1683

Mercure galant, juin 1683 [tome 6].

2017
Source : Mercure galant, juin 1683 [tome 6].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, juin 1683 [tome 6]. §

[Avant-Propos] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 1-3.

J’ay bien crû, Madame, que vous seriez satisfaite des derniers Vers que je vous ay envoyez de Mr Magnin, Conseiller au Présidial de Mâcon. Quand ils auroient eu moins d’agrément, vous les auriez estimez par la dignité de leur matiere. Ils parlent du Roy, & vostre zele pour ce grand Monarque s’applaudit toûjours des justes loüanges qui luy sont données. Il m’est aisé de juger par là du plaisir que vous allez recevoir en lisant l’Ode qui suit. Elle est du mesme Mr Magnin, & regarde Sa Majesté, comme ses autres Ouvrages, dont le nombre fait connoistre qu’il employe en bon Sujet, toutes ses heures de loisir à méditer sur les surprenantes actions d’un Prince, qui fait l’admiration de toute la Terre. Cette Ode a paru aux Connoisseurs tres-digne de son Autheur, & je suis persuadé que vous serez de leur sentiment.

A la Gloire immortelle de Louis le Grand. Ode §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 4-18

A LA GLOIRE IMMORTELLE
DE LOUIS
LE GRAND.
ODE.

Depuis le temps, Filles sçavantes,
Qu’aux pieds de vos sacrez Autels
On entend mille voix charmantes
Chanter le plus grand des Mortels ;
Quoy, rien en ce dessein sublime
N’a pû mériter vostre estime,
Et moins éclairez qu’ébloüis,
Tous vos Courtisans n’ont pû faire
Qu’un effort vain & teméraire,
Quand ils ont parlé de LOUIS ?
Vous si douces, vous si dociles,
Traiter si mal les beaux Esprits !
Avec ces fiertez inciviles
Rebuter leurs doctes Ecrits !
Autrefois au bord du Permesse
Vous vantiez tout ce que la Grece
Chantoit à l’honneur des beaux Arts,
Et tout ce que Rome osoit dire
A la gloire de cet Empire
Qui fit adorer les Césars.
***
Picquez du desir de la gloire,
Vos Favoris, vous le sçavez,
Virent au Temple de Mémoire
Leurs noms soigneusement gravez ;
Mais aujourd’huy sur le Parnasse
Vous paroissez, quoy que l’on fasse,
Si severes à nos Autheurs,
Qu’animez par le mesme zele,
Dans une Carriere si belle
Ils n’ont plus les mesmes honneurs.
Je vous entens, Vierges discretes,
Pour un dessein trop élevé
Dans les Pieces les plus parfaites
Vous ne trouvez rien d’achevé.
Nous ne manquons pas de génie ;
On voit une grace infinie
Briller quelquefois dans nos Vers,
Mais comment assurer sa veuë
Sur un Objet dont l’étenduë
Est plus vaste que l’Univers ?
***
Beaux Esprits du siecle d’Auguste,
Tout ce qui nous reste de vous
Mérite une estime tres-juste,
Et vous la recevez de nous ;
Mais si nez au siecle où nous sommes,
LOUIS, le plus parfait des Hommes,
Estoit l’objet de vos travaux,
Sans-doute la hauteur immense
D’un sujet de cette importance
Les feroit paroistre moins beaux.
Quand de vos plus fameux Ouvrages,
Par tout l’Univers si vantez,
Tous les Vers, ou toutes les Pages,
Auroient de nouvelles beautez,
Quelle seroit vostre surprise,
Si dans cette illustre entreprise,
Bien loin d’en estre satisfait,
Vostre esprit voyoit sa matiere
Devant luy rester toute entiere,
Quand il croiroit avoir tout fait ?
***
Est-ce icy qu’il faut qu’on applique
Tous ces ornemens figurez
D’une flateuse réthorique,
Dont tant de Héros sont parez ?
Non, non, tout est grand, tout sincere,
Quoy qu’on dise, rien n’exagere,
Le volle plus haut est trop bas,
Le plus bel art n’y peut suffire,
Et tout ce que l’on en peut dire,
Faut-il ce que l’on ne dit pas ?
Nous avons chanté ses conquestes
Si fameuses de toutes parts,
Et le bruit pompeux de nos Festes
A suivy ses fiers Etendarts.
Tous nos Vers, toutes nos Histoires,
De l’éclat de tant de victoires
Ont emprunté leurs ornemens,
Et mille veines échauffées
Ont élevé mille trophées
Sur ces augustes fondemens.
***
Au premier bruit de ce tonnerre,
Qui punit l’orguëil des Titans,
Nos Muses furent à la guerre
Et suivirent les Combatans.
Elles virent de tant de Braves,
Germains, Espagnols, & Bataves,
Les épouvantables débris,
Et moins surprises que charmées,
Firent retentir les Armées
De l’allégresse de leurs cris.
On les vit d’un air intrépide,
Au sortir du sacré Valon,
Suivre LOUIS plus fier qu’Alcide,
Et plus aimable qu’Apollon,
Quand au seul aspect de ses Armes
Tous les Hollandois aux allarmes
N’eurent recours qu’à leurs Vaisseaux,
Et sous les murs de tant de Villes
Ne trouvant plus de seurs aziles,
En chercherent au fond des eaux.
***
Quel auroit esté leur refuge
Dans ce revers impétueux,
Qui les accabla d’un déluge
De foudres, de bombes, de feux !
Jamais victoire plus complete
Ne fit retentir la Trompete
A la teste de nos Guerriers,
Et nos Ennemis mesmes dirent,
Que jamais les Lys ne fleurirent
A l’ombre de tant de Lauriers.
Comme l’haleine impétueuse
De ces vents, l’horreur des Forests,
Dans une tempeste orageuse
Couche & moissonne les Guerets,
Ainsi cent Villes renversées
Presque aussi-tost que menacées,
(Prodige au dela de nos vœux)
A toute l’Europe tremblante,
Montrerent la chûte étonnante
De leurs Boulevards orguëilleux.
***
L’Espagnol dans cette Campagne,
Jaloux de nos prosperitez,
Fit en vain sortir d’Allemagne
Des Ennemis de tous costez.
Tant & tant de forces unies
De leurs teméritez punies,
Disparurent en un instant,
Et quitterent nostre Frontiere
Plus promptement que la poussiere
N’obeït au soufle du vent.
Mais, chanter ces exploits de guerre,
Moy, dans ce métier si nouveau,
Imiter la voix du Tonnerre
Avec un foible Chalumeau !
Non, non, quelque ardeur qui me presse,
Je n’iray point de ma foiblesse
Faire cette épreuve aujourd’huy,
Moy, qui dis qu’en cette Carriere
Le grand LOUIS n’a rien vû faire
Qui paroisse digne de luy.
***
Pourrois-je me faire un mérite
De tant de tons audacieux ?
Avec une voix si petite,
Le silence me convient mieux.
Le nom de ce Héros, sa gloire,
Font l’honneur de la belle Histoire ;
Mais dans ses sentimens secrets
Il est des grandeurs invisibles,
Qu’on reconnoist, qui sont sensibles,
Et qu’on n’exprimera jamais.
Voir dans un égal avantage,
Et dans les plus heureux progrés,
Avec la grandeur de courage
Regner la Justice & la Paix ;
Voir d’un air si calme & tranquille,
Le Héros toûjours immobile,
Quand par luy tout est agité,
De cette sagesse profonde
Est il des exemples au Monde
Dans tout ce que l’on a chanté ?
***
Au plus bel endroit des Conquestes,
Loin de se laisser emporter,
De toutes parts en voir de prêtes,
Et de soy-mesme s’arrester.
Aux forces les plus redoutables
Donner des bornes équitables,
Pouvoir tout prendre si l’on veut,
Et suivant toûjours la Justice
En souveraine Directrice,
Ne vouloir point tout ce qu’on peut.
Tenir dans de profonds abîmes
Le secret de tous ses desseins,
Renverser toutes les Maximes
Des politiques les plus fins ;
Ne faire voir sur son visage
De nul trouble, de nul orage,
Nulles foibles émotions ;
Faire sentir, & reconnoistre
Ce geste, ce grand air de Maistre,
Jusqu’en ses moindres actions.
***
Paisible dans ses espérances,
Juste & reglé dans ses desirs,
LOUIS se fait craindre aux Puissances
Mesme jusque dans ses plaisirs.
Ses Promenades, ses Voyages,
Exercent sans cesse des Sages
Le foible & vain raisonnement ;
Sur mille fausses conjectures
Combien prenoient-ils de mesures,
Qu’il faut changer à tout moment ?
Toûjours & brave, & magnifique,
Dans une juste égalité,
Objet sensible, mais unique,
Et d’amour & de majesté,
On le chérit, on le révere ;
Aimable & fier, doux & severe,
Vit-on jamais un si beau sort,
Et jamais les grandeurs humaines
Sur quelques testes Souveraines,
Firent-elles ce rare accord ?
***
Faire sans cesse des miracles
Dignes de l’honneur des Autels,
Ne prononcer que des Oracles
Sur tous les destins des Mortels,
Image vivante & fidelle
De cette grandeur immortelle,
Qui semble l’avoir fait exprés,
Pour apprendre au siecle où nous sommes
Que jamais icy bas les Hommes
Ne sçauroient voir Dieu de plus prés.
De cette auguste ressemblance
Naist cet art si mystérieux,
Qui conduit tout dans un silence
Impenétrable aux Curieux.
Une intelligence divine,
Meut & gouverne la Machine
Dans un si paisible secret,
Qu’au mesme temps qu’on délibere
Sur ce que mon Héros doit faire,
On s’apperçoit qu’il a tout fait.
***
De tant de Troupes assemblées
Sur l’Arar pour former des Camps,
Combien de Provinces troublées
Font des présages diférens ?
A voir tant de Forces ensemble,
Tout est épouvanté, tout tremble
Du Midy jusqu’à l’Aquilon ;
Mais tel a peur d’un grand ravage,
Qui verra peut-estre l’orage
Porter ailleurs son tourbillon.
Souvent quand la vapeur émeuë
Gronde dans l’air avec horreur,
Un vent leger chasse la nuë,
Et rassure le Laboureur.
Ainsi peut-estre la bonace
Dans les lieux que la crainte glace
Ira rétablir le repos.
Que ceux qui craignent pour leur teste
Viennent conjurer la tempeste,
Ou n’accusent qu’eux de leurs maux.
***
Mais ma foible voix s’abandonne,
Je ne la sçaurois contenir,
Et la hauteur qui vous étonne,
Muses, ne la peut retenir.
L’ardeur dont je suis les amorces,
Au lieu d’examiner mes forces,
Ne consulte que ses transports,
Et dans un dessein si sublime,
Malgré le zele qui m’anime,
Je ne fais que de vains efforts.
O toy, le plus grand des Monarques,
Modele des justes Vainqueurs,
Tu connois à ces foibles marques
L’amour sincere de nos cœurs.
Si dans cette vaste distance
Qui nous a mis dans l’impuissance
De te celebrer dignement,
Mon ton trop bas ne peut suffire,
Tu vois ce que je voudrois dire,
Et tu n’en es pas moins content.
***
Que la supréme destinée
Reglant le nombre de tes jours,
Compte un siecle pour une année,
Et que rien n’en borne le cours.
Que favorable à nostre envie,
Le Ciel pour alonger ta vie
Prenne les plus beaux de nos ans ;
Que par nos amours mesurée,
Dans son immortelle durée
Elle égale celle des temps.
Ton Fils, ton Petit-Fils encore,
Tes délices, ton doux panchant
Puissent-ils, toûjours dans l’Aurore,
Ne passer jamais au Couchant ;
Que témoins de tant de merveilles,
L’ardeur d’en faire de pareilles
Sans cesse les vienne inciter,
Et que l’éclat de ton Empire,
Brillant à leurs yeux, leur inspire
Le grand dessein de t’imiter.

