1701

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7].

2017
Source : Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7]. §

L’Alliance de la Sagesse avec la Jeunesse §

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7], p. 3-23.

Comme je ne me suis pas seulement engagé à vous donner la suite de ce qui s’est passé dans le Voyage de Messeigneurs les Princes, mais même à vous envoyer quantité de Pieces, qui ne m’ont pas esté renduës assez à temps, pour estre placées dans l’ordre où elles auroient dû l’estre, si je les avois receuës plûtost, je commence par un Idille qui a esté chanté devant Messeigneurs les Princes à Toulouse. Cet Ouvrage est du Pere Capistron, Jesuite, Frere de Mr de Capistron, Secretaire des Galeres, & de Mr le Duc de Vendôme, & dont les Ouvrages de Theatre ont eu un si grand succés, qu’ils luy ont fait meriter une place à l’Academie Françoise. Vous verrez par cet Idille que l’entousiasme qui fait les bons Poëtes, regne dans cette Famille.

L’ALLIANCE
DE LA SAGESSE
AVEC
LA JEUNESSE.

HEBÉ, ou la Déesse de la
Jeunesse.

Fuyez, sombres Chagrins, accablante Tristesse,
Soins fâcheux, importuns Soupirs,
Laissez regner les Jeux, les Ris & les Plaisirs
 Où regne la Jeunesse.
Fuyez, sombres Chagrins, accablante Tristesse,
 Soins fâcheux, importuns Soupirs,

Le Chœur.

Fuyez, sombres Chagrins, &c.

HEBÉ.

 J’exerce une douce puissance,
 L’Univers doit a mes bienfaits
Ses plus beaux ornemens, ses plus charmans attraits.
  Mon heureuse presence
Fait sans cesse l’objet des plus ardens souhaits,
Et mon éloignement cause mille regrets ;
  On ne se console jamais
  De mon absence.

Un Suivant de la Jeunesse.

Hebé, charmante Hebé, que vôtre empire est doux !

Le Chœur.

Hebé, charmante Hebé, que vôtre empire est doux !

Un autre Suivant.

Les Graces, les Plaisirs, les Jeux sont avec vous :
Hebé, charmante Hebé, que vôtre empire est doux !

Le premier.

 Que ceux qu’un destin favorable
 Soumet à cet empire aimable,
Se joignent à nos voix, & disent avec nous,
Hebé, charmante Hebé, que vôtre empire est doux !

Le second.

 Le Printems au retour de Flore
Fait naître dans les prez les plus vives couleurs ;
 Mais rien n’est comparable aux fleurs
 Que la Jeunesse fait éclore.

Le premier.

 De quel éclat brille l’Aurore,
Quand sur un doux nuage elle-même se peint ?
 Mais la Jeunesse sur un teint
 Brille de plus d’éclat encore.

Le Chœur.

  Chantons tous,
Hebé, charmante Hebé, que vôtre empire est doux.

HEBÉ.

 Non non, adressez cet hommage
Aux deux jeunes Heros qu’on honore en ces lieux ;
 J’ay fait sur eux l’agreable assemblage
 De mes dons les plus precieux.
J’aime à voir tous les cœurs voler sur leur passage,
Le succés de mes soins a rempli mon espoir ;
 Plus on les voit, & plus on les admire ;
 Ils font l’honneur de mon empire :
Plus on les voit, & plus on veut les voir,
Les transports que leur vûë inspire,
Me font connoître mon pouvoir.

Un Suivant.

Ah ! quelle douceur, quelle grace
Tempere l’éclat de leurs yeux !

Un autre.

Ah ! quel feu, quelle noble audace.
Anime l’éclat de leurs yeux !

Le premier.

 Ah ! quelle douceur, quelle grace
Perce le cœur d’un trait victorieux !

Le second.

 Ah ! quel feu, quelle noble audace
Porte l’effroy chez les audacieux !

Tous deux.

Ah ! quelle douceur, quelle grace,
Ah ! quel feu, quelle noble audace
Tempere / Anime l’éclat de leurs yeux.

Le premier.

 En eux tout nous retrace
Le vif portrait de leurs Ayeux.

Le second.

 En eux tout nous retrace
Le vif portrait du Heros glorieux,
Qu’à leur âge autrefois on a vû dans ces lieux.

Tous deux.

Ah ! quelle douceur, quelle grace,
Ah ! quel feu, quelle noble audace,
Tempere / Anime l’éclat de leurs yeux.

HEBÉ
La Sagesse paroît.

Qui vient troubler nôtre alégresse ?
Ah ! que vois-je : C’est vous, helas !
  Importune Sagesse,
Vous verrai-je toûjours attachée à leurs pas ?
Faut-il que vous veniez leur inspirer sans cesse
De fuir deI mes plaisirs les innocens apas ?

LA SAGESSE.

Est-ce à moy qu’il faut vous en prendre ?
Ils quittent volontiers vos Jeux & vos Chansons
Pour écouter mes utiles leçons.
Ils sont avides de m’entendre,
Ah ! que ne doit-on pas attendre
De cet heureux empressement ?
Le grand Art de regner s’apprend mal-aisément,
On ne peut assez-tôt commencer à l’apprendre :
Ah ! que ne doit-on pas attendre
De cet heureux empressement ?

Un suivant de la Sagesse.

  O divine Sagesse,
Suivez pour ces Heros le zele qui vous presse.

Le Chœur.

  O divine Sagesse,
Suivez pour ces Heros le zele qui vous presse.

Un autre Suivant.

C’est à vous d’éclairer les aveugles humains,
Sans vous ils languiroient dans une nuit profonde.

Le premier.

Il n’est point d’injustes desseins
Que vostre pouvoir ne confonde.

Le second.

Les efforts des Mortels sont vain
Si vostre appuy ne les seconde.

Le premier.

Vous estes necessaire à tous les Souverains,
Comme l’Astre du jour est necessaire au monde ;
C’est à vous d’éclairer les aveugles humains.

Le Chœur.

 O divine Sagesse,
Suivez pour ces Heros le zele qui vous presse.

Le premier.

 Soit dans la Paix, soit dans la Guerre,
À vos sages conseils on doit avoir recours.

Le second.

Qu’on seroit heureux sur la terre
Si l’on vous consultoit toujours !

Le premier.

Le Maistre même du tonnerre
A besoin de vostre secours.

Le Chœur.

  O divine Sagesse,
Suivez pour ces Heros le zele qui vous presse.

La Sagesse, à Hebé.

Pour rendre hommage au rang où le Ciel vous fit naistre.
Réunissez sur eux vos plus riches presens ;
  Mais je dois estre
 La Maistresse de leur temps.

Hebé.

Nous ne sçaurions regner ensemble l’un & l’autre,
 Regnons chacun à nostre tour.
 C’est mon temps, vous aurez le vostre,
 Vous me succederez un jour.
 Regnons chacun à nostre tour.
Nous ne sçaurions regner ensemble l’un & l’autre.

La Sagesse.

Vous ne connoissez pas de quel prix sont leurs jours,
 J’en dois rendre compte à l’Histoire,
Ah ! ces jours précieux ne seront que trop courts,
Il ne faut pas qu’un seul échape à la memoire.

Hebé.

 Vous voulez usurper mes droits,
Quoy ! n’est-ce pas pour vous une assez grande gloire
D’avoir fait de LOUIS le plus sage des Rois ?
 Toûjours sensible à vostre voix,
 Il a sçu forcer la Victoire
 De le suivre dans ses Exploits.
Son Fils, son digne Fils obéït à vos loix.
Je vous laisse joüir d’un si grand avantage ;
Je ne m’oppose point à vos soins assidus,
 Laissez-moy disposer d’un âge
 Dont tous les momens me sont dûs.
 Contentez-vous d’un si noble partage,
  Laissez-moy disposer d’un âge
Qui ne fuit que trop tost, & qui ne revient plus.

La Sagesse.

Vous pouvez amuser les premieres années.
Des Princes amoureux d’un indigne repos ;
Mais je dois me hâter de former des Heros
  Dont l’Univers attend ses destinées.

Hebé.

 Pour un si glorieux dessein
Vostre secours paroist peu necessaire ;
Le beau feu que leur Sang allume dans leur sein,
Les exemples brillans de l’Ayeul & du Pere,
 Vous laissent peu de chose à faire.

Le Chœur d’Hebé.

Hebé, charmante Hebé, que vôtre empire est doux !
Les Graces, les Plaisirs, les Jeux sont avec vous.

Chœur de la Sagesse.

  O divine Sagesse,
Suivez pour ces Héros le zele qui vous presse.

Hebé.

 Non, vôtre zele vous séduit.
Vos soins précipitez, qu’ont-ils enfin produit ?
Et que sert aux François vôtre ardeur empressée ?
Ah ! loin de leur servir, peut-être elle leur nuit ;
Le Prince qu’en Espagne un heureux sort conduit,
Va luy rendre l’éclat de sa gloire passée ;
 Et d’une sagesse avancée
Des Peuples étrangers recüeilleront le fruit :
 Non, vôtre zele vous seduit.

La Sagesse.

Ah ! Déesse, quittez cette injuste pensée ;
 Ah ! Déesse, détrompez-vous ;
Ces Peuples n’auront plus de mouvemens jaloux,
  Une Paix éternelle,
  Une amitié fidelle
Va de leurs cœurs pour jamais les bannir ;
  Une Paix éternelle,
  Une amitié fidelle
Va tous deux pour jamais ensemble les unir.
L’Espagne sous les Loix du Prince qu’elle appelle,
De ses malheurs passez perdra le souvenir ;
Mais la France a gardé dequoy se maintenir
 Dans ses avantages sur Elle.

Hebé.

 Nous ne pouvons nous accorder ;
 Mais la Sagesse
  Doit ceder
 À la jeunesse :
Il est aisé de décider.

La Sagesse.

Nous ne pouvons nous accorder ;
 Mais la Jeunesse
  Doit ceder
 À la Sagesse :
Il est aisé de décider.

Chœurs d’Hebé & de la Sagesse.

Vous ne pouvez vous accorder ;
 Mais la Sagesse / Jeunesse
  Doit ceder
 À la Jeunesse / Sagesse
Il est aisé de décider.

Jupiter.

Au sujet des Héros dont le sort m’interesse,
Je veux qu’à l’avenir l’une & l’autre Déesse
Se fassent un devoir de ne les quitter pas.
 La Sagesse jusqu’à ce jour
A joüi des momens marquez pour la Jeunesse :
Il faut que desormais la Jeunesse à son tour,
Joüisse des momens marquez pour la Sagesse,
 Unissez-vous en leur faveur,
 Regnez toûjours, Jupiter vous l’ordonne,
 Vous, Jeunesse, sur leur personne,
 Et vous, Sagesse, dans leur cœur.

Le Chœur.

 Unissons-nous / Unissez-vous en leur faveur :
 Regnons / Regnez toûjours,
Jupiter nous / vous l’ordonne,
Vous, Jeunesse, sur leur personne,
Et vous, Sagesse, dans leur cœur.

[Divers ouvrages presentez au Roy d’Espagne estant encore en France] §

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7], p. 29-33.

Voicy des Vers qui ont aussi esté presentez au Roy d’Espagne pendant sa route.

AU ROY CATHOLIQUE.

Philippe le Premier avoit reçû des Cieux
 Pour son partage la clemence.
Le second en obtint la tranquille prudence.
Qui le rendit redoutable en cent lieux.
 Philippe Trois eût la puissance,
 Philippe Quatre la constance.
 Du sort de tes nobles Ayeuls,
Dont les Noms à l’envy brilleront dans l’Histoire,
Grand Roy, ne sois point envieux.
Le Fils du Grand Louis effacera leur gloire
Par un rare bonheur le Ciel a réüni
Dans ce Heros parfait ces dons incomparables :
 Et les Heros d’un mérite infini
 Dans leurs enfans produisent leurs semblables.
 Par des commencemens heureux
 Déja tu fais voir à la France
 Ce que tu vaux, ce que tu peux ;
Déja tu nous parois digne de ta naissance.
 Une sage maturité
 Devance en toy le nombre des années ;
L’adresse aux jeux guerriers, une noble fierté,
Nous promettent qu’un jour commendant tes Armées,
Tu sçauras disputer aux plus grands Generaux
L’art de vaincre, & durcir aux plus rudes travaux.
Prince, poursuis ta course, & finis ta carriere,
Entreprens de passer les Heros en valeur,
 En puissance, en bonheur.
Ce seroit pour tout autre un dessein temeraire ;
Mais un Fils de Louis peut égaler son Pere,
Et Louis les a tous surmontez en grandeur.

AU ROY D’ESPAGNE,
Sur son avenement à la Couronne.
MADRIGAL.

Quelque brillant que soit le Diadême,
Qui soûmet à vos loix tant d’Etats florissans ;
Il n’est rien, Heureux Prince, en cet honneur suprême,
Que vous ne meritiez dés vos plus jeunes ans.
 C’est moins aux droits de la naissance,
 Que vous devez ce haut point de grandeur,
Qu’à l’éclat des vertus, qu’admire en vous la France,
Et d’où l’Espagne voit dépendre son bonheur.
Le Ciel en vous formant vous fit pour un Empire.
Ce genie élevé, cet air Majestueux,
 Ce cœur si bon, si genereux,
Ces nobles sentimens que luy seul vous inspire,
Déja depuis long-temps sembloient vous le prédire ;
 Lors qu’un grand Prince en connoissant le prix,
A crû qu’il ne pouvoit, prest de finir sa course,
De son peuple allarmé rassurer les esprits,
Qu’en luy donnant en vous une illustre ressource.

[Diverses pieces adressées au Roy d’Espagne, à Monseigneur le Dauphin & à Monseigneur le Duc de Berry] §

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7], p. 43-53.

Quoy que les quatre pieces suivantes ne soient pas toutes adressées au Roy d’Espagne, elles luy ont esté néanmoins presentées pendant sa route.

AU ROY D’ESPAGNE,
Sur son avenement à la Couronne.

L’Espagne jusqu’icy mille fois étonnée
Des projets, des vertus, des miracles divers,
Dont Louis pour toujours a rempli l’Univers,
Envioit des François l’heureuse destinée.
***
Le voyant, ou l’Arbitre, ou le Vainqueur des Rois,
Pour elle elle eust voulu que le Ciel l’eust fait naistre :
Mais, Grand Prince, aujourd’huy cherchant un si grand Maistre
Sur vous avec ardeur elle porte son choix.
***
Elle vous prend pour luy, quelle gloire suprême !
C’est que déja sans doute à ses yeux ébloüis
Vous montrez tout l’éclat des vertus de Louis,
Et que vous choisissant c’est le choisir luy-même,
***
Allez, & pleinement satisfaites ses vœux.
Elle attend des exploits d’une gloire immortelle ;
Louis les fait pour nous, vous les ferez pour elle,
Et jamais elle n’eut de regne plus heureux.
***
Vous voyant chaque jour remplir son esperance,
Quoy ! le Ciel dira-t-elle avec étonnement,
Aprés avoir formé le Heros de la France,
En a-t-il pû former encore un aussi grand !
***
Quel Chef-d’œuvre plus prompt ! par une longue attente
Des siecles preparoient les Heros d’autrefois ;
À l’égard de Louis cette voye est trop lente ;
Son exemple & son sang font d’abord de grands Rois !

À MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN.

Fils d’un grand Roy, Pere d’un grand Monarque,
  À cette marque,
Prince, qui ne connoist l’excés de ton bonheur,
 Et tout l’éclat de ta grandeur ?
La naissance t’a mis au-dessus des Couronnes
 De la pluspart des Rois,
Mais tu deviens plus grand par celles que tu donnes,
  Que par celles que tu reçois.
Heritier reconnu des plus grands Rois du monde,
 Tu pouvois imposer des loix
À cent Peuples fameux sur la terre & sur l’onde.
Si tu n’avois cede la moitie de tes droits ;
Qui t’auroit disputé cette éclatante gloire ?
Le Batave jaloux, le terrible Germain ?
 Tremblant sous l’effort de ta main
 Et fremissant de ta victoire,
 Ils ont éprouvé ta valeur ;
 Ils ne sçauroient revenir de leur peur,
S’ils te voyoient encor, l’air grand, la mine fiere,
 À la teste de nos guerriers
Insulter leurs Remparts & les mettre en poussiere,
Et couronner ton front par de nouveaux lauriers.
Non ce n’est point par faute de courage,
Que tu veux renoncer à l’Empire du Tage ;
De deux peuples soumis favorisant les vœux,
 Et partageant un double Diadême,
 Tu te partageras toy-même
  Pour les rendre tous deux
  Egalement heureux.

À MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN,
Sur ce qu’il a cedé le Royaume d’Espagne.
SONNET.

Pouvoir orner son front d’un brillant Diadême,
Et ne gardant pour soy que le nom de Heros,
Remettre en d’autres mains la puissance suprême.
Quel siecle avoit fourni des exemples si beaux.
***
Grand Prince, on t’avoit vu dans tes guerriers travaux
Courant où le danger te paroissoit extrême,
Braver les ennemis affronter la mort même ;
Tu te fais voir encor plus grand dans le repos.
***
Au seul bruit de ton nom dissiper des Armées,
Forcer la foudre en main des Villes allarmées,
Cent autres sont fameux par de pareils exploits ;
***
Mais sçavoir mépriser l’éclat d’une Couronne
Qu’une rare vertu, que la naissance donne,
C’est sçavoir s’élever même au-dessus des Rois.

À MONSEIGNEUR
LE DUC DE BERRY.

Heritier presomptif d’une riche Couronne,
 Fils du grand Prince qui la donne :
Que peus-tu desirer pour comble de bonheur ?
 Est-ce un Royaume, est-ce un Empire ?
  À ce nouvel honneur
  Si ton courage aspire :
Charles, nomme l’Etat que tu veux posseder.
 Que l’ambition, ny le vice,
Ne t’engage à trahir les Loix de la justice
 Pour acquerir les droits de commander.
 Sers-toy de ceux, que donne la naissance,
Plus d’un Thrône occupé par un lâche Tiran,
Est à ce titre acquis aux Princes de ton sang.
Ils le cedent, choisis de Solyme, ou Bizance.
 Alors l’Espagne unie avec la France
Te fournira mille & mille Guerriers
  Avides de nouveaux Lauriers.
Si LOUIS daigne bien t’apprendre
  L’art de les prendre,
Ces Villes te rendront leurs superbes Rempars.
  Et sous tes Etendars,
S’il te guide au chemin qui conduit à la Gloire ;
Tu verras constament se ranger la Victoire,
 Suis ses conseils, égale ses Exploits,
 Tu deviendras égal au plus grands Rois.

[Explication des sept miracles de Dauphiné, avec autant de Devises sur ces miracles appliquées au Roy, à S. M. Catholique, & à Monseigneur le Dauphin] §

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7], p. 59-79.

Le premier des sept miracles de Dauphiné est une montagne à six lieuës de Grenoble dans le Diocese de Die. Elle est d’une hauteur prodigieuse, escarpée de toutes parts, & separée des montagnes voisines, beaucoup plus étroite par le bas ; de sorte qu’elle ressemble de loin à une piramide renversée.

Les Jesuites de Grenoble ont fait de ce Mont invincible, avec ces deux mots latins, supereminet invius, une devise pour le Roy. Et voicy comment ils l’expliquent à la gloire de ce Prince.

De ce Roc éminent la cime inaccessible,
Est du plus grand des Rois une image sensible.
Au faite de la gloire, il a sceu s’élever,
Nul mortel n’y peut arriver.
L’Espagne, de la France implacable ennemie,
À ses Loix est assujetie :
Il en est conquerant au milieu de la paix.
 Souverains, jaloux de sa gloire,
Admirez de ces faits la veritable Histoire,
Mais ne pretendez pas de l’égaler jamais.

Le second miracle est la Fontaine qui brûle. Cette merveilleuse Fontaine estoit déja fameuse du temps de S. Augustin, qui dit dans le Livre 21. de la Cité de Dieu Chapitre 7. qu’il y a auprés de Grenoble, une Fontaine qui allume les flambeaux éteints, & qui éteint ceux qui sont allumez, faces accenduntur ardentes, & extinguntur accensæ. Cette Fontaine est éloignée de trois lieuës de Grenoble auprés d’une montagne. Ces eaux sont froides naturellement, mais quand on détourne son Ruisseau pour le faire passer sur un champ voisin de son Canal, on voit des flames sur ses eaux. Ce qu’il y a d’admirable, c’est que cette eau continue d’estre froide tandis qu’elle coule, quoy qu’elle soit couverte de flames, mais si on arreste le cours du Ruisseau avec des gazons de terre, alors cette eau se trouble, s’épaissit, & s’échauffe, on croit qu’il y a sous ce Champ des feux souterrains, d’où il s’éleve des exalaisons qui produisent les effets merveilleux qu’on admire dans cette Fontaine.

Les mêmes Jesuites ont fait une devise de cette Fontaine à la loüange de Monseigneur le Dauphin ; & luy ont donné pour ame, & placet, & terret. Voicy comment ils s’expliquent.

 Vit-on jamais dans le monde
 Des feux au milieu de l’onde,
 Mais icy dans nos ruisseaux
 Nous allumons des flambeaux.
 Ce prodige de nature,
De Monseigneur fait la peinture :
Son air aimable & doux, son noble naturel,
 Sa maniere toûjours tranquille
 Enchante la Cour & la Ville.
 Tite jadis paroissoit tel,
Quand ce Prince faisoit les delices de Rome ;
 Il faut pourtant que ce grand homme,
 Cede à la douceur du Dauphin,
 Il faut qu’il cede à sa vaillance.
 Le Rhin éprouva sa puissance,
Et son juste couroux sceut dompter ce mutin.
 Il n’eut qu’à prendre en main la foudre,
 Philisbourg vit ses murs en poudre.

Auprés de la ville de Briançon, dans le haut Dauphiné, on recüeille la Manne sur les feüilles des Melezes, qui sont une espece de Pin ; cette Manne tombe la nuit, & se fond au premier rayon du Soleil. La seule feüille des Melezes conserve cette precieuse rosée du Ciel, qui n’est jamais plus abondante qu’au mois d’Aoust pendant les grandes secheresses, & dans les mauvaises saisons ; comme si le Ciel vouloit dédommager cet endroit de la sterilité de la terre par ce present, & preparer au Dauphiné un remede contre les maladies qui suivent ordinairement les mauvaises récoltes.

Cette Manne dont on se sert dans la Medecine ne tombe pas en Espagne. C’est un present que le Ciel a fait à la France, & au Dauphiné en particulier, ce qui a donné sujet aux Jesuites de Grenoble de dire que le Roy vient de faire à l’Espagne un present infiniement plus précieux en luy donnant un Roy qui sera un remede à tous les maux dont le Corps de la Monarchie Espagnole estoit depuis longtemps affligé. Aussi ont-ils mis pour mot sur les Arbres qui distillent cette Manne, nobis dat majora Deus. Voicy les Vers qu’ils ont faits à ce sujet. C’est l’Espagne qui parle.

Le Soleil chaque Esté blanchit vostre campagne,
Du present qu’au Desert il faisoit aux Hebreux.
 Joüissez-en, Peuples heureux,
 Mais portez envie à l’Espagne,
Qui reçoit du Soleil un don plus precieux.
Ce n’est plus cet Etat autrefois languissant ;
 Un des Neveux de Charlemagne
 Soûtient ce Trône chancelant
Philippe en a pris la défense ;
 Le Ciel le ravit à la France
 À qui le Ciel l’avoit donné ?
 Regnez, Monarque fortuné,
 Mais dans l’éclat qui vous couronne,
N’oubliez pas que c’est la France qui vous donne.

Le quatriéme miracle de Dauphiné est nommé la Balme.

C’est une fameuse Grotte qui se voit auprés du Monastere des Chartreusines de Salettes sur le bord du Rhône ; elle est tres-vaste & tres-profonde. Les eaux qui tombent goute à goute de la cime de ce Rocher y forment par leur congellation mille differentes figures : on voit couler du haut de la voute plusieurs fontaines dans des bassins que la Nature a formez pour les recevoir. Aprés qu’on a marché environ mille pas dans cette Balme, on trouve un Lac d’une lieuë de longueur, sur lequel François I. fit porter deux Bateaux. La devotion des peuples du voisinage les a portez à bâtir deux Chapelles à l’entrée de cette Balme, dont l’une est dediée à la Sainte Vierge, & l’autre à Saint Jean Baptiste. Les mêmes Jesuites ont fait de cette Grotte une Devise pour le Roy dont voicy les mots, Soli loca nulla impervia nostro.

Le titre des Vers qu’ils ont faits pour expliquer cette Devise est, la penetration du Roy, qui découvre les Conseils de ses Ennemis, & sur son zele pour la Religion. Voicy ces Vers.

 Dans une Grotte profonde
La Nature a taillé des figures d’Oiseaux,
 Des monstres & des animaux.
 Le Soleil qui voit tout au monde
D’un grand Lac souterrain ne vit jamais les eaux,
Il ne peut penetrer dans cette Grotte sombre,
 Quoy qu’il soit le Pere du Jour ;
  Ce Rocher est le sejour
  De la Nuit & de l’Ombre.
 Mais, ô Dieu, quelle difference
Du Soleil ordinaire à celuy de la France ?
 Il penetre dans tous les lieux
Rien ne peut échaper à l’éclat de ses yeux,
 Il porte par tout sa lumiere.
 Renfermez dans vos Cabinets,
 Politiques, tous vos secrets,
 Il en forcera la Barriere.
Souverains que le Ciel a fait pour gouverner
 Formez-vous sur luy pour regner.

Les Cuves de Sassenage sont regardées en Dauphiné comme le cinquiéme miracle de la Province Le Bourg de Sassenage est celebre par plusieurs singularitez. S’il en faut croire quelques Auteurs, c’est dans ce lieu que la fameuse Melusine finit ses jours. On y voit au pied d’un grand rocher deux grandes Cuves de pierre, & on assure qu’autrefois on les trouvoit pleines d’eau la veille des Rois, lorsque la récolte devoit estre abondante, & on n’y en trouvoit point quand l’année devoit estre sterile. Le lendemain des Rois cette eau s’écouloit d’elle-même, sans qu’on pust sçavoir d’où elle estoit venuë dans ces Cuves, ny par où elle s’écouloit.

