1684

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI). §

[Prélude] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 1-2.

Je vous envoye à mon ordinaire le Recüeil des Ouvrages du Public, que je vous ay promis tous les trois mois. Vous en trouverez sur des matieres proposées il y a déja quelque temps ; mais, Madame, vous vous souviendrez que je me suis prescrit en cela l’ordre d’ancienneté, & que je vous ay dit plus d’une fois, que ce qui ne se trouveroit point dans un Extraordinaire, seroit employé dans l’autre. Celuy-cy est assez agreablement diversifié, & je ne doute point que vous n’en commenciez la lecture avec plaisir, quand vous y verrez d’abord, ainsi que dans le dernier, un Traité sur la Lecture, & que je vous auray appris qu’il est de Mr de la Févrerie. Les deux Contes qui le suivent ont esté faits par deux Personnes d’esprit, qui ayant oüy conter l’avanture dans une Assemblée où la conversation fut réjoüissante, ont travaillé à la mettre en Vers, comme à l’envy l’un de l’autre, sans s’estre pourtant communiqué leur dessein.

De la Lecture §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 17-74.

On voit bien dans l’entretien de ceux qui lisent, quelles lectures ils font, & par là, le caractere de leur esprit ; car comme il y a des Gens qui prennent plaisir à parler de leur table, & de ce qu’ils mangent, par où l’on reconnoist leur goust & leur délicatesse, il y en a aussi qui parlent toûjours de certains Autheurs, & qui font toûjours de certaines Histoires. On remarque bientost le génie de ces Lecteurs ; mais encore comme on voit bien ceux qui sont délicatement, ou grossiérement nourris, on discerne aussi facilement ceux qui ont commerce avec les bons ou les méchans Autheurs. Cependant il faut, demeurer d’accord, que comme il y a des choses qui pour estre contraires à la santé, ne laissent pas de nous estre agreables, & de nous flater le goust, de mesme il y a des Livres qui sont propres à réjoüir & à divertir l’esprit, qui le délassent & le recréent ; semblables à la Salade, qui nous réveille l’appétit.

Bien que la Lecture plaise & soit utile en tout temps, il y a neantmoins des saisons & des conjonctures, où elle est plus profitable, & où elle donne plus de plaisir. Dans la jeunesse, elle bouche l’esprit, elle appésantit & altere le corps ; dans la vieillesse, elle lasse & fatigue. Dans la jeunesse, on lit sans choix & sans jugement ; dans la vieillesse, avec dégoust & avec chagrin. Un Moderne appelle la Lecture, une oisiveté laborieuse ; ce qui a fait dire à un autre, que quelque honneste que soit le commerce qu’on a avec les Livres ; c’est deterrer les Morts, & s’enterrer avec eux, par une profonde méditation ; que lire, c’est travailler aux Mines, & qu’on y court la mesme fortune & les mesmes accidens, puis qu’on en rapporte toûjours un visage pâle, & des yeux enfoncez ; car pour dire apres Cicéron, que les Livres nous font passer la vie innocemment & sans déplaisirs, il faut en sçavoir faire un bon usage, autrement nostre lecture n’est pas sans peine & sans crime ; elle a ses chagrins, ses veilles, & ses inquiétudes ; elle a aussi ses passions, ses déreglemens, & ses erreurs. Et puis enfin, si par eux on est sçavant, qui acquiert la Science, dit l’Ecclésiaste, acquiert du travail & du tourment, lors que cette Science est vaine, curieuse, & criminelle ; car la bonne Science apporte la paix & le repos à l’esprit. Je veux que cette occupation soit honneste & instructive, & qu’elle nous prépare mesme à l’action, elle nous en détourne bien souvent, & si elle nous donne la science & la sagesse des Siecles passez, elle ne nous rend pas toûjours plus sages & plus sçavans. Il semble encore que la Lecture ne soit utile qu’à ceux qui n’ont pas le loisir de s’étudier eux-mesmes ; car qui se connoist & s’observe, n’a pas besoin d’autre modele pour estre prudent & sage dans sa conduite, si ce n’est que l’exemple d’autruy nous touche davantage. Mais y a-t-il rien qui nous soit plus présent & plus sensible, que ce que nous ressentons en nous-mêmes ? Ce qui nous est arrivé, peut encore nous arriver. Voyons donc ce que nous avons fait, & disons-le hardiment, il vaut mieux estre obligé de nostre habileté à nostre esprit, qu’à nos Livres. Tous ces grands Autheurs qu’on ramene au College, bien loin de nous instruire dans nostre jeunesse, ne nous laissent ny amour ny estime pour eux, & il faut que l’âge & l’expérience nous les fassent rapporter au Cabinet, pour en profiter & pour nous plaire. Ils nous laissent mesme peu de teinture de leur Langue ; & ces Poëtes & ces Orateurs, sont les Tyrans de nostre enfance, comme parle Mr Ogier, & nous font haïr le Grec & le Latin, avant que de nous le faire aimer.

Mais tous les Hommes ne sont pas comme les Tartares, qui semblent avoir mangé, & s’estre nourris des Livres, c’est à dire, qu’ils sont sçavans sans lecture, & sans étude. Il faut des Livres pour estre sage, mais il en faut beaucoup pour estre sçavant. Qu’on distingue tant qu’on voudra la Science en spéculative & en pratique ; l’une & l’autre a besoin d’un grand nombre de connoissances, que l’expérience & le naturel ne nous peuvent donner. Si l’on est jeune, peut-on estre docte sans Livres ? Et la Philosophie du College peut-elle faire un Sage & un Sçavant ? Je ne dis pas un Docteur, car les Enfans en sortent tout fourrez. Mais peut-elle faire un habile Homme à l’âge de quinze ou seize ans ? Mais dequoy peut-on estre capable dans la vieillesse ? Si la vie a esté partagée entre la solitude & les affaires, le bon sens naturel, & ce qu’on a veu, ne suffit pas pour estre sage & sçavant. Ce n’est pas assez que de belles refléxions & de forter méditations. Il manque des exemples aux Solitaires, & mesme l’art de penser ; & l’Homme public & politique, a besoin de la théorie & de la spéculation, pour sçavoir bien faire ce qu’il fait heureusement & au hazard. Mais outre cela, il manque à tous les deux, mille choses à sçavoir pour leur salut & leur conduite, qu’ils ne peuvent avoir en eux-mesmes, & par les lumieres naturelles. Tout ce qui regarde les Sciences & les Arts, ne s’acquiert point sans Livres. Du génie, de l’invention, de l’industrie, tant qu’il vous plaira ; de la communication avec les Sçavans & les Maistres ; il faut encor avoir recours aux Livres, pour estre pleinement instruits des choses. Le Sage des Stoïciens suffisoit à soy-même ; mais encore avoit-il eu besoin de Livres, avant que d’estre en état de mépriser tout ce qui estoit hors de luy ; & peut-estre sans eux, n’auroit-il pas fait tant de bruit ; & voila, dit-on, le mal que font les Livres. Ils donnent avec ce mépris de toutes choses, une suffisance arrogante, qui rend les faux Sages insolens & ridicules. Mais si les Livres ont perdu quelques Pédans, qu’ils ont fait Roys de la Férule, n’ont-ils pas fait des Philosophes & de veritables Sages, qu’ils ont élevez sur le Trône, & entre les mains desquels ils ont mis un Sceptre d’or, pour l’ornement & la protection des belles Lettres, & pour le bien & la félicité des Hommes ?

Par le moyen des Livres, toute la sagesse des plus habiles devient la nostre ; & si les Sages n’ont pas moins vescu pour nous que pour eux, c’est là que nous profitons de leur vie ; & sans la lecture, tout ce qu’ils ont dit, & tout ce qu’ils ont fait, seroit ensevely dans leurs Tombeaux. Les Grecs & les Romains ont fait de grandes choses, & nous ont donné de grands exemples ; mais ils ont perdu tout cela, & nous aussi, si nous ne l’apprenons dans les Livres ; & c’est par le moyen de l’Histoire, dont la connoissance nous est si necessaire pour nostre conduite, afin de regler les évenemens présens sur les évenemens passez. Ce qui arriva hyer, peut estre plus diférent de ce qui est arrivé aujourd’huy, que ce qui s’est passé il y a mille ans ; & alors l’expérience & la sagesse ne servent de rien. La relation qui se tire de là, est toûjours imparfaite & défectueuse. Il faut joindre la lecture à l’observation, pour en bien juger. Le Chancelier Bacon dit qu’il arrive tous les jours, par un caprice de la Nature, que les Enfans ressemblent à leurs Grands-Peres, & mesme à leurs Bisayeuls, & n’ont aucun trait de leurs Peres. De mesme, continuë-t-il, les affaires par un caprice de la Fortune, auront du raport avec ce qui se sera fait dans les Siecles les plus éloignez, & n’en auront point du tout avec ce qui vient d’estre fait. Il compare agreablement toutes les connoissances que la lecture peut donner aux Trésors publics, à l’Epargne, & aux Finances d’un grand Prince, & tout ce qu’un bel Esprit peut produire de son propre fond, aux richesses d’un simple Particulier. Il est aisé d’en voir la diférence & de conclure, que l’expérience a besoin des Livres, pour rendre un Homme veritablement sage & prudent ; ce qui a fait dire qu’un grand Politique, ou un grand Ministre sans étude & sans lecture, est un Empirique d’Etat, qui tuë plus de Malades qu’il n’en guérit, parce qu’il se conduit par une fausse pratique qui n’a point d’exemples.

L’Histoire peut donc s’accommoder avec les évenemens qui nous arrivent, & nous estre utile, par raport à trois choses, parce que dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare, ce qui les détermine, & ce qui les fait réüssir. Or l’Histoire, qui est le recit d’une chose passée, a ces trois mesmes circonstances ; & il en est ce que Mademoiselle de Gournay a dit des Essais de Montaigne, que c’est le dernier bon Livre qu’on doit prendre, comme le dernier qu’on doit quitter ; car hormis les Fables & la Chronologie, qu’il est necessaire de faire aprendre aux Enfans, parce qu’ils ont en cet âge-là plus de mémoire, & que cela leur donne le goust des Livres ; je ne crois pas qu’on leur doive abandonner l’Histoire & la Politique. Un jeune Homme doit aller par degrez dans sa lecture ; car ce n’est pas assez d’avoir le jugement avancé, & l’intelligence vigoureuse, il faut un jugement formé, & une intelligence consommée. On peut entendre ces choses dans la jeunesse, quand on a de l’esprit, & une heureuse naissance ; mais pour les bien digérer, & en faire son profit, on ne le peut que dans un âge plus meûr, & apres une longue expérience. Les Livres qui regardent les mœurs, ne se doivent lire que quand on est sage, comme les autres ne se doivent lire que lors qu’on est jeune.

Comme il y a des Gens qui sont insuportables avec leur lecture, & qui dans les affaires & le commerce du monde ne sont pas fort habiles, on a douté si les Livres estoient necessaires dans la Politique, & si un grand Lecteur pouvoit estre un grand Homme d’Etat. Il y a icy quelque diférence à faire, & quelque tempérament à garder. Traiter les affaires sans Livres, c’est ignorance. Traiter les affaires par les Livres, c’est simplicité. Ceux qui n’ont que l’expérience, se trompent grossiérement dans les affaires ; car pour juger sainement des choses, il les faut connoistre parfaitement, & cette connoissance ne peut venir de l’expérience seule, qui n’est qu’un effet de l’occurrence des évenemens, parce qu’on ne sçait qu’apres qu’ils sont passez, si l’on a bien ou mal fait, de les laisser passer ainsi. De plus, il faudroit vivre l’âge des Patriarches, pour voir pendant sa vie plusieurs évenemens semblables. D’autre côté, ceux qui n’ont que la lecture, ne sont pas moins sujets à faillir. Ils reglent toutes choses selon leurs idées, & jugent plutost par mémoire que par jugement. Ils s’amusent à compasser les évenemens passez avec les présens, & sont si longtemps à en faire les paralelles, que le mal arrive avant que de le pouvoir empescher, & qu’il se rend incurable avant que d’y apporter le remede. Les affaires, comme nous avons dit, ont toûjours quelques circonstances qui les diversifient. Si deux choses qui arrivent en mesme temps à une mesme personne, sont si dissemblables, c’est bien pour qu’il y ait encore plus de diférence entre le présent & le passé. Ceux qui n’ont que la lecture, n’ont point l’art de joindre ces deux extrémitez, & de comparer les affaires par où elles se ressemblent dans la théorie & dans la pratique. Ils les voyent venir de loin, & s’accoûtument à cette veuë ; mais ils ne peuvent s’en démêler, parce qu’ils n’ont point d’expérience. Les autres ne les apperçoivent point, qu’elles ne les touchent, & s’épouvantent à leur abord, parce qu’ils n’ont ny lecture, ny étude. Mais pour dignement se débarasser des affaires, il faut remplir cet entre-deux, & confondre ces deux choses. C’est le moyen de faire un habile Homme, & un grand Homme d’Etat.

Mais il faut estre sçavant & éclairé, pour bien juger des Livres, & pour faire un bon usage des vieux & des nouveaux. Pour peu qu’un Homme ait d’éloquence & de teinture des belles Lettres, il luy est facile de faire des Livres, & de remplir de gros Volumes, de la maniere que l’on compose aujourd’huy. Ce n’est pas que nous soyons plus sçavans que nos Peres, mais nous sommes plus intelligens & plus intelligibles. Plus ils vouloient penétrer le fond des Sciences, plus ils y rencontroient d’obscurité ; & ce qu’il y a de brillant & de lumineux dans leurs Ecrits, vient seulement de la superficie. Ils ont affecté mesme de paroistre tenébreux, pour paroistre doctes ; ce qui fait la rudesse de leur langage, & le galimathias de leur stile. Cependant nous leur sommes redevables de nous avoir défriché, & mâché les Sciences ; mais on nous doit pardonner, si nous n’allons pas plus avant que leurs lumieres nous peuvent conduire, par la briéveté de nostre vie ; & l’on nous doit sçavoir quelque gré, d’avoir plus d’ordre, plus de discernement, & plus d’apropriation qu’eux, dans nos Ouvrages, qui sont des choses essentiellement necessaires pour plaire & pour instruire, lesquelles neantmoins ils ont négligées, par ignorance, ou manque d’application. Nous ne disons pas de meilleures choses, mais nous les disons en meilleurs termes. Je parle icy des Autheurs qui ont écrit en nostre Langue. La facilité & l’agrément de nostre expression, valent bien la fécondité de leurs pointes, & l’artifice de leurs figures. Ce qu’il y a de prétieux dans leurs Livres, sont des Diamans bruts, mal polis, & enchassez en cuivre ; tout le monde n’en voit pas l’éclat, & n’en connoist pas le prix. Il est vray qu’on dit que les Ecrits d’aprésent sont comme les faux Diamans, qui brillent davantage que les veritables ; mais on avoüera que cet éclat, & l’art de les mettre en œuvre, vaut mieux que cette sombre obscurité, qui couvre dans les vieux Livres les Pierreries les plus rares, dont leur éloquence est parée. C’est une éloquence ridée, qui à la verité a des muscles & des nerfs, mais qui rebute les Lecteurs, & qui plaist bien moins que la politesse & la pureté du stile d’aujourd’huy. Ces ridicules ornemens de la vieille Rhétorique, & cette doctrine tenébreuse, sont-ils préferables à un ordre & à un arrangement naturel, qui débroüille & qui dispose les matieres les plus confuses & les plus embarassées ? A une diction si claire & si intelligible, que les plus grossiers par son moyen penétrent les choses les plus sublimes & les plus relevées ? Avoüons donc que nos Autheurs modernes l’emportent sur tous les anciens qui ont écrit en nostre Langue ; & bien loin de donner le titre de Reyne à une vieille Dame chargée de Médailles de cuivre & de Chaînes de laton, comme parle Mr Pascal, soûmettons-la aux pieds de l’illustre Académie Françoise, qui doit avec justice regner dans l’Empire des belles Lettres.