Sur un Torrent, & sur un Rocher. Sonnet §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 18-20.

L’Autheur de cette Ode s’est si bien accoûtumé à ne travailler que pour le Roy, qu’ayant voulu faire un Sonnet sur un Torrent, & sur un Rocher, qui sont deux sujets qu’on a proposez au Public, il l’a tourné sur les grandes qualitez de nostre auguste Monarque. Voicy le Sonnet qu’il a fait sur ces deux mots.

SUR UN TORRENT,
& sur un Rocher.
SONNET.

Chantez, foibles Amans, vos peines amoureuses.
A tout ce qu’on propose, appliquez vostre objet,
De tous mes Vers, LOUIS est l’unique sujet,
Ma Muse suit par tout ses routes glorieuses.
***
Si je trouve un Torrent, dans ses chútes affreuses,
Du bras de mon Héros je crois voir un Portrait.
De sa rapidité, (dis-je) tel est l’effet,
Rien ne pût arrester ses forces genereuses.
***
S’il paroist un Rocher au dela du Torrent,
J’y vois la fermeté de ce fier Conquérant,
Je vois son cœur paisible au milieu des orages ;
***
Et quelque chose enfin qui puisse figurer,
Ou sagesse supréme, ou grandeur de courage
Je ne vois que LOUIS, à qui la comparer.

Sur un Rocher. Sonnet §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 20-22.

Mr Vignier de Richelieu a fait aussi un Sonnet sur ce dernier mot. Je vous l’envoye.

SUR UN ROCHER.
SONNET.

Vous ne m’estes plus rien, Palais délicieux,
Mon esprit en repos gouste la solitude,
Je laisse avec plaisir l’embarras de ces Lieux
Où l’on vit dans le trouble, & dans l’inquétude.
***
Je cherche les Rochers pour m’approcher des Cieux,
Un des plus élevez va faire mon étude.
Il m’accuse, il me presse, & met devant mes yeux
Ma lâche complaisance, & mon ingratitude.
***
A la mort du Sauveur il se fendit d’ennuy,
Et mon cœur moins sensible, & bien plus dur que luy,
Faisoit du Monde seul l’objet de sa tendresse.
***
Mais la Grace, d’un trait qu’elle sçeut décocher,
M’éclairant de ses feux, m’a fait voir ma foiblesse,
Et mon cœur s’est changé pour le Monde en Rocher.

[Proposition de l’arc-en-ciel comme sujet de contributions]* §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 22-23.

L’Arc-en-Ciel peut fournir de belles idées à ceux de vos Amis qui aiment à s’exercer sur de semblables sujets ; n’estant point assujetis à des Bouts-rimez, ils ont liberté entiere de s’abandonner à leur génie.

Galanterie de Mr de Ligniere, à un jeune Seigneur Anglois §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 59-63.

La Galanterie qui suit porte sa recommandation aupres de vous, par le nom de son Autheur, dont je sçay que vous estimez tous les Ouvrages. On en voit peu dont le tour soit si aisé. Aussi sont-ils approuvez de tout le monde.

GALANTERIE
DE Mr DE LIGNIERE,
A un jeune Seigneur Anglois.

On me demande un Compliment
Pour deux Sujets pleins d’agrément.
Le bel Enfant qui vient de naître,
Pour leur bonheur, nous fait connaître
Qu’ils sont de charmans Ouvriers,
Et qu’ils méritent des Lauriers ;
Car si l’on donne des Couronnes
A ceux qui dans les Champs guerriers
Ont tué beaucoup de Personnes,
On doit plutost à pleine main
En donner à qui s’évertuë
De reparer le Genre-humain,
Qu’à celuy qui blesse, & qui tuë.
Milord, vous estes un Héros,
Puis que vos Exploits en champ clos
Valent mieux que ceux de la Guerre,
Qui ne font qu’atrister la Terre,
Par une infinité de maux.
C’est avec raison qu’on vous aime,
Vous avez un mérite extréme,
Vous m’avez paru fort adroit,
Et vous plaisez dés qu’on vous voit.
J’aplaudissois sur la Barriere,
Quand vous fournissiez la Carriere
Chez Longpré, qui n’a point d’égal
Dans l’Art de monter à cheval ;
Ce noble Ecuyer vous estime,
Vous estes, dit-il, un Seigneur
Plus qu’aucun autre magnanime,
Et vostre vertu fait honneur
A vostre Païs maritime.
Plusieurs en parlent comme luy,
Il n’est pas le seul qui vous vante,
Et qui fasse cas aujourd’huy
De vostre Personne excellente,
Et de vostre Race éclatante.
L’Homme le moins habile sçait
Que l’Histoire Angloise s’honore
Du fameux nom de Sommerset,
Et de Northumbelland encore.
Vous estes un Couple parfait ;
Que le Ciel toûjours vous benisse,
Et que rien ne vous des-unisse,
C’est le souhait d’un Malheureux,
Et ce Malheureux est Ligniere,
Qui de la plus humble maniere
Ose vous salüer tous deux.
Nostre bon Amy Rasigade,
Qui sans nulle triste boutade
Vous a mieux instruit que Chiron
N’éleva le vaillant Achille,
Vous dira que j’ay quelque nom,
Sans estre Homere, ny Virgile,
Et que parmy les beaux Esprits
On me regarde sans mépris.

[Baptesmes de Venise] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 80-95.

Mr Chassebras de Cramailles, continuë toûjours d’écrire à la mesme Dame, tout ce qu’il voit de remarquable à Venise ; & comme les coûtumes que les Particuliers observent ne méritent pas moins nostre curiosité, quand elles sont fort diférentes des nostres, que celles qui regardent tout un Etat, je vay vous faire un Extrait de la derniere Lettre qu’on en a reçeuë. Voicy ce qu’il dit des pratiques les plus ordinaires de cette fameuse Ville.

Baptesmes de Venise.

Lors qu’un Pere veut faire Baptiser son Enfant, il va prier les Parrains, que l’on nomme icy Comperes (car il est fort rare de voir des Maraines.) Les plus Pauvres en prennent trois tout au moins, & les Riches & Gentilshommes en ont toûjours vingt, trente, cinquante, cent, jusqu’à cent cinquante, & quelquefois davantage. Ces Comperes vont tous à l’Eglise, & parmy ce grand nombre, le Pere en choisit un qui donne le Nom à l’Enfant, & contracte seul l’alliance spirituelle, les autres n’estant Comperes que d’usage & d’affection. La Cerémonie achevée, on ne fait point de Festin comme en d’autres Villes, mais le Pere envoye à chaque Compere quatre Pains de sucre, & ils s’appellent toûjours Comperes par la suite, cela fait que l’on n’entend autre chose parmy les Gentilshommes, que Schiavo Compare, Mon Compere, je suis vostre Serviteur, parce qu’ils se trouvent presque tous Comperes les uns des autres. Les Marchands n’en prennent pas tant que les Gentilshommes ; mais pour peu qu’ils soient de conséquence, ils n’en ont pas moins de quinze, vingt & trente. Tout ces Comperes se rangent en demy cercle depuis la Porte de l’Eglise jusqu’aux Fonts où l’on baptise ; & à quelques Baptesmes, ils se donnent l’Enfant de main en main. Cet Enfant est emmailloté comme une Poupée dans des Langes de Soye, de Point, & de Dentelles. La coûtume de se le donner ainsi de main en main, ne s’observe qu’entre les Marchands.

La maniere dont on porte l’Enfant à l’Eglise, & dont on le raporte, est encore particuliere. C’est un Homme qui le tient sur un Carreau de Velours, emmailloté proprement, mais sans nulle Couverture, & ayant la teste nuë, & les épaules découvertes, de sorte qu’il semble que ce soit un petit Enfant de Cire qu’on envoye pour étrennes à quelque jeune Mariée. Il y a des Personnes qui font faire de petits Autels dans l’Eglise, & autrefois on les faisoit parer avec des Baldaquins, & des dépenses extraordinaires ; mais les Magistrats des Pompes, qui sont établis pour moderer le luxe des Meubles, des Habits & des Festins, ont empesché ces excés, & limité le présent des quatre Pains de Sucre à chaque Compere, comme on l’observe aujourd’huy. Vous pourrez estre surprise de ce qu’on découvre ainsi les Enfans, mais c’est la coûtume du Païs. Depuis qu’ils sont nez, jusques à l’âge de huit à neuf ans, ils sont toûjours nu-teste, sans Bonnet ny Chapeau, jour & nuit, quelque froid qu’il fasse.

