1693

Mercure galant, avril 1693 [tome 5].

2017
Source : Mercure galant, avril 1693 [tome 5].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, avril 1693 [tome 5]. §

[Prélude contenant ce qui s’est passé à l’Academie Françoise, à la reception de Mr l’Abbé de la Motte-Fenelon] §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 7-16.

 

Quel plaisir pour vous, Madame, si je vous pouvois rapporter fidellement toutes les belles choses qui furent dites à l’honneur du Roy, le Mardy 31. du mois passé, dans la Seance publique de l’Academie Françoise, où Mr l’Abbé de la Mote-Fenelon fut receu à la place de feu Mr Pelisson ! Son merite qui l’a fait choisir pour Précepteur de Monseigneur le Duc de Bourgogne, estoit trop connu de tout le monde, pour n’attirer pas une assemblée tres-nombreuse. Non seulement elle fut remarquable par la foule qui fit trouver le lieu trop petit, mais par la presence de quantité de personnes d’un rang distingué. Mr de la Mote-Fenelon fut écouté de la maniere du monde la plus favorable, & son Discours répondit parfaitement à ce qu’on avoit attendu de luy. Avec quelle finesse d’esprit, & quelle delicatesse d’expression ne parla-t-il pas de la sagesse de nostre Auguste Monarque, qui sçait toujours si bien préparer ses grands desseins, que le succés de tout ce qu’il entreprend, quelque difficile qu’il paroisse, peut estre regardé comme infaillible, sitost qu’il l’a resolu ! Il n’oublia, ny la fureur des Duels heureusement reprimée, ny l’Heresie étoufée entierement dans tous ses Etats, ny les efforts impuissans de tant d’Ennemis liguez, qui par leurs pertes continuelles apprennent de jour en jour combien il est dangereux de prendre les armes contre un Prince, qui si l’Univers ne devoit avoir qu’un Maistre, seroit trouvé digne seul de commander à toute la terre. N’attendez point que pour vous donner quelque foible idée de ce qui luy fit meriter l’applaudissement de tous ceux qui l’entendirent, j’entre dans aucun détail particulier. Tous ces termes dont il se servit pour exprimer ses pensées, leur étoient si propres, que le moindre changement leur feroit perdre beaucoup de leur grace, & il vaut mieux differer à satisfaire vôtre curiosité, jusqu’à ce qu’il ait donné au Public une Piece d’Eloquence si universellement souhaitée, que d’en faire des Extraits qui ne pourroient vous en marquer les beautez que tres-imparfaitement.

Mr Bergeret, Secretaire du Cabinet, & de Mr Colbert de Croissy, Secretaire & Ministre d’Etat, alors Directeur de l’Academie, fit entrer aussi l’éloge du Roy dans sa réponse. Vous sçavez que cette grande matiere est toujours traitée noblement par ceux qui composent cette illustre Compagnie, & les Discours éloquens que Mr Bergeret y a déja faits en plusieurs occasions, vous doivent estre des preuves de la justice qui luy fut renduë en celle-cy. Ensuite Mr l’Abbé de la Vau, dont vous connoissez le zele pour tout ce qui regarde la gloire de Sa Majesté, fit part à l’Assemblée d’une Devise de sa façon que vous trouverez fort juste. J’attens à vous en parler que je vous l’envoye gravée. L’explication de cette Devise fut précedée d’un petit Discours, dans lequel il fit connoistre avec combien de raison les surprenantes actions du Roy sont admirées dans les climats les plus éloignez, aprés quoy il eut un Ouvrage en Vers de Mr Boyer sur la delicatesse des caracteres, remply de Peintures delicates, qui meriterent l’approbation des plus Critiques. Cette Piece parut digne de son Auteur, qui n’a pas manqué d’y mesler adroitement le Portrait du Prince. Mr l’Abbé de Choisy ferma la Seance par la lecture qu’il fit d’un autre Ouvrage de Poësie de Mr Perrault qui se voyant accusé d’avoir peu d’estime pour les Anciens, & de les traiter d’Auteurs steriles, & qui manquent d’invention, fut bien-aise de détromper le Public, en luy faisant voir qu’il est entierement éloigné de ces sentimens, & que s’il trouve dans Homere & dans Virgile quelques endroits qui semblent n’estre pas dignes de ces grands Genies, il y admire en même temps une infinité de belles choses, que l’on doit se proposer comme d’excellens modelles pour arriver, s’il se peut, à la perfection où les Modernes s’efforcent d’atteindre. Cet Ouvrage est la traduction d’un endroit du sixiéme Livre de l’Iliade, où Homere fait representer à Hector par Andromaque sa Femme, l’état déplorable où la laissera sa mort, qu’elle tient certaine, si continuant toujours à s’exposer, il songe si peu à ce qu’elle deviendra quand elle l’aura perdu. Le petit Astianax qu’il veut prendre entre ses bras, & qui effrayé de son armure ne veut point quitter ceux de sa Nourrice, est une peinture fort vive & fort naturelle de ce qu’un âge si tendre fait ressentir aux enfans.

Reflexions chrétiennes §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 36-41.

 

Vous vous souvenez, Madame, que Mademelle des Houlieres, Fille de l’Illustre Madame des Houlieres dont vous avez vû tant de beaux Ouvrages, remporta le Prix de Poësie il y a quelques années, par le jugement de l’Academie Françoise. La beauté de cette Piece vous a fait souvent souhaiter d’en voir d’autres de sa façon, & c’est ce qui m’oblige aujourd’huy à vous envoyer celle que vous allez lire. La perte qu’elle a faite depuis quelques mois par la mort de Mr son Pere, & la patience dont elle a besoin dans une santé fort chancelante, luy ont inspiré les sentimens qui font la matiere de ses Vers.

REFLEXIONS
CHRÉTIENNES.

