles. 4. Parce que si on y traitoit d’autres matieres, comme du Droit, de la Medecine, &c. les Gens du Palais ne voudroient parler que des belles Questions du Droit, à cause qu’ils s’y feroient plus d’honneur. Les Physiciens en voudroient user de mesme sur les curiositez de Physique. Ainsi chacun tireroit de son côté. Il n’y auroit que de la division dans l’Assemblée. Ceux qui n’entendent ny le Droit ny la Physique, n’y viendroient plus, & de cette sorte on perdroit plus de Sujets de l’Académie qu’on n’en gagneroit, ou plûtost ce ne seroit plus la mesme Académie.

Pour vous faire mieux connoistre les utilitez qu’on peut tirer de celle dont je vous parle, & qui a pris le titre d’Aisée, il faut vous donner le Plan du Traité de l’Homme accomply, qu’elle a destiné pour la matiere de ses entretiens. Pour estre un Homme accomply, il faut avoir cinq qualitez principales ; estre Homme de bien & d’honneur, habile Homme, ou sçavoir le monde, Homme de bon sens, Homme de bel esprit, & Homme d’étude. Ces cinq qualitez sont traitées méthodiquement en cinq Tomes, dont on m’a envoyé le détail.

Le premier, qui est L’Homme de bien & d’honneur, ou la Morale des honnestes Gens, est divisé en deux Parties. La premiere est des bonnes qualitez qui entrent dans le caractere d’un Homme de bien, & qui se reduisent à quatre principales ; mais celles-là se divisent & se subdivisent, en sorte que l’on en trouve soixante, chacune desquelles est expliquée en sept ou huit petits articles, dont le premier est sa définition exacte, & les autres sont ses actes particuliers. Le tout est expliqué par un petit Commentaire, qui vient en suite de chaque bonne qualité, dont on fait l’application au Sauveur du Monde ; pour faire voir par une induction entiere, qu’il est le plus parfait Modele que puissent prendre tous ceux qui aspirent à vivre en honnestes Gens, & que travailler à devenir honneste Homme, c’est travailler à vivre en Chrestien. La seconde Partie de ce premier Tome, contient soixante mauvaises qualitez opposées aux bonnes, les unes par defaut, les autres par fausse imitation, & expliquées comme les bonnes par leurs definitions, & par leurs actes particuliers. On y ajoûte une Liste de 168. qualitez tant bonnes que mauvaises, dont on ne donne que les définitions, & toutes ces qualitez sont traitées de sorte, qu’elles ne sont pas plus propres aux Personnes d’un sexe qu’à celles de l’autre.

Le second Tome, qui est L’habile Homme, ou la Science du Monde, est divisé en trois Parties. La premiere, qui traite des devoirs de la vie civile mis en Méthode, suppose que la civilité est une vertu par laquelle nous témoignons aux autres que nous les honorons autant que nous y sommes obligez, & plus encore ; & comme cela se fait en trois façons principales, en faisant connoître aux Gens que nous avons pour eux du respect, de l’estime, & une honneste affection, cette premiere Partie est divisée en trois autres, qui sont des marques d’estime, de respect, & d’une honneste affection ; où il est traité au long du compliment sincere, non seulement en general, mais en détail, comme du compliment de loüange, d’approbation, d’aplaudissement, des titres d’honneur & de parenté, des circonlocutions de respect, des manieres respectueuses de se plaindre, de répondre à une plainte, de contredire, de faire les corrections, de les recevoir, de recevoir les avertissemens, les mépris, les injures, les rebufades, de demander une grace, ou une chose deuë, de refuser, d’offrir son service, un présent, un repas, d’accepter ou de refuser de semblables offres. Il y est aussi traité des presséances, du pas, de la belle place, du salut, des respects que les Enfans doivent à leurs Peres, Meres, &c. des respects essentiels & indispensables qui se doivent pratiquer avec tous, mesme avec les Amis les plus familiers ; des respects que les Serviteurs doivent à leurs Maistres, les Hommes aux Dames, & les Dames aux Hommes ; des respects accidentels, & dont on se peut dispenser. Ces deux premiers Traitez sont conclus par deux Chapitres, l’un de plusieurs façons de parler, qui sont contre le respect, & qui toutefois sont en usage parmy les Gens du commun ; & l’autre, du silence respectueux. Il y a dans cette premiere Partie un troisiéme Traité, qui est des marques d’affection ou du compliment cordial, en general & en détail, comme du compliment de complaisance, de bienveillance, de congratulation, de condoleance, de consolation, de remerciement, & de gratitude ; des visites d’honneur, tant actives que passives ; des marques d’affection qui se peuvent mêler dans les corrections, avertissemens, plaintes, reproches, éclaircissemens, reprimandes ; de la bonne & de la mauvaise grace en general & en particuliers, selon les diverses occasions, comme à table, assis, debout avec les Superieurs, Egaux, ou Inferieurs ; des cerémonies aux visites qu’on rend, ou que l’on reçoit, & particulierement de celles que les Hommes doivent pratiquer à l’égard des Dames, & de celles des Dames à l’égard des Hommes ; ce que l’on doit observer de particulier dans les Lettres qu’on écrit. Voicy ce qui est contenu dans la seconde Partie du second Tome, qui est de la Politique legitime, ou l’art de s’accommoder à toute sorte d’esprits, pour traiter d’affaires utilement & avec honneur. 1. Regles generales de prudence. 2. Dénombrement des inclinations generales des Hommes, sur lesquelles il faut prendre ses mesures. 3. Inclinations & mœurs particulieres des Hommes, selon la diversité des conditions, avec des regles & des conduites particulieres pour tous ces égards. 4. Conduites diverses selon la diversité des temperamens. 5. L’Art de connoistre les genies, & les humeurs, ou conduites à l’égard des Inconnus. 6. Conduites particulieres à l’égard des Enfans, ou l’art d’élever la jeunesse, en qualité de Gouverneur, Gouvernante, Pere, Mere, Regent, Regente, Precepteur. 7. Conduites particulieres pour le gouvernement spirituel, en qualité d’Evesque, Curé, Confesseur, ou Superieur de Communauté. 8. Conduites pour faire des Amis, pour les conserver, pour les regagner, pour reconnoistre les Ennemis cachez, & pour penetrer leurs mauvais desseins. 9. Conduites pour empécher que les Envieux ne découvrent nos sentimens, ou l’art de la dissimulation legitime. 10. Conduites particulieres des hommes avec les Dames, & des Dames avec les Hommes. La troisiéme Partie du mesme Tome, qui est L’art de converser, ou les agrémens de la conversation contient. 1. Regles generales. 2. Ce qui plaist ou déplaist pour l’ordinaire dans la conversation, & les sources cachées de ces choses. 3. Pratique de la complaisance, de la condescendance, du support. 4. Le choix des matieres dans la conversation. 5. Regles particulieres pour les diverses especes de conversation, comme sérieuse, morale, politique, devote, enjoüée, brillante, délicate, &c. 6. Conduites pour la conversation contentieuse, qui est la dispute.