Enfans exposez à Venise.

Il y a dans la Ruë prés la Porte de l’Hôpital de la Pitié, une Pierre creuse, avec une ouverture pour passer un Enfant de deux ans ou environ, & une Fenestre grillée au dessus. Les Hommes y peuvent porter, ou faire porter les Enfans dont ils ont honte de se dire les Peres. On les met dans cette petite Auge de pierre, on tire une Sonnette qui avertit l’Hôpital, puis on s’en va. Ceux de l’Hôpital viennent aussi-tost au son de la Cloche, regardent par la Fenestre, & tirent l’Enfant à eux par cette ouverture qui est faite exprés. Ceux qui ne sont pas tout-à-fait dénaturez, font faire un Trousseau qu’ils mettent avec l’Enfant ; ils le marquent de quelque signe, à la cuisse, à la jambe, au pied, ou en quelque autre partie, afin de le pouvoir un jour reconnoistre ; & en attendant qu’ils le retirent de cet Hôpital, ils en prennent soin en le faisant assister sous-main.

Enterremens de Venise.

L’usage est icy d’enterrer les Morts le visage découvert comme on fait les Religieux à Paris. On habille les Femmes de gris en Religieuses, & les Hommes aussi de gris en Habits de Penitens, avec une longue Robe, une Corde pour Ceinture, & un Capuchon de deux pieds de pointe ; & parce que la plûpart ont la barbe grande par la longueur de leur maladie, ils paroissent des Capucins. Les Fils, Freres, ny Parens, ne vont point au Convoy, non plus que les Nobles, Cavaliers, ny Citadins, Amis du Défunt. On ne tend ny la Maison, ny l’Eglise, de noir ; voicy seulement ce que l’on fait. Si c’est une Personne de qualité, on retrousse les Tapisseries de sa Chambre, & des principaux Apartemens, en attachant le bas avec le haut ; on retourne les Tableaux & les Miroirs à l’envers ; on habille le Mort de la maniere que je viens de dire, & on le met sur un Tapis étendu par terre, avec un Oreiller & deux ou quatre Flambeaux allumez. Le Clergé s’estant rendu le soir à la Maison du Défunt, on met le Corps sur un Brancard en forme de Couche, où est un Drap mortuaire. Deux ou trois douzaines de petits Enfans des Hôpitaux portent de grands Flambeaux ; on donne un Cierge à tous les Prestres, aux Officiers, & aux Domestiques de la Maison, qui se mettent tous dans des Gondoles & des Barques. Ils vont jusques à l’Eglise, & apres qu’on a chanté les Vespres des Morts, on met le Corps dans la sepulture. Il y en a d’autres qui laissent le Corps dans l’Eglise, sur un Palque, ou élevation de sept à huit pieds tenduë de noir, avec deux ou quatre Flambeaux allumez jusqu’au lendemain au soir, qu’on l’enterre sans cerémonie. Les Marchands qui sont plus avides du faste, en usent de même pour la Maison, mais ils font prier, cent, deux cens, & jusques à trois cens Marchands voisins, en leur envoyant à chacun un Cierge, qui sert de Billet de semonce. Les Ecoles, ou Confraternitez dont ils estoient de leur vivant, viennent aussi accompagner la Pompe funebre, avec Bannieres, Phanaux, & grands Chandeliers de bois. Le Convoy va à pied, & fait le circuit de la Paroisse. Le Brancard où est le Corps découvert, est porté sur les épaules de quatre Hommes ; les Voisins suivent deux à deux avec les Cierges qu’on leur a envoyez, sans que les Fils ny Parens du Défunt s’y trouvent, & on enterre le Mort le soir mesme. La Cire dont on se sert dans les Convois & Enterremens est toûjours blanche. Pour enterrer, on ne fait que ranger les Corps dans des Caves sous l’Eglise, sans les couvrir de terre. On les enferme quelques fois dans une Biere de bois dans la Cave, & la plûpart des Nobles ont leurs Sepultures particulieres comme à Paris. Les Maris, Enfans & Freres, prennent le deüil pendant deux ou trois mois seulement, & sont vétus de Drap noir. Les Nobles ont au lieu de Veste un long Manteau, à peu prés comme celuy des Prêtres, avec la Stole de Drap noir sur l’épaule. Les autres couvrent leurs Rabats, Manches, & Chemises de Crespe figuré. La Maison du Mort demeure tout le temps du deüil, les Tentures retroussées en deux, & les Tableaux retournez.

Les Personnes que l’on trouve noyées dans les Canaux, ou ceux qui sont executez à mort, ont les plus beaux Enterremens, à cause que l’Ecole de S. Fantin, dont j’ay parlé dans une autre Lettre, y assiste au nombre de plus de deux cens Confreres, en Robes noires, avec Capes ou Capuces qui leur couvrent la teste & le visage, & des figures de teste & os de mort sur ce Capuchon, chacun un Cierge à la main.

Celuy des petits Enfans n’a rien de lugubre. Un Homme les porte sur un Carreau de Velours, ou de Broderie, vétus comme de petits Anges, de Tafetas de la Chine ou de couleur, chamarré d’or & d’argent, avec grande abondance de Fleurs, de Rubans, & d’odeurs, des Bouquets dans les mains, des Nœuds, Cordons & Lacets aux cheveux, & une Couronne de fausses Pierres & Perles sur la teste. On appelle cette Couronne Gioia, & on la leur met jusqu’à l’âge de sept ans, pour marque de virginité. Je vous diray à ce sujet quelque chose de singulier. Un ancien Senateur, nommé Simon Contarin, est mort au commencement de cette année, âgé de plus de quatre-vingts ans. Son Confesseur ayant déclaré, qu’il avoit conservé tout le temps de sa vie l’état d’innocence, & de virginité dans lequel il estoit né, on l’enterra à Saint Estienne, vulgairement dit Saint Stin, Paroisse de cette Ville, avec cette Couronne. La chose est d’autant plus remarquable, qu’il estoit d’une Famille des plus considérables, & qui a donné le plus de Doges à la République, celuy qui gouverne aujourd’huy estant le huitiéme du nom.

Le Loup, et la Brebis. Fable §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 96-101.

Vous vous plaignez de n’avoir point veu de Fables dans mes Lettres depuis quelque temps. En voicy une dont la Morale pourra estre utile à quelques Belles que vous connoissez.

LE LOUP,
ET LA BREBIS.
FABLE.

Un vieux Loup que la faim avoit mis aux abois,
Errant pour chercher sa curée,
Apperçoit tout proche d’un Bois.
Une jeune Brebis dans les Champs égarée ;
 Voyant un si friand morceau,
 Le Galant s’en fait déja feste,
 Mais par hazard tournant la teste,
Il découvre le Chien qui gardoit le Troupeau.
 La Brebis estant dans la Plaine,
Il ne pouvoit d’assaut la prendre avec les dents ;
 Le Chien luy faisoit de la peine,
 Il en craignoit les accidens.
 Enfin dans cette inquiétude
 Le Loup s’avise de parler,
Il vient vers la Brebis, & veut la cajoler ;
 Il y met toute son étude.
 Hélas ! pourquoy me fuyez-vous,
Dit-il ? Que je vous trouve belle !
 Faisons une amitié nouvelle,
Non, vous ne serez plus la pâture des Loups,
 Ny vous, ny vos cheres Compagnes.
 Dans les Plaines, sur les Montagnes,
Ne trouverons-nous pas d’autres Bestes pour nous ?
 Je sens pour vous trop de tendresse ;
 Enfin je vous garderay bien,
Mieux que vostre Berger, & mieux, que vostre Chien,
Comme un fidelle Amant doit garder sa Maîtresse ;
 Avec moy vous ne craindrez rien.
Nous chercherons par tout les plus gras pasturages,
Et je vous défendray des Animaux sauvages ;
Vostre blanche toison, vostre air, vostre agrément,
 Vostre extréme beauté me charme.
 Je suis devenu vostre Amant,
 Et vostre douceur me des-arme.
 Que je croirois mon sort heureux,
 Si l’amour nous joignoit tous deux !
 Le Loup faisoit bien sa grimace,
 Il ne manquoit pas de raison ;
 Il luy dit, en vantant sa Race,
  Qu’il venoit du Roy Licaon ;
Que le Dieu de la Guerre, & celuy du Parnasse,
Avoient institué des Festes pour les Loups.
Il a beau discourir, & faire les yeux doux,
  La pauvre Brebis s’épouvante ;
 Mais ce Loup radoucy l’enchante.
 Elle, écoutant ce Cajoleur,
 Bêle avec une voix tremblante,
 Et luy répond pour son malheur,
 Il faut enfin que j’y consente.
 Elle approche du faux Amant
Qui luy fait bon accuëil, la reçoit tendrement,
 Et soudain dans le Bois l’emmene.
Là voyant qu’avec elle il agit brusquement,
  Elle tint sa perte certaine.
 Le Galant changea de discours,
Et fut aussi cruel qu’il avoit paru tendre.
En vain elle appella le Chien à son secours,
 Il estoit trop loin pour l’entendre.
 Le Loup, sans chercher de détours,
Egorgeant la Brebis qu’il traitoit de Maîtresse,
 Satisfait la faim qui le presse,
Que peut-on esperer de ces feintes Amours ?
***
 Pensez bien à ce que vous faites,
 Jeunes Filles, défiez-vous
De ces discours flateurs, de ces tendres fleuretes ;
 Autant d’Amans, autant de Loups.

Air §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 101-102.

S’il est des Amans sinceres dans leurs sermens de tendresse, les Belles devroient défendre leur cœur, par la seule veuë du peu de durée des passions. On ne se plaint d’autre chose que du malheur des ruptures ; & un des plus beaux Airs de Phaëton a esté fait là-dessus.

AIR.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Helas ! une chaîne si belle, doit regarder la page 102.
Helas ! une chaîne si belle
 Devoit estre éternelle.
Hélas ! de si tendres amours
 Devoient durer toûjours.