Au milieu des ennuis, au milieu des alarmes,
Où de nouveaux malheurs me plongent tous les jours,
Quelle puissante main par d’invisibles charmes
Des pleurs que je répans vient suspendre le cours ?
Où suis-je ? & dans mon cœur quel calme vient de naistre
Qui me rappelle enfin à la tranquillité ?
Helas ! c’est toy, Seigneur, dont l’extrême bonté
M’arrache au desespoir qui fait te méconnoistre
 Dans l’excés de l’adversité.
***
 Daigne achever ce grand Ouvrage,
 Ou, si je dois toujours souffrir,
Fais que de mon salut mes peines soient le gage ;
Ne m’accable de maux que pour te les offrir.
 Affermis si bien mon courage,
Qu’au milieu des perils, qu’au plus fort de l’orage,
Je conserve la paix que je viens d’acquerir.
La raison qui de l’homme est le plus beau partage,
 Et dont il se pare toujours,
 Est quelquefois chez le plus sage
Dans les vives douleurs d’un difficile usage,
 Si tu ne viens à son secours.
***
Etablis dans mon ame une vertu constante ;
Epargne-moy, Seigneur, les douloureux remords
Que me donnent souvent les coupables transports
 D’une douleur impatiente.
Je suis foible, & je sens que je ne puis sans toy
Soutenir tout le poids du malheur qui m’accable.
Tout ce qu’il a d’affreux, de plus insupportable,
 Se presente sans cesse à moy.
***
Sans cesse le cœur plein d’une crainte mortelle,
Le cœur déja percé des plus funestes coups,
Je croy te voir armé d’un rigoureux couroux,
 Et quoy qu’à tes ordres fidelle,
Je croy toujours me voir traiter en criminelle.
Eh ! qui ne le croiroit ? Par de nouveaux malheurs
La fortune & la mort à me nuire obstinées,
Ont sur moy sans relâche exercé leurs fureurs ;
Et je n’ay pû trouver au milieu des douceurs
 Qu’offrent les plus belles années,
 Le loisir d’essuyer mes pleurs.
***
Tristes reflexions qui revenez sans cesse,
Faut-il qu’à vos horreurs mon cœur soit immolé !
Eloignez-vous de moy, devorante tristesse,
Laissez-moy le repos que le Seigneur me laisse,
Et cessez d’accabler mon esprit désolé.
Mais quoy, vous redoublez ! Je sens que je frissonne.
Quel abîme de maux à mes yeux se fait voir ?
 Ah ! si ta grace m’abandonne,
Je suis encor, Seigneur, en proye au desespoir.

À la Belle et Indifferente Iris §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 76-82.

 

On a beau vouloir se defendre de l’amour. Il vient un temps où l’on est forcé de luy ceder, & malheur aux Belles qui cedent trop tard. Elles doivent craindre la menace que leur fait Mr de Calvy, dans les Vers qui suivent.

À LA BELLE ET INDIFFERENTE
IRIS.

 Ce qu’on disoit de vostre humeur,
 À la fin mon propre malheur,
 Aimable Iris, me le fait croire.
 À la honte de tant d’Amans,
 Qui vous suivent à tous momens,
Vous estes insensible, & vous en faites gloire.
***
 Je le sentis bien l’autre jour,
 Quand j’osay vous parler d’amour,
 J’en pensay mourir de tristesse.
 On n’a jamais eu tant d’ardeur,
 Et je vous vis d’un air mocqueur
Rire de mes soupirs, & railler ma tendresse.
***
 Quoy ! vous m’aimez, me dites-vous ?
 Ah ! je n’ay pas l’air assez doux
 Pour prendre un cœur comme le vostre.
 Mais si vous m’aimez, croyez-moy,
Allez offrir ailleurs vos vœux & vôtre foy,
Rien ne me peut toucher, vous toucherez une autre.
***
 Ainsi les plus tendres amours
 Sont rebutez par ces discours,
 Desespoir d’un Amant fidelle ;
 Mais tost ou tard, charmante Iris,
 L’Amour vangera ce mépris,
Et vous fera souffrir une peine cruelle.
***
 Avoir des appas si charmans,
 Et mépriser tous vos Amans !
 Vous en souffrirez davantage,
 Lors que l’Amour, juste vainqueur,
 Viendra punir vostre froideur,
Et l’inutile abus du plus beau de vôtre âge.
***
 Pour vous accabler de ses coups
 Il ne viendra fondre sur vous
 Que quand vous n’aurez plus de charmes.
 Quels seront vos tristes desirs !
 Vous vous moquez de nos soûpirs,
Ceux que vous aimerez se riront de vos larmes.
***
 Vous penserez à ces appas,
 Qui font icy tant de fracas,
 Mais vous ne serez plus la mesme.
 Ce teint si brillant changera.
 Alors, Iris, tout vous fuira,
Comme aujourd’huy tout vous suit & vous aime.
***
 Ne croyez pas que mon malheur
 M’ait fait prédire à vostre cœur
 Une si funeste avanture ;
 C’est un tribut qu’au Dieu d’Amour
 Chaque Mortel paye à son tour,
Ainsi que le tribut qu’on paye à la Nature.
***
 Heureux, qui dans ses premiers ans
 Peut sentir ses feux bienfaisans !
 Ils font le bonheur de sa vie.
 Qui resiste en cette saison,
Aimant dans ses vieux ans, perd repos & raison,
Et de mille tourmens voit sa flâme suivie.
***
 Du plus tendre de vos Amans
 Couronnez donc les sentimens,
 Faites son bonheur & le vostre.
 Mais, belle Iris, choisissez bien.
 Quel desespoir seroit le mien,
Si vous aimant si fort, vous en aimiez un autre !
***
 Mais l’amour seul vous reglera
 Ce beau prix ne se donnera
 Qu’à la passion la plus tendre,
 Et si l’amour doit l’emporter,
 Belle Iris, je puis m’en flater,
Quels que soient mes Rivaux, j’ay seul droit d’y prétendre.
***
 Je sçay qu’on oppose à mes feux
 Du merite & des noms fameux,
 Mais en vain on me le conteste.
 Quoy qu’ils étalent tour à tour,
 Aucun n’égale mon amour,
Et l’amour, belle Iris, vaut mieux que tout le reste.

L’Affaire Embarassante §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 82-83.

 

C’est un grand malheur pour un cœur qui s’offre, que de ne pouvoir se faire accepter. Jugez en par ce Madrigal de Mr de Vin.

L’AFFAIRE EMBARASSANTE.

Je voulus l’autre jour donner en bonne Etrenne
 Mon cœur à la jeune Climene,
 Qui froidement le refusa.
 La fiere Iris le méprisa ;
Ce refus, ce mépris dégoûterent Lisette.
Je l’offris trop tard à Nanette,
La Belle s’en scandalisa.
Enfin j’eus beau vanter ses feux & sa constance.
On le traita par tout avec indifference.
 Amarante n’en voulut pas,
 Et Philis n’en fit pas grand cas.
 O Dieux ! l’embarassante affaire
 Qu’un cœur dont on ne sçait que faire !

[Histoire] §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 115-144.

