1684

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII). §

[Suite des Nouvelles d’Alep] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 3-17, 20-23.

 

[...] Il faut pourtant tâcher de vous contenter, en vous faisant part de ce qui s’est passé en la Visite que Mr le Chevalier d’Arvieux, Consul pour Sa Majesté en cette Ville d’Alep, a rendüe depuis peu de jours au Patriarche des Suriens.

La Marche fut ouverte par le Chaoux, revestu de sa Veste de Tabis couleur de rose, & de son Bâton à double Fleur de Lys à la main. Il fut suivy par quatre Janissaires de fort bonne mine, & de la plus haute taille, portant chacun leurs Vestes vertes, & leurs Mîtres, & tenant un gros Bâton. Quatre Chaters, ou Valets de pied, venoient ensuite, avec leurs Dolimans blancs, & leurs Bonnets d’Ecarlate à l’Esclavonne. Deux Truchemens avec leurs Vestes de Cerémonie, & leurs Bonnets de Martre Zibeline, les suivoient. Immédiatement apres, marchoient Mr l’Evesque de Césarople, & Mr le Consul, qui luy donna la droite. [...]

La Marche continua dans cet ordre jusques à l’Eglise des Suriens, qui est située dans un Faux-bourg nommé Gedijda, & qui n’est guere moins grande que S. Germain des Prez.

Le Patriarche vint recevoir Mr de Césarople, & Mr le Consul, à trente pas de l’Eglise, avec ses Habits Pontificaux, & estoit accompagné de son Meffriand, ou Coadjuteur, Archevesque de Ninive, & des Archevesques d’Alep & de Jérusalem, aussi en Habits Pontificaux, & de tout le reste de son Clergé en Habits Sacerdotaux. Il les y embrassa & les baisa.

Ensuite on ôta la Veste de Mr de Césarople, on luy mit sa Chappe de Moire blanche, brodée d’or & d’argent, & sa Mître précieuse en Broderie d’or, & on luy donna en main une Croix & une Crosse, garnies d’or & de Pierreries ; & ils entrérent tous trois dans l’Eglise en Cerémonie, chantant des Cantiques en Chaldéen.

Il y avoit devant eux quatre Clercs, marchant à reculons, qui aspergeoient de l’Eau de senteur à terre ; deux autres qui avoient chacun un Encensoir en main ; & trois autres qui avoient des Plaques d’argent, rondes, entourées de Grelots, & enchassées au haut d’un Bâton assez long, & aussi plaqué d’argent. [...]

L’on posta Mr l’Evesque de Césarople au costé droit de l’Autel sur la mesme ligne, & le Pere Gardien à la gauche. Mr le Consul, avec son Prie Dieu garny d’un Drap & de Carreaux de Velours rouge cramoisy, fut placé au milieu vis-à-vis de l’Autel, [...]

La Messe fut chantée en Langue Syriaque, excepté l’Epître, qui le fut en Arabe, par un Assistant, & l’Evangile en Chaldéen, par le Patriarche mesme, qui officia Pontificalement. Ce dernier prescha ensuite en Arabe, & à la fin de son Sermon il harangua Mr de Césarople & Mr le Consul dans la mesme Langue, parce qu’il sçavoit que l’un & l’autre l’entendoient parfaitement. La Messe se continüa avec des Chants & des Instrumens, qui s’accordoient tres-bien ensemble. [...]

Quand la Messe fut finie, [...] le Patriarche les mena tous deux accompagnez des Archevesques d’Alep & de Jerusalem, dans le mesme ordre qu’en entrant à l’Eglise, dans sa Maison, qui est attenant l’Eglise, en faisant toûjours chanter, & toûjours jetter de l’Eau de senteur & du Parfum par des Clercs qui alloient à reculons, jusqu’à ce qu’ils fussent arivez dans cette Maison.

Dés que ces Prestres furent deshabillez, on servit une Collation assez raisonnable, où tous les Missionnaires, & les Marchands de la Nation, & plusieurs des principaux Suriens, furent invitez.

Quelque temps apres, Mr de Césarople & Mr le Consul se retirant, on commença encore à chanter, & le Patriarche les conduisit jusqu’à l’endroit où il estoit venu les recevoir. Ils s’embrassérent encore mutuellement, & apres avoir pris congé, ils revinrent dans le mesme ordre au Palais Consulaire de France.

[...] je croy qu’apres apres avoir vù la Relation de la Visite que Mr le Chevalier d’Arvieux, Consul pour Sa Majesté à Alep, a rendüe au Patriarche des Suriens, vous voudrez en avoir encore une de celle qu’il rendit il y a quelque temps à l’Evesque des Arméniens. La Marche fut toute pareille à celle de la premiere Visite, excepté que l’Abbe, ou le Manteau que portoit Mr le Consul, estoit d’écarlate, doublé de Satin blanc, avec des Galons & des Agraffes d’or & d’argent.

L’Evesque des Arméniens, à la teste de son Clergé, revestu de ses Habits Sacerdotaux, & d’une maniere de Thiare Basse en forme de Couronne sur la teste, vint recevoir Mr l’Evesque de Césarople, & Mr le Consul, à la premiere Porte de l’Avant-court de l’Eglise, située dans le Fauxbourg de Gédeijda. [...]

D’abord qu’il vit Mr de Césarople, & Mr le Consul, il les embrassa, & les baisa deux fois à la Parisienne, & incontinent apres on revestit Mr de Césarople d’une tres-belle Chappe de Moire couleur de Cerise, [...] On luy mit aussi sa Mître précieuse en Broderie d’or sur la teste, & en main un Bâton Episcopal en forme de Bequille ; apres quoy l’on se rendit à l’Eglise, qui est carrée, [...]

Mr de Césarople entra à l’Eglise avec Mr le Consul ; l’Evesque des Arméniens, avec son Clergé, les ayant précedez, comme pour les y recevoir une seconde fois ; & un Diacre les encensa toújours par le chemin. [...]

Quand chacun eut pris sa place, la Messe fut précedée immédiatement par une Procession de tout le Clergé autour de l’Eglise, à la fin de laquelle l’on porta sur le Prie-Dieu de Mr de Césarople une petite Croix enrichie de Diamans. [...]

 

L’Evangile, l’Epître, & toute la Messe, fut dite en Langue vulgaire. L’Epître fut chantée en Musique par tous les Diacres, & les Choristes, dont quelques-uns avoient des Instrumens qui s’accommodoient assez bien au Chant.

L’Evangile fut lû & chanté par tous les Diacres, l’un apres l’autre, ayant posé le Livre envelopé d’un Linge, sur une Chaise en forme de Pliant. [...] apres quoy Mr de Césarople se leva de sa place, pour aller baiser à l’entrée du Balustre de l’Autel, le Livre des Evangiles, couvert d’argent, qu’un Prestre tenoit bien proprement à la main sur un Linge blanc. Ce Livre fut ensuite porté à baiser par le même Prestre, à l’Evesque des Arméniens, & à Mr le Consul ; & de temps en temps on venoit encenser ces deux Evesques, & Mr le Consul.

Ensuite les Officiers Assistans allérent querir le Ciboire couvert d’un Linge, auquel ils firent faire le tour de l’Autel, en chantant toûjours, & en faisant sonner incessamment les sonnettes de quatre Soleils d’argent, emmanchez de quatre Bâtons assez gros, plaquez d’argent, dont deux estoient garnis de Banderoles blanches, & les deux autres de Banderoles rouges. Ils les posérent ensuite sur la Table de l’Autel, où le Prestre fut long-temps à faire la Conjuration, ayant laquelle on luy porta dequoy laver les mains. Quand il fut prest à la faire, il porta luy-mesme le S. Ciboire en haut, couvert d’un Linge, jusqu’à la porte de l’Autel ; & apres la Consécration de l’Hostie, qui est de Pain sans levain, ou azyme, il l’exposa aussi au Peuple avant que de la mettre dans le Ciboire, de la mesme maniere qu’il se pratique dans toutes les Eglises Catholiques de France.

[Sentimens en Vers sur aux Questions du XVI. Extraordinaire, par Mr Bouchet […]] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 26-30.

Les Réponses que vous allez lire aux Questions du XXVI. Extra-ordinaire, sont de M. Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy, aussi-bien que le petit Poëme qui les suit, sur l’Origine des Cloches.

SI L’ON PEUT AIMER avec plaisir, quand on a sujet de ne se plus confier à la Personne qu’on aime.

 La belle passion que l’on appelle amour,
S’établit dans le cœur avec la confiance ;
 C’est ce qu’apprend l’expérience
A ceux à qui le Ciel a donné plus d’un jour.
***
Les innocens transports que l’on sent en soy-mesme,
En faveur d’un Objet dont l’esprit est charmé,
Font que l’on veut aimer quand on se croit aimé,
Et qu’on trouve en aimant une douceur extréme.
***
Des choses d’icy-bas voila quel est le tour ;
Nous aimons qui nous aime avec perséverance ;
Mais adieu le plaisir, & le sincere amour,
Quand nous avons sujet d’entrer en défiance.

Si l’on peut garder une forte passion pour une Personne qu’on est assuré de ne voir que rarement.

Si l’Amour entretient ses feux par la présence
De l’Objet adoré que l’on voit chaque jour,
 Nous pouvons dire que l’absence
 Est la Marastre de l’Amour.

Si une Passion qui n’est fondée que sur la Beauté, peut estre durable.

 La passion ne peut durer
Qu’autant que peut durer l’Objet qui l’a fait naitre ;
 Car aussitost qu’il cesse d’estre,
 Le cœur cesse de soûpirer.
***
Ainsi n’attendez point une passion stable
 Pour une Beauté peu durable,
 Qui d’ailleurs paroist du grand air ;
 Je veux qu’une belle Personne
Attire tous les cœurs, & regne sans Couronne ;
Cependant sa beauté passe comme un éclair.
***
Vous donc qui vous rendez par un culte idolâtre.
L’Esclave infortuné d’une Beauté de plâtre,
Dont les charmes trompeurs s’effacent chaque jour ;
Voulez-vous en aimant n’estre plus misérable ?
Brûlez pour la beauté de cet Estre immuable,
Qui fait des Bienheureux le bonheur, & l’amour.

De l’Antiquité et de l’Origine des Cloches §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 30-44.

DE L’ANTIQUITÉ
ET DE L’ORIGINE
DES CLOCHES.