Cet Air est le charme de tout Paris. Il n’y a personne qui ne le chante, & comme il pourroit estre allé jusques à vous mal noté, j’en ay recouvré une Copie correcte que je vous envoye.

images/1683-06_101.JPG

[Grandes cerémonies faites à Saint Jean d'Angely] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 102-109.

Le Dimanche 16. du dernier mois, on fit à Saint Jean d'Angely, ou Bourg-Loüis, une Translation des Reliques, avec toute la solemnite qu'exigeoit une cerémonie de cette nature. Il y a un siecle que les Calvinistes s’estant rendus comme Souverains dans la Ville, apres avoir profané tout ce qu’ils y trouverent de plus saint, & brûlé une des plus belles Eglises du Royaume, réduisirent aussi en cendres une partie considérable du Chef de S. Jean, qu’on y revéroit comme celuy du grand Baptiste. Cette perte vient d’estre reparée en quelque sorte, par les soins du Pere Dom Jean-Anselme Clairé, qui ayant sceu qu’autrefois Clément VI avoir donné à l’Abbaye de la Chaise-Dieu, une Dent & quelques particules du Crane de ce divin Précurseur du Sauveur du Monde, a obtenu ces saintes Reliques, pour l’Abbaye de S. Jean d’Angely, dont il est Prieur. Ce sont des Religieux de S. Benoist qui la possedent. Les Procés verbaux ayant esté veus & approuvez, on a préparé un Reliquaire digne de ce qu’il enferme. C’est une Statuë d’argent de deux pieds & demy de long, avec un Agneau aussi d’argent à ses pieds. La Base est d’Ebene, revétuë de Fleurons d’argent de la hauteur de huit pouces, le tout tres-bien travaillé.

Mr l'Evesque de Xaintes s'estant rendu le 15. de May à S. Jean d'Angely, commença la Cerémonie le lendemain à neuf heures du matin. Tous les Corps y assisterent. On avoit mis la Relique en dépost dans l'Eglise des Capucins qui sont hors la Ville. Un Corps composé de Pauvres, marchoit le premier, avec une Croix. Il estoit suivy d’un autre de Filles, accompagnées des Pensionnaires des Religieuses Ursulines, qui estoient en fort grand nombre, les unes & les autres vétuës de blanc. Toutes les Veuves, avec leurs Crêpes traînans jusqu’à terre, précedoient les Capucins, apres lesquels on voyoit paroistre les Cordeliers, les Jacobins, tout le Clergé de la Ville, & enfin les Religieux Benédictins de l’Abbaye, revétus d’Aubes, & de Chapes extrémement propres. La Procession estant arrivée aux Capucins, on y chanta un Motet en l'honneur du Saint, & deux Religieux de l'Abbaye chargerent ce prétieux Dépost sur leurs épaules. Toute la Milice l'accompagnoit suivant la coûtume, lors qu'on porte les Reliques du Patron. Elle estoit tres-leste, & en fort bel ordre. L’on fit la premiere Station dans l’Eglise des Ursulines, la seconde dans celle des Jacobins, la troisiéme dans celle des Cordeliers, & l’on se rendit sur le midy dans l’Abbaye. Mr l’Esvesque de Xaintes y dit la grand'Messe en Habits Pontificaux, ayant les Religieux pour Officiers. L'apres-dînée, Mr Rousselet, Chanoine de Xaintes, & Frere de Mr le Lieutenant Criminel de S. Jean d’Angely, prononça le Panégyrique du Saint avec une approbation generale ; le soir, apres la Benédiction qui fut donnée par Mr l'Evesque, l'on fit un grand Feu de joye devant la principale Porte de l'Abbaye. La Milice qui estoit rangée autour, formoit une haye des quatre costez. Le Pere Prieur, avec un Diacre & Sous-Diacre, & quatre Chantres revétus de Chapes, vint dans la Place entonner le Te Deum. Il alluma ensuite le Feu, & alors la Soldatesque fit plusieurs décharges, qui terminerent la Cérémonie de ce jour-là.

Réponse à Mr Quinaut §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 111-114.Voir cet article qui contient le madrigal de Quinault.

Je vous envoyay dans ma Lettre de Fevrier un Madrigal de Mr Quinaut, que tout le monde a trouvé fort agreable. Voicy la Réponse que luy a fait le Berger de Flore.

REPONSE
A Mr QUINAUT.

Pourquoy s’embarasser, tendre & galant Quinaut,
 Du Mariage de vos Filles ?
Mnemosine en a neuf, grace au temps, tres-nubiles ;
Et cependant, qui l’entend dire un mot
 D’établissement, ny de dot ?
 Jupiter, bien qu’il soit leur Pere,
 A-t-il parlé de les pourvoir,
 Et s’en est-il fait un devoir ?
Apollon, leur Amy, leur Compagnon, leur Frere,
 Mercure, Mars, & leurs autres Parens,
Ont-ils pris en cela des chemins diférens
 Du Pere & de la Mere ?
Non, pour elles jamais n’ont esté proposez
 Aucuns Actes devant Notaire.
 Tous ces Dieux se sont reposez
 Toûjours, du soin de cette affaire,
 Sur la sagesse du Destin,
Qui sçait mieux qu’eux conduire à bonne fin
 Tout ce qu’on luy défere.
***
 Agreable Autheur, imitez
 Ces prudentes Divinitez ;
Pour marcher sur leurs pas, le Ciel vous a fait naistre.
 Ne servez vous pas un bon Maistre ?
 N’est-il pas plein d’affection ?
N’est-il pas genéreux autant qu’on le peut estre,
Et ne ressent-on pas en toute occasion
 Cette noble inclination ?
Calmez donc vostre esprit, vous ne pouvez mieux faire.
 Continuez seulement à luy plaire,
 Vos soins ne seront pas perdus,
Il peut compter pour rien, cinq fois dix mille écus.
 Prétendez-vous de plus grands avantages ?
Hé bien, qu’au lieu des dix, il vous donne des cent,
 Il le peut, il est tout puissant.
Que ne vous doit-on pas pour vos charmans Ouvrages ?
Que ne méritent point des Filles qui sont sages ?
Songez pourtant, pour modérer vos vœux,
 Que les plus riches Mariages
 Sont rarement les plus heureux.

[Réponse du Berger Fleuriste]* §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 115-116.

Voicy une autre Réponse du Berger Fleuriste.

J’en sçay, galant Autheur, qui ne vous plaignent guére,
De vous sentir pressé d’estre cinq fois Beaupert.
  Si cet empressement
 Vient des Partis qui brûlent pour vos Filles,
  Et qui cherchent vostre agrément
  Pour les mettre dans leurs Familles,
Vous sçavez l’Art de feindre, & pouvez finement
Apporter des delais à leur contentement.
Si c’est d’elles qu’il vient, ah c’est une autre affaire.
Le danger, en ce cas, suit le retardement,
Il faut, pour l’éloigner, veiller exactement.
A cinq dots à la fois qui pourroit satisfaire ?
 L’embarras n’est pas ordinaire ;
L’un est un Opéra, l’autre un fâcheux tourment.
Je vous en plains, & plains extrémement.

[Lettre curieuse de Mr de la Goute] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 138-159.

Comme l’Astrée est toûjours vostre Roman favory, vous prendrez plaisir sans-doute à lire une Lettre qui en parle, & qui contient quantité de choses particulieres touchant l’illustre Maison d’Urfé. Elle est écrite de Montbrison. Ce nom ne vous peut estre inconnu.

LETTRE.