 

Si l’amour se fait souvent condamner par les fâcheux effets qu’il produit, on n’en doit rien craindre quand il est fondé sur beaucoup d’estime, & qu’il prend pour regle les conseils de la raison. Un jeune Marquis, d’une naissance des plus distinguées, & que les grands biens qui luy estoient assurez aprés la mort de son Pere, pouvoient faire parvenir à tous les emplois qui sont capables de flater l’ambition, fut mené un jour chez une Dame, où le commerce du jeu attiroit toujours assez bonne compagnie. Elle n’estoit que de gens choisis, & de la maniere que les choses se passoient, on peut dire que sa maison estoit une école d’honnesteté & de politesse. Comme la Dame avoit peu de bien, ces petites assemblées luy estoient avantageuses, puis qu’elle en tiroit d’assez grands-profits pour vivre commodement, & sans avoir besoin de personne. Avant que les tables pour le jeu se pûssent trouver remplies, on joüissoit du plaisir d’une agreable conversation, & si la Dame y brilloit par son esprit, une aimable Fille qu’elle avoit faisoit admirer sa sagesse & sa conduite. Elle parloit peu, parce qu’elle étoit persuadée que la retenuë est ce qui convient le mieux à une jeune personne ; mais quand quelqu’un luy adressoit le discours, ce qui arrivoit assez ordinairement, toutes ses réponses estoient vives, & le tour aisé qu’elle leur donnoit, faisoit aisément connoistre que le silence qu’elle affectoit de garder, estoit un effet de sa modestie. Quoy qu’elle n’eust pas les traits reguliers à les examiner tous separément, il en résultoit un je ne sçay quoy qui saisissoit les yeux & le cœur, & qui l’emportoit de beaucoup sur la beauté. Elle chantoit d’ailleurs agréablement, & joüoit du Lut & du Clavessin d’une maniere touchante. C’estoient de grands charmes pour beaucoup de jeunes gens qui estoient receus dans cette maison. Cependant cette aimable Fille s’observoit si bien, que les douceurs les plus recherchées qu’ils luy disoient, n’avoient rien qui l’entestast. Ils estoient tous écoutez de la mesme sorte, & quoy qu’elle les traitast fort civilement, il n’y en avoit aucun qui fust en droit de s’imaginer qu’il l’emportast sur ses Concurrens. Le jeune Marquis ne put resister longtemps à tant de merite. Il sentit son cœur touché, & aprés beaucoup de soins rendus sans se declarer, il trouva enfin l’occasion d’expliquer ses sentimens. La Belle qui estoit presque sans bien, & d’une naissance fort au dessous de la sienne, quoy que de bonne Famille, luy répondit fort obligeamment, & d’un air modeste, qu’ayant remarqué en luy les plus belles qualitez qu’on pust souhaiter dans un honneste homme, elle recevroit avec plaisir les marques d’estime qu’il luy donnoit par sa declaration, si elle pouvoit oublier ce qu’il estoit, mais que l’inégalité que la fortune avoit mise entre eux, luy faisant envisager que l’attachement qu’il prendroit pour elle ne pourroit servir qu’à donner lieu à de mauvais contes, elle le prioit de s’abstenir de la voir, ou s’étouffer ce qu’elle avoit mis malgré elle dans son cœur, s’il estoit vray qu’il l’aimast autant qu’il vouloit le faire croire. Une si sage réponse ne put qu’enflâmer plus fortement le jeune Marquis. Cette resistance piqua ses desirs, & l’obstacle qu’elle voulut mettre à sa passion le fit s’attacher avec plus d’ardeur à luy en donner des marques. Tout ce qu’il tenta fut inutile. Le soin qu’elle prenoit d’éviter qu’il n’eust avec elle aucun entretien particulier, luy laissoit à peine le plaisir de luy découvrir par ses regards, combien il estoit vivement touché. Si tost qu’il les tenoit attachez sur elle, comme elle y voyoit beaucoup d’amour, elle détournoit ou baissoit la veuë de peur de les enhardir à luy dire trop, & hors l’incivilité qui n’estoit pas de son caractere, elle employoit tout pour le guerir. Le jeune Marquis, se trouvant charmé de plus en plus, suivit les mouvemens de son cœur, & prit enfin une resolution, qui luy devoit asseurer l’heureux triomphe où il aspiroit. Ce fut de s’adresser à la Mere. Il demanda à l’entretenir, & aprés luy avoir exageré sa passion pour sa Fille, il se plaignit de l’outrage qu’elle luy faisoit en refusant d’accepter ses soins, comme s’il avoit des sentimens qui fussent contre sa gloire. Il luy protesta qu’il n’avoit eu en l’aimant que des veuës tres-legitimes, & pour l’en convaincre, il s’offrit de l’épouser, si l’on vouloit bien tenir le Mariage secret. La condition estoit indispensable pour luy, à cause qu’il dépendoit d’un Pere puissant & imperieux, qui non seulement ne luy accorderoit point son consentement s’il le demandoit, mais qui obtiendroit des ordres pour l’éloigner, & le mettroit dans l’impossibilité d’executer son dessein. La Mere ébloüie des avantages d’une si haute alliance, entra dans les raisons du Marquis, & consentant avec joye à la proposition qu’il luy faisoit, elle luy promit de ménager si bien l’esprit de sa Fille, qu’il trouveroit dans son cœur les sentimens qu’il y souhaitoit. En effet, elle se servit de toute son éloquence, pour luy faire voir que ce seroit estre ennemie de son bonheur, que de balancer un seul moment sur une affaire qui luy devoit estre si avantageuse ; mais la Belle qui vouloit peser les choses, & qui n’alloit pas si viste qu’elle, luy demanda quelques jours pour y penser. Cependant la Mere qui appuyoit fortement le jeune Marquis, luy facilita l’occasion de s’expliquer pleinement avec sa Fille, & de luy dire luy-mesme ce qu’il vouloit faire en sa faveur. La Belle n’épargna point la force des termes pour luy en marquer sa reconnoissance, mais quant au Mariage secret, il fut impossible de l’y faire consentir. Outre qu’il n’avoit point l’age que les Loix demandent, elle luy dit, que l’épousant seulement par la violence d’une passion dont il ne pouvoit estre le Maistre, il seroit presque impossible que quand il auroit ouvert les yeux sur ses avantages qu’elle luy auroit fait perdre, il ne se repentist en fort peu de temps de s’y estre abandonné, & que de l’humeur dont le Ciel l’avoit fait naistre, ce repentir suffiroit pour ne luy laisser aucun repos. Elle ajousta à cela que le Mariage qu’on luy proposoit de faire secrettement, pourroit avoir de certaines suittes qui l’exposeroient à des bruits fâcheux, dont la seule idée l’épouvantoit, & que comme pour les arrester il ne luy seroit pas permis de faire connoistre la verité, cette contrainte luy osteroit toute la douceur qu’elle trouveroit à posseder le cœur du Marquis, si elle pouvoit en estre aimée sans mistere. La Mere eut beau chercher des raisons pour combattre ses scrupules, la Belle demeura ferme dans sa resolution, & quoy que le jeune Marquis luy fist paroître un vray desespoir de ce que ses sentimens d’estime, de respect & de tendresse estoient si mal reconnus, tout ce qu’il put obtenir, ce fut qu’il seroit non seulement du nombre de ses Amis, mais son Amy de distinction, s’il vouloit bien luy promettre qu’il supprimeroit à l’avenir tout ce qui pouvoit sentir l’amour. La loy estoit dure, mais il s’y fallut accommoder. Ses manieres aussi tendres que soumises le rendirent digne de toute sa confiance, & ce luy estoit quelque consolation dans ce que la severité de sa vertu luy faisoit souffrir, de remarquer qu’elle