Ces Cuves ont donné lieu aux Jesuites du College Royal Dauphin de Grenoble, de faire une Devise sur les heureuses destinées de Messeigneurs les Princes, Fils de Monseigneur le Dauphin. Ces paroles en sont l’ame, Trium fœlicia Regum Auspicia.

Voici comment ils expliquent cette Devise par leurs Vers.

Quand Janus remplira ces Cuves admirables,
 Bergers, enflez vos chalumeaux
 Et chantez sur des airs nouveaux,
Que Cerés & Bachus vous seront favorables.
***
  Dans la Science divine,
  De prédire l’avenir,
  Plus versé que Melusine
  J’ose sur elle encherir.
  Elle borne sa connoissance
À donner d’une année une heureuse abondance,
De la seule Province elle ouvre les tresors
 Mais, Grands Princes, vostre presence
 Nous fait concevoir l’esperance
De voir en nostre Siecle un nouveau Siecle d’or,
Et de vostre destin entait ay-je l’Histoire ?
 Chers Enfans de nos Demi-Dieux,
 Qui vous presentez à nos yeux
 Avec tant de pompe & de gloire,
 Soyez attentifs à ma voix ;
 Princes, voicy vostre horoscope.
 Le monde vous verra tous trois
 Partager entre vous l’Europe.

On trouve au pied des montagnes de Sassenage des pierres à peu prés de la grosseur & de la figure d’une lentille, qui sont extrémement polies, d’une couleur blanche, ou d’un gris obscur. Elles ont la proprieté merveilleuse de nettoyer les yeux, quand il est entré de la poussiere ou quelque fétu qui les incommode. On met une de ces pierres entre l’œil & la paupiere, & elle chasse tout ce qui cause de la douleur, en parcourant l’œil, aprés quoy elle tombe à terre.

Ces pierres ont fourny aux mêmes Auteurs le sujet d’une Devise contre les envieux du Roy. Les paroles suivantes servent d’ame à cette Devise, Hostibus hæc Regis dona ferenda. Elle est expliquée par les Vers suivans.

Princes, qui vous liguez si souvent contre nous,
De la gloire du Roy n’êtes-vous point jaloux ?
 Cette gloire si répanduë
Dans l’un & l’autre monde également connuë,
 Peut-estre vous met en courroux,
 Et choque vostre foible vuë,
 Si vous ne pouvez la souffrir,
 Nous avons dans le voisinage
 Des lentilles de Sassenage,
 Remede excellent pour les yeux.
Bataves & Germains, vous feriez beaucoup mieux
 De remettre sans resistance
 Tous vos interests à la France ;
 Mais vous enviez son bonheur.
 Non, ce n’est pas ce qui vous blesse :
C’est d’un Roy trop puissant l’invincible sagesse
 Qui vous fait soulever le cœur ;
 Son merite vous importune,
Cependant malgré vous, au bout de l’Univers,
 On dit en Prose comme en Vers
La vertu de Louis surpasse sa fortune.

Le dernier miracle de Dauphiné est la Tour sans venin. On voit de la Ville de Grenoble une ancienne Tour à demi ruinée, qui n’en est éloignée que d’une lieuë. On l’appelle la Tour sans venin, parce qu’on assure qu’on a jamais vu ny dans cette Tour ny dans son voisinage, aucun de ces insectes venimeux qui cherchent un asile dans les vieux bâtimens abandonnez. On ajoûte que lors qu’on a porté de pareils insectes dans cette Tour, ils s’en sont d’abord éloignez. Quelques-uns assurent que ces animaux venimeux fuyent ce terroir, parce que l’air y est tres-pur, & fort exposé aux vents qui le purifient. D’autres disent qu’il y a auprés de cette Tour des Plantes dont ces Animaux ont naturellement de l’aversion. Les paroles que les mêmes Jesuites font servir d’ame à la Devise qui a cette Tour pour corps, sont : Venena relinquunt aut fugiunt.

Les Vers qui les expliquent sont sur la destruction de l’heresie en France par le Roy.

De cette vieille Tour sur le haut d’un rocher,
 Serpens vous n’osez approcher ;
Le charme tout puissant d’une vertu secrette
 Ne souffre rien icy de venimeux.
 Croupissez dans vostre retraite,
Ou bien défaites-vous d’un poison dangereux.
 Si vous fuyez, Heretiques de France,
En Hollande, en Ecosse, en Prusse, à Darien,
C’est que vous n’osez pas du premier Roy Chrestien,
 Soûtenir l’auguste presence.
De tes noires erreurs porte ailleurs le venin,
 Impie & malheureux Calvin ;
Va dans d’autres climats vomir ton heresie
Qui coûta tant de sang à ta chere Patrie.
 Si sans la guerre & les combats
 Du Royaume on la voit bannie,
Il falloit de Louis & la teste & le bras,
 Pour dompter cette hydre cruelle,
Geneve l’a vuë naistre, & retourner chez elle.
 Heureuse France mille fois,
De suivre de Louis les loix ;
 Plus heureuse d’estre soumise
 Par le Fils Aîné de l’Eglise
 Au souverain Maistre des Rois

Ce qui suit est encore des Jesuites de Grenoble.

 Vous avez parcouru, Grands Princes,
De vostre Auguste Ayeul les differens Etats,
 Vous avez bien vu des Provinces,
Dont chacune autrefois faisoit des Potentats ?
***
Celle-cy que l’on voit en prodiges feconde
 Etonnoit jadis l’Univers,
 Et ses sept miracles divers,
Faisoient du bruit dans tout le monde :
 Mais si-tost que vous paroissez :
 Ses miracles sont effacez
 Vous estes l’unique merveille,
 Dont tous les Peuples sont surpris ;
De vostre air tout divin la grace sans pareille,
 Charme nos yeux & nos esprits.

[Ode présentée à Messeigneurs les Princes pendant leur séjour à Avignon & trouvée parfaitement belle] §

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7], p. 79-86.

Je vous envoye une Ode qui a esté trouvée parfaitement bonne, & qui a reçu de grands applaudissemens. Elle fut presentée à Avignon à Messeigneurs les Princes, par Mr Limoion de S. Didier, Neveu de feu Mr le Chevalier de S. Didier, connu par l’Histoire de Venise, par le Traité de Paix de Nimegue, & par un Traité de Chimie qu’il a mis au jour.

À MESSEIGNEURS
LES DUCS
DE BOURGOGNE
ET DE BERRY.

Venez, jeunes Dieux de la Seine,
Vous faites nos vœux les plus doux,
Les deux brillans Freres d’Heleine
Sont moins favorables que vous.
Je veux par des routes nouvelles,
Chantant vos vertus immortelles,
Aux foibles yeux me dérober ;
Dust-on voir mes ailes fonduës,
Du lumineux sejour des nuës
Il est toujours beau de tomber.
***
La loüange est le son aimable
Qui flate l’oreille des Dieux,
Et l’encens le plus agreable
Qui monte de la terre aux Cieux.
Plus les Mortels par leur courage,
Sont des Dieux la vivante image,
Et plus ils recherchent ce prix.
Alexandre eust pour un Homere,
Dont la loüange luy fut chere,
Donné tout ce qu’il avoit pris.
***
Muse, quelle est vostre allegresse,
Quand il s’offre à vous un Guerrier,
De qui la suprême sagesse
Sçait joindre l’Olive au Laurier ?
Mais de cette gloire homicide,
Dont brille un Conquerant avide,
Vos yeux ne sont pas ébloüis,
Vous n’aimez que de justes armes,
Et vous ne prodiguez vos charmes
Qu’aux Augustes & qu’aux Louis.
***
Qui pourroit refuser ses veilles
À mon Roy, l’exemple des Rois ?
Ses jours sont tissus de merveilles,
La justice dicte ses Loix
Le Ciel à ses vœux favorable,
Rend sa gloire à jamais durable,
Et couronne sa pieté
Comme d’une tige feconde
De son Sang pour le bien du monde,
Sort une ample Posterité.
***
Il renaist dans d’autres Alcides,
Les Heros naissent des Heros.
Tels on voit les Faons intrepides
Naistre du Roy des animaux.
Bien-tost armez de dents nouvelles,
Ils quittent les rousses mammelles
De leur mere aux yeux menaçans,
Et se ruant dans la prairie,
Ils font une âpre boucherie
Des taureaux au loin mugissans.
***
Flatez par les douces amorces
Des jours sereins où Flore rit,
Dans l’ardeur d’éprouver leurs forces,
Les Aiglons desertent leur nid.
L’amour courageux de la proye,
Contre les Dragons les envoye ;
Vainqueurs ils s’élevent dans l’air,
Et d’une audacieuse serre
Ils vont empoigner le tonnerre,
Dont se doit servir Jupiter.
***
Une Nation éclairée
Cherchant un Roy, pour son repos,
Qui ramenast le temps de Rhée,
Jette les yeux sur nos Heros,
Empreins du divin caractere,
De leur Ayeul & de leur Pere,
Qu’ils étalent d’attraits vainqueurs !
Même majesté, même audace,
Même douceur, & même grace,
Sur leurs pas font voler leurs cœurs.
***
O quel bonheur pour toy, ma Lyre,
Si je te puis entretenir,
Plein du feu sacré qui m’inspire,
Des merveilles de l’avenir.
Quel spectacle à moy se découvre ?
Le Temple de la Gloire s’ouvre,
Je vous y vois, fameux Guerriers,
La Poësie avec l’Histoire,
Sous les ailes de la Victoire,
Vous y couronne de Lauriers.
***
En grandeur, en force, en lumiere,
Les Astres cedent au Soleil ;
Dans son éclatante carriere
Louis ne voit point de pareil.
On diroit que la Providence
Se repose sur sa prudence
Du soin des Terres & des Mers ;
Volant de la Tamise au Gange,
J’iray du bruit de sa loüange
Repaistre l’avide Univers.

[Suite du Voyage de Messeigneurs les Princes]* §

Mercure galant, mai 1701 [deuxième partie] [tome 7], p. 87-348.

Il est temps que je finisse ce Journal que j’ay si heureusement commencé, & dont toute l’Europe a paru contente. Messeigneurs les Princes ayant couché le 8. Mars dans un Bourg du Dauphiné appellé Pyrieu, en partirent le 9. & ayant traversé le belle & vaste plaine de Sainfons, il parurent à la vûe de Lyon à une heure aprés midy. Mr Despincelle Prevost des Maréchaux de Lyon avec les Maréchaussées, de Forest, & de Beaujollois dépendantes du Gouvernement de cette Ville, allerent au-devant d’eux à une lieuë & demie. Ces Compagnies étoient vêtuës de neuf, & les Officiers avoient des habits magnifiques. Mr le Marquis de Rochebonne, Commandant pour le Roy dans la Province, accompagné d’environ deux cens Gentilshommes des environs, tous bien montez, trouva Messeigneurs les Princes à demi-lieuë au delà du Faubourg de la Guillotiere, & eut l’honneur de leur faire un compliment qui fut fort applaudi par sa justesse. Aprés cela la Noblesse suivit leur carrosse & prit avec eux la route de la Ville. Les Academistes allerent aussi au devant des Princes, & formerent un petit Corps à part, des plus lestes & des plus brillans. Mr Pavant de Floratis, leur Ecuyer, & le Gouverneur de l’Academie de Lyon, qui les avoit disposez sur une ligne, avec beaucoup d’ordre, eut avec eux l’honneur de les saluer trois fois l’épée à la main, Mr Deviau, Lieutenant Criminel de Robe-courte estoit avec les Officiers & Archers de sa Compagnie à l’entrée du Fauxbourg de la Guillotiere. Aprés ces divers Corps de Cavalerie, les Princes avançant un peu plus vers le Fauxbourg, trouverent le corps le plus avancé de la Bourgeoisie de la Ville. Elle formoit dans cet endroit-là un Bataillon complet, dont la teste & la queuë estoient composées de Piquiers & de Cuirassiers, ou de Gens armez de toutes pieces. Leurs armes estoient toutes dorées & damasquinées pour la plus part. Ce premier Bataillon estoit suivi immediatement d’une longue file d’environ deux cens carrosses, qui occupoient une assez grande espace, estant tous rangez sur une même ligne, pour laisser la droite à Messeigneurs les Princes. Six cens Dames des plus distinguées de la Ville, vestuës de noir & ornées de pierreries remplissoient cette suite de carrosses, qui alloit aboutir au commencement du Fauxbourg.

Mr de Mænville, Commandant du Château de Piere-cize, & Mr de Valorges qui fit la fonction de Major, estoient montez à cheval si-tost que le jour avoit paru. Ils avoient sept mille homme de milice Bourgeoise à disperser tirée des trente-cinq quartiers de Lion qu’on appelle Penonnages. Il y avoit deux cens hommes de chacun. Ils employerent quatorze de ces quartiers à border la haye à droite, & à gauche le long du Fauxbourg de la Guillotiere jusqu’au Pont du Rosne, & firent placer vingt autres quartiers, depuis la Porte jusqu’à l’entrée de Bellecourt. Ils mirent ces Troupes en Bataillons de quatre de hauteur & de cinq de front, & en remplirent la place de Bellecourt, l’une des plus belles de l’Europe, qui a plus de six cens pas de long, & plus de trois cens de large. Elle estoit remplie de plus de soixante & dix mille ames sans compter, un grand nombre de personnes distinguées qui étoient aux Fenestres, aux Balcons, & sur les Amphiteatres qu’on avoit dressez en divers endroits. Il y avoit dix Bataillons à droite, & dix à gauche qui se regardoient, avec une ruë au milieu de cinquante pas de large, où toute la Cour passa. La Compagnie de Mr Souternon, qui commande les Troupes du Roy qui sont à Lion, prit la droite de la Porte du logis des Princes, & la trente-cinquiéme Compagnie des quartiers qui restoit se plaça à gauche, de sorte que la Porte fut tres-bien garnie. La plus part des Bourgeois qui étoient sous les armes estoient magnifiquement vêtus. Les uns avoient des habits de velours cramoisi avec de gros galons d’or. Les autres estoient en drap d’Angleterre enrichi ou de galons, ou de boutonnieres d’or & d’argent. Il y avoit quelques uns de ces habits qui avoient coûté deux & trois cens pistoles. Chaque Penonnage avoit un Drapeau avec sa devise particuliere. Le Pont du Rosne qui est à la teste du Fauxbourg de la Guillotiere, fut laissé entierement vuide à cause de son peu de largeur. On donna là dessus de si bons ordres, que qui ce soit ne se trouva sur ce Pont, qui a de longueur plus de deux cens soixante toises, tandis que les carrosses des Princes & de leur suite défilerent. Le Consulat composé de Mr Vaginay, Prevost des Marchands, de Mrs Perrichon, de la Rové, Croppet de S. Romain & Sabot Echevins, de l’Avocat General ; du Secretaire & du Receveur, tous en robes violetes, qui sont leurs habits de ceremonie, & des Ex-consuls en robes noires, s’estoit rendu à l’extremité du Pont, entre la Barrierre & la Porte de la Ville. Ce Corps estoit precedé des Mandeurs en Robes, qui portoient leurs grands Ecussons. Messeigneurs les Princes estant arrivez en cet endroit, firent arrester leur carrosse pour recevoir le compliment de Mr Vaginay, qui parla avec beaucoup d’esprit & de dignité. Ce compliment fait, on entendit une agreable fanfare de quinze trompettes, qu’on avoit placez à la décente du Pont devant la Chapelle du S. Esprit, ce qui fut suivy d’un million de cris de Vive le Roy. On avoit placé à la Porte, la compagnie de deux cens Arquebusiers commandée par Mr Fereus Capitaine de la Ville, qui en garda les Portes ce jour-là, & les trois jours suivant. La magnificence des Troupes, à la teste desquelles estoit Mr de Vallorge, répondoit parfaitement à leur discipline. Les Capitaines Penons, ainsi que leurs Lieutenans & leurs Enseignes avoient presque tous des habits en broderie, ou chamarrez de galons d’or ou d’argent. Tous les rangs estoient chacun en particulier fort uniformes, & cette grande multitude d’armes dorées, de plumes blanches & d’écharpes frangées d’or, avoit quelque chose de tres-grand Aussi Messeigneurs les Princes en voyant toute cette Bourgeoisie sous les armes, dirent-ils tout haut qu’ils la trouvoient fort riche & tres-bien disciplinez. Ce fut entre cette double haye d’Infanterie, dont les Capitaines & les Lieutenans salüoient de la Pique & les Enseignes du Drapeau, qu’ils furent conduits au Palais, où le Roy avoit ordonné qu’on les logeât, & où il avoit autrefois logé luy-même, & Madame la Duchesse de Bourgogne aprés luy. Ce fut dans la maison qu’on nomme la maison rouge, & qui est au fond de Bellecourt à l’extremité du Mail. On observa tres-exactement l’ordre que Mr le Maréchal de Villeroy avoit fait publier de ne point tirer, sur peine de la vie ; mais Messeigneurs les Princes, par une distinction tres-glorieuse pour la Bourgeoisie, en consideration de sa fidelité éprouvée, voulurent bien luy permettre de laisser les pierres & les mêches aux armes qu’elle portoit. La Garde du Palais se fit nuit & jour, & fut relevé de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures par le Major de la Ville.

Comme Messeigneurs les Princes avoient dîné en chemin dans leur carrosse & de fort bonne heure, ils firent collation dés qu’ils furent arrivez. Ils furent à peine sortie de table que Mrs de Mænville & de Vallorges firent défiler toute la milice Bourgeoise sous leurs fenêtres. Outre les sept mille hommes dont elle estoit composée, & qui formoient les trente-cinq compagnies, il y envoit deux de plus de cent hommes chacune, leurs habits où l’or se faisoit remarquer estoient gris-blanc & uniformes ; la premiere estoit armée d’arcs & de fleches, & la seconde d’arquebuses. Ces Compagnies devoient servir au divertissemens des Princes. Aprés qu’ils eurent admiré la magnificence des Troupes qui passerent sous leurs Fenestres, & ausquelles ils donnerent beaucoup de loüanges, il reçûrent les presens de la Ville, qui leur furent presentez par Mr Prost de Grange blanche, Avocat de la Ville, & par Mr Perrichon le fils, Secretaire de la même Ville. Ces presens parurent d’un fort bon goust, & galamment arrangez.

Messeigneurs les Princes parurent ensuite quelque temps aux fenestres du Palais, pour voit la prodigieuse multitude de gens qui remplissoient la place de Bellecourt. Ils s’en retirerent pour entrer dans leur cabinet, où ils demeurerent enfermez assez long-temps. Lorsqu’ils en furent sortis, le Consulat leur presenta à chacun un Livre, magnifiquement relié avec leurs armes relevées en broderie, & fit distribüer à toute leur Cour un grand nombre d’exemplaires de ce même ouvrage. C’estoient les principales antiquitez & singularitez les plus remarquables de la Ville de Lyon, receüillies par le Pere de Colonia Jesuite, & accompagnées de plusieurs applications à l’honneur des Princes.

Sur les cinq heures du soir, ils allerent en chaise à l’Opera de Phaeton. La porte de la Salle estoit gardé par le Chevalier du Guet à la teste de sa Compagnie, toute en habits uniformes. On avoit ménagé pour eux un Escalier dérobé qui écarta d’eux la foule. Leur loge estoit tapissée d’un velours cramoisi avec des crespines d’or. Il estoit venu plusieurs Musiciens de Marseille pour rendre ce divertissement plus agréable. Les principales Dames de la Ville s’y trouverent moins pour en joüir, que pour avoir l’avantage de voir des Princes si accomplis. L’Opera fini, ils retournerent au Palais où ils souperent. Ce fut pendant leur soupé qu’on tira tout le Canon de la Ville, avec un fort grand nombre de Boëtes. Leur complaisances pour les Dames leur avoit fait ordonner qu’on remist à ce temps-là cette marque de joye publique, afin de leur épargner la frayeur qu’ils auroient pû avoir, si on avoit tiré le Canon tandis que leurs Carosses passoient sur les ponts du Rhône. Il y eut le soir de grandes illuminations par toute la Ville, & chacun chercha à se distinguer, soit par l’arrangement des lumieres, soit par le grand nombre de figures & de devises transparentes à la gloire du Roy, & de Messeigneurs les Princes.

Le 10. au matin trois Députez de Geneve eurent audience. Ils haranguerent les Princes chacun en particulier, & leurs discours furent trouvez tres-beaux. Ils les prierent de leur accorder leur protection auprés de Sa Majesté. À dix heures & demie ils allerent à la Messe à saint Jean, Cathedrale de Lion. M. l’Archevêque en Chappe & en Mitre, accompagné de tout son Chapitre les reçut à la porte de l’Eglise, & leur fit un discours plein d’éloquence & de pieté. Ce Discours fini, les Princes suivirent l’Archevêque & le Clergé dans le Chœur, & furent conduits dans les places de l’Archidiacre & du Maistre du Chœur, sur chacune desquelles on avoit élevé un dais. Aprés les ceremonies ordinaires, M. l’Archevêque alla s’habiller au Trésor de l’Eglise, & vint celebrer la Messe avec la même solemnité qui s’observe aux Festes de Noël, de Pâques & de la Pentecoste. Il étoit assisté de sept Acolytes, de sept Soudiacres, de sept Diacres, de sept Prêtres revêtus de leurs Chasubles, du nombre desquels il estoit, & de sept autres Prêtres revêtus de Chapes. Tous ces Officiers, les Comtes en Mitres, & les autres découverts entrerent dans un tres-bel ordre par la grande porte du Chœur, & saluërent les Princes en passant. La Messe fut entonnée par M. le Comte de saint George, Précenteur, & chantée en plein chant par le Clergé. On fit l’Administration, c’est-à-dire l’essai du pain & du vin qui se fait par le plus ancien des Perpetuels en presence de tous les Diacres & soudiacres. Ils sortent tous du Chœur pour cela, & se rendent à la Chapelle de Nôtre-Dame, où M. le Prieur de la Platiére est obligé d’apporter du pain & du vin, dont on choisit le meilleur pour le saint Sacrifice ; & aprés l’avoir choisi on le porte sur la credence avec beaucoup de solemnité. Cette ceremonie est fort ancienne, & ne se pratique dans cette Eglise que lors que l’Archevêque y Officie. On y voit deux colomnes de cuivre avec des chapiteaux Corinthiens, sur lesquels est un espece d’entablement, au-dessus duquel il y avoit sept Chandeliers garnis de sept cierges. Il y avoit aussi sept Enfans de Chœur qui s’arrêtoient aux colomnes, & y posoient leurs Chandeliers. Le Prêtre Officiant, le Diacre & le Soudiacre avoient tous trois la Mitre en tête, & ne l’ôtoient qu’en certains temps de la Messe. Derriere l’Autel qui est isolé comme celui de sainte Geneviéve de Paris, estoit un siége Pontifical avec sept gradins, & au-dessus un dais de velours, sous lequel l’Archevêque se plaçoit avant & aprés le Sacrifice. À ses pieds sur les gradins étoient quatre des sept Chappiers. Deux tenoient sa Croix & sa Crosse, l’autre tenoit le Missel ; & le dernier tenoit sa Mitre en certains temps. A droite & à gauche de ce Siége, le Clergé estoit assis, & formoit un demi-cercle.

Voicy quelle fut la disposition des Officians. Mr l’Archevêque estoit avec deux Chappiers à la face de l’Autel. Dans ses retours à droite & à gauche estoient les six autres Prêtres avec leurs Chasubles, trois d’un côté, & trois de l’autre. Immediatement à l’entrée de la face de la Balustrade qui est quarrée, les cinq autres Chappiers estoient placez. Celui du milieu tenoit la Mitre & deux autres la Croix & la Crosse. Derriere eux estoient les sept Diacres, & derriere les Diacres les sept Soudiacres. L’Officiant estoit placé au milieu, ainsi que je l’ay déja marqué. M. l’Evêque de saint Flour, de la Maison d’Estaing, qui estoit venu à Lion pour saluër Messeigneurs les Princes, assista à toute cette ceremonie, avec les Comtes de Lyon du nombre desquels il a autrefois esté.

Les Princes étant retournez dans le lieu qui leur servoit de Palais, donnerent audience aux Chanoines Comtes de saint Jean, & furent complimentez par M. de Damas de Marillac, Doyen de cet illustre Chapitre. Le Presidial & l’Election eurent ensuite audience. M. de Seve, Baron de saint André, Lieutenant General, parla pour le premier de ces Corps, & M. Dernieux President en l’Election, porta la parole pour l’autre.

Messeigneurs les Princes allerent l’aprédînée entendre Vêpres à l’Abbaye d’Aisnay dont l’Eglise est tres-ancienne. Aprés que les Vêpres furent dites ils s’arrêterent quelque temps à considerer un Monument antique qui se voit dans cette Eglise. Ce sont les deux colomnes du celébre Temple d’Auguste, que les soixante Nations des Gaules qui négocioient à Lyon, firent bâtir à son honneur. Il y a plus de dix-sept siecles au confluent du Rhône & de la Saone. Ces Colomnes qui ont esté depuis partagées en quatre soutiennent aujourd’huy la voûte du Chœur de l’Eglise d’Aisnay.

Les Princes allerent voir tirer l’Oiseau qui estoit au haut d’un mast fort élevé dans la Place de Bellecour. La Compagnie des Chevaliers de l’Arc y avoit dressé une maniere de Camp, long de cent cinquante pas, & large de quatre-vingt. Le fond de ce Camp estoit rempli de quantité de barraques diversement peintes, & destinées pour les Chevaliers. La tête du Camp estoit ornée de quatre Pavillons au milieu desquels il y en avoit un cinquiéme pour les Princes. Ce Pavillon estoit couvert d’ardoises, & embelli au dedans de tapisseries de Flandres, de glaces de portieres, de rideaux, de deux fauteüils de velours cramoisi avec des crépines d’or, & de plusieurs autres ornemens. Les Chevaliers, au nombre de soixante, outre ceux de cinq autres Villes de la Province, qui s’estoient joints à ceux de Lyon, portoient chacun un riche carquois, revêtu d’un drap bleu, & relevé en broderie d’or avec des Fleurs-de-Lis, & des Trophées de même. Leurs habits estoient propres & uniformes. Ils avoient un bonnet à la Polonoise, fourré de petit gris, & chamarré de galons d’or en zigzag, & pour marque de leur Chevalerie, Ils portoient chacun à la boutonniere une Croix de vermeil, chargée d’un arc & d’une fléche en sautoir. Leurs Officiers précedez de tambours, & de haut-bois, & de plusieurs hommes habillez à la maniere des principales Nations, qui se servent de l’arc & de la fléche marchoient à leur teste. Les Princes estant entrez dans ce Camp voulurent bien s’armer du brassard d’argent, de l’arc & des fléches qu’on leur presenta, & tirérent plusieurs coups avec une adresse qui leur attira l’admiration des Spectateurs. Avant que de partir de Lyon, ils firent l’honneur à la Compagnie d’écrire leurs noms dans le livre des Chevaliers, & accepterent les riches armes dont ils s’estoient servis. Ils emportérent même avec eux l’Oiseau qui fut abatu par le nommé Mori de Lyon, l’arc & le carquois de ce Chevalier, & la fléche avec laquelle il avoit eu l’adresse de l’abattre.