 Discourons de l’antiquité
 De ces Machines suspenduës,
 Qui de si loin sont entenduës
 Pour réveiller la pieté,
 Et pour attirer le Fidelle
Au service du Dieu pour qui brûle son zele.
***
Des Cloches l’harmonieux bruit
N’est pas d’a-présent introduit.
L’usage de la Sonnerie,
Qui vint avant l’Artillerie,
Peut avec beaucoup d’équité
Porter haut son antiquité.
Pour peu qu’on ait, l’on m’en peut croire,
Quelque teinture de l’Histoire,
On en peut estre convaincu,
Lors que Saint Paulin a vescu ;
Ce Pontife si venérable,
Cet Evesque si charitable,
Des Captifs le Libérareur,
En fut le premier Inventeur.
Ce fut en sa Ville de Nolle,
En Italie, & non en Gaule,
Que se fit cette Invention,
Pour nourrir la devotion
Des Chrestiens fervens & fidelles,
Qui par là se donnent des aîles,
Mais des aîles toutes de feu,
Pour élever leur ame à Dieu,
Et pour voler à son service,
Afin de se rendre propice
Cette adorable Majesté,
Qui fait nostre félicité.
Pour les Heures Canoniales,
Que l’on peut nommer Cléricales,
Le Saint Pere Sabinian,
Qui régna beaucoup moins qu’un an,
Les fit introduire dans Rome,
Estimant, ce vertueux Homme,
Qu’en faisant parler chaque jour
Du haut d’une superbe Tour,
Des Machines harmonieuses,
Les Personnes devotieuses
Viendroient le soir & le matin
Se rendre à l’Office Divin.
***
Mais avant l’usage des Cloches,
Qui vint beaucoup depuis les Coches,
On prend icy la liberté
De demander de quel costé,
De quelle façon, ou maniere,
On appelloit à la Priere
Les premiers Chrestiens détachez
En diférens lieux, ou cachez,
Car la persécution cruelle
Les tenoit tous fort en cervelle,
Et pour les voir impunément,
On les cherchoit secrettement
Dans des Cavernes effroyables,
Qui servoient aux Bestes d’Etables,
D’Antres, de Retraites, de Forts ;
C’est ainsi qu’on vivoit alors.
***
Je répons qu’ils tenoient à gages
Certains Cursores, personnages
Zélez pour Dieu, Gens fort discrets,
Qui donnoient des avis secrets
De ce qu’il falloit fuir ou faire,
De ce qu’il falloit dire ou taire,
Et que ces Gens tous bons & saints,
Soit Cavaliers, soit Fantassins,
Tenoient entr’eux à grande gloire
D’estre une Cloche ambulatoire,
Allant d’Antre en Antre avertir
De l’heure qu’il falloit partir
Pour assister au Sacrifice,
Ou chanter le Divin Office.
C’estoit la pratique du temps,
Dont les Chrestiens estoient contens.
L’usage apres vint des Cresselles,
Outils de bois, Machines telles,
Que se tenant sous un pivot,
Comme une tige de Pavot,
Avecque certaine figure
A maint cran & mainte échancrure,
Elles rendoient un son bruyant,
Un son subtil & penétrant,
Un son d’une force excessive,
Pour l’oreille un peu fine & vive,
Tournant comme aîles de Moulin
Au moindre mouvement de main.
Cette pratique est avérée,
Dans la Ville de Césarée
Un grand Synode l’atesta,
Quand autrefois on apporta
Vos Reliques, Saint Anastaze.
Le Peuple estant presque en extaze
De joye & de contentement,
Pour marquer l’applaudissement,
L’honneur, le respect, & la gloire
Qu’il rendoit à vostre mémoire,
Au lieu de Cloches, se servit
De Cresselles, dont bien luy prit.
***
Or dans la structure des Cloches,
Par qui maintenant les approches
Se font des Peuples écartez
Au Temple où tous sont invitez,
Entrent métaux de conséquence,
Qu’on peut nommer sans éloquence
Le Cuivre, la Fonte, l’Etain,
Telle est des Cloches le destin,
Telle est des Cloches la matiere,
Ou partiale, ou toute entiere,
Car par fois le plus fin argent,
Qui de tant d’exploits est l’agent,
Y prend sa place, y fait entrée,
Et quand la Cloche est penétrée
De ce métal si précieux,
Elle en résonne beaucoup mieux ;
Argentine est sa mélodie.
Il faut qu’encore icy je die
Que de nos Cloches les effets
Sont miraculeux & parfaits,
Et que les Chrestiens qui sont sages
En tirent de grands avantages,
Lors que les Démons mutinez
Semblent contre nous déchaînez,
Quand les foudres & les tempestes
Grondent sur nos mortelles testes,
Et veulent nous pousser à bout,
Un coup de Cloche appaise tout.
Par le son des Cloches sacrées
Qui sont au grand Dieu consacrées,
Tant par une sainte onction,
Que par la benédiction ;
Les Vents les plus insuportables,
Les Lutins les plus redoutables,
Les tourbillons les plus fumeux,
Les ouragans les plus fâcheux,
Adoucissent leur violence,
S’accoisent, & baissent la Lance,
Le Ciel cessant d’estre en couroux,
Quand les Cloches parlent pour nous.
Armez-vous donc, fier méteore,
De ce que vous avez encore
De plus sanglant, de plus amer,
Nos Cloches vous vont desarmer,
Et mettre au néant vostre rage ;
Mais pour en faire un bon usage,
Gardons d’en profaner le son
Par une indécente Leçon,
Ou par quelque Chanson immonde
Qui soit du Théatre & du Monde.
***
A Nostre-Dame de Paris
On voit des Cloches de grand prix,
Et ces Machines résonnantes,
Si grosses, & si surprenantes,
Sont dans deux Tours, dont la beauté,
La hauteur, & l’égalité,
Peuvent passer pour des miracles,
Et d’incomparables spéctacles ?
Je n’avance rien que de vray.
Dans Anvers, à Bruge, à Cambray,
A Malines comme à Bruxelles,
On en voit encor des plus belles,
Que les Voyageurs fréquemment
Visitent par étonnement.
***
Pour toy, célebre Rhotomage,
A qui Thétis vient rendre hommage,
La gloire & l’ornement du Nort,
Qu’heureux doit estre crû ton sort,
De posseder Georges d’Amboize,
Qui tant de mille livres poize,
Et qui beaucoup plus poizera,
Quand la bien poizer on voudra !
C’est ainsi que parle la Cloche ;
Cela sent bien la vieille Roche,
C’est à dire le vieux Gaulois,
Comme on le parloit autrefois,
Cependant, selon certains Hommes,
Ecrivains du Siecle où nous sommes,
On voit dans la Ville d’Erfort
Vne Cloche d’un poids plus fort,
Et qui peze plus, dit l’Histoire.
Il faut de la foy pour le croire.
Qu’importe ? pour ce diférent
Je me sens fort indiférent.
***
Dans un Bourg de Celtiberie,
Ce n’est point une raillerie,
On voit une Cloche, dit-on,
(Beyertink est ma Caution)
Qui de soy-mesme & seule sonne,
Sans le mouvement de personne,
Quand on doit souffrir de nouveau
Quelque redoutable fleau,
Ou quand l’Eglise Catholique
Doit craindre une guerre tragique.
Le Bourg où l’on peut voir cela,
S’appelle aujourd’huy Villila.
***
Quand la mort passe par les Grilles
Dans un Monastere de Filles,
Où l’on benit Dieu jour & nuit,
Elle ne vient qu’à petit bruit,
Sans que l’on ait aucun présage
Qui menace de son passage ;
Mais dans certain petit Convent
De Bodken, on a veu souvent,
(De cela j’ay bon autentique)
Certaine Cloche prophétique
De soy-mesme se démener,
Se mettre en branle pour sonner,
Quand une des Filles voilées
Devoit aux voûtes étoilées,
S’élever, & dresser ses pas
Par un précipité trépas ;
Si bien que pour une Pucelle
C’estoit un cry de Bouteselle,
Que le son de l’airan perçant
Qui de la Cloche alloit sortant.
On conserve encor la mémoire
De cette Cloche, & de l’Histoire,
Dans le Monastere approuvé
Où ce Miracle est arrivé.
***
Mystérieuses Babillettes,
Métaux parlans, saintes Trompettes,
Qui ne sonnez de haut en bas
Que pour vers Dieu dresser nos pas ;
Cloches, allumez dans nos ames
Le feu de ses divines flâmes.
Quand je vous entendray marcher
Desormais du haut du Clocher,
Je diray d’une voix soûmise
Aux ordres sacrez de l’Eglise,
Commandez, & j’obéiray,
Appellez, & soudain j’iray.
Il ne faut pas que mon pied cloche,
Quand mon oreille entend la Cloche.

S’IL EST VRAY QU’UN
peu d’amour cause moins de peine, que l’embarras de défendre son cœur.

Si les premiers soûpirs d’un cœur plein de tendresse
Sont toûjours les derniers de l’humaine Sagesse,
Que dira-t-on, Amans, de vostre passion ?
Sçavez-vous que l’amour vostre inclination,
Que pour estre aveuglez vous craignez de combattre,
Dont la teste des Foux est souvent le théatre,
Fait moins souffrir un cœur, mesme dans le tourment,
Que pendant qu’il résiste à cet aveuglement ?
***
 Il est vray qu’on vous entend plaindre,
 Vous poussez des soûpirs au vent,
Et vous ne souffrez pas un grand mal bien souvent ;
L’Hyperbole est vostre Art, vous sçavez tous bien feindre ;
Mais quand on est charmé d’un Objet doux, flateur,
O Dieux, quel embarras de défendre son cœur !
 S’il est sage de l’entreprendre,
 Il ne l’est donc pas de se rendre ;
Et ce cœur combatant est bien plus genéreux,
S’il demeure vainqueur, que s’il est amoureux.
Vous donc qui vous plaignez d’une Belle inhumaine,
Ecoutez la raison qui vous dit, résistez
A ces appas trompeurs ; en fuyant, combatez ;
S’il est bien mal-aisé, la gloire suit la peine.

Gyges.

Si la jalousie qui vient de l’amour, est plus dangereuse dans ses effets, que celle qui vient de l’ambition.

 Il est vray qu’un amour jaloux
Cause bien du desordre, & qu’avec ses ombrages
 Des Hommes les plus sages
 Il n’en fait souvent que des foux.
L’orgueil fait encor pis, & cet amour extréme
 Qui fait que l’on s’estime plus,
 Qu’on cherche toûjours le dessus,
A produit les Démons, a basty l’Enfer mesme,
Fait choir le premier Homme ; il a troublé sa paix,
Il allume en tous lieux la guerre dans sa race,
Qui toute avec son Dieu n’a pû rentrer en grace.
Peut-on jamais causer de plus méchans effets ?

Le mesme.

Fiction §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 49-52.

FICTION.

Penétré des ardeurs d’une secrete flâme,
Que Phébus en secret allume dans mon ame,
Sans sçavoir le sujet qui me porte en ces Lieux,
Je me sens transporter tout-d’un-coup dans les Cieux.
Là, spéctateur du Dieu qui lance le Tonnerre,
Et dégagé d’un corps qui restoit sur la Terre,
Je vis avec plaisir quelques Divinitez
Qui vouloient appaiser deux Fleuves irritez.
D’un regard assuré le petit Fleuve d’Ure
Se plaignoit hautement qu’on luy faisoit injure ;
Que depuis trop longtemps, malgré tous ses efforts,
Le Fleuve de la Seine arrestoit sur ses bords
La charmante Cloris, & que son beau visage
Ayant de sa naissance honoré son rivage,
Ses claires eaux pouvoient seules de ses beaux yeux
Tracer au naturel le Tableau précieux.
Au reste, que la Seine estoit large & profonde.
Et que ce vaste Fleuve étonnoit tout le monde ;
Qu’on n’avoit sur ses bords aucune seûreté,
Mais que des siens sans crainte on goûtoit la beauté ;
Que son humide lit s’étendoit sans orage,
Avec un petit bruit, sur un vert Païsage ;
Et que loin de ces eaux qui coulent rudement,
Les siennes n’excitoient qu’un murmure charmant.
Sauf le respect des Dieux, vostre humeur est bien vaine,
Répondit fiérement le Fleuve de la Seine,
De prétendre enlever, sans l’avoir mérité,
Les appas éclatans d’une insigne Beauté !
Paris seul, & Roüen, où, sans me méconnoistre,
Au milieu de leur sein j’ay l’honneur de paroistre,
Pour posseder Cloris, offriront sur mes bords,
Dans leur plus bel éclat, la gloire, & les Trésors ;
Ce n’est que pour un temps qu’un desert Païsage
Peut joüir des attraits qu’étale son visage ;
Mais, quoy ? pour retenir un miracle des Cieux,
La Terre doit former un lieu plus précieux.
Le Fleuve de la Seine en eust dit davantage,
Si Jupiter entr’eux n’eust calmé cet orage.
Cloris honorera, leur dit-il sagement,
Vos bords de sa présence alternativement.
Cessez de m’en parler, seule elle a la puissance
De donner là-dessus toute la préference.
Dans ce doute affligeant, ces deux Fleuves rivaux,
Des larmes de leurs yeux firent grossir leurs eaux ;
Et mon ame aussitost par un coup de Tonnerre
Se sentit à mon corps réünir sur la Terre,
Où charmé des beautez qu’avoit veu mon esprit,
Je résolus en Vers d’en tracer le recit.

A Tyrcis. Ballade §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 53-56.

A TYRCIS.
BALLADE.

Autrefois pour l’Hymen j’eus de la passion ;
Je voulus autrefois vivre sous son empire ;
Je me plaignois toûjours de ma condition,
Et je ne voyois rien de plus dur, ny de pire.
Je sentois les transports qu’un beau visage inspire ;
Je trouvois du plaisir dans l’amoureux martire ;
Enfin je ne pouvois souffrir la liberté,
Mais par d’autres desirs mon ame est entraînée,
Et je dis maintenant d’un ton plein de fierté,
Vive le Célibat, & fy de l’Hymenée.
***
Condamne qui voudra ma résolution,
C’en est fait, je ne puis, ny ne veux m’en dédire ;
Pour le joug des Marys j’ay trop d’aversion,
Et crains trop les chagrins que le ménage attire.
J’aime la Compagnie où l’on entre pour rire,
Et d’où quand il luy plaist un chacun se retire ;
Mais je ne puis souffrir cette societé
Où l’ame par l’Hymen pour toûjours enchaînée
Ne sçauroit rejetter le joug qu’elle a porté ;
Vive le Célibat, & fy de l’Hymenée.
***
Depuis que mon Rival m’a damé le Pion,
Qu’il possede un Objet que tout le mon de admire,
Je ne sens dans mon cœur nulle inflâmation,
Et je suis plus content qu’on ne le pourroit dire.
Qu’un Muguet sotement à toute heure soûpire,
Qu’à ses prétentions il se laisse séduire,
Je m’en ris, je suis libre, & j’en fais vanité ;
Mon esprit revenu d’une erreur obstinée
Abandonne ses fers, & n’en est plus tenté ;
Vive le Célibat, & fy de l’Hymenée.
***
Cher Tyrcis, dont le cœur brûle pour Lision,
Et qui sens que ton mal de jour en jour empire,
Ecoute maintenant la voix de la raison,
Arrache de ton cœur le trait qui te déchire,
Ordonne au Dieu fripon d’aller autre-part frire ;
Reconnois ton erreur, commence à la maudire,
Imite mon exemple, & plein de fermeté,
Romps ton enchantement, change ta destinée ;
Puis apres tu diras avecque gayeté,
Vive le Célibat, & fy de l’Hymenée.

L. B.

De l’Orgine de la Poesie §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 57-122.

DE L’ORIGINE
DE LA POESIE.

Platon a dit que la Poesie venoit immédiatement du Ciel, qu’elle estoit une pure influence des Astres, & que l’étude y avoit peu de part ; que le Poete est une Personne sacrée, & qu’il ne peut chanter, s’il n’est plein du Dieu qui l’agite. C’est aussi la pensée de Cicéron, dans l’Oraison pour le Poete Archia : Poëtam divino quodam spiritu afflari. Ovide en reconnoissance de cette facilité naturelle, & de ce talent merveilleux qu’il avoit pour les Vers, assure dans tous ses Ouvrages, qu’il est inspiré d’un divin génie, & que son entousiasme est tout céleste.