prenoit plaisir à le voir. Quand quelque fois il s’échapoit à luy dire quelque chose de trop vif & de trop passionné, il craignoit si fort de luy déplaire, qu’elle n’avoit besoin que d’un regard un peu fier pour le faire rentrer dans les bornes qu’elle luy avoit prescrites. Si cette contrainte n’affoiblissoit point les sentimens qu’il avoit pour elle, peut estre se flattoit-il que le temps y apporteroit du changement, mais ce qui arriva trois ou quatre mois aprés, ne luy permit plus de l’esperer. Il y avoit une vieille haine entre sa Famille & celle d’un Gentilhomme qui avoit esté causée par des differens, qu’avoient suscitez des terres voisines, & meslées en quelque façon l’une dans l’autre. Ces differens avoient fait souvent répandre du sang, & on avoit inutilement cherché jusque là à remedier à ces desordres. Des Amis communs qui s’interessoient à les finir, n’en purent trouver d’autre moyen que celuy d’un Mariage. Le Gentilhomme avoit une Fille fort bien faite, & qui estant sa seule heritiere estoit un Party tres-considerable. On proposa de la marier au jeune Marquis, & son Pere ayant donné les mains à la chose, le Gentilhomme se laissa gagner. Il n’y avoit rien de mieux assorty, soit pour le bien, soit pour la naissance. On prevenoit par là les malheurs qui estoient à craindre si la Demoiselle prenoit une autre alliance, puis que les Enfans qui en naistroient, pourroient perpetuer la division qui n’avoit déja que trop duré. Ainsi on donna parole de part & d’autre, & ce fut un coup de foudre pour le Marquis, qui ne pouvoit se résoudre à la tenir. Quoy que l’on gardast assez le secret sur la résistance qu’il y apporta, la Belle en fut avertie, & ce qu’on n’auroit peut-estre pas attendu d’elle, l’affaire luy parut si importante, qu’elle entreprit de la faire reussir. Aprés avoir representé au jeune Marquis toutes les raisons qui le devoient obliger à n’y estre pas contraire, soit pour sa fortune & son établissement, soit parce qu’elle luy ostoit des Ennemis qui pouvoient luy attirer de fort grands malheurs, elle luy dit qu’il y alloit de sa gloire à elle-même qu’il n’y mist aucun obstacle, puisque s’il osoit s’obstiner à un refus, on l’imputeroit à la passion qu’on croyoit qu’il eust pour elle, ce qui feroit éclat dans le monde, & luy seroit desavantageux. Tout ce qu’il luy allegua pour obtenir qu’elle luy laissast la liberté de demeurer maistre de luy mesme, ne servit de rien. Elle resta toûjours ferme à dire qu’elle devoit compte de sa conduite au public, & que s’il continuoit à s’opposer à un Mariage qu’il devoit luy-même rechercher, le seul party qu’elle avoit à prendre c’estoit de cesser entierement de le voir, afin qu’on ne la pust rendre responsable de l’injuste entestement qui le faisoit résister à ce qui devoit réconcilier deux Maisons considerables. Elle parla si absolument, que le Marquis ne doutant point de sa fermeté s’il falloit qu’elle entreprist d’executer sa menace, fut contraint de luy promettre qu’il tâcheroit de le vaincre pour la satisfaire. Elle avoit trop de droiture dans ses sentimens, pour se contenter de cette promesse. Elle en voulut voir l’effet, & ne luy laissa aucun repos jusqu’à ce qu’elle eust appris qu’il avoit signé le traité qui assoupissoit la vieille querelle. La joye en fut grande dans les deux Familles, & les complimens de réjoüissance y estoient receus de toutes parts, quand la mort du Pere du jeune Marquis interrompit les apprests qu’on faisoit déja pour le mariage. Cet Amant charmé des manieres genereuses de la Belle, ne put se voir maistre de ses volontez sans reprendre tout l’amour qu’elle avoit voulu qu’il étouffast. Il s’en expliqua avec la Mere, à qui il ne cacha point qu’il estoit résolu de rompre l’engagement où il s’estoit mis, pour se donner entierement à sa Fille. La Belle n’eut pas plustost sceu cet emportement de sa passion, qu’elle prit l’air fier qui luy estoit naturel, & luy demanda avec hauteur par où elle pouvoit avoir merité, qu’il luy crust l’ame assez basse pour pouvoir souffrir, non seulement qu’il manquast pour elle à son honneur en manquant à sa parole, mais qu’il s’exposast au juste ressentiment d’un Ennemy, qui ayant déja le cœur remply d’une vieille haine, chercheroit à se vanger de toutes manieres de l’affront qu’il luy feroit par cette rupture. Il eut beau dire qu’il regardoit le plaisir de luy marquer sa tendresse preferablement à toutes choses, elle persista toujours à le refuser pour son Amant, & luy dit mesme avec assez de colere, qu’elle renonçoit à estre de ses Amies, s’il ne se montroit digne de son amitié, en se mettant au dessus des foiblesses de l’amour. Ce differend ne finit qu’aprés qu’il l’eut assurée qu’il acheveroit le mariage. Il le recula seulement d’un mois, pour avoir le temps de terminer les affaires que luy avoit suscitées le changement d’état où il se trouvoit. Cependant il continuoit à voir la Belle sur le même pied d’Amy, & se souvenant d’avoir entendu dire à la Mere, que l’appartement qu’elle occupoit ne luy plaisoit pas, il luy dit qu’il en sçavoit un où il croyoit qu’elle seroit logée plus commodement. Il se chargea du soin de l’examiner, & la mena quinze jours aprés dans une maison, où il y avoit & pour elle & pour sa Fille tout ce qui pouvoit les accommoder. Elles admirerent l’une & l’autre la beauté & la propreté des meubles de ceux qui quitoient cette maison, & ce qui deut les surprendre, c’est que tout y étoit neuf. Il les tira de cette surprise, en leur disant que ces meubles estoient de l’appartement, & que puis qu’on le privoit du plaisir de passer sa vie avec la Belle, on ne devoit pas luy oster celuy de luy donner par un present de cette nature une foible marque de la parfaite estime qu’il avoit pour elle. Il leur dit cela dans un Cabinet où il y avoit une grande armoire fort propre, qu’il ouvrit. Elle estoit pleine d’Etoffes de toute sorte, de Linge, de Dentelles, & de tout ce qui qui peut estre à l’usage d’une Fille, & aprés avoir regardé la Belle comme pour la conjurer de ne les refuser pas, il en tira un Contrat d’une somme fort considerable qu’il avoit fait faire à son profit, & qu’il remit entre les mains de sa Mere. Le Marquis estoit si riche, que cette dépense, quoy que grande pour un autre, ne pouvoit l’incommoder. La Belle n’avoit presque point d’autre bien que son merite, & sa conduite avec luy avoit toujours esté si sage & si reguliere, que n’ayant rien à se reprocher, elle pouvoit accepter sans honte ce qui devoit la mettre en estat de se plaindre moins des rigueurs de la fortune. Je supprime les loüanges que donna la Mere à la generosité du jeune Marquis, & ne vous dis rien de l’embarras où se vit la Belle, qui ne put luy faire ses remercimens sans l’assurer que s’ils avoient pû changer d’état l’un & l’autre, le connoissant comme elle faisoit, elle luy auroit fait voir qu’elle n’estoit pas moins genereuse que luy. Il avoit tout lieu d’en estre persuadé par le procedé qu’elle avoit eu dés la premiere declaration qu’il luy avoit faite, & qu’elle avoit depuis soutenu d’une maniere si noble & si desinteressée. Aussi luy jura-t-il mille fois qu’elle pouvoit faire fond sur luy toute sa vie, comme sur le plus sincere & le plus essentiel de tous ses Amis.