Monsieur d’Ormesson nostre Intendant, qui s’est acquis icy tant d’estime, alla il y a quelques jours à la Bastie, ce Château fameux qui fait tant d’honneur à la Maison d’Urfé, & qu’on voit sur les bords de Lignon. Je fus de cette Partie, & quand je me vis dans la Court du Château, j’avouë que je me trouvay saisy d’une secrete venération pour tant de grands Hommes qui ont fait leurs délices de ce Lieu charmant. On observa d’abord le Mercure qui est au dessus du Perron. Il est de la hauteur d’un Homme de moyenne taille, avec son Caducée en main, & ses Aisles aux pieds, & tout y est si naturel, qu’il semble n’attendre pour partir qu’un ordre des Dieux. L’autre Figure de Marbre, qui est au bas du Perron, avec cette Devise, Sphyngem habe domi, ne fut pas moins considerée. On dit qu’elle convenoit bien à une Maison qui avoit eu tant de part au Ministere. On passa en divers Apartemens, & on suivit la Gallerie, où l’on vit les Bustes & les Tableaux qui représentent les plus belles Antiquitez de Rome. De là, on descendit dans la Chapelle. L’Autel, & tous les Bas-reliefs, sont d’un bois de raport, dont les couleurs naturelles effacent la vivacité de la Peinture. Le Jaspe, le Marbre, & le Porphyre, y sont heureusement employez. Les Tableaux ont une beauté qui surprend, & ce Chef-d’œuvre qui a esté fait depuis plus d’un siecle, a le mesme éclat que s’il sortoit des mains de l’Ouvrier. Mr l’Intendant qui juge finement de tout, en parut fort satisfait, & fut conduit dans le Jardin, où la Riviere de Lignon se répand en plusieurs Canaux. Quoy que la Fontaine qui est au milieu ne soit pas en état, elle ne laisse pas de se faire remarquer par son Bassin de Marbre blanc, & par le grand Dôme qui la couvre, soûtenu de plusieurs Pilliers à double rang. De là, on passa dans le grand Bois. A voir la hauteur de ses Arbres, on crût qu’ils estoient du Siecle de Pierre d’Urfé, Grand Ecuyer de France, & on s’étendit fort sur ses Avantures. On dit qu’il fut disgracié par Loüis XI. qui congédia tous les Serviteurs de son Pere ; qu’ayant quité la France pour voyager, il passa jusques à Constantinople, où il porta les armes sous l’Empereur Zelim II. dont il fut fort estimé, & qu’à son retour estant mal dans l’esprit du Roy, il s’attacha au service du Duc de Guyenne son Frere, qui s’engagea dans le party des Ducs de Bourgogne, & de Bretagne. On ajoûta qu’entre plusieurs Négotiations dont il fut chargé, il eut ordre de persuader au Duc de Bourgogne, qu’il seroit avantageux à la France qu’il y entrast avec une bonne Armée, dans le mesme temps que les Ducs de Guyenne & de Bretagne l’attaqueroient d’un autre costé ; que le Duc de Bourgogne le reçeut fort bien, & dit agreablement à Philippe de Commes, qu’il aimoit mieux le bien de la France que Mr d’Urfé ne pensoit, & qu’au lieu d’un Roy il y en voudroit six. C’est un trait qu’il n’a pas oublié dans son Histoire, & la conduite, & la valeur de Mr d’Urfé y tiennent par tout un grand rang. On dit encore qu’il se trouva à Péronne à l’Entreveuë de Loüis XI. & du Duc de Bourgogne ; & qu’apres la prise de la Ville de Liege, où il servit tres-bien, ce Duc demanda au Roy qu’il le rétablist dans ses Terres ; ce que le Roy luy promit, si de sa part il vouloit faire la mesme grace aux Seigneurs de Nevers, & de Croy ; mais il n’avoit garde d’y consentir, parce qu’il les haïssoit mortellement. Enfin apres la mort du Duc de Guyenne, Charles VIII. qui connoissoit son mérite, le rappella à la Cour, & luy donna la Charge de Grand Escuyer. Il se montra digne de ce choix, par plusieurs services qu’il luy rendit dans ses Conquestes d’Italie, où il contribua beaucoup par ses exploits, & par le soin qu’il prit de l’embarquement, & de la conduite de toutes les Forces maritimes. On parla ensuite de Claude d’Urfé son Fils, l’un des plus grands Hommes de son siecle. Il fut Ambassadeur au Concile de Trente, & de là envoyé à Rome avec le même titre d’Ambassadeur. On voit dans les Mémoires de Mrs du Puy, l’instruction qui luy fut donnée, où il y a des Affaires tres-difficiles à ménager, mais elles n’estoient pas au dessus de son esprit. On en peut juger par ce qui luy arriva dans un Festin, que le Pape Paul III. donna aux Cardinaux, & à tous les Ambassadeurs. Ce Claude d’Urfé y fut invité, & comme on estoit prest de se mettre à table, le Maistre des Cerémonies luy vint demander de la part du Pape, s’il prétendoit préceder le Duc Horatio son Neveu. Il témoigna que quoy qu’il fust Duc de Castro, il ne souffriroit pas qu’il prist aucun avantage sur luy en cette qualité, mais qu’il vouloit bien ceder à celuy qui devoit estre le Gendre du Roy son Maistre, & luy ayant donné la main, il se mit au dessus du Duc Octavio son Frere. Le Pape, quoy que fâché de voir qu’il voulust préceder ses Neveux, fut bien aise de se sentir flater de l’alliance de Sa Majesté, & dit au Maistre des Cerémonies de le laisser faire, & qu’il ne feroit rien qui intéressast l’honneur du Roy son Maistre, ny le sien. Apres la mort du Pape, il se trouva à Rome lors que Jules III. fut élevé au Pontificat. Il luy rendit l’obédience, & eut part à toutes les négociations du Conclave. Le Roy Henry II. en fut si content, qu’il le fit Chevalier de son Ordre, qui luy fut conferé à Rome en grande cerémonie par le Duc Horatio ; & quelque temps apres, pendant qu’il estoit encore à Rome, il le fit Gouverneur de Monseigneur le Dauphin, & de tous les Enfans de France. Si-tost qu’il eut quitté l’Italie, on connut bien que Mr d’Urfé y manquoit, par le grand changement qui arriva dans nos affaires, & on le jugea encore plus digne de cet important employ, que l’on ne doit guére à la Fortune, & qui est presque toûjours la récompense d’un grand mérite. On se fust entretenu plus longtemps sur un si vaste sujet, si Mr l’Intendant ne fust sorty du Chasteau pour continuer sa route. Il passa le long de la Riviere de Lignon, cette Riviere enchantée qu’on ne regarde qu’avec une secrette joye de se trouver sur ses bords, & il monta sur une petite éminence chargée de Vignes & de Bocages, qui fait une espece d’Amphitéatre sur cette agreable Plaine. A considerer les hautes Montagnes qui l’environnent de toutes parts, on la prendroit pour un grand Jardin à qui elles servent de Murailles. Comme cette Promenade estoit toute sçavante, & que l’esprit n’y estoit pas moins occupé que les yeux, on se remit insensiblement sur le chapitre de la Maison d’Urfé, & on commença à parler du fameux Honoré d’Urfé, Autheur de l’Astrée, dont cette belle Province porte à présent le nom. On dit qu’il avoit esté le Favory des Muses, & le Peintre de l’Ame ; qu’il avoit desabusé le monde du galimatias de la vieille Cour ; qu’il avoit trouvé l’art d’instruire, & de divertir tout ensemble, & qu’il avoit rendu tous les Hommes, ou plus sçavans, ou plus polis. Cependant cette incomparable Astrée qui a eu tant de réputation, & qui a esté traduite en cinq ou six Langues, n’a esté faite que quand Mr d’Urfé voyageoit ; car il estoit toûjours à la Cour, ou à l’Armée, & ne composoit que dans ses voyages, où il faisoit porter une petite Bibliotheque. Il fit le Départ & le Retour de Sirene à l’âge de dix-sept ans, pour une Dame qu’il aimoit, & plusieurs Traductions des Pseaumes qu’on imprima sans sa participation. Il commença un Poëme en Vers François pour l’illustre Maison de Savoye, mais il n’acheva que la vie de Berold. Il composa ses Lettres Morales, apres une fâcheuse expérience des revers de la Fortune, ayant esté arresté deux fois prisonnier par la malice de ses Ennemis. C’est dans ce Livre, que ce Séneque François a combatu l’adversité par des armes si fortes, qu’il semble qu’il ait entrepris de guérir toutes les playes que la Fortune fait aux Malheureux. Mais si Mr d’Urfé eut quelques avantures fâcheuses, il fut galant, & heureux en ses amours, car il épousa Diane le Long, Marquise de Chasteau-Morand, sa Belle-Sœur, qu’il avoit longtemps aimée. Elle avoit esté mariée à Anne d’Urfé son Frere aîné, Gouverneur & Bailly de Forests, comme l’avoient esté ses Ayeux. La Dispense de ce Mariage fut accordée en faveur de cette Maison, dont on a veu un exemple en France en la Personne du Marquis de Néelle ; & en Espagne, en celle du Marquis d’Aguilar. On croit que cette Diane a esté le sujet de l’Astrée, qui sous des noms empruntez, comprend une partie de l’Histoire de France, & de Savoye, & des Maisons particulieres d’Urfé, d’Albon, de Chalmazel, & d’autres Familles illustres de cette Province. Il s’attacha à la Cour de Savoye, & fut fait Chevalier de l’Ordre de l’Annonciade, avec Messire Jacques Marquis d’Urfé son Frere, Grand Ecuyer de Savoye, dans la Promotion que fit Charles-Emanuel en 1618. Il fut aussi Maréchal de Camp General, & Colonel d’Infanterie, & servit avec beaucoup de réputation dans les Guerres d’Italie, où le Marquis d’Urfé son Frere commandoit quatorze mille François des Troupes du Duc de Savoye. Honoré d’Urfé estant revenu en France en 1622. fut visité à Chasteau-Morand par deux Gentilshommes, qui luy apporterent les Portraits, & les Armes de plusieurs Princes & Princesses d’Allemagne, & des Lettres obligeantes qui luy témoignoient l’estime qu’on faisoit de son Ouvrage dans toutes les Cours de l’Europe ; mais il ne pût l’achever, ny résister à une longue maladie qui luy fut causée par une cheute fâcheuse qu’il fit d’un Cheval, dans les dernieres guerres de France & de Savoye, contre la République de Genes en 1625. Comme il s’estoit acquis la réputation d’un des plus habiles Hommes de son siecle, il jugeoit souverainement des plus beaux Ouvrages, & on dit qu’il ne pouvoit souffrir ces Vers de Malherbe,

Peuples, qu’on mette sur la teste
Tout ce que la Terre a de Fleurs, &c.

parce que la Reyne Marie de Medicis, pour qui ils avoient esté faits, n’arriva en France qu’au mois de Novembre, & qu’en ce temps-là il n’y a presque plus de Fleurs sur la Terre ; mais Mr Mesnage en ses Observations sur Malherbe, croit que Mr d’Urfé estoit en cela trop critique, & que les Poëtes qui se dispensent si souvent de dire la verité, n’ont pas un scrupule si exact sur des circonstances de cette nature. On ajoûta à la gloire de Mr d’Urfé, qu’il estoit né d’une Mere illustre. Elle s’appelloit Renée de Savoye, & du costé maternel elle descendoit de la Maison de Lascaris. Ainsi elle n’estoit pas moins considérable par sa naissance, que par son courage qui estoit au dessus de son sexe, puis qu’apres avoir obtenu deux Brefs du Pape Gregoire XIII. elle entreprit le Voyage de Jerusalem en 1579. & s’y arresta prés d’une année, pour avoir le temps de visiter les Lieux Saints. C’est sans-doute à cette loüable entreprise, que la Maison d’Urfé est redevable de cette grande pieté dont elle fait profession. J’irois trop loin, si j’en disois davantage. Je suis vostre, &c.

Le Pan, l’Aigle, et le Rossignol. Fable §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 159-175.

Je vous ay parlé dans quelqu’une de mes Lettres du mérite de Mr l’Abbé de Saint Andiol, Archidiacre de l’Eglise Métropolitaine d’Arles, si renommé par ses Vers Latins. Voicy une de ses Fables, renduë en nostre Langue par un Anonime de la mesme Ville, qui n’a voulu se faire connoistre que par ces deux lettres L. I. & par le titre de l’agreable Enjoüé.

LE PAN,
L’AIGLE,
ET LE ROSSIGNOL.
FABLE.