Sur les cinq heures, Messeigneurs les Princes allérent à la maison de Saint Antoine d’où ils virent les joustes qu’on avoit préparées sur la riviere de Sône. Ils furent reçus à la porte par tout le Consulat, qui avoit choisi cette Maison, comme la plus commode par sa situation & par son agrément. Les Religieux de Saint Antoine n’avoient rien negligé de ce qui pouvoit les rendre dignes de l’honneur qu’ils devoient avoir. La Galerie & les Sales voisines avec l’Escalier qui y conduit, estoient embellis d’un fort grand nombre de lustres, & de candelabres de cristal. On y voyoit des Peintures de prix, & en quantité, une Judith d’Annibal Carrache, un Seneque du Guide, des Originaux du Padoüan, du Correge, d’André del Sarto, & de Leonard Vinchi, Maistre de Raphaël d’Urbin. La place des Princes estoit marquée par un riche Dais de satin blanc en broderie, avec les Armes de France. On avoit placé sous le Dais deux fauteuils de velours bleu avec deux carreaux sur les deux fenestres des Princes, deux sur les deux tabourets qui estoient au bas, & deux sur les fauteüils. Tout le reste de la Galerie estoit orné à proportion. Les Basteliers au nombre de cent partagez en deux Escadres, & vêtus de blanc avec des galons & des boutonnieres de soye, firent devant les Princes les mêmes exercices qu’ils avoient eu l’honneur de faire autrefois devant le Roy. On voyoit sur leur Drapeau une Emblême qui marquoit la vive joye qu’ils avoient de servir à leur divertissement. C’estoit un Navire rempli de Matelots, qui poussoient des cris d’allegresse, en voyant paroistre dans le Ciel les deux Astres favorables qu’on appelle les Gemeaux, avec ces paroles :

Alacres faciunt hæc sydera Nautas.

Le temps qui resta depuis la joûte des Bâteliers jusqu’à l’heure qu’on tira le feu d’artifice fut rempli par un Concert de voix & d’instrumens qui agrea fort. Ces paroles furent d’abord chantées pour Prologue.

La Nymphe de la Seine, au milieu de ses flots,
 Malgré le cristal de ses eaux
 Se sent brûler d’impatience
 De revoir son jeune Heros.
D’un objet si chery la charmante prudence
 Peut seule faire son repos.
Elle reproche au Rhône un bonheur quelle envie.
Daignez, Prince, écouter leurs trop justes combats ;
 Mais quoy que la Seine vous die
 Malgré sa juste jalousie,
 Malgré ses plus tendres appas
Tout vous conjure icy de ne la croire pas.

Ce Prologue fut suivi d’un Dialogue de la Nymphe de la Seine & du Rhône.

LA SEINE.

Rens-moy sans differer le Heros que j’adore,
Sur tes bords éloignez, c’est trop le retenir :
Mon cœur impatient ne peut plus soûtenir
 L’Ennuy mortel qui le devore,
 Son seul retour le peut finit.

Le Rhône.

Depuis l’heureux moment qu’une si belle vie
Pour le bonheur du monde a commencé son cours,
Sur vos bords fortunez vous le vistes toûjours,
 Faut-il que déja l’on m’envie
Le bonheur passager de l’avoir pour toûjours ?

La Seine.

Je me suis fait une douce habitude
De voir sur mon rivage un Prince si charmant.
Je ne puis plus sans trouble & sans inquietude
 Le perdre pour un seul moment

Le Rhône.

 Si la gloire vous estoit chere,
Vous ne pousseriez pas ces indignes soupirs,
Et son éloignement, bien loin de vous déplaire,
 Mettroit le comble à vos desirs.

La Seine.

Moy ? de ne plus le voir que je me réjoüisse ?
O Ciel ! c’est pour mon cœur le plus cruel supplice.

Le Rhône.

Et ne doit-ce pas estre un charme à vostre amour
 D’oüir ce que la Renommée
 Raconte de luy chaque jour,
 Dans mes climats comme à la Cour ?
Quel solide avantage, & quel charme d’apprendre
Qu’on voit en mille lieux ses vertus se répandre,
Que cent peuples divers volent de toutes parts,
Et confondent sur luy leurs avides regards,
Qu’on ne peut se lasser de le voir, de l’entendre ;
Et ce qui doit enfin faire tarir vos pleurs,
C’est que vous le verrez chargé de mille cœurs.

Tous deux.

Quel solide avantage, &c.

La Seine.

Et ce qui doit enfin faire tarir mes pleurs,
C’est que je le verray chargé de mille cœurs.

On chanta ensuite un recit, dont le sujet fut le retour de Castor & Pollux Fils de Jupiter, qui avoient accompagné Jason à la conqueste de la Toison d’or. La Grece le celebroit par ses Vers.

Des climats fortunez de l’heureuse Iberie.
Les Fils de Jupiter sont enfin de retour.
Le destin nous ramene au gré de nôtre envie
 Castor & Pollux dans ce jour.
De nos champs les plus doux ranimons l’harmonie,
 Marquons leur bien tout nostre amour.
En depit des rigueurs d’une saison cruelle,
Dans sa penible course ils ont suivy Jason,
Et fait avec un même zele
La conqueste de la Toison.
***
Arbres naissans redoublez vos ombrages.
 Petits oiseaux, égayez vos ramages ;
Prodiguons leur nos fleurs, ne les épargnons pas,
 Ils en font naistre sous leurs pas.
***
Que nos Parterres refleurissent,
 Que nos boccages reverdissent
Que d’un éclat nouveau tout brille dans nos Champs,
 Et que nos Echos retentissent
 Du doux murmure de nos chants.

À l’entrée de la nuit, on fut frappé tout à coup d’un des plus grands spectacles que l’on puisse imaginer. La montagne de Fourviere & celle des Chartreux dont la Ville est commandée, & qui forment le long de la Saone une maniere d’Amphitheatre de plus d’une demi-lieuë de circuit, parurent éclairées dans un instant d’un nombre prodigieux de pots à feu d’une invention particuliere & arrangez avec une grande simetrie. Les maisons des Communautez & des Bourgeois dont ces costes sont couvertes, accompagnoient cette illumination generale par des illuminations particulieres, & l’on distinguoit sur cette montagne en feu des pyramides ardentes, des clochers embrasez, & des Galeries rayonnantes. Les maisons qui sont bâties sur les deux bords de la Saone, & qui occupent l’espace de plus d’un grand quart de lieuë, depuis la porte de S. George jusque fort loin au de-là de celle de Vaize, estoient éclairées d’un nombre infini de lanternes qu’on avoit placées aux deux côtez de chaque Fenestre. Entre toutes ces maisons, l’Hôtel du Gouvernement se distingua par une illumination tres-bien ordonnée. Ce fut à la faveur de cette illumination, que Messeigneurs les Princes eurent le plaisir pendant plus de deux heures de contempler sur les Quais, sur les Ponts, sur les Amphiteatres, sur les Balcons & aux Fenestres, une multitude d’environ cent mille personnes, qui de temps en temps faisoient retentir l’air d’un million de Vive le Roy, qui empêchoient qu’on n’entendît le fracas que faisoient les Timbales & les Tambours des trente-cinq quartiers, dont chacun en avoit un fort grand nombre, desquels on battoit tout à la fois. L’illumination du reste de la Ville, qui fut generale durant quatre jours, estoit semblable à celle des Quais. Le feu d’artifice fut tiré durant ces acclamations, & eut un fort grand succez. Le dessein en avoit esté pris de la découverte que Mr Cassini fit dans le Ciel il y a environ dix-huit années, de deux nouvelles Planetes, ausquelles on donna le nom de Sydera Lodoïcea, Astres de Loüis le Grand. On avoit representé dans un Zodiaque le Lyon celeste, sur lequel on voyoit deux Astres brillans qui entroient dans ce Signe, hors duquel le Soleil venoit de passer. Pour l’ame de cette emblême, on y avoit joint ce mot de Virgile qui convenoit au Lyon.

Solemque suum, sua Sydera novit.

Ces Vers expliquoient l’emblême.

Tels qu’on voit dans le Ciel deux Astres remarquables,
Qui du plus grand des Rois portent l’Auguste nom,
Jettant sur les mortels leurs regards favorables,
Sur les pas du Soleil entrer dans le Lyon ;
Tels la Terre aujourd’huy voit deux Augustes Princes,
Charmant par leur aspect nos heureuses Provinces,
Montrer dans leur personne aux Peuples ébloüis,
Le Nom, le Sang, l’Image & le Cœur de Louis.

Toute la machine du feu, qui estoit de soixante & dix pieds de haut, & large à proportion, portoit sur un grand édifice quarré, bâti sur un Roc, qu’on avoit feint, au milieu de la Riviere. Ce Rocher portoit un Socle, sur lequel estoient gravées diverses Inscriptions à la gloire des Princes. Quatre Lions de haut relief, portant les armes de Monseigneur le Duc de Bourgogne, paroissoient aux quatre coins de ce Socle, sur lequel s’élevoit un Ordre d’Architecture Ionique à quatre faces avec les bases & les chapiteaux d’or. Les entre-colomnes estoient embellis de Devisés, d’Emblêmes & de Medailles. Sur la corniche on voyoit plusieurs Genies qui l’ornoient de tous côtez de festons de fleurs. Un globe terrestre sur lequel soufloient les quatre vents Cardinaux, representez par quatre grandes figures peintes au naturel, estoit sur cet édifice ; & au dessus de ce globe on avoit representé en éloignement, une partie du Zodiaque, avec le Lion celeste, & les deux Astres de Louis le Grand, dont on a parlé.

Sur la premiere face de l’édifice on lisoit ces vers pour Monseigneur le Duc de Bourgogne.

 Ce Prince, l’espoir de la France,
Soutient par ses vertus tout l’éclat de son rang
Son cœur & son esprit dignes de sa naissance,
Marquent dans quelle source il a puisé son sang.
 On trouve dans son caractere
De son Auguste ayeul les suprêmes talens ;
 Et la valeur de son Illustre Pere,
 Qui dans luy croist avec les ans.
Pour tracer en un mot son image fidelle,
Le Ciel, en nous formant un Prince si parfait,
 A pris Louis pour son modele,
 Mais c’est pour nous seuls qu’il l’a fait.

Deux Devises se voyoient sur cette face, avec une emblême & une medaille. Une Aigle armée de la foudre de Jupiter faisoit le corps de la premiere devise, qui avoit ces mots pour ame, cui melius sua fulmina credat Jupiter, pour faire entendre que Monseigneur le Duc de Bourgogne alloit commander l’Armée de Sa Majesté en Allemagne.

Le corps de la seconde devise estoit les deux Astres appellez Gemeaux, qui sont un presage de beau temps lorsqu’ils paroissoient tous deux à la fois. Ces paroles luy servoient d’ame, Juncti fausta omnia signant, ce qui marquoit la parfaite union qui se trouve entre Monseigneur le Duc de Bourgogne & Monseigneur le Duc de Berry.

Remus & Romulus, Fils de Mars & petit Fils de Jupiter, faisoient le sujet de l’emblême, avec ces mots de Virgile, Juvenes quantas ostentant aspice vires, ce qui marquoit le courage infatigable des deux jeunes Princes. Quant à la Medaille, le revers representoit une figure, portant d’une main un javelot, & de l’autre une corne d’abondance, avec cette legende, Sæculi novi felicitas.

La seconde face estoit aussi ornée de devises. La premiere avoit pour corps un Fleuve, qui devient toûjours plus grand à mesure qu’il parcourt plus de pays, avec ces mots espagnols, Mas camina, mas crece, pour marquer l’application particuliere de Monseigneur le Duc de Bourgogne à s’instruire dans son voyage, de tout ce que doit sçavoir un Souverain. Une autre devise faisoit voir une Lune dans son plein, avec ces mots, Solus vincit me lumine Frater, pour exprimer le merite de Monseigneur le Duc de Berry. Deux Parelies formez dans une nuë par le Soleil, faisoient une troisiéme devise, avec ces mots, Nos hilarat simili prole, & ce Madrigal exprimoit l’amour de tous les François pour les jeunes Princes.

Princes, si vous n’estiez que les Fils de Louis,
Par l’éclat d’un tel nom les Peuples éblouis
 Courroient vous rendre leur hommage,
Mais vous estes ses Fils & sa parfaite image.
On voit dans vous son Nom, son Sang & son courage.
 Princes, en faut-il davantage
Pour causer parmy nous ces transports inoüis.

Il y avoit encore dans la même face une medaille, dont le revers estoit tiré de la medaille de Germanicus & de Drusus petit fils d’Auguste. On y voyoit les deux Princes à cheval, avec cette legende, Principes Juventutis.

Trois Devises & une Medaille servoient d’ornement à la troisiéme face de la Machine du feu. La premiere de ces Devises avoit pour corps un Vaisseau que des gens éloignez voyent s’approcher, avec ces mots, Major quo propior, pour faire entendre que les Peuples qui ont eu le bonheur de voir Monseigneur le Duc de Bourgogne dans son voyage, ont redoublé l’estime extraordinaire qu’ils avoient déja pour luy.

La seconde Devise estoit sur l’impression que les grands exemples du Roy ont faite depuis longtems sur l’esprit & sur le cœur des jeunes Princes. Deux miroirs ardens, qui recevoient les rayons du Soleil, en faisoient le corps, & ces mots en estoient l’ame. Idem ambo simul ardor habet.

On en avoit fait une troisiéme pour faire connoistre que Monseigneur le Duc de Bourgogne suit fidellement les mouvemens & les traces de Louis le Grand. C’estoit un Heliotrope avec ces mots, Forma eadem, par motus utrique.

La Medaille marquoit l’union qui est entre les deux Princes. On y voyoit deux mains jointes avec cette legende. Amor mutuus Principum.

Sur la quatriéme face on lisoit ces quatre Vers :

Aux transports les plus doux, Peuples, qu’on s’abandonne,
Mais benissez sur tout l’Hymen du grand Louis,
Puisqu’il donne à son Sang une riche Couronne,
 Et qu’il vous fait voir ses deux Fils.

Ils estoient accompagnez de cette Devise pour le Roy d’Espagne Philippe V. Un Diamant de grand prix venu d’un Pays éloigné pour embellir une couronne, & ces paroles pour ame, Natale solum diademate muto.

Une Emblême dans laquelle on voyoit Alexandre qui se preparoit à couper le Nœud Gordien avec son épée, & dont ces mots faisoient l’ame : Ambages vanas hæc dextra resolvet, donnoit à entendre que Monseigneur le Duc de Bourgogne est destiné pour aller soûtenir les droits de Sa Majesté Catholique.

Il y avoit encore une autre Devise & une autre Emblême. Les deux Planetes qu’on nomme Hesperus & Jupiter, qui brillent le plus dans le Ciel en l’absence du Soleil, faisoient le corps de la Devise, & avoient ces mots pour ame : Supplent absentis lumina Solis. On l’avoit faite pour exprimer la joye que les Peuples ont de voir les deux Princes, sur la grande concorde desquels estoit l’Emblême. On y voyoit Castor & Pollux, Fils de Jupiter, qui quoy que d’un sort different partagent ensemble l’Immortalité. Ces paroles luy servoient d’ame : Sors diversa, pares amor efficit.

Les peintures qui faisoient la Decoration du Feu d’artifice, estoient de Mr Verdier de la Maison de Ville, & l’artifice avoit esté preparé par Mr Villette, connu dans le monde par son Miroir ardent, qui est un chef-d’œuvre de l’Art.

Ce qui rendit le spectacle de ce Feu tres-éclatant, ce fut d’en voir briller un plus grand, auquel on ne s’attendoit point, lorsque l’artifice eut cessé de tirer. L’air en avoit esté rempli, & la riviere devint toute lumineuse par l’embrasement de toute la Charpente qui avoit renfermé l’artifice & du Bateau même, qui peu auparavant portoit cette charpente & cet artifice. Les illuminations de toutes les hauteurs & montagnes des environs de Lyon se joignirent à cette éclatante masse de feu, qui estoit comme environnée d’un nombre presque innombrable de bateaux illuminez, qui bordoient les deux costez de la Riviere, à quoy se joignoient encore les illuminations de toute la Ville. Tout cela estoit accompagné du bruit de vingt Trompettes & de plusieurs Timbales, auquel répondoit celuy de plus de cent Tambours qui battoient la charge au milieu des acclamations, & des cris de joye d’une infinité de monde.

Le Lundy onziéme, Messeigneurs les Princes accompagnez de Mr le Maréchal Duc de Noailles, & suivis du Consulat en Corps, allérent entendre la Messe au Convent des Carmelites, dont Madame de Villeroy est Superieure. Elle les reçut à la teste de sa Communauté, & leur fit un Compliment, dont ils furent extrémement satisfaits. Ils visiterent la Maison, & louérent le bon ordre & la modestie qu’ils y remarquérent. À leur retour, ils furent complimentez par Mr Duret, premier President des Tresoriers de France. Il estoit accompagné de quatorze Députez.

Ces Princes allérent l’apresdînée aux Filles de Sainte Marie, où ils baisérent le cœur de Saint François de Sales que l’on y conserve tout entier. Ils se rendirent ensuite dans la Place de Bellecour, où tout estoit preparé pour leur donner le divertissement du Jeu de la Scible ou de l’Arquebuse. Les Chevaliers qui en avoient pris soin, estoient vêtus d’un drap d’Angleterre gris-blanc, avec un double agrément d’argent. Leurs bas estoient teints en écarlate, leurs plumets blancs, leurs armes dorées, & le reste de leur ajustement uniforme. Ces Chevaliers estant arrivez à la place de Bellecour, les Officiers eurent l’honneur d’y saluër Messeigneurs les Princes, qui des fenestres de leur Palais la virent entrer en bon ordre dans la grande allée des Tilleuls. Au bout de cette Allée on avoit construit pour les Princes à la distance necessaire pour tirer, une Sale richement ornée, avec des loges pour les Chevaliers, embellies de pilastres & de frises, ce qui faisoit une perspective fort agreable. À peine les Compagnies eurent-elles formé une double haye, que les Princes se rendirent dans leur Jeu, & firent l’ouverture du prix avec les armes que les Officiers eurent l’honneur de leur presenter. Ils tirérent chacun deux coups, & Monseigneur le Duc de Bourgogne approcha fort prés du noir. Le premier Prix fut remporté par la Brigade des Chevaliers de Grenoble. Les Princes ne prirent pas longtemps le divertissement du Jeu de l’Arquebuse, parce qu’ils estoient attendus pour en voir un autre avant que jour finist, & que l’heure pressoit. Ils allérent au Convent des Peres de Saint Antoine, d’où ils virent tirer l’Oye. On avoit preparé quatre petits Bateaux vernis, qu’on appelle Besches à Lyon, & qu’on nomme Esquifs, & Gondoles en d’autres lieux. Il y avoit dans chacun de ces Bateaux treize hommes vêtus de toile blanche, sçavoir douze qui ramoient, & un qui devoit tirer l’Oye, ce qui faisoit cinquante-deux hommes choisis, & qui estoient regardez comme les meilleurs nageurs du monde. Ils en donnérent des marques, ainsi que de leur force, & de leur adresse, & l’on vit aller ces petits Bateaux sur la Saone, qui est une riviere assez dormante, avec la vitesse d’une hirondelle. On tira deux Oyes, qui avant que d’estre entierement déchirées, & que toutes les pieces en fussent emportées, firent culbuter les assaillans plusieurs fois dans l’eau. Il y avoit une cage attachée auprés de ces Oyes, & dans le moment que la derniere piece fut emportée, cette cage fut rompuë, & il sortit douze canards qui sautérent dans la Riviere. Ces cinquante-deux hommes y sautérent aussi dans le même temps & nageant comme des grenoüilles, ils les suivirent jusqu’à perte de vûë. Les Princes ne purent s’empêcher d’en rire, & perdirent un peu de leur serieux sans sortir de la majesté qu’ils ont toûjours gardée pendant leur voyage. Tous les Spectateurs eurent une grande joye de ce que ce petit divertissement leur avoit plu. Mr le Prevost des Marchands avoit pris de grands soins, & de grandes précautions pour le succés de ce divertissement, & quoy qu’âgé de soixante dix-huit ans, il s’estoit donné de grands mouvemens afin qu’il ne manquast rien de tout ce qui dépendoit de sa Charge pour la satisfaction des Princes. Aprés avoir pris beaucoup de plaisir à la chasse des Canards, ils allérent à la place de Bellecour, où estoit le Regiment de Gals qu’ils firent passer en revuë, & ensuite ils se rendirent à l’Academie de Musique, où l’on representa l’Europe Galante. Cet Opera fut precedé du Prologue qui suit, & qui avoit esté fait par les soins du Consulat, à l’occasion de leur voyage. Tous les Acteurs avoient des habits neufs aussi magnifiques que bien entendus. Le dessein de ce Prologue rouloit sur l’union de la France avec l’Espagne. Le Theatre representoit un Palais superbe, & dans le fond une Campagne où l’on voyoit plusieurs Soldats cuirassez qui reposoient avec leurs Armes & leurs Drapeaux. On voyoit aussi plusieurs faisceaux d’armes.

LA FRANCE

parlant à sa suite.

Chantez, Peuples, chantez le Heros de la France,
De ses jours, la vertu marque tous les instans,
Sans cesse il affermit par ses soins éclatans,
Ou mon bonheur, ou ma puissance.
Chantez, Peuples, chantez, le Heros de la France
Quand je perds du repos les tranquilles attraits
 C’est pour joüir de la victoire
Et lors que dans son cours, il interrompt ma gloire
 C’est pour me redonner la Paix.

Chœur.

 Que pour sa gloire tout s’empresse.
Joignons pour ce Heros & nos voix & nos vœux.
 Qu’il regne & triomphe sans cesse ;
 Qu’il nous rende à jamais heureux

L’ESPAGNE

parlant à sa suite.

Vous meslez à leurs champs vostre reconnoissance.
Vous allez partager le bonheur de la France.
Louis vient de combler nos vœux.
Dans son Auguste Fils il vous accorde un Maistre ;
Par le choix de ce Roy qui va vous rendre heureux
 Vous avez merité de l’estre.

LA FRANCE.

Aprés tant de combats le Ciel nous réünit.

L’ESPAGNE.

Nous vous devons le Roy que Louis nous accorde
La gloire dans nos cœurs fit naistre la Discorde
 Et le Sagesse l’en bannit.

LA FRANCE.

Vous m’avez causé mille allarmes

L’ESPAGNE.

De mon sang mille fois vous avez teint vos armes.

LA FRANCE.

La barbare Bellone étouffoit ma pitié.

L’ESPAGNE.

Je trouvois à vous nuire une joye inhumaine

Ensemble.

 Mais malgré toute nostre haine
L’estime dans nos cœurs preparoit l’amitié.

LA PAIX.

Quelle felicité va suivre vostre choix !
Une éternelle Paix par ce nœud vous rassemble.
 Que devant vous tout fremisse, tout tremble
 Que tout flechisse sous vos loix.
 Joüissez à jamais ensemble
 Du plus sage de tous les Rois
 Et d’un Prince qui luy ressemble.

CHŒUR.

Celebrons ces Heros, redoublons nos Concerts,
 Que la terre leur soit soumise,
 Que leur vertu, que leur sang s’éternise
Qu’ils donnent à jamais des Rois à l’Univers.

DEUX FEMMES de la suite de la France.

 Nous ne redoutons plus d’allarmes,
 Tout rit, tout enchanté en ces lieux ;
 Les plus aimables Demi-Dieux
 Viennent en redoubler les charmes,
 Que tout flatte icy leurs desirs
Qu’une riante Cour par tout les environne ;
 Qu’ils goûtent autant de plaisirs
 Que leur presence nous en donne.

UNE FEMME de la suite de l’Espagne.

Un triste Hyver bannissoit de nos champs
Les doux Zephirs & la charmante Flore ;
 Mais le Soleil ramene le Printemps.
Que de plaisirs, que de fleurs vont éclorre !

L’ENVIE.

Je ne puis plus souffrir ces concerts & ces jeux.
Paix, odieuse Paix, ton esperance est vaine ;
 Tu veux rendre le monde heureux
Tu veux bannir des cœurs la Discorde & la Haine,
Mais je veux rappeller les maux que tu bannis.
Je veux à mon dessein que Bellone réponde.
 Tremble, déja l’orage gronde.
Voy leurs voisins jaloux animez par mes cris
 Je vais armer tous les Peuples du monde
 Contre ceux qui t’ont réünis

On entend un bruit de guerre.

L’ENVIE.

Mars, le terrible Mars va servir ma fureur.

Chœur de Soldats.

 Armons-nous, courons à la gloire,
 Quittons un indigne repos.
Allons, allons chercher sur les pas des Heros
 La mort ou la victoire.

LA PAIX.

Quel spectacle, quels cris, ô Ciel que dois-je croire.

MARS.

 Ne craignez rien charmante Paix.
En vain l’affreuse Envie excite mille allarmes,
 Je confondray tous ses projets
De ses Peuples unis je protege les armes,
 Mais ils ne les prendront jamais
 Que pour faire regner vos charmes.

à l’Envie.

Et toy, va sur toy-même exercer ta fureur
Dans le fond des Enfers va devorer ton cœur.

La France

à l’Espagne.