Le troisiéme Tome, qui est l’Homme de bon sens, ou la forte Rhetorique, est en partie un abregé de la Logique de l’Ecole, & de l’Art de penser ; mais ce qui en fait les plus longs Chapitres, est un ramas de refléxions, & de méthodes pour la conduite du jugement, qui ne se trouvent point dans les autres Livres, comme une onziéme Catégorie (qui est celle du non Estre) laquelle est de tres-grand usage. Une regle unique pour faire toutes sortes d’argumens en bonne forme, & pour reconnoistre ceux qui n’y sont pas, & ceux qui sont fallacieux. Cette regle est toute diférente de celle qui est dans l’Art de penser. D’autres regles particulieres, pour éviter les faux jugemens qui se font par l’illusion des belles, mais fausses apparences, par les préjugez trompeurs, par la confusion des objets genéraux, soit entre eux, soit avec les idées particulieres, ou des fausses idées avec les veritables, ou de l’accessoire avec le principal, ou de la substance d’un fait avec ses circonstances, ou des fausses conséquences avec les antécedens. Diverses regles pour la justesse dans les raisonnemens, pour éviter les fautes de jugement dans les demandes, & dans les réponses, dans le choix des opinions probables, dans nos croyances, dans nos espérances, dans nos craintes, dans nos desseins, à l’égard des évenemens futurs incertains, dans la prétenduë opposition que le vulgaire trouve entre la spéculation, & la pratique. Une Liste des premiers principes du bon sens, des fausses persuasions, des sentimens forcez, des empeschemens à la persuasion, & de leurs remedes. Plusieurs autres Regles pour convaincre entierement.

Comme la beauté de l’esprit consiste à estre fécond en pensées sur toute sorte de sujets, sans en excepter les plus steriles ; à les avoir belles, & à donner un beau tour à ce qu’on dit, le quatriéme Tome est divisé en trois Parties, dont la premiere est composée de treize Méthodes generales, & de cinq ou six particulieres, pour avoir un nombre innombrable de pensées sur toute sorte de sujets, & principalement sur les matieres Prédicables, sur les Morales, & sur les Politiques. Elle a pour titre l’Art de la fecondité de l’Esprit. La seconde est l’Art des belles & solides pensées, qui consiste en diverses reflexions sur les diverses sources de la beauté des pensées, d’où l’on a tiré des regles pour en faire quantité sur quelque sujet que ce puisse estre, tant par imitation que de soy-mesme, ce qui corrige le vice qui se pourroit trouver dans la premiere Partie. La troisiéme est l’Art du beau tour, où le stile délicat & galant est mis en méthode, & où l’on donne à l’esprit diverses ouvertures qui le rendent fécond en beaux tours.

Le cinquiéme Tome est L’Homme d’étude, ou l’Art de cultiver son esprit en étudiant, & celuy des autres en enseignant, pour pouvoir faire aisément, & faire faire aux autres avec la mesme facilité de grands progrés dans l’étude, tant des Langues que des Sciences. Il est divisé en douze Parties. La premiere est l’Art de lire les bons Autheurs, & contient les reflections qu’il faut faire sur les termes, sur les propositions, sur les preuves ou argumens, sur tout le tissu d’un Discours pour en mieux penetrer le sens, pour en découvrir les beautez cachées, qui ne paroissent pas aux yeux du vulgaire, & par conséquent pour y trouver plus de plaisir. La seconde, est l’Art d’ouvrir les esprits selon la diversité du génie. On y trouve une methode pour enseigner quelque Langue, ou quelque Science que ce soit, en joüant, soit à des Jeux où l’on est assis, comme les Cartes, les Dames, soit à des Jeux de conversation, ou à des Jeux de mouvement moderé, comme les Quilles, la Boule, le Billard, le Palet, &c. La 3. est l’Art de la netteté ou clarté du stile. La 4. contient les remarques du peu de progrés qu’on fait ordinairement dans l’étude des Sciences & des Langues, & les remedes à ce qui peut empescher qu’on n’en fasse davantage. La 5. renferme d’autres remarques des vices d’esprit, tant naturels, qu’acquis dans les études, avec leurs remedes. La 6. est une Liste des principales choses qui corrompent le jugement. La 7. contient diverses loix de la dispute. La 8. est une méthode particuliere pour conferer avec les Herétiques. La 9. expose les contremines politiques de la chicane. La 10. est une méthode pour faire des recueils. La 11. en est une pour composer une Prédication ; & la 12. est un Dictionnaire par ordre alphabetique, qui sert aussi de Table à tout l’Ouvrage. Il est composé de tous les principaux termes qui s’y trouvent, & de plusieurs autres qui s’employent ordinairement dans les Discours moraux, spirituels, & politiques. Chacun de ces termes y est expliqué par sa définition exacte, par son étimologie quand elle se trouve, par ses sinonimes, par ses épithetes, ou attributs propres. Plus, chaque terme generique y est divisé en ses especes, & en ses diférences spécifiques, & mesme accidentelles ; par exemple, Foy vive ou morte, humaine ou divine. A chaque cause, on ajoûte les effets qu’elle peut produire ; à chaque effet, les causes d’où il peut proceder ; aux accidens, leurs objets, leurs sujets, leurs manieres de regarder leurs objets, leurs principes, leurs fins ; aux qualitez bonnes ou mauvaises, leurs marques, leurs apparences vrayes ou fausses, leurs opposez ; aux signes, simboles ou figures, on ajoûte les choses qu’elles signifient, comme à la Mer, l’inconstance ; aux choses figurées, leurs figures ; & à la fin, il y a un Traité des divers usages que l’on peut faire de ce Dictionnaire, comme le moyen de trouver les raisons solides d’un nombre innombrable de choses dans toutes les Sciences ; tous les degrez d’estre d’un sujet, toutes les convenances, & les diférences qu’a ce sujet, avec quantité d’autres, &c. Jugez, Madame, par la beauté de ce Plan, quelle utilité le Public doit recevoir des Conférences que feront ces nouveaux Académiciens, sur tant de choses qui peuvent servir à former l’esprit de l’Homme, & à la rendre parfait.

Mercure nommé Galant par les Dieux §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 169-171

On a souvent demandé pourquoy Mercure prenoit le nom de Galant, luy qui n’estoit en réputation parmy les Dieux, que de sçavoir s’acquiter d’un message avec adresse. Mr Perry de Compiegne, qui est sans-doute Amy de ce Dieu, en a donné la raison dans les Vers qui suivent.

MERCURE
NOMMÉ GALANT
par les Dieux.

Un jour les Dieux estant à table,
 Se mirent tous de belle humeur,
 Chacun rioit du meilleur de son cœur,
Et prenoit soin d’y paroistre agreable.
 Momus, comme on sçait, grand parleur,
 Pendant toute cette ripaille
Parla beaucoup, mais ne dit rien qui vaille,
 Et ce luy fut un grand malheur.
Mercure qui pour lors tout chargé de nouvelles
 Venoit de courir les Ruelles,
 En fit un conte à la celeste Cour,
Et l’entretint si bien des secrets de l’amour,
Que jusques au recit de la moindre avanture
 Chacun admira son talent.
 Aussi depuis ce temps Mercure
 Fut nommé Mercure Galant.