Lors que l’Astre du jour éclatant en lumiere,
 Et monté sur un Char pompeux,
 Venoit commencer sa carriere,
Et reveiller les soins de cent cœurs amoureux,
Un Pan que la couleur, l’air fin, le beau corsage,
 Rendoit en beauté sans pareil,
 Etaloit son charmant plumage
 A tous les retours du Soleil ;
Soit que par une audace & fiere, & sans seconde,
 Et par un effort envieux,
Il voulust, en ouvrant un nombre infiny d’yeux,
Défier le brillant de ce flambeau du monde.
Soit qu’empruntant l’éclat de cet Astre naissant,
Il pensât que le sien en fust plus ravissant.
Heureux, & trop heureux, s’il avoit sceu connoistre
Un sort & si charmant, & si plein de douceurs,
Et si le fier amour n’avoit jamais fait naître
Dans ce cœur malheureux ses cruelles ardeurs.
Mais ayant découvert une Aigle passagere,
Il s’entesta si fort du brillant de ses yeux,
 Qu’il crût son sort trop glorieux,
S’il parvenoit jamais à l’honneur de luy plaire.
Il se promit d’abord d’avoir quelque succés.
Sa fierté, sa jeunesse, & sa beauté supréme,
Flattant, ou son orgueil, ou son amour extréme,
Luy faisoient esperer un favorable accés.
Il l’aborde, & luy jure une amour eternelle,
 Et l’assurant de ses plus tendres feux,
Il luy dit mille fois que le but de ses vœux
Estoit d’estre constant autant qu’elle estoit belle.
La Coquette reçoit les vœux du jeune Amant
 Avec assez de complaisance,
Et luy dit, que s’il sçait aimer avec constance,
Il pourra la trouver sensible à son tourment ;
Mais que s’il aspiroit à l’avoir pour maistresse
 Et vouloit vivre sous ses loix,
Il falloit expliquer sa flâme, & sa tendresse
 Par les doux accens de sa voix ;
 Qu’amour se payoit de sornetes,
Et qu’il n’avoit fallu souvent qu’une Chanson
Pleine de faux soûpirs, de douceurs, de fleurettes,
 Pour mettre un cœur à la raison.
N’est ce donc pas assez d’avoir un cœur fidelle,
  Répondit le Pan amoureux ;
  Et si l’on n’a pas la voix belle,
Faudra-t-il sans mot dire expirer dans vos feux ?
Adorable Beauté, c’est outrer l’injustice ;
Et vouloir obliger de malheureux Amans
 A chanter leurs propres tourmens,
Ne peut qu’estre l’effet d’un injuste caprice.
Ignorez-vous aussi qu’essuyant les rigueurs
 Des saisons les plus importunes,
Ma voix sans agrémens, sans charmes, sans douceurs
 Ne peut estre que des communes ?
Mais graces au Destin, si le Ciel trop ingrat
 M’a refusé cet avantage,
J’ay d’ailleurs dequoy plaire, & par le bel éclat,
Et par la rareté d’un ravissant plumage.
Voyez briller sur moy cette infinité d’yeux
Qui me rend sans égal en toute la Nature ;
 Mais estimez une parure
Que je tiens des faveurs de la Reyne des Dieux.
Non, ne comptez pour rien ny l’éclat que nous donne
La beauté, la faveur, la naissance, & le nom ;
 Ny le brillant de la Couronne
 Que porte l’Oiseau de Junon.
S’il faut pour vous charmer un cœur fidelle & tendre,
S’il faut estre discret, constant, officieux,
Je puis plus que nul autre à vostre amour prétendre,
Puis que jamais Oiseau jusqu’icy n’aima mieux.
Je le crois, dit la Belle, & la haute naissance,
  Et l’éclat charmant & divin
  Que vous prodigua le Destin,
Pourroient bien triompher de mon indiférence.
 Mais pourquoy tant d’yeux sans la voix ?
 La voix, je n’en fais pas finesse,
Sert à bien exprimer une grande tendresse,
Et pourroit vous servir à mériter mon choix.
 Si donc vous cherchez à me plaire,
Apprenez à chanter force belles Chansons ;
Il n’est point pour mon cœur de plus fortes raisons,
 Pour le persuader une flâme sincere,
Le Galant fit alors mille efforts impuissans
  Pour se plaindre de son martyre
  Par de pitoyables accens ;
  La cruelle n’en fit que rire.
Il se retire donc & chagrin & confus,
  Et se condamnant au silence,
  Il résout de ne la voir plus,
Qu’il n’ait acquis dans l’art un peu d’experience.
  Tout retentit des lamentables airs
De l’Oiseau qui s’exerce aux Chansons amoureuses,
Mais ces airs font trembler les Nymphes malheureuses,
Qui contrefont sa voix du fond de leurs Rochers,
Et toûjours son gosier par sa sotte rudesse
 Trahissant sa fidelle ardeur,
En exprime si mal la force & la tendresse,
 Que luy-mesme en pâme de peur.
Mais pendant qu’il gémit, & qu’il se desespere,
Un petit Rossignol à l’ombre des Buissons
 Sembloit par ses tristes Chansons,
Se plaindre des rigueurs d’une Amante severe.
Le Pan surpris approche, & l’appelle cent fois,
Sans que le Rossignol occupé de la flâme,
 Qui consumoit son ame,
Songe que c’est à luy qu’il adresse sa voix.
Interromps pour un temps ces accens de tristesse,
Si tu sçais, luy dit-il, ce que c’est que d’aimer,
Obligean Rossignol, viens fléchir & charmer,
Par tes airs les plus doux, ma cruelle Maistresse.
 Seconde mon cœur amoureux,
 Seconde mon amour extréme,
 Estant si malheureux toy-mesme,
Toy-seul peux exprimer mon destin rigoureux ;
Une Aigle depuis peu malgré mon cœur rebelle,
Par les attraits divins de sa rare beauté,
  Triomphe de ma libertê,
 Mais je la trouve aussi fiere que belle,
Et soit plaisanterie, imposture ou détour,
Qui naist sans voix, doit vivre sans amour.
Viens donc de mes malheurs luy raconter l’histoire,
Dy-luy que mes tourmens toucheroient un Rocher,
Et tu te couvriras d’une immortelle gloire.
Si tu touches un cœur que je n’ay pû toucher.
 Je vous la laisse toute entiere,
Répond le Rossignol d’un ton railleur & fin.
On vous voit si comblé des faveurs du Destin,
Que vous pourrez-vous seul dompter cette humeur fiere.
 Esperez tout de vos appas ;
 Quand mesme vous pourriez vous taire,
Estant d’une beauté si capable de plaire,
 Pourriez-vous ne luy plaire pas ?
Pour moy, je vous verray tout seul & sans envie,
Entretenir d’amour l’Oiseau de Jupiter ;
 Mais n’ayant qu’un moment de vie,
Je ne suis pas d’avis de la précipiter,
Puis qu’une prompte mort la sçaura limiter,
  Et me l’aura bientôt ravie.
Ne crains rien, dit le Pan, allons à la faveur
 Du Dieu qui cause mes supplices ;
 L’amour manque-t-il d’artifices,
 Pour dompter la fierté d’un cœur ?
Mon Amante n’est plus sujete à ces malices,
Qui remplirent souvent ton ame de terreur ;
Et s’il luy reste encor de ces fâcheux caprices,
Hélas, c’est pour moy seul qu’en est toute l’aigreur.
Toy donc que le Ciel fit pour charmer & pour plaire,
 Tu ne peux manquer d’estre heureux.
Mais moy que le Ciel fit pour aimer & me taire,
Je ne puis qu’accuser le Destin rigoureux ;
Je ne puis qu’envier ta voix douce & charmante,
 Qui ravit nos cœurs & nos sens,
 Et par ses charmes innocens
Peut seule triompher de ma cruelle Amante.
Le Rossignol vaincu par les tristes soûpirs,
Que l’amour arrachoit à l’Oiseau trop fidelle,
Résout de seconder ses amoureux desirs,
Et de luy rendre enfin l’Aigle un peu moins cruelle.
 Il n’est plus pour vous de dédains.
Allons, dit-il au Pan, où l’amour vous convie,
Et bientôt vostre sort sera digne d’envie,
Si l’Amour & les Dieux secondent mes desseins.
Estant donc arrivez à la Forest charmante,
  Où l’Aigle faisoit son sejour,
  Le Rossignol la complimente,
Et luy tient pour le Pan mille propos d’amour.
Ce n’estoient que soûpirs, que flâme, que tendresse,
Qu’extases, que langueurs, que tourmens amoureux,
 Pendant que le Pan orgueilleux
Etaloit de sa queuë, & l’or & la richesse.
Jaloux de triompher de l’Aigle & de son cœur,
L’un par les doux frédons de son charmant ramage,
Et l’autre par l’éclat d’un ravissant plumage,
Ils sembloient à l’envy disputer sa faveur.
Mais le Pan en dépit de son éclat extréme,
 Ne put pas mériter son choix
Et l’on vit remporter aux charmes de la voix,
Ce qu’on n’accorda point à sa beauté supréme.
Le Rossignol aggrée, on le caresse, on l’aime,
 Pendant que réduit aux abois,
 Le Pan détesta mille fois,
L’heure qu’il s’estoit fait un Rival à soy mesme.
***
 Apprenez, orgueilleux Humains,
Vous qu’aveugle l’éclat d’une grande fortune,
 Que pour renverser vos desseins,
Il ne faut qu’une force ordinaire & commune ;
Et d’autres apprendront quelle précaution
Exige le secret d’une intrigue amoureuse,
Et que la confidence est toûjours dangereuse
 Dans une tendre passion.

A Madame la Marquise du Quesne, sur son Mariage. Sonnet §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 179-180.

A MADAME LA MARQUISE
DU QUESNE,
Sur son Mariage.
Sonnet.

Faire voler son nom jusqu’aux bords de la Seine,
Y ravir d’un Héros & l’esprit, & le cœur,
Y soûmettre à ses Loix le Fils d’un grand Vainqueur,
Y surmonter enfin la fierté de Du Quesne ;
***
Le tenir dans ses fers, & l’y tenir sans peine,
Et malgré les transports de sa guerriere ardeur,
Le forcer d’avoüer que le plus grand bonheur
N’a rien de comparable aux douceurs de sa chaîne,
***
C’est ce que les attraits qu’en vous le Ciel a mis,
Ont sçeu de Montpellier faire voir à Paris,
Par le simple recit qu’on a fait de vos charmes.
***
Mais s’ils gagnent les cœurs, quand mesme ils sont absens,
Où pourrons-nous trouver, belle Aminte, des armes,
Pour nous en garantir, quand ils seront présens ?