Non, non ne craignons plus la discorde ennemie
Tout l’Univers doit vivre sous nos loix.
 Et le Destin par mille exploits
Me fait voir à jamais nostre gloire affermie.
 Je voy s’élever un Heros
À qui le Ciel promet une gloire immortelle.
Le triomphe l’attend, la victoire l’appelle
Je voy dans l’avenir ses glorieux travaux
 Par tout la Sagesse l’éclaire.
Les Peuples qu’il soumet deviennent plus heureux.
A-t-il pris pour modelle ou Louis ou son Pere ?
 Il les retrace tous les deux.

Chœur.

Celebrons ces Heros, redoublons nos concerts,
 Que la terre leur soit soûmise,
 Que leur vertu que leur sang s’éternise,
Qu’ils donnent à jamais des Rois à l’Univers.

Messeigneurs les Princes souperent au sortir de l’Opera, & furent divertis à l’issue de leur souper par le bruit de deux cens boëttes, qui fut accompagné de differentes sortes d’artifice, qui surprirent par leur beauté, ce qui joint au succez du feu qui avoit esté tiré la veille fit donner beaucoup de loüanges aux Artificiers de Lion.

Le Mardy 12. Messeigneurs les Princes entendirent la Messe dans l’Eglise du grand College des Jesuites. Elle fut celebrée par Mr l’Abbé de la Croix Chapelain du Roy. Ils monterent ensuite dans la Biblioteque magnifiquement bâtie par la Maison de Villeroy, & fort considerablement augmentée par la Biblioteque du feu Archevêque de Lion. Mr le Maréchal de Noailles leur fit remarquer les divers monumens qu’on y a erigez pour conserver les souvenir des bienfaits de cette Maison. Monseigneur le Duc de Bourgogne fit voir que les bons Livres ne luy sont pas inconnus, & s’arresta quelque temps ainsi que Monseigneur le Duc de Berry à considerer des Globes, à examiner des manuscrits, & à voir parmy les Livres de feu Mr l’Archevêque de Lion, un Livre composé autrefois par le Roy, & intitulé, Traduction de la Guerre de Cesar contre les Suisses. Ils prirent beaucoup de plaisir à voir cet ouvrage, & l’examinerent avec attention. Ils demanderent ensuite à voir le Cabinet de medailles du Pere de la Chaise & les autres antiques. Ils y furent conduits, & le Pere Colonia eut l’honneur de leur expliquer la suite des Empereurs Romains en bronze, en argent, & en or, les Idoles de Rome, & d’Egipte, les lampes qu’on appelle inextinguibles, & les Talismans. Monseigneur le Duc de Bourgogne luy fit plusieurs questions tres-sçavantes sur la Chronologie, sur l’Histoire, sur le Dieu Mithra, sur Harpocrate, & sur les sicles Hebreux & Samaritains. Il luy demanda en voyant une Statuë Egyptienne du Dieu Serapis fort antique, où estoit le Boisseau qu’il porte sur sa teste, & qui le carractérise. Ce Pere Colonia le luy fit remarquer, & ce Prince en parut content. Il remarqua une Statuë antique de la victoire, & demanda pourquoy elle n’avoit qu’une aile. Le Pere Colonia luy répondit, que cette Aile qui restoit à la victoire estoit même de trop, & qu’il vouloit la luy oster, parce que le Roy avoit sceu la fixer si bien, qu’elle n’avoit plus besoin d’ailes, puisqu’elle ne pouvoit plus s’envoler ailleurs. Cette réponse plut aux Princes & à toute leur Cour. Au sortir du cabinet, deux Ecoliers choisis leur presenterent des poésies latines & françoises que le College avoit composées à leur honneur. ils les receurent avec beaucoup de bonté, & donnerent des vaccances aux Ecoliers.

Le soir de ce même jour, les Peres de ce College marquerent leur joye par une Feste extraordinaire. Ils avoient fait à la face de leur Bâtiment une grande illumination, & l’on fit dans la Cour des Classes une décharge de boëttes au bruit de plusieurs instrumens. Le peuple qui s’assembla devant la Porte de ce College prit part à cette Feste, qui dura bien avant dans la nuit.

Messeigneurs les Princes allerent l’aprésdîné à l’Hôtel de Ville, & furent receus à la portiere de leur carrosse par le Consulat en Robes de ceremonie. Les portes estoient gardées par la Compagnie de deux cens Arquebusiers de la Ville. Quatre Bataillons de la Bourgeoisie étoient rangez en fort bon ordre dans la place des Terreaux que cet Hôtel a en face. Estant entrez dans le Vestibule, & ayant veu en passant les anciennes tables de bronze de l’Empereur Claude, ils furent conduits dans la salle appellée de l’Abondance, où l’on avoit disposé des Métiers & des Ouvriers pour leur faire voir les Manufactures de brocart d’or & d’argent, qui entretiennent les trois quarts de la Ville. Ils virent fabriquer de belles étoffes, de grands galons d’or, & tirer l’or par de jeunes filles, les unes habillées fort proprement à la Lyonnoise, & les autres vestuës de noir. On leur expliqua sensiblement la maniere dont la soye se forme dans ses commencemens, & la maniere dont elle se met en œuvre. Au sortir de cette Salle, ils firent un tour dans la grande Cour de l’Hôtel, & monterent par le grand Escalier dans la Chambre du Conseil, où l’on avoit étalé les plus riches brocards d’or & d’argent qui ayent esté fabriquez à Lyon, & le Consulat eut l’honneur de leur en presenter trente pieces differentes, estimez au moins dix mille écus. De cette Chambre ils passerent dans la Salle du Consulat, où ils examinerent le nouveau Plan des reparations que l’on va faire à l’Hôtel de Ville. Il virent dans la même Salle le dessein de la Statuë Equestre de Louis le Grand, que le Consulat a fait jetter en bronze à Paris, du poids d’environ trente milliers, & qu’il se prepare à faire ériger dans la Ville de Lyon, sitost qu’on l’y aura conduit de Toulon où elle est déja arrivée. Ils décendirent de la dans une derniere Salle, où l’on fit en leur presence une experience tres-curieuse. C’est la maniere dont on dore les lingots & dont on les degrossit aprés les avoir dorez. L’arque, c’est-à-dire la machine dont on se sert à Lyon pour les degrossir est si delicate, qu’un lingot d’argent qui n’a que deux pieds de longueur, & trois pouces quatre lignes de circonference, produit un fil d’or de la longueur d’un million quatre-vingt-seize mille sept cens & quatre pieds, de sorte que ce fil, par l’art du tirage, s’allonge plus de cinq cens quarante-trois mille fois plus qu’il n’estoit auparavant. Ainsi si l’on attachoit ce fil par un de ses bouts, & qu’il eut assez de consistance pour estre étendu sans se rompre, il pouroit estre conduit jusqu’à une distance de soixante & treize lieuës.

Au sortir de l’Hôtel de Ville, Messeigneurs les Princes toûjours accompagnez du Consulat allerent à pied au Monastere Royal des Religieuses de S. Pierre, qui est situé dans la même place de l’Hôtel de Ville. Ils furent receus par Madame de Chaunes qui en est Abbesse, & qui par le compliment qu’elle leur fit à la teste de sa Communauté, fit connoistre son esprit & le sang dont elle est née. Ces Princes aprés avoir pris des plaisirs serieux pendant toute la journée, allerent prendre le divertissement d’une seconde representation de l’Europe galante.

Le 13. jour marqué pour leur départ ils se rendirent à six heures & demie du matin dans l’Eglise des Celestins où ils entendirent la Messe. Toutes les ruës par où ils devoient passer, depuis la porte de leur Palais jusqu’au lieu de l’embarquement estoient bordées d’une double haye Bourgeoise au nombre de sept mille hommes sans compter les Officiers. Le bateau dans lequel ils s’embarquerent avoit environ soixante & cinq pied de long, douze de large & neuf de haut. Leur chambre, longue de vingt-six pieds, estoit garnie d’un damas rouge cramoisi, & ornée de deux canapées avec leurs carreaux à houpes d’or, de vingt-quatre perroquets, de deux fauteüils, de deux chaises & de deux tables : le tout de velours cramoisi avec les crépines & les molets d’or. Les portieres étoient de damas avec des crépines d’or. Il y avoit dans cette chambre cinq fenestres de trois pieds & deux de large chacune, toutes à paneaux de glace avec des rideaux de taffetas blanc. La cheminée qui occupoit la place d’une sixiéme fenestre étoit blanche & or avec sa corniche dorée. Treize miroirs placez entre les fenestres à costé des portes, & sur la cheminée donnoient à ce lieu tout l’agrément qu’on y pouroit souhaiter. Les portes qui estoient de glace avec des chassis dorez, avoient huit pieds de haut & quatorze de large. Le salon pour les Gardes qui avoit dix pied de long estoit tapissé de brocard, avec deux grandes formes de même & matelassées. Le cabinet des Valets de Chambre de la longueur de dix pieds estoit aussi tapissé de brocatel, & les autres meubles estoient de la même étoffe. On avoit pratiqué dans ce cabinet un escalier pour monter au dessus du bateau sans passer par la chambre des Princes. Tout le dessus de la barque étoit couvert d’un drap d’écarlate bordé d’un galon d’or, & la balustrade ornée tout au tour de filets d’or sur un fond blanc. La manœuvre & les cordages n’ayant pas permis d’y faire un pavillon, on y avoit suplée par deux parasoles de damas, garnis de galons & de franges d’or. Le grand masts portoit un pavillon blanc orné de trois Fleurs de lis, & le mast d’arriere un pavillon bleu avec un Lyon d’or.

Ce bateau, outre celuy de la Musique qu’il avoit à ses costez estoit accompagné de trois autres Diligences partagées chacune en deux chambres & toutes trois tapissées à neuf. La premiere estoit pour l’équipage de Monseigneur le Duc de Bourgogne, la seconde pour Monseigneur le Duc de Berry, & là troisiéme pour celuy de Mr le Maréchal Duc de Noailles. Outre ces quatre Diligences, il y avoit trois grandes barques pour le bagage, pour les Suisses & pour les domestiques ; une pour le carrosse du corps, une pour la cuisine avec ses cheminées & tous les fours differens, & une à costé pour le Gobelet & pour la Fruiterie ; ce qui faisoit en tout dix Barques ou Diligences, pourveuës avec profusion de toutes sortes de pieces de gibier, de venaison, de liqueurs, de vins & autres rafraichissemens de toutes manieres.

Cette petite flote fut tirée par prés de quatre cens chevaux, qu’on avoit choisis dans tout le Gouvernement, & qui dans le temps du départ des Princes, se trouverent postez tous à la fois depuis la route de Lyon jusques à Chalons pour se relayer de deux en deux lieuës. Messeigneurs les Princes estant arrivez avant huit heures au Port Neufville, qui estoit le lieu de l’embarquement, furent receus par le Consulat en corps & en habit de ceremonie à l’entrée du bateau, où il eut l’honneur de les conduire. Dans cet instant toute l’Artillerie de Pierre-Cize, & toutes les Boëtes de la Ville tirerent, & l’air retentit d’une infinité d’acclamations de Vive le Roy. Douze Prisonniers que le Consulat avoit fait mettre en liberté en payant leurs dettes à l’arrivée des Princes, se presenterent, pour remercier leurs Augustes Liberateurs. Les Bateliers marquerent leur zele, par quelques joutes nouvelles, & les salüerent en se jettant tous ensemble dans la Riviere dés qu’ils les virent partir. Le Lieutenant de Robe-courte accompagna leur bâtiment avec ses Officiers, & Archers de sa Compagnie, jusques hors le Gouvernement de la Province. Ses Princes devoient aller coucher à Mâcon, qui selon l’étenduë des lieues du pays n’est qu’à douze lieuës de Lyon ; mais elles en valent bien vingt des nostres. Cependant les mesures de ceux qui avoient entrepris de les conduire furent si bien prises, qu’ils y arriverent à huit heures du soir ; & trouverent leurs équipages qui avoient esté embarquez le jour precedent.

Pendant le sejour que ces Princes ont fait à Lion, ils ont esté gardez par un Penonnage, c’est-à-dire par les Bourgeois d’un des quartiers de la Ville de Lion. Les illuminations n’ont point cessé pendant toutes les nuits, & toutes les maisons ont esté éclairées depuis le premier étage jusqu’au quatriéme. La plus grande partie des peuples de la Province, & des lieux circonvoisins estoit venuë prendre part aux réjoüissances que leur arrivée faisoit éclater jour & nuit dans tous les quartiers de la Ville. On n’y entendoit que Flutes, Hautbois, de Trompettes & Tambours, & l’on ne voyoit que feux d’artifice, & autres ; tout y retentissoit des cris de Vive le Roy, & des prieres continuelles des peuples qui demandoient à Dieu de combler de mille benedictions les Princes qu’ils avoient le bonheur de posseder, & de leur donner les lumieres dont ont besoin ceux qui doivent regner un jour.

Je vous ay déja dit que Mr Prost de Grangeblanche & Mr Perrichon le fils allerent offrir les presens de la Ville à Messeigneurs les Princes le jour de leur arrivée, sans vous en rien dire davantage, parce qu’aucune des Relations qui m’estoient tombées entre les mains, ne marquoit en quoy ils consistoient. J’en viens de voir une qui m’apprend qu’il y avoit environ vingt Vestes, avec des Boëtes proprement peintes, dans lesquelles estoient des essences, & autres choses semblables. Monseigneur le Duc de Bourgogne trouva les trois qui estoient pour luy si bien peintes & si proprement ajustées, qu’il ordonna que l’on en prist soin, afin qu’il les apportât à Madame la Duchesse de Bourgogne. Il y avoit aussi des paquets de boëtes de confitures, des vins de liqueurs, & des vins François. Le zele que la Ville de Lyon a fait paroistre, meritoit que rien ne fust oublié de tout ce qui s’y est passé pour la reception de Messeigneurs les Princes Aussi n’ay-je épargné aucuns soins pour en ramasser jusqu’aux moindres circonstances ; en sorte que je croy pouvoir assurer que la Relation que j’en ay dressée, est beaucoup plus ample que l’imprimé qui en a paru.

Tandis que Mâcon se preparoit à recevoir Messeigneurs les Princes, Mr de Senecé qui est né dans cette Ville, fit l’Ode que je vous envoye, & elle fut presentée à Mr le Maréchal Duc de Noailles,

LE VOYAGE
DES PRINCES.

Mars tonne sur la frontiere,
Et plein d’un dépit mortel
Va meditant la matiére
De quelque nouveau Cartel.
Un juste effroy, qui le glace,
Rend au fort de leur menace
Ses projets évanouis,
Et sa ligue mal unie
Pâlit devant le genie
De l’Invincible Louis
***
Cependant, sur ce Royaume
Se répand l’air le plus pur,
Murs d’argile, toits de chaume
Tout devient d’or & d’azur :
Phæbé, que ternit Cibelle,
Voit effacer devant elle
Ses honneurs étincelans,
Et les bruyantes fusées
Aux étoiles méprisées
Portent des défis volans.
***
Des Provinces excitées
L’ardente émulation,
En Festes bien concertées
Fait briller l’ambition :
Leur Peuple dans ses fontaines
Des plaisirs, à tasses pleines
Puisse l’Enchanteur levain,
Et les Nayades charmées,
En Bacchantes transformées,
Nagent d’aise dans le vin.
***
Quel est ce Dieu favorable,
Qui nous fait par ses bontez
Des mensonges de la Fable
De sensibles veritez ?
Est-ce le fils du Tonnerre,
Qui vient de porter la guerre
Chez l’Epouse de Tithon ?
Est-ce le fils de Latone
Que la Victoire couronne
Aprés la mort de Python ;
***
Non ; de l’éclat qu’il fait naistre
Mes yeux estoient ébloüis.
Ah ? je vois mon jeune Maistre,
L’heritier des deux Louis.
C’est ce Heros qu’à la France
Pour sa troisiéme esperance
Les Astres ont destiné,
Qui sur le Trône d’Espagne
Dans sa premiere Campagne
Vient d’établir son puisné.
***
 De quelle vive lumiere
Brille ce Prince adoré !
Quel beau feu, sous sa paupiere
Marque un esprit éclairé ?
On s’observe, on se compose,
Mais au respect qu’il impose
La crainte va redoublant,
Il n’est étude qui serve,
Et l’éloquente Minerve
Ne l’aborde qu’en tremblant.
***
Mascon ma chere patrie,
Qui l’attends au premier jour,
Quels presens, quelle industrie
Luy prouveront ton amour,
Si ta force languissante
Par la dépense éclatante
T’exclud de te signaler,
Par un zele ardent & noble,
Lyon, Marseille, & Grenoble
Auront peine à t’égaler.
***
Bourgogne, qu’à son passage
Se signale vôtre ardeur ;
Mais precipitez l’ouvrage
Qu’ordonne vôtre splendeur.
Tous les momens qu’il vous preste
Aux dons que la gloire appreste
Luy paroissent dérobez ;
Déja le Printemps boutonne,
Et si la Trompette sonne,
Vos Spectacles sont tombez.
***
En vain, la Mere d’Achille
Dans un Palais enchanté,
D’une valeur indocile
Croit adoucir la fierté.
Jeux galans, vives tendresses,
Doux plaisirs, molles caresses,
Tout luy devient odieux,
Sitost que l’adroit Vlisse
Fait par un sage artifice
Briller le fer à ses yeux.
***
Pour vous, depuis vostre enfance
Au sein des Graces nourry,
Garderons-nous le silence
Illustre Duc de Berry ?
D’une naissance tardive
Vostre fortune attentive
Vous vangera pleinement,
Et le Ciel n’a point fait naistre
Le goust de choisir un maistre
Pour l’Espagne seulement.
***
Conducteur des jeunes Princes,
Vous, dont Louis a fait choix,
Pour faire voir aux Provinces
Le plus beau sang de leurs Rois,
Jamais sa faveur propice
Ne rendit plus de justice
À vos suprêmes talens,
Non pas même quand sa foudre
Par vos mains mettoit en poudre
Les ramparts des Catalans.
***
Bientost, leur noble courage
Dans les Ecoles de Mars
D’un fameux apprentissage
Ira tenter les hazars.
De leur jeunesse boüillante
Moderez l’ardeur vaillante
Dans la chaleur du combat.
Est-il employ d’importance,
Où jamais vostre prudence
Puisse mieux servir l’Etat ?

Mr de Senecé, dont vous venez de lire les Vers, & dont tous les Ouvrages font voir beaucoup d’esprit & d’érudition, ayant bien voulu se donner la peine de faire une Relation de ce qui s’est passé dans le lieu de sa naissance lors que Messeigneurs les Princes y ont esté, j’ay cru devoir vous donner cette Relation de la maniere qu’il l’a faite, afin de vous faire connoistre qu’il n’écrit pas moins bien en Prose qu’en Vers.

La Province de Bourgogne étoit sensiblement touchée du malheur où elle paroissoit condamnée n’estre point honorée de la presence de Messeigneurs les Princes. Elle se consideroit comme réduite à la triste destinée de ces Peuples voisins du Pole, qui ne participent que par reflexion à la lumiere du jour, & à qui le Soleil refuse éternellement ses favorables regards, qu’il prodigue au reste de la terre avec tant de liberalité. Enfin ses vœux toucherent le Ciel, on apprit que la route des Princes estoit changée, & que Monseigneur le Duc de Bourgogne honoreroit d’une visite le pays dont il porte le nom ; mais on l’apprit si tard, que la joye que causa cette nouvelle fut fort combattuë par la crainte de n’avoir pas assez de loisir pour se mettre en estat de répondre à cet honneur par une reception digne de la grandeur du Prince, & du zele de la Nation. Le voisinage de Lion ne nous estoit pas avantageux. La Cour en sortoit pleine des idées de grandeur & de magnificence que luy avoit laissées cette superbe Ville. Nous avions beau nous retrancher sur l’amour & sur l’attachement que nous soutenions pouvoir disputer à toute la terre, ces qualitez ne sont sensibles que par les effets qu’elles produisent, & tout le monde se les attribuë.

La Ville de Mâcon, qui est la plus meridionale de la Province, fut la premiere avertie de se mettre en estat de recevoir ses jeunes Maistres. On ne sceut qu’ils y passeroient que sur la fin de Mars ? & on apprit en même temps qu’ils y arriveroient dans le commencement d’Avril. Cependant les ordres réiterez de S.A.S. Monsieur le Prince, nostre Gouverneur, la vigilance de Mr Ferrand, Intendant de Bourgogne, & de l’activité de Mr des Vignes, Maire de cette Ville, trouverent moyen dans un petit intervalle de quinze jours, de mettre toutes choses dans la meilleure disposition que l’on pouvoit esperer de la petitesse de nos forces.

Mrs des Etats du Mâconnois commanderent d’abord à toutes les Paroisses qui se trouvent sur la route, de travailler à la réparation des grands chemins. Ce peuple s’y porta avec une ardeur incroyable, On fit des chaussées, des pavez & des ponts ; & l’industrie surmontant la nature, qui a fait les abords de nostre Ville tres-difficiles, comme le sont ordinairement les avenuës de tous les pays gras, il se trouva qu’au bout de quelques jours nous n’eûmes plus lieu de porter envie à la levée de Loire, ou au grand chemin d’Orleans. Cette précaution ne servit que pour les Equipages, car la Cour arriva par la Riviere. J’ajoûteray, pour n’en pas faire à deux fois, que ces chemins furent si bien rétablis, que la prévoyance de Mrs des Etats fut inutile. Ils avoient commandé trois cens jougs de Bœufs, pour le soulagement des Equipages, fatiguez par une marche de cinq mois. On ne s’en servit point, & ils ne laisserent pas d’arriver heureusement.

Pendant que l’on travailloit à la Campagne, on ne s’endormoit pas à la Ville. Tout ce qu’elle pût fournir de Charpentiers, de Menuisiers, de Sculpteurs & de Peintres, fut employé à construire des Arcs de Triomphe ; & leur diligence fut telle, qu’il en parut trois en huit jours, qui semblerent estre faits par enchantement. Le premier, placé à l’entrée de la Cour du Prevost representoit l’admiration. Le second élevé au bout de la grande Esplanade du Rempart de S. Pierre, estoit consacré à la joye publique. Ils étoient ornez de peintures, d’emblêmes, d’hyeroglyphes, & de devises, qui avoient leur raport à l’intitulation. À la porte du Palais Episcopal, où les Princes devoient loger, on en avoit élevé un troisiéme, par les ordres, & aux frais de Mr Michel Cassagnet de Tilladet nôtre Evêque, qui signala son zele de toutes manieres dans cette occasion. Entre deux grandes allées d’Arbres qui regnent tout le long de l’Esplanade, on en avoit dressé une artificielle, qui estoit une colomnade de Charpente, toute revêtuë de verdure, & ornée d’une infinité de flambeaux, qui composoient une avenuë lumineuse, par laquelle on arrivoit à l’Arc de Triomphe. Toutes les portes de la Ville estoient galament parées. Celle du Pont, par où les Princes devoient entrer, estoit embelie d’un riche Dais, sous lequel étoient placez les Portraits du Roy, de Monseigneur, & de Messeigneurs ses enfans. On avoit refait tout à neuf le pavé par où les Princes devoient passer ; on en avoit adouci toutes les pentes, on l’avoit sablé dans les endroits les plus glissans, & on avoit coupé quelques Arbres antiques, qui depuis plus d’un Siecle servoient d’ornement aux places publiques, de crainte qu’ils ne nuisissent au passage des carosses. Enfin on avoit dressé en quatre endroits des plus apparens, autant de Fontaines jaillissantes de vin, qui devoient couler tout le jour, & toute la nuit de l’entrée des Princes ; & on avoit commandé de tapisser toutes les ruës sur leur passage, avec une illumination générale, dans toutes les maisons de la Ville.

Mr de Salornay, Colonel de la milice Bourgeoise faisoit en même temps ses diligences, pour la faire paroistre sous les armes, d’une maniere convenable à ce petit Triomphe. La Ville est divisée en neuf quartiers, qui ont chacun leur Capitaine. Ces Chefs choisirent tout ce qu’il y avoit de plus belle jeunesse parmi ceux qui reconnoissent leurs ordres. Ils firent des reveuës pour discipliner leur troupe, qu’ils reduisirent au nombre de huit cens hommes. Il n’en est pas un parmy ce nombre, qui ne prist selon son pouvoir, un soin curieux de ses armes, & de son habillement. Les Officiers, firent dans leurs Compagnies, une grande largesse de plumes, de rubans, & d’ornemens militaires ; & plusieurs particuliers, y firent de leur chef une dépense considerable. Il y avoit des rangs auprés du Drapeau, composez de la jeunesse des meilleurs familles, qui s’estoient fait faire des habits uniformes, & galonnez. Les Officiers de leur côté, se faisoient distinguer par leur parure, & par leur bonne mine.

Les choses estant disposées de la sorte, Mr l’Intendant se rendit à Mâcon, trois jours avant l’arrivée des Princes. Sa presence donna une nouvelle face à toutes choses, & plus riante & plus reguliere qu’elle n’estoit auparavant. Il retrancha des decorations, ce qui ne luy parut pas de bon goust, il y fit ajoûter de nouveaux ornemens : il fit passer en reveuë nostre milice devant luy ; enfin, par une chere delicate & magnifique qu’il fit soir & matin, tant à la Noblesse du Païs, qu’aux Officiers de Robe, il entretint cet esprit d’alegresse, qui convenoit à l’agreable attente dans laquelle nous vivions. Madame de Rambuteau, mere de nôtre Lieutenant de Roy, chez laquelle estoit logé Mr l’Intendant, ne contribua pas mediocrement à bien mettre dans son jour la dépense qu’il faisoit, par son bon ordre, sa propreté, & sa politesse ordinaire. D’un autre côté, Mr l’Evêque, chef des Etats du Comté de Mâconnois, n’oublioit rien de tout ce qui pouvoit embellir la fête. Il avoit abandonné son Palais, qui étoit destiné pour le logement des Princes ; mais il tenoit des tables superbes chez son grand Vicaire, où tous les honnêtes gens estoient parfaitement bien receus. Entre ce Prélat, & Mr l’Intendant, éclatoit une noble émulation, qui laissoit indecis, à qui des deux on devoit plus de loüange. Ils concoururent ensemble à bien disposer toutes choses ; ils se regalerent tour à tour. On se mit en devoir, par les ordres de Monsieur le Prince, qui avoit envoyé pour cet effet grand nombre de ses Officiers, de faire preparer un magnifique dîner pour la Cour, à son passage par Tournus, qui est une Ville de nostre dépendance ; à quoy Mr l’Abbé Mercier, Elû du Clergé, & Mr le Baron de Vinzelles Elû de la Noblesse du Païs, aporterent des soins extraordinaires. Mais tout leur empressement fut inutile, les Princes ne s’y arresterent point, & un amas prodigieux que l’on avoit fait de toute sorte de regales, ne servit qu’à faire connoistre au public, qui en profita, jusqu’où s’étendoit le zele de ceux qui gouvernent ici, sous les ordres de Sa Majesté.