[Morts] §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 194-196.

 

On a eu nouvelles que Messire Roger de Rabutin, Comte de Bussy, estoit mort d’Apoplexie à Autun le 9. de ce mois. Son merite luy avoit attiré de grands avantages. Il estoit Mestre de Camp General de la Cavalerie, & Lieutenant General des Armées du Roy. Il ne s’estoit pas moins distingué par son esprit, que par son courage, & la place qu’il a laissée vacante à l’Academie Françoise, est une preuve de l’estime que l’on en faisoit. Il avoit beaucoup de politesse, & parloit toûjours juste sur la vraye signification & sur le bon usage des mots. On peut dire mesme que si on pouvoit luy faire quelque reproche, c’estoit d’avoir trop d’esprit. Ce qu’il y a de plus fin dans l’Empire de l’Amour, luy estoit connu, & il l’a fait voir par le grand nombre de maximes qu’il a faites.

[Lettre écrite à la Reine de Suede] §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 208-246.

 

Les Nouvelles publiques ont tant parlé des divertissemens du Carnaval de Hannover, que vous ne serez pas fachée de voir une Relation envoyée sur ce sujet à une grande Princesse.

 

À LA REINE

DE SUEDE

 

Je ne puis trouver une meilleure occasion de poursuivre les relations dont V.M. a daigné souhaiter la continuation, que celle que m’offre le Carnaval de Hannover. Quoy que les plaisirs d’un temps que l’on a coutume d’y destiner, ne soient pas peut-estre ce qui attire la curiosité de Vostre M. l’occupation & les divertissemens des personnes en qui Elle prend autant d’interest qu’en celles de leurs Altesses de Hannover auront de quoy luy plaire plus qu’aucune autre chose de cette nature. La presence de plusieurs grands Princes & de plusieurs Princesses d’un merite distingué & d’une beauté achevée, jointe à ce que contient cette Cour, la rendit tres-belle & tres-magnifique. Pour faire comprendre cette verité, il suffit de dire que Mr l’Electeur de Brandebourg, Mr le Duc d’Eysenach, Mr le Duc de Zell, & Mr le Duc d’Ostfrise s’y trouverent avec les Duchesses leurs Epouses. Vostre M. s’est cent fois fait faire le Portrait de Madame l’Electrice de Brandebourg. Elle est informée de ses belles qualitez, dont j’avois moy-mesme entendu parler avec admiration, mais j’avouë qu’elles surpassent encore de beaucoup tout ce que l’on en peut dire. Sa personne est toute remplie de charmes qu’on ne sçauroit exprimer. Elle est parfaitement belle, spirituelle, bonne, & de la meilleure humeur du monde. Madame la Duchesse de Hannover ne merite pas un moindre éloge. Quoy que d’une beauté differente, elle est parfaitement belle. Son esprit est grand & solide ; toutes ses manieres nobles ; son humeur un peu serieuse & reservée, mais douce & égale. Elle a de la grandeur d’ame & de la bonté, & rien ne luy manque de tout ce qui fait la perfection du vray merite. Celuy qui auroit à se déclarer entre ces deux Princesses, se trouveroient fort embarassé. On ne laisse pas de voir tous les jours des disputes là-dessus, mais on ne les décide presque jamais. On peut dire avec le Marquis de Spinola, que l’une est une beauté charmante, & l’autre une beauté tyranne. En effet, l’une charme, & l’autre fait violence. Madame la Princesse d’Eysenach, & Madame la Princesse d’Ostfrise sont deux Beautez blondes, dont le meilleur Pinceau ne pourroit imiter que foiblement la blancheur & la delicatesse du teint. Elles ont avec cela d’admirables qualitez ; & si Madame la Princesse d’Ostfrise a une modestie serieuse qui plaist generalement, la jeune Princesse d’Eysenach a de certaines manieres enjoüées qui la rendent toute aimable.