Est Deus in nobis, & sunt commercia cœli ;
 Sedibus æthereis spiritus ille venit.

Enfin toute l’Antiquité revéroit la Poesie comme le langage des Dieux, & les Poetes comme leurs Oracles. Les Sages mesme authorisérent cette créance, & leur accordérent volontiers un sentiment si avantageux. Mais si c’étoit l’opinion des Anciens, c’est encore celle de quelques Modernes. Ronsard, dans le Discours qu’il adresse à Grevin, parle de la Poesie d’une maniere qui fait bien voir qu’il la reconnoissoit comme quelque chose de divin, que le Ciel ne donne pas à tous les Hommes. Il la compare à un feu, ou plûtost à ces feux ardens qui paroissent la nuit, & qui changent sans cesse de lieux & de figures. Le Pere le Moine parlant du génie de la Poesie, a dit que c’estoit la pure flâme du feu Celeste, & que ceux qui sont animez de cette noble ardeur, sont d’un tempérament fort pur & fort vif. Les Sciences, ajoûte-t-il, doivent faire le corps du Poete, & ce corps doit estre animé d’un feu Céleste & spirituel, qui luy donne la chaleur & le mouvement.

Dans cette créance, que la Poesie estoit quelque chose de divin, & que les Dieux mesme en estoient les inventeurs, tout le Paganisme a regardé comme des Divinitez ceux qui ont excellé en cet Art ; ce qui a fait que quelques Poetes dans le Christianisme ont mesme offert des Sacrifices à ceux qu’ils croyoient estre plus hautement inspirez de ce génie. Tout le monde sçait que Ronsard, & sa Caballe, ont esté accusez de cette erreur ; & quoy que ce fust sans doute injustement, cette Caballe n’a pû se sauver des apparences du fait, bien qu’elle ait pû se défendre de la verité de l’intention. Cette opinion estoit si fortement établie, que Theophile dans une de ses Requestes au feu Roy, cite cette histoire comme veritable.

Autrefois on a pardonné
Ce Carnaval desordonné
De quelques uns de nos Poëtes,
Qui se trouvérent convaincus
D’avoir sacrifié des Bestes
Devant l’idole de Bacchus.

On peut voir Ronsard, qui estoit le Maistre de la Troupe, dans la Réponse qu’il a faite à quelques Ministres qui l’accusoient de ce crime, & juger si le divertissement ne passoit point les bornes du jeu, & n’alloit pas jusques à la creance de l’entousiasme, & de la Vaticination. En effet les vieux Poetes faisoient mistere de ce bel Art ; & soit qu’ils regardassent ses regles comme un effet de ce génie, ou de leur invention, ils découvroient ce secret à peu de Personnes, & mesme ils ne leur en apprenoient que peu de choses à la fois. Ils appelloient cela initier quelqu’un dans la Poësie ; & pour luy en faire concevoir une plus noble idée, ils employoient beaucoup de temps avant que de le rendre capable d’une haute inspiration ; ce qui faisoit croire qu’on n’estoit pas Poete dés le premier jour, & que tout le monde n’estoit pas propre à ce mistere. C’est aussi la pensée du P. le Moine, lors qu’il a dit que la Nature travailloit un siécle pour faire un bon Poete. Enfin tous les Poetes sont persuadez qu’on ne peut reüssir dans cet Art sans inspiration ; & c’est pourquoy ils ont retenu cette invocation d’Apollon & des Muses au commencement de leurs Ouvrages. Les Poetes Chrétiens, sur ce principe, ou peut-estre pour un meilleur dessein, ont suivy cette coûtume. Je me souviens sur ce sujet, d’avoir lû autrefois une vieille Poesie Chrétienne, où l’Auteur parle de la sorte dans son invocation.

Va donc, Muse, je n’ay que faire
De toy, pour tracer ce Mistere.
Garde ton fabuleux Valon,
Ton Pégase, ton Hipocréne,
Ton entousiasme, ta veine,
Ton Parnasse, & ton Apollon.
***
Calvaire sera mon Parnasse, &c.

Il continüe en disant que le Saint Esprit luy servira d’Apollon. Il est toûjours bon sans doute d’invoquer Dieu au commencement de toutes ses œuvres ; mais pourquoy le faire plûtost en Vers qu’en Prose, & mesler le Saint Esprit avec les Muses ? Si c’est une verité qu’il y a eu des Muses capables d’inspirer quelque chose de divin & de spirituel aux Hommes, il est impossible de purifier de mauvais Esprits, & d’illuminer des Anges de tenébres ; & s’il n’y a jamais eu d’Apollon ny de Muses, quelle nécessité de retenir une vieille erreur, & de consacrer une Fable ? Mais ce que je trouve plaisant, c’est que chaque Poete se fait un Apollon à sa mode ; & c’est ainsi que Mr de Gomberville invoquoit le grand Cardinal de Richelieu.

Invoque qui voudra comme un des Immortels,
Ce Fantôme à qui Delphe éleve des Autels,
Et l’aille consulter sur le bord de son Onde ;
De moy, je ne tiens plus ce Spectre pour un Dieu,
Et veux par mes Ecrits apprendre à tout le monde,
Qu’il n’est point d’Apollon, que le grand Richelieu.

Mais on peut dire que Mr de Gomberville ne faisoit que changer d’idolatrie, & qu’il sacrifioit à ce fameux Cardinal, dans le mesme temps qu’il renversoit l’ancienne idole d’Apollon. Ovide dans ses Vers amoureux, assure qu’une belle Maîtresse est le Dieu qui les luy inspire.

Ingenium nobis nostra Puella facit.

Pour moy, qui n’ajoûte pas beaucoup de foy aux misteres du Parnasse, & qui mesure plûtost l’estime que j’ay pour les Poetes, par leur vertu, que par le génie qui les inspire, je ne donne pas à ce feu brillant & spirituel, dont ils prétendent faire toute l’ame & tout le caractere de la Poesie ; & si je conviens de cette spiritualité lumineuse, je luy acorde des qualitez bien diférentes de celles d’où ils croyoient recevoir leur entousiasme. Je luy accorde quelque part dans leurs belles pensées, & dans ces nobles emportemens qui élevent leur esprit audelà d’une imagination ordinaire ; mais je ne luy attribüe pas la conduite de l’ouvrage, & je donne au jugement ce qu’ils doivent à leurs saillies. De plus, à le bien prendre, il n’y a point de diférence de ce feu Poetique, & de celuy que l’on voit briller en tant de Gens d’esprit, qui n’ont aucun talent pour la Poesie. Ils ne sont pas moins féconds en belles pensées ; au contraire, ils sont tout pleins d’invention, & de jolies choses. Il n’y a que le tour qu’ils prennent, qui les fait diférer les uns des autres ; & l’on peut dire qu’ils parlent Vers en Prose, & les autres Prose en Vers. Les pensées nous manquent quelquefois, mais encore plus souvent la maniere de les exprimer ; & bien des Gens seroient Poetes, qui faute d’expression, n’en ont que la pensée. Le tour de la phrase qu’on ne peut trouver, empesche le tour du Vers que l’on cherche ; & malgré ce beau feu, & ce génie qui préside à la Poesie, on a tout le temps de le ralentir à la porte de la Prose. Ce n’est pas assez que des saillies d’esprit, que de vives pointes, que de l’imagination, & de l’entousiasme ; il faut avoir le secret de s’exprimer facilement, de bien arranger ses paroles, & c’est le veritable caractere du Poete. Cela est si vray, que Mr de Brebeuf parlant des Vers de Lucain, que Mr de Corneille a mis dans sa Tragédie de Pompée, assure qu’il n’y a ordinairement dans la Poesie, qu’un beau tour, ou qu’une agreable maniere d’exprimer noblement les choses.

C’est la raison pourquoy on a appellé la Poesie un Art, & non pas une Science ; car si elle provenoit d’une inspiration, ou qu’elle fust comme infuse, pourquoy l’appeller un Art, & nommer une flâme si naturelle un feu d’artifice ? Il est si vray que la seule inspiration ne fait pas le Poete, que Cicéron parlant des Vers des Sybiles, dit, Est enim magis Artis & diligentiæ, quam incitationis, & motus ; & au même Lieu, Id certè, ajoûte-t-il, magis attenti animi quam furentis. Aristote dit, qu’elles ne faisoient des Vers que par une intempérie naturelle, comme le Poete Marcus de Syracuse, qui n’en faisoit point, s’il n’estoit pris de la folie, à laquelle il estoit sujet. Disons donc que le secret industrieux de placer bien à propos de certaines paroles, fait tout le mistere de la Poesie, & que cette heureuse disposition luy donne l’ame. En effet, j’avouë que le génie qui nous inspire de prendre de certains mots, & de les lier ensemble, d’où il résulte un si beau sens, n’est pas moins grand que celuy de nous faire naître des pensées qui nous coûtent tant à les exprimer, qu’elles s’échapent avant que nous puissions nous faire entendre. Mais tous les Poetes veulent que ce soit un feu divin qui leur donne cette noble vigueur ; & Regnier, infatué de son mestier ainsi que les autres, dit que l’arrangement & le tour du Vers ne suffit pas pour estre Poete.

Si pour sçavoir former quatre Vers empoulez,
Faire tourner des mots mal joints, & mal collez,
Amy, l’on estoit Poete, on verroit, cas étranges,
Les Poetes plus épais, que Mouches en Vandanges.

Mais plusieurs doivent dire avec l’agreable Marot, qu’ils ne sçavent qui les a fait Poetes,

Ou la Nature, aux Muses inclinée ;
Ou la Fortune, en cela destinée.

J’avois bien conçeu quelque chose d’extraordinaire dans la Poesie, mais je n’aurois jamais crû que dans la Versification, qui n’en est au sentiment d’Aristote & des Maistres de l’Art, que la derniere partie ; je n’aurois jamais crû, dis je, qu’elle fust divine, & que Dieu mesme en fust l’Autheur. Cependant Polidore Virgile m’apprend que metri origo à Deo optimo maximo est ; & la raison qu’il en donne, c’est qu’il a disposé le monde, & les choses qu’il contient, comme dans une certaine mesure raisonnable, qu’il appelle un Poëme harmonieux, & cadencé ; ce qui est la doctrine de Pitagore, qui veut qu’il y ait par tout des nombres, & de l’harmonie. Enfin chez les Payens, Jupiter est l’Inventeur des Vers, & Jupiter est Dieu mesme, dit encore mon Autheur ; mais comme l’Amour est souvent une fureur Poetique, & la Poesie une fureur d’Amour, c’est encore la grande source où les Poetes ont puisé, & une veritable Fontaine d’Hypocréne. L’Amour a toûjours fait la meilleure & la plus douce occupation des Muses. Ostez ce Dieu, vous ostez Apollon, & son entousiasme ; mais retranchez Apollon, vous retranchez ce que l’Amour a de plus excellent, de plus tendre, & de plus ingénieux. C’est de là qu’il prend ses plus fortes armes ; ce qui me fait souvenir de ce beau mot de Montaigne, que la Poesie représente je-ne-sçay-quel air plus amoureux que l’Amour mesme. Mais comme la Poesie tire aussi de l’Amour tout son feu & toute sa délicatesse, je l’appelle la Fille de l’Amour, le langage des Amans, & le veritable Interprete des Cœurs.

Apres cela, faut-il s’étonner s’il n’y a si petit Poete qui ne fasse l’inspiré ? & peut-on refuser cette qualité au moindre Versificateur ? Ainsi tel qui n’a peut-estre fait en sa vie qu’un Madrigal, ou un Sonnet, prétend aussi-bien qu’Homere & Virgile, à la gloire du Parnasse, & ne fait pas sonner moins haut son Apollon & ses Muses. C’est un orgueilleux qui leur doit céder ; mais au reste, s’il est veritablement animé de ce beau feu, pour peu qu’il en fasse briller la flâme, il mérite le nom de Poete, & les honneurs du Parnasse. Il n’y a que du plus ou du moins, puis que ce feu est égal dans sa nature, quoy qu’il se communique diversement, à proportion que l’ame est capable de le recevoir. Il n’y a point de qualitez qui distinguent veritablement le Poete d’avec un autre, comme Poete, parce qu’il n’y en a point qui ne puisse travailler à toutes sortes de Poëmes & de Vers en general, soit par étude, ou par génie. Il y a des Esprits doubles, qui sont propres à toutes choses ; & lors qu’ils ne s’appliquent qu’à une seule, c’est qu’ils la font avec plus de facilité, ou qu’elle est plus conforme à leur humeur. Virgile a réüssy également dans ses Eglogues, dans ses Georgiques, & dans son Eneïde, & on peut l’appeller trois fois Poete, puis qu’il a excellé en ces trois genres de Poesie, & qu’il sert de Modelle à tous ceux qui s’appliquent à l’un ou à l’autre en particulier. Cependant Virgile n’a point fait de Vers Lyriques, ny de Tragédies ; mais il n’en est pas moins Poete pour cela, & au sentiment de Martial, il auroit surpassé en ce genre Horace & Varius, s’il eust voulu ; & la raison qu’il donne, rend sa pensée fort croyable.

Aurum & opes, & rura frequens donabit amicus,
Qui velit ingenio cedere, rarus erit.