[Mort de M. le Comte de Schaffsbury]* §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 192-209

Nous avons perdu Madame la Chanceliere Seguier, morte icy dans son Hôtel le sixiéme de ce mois. Sa vertu & sa pieté n’ont pas paru avec moins d’éclat dans ses derniers jours, qu’elles en ont eu pendant tout le cours d’une vie aussi illustre qu’on l’a veuë heureuse & longue. Elle estoit âgée de quatre-vingts huit ans, & l’on peut dire qu’elle les a tous passez dans un exercice continuel de devotion & de charité. Les larmes de tous les Pauvres en sont des marques d’autant plus glorieuses, qu’elles sont sinceres. Elle leur faisoit donner tous les ans un quart de son revenu. Les derniers soins qu’elle eut en mourant, & les dernieres paroles qu’elle prononça, furent pour eux ; car quoy qu’elle mourust dans le sein de sa Famille, environnée de tous ses Enfans qu’elle aimoit tres-tendrement, & qui ne pouvoient luy déguiser leur douleur, elle ne se souvint, & ne parla que des Pauvres.

Vous sçavez qu’elle estoit Veuve de Messire Pierre Seguier, Duc de Villemor, Comte de Gien, Commandeur des Ordres du Roy, Chancelier & Garde des Sceaux de France, qui mourut il y a onze ans. Vous le nommer, c’est vous faire son éloge. Vous n’avez pas oublié que la France l’a regreté comme un des plus grands Hommes de son siecle, élevé par son seul mérite à la plus haute dignité du Royaume, apres avoir passé par tous les grands Emplois de la Robe. Il a esté quarante ans Chancelier, honoré de l’amitié de deux Roys, au service desquels il a eu un attachement inviolable, chery des Peuples, & admiré de tout le monde. Je ne vous dis point qu’il avoit un goust merveilleux pour les Lettres, & une estime particuliere pour tous ceux qui en font profession. Il suffit de vous faire souvenir qu’il estoit Protecteur de l’Académie Françoise, qualité si glorieuse, que le plus grand Roy du Monde a bien voulu la prendre apres luy.

Il estoit d’une des plus nobles & des plus anciennes Maisons du Païs de Quercy, où le nom de Seguier a esté illustre dans l’Epée, longtemps avant qu’il l’ait esté icy dans la Robe, où par le mérite de ceux qui l’ont porté, il a esté élevé au comble des honneurs & des dignitez.

On n’a rien veu depuis fort longtemps d’aussi magnifique, ny d’aussi auguste, que le Spéctacle de la Pompe funebre qui se fit pour Madame la Chanceliere Seguier, dans l’Eglise de S. Eustache le Vendredy 12. de ce mois. Toutes les Personnes de la premiere qualité y estoient, Madame la Chanceliere ayant esté alliée par ses Enfans presque à tout ce qu’il y a de plus grand, & de plus illustre dans le Royaume. Elle avoit deux Filles, Marie & Charlote Seguier. Marie épousa en premieres nôces César du Cambout, Marquis de Coislin, Lieutenant General des Armées du Roy, Colonel General des Suisses & Grisons, tué au Siege d’Aire à l’âge de 28. ans, lors qu’il alloit estre honoré du Bâton de Maréchal de France. Je vous ay tant parlé de cette illustre Maison, où toutes les Vertus semblent estre naturelles & heréditaires, que je ne croy pas devoir repeter icy ce que personne n’ignore. De ce premier Mariage sont venus Armand du Cambout, Duc de Coislin, Pair de France, en qui la bravoure, la grandeur d’ame, la fermeté de courage, la sincerité, la bonne foy, & toutes les Vertus qui peuvent rendre illustre un Homme de sa qualité, se trouvent avec un fort grand éclat ; Pierre du Cambout de Coislin, Evesque d’Orleans, Abbé de S. Victor, & Premier Aumônier du Roy, regardé de tout le Clergé de France comme un des plus sages, des plus vertueux, & des plus éclairez Prélats qui le composent ; & Charles du Cambout, Chevalier de Coislin, digne de deux Freres si illustres.

Mr le Duc de Coislin a épousé Magdelaine du Halgret de Cargrais, Heritiere d’une grande & ancienne Maison de Bretagne. La pieté, la vertu, l’esprit & la conduite de cette Dame, sont encor plus recommandables, que les grands avantages qu’elle a du costé de la Nature, & de la Fortune. Elle a pour Enfans Pierre de Coislin, Colonel d’un Régiment de Cavalerie. (Son mérite est connu de tout le monde. Il s’est signalé en plusieurs occasions, & jamais Fils ne suivit mieux les glorieux exemples d’un Pere aussi generalement estimé que l’est Mr le Duc de Coislin.) Henry-Charles du Cambout, Abbé de Coislin, reçeu en survivance de la Charge de Premier Aumônier du Roy, & dont l’érudition & la sagesse éclatent déja, quoy qu’il soit encor fort jeune ; & Magdelaine du Cambout de Coislin leur Sœur, qui est une jeune & fort aimable Personne, à qui les soins de Madame la Chanceliere sa Bisayeule, ont donné une éducation tres-digne de sa naissance.

La mesme Marie Seguier épousa en secondes nôces Guy de Boisdauphin, Marquis de Laval, Lieutenant General des Armées du Roy, tué devant Dunquerque. Elle en a eu Magdelaine de Laval, Veuve de Loüis d’Alloigny, Marquis de Rochefort, Maréchal de France General des Armées du Roy, Capitaine de ses Gardes, & Gouverneur pour Sa Majesté en Lorraine. Madame la Maréchale de Rochefort est Dame d’Atour de Madame la Dauphine, & l’estime generale qu’elle s’est acquise par son mérite, dit plus à son avantage que tout ce que je pourrois vous en dire. Elle a deux Enfans, Loüis d’Alloigny, Marquis de Rochefort, & Marguerite-Henriete d’Alloigny, mariée à ...... de Brichanteau, Marquis de Nangy, Colonel d’un Regiment d’Infanterie. De ce Mariage il y a un Fils encore au Berceau.

Charlote Seguier s’est mariée deux fois, ainsi que Marie sa Sœur. Elle épousa en premieres nôces Maximilian de Bethune, Duc de Sully, Pair de France, dont elle a eu Pierre-Maximilian de Bethune, Duc de Sully ; Magdelaine de Bethune, Religieuse Carmelite à Pontoise ; & Catherine de Bethune, mariée aussi deux fois ; la premiere à Armand de Gramont, Comte de Guiche, Lieutenant General des Armées du Roy, Colonel des Gardes Françoises ; & la seconde à Henry de Daillon, Duc du Lude, Pair & Grand-Maistre de l’Artillerie de France, Chevalier des Ordres, & Lieutenant General des Armées du Roy. Mr le Duc de Sully a épousé Antoinete Servien, Fille de Mr Servien, Sur-Intendant des Finances. Il en a deux Fils & deux Filles.

Charlote Seguier a épousé en secondes nôces Henry legitimé de France, Duc de Verneüil, Fils de Henry le Grand, Gouverneur de Languedoc, mort depuis huit mois. Le merite de ce Prince vous est si connu, & je vous en ay parlé si au long dans d’autres Lettres, que je ne vous en diray rien dans celle-cy.

Je ne finirois jamais cet Article, si je voulois y ajoûter un détail exact de toutes les autres Alliances de Madame la Chanceliere Seguier. Mrs les Ducs de Luynes & de Chevreuse, Mr le Prince de Fustemberg, Mrs les Marquis de Pompadour, de Lavardin, de Nantoüillet, de S. Luc, de Tavannes, de Monrevel, & Aubeterre, sont ses Neveux. Voyez, Madame, si je n’ay pas eu raison de vous dire que par Mesdames ses Filles qui sont entrées dans les premieres Maisons de France, elle estoit alliée à tout ce qu’il y a de grand & d’illustre dans le Royaume.