Je n’entreprendray point de parler à V.M. des grandes qualitez de Mr le Duc & de Madame la Duchesse de Hannover. Elle les connoist par elle-mesme ; Elle les estime & les aime, c’est tout dire. Je n’ose non plus toucher au merite de Mr le Duc de Zell, quoy que mon inclination m’y porte. C’est un charmant Prince, s’il m’est permis de le dire ; plus on le voit, plus on l’aime. C’est vostre Sang, Madame, & son coeur est tout remply de vos propres sentimens. Madame la Duchesse de Zell se distinguera toûjours par une vertu solide, & par un esprit infiniment éclairé. Elle est heureuse digne de l’estime que l’on a pour elle, & merite toute la fortune dont elle jouit. Madame la Duchesse d’Ostfrise qui s’est aussi trouvée aux plaisirs du Carnaval, a de la beauté, & a toûjours esté une Princesse si magnifique, que sa presence n’a pas peu contribué à l’éclat d’une Cour, où l’on n’a veu rien que de brillant & d’illustre. Mille autres personnes d’un rang fort considerable, dont il ne m’est pas possible de parler en particulier, se trouverent là en foule, des Marquis d’Italie, des Comtes & des Comtesses d’Allemagne, des Ministres, des Cavaliers, & des Dames de toutes les Cours de l’Europe, moins attirez par la beauté des spectacles, que par l’admiration pour le grand Prince qui les a donnez. Il est vray que l’honnesteté avec laquelle les Etrangers sont reçeus en sa Cour, est extraordinaire. On les comble d’honneur, on les traite, on les regale, & outre dix tables toujours delicatement servies en Cour, les maisons de plusieurs où la magnificence & la bonne-chere regnent, leur sont ouvertes. La beauté des spectacles a de quoy les étonner, leur diversité les charme, & il y a tous les jours un plaisir nouveau.

Les divertissemens dont j’ay à faire le recit à V.M. commencerent par un grand Wirtschaff, où les personnes furent assorties par Billets, ainsi qu’on a coustume de faire dans les Festes de cette nature. On estoit convenu de la maniere dont chacun s’habilleroit, & les modes antiques servirent de dessein à la Mascarade. Les Fraises, les Panaches & les Gardes-Infants furent mis en usage. On ne peut rien voir de mieux deguisé que les Dames le furent ce soir-là. Elles ne laisserent pas d’estre plus belles ainsi deguisées, que dans leurs habillemens accoustumez. Madame la Duchesse de Hanover sur tout y parut d’une beauté & d’une magnificence merveilleuse. Aprés ce jour, on continua les plaisirs dans cet ordre, un jour l’Opera, un jour la Redoute, un jour la Comedie Françoise, & de temps en temps un grand Bal, ou un jour de Gala. Entre tant de differens plaisirs, ceux qui estoient touchez de la Musique donnerent la preference à l’Opera. Il est certain qu’il y avoit dequoy charmer les oreilles & les yeux. Le lieu où il se represente pourroit s’appeler, la Maison d’or. Les Loges où la Cour se place, sont toutes en sculpture & en or bruny, relevé par de riches tapis d’un drap d’or rayé par barre de Velours couleur de feu. Quand toutes les Loges sont illuminées par des bougies blanches, & remplies de belles Princesses & d’autres Dames bien faites, toutes couvertes de Pierreries, c’est un spectacle qui n’a point d’égal. Celuy qui luy est opposé, ne contribue pas peu au plaisir des Spectateurs. C’est un Theatre d’une tres-belle Architecture. La Perspective est merveilleuse, les habits sont magnifiques & bien entendus, & la beauté des voix n’a rien qu’on leur puisse comparer. Il suffit de dire que Clementino, Ferdinando, Nicolini, Motosini, Botini, Salvatore, & Landini ont joué ensemble un Opera, pour faire connoistre qu’on ne pouvoit rien entendre de plus touchant ny de plus harmonieux. La Comedie Françoise se joüe dans un autre endroit du Chasteau, sur un Theatre tout different ou d’excellens Acteurs, & de tres bonnes Actrices ont le talent de faire paroistre veritables, les passions feintes qu’ils expriment, tant ils les imitent bien. La Redoute n’est pas un divertissement moins agreable. Ce sont de grands appartemens à la Cour fort éclairez, où les Masques ont permission d’entrer à de certaines heures. Ceux qui aiment à danser y ont le champ libre pour faire voir leur adresse. Ceux qui se font un plaisir du Jeu, y trouvent vingt tables de Bassette, & ceux qui cherchent la conversation, ne peuvent manquer de se satisfaire dans un lieu où l’on rencontre tant de personnes differentes, qui sous la faveur du Masque ont une entiere liberté de dire tout ce qu’elles pensent.

Ces divers plaisirs continuez pendant six semaines, finirent le Mardy Gars, par un wirtschaff, dont le dessein ny les habillemens n’avoient rien qui fust semblable au premier. C’estoient quatre Quadrilles, dont les apprests furent differens. Elles avoient avoient chacune leur Chef, sçavoir, Madame l’Electrice de Brandebourg, Madame la Duchesse de Hannover, Madame la Princesse de Hannover, & Madame la Duchesse Dauricq. Chacune d’elles fit un si grand secret du dessein de sa Quadrille, que l’on n’en put rien apprendre qu’au moment que la chose devoit estre executée. Cependant on voyoit Madame l’Electrice de Brandebourg, & Madame la Princesse de Hannover mettre de leurs Quadrilles autant de personnes qu’elles pouvoient, se les disputant, & se les enlevant l’une à l’autre. C’estoit à qui les pourroit engager le mieux, ou de la Beauté charmante, ou de la Beauté tyranne, & il n’y avoit rien de plus aimable que le different de ces deux Princesses, qui tâchoient de gagner des Partisans, briguant l’une contre l’autre. Enfin tous les Italiens se mirent de la Quadrille de Madame l’Electrice de Brandebourg, & tous les Allemans se rangerent du party de Madame la Princesse de Hannover. Ceux qui ne voulurent point se determiner entre les deux, ne se masquerent point, ce qui arriva au Marquis Monasteral Envoyé de Mr l’Electeur de Baviere, & au Marquis Ariberti qui ne furent point au Wirtschaff, par cette raison. Le jour de la Feste estant venu, la marche des Quadrilles commença sur les sept heures du soir, passant par toutes les Galeries du Chasteau. Elle avoient pour rendez-vous une grande Salle, où la Quadrille de Madame l’Electrice de Brandebourg parut la premiere, & repassant dans la Galerie, pour rencontrer celle de Madame la Princesse de Hannover, elle marcha dans cet ordre.

Une troupe de Haut-bois, suivie d’Orphée, representé par Mr le Prince de Nassau.

Le Comte Palmieri, representant la Musique.

Mr de la Citardie, representant la Poësie.

Bacchus, Mr Orlandi.

Troupe de Satyres, le Marquis Spinola, le Baron Spars, le Baron Lielmansecq, Mr Furech & plusieurs autres.

Nymphes, Nourricieres de Bacchus, Madame Fimk, Mademoiselle Bernatre, Mademoiselle Pelins & Mademoiselle Oren.