Cependant comme la plûpart des Livres nouveaux ne sortent pas de cette Source d’éloquence & de politesse, on les lit seulement pour dire qu’on les a lûs ; car la lecture de ces sortes d’Ouvrages fait aujourd’huy une partie de l’esprit de bien des Gens devant lesquels on ne paroistroit que grossiérement sçavant, si on ne citoit que les anciens Autheurs, & si on n’avoit pas la connoissance de tous les petits Livres de Vers & de Prose, que les Cavaliers & les Dames portent dans leurs poches, comme une marque de politesse & de galanterie. On est persuadé que si la lecture des Livres nouveaux ne nous rend pas plus habiles, elle nous donne l’esprit du temps, sans quoy nous ne sçaurions plaire, ny estre à la mode. J’en connois de si délicats en cela, qu’ils feroient scrupule de citer le Plutarque d’Amiot, pour celuy de l’Abbé Tallemant, & les Satires de Regnier pour celles de Boileau. C’est pourquoy afin de sçavoir les choses anciennes parmy les nouvelles, on a traduit la plûpart des vieux Livres qui ont quelque réputation. Mais enfin soit qu’on lise les vieux ou les nouveaux Autheurs, ceux qui écrivent doivent prendre garde à l’usage qu’ils font de leur lecture ; car s’il faut avoir lû pour bien écrire, il ne faut pas écrire pour montrer qu’on a lû. C’est neantmoins la folie de beaucoup de Gens. Leurs Ouvrages ne sont que des Copies imparfaites des Originaux qu’ils ont pillez. Ils ressemblent à ceux qui s’enrichissent du bien d’autruy. Ils subsistent de leur vivant, mais ils ne laissent à leurs Heritiers qu’une Succession qu’il faut rendre, ou que l’on ne conserve qu’en se ruinant. Que demeureroit-il à tant d’Autheurs, s’ils rendoient aux Anciens ce qu’ils leur ont pris ? Il ne leur resteroit qu’un peu d’ordre & de mémoire ; bien du papier blanc, & beaucoup de temps perdu. Tels sont ceux qui ne composent que par mémoire, & qui n’ont de l’invention que pour arranger des lieux communs, & les placer bien à propos, Ils écrivent avec facilité sur toutes sortes de sujets, parce qu’ils ont une idée genérale de toutes sortes de matieres, & de pleins Magazins de passages & de recherches. Si on leur dit qu’ils ne font rien de nouveau, & que leur abondance vient de leur grande lecture, ils répondent que ce sont des notions genérales & communes à tous les beaux Esprits, & qu’ils font honneur aux Autheurs qu’ils alléguent. Cependant, je conseillerois aux grands Lecteurs & aux jeunes Gens, qui ne composent encore que par imitation, & qui ont besoin de guide, de ne se flater point de cette pensée, & d’éviter comme un écüeil de pareilles compositions ; car c’est le vray moyen de ne faire jamais rien de soy-mesme, & de s’attirer le mépris & l’indignation des Sçavans ; mais sur tout, ceux qui écrivent, & ceux qui lisent, doivent prendre garde d’avoir de mauvais sentimens. On les prend insensiblement dans les méchans Livres, & on les communique apres aux autres. L’Homme est naturellement idolâtre de ses opinions, & particulierement dans ses Ecrits, qui les immortalisent. Plus ses opinions sont foibles, plus il s’éforce de les soûtenir ; & l’on diroit mesme que son opiniâtreté s’augmente, à mesure qu’elles tombent en ruine ; & c’est pourquoy il y a si peu d’Autheurs qui se retractent.

Il y a des Gens qui lisent toutes sortes de Livres, & qui ne lisent que pour lire, & pour dire qu’ils ont lû ; & ceux-là sont aussi habiles que s’ils n’avoient jamais veu de Livres. Il y en a d’autres qui à la verité lisent tout, sans s’attacher à aucun Autheur particulier ; mais ils profitent de tout, & sont comme les Abeilles, qui composent leur miel du suc de diverses Fleurs. Ce sont des Esprits qui ne veulent point de guide dans l’étude des belles Lettres, & qui cherchent par tout la science & la verité. Je crois aussi qu’un Homme qui a pris la voye de la Lecture pour estre sçavant (car on le peut estre par la méditation & par la refléxion, mais qui est une étude plus seche & plus ennuyeuse ;) je croy, dis-je, qu’un grand Lecteur doit tout lire, pour estre satisfait, & pour estre docte. Il ne doit pas seulement éfleurer & parcourir les Livres, il doit lire entierement un Ouvrage & avec application, & presque toûjours les Originaux, & dans leur propre source, afin d’en bien juger ; mais il doit encore lire tous les bons Livres du temps, s’il veut estre un souverain Arbitre en fait de Littérature. Il y en a qui ne s’attachent qu’à un certain nombre de Livres choisis, qui font toute leur étude & toute leur application. Je ne blâme point ceux qui ne lisent que les Livres qu’ils entendent, parce qu’ils n’ont pas assez d’intelligence & de capacité pour lire des Autheurs d’une plus grande force ; mais ceux qui pour faire parade d’une sotte & ridicule suffisance, lisent Platon & Aristote, où ils n’entendent rien ; qui ne lisent jamais que les grands Autheurs, pour faire croire qu’ils ont un grand commerce avec eux, & pour montrer l’élevation de leur génie ; ceux-là, dis-je, méritent bien d’estre bernez des Sçavans qu’ils fréquentent. Il faut avoüer ingénúment nostre ignorance, & ne citer pas si hardiment des Autheurs qu’on n’a veus qu’à la marge d’un Livre, ou entendu nommer qu’au Sermon. On ne peut pas connoistre à fons tous les bons Autheurs ; la vie de l’Homme est trop courte, pour faire habitude avec tous ; c’est bien assez d’en connoistre quelques-uns de nostre portée, & à nostre usage. Ce qui me fait souvenir de ce que répondit plaisamment un Cavalier de mes Amis à quelqu’un qui luy parloit de Scaliger ; qu’il ne le connoissoit que de veuë, pour l’avoir rencontré quelque part, mais qu’il ne sçavoit pas de quel Païs il estoit. Que dirons-nous encore de ceux qui n’ont jamais veu ces grands Autheurs, qu’en masque, travestis, & déguisez, & qui cependant ne jurent que sur la verité & la fidélité de leurs paroles ? Il les faut mettre au nombre de nos Dames Lectrices, qui citent Scarron & Dassoucy, pour Ovide & Virgile. Il y a d’autres Sçavans, qui par inclination ou par caprice, ne s’attachent qu’à de certains Autheurs d’une doctrine extraordinaire & chimérique, ce qui lés rend fort singuliers & fort attachez à leurs opinions. Il seroit à souhaiter pour le repos de l’Eglise, & de la societé civile, qu’ils n’eussent jamais lû que leur Almanach ; mais il est une amour aveugle pour les Livres & pour les Autheurs, aussi-bien que pour les autres choses, & cette folie nous porte quelquefois jusques à choquer la bienséance & l’honnesteté. Comme les productions de l’esprit sont plus nobles que celles du corps, l’amour que chacun a pour ses Ecrits est plus raisonnable que celuy que nous avons pour nos Enfans. Il est aussi plus fort & plus solide, je diray mesme qu’il est plus tendre ; car s’il est rare que nos Enfans nous ressemblent, nos Livres nous ressemblent toûjours. Ce sont les vives images de nostre esprit & de nous-mesmes. Il y a deux amours pour les Livres, un amour de Pere, & celuy-là, c’est l’amour des Autheurs pour leurs Ouvrages. Il y a un amour d’Amant, & c’est l’amour que nous portons aux Ouvrages des autres. Tous deux sont aveugles, & vont à l’excés. Ils sont sujets à faire bien de faux jugemens ; & tous ceux qui se sont mêlez de faire le discernement des Livres, soit anciens ou modernes, ont toûjours manqué en cela, par préoccupation & par entestement. Que de ridicules Bibliotéques dans le monde, par le choix mesme de Gens sçavans ! Je pardonne ce fol amour de Pere dans un Autheur ; mais je ne puis pardonner à un Lecteur cette amour bizarre, qui le rend idolâtre de certains Livres indignes de son estime, & qui luy font perdre sa réputation ; car rien ne décrie plus un galant Homme, que le mauvais goust en toutes choses. On feroit un Roman de tous ces plaisans Lecteurs, & j’ay veu des Devots contester jusqu’à l’aigreur & à l’emportement, pour la préference de la Guide des Pecheurs, & de la Cour Sainte ; du Pensez-y bien, & des Pensées Chrestiennes ; de Philothée, & de l’Horreur du Peché. Il n’y a si petit Docteur qui n’épouse un Pere de l’Eglise, & qui ne se fasse le Palladin de son éloquence & de sa doctrine. Nous avons vû depuis quelques années un Prédicateur si amoureux de Tertulien, qu’il ne s’est pas contenté de prescher par la bouche de ce grand Homme, il l’a fait prescher par la sienne, & a intitulé trois ou quatre gros Volumes de Sermons, Tertulianus prædicans.

Pour les Autheurs profanes, S. Augustin s’attendrissoit sur l’Eneïde de Virgile ; & S. Jerôme fut foüeté par les Anges, pour avoir lû Cicéron avec trop d’attache. Je ne parle point des Philosophes & des Autheurs qui ont fait Secte ; l’Ecole & le Païs Latin, retentissent encore tous les jours du bruit qu’on fait pour soûtenir de si vaines & de si ridicules affections. Mais on ne trouvera jamais la verité tant qu’on s’amusera à contester sur le mérite de ceux qui l’ont cherchée. Je ne dis rien non plus des fausses Clélies, des faux Cyrus, & des fausses Cléopatres ; car il y a des Cavaliers & des Dames aussi fous de ces Romans, que de Pédans entestez de Platon & d’Aristote. J’ay un Amy si prévenu en faveur des Pensées de Mr Pascal, qu’il a rompu vingt fois avec moy, parce qu’il s’imaginoit que je n’estimois pas assez cet Autheur. J’ay connu un illustre Prélat, qui n’estoit pas moins passionné pour les Lettres Provinciales qu’on luy attribuë. Il les avoit de trois ou quatre sortes, pour la taille & pour l’impression ; mais sur tout il les avoit en petit dans un Sac de cuir musqué tres-propre, qu’il portoit toûjours sur soy. Ce Prélat estoit neantmoins du Party contraire, & grand Amy des Jésuites ; mais tout cela n’avoit pû diminuer l’amour qu’il portoit à ces Lettres agreables & spirituelles.

Ces belles Refléxions de Mr le Duc de la Rochefoucault, n’ont-elles pas fait autant d’Idolâtres qu’elles ont eu de Lecteurs ? Je connois encore des Gens qui sont fous de Montaigne, de Charon, & de Mr de la Hoguete ; mais ces trois Autheurs se ressemblent si fort, qu’on ne peut en aimer l’un sans aimer l’autre. Cet amour aveugle pour quelques Livres, nous en fait haïr d’autres avec aussi peu de raison, & on feroit de plaisans contes de ces sortes d’aversions, mais on ne diroit rien que tout le monde ne sçache. Enfin cette sympatie & cette antipatie partagent tous les jours les Lecteurs, & de là naissent ces agreables Disputes, & ces sçavantes Dissertations, qui font paroistre les beaux Esprits, & gagner les Libraires. Il est d’autres Lecteurs qui ne s’attachent à personne, & qui lisent tout sans dégoust & sans passion, pourveu qu’il soit vray, ou qu’ils le croyent tel ; car autrement ils feroient conscience de leur lecture, & n’oseroient pas voir dans l’Almanach quel temps il doit faire, s’ils l’ont une fois reconnu menteur.

La verité est bien aimable, & mérite bien qu’on la cherche par tout où l’on peut la trouver ; mais il ne faut pas la chercher où elle ne fut jamais, & où l’on se doit contenter de la vray-semblance, qui pour n’estre pas si forte, ne laisse pas d’estre souvent & plus utile, & plus agreable. Les fixions des Poëtes ne sont pas des mensonges criminels, & on n’a point fait de Loix pour les punir. Ce sont des tromperies innocentes & spirituelles, qui n’apportent aucun préjudice à la societé civile. Il y en a mesme d’instructives & de profitables pour les bonnes mœurs. La vray-semblance est quelquefois plus propre à nous éloigner du vice, & à nous porter à la vertu ; & dans les choses indiférentes, elle est préferable à une verité odieuse, lors qu’elle ne choque ny la Foy historique, ny la Créance humaine. Ces Amateurs de la verité, que je comparerois volontiers à ceux qui cherchent la Pierre Philosophale, devroient s’attacher au sens, & non pas aux paroles, qui n’en sont que l’écorce. Lors que N. Seigneur enseignoit ses Disciples, il le faisoit par des paraboles, qui étoient souvent fausses quant à la chose, mais si veritables quant au sens, qu’ils n’en pouvoient douter. Il estoit la verité mesme, mais il se servoit de ces paraboles comme d’un véhicule, pour faire entrer sa doctrine dans leurs esprits, qui auroit pû les ébloüir & les effrayer, en sortant toute claire & toute pure de cette source de lumiere & de sainteté. Aucun de ses Disciples ne luy dit ; si les exemples que vous nous proposez estoient veritables, nous les suivrions ; mais les choses que vous nous contez estant fausses, nous ne devons pas nous regler là-dessus. Au contraire, ils étoient charmez de ses recits, & cette maniere de les enseigner leur faisoit comprendre, & les persuadoit des veritez les plus incroyables ; au lieu que lors qu’il leur dit naïvement, & sans paraboles, qui ne mangera pas ma chair, & qui ne boira pas mon sang, n’aura point la vie eternelle, ils se récrient & se scandalisent de cette verité. Moïse, dit Philon, a esté ennemy des Fables, parce qu’il a toûjours voulu marcher sur les vestiges de la verité. Cependant il est plein de paraboles & d’allégories, & il n’y en a pas moins dans l’Ancien Testament, que dans le Nouveau. Il y a apparence mesme que le Fils de Dieu ne s’est servy de cette maniere d’enseigner, que parce qu’elle estoit du goust & du génie des Juifs. D’où vient donc cela ? C’est qu’il y a cette diférence entre la Fable & la Parabole, que celle-cy contient la verité sous la figure de la vray-semblance, & celle-là sous la figure du mensonge. La Fable est toûjours extraordinaire & merveilleuse ; la Parabole, toûjours simple & naturelle ; & voila pourquoy Moïse s’est éloigné de la Fable dans ses Ecrits ; mais au reste il en est comme de la Peinture & de la Sculpture, que ce Législateur défendit au Peuple de Dieu. Ces ingénieuses fixions ont eu leur utilité chez tous les autres Peuples, & nous tirons encore tous les jours de grandes instructions des Fables d’Esope, dont l’Histoire est si opposée au bon sens & à la raison, mais dont la morale est si juste & si raisonnable. Ce sont des Bestes qui parlent ; cela est incroyable, mais ce qu’elles disent est la verité mesme. Lisons donc les Poëtes en Poëtes, & les Historiens en Historiens. Ce n’est pas dans les choses profanes que la verité est si necessaire pour nostre instruction. C’est dans les choses saintes, encore y faut-il de la précaution & du discernement ; car la Lettre tuë, & la Bible renferme des veritez plus capables de nous scandaliser, que de nous édifier. Je parlerois icy de la lecture de l’Ecriture Sainte, & des Saints Peres, & du mauvais usage qu’on en fait, car il ne faut pas croire qu’il n’y ait que les mauvais Livres qui soient nuisibles. On abuse des bons plus dangereusement que des autres, & il faut avoir de grandes lumieres pour cette sorte de lecture, mais ces lumieres doivent estre douces & tempérées. Si les Livres profanes se lisent d’ordinaire aux Flambeaux, ceux-cy se doivent lire à la Lampe, je veux dire dans le Cabinet & dans la Solitude, avec soûmission, avec simplicité, avec application, avec recueillement, & non pas dans l’éclat & le bruit du grand monde ; par curiosité, par suffisance, par mépris, par raillerie. Mais où vay-je m’embarasser ? Je dois laisser cette matiere aux Maistres de la Vie spirituelle, & aux Peres de l’Eglise, qui nous ont appris eux-mesmes comment nous les devons lire.