Son Corps fut porté le 17. de ce mois aux Carmelites de Pontoise, où elle a esté enterrée aupres de Mr le Chancelier Seguier son Mary, Fondateur du Convent de ces Religieuses.

Le jour précedent 16. du mois, six Députez de l’Académie Françoise, sçavoir Mr Mezeray, Mr Charpentier, Mr l’Abbé de la Chambre, Mr Benserade, Mr Rose Secretaire du Cabinet, & Mr l’Abbé de Lavau Garde de la Bibliotheque du Roy, vinrent faire les Complimens de leur Compagnie à Mr le Duc de Coislin. Vous sçavez qu’il est un de ceux qui la composent, & qu’il n’y est pas moins consideré par son merite particulier, que par les grandes obligations que l’Académie reconnoît avoir à toute son illustre Maison, dans laquelle ce grand Corps a, pour ainsi dire, pris sa naissance, & a êté élevé. Mr le Duc de Coislin est Petit-Neveu de Mr le Cardinal Duc de Richelieu, & Petit-Fils de Mr le Chancelier Seguier, dont l’un a esté Fondateur, & l’autre Protecteur de l’Académie. Mr Rose portoit la parole. Je tâcheray d’avoir sa Harangue, & la Réponse de Mr le Duc de Coislin. Ces Pieces sont dignes de l’un & de l’autre, & meritent vostre curiosité.

[Histoire] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 209-226

Il semble qu’il n’y ait personne qui ne se puisse tirer d’un Procés, en offrant de satisfaire aux prétentions de sa Partie. C’est cependant ce que la bigearre humeur d’un Mary fantasque rend impossible à un Cavalier qui luy accorde volontairement tout ce qu’il demande. Ce Cavalier est un de ces Gens, qui ayant l’esprit aisé, se font recevoir par tout d’une maniere agreable. Il a beaucoup de délicatesse, de discernement, & de bon goust, raisonne admirablement sur toutes choses, & peu de Personnes pourroient fournir à la conversation avec autant d’agrément qu’il fait. Aussi voit-il tout ce qu’il y a de Gens de distinction & de mérite dans une petite Ville, où il passe ordinairement une partie de l’année. Il y voit entr’autres une Dame fort bien faite, & qui s’estant appliquée dés son plus jeune âge à se cultiver l’esprit par les belles connoissances, est regardée comme la Merveille de la Province. Ils ont l’un pour l’autre une mutuelle estime qui les rend Amis ; mais quoy que le Cavalier n’aime rien tant que l’entretien de la Dame, il la voit plus rarement qu’aucune autre de la Ville, par la méchante humeur du Mary. C’est un Homme pour qui les Procés sont d’un ragoust merveilleux. Il en fait à tout le monde dés la moindre occasion qu’il en peut trouver, & il y a fort longtemps qu’il en auroit fait au Cavalier, si la contrariété de sentimens dans la conversation, estoit un sujet qui pust obliger les Gens à venir devant le Juge. S’ils ne plaident pas, on les voit du moins dans une eternelle contestation. Si-tost que le Cavalier a pris un party, le Mary en prend un autre, & c’est souvent avec une aigreur qui fait connoistre qu’il ne seroit pas fâché d’en venir à la querelle. Le Cavalier qui considere la Dame, ne se fait aucune honte de se confesser vaincu, quand la dispute s’échauffe ; & si la Dame reproche en secret à son Mary que ses manieres pour le Cavalier sont brusques & inciviles, il luy répond fiérement qu’elle se laisse gâter l’esprit par les nouvelles opinions qu’il luy debite, & que ceux de son espece qui veulent passer pour beaux Esprits, ne peuvent servir qu’à causer du trouble dans les Mariages. Comme elle a beaucoup de sagesse & de vertu, & qu’elle regarde l’obligation de contenter son Mary, comme le premier de tous ses devoirs, elle a voulu plusieurs fois renoncer à voir le Cavalier ; mais le Mary s’y est toûjours opposé, & il se fait une joye de le rencontrer quelquefois chez luy par le plaisir de le contredire. Les choses ont enfin esté poussées plus loin depuis peu de temps. Voicy ce qui s’est passé. Le Cavalier, ayant esté averty un jour d’assez bon matin que le Mary estoit party le soir précedent pour se trouver à une Cerémonie qui se devoit faire à trois lieuës de là, voulut profiter de l’occasion, & se disposa sur les neuf heures à rendre visite à la Dame, sçachant qu’elle ne feroit aucune façon de le recevoir à sa Toilete. Il faisoit grand froid, & un broüillard épais répandu dans l’air rendoit le trajet assez incommode. Le Cavalier ayant fort peu de cheveux, & estant sujet à s’enrumer, laissa son Bonnet de nuit sur sa teste, mit son Chapeau par dessus, s’envelopa le nez d’un Manteau, & se rendit ainsi chez la Dame. Le hazard luy fit trouver sa Femme de Chambre sur le haut de l’Escalier. Il se défit là de son Bonnet, & la pria de le mettre en lieu, où il pust le reprendre quand il sortiroit. Cela estant fait, il entra dans la Chambre de la Dame, avec laquelle estoit une Amie aussi enjoüée que spirituelle. Ils commencerent tous trois auprés d’un grand feu une conversation des plus agreables, & elle ennuya si peu le Cavalier, que s’il n’eut pas entendu sonner midy, il auroit eu peine à croire qu’elle eust esté de trois heures. Il prit congé de la Dame. Comme il avoit chaud, que le broüillard estoit dissipé, & que la Femme de Chambre ne se montra point, il oublia qu’il eust apporté son Bonnet de nuit, & ne s’en souvint que sur le soir, qu’estant de retour chez luy, il voulut le mettre pour lire, ou écrire plus commodement. Il l’envoya demander sur l’heure par un de ses Gens, qui apprenant que la Femme de Chambre estoit occupée, chargea un petit Laquais de la Maison d’aller luy dire tout bas ce qui l’amenoit. La Femme de Chambre des-habilloit alors sa Maistresse, & le Laquais luy ayant fait plusieurs signes, le Mary qui estoit présent, s’en apperçeut, & luy demanda ce qu’il luy vouloit. Le Laquais, qui estoit simple, fut embarassé de la demande, & le Mary l’ayant pressé de parler d’un ton qui l’intimida, il luy dit naïvement que le Cavalier envoyoit chercher son Bonnet de nuit, qu’il n’avoit pas songé à reprendre lors qu’il estoit sorty le matin. Ce mot de Bonnet ayant frapé le Mary, il dit assez froidement, qu’il ne croyoit pas qu’en son absence le Cavalier eust droit de coucher chez luy ; & regardant la Femme de Chambre, il luy demanda l’explication de ce mystere. Comme elle ne sçavoit pas si sa Maistresse voudroit avoüer la visite du Cavalier, elle crût devoir faire l’ignorante du Bonnet, & sans répondre au Mary, elle querella le petit Laquais d’estre venu dire ce qu’assurément il n’avoit pas entendu. La Dame de son côté ne comprenant rien à ce message, ne sçavoit que croire d’un si fâcheux incident. Le Mary fut bientost déterminé. Dans l’envie qu’il eut d’éclaircir cette avanture, il commanda que l’on fist monter dans l’Antichambre l’Envoyé du Cavalier, & y faisant passer la Femme de Chambre, il se cacha derriere la Tapisserie, pour entendre le message. Comme il s’estoit mis en lieu d’où il avoit l’œil sur elle, elle n’osa faire aucun signe à l’Envoyé, qui ne manqua point à luy parler du Bonnet. Le Mary se montra en mesme temps. La Femme de Chambre fort déconcertée, traita l’Envoyé d’extravagant ; & l’Envoyé qui craignit d’estre batu, voyant le Mary sorty de sa niche, gagna la porte le plus promptement qu’il pût. La Dame ne voulut point faire un secret de la visite que le Cavalier luy avoit renduë. Elle apprit à son Mary qu’il estoit venu la voir sur les neuf heures, luy dit sur quelles matieres avoit roulé l’entretien, & le pria de sçavoir de son Amie, qui avoit toûjours esté présente, si les choses s’estoient passées autretrement qu’elle ne les luy disoit. Quoy qu’il n’eust aucun soupçon de la vertu de sa Femme, il alla chez cette Amie, & ce qu’il sçeut d’elle ayant un entier rapport à ce qu’on venoit de luy dire, il se mit en teste que le Cavalier, dont il se croyoit hay, n’avoit hazardé son impertinent message que dans le dessein de luy faire piece. Il résolut aussi-tost de s’en vanger. Ainsi dés le lendemain, il l’envoya assigner en réparation d’honneur, & dressa une Requeste, dans laquelle apres avoir énoncé le fait au Juge, il demandoit que le Cavalier fut condamné à declarer en pleine Audience, que témerairement & malicieusement il auroit envoyé chercher son Bonnet de nuit pour faire insulte à sa Femme, laquelle il reconnoîtroit pour Femme de bien, se soûmettant à toutes les peines portées dans les Ordonnances, contre tous ceux qui sont convaincus d’avoir fait des faussetez. Le Juge, à qui on présenta la Requeste, en crût devoir arrester l’effet. Il vint trouver le Mary, & luy fit connoistre combien un pareil éclat donneroit sujet de rire ; mais il n’obtint rien de cet esprit obstiné. Le Cavalier qui ne pût disconvenir d’estre l’Autheur du message, déclara la verité touchant le Bonnet. On interrogea la Femme de Chambre. Elle confirma ce qu’il avoit dit, & s’excusa d’avoir feint d’abord de n’en rien sçavoir sur ce qu’elle avoit appréhendé de s’exposer à la raillerie. Voila l’état où estoient les part choses, quand on m’a fait de l’Avanture. Le Mary ne se rendoit point à la raison, & le Cavalier offroit inutilement de faire telle declaration qu’il souhaiteroit devant des Amis communs. Il s’obstinoit à vouloir qu’il la fist à l’Audience ; & le Juge refusant de répondre sa Requeste, il le menaçoit de l’entreprendre en son propre nom, comme estant d’intelligence avec sa Partie.