Silene, monté sur un Asne, le Comte Bernardi

Troupe de Bacchantes qui fermerent la marche, Madame l’Electrice de Brandebourg, Madame la Comtesse de Lip, Mademoiselle la Comtesse Wolkemtein, Mademoiselle Kroscah, Mr le Prince de Hanover, Mr le Prince Ernest Auguste, Mr le Comte Wirbit, Mr de Lescours.

Toutes les Bacchantes jouoient des Tambours de Basque. Leurs habits estoient couverts de Sonnettes, & leur troupe si enjouée, qu’elle pensa par son abord deconcerter la gravité de l’autre Quadrille, qui representoit la Nation Turque, & qui au son des Cornemuses, Hautbois, Trompettes & Tymballes, marchoit dans l’ordre suivant.

Troupe de Musiciens Turcs jouant de plusieurs Instrumens Barbaresques, suivies d’une Troupe de Jannissaires, d’une Troupe de Mores, & d’un grand nombre de Turcs le Sabre à la main, representez par plusieurs Officiers & Gentilshommes.

Le grand Bacha de Hongrie, le Colonel Weik.

Un autre Bacha, le Comte de Lewenhaupt.

Le Grand Visir, le Comte de Konismark, precedé d’une Troupe de Hautbois, de petites Timballes à la Turque, & d’un Bacha portant la queuë de Cheval.

Le Grand Prophete, le Colonel Gohr.

Le Grand Sultan, Mr le Duc d’Eysenach, precedé par les Trompettes & par les Timballes.

Le Beglierbey de la Grece, Mr le Prince d’Ostrfrise.

Le Begleirbey de l’Asie, Mr Obeng.

Troupe d’Esclaves enchaînez.

La Femme du Grand Prophete, Mademoiselle M.A. Konigsmark.

Trois Sultanes, Madame la Princesse de Hannover, Madame la Duchesse d’Eseynach, Madame la Duchesse d’Ostfrise.

La Femme du grand Visir, la Comtesse Levenhaupt.

Plusieurs Femmes de Bachas, Mademoiselle Rauchgrefin la Cadette, la Marquise d’Albereuse, Madame Wangenhein, Madame de Beauregard, Madame Esch, & Madame Recchaû.

Troupe d’Esclaves qui finirent la marche, Madame Sesensenbourg, Madame Korremberg, Mademoiselle Offen, Mademoiselle Kneesberg, Mademoiselle Lescours, Mademoiselle Charia, Mademoiselle la Mothe, Mademoiselle Leuk, & plusieurs autres.

Il n’y avoit rien de plus magnifique & de plus fier que cette Quadrille. Si celle de Madame l’Electrice de Brandebourg parut galante, gaye, & pleine de gentillesse, celle-cy estoit si majestueuse & si brillante par l’éclat d’une quantité prodigieuse de Pierreries, & par l’ordre de la marche, qu’on ne pouvoit la voir sans surprise. Ces deux Quadrilles estant passées, en se donnant l’une à l’autre beaucoup de louänges, celle des Turcs se rendit la premiere à la grande Salle, où elle fut receüe par trois autres Quadrilles.

Mr le Duc de Hannover, suivi des premiers de sa Cour, & de plusieurs Dames, tous habillez en Paysans & en Paysanes, estoit Chef de la premiere, & comme sa personne est toujours la mesme en quelque estat qu’il se montre, cette Troupe ne manqua ny de lustre ny de majesté, quoy que dans des habits fort simples. Elle estoit de plus ornée de Bergers & de Bergeres d’un air fort galant & propre, entre lesquels Mr Girrini, & Mademoiselle Kaukgrefin se distinguerent.

Madame la Duchesse de Hannover, Chef de la seconde Quadrille, menoit une bande de Scaramouches, Hommes & Femmes. Ces habillemens, quoy que plaisans, ne laissent pas d’estre avantageux pour des Dames, & même modestes avec des juppes allant à terre. Quelques-unes allerent jusqu’à la magnificence, portant des ceintures de Diamans, & des boucles de mesme bordées de Pierreries. Mr le Prince Maximilien fut de cette Quadrille ; mais Mr le Prince Christien ayant choisi un habillement à son gré qui luy seioit parfaitement bien, ne se mit d’aucune.

La troisième Quadrille avoit pour Chef Madame la Duchesse Dauricq. Le sujet en estoit fort singulier, mais comme il donna occasion à de fort beaux habits, il ne laissa pas de plaire. C’estoient des Vestales & des Sacrificateurs. Madame la Duchesse estoit si bien mise & si belle, qu’apparemment les victimes ne luy manquerent point. Mr le Duc de Zell estoit de cette Quadrille, mais n’ayant pas voulu s’embarasser d’un habit de Sacerdoce, il en prit un autre, dont la difference fit un agreable effet. Tandis que ces quatre Quadrilles se rangerent, celle de Madame l’Electrice de Brandebourg eut le temps de faire son entrée. Il arriva un petit desordre qui ne servit qu’à divertir davantage. Les Turcs ayant fait traîner une machine qu’ils appellent un Oracle, le Prophete avoit formé de grands desseins sur cette machine. Il prétendoit détruire l’Oracle, & faire d’autres miracles plus grands, pour montrer à Bacchus qu’il estoit un Prophete digne de l’amitié d’un Dieu comme luy, ne menant pas moins de Beautez de son Empire, pour s’unir à celles de Bacchus, & ne faire plus qu’une Troupe ensemble. Tous ces projets obligeans furent troublez par l’Asne du vieux Silene. Cet Animal se trouvant auprés de la machine quand l’Oracle se mit à parler au travers d’une Trompe, il en fut épouvanté, & donna de grands coups de pied par derriere, mettant toute la Quadrille en confusion ; dequoy les Bacchantes firent grand bruit, demandant aux Turcs pourquoy on les embarassoit d’un Oracle. Les Turcs répondirent en riant, que c’estoit pour divertir leur Asne. Le Tumulte fut grand, & ne cessa qu’aprés que l’on eut fait retirer l’Asne & la machine, dont le Grand Prophete fut au desespoir, voyant tous ses desseins avortez. Enfin tout ce bruit estant appaisé, Orphée commença à chanter l’histoire d’Euridice, & sa funeste avanture. Mr le Prince de Nassau a la voix tres-agreable, & chante avec beaucoup de methode. Le Comte Palmieri qui representoit la musique qu’ils sçavent tous deux, l’accompagna d’un Clavessin, & ils s’accorderent fort bien ensemble. Mr le prince de Nassau chanta mesme d’autant mieux, que l’Histoire d’Euridice avoit quelque chose qui ressembloit à la sienne propre. Il avoit perdu depuis deux ans Madame la Princesse de Nassau sa Femme qu’il aimoit beaucoup, & quoy qu’il tâchast de n’y point songer, il s’en souvint à propos dans ce moment pour rendre la Musique plus touchante. Cependant on distribua des Vers qui expliquerent le dessein de cette Quadrille. Ils portoient pour titre.