Il faut donc faire distinction des choses qu’on lit, & de l’usage qu’on en peut faire. Si je lis une Fable, je ne m’attache qu’au sens, & j’en examine la verité, par le raport que j’en fais à la Philosophie, ou à la Theologie, à la Nature, aux Mœurs, ou à la Religion. Si c’est quelque recit plaisant, je m’en divertis, sans me mettre en peine si la chose est fausse, ou veritable ; si elle est de l’invention de l’Autheur, ou s’il n’en est que l’Historien ; parce que cette circonstance ne fait rien à mon divertissement. Si nos Ignorans veritables lisent les Métamorphoses d’Ovide, ou les Contes de Bocace, ils seront une heure à dire, Cela est faux, Cela n’a jamais esté, Si cela estoit vray. Belle considération ! Comme s’il leur importoit beaucoup, qu’un tel ait fait telle chose, que Daphné ait esté changée en Laurier, ou Aracné en Araignée. Si on leur fait un Conte, en vain il est ingénieux & plaisant ; ils ne vous écouteront pas, si vous ne leur donnez Caution Bourgeoise, de la verité du Fait pour l’Histoire. On peut y estre scrupuleux, parce que la verité des évenemens dépend des paroles de l’Historien ; mais il faut l’examiner en honneste Homme, & ne pas démentir les Gens pour des vetilles & pour des bagatelles. Il faut laisser au Maréchal de Bassompierre ces Remarques Cavalieres sur Duplex, C’est un Sot, C’est un Ignorant, Il en a menty. On soufre cela d’un Maréchal de France, encore que dans l’Empire des belles Lettres il n’y ait si petit Copiste, qui ne croye estre grand Seigneur. Je connois un fort honneste Homme, & bel Esprit, qui a cette plaisante habitude, de donner en lisant des chiquenaudes à tout ce qui ne luy plaist pas. Si je lis quelque Traité de Physique ou de Medecine, & que j’y trouve une expérience surprenante, ou une cure merveilleuse, je considere si cela peut faire naturellement ; & s’il est ainsi, je donne ma créance à ce Philosophe, & à ce Medecin, aussitost qu’à un autre. Il est encore icy permis de douter, & de dire, Cela seroit-il vray ? parce qu’il est facile de se laisser tromper sur les secrets de la Nature, dont les nouveaux Philosophes ont fait la découverte. Tout le monde n’a pas la capacité d’en bien juger, & il vaut mieux estre ignorant en Physique, que ridiculement sçavant. Enfin si je lis quelque Ouvrage de Theologie, ou de Pieté, c’est avec une soûmission entiere de ma raison, sacrifiant à la Foy tous les doutes que je pourrois avoir. Je croy que la verité y est, & ne m’amuse pas à l’y chercher. Je m’en repose sur le soin & la fidelité de ceux en qui Dieu a mis son esprit & sa doctrine.

Mais de tous ceux qui lisent mal, les plus méchans Lecteurs sont ceux qui font lire mal les autres. J’entens parler des Pédans, qui par ignorance, & manque de discernement, nous donnent dans nostre jeunesse une méchante teinture des Livres. Ils corrompent le sens, & défigurent l’expression des meilleurs Autheurs ; & à peine d’un si grand nombre qui font leur lecture continuelle de Cicéron & de Virgile, s’en trouve-t-il un seul qui les puissent dignement expliquer. Il faut pour cela une netteté d’esprit dont ils ne sont pas capables, une imagination noble & relevée, & une profonde connoissance de l’Antiquité. Si ces Autheurs pouvoient soufrir quelque chose en cette vie, ce seroit de se voir déchirez par un si grand nombre d’Ignorans qui se mêlent tous les jours de les expliquer. En effet, les Autheurs les plus polis nous paroissent barbares entre leurs mains ; & jamais quelqu’un en a-t-il fait ses delices pendant qu’il a esté sous la discipline de son Pédant ? Au contraire, jusqu’à ce qu’on soit hors de cet ignorant esclavage, on préfereroit Tabarin à Térence, & Jean de Paris à Cicéron. Ce n’est point la jeunesse qui fait cela, c’est la méchante instruction qu’on nous donne.

Ce n’est pas assez que la Lecture nous rende sçavans & habiles ; il faut encore qu’elle nous rende bien faits & polis, qu’elle forme nos mœurs & nostre jugement, qu’elle fasse nostre esprit, & donne à nostre naissance une élevation que la Fortune nous avoit refusée ; c’est à dire, qu’elle se fasse voir aussi bien dans nos sentimens que dans nos paroles, & que nous devenions par elle encore plus nobles que sçavans,

Et que par le travail d’une longue lecture,
L’Art acheve les traits qu’ébauche la Nature.

Que de Gens ont lû, qui ont les sentimens aussi bas, & les manieres aussi grossieres, que ceux qui ne connoissent pas les lettres de l’Alphabet ! Que de Gens ont lû, qui ne sont pas plus vertueux, & qui de toute leur lecture n’en tirent pas la moindre consolation dans leurs disgraces ! Cela s’appelle lire en Pédant, & par une sotte curiosité d’apprendre. Ils se remplissent du fatras des Livres, incapables qu’ils sont de connoistre ce qu’il y a de bon, de le choisir, & d’en profiter. Le temps qu’ils employent à la lecture, est un temps perdu, & quelques-uns ont raison de s’en confesser.

Il y en a qui s’accusent de leur lecture comme d’un grand peché, & qui croyent que hormis la Bible & la Legende, tous les Livres sont défendus. Leur conscience scrupuleuse leur a renversé le sens commun, en sorte qu’ils s’accusent du bien comme du mal. Je connois des Devots, qui se sont accusez d’avoir lû les Quatrains de Pibrac, & des Directeurs qui ont defendu de lire la Cour Sainte. Ce n’est pas toûjours ignorance & simplicité, il y a de la bizarrerie, de la passion, & du faux zele. Mais ceux qui par la corruption de leur nature, se soüillent, & se gâtent à tout ce qu’ils approchent, ne sont-ils pas indiscrets & teméraires, d’accuser de leur desordre des Autheurs innocens, & de les nommer en confessant leurs crimes ? Quoy, un Autheur celebre par son mérite & par sa vertu, sera déclaré infame, & chassé de la societé civile, & mesme de l’Eglise, parce qu’un Débauché abusera de ce qu’il a écrit pour le divertissement des honnestes Gens ? Et s’il est défendu de nommer les Complices de nos crimes au Tribunal de la Penitence, nous sera-t-il permis d’y estre les Délateurs de tant d’illustres Ecrivains, qui ne nous connoissent pas ? Que ces pernicieux Lecteurs s’accusent simplement du mauvais usage qu’ils font des Livres, & ne s’en prennent pas à leurs Autheurs. Que ces faux Directeurs ne confondent pas l’Innocent avec le Coupable, & ne se vangent pas, sous prétexte de l’intérest de l’Eglise, pour contenter leur passion & leur caprice. Ils livrent au Bras séculier de la Servante, comme parle l’Historien de Dom Quichote, les plus celebres Autheurs. Quelle honte ! quelle infamie ! ou plutost quel emportement ! quelle injustice !

Le feu P. E. terminoit toutes ses Missions par un semblable sacrifice, auquel il apportoit la passion d’un Tyran, plutost que le zele d’un Apostre. Là dans un amas confus de Livres qu’il avoit excroquez de ses Devots, on voit Porta, Bellot, Agrippa, & quelques Autheurs d’une réputation un peu scabreuse ; mais ce qui faisoit le plus grand nombre, on voit d’un autre costé, les Scudery, les Gomberville, les Calprenede, les Moliere, & les Corneilles mesme ; & ce que les plus éclairez ne pourroient voir sans frémir, les Ecrits du fameux Evesque du Bellay, n’étoient pas respectez de ces flâmes impures.

Je me souviens toûjours du pauvre Poléxandre, qu’une Dame de cette Province conserve curieusement dans son Cabinet, depuis qu’elle le tira de cet indigne Bucher, où une autre Dame l’avoit lâchement abandonné. Il porte plusieurs marques de cette infamie ; mais la Dame l’en estime davantage, & elle dit merveille de ses proüesses en cette rencontre, & de la bonté de ses Armes dorées, qui résistérent aux flâmes, & qui aidérent à l’en sauver. Elle entend par là une bonne Couverture de Maroquin de Levant, dorée, & ajustée, dont ce Livre estoit relié. Enfin elle raconte cette avanture d’une maniere si naturelle & si touchante, que ce ne seroit pas la moins belle partie de ce Roman, si on la vouloit ajoûter aux infortunes du brave & genéreux Poléxandre.

Je l’avouë ingénúment, quand je considere avec une sérieuse refléxion le bien & le mal que fait à la Jeunesse la lecture des Romans & des Poëtes, je n’oserois ny en approuver, ny en condamner l’usage ; mais quand je me souviens que je les ay lûs dans mon enfance, & mesme dans un âge plus avancé, sans la moindre émotion, & que je leur dois ce que j’ay d’éducation & de teinture des belles Lettres, qu’ils m’ont ouvert la Porte des Sciences, & donné le goust des Livres, je suis forcé de dire qu’on les peut lire sans danger du costé de l’ame, & avec utilité du costé de l’esprit ; car enfin, je le répete encore apres Mr de Balzac, il doit y avoir des Livres pour occuper, & pour instruire. Il doit y en avoir pour délasser & pour plaire ; les uns sont utiles, les autres agreables ; & l’Homme a besoin des uns & des autres. Si on veut suivre ce partage, & ne rien confondre, on fera toûjours un bon usage de la Lecture.

De la Fevrerie.

Le Trésor Découvert. Conte mis en Vers par Mr. Chesnon de Tours §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 77-83.
Peut-il reclamer le secours ?
 Quand l’impitoyable Fortune
Répand sa colere sur nous,
Plus d’Amis, ils nous quittent tous,
Et nostre abord les importune.
 Ah ! dit Turpin dans ce revers,
Puis que la malice des Hommes
Est si grande au temps où nous sommes,
Prions le Dieu de l’Univers.
C’est à luy que je dois mon estre,
Il a soin des petits Oiseaux,
Des Poissons qui sont sous les eaux,
Et voudra m’exaucer peut-estre.
 C’estoit parler en bon Chrestien ;
Turpin fit comme beaucoup d’autres ;
Ils ont recours aux Patenostres,
Quand ils n’ont plus d’autre moyen.
 Alors feüilletant son Breviaire,
Il y rencontre une Priere,
Qui promet un certain secours
A qui la dira trente jours ;
Elle est d’une vertu si grande,
Qu’on obtient tout ce qu’on demande.
Il baise cent fois l’Oraison,
Et verse des larmes de joye ;
Il croit que le Seigneur l’envoye
Tout exprés pour sa guérison.
 Dans un mois, dit-il à Silvie,
Tous nos maux seront écoulez.
Dites-moy ce que vous voulez,
Choisissez des biens de la vie,
Dieu satisfera vostre envie ;
Mais nos vœux, pour estre exaucez,
Doivent avoir quelque limite ;
Que la demande soit licite,
Chere Silvie, & c’est assez.
Desirez-vous en Souveraine
Régner d’icy jusques au Rhin ?
Non, la demande seroit vaine,
Il en coûteroit au prochain,
Et Dieu pourroit avec justice
A nos vœux n’estre pas propice.
Mais que demander donc ? de l’or.
Demandons un riche trésor,
Il en est tant dessous la terre,
Que l’Avaricieuse enserre,
Et qu’elle dérobe à nos yeux ;
Nous ne pouvons demander mieux,
Personne ne pourra s’en plaindre,
Et partant nul refus à craindre ;
Mais comme on ne peut de l’ennuy,
Que traîne apres soy la misere,
Trop diligemment se défaire,
Je commence dés aujourd’huy.
 Son espoir chaque jour augmente ;
Il voit approcher son secours,
Il compte exactement les jours,
Et parvient enfin jusqu’à trente.
 Demain finiront tous nos maux,
Et les chagrins de nostre vie.
Allons, dit-il, chere Silvie,
Allons prendre un peu le repos
Dont la douceur nous fut ravie,
Il se coucha sur ce propos,
Et s’endormit, dans l’assurance
De voir remplir son espérance.
 Il entend environ minuit
Proche sa Chambre un petit bruit,
Et voit qu’on en ouvre la Porte.
Sa surprise fut bien plus forte,
Quand il apperçeut sur le seüil
Vne épouvantable figure.
Et d’une excessive stature,
Qu’envelopoit un grand Linceüil,
Mais le Phantôme le rassure.
 Turpin, luy dit-il, ne crains rien,
Le Ciel exauce ta priere ;
Pour te montrer un si grand bien,
Il me force à quitter la Biere.
 Lors que César, Chef des Romains,
Vint conquérir cette Province,
J’en estois le souverain Prince,
Tout s’y gouvernoit par mes mains ;
Il m’assiégea dans cette Ville,
Ma défense fut inutile,
Il fallut céder au Vainqueur.
Ce ne fut pas manque de cœur ;
Les Ennemis avoient fait bréche,
Et déja montoient à l’assaut.
J’y fus transpercé d’une Fléche,
En les repoussant comme il faut ;
Je demeuray mort sur la place,
J’avois, de peur d’une disgrace,
(Voyant venir les Ennemis)
Dans un lieu sûr mon Trésor mis,
Sans le déclarer à personne,
Et c’est luy que le Ciel te donne.
Allons, Tutpin, viste, debout,
Suy-moy, mais remarque bien tout.
Le Phantôme part sans remise,
Et Turpin le suit en chemise.
 Il commençoit d’estre chagrin,
Apres un quart-d’heure de marche ;
Enfin ils passent sur une Arche,
Et se trouvant dans un Jardin,
Vois-tu, dit l’Esprit à Turpin,
Où se joignent ces deux Allées ?
C’est là que depuis tant d’années
Est un si grand nombre d’argent.
Que tu dois en estre content.
Puis que le Ciel te le destine,
Rens grace à la Bonté Divine ;
Je rens, dit Turpin, grace à Dieu
Des bontez qu’il me fait paroistre ;
Mais, Sire, comment reconnoistre
Où gist un si rare bienfait ?
Comment ? Laisses-y ton Bonnet.
 L’Esprit gagne une autre Avenuë,
Et Turpin le suit teste nuë.
Voila, dit-il, un autre endroit.
Que peux-tu croire que ce soit ?
Turpin, je te jure foy d’Ombre,
Que c’est de l’or en tres-grand nombre ;
Il est caché dessous nos pas ;
Demain matin ne manque pas
De venir faire cette prise ;
Fais dans ce lieu creuser un trou.
Fort-bien ; mais comment connoistre où ?
Comment ? Laisses-y ta Chemise.
Il le fait, & reste aussi nu,
Que quand au monde il est venu.
 Passons, dit le defunt Monarque,
Passons dans cet autre détour.
Vois-tu l’endroit que je te marque ?
Turpin, dés la pointe du jour
Viens-y ; ce sont mes Pierreries,
Autrefois de moy si chéries,
Perles & Diamans tres-beaux ;
Tu les trouveras a monceaux.
Hé ! comment remarquer la place ?
Je suis tout nu, le froid me glace ;
Comment pouvoir.… fais-y caca.
Il fit ce qu’on luy commanda.
Apres, l’Esprit le ramena
Dans son Lit aupres de Silvie.
D’un long & tranquille sommeil
Cette Avanture fut suivie,
Il dormit jusques au Soleil.
 Enfin pourtant il se réveille,
Et sa honte fut sans pareille,
Quand tout remply de son trésor,
A son Epouse qui sommeille,
Voulant parler d’argent & d’or,
Il s’apperçeut avec surprise
Qu’il avoit fait dans sa Chemise,
Ou si vous voulez, dans son Lit,
Le caca que je vous ay dit.
 Voulez-vous que je vous étale
Sur ce sujet quelque Morale ?
La Morale s’entend assez ;
Les Contes qu’on fait des Phantômes
Et dont on feroit bien des Tomes,
Sont visions d’Esprits blessez.