[Madrigal de M.Quinaut] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 253-254

Je vous envoye un fort joly Madrigal de Mr Quinaut. Il a fait icy beaucoup de bruit, & vous estes de trop bon goust pour ne le pas lire avec plaisir. Le sujet s'explique assez luy-mesme. C'est ce qui m'empesche de vous en rien dire.

L'OPERA DIFFICILE

Ce n'est pas l'Opéra que je fais pour le Roy,
Qui m'empesche d'estre tranquille ;
Tout ce qu'on fait pour luy, paroist toûjours facile.
La grande peine où je me voy,
C'est d’avoir cinq Filles chez moy,
Dont la moins âgée est nubile.
Je dois les établir, & voudrois le pouvoir ;
Mais à suivre Apollon on ne s'enrichit guére,
C'est avec peu de bien un terrible devoir,
De se sentir pressé d'estre cinq fois Beaupere.
Quoy ? Cinq Actes devant Notaire,
Pour cinq Filles qu'il fait pourvoir !
O Ciel, peut-on jamais avoir
Opéra plus fâcheux à faire ? » Réponse au Madrigal de Quinault

[Le Joueur. Histoire] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 265-276

Il n’y a rien de plus violent que la passion du jeu. Elle aveugle ceux qu’elle possede, & peu de Personnes se trouvent capables d’y renoncer, quand l’habitude en est un peu forte. Un des principaux Bourgeois d’un celebre Bourg nous en peut servir d’exemple. Il jouë trois jours & trois nuits sans déplacer ; & quoy que les pertes continuelles qu’il fait deussent l’avoir rendu sage, il hazarderoit encor le peu de bien qui luy reste, si sa Femme & ses Parens n’y avoient mis ordre. Il y a cinq ou six mois que sur les plaintes qu’ils firent, le Bailly du Bourg luy interdit les Dez & les Cartes, avec défences à toutes Personnes de plus joüer contre luy, à peine d’amende. Ce fut un coup de tonnerre, dont il demeura tout accablé. Privé du plaisir du jeu, il ne mena plus qu’une vie traînante ; & ne sçachant à quoy s’occuper, il tomba dans une morne langueur, qui fit connoistre l’état violent où il estoit. Enfin un Président à Mortier estant venu dans le Bourg pour y passer quelques jours, le Joüeur l’alla trouver, & par un discours des plus pitoyables, il luy peignit l’înjustice qu’on luy faisoit de luy défendre le jeu, sur tout dans un temps où une Foire dont l’ouverture venoit de se faire dans le Bourg, autorisoit les Opérateurs, Joüeurs de Marionetes, Montreurs de Testes de Loup, & autres, à faire valoir leurs avantages chacun selon son talent. Le Président qui connut le caractere de l’Homme, flata sa folie, en luy disant qu’on avoit eu tort de luy retrancher ce qu’on permettoit à tout le monde. Il ajoûta, que pour se vanger de ses Parens, qui avoient sans-doute des veuës indirectes sur son bien, il devoit présenter Requeste au Juge du lieu ; qu’il luy promettoit de l’appuyer, & qu’il la feroit répondre d’une maniere qui luy seroit agreable. Le Joüeur charmé, luy fit ses remerciemens, & peu s’en falut qu’il ne se jettast à ses genoux pour luy marquer mieux sa reconnoissance. Le Secretaire du Président, qui avoit beaucoup d’esprit, & un esprit enjoüé, le felicita sur l’heureux succés de sa visite, & moyennant un tres-bon Repas que le Joüeur luy donna, il consentit à luy dresser sa Requeste. Voicy comment elle fut tournée. Vous y trouverez des termes qui vous seront peut-estre inconnus, mais ils sont reçeus dans le Pais, & ce seroit en oster l’essentiel, que d’y rien changer.

A Mr LE BAILLY DE I.

Supplie humblement G. M. Bourgeois dudit I. & vous remontre qu’ayant reçeu du Ciel des talens exquis & singuliers pour toutes sortes de Jeux, depuis les grandes Quilles & le Cochonnet, Lansquenet, Bassete, Brelan, &c. jusqu’à la Merelle, & aux plus petits Dez ; Ses Envieux luy auroient suscité diverses occasions, luy imputant que par sa trop grande habileté, il ruine ses Compatriotes, appauvrit les Sujets de Sa Majesté, & empesche le payement des Tailles, & autres Imposts, ce qui est tres-faux (sous correction) estant à la notorieté de tout le Bourg, que le Suppliant est revenu plus de trente fois, tant de jour que de nuit, en plein Hyver, pendant la pluye, pendant la gelée, tout nud par les Ruës, dépoüillé de ses Chausses, Souliers, & Iuste-au-corps, perdus (par malheur s’entend) au Jeu, & par luy livrez de bonne foy aux Victorieux ; & auroient sesdits Envieux porté leur haine si loin, qu’ils auroient obtenu diverses Sentences prohibitives de joüer, & mesme une défence à tous Habitans de I. à peine d’un écu d’amende, de joüer contre le Suppliant ; ce qui est tres-préjudiciable audit M. qui pourroit enrichir sa Famille d’un coup de Dez, & qui au lieu de cet avantage, est forcé d’aller deux ou trois lieuës loin, de sortir des limites de sa Jurisdiction, pour éviter l’amende, & de se réduire à grimeliner avec des Pousseurs d’Asne & Valets de Meusnier, en plein chemin, & au coin d’une haye avec beaucoup d’incommodité & d’indécence, pour un Bourgeois vétu de Drap, & Marguillier de Paroisse.