[Conversion de Mr Gilly, Ministre de Baugé, & de Mr Courdil, Ministre à Pinperdu] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 232-234, 237-238, 250.

Il [M. Desmahy] avoit eu plusieurs conférences sur ses doutes avec Mr Gilly Ministre de Baugé, & Mr Courdil qui avoit esté Ministre de Chasteau du Loir, & qui exerçoit alors son Ministere à Pinperdu, Paroisse de Savigny en Anjou. Ce sont deux Hommes d'un tres-grand sçavoir, ses Amis particuliers. Ils estoient entrez tous deux dans les mesmes difficultez qui l'embarassoient, & forcez ainsi que luy d'ouvrir les yeux à la verité, voicy comment ils l'ont reconnuë. Le Sinode des Prétendus Réformez de la Genéralité d'Angers, assemblé à Sorges où est leur Temple à une lieuë de la Ville, avoit esté ouvert le Mercredy 2. de ce Mois par Mr Dautichamp, Lieutenant de Roy, choisy pour y assister en qualité de Commissaire. Il estoit composé des Deputez des Consistoires de Touraine, d'Anjou, & du Maine, qui selon leur langage font trois Classes ou Colloques, c'est à dire parmy nous trois Eveschez, qui parmy eux composent une Province. [...] Cette action fut suivie de la Profession de Foy que firent ces deux Minsitres le 6. de ce mois, jour de la Pentecoste, entre les mains de Mr l'Evesque d'Angers. Ce Prélat la reçeut apres les Vespres dans l'Eglise Cathédrale, revétu de ses Habits Pontificaux, avec tout l'éclat & toute la pompe que demandoit une chose si avantageuse à l'Eglise. [...]

Ce DiscoursI estant finy, Mr l'Evesque d'Angers entonna le Te Deum, qui fut chanté en Musique, par le Chœur de l'Eglise Cathédrale au son de toutes les Cloches.

[Concert] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 251-267.Voir cet article qui relate la création du Banquet des dieux.

La France n'ayant jamais eu de Monarque qui ait porté sa gloire si loin que Loüis le Grand, il ne faut pas s'étonner si la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne luy a causé une joye égale au desir qu'elle a de se voir éternellement gouvernée par le Sang de ce Héros. Jamais on n'avoit veu tant de Festes, que l'on en fit pour cette Naissance. Comme chacun y donna ses soins selon son génie, Mr Perrault de l'Académie Françoise, si distingué par son esprit, & par la connoissance qu'il a des beaux Arts, n'épargna ny la dépense, ny ses veilles, pour faire éclater sa joye. Il la fit sur tout paroistre par une maniere de petit Opéra en forme de Concert, qu'il composa pour en régaler ses Amis chez luy. Cet Ouvrage fit du bruit. Les Vers en estoient beaux, & la Musique en fut trouvée agreable. Ce Concert fut redemandé plusieurs fois par un grand nombre de Personnes de la premiere qualité, & l'on en parla à Madame la Dauphine. Cette Princesse, qui n'aime pas seulement la Musique par les charmes qu'elle y trouve, mais parce qu'elle en a une parfaite connoissance, souhaita de l'entendre, sur le raport de Gens qui ont le bon goust en cet Art, & le Roy voulut bien honorer ce Concert de sa présence. Une partie de la Cour l'entendit. Les uns le trouverent admirable ; d'autres dirent qu'il y avoit des beautez ; & d'autres demanderent, avant que d'en juger, le nom de celuy qui avoit fait la Musique. On leur répondit qu'elle estoit de Mr Oudot. Je ne vous en dis pas davantage, pour vous apprendre ce qu'ils en penserent. Il vous est aisé d'en juger par leur demande. Je vous envoyay en ce temps là dans l'une de mes Lettres les Vers sur lesquels cette Musique avoit esté composée. Ce Concert avoit cessé ; mais depuis un mois quelques Personnes du premier rang, & qui se connoissent parfaitement en toutes choses, en ayant entendu parler diversement, ont prié Mr Perrault avec tant d'instance, de leur donner ce Régale, qu'il s'est fait un plaisir de les obliger. On y a découvert de nouveaux charmes. Les Connoisseurs ont trouvé plus qu'ils n'avoient attendu ; l'esprit de critique a esté banny, & l'on a jugé de la beauté de cette Musique, par elle-mesme, & non par le nom de son Autheur. On l'a redemandée hautement, & l'on est demeuré d'accord que les François qui veulent s'attacher aux Arts, n'ont pas besoin pour y exceller, de rien emprunter des autres Nations. On a fait chanter apres ce Concert la Scene d'une Bergere & d'une Bohémienne, que je vous envoye. Les Vers sont de Mr Perrault, & la Musique du mesme Maistre.

LA BERGERE.

Le plaisir d'estre aimée est un plaisir extréme,
Mais, helas, il n'est point de tranquilles amours ;
 Il est vray que mon Berger m'aime,
Mais qui peut m'assurer qu'il aimera toûjours ?

LA BOHEMIENNE
voyant fuir la Bergere à qui elle
fait peur en arrivant.

Où fuyez-vous si legere,
Et pourquoy nous craignez-vous ?
Vos beaux yeux, jeune Bergere,
Sont bien plus larrons que nous.
Je dis la bonne fortune
Aux Bergeres comme vous ;
Mais aux Bergers, belle Brune,
Vous la diriez mieux que nous.

LA BERGERE.

Tous vos discours ne sont que menterie ;
 Mais je veux bien l'éprouver.
 Dites-moy donc, je vous prie,
 Ce qui me doit arriver.

LA BOHEMIENNE.

D'un beau jeune Berger vous avez blessé l'ame,
Et vous avez pour luy des sentimens bien doux,
 Ou ces yeux noirs si pleins de flâme
 Seroient bien plus menteurs que nous.

LA BERGERE.

Aux autres comme à moy vous en dites de mesme,
 Pour nous flater dans nos amours.
 Il est vray que mon Berger m'aime,
Mais je voudrois sçavoir s'il m'aimera toûjours.

LA BOHEMIENNE.

Vostre cœur remply d'alarmes,
Craint en vain le changement ;
Vos yeux n'ont que trop de charmes
Pour conserver un Amant.
Quand une Bergere est belle,
Et n'aime point à changer,
C'est une amour eternelle
Que l'amour de son Berger.

Vous pouvez juger avec combien de plaisir on a travaillé sur des Paroles si propres à estre chantées. Aussi faut-il avoüer qu'on n'en sçauroit avoir davantage que les illustres Assemblées qui se sont trouvées chez Mr Perrault en ont pris à ce Dialogue. Plusieurs de ceux qui entendirent une si bonne & si charmante Musique, dirent que Mr de Lully estoit à plaindre, de ce qu'on luy laissoit le soin de la composition de tous les Opéra, puis qu'il n'avoit demandé son Privilege au Roy que pour faire des Eléves de Musique, comme le nom d'Académie le porte, toute Académie estant établie pour recevoir les Ouvrages de ceux qui veulent se fortifier dans les Arts ; ce qui se voit à l'Académie de Peinture & de Sculpture, qui doit son établissement au Roy, & ses progrés aux soins de Mr Colbert. On rapporta la mesme chose de plusieurs autres sortes d'Académies. Quelques Personnes répondirent à cela, que les Ouvrages de ceux qui travailleroient, ne pouvant approcher de la Musique de Mr de Lully, le Public se divertiroit peu aux Opéra qui ne seroient pas composez par ce grand Homme. D'autres repartirent qu'on les soufriroit par plusieurs raisons ausquelles ils ne croyoient pas qu'il y eust de replique. Ils dirent que les François auroient de l'indulgence pour les Maîtres de leur Nation, que la nouveauté a des charmes qui la fait soufrir, & que pendant qu'elle empescheroit de voir les defauts des nouveaux Maistres, ils deviendroient habiles en travaillant, & que quelques bons que fussent leurs Ouvrages, ils ne serviroient qu'à faire paroistre les beautez de l'Opéra que donne chaque année Mr de Lully, alors qu'il viendroit à paroître. On ajoûta qu'une Ville comme Paris, qui paroist un Monde entier, ne seroit point réduite à n'avoir qu'un Opéra tous les ans, ce qui chagrine beaucoup ceux qui aiment la Musique, parce qu'apres avoir veu quinze ou seize fois le mesme Opéra pendant un mois, il sont privez de ce divertissement tout le reste de l'année ; que ce manque d'Opéra nouveaux oblige souvent Mr de Lully à en faire représenter de vieux, qui ont esté veus cinq ou six Etez de suite, ce qui n'est pas du goust de la Nation, & ne fait point d'honneur à la France, puis que chez les Etrangers on ne voit jamais reprendre un Opéra qu'on a cessé de représenter, & que dans la seule Ville de Venise il y en a douze tous les ans pendant le Carnaval de trois mois. Le zele qui est naturel pour la gloire de la Patrie, fit dire à plusieurs, qu'il manquoit à la grandeur de Paris, que l'on vist tous les ans plus d'un Opéra nouveau, & l'on souhaita que les plus habiles Musiciens de France travaillassent pour faire plaisir à Mr de Lully, & luy donner lieu de faire valoir son Privilege dans toute son étenduë, suivant l'intention du Roy, qui est que les plus sçavans Maîtres apportent des Opéra tout composez, & qu'il les fasse représenter sur son Théatre, par les mesmes Personnes qu'il employe aux siens. Comme il en traitera avec eux de la mesme maniere qu'il fait avec ceux qui luy fournissent des Vers pour sa Musique, il sera toûjours le maistre de tout en vertu de son Privilege, & en donnant chaque année plusieurs Opéra nouveaux qui ne seront pas de luy, il augmentera ses avantages. Ainsi il ne fera pas seulement des Eléves pour bien chanter, mais il sera cause que la France aura de bons Maistres pour composer, sans quoy les Voix dont il prend soin, deviendront inutiles apres luy. On ne l'en admirera pas moins, & sa mémoire en sera plus chere à la Postérité. Il ne reste plus qu'à exhorter ceux qui font des Concerts si agreables, à travailler à des Opéra entiers, non seulement pour le plaisir, & pour la gloire de leur Païs, mais encore afin qu'en épargnant de la peine à Mr de Lully, ils nous en fassent joüir plus longtemps.