En effet, un bel esprit se mêle de tout, & seroit fâché qu’un autre en sçût plus que luy. Nous avons veu un de nos Poëtes les plus sérieux, disputer de la Poësie Burlesque avec l’enjoüé Scarron. Nous avons des Poëtes en France, qui sont Poëtes à plus de titres que Virgile, puis qu’ils remplissent si dignement les caracteres de Thocrite, de Pindare, d’Euripide, & d’Homere ; ou si vous l’aimez mieux, de Terence, de Seneque, d’Horace, & de Virgile. Cependant il faut avoüer que chaque genie de Poësie a son génie particulier, qui est un écoulement, & une participation de cét esprit universel, qui se communique diféremment à tous les Poëtes, qui distingue tous les Poëmes, & leur donne un caractere spécifique, qui sans diviser le Poëte, fait la diférence de la Poësie.

Tout le monde se mêle de juger des Vers & des Poëtes, tout le monde se mêle de faire des Vers & d’estre Poëte ; mais le métier est plus difficile qu’on ne croit. Peu s’y connoissent, & peu y reüssissent ; ce qui a fait dire à Montaigne que nous avons plus de Poëtes que de Juges en Poësie ; & qu’il est plus aisé de la faire que de la connoistre. Tout le monde peut estre Poëte par inspiration, & par entousiasme. La bonne Poësie, la supréme, la divine, comme parle le même Montaigne, est au dessus des regles & de la raison mesme. Sa beauté brille comme un éclair, & passe jusqu’au cœur en mesme temps, qu’elle frappe ou les yeux ou les oreilles. Elle ravit & entraîne le jugement, & cette inspiration sacrée des Muses, est comme l’Aiman qui communique sa vertu au fer qu’il touche. Une aiguille en attire une autre. De mesme si le Poëte est triste, amoureux, ou colere dans une Comédie, l’Acteur paroist tel sur le Theatre, & l’Auditeur dans le Parterre Mais voicy une distinction de caracteres que je trouve parfaitement belle, elle est encor de Montaigne. Une fluidité gaye & ingénieuse, une subtilité aiguë & relevée, une force meure & constante ; & voila Ovide, Lucain, & Virgile, ou bien les trois caracteres de ce dernier. Montaigne fait une autre division de la Poësie, qui n’est pas moins instructive. Il la divise en populaire, médiocre, & parfaite. La populaire est une Poësie naturelle, simple, & sans étude ; la parfaite est une Poësie reglée avec art, & pleine d’invention, mais où l’entousiasme regne comme dans l’autre, & mesme avec plus de force & d’élevation. La médiocre, est une Poësie qui tient de l’art & du naturel, mais qui manquant d’ordinaire de noblesse & de naïveté, ne touche ny le cœur, ny l’esprit. C’est proprement une Poësie pedantesque & d’Ecolier ; car je ne prends pas icy le mot de médiocre, pour un stile qui peut estre parfait dans son genre, & dans lequel on peut estre bon Poëte ; mais j’entens par cette Poesie médiocre, une Poësie basse & rampante, qui ne merite aucune estime. Car enfin, il y a une Poësie médiocre trés-parfaite en son genre, & digne d’approbation ; mais à la verité il n’en est pas comme de la vertu, qui est toûjours dans le milieu. Cette Poësie n’en est pas plus excellente pour estre placée entre les deux autres. Il est vray ce que dit Platon, que des Gens si rassis frappent en vain à la porte de la Poësie ; il ne faut pas croire qu’ils soient veritablement Poëtes. C’est la nature qui donnè ce beau feu, & ce génie absolument necessaire pour estre Poëte. C’est elle qui l’inspire & qui l’échauffe, qui luy donne l’invention & la facilité ; mais à dire vray ; c’est l’art qui luy apprend les mesures, les nombres, l’ordre & l’arrangement des pensées & des paroles. C’est luy qui regle cét entousiasme, & qui fait paroistre ce Poëte fou & emporté dans son Cabinet, si sage & si judicieux sur le Papier.

Un de nos beaux Esprits que la France revere, & que les Etrangers ont admiré, a fait des Vers en quatre sortes de Langues, & a esté estimé pour un grand Poëte. Il avoüe pourtant luy même qu’il ne fait des Vers qu’en dépit de Minerve, & qu’il a plus d’art que de naturel, mais il a une connoissance parfaite des Poëtes, & une longue étude de la Poësie. Il a choisi les meilleures Phrases poëtiques des Autheurs Anciens & Modernes ; & avec le secret de les arranger, & de les placer à propos, il en fait quand il luy plaist, des Vers fort beaux, fort justes & fort coulans. Mais au reste, il y a bien à dire d’un Poëte par art, & par étude, à un Poëte par inspiration, & par naissance. Celuy-là peut faire un Madrigal, une Epigramme, un Sonnet aussi bien que les Maîtres ; il peut mesme aller jusqu’à l’Eglogue, & à l’Elegie. Mais dans le Poëme Epique, il demeureroit court dés l’invocation. Il est sujet à d’importunes redites, & ses Vers n’ont pas de vie. Ce sont toûjours les mesmes nombres, les mesmes cadences, & les mesmes rimes. Quand je voy composer de tels Poëtes, il me semble voir un Homme qui apprend à joüer aux Dames, ou aux Echets. Ce sont toûjours les mesmes pions, & les mesmes places, c’est toûjours le mesme jeu. Il faut laisser cette Poësie amusante aux Faiseurs d’Acrostiches, qui sont diverses, figures par la mesure de leurs Vers, & des Vers tirez par les cheveux, qu’ils disposent d’une maniere bisarre & ridicule. Jamais la rime ne manque aux médiocres Poetes, c’est toûjours ce qu’il y a de plus fort dans leurs Ouvrages. Il n’en est pas ainsi chez les grands & fameux Poetes : il semble qu’elle se refuse à eux, soit qu’ils la negligent, ou qu’ils ne se donnent pas la peine de la chercher, ou plûtost qu’ils n’en ont pas le loisir dans la chaleur de l’entousiasme qui les transporte. Ils sont neanmoins bien au dessus des autres, en cela mesme où ils n’ont pas réüssi, parce que la veritable Poesie ne consiste pas dans la rime, & qu’elle est bien diferente de la versification. Les autres ne sont que des Rimailleurs, ceux-cy sont veritablement Poetes ; car je le dis encore, la rime, quelque riche & féconde qu’elle soit, n’empesche pas que le Vers ne sente la prose. Un Poete est loüable de rechercher les rimes les plus riches pour faire de beaux Vers ; mais il est blâmable lors qu’il s’y attache avec trop de scrupule. Quand une rime riche vient à propos, & qu’elle embellit le Vers, heureux le Poete qui la cherche, & qui sçait bien la placer, quand il l’a trouvée ; mais lors que le tour & la beauté du Vers ne l’exige pas, c’est une affectation vicieuse. Il faut que la rime soit naturelle, & qu’elle ne détourne & n’embroüille jamais le sens du Vers. Ce n’est pas par là qu’on estime la Poesie ; elle n’est jamais foible, quand elle est juste & intelligible. Nos Vers ne doivent pas estre des Bouts rimez, comme si tout le secret de nostre Poesie ne consistoit qu’à bien remplir un certain nombre de rimes ; elle a ses transports & son entousiasme, aussi-bien que la Gréque & la Latine, quoy que Mr de Meaux nous assure qu’il n’y a que chez les Peuples de Dieu, où la Poesie soit venüe par entousiasme & par inspiration. Qu’y a-t-il de plus beau que la Poesie de Moïse, se récrie Polidore Virgile ? Qu’y a-t-il de plus grand que celle de Salomon ? Qu’y a-t-il de plus accomply que celle de Job ? Moïse semble inspiré de quelque Divinité, dans son Cantique d’action de graces apres le Passage de la Mer rouge. David est le Poete de Dieu, divinus Dei Vates. C’est donc avec justice, dit cet Autheur, que nous raportons l’invention de la Poesie aux Hébreux.

Ce qui a fait croire que la plûpart des Livres de la Sainte Ecriture estoient en Vers, est la maniere de les écrire par Versets & par lignes ; & peut-estre même que S. Hiérôme, qui se dit Autheur de ces Versets, les inventa en cherchant la mesure & la cadence de cette Poesie Hébraïque ; ou plûtost ces Versets estant en usage dans la Bible avant S. Hiérôme, cela l’obligea à faire une si curieuse recherche de la Poesie Hébraïque. Quoy qu’il en soit, il n’y avoit que les Livres de Job, des Pseaumes, des Proverbes, de l’Ecclésiaste, & du Cantique des Cantiques, qui fussent composez en Sentences coupées, qu’on écrivoit à la maniere des Vers ; car comme dit Scaliger, parlant des Hébreux, Canebantur multa, quæ non erant versus, ut Psalmi, Threni, Canticum Canticorum ; & si le sentiment de ce grand Homme est veritable, où est cette Poesie Hébraïque ? Mais si les Pseaumes & le Cantique des Cantiques ne sont que de la Prose, Mr Cotin a bien perdu de la peine & du temps à nous exposer le Cantique des Cantiques comme un véritable Poëme de Théatre. Mais enfin je ne m’étonne pas apres cela que S. Hiérôme ait ainsi dispose les Ecrits des Prophetes. Ils avoient même quelque chose de plus que l’entousiasme, & on peut faire aisément d’un Poete un Prophete, & d’un Prophete un Poete, lors qu’ils s’attachent tous deux à rendre les Oracles de la Divinité, c’est à dire à traiter des choses de la Religion. Comme les Vers estoient écrits au commencement tout de suite, aussi-bien que la Prose, ce ne peut estre icy qu’une conjecture. Bien plus ; un Commentateur sur le Livre de Job, a rendu raison de la mesure des Vers dont il prétend que ce Livre est composé, & assure que ce sont des Vers Hexamétres, car les Anciens avoient diverses sortes de Vers, aussi-bien que nous, soit pour la mesure & les nombres. Mais la nature de ces anciens Vers nous est inconnüe, & n’a rien de commun avec la Poesie Gréque & Latine, non pas mesme avec la nouvelle Poesie des Juifs, qu’ils ont prise des Arabes. D’autres ont crû, comme Mr Gaumin, que toute la Poesie des anciens Hébreux consistoit dans les accens ; mais quelle apparence y a-t-il à cela, puis qu’on prétend que les Hébreux n’avoient point d’accens, ou du moins qu’ils ne sont point marquez dans les anciens Manuscrits ? Il est vray que les Hébreux ont pû faire des Vers, aussi-bien que les Juifs d’aprésent ; mais outre qu’à peine y a-t-il six cens ans qu’ils ont commencé d’en faire, c’est que Scaliger dit qu’il n’en a pas trouvé un bon, & que les Arabes qu’ils ont imitez, habent quæ desinunt in rythmos, & non sunt carmina. Il est donc bien difficile de connoistre ce que c’est que cette Poesie Judaïque ; ce qui me fait croire avec un sçavant Moderne, que c’est plûtost un style coupé & sententieux, qu’une veritable Poesie, si l’on ne considere l’invention Poetique qui paroist dans quelques Livres de la Bible. Josephe & S. Hiérôme, qui en ont voulu marquer les mesures, n’ont pas examiné cette matiere avec assez d’application, en comparant ces prétendus Vers Hébreux avec les Vers Grecs & Latins ; & je conclus que ce ne sont que des sentences écrites en un stile serré & métaphorique, mais sans mesures de longues ny de bréves. Cecy demanderoit une grande Dissertation, pour distinguer l’ancien caractere Poetique des Hébreux, & la Poesie des Juifs d’aprésent ; d’où l’on pourroit remarquer que les uns & les autres n’ont eu la Poesie que par emprunt, & par imitation des Nations avec lesquelles ils ont esté meslez tant de fois ; mais cela me meneroit trop loin, je reviens à mon sujet.

Je n’ay donc garde de dire, pour faire valoir la Poesie, que le premier Homme apres Dieu, a esté le premier Poete, & que les Vers sont plus anciens que la Prose. On a dit que le Vers a esté trouvé avant la regle de le faire ; & Sorel avance que si on considere premiérement la beauté des Langues, on ne trouve guére que de la Poesie dans les premiers temps ; & ainsi elle est la source & la Mere de l’Eloquence, & on y rencontre tout à la fois la politesse, l’élegance, la noblesse & la pureté des Langues ; mais il a falu du temps à la Poesie pour en venir là, car elle estoit grossiere dans son commencement, pour le stile & pour l’invention. La Gréce l’a vüe dans son berceau, sous Musée ; & dans sa perfection, sous Homere. Les Romains l’ont vüe dans son enfance, sous Ennius ; & dans sa force sous Virgile Pline, qui dit qu’on doit à l’Oracle d’Apollon, la Poesie Héroïque, croit qu’il y a eu des Poetes avant la Guerre de Troye ; & il y a bien de l’apparence, sans alleguer ny Moïse, ny Salomon, qui ont vécu long-temps avant cette Guerre. Les Egiptiens, qui possedoient alors tous les beaux. Arts, n’ignoroient pas celuy-cy ; & s’il est vray que Moïse ait eu connoissance de la Poesie, il l’avoit apprise d’eux.