Le mesme Conte mis en Vers par Mr de la Barre de Tours §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 84-95.

LE MESME CONTE
Mis en Vers par Mr de la Barre
de Tours.

 L’Amour, l’Avarice, & la Crainte,
Tiennent tous les cœurs enchaînez ;
Il n’est point de raison qui n’en souffre l’atteinte,
Ny de Mortels qui n’en soient entraînez.
 Soit que l’on veille, ou que l’on dorme,
Les passions au cœur font entendre leur voix ;
Selon leurs volontez, elles donnent la forme
A ce Forçat soûmis à leurs superbes Loix.
 Mais à quoy bon ce préambule !
Quel raport peut avoir ma Morale aux Esprits,
Ou bien aux visions ? Un Conte ridicule
 En a quelquefois plus appris
Que les plus beaux Sermons ; on en a des exemples
  Bien fréquens & fort amples,
  Et je n’ay pas le premier entrepris
De me servir d’un Conte afin de vous instruire.
Disons donc que la Nuit un Avare en Trésors
Songe toûjours ; l’Amant qui tout le jour soûpire,
Voit sa Belle en dormant ; enfin par leurs ressorts,
 Comme je dis, les passions maîtrisent
Les cœurs & la raison. Que ces petits cerveaux,
 Ces Songe-creux, qui tirent des Tombeaux
 Des Spectres enchaînez, s’instruisent,
Et ne nous preschent plus leurs fades visions,
 Vnique effet des passions,
Dont leur foible raison trop souvent est atteinte.
L’on ne peut revenir depuis que l’on est mort ;
Si vous ne me croyez sur mon simple raport,
Consultez-en l’Amour, l’Avarice, & la Crainte.
***
 Un gros Bourgeois de Lile en Flandre,
 Ventru comme l’est tout Flamand,
Avare, aimant le Vin, & tout autre élément
 Qu’on a coûtume de répandre
 Par le gosier, ne trouvoit point d’égal
En tel mestier, id est, bûvoit à toute outrance.
Un soir (non pas sans répugnance.
Il falloit qu’il se trouvast mal)
 Ayant pris un repas frugal,
 Il mit au Lit son Excellence.
 A peine fut-il dans les draps,
Que son vuide cerveau se trouve en embaras.
Il perce les Forests, traverse la Campagne,
(D’esprit s’entend.) Il passe d’un plein saut
Toutes les Mers, il prend Paris d’assaut,
Abat des Forts en France, en bâtit en Espagne.
 De plus, comme l’Esprit humain
En peu de temps fait beaucoup de chemin,
De la Campagne il revient à luy-mesme.
 Qu’y trouva-t-il ? illusions,
Resve fâcheux, selon les passions
Pendant le jour qu’il poussoit à l’extréme.
Son appétit mignon est celuy des Trésors.
 Pluton qu’on dit estre si riche,
Fit des Enfers sortir un de ses Morts
 Pour faire au Flamand une niche.
 Le Spectre en entrant fit grand bruit,
 Car il estoit chargé de chaînes.
Ses yeux ardens & creux, montroient les tristes peines
Qu’il enduroit dans l’eternelle nuit ;
Son teint pâle & défait, où la mort estoit peinte,
Ses pieds, ses mains sans chair, ses regards menaçans,
 Sa démarche, ses airs, sa plainte,
Ses soûpirs ensouffrez, ses sanglots languissans,
 Rendoient du Flamand l’ame atteinte
  De la plus vive crainte
 Qui jamais attaqua les sens.
Le Flamand contempla quelque temps la posture
De ce triste Habitant de l’infernal Manoir.
La frayeur le saisit, & pour ne le plus voir,
Avec sa main tremblante il prend la Couverture,
S’enfonce dans les Draps, met ses talons au cu,
 Se fait petit, ne soufle pas, se cache,
Croyant que du Phantôme il n’est pas apperçû ;
Mais à quoy bon ? Il n’est personne qui ne sçache
Qu’un Esprit voit bien clair, quand il vient de là-bas.
Cet Esprit donc la Couverture arrache,
 Et prend le Flamand par le bras,
Luy disant de le suivre, & de ne craindre pas ;
 Car c’est pour faire ta fortune,
Ajoûtoit-il, sans moy tu travailles en vain,
Suy-moy, je te mettray dans l’unique chemin
  D’en trouver une,
 Et qui ne sera pas commune.
 Un pareil mot rend les Poltrons hardis,
Le Mortel le plus sourd se raffine l’oreille,
Et le plus endormy volontiers se réveille.
 Qui ne sçait pas ce que je dis ?
Le bon Flamand couvert de sa seule Chemise,
 Et de son seul Bonnet de nuit,
Dans des lieux soûterrains accompagne l’Esprit,
 Et d’une maniere soûmise,
 Ecoute tout ce qu’il luy dit.
Dans certain Cavereau, voisin d’une Mazure,
 L’Esprit s’arreste, & parle ainsy.
Souviens-toy bien de l’endroit que voicy.
Demain, Soleil levé, sans parler, ny rien dire,
 Tu te transporteras icy,
 Et pour peu que ton cœur aspire
A tout l’or que Pluton retient sous son empire ;
Viens-y bécher, tu l’as. J’y viendray ; grand-mercy,
Dit le Flamand cessant d’estre transy.
Laisse-là ton Bonnet, de peur de te méprendre,
Ajoûta le Phantôme, en marquant cet endroit.
 Tu pourras y venir tout droit.
Si nostre Homme obeït, vous pouvez le comprendre.
Suy-moy, Mortel, luy dit encor l’Esprit.
  Le Flamand suit,
 Et dans une Cave voisine
  Il est conduit.
Tiens, vois-tu cette Pierre ? elle cache une Mine,
Ou d’argent tu verras plus de trente Lingots,
 D’argent batu quarante Pots,
 Plusieurs Buffets de Vaisselle bien sine,
Bajoires, Patagons, Piastres, Ecus François.…
Que sçais-je encore ? Ah combien je vous dois,
Monsieur l’Esprit, s’écrioit le pauvre Homme !
Que de De profundis ! Ah, bon Dieu, quelle somme
Je donneray pour qu’on chante pour vous !
Je veux qu’un jour vostre Feste l’on chomme,
Je vous procureray le repos le plus doux
Qu’Ame puisse goûter, car c’est la moindre chose.…
Cà finissons, icy m’arrêter trop je n’ose,
Les momens sont comptez que je passe avec toy,
Répond l’Esprit. Pour marquer cette pause,
Dépoüille ta Chemise, & la mets-là, suy-moy.
Le bon Flamand obeït, & suit l’Ombre,
Qui le mena dans un endroit moins sombre,
 Voisin d’une petite Court.
 L’Ombre ayant fait un demy-tour,
En montrant un Pavé, s’expliqua de la sorte.
  Ecoute-moy, Flamand,
 Pour toy ma tendresse est bien forte,
Icy tu trouveras Rubis & Diamant,
Amétiste, Berille, Escarboucle, Topase,
Viens-y bécher demain. Le Flamand en extase,
Ne craignit plus, il fit des complimens
Assez mauvais, ainsi qu’en Flandre on en sçait faire.
L’éloquence n’est pas naturelle aux Flamands.
  Vne petite affaire
 L’embarassoit extrémement ;
Le Bonnet marquoit l’or ; la Chemise, l’argent ;
 Comment marquer les Pierreries,
 Choses par luy bien plus chéries
 Que tout l’argent & que tout l’or ?
Car sans Bijoux, quel cas feroit-on d’un Trésor ?
Helas ! Monsieur l’Esprit, faites-moy donc la grace
 De supléer à mon defaut.
  Que faut-il donc que je fasse ?
 Comment m’en souvenir tantost ?
Tu n’as qu’à chier là, luy dit l’Ombre en colere.
Comment, chier ? Je n’oserois. Maraut,
Veux-tu donc chier là ? Voyez le beau mistére.
Hé viste donc. Que tu fais l’empesché ?
Monsieur l’Esprit, ne soyez point fâché,
Je vay chier, de peur de vous déplaire.
Jamais endroit ne parut mieux marqué,
Tant largement le Flamand fit l’affaire.
 Lecteur, tu paroistrois choqué.
 De tels propos faut-il que je réponde,
Et doit-on m’accuser, si l’Esprit est immonde ?
Finissons. L’exploit fait, cet Esprit disparut,
Le Flamand vint au Lit, ou tout au moins le crût.
 Son allégresse est nompareille,
Son Epouse dormoit ; Allons, qu’on se réveille,
Pour chercher un Trésor, s’écria-t-il tout haut.
Un Trésor, dit la Femme à ce mot en sursaut !
 De son Epoux alors elle s’approche,
Et croit déja tenir le Trésor dans sa poche.
 Que n’a-t-elle la main dessus !
Aussi-bien de Trésor toute Femme est friande.
Elle s’approcha tant, qu’elle ne douta plus
Du Trésor ; ce n’est pas celuy qu’elle demande.
Le bon Flamand rêvant, avoit fait son caca
Au beau milieu du Lit. Quelle horreur, quelle peste,
 Quel infame Trésor voila !
 L’Epouse fuit, le Mary se leva,
L’un & l’autre s’en vont sans demand leur reste ;
  Ainsi l’Histoire alla.
Finissons court, aussi-bien l’Avanture
 Sent un peu mal ; mais au surplus,
 Que chacun prenne pour abus
  Que toute Créature
Ayant suby les rigueurs du trépas,
Revienne encor ; je sçay qu’il est plus d’une Histoire
Qui prouve des Esprits le retour icy-bas.
 Quiconque en a veu, peut le croire ;
Pour moy qui n’en vis onc, je ne le croiray pas.

Billet §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 96-99.

BILLET.

Puis que vous voulez absolument, Madame, que je vous dise mes sentimens sur les qualitez que je souhaiterois à une Amie, je vous satisferay, dans l’espérance que vostre amitié corrigera les defauts que vous trouverez dans mon raisonnement. Je vous diray donc que je veux qu’il y ait une grande conformité d’humeur & de naissance. Je veux que cette Personne soit complaisante, mais d’une complaisance si bien réglée par le jugement, qu’elle sçache s’opposer à mes volontez, sur des choses qui pourroient me faire tort ; qu’elle soit capable de l’amitié la plus tendre, par laquelle elle soit portée à entrer dans mes intérests, de maniere qu’ils luy deviennent aussi chers que les siens propres. Je souhaite qu’elle soit d’un âge plus avancé que moy ; car pour le conseil il faut avoir de l’expérience. Comme je me propose de me conformer sur cet exemple, je veux que l’humeur de cette Personne ne soit point trop enjoüée, mais plûtost un peu mélancolique, fort douce, mais sans mollesse, modeste sans scrupule, sage sans affectation, franche sans ingenuité, penétrante, adroite & fine ; penétrante, pour deviner quelquefois mes sentimens sans que je m’explique ; adroite & fine, pour sçavoir les pensées des autres à mon égard, afin que j’en puisse profiter. Je veux qu’elle soit un peu severe, c’est à dire, qu’elle m’examine de bien prés, & qu’elle ne me laisse passer aucune faute sans m’en avertir ; mais je veux qu’à cette occasion elle se serve de toutes ses vertus, premiérement de sa douceur, pour me dire les choses d’une maniere qui me force à les recevoir comme je dois, quand mesme je n’y aurois aucun penchant ; de son esprit, pour me parler agreablement, afin que mon plaisir & mon intérest estant joints ensemble, ce qu’elle me dira puisse faire plus d’impression sur moy. Je serois bien aise, s’il se pouvoit, qu’elle n’eust aucun Amant, ou du moins qu’elle ne l’aimast pas ; car j’ay pour maxime de ne me point confier aux Gens qui ont avec d’autres une plus grande liaison qu’avec moy. Je croy, Madame, qu’il y auroit beaucoup à ajoûter à ce que je viens de vous dire ; mais puis que ce Papier doit paroistre devant vous, je vous prie de le finir, & de me croire.

Vostre tres-humble Servante,

J.B.

Sentimens sur toutes les Questions du XXV. Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 164-175.

SENTIMENS
sur toutes les Questions du
XXV. Extraordinaire.

Si la simple Estime est préferable à l’Amour, entre deux Personnes qui se doivent épouser.

 De l’estime on passe à l’amour,
 Quand l’un & l’autre est légitime,
Mais rarement par un sage retour
 De l’amour on passe à l’estime.
***
 Cela se comprend aisément,
 Tout ce qu’on estime est aimable ;
Mais en amour il en est autrement,
 Souvent ce qu’on aime est blâmable.
***
Il est vray que l’esprit, aussi bien que le cœur,
 Peut se tromper sur le mérite ;
Mais plus facilement il connoît son erreur,
 Et cesse plûtost sa poursuite.
***
 Quoy qu’il en soit, dans un bon Mariage,
Où le mérite seul doit faire l’union,
L’estime sur l’amour doit avoir l’avantage,
Et ne pas écouter nostre inclination.

Si ceux qui ne sont point vrays
Amis, peuvent estre
Amans fideles.

J’aprens, charmante Iris, avec étonnement,
Que vous avez choisi Tircis pour vostre Amant ;
Tircis, l’ingrat Tircis, le plus lâche des Hommes,
Et qui doit faire horreur dans le siecle où nous sommes.
Croyez-vous que ce cœur si traître à l’amitié,
Ne soit en vous aimant perfide qu’à moitié
Et que pour vous l’amour change son caractere ?
Quand on manque à la Sœur, on manque bien au Frere.
On n’est dans cet état jamais lâche à demy,
On est perfide Amant, comme infidele Amy.
Ce sont les mesmes Loix, ce sont les mêmes peines,
Et l’Amant & l’Amy portent les mêmes chaînes.
Tous-deux à leur devoir fortement attachez,
Tous-deux de la constance également touchez,
D’un veritable Amant, & d’un Amy fidele,
Voila quelle doit estre & l’ardeur & le zele.
Mais lors qu’à l’un ou l’autre on manque impunément,
On n’est ny bon Amy, ny veritable Amant.
S’il faut qu’à mon exemple, Iris, vous soyez sage,
Apprenez de Tircis l’infamie & l’outrage.
Je veux bien à sa honte en faire le récit,
Et vous prouver par moy ce que je vous ay dit.
Si-tost que je le vis, Iris, je le confesse,
Mon cœur prit pour ce Traître une forte tendresse ;
Il me charma d’abord, & dans ces premiers feux
Je ne reconnus pas cet Esprit dangereux.
L’amitié m’eut bien-tost mis sous sa dépendance.
Il eut apres cela toute ma confidence ;
Maistre de mon esprit, de mon cœur, de mon bien,
Je devins son Amy, sans qu’il devint le mien.
Ce Fourbe jusqu’au bout cacha son artifice ;
Il feignit de m’aimer, de me rendre service ;
Et par de foibles soins me tenant dans l’erreur,
Je crûs innocemment estre seur de son cœur,
Mais lors que la fortune eut traversé ma vie,
L’Ingrat craignit les maux dont elle fut suivie ;
Et pour les éviter, il rompit tous les nœuds
Qui l’attachoient à moy, tant que je fus heureux.
Contre mille sermens d’une amitié jurée,
Qui me la promettoient d’éternelle durée,
Je la vis comme un songe en l’air s’évanoüir,
Et je la perdis mesme avant que d’en joüir.
Trop heureux mille fois, quand commençant de naistre,
Si mon cœur prévenu l’eust laissé disparoistre,
Sans chagrin, sans aigreur, & sans ressentiment ;
Mais je croyois encor qu’il m’aimoit tendrement,
Foible & lâche panchant d’une ame trop sensible,
Qui toûjours en aimant rend sa perte infaillible !
Tel fut à mon égard vostre nouvel Amant.
Craignez à vostre tour un pareil traitement.
Toute vostre beauté, vos attraits, & vos charmes,
Contre cet Inconstant seront de foibles armes.
L’amour a des dégousts que n’a pas l’amitié,
Et ce cœur dégousté deviendra sans pitié.
O Dieu ! charmante Iris, prévenez cet outrage.
Songez à quels malheurs cet amour vous engage,
Evitez les dangers où je vous vois courir ;
Tircis est un ingrat, pouvez vous le soufrir ?
Un infidele Amy, comme Amant ne peut plaire.
Hé quel fond vostre cœur y peut-il jamais faire ?
Ecoutez mes avis pour la derniere fois.
Qui manque à l’amitié, qui viole ses Loix,
D’un veritable Amant n’a point le caractere,
Et doit estre bany de la Sœur & du Frere.