Ce consideré, MONDIT SIEUR, & qu’il est de l’honneur de la Foire, pour en marquer l’abondance, & de la beauté du Bourg, d’y établir la Brelanderie, à laquelle le Suppliant peut fournir la Triolaine les Cartes à la main. IL VOUS PLAISE permettre audit Suppliant de joüer pendant ladite Foire contre les Passans, Faiseurs de Pelerinages, & autres Etrangers non taillables du Boug de I. Et vous ferez justice.

Le Juge, à qui la Requeste fut présentée quelques jours apres, avoit sçeu du Président qu’elle estoit du stile de son Secretaire ; & pour continuer la plaisanterie que le temps du Carnaval sembloit permettre, il mit au bas, suivant l’usage ordinaire, Soit communiqué au Procureur du Roy. Le Procureur du Roy averty de ce qui s’estoit passé touchant la Requeste, donna ses Conclusions, qui furent, Je n’empesche point le Suppliant de joüer, ny d’estre joüé. Le terme d’estre joüé déplut au Joüeur. Cependant la permission qu’on luy donnoit de joüer, le satisfit tellement, que ce fut la seule chose qu’il crût devoir regarder. Ainsi il courut chez le Bailly, qui mit au dessous des Conclusions, Permis au Suppliant de joüer pendant la Foire sur le Theatre de l’Opérateur seulement, & non ailleurs. Le Joüeur vint remercier le Président, comme luy devant la vie, & luy demanda pour grace nouvelle, qu’il fit oster la modification du Theatre ; mais on luy dit que sa Requeste ayant esté réponduë, s’il y trouvoit des griefs, il falloit qu’il se pourvust par appel.

L’Inconstance justifiée. Sonnet §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 297-299

Un galant Homme accusé d’estre Inconstant, parce qu’il a conté des discours à un grand nombre de Belles, a rendu raison de sa conduite par le Sonnet que je vous envoye.

L’INCONSTANCE
Justifiée.
Sonnet.

Tircis passe sa vie, errant de Belle en Belle,
Mille Autels ont reçeu son encens, & ses vœux,
Il va semant par tout ses desirs amoureux,
Une flâme allumée en forme une nouvelle.
***
Célimene, Cloris, Berénice, Isabelle,
Et cent autres ont veu, naître & mourir ses feux.
Presque toûjours aimé, sans pouvoir estre heureux,
Il suit sans murmurer le destin qui l’appelle.
***
De tant d’engagemens, tout le monde est surpris,
Et blâme (mais à tort) le malheureux Tircis ;
Guerir de ses erreurs n’est pas une inconstance.
***
S’il va de cœurs en cœurs, & d’appas en appas,
Ah ! que le sien n’est pas volage comme on pense !
Il en cherche un fidelle, & ne le trouve pas.

[Mariage de M. le Marquis de Créquy avec Mademoiselle d’Aumont] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 299-325

J’ay à vous apprendre le Mariage de Mr le Marquis de Créquy, avec Mademoiselle d’Aumont, & je ne puis mieux satisfaire vostre curiosité sur cet Article, qu’en vous faisant part de cette Lettre.