Cependant je veux bien, pour l’honneur des Gaulois, & pour contenter un de nos vieux Poetes, dire que Bardus a esté le premier Poete de l’Europe, & mesme du monde, pour ne pas épargner les Grecs & les. Latins, aussi-bien que les Hébreux ; car ce Bardus fut

Et Pere des doux Vers, & de la consonance.

Le portrait de cette Poesie naissante, toute simple & naturelle qu’elle estoit alors, me semble si noble & si beau, que je croy que ce vieux Bouquin en avoit eu une vision parfaite. Je changeray peu de chose aux traits qu’il luy a donnez, & seulement pour rendre ses Vers plus intelligibles.

La Poësie alors comme une Nymphe pure,
Avoit d’un Habit blanc l’innocente vêture ;
Son Chef estoit aussi couvert d’un Voile blanc ;
Vne Boucle d’azur étreignoit sur son flanc
Sa Ceinture dorée, & de couleur celeste ;
Un riche & long Manteau couvroit son air modeste.
A son chaste regardon voyoit que ses yeux
N’estoient accoûtumez qu’à contempler les Cieux.
Un Brodequin tout blanc, d’une peau nette & franche,
Jusqu’au genou poly couvroit sa gréve blanche ;
Et ses doigts faits au tour, de Gands estoient fermez,
Plus que l’Ermine blancs, ny teints, ny parfumez.

Comme les Romans sont les premiers Livres que nous ayons en France, & que ces Romans sont en Vers, on peut dire que c’est la véritable origine de nôtre Poesie, & que cette Poesie a esté parmy nous plus ancienne que la Prose, en fait de Livres & d’Ecritures. Nos Poetes ont précedé nos Historiens & nos Orateurs, mais on ne peut dire précisément quand ces Romans ont commencé. Il faut s’en tenir à ce qu’en rapporte Fauchet, & n’aller pas plus avant, à moins qu’on ne veüille faire la Poesie aussi fabuleuse dans son origine que dans sa nature ; car de remonter jusques à Bardus, & à nos anciens Gaulois, pour y trouver la naissance de la Poesie Françoise, c’est se tromper, & abuser les Lecteurs. Si les Druïdes ont esté Poetes, ce que nous ne sçavons que par conjecture, ce n’est point à eux que les François sont redevables de leur Poesie, parce que les Gaulois n’ont rien laissé par écrit, & leur langage & leur génie estoit bien diférent de celuy des Francs, qui ont depuis habité les Gaules. Je croirois bien plûtost que ces Francs prirent quelque teinture de la Poesie des Romains, dont ils prirent les coûtumes & le langage ; ce qui fit qu’en reconnoissance ils nommérent leurs Poesies des Romans. Mais pour moy je croy que c’est à la Provence que la France & l’Italie doivent leur Poesie rimée & nombreuse. Cette Province luy servit de berceau, l’Italie l’éleva, & la France, ou pour mieux dire, Paris, & la Cour, l’ont perfectionnée, & mise en l’état où elle est aujourd’huy. Quoy qu’il en soit, la Poesie a devance tous les Arts, comme elle comprend tous les Arts ; & c’est pourquoy elle est si excellente, mais encore si ancienne, puis qu’elle est la premiere discipline, & mesme la source de toutes les disciplines, chez toutes les Nations ; ce qui a fait que les Grecs ont donné une grande étendüe au nom de Poete, parce que ce mot exprime le caractere de tous ceux qui inventent, qui traitent & qui expliquent les Sciences & les Arts ; mais on l’applique particuliérement à ceux qui s’attachent aux belles Lettres, ou pour parler plus poetiquement, à Apollon, & aux Muses.

Ce seroit icy où il faudroit expliquer ce qu’on entend par belles Lettres, & par les Muses ; car véritablement on abuse un peu trop de ces façons de parler. Les Muses, & les belles Lettres, suivant ce que nous venons de dire, comprennent toutes les Sciences, & tous les Arts ; mais c’en seroit trop. Un Poete, quoy qu’on en die, n’en doit pas tant sçavoir ; c’est assez qu’il sçache les principes, les origines & les termes des Arts & des Sciences. Si l’on en croit le Vulgaire, & mesme les Sçavans, les Poetes ne sont jamais grands Docteurs. Ils sçavent seulement quelques notions genérales, & quelques difinitions des choses ; & cette fleur, ou plûtost cette écorce, est selon eux l’étude des Muses, & des belles Lettres. Je croy qu’il y a de l’injustice dans ces deux Jugemens sur la capacité des Poetes. Ce qu’on appelle Muses, ou belles Lettres, est une connoissance exquise, aisée & naturelle de chaque chose. Je ne dis pas de toutes choses, parce que les Sciences secretes & curieuses ne sont point de leur ressort. Elles sont bonnes pour un Philosophe, & non pas pour un Poete ; car quoy que veüillent dire les Cabalistes, les véritables Poetes n’ont rien sçû de leur Art ; & il n’y a qu’eux qui voyent dans leurs Ouvrages ce qu’ils pensent y avoir trouvé, ou plûtost ce qu’ils leur imposent, pour donner plus de poids & de créance à leurs réveries. Je dis encore, que cette connoissance ne doit pas estre tres-profonde & trop singuliere, parce qu’il n’appartient qu’aux nouveaux Philosophes, aux Chefs de Sectes, & aux Sçavans, de faire de nouveaux Sistémes, d’établir de nouvelles opinions, & d’aprofondir les Sciences, & non pas à un Poete, ou à un Homme de belles Lettres. Tous les Poetes ne doivent pas estre comme Lucrece, Philosophes en Poesie. Ceux qui l’ont imité, & qui sont plus Sçavans que Poëtes, sont obscurs, & peu agréables dans leurs Poesies.

Mais, comme dit Maxime de Tyr, l’instruction d’Apollon & des Muses, estant de ramener les Hommes à leur devoir, elle a besoin de la Philosophie. Et qu’est-ce que la Philosophie, continüe-t-il, que la Science des choses Divines & Humaines, qui produit la vertu dans nos ames, sous quelque figure qu’elle prenne ? Aussi Homere, pour enseigner plus agréablement la Philosophie aux Hommes, l’a déguisée sous le nom & les ornemens de la Poesie. Ainsi les Muses sont les sciences que la mémoire produit & dispose, ou que le divin entousiasme tire d’elle. La Philosophie & la Poesie sont deux choses, si on considere le nom, dit encore cet Autheur ; mais une seule, si on en examine l’essence. La Poesie est une Philosophie plus ancienne, & la Philosophie une Poesie plus nouvelle. On trouve des Fables chez les Poetes, & des Enigmes chez les Philosophes, qui renferment diversement la vertu & la vérité ; mais comme la Fable est plus claire & plus agréable que l’Enigme, elle touche & plaist bien davantage ; ce qui fait que le Vulgaire aime bien mieux les Poetes que les Philosophes. Il y a donc deux choses à considerer dans la Poesie, le plaisir, & l’utilité ; ce qui a fait dire à l’Autheur que je viens de citer, que si la République de Platon avoit dû estre à l’usage des Hommes du commun, bien loin d’en chasser Homere, on y auroit admis tous les Poetes, pour instruire la Jeunesse, & luy proposer la vertu, sous la douce écorce de leurs agréables fictions. Ils ont sans doute mieux parlé des Dieux, que les Philosophes, & Platon a esté luy-mesme un fidelle imitateur d’Homere ; mais tout Poëte écrit obscurement, & il faut prendre tout ce qu’il dit dans un autre sens, comme on faisoit les Oracles.

Que ce soit la pauvreté des Langues, ou la foiblesse de la Nature, il n’y a point de belles pensées dans la Poesie, qui ne soient outrées, ou par le nombre, ou par la rime ; ce qu’il y a de net & de correct, ne contient que des choses communes & grossieres. Ce que la Nature mesme a de beau, n’y est pas toûjours naturellement exprimé ; & en cela l’Art paroist où il ne devroit point paroistre, & on l’y voit extrémement au-dessous d’elle ; ce qui me feroit douter que les Poetes trop pleins d’entousiasme, eussent le véritable caractere Poetique ; car hormis l’invention qui doit régner dans le sujet, l’élevation des pensées devient souvent galimathias ; & la Poesie obscure & tenébreuse, n’en déplaise à tous les Oracles de l’Antiquité, n’est ny la bonne ny la véritable Poesie. Il est vray que la pensée du Poete, aussi-bien que son expression, doit estre diférente de celle de l’Orateur ; mais leur netteté & leur clarté doivent estre semblables. Cela fait que quelques-uns ont tout donné à la Nature, en faveur de la Poesie ; & d’autres tout à l’étude. Mais Horace concilie cette opinion, & dit qu’il faut joindre l’Art & la Nature pour faire un bon Poete, c’est à dire un Poete sage & judicieux, & non pas un fou ou un possedé ; car nonobstant cette fureur Poetique tant estimée, il y a des Poetes tranquilles, semblables aux Fontaines & aux Etangs ; & non pas à ces Mers pleines d’orages & de tempestes, qui ressemblent si bien à ces Poetes furieux & transportez. Horace semble favoriser cette fureur Poetique, & condamner cette Poesie tranquille dont je viens de parler, lors qu’il avertit les jeunes Pisons, de ne pas se méprendre au jugement qu’ils feront d’un véritable Poete.

 ----------neque si quis scribat uti nos
Sermoni propria putes hunc esse Poëtam.
Ingenium cui sit, cui mens divinior, atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

Mais, il n’a pas pris garde que suivant ce précepte il retranche tout d’un coup la moitié de ses Poesies, & dénie le titre de Poëmes à ses discours & à ses satyres. La Poesie ne doit jamais estre négligée de cette négligence qui marque la paresse & la mal-propreté ; mais elle ne doit pas estre aussi guindée & parée d’une maniere qui sente l’extravagance & la folie, qui soit affectée & ridicule. Ceux donc qui se mêlent de Poesie en dépit de Minerve, doivent aprendre ce beau mot de Montaigne, Qu’on peut faire le Sot par tout ailleurs, mais non dans la Poësie.

Il y a long-temps qu’on l’a dit, les Poetes sont sur tout idolâtres de leurs Ouvrages. Ciceron a eu ce foible, & il estoit si entesté de sa Poesie, qu’il ne craignit point de ternir sa gloire en la mettant au jour, & que le Poete fist honte à l’Orateur, ou plûtost que l’Orateur fist honte au Poete. Il n’est pas honteux de faire mal des Vers, mais il est bien honteux de ne sentir pas qu’on s’en aquite mal, & d’en vouloir tirer quelque réputation. L’exemple de Denis le Tyran devroit servir d’une grande leçon. Il estoit fou de ses Vers, & jaloux aussi-bien que Néron, de la gloire des bons Poetes. Il n’y avoit point d’artifice qu’il n’employast pour la ravir ; mais s’il fut vainqueur à Athenes des Poetes Tragiques, ses Vers furent chiflez, & ses Pavillons mis en piéces aux Jeux Olympiques. Le Peuple, souverain Juge des Poetes, atribua même sa mort qui suivit bien-tost apres, à la colere & à la punition des Dieux. Mais enfin les méchans Poetes passent dans une si grande admiration pour eux-mesmes, qu’elle leur tient lieu d’entousiasme & d’inspiration ; & c’est peut-estre ce qui les rend fous, & ce que nous appellons fureur Poetique. Si l’on en croit Pétrone, dans un endroit qu’un illustre Moderne a un peu outré, le Poete doit se précipiter hardiment en mille ingénieux détours, & par des inventions extraordinaires & fabuleuses, afin que l’on remarque plûtost le transport d’un esprit furieux, que la sérieuse relation d’une chose véritable. Voila à proprement parler, faire le portrait d’un Fou, plûtost que d’un Poete ; mais voila comme sont la plûpart des Poetes. Ce qui à fait dire cette jolie pensée à Pline, que la Nature toûjours sage dans ses productions, a fait naître plus d’Helébore sur le Parnasse, qu’en aucun lieu du monde, afin que le reméde se trouvast en abondance où la maladie étoit si commune. Mais il n’y a que les méchans Poetes qui sont fous, & on n’a jamais accusé de folie Homere, Virgile, & tant d’autres qui sont encore les Maistres de nos grands Hommes. Lactance mesme appelle les anciens Poetes les premiers Sages du monde.