Enfin, le jour tant desiré parut sur nostre horison, & ce fut un Mercredy treiziéme d’Avril. Tous les lieux des environs, jaloux de nôtre bonheur, voulurent y participer. Il se fit chez nous une effusion de toutes les Villes voisines jusqu’à dix lieuës à la ronde, & Mâcon ce jour-là receut dans son sein, Charrolles, Bourg en Bresse, Cluny, Tournuz, Pont de Vaux, Bagé, & toutes les autres Villes prochaines, la foule estoit si grande, qu’à peine pouvoit-on se faire passage dans les ruës. Tout ce peuple n’avoit aucun soucy de son logement ; aussi estoit-il impossible d’en trouver, & il n’étoit uniquement occupé que du desir empressé de voir ses Princes. Cette multitude, assemblée de tant de differens endroits, me rappelloit dans l’esprit la fondation de Venise, lorsque le petit Bourg de Realte, grossi subitement par l’afluence de tous les peuples voisins, forma presque en un instant, une des plus nombreuses & des plus florissantes Villes du monde ; avec cette difference essentielle, que c’étoit la crainte qui avoit peuplé Venise, & que c’estoit l’amour qui assembloit tant de peuple dans Mâcon.

Cette multitude, que la Ville ne pouvoit contenir, avoit rempli la Prairie & bordé la Rive Orientale de la Saone du costé de la Bresse, où les Princes devoient décendre jusqu’à la petite riviere de Vêle ; & quoy que l’on sçût qu’ils ne devoient arriver que le soir, cependant l’empressement de les voir, avoit obligé tout le monde d’y retenir son poste depuis le midy. Ils n’arriverent qu’à l’entrée de la nuit dans de magnifiques bateaux que la Ville de Lion leur avoit fait preparer. C’est à ceux qui en ont fait la dépense d’en donner la description. Je diray seulement, que le superbe Vaisseau de Cleopatre, dont les histoires ont tant parlé, n’avoit aucun avantage sur celuy qui nous amena les Princes. Comme tous leurs équipages estoient embarquez, on avoit commandé pour les servir tous les carosses les plus propres de la Ville. Ils estoient rangez sur le Rivage au nombre de quinze ou vingt, pour les recevoir avec leur suite. Aprés que l’Intendant qui attendoit les Princes au bord de la riviere avec un gros de Noblesse, leur eut fait la reverence, ils monterent dans le carosse de Mr l’Evêque, avec Mr le Maréchal Duc de Noailles, & leur suite se plaça dans les autres. Cette file de carosses, passa sur une levée, qui avoit esté faite exprés sur un petit regorgement de la Riviere de Saone, que l’on appelle la Goute. Elle estoit fort large, tournée en demy cercle, garnie de ses apuis, & bordée de la milice du Bourg de S. Laurent au nombre de deux cens hommes, tous en bon ordre. Ce Bourg, quoy qu’attenant au Pont de la Ville, n’est pas de sa Jurisdiction : il apartient à la Bresse, & ses Hatans avoient fait en leur particulier leur convocation & leur dépence, où ils se signalerent autant que leurs forces le permirent.

Mr le Maire de Mâcon, selon l’ancien usage, s’estoit placé à l’entrée de la premiere Porte du Pont, suivi de tout le Consulat & une partie des Ex-consuls, avec tous les Officiers de l’Hôtel de Ville, au nombre de quinze ou seize personnes. Là ils attendoient l’arrivée de Monseigneur le Duc de Bourgogne, pour le complimenter à son abord ; mais Mr Desgranges Maître des ceremonies estant arrivé quelque temps avant les Princes, dit à ses Officiers, que Monseigneur le Duc de Bourgogne pouroit bien estre incommodé si on l’arrestoit en ce lieu-là, & qu’il estoit plus à propos de ne le haranguer que quand il seroit arrivé chez luy. Sur cet avis, ils gagnerent l’Evêché par le plus court chemin, & ils y arriverent encore plûtost que les carosses qui faisoient un plus grand tour.

Cependant le Cortege des Princes s’avançoit lentement, il estoit precedé de la Maréchaussée à cheval, & environné des Gardes du Roy. Vingt-quatre flambaux de cire blanche entouroient le carosse des Princes, & chacun des autres carosses estoit precedé de plusieurs autres flambaux. Le Pont estoit éclairé d’une infinité de lumieres, & bordé d’une double haye de Mousquetaires. Le carrillon des cloches, & l’harmonie militaire faisoient retentir les airs, mais le bruit en estoit dominé par les aclamations & les benedictions du peuple. Jamais tant d’allegresse ne s’estoit emparée des esprits. Les meres montroient à leurs enfans cet Auguste Prince. Les vieillards se rapeloient dans la memoire l’entrée du Roy dans Mâcon en 1658. & cherchoient à reconnoistre les traits de ce Grand Monarque sur le visage de son petit Fils. La jeunesse, parmy laquelle s’estoit répandu le bruit que ce Prince devoit bientost aller commander les Armées du Roy, témoignoit une noble ardeur de combattre sous ses ordres, & fremissoit la guerre dans le sein de la paix. Toute la Ville estoit en feu, & le jour naturel s’estoit caché, honteux de se voir effacer par un jour artificiel plus brillant que luy. Les nobles Chanoines du Chapitre de S. Pierre avoient éclairé leur clocher d’une maniere galante & particuliere : ceux de la Cathedrale en avoient fait tout autant, & ces hautes Tours illuminées du haut en bas, effaçoient dans les esprits l’idée que donne l’Histoire des Phares de Messine & d’Alexandrie. Ainsi passerent les Princes sous les Arcs de triomphe au milieu des principales ruës de la Ville, richement tapissées, & traversant la grande avenuë du Rempart, ils se rendirent à l’Evêché, où l’on avoit disposé leur logement.

Aussi-tost que Monseigneur le Duc de Bourgogne fut arrivé dans son apartement, il commanda que l’on fist entrer ceux qui le doivent haranguer. Il estoit accompagné de Monseigneur le Duc de Berry & de Mr le Maréchal de Noailles, & environné des jeunes Seigneurs de sa suite. Mr Desgranges appella premierement les Eschevins, qui en attendoient l’ordre dans l’antichambre, à la teste desquels Mr des Vignes Maire perpetuel de nostre Ville s’estant avancé, aprés de profondes reverences, parla de cette sorte au Prince.

MONSEIGNEUR.

L’éclat dont brille la naissance des Princes & la grandeur qui les environne, nous disposent à leur rendre le respect & l’obéissance ; mais c’est par leur merite qu’ils gagnent l’affection des peuples, & qu’ils se font sur les cœurs un empire d’autant plus glorieux, qu’ils ne le doivent qu’à leur vertu.

Il est avantageux aux Princes le se faire connoistre à ceux qu’ils doivent commander, & de les convaincre, que quand ils ne seroient pas leurs Maistres par un droit legitime, ils seroient toujours les seuls dignes de l’estre.

Tout le Royaume vous voit, Monseigneur, avec ces sentimens, & l’Espagne qui n’a pû aspirer à la gloire de vous placer sur son Trône, a crû que son bonheur & sa sureté depandoient d’y mettre un Prince de vostre Sang.

Ainsi elle va ressentir ce que la France éprouvera à son tour, la douceur d’obéïr à des Heros formez sur le modele du plus parfait des Rois.

En vain l’union de ces puissans Etats alarme nos Voisins, leur jalousie vous ouvre le champ de la Victoire, & ils vont trouver les François encore plus invincibles, lorsqu’ils combatront sous leurs jeunes & vaillans Maistres.

Sans doute, quand nous en perdons un, Sa Majesté prend soin de nous en consoler, en nous montrant dans les deux qui nous restent les traits de sa plus vive image. Tant de vertus qui devancent leurs années font la terreur des ennemis & l’amour des sujets : mais cette Province en est touchée plus qu’aucune autre, par l’avantage qu’elle a d’estre particulierement à vous. En effet, ce qui n’est encore ailleurs qu’en esperance, est icy un bien present & que nous possedons.

C’est, Monseigneur, par cette heureuse distinction, que s’est formé dans nos cœurs, le lien du plus fort, & du plus respectueux attachement.

Mr de Reyrolles, President de l’Election ayant ensuite esté introduit à la teste de sa Compagnie composée de douze ou seize Officiers fit un discours plein de force, & d’un stile serré & concis, qui fut fort approuvé ; aprés quoy Mrs du Presidial furent appellez. Ils se presentement au nombre de plus de vingt, avec Mr Desbois, Bailly d’épée, à leur teste. Mr le President Demaux porta la parole pour eux, avec cette éloquence qui luy est naturelle, & qu’il a souvent fait admirer, tant aux Etats Generaux de Bourgogne qu’en diverses autres occasions. C’est un grand chagrin pour moy que la trop grande modestie de ces Messieurs les ait obligez à me refuser une copie de leurs harangues, qui feroient sans doute le plus considerable ornement de cette Relation.

Aprés que ces premiers honneurs eurent esté rendus, Mrs les Echevins firent aporter dans l’antichambre des Princes les presens que la Ville leur avoit destinez. Ils n’estoient, ny proportionez à nostre zele, ny à la grandeur de ceux à qui on prenoit la liberté de les offrir, mais tels que nostre mediocrité nous avoit permis de les fournir. Ils consistoient en vingt-quatre quaisses de confitures de Genes, peintes & dorées fort proprement, trente-six douzaines de grands flambeaux de poing de cire blanche, & grand nombre de corbeilles remplies de bouteilles de Vins vieux & nouveaux des plus exquis selon la saison que l’on eût pû recouvrer dans la Province. Ensuite Mr le Maréchal Duc de Noailles s’estant retiré chez luy, il y fut visité & complimenté par tous les Corps, & regalé des presens de la Ville. Chacun s’éforça de luy témoigner sa reconnoissance pour les services importans que sa valeur & sa bonne conduite ont rendus à l’Etat le soin qu’il vient de prendre pendant cinq mois de veiller à la sureté & à la conduite de nos Princes, n’est pas sans doute un des moins importans, ny une des plus legeres marques que le Roy luy ait données de sa confiance. Mr le Maire marqua dans le complement qu’il luy fit, que le choix de Sa Majesté, qui luy confioit ce qu’elle avoit de plus cher, disoit pour sa gloire plus que tout ce qu’il pouvoit dire ; que cette préference publioit hautement quelle part cet Illustre Maréchal avoit dans l’estime de ce sage Monarque, & combien il se reposoit sur son affection ; qu’il n’estoit pas nouveau que la fortune publique fust entre ses mains ; que le soin qu’il avoit de nous conserver la personne sacrée du Roy, & le commandement de ses armées, toujours victorieuses sous sa conduite, avoient accoûtumé les François à le voir l’arbitre de nostre destinée. Mais qu’icy l’Etat luy avoit de nouvelles obligations qu’il venoit de rétablir la Paix entre deux Nations divisées depuis plusieurs Siecles ; qu’il venoit de les unir d’une amitié aussi étroite que sont les liens du sang qui unissent leurs Souverains ; qu’il ne pouvoit mieux reparer toutes les pertes qu’il avoit fait souffrir à l’Espagne, qu’en luy conduisant un Prince, sous lequel elle est sûre de n’en plus faire d’autres ; mais qu’aprés avoir ainsi contribue au bonheur des Etrangers, il combloit celuy des François en leur montrant dans les deux Princes l’objet de leurs plus chers desirs ; qu’ils paroissoient à nos yeux, tels que nous voudrions les faire si cela dépendoit de nous, noble fierté, douceur prévenante & si agréable aux peuples ; heureux mélange de bonté, de grandeur, d’esprit & de graces ; que tout animoit nôtre esperance & nous répondoit de nostre felicité. Il finit en disant que c’estoit à luy qu’ils devoient le bien de les connoître, & qu’une faveur si grande, excitoit en nous une reconnoissance qui ne pouvoit estre égalée que par leurs respects.

Les ceremonies estant terminées, Mr l’Evêque & Mr l’Intendant inviterent à souper toute la suite des Princes. Mr le Maréchal soupa chez Mr l’Evêque, où l’abondance, la propreté & la delicatesse suspendoient le jugement, pour sçavoir à laquelle on devoit donner le prix. Il avoit deux tables de quinze couverts, & Mrs des Etats en tenoient une autre dans le même endroit. Mr l’Intendant en fit servir trois pour sa part, qui ne cedoient en rien aux premieres, toutes servies également, & dans le même temps, avec une politesse sans pareille. On ne s’y contenta pas de ce que le païs pouvoit fournir, tout pays de bonne chere qu’il est, & on avoit fait venir de Paris & de Provence, tout ce qui s’y trouvoit alors de plus nouveau & de plus exquis. Pour Messeigneurs les Princes, ils furent servis à leur ordinaire, par leurs Officiers. La Cour fut fort grosse à leur souper, de la Noblesse, & des Magistrats du pays, tous en noir, par rapport au deüil de la Cour. Aprés le souper, les Princes furent divertis du spectacle d’un Feu d’artifice, disposé sur la Riviere, dans un grand Bateau, placé vis-à-vis de leurs Fenestres. L’Illumination du Fauxbourg se fit alors remarquer, & frapoit agreablement la veuë, par la reflexion de sa lumiere sur les eaux paisibles de la Saone. Pendant que le temps se passoit dans ce divertissement, le Guet fut abondamment regalé par les soins de Mrs les Echevins, aussi-bien que les Corps de Garde de la Milice Bourgeoise, qui avoient esté placez aux avenuës du Palais Episcopal. Le bas peuple fut en joye toute la nuit, & s’occupa, sans en pouvoir venir à bout, à épuiser les fontaines de vin dont nous avons fait mention. Il sembla même que Bacchus respectoit la presence des Princes, il ne s’y fit aucun desordre, & le respect adoucit l’ordinaire ferocité des vapeurs Bachiques.

Le lendemain Jeudy, les Princes s’estant levez de grand matin, allerent entendre la Messe dans l’Eglise Cathedrale de S. Vincent, qu’une ancienne tradition nous apprend avoir esté fondée par le Roy Dagobert. Ils y furent reçus par Mr l’Evêque, qui vint au devant d’eux dans ses habits Pontificaux, jusques au bas de la Nef. Il estoit suivi des Dignitez, & des Chanoines de ses deux Chapitres, tous en chapes. Il fit un Discours succint à Monseigneur le Duc de Bourgogne, rempli également de pieté & d’éloquence. C’est à mon grand regret que je n’ay pû le recouvrer. L’Eglise estoit remplie d’une foule si prodigieuse de peuple, qu’à peine les Princes pûrent la percer, pour arriver jusqu’au Chœur. Ils y trouverent les hauts bancs garnis des plus belles Dames de la Ville, toutes en deüil, & sur le visage desquelles la joye réparoit le tort, qu’une nuit passée sans dormir, avoit pû faire à leur beauté. Aprés la benediction solemnelle de Mr l’Evêque, donnée sur le grand Autel, la Messe y fut celebrée par un Chapelain du Roy. La Musique des Princes s’y fit entendre avec tous ses charmes, mais elle n’y fut pas goûtée comme elle meritoit de l’estre, parce que l’ame des Spectateurs estoit toute dans ses yeux, & qu’on ne pouvoit se rassasier d’admirer la bonne mine, la beauté & la modestie des jeunes Princes, pendant la celebration de la Messe. J’aurois un beau champ pour m’étendre sur ce sujet, si je ne me souvenois pas que ce n’est point un éloge, mais une Relation que je fais, de laquelle doivent être retranchez tous les ornemens ambitieux.

Au sortir de l’Eglise, les Princes monterent en carosse, & allerent s’embarquer hors de la Ville prés du Bastion de Saint Antoine, où les attendoient leurs Bateaux, parce que l’embarquement y est plus commode. Ils y furent suivis de Mr le Maire, & d’une infinité de peuple, & emporterent avec eux, outre les cœurs & les vœux de la Province, cette admiration & cette joye, qui faisoient le sujet des Inscriptions de nos Arcs de triomphe. Mrs des Etats avoient mis ordre à la commodité de leur voyage, & avoient garny les Bateaux de leur suite de toute sorte de provisions. Mr l’Intendant en avoit assuré la diligence, en établissant des relais de chevaux de trait, qui estoient placez de deux en deux lieuës sur le bord de la Riviere, jusqu’à la Ville de Châlons.

Depuis que le Roy S. Louis, par le Traité qu’il fit avec Alix, Comtesse de Mâcon, réunit cette petite Province à la Couronne de France, pour n’en estre jamais separée, il n’est pas memoire que nostre Ville ait jamais celebré aucune Feste mieux entenduë, ny dont le succés ait esté plus heureux. Tout y réussit par le concert d’une charmante harmonie. Il parut que nos Princes estoient contens de nos soins, & leur Cour eut lieu d’en estre pleinement satisfaite. Il n’y eut pas un Bourgeois de quelque consideration, qui ne se mist en soin de régaler son hoste, & qui ne fust fort affligé de ce que ceux qui allerent manger aux tables, ne voulurent pas accepter cette invitation. Tout le monde couroit au devant de la Craye, 1 & ceux qui n’en pouvoient obtenir, s’estimoient des honorez.

D’ailleurs, l’accés auprés de la personne des Princes fut facile à tout le monde. Les Gardes & les Huissiers, qui ne sont pas toujours traitables, le parurent en cette occasion, & il fut permis à mille ames de se repaistre à souhait du plus charmant de tous les spectacles pour les yeux François, que rien ne touche si sensiblement comme la veuë de leurs Maistres.

Tout ce qui sembla s’opposer à nostre entiere satisfaction, ce fut qu’une pluye continuelle, qui arriva avec les Princes, dérangea un peu nostre Feste. Les plumes & les rubans de nostre Milice en furent gâtez, l’effet de nos Illuminations en fut affoibli, & l’execution de nostre Feu d’artifice en fut moins parfaite. Un Poëte du Pays, pour consoler ses Citoyens de ce petit contretemps, fit des Vers sur ce sujet, avec lesquels je vay terminer cette Relation.

 Quand vos Princes viennent vous voir.
 Le Ciel jaloux de vos spectacles,
Oppose à vos plaisirs de nubileux obstacles,
 Et ne cesse point de pleuvoir,
 Mâcon, n’en soyez point surprise ;
 Le Roy des hommes & des Dieux
Descendit autrefois par un temps pluvieux,
Dans le sein fortuné de la Fille d’Acrise. 2
***
 Ces eaux qui coulent par torrens,
 Vous cachent d’importans misteres.
 Leurs Augures vous sont garans
De la protection de vos Dieux Tutelaires ;
 À tort, contre un present si doux
Vostre aveugle raison s’excite à la révolte,
Vous vous appercevrez au temps de la récolte
 Que c’est de l’or qu’il pleut chez vous.
***
 Ma Muse, à mon Roy consacrée
 En me réveillant ce matin,
 Sur cette pluvieuse Entrée
Du beau Sang de Louis m’expliquoit le destin.
Apprens, m’a-t-elle dit, que l’un & l’autre Prince
Feront pleuvoir sans cesse (& le sort l’a promis)
 Ses graces sur nostre Province,
 Ses foudres sur nos Ennemis.
***

Comme on n’a point mis la description des Arcs de triomphe dans le corps de cette Relation, parce qu’un si long discours en auroit trop interrompu la suite en divers endroits, j’ay cru la devoir placer icy. Le Pere Picard, Jesuite, a ingenieusement inventé tout ce qu’elle contient.

La premiere porte du Pont du costé de Saint Laurent, par laquelle entrerent Messeigneurs les Princes, estoit ornée du Portrait du Roy d’Espagne, & de celuy de Monseigneur le Dauphin, au milieu des Portraits de Messeigneurs les Ducs de Bourgogne & de Berry, avec cette Inscription.

Ludovico Regi Galliæ maximo, Philippo Regi Hispaniæ felicissimo, Ludovicis Galliæ regnum expectantibus, Hispaniæ recusantibus, Carolo utrumque merito, sapientissimis. Se suosque Cives D.C. Burgundia & Matisco.

Le tout sur une riche tenture de tapisserie, & sous un magnifique Dais. La porte estoit parée de Buis, de fleurs & de Laurier. La Ville déclaroit ses sentimens par un Hieroglyphe fort naturel, C’estoit un grand cœur ouvert, exhaussé comme un Arc de triomphe au milieu du Port, couronné de la Couronne Comtale de Mâcon, soutenuë par la Sincerité & par la Constance. Le cœur estoit appuyé du costé du Midy par le Genie de Mâcon, & du costé de la source de la Saone, par la Divinité de ce fleuve. Le cœur avoit cette Inscription.

Vous avez sur les cœurs un legitime empire,
Princes, que le Ciel aime, & que la Terre sert,
 Mâcon vous connoist, vous admire,
 Et vous reçoit à cœur ouvert.

On lisoit ces autres Vers sur l’Urne de la Saone.

 Retiens ton haleine bruyante,
 Pere des Vents, Aquilon dangereux.
 Sortez, courez, volez, Zephirs heureux,
Je vous attens au pied de mon Urne penchante ;
Le bruit harmonieux de mes flots argentez,
Tient dans mon riche sein deux Heros enchantez.

Aprés qu’on avoit descendu le Port, on trouvoit sur la droite une fontaine de vin élevée au dessus d’un puits. La circonstance de ce puits avoit donné lieu à cette Epigramme.

 Bacchus, pressé d’une douleur amere,
Tu degeneres donc de tes sages Ayeux
 Pour le vin, pour la bonne chere ?
 Adieu, dit-il, peuple odieux,
Et pour se dérober seurement à ses veux,
 Au fond d’un puits cache sa trogne.
Dans ce jour triomphant les rondes des Santez,
Les grands noms de Louis, de Berry, de Bourgogne,
 Au bruit des bouteilles chantez,
 L’obligent à lever le nez.

Au dessus de la Maison de Ville, un autre puits se presentoit avec une autre Fontaine de vin, & ce Madrigal en developoit le mistere.

 Le Dieu Bacchus veut voir la Feste,
Pour éviter la foule il se met sur un pui.
 C’est raisonner comme une beste,
 Dés qu’on le voit, on court à luy.

Le premier Arc de triomphe avoit quarante pieds de hauteur, en y comprenant la Figure dressée sur le comble, sur trente-quatre de largeur. Il y avoit trois portes à chaque face : celle du milieu estoit de vingt pieds de haut sur dix de large ; les deux autres à proportion. Cet Arc portoit sur sa cime le Genie de Mâcon, un genoüil en terre, la main gauche ouverte en signe d’étonnement, le bras droit étendu vers le Char des Princes, qu’il montroit. La Statuë estoit de sept pieds & demi, & où on lisoit ces mots sur le piedestal, Admiratio publica. Voicy quelle estoit la premiere face.

Dans la table d’attente de l’Attique estoient deux Princes couronnez de Laurier, assis dans un Char, & une foule de monde autour d’eux, avec ce Vers de Virgile,

Concurrunt, hæret pede pes densusque viro vir.

Les Armes de France, d’Espagne, les Croix de Savoye, les Lions de Leon, les Tours de Castille, des Fleurs de Lis & des Dauphins estoient sur la Frise, & aux deux coins de l’Arc, & sur la Corniche paroissoient Minerve & Mars qui ont presidé à la naissance & à l’éducation des deux Princes.

À droite dans une Table d’attente posée au dessus des petites portes, on avoit peint un Grenadier avec trois Grenades Celle du milieu avoit une couronne fermée, ce que les deux autres n’avoient pas. Ces paroles, Olim sua cuique, faisoient l’ame de cette Devise.

Sur l’autre Table d’attente, on voyoit deux Parelies que ces mots accompagnoient, Quam non dissimiles.

Les quatre Piedestaux des pilastres portoient deux Emblêmes & deux Devises. Sur la premiere estoient deux Genies avec des couronnes Ducales, se joignant les mains ; & ce Vers de Calphurnius.

Et decor, & cantus, & amor sociavit & ætas.

Sur le second deux Diamans sur une Table, & ces mots Italiens, E splendore, e finezza, & sodezza.

 Digne ouvrage de la nature !
A-t-elle rien produit qui soit si prétieux ?
 Leur feu, leur brillant, leur figure ;
D’un éclat qui saisit ébloüissent les yeux.
 Mais le brillant qu’ils ont pour leur partage,
 N’est pas leur plus grand avantage ;
On trouve avec raison que leur solidité
 Est leur plus noble qualité.

Sur le troisiéme, la Houlette d’un Berger, avec ces mots. Arma ministrat pacis amor.

Que pour les Fils de Mars la Victoire ait de charmes,
Pour causer mille morts qu’ils lancent mille traits ;
Je ne prendray jamais les armes
 Qu’en faveur de la Paix.

Sur le quatriéme un jeune Hercule & ce mot d’Ovide, Jam Jove dignus. Ces quatre symboles exprimoient differentes qualitez, qui convenoient également aux deux Princes.

L’Inscription Admiratio publica se trouvoit sur le quarré du Piedestal de la premiere Statuë opposée à la même Inscription de l’autre face. Sur la Table d’attente de l’Attique, paroissoient les trois Fils de Constantin, qui partagerent entre-eux l’Empire de toute l’Europe, & d’une partie de l’Asie & de l’Afrique. On voyoit par cette Emblême ce que le merite des Enfans de France fait souhaiter aux François en leur faveur. La Frise estoit semée de lis, d’anneaux, de couronnes de laurier, de Colliers d’Ordres, & de Trophées d’armes.

Sur la Table d’attente de la premiere porte estoit un Taureau aiguisant ses cornes contre un arbre, & ces paroles, Veri compendia belli. On entendoit parler du Camp de Compiegne, en latin Compendium.

Une seconde Devise remplissoit la Table d’attente de l’autre porte. C’estoit une grande Tour au milieu d’une Ville, avec ces mots, Nec decori minus.