A MADEMOISELLE
DE ***

Vous avez parlé, Mademoiselle. Je dois répondre en obeïssant. Voicy ce qui est venu à ma connoissance touchant le Mariage de Mr le Marquis de Créquy, dont vous m’ordonnez de vous mander les circonstances les plus remarquables. Mr le Maréchal de Créquy son Pere, & Mr de Beringhen Beaupere de la Fille aînée de Mr le Duc d’Aumont, ayant conferé de cette Affaire, ce Maréchal communiqua son dessein quelques jours apres à Mr le Marquis son Fils aîné, qui ne balança point à luy répondre, que quoy que son âge ne luy eust point encor permis de faire des refléxions sur le Mariage, il trouvoit tant d’avantages en celuy-là, qu’il en souhaitoit passionnément la conclusion. Cette réponse obligea Mr le Maréchal de Créquy de partir à l’heure mesme pour Versailles, où estoient les Parens de Mademoiselle d’Aumont. Il alla trouver Mr le Duc d’Aumont son Pere, auquel il la demanda pour Mr son Fils ; à quoy ce Duc répondit avec tous les témoignages de satisfaction qu’il pouvoit attendre. De là il rendit visite à Mr le Chancelier, Ayeul maternel de Mademoiselle d’Aumont, & à Madame la Chanceliere, chez qui elle a toûjours esté élevée. On ne sçauroit exprimer les marques de joye qu’on donna de part & d’autre dans cette premiere Entreveuë, où se trouverent Mr de Louvois, & Mr l’Archevesque de Rheims. Le Mardy 26. Janvier, Mr le Chancelier alla demander au Roy la permission de faire ce Mariage, & Sa Majesté en reçeut la proposition tres-obligeamment pour les trois Familles. Le lendemain, Mr le Maréchal de Créquy, & Mr le Marquis de Louvois, travaillerent aux Conventions, qui furent bientost reglées ; & en suite ce Maréchal mena Mr le Marquis son Fils chez Mr le Chancelier, & chez Madame la Chanceliere, où estoit Mademoiselle d’Aumont. Il vous est aisé de vous figurer comment se passa cette premiere Visite. Madame la Chanceliere, quoy que fort instruite du mérite de Mr le Marquis de Créquy, témoigna avec plaisir qu’elle trouvoit dans sa personne & dans ses manieres quelque chose qui alloit encor plus loin que ce qu’elle avoit attendu. Tout le monde sçait en combien d’occasions ce Marquis s’est distingué, & qu’il a fait bruit depuis l’âge de quinze ans, par quantité d’Actions d’une vraye bravoure. Apres que Mrs de Créquy eurent rendu ces premiers devoirs à l’illustre Parenté de Mademoiselle d’Aumont, Mr le Chancelier, Mr le Duc d’Aumont, Mr de Louvois, & Mr l’Archevesque de Rheims, visiterent Mr le Maréchal & Mr le Marquis de Créquy, qui reçeurent les Complimens de toute la Cour. Le Roy, la Reyne, Monseigneur, Madame la Dauphine, Monsieur, & Madame, les envoyerent féliciter. Le Mardy, sur les onze heures du soir, qui fut le jour que l’on parla de l’Affaire à Sa Majesté, Mr l’Archevesque de Rheims vint voir Madame la Maréchale de Créquy à Paris, & luy dit à l’oreille que l’Affaire estoit concluë, quoy qu’elle ne fust pas encor divulguée à Versailles. La joye qu’elle en fit paroître fut si forte, qu’on s’apperçeut dans son domestique qu’il estoit arrivé quelque chose d’important, ou à Mr le Maréchal son Mary, ou à Mr le Marquis son Fils qu’elle a toûjours aimé tendrement. Le Mercredy au matin, l’Affaire fut sçeuë à Paris, comme elle l’estoit déja à Versailles, & l’on peut dire que toute la France en vint faire compliment à Madame la Maréchale de Créquy. Mademoiselle d’Orleans, Madame la Grand’ Duchesse de Toscane, Madame de Guise, & les autres Princesses du Sang, luy firent l’honneur de la visiter. Mr Colbert, & Mr le Marquis de Seignelay, qui avoient déja veu Mr le Maréchal de Créquy à Versailles, luy vinrent aussi marquer la part qu’ils prenoient à sa joye. Mr le Chancelier fit la mesme chose, & rendit une visite particuliere à Madame la Marquise du Plessis Belliere, Mere de Madame la Maréchale de Créquy ; ce que firent aussi la plûpart des Princes & Princesses, aussi-bien que Madame la Chanceliere & Mademoiselle d’Aumont, qui furent bien-aises de voir & d’entretenir cette illustre Dame, retirée du monde depuis un assez long temps à cause de ses indispositions. Le reste de la semaine se passa à remplir les devoirs de part & d’autre, & à faire devenir Mr le Marquis fort amoureux. Cependant Madame la Chanceliere, Madame la Marquise de Louvois, & Madame la Maréchale de Créquy, donnerent ordre aux préparatifs de la Nôce, qui fut résoluë pour la nuit du Jeudy au Vendredy 4. de Fevrier. Pendant ce temps, Mrsde Créquy retournerent à Versailles, ainsi que Mr le Chancelier, & suplierent Leurs Majestez de vouloir signer le Contract de Mariage ; ce qui fut fait le Mercredy 3. de ce mois au retour de la Messe, par le Roy, la Reyne, Monseigneur, Madame la Dauphine, Monsieur, & Madame. Lors que le Roy eut signé, il dit à Mr le Marquis de Créquy les choses du monde les plus obligeantes ; apres quoy tous ces Messieurs se rendirent à Paris, & le mesme jour il fut arresté que toute la Parenté de ces Familles s’assembleroit le lendemain Jeudy sur les cinq heures du soir chez Mr le Chancelier. Avant l’arrivée de la Compagnie, on fut occupé à recevoir les Habits & les magnifiques Ajustemens que Madame la Chanceliere avoit fait faire à sa Petite-Fille, par les soins de Madame de Louvois. Il ne se peut rien de plus beau que tout ce que l’on porta dans la Chambre de Mademoiselle d’Aumont. Pendant ce temps, on vit entrer dans la Court un tres-beau Carrosse attelé de huit Chevaux gris-de-perle, qui témoignoient leur fierté par leur mouvement continuel. Ce Carrosse, dont on ne pouvoit assez admirer la sculpture & la peinture, estoit envoyé à Mademoiselle d’Aumont par Mr le Marquis de Créquy. Il en sortit un Gentilhomme d’une mine & d’une propreté extraordinaire. C’estoit l’Ecuyer que ce Marquis avoit destiné à sa Maîtresse. Il estoit suivy de deux Pages & de quatre Laquais revestus de ses Livrées ; & lors qu’un Gentilhomme de Madame la Chanceliere vint dire à cet Ecuyer qu’il pouvoit voir Mademoiselle d’Aumont, il prit dans le Carrosse une Corbeille de filigrane, dans laquelle il y avoit un Bouquet des plus belles Fleurs qu’on eust pû trouver dans la saison la plus propre à les produire. Les Pages prirent un Carreau & un Sac de Velours cramoisy en broderie d’or, & en cet état l’Ecuyer monta à la Chambre de Mademoiselle d’Aumont, qu’il trouva à sa Toilete. Apres qu’elle eut entendu son Compliment, elle prit le Bouquet ; & en suite les Pages & les Laquais luy furent présentez. Elle témoigna en estre fort satisfaite, & dit que tout ce qui estoit choisy par Madame la Maréchale luy seroit fort convenable. On admira son esprit & sa modestie dans la Réponse qu’elle fit au Compliment de l’Ecuyer, qu’elle reçeut debout, ayant ses cheveux qui traînoient à terre. Ils sont d’un blond cendré des plus beaux. Elle a les yeux noirs & plein de feu, le teint fort brillant, & une grande jeunesse, n’estant âgée que de dix-sept ans. Voila ce qui se passa le Jeudy matin. Le reste du jour fut employé à s’habiller, jusqu’à cinq heures du soir que la Compagnie se rendit chez Mr le Chancelier. Il y avoit du costé de Mr le Marquis de Créquy, Mr le Maréchal & Madame la Maréchale, Mr le Marquis de Blanchefort, Mr & Madame de Canaples, Mr le Maréchal de Villeroy, Mr l’Archevesque de Lyon, Mr le Duc & Madame la Duchesse de Villeroy, & Madame la Comtesse d’Armagnac. Du costé de Mademoiselle d’Aumont, Mr le Duc & Madame la Duchesse d’Aumont, Mr le Chancelier & Madame la Chanceliere, Mr & Madame de Louvois, Mr l’Archevesque de Rheims ; Mr le Marquis de Villequier, & Mr de Chape, Freres ; Mr & Madame de Beringhen, Mr & Madame de Broglio, Mr le Duc & Madame la Duchesse de la Rocheguyon, Mr & Madame la Marquise de Moüy, Mr & Madame du Gué, Mr le Marquis & Mr le Chevalier de Tilladet ; Mr de Villacerf, Mr de S. Poüanges, & Mr le Marquis de Courtenvaux. Cette illustre Compagnie estant assemblée, Mr le Chancelier fit un Discours sur les avantages des Alliances, & on leût en suite le Contract de Mariage, qui fut signé de tous ceux que je viens de vous nommer. Sur les huit heures, on servit le Soupé avec beaucoup de magnificence, & à minuit on vint avertir qu’il estoit temps d’aller à l’Eglise. La Cerémonie des Epousailles fut faite à S. Gervais par le Curé de cette Paroisse, qui estoit celle de Mademoiselle d’Aumont. Comme apres la Messe qu’il celebra, il y eut une assez longue Exhortation, plusieurs Personnes de cette Assemblée prirent les devans, & se rendirent à l’Hôtel de Mr le Maréchal de Créquy, où tout avoit esté preparé pour y recevoir les Mariez. A l’entrée de la Court estoient deux gros Flambeaux de godron, qui éclairoient toutes les avenuës de cet Hôtel. On avoit environné toutes les Courts de Flambeaux de mesme composition. Le Vestibule où l’on entre apres la Court, estoit tout remply de Bras dorez, avec des Bougies, qui faisoient un tres-agreable effet. La Salle basse, qui est à gauche du Vestibule, estoit éclairée par des Bras & par des Lustres, qui rendoient ce Lieu tout éclatant. Le grand Escalier estoit aussi éclairé par plusieurs rangs de Bras dorez, garnis de Bougies. Ils conduisoient à une fort grande Salle, ornée au lieu de Tapisserie, des plus beaux Tableaux que Mr le Brun ait faits des Actions d’Aléxandre. Cette Salle estoit éclairée par trois grands Lustres d’argent, & par quantité de Guéridons remplis tout autour de Girandoles, sans compter un fort grand nombre de Chandeliers qui estoient sur plusieurs Tables. Un fort grand feu à la Cheminée, & trois grands Brasiers d’argent, échauffoient la mesme Salle. On entroit de là dans la Chambre que l’on avoit preparée pour les Mariez. Elle estoit meublée d’une Tapisserie de pieces rapportées, fort agreable, & d’un prix considérable. Le Lit & les Chaises estoient de Velours cramoisy en broderie or & argent, & le Miroir d’une façon si particuliere, qu’on le regarda avec admiration. Un nombre infiny de Plaques & de Girandoles d’argent & de vermeil, éclairoit la Chambre, qui estoit échaufée par un Brasier d’une structure tres-estimée. Cette Chambre ouvroit dans une autre aussi magnifiquement meublée. Comme toutes choses estoient dans un ordre régulier, Madame la Maréchale de Créquy avoit prié Madame la Présidente Robert, Madame la Comtesse de Gisquar, & Madame Dorneton, de rester à l’Hôtel de Créquy pour en faire les honneurs. Ces Dames s’en acquiterent avec beaucoup de conduite.