Mais la folie n’est pas le seul defaut des Poetes, on les accuse encore de mensonge, & de ne dire jamais la vérité, en sorte qu’on n’ajoûte point de foy à leur témoignage. D’abord qu’ils sont initiez aux misteres de la Poesie, ils jurent sur les Fables, de ne reconnoistre jamais la vérité, & de suivre toûjours la vraysemblance. Soit donc par étude ou par inclination, ils se font une si forte habitude du mensonge, que Seneque a dit, & peut estre par luy-mesme (s’il est vray que le Philosophe ait esté Poete Tragique, ce que je ne croy pas) Seneque, dis-je, assure que Poëtæ verum non putant ad se pertinere ; & Plutarque dit que Socrate ne faisoit point de Vers, parce qu’il ne pouvoit mentir ; tant il y a peu de diférence entre un Menteur & un Poete. Cependant il est aisé de les justifier de ce costé-là ; & si je n’avois pas traité ailleurs de la fiction des Poetes, j’entreprendrois icy leur défense, & ferois voir qu’en suivant la Fable, ils trouvent plus aisément la vérité, parce qu’elle est la plus agréable expression des choses de la Nature. Menipe dans Lucien cherchant la verité, dit qu’il a trouvé plus d’incertitude chez les Philosophes, que parmy les Poetes, & que quittant ceux-cy pour suivre ceux-là, il estoit tombé d’un petit mal dans un plus grand. Les Poetes sont donc plus mistérieux que menteurs, & nous en devons croire Maxime de Tyr, qui estoit Philosophe, & Philosophe Platonicien, qui par conséquent leur devoit estre contraire. Il avance en leur faveur, que tout ce que le Poete dit est véritable, soit qu’il conte une Fable, ou qu’il récite des Vers ; mais il faut percer l’obscurité de cette Enigme, & chercher la vérité sous cette Fable. Ainsi, dit-il, je croy plûtost Homere qu’Epicure, parce que l’un est vray-semblable, & l’autre au-delà de toute absurdité. Mais en quoy on ne peut les excuser de mensonge, c’est dans les loüanges qu’ils donnent à leurs Belles, & dans cette gloire & cette immortalité qu’ils promettent si hardiment à tout le monde. Bien loin d’aller du pair avec les Philosophes, ils sont de compagnie avec les Charlatans, & les Astrologues. Aussi reçoivent-ils une pareille récompense des Grands & du Peuple, qui payent de vent & de fumée leurs encens & leurs vaines promesses.

Cela fait que tout le monde n’a pas pour la Poesie le mesme sentiment, la mesme inclination & la mesme estime. Il y a peu de Nations où elle ne soit connüe, mais il y en a peu où l’on ait pour elle une considération particuliere. Beaucoup ignorent son origine, peu connoissent ses qualitez, & la pluspart les méprisent. Le temps qui a perfectionné la Poesie, n’a pas augmenté la réputation des Poetes. Leur gloire a diminué à mesure que cet Art s’est embelly, & ils ont reçû moins de loüanges, lors qu’ils pouvoient justement en esperer davantage. L’Antiquité les regardoit comme les Interpretes des Dieux, & comme les Dispensateurs de la gloire & de la renommée des Héros. Cette bonne opinion a duré en leur faveur jusques à nos derniers siécles, qui estant moins féconds en Demy-Dieux, ont fait cesser l’estime que l’on avoit pour des Gens qui pouvoient servir de quelque chose autrefois, mais qui estoient fort inutiles aujourd’huy. Certainement si nos Poetes estoient comme les anciens Jongleurs des Landres, ou comme les Trouboudours de Provence, ils mériteroient bien qu’on en fist peu de cas, & je souffrirois volontiers qu’on les accusast de folie, ou du moins de cette ridicule misere dans la quelle il s’en est trouvé quelques uns qui ont pris plaisir de passer toute leur vie. Ils ne seroient point à plaindre, & on pourroit justement s’en divertir, & les regarder comme le rebut du Peuple, & comme un reste de cette ancienne Caballe. Mais il se trouve encore de temps en temps d’excellens Maistres en ce bel Art, & d’illustres Admirateurs de leurs Ouvrages, tous les Grands ne sont pas de l’humeur du Duc de Ferrare ; ils accordent du moins leurs civilitez à ceux ausquels ils refusent leur bienveillance. Cependant on pourroit justifier la réponse de ce Prince à l’Arioste, lors qu’il luy dit, Messer Lodovico, dove diavolo avete pigliato tante coionnerie ; & peut-être que ce mot de diavolo, & celuy de coionnerie, ont donné occasion à cette pensée, & au conte qu’on en fait. Le mot de diavolo est ordinaire aux Italiens, pour exprimer l’admiration qu’ils ont pour de belles & de grandes choses, & ils l’appliquent à tout, autant en bien qu’en mal ; & pour le mot de coionnerie, nos anciens Autheurs qui l’avoient pris des Italiens, ne s’en sont pas servis pour signifier une chose infame & ridicule, mais pour une chose qui fait rire, pour une agréable badinerie, qui surprend & qui charme en mesme temps. Voila comme l’expliquent ceux qui entendent la Langue Italienne, & ce que vouloit dire le Duc de Ferrare, ou le Cardinal son Frere, car on ne sçait pas lequel c’estoit qui fit ce beau Compliment. C’estoit de cet air plaisant & inimitable qui est répandu dans tout l’Arioste, que ce Prince luy disoit, tante coionnerie, & non pas que ses Ecrits fussent fades & ridicules. C’est ce mesme air badin, mais spirituel & ingénieux, qui régnoit dans tout ce que disoit Mr de Boisrobert, & qui a paru depuis peu dans les Contes de Mr de la Fontaine. Qui oseroit appeller cela coionnerie, dans le méchant sens que quelques-uns donnent à ce mot ?

Quoy qu’il en soit, on trouve peu de Poetes considérables, qui n’ayent reçû quelque honneur des Princes, ou du Peuple, des Citoyens, ou des Etrangers. Quand il y a eu des Virgiles, il y a toûjours eu des Mecenes, ou du moins ils ont reçû apres leur mort ce qu’on leur avoit refusé pendant leur vie. Je ne parle point icy de l’estime que le grand Alexandre faisoit d’Homere & de Pindare ; de la bienveillance d’Auguste pour Virgile & pour Horace ; & vers le dernier siécle, de l’honneur que le Senat de Rome fit à Pétrarque, & de la reconnoissance que la République de Venise a eüe pour Sannazar ; de l’amitié de François I. pour Marot & Rabelais ; de la familiarité de Charles IX. avec Ronsard ; des libéralitez de Henry III. pour Desportes ; & des caresses & des présens du grand Cardinal de Richelieu, pour tous les bons Poëtes de son temps. Et quand mesme ils n’auroient pas aujourd’huy en la Personne de nostre invincible Monarque, un juste Estimateur de leur mérite, & une si belle matiere de leurs veilles & de leurs éloges, ne leur est-il pas glorieux d’avoir pour Compagnons un grand nombre d’Illustres des deux Sexes, qui font gloire de mesler les Lauriers du Parnasse avec ceux de la Guerre, & de disputer du Prix de la Poësie, aussi-bien que de celuy de la beauté, qui les regardent encore du mesme œil dont ils estoient admirez des Grecs & des Latins ? car l’estime qu’ils en font, vaut bien celle que l’Antiquité avoit pour les Poëtes, lors qu’elle révéroit la Poësie comme le langage des Dieux.

De la Fevrerie.

Suite du Traité sur les Lunetes §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 151.

Cecy me fait souvenir des Vers suivans, tirez de l’Epître chagrine de Madame des Houlieres.

Si tout vostre discours n’est obscur, emphatique,
On se dira tout-bas, C’est-là ce bel Esprit !
 Comme les autres il s’explique,
 Et l’on entend tout ce qu’il dit.

Victoire de Tircis sur son Nez, par la défaite du Tabac §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 235-239.

A MONSIEUR ***

Voicy, Monsieur, le Dialogue dont vous avez entendu parler. Avant que de vous le laisser lire, il est bon que vous sçachiez ce qui a donné occasion de le faire. Un jeune Cavalier avoit contracté une habitude si violente de prendre du Tabac par le nez, que cette passion sembloit surpasser en luy toutes les autres. Cependant il fut contraint de ceder aux charmes d’une des plus aimables Demoiselles de sa Province ; & cette belle Personne, qui ne se pût empêcher de prendre pour luy plus que de l’estime, voyant que cet excés de Tabac luy causoit souvent de petites incommoditez, alla consulter quelques Médecins, qui l’assurérent que le Cavalier en se défaisant de cette habitude, éviteroit les fréquentes maladies que le Tabac luy causoit. Ainsi elle le pria d’y renoncer, par tout l’amour qu’il avoit pour elle ; & deux jours apres il luy envoya ce Dialogue.

VICTOIRE DE TIRCIS
sur son Nez, par la défaite du Tabac.

LE NEZ.

Enfin vous l’emportez, & plus content qu’un Roy,
Vous me sacrifiez à certaine Personne,
 Qui quoy qu’aimable, belle, & bonne,
 Ne vous est pas si pres que moy.

TIRCIS.

Mon nez, vous m’estes cher plus qu’on ne le peut croire,
 Et je vous puis dire en secret,
Que si sur vous j’emporte une telle victoire,
Je ne l’emporte pas sans peine & sans regret.

LE NEZ.

Adieu donc, cher Tabac, puis qu’une injuste envie
M’arrache le plaisir le plus doux de la vie.
Helas ! je me consume en regrets superflus ;
Mon cher Tabac, je ne vous verray plus.

TIRCIS.

Quittez, quittez, mon nez, cette douleur extréme,
 Songez à respecter qui m’aime,
Et que j’aime aussi plus ny que moy, ny que vous.
N’allez point exciter contre moy son couroux.
 Elle ne veut ce sacrifice
 Que pour me rendre un bon office.
 Son cœur plein de bonté,
 Le croit utile à ma santé,
 Et de plus elle m’en conjure
Par mon amour & tendre & pure.
 Cessons, mon nez, de contester,
 Et tâchons de la contenter.
 Si nous nous faisons violence,
 Attendons-en la récompense.
Quoy qu’elle accorde à mes ardens desirs,
 Vous aurez part à mes plaisirs.
 Enfin si j’obtiens de Climene
Un regard tendre, & que je puisse oser
 Seulement luy prendre un baiser,
Vous en serez si pres, que malgré vostre peine,
 En respirant sa douce haleine,
Vous avoûrez qu’il n’est point sous les Cieux
 De Tabac si délicieux.

On peut connoistre par cette marque de l’obeïssance du Cavalier, que l’amour l’emporte sur toutes choses, puis que pour plaire à une aimable Personne, il a fait ce qu’il auroit crû ne pouvoir faire qu’en perdant la vie. Je suis vostre, &c.

Réponse aux doutes proposez sur nostre Langue, dans le dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 240-255.

REPONSE AUX
doutes proposez sur nostre Langue, dans le dernier Extraordinaire.

Quand on possede le génie d’une Langue, & qu’elle nous est naturelle ; non seulement quatre, mais vingt années de voyages & de sejour dans les Pays étrangers, n’empeschent pas qu’on ne la puisse cultiver & l’embellir, proposer des doutes, & faire des mots nouveaux, pourveu que ces mots soient nécessaires, agréables & naturels, & qu’aucun n’ait déja tenté mal à propos la mesme chose ; autrement ces mots sont inutiles, & peuvent faire accuser l’Autheur de témerité. Mais lors qu’une Langue nous est étrangere, & que nous ne la parlons pas dans sa source ; il est encore moins excusable d’inventer des mots sous prétexte de l’embellir, & de la rendre plus riche. Ainsi je ne suis pas surpris si la Dame de Savoye, fust-elle parente de Vaugelas, choqua l’oreille du bel esprit qui nous a proposé ces doutes, lors qu’elle dit que la viande qu’elle avoit apprestée à son Mary qui estoit malade, avoit beaucoup de tendresse. Une Savoyarde peut parler de la sorte, sans qu’on y trouve à redire.

Je demeure d’accord que Tendresse, ne se dit que dans le figuré, qu’il est entierement consacré à l’amour ; & que nostre Langue n’a point de mot qui dans le propre, soit opposé à ce-luy de Dureté. Molesse ne se dit point dans le propre, & en parlant de viandes, & de plusieurs autres choses, on ne dit point des Viandes moles, du Pain mou. Admirez pourtant la bizarerie de nostre Langue ! nous disons fort bien une Chair mole, un Pain molet. Tendre est donc le veritable opposé de Dur dans le figuré & dans le propre. Le mot de Délicatesse n’y convient point du tout. Il signifie ce qui est délicieux, ce qui est exquis, ce qui est foible. Ainsi nous disons un morceau délicat, une compléxion délicate. Des Viandes délicates, ne sont pas seulement des Viandes tendres, mais excellentes & bien apprestées. Le mot de Tendre est donc le seul que nous ayons dans le propre. Mais outre le mot de Dur, nous avons encor celuy de Coriace, qui exprime assez bien ce qui est difficile à manger, ou plûtost ce que l’on mâche avec peine. Je me souviens d’un petit Conte là-dessus que je ne dois pas oublier.

Feu Mr le Duc de Roquelaure, dans un Voyage qu’il fit pour le Roy en Normandie, mangea chez une Personne de qualité, où j’eus l’honneur de me trouver. Comme on luy servit d’une Viande qui estoit un peu dure, parce qu’elle n’estoit pas mortifiée, un Medecin qui estoit présent, dit que cette viande estoit Chincheuse. Toute la Compagnie s’éclata de rire. Le Medecin bien loin de se déconcerter, soûtint hardiment que le mot de Chincheux estoit bon, & qu’il exprimoit bien mieux que Dur, & Coriace, la nature de la Viande dont il parloit. Peut-estre qu’il proposa ensuite le mot de Chincheux à l’Académie Françoise, comme une grande découverte qu’il avoit faite en nostre Langue. Mais revenons au mot de Tendreur dont il est question.