 Bien que je sois un aspect tout charmant,
J’arreste l’Ennemi, j’écarte le Rebelle.
Je suis de ma Patrie une garde fidelle,
 J’en suis aussi le plus belornement.

Les quatre piedestaux des Pilastres de cette face répondoient aux quatre de l’autre, par autant d’Emblême & de Devises.

Au premier Piedestal, une Fille ravie d’admiration laissoit tomber de ses mains une cruche qu’elle venoit de remplir. Ce Vers de Properce accompagnoit cette Embléme.

Interque oblitas excidit urna manus.

Au second, on voyoit le Soleil caché d’un leger nuage, Tectusque videtur.

En vain la modestie à nos yeux te ravit ;
Comme de ses rayons Phebus perce la nuë
 Qui le dérobe à nostre vuë,
L’éclat de tes vertus malgré toy te trahit.

La Devise du troisiéme Piedestal, avoit un Roy d’Abeilles pour corps & ces mots latins pour ame, Licet ultor aculeus absit.

La Peinture du quatriéme Piedestal, representoit Castor & Pollux, pour marquer que les Princes estoient dignes d’estre issus du sang des Dieux,

Le second Arc de triomphe estoit intitulé, Lætitia publica.

Une troisiéme fontaine de vin couloit à costé du puits de la place de S. Pierre, & une Pyramide triangulaire ornoit le fond de cette même Fontaine. Bacchus y estoit appuyé sur le bord d’un puits, & ces Vers rendoient raison de la fiction.

A-t-elle donc perdu sa force & ses rubis
 Du Mâconnois l’Ambroisie Bacchique ?
 L’eau d’un Puits luy fera la nique ?
 L’eau d’un Puits rendra les gens gris ?
 Non, non, Bacchus paye sa Feste ;
À l’honneur des Bourbons il perce tous les muids,
 Il fait plus, il s’est mis en teste
 De changer en vin l’eau des Puits.

Sur la seconde face de la Pyramide paroissoit le vieux Silene piquant son Asne qui refusoit d’avancer de peur de tomber dans un Puits qu’il découvroit à ses pieds ; & sur la derniere face estoit un Satyre, tenant un godet d’une main & une bouteille de l’autre, avec ces paroles, Natura diverso gaudet. Les Tigres & le Thirse de Bacchus, les Cors & les Trompettes des Menades, les Brocs, les Hanaps, & les Tonneaux des Satyres étoient les Trophées de la Pyramide, & une Vigne serpentant de tous costez formoit une Tente qui mettoit tous les Beuveurs à couvert.

Quant à cet Arc de Triomphe, il estoit placé au fond de la grande Esplanade qui se trouve entre les remparts & l’Eglise de Saint Pierre. Il estoit different du premier Arc, en ce que celuy-la n’avoit point de profondeur, & ne portoit que trois Statuës, au lieu que celuy-cy avoit quatre faces, huit à dix pieds de profondeur, dix portes, huit exterieures & deux interieures ; cinq Statuës, une au milieu & au-dessus de l’Attique, & quatre aux quatre coins de la Corniche.

La premiere Statuë estoit le Genie de la Ville de Mâcon, un pied en l’air & battant des mains. Sur le Dé de son Piedestal on lisoit ces mots, Lætitia publica. Sur l’autre Dé de ce même Piedestal, & à la seconde face on voyoit la même Inscription.

Les quatre moindres Statuës representoient la Muse Clio les mains pleines d’Instrumens de Musique, pour exciter les cœurs à la joye. ; l’Abondance qui fait les presens, Apollon Pere des Arts, exhortant les Ouvriers par plusieurs outils qu’on luy voyoit à la main, à signaler leur habileté par la reception des Princes, & enfin Bacchus, toujours accompagné de la joye. Jupiter & Mercure, qui voyageant allerent loger chez Philemon & Baucis, faisoient le dessein de la Table d’attente de l’Attique de la premiere face.

Aux quatre Piedestaux des Pilastres il y avoit quatre Emblêmes. Au premier des Satyres joüant de la flûte ; au second, des Paysans appuyez sur une table, où l’on voyoit des pots & des verres ; au troisiéme, un Villageois avec un panier au bras, priant un Garde de luy permettre de passer, & au quatriéme, les deux Ordres du Saint Esprit & de la Toison d’or, qui parmi les L couronnées de France, & les Fusils de Bourgogne, estoient entrelacez des cœurs enflâmez.

Les six tables d’attente au dessus des petites portes, deux à la premiere face, deux à la seconde, & deux aux costez, estoient chargées de petits Amours, qui métamorphosoient les trois anneaux des Armes de Mâcon, en une infinité de petites pieces propres à donner des marques de leur allegresse. L’un plioit un de ces anneaux en arc, & y mettoit une fléche ; l’autre en formoit une chaîne ; un autre en faisoit des couronnes pour les Princes, des colliers d’Ordres, des colliers de Perles, des Bracelets & des Bagues. Une campagne dans son Printemps ornoit le platfond de la grande porte. Aux deux platfonds des deux petites, paroissoit d’une part le Roy Philippe V. receu en Espagne avec les plus grandes démonstrations de joye, & de l’autre le même Prince caressant ses nouveaux Sujets. La Frise estoit couverte de tous costez des flambeaux, de fusées, de cœurs enflâmez, de Trompettes, de Flutes, Tapis, Chars, Chevaux, Ponts, Galeres & Bateaux.

La Table d’attente de l’Attique sur la seconde face de l’Arc, portoit une montagne en feu, avec ces mots Espagnols, Mas dentro que fuera, pour faire entendre que l’excés de joye qui est dans le cœur des peuples, ne sçauroit estre exprimé par les marques d’allegresse les plus éclatantes.

Sur les quatre Piedestaux des Pilastres de la même face, il y avoit quatre Emblêmes, sçavoir, un Lion couché sur des Lis, & ces mots, Mitescit inter lilia. Les Divinitez de la Seine & du Tage se touchent dans la main, & ces paroles, Concordibus undis. Des Peintres, des Sculpteurs, des Menuisiers, Charpentiers, & autres Ouvriers travaillant avec ardeur, & un homme d’étude, que l’amour de son Prince & de sa Patrie tiroit de son Cabinet pour le mettre en action.

Au dessus de la porte de Mr l’Evêque, qui eut l’honneur de recevoir Messeigneurs les Princes dans son Palais, on lisoit cette Inscription, Amoris, admirationis ac lætitiæ publicæ pars magna Præsul & Ecclesia Matiscon. Le Portrait de Monseigneur le Duc de Bourgogne estoit placé au dessus du jambage droit de la porte, accompagné de ce Madrigal.

En attendant que la France à genoux
Revere de ton front l’auguste Diadême,
 Souffre, grand Prince, que l’on t’aime,
 Le regne des cœurs est bien doux.

Au-dessus du Jambage gauche, & sous le Portrait de Monseigneur le Duc de Berry, on lisoit cet autre Madrigal.

 Estre digne de sa naissance
 Et par l’esprit, & par le cœur,
Charmer tous les Mortels par sa seule presence
 Et soûtenir avec honneur
Le poids de Petit-Fils deLouis, Roy de France,
 C’est vostre Portrait, Monseigneur.

Deux Palmiers sortant des deux costez de la porte, & s’élevant jusques à la voûte, en trouvoient un troisiéme qui naissoit de la clef de la même voûte. Ce Palmier mêloit ses branches avec les leurs, & tous trois ensuite rampant aux deux costez des Portraits, & s’échapant entre deux, couronnoient la porte & tout le dessein. Le mot Jungit amor, la Couronne d’Espagne entrelacée dans les branches du Palmier le plus élevé, & deux Couronnes de Fils de France posées sur les deux autres Palmiers éclaircissoient le mistere de ces Peintures hieroglyphiques.

Messeigneurs les Princes ayant des relais de deux lieuës en deux lieuës, allérent de Mâcon coucher à Châlons, où ils arrivérent à six heures du soir, aprés avoir essuyé une fort grosse pluye pendant le chemin.

Ils trouvérent en arrivant toutes les ruës tapissées, & bordées d’une double haye de Bourgeois sous les armes. Ils passerent sous trois ou quatre Arcs de triomphe pour se rendre à l’Evêché, où ils furent complimentez par tous les Corps de la Ville. Il y eut le soir une grande illumination qui brilla de tous costez, des feux devant toutes les maisons, & un Feu d’artifice sur l’eau. Les Princes furent haranguez le lendemain 15. Avril par Mr l’Evêque de Chalons, & partirent pour Beaune à neuf heures du matin, aprés avoir entendu la Messe. Les Magistrats de cette Ville-là estant assurez par tous les avis qu’ils avoient de leur marche, qu’ils arriveroient de bonne heure, firent le même jour monter à cheval les principaux habitans pour aller à leur rencontre à deux lieuës de la Ville. Ils étoient environ six-vingts Maistres bien montez, & fort lestement vêtus. Ils avoient des Timbales, & trois Trompettes, qui portoient les livrées de la Ville. Deux Echevins estoient à la teste de cette Troupe qui partit de Beaune dés sept heures du matin.

Dans le même temps, deux Compagnies de Milice, composées, l’une d’hommes mariez, & l’autre de jeunes garçons, faisant quatre cens hommes des mieux faits, les hommes portant les couleurs du Roy, & les autres celles de la Ville qui sont vert & blanc, se mirent sous les armes, suivant l’ordre qu’ils en avoient eu, & sur les dix à onze heures du matin ayant occupé leurs postes, ils formérent une double haye dés l’entrée du Faubourg par où les Princes devoient passer jusqu’à la porte de la maison de Mr Brunet qui avoit esté choisie pour les loger. Ils avoient tous des cocardes des livrées du Roy.

Une heure aprés que Mr Triboulet Controlleur de la Maison de Madame la Duchesse de Bourgogne & Maire de la Ville eut achevé de faire tendre des tapisseries de haute-lisse dans toutes les ruës par lesquelles les Princes devoient passer, les Magistrats reçurent une Lettre de Mr Ferrand, Intendant de la Province, qui portoit qu’il avoit ordre de leur mander de ne point tapisser, Messeigneurs les Princes ne le desirant pas. Le Maire obéït, & laissa seulement à la porte de son logis, les Portraits de Monseigneur le Duc & de Madame la Duchesse de Bourgogne, & de Monseigneur le Duc de Berry.

Cependant on eut avis que les Princes avançoient. Ils firent arrester leur carosse pour voir & pour examiner le Village de Vollenay, fameux par son vin delicieux. La Compagnie de Cavalerie ayant joint Messeigneurs les Princes, eut l’honneur de les accompagner jusques au lieu où ils logérent à Beaune.

Le Maire qui à la teste du Corps de Ville s’estoit rendu de bonne heure au Faubourg de Chalons, fut averty sur les trois heures aprés midy, que Messeigneurs les Princes approchoient, ce qui luy fit ordonner qu’on sonnast toutes les cloches. Ce Faubourg estoit bordé par la Compagnie d’hommes mariez, & de jeunes garçons, dont j’ay parlé. Le Maire presenté par Mr Desgranges, eut l’honneur de haranguer Messeigneurs les Princes à la portiere de leur Carosse au milieu du Faubourg, en adressant la parole à Monseigneur le Duc de Bourgogne. La Compagnie des jeunes garçons suivit leur Carosse dans la Ville, & preceda même celle de la Cavalerie bourgeoise, parce qu’elle estoit destinée pour la garde du lieu où l’on sçavoit qu’ils devoient descendre. Ils passérent à la barriere de la Porte de la Ville sous un Arc de triomphe dressé sur le chemin couvert de la Place. J’en donneray la description, & celle de quelques autres à la fin de cette Relation pour ne la point interrompre par un détail qui seroit d’autant plus long, que les Princes en trouvérent un second à l’entrée de la Ville, & un troisiéme à la Place qui est devant la Maison où ils logerent. Les ruës estoient tellement remplies de monde qu’à peine les Carosses pouvoient-ils passer. Les Bourgeois estoient aussi sous les armes dans la Ville, avec les mêmes livrées que les Compagnies de Cavalerie & d’Infanterie qui les precedoient & les suivoient. Ces Compagnies Bourgeoises commençoient dés la barriere de la Porte de la Ville, & s’étendoient sur deux lignes, jusqu’à l’Eglise Collegiale qui est beaucoup au delà du lieu où logérent ces Princes. Si-tost qu’ils y furent arrivez toutes ces Compagnies défilérent par quatre, & furent trouvées tres-belles.

Sur les cinq heures du soir Messeigneurs les Princes reçurent les presens de la Ville, & furent complimentez par les Officiers du Bailliage. Mr le Lieutenant Civil porta la parole. Le Presidial d’Autun eut aussi l’honneur de les complimenter, quoy que la Ville de Beaune ne soit pas de son ressort. Mr l’Abbé de Morey, Docteur de Sorbonne, en est premier President, & ses services prés de Monseigneur le Duc de Bourgogne en qualité de Chapelain du Roy, l’estime qu’il s’est acquise lorsqu’il a prêché devant Sa Majesté, & l’empressement de toute la Cour de Messeigneurs les Princes pour l’entendre, firent meriter cet honneur à ce Presidial. Voicy la harangue que cet Abbé fit à la teste de son Corps, dont les Conseillers s’estoient rendus à Beaune.

MONSEIGNEUR,

Le Presidial d’Autun vient joindre ses tres-humbles hommages aux acclamations de joye, d’attachement & de respect qui retentissent de toutes parts. Dés les premiers momens de vostre vie vous avez fait la gloire de cette Province ; vous en serez un jour le Souverain, vous y regnez par avance sur nos cœurs.

Nous devons avoir ces sentimens pour un Prince destiné par Louis le Grand à instruire un nouveau Roy, né pour le mettre en possession de ses Etats, pour forcer la barriere fatale qui divisoit la France de l’Espagne, pour former une étroite alliance entre deux Nations, qui jusque-là n’avoient pû passer de l’estime à l’amitié.

Il est glorieux, Monseigneur, de conduire si-tost un Souverain sur le Trône, il vous l’est bien davantage d’estre si atentif à luy assurer le repos.

À peine la jalousie éclate contre un si grand évenement, que vous songer à rendre ses efforts inutiles. Rempli de la valeur de l’Auguste Prince à qui vous devez le jour, vous voulez vous mettre à la teste des Armées. Ce seul Projet ralentit les plus vifs, donne de la moderation à ceux qui en sont les plus éloignez. Heureux s’ils connoissent dans la suite leurs veritables interests ; mille fois plus heureux, si par là ils arrestent vostre bras déja prest à les foudroyer.

Que ne doivent-ils pas craindre de vous, Monseigneur, qui instruisez sur les deux mers d’anciens Capitaines, qui encherissez dans les Citadelles sur les fortifications les plus vangées, qui sacrifiez à vostre gloire les passions les plus vives, qui donnez chaque jour de justes sujets d’admiration au Heros qui a l’honneur de vous accompagner, toujours au dessus de ceux qui vous approchent, toujours au dessus de vous-même.

Que toute la terre admire en vous ces grandes qualitez ; que l’élevation de vostre genie surprenne les plus sublimes ; que les Maistres de l’Eloquence deviennent plus habiles dés qu’ils vous entendent parler ; que les Sçavans vous voyent entrer dans toutes sortes de questions, les Magistrats, Monseigneur, s’occupent principalement de vostre droiture de cœur dans les Conseils du Roy, & de vostre penetration dans la discussion des affaires. Nous vous y voyons examiner avec soin, decider avec connoissance, faire triompher la verité.

Que ne diront pas nos successeurs les plus éloignez, au bruit, au nombre, à l’éclat de tant de vertus ? Que ne publiront-ils pas de vostre Auguste Frere aussi distingué par sa Politesse, par l’égalité de son Esprit, par la grandeur de son ame, que par son rang ; & que ne feroient pas les Officiers du Presidial d’Autun pour meriter vostre protection ?

Cette harangue fait pour ainsi dire l’histoire du voyage de Monseigneur le Duc de Bourgogne. Elle en raporte l’objet & les principales circonstances, & elle fait en peu de mots les Portraits de deux grands Princes.

Ils soupérent ce soir-là à leur grand couvert, & furent ensuite divertis par un Feu d’artifice qui estoit dressé dans un Bastion de la Place qui regardoit leur appartement. Monseigneur le Duc de Bourgogne alluma ce Feu d’une des fenestres de sa Chambre, & le succés en fut tel qu’on le pouvoit souhaiter. Il y eut beaucoup de Canon tiré, & des feux & des illuminations dans la Ville pendant toute la nuit. Le lendemain ces Princes allérent à la Messe au Lieu-Dieu, Abbaye Royale qui appartient aux Bernardins, parce que cette Eglise se trouva proche du lieu où ils estoient logez. Ils y furent haranguez par Mr l’Abbé de Roquette, Grand Vicaire, & Neveu de Mr l’Evêque d’Autun. Le Compliment de cet Abbé fut trouvé fort beau, & il eut l’avantage de parler longtemps, & bien. Mr l’Evêque d’Autun l’avoit envoyé à Beaune, parce qu’il estoit tombé malade quelques jours avant que Messeigneurs les Princes y arrivassent, pour les y assurer de ses respects. Cet Abbé s’acquitta de sa commission avec beaucoup d’esprit, & de magnificence, & tint Table ouverte soir & matin.

Messeigneurs les Princes montérent en Carosse sur les neuf heures pour aller à Rossigeot, sur le chemin de Dijon. La même Bourgeoisie qui estoit sous les armes à leur entrée, bordoit le passage depuis la porte de leur logis jusqu’à celle de la Ville, & ils furent escortez par la même Cavalerie qui avoit esté la veille au devant d’eux.

Je vous ay promis la description des Arcs de triomphe qui furent dressez à Beaune. Le premier sous lequel passerent Messeigneurs les Princes, representoit la Sphere du monde. Il estoit composé de quatre grandes colomnes Isolées, qui soutenoient des figures humaines, par lesquelles chaque partie du monde estoit representée. Le fust de ces colomnes, peint en marbre, estoit orné des attributs qui conviennent à l’Europe, à l’Asie, à l’Afrique, & à l’Amerique. Elles portoient sous leur chapiteau les Armes du Roy, & de Monseigneur le Duc de Bourgogne, & de celles de Monseigneur le Duc de Berry, & des trophées sur leur base.

Au dessus de ces colomnes, qui faisoient un quarré regulier, s’élevoit une voûte azurée, qui representoit le firmament, & plus haut le Soleil dans le milieu. Ainsi cet Ouvrage composoit quatre faces. Le Soleil à son lever paroissoit sur la premiere, dissipant les tenebres de la nuit, & ces mots pour ame, Nubila fugant.

Expliquées par les Vers suivans.

Ses rayons les plus doux s’approchent de ces lieux,
Et s’en vont presenter ce bel Astre à nos yeux,

Sur la face opposée, ce même Astre répandoit ses rayons sur la terre, qui reverdissoit à son aspect, pour marquer la joye que causoit cette arrivée, avec ces mots, Gaudet præsentia.

 La terre en son absence,
Languissante & sans mouvement ;
 Renaist par sa presence,
 En cet heureux moment.

Dans la troisiéme on lisoit au bas du Soleil ces deux autres mots latins Quis alter, & ces quatre Vers.

Privez de sa lumiere, à quel autre aujourd’huy ?
Pouvions-nous demander un bien si necessaire !
Heureuse mille fois la terre qu’il éclaire !
 Il n’eut jamais d’égal à luy.

Et enfin dans la quatriéme, sous des nuages qui se formoient autour de cet Astre, & qui designoient les mouvemens de l’Empire, estoient ces mots, Majora fugavi, expliquez par ces quatre Vers.

 Ils n’exciteront point d’orages,
 Que ne dissipe sa clarté :
Son pouvoir éprouvé sur de plus grands nuages,
Assure pour jamais nostre felicité.

Autour du Soleil on avoit mis en gros caractere en deux mots, Imperat orbi.

À l’entrée de la Ville estoit un Portique sous lequel passerent les Princes. Il representoit la Renommée qui appelloit les Peuples les plus reculez pour voir les deux Princes. La Figure qui la representoit en occupoit la face, avec ces Vers au bas.

Faunes, Sylvains, Divinitez des Bois !
Vous Naïades, & vous Nereïdes !
Déesses des Plaines humides,
 Accourez à ma voix ;
Pour admirer les Fils du plus sage des Rois.
Vous direz en voyant l’éclat de leur personne,
 Leur douce & modeste fierté,
 Que tout ce qui les environne
Passe, ce qu’en tous lieux j’en avois raconté.

L’un des Pilastres representoit Pan suivi de Bergers & de Bergeres accourus à la voix de la Renommée, & au dessous on lisoit ces Vers,

 Ta voix s’est fait entendre.
De nos sombres Forests nous venons de descendre,
 Pour voir le Fils de ce Heros,
Qui fait regner icy le calme & le repos.

La Place de devant la maison où les Princes descendirent de Carosse, estoit ornée de deux fontaines de vin, qui representoient une feste de Bacchus. C’estoit un rocher, du milieu duquel une Bacchante faisoit sortir une source, en le frapant avec le Tirse, & au lieu d’eau couloit un vin blanc de Meursault, le plus delicat du monde. Du pied du rocher s’élevoit un jet de vin clairet par un autre coup de Tirse, dont une seconde Bacchante avoit frapé la terre. Ce jet estoit de seize pieds de haut. On lisoit ces Vers dans un cartouche posé au dessus de ce rocher.

 À la gloire d’un si beau jour
 Bacchus consacre cette Feste ;
 Que chacun en ce lieu s’arreste,
 Pour y prendre part à son tour.
 Le vin clairet que ce Dieu nous apreste,
 Plus d’une fois a blessé le cerveau ;
 Mais pour en garantir la teste,
Bacchus de ce rocher fait sortir un ruisseau.

En passant devant l’Hostel de Ville, lors que ces Princes partirent de Beaune ils trouvérent au milieu de la place un Jet de vin du cru de Beaune même. Cette Place estoit embellie de verdure & d’une Devise qui avoit pour corps un riche costeau de vignoble exposé au Soleil levant avec ces mots, Vires ab aspectu.

 De l’un à l’autre bout du monde,
 Chacun celebre mes vertus,
 Si je dois le jour à Bacchus
Soleil, source de biens & celeste & feconde
 Ce n’est qu’à tes premiers regards,
Que je dois ma beauté, ma gloire, & ma puissance
 Et si je fais de toutes parts
 Eclater la réjoüissance
Je ne dois ce bonheur qu’à ta seule presence.

Plus loin dans la grande ruë qui aboutit à la porte de la Ville par où les Princes sortirent, il y avoit un Portique en galerie qui occupoit presque toute la longueur & la largeur de la ruë.

Six Divinitez en distances égales, & autant de colomnes posées dans les distances, en faisoient l’assemblage, & les Vers qui se lisoient sur les Piedestaux de chaque Figure, en expliquoient le dessein.

Ceres estoit la premiere Divinité qui paroissoit. Elle invitoit les Princes à honorer ces lieux plus longtemps de leur presence, & cela en la maniere suivante.

Au bonheur de ces lieux toûjours interessées,
 Petits-Fils de Mars si vantez
 Contemplez trois Divinitez
 À vous retenir empressées :
 Si vous daignez favoriser
 Ces beaux lieux de vostre presence,
 J’y feray croistre en abondance,
 Les biens qu’ailleurs on me voit refuser.

Diane à l’opposite faisoit son invitation par ces Vers.

Princes, qui cherissez les plaisirs de la Chasse,
Diane tant de fois favorable à vos vœux
 Avec Ceres vous demande la grace
De rester plus longtemps dans ces climats heureux.

Plus avant & sur la même ligne que Cerés, Bacchus se joignant à ces Divinitez, disoit aux Princes.

 Laissez enfin toucher vos cœurs,
Princes, si vous quittez ces fertiles Campagnes,
De ces sources de vins que versent nos montagnes
 Vous ferez des sources de pleurs.

Momus estoit vis-à-vis de cette Figure. Il regardoit ces trois Divinitez d’un air moqueur, & leur adressoit ainsi la parole.

 Divinitez de la mollesse
Ces richesses, ces biens qu’avec tant de largesse
 Vous répandez dans ce sejour,
 Croyez-vous qu’ils puissent surprendre
Le cœur de deux Heros qui sçavent s’en défendre ?
Non, non, rien ne sçauroit differer leur retour.
 Au bruit d’une guerre nouvelle,
 Ils vont precipiter leurs pas :
 Quand la Victoire les appelle,
 Les plaisirs ne les touchent pas.

Bellone & Mars finissoient cette representation par une couronne de Laurier que chacune de ces Divinitez tenoit à la main, & qui formoient un Arc de triomphe sous lequel passerent les Princes. Mars disoit à Monseigneur le Duc de Bourgogne.

 Prince, volez dans les combats,
 Allez donner de mortelles allarmes
 Aux Ennemis de vos Etats.
 Vulcain vous a forgé des armes,
 Qui par divers exploits guerriers
Aussi loin que mon nom vont porter vostre gloire,
 Et voila déja les Lauriers
 Que je prepare à la victoire

Bellone disoit.

Par moy vous les verrez obeir à vos loix,
 Et c’est de la main de Bellonne.
 Que pour prix de vos grands exploits
 Vous recevrez cette Couronne.

À la porte de le Ville estoit un portique de verdure, avec une Devise de deux Ruisseaux, qui sortant d’une belle source, couloient ensemble. & faisoient reverdir les plaines où ils paroissoient. La campagne qui en estoit éloignée, en paroissoit languissante. Ces mots Latins servoient d’ame. Ex cursu decor.

 Sortis d’une éclatante source,
Que l’on voit de l’une à l’autre Ourse,
 Porter sa puissance & son nom,
  Nous donnons à ces plaines
  Une riche moisson.
Le doux bruit de nos eaux anime les Syrenes,
 Et les fleurs naissent sous vos pas,
Tout languit dans les lieux où nous ne sommes pas,

Hors de la Ville, entre la Porte & le Pont. levis, il y avoit un second Portique, avec une autre Devise. C’estoit un ruisseau, qui par differens détours cherche sa source pour y rentrer. On voyoit des fleurs qui se fanoient dans les lieux dont il s’éloignoit, & il y avoit ce mot pour ame, Recessu.