Si on peut avoir en mesme temps de l’Ambition & de l’Amour, sans que l’une de ces passions affoiblisse l’autre.

 De tous les Héros que l’amour
 A soûmis avec plus de gloire,
César, Jule César, doit bien paroistre au jour,
Comme le plus fameux qui soit dedans l’Histoire.
***
 Brave entre les plus grands Guerriers,
 Et toûjours couvert de Lauriers,
 Contre Caton, contre Pompée,
 Sa belle ame est toute occupée.
Cependant je me trompe ; il a d’autres desirs,
Et tout brillant de gloire on l’entend qui soûpire.
Un noble orgueil l’anime, il prétend à l’Empire ;
Mais il soûpire apres l’amour & ses plaisirs.
***
 Hé-bien, aupres de Cleopatre
 Il aura des momens plus doux.
César est amoureux ; la Reyne l’idolâtre,
Et ne l’expose point à des Rivaux jaloux.
Oüy ; mais l’ambition qui toûjours le domine,
Malgré tous ces plaisirs réveille son grand cœur ;
Puis qu’il a de Pompée entrepris la ruine,
Il renonce à l’amour, pour en estre vainqueur.
***
 Que l’on me die en cet exemple,
Où l’amour est plus fort, où la gloire est plus ample ?
Aces deux mouvemens également soûmis,
 César comme il faut les assemble,
Vainqueur de ce qu’il aime, & de ses Ennemis.
***
A son ambition il accorde l’Empire,
 A son amour deux Reynes à la fois ;
  Mais ce qui fait que je l’admire,
 C’est qu’il soûmet l’Univers à ses Loix,
  Lors que pour elles il soûpire.
***
On peut donc conserver deux fortes passions,
Et les tenir toûjours dans la mesme balance,
 Lors qu’à nos inclinations,
 Elles ne font point violence ;
 Mais quand à nostre volonté
 L’une ou l’autre devient contraire,
 Ce seroit estre témeraire
De croire les tenir dans cette égalité.
***
 Et suivant cette Question,
 Si l’on veut que sans préjudice
 Nostre ame quelquefois unisse
 Et l’amour & l’ambition,
Il faut que la Nature y concoure avec elle ;
Et pour lors la sagesse & le tempérament
Dans cette union mutuelle
Les conservent parfaitement.

Sur l’Origine de la Poësie.

 On dit que la source des Vers
 Vient du Maistre de l’Univers,
Et que la Poësie est dans son origine
Un saint antousiasme, une fureur divine.
Ovide a crû qu’un Art si charmant & si doux
N’estoit autre qu’un Dieu qui résidoit en nous.
Et l’Orateur Romain, que dans la fantaisie
Comme un soufle divin entroit la Poësie ;
Que ce noble transport ne venoit que des Cieux,
Et que c’estoit enfin le langage des Dieux.
Je ne m’étonne plus, qu’Apollon dans la Fable
Ait esté l’Inventeur de cet Art admirable,
Et que Jupiter mesme ait de nombres divers
Réglé la Poësie, & composé les Vers ;
Puis que le Souverain de toute la Nature
Echaufa les Hébreux d’une flâme si pure,
Lors que jadis Moïse animé par sa voix,
Chanta si dignement & sa Gloire & ses Loix ;
Lors que David charmé de toutes ses merveilles,
Par ses divins accens enchantoit les oreilles ;
Et lors que Salomon dans ses Chants amoureux
Surpassa les Latins, les Grecs & les Hébreux.
Mais je n’ay ny le temps, ny la voix assez forte,
Pour pousser plus avant un Discours de la sorte.
Aux Poëtes fameux je laisse ce sujet,
Dont ces Vers seulement serviront de projet ;
Et me réserve enfin à discourir en Prose
Sur cette Question qu’aujourd’huy je propose.

RÉPONSE
Sur l’usage du Chapeau.

 Galant Critique du Chapeau,
 Vous ne dites rien que de beau,
Et de bonnes raisons vous apuyez la chose.
Puis que vous souhaitez sur ce Sujet nouveau,
Que chacun librement son sentiment propose,
 Je suis de vostre avis tout net,
Et contre les Chapeaux j’opine du Bonnet.

De la Fevrerie.

De l’Origine des Jeux §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 176-200.

DE L’ORIGINE
DES JEUX.