Apres l’avoir soigneusement examiné, & l’avoir tourné de tous costez, aussi-bien que son prétendu Inventeur, non pas comme luy, pour voir s’il estoit Piémontois, Toscan, Espagnol, ou Grec ; mais s’il pouvoit estre François, je conclus que non, par les raisons que j’ay avancées ; qui sont que Tendreur n’est ny nécessaire, ny agréable, ny naturel, & que plusieurs Grammairiens ont échoüé il y a longtemps, en voulant enrichir nostre Langue de ce mot. Morel dans son Dictionnaire Latin, a traduit Teneritas par Tendreur ; mais comme s’il n’eût pas esté content de ce mot, il a mis Tendreté dans son petit Tresor des mots François. Quelques-uns l’ont suivy pour Tendreté, comme Nicod dans son grand Dictionnaire, & l’Abbé Danet dans ses deux Dictionnaires Latin & François à l’usage de Monseigneur le Dauphin ; mais aucun autre que je sçache n’a dit Tendreur, & nul bon Autheur ne s’en est servy. Le Pere Pomey dans son Dictionnaire Royal s’est contenté de Tendresse dans le propre ainsi que dans le figuré ; & dit la tendresse d’une chose molle. Le Gentilhomme bas Breton qui propose ses doutes sur nostre Langue avec tant d’esprit, a bien remarqué que Tendresse estoit élegant dans le stile figuré, & barbare dans le propre ; mais il s’est bien donné de garde de proposer Tendreur, ou Tendreté : non seulement parce que ces mots sont rudes & barbares ; mais parce que nostre Langue s’en pouvoit passer. En effet, quelle nécessité de dire j’aime la tendreur du Pain, pour dire j’aime le Pain tendre ? Mais outre celæ il est certain que Tendreur n’est ny naturel, ny agréable ; & s’il falloit choisir, on dévroit plûtost se servir de Tendreté, comme plus conforme à l’analogie, & plus doux à l’oreille. Car si de Hautesse & de Largesse, on a fait Hauteur, & Largeur ; de Molesse, on a fait Molleté, & ainsi de plusieurs autres. Mais à dire vray, ny Molleté, ny Tendreté, n’ont point esté bien receus dans le bel usage, & ils ont eu aussi-bien que Tendreur les influences d’Orion, & de la Poussiniere contraires à leur naissance.

Il n’en a pas esté ainsi du mot d’Aphorisme. Tout Grec qu’il est, il a toûjours esté du bel usage, non seulement dans la Medecine à laquelle il est consacré, mais encore dans toutes les matieres où l’on peut l’appliquer métaphoriquement. Je ne suis donc point surpris de le voir dans un discours de politique, & ce n’est point parler Grec à faux, de dire un Aphorisme d’Etat, pour une maxime d’Etat. Aphorisme est pris pour une Sentence dans quelque Langue que ce soit ; les Sentences deviennent des maximes quand elles sont appliquées dans un Art ou dans une Science. Ainsi le mot de Cosme de Medicis, peut estre un Aphorisme dans la Politique, comme dans la Medecine ; car on peut fort bien appliquer dans le langage figuré les termes d’un Art ou d’une Science, à un autre Art & à une autre Science ; lors que les choses ont du rapport entr’elles, & qu’on le fait par comparaison, & par métaphore. On a toûjours comparé un état Politique à un corps naturel, sujet à beaucoup de maladies, & ceux qui le gouvernent à d’habiles Medecins qui le doivent guérir ; ce qui a fait dire à Bacon, que les Ministres qui ne joignent pas la Science à l’expérience, sont des Empyriques d’Etat, Empyrici concîliarii. Or si on appelle sort bien un Ministre un Empyrique d’Etat ; je croy qu’on peut fort bien nommer un précepte de Politique, un Aphorisme d’Etat. Pour moy je trouve ce mot aussi-beau que l’autre.

Comme donc la Politique & la Medecine ont beaucoup de rapport ensemble, si on les considére à l’égard de leurs objets, je ne puis blâmer ceux qui confondent les termes de ces deux Arts, pourveu qu’ils le fassent heureusement, & avec esprit. Balzac & Silhon peuvent fournir plusieurs exemples dans l’Aristipe, le Prince, & le Ministre d’Etat. J’avouë qu’il est toûjours bon de s’en tenir aux termes propres des Arts, & des Sciences ; & qu’on dit d’ordinaire, les Maximes de la Politique, & les Aphorismes de la Medecine. Les Axiomes de la Philosophie, & les Dogmes de la Theologie. Mais suivant la regle que je viens d’établir, les grands Autheurs en peuvent user autrement, & c’est par là qu’ils donnent souvent de la beauté & du relief aux pensées les plus communes.

L’Autheur de ces doutes a peut-estre voulu montrer l’estime qu’il fait de la Langue Grecque, en s’estendant sur les mots d’Axiome, de Maxime, & d’Aphorisme ; car puis qu’il convient que ce dernier signifie une Sentence, tout ce qu’il a dit auparavant estoit peu nécessaire. Je n’examine donc point si Axiome ne signifie autre chose que Dignité ou Autorité, il suffit qu’on appelle ainsi les Sentences qui ont de la dignité & de l’authorité dans l’Ecole ; si Maxime est tiré d’Axiome, puis que l’un & l’autre veulent dire la mesme chose, & enfin si Aphorisme n’a jamais signifié que Section, Définition, & Séparation ; puis que toute Sentence doit contenir ces trois choses. C’est une Section, une Séparation d’un plus grand discours, & la Définition de la chose qu’on explique. Je laisse juger aprés cela, si une expression qui a ces qualitez, doit s’appeller Aphorisme, & si ce mot tout simple qu’il est, ne peut pas s’appliquer ailleurs que dans la Medecine. Mais enfin, puis que Hypocrate s’en est servy le premier, & l’a consacré dans cét Art, je consens qu’il y demeure pour le stile propre, mais je soûtiens qu’on peut l’employer sur un autre sujet dans le figuré, & alors Aphorisme signifiera fort bien Axiome, ou Maxime. Mais de la maniere dont cét Ecrivain traite en passant Hypocrate & les Medecins, on voit bien qu’il y a plus de passion, que de raison dans sa Critique, & qu’il n’a blâmé Aphorisme d’Etat que par antipathie pour la Medecine.

Mais nous voicy au quatriéme doute, où il n’a pas esté plus heureux que sur les autres. Il prétend que Force n’est jamais adjectif, & qu’il est toûjours adverbe, & sans penser que quand sa proposition seroit veritable, l’Autheur a pu mettre Force comme adverbé, il condamne cette façon de parler, force Princes & force Ministres. Mais Force est adjectif & signifie Plusieurs. L’Abbé Danet dans son Dictionnaire François Latin a dit force Bœufs, multi, plurimi Boves. Le Critique mesme en demeure d’accord, quand il apporte pour exemple force Gens, ce qui veut dire plusieurs Gens, aussi bien que beaucoup de Gens, Mais de plus, puis que Force selon luy signifie beaucoup, pourquoy ne veut-il pas qu’on die force Princes & force Ministres ? Force veut dire icy plusieurs, & mesme est plus élegant. Plusieurs est un terme bas dans le stile figuré, comme dans la Poësie ; & pour Beaucoup qu’on prétend estre meilleur que Force, je ne suis pas de l’avis de Mr Berain, ny de l’Autheur de ces doutes, qui apparemment a veu la remarque de force Vin dans la politesse de la Langue Françoise. Mais enfin, Force est du bel usage, & nos meilleurs Ecrivains s’en servent tous les jours pour dire plusieurs & beaucoup. Tout ce que l’Autheur ajoûte encore icy, n’est que pour faire voir qu’il possede aussi-bien nostre Langue, que la Grecque, mais je crains bien qu’il ne soit luy mesme de ceux qui voyent mal les choses à force de lumieres.

Portrait accompagné de l’Eloge d’un Amy §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 284-291.

PORTRAIT,
Accompagné de l’Eloge d’un Amy.

Quoy que ce ne soit plus la mode de faire des Portraits, & qu’il n’importe guére à la posterité, de sçavoir comme estoient faits Damon & Tircis ; Je me laisse encore entraîner à cette coûtume, & ne puis blâmer une invention si honneste, & si loüable ; car il en est de ces. Portraits comme des autres, ce sont des Images sur le Papier. Le souvenir des Personnes illustres, ou qui nous estoient cheres, & mesme ceux-cy, ont un plus grand avantage, en ce qu’ils nous representent l’esprit aussibien que le corps. Je sçay que les uns & les autres peuvent estre flatez, mais quand ils sont sincéres & tirez au naturel, pourquoy trouver à redire, qu’on laisse dans ces écrits, la fidelle Image d’un Amy, puis que l’on conserve si précieusement parmy ses Meubles, le Portrait d’un Pere ou d’un Enfant ? Enfin ces Portraits éternisent la mémoire de nos Amis, & justifient le choix que nous en avons fait. C’est dans ce sentiment que je vais crayonner icy une grossiere ébauche d’une Personne qui faisoit tout le bon-heur de ma vie.

Le jeune Ventidius avoit la taille médiocre, mais l’air bon, un peu fier, cependant doux, & modeste ; ce qui rendoit son abord agréable, & sa rencontre heureuse. Il auroit esté beau, si la petite Vérole l’avoit épargné. Ses cheveux estoient d’un blond châtain, & en assez grande quantité, pour se passer du secours de la Perruque. Il avoit les yeux bruns, & tout de feu ; mais situez & fendus de maniere, qu’ils paroissoient aussi doux que brillans, & pleins d’esprit. Quand l’amour ou la joye les animoit, on ne pouvoit se défendre de leurs regards ; & comme son cœur estoit tout dans ses yeux, il gagnoit celuy des autres quand on le voyoit. Enfin, il avoit le front bien fait, la bouche agréable, les dents blanches & fort nettes.

Pour de l’esprit, il ne falloit que le voir, pour estre persuadé qu’il en avoit. Le ton de sa voix marquoit qu’il estoit vif, & d’une humeur fiere. Cependant il estoit moderé, doux & complaisant. Quoy que plus guay, que mélancolique, il paroissoit d’abord froid & sérieux, à moins qu’il ne fust avec des Gens qui luy plussent : Ce qui me fait souvenir de la devise de froid & sec, que luy donna un jour une Dame de ses Amies. Il estoit fort réservé, mais sur tout d’une retenuë, & d’une discretion admirable. Jamais Homme n’a eu plus que luy le secret de se faire aimer, & cela par ses bonnes qualitez seulement, sans y employer la complaisance & la flaterie. Son air, ses manieres agréables, charmoient d’abord, & sa probité, sa droiture d’ame, & cette vertu de garder le secret qui luy estoit naturelle, achevoient de luy gagner les cœurs de tous ceux qui le connoissoient. Comme il estoit né tout aimable, il avoit de belles qualitez pour l’amour, mais la veritable & la sincére amitié faisoit la plus grande attache. Il aimoit à estre libre ; c’est pourquoy il s’engageoit peu avec les Femmes. Cependant il estoit lieureux auprés d’elles, & peu le voyoient sans l’estimer. Il aimoit les plaisirs sans estre débauché, & jamais Homme n’a esté plus agréable que luy dans sa bonne chere. C’estoit là qu’il faisoit paroistre sa belle humeur, & le talent qu’il avoit à bien chanter, & à faire un conte ; mais jamais les plaisirs ne l’ont porté à aucun excez, & ne l’ont empesché de faire son devoir. Il estoit sage & vertueux au delà de son âge, & de sa profession ; & il avoit des égards pour la Religion, qui rendoient sa pieté aussi délicate que solide.

S’il n’estoit pas né avec une grande fortune, il estoit né sans ambition, & sans vanité, & vivoit content de ce qu’il estoit, sans aspirer aux emplois où son mérite pouvoit l’élever. La qualité d’honneste Homme faisoit sa plus forte inclination, & il estoit si persuadé qu’on la pouvoit perdre, en cherchant une plus grande fortune, qu’il se contentoit de l’état dans lequel il croyoit la conserver. Cependant son ame qui estoit noble & relevée, sembloit condamner cette modération, par le bon goust que la Nature luy avoit donné, pour toutes les belles & les grandes choses. Il en jugeoit sainement, & en connoissoit mieux que personne le mérite & la valeur. Il avoit le jugement fort, l’imagination vive, l’esprit net, & une extréme facilité de penser & d’expliquer ses pensées.

Tel & plus parfait encore, estoit l’aimable Ventidius, lors qu’une cruelle fluxion luy tomba sur la poitrine, qui aprés l’avoir fait languir trois ans entiers, l’a mis dans le Tombeau dans la 29. année de son âge le 2. de Novembre 1684.

Ce fut pendant cette longue & fâcheuse maladie qu’il fit voir sa patience, son courage, & sa résolution. Ny la crainte de la mort, ny l’amour de la vie, ne luy firent jamais sortir de la bouche une parole qui sentist la plainte ou le murmure. Jamais mort ne fut aussi plus douce, plus constante, & plus Chrétienne. Ce qui doit rendre sa mémoire précieuse devant Dieu, & devant les Hommes.

De la Fevrerie.

Sur la Trève §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 292-294.

SUR LA TRÉVE.