Vous nous quittez, charmant ruisseau ?
Et vous avancez vostre course
Pour retourner à vostre source,
 Par un chemin nouveau.
Un cœur pour vous fidelle & tendre
 Nos respects pour vostre eau,
Ne vous sçauroient icy contraindre à vous répandre.
 Helas ! ces vignes, ce costeau,
  La campagne fleurie,
De vostre Ayeul la plus cherie,
N’avoient encor rien d’assez beau ;
Mais si vous fuyez leur presence,
 Ruisseau si plein d’appas,
 Au moins en vostre absence
  Ne les oubliez pas.

L’ordonnance de cette Feste estoit de Mr Tribolet Maire de la Ville, & il avoit fait aussi les Devises & les Vers.

Quoy que le zele & l’amour des Magistrats de Beaune pour le Roy & pour Messeigneurs les Princes ait paru fort grand en cette occasion, ils en auroient encore donné de plus éclatantes marques s’ils avoient eu plus de temps pour s’y preparer. Ces dignes & zelez Magistrats ont esté si satisfaits de l’ardeur empressée & de la maniere dont les Bourgeois ont executé leurs ordres, & de l’ardente & sincere affection qu’ils ont fait voir pour toute la Maison Royale, qu’ils ont donné un Prix au Pistolet à la Compagnie de Bourgeois à cheval, & un au Mousquet à chacune des autres Compagnies.

Si-tost qu’on eut appris à Dijon que Messeigneurs les Princes devoient passer par la Bourgogne, Mr Ferrand, Intendant de la Province, donna tous les ordres necessaires, afin que les chemins fussent rétablis, & pendant ce temps les Magistrats de Dijon voulant leur marquer, & particulierement à Monseigneur le Duc de Bourgogne, comme leur Duc, la joye que toute la Ville ressentoit de ce qu’il devoit l’honorer de sa presence, ils convinrent par l’avis de cet Intendant, de les faire entrer par la Porte de Saint Pierre, quoy que ce ne soit pas la Porte ordinaire, par laquelle entrent ceux qui viennent de Lyon. Cette resolution fut prise, à cause que pour entrer par cette Porte, il falloit qu’ils passassent par le Cours. C’est une fort belle avenuë, plantée d’arbres à quatre rangs, dont celle du milieu est la plus large. Au bout de ce Cours il y a un Parc planté d’arbres en forme d’étoile, & au milieu est un parterre de verdure planté d’Ifs & d’Epiciats. Ce Partere est bordé d’une Allée qui regne le long de la Riviere d’Ouche, sur laquelle on resolut de construire un Pont. S.A. R. Monsieur le Prince, Gouverneur de Bourgogne approuva fort ce dessein, & ordonna qu’on n’épargnast rien pour le bien executer. On éleva plusieurs Arcs de triomphe à la Porte de Saint Pierre. On voyoit sur cette porte en dehors deux Vieillards, appuyez chacun sur une Urne representant les Fleuves de l’Ouche & Suson qui arrosent la Ville. Ces Vieillards estoient couchez sur le ceintre au milieu duquel estoient des Trophées, & au dessus les Armes de Sa Majesté. On lisoit ces Vers au dessous de l’Ouche.

Princes, pour vous mieux voir j’éleve icy mes flots
 Que ne dois-je pas au Heros
Qui vient par sa presence embellir mon rivage ?
Il prend, quoy que mon sein n’offre point de tresors,
 Plus de plaisir à voir mes bords
 Qu’à commander à ceux du Tage.

Au dessous du Suzon on lisoit ces autres Vers.

De l’Ouche, mon voisin, Rival ambitieux,
 Comme luy je viens en ces lieux
 Chercher vostre aimable presence.
Fier de tenir sur vous, Prince, les yeux ouverts,
Plus que si je sentois renaistre l’esperance
De voir servir mon onde à joindre les deux Mers.

Pour entendre ce dernier Vers, il faut sçavoir que l’on parla il y a quelque temps de faire un Canal pour joindre la Seine à la Saone, & ces deux Rivieres, l’Ouche & Suzon devoient servir à ce Canal.

Dans le milieu au dessous du centre, il y avoit une table peinte en marbre noir, où se lisoit cette Inscription Latine.

Ludovici Magni Nepoti dignissimo,
 Delphini Filio non degeneri,
 Hispaniarum Regis Fratri amantissimo,
Tot coronarum contemptori glorioso,
Gloriosiori unius quidem, sed Gallicæ hæredi
 Gloriosissimo Eteonæ candidato,
Galliarum hactenus amori, nunc spei, posthac præsidio,

S.P.Q.D.

On trouvoit sur la seconde Porte la Bourgogne representée par une Femme, tenant les Armes de la Province en sa main droite, & de la gauche un rouleau, où ces mots estoient écrits, Divorum Sedes, & une couronne Ducale sur la teste. Elle estoit élevée sur un piedestal de marbre, où dans le milieu on lisoit sur une table de marbre noir, cette Inscription en lettres d’or,

Ludovico Burgundiæ Duci
 Urbem ingredienti
Arcus triumphases excitarunt

S.P.Q.D.

De l’autre costé de la Porte en dedans de la Ville on trouvoit cette autre Inscription.

Burgundiæ Duci, omnium maximo,
 Omnium ut nomine, sic virtutibus Prædico
  Pia Philippi audaciâ,
 Intrepido Joannis animo,
Pacifica optimaque alterius Philippi Indole,
 Bellua Caroli fortitudine,
Quod peragratis florentissimi regni Provinciis.
Suam quoque sui amantissimam Burgundiam,
  Sua dignetur præsentia,
Gratitudinis & lætitiæ monumentum
  Divio Princeps Civitas.

P.D.

Mr Baudot, Maire de Dijon, voulut qu’on élevast un Obelisque au bout de la ruë du Potet, pour cacher la defectuosité de plusieurs vieilles maisons qui faisoient face à la ruë par laquelle les Princes devoient entrer. Mr Noinville, Architecte de la Province ayant esté chargé de ce soin par ordre de Monsieur le Prince, il fit élever deux Portiques, Un qui conduisoit à la ruë du Potet, & l’autre à la ruë S. Estienne, par où les Princes devoient passer. Ces deux Portiques estoient joints ensemble par une colonnade au dessus de laquelle on voyoit un Obelisque d’une hauteur extraordinaire, porté sur la croupe de deux Lions de bronze doré, au dessus duquel il y avoit un Soleil, & cet Obelisque estoit chargé des Armes de Monseigneur le Duc de Bourgogne.

On voyoit dans le milieu de cette Colonnade de plusieurs figures. La France estoit au milieu, representée par une femme couverte d’un Manteau Royal semé de fleurs de lis, doublé d’hermine, assisse sur un Trône & couverte de la Couronne royale. Elle presentoit ces deux Princes qui estoient habillez à la Romaine, le casque en teste. La Bourgogne estoit representée à genoux devant eux, en leur tendant les bras pour les recevoir & comme pour les engager à ne point la quitter. Elle estoit aisée à connoistre par sa Couronne & par son Manteau Ducal. La Gloire representée sous la figure d’une femme, se faisoit aisément distinguer par les lauriers qu’elle offroit aux Prince. Les Vers François, composez par Mr de la Monnoye, Correcteur des Comptes à Dijon, qui s’est rendu si fameux par les Prix de Poësie qu’il a tant de fois remportez à l’Academie Françoise, servoient d’explication à ces figures.

Ces Vers estoient écrits en lettres d’or en trois differentes Inscriptions. La premiere estoit au dessous de la Colonnade, & voicy ce qu’on y lisoit.

La France à la Bourgogne.

De ces jeunes Heros, nostre commun espoir,
Bourgogne, à tes desirs j’accorde ta presence ;
En courant à la gloire ils ont la complaisance
D’avoir exprés changé leur route pour te voir.

La Bourgogne à la France.

France, je vois mon Duc, en rapide vainqueur,
Prest à mener déja son Frere à la Victoire
J’applaudis à tous deux & je sens dans mon cœur
Pour eux autant d’amour qu’ils en ont pour la gloire.

La seconde estoit au dessus du Portique par dessous lequel les Princes devoient passer.

Messeigneurs les Princes
à la Bourgogne.

Bien que pour ton ardeur nous ayons du retour
Nous trouvons dans la gloire un charme préferable,
Tu dois pour nous, Bourgogne, en avoir plus d’amour,
Plus on aime la gloire, & plus on est aimable.

La troisiéme estoit au dessus du portique qui conduisoit à la ruë du Polet.

La Gloire à la Bourgogne.

Bourgogne, preste moy tes deux jeunes guerriers
Laisse-les aspirer à ma double guirlande.
La gloire à l’avenir n’en sera que plus grande
Quand tu les reverras couverts de mes lauriers.

Ce n’estoit pas à ces seuls ouvrages que les Magistrats avoient à s’occuper pour la reception de Messeigneurs les Princes. Comme il avoit esté resolu aux derniers Etats de la Provinces, de faire quelques embellissemens au Logis du Roy, & qu’il avoit esté fait un fond pour cela, on avoit déja commencé à abattre un escalier qui avançoit dans la cour de cet Hostel, & qui y faisoit une mauvaise figure, en sorte qu’une partie de la couverture, & même des Appartemens, estoit abatuë. Il falut donc dans le peu de temps que l’on avoit, faire reparer ces appartemens & recouvrir ce qui en avoit esté découvert. On y employa un si grand nombre d’ouvriers que le tout fut rétabli & mis en estat deux jours avant l’arrivée des Princes d’une maniere qu’à peine pouvoit-on s’appercevoir qu’il y eust eu rien d’abatu quinze jours auparavant.

On avoit d’abord resolu de construire un Feu d’artifice dans le milieu de la place Royale, dans laquelle est l’Hostel, ou (pour parler le langage de Dijon) le logis du Roy, mais au lieu de le mettre dans le milieu, comme cette Place forme un demy cercle d’arcades au dessus desquelles regne une balustrade de pierre de taille fort bien faite, on trouva plus à propos de placer tout l’artifice sur cette balustrade. On éleva en face du lieu d’où les Princes devoient voir le feu, une petite Attique ceintrée, au milieu de laquelle on voyoit les armes de Monseigneur le Duc de Bourgogne. Au dessus estoit la Renommée un pied sur un globe d’azur, posé sur des trophées, tenant sa trompette d’une main, & de l’autre les armes de Bourgogne. Aux deux costez de cette Attique on avoit posé deux figures dont l’une representoit le Dieu Mars & l’autre une Minerve. Tout autour de cette balustrade on avoit mis au dessus de chaque pilastre des chiffres couronnez, sçavoir des L entre-lassées, & des C aussi entrelassez qui sont les chiffres des deux Princes.

Dans le milieu de cette place on avoit élevé un large Piedestal sur lequel on voyoit un Bacchus sur son tonneau, entouré d’une feüillée composée de feüilles de vigne, de pampre & de lierre, & il y avoit aux quatre coins de ce piedestal des fontaines de vin jallissantes.

Messeigneurs les Princes qui estoient venus coucher le 15. d’Avril à Beaune en partirent le 16. au matin, & dînérent à Vougeot, petit Village à une lieuë de Nuits, & à trois lieuës de Dijon. Mr de Jussey, Grand Prevost des Maréchaux en Bourgogne, monta à cheval à six heures du matin, suivy de sa Compagnie pour aller au devant des Princes.

Cependant on assembla toute la Milice Bourgeoise au nombre de trois mille hommes divisez en sept Compagnies. Comme il y a sept Paroisses qui font les sept quartiers de la Ville, chaque Compagnie a un Capitaine, un Lieutenant & un Enseigne, avec plusieurs Appointez sous eux. Tous ces Officiers estoient vêtus de differentes couleurs, avec de fort belles vestes, la pluspart d’étofes d’or & d’argent, & tous ayant des écharpes d’or & d’argent tres-magnifiques, avec des plumes blanches sur leurs chapeaux & des cocardes de taffetas de differentes couleurs. Les Enseignes portoient chacun l’Enseigne de leur Compagnie, & celuy de la Paroisse Nôtre Dame qui est la premiere Paroisse & la Compagnie Colonelle de la Ville, portoit l’Oriflame qui ne paroist que lorsque toutes les Compagnies sont assemblées. Cet Oriflame est une espece de Drapeau plus étroit que les autres, qui va en s’étressissant par le bout & est fendu à peu prés comme le Drapeau des Dragons ou les Flames des Vaisseaux ; il y a dessus les Armes de la Ville en broderie. Les Dixiniers ou Appointez n’estoient pas moins bien vêtus que les autres Officiers, & avoient des pertuisannes garnies de frange d’or & soye, le bâton couvert de velours cramoisi garny d’or & les lames fort larges, la pluspart dorées jusques à la moitié ; il y avoit encore à chaque Compagnie un certain nombre de Sergens avec la Hallebarde à la main, tous vêtus de la couleur de leur Paroisse, avec des galons d’argent sur le revers de leurs manches. Chaque Compagnie avoit ses Tambours, ses Fifres, & plusieurs Hautbois.

Ces Compagnies s’assemblérent dés le matin chacun dans leur quartier & se joignirent toutes à la place Saint Michel, d’où elles se rendirent à la porte Saint Pierre, où elles se posterent en haye depuis la moitié du Cours jusqu’à la porte du Logis du Roy où les Princes devoient loger, elles furent precedez par Mr l’Intendant qui arriva sur les trois heures aprés midy. L’on avoit fait un chemin nouveau pour conduire les Princes, & on y avoit planté d’espace en espace des giroüettes aux armes de Monsieur le Prince, pour avertir les passans de la nouvelle route. On avoit aussi fait construire un Pont, comme je vous l’ay déja marqué, pour leur faire passer la riviere d’Ouche à la Colombiere, qui est un Jardin tres-propre que Monsieur le Prince a fait accommoder, & a soin de faire entretenir ; ce Jardin aboutit au Cours. Messeigneurs les Princes arrivérent sur les cinq heures du soir. Ils passerent sur le Pont, & traverserent la grande allée du Cours au milieu de prés de trois cens carosses rangez dans les deux contre-allées. Ces carosses estoient remplis d’un fort grand nombre de Dames bien coëffées, fort parées quoy qu’en deüil, & ornées de beaucoup de diamans. Les Princes trouvérent à la porte de la Ville les Magistrats en robe violette avec l’Epitoge d’hermine.

Mr Baudot Vicomte Mayeur presenta les clefs dans un bassin d’argent, & fit une petite harangue à Messeigneurs les Princes. Ensuite ils entrérent dans la Ville, dont les ruës estoient tapissées jusques au logis du Roy, au bruit du Canon & de la Mousqueterie du Chasteau. Dés le matin il estoit sorti quantité de personnes à cheval pour voir arriver ces Princes. Tous ces Cavaliers marchoient en peloton à à la teste des Gardes du Corps qui avoient tous l’épée haute. Le Carosse des Princes attelé de huit chevaux paroissoit ensuite, aprés lequel il y avoit soixante Gardes du Corps qui estoient suivis de la Maréchaussée ayant aussi l’épée haute.

Outre le peuple de Dijon, il y avoit une affluence de monde extraordinaire, qui estoit accouruë de tous costez pour prendre part à la joye de ceux de Dijon, dans une occasion si peu ordinaire.

Les Princes arrivérent au Logis du Roy, où ils mirent pied à terre, & où ils furent gardez par un détachement de la Garnison du Chasteau de Dijon, & par un détachement de la Garnison d’Auxonne, commandé par deux Capitaines & deux Lieutenans, le tout sous les ordres de Mr de Fontenay, Gouverneur du Chasteau de Dijon. Ils joüérent jusqu’à l’heure de leur soupé, & Madame la premiere Presidente, & Madame l’Intendante eurent l’honneur de les voir jouer. Je dois vous marquer icy que Mr l’Evêque de Langres qui estoit venu exprés à Dijon qui est de son Diocese, pour avoir l’honneur d’y recevoir les Princes, proposa à Mrs de la Sainte Chapelle de dire la Messe le lendemain de leur arrivée dans l’Eglise de la Sainte Chapelle, qui est joignant le Logis du Roy, & qui a esté fondée par un Duc de Bourgogne, pour servir de Chapelle au Palais des Ducs. Ce Prelat fit connoistre à ces Chanoines qu’il ne prétendoit point pour cela déroger en rien à leurs privileges, parce qu’ils ne reconnoissent que le Saint Siege. Cependant ces Messieurs ne voulurent point souffrir qu’il reçust ny qu’il haranguast les Princes dans leur Eglise, comme il leur avoit proposé, ce qui l’obligea d’envoyer un Courrier avec une lettre qu’il écrivit sur ce sujet à Mr le Maréchal de Noailles dés la veille de leur arrivée. Il fut decidé, pour éviter toutes sortes de difficultez, que les Princes iroient à la Messe dans l’Eglise Collegiale & Paroissiale de Saint Estienne, qui est aussi la Paroisse du logis du Roy, ou même Monsieur le Prince ne manque pas, lorsqu’il est aux Etats ; de rendre une fois le Pain benit, pour reconnoistre cette Eglise pour sa Paroisse. Messieurs de la Sainte Chapelle qui avoient fait de grands preparatifs dans leur Eglise pour y recevoir dignement les deux Princes, les suppliérent de venir tout au moins y entendre Vespres, ce qui leur fut accordé ; de sorte que Messeigneurs les Princes allérent entendre la Messe le Dimanche 17. qui estoit le lendemain de leur arrivée, en l’Eglise de Saint Estienne, où Mr l’Evêque de Langres, assisté des Chanoines de cette Collegiale, les reçut à la porte de l’Eglise, où aprés leur avoir presenté l’Eau benite, il les complimenta en ces termes.

MONSEIGNEUR,

Vous venez de répandre dans une partie de ce vaste Royaume la joye & l’admiration parmy les peuples, & vous joüissez de vostre reputation dans un âge où les autres Princes commencent à peine à se faire connoistre. Elevé sous les yeux & par les soins d’un Roy, dont toutes les actions sont des exemples, vous faites voir qu’en tous lieux on peut faire briller les feux de la jeunesse avec la sagesse & la vertu, & vous estes tellement destiné à la gloire, qu’une Nation accoutumée à la suivre, jalouse de la conserver, n’osant esperer de vous avoir pour son Maistre, a cru ne pouvoir trouver que parmi vos augustes Freres un Roy digne d’elle.

La France vous regarde, Monseigneur, avec des yeux de respect & de complaisance ; & l’Espagne, ce peuple si fier & si genereux, qu’une ancienne émulation faisoit autrefois combattre contre nous pour des Royaumes, n’envie plus que d’estre gouvernée par des Princes de vostre Sang. Un évenement si glorieux estoit dû au regne de Louis le Grand. Ce Prince si justement admiré de toute l’Europe, reçoit les recompenses qu’il merite ; il voit les Couronnes tomber aux pieds de ses Enfans ; il voit ses Enfans dignes de les porter, & pour comble de gloire, il voit l’Espagne demander ses ordres, & mettre sa seureté dans sa fidelité.

Qu’il est heureux pour vous, Monseigneur, de faire connoistre dans toutes vos actions le Sang d’un si grand Prince, & qu’il est beau d’imiter ses vertus aussi-tost que vous avez pû les connoistre.

Le Clergé, à la teste duquel j’ay l’honneur de vous parler, vient vous assurer, Monseigneur, de ses vœux & de ses prieres. Il leve ses mains au Ciel pour attirer sur vous ses benedictions ; & chacune de vos vertus, & de celles de ce Prince que la nature a formé pour estre aimé, & dont le merite éclatant se fait déja sentir à tout le monde ; il demande à Dieu qu’il augmente vos années, afin que conduit par celuy qui tient en ses mains le cœur des Rois, vous soyez un jour le modele des Princes & l’exemple de tous les Chrestiens.

Monseigneur le Duc de Bourgogne parut fort content du discours de Mr l’Evêque de Langres, qui dit ensuite la Messe, pendant laquelle la Musique de cette Eglise chanta quelques Motets.

Au retour de la Messe, Mr Bouchu, premier President au Parlement de Bourgogne, accompagné de cinq Presidens à Mortier, & de douze Conseillers au même Parlement, fut conduit par Mr Desgranges, Maistre des Ceremonies, jusque dans la chambre de Monseigneur le Duc de Bourgogne, où il luy fit sa harangue. Ensuite Mr Desgranges alla prendre Mrs de la Chambre des Comptes, ayant à leur teste Mr Baillet, leur premier President, qu’il conduisit dans la chambre de Monseigneur le Duc de Bourgogne, où ce President le harangua. Voicy le Compliment qu’il luy fit.

MONSEIGNEUR,

La joye que nous avons de vous posseder aujourd’huy nous est d’autant plus sensible, que nous l’avions moins esperée. Jaloux du bonheur de tant de Peuples que vous avez honorez de vostre presence, nous languissions plongez dans une tristesse profonde, ne pouvant nous consoler que la Bourgogne fust privée d’un pareil honneur. Elle, Monseigneur, dont vous portez le nom & qui par l’amour & la veneration particuliere qu’elle a pour vous se flattoit d’estre preferée à toutes les autres Provinces ; mais, Monseigneur, vos bontez surpassent aujourd’huy nostre attente ; vous avez daigné écouter nos soupirs, & convertir nos plaintes en acclamations de joye.

Quelle joye en effet de voir en vous tout ce qui fait les delices & l’admiration de la Cour, tout ce qui peut faire les desirs & la felicité des peuples. Il n’y a, Monseigneur qu’à jetter les yeux sur vous pour connoistre d’abord tout ce que vous estes, quand nous pourrions ignorer que vous estes destiné à remplir un jour le premier Trône du monde.

Ce caractere de grandeur & de majesté que le Ciel a gravé sur vostre front auguste, ce cœur grand & magnanime qui vous fait refuser le Sceptres & les Diadêmes, cette sagesse merveilleuse qui a prévenu en vous le temps & les années, ne suffiroient-ils pas pour nous apprendre que vous estes le Petit-Fils de Louis le Grand, l’expression fidelle de toutes ses vertus & le digne Successeur de sa puissance & de sa gloire ?

Formé comme vous l’estes du sang de ce Heros, élevé sous ses yeux dans les Sciences & dans le métier de la guerre, instruit par son Histoire, & par luy-même du grand Art de regner, fortifié par ses exemples dans la vertu & dans la pieté, soûtenu enfin par les excellentes qualitez d’un Pere qui fait consister toute sa gloire à l’imiter & à luy estre parfaitement soûmis, que de merveilles n’ajouterez-vous pas un jour à toutes les merveilles de son regne, lors que l’âge & l’experience se trouvent jointes à toutes vos vertus & quelles auront exprimé les traits de vostre incomparable Ayeul.

Fasse le Ciel que vous soyez sans cesse animé de la noble émulation de le suivre pas à pas, & puisse naistre de vous une longue suite de Heros dignes comme luy & comme vous de commander à tout le reste de la terre.

Ce sont, Monseigneur, les vœux ardens que cette Compagnie parmy ses profonds hommages fera sans cesse pour vostre gloire & pour le bonheur des peuples qui vous seront soumis.

Aprés cela, le même Mr Desgranges alla prendre le Parlement, qu’il mena à l’appartement de Monseigneur le Duc de Berry, où Mr le premier President luy fit une harangue particuliere Mrs de la Chambre des Comptes firent la même chose, & le même Mr Baillet parla ainsi.

MONSEIGNEUR,

Aprés avoir rendu nos hommages à Monseigneur le Duc de Bourgogne, il est bien juste que nous nous acquittions envers vous des mêmes devoirs nous n’y sommes pas seulement engagez par le profond respect que nous devons à vostre auguste naissance, nous y sommes encore puissamment excitez par les mouvemens de nos cœurs, & par le plaisir de voir un Prince charmant que toute la terre adore.

Toute la France, Monseigneur a ressenti vivement la perte qu’elle vient de faire de ce grand Prince que vous venez de conduire jusqu’au pied du Trône. Les desirs empressez de tous les Royaumes d’Espagne, & cette éternelle alliance qui vient d’estre faite entre les deux plus puissantes Monarchies du monde, n’ont pû les consoler. Il n’y a que vostre personne, Monseigneur, jointe à celle de Monseigneur le Duc de Bourgogne, qui ait esté capable de faire cesser ses regrets ; & c’est sans doute dans ce dessein, que le Roy plein de bonté pour ses peuples, & toujours attentif à ce qui peu procurer leur soulagement & leur bonheur, a bien voulu pour leur consolation leur faire voir, que si l’Espagne leur enleve un Prince si digne de leur affection, il luy en reste deux autres dignes de tout leur amour & tres-capables de leur commander. C’est, Monseigneur, ce qui fait le comble de nostre joye & le sujet des vœux que cette Compagnie, toujours occupée du desir de vous honorer & de vous plaire, ne cessera jamais de faire pour vostre conservation.

Monseigneur le Duc de Berry s’étant rendu ensuite dans l’Apartement de Monseigneur le Duc de Bourgogne son frere, les Princes receurent les complimens de Mrs les Tresoriers de France ; Mr Fournet portant la parole, & de Mrs du Presidial Mr Violet premier President de ce Presidial & Gouverneur de la Chancellerie de Bourgogne, portant la parole, sa harangue fut courte & eut beaucoup d’aprobation.

Les harangues estant finies, les Princes se mirent à table & mangerent en public comme ils avoient fait le jour de leur arrivée. On avoit preparé une Salle où l’on croyoit qu’ils devoient manger, mais Monseigneur le Duc de Bourgogne l’a trouva trop petite, & ordonna qu’on mist son couvert dans la Salle des Etats. Cette Salle a esté bâtie pour l’assemblée des Etats de la Province. Elle est tres-spacieuse & tres-belle, entourée d’amphiteatres couverts de tapis bleus semez de Fleurs de Lis. Dans le fond est un fauteüil pour le Gouverneur sur une haute estrade avec plusieurs autres fauteüils moins élevez que celuy du Gouverneur, pour les Evêques qui assistent aux Etats, pour les Lieutenans de Roy, pour Mr le premier President du Parlement, & pour Mr l’Intendant. Dans le parterre il y a plusieurs bancs ou formes couverts de pareils tapis pour placer les Dames & autres personnes, que la curiosité d’entendre les harangues qui se prononcent à l’ouverture des Etats y attire. Ce fut dans ce parterre, où aprés en avoir rangé les bans, on mit le couvert des Princes. On plaça les Dames & les autres personnes qui voulurent les voir sur les amphiteatres & sur les bancs qui sont au tour de cette Salle. Ces Princes y ont mangé trois fois, c’est-à-dire à souper le jour de leur arrivée & le lendemain à dîner & à souper, & toutes les fois il y a eu une si grande afluence de monde qu’à peine les Officiers pouvoient-ils servir.