O vous qui ne passez le temps
Qu’à rechercher vos passetemps,
Joüant à quitte, ou bien à double,
Sans vous embarasser du trouble
Qui suit inévitablement
Le Jeu, ce cher amusement,
Du moins quand on a fait sur table
Vne perte considérable
Qui vuide la bourse & la main,
Et remplit l’ame de chagrin ;
Permettez qu’en ce lieu je fasse
Dans le langage du Parnasse
La fidelle Relation
De la premiere Invention
Des Jeux, en ce temps où des choses
On cherche la source & les causes ;
Certes Mercure fait fort bien
De nous fournir cét Entretien.
 Il est parlé chez Herodote,
Ecrivain qui par fois radote,
Quoy qu’assez bon Historien,
Que cét au Peuple Lydien
Qu’il faut raporter l’origine
Des Jeux, car en temps de famine
Ce Peuple pressé de manger,
Et n’ayant pas dequoy gruger,
Ny dequoy chasser la colere
De son affamé mézentere,
Qui commençoit déja dit-on
A s’expliquer en Bas-Breton
S’avisa (Vision Comique)
De mettre le Ieûne en pratique.
Ainsi donc, ces Gens là jeûnoient,
Puis le lendemain ils mangeoient ;
Mais le jour de leur abstinence
Se passoit en Jeux comme en dance,
Et le jour qu’ils ne joüoient pas
Se passoit à faire un repas,
Et c’est dans cette alternative
Que chacun d’eux crioit Qui vive ?
C’est du regne du Prince Athis
Qu’en usage le Ieu fut mis.
 On raporte de Palamede,
Prince Grec & non Prince Mede,
Des Ieux de Cartes & de Dez,
Dont tant de Gens sont obsedez,
Et qui desolent tant de bourses,
Qu’il trouva leurs premieres sources,
Et déterra l’invention
Etant au Siege d’Ilion,
Ilion Ville tres-Illustre,
Dont la Guerre abbatit le lustre,
Et mit en feu les bâtimens,
Aprés un Siege de dix ans,
Par la Politique maudite
D’un certain Transfuge hyppocrite.
En effet comme les Soldats
Tous les jours ne se battoient pas,
Pour desennuyer la milice
Qui sans employ s’adonne au vice,
Et se per par l’inaction,
On les mit comme en faction
Dans des Ieux, ce qui d’ordinaire
Est propre à Gens qui n’ont que faire,
Et qui sont ravis en tout lieu
De s’ébatre ; En effet le Ieu
Est une espece de bataille ;
On y va d’estoe & de taille,
Et chacun y fait de son mieux
Pour se rendre victorieux,
Par justice vindicative,
Et mesme souvent il arrive,
Dont force Gens restent surpris,
Que celuy qui prénoit est pris.
 Iuste Lipse en ses Saturnales,
Qui peuvent passer pour Annales,
D’un style plein d’entendement,
Nous a décrit exactement
Les combats des Amphithéatres,
Où tant de Peuples Idolâtres
Soûmis à l’Empire Romain,
Alloient d’un spectacle inhumain
Avec beaucoup de complaisance
Admirer la magnificence,
Se faisant (quelle impieté)
Un plaisir de la cruauté,
Un Ieu d’une action barbare ;
Et ce n’est pas chose fort rare
De voir tant de sacrez Docteurs
Déclamer contre les Acteurs
De ces sanglantes Tragédies
Qui finissoient par Incendies ;
Car aprés qu’on avoit longtemps
D’un détestable passetemps
Repû sur la cruelle Arene
Les yeux d’une Troupe inhumaine
Sur un Bucher pyramidal
Composé d’un bois de sandal,
Dont on faisoit maintes buchettes,
On posoit les corps des Athletes,
Ces Gladiateurs enragez
Qui s’étoient l’un l’autre égorgez.
Voila le Ieu diabolique
Qui jadis étoit en pratique.
 On a vû dans l’Antiquité
Des Ieux de toute qualité,
Pour amuser l’esprit des Hommes
Comme encore au temps où nous sommes.
Il en faut nommer quelques-uns
Des plus connus, des plus communs ;
Les Neméens & les Istmiques,
Les Floraux & les Olympiques,
Ou toute la Gréce accouroit
Pour sçavoir qui le prix auroit ;
Et qui pouvoit avoir la gloire
D’y remporter quelque victoire,
S’estimoit aussi grand Seigneur
Qu’un Monarque ou qu’un Empereur.
On a vû dans ces Ieux de Gréce
Des Meres mourir d’allegresse,
Voyant retourner leurs Enfans
Victorieux & triomphans,
Portant en teste une Couronne ;
Tant il est vray qu’une personne
Que possede l’impression
D’une excessive passion,
Peut, & sans mesme qu’elle y pense,
Expirer par sa violence.
Ainsi qui veut longtemps durer,
Doit ses passions moderer.
 Des Ieux qu’on nommoit Olympiques,
Dont les Festes étoient publiques,
Et faisoient tant d’Admirateurs,
Cinq Freres furent les Auteur,
Mortels hardis, Gens de prestance,
Gens de crédit, Gens d’importance,
Gens bien faits, enjoüez aussi,
Qui se chargeoient peu de soucy,
Car de soucis une futaille
Ne peut payer un sol de taille,
Et pour peu qu’on ait de chagrin,
De folie on a plus d’un grain.
Voila de l’humaine misere
Le veritable caractere.
Ces Freres ayant le bonheur
D’estre tous de semblable humeur,
Et d’avoir une ame assortie
D’une exemplaire sympathie,
Ietterent les beaux fondemens
De ces grands divertissemens.
Or ces cinq Freres, tous habiles,
Reçeurent le nom de Dactyles,
Etant unis dans leur dessein
Comme les cinq doigts de la main.
 Au reste, à ces Ieux Olympiques,
Plus agréables que Tragyques,
Se transportoient de toutes parts,
Hommes, Femmes, Ieunes, Vieillars,
Filles, Garçons, Gens de pratique,
Gens de Robbe, Gens de Boutique,
Gens de cœur, Gens de Cabinet,
Gens propres à faire un Sonnet,
Vne Elegie, une Anagramme,
Un Idille, ou quelque Epigramme,
Car chacun indiféremment ;
Ayme le divertissement ;
C’est là le poids que nous procure
Le panchant de nôtre nature.
 Pour aller là de tous côtez,
On trouvoit des commoditez,
Littieres, Machines volantes,
Bons Chariots, Chaises roulantes,
Des Carrosses bien suspendus,
Des Estafiers bien entendus,
De beaux Vétemens de loüage
Pour soûtenir son personnage.
Ajoûtez à ce que je dis
Des Auberges à juste prix,
Où chacun sans grande dépense
Alloit ravitailler sa panse,
Et certainement sans cela
On n’auroit pû trouver pied-là,
Car sans provision de bouche
L’Homme est plus morne qu’une souche.
 Les exercices de ces Ieux
Si superbes & si pompeux
Où l’on n’épargnoit point la bourse,
Estoient & la Luitte & la Course,
Le Ceste, le Disque, & le Saut.
Disons ce que dire il en faut,
Pour en donner une notice
Qui les Curieux éclaircisse.
 Le Ceste estoit certain combat
Qui se faisoit avec éclat,
Ou d’une fureur excessive
Qui passe l’imaginative,
Presens deux cens mille témoins.
On se battoit à coups de poings,
D’où s’ensuivoient mille blessures,
Des yeux pochez, des meurtrissures,
De mortelles contusions,
Sans parler des confusions
Que recevoit dans sa défaite
Un pauvre misérable Athlette,
Qu’un Gantelet ensanglanté
Avoit vilainement gâté.
 Le Disque estoit certaine Pierre,
Dont, & mesme par toute terre,
Un compas de juste grandeur
Avoit mesuré la rondeur.
Il estoit plat, il estoit large
Comme est d’un grand Livre la marge,
Bien plus étendu toutefois,
Il me semble que je le vois
Etant perché sur une selle
Fait en maniere d’escabelle,
On le lâchoit un pied en l’air
Aussi haut qu’il pouvoit aler.
L’Auteur du traité des Couronnes
Dont l’Ouvrage en beautez foisonne,
En parle avec tant de bonheur,
Que j’y renvoye le Lecteur.
 La Course estoit une carriere
Qui fermoit à double barriere,
Qu’on parcouroit de bout en bout,
Sans Iuste à corps & sans Surtout,
Sans se charger de lourdes bourse ;
Malheur à qui pour cette course
Qui devançoit les Aquilons,
Eut eu les mules aux talons,
Il falloit courir sur la terre
Aussi viste que le Tonnerre
L’espace de douze cens pas,
Sans témoigner que l’on fust las.
Certes les Hommes Asmatiques,
Les Gouteux, les Paralytiques,
Et les foibles, n’avoient pas lieu
De prétendre au prix de ce Ieu,
Aussi dans les Ieux Olympiques
On voyoit peu de Pulmoniques.
 La Luitte estoit comme un duel
Où par un effort mutuel
Un gros Compere, un gros Athlette,
Tâchoit au son de la Trompette,
A force de reins & de bras,
De jetter son Rival à bas,
Sçachant que de cette victoire
Dépendoit l’éclat de sa gloire,
Et que sa réputation
Se tiroit de cette action.
Quand la force estoit inégale
Dans cette Luitte martiale,
L’un bientôt l’autre terrassoit,
Et dessus son ventre passoit ;
Montrant par cette contenance
Imperieuse à toute outrance,
Et fiére s’il en fut jamais,
Qu’il estoit Maître du champ ; mais
Quand égale étoit la partie,
Et si justement assortie,
Qu’aucun n’avoit rien d’arrété
Qui pût flater sa vanité,
Ou chatoüiller son insolence,
La victoire estoit en balance,
Et souvent mesme il arrivoit
Que bonnement on ne sçavoit
Dans un esprit tranquille & calme,
A qui des deux donner la Palme.
Parfois s’étant bien colletez,
Poussez, battus, frapez, heurtez,
On les voyoit tomber ensemble
Vainqueurs & vaincus ce me semble,
Sans pouvoir se rien reprocher,
Que s’ils pouvoient se racrocher
Par crocs en jambes & détorses
Ils employoient toutes leurs forces
A refaire un nouveau combat
Dont le succez eust plus d’éclat.
Effectivement dans la suite
Si terrible estoit leur conduite,
Que ne pouvant se pardonner,
Ny mesme se décramponner,
D’un d’eux la vie estoit bornée
Avant le cours de la journée.
 Pour ce qui regarde le Saut,
Les uns sautoient de bas en haut,
D’autres du haut en bas, n’importe,
Comme il plaisoit à la cohorte
De ces Barbons judicieux
Qui pour lors présidoient aux Ieux,
Et déterminoient par parcelles
Un certain nombre de semelles
Qu’il falloit remplir en sautant,
Et cela presque en un instant.
C’est-là qu’on montroit sa proüesse,
Et de ses membres la souplesse,
Car ce Ieu bien executé
Dépend tout de l’agilité
 Il faloit passer par ces Piques,
Pour pouvoir aux Ieux Olympiques,
Parmy le monde & les Guerriers,
Moissonner beaucoup de Lauriers.
Ceux qui fondérent prés d’Oympe
Ces Ieux, n’estoient pas Porte-guimpe,
Mais des Preux, des Demy-Héros,
Qui n’aimoient guere le repos ;
Habiles dans l’Art de bien boire.
Leurs Noms sont couchez dans l’Histoire.
Les voicy ; mais n’en doutez pas.
Hercule, Peonée, Idas,
Le fort Jasius, Epimede,
Beau comme un second Ganimede,
Ces cinq Instituteurs des Ieux
Ont fait jadis bien parler d’eux.
 Les Ieux Pithians ou Pithiques,
Qui passoient pour tres-magnifiques,
Furent instituez, dit-on,
Pour la défaite de Pithon,
Serpent craint comme le Tonnerre,
Qui désoloit toute la Terre.
Apollon en fut le Vainqueur,
En perçant ses flancs & son cœur
D’une Fléche bien acerée,
Qui fut heureusement tirée.
On se doit donner le loisir
D’honorer ceux qui font plaisir.
 Les Ieux Neméens, dit l’Histoire,
Se faisoient dans la Forest Noire,
Au sujet d’un Lyon affreux
Que vainquit le bras genéreux
D’Alcide, l’admirable Alcide,
Guerrier sur tout autre intrépide,
Que la Victoire pas à pas
Suivit jusqu’au jour du trépas,
Dans des peines inconcevables,
Et des travaux infatigables.
 Que diray-je des jeux Floraux,
Qu’annonçoient de jeunes Hérauts ?
Dans ces Ieux impurs & profanes
On voyoit maintes Courtisanes
Courir, le Flambeau dans la main,
Au scandale du Genre Humain ;
Car elles parcouroient les Ruës
Comme des Folles, toutes nuës,
Avec des gestes indécens,
Qui choquoient l’esprit & les sens.
Flora, Courtisane fameuse,
Et d’une beauté dangereuse,
De qui la grande qualité
Ne fut jamais la Chasteté
Est celle qui fut l’Inventrice,
La Patronne, & la Protectrice
De ces lubriques passetemps.
Aprés cela dans d’autres temps,
Ces spectacles d’incontinence,
Ces Jeux si remplis de licence,
Qu’une Infame avoit établis,
Furent de tout point abolis,
Et l’on condamne leur mémoire
Comme on condamne le grimoire ;
Car qui ne condamneroit pas
Ce qui met l’honneur au trépas,
Ce qui blesse les yeux modestes,
Ce qui fait des effets funestes ?
Pourtant on fit grace à Flora,
Comme Déesse on l’adora,
Et sous ce titre de Déesse
Elle eut des Autels dans la Gréce.
Mais voyez quelle illusion
Pour couvrir la confusion,
Et le deshonneur de sa vie,
Digne de pitié non d’envie,
Malgré ses impudiques mœurs,
On la fit Déesse des Fleurs,
Pour honorer cette femelle,
Sans doute moins bonne que belle,
On établit des Ieux ruraux,
De son nom appellez Floraux.
Ces Ieux, où se trouvoit d’emblée
Vne fort nombreuse assemblée,
Se faisoient au Mont Quirinal,
Où maintenant maint Cardinal
Visite la Maison Papale,
Qui de Rome la principale,
Loge aujourd’huy la Sainteté
Où logeoit l’Impudicité.
 Omettrons-nous les Ieux Istmiques ;
Ieux éclatans, Ieux pacifiques,
Que l’on celebroit dans l’endroit
De la Gréce le plus étroit,
Où la terre est toute restrainte
Par deux mers auprés de Corinthe.
Certain Héros de qualité
Que respecta l’antiquité,
Prince d’honneste portraiture,
En fit la premiere ouverture.
Ce Prince étoit de grand renom,
Et Thesée estoit son vray nom,
Cet invincible Roy d’Athenes
Pour qui l’on a fait tant de Scenes,
Imitant les Arcadiens,
Inventa les Ieux Istmiens,
Pour honorer le Dieu Neptune.
S’imaginant que sa fortune
Sa Couronne & tout son terrain
Dépendoient de ce Dieu marin.
Aussi c’étoit sur le rivage
Que l’on joüoit son personnage,
Et que chacun à qui mieux mieux
Tâchoit de contenter les yeux
D’une celebre populace,
Qui venoit là prendre sa place,
Pour satisfaire avidement
Son curieux emportement.
Thesée au reste estoit un Homme
Qui valoit l’Empire de Rome
Pour sa bravoure & ses hauts faits.
Car il ne s’épargnoit jamais
Lors qu’il faloit livrer sa teste
Au péril de quelque Conqueste,
Essuyer des travaux divers,
Purger de monstres l’Univers :
Aussi ne fit-on point scrupule
De l’appeller second Hercule.
C’est ce Conquerant, (ce dit-on)
Dans la plaine de Marathon
Qui tua le Taureau de Gette
Qui mettoit par tout la disette.
C’est luy qui d’un Sanglier affreux
Dont les crocs étoient dangereux
Par une force sans seconde
Défit heureusement le monde,
C’est ce Monarque glorieux
Qui de son bras victorieux
Vainquit en Guerre des Bellone,
Je veux dire les Amazones,
Ces Guerrieres dont la fierté
Soûtenoit l’extrême beauté ;
Puis prit leur Reine pour épouse,
Qui seule en valoit au moins douze.
Mais passons au Ieu des Echets
Peu connu des Porte-crochets,
Et tâchons d’avoir connoissance
De sa primitive naissance.
Ce Ieu nous vint des Indiens
Gens plaisans, grands Comédiens,
Faiseurs de tours de passe-passe
Bouffons de la premiere Classe,
Que Bachus vainqueur terrassa.
Des Indiens ce Ieu passa
Aux Persans, Peuple d’humeur fiére,
Dont l’inclination altiére
Ne laissoit pas de temps en temps
De chercher de beaux passetemps.
De là ce Ieu vint en Europe
Séjourna chez le Prince Eutrope,
Puis visita les Othomans,
Idolâtres des Talismans ;
Quoy qu’il en soit, son origine
Merite bien qu’on l’examine.
 Qui dans l’Histoire du passé
Se trouve tant soit peu versé,
Sur d’assurez témoins peut dire
Que dés le temps du haut Empire
Ce Ieu parut entre les mains
Des plus qualifiez Romains.
Chacun sçait par mer & par terre
Qu’Auguste au retour de la Guerre
A ce Ieu qui le délassoit
Son bel esprit divertissoit.
Autant en fit Muce Scevole
Grand Augur, Homme de parole,
De qui toute l’Antiquité
Respecte la fidelité.
 Le Triquetrac est du mesme âge,
Et Petrarque en blâme l’usage
Comme d’un ridicule employ
Qui n’a rien que d’absurde en soy.
Pour moy, je le trouve un peu sombre
Aussi bien que le Jeu de l’Hombre.
 La Paume, ce Jeu violent,
Peu propre pour un Homme lent,
Estoit aussi du temps d’Auguste,
Empereur adroit & robuste.
Comme il avoit le bras nerveux,
Ce Jeu répondoit à ses vœux,
Et son adresse sans pareille
S’y faisoit connoître à merveille.
Il est des Gens de qualité
Doüez de telle habileté,
Que quoy qu’on dise ou que l’on fasse,
Il n’est rien qui les embarasse.
On a beau les pousser à bout,
Leur esprit éclate par tout ;
On a beau leur rompre en visiere,
Rien ne resiste à leur lumiere,
D’ailleurs amateurs des beaux Arts.
Tel fut le second des Césars,
Qui dans le Jeu comme à la guerre
Mettoit son Ennemy par terre,
Heureux en Guerre, heureux en Paix,
Toûjours vainqueur, vaincu jamais.
 On dit aussi que Marc-Aurelle,
Prince d’assez bonne cervelle,
Souvent au Jeu de Paume alloit,
Et qu’à la Paume il excelloit,
Faisant des coups d’aiz & de grille
D’une maniere si subtile,
Qu’un Tripot restoit enchanté
Des traits de sa dexterité.
 Ayant touché les Jeux profanes
Vsitez par Aristophanes,
Il faut parler des Jeux sacrez
Au Dieu Tout-puissant consacrez.
Telle estoit-jadis la démarche
De David dansant devant l’Arche,
Et joüant du Psalterion
Aussi doctement qu’Arion,
Et cela par une allegresse
Que luy suggeroit sa tendresse
Et sa forte inclination
Pour l’amour du Dieu de Sion.
Michol, Princesse d’esprit mince,
Ayant boufonné sur ce Prince ;
Dieu de son mépris irrité
La punit de sterilité,
Faisant voir par là qu’une Femme
Doit toûjours au fond de son ame
Porter respect à son Mary,
Pour montrer qu’il en est chéry.
J’épuiserois tout un Volume
Si j’abandonnois à ma plume
La liberté d’articuler,
De nombrer, & de calculer,
Tous les Jeux dont jusqu’à nôtre âge
Le monde a pratiqué l’usage,
Et ceux-là mesme que l’amour
De la Nouveauté, met au jour.
 Petrarque, le sçavant Petrarque,
Dans son Traité des Jeux remarque
Que c’est quelque monstre d’Enfer,
A peu prés comme Lucifer,
Monstre d’orgueil & de malice,
Monstre de ruze & d’avarice,
Qui le premier les inventa,
Dont ensuite l’homme il tenta,
Rendant son ame interessée ;
Mais adoucissons sa pensée,
Et loin de tout déguisement
Declarons nôtre sentiment
Sans flater culotte ny juppe,
Qui souvent sont du Jeu la Duppe.
 L’Homme de travail harassé,
Succombe, s’il n’est délassé
Par quelque passetemps honneste ;
Mais il se doit bien mettre en teste
Qu’il faut dans ce délassement
Bannir du Ieu l’attachement ;
Car si l’on en fait son étude,
Son charme, son inquiétude,
Sa totale application,
Ce n’est plus recréation,
C’est tremblement, gehenne, & torture ;
Le Ieu dégenere en nature,
Et l’on n’a plus assez de cœur
De resistance & de vigueur,
A quelque Livre qu’on s’aplique,
Quelque Morale qu’on pratique,
Pour combatre avecque succez
Ce que l’on aime avec excez
Vne habitude inveterée,
Rendant l’ame toute ulcerée.
 I’exhorte avec soûmission
Les Ioüeurs de profession,
De quiter l’humeur brélandiere
Avant que d’entrer dans la biére,
Pensant que pour gagner les Cieux
Tous les momens sont précieux,
Et que du temps à qui tout cede
La perte est un mal sans remede.

Lettre de Mr Comiers […] contenant des Reflexions sur les changemens de la surface de la Terre §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 251-284.

LETTRE
DE Mr COMIERS
DOCTEUR EN THEOLOGIE,
Prévost de Ternant, Professeur des Mathématiques à Paris.

Contenant des Reflexions sur les changemens de la surface de la Terre. Et la facile Construction de toutes sortes de Cadrans Solaires, par un seul point d’ombre, ou par deux points d’ombre, sans connoitre la Declinaison de la Muraille, ni l’Elevation du Pole.

L’horologeographie, ou la Science de faire des Cadrans & Montres solaires, Fixes ou Portatives, a toûjours fait dans la Theorie & dans la Pratique, une des plus agreables occupations de l’Esprit, & de la Main des plus Sçavans, pour montrer au doigt & à l’œil, ce que la divine Astronomie a de plus relevé, Grande quod docet umbra nihil.

Ils rendent visibles les heures courantes de la durée du jour naturel que les Grecs appellent Niktimeron. Et ces 24 heures égales Astronomiques commencent d’un midy à l’autre, & sont representées sur les plans par les Sections des grands Cercles qui partant des Poles divisent l’Equateur en 24 parties égales.

Ils rendent visibles dans le Cadran Babilonien les heures passées depuis le lever du Soleil : & dans le Cadran Italique, ils montrent les heures écoulées depuis le coucher du Soleil du jour precedent où les heures qui restent jusques à la 24 de son coucher.

Ils montrent dans le Cadran Jüdaïque les douze heures qui partagent toûjours également la durée de chaque jour artificiel ou Solaire depuis qu’il se leve jusques à ce qu’il se couche, le midy étant toûjours à six heures. C’est pourquoy J.C. le Soleil de Justice dit à ses Disciples en Saint Jean chap. 11. verset 9. N’y a t’il pas douze heures au jour. Ces heures appellées Planetaires par les Chaldéens, sont encore en usage dans l’Eglise qui les appelle Heures Canoniales. Tous les Chrétiens s’en sont aussi servi du moins jusques en l’année 540, puis que S. Benoist regla sur ces heures le Service Divin, & l’Exercice des Religieux. Prime, Tierce, &c.

L’Horologeographie qu’on appelle aussi Gnomonique à cause de l’Stile à plomb dont la pointe qui est en l’air represente le Centre du monde, sçait lier le temps par des liens d’ombre. Elle regle icy bas sur terre toutes les démarches du Soleil, elle luy donne pour Barrieres ou Tropiques deux lignes Hyperboliques, elle mesure la durée de tous ses mouvemens, & tout cela d’une maniere tres-surprenante, puis que c’est par deux choses toûjours contraires, toûjours directement opposées, & si incompatibles, que toute la force de la Nature, & toute l’adresse humaine ne pourront jamais réünir, l’Ombre & la Lumiere, puis que non cedit Umbra Soli. Luminis umbra fugax, fugitivi luminis index. Tellement qu’un point d’ombre produit toutes mes merveilles, si le Plan est éclairé du Soleil : ou bien au contraire sur un Plan ombragé, par l’image du Soleil reflechie par la seule superficie d’un morceau de miroir plan detamé & bien depoli en sa surface inferieure posée sur un Plan bien Horizontal, & pour éviter la diversité de l’inclinaison de ce morceau de verre, je me suis autrefois servi du Mercure versé dans un trou fait dans la pierre d’appuy de la Fenêtre. J’ay aussi fait des Cadrans Solaires sur un Plan ombragé faisant passer les rayons du Soleil par un petit trou fait en une des ardoises, de la partie du couvert qui avance hors de la muraille avec ces mots

Vmbrosi Phœbus plani dum tecta penetrat,
Seque, suumque suo Lumine pingit iter.

Il est pourtant vray que toute cette belle Science est fondée sur un principe tres-faux. Que la pointe du Stile, soit le centre du mouvement annuel du Soleil, ou de l’Eclyptique que le Soleil semble parcourir au tour de la Terre, puis que la substance fluide & materielle du Soleil, qui depuis 5633 ans fluë & refluë incessamment au Centre de l’Univers, comme les Rivieres dans la Mer, y fit par son amas pour la premiere fois le quatriéme jour de la Creation, ce que la Sainte Ecriture dans le chap. 43. vers. 2. de l’Ecclesiastique, appelle le vaisseau admirable, & que les ignorans appellent improprement le corps solide du Soleil.

Ce grand & merveilleux flambeau
Sans qui la Terre est un tombeau.
Ce brillant Roy de lumiere,
Par un flux & reflus de sa pure matiere,
Est luy-mesme le Trône où luit la Majesté,
Du Dieu dont il tient sa clarté.