Le bon-heur de la Tréve, & les tranquiles jours
Laissent régner en paix les Arts, & les Amours.
Assez & trop long-temps une mortelle guerre
S’estoit fait ressentir & sur Mer & sur Terre.
La derniere raison du plus juste des Roys
L’avoit presque forcé de faire oüir sa voix ;
Mais enfin nous voyons sa Royale clemence
Faire grace aux Vaincus, & prendre leur défense.
Quels Héros a-t on veu parmy l’antiquité
Avec plus de vigueur rétablir l’équité ?
Parmy tant d’Empereurs quelle auguste Personne
Mérita mieux que luy de porter la Couronne,
Et quel autre que luy, si grand, si glorieux,
Connut tout par luy mesme & vit tout par ses yeux ?
Est-ce un Jules Cesar, ou bien un Alexandre ?
Auprés du GRAND LOUIS, leur renom n’est que cendre.
Je ne m’emporte point par un zéle François ;
Cent Peuples à l’instant révéreroient ses Loix,
Et viendroient pour subir un joug tout volontaire,
S’ils estoient seurs d’avoir le grand art de luy plaire.
Cet art n’est pas à tous fort facile à trouver,
C’est peu que l’on commence, il le faut achever.
A moins que d’estre né dans le sein de la France,
On acquiert rarement cette illustre vaillance
Qui produit chaque jour des exploits inoüis,
Et c’est là ce grand art qui sçait plaire à LOUIS,

Girault, de Sainville

[Vers libres sur la Nymphe de Bourgueil] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 294-304.

A MADAME ***

Vous sçavez aparemment, Madame, que l’Abbaye de Bourgueil, est une des plus belles qui soit en France, pour sa situation, son Paysage, ses Jardins, ses Canaux qui les environnent, son Bois en Patte d’Oye, ses Prairies, ses Fontaines, & toutes les choses qui servent à l’embellissement d’un Lieu. Elle a esté autrefois possedée par Messire Eleonor Destampes de Valancay, Archevesque de Rheims, ensuite par Mr de Valancay son Neveu, Grand Prieur de France ; & aprés la mort de ce dernier, le Roy en a gratifié le second Fils de Mr de Louvois, qui en a joüy pendant sept ans, & qui pour prendre l’Epée sous le nom de Mr le Marquis de Seuvré, en a fait démission à Mr son Frere, quatriéme Fils de ce Ministre d’Etat. C’est sur cette perte que nous avons faite, & sur le recouvrement de ce nouveau Maître, qu’on a fait les Vers qui suivent. Ils sont d’un Homme que vous connoissez, & dont je vous laisse deviner le nom par la connoissance que j’en sçay que vous avez de son stile. Les mots de Vallée, Costaux, grande Allée, grand Canal, Garenne, & Patte d’Oye, sont les veritables noms propres des plus beaux morceaux de Bourgueil.

VERS LIBRES.

La Nimphe de Bourgueil, des Nimphes la plus belle.
 Pour estre de cette beauté
 Qu’on peut appeller naturelle,
Vivoit depuis long-temps dans la tranquilité,
 Quand une fâcheuse nouvelle
Vint arrester le cours de sa félicité.
***
 Elle avoit un auguste Maistre
 Qu’elle cherissoit tendrement,
Dont elle estoit cherie, autant qu’on le peut estre,
 Et l’un & l’autre à tout moment
 Se faisoient à l’envy paroistre
 Un réciproque empressement.
***
 Un Maistre issu des demy-Dieux
D’un mérite achevé, d’une haute espérance,
Et qui pour soûtenir l’honneur de ses Ayeux
 A sçû joindre dés son enfance
 Mille avantages prétieux
 A la grandeur de sa naissance.
***
 Un Maistre qui suit pas à pas
 Le chemin marqué par son Pere,
 Dont la gloire fait les appas,
Et qui laisse à propos, par sa propre lumiere,
 La route qui ne conduit pas
Toûjours bien seurement, au plus haut caractére.
***
Ce bon-heur rendoit tout agréable à ses yeux ;
Elle passoit ses jours, sans crainte & sans envie,
Et les esprits malins, broüillons, ambitieux
 Pleins de haine & de jalousie
 Qui troublent la Paix de ces lieux,
Ne pouvoient pas troubler la douceur de sa vie.
***
 Mais que ce calme si tranquile
Devoit estre pour elle un présage fâcheux !
Les Dieux n’ont pas toûjours l’abord doux & facile,
Et souvent sans répondre à l’ardeur de nos vœux,
 Ce qui nous est le plus utile,
Par des motifs secrets, nous est ravy par eux,
***
Ce Maistre si chery par la Nimphe fidelle,
Guidé par les attraits, d’un secret mouvement,
La quitte, sans quitter l’amour qu’il a pour elle,
 Et sans consulter son tourment
Prend la route contraire où la gloire l’appelle,
Et satisfait les Dieux, par ce prompt changement.
***
 Jugez de la douleur extréme
Que la Nimphe ressent, dans ce revers fatal
Qu’elle apprehendoit plus qu’on ne fait la mort mesme ;
Aux derniers desespoirs le sien se trouve égal ;
 Helas ! quand on perd ce qu’on aime,
 Peut-on soufrir un plus grand mal ?
***
On luy voit déchirer ses plus beaux ornemens,
L’air de la propreté luy semble insupportable
 Ses cheveux vont au gré des Vents
Et ce triste abandon la rend méconnoissable.
 Dans un deüil remply de tourmens
 La pompe est-elle convenable ?
***
Elle perd en un jour cette vive couleur
Qui luy donnoit la grace, & l’air d’une Immortelle ;
 Et si des sentimens du cœur
Le visage toûjours est le témoin fidelle,
 L’on juge que jamais douleur
 Ne fut plus grande & plus cruelle.
***
Dans ce triste appareil, la Nimphe desolée
 Qui ne consulte que ses maux,
Traverse le Château, court dans la grande Allée,
Et là d’une voix forte, & pleine de sanglots,
Annonce sa douleur aux Gens de la Vallée
 Comme aux Habitans des Costaux.
***
La Garenne fremit, & la Feüille tremblante
 Par l’éclat d’un si grand malheur,
 Qui ne craignoit point la tourmente,
Et paroissoit encor dans toute sa vigueur,
Se détache & fait voir sa douleur violente
 Par la perte de sa verdeur.
***
Mesme sort à la fois se répand sur Pomone,
Ses Buissons si cheris n’ont plus l’air rigoureux
La Feuille s’en jaunit, le Fruit les abandonne
 Et leur dépoüillement honteux
Fait paroistre par tout, au milieu de l’Automne,
 Les marques d’un Hyver affreux.
***
 Bien-heureuse fut la Justice
 D’estre couverte d’un bandeau ;
Ce spectacle fâcheux auroit fait son supplice,
Et c’eust esté pour elle un supplica nouveau ;
Car du mal, aisément la nouvelle se glisse,
Et son Palais sçavoit les malheurs du Château.
***
 Dans un chagrin si géneral
Pendant qu’un chacun souffre, & soûpire sans cesse,
 Les seuls Poissons du grand Canal
Qui depuis tout l’Esté souffroient de secheresse,
Par le cours de nos pleurs, qui n’eut jamais d’égal,
 Profitent de nostre tristesse.
***
 C’est dans cét état déplorable
 Que Bourgueil se trouve réduit,
 Quand la Couriere infatigable
 Y vient répandre un nouveau bruit
Qui comme le premier se trouve veritable,
Et de nos vœux ardens & la gloire & les fruits.
***
La Nimphe apprend bien-tost qu’un Maistre glorieux
De celuy qu’elle perd doit occuper la place,
Un Maistre issu du sang des mesmes demy Dieux,
 Formé par les mains de la Grace,
 Qui marque déja dans ses yeux
Du Pere & de l’Ayeul, les vertus & la race.
***
 Son esprit demeure en balance,
Sans sentir au moment, ny peine ny douceur ;
 Le retour estoit d’importance,
L’on ne sçait qui plûtost, triompha sur son cœur
 Dans cette nouvelle ocurrence,
 De la joye, ou de la douleur.
***
Mais cette Nimphe enfin, qui n’est pas trop champestre,
 Et dans le mystére amoureux
 Habile autant qu’on le peut estre,
Pour ne pas demeurer, dans cét état douteux,
Se forme le dessein de plaire au nouveau Maistre,
En prenant le party de les aimer tous deux
***
 Voila quels sont ses sentimens,
Et comme son projet est fidelle & sincere ;
Elle reprend bientost de riches vestement
 Se pare comme à l’ordinaire,
 Et par ces nouveaux agrémens
Montre que son dessein, est d’aimer & de plaire.
***
L’on voit mesme retour parmy les Habitans,
Leurs fréquens rendez-vous, sont dans la Patte d’Oye,
 Ils endurent, ils sont contens
De la perte du don que le Ciel leur envoye
Et l’on ne vit jamais régner en mesme temps
Dans un pareil degré, la douleur & la joye.

A Madame des Houlières, que son Epître chagrine §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 333-334.

A MADAME
DES HOULIERES,
Sur son Epître chagrine.
SONNET.

Quoy ! vous vous emportez ainsi qu’une Bacchante
Contre le beau Talent ? Vostre haine maudit
Ce que nous benissons, qui vous rend si charmante ;
Pourquoy tant vous blâmer, quand on vous applaudit ?
***
Contentez-vous vous-mesme, & vous serez sçavante
Assez pour bien porter le joug d’un bel Esprit ;
Vostre chagrin ne peut abuser Amaranthe,
Qui ne croira jamais ce que vous aviz dit.
***
Si faire bien des Vers éloigne la fortune,
Sçachez que la vertu n’est pas moins importuns,
Et ne doit pourtant pas estre en aversion.
***
Soyez donc consolée en tournant la Médaille,
Regardez mieux l’Objet, cachez le rien qui vaille,
Et vous en aurez plus de satisfaction.

La petite Assemblée du Havre. G.

[Divers Sonnets sur diverses Questions] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), p. 336-343.

S’il est vray qu’un peu d’amour cause moins de peine, que l’embarras de défendre son cœur.

Un cœur souffre toûjours quand il est amoureux ;
Il se plaint des rigueurs d’une Beauté cruelle ;
Il n’est jamais content, quand mesme il est heureux ;
Il craint qu’elle ne change, & ne soit infidelle.
***
Ce ne sont que transports, que soupçons ombrageux,
Chagrins, pleurs, desespoirs, mais le tout, qu’on appelle
D’Amour la Petite-oye, est si délicieux,
Qu’un Amant le chérit, & le jure à sa Belle.
***
Mais on souffre bien plus, lors qu’on défend ce cœur
Prés d’un Objet charmant, de l’Amour ce Vainqueur,
Quand on n’est point stupide, & qu’on a l’ame tendre.
***
Qui ne succombe pas est un rare Martyr.
D’un mal si desiré peut-on se garantir ?
Apres beaucoup d’efforts souvent il faut se rendre.

Gygés.

Si la jalousie qui vient de l’amour, est plus dangereuse que celle qui vient de l’ambition.

Tircis veut s’élever, c’est un Ambitieux ;
Damon a de l’amour jusqu’à la jalousie ;
Tous deux ont ce Bourreau le plus grand de la vie.
Lequel est plus à craindre, & le plus fou des deux ?
***
L’un n’aime que le vent, l’autre que deux beaux yeux.
Le mal est de Tircis une simple folie ;
Mais celuy de Damon va jusqu’à la manie,
Dont les effets toûjours sont les plus dangereux.
***
Non, non, l’ambition, & l’amour de soy même,
Qui fait que l’on paroist, qu’on se plaist, que l’on s’aime,
N’est jamais le défaut des petits Compagnons.
***
Mais un amour jaloux cause plus de dommage ;
Des plus tendres Amans il en fait des Démons.
Vous l’éprouvez, beau Sexe, & connoisse leur rage.

Le mesme.

Si boire du Vin sans Eau, & ensuite de l’Eau pure, fait le mesme effet pour la santé, que de boire le Vin meslé avec l’Eau.

Un Beuveur répondra, qu’on doit boire le Vin
Sans fausse, comme il est ; qu’il ne faut point défaire
Ce que les Dieux ont fait ; & que l’Eau, son contraire,
En tout âge, en tout temps, gâte ce jus divin.
***
Il est vray qu’il n’est pas toûjours un Assassin ;
Mesme il peut, bû, tout pur, estre aussi salutaire
Que quand on le blanchit avec l’Eau de l’Aiguiaire.
C’est d’un cœur abatu le plus grand Médecin.
***
Il aide à l’estomac un peu dans sa Cuisine,
Réveille son devoir, mais beaucoup le ruine.
On le boit à plaisir, Est-il bûs l’on craint l’Eau.
***
Comme ces Gens armez d’hydrophobie, ou rage,
C’est pourtant la chaleur qui nous met au tombeau,
Et pour la chercher trop, on est vieux devant l’âge.

Le mesme.

Sur l’origine des Jeux.

Je ne m’estime point un bon Historien,
Pour nommer les Autheurs de la Luite & du Ceste,
De la Course, du Saut, du Disque, & tout le reste.
Je parleray des Jeux seulement en Chrétien.
***
L’oysiveté sur tout des Gens qui ne font rien,
Sans foy, sans espérance à la Gloire Céleste,
De tous les Jeux du monde est la source funeste,
Avec le peu d’amour qu’on a pour le vray bien.
***
Joüeurs, y pensez-vous, vous que le gain enflâme ?
Craignez de perdre enfin les Biens, le Corps, & l’Ame,
Quand pendant tout le Jeu vous-auriez tout bonheur.
***
Hélas ! qu’on perd souvent la derniere Partie,
Pour un peu de plaisir, de richesse, d’honneur,
Lors qu’on hazarde trop les Biens de l’autre vie !

Le mesme.

Je suis, Madame, vostre, &c.