Mr l’Intendant, qui depuis Mâcon avoit toujours tenu trois tables magnifiquement servies, continua à Dijon. Il avoit deux grandes tables servies dans la même Salle de quinze couverts chacune, & comme il y avoit beaucoup de monde, il y eut encore jusqu’à trois petites tables que l’on dressa, & qui furent servies toutes d’une maniere tres-distinguées. Il fit illuminer toute la Cour de son Hôtel, en sorte que les murailles en paroissoient toutes en feu, & ces illuminations parurent les deux nuits que les Princes passerent à Dijon.

On avoit mis dans la place Royale sur chaque arcade des devises ou emblêmes illuminées. Elles estoient peintes sur du papier huilé, & par derriere il y avoit un nombre infiny de petites lampes de fer blanc, qui faisoient un effet merveilleux, lesquelles furent allumées le soir de leur arrivée & le lendemain.

Les Princes entendirent Vespres le Dimanche 17. à la Sainte Chapelle. Elle estoit tenduë de verdure depuis le haut, ce qui produisoit un tres-agreable effet. Ils y furent receus à la porte par le Doyen accompagné de tous les Chanoines, lequel aprés leur avoir presenté l’eau benite fit une harangue, les Vespres furent chantées partie en Musique, de laquelle les Princes parurent contens, & partie en plain chant & faux bourdon. À l’issuë des Vespres les Princes allerent adorer la Sainte Hostie qu’un Juif perça de plusieurs coups de canif. On y voit encore le Sang qui en sortit. Au dessus est la Couronne de Louis XI qu’il donna exprés pour mettre au dessus de cette Hostie.

Les Peres Chartreux de la Ville de Dijon s’estoient flattez que Messeigneurs les Princes iroient voir leur Maison à cause des tombeaux magnifiques des Ducs de Bourgogne qui reposent dans leur Eglise, & ils avoient même preparé une tres-belle collation ; mais le peu de temps que ces Princes resterent à Dijon fut cause qu’ils n’y allerent pas, ces Religieux en furent tres mortifiez, & firent porter toute la collation aux pauvres de l’Hôpital.

Les Princes ayant oüy Vespres revinrent chez eux. Monseigneur le Duc de Bourgogne écrivit pendant quelque temps, aprés quoy il joüa jusqu’au souper qui ne fut pas bien long, car l’empressement qu’il avoit de se rendre à la Cour luy fit desirer de se coucher de bonne heure pour partir le lendemain de grand matin. Les Princes aprés leur souper vinrent par l’Apartement de Monseigneur le Duc de Berry sur une terrasse qu’on avoit dressée, & pour y entrer on avoit fait percer une muraille du Logis du Roy qui regarde du costé de la Place Royale. Il est bon de vous apprendre que le corps du Bâtiment où estoit l’Apartement de Monseigneur le Duc de Berry, & que l’on appelle vulgairement le corps de Logis de Rocroy, parce qu’il fut bâty quelque temps aprés la bataille de Rocroy, gagnée par défunt Monsieur le Prince, doit estre abatu pour laisser voir une grande face de Bâtiment qui est derriere. Ce Corps de Logis n’a aucune veuë sur la Place Royale, & la terrasse qui doit regner tout le long de cette Place du costé du Logis du Roy manquoit justement à l’endroit où est situé ce Corps de Logis, parce qu’on attend qu’il soit abbattu pour continuer cette terrasse. C’est pourquoy on y avoit fait construire un Balcon de Charpente qui faisoit la continuation de la Galerie qui doit regner le long de la face de cet Hôtel, & pour y entrer on avoit percé le mur de ce Corps de Logis par le milieu, où l’on avoit fait une Porte vitrée. Le reste de la muraille estoit peint en couleur de brique & de pierre de taille, & au dessus de la porte on avoit mis les armes de Monseigneur le Duc de Bourgogne. L’apuy de cette terrasse estoit tout couvert de tapis, & dans le milieu il y en avoit un de velours cramoisi, qui estoit le lieu d’où les Princes devoient voir le feu. Les Magistrats se trouverent sur cette terrasse, & le Maire presenta deux flambeaux de cire blanche aux Princes, qui mirent eux-mêmes le feu à une fusée qui devoit le mettre à tout l’artifice. Cela fut fort bien executé. Si-tost que cette fusée fut allumée, elle partit en glissant le long d’une corde qui estoit attachée à l’un des coins de la place, & mit le feu à tout l’artifice. On vit presque en un instant toute cette place en feu. Cela dura prés d’une demi-heure, & il partit plusieurs fusées volantes du milieu de la place qui firent un tres-bel effet. Tout l’artifice qui fut tiré ne fit pas seulement beaucoup de plaisir à voir, mais toute la decoration en parut tres-agreable. Il faut s’imaginer la place & le College des quatre Nations avec une balustra de tout au tour au dessus. Hors le feu d’artifice tout estoit en partie sur la corniche ; le reste estoit sur la balustrade, ce qui faisoit deux rangs. Au dessus de la corniche pendoient des festons qui soutenoient les armoiries de France & de Bourgogne, & le dessus des portes estoit orné d’emblêmes. D’abord que le feu fut finy. Messeigneurs les Princes se retirerent chacun dans leur Appartement & se coucherent ; l’ordre fut donné pour partir le lendemain à six heures du matin.

Un peu avant qu’on tirât ce feu tous les Officiers de la milice bourgeoise s’assemblerent au son des Tambours & des Hautbois, & marcherent en bon ordre, la pertuisanne à la main devant le Logis où estoient les Princes où ils se rangerent. Ils y demeurerent jusqu’à ce que le feu fût fini. Cependant on avoit illuminé le Portail de l’Eglise S. Michel qui fait face à l’une des ruës qui aboutissent à la Place Royale, & ce Portail qui est d’une structure admirable paroissoit tout en feu. Ce ne furent que réjoüissances par toute la Ville. On voyoit des tables par les ruës où l’on buvoit à la santé du Roy, de Monseigneur le Dauphin & de Messeigneurs les Princes. On invitoit les passans à faire la même chose, & ces santez estoient beuës avec des marques inconcevables de joye.

Les presens de Mrs de Ville, furent plusieurs boëttes remplies de diverses confitures qu’on fait à Dijon & qu’on ne voit point ailleurs. Ce sont des moyeux & de l’épine vinette. On y joignit quantité de bouteilles du meilleur Vin que l’on pû trouver.

Le Lundi 18. tout se trouva prest pour partir à l’heure ordonnée. Monseigneur le Duc de Bourgogne qui avoit un empressement extraordinaire de revenir à la Cour avoit entendu la Messe à six heures sonantes. Il y avoit trente chevaux de poste, preparez tant pour sa chaise que pour sa suite. Monseigneur le Duc de Berry voulut le voir monter, ce qu’il fit à la porte Guillaume, qui est la porte du costé du chemin de Paris. Les Princes allerent en carosse jusqu’à cette porte où l’on fit arrester, & ce fut-là qu’ils separerent. Monseigneur le Duc de Bourgogne monta dans sa chaise de poste, & Monseigneur le Duc de Berry rentra dans son carosse. Ils partirent en même temps, mais bientost Monseigneur le Duc de Berry perdit de vûë Monseigneur son frere, qui alloit en poste dans le dessein d’estre à Versailles le Mercredy 20. du même mois à midy.

Mr Ferrand Intendant suivit Monseigneur le Duc de Berry dans son carosse à six chevaux pour aller jusqu’à Auxerre, & pendant toute cette route il tint les mêmes tables qu’il avoit tenuës depuis Mâcon.

Monseigneur le Duc de Bourgogne dîna à Chanceaux, & coucha à Noyers, où Mr le Maréchal de Noailles luy donna à souper & le lendemain à dîner à Basru. Le 19. il coucha à Sens, & le 20. à Versailles. Il faloit avoir pris d’aussi grandes précautions que celle que la prudence fait prendre à ce Maréchal dans toutes sortes de rencontres, où il en a besoin, pour pouvoir donner plusieurs repas de suite à un aussi grand Prince, en courant la poste.

Monseigneur le Duc de Berry dîna au Val Suson, & coucha à Chanceaux le même jour que Monseigneur le Duc de Bourgogne partit de Dijon. Il passa au pied de Talent, autrefois Capitale, & ancien sejour des Ducs de Bourgogne. Ce lieu joüit encore aujourd’huy de quelques-unes de ses prérogatives, parce son Maire précede dans l’Assemblée des Etats, ceux des autres Villes de la Province. On y conserve une Image miraculeuse de la Vierge, qu’on pretend estre de la main de Saint Luc, & avoir esté envoyée par un Pape à un Duc de Bourgogne. Mr Caillet, Bachelier de Sorbonne & ancien Theologal de Mets, Curé de Talent, prit soin de faire préparer au pied de la montagne, un spectacle pour divertir Monseigneur le Duc de Berry. La Bourgeoisie sous les armes receut ce Prince, qui fit arrester son carrosse pour se rafraîchir auprés d’une fontaine de vin, qui paroissoit gardée par quelques figures habillées de verdure, avec un bonnet à la Siamoise, aussi couvert de verdure. La vûë de ces Statuës grotesques donna beaucoup de plaisir à ce Prince. Le Curé le harangua, & eut l’honneur de luy presenter les Vers suivans.

SERENISSIMO PRINCIPI,
Talentum, antiquam Ducum Burgundorum Sedem pretericolanti, Civitas Talentina.

Nobilitas exesa sumus, sunt nomen, honores,
 At non urbis opes : hinc tibi pauca damus.
Accipe pauca tamen, Princeps, nec sperne ferentes,
 Non sprevit Vetulæ, quantulacumque Deus.

Monseigneur le Duc de Berry entendit le lendemain la Messe à l’Eglise Paroissiale de Chanceaux, où il fut reçû par Mr l’Abbé de la Roquette, cette Eglise estant encore du Diocese d’Autun. Cet Abbé avoit eu soin d’assembler des environs une vingtaine d’Ecclesiastiques à la teste desquels il luy presenta l’Eau beniste. Ce Prince partit de ce lieu à neuf heures du matin, & disna à Villeneuve, d’où ayant esté à Montbar, il continué sa route, & arriva à Auxerre le Jeudy 21. à trois heures aprés midy. Un gros Escadron de jeune gens des plus considerables du pays tous avec des plumets, & fort lestement vestus, alla l’attendre en ordre de bataille à une lieuë & demie de la Ville, où Mr Martineau de Soulleinne, un des principaux Chefs, le complimenta à la portiere de son Carosse, & luy offrit le service de tous ces jeunes Cavaliers. Il dit qu’on voyoit briller en ce jeune Prince les plus pures graces de la nature ; qu’il estoit fait pour estre autant aimé qu’admiré par ses heureuses inclinations ; que sa sagesse prematurée & ses florissantes vertus faisoient honneur à son âge, & que exempt de passions, il ne marquoit estre jeune que par ces agrémens, & par ses années ; que son aimable presence mettoit dans les cœurs toute l’estime, & tout l’attachement imaginable pour sa personne, & que leur sang qu’ils sentoient boüillir dans leurs veines par de vifs transports d’ardeur pour sa gloire, estoit comme impatient de se répandre sous ses ordres dans une guerre suscitée par l’envie de quelques Puissances voisines jalouses de l’élevation d’un auguste frere à un Trône dû à sa naissance, & à son merite.

Ce compliment parut agreable à Monseigneur le Duc de Berry aussi-bien que l’offre qu’on luy fit du service des jeunes Cavaliers du pays. Ils remercia Mr Martineau de Soulleinne de son zele, & luy fit l’honneur de luy dire qu’il luy estoit obligé de la bonne volonté de sa Compagnie de Cavalerie, laquelle défila ensuite en escortant son Carosse l’épée haute, en troupe reglée, & aguerrie. Hors de la Porte de la Ville Mr Baudesson Maire perpetuel d’Auxerre à la teste du Corps de Ville, fit une tres-belle Harangue qui luy attira des applaudissemens de tous ceux qui l’entendirent. Ce fut par ses soins, & par sa vigilante activité que les ruës par lesquelles passa Monseigneur le Duc de Berry furent tapissées, & fort proprement décorées, & bordées de deux hayes de Bourgeois dont les armes estoient uniformes, ainsi que les chapeaux bordez de galon d’or & d’argent. Au dessus de trois Arcs de triomphe construits en differens endroits de la Ville, & remplis de divers ornemens, & de plusieurs devises, on avoit placé des Chœurs de Musique avec une Simphonie à laquelle rien ne manqua. La façade de l’Hostel de Ville estoit ornée de deux Amphiteatres en Portiques qui furent trouvez de bon goust. Les Portraits de la famille Royale environnez de festons, estoient sous un Dais fort élevé. Plus bas estoit peint un grand Soleil, au dessous duquel quatre autres moindres paroissoient dans un nuage d’où sortoit la foudre avec l’Arc-en-Ciel. Les Vers suivans étoient au dessus.

Le Roy comme un Soleil se peint en Monseigneur,
Monseigneur en ses fils, & tous comme un Tonnerre
Faisant sortir l’Iris du sein de la Terreur,
Ils assurent la paix par l’effroy de la guerre.

Sur le Perron de l’Hostel de Ville jalissoient en l’air plusieurs fontaines de vin.

Monseigneur le Duc de Berry fit passer en reveuë dans la Cour du Palais Episcopal toute la Bourgeoisie qui luy parut en bon ordre, & fort bien disciplinée. Il loüa la compagnie particuliere du Maire vestuë d’habits uniformes qui estoit fort nombreuse, & pouvoit passer pour belle. Les Eschevins accompagnez des Officiers de Ville ayant le Maire à leur teste, presenterent quelques fruits du pays à Monseigneur le Duc de Berry. Ensuite le Presidial le harangua. Monsieur le President Marrie de Fortbois porta la parole. Sur le soir, les réjoüissances redoublerent dans les ruës, illuminées de lanternes, de flambeaux & de lumieres vives. Le Palais Episcopal sur tout estoit éclairé d’un si grand nombre de lampes, que le jour ne rend pas plus de clarté. Le Prince, aprés son soupé, vit tirer un tres beau feu d’artifice. La construction en estoit noble, il n’y avoit rien de confus ny d’embarassé, & tout y paroissoit grand. Sur neuf grosses colomnes s’élevoient quatre grandes piramides, chacune sur son piedestal, au milieu desquelles estoit posé un grand obelisque, & à sa cime un Soleil, le tout fermé d’une grande balustrade, qui renfermoit quantité de boëtes. Les fusées de ce feu furent trouvées tres-belles. Plusieurs Soleils jetterent en tournant un nombre infini d’étincelles, & diverses gerbes pousserent en l’air une pluye de feu, qui fit un effet tres-agreable ; mais sur tout ce que les Artificiers appellent Roses d’or & d’argent, plut fort aux Spectateurs. Enfin, quatre foudroyantes lanternes, remplies de diverses sortes d’artifices, finirent le spectacle, & dissiperent la foule par un fracas éclatant. Ce feu avoit esté allumé par Monseigneur le Duc de Berry, qui parut tres-content du plaisir qu’il luy donna, ainsi qu’à toute l’assemblée.

Le lendemain 22. les Peres Jesuites du College d’Auxerre presenterent de tres-beaux Vers à ce Prince. Il alla à la Messe â l’Eglise Cathedrale, & fut reçu à la Porte par Mr l’Evêque d’Auxerre revestu de ses habits Pontificaux à la teste de son Clergé en Chappes. Ce sçavant & pieux Prelat fit un Discours aussi ingenieux qu’éloquent, & fit voir que Monseigneur le Duc de Berry estoit un des plus beaux fleurons de la Couronne. Les manieres affables & genereuses de ce Prelat luy auroient en cette occasion attiré l’amitié, & même la veneration de toute la Cour de Monseigneur le Duc de Berry, si ces rares vertus ne luy avoient pas depuis longtemps acquis une estime generale. Monseigneur le Duc de Berry, aprés avoir marqué sa surprise de la prodigieuse taille de S. Christophe, qui est au moins une fois plus gros que celuy de Nostre-Dame de Paris, monta en carosse pour se rendre à Joigny, & trouva dans le même ordre qu’à son arrivée la Bourgeoisie sous les armes, le Maire avec les Magistrats à la porte de la Ville, & plus loin le même Escadron de Jeunesse dont ce Prince avoit paru fort satisfait en arrivant.

Le zele & la fidelité estant des vertus naturelles aux Auxerrois, on ne doit pas s’étonner si leur joye a esté aussi vive qu’éclatante, & si sur cet article qui ne dépendoit que d’eux-mêmes, & de leur cœur, ils n’ont cedé à aucune des Villes par lesquelles les Princes ont passé, & si les cris de Vive le Roy avec tous les accompagnemens que demande la joye la plus sensible, n’ont point discontinué pendant que Monseigneur le Duc de Berry a esté à Auxerre.

Ce Prince arriva à Joigny le 22. Avril. Toute la jeunesse de la Ville alla au devant luy à trois lieuës, bien montée, bien équipée, uniforme, en chapeaux bordez d’argent, cravates noires, coquardes blanches, & gands blancs. Cette troupe estoit nombreuse & choisie. Le reste des habitans se tint hors la porte de la Ville par où le Prince devoit entrer. C’est là qu’il fut d’abord complimenté par le Maire qui parla à la teste des Echevins & de tout le Corps de Ville. Monseigneur le Duc de Berry alla droit au Château, où Madame la Duchesse de Lesdiguieres à qui cette belle terre appartient avoit donné des ordres dignes du Prince & dignes d’elle. Sitost qu’il fut arrivé au Château, Mr Gaultier accompagné de Mrs de la Brulerie & Château, Lieutenans Civil & Criminel furent introduits dans les formes ordinaires avec tout les Officiers de Justice qui formoient un corps assez considerable. Mr le President Gaultier porta la parole, & prononça un discours qui fut extremement aprouvé. Chacun s’aquitta à l’envi de son devoir, & le peuple seconda ce zele par des Festes & des réjoüissances qui durerent toute la nuit. Voicy une des harangues dont je viens de parler. Celuy qui la prononça ne sçavoit pas que Monseigneur le Duc de Berry coucheroit à Sens.

MONSEIGNEUR

C’est icy comme le terme de cette course glorieuse que vous venez de faire. C’est icy qu’elle finit, ou c’est icy du moins que se terminent ces Festes & ces réjoüissances publiques, qui vous ont fait voir à découvert dans toutes les differentes Provinces de ce vaste Royaume, l’amour & le zele de tous les Peuples pour leur invincible Monarque, & pour sa digne posterité. Que vous dirons-nous, Monseigneur, qui réponde dignement à l’honneur que nous avons de vous recevoir dans cette Ville, & à toute l’idée que nous avons de vous ? Il n’apartient qu’aux Homeres de loüer des Achiles, & aux Maistres de l’Eloquence de faire l’éloge des Heros. Tant de grands Maistres de cet Art vous ont peint les vertus du Roy & les vostres, que nous ne nous aviserons pas d’ajouter nos foibles traits à des peintures aussi hardies. D’ailleurs, Monseigneur, que pourions-nous vous apprendre des grandes qualitez du Roy & des merveilles de son regne, que vous ne sachiez mieux & que vous ne voyez de plus prés que nous, Vous trouverez en vous même les principes de tout ce qu’il est. Son Sang est la source de ses vertus & de sa gloire ; & nous reconnoissons & sa gloire & ses vertus dans toutes les portions de luy-même ; & pour le dire en un mot, nous le reconnoissons luy-même par tout où il reconnoît son Sang. Vostre Auguste Pere dit assez ce que vaut un Fil de Louis le Grand, & l’Espagne & la France viennent de devoiler à vos yeux toute l’idée que donnent d’eux dans l’âge le moins avancé tous les Princes qui peuvent appeller Louis le Grand leur Pere. Il est le bonheur de ses Peuples & la terreur de ses ennemis ; & sa digne posterité assure à la nostre dans un long avenir, que nos neveux ne seront pas moins heureux que nos enfans, & que nous-mêmes.

La Compagnie des Chevaliers de la Butte composée de gens fort lestes & fort bien faits, qui avoit esté au-devant de Monseigneur le Duc de Berry aussi bien que la jeunesse de la Ville reconduisit ce Prince hors les portes, & ces Chevaliers furent charmez de la maniere dont il leur parla, leur ayant fait l’honneur de leur dire, que s’il avoit fait un plus long séjour à Joigny, il auroit pris part à leurs jeux.

Monseigneur le Duc de Berry arriva à Sens le Samedy 23. Avril. La Maréchaussée habillée & équipée magnifiquement, alla au devant de luy à une lieuë & demie. La principale Noblesse des environs & l’élite de la jeunesse de la Ville tres-bien montée & au nombre de deux cens, se trouverent vers le Village de Rosoy, & commencerent à accompagner ce Prince. Mr Couste Seigneur de Bracy, ancien Capitaine dans le Regiment de Thianges, estoit à leur teste.

Monseigneur le Duc de Berry fit son entrée par la porte Commune, la principale de la Ville, où il fut harangué par Marullat Seigneur de S. Clement Maire de la Ville, accompagné de Echevins, depuis le Pont Bruan qui en est à un quart de lieuë jusqu’au Palais Archiepiscopal où logea ce Prince. Plus de douze cens Bourgeois en armes occupoient les deux costez en quatre differentes Compagnies, composées de plusieurs dizaines qui commandoient les principaux de la Ville. Ce Prince alla d’abord à l’Eglise Metropolitaine, la plus ancienne des Gaules, & qui montre l’antiquité de cette Ville dont il est parlé dans les Histoires les plus reculées, sur tout dans l’Histoire Romaine où l’on voit que les fameux Senonois porterent la terreur de leurs armes dans toutes les parties du monde. Leur intrepidité se fit connoistre particulierement dans la prise de Rome même. Ce qu’ils firent aux Romains dans le Capitole, a fait dire a Stace : Senonum furias latiæ sencêre cohortes.

Mr l’Archevesque habillé Pontificalement, reçût ce Prince à la teste de son Chapitre, & luy fit un compliment des plus justes. Ensuite il fut conduit à son Palais où Mr Vezou Seigneur de la Cavallerie & de Majurat, President & Lieutenant General du Bailliage & Presidial, introduit par Mr des Granges Maistre des Ceremonies, le harangua à la teste de sa Compagnie. Ensuite Mr Boursier President, à la teste de l’Election luy fit le Compliment qui suit. Quoy qu’il ayt soixante & seize ans, il le prononça avec une vigueur, & une presence d’esprit qui le firent admirer de tout ceux qui l’entendirent.

MONSEIGNEUR,

C’est un spectacle aussi doux que charmant à des Peuples de connoistre & de voir les Princes qui les commandent & qui les gouvernent. Il me semble appercevoir dans ces Princes de grands sentimens de plaisir & de satisfaction de voir ces mêmes Peuples tout occupez du soin de les admirer & de leur plaire, & d’entendre ces acclamations si touchantes, ces cris de joye poussez par un fond inépuisable de tendresse aussi sincere que respectuese, & de sentir les mouvemens affectueux d’une infinité de cœurs qui s’empressént à leur rendre leurs hommages.

Louis le Grand dont on ne peut entreprendre l’éloge sans temerité & devant qui toute la terre doit se tenir en silence & en admiration, comme l’écriture le dit du Grand Alexandre, ne s’est pas contenté pendant la guerre derniere de couvrir ses Sujets de son bouclier impenetrable, & de repousser ses ennemis au-delà de leurs propres limites avec son épée triomphante, il a voulu encore que vous ayez parcouru les plus belles Provinces de son Royaume pour nous faire voir les Heros qui doivent nous gouverner, & à ses Peuples la confiance & la securité où ils doivent estre sous de si grands Princes & de si puissans Protecteurs.

À peine avons nous appris, Monseigneur, que comme un Astre bien-faisant, vous deviez paroistre sur nôtre horizon & répandre sur nous vos favorables, regards que nos desirs volant au devant de vous ont precedé vostre arrivée. Nos vœux vous suivront longtemps aprés vostre départ, & il nous est impossible d’exprimer la foye que nous ressentons de vous voir & de vous posseder.

Heureux Peuples de pouvoir aimer un si grand Prince sans mesure, & le loüer sans excés. Formé du plus noble sang des Heros, illustre Fils de Monseigneur le Dauphin, dont la conservation est si precieuse & si chere à la France, Petit-Fils de Louis le Grand, Eleve de l’un & de l’autre, vous n’attendez pas le nombre des années pour montrer que vous estes heritier des vertus heroïques de ces deux grands Princes, & que vous sçavez suivre les heureuses impressions de l’un & de l’autre ; comme la fleche suit le mouvement de la main dont elle est partie. Toute l’Europe est informée, Monseigneur, de vos admirables qualitez & dans toute la France, chacun dans sa famille se fait un plaisir sensible de s’entretenir de vostre grand cœur, de la vivacité & de la justesse de vostre esprit & de vostre parfait merite. Veüille le Ciel, Monseigneur, continuer toûjours de verser ses benedictions & ses graces sur vostre auguste Personne, & faire que vos grandes charitables 3 actions & vos prosperitez aillent infiniment au delà de nos esperances.

Des détachemens des quatre Compagnie de la Bourgeoisie qui se relevoient successivement, firent garde jour & nuit devant & dedans le Palais Archiepiscopal ; & ce Prince aprés avoir entendu la Messe le lendemain dans la Chapelle du même Palais, marqua beaucoup de satisfaction de la reception magnifique qu’un des plus grands Prelats & des plus modestes de l’Eglise luy avoit faite, & de la joye universelle qu’il avoit veuë répanduë sur tous les visages dans un lieu où sa presence avoit attiré une infinité de personnes des environs.

La Cavalerie & la Mareschaussée qui avoient esté au devant de luy, ne purent l’accompagner qu’une demi-lieuë à son départ, ce Prince ayant pris la Poste pour se rendre plustost à Versailles.

Ceux qui ont pris soin de compter combien on a fait de lieuës pendant ce voyage, trouveront que le nombre va au delà de quatre cent cinquante. Il ne s’est jamais vû que pendant un voyage de cinq mois & durant une aussi longue route, on ait tous les jours regalé des Princes par des Festes nouvelles & magnifiques ; mais ce n’est qu’en France qu’on peut voir de pareilles choses.