Madame la Marquise de Louvois, & Madame la Duchesse de la Rocheguyon sa Fille, arriverent demy-heure avant les Mariez, & pendant ce temps elles firent mettre la Toilete, dont on admira la magnificence. Madame la Chanceliere vint un peu apres, & les Mariez en suite. On les laissa dans leur Chambre apres les cerémonies accoûtumées, & le lendemain la mesme Compagnie revint à onze heures du matin. Il y eut un grand Dîné, apres lequel Mr le Chancelier partit pour Versailles, & chacun prit son party. Il n’y eut que Madame la Duchesse de la Rocheguyon, Madame la Marquise de Beringhen, & Madame de Moüy, qui resterent pour faire les honneurs des Visites, qui furent renduës à la Mariée. Le nombre en fut tel, que la grande Place du Louvre, & les Courts de l’Hôtel de Créquy, suffisoient à peine pour contenir les Carrosses. Monsieur fit l’honneur à Madame la Marquise de Créquy de la venir voir, ainsi que les mesmes Personnes de qualité qui estoient déja venuës. La grande foule dura quatre jours, & cette Marquise reçeut toûjours les Visites sur son Lit, où elle estoit magnifiquement parée. Monsieur, & quelques Princesses du Sang, prierent Madame la Maréchale de Créquy de leur faire voir les beaux Ouvrages de Tapisserie qu’elle fait faire avec une si extraordinaire application, & l’on demeura d’accord qu’on ne peut rien voir ny de plus riche, ny de mieux imaginé. Ce sont douze Pieces de Tapisserie qui représentent les quatre Elémens, les quatre Saisons, & tout ce qui appartient aux douze mois de l’année. Tout cela se fait au petit Point, & sur les Desseins de Mr le Brun.

Apres que Madame la Marquise de Créquy eut reçeu toutes ces Visites, & rendu celles de la Parenté, elle alla avec Madame la Maréchale de Créquy à Versailles rendre ses premiers devoirs à Leurs Majestez, qui la reçeurent avec des honnestetez tres-obligeantes, ainsi que toutes les Princesses du Sang. Madame la Duchesse d’Aumont sa Bellemere, luy envoya le jour de ses Nôces des Pendans-d’oreilles en poire, estimez mille Loüis. Le lendemain elle reçeut pour présent de Mr le Marquis de Louvois des Boucles d’oreille de quinze mille francs. Madame la Chanceliere, & Mr l’Archevesque de Rheims, luy envoyerent une Bague & vingt-quatre Boutons de Diamans, de huit mille écus. Le Mardy d’apres les Nôces, Mr le Duc d’Aumont donna un Repas tres-magnifique à toute la Parenté. Il fut suivy d’un Bal dont je vous ay déja parlé dans cette Lettre. Mr le Comte de Blanchefort, second Fils de Mr le Maréchal de Créquy, a fait paroistre dans cette rencontre de l’esprit & des agrémens en toutes manieres, qui ont charmé tous ceux qui l’ont veu. Il n’est âgé que de quatorze ans, & tout ce qu’il dit est d’une Personne qui en auroit déja vingt. On ne peut estre plus satisfait que l’est toute la Famille de Mr le Maréchal de Créquy, du merite & des belles qualitez de Madame la Marquise sa Bellefille. Je suis vostre &c.

[Sentimens sur les Lettres & les Histoires galantes et sur les Dialogues des Morts]* §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 325-329

Je me suis informé, Madame, comme vous l’avez voulu, du Manuscrit intitulé, Sentimens sur les Lettres, & les Histoires galantes. Ce sont des Préceptes justes pour écrire les unes & les autres. On dit qu’ils sont tournez d’une maniere qui fait croire que leur Autheur n’est pas un Homme seulement de Cabinet. Il y a grande apparence qu’ils seront bien reçeus du Public, puis qu’ils sont une regle, ou pour écrire ces sortes d’Ouvrages, ou pour aider les Personnes qui les liront, à connoistre quel en sera le mérite. On m’a parlé d’un troisiéme Article de ce Manuscrit. Il traite de la construction des Mots, & ne contient que dix ou douze Observations qui expliquent les scrupules de l’Autheur sur quelques manieres d’écrire. Si ces Observations passoient pour Loy, elles pourroient faire quelque beauté dans le stile ; mais je doute que la pratique en fust fort aisée. Voila tout ce que j’ay pû en apprendre. Quand l’Ouvrage paroîtra, je vous en avertiray.

Pour les Dialogues des Morts, chacun m’accuse de vous les avoir trop peu vantez ; & vous ne me surprenez point, en me disant qu’ils ont esté leûs dans vostre Province avec l’admiration de tout ce que vous y connoissez de Gens d’esprit. Ils sont icy dans une estime extraordinaire. La Cour, qui a le discernement tres-délicat, ne peut se défendre de les applaudir. Ils plaisent aux Sçavans ainsi qu’au beau Sexe ; & les plus difficiles à contenter demeurent d’accord, qu’on n’a rien donné au Public depuis fort longtemps, où l’utile soit mêlé si finement avec l’agreable. Cependant l’Autheur me prie de vous témoigner, qu’il auroit esté plus satisfait de vostre Critique, que de vos loüanges. Je vous ay envoyé dans plusieurs Lettres divers Ouvrages galans de sa façon, en Prose & en Vers, dont vous m’avez fait des remerciëmens. C’est tout ce que je vous diray, pour vous le faire connoistre.

[Artaxerce, Tragédie] §

Mercure Galant, février 1683 [tome 2], p. 329-330

Je vous envoye l’Artaxerce, que le Sr Blageart commence à debiter. C’est le dernier Ouvrage de Théatre de Mr Boyer. Vous sçavez qu’il est de l’Académie Françoise, & qu’il entend parfaitement bien nostre Langue. Aussi cette Piece est-elle remplie de beaux Vers. Les sentimens en sont grands, & elle mérite d’estre leuë avec attention, pour des raisons qui ne sont pas inconnuës au Public. Sur tout, la Préface doit exciter beaucoup de curiosité. Je ne dis rien davantage. Elle vous éclaircira de bien des choses. Je joindray le mois prochain à la Relation du Carnaval de la Cour, ce qui s’est passé à la Course de Chevaux, que le Roy a bien voulu honorer de sa présence, & pour laquelle Sa Majesté a donné un Prix fort considérable. Je suis, &c.