La chûte precipitée de ces torrens de lumieres, qui passent continuellement par le Centre de l’Univers communiquent moins de leur mouvement, sur les Mers qui sont vers le Tropique d’Hyver, & au contraire font plus d’effort, & d’impression de leur mouvement acceleré sur la surface solide des terres qui sont sous le Tropique d’Esté & élevent davantage nôtre terre & son tourbillon, de mesme qu’un Jet d’eau jette en haut & y soûtient une Boule creuse de bois ou de métal. Ainsi cette année 1684. le Jeudy 29. Juin avant midy, la Terre étant au 8. degré, 4. minutes, & 59. secondes, & 20 troisiémes du Capricorne, le Soleil nous paroitra Apogée au mesme degré & minute de l’Ecrevisse. Et avancera chaque année d’une minute, 1. seconde, & 10. troisiémes, mais il y’a bien lieu de croire que l’élevation du Pole & le mouvement de la progression de l’apogée varie l’éloignement de la Terre, laquelle change aussi de Centre de gravité estant toujours inégal, par la diférente impression de mouvement que luy communique le poids du courant de la lumiere solaire, & suivant que par les inondations la surface de notre Globe change de nature, par les sables & terres que les Rivieres charrient dans la Mer. C’est pourquoy la superficie de la terre augmente en un endroit, & celle de la Mer en un autre.

C’est ainsi, au dire mesme de Senéque, que la Mer est devenuë Terre-ferme dans l’Egypte, par le limon, & par les terres que le Nil y a continuellement apporté lors de ses inondations qui commencent regulierement le 17 de Juin, & augmentent pendant 40 jours, & décroissent pendant 40 autres jours. Et le Phare qui est maintenant joint à la Terre-ferme, en estoit éloigné, du temps d’Homére d’une journée de Navire vogant à pleines voiles. Paris a esté pleine Mer, ce que l’on conclut d’une Digue pleine de toute sorte de coquillage. La Mer couvroit autrefois la Hollande, la Zelande & la Gueldre. Saint Loüis pour son voyage du Levant s’embarqua à Aigues-mortes, qui est maintenant éloigné de deux lieües de la Mer, & Fréjus d’une demi lieüe. On voit encor à present dans des Rochers à demi lieüe de Salon de la Crau en Provence, quoy que dans un lieu éminent ; & dans un Rocher en l’Abbaye de Mont-major à un quart de lieu d’Arles des grands anneaux de fer qui servoient à attacher les Cables des Barques &c.

La Mer en échange a par ses inondations diminué la surface de la Terre-ferme, a sèparé la Sicile de l’Italie, les Isles de Ceilan, & les Maldives de l’Inde. La Mer sumergea autrefois de grands territoires dans la Thessalie, ce qu’elle a fait de notre Siecle dans la Frize, Holsace, & ailleurs. La Mer Baltique couvre à present la fameuse ville Vineta. Thales, Aristote, & Senéque dans le 7. des Questions naturelles chapitre 5. assure que la Mer inonda les villes de Burim & Helicem, dans le sein de Corinthe, Quarum in alto vestigia apparent, comme dit Pline au Livre 2. chap. 92. ce qu’Ovide avoit aussi assuré dans le 15. de ses Métamorphoses

Si quæras Helicem & Burim Achaicas urbes,
Invenies sub aquis. Et adhuc ostendere nautæ,
Inclinata solent cum mœnibus oppida mersis.

Il y a 2284 ans, que les Prêstres d’Egypte disoient à Solon d’Athénes ce que Platon raporte dans le Dialogue qu’il a intitulé Timée : Que par les anciennes traditions il avoient appris qu’autrefois tout contre Gibraltar il y avoit une Isle nommée Atlantide plus grande que l’Asie & l’Afrique ensemble, & que par un horrible tremblement de terre, & par un deluge de 24 jours elle abima & fut couverte de la mer. Personne n’ignore qu’en l’année 1497. Americus Vesputius Florentin en ayant découvert le reste, luy a donné le nom d’Amerique, où est la Riviere Suriname.

La terre a des Cavitez immenses, c’est pourquoy Senéque quæst. natur. lib. 3. cap. 16. disoit, Abrupti in infinitum hiatus qui sæpè illapsas urbes receperunt & ingentem in altum ruinam condiderunt. Enfin les eaux de la Mer venant à percer la croûte ou voute des Abimes centraux de la terre, s’y abimeront, & lairront la surface de la terre seiche & aride, & pour lors conformément à la Prophetie d’Isaïe chap. 30. verset 26. La lumiere du Soleil sera sept fois plus forte ; C’est pourquoy comme dit Saint Jean dans le chap. 16. verset 8. de l’Apocalypse. Le Soleil afligera les Hommes par chaleur & feu. Voicy les termes Latins Æstu magno & igni. Et pour nous indiquer le Quando, il parle ainsi des sept jours de la semaine de la durée du monde, Quinque ceciderunt, unus est, & alter, qu’étant jeune je croïois devoir finir en l’année 1666. à conter depuis la Mort de Jesus-Christ, nondum venit.

Revenons à nos Cadrans Solaires, bien que l’Excentricité de la terre, soit la cause que le mouvement apparent du Soleil employe presque huit jours de plus au deça de l’Æquateur depuis l’Equinoxe du Printemps, à celuy d’Automne, que de celuy-cy au premier, & que la durée des heures sont plus grandes en Esté qu’en Hyver, ce que l’on reconnoit par les Horologes à Pendules, neanmoins, Cum de minimis non curet Prætor, le Cadran Solaire mesure le temps & sert à regler les Horologes sonans ; & sans estre Chaldéen, c’est à dire Astrologue il marque le moment de la naissance & de la mort de tous ceux, qui pendant que le Soleil luit, viennent ou sortent du monde, car comme dit le Livre de la Sagesse, Vmbræ transitus est tempus nostrum. En effet, si un Cadran Solaire sçavoit parler à tous ceux qui regardent quelle heure il est, il donneroit ce salutaire avis, Forsan ultima tibi, car comme dit Horace, Mors ultima linea rerum.

Ancienneté des Cadrans Solaires.

Depuis qu’Hermes Trimegiste eut observé, que le Cynocephale animal sacré à Serapi Dieu des Egyptiens, urinoit par intervales égaux vingt-quatre fois par jour, on a toûjours divisé chaque jour naturel, & chaque jour artificiel en parties égales qu’on a appellé Heures. Ovide dans le second des Métamorphoses décrit le Soleil dans son Trône ayant au tour de soy les heures en distances égales.

In solio Phœbus … & positæ spatiis æqualibus Horæ.

Comme les Egyptiens appelloient le Soleil Horus, ils en ont tiré le nom d’Heure, qu’Homére dans le 5. des Iliades appelle les Gardienes des portes du Ciel. C’est pourquoy les Romains ayant divinisé Narsilia Femme de Quirinus l’appelloient Hora, c’étoit la Déesse de la jeunesse qui luy faisoit des sacrifices, & son Temple étoit toûjours ouvert.

Le Livre de Iob le plus ancien de tous les Livres fait mention du mot d’Heure au chap. 10. verset 14. Et dans l’Exode au chap. 9. verset 8. on trouve ces mots demain à cette mesme heure. Le Deuteronome au chap. 28. verset 57. parle des enfans nez à la mesme heure.

La Sainte Ecriture nous apprend dans le Livre de Ruth, qui fut la meilleure Bru du monde, de la belle Noëmi, au chapitre 2. vers. 14. que Booz étant avec ses Moissoneurs, dit à la Moabite Ruth Quando hora vescendi fuerit, veni huc & comede panem, & intinge bucellam tuam in aceto.

Tobie au chap. 11. vers 14. lors qu’il eut frotté les yeux de son pere aveugle avec le fiel d’un Poisson, & sustinuit quasi dimidiam ferè horam, luy fit recouvrer la vûë en luy arrachant de l’œil la membrane de la tache.

Le Roy Achas est le premier qui dans Jerusalem ait fait une Montre Solaire qui marquoit les douze heures ; leurs demi & leurs quarts d’heures, comme on conclud du quatriéme. Livre des Rois au chap. 20. verset 11. C’étoit une Montre verticale, & en temps d’Hyver, lors que ce Roy vit aprés midy l’ombre de la pointe du style retrograder de dix lignes ou degrez’que les Hébreux appellent Mahaloth, & partant il marquoit les quarts d’heures. Les Sçavans connoitront ce que je dis, & que umbram ascendere & crescere idem est, nam umbra dum hieme post meridiem crescebat in plano verticali, descendebat.

Anaximenes Milesius Disciple d’Anaximendre & de Thales est le premier, au raport de Pline lib. 2. cap. 76. qui fit à Lacedemone un Cadran Solaire qu’il appella Sciatericon du mot Grec d’ombre : longtemps aprés l’usage en vint à Rome, comme dit Pline lib. 7. cap. 60. C’étoit l’ofice des enfans d’annoncer l’heure. Bientot on vit par tout tres-grande quantité de Cadrans Solaires dans Rome, du temps de Plaute qui mourut au dire de Ciceron en la 149. Olympiade, & la 570 année de la Fondation de Rome, c’est pourquoy dans la Bœotia qui est l’une des 41. Comedies perduës de Plaute, le Parasite, peste contre l’Inventeur des Heures & des Cadrans.

Vt illum Dii perdant, primus qui Horas reperit,
Quique adeò primus statuit hoc Solarium,
Qui mihi comminuit misere articulatim diem.
Nam me puero uterus hic erat Solarium.
Vbi iste monebat esse, nisi cum nihil erat.
Nunc etiam quod est, non Estur, ni Soli lubet.
Itaque adeò oppletum est oppidum Solariis
Major pars populi aridi reptant fame.

Il y a encore bien de Parasites dans ce Siecle, de même que chez les Persans. Quibus, comme dit Ammian Marcellin lib. 23. Venter unicuique pro Solario est. Et qui vivent en bestes au dire d’Aurelle Cassiodore, Variarum lect. cap. 26. Belluarum ritus est, ex ventris esurie sentire Horas. L’un des deux Vieillars dont il est parlé dans Daniel au chapitre 13. verset 13. Ambo ulnerati amore Susannæ, dit à son Camarade, eamus domum quia Hora prandii est.

Des passages cottez cy-dessus, & tirez de l’ancien Testament, comme aussi de ce que le Saint Evangile, selon Saint Mathieu au chapitre 27. verset 45. & 46. porte que Depuis la sixiéme heure du jour, qui est en toute Saison l’heure de midy, jusques à la neuviéme, c’est à dire jusques à trois heures aprés midy, puis que c’étoit dans le temps de l’Equinoxe que les heures Antiques, Planetaires & Judaïques sont d’égale durée aux heures Astronomiques ou au temps que 15. degrez de l’Equateur employent à passer sous le cercle Meridien. Toute la Terre fut couverte de tenebres. Et sur la neuviéme Heure, c’est à dire à trois heures aprés midy, Iesus jetta un grand cri, en disant, Eli, Eli, Lamma Sabacthani. Comme vous aimez l’étude de la Cabale donnons luy à present un demi quart d’hure de temps.

Je dis que Eli, que les Hébreux prononcent Ieli est le second des 72. noms de Dieu tous terminez en Ah ou en El que les Cabalistes forment de trois Lettres des 72. contenuës dans chacun des 19. 20. & 21. versets, du 14. chapitre de l’Exode, où Moïse a décrit cette miraculeuse Colomne, la Figure de Jesus-Christ. Qui stetit inter castra Ægyptiorum & castra Israël, & erat nubes tenebrosa illuminans noctem. Cette nuée tenebreuse, qui éclairoit le peuple de Dieu pendant la nuit. Car prennant la lettre Iod qui est la seconde lettre du premier de ces trois Versets, & la lettre Lamed qui est la penultiéme du second Verset, & enfin la lettre Iod qui est la seconde du troisiéme Verset on forme le nom Ieli. Ils tirent mesme ces 72. noms de Dieu, du nom tres-sacro saint, & par respect ineffable Iehovah qui est le nom propre du Créateur, c’est pourquoy les Rabins appellent ce nom Sem hammephoras. C’est à dire expositif, car tous les autres noms quoy que de quatre Lettres sont par raport aux créatures, comme dans la Genese chapitre 18. verset 3. le nom divin Adonay, du verbe Adon qui signifie Seigneur. Daijan Juge. Tsadick Juste & Hannum Misericordieux &c.

Revenons à nos Heures, par tous les passages sus-cotez de la Sainte Ecriture tant du nouveau que de l’ancien Testament. Je conclus. 1° Que le nom d’Heure a toûjours esté pris pour une 24 partie du jour naturel, ou pour une douziéme partie du jour artificiel qui est le temps que le Soleil demeure chaque jour sur l’horizon. 2° Que les Hébreux, les Grecs, & les Romains divisoient par leurs Montres Solaires chaque jour artificiel en douze heures égales entre-elles, mais inégales si on comparoit leur durée, à la durée des heures d’un autre jour : mais que leurs Horologes méchaniques divisoient tous les jours naturels en 24 parties égales qu’ils appelloient heures, ce que je pourrois encore demontrer par Tatius qui explique pourquoy on disoit que dans la Gréce, le Soleil faisoit le jour de 15 Heures au Solstice d’Esté, & de neuf Heures seulement au Solstice d’Hyver.

J’espere que Mr Bernier aussi grand Voyageur que grand Medecin, & sçavant Philosophe corrigera dans la seconde impression de son tres-docte Abbregé de la Philosophie de Mr Gassendi, ce qu’il a dit au sujet des Heures dans la 44. page de la seconde Partie. Voicy ces termes. Le nom d’Heure est veritablement ancien, mais il estoit pris pour Saison, & ce n’est que depuis quelques Siécles qu’on l’a pris pour la 24. partie du jour.

Martial dans la huitiéme de son quatriéme Livre de ses Epigrammes remarque au long quels étoient les diférens exercices des Romains pendant les 12. heures de chaque jour artificiel

Prima salutantes, atque altera continet hora,
Exercet raucos tertia causi dicos.
In quintam varios extendit Roma labores.
Sexta quies Lassis, septima finis erit.
Sufficit in nonam nitidis octava palæstris ;
Imperat exstructos frangere nona thoros.
Hora libellorum decima est, Eupheme, meorum ;
Temperat ambrosias cum tua cura d’apes ;
Et bonus æthereo laxatur nectare Cæsar,
Ingentique tenet pocula parca manu.
Tum admitte jocos, gressu timet ire licenti
Ad matutinum nostra Thalia Iovem.

Ne vous étonnez pas de ce que Martial donne la qualité d’enroüé aux Plaideurs du Barrau Romain, puis que l’Accusateur avoit six heures pour haranguer, & le Défendeur en avoit neuf. Ce que Cnée Pompée reduisit à deux & à trois heures. Cependant dans l’ancienne Rome au recit de ce qui se passoit dans l’Empire de la Lune, on disoit tout comme icy ; car les plus grands Hommes, & les plus Gens de bien y furent persecutez. Furius Camillus, & Livius Salinator à Rome, Aristide & Miltiades, à Athénes : enfin Ciceron & Socrate les plus sages, & les plus Gens de bien du monde furent condamnez ; & Publius Clodius, le plus méchant de tous les Hommes fut absous par le Sénat ; & les Livies & les Scipions qui avoient merité tant de Triomphes furent contraints de se parer contre de jugemens violens par un éxil volontaire, ce qui obligea un de leurs Poëtes de dire

Vt solvat Corvos notat censura Columbas

Si vray que dans le 24. chapitre des Actes des Apôtres nous lisons que Tertulle & le grand Prestre Ananias que Saint Paul appelle Muraille blanchie, persecutoient ce grand Apôtre sous prétexte de Religion. Et le renommé Theogonius grand Hypocrite Arrien & Saducien, & en cette qualité n’écoutant pas Salomon dans le 15. verset du 17. chapitre de Miste ou des Proverbes pour obéïr à une Dame Héretique persecuta à outrance le Saint Homme Eustathius pour mettre à couvert un Homme d’iniquité de mesme profession & art que les 170. Romaines qui furent executées en la 423. année de Rome T. Valerius & M. Claudius Marcellus étans Consuls. Voyez Theodoret au chap. 20. du premier Livre de son Histoire Ecclesiastique. Cependant l’ancienne Rome se vantoit comme dit Ciceron lib. 7. Epist. famil. 30. que sous le Consulat de Caninius Revillus, Toto suo Consulatu somnum non vidit, nihil eò consule mali factum est, nemo pransus est, Macrobe vous en dira les raisons en son second & septiéme Livre.