ORFEO Prigioniero dimanda la libertà alle Bellissime Sultane.

Les Vers Italiens estoient du Comte Palmieri, à la loüange des Sultanes, & les François sur le mesme sujet, de Mr de la Citardie. On ne peut mieux réussir qu’ils avoient fait chacun dans sa Langue. Les Turcs reconnurent l’honnesteté qu’ils avoient pour les Sultanes, par d’autres Vers qu’ils donnerent à leur tour, & la Femme du Grand Prophete, à laquelle on demanda des Propheties, distribua celles-cy.

À MADAME L’ELECTRICE
de Brandebourg.

Rare Beauté, Ménade sans pareille,
Vous suivez le Dieu de la Treille,
Et vous faites regner l’Amour.
On diroit que vous estes née
Pour troubler la raison de ce qui voit le jour,
Mais ce n’est pas à quoy vous estes destinée.
Vous éclairez l’esprit par un divin pouvoir,
Et par vous la raison sera toujours suivie,
En faisant concevoir
Qu’il faut vous adorer tout le temps de sa vie.

À M. L’ELECTEUR
de Brandebourg.

Vous faites reüssir de glorieux projets.
Vous estes adoré de vos heureux Sujets,
On ne voit point de coeur plus noble que le vostre.
Par vos grands sentimens préferables à tout autre,
C’est au dessus du Sort que vous vous élevez.
Que voulez-vous de plus que ce que vous avez ?

À MADAME LA DUCHESSE
de Hannover.

Vous avez sur vous mesme un souverain empire.
Un esprit aussi fort d’un mal sçait faire un bien,
Du secret avenir que reste-t-il à dire ?
Vous pouvez tout, & vous n’ignorez rien.

À M. LE PRINCE
de Hannover.

Un merite solide, une gloire parfaite
Sont de dignes garants d’un sort heureux & doux.
Prince, contentez-vous ;
Vostre fortune est faite.

À M. LE DUC DE ZELL.

Voicy des Souverains un illustre modelle,
Un Heros, dont le nom ne peut estre effacé.
Pere de ses sujets, & défenseur fidelle
Parmy les immortels il se verra placé.
N’eust-il que son grand coeur pour tout bien de la vie,
Sans les vastes Estats qui font tant d’envieux,
Son sort seroit toujours un sort digne d’envie,
Par luy seul estimé, par luy seul glorieux.

Madame la Duchesse de Zell qui aime tendrement Madame la Princesse de Hannover sa Fille, se joignit à sa Troupe, habillée en Sultane, en luy faisant une surprise bien agreable. On luy presenta cette Prophetie.

À MADAME LA DUCHESSE
de Zell.

Le bel Astre qui vous brille
Avec vos vertus est d’accord.
Un Epoux, une illustre Fille,
Beniront toujours vostre sort.
Du Destin l’ordre irrevocable
Prouve vostre fidelité.
Une fortune veritable,
C’est le bien qu’on a merité.

Quoy que Madame la Princesse de Hannover ne demandast point de Prophetie à la Femme du Prophete, parce qu’elle estoit de sa Quadrille, & peut estre, parce qu’elle sçavoit qu’elle n’avoit pas l’esprit devin, cette Prophetesse ne laissa pas de luy donner celle-cy.

À MADAME LA PRINCESSE
de Hannover.

Reine des coeurs & des Sultanes,
Tout cede à vos attraits divers.
Jamais les forces Othomanes
N’ont veu tant d’Esclaves aux fers,
Vous gouvernez en Souveraine,
Vous obligez chacun d’aimer.
Ne faire que vaincre & charmer,
Voir des Rois porter vostre chaine,
Donner ou la vie ou la mort,
Sultane, c’est là vostre sort.

Plusieurs Nations tomberent d’accord de cette Prophetie, & les Turcs finirent par une entrée de Balet, qui fut dancée à la Turque, après quoy la marche des Quadrilles recommença pour se rendre dans une autre Salle, où un Soupé magnifique les attendoit, & où toutes les personnes du Wirtschaff se placerent à des tables de differentes figures. Pendant le repas, les Hautbois, les Trompettes & les Timbales se firent entendre alternativement avec la Musique. Les tables levées, le Bal commença, & dura jusques à quatre heures du matin. Le lendemain ne fut employé qu’à faire des adieux, & pour mesler un trait de morale à ces divertissemens, je diray qu’ils finirent comme la plupart des plaisirs du monde, c’est à dire, par des larmes. Pour moy, qui me faisoit une joye secrete d’en faire le rapport à V.M. je fus moins affligée que les autres, trop heureuse si Elle daigne jetter les yeux sur cette Relation, faite pour luy marquer mon obeissance, & la soumission profonde avec laquelle je suis,

 

MADAME

De Vostre Majesté,

La plus humble, la plus

soumise, & la plus fidelle

Servante & Sujette,

M.A.K.

[Autre mort] §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 253-254.

 

Le Seigneur Loüis Pompée, cet habile Professeur des Langues Italienne & Espagnole, est mort depuis peu de jours, âgé seulement de trente-cinq ans. Son dernier Ouvrage, donné au Public il y a deux ou trois mois, avoit pour titre, Les Fables diverses de Leon Alberti en Italien, qu’il a traduites en François, & que debitent les Srs de Sercy & d’Houry, Libraires. Il a fait encore d’autres Traductions fort estimées & tres-utiles, pour ceux qui sont curieux d’apprendre l’Italien & l’Espagnol. Ce sont Les Contes de Guichardin, & les Fables d’Esope. A l’égard de celles d’Alberti, il y a des sens moraux & politiques au bas de chacune. Mr de Vertron Academicien d’Arles, qui les a trouvez, a fait une Epitre à la teste de ce Livre, dans laquelle il montre l’excellence de la Fable.

Air nouveau §

Mercure galant, avril 1693 [tome 5], p. 315.

Les Amans comptent toujours pour le plus grand des malheurs, le chagrin de ne pouvoir estre aimez de ce qu'ils trouvent aimable. Si celuy qui a fait les Vers de la nouvelle Chanson que je vous envoye parloit bien sincerement, il seroit à plaindre.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 315.
J'ay vû pour mon malheur la divine Silvie ;
Sans l'aveu de son cœur ses beaux yeux m'ont charmé.
Helas ! si je n'en suis aimé,
Je sens que j'en perdray la vie.
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