[Pension donnée à Mr Charpentier] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 267-268.

J'ay à vous apprendre en vous parlant de Musique, que le Roy un peu avant son départ donna une Pension à Mr Charpentier. Vous sçavez qu'il a toûjours composé la Musique, qu'on a chantée à la Messe de Monseigneur le Dauphin, lors que ce Prince n'assistoit pas à celle du Roy. Comme je vous ay parlé de luy dans les occasions où sa Musique a fait bruit, je n'ay rien davantage à vous en dire.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 315-317.

Je vous envoye un Air du fameux Mr d´Ambruys. Les paroles sont de Mr Diéreville.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Je n'aime plus ce beau sejour, doit regarder la page 315.
Je n'aime plus ce beau sejour
Où le Printemps fait briller tant de charmes.
Ces lieux où mille fois Tircis m'a fait la Cour.
N'offrent plus à mes yeux que des sujets de larmes ;
J'y vois ce coeur ingrat brûler d'un autre amour,
Tandis que pour luy seul je fais toûjours constante.
Hélas ! faut-il qu'une fidelle Amante
Ne puisse trouver un beau jour
Dans la saison la plus charmante ?

Voicy une Réponse à ces Vers sur les mesmes rimes.

Aimez toûjours ce beau jour,
Où le printemps vous fait voir tant de charmes.
Ces lieux, aimable Iris, où je vous fais la Cour,
N´ont rien qui vous engage à répandre des larmes.
Vos injustes soupçons offensent mon amour,
Une si belle ardeur ne peut estre inconstante,
Hélas, sans vous, tendre & fidelle Amante,
Je ne verrois pas un beau jour,
Dans la saison la plus charmante.
images/1683-06_315.JPG

[Recit d’Avanture sur les Lettres Diverses] §

Mercure galant, juin 1683 [tome 6], p. 317-330.

Apres ce que vous m’avez écrit à l’avantage des Lettres Diverses, je croy que vous apprendrez avec plaisir ce qu’en a pensé une aimable Dame, dont le jugement sur les Ouvrages d’esprit, est icy d’un tres-grand poids. L’avanture dont elle fait le recit, vous paroistra fort plaisante. C’est une Histoire plûtost qu’une Lettre. On m’en a donné une Copie ; je vous en fais part.

A MONSIEUR DE L…

J’avois déja leu les Lettres Diverses quand vous me les avez envoyées, & je vay vous dire par quelle avanture. J’estois chez Madame de M. où il y avoit assez bonne Compagnie. La Conversation estant tombée sur l’amour, comme cette Dame a infiniment de l’esprit, elle soûtint que si cette passion estoit excusable, ce ne pouvoit estre que par le mérite de l’objet, & que le mérite, reconnu de tout le monde, ne se trouvant que dans les Personnes de naissance, qui avoient toûjours les sentimens élevez, un Homme de qualité se rendoit ridicule dans le monde, lors qu’il s’attachoit à une Grisete. Là dessus elle nomma un jeune Marquis qui en aimoit une, & que mille railleries qu’on luy en faisoit à tous momens, n’avoient encore pû dégager de cet amour. M. de B. qui est toûjours écoûté avec plaisir, prit le party du Marquis, & dit que la beauté, le tour d’esprit, les manieres, & enfin le je-ne-sçay-quoy, qui est plus que tout cela, faisant le vray mérite en amour, le cœur qui alloit fort viste lors qu’il en estoit touché, ne prenoit point garde si la Personne qui avoit ces avantages, venoit d’Ayeux distinguez par leur noblesse. La matiere fut examinée un peu vivement, & on la traitoit encore, quand on vit entrer le jeune Marquis. Venez, Mr le Marquis, luy dit la Dame, on fait le Procés à vostre Grisete, & ceux qui luy veulent faire grace, ont besoin de vous. Je ne croy pas, répondit-il en riant, que ma Grisete doive appréhender d’estre condamnée. J’apporte un Arrest tres-favorable pour elle, donné en semblable cas ; & je l’ay trouvé heureusement dans un fort joly Recueil de Lettres Nouvelles que je viens tout-à-l’heure d’acheter. En mesme temps il tira un Livre de sa poche, & ayant prié qu’on l’écoûtast, il lût cette Lettre.

Pourquoy vous moquez vous tant de nostre Amy le Chevalier, sur ce qu’il aime une Grisete ? Vous voudriez donc qu’on ne pust entrer dans un cœur, que comme on entre dans l’Ordre de Malte, en faisant ses Preuves ? Pour moy, je trouve deux beaux yeux aussi nobles que le Roy, & je ne demande point qu’ils me produisent d’autres titres, que de la vivacité & de la douceur. Croyez-vous que je pardonne la laideur d’un visage, parce que ce visage-là sera descendu de vingt Ducs ? Point du tout. Je compte toutes les Laides pour Roturieres.

La Dame qui avoit parlé d’abord, interrompit le Marquis, & dit que cela estoit écrit d’une maniere galante, & spirituelle, mais que des raisons de bel esprit ne prouvoient rien. Il continua, & je remarquay avec une joye inexprimable le chagrin de quelques Dames, lors qu’il vint à cet endroit. Le goust du Chevalier me semble fort bon. Il n’y a presque plus rien de naturel chez beaucoup de Dames du grand monde, ny teints, ny tailles, ny sentimens. La Nature s’est réfugiée chez les Grisetes, & il l’y va chercher. Tout le malheur est qu’il ne soûpirera pas dans des Apartemens de sept pieces de plein-pied, & superbement meublez, & que dans toute la Maison où sa Maîtresse sera, il ne verra rien de si beau qu’elle. Quel refuge que chez les Grisetes, dit alors une des Dames, grondant à demy ! Il faut que la Nature soit bien sote. Les autres se mirent à rire, & ne voulurent plus rien trouver de bon dans la Lettre. Le Marquis en lût encore deux ou trois qu’elles critiquerent par ressentiment, car il n’y avoit rien de plus enjoüé, ny de plus fin. Un Cavalier qui avoit toûjours gardé son sérieux, demanda à voir le Livre, & ayant trouvé dans la premiere page, Lettres Diverses de Mr le Chevalier d’Her… Je ne m’estois point trompé, dit-il. Quoy que la maniere dont Mr le Marquis a leu ces Lettres m’y eust fait trouver quelque brillant, je sentois bien que c’estoit fort peu de chose, & c’est pour cela que j’ay voulu sçavoir le nom de l’Autheur. Mr le Chevalier d’Her… ! D’Herbois, d’Herouville, si l’on veut, qu’est-ce que Mr le Chevalier d’Her… est capable de faire de bon ? Mr de B. surpris de cette plaisanterie, demanda au Cavalier pourquoy il vouloit qu’un Livre ne pust estre bon par luy-mesme, mais seulement par le nom de son Autheur. Cela fit parler long-temps de l’injustice de ceux qui n’approuvent rien des Gens inconnus, comme si le mérite estoit plus attaché au nom qu’à l’Ouvrage. Tout ce qu’on dit ne fit point changer le Cavalier. Il soûtint toûjours que les Lettres ne valoient rien, & que Mr le Chevalier d’Her… estoit incapable de toute incapacité d’écrire assez bien pour plaire aux habiles. Pour moy, qui les avois trouvées agreables, & qui me mettois fort peu en peine du nom de l’Autheur, je priay le Marquis de me les laisser. Je les emportay, & dés le soir mesme, je les leus toutes avec un plaisir qui ne se peut concevoir. Le Plaideur Amant de la Femme de son Rapporteur, me paroist incomparable, aussi bien que la Lettre de consolation sur la perte du Procés. Ce sont des Originaux. J’ay esté charmée de la jeune Angloise, & je ne croy pas qu’il y ait rien de plus agreable, que ce qui est dit sur l’opinion de ceux qui veulent qu’il n’y ait point de Couleurs, & que les Bestes soient des Machines. Deux jours apres que j’eus leu ces Lettres, Mr H. me vint voir. Vous sçavez que c’est un Connoisseur des plus délicats. Il trouva ce Livre sur ma Table, & en ayant leu seulement trois lignes, & veu la premiere page, il le remit, en disant, Je suis le tres-humble Serviteur de Mr le Chevalier d’Her… Je l’assuray fort qu’il disoit une sotise, & quelque estime que je luy témoignasse faire de ces Lettres, j’eus besoin d’user d’autorité absoluë pour l’obliger d’en lire une. Il dit froidement qu’elle n’estoit pas méchante, & en leut deux autres, apres quoy il me promit qu’il les liroit toutes, & m’en rendroit compte le lendemain. Je vous envoye le Billet que j’en ay reçeu.

Je vous fais réparation sur les Lettres. Tout y est piquant, fin & délicat, & rien ne mérite tant d’estre leu par tous les Gens de bon goust. Cependant je vous dis tout de nouveau, que je suis le tres-humble Serviteur de Mr le Chevalier d’Her… Tout Homme qui auroit veritablement ce nom, n’auroit point fait de si jolies Lettres. Elles sont de certitude d’un fort habile Homme, estimé de tout Paris, & dont vous vantez fort les Ouvrages. Il a voulu déguiser son stile ainsi que son nom, mais prenez garde aux pensées, & à de certaines expressions qui luy sont particulieres ; vous n’aurez pas de peine à le reconnoistre. J’iray sçavoir au plûtost sur qui vous aurez jetté les yeux.

Je croy que cette Relation suffit, pour vous aprendre ce que je pense des Lettres. Il ne reste plus qu’à deviner quel nom on nous cache sous celuy du Chevalier d’Her… Je vous prie, de venir m’aider à le découvrir.