Je ne suis donc pas surpris, Mr, que le Mercure Galant du mois d’Avril 1684, vous ait inspiré le desir de la connoissance des Heures par le Soleil, & puis que vous demandez ce que je pense du Cadran ou Montre Solaire que Mr Crochat a fait à Saint Denis, je vous invite de venir voir dans la vieille Ruë du Temple, la superbe & magnifique Maison de Mr Amelot de Biseüil, Maître des Requestes, dans laquelle aprés n’y avoir pû pendant plusieurs heures assez admirer ce que l’Auteur du Livre intitulé Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, n’a pû dire qu’en gros depuis la 144. page, cent sortes de Chefs d’œuvre des plus sçavans Maîtres de l’Europe en Architecture, Sculpture, Marqueterie, Peinture & Broderie, avec une agreable profusion d’or & d’azur, & toute sorte de Cadrans Solaires dans les deux Cours, je vous y feray encore admirer dans l’interieur de la Maison sous un Pavillon Royal le Gallici Solis excursus. C’est un Cadran Solaire sur un grand pan de muraille, sur laquelle l’ombre de la pointe d’une Fleur de Lys, marque le jour de la naissance du Roy, & les jours de ses victoires &c. C’est de l’Ouvrage du R. P. Claude Religieux Carme, Aumonier de la Maison, il ne se sert que de la Boussole rectifiée pour trouver la déclinaison de la muraille, & cependant il réussit par tout dans la derniere justesse.

Vous avez, Mr, le goût fin de souhaiter du solide dans toutes vos lectures, & d’apprendre en lisant, & de connoitre en voyant. Car comme dit l’Eccles. cap. 39. vers. 39. Omne opus hora sua subministrabit. Et bien, Mr, je veux bien vous donner deux ou trois Lettres, tout ce que l’Horolo-geographie a de plus beau & de plus sçavant, & mesme plusieurs choses tres-curieuses qui n’ont point encore esté pratiquées.

Vitreuve le grand Architecte de l’Empereur Auguste est à mon avis le premier qui nous ait laissé par écrit la construction des Cadrans Solaires, c’est dans les 8. & 9. chapitres du neuviéme Livre d’Architecture, sur lequel. Daniel Barbaro Noble Venitien Patriarche d’Aquilée fit de tres-doctes Commentaires, qu’il donna au public en Langue Italienne és années 1567. & 1584.

Comiers, Prevost de Ternant.

On donnera la suite de ce Traité dans les suivans Mercures Extraordinaires.

Sur le Retour de Mr le Duc de Saint Aignan en son Gouvernement du Havre §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 285-286.

Voicy deux Sonnets qui ont esté faits pour Mr le Duc de S. Aignan. Le titre de chacun de ces Sonnets vous fera connoitre quel en a esté le sujet.

SUR LE RETOUR DE
Mr le Duc de Saint Aignan en son Gouvernement du Havre.

Dans le temps, où l’on voit l’Invincible LOUIS
Porter en divers lieux l’effroy de son Tonnerre,
Et faire justement trembler toute la Terre,
Par les heureux succés de ses faits inoüis.
***
Pendant que les plus fiers se sont évanoüis,
Que Luxembourg se rend, qu’Alger cesse la Guerre,
Que Génes de frayeur met bas le Cimeterre,
L’Illustre Saint Aignan rend nos cœurs réjoüis.
***
Son retour desiré pendant plusieurs années,
Qui va rendre en ces lieux nos heures fortunées,
Ne s’est pû rencontrer dans la profonde Paix.
***
D’une necessité, dont la Loy nous engage,
A souhaiter icy qu’on n’en fasse jamais,
Puis qu’elle ôte à nos yeux ce glorieux partage.

Sur le prompt depart de ce mesme Duc du mesme Gouvernement §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 287-289.

SUR LE PROMPT DEPART
de ce mesme Duc du mesme Gouvernement.

La nuit chasse le jour, du calme naist l’orage.
Aux plus belles Saisons succede un rude Hyver,
Et jamais dans le monde on ne peut rien trouver
Qui soit si bien fondé que le temps ne l’outrage.
***
L’inconstance est toûjours son plus solide ouvrage ;
S’il donne des plaisirs, c’est pour nous en priver.
La tristesse est l’écueil où l’on voit arriver
A la plus forte joye un imprévû naufrage.
***
Grand Duc, nous l’éprouvons en vôtre prompt départ,
Un retour agréable ou je prens tant départ,
Nous faisoit esperer un bonheur plein d’envie.
***
Mais il falloit s’attendre à quelque grand revers,
Puis que vous ne trouvez rien de doux en la vie,
Que d’estre auprés d’un Roy qu’admin l’Univers.

Je me souviens que vous m’avez demandé l’explication d’un Chifre employé dans le XXII. Extraordinaire. L’Autheur me l’a enfin envoyée, & je vous en fais part. Vous trouverez dans la mesme Lettre comment 38. 24. 27. 45. 93. veulent dire, S’il étoit des Amans discrets. C’est un Chifre qui vous a embarassé dans le XXV. Extraordinaire, & que je ne vous aurois pas envoyé, si j’avois sçeu qu’il ne sçauroit estre d’aucun usage, & qu’il seroit impossible à celuy mesme qui l’a inventé, de déchifrer aucunes paroles chifrées sur la mesme invention.

Explication du Chiffre du XX. Extraordinaire qui commence par ces Lettres D.P.Q.I.T §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1684 (tome XXVI), p. 289-301.

EXPLICATION DU
Chifre du XX. Extraordinaire, qui commence par ces Lettres D. P. Q. I. T.

Puisque l’on souhaite d’apprendre le secret du Chifre qui a esté proposé dans le 22. Extraordinaire du Mercure, j’en donneray icy l’explication, par laquelle on verra qu’il est entierement impossible de le deviner. J’employe pour cette sorte de Chifre vingt Alphabets tous diférens, me servant des uns & des autres dans un ordre purement arbitraire, que l’on determine à sa volonté, avec la liberté de le changer quand on veut. Au lieu de vingt Alphabets on pourroit se contenter de beaucoup moins, comme de quatre ou cinq, mais la pratique n’en seroit pas tout à fait si assurée, ny guére plus aisée. Les vingt Alphabets dont je me suis servy, sont contenus dans la Table suivante.

  • a b c d e f g h i l m n o p q r s t u x
  • b r m q u d f x l p n o i e s g h c t a
  • c m g l a i o u s h f d q x p n e r b t
  • d q l a n x h g t c p e u m b s r i o s
  • e u a n s m c l f d b r g q o t i x h p
  • f d i x m h s r u t l p e c a q b o n g
  • g f o h c s q b e u i l p t x d a n m r
  • h x u g l r b q n o t c m i f a d e p s
  • i l s t f u e n b r h x a g c p m q d o
  • l p h c d t u o r g x a b f m e n s q i
  • m n f p b l i t h x d q s a e o u g r c
  • n o d e r p l c x a q s h b u i t f g m
  • o i q u g e p m a b s h x r t l c d f n
  • p e x m q c t i g f a b r d n u o h s l
  • q s p b o a x f c m e u t n r h g l i d
  • r g n s t q d a p e o i l u h f x m c b
  • s h e r i b a d m n u t c o g x f p l q
  • t c r i x o n e q s g f d h l m p b a u
  • u t b o h n m p d q r g f s i c l a x e
  • x a t f p g r s o i c m n l d b q u e h

Le premier de ces Alphabets n’est pas diférent de l’Alphabet vulgaire, si ce n’est que pour plus de commodité, j’en ay retranché ces trois Lettres K, Y, Z, dont on se peut presque passer en nôtre Langue, se servant en leur place de celles-cy Q, ou C, I, S.

Dans le premier Alphabet chaque Lettre est prise pour elle-mesme, A pour A, B pour B, C pour C, &c.

Dans le second B est pris pour A, R pour B, M pour C, Q, pour D, &c.

Dans le troisiéme, C est pris pour A, M pour B, G pour C, &c.

Il en est de mesme de tous les autres Alphabets suivant l’ordre de la table précedente.

Tous ces Alphabets pouvoient estre formez d’une infinité d’autres manieres diférentes. J’ay choisi celle-cy pour des raisons qui m’en rendent l’usage plus facile.

Dans le Chifre dont il s’agit, j’ay employé ces diférens Alphabets suivant l’ordre arbitraire des nombres que voicy.

  • 13. 8. 13. 9. 20. 17. 14. 20. 7. 9. 2. 5. 10.
  • 7. 11. 19. 2. 6. 8. 3. 5. 1. 8. 14. 19. 10.
  • 11. 5. 9. 7. 7. 5. 16. 5. 2. 2. 6. 5. 3.
  • 7. 9. 7. 9. 10. 9. 10. 11. 15. 10. 10. 5. 18.
  • 5. 7. 5. 13. 10. 11. 13. 7. 10. 2. 11. 1. 14.
  • 18. 8. 9. 8. 5. 19. 13. 16. 15. 5. 19. 7. 7.
  • 13. 11. 15. 10. 2. 20. 2. 13. 9. 2. 7. 6. 11.

Cette suite de nombres marque que je me suis servy du 13. Alphabet pour la premiere Lettre de mon Chifre, du 8. pour la seconde, du 13. pour la troisiéme, du 9. pour la quatriéme, du 20. pour la cinquiéme, & ainsi de suite. De sorte que pour en faire l’interpretation, il faut examiner suivant l’ordre de ces nombres toutes les Lettres du Chifre proposé, dont voicy la copie.

  • D p q i t d q q a a t i s g f p u l n d s e
  • b p q l q x h c d a c t u t p d q m b a t b p
  • h s e x d o a s u o f d o a o o u g r q p m p
  • t e d c m q m d l c c u o d h u q g d l l m b.

Faisant cét examen on trouvera que

D vaut T, dans le 13. Alphabet.

P vaut V, dans le 8.

Q vaut C, dans le 13.

I vaut A, dans le 9.

T vaut C, dans le 20.

D Vaut H, dans le 17.

Q vaut E, dans le 14.

Q vaut S, dans le 20.

Et ayant trouvé de la mesme façon toutes les autres Lettres de ce Chifre on verra qu’elles exprimeront ces quatre Vers, qui expliquent l’Enigme du Loüis d’or, employée dans le Mercure d’Avril 1683. au dessous de celle de la Cheminée.

Tu cache sous ta cheminée,
Galant Mercure, un Loüis d’or,
Comme quelque riche trésor,
Mais ta finesse est devinée.

Il faut remarquer que celuy à qui on écrit en secret, doit avoir une copie écrite ou dans sa mémoire des nombres dont on a determiné de se servir pour le Chifre qu’on veut employer.

Pour peu que l’on considere la nature de cette sorte de Chifre, on connoitra évidemment que cet ordre purement arbitraire de divers nombres que l’on choisit à sa volonté, comme sont ceux que j’ay employé icy sçavoir, 13. 8. 13. 9. 20. &c. ne sçauroit estre deviné par qui que ce soit, pourveu qu’on ne le déclare à personne ; cela n’étant pas moins impossible, que de deviner les pensées d’une personne qui n’en fait paroitre aucun signe exterieur. On voit aussi clairement que l’explication de cette sorte de Chifre dépend tellement de la connoissance de cette suite de nombres, que sans cela il est absolument impossible de la trouver. Il est donc bien manifeste que ce secret est entiérement impénetrable à tous ceux à qui on n’en voudra pas faire confidence. Je ne doute pas qu’on ne demeure d’accord qu’il ne peut y avoir de Chifre plus seur que celuy-cy ; Mais on pourra se persuader d’abord que la pratique n’en peut estre que fort longue & beaucoup embarassée. Cependant le temps que j’y employe sans beaucoup d’application, soit pour mettre en Chifre, soit pour déchifrer, n’est à peu prés que quatre fois aussi long que celuy de mon écriture ordinaire la plus prompte, car j’ay observé que pour mettre en Chifre huit vers Alexandrins qui sont de 12 à 13. Syllabes, il ne me faut pas plus d’un quart d’heure, non plus que pour les déchifrer, & que dans un autre quart d’heure je ne puis faire que quatre copies simples de ces mesmes 8. vers. De plus je crois que si quelqu’un en avoit contracté une plus grande habitude, il s’en acquiteroit encore avec plus de diligence. Si la méthode dont je me sers pour cét effet, a toute la facilité que je dis, je ne sçaurois neanmoins me resoudre à en donner presentement l’explication, la trouvant trop longue & trop dificile à faire par écrit.

On a employé dans le XXV. Extraordinaire du Mercure une autre espece de Chifre, dont on propose l’artifice à expliquer. Voicy en quoy il consiste. L’Auteur de ce Chifre fait valoir chaque Lettre suivant le rang qu’elle tient dans l’Alphabet ordinaire comme on voit icy.

  • 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15.
  • 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23.
  • a b c d e f g h i k l m n o p q r s t u x y z.

En sorte que A vaut 1, B vaut 2, C vaut 3, &c. Or pour mettre ce Chifre en usage, il n’y a qu’à marquer sur le papier la somme des nombres qui conviennent aux Lettres de chaque mot, ainsi qu’a fait l’Auteur à l’égard des Vers suivans.

S’il estoit des Amans discrets
Comme il est des Chifres secrets,
On verroit peu d’Amans fidelles
Se plaindre avec droit de leurs Belles.
  • 38. 84. 27. 45. 93.
  • 46. 20. 42. 27. 66. 85.
  • 27. 101. 40. 49. 69.
  • 23. 75. 29. 63. 9. 71. 52.

Pour mettre en Chifre le premier mot S’IL, il faut mettre 38, parceque Sestant la dixhuitiéme Lettre de l’Alphabet, elle vaut 18. I vaut 9. & L vaut 11. Et la somme de ces trois nombres 18. 9. 11. vaut 38. il en est de mesme des autres mots.

Mais l’Autheur de ce Chifre se trompe grandement de croire que cela soit un veritable Chifre, puisque l’on ne sçauroit aucunement s’en servir estant de telle nature, qu’il est imposible à ceux là-mesme qui en sçavent le secret d’en trouver l’interpretation. De sorte que l’Autheur luy-mesme ne pourroit pas expliquer ce qu’on luy écriroit de cette maniere ; Car ce nombre 38, par exemple qui marque le premier mot du Chifre dont il s’agit, s’explique également bien par une infinité de mots differens, aussi bien que par le mot S’IL, comme ILS, LIS, L’ON, FAIRE, DIEU, LIEN, &c, il en est de mesme de tous les autres. Or quel moyen de deviner parmy tous ces mots inombrables lequel doit estre le veritable que l’on cherche ?

Monsieur Cimeton de Lochan en Bourgogne, a aussi trouvé le secret de ce dernier Chifre, qu’il condamne comme absolument inutile, aussi-bien que l’Autheur de cette Lettre. Lors qu’on assiegea Luxembourg, il fit ce Vers Numeral ou Chronologue, qui prophetisoit qu’il seroit pris cette Année.

Venez Roy Des franCoIS, LUXeMboUrg est à VoUS.

Assemblez toutes ces lettres Numerales, vous trouverez qu’elles font l’Anné courante 1684.