1705

Mercure galant, mars 1705 [tome 3].

2017
Source : Mercure galant, mars 1705 [tome 3].
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Mercure galant, mars 1705 [tome 3]. §

[Journal de voyage du General des Mathurins en Espagne] §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 43-60.

Le Pere de la Forge ayant esté élû l’Eté dernier General des Mathurins, dans un Chapitre general tenu à Paris, ainsi que je vous l’ay marqué, partit sur la fin du même Eté pour aller visiter les Couvents que son Ordre a en Espagne. Il alla d’abord à Barcelone où il arriva le 9. d’Octobre de l’année derniere. Le P. Ministre du Couvent de Barcelone, qui avoit resolu d’aller au devant de luy jusqu’à Perpignan, distant de trois grandes journées de Barcelone, n’ayant appris sa marche que le neuf au matin, partit aussi-tost pour le joindre au lieu où ce General devoit dîner, auquel il le trouva. Ils partirent ensemble l’apresdînée, & suivant les ordres qui avoient esté donnez par le P. Ministre, ils trouverent à une lieuë de Barcelone, sept carosses remplis de personnes de distinction, & de plusieurs Religieux de l’Ordre. Le P. General monta avec quatre personnes des plus qualifiées d’entre celles qui étoient venuës au devant de luy, dans un carosse magnifique. Il trouva en arrivant au Couvent que l’Ordre a dans Barcelone, les Religieux qui l’attendoient processionnellement. Il descendit de carosse, les suivit au bruit des Trompettes, des Hautbois, & de quantité d’autres Instrumens. Il entra dans l’Eglise où le Te Deum fut chanté alternativement avec l’Orgue & la Musique, & au son de plusieurs Instrumens qui ne sont pas d’usage en France. Le Te Deum étant fini, & le P. General ayant fait sa priere sur un carreau au pied du grand Autel, il se plaça dans un fauteüil, où tous les Religieux vinrent luy jurer obéïssance, en luy baisant les mains. Ce qu’il y eut de particulier, est que parmi le nombre d’environ cinquante Religieux qui forment la Communauté, le P. Piguerolles, élû General pour l’Espagne en 1688. luy jura la même obéïssance que les autres. Aprés cette ceremonie, il fut conduit dans l’appartement qu’on luy avoit préparé au son des Trompettes, des Hautbois, des Violons, des Basses de viole, & d’une grande Symphonie. A peine fut-il entré dans sa Chambre, qu’il fut complimenté par un Gentilhomme, de la part de Mr le Viceroy de Catalogne, & par un Ecclesiastique de la part de Mr l’Evêque de Barcelone. Plusieurs Gentils-hommes monterent dans la même chambre, & toute la Compagnie fut regalée de liqueurs glacées. Le 10. au matin le Viceroy envoya à ce General un Gentilhomme, pour luy dire qu’il vouloit le prévenir en luy rendant visite ; mais le P. de la Forge y alla lui-même sur l’heure. Mr l’Evêque lui envoya demander comment il avoit passé la nuit, & le vint voir l’apresdînée, les Evêques en usant ainsi en Espagne, à l’égard des Generaux d’Ordre. Toute la journée se passa à recevoir des complimens & des visites. Le Couvent de Barcelone est fort beau. Il y a trois Cloîtres l’un sur l’autre, bien percez par de belles arcades, & soutenus par des colonnes tres-delicates. Toute la façade du dedans du Cloître est d’une belle pierre grise. L’Eglise est aussi d’une grande beauté ; ainsi que le Refectoire qui est voûté & revêtu tout autour d’une maniere de lambris de carreaux d’Hollande, à la hauteur de dix pieds. Il y a dans la Maison une magnifique Apoticairerie.

Le General arriva le 6. de Novembre à Saragosse, Capitale du Royaume d’Arragon. Les Peres Mathurins y ont un Couvent des plus magnifiques ; il a esté commencé par Charlequint & par le Pape Adrien VI. Les Mathurins ont outre ce Couvent un College dans la Ville, & il y a tant dans l’un que dans l’autre au moins soixante Religieux. Le Pere General y a reçû tous les honneurs possibles, & il a esté visité par Mr l’Archevêque de Saragosse, Viceroy du Royaume d’Arragon.

Ce General continuant sa marche vers Madrid, y arriva le 27. de Novembre. Il étoit dans le Carosse de Monsieur le Duc d’Arcos, frere de Madame la Duchesse d’Albe. Ce Duc avoit esté au devant de luy à plus d’une lieuë de Madrid, avec un grand cortege de Carosses. Le P. General alla descendre au Couvent des Mathurins qui est le plus beau Couvent de Madrid & dans lequel il y a quatre-vingt Religieux ; aussi est-il d’une magnificence extraordinaire. Ce General y fut tres bien reçû. Le 3e jour de son arrivée il eut une audience publique du Roy & de la Reine avec les ceremonies accoutumées en de pareilles audiences, & huit ou dix jours ensuite il eut une audience particuliere du Roy, dans laquelle S.M.C. luy dit plusieurs choses obligeantes, & luy marqua le plaisir qu’elle avoit de le voir à Madrid. Je ne puis m’empescher d’ajouter icy ce que j’ay vû dans une lettre de ce Pere. Voicy en propres termes ce que contient l’article dont j’ay jugé à propos de vous faire part. J’ay esté fort content aujourd’huy d’entendre dire à une des plus grandes Dames d’Espagne, qu’à chercher de l’Orient à l’Occident, on ne pourroit mieux trouver que les Espagnols ont dans la personne du Prince & dans celle de la Princesse. Il est vray qu’elle est charmante & qu’on en peut esperer les plus grandes choses pour son sexe & pour son rang. Le Roy est tres-bien fait, il est d’une douceur qui enchante, & ce Prince a par dessus cela, tout l’esprit & toute la penetration possible.

Ce Pere aprés avoir esté régalé à Madrid par plusieurs Grands d’Espagne, poursuivit son voïage pour visiter le reste des Couvens de son Ordre. Si j’apprens ce qui s’est passé dans ces visites, je vous en feray part.

En achevant cet article, on vient de me faire voir une Lettre écrite de Grenade, du 17. Fevrier, par un homme qui accompagne le General des Mathurins dans son voyage. Voicy un extrait de cette Lettre.

Le dessein du P. General étoit d’aller de Seville à Malaga, où son Ordre a une tres-belle Maison ; mais deux jours de pluye en ayant rendu les chemins impraticables, le Superieur l’est venu trouver. Il apprit de ce Superieur que pendant le dernier combat Naval, deux Communautez de Religieuses, & le Chapitre de la Cathedrale de Malaga s’étoient retirez chez les Mathurins, où on leur donna des appartemens separez : Que depuis dix heures jusqu’à la nuit, le bruit du canon ébranloit toute la Ville : qu’on y étoit tres-consterné, & que de leur Maison qui est tres-élevée & distante de la Mer d’un quart de lieuë, on voyoit le feu & la fumée de l’artillerie : que le lendemain la consternation fut encore grande pendant toute la journée, parce qu’on ne sçavoit pas encore à qui la victoire estoit demeurée ; mais que le jour suivant on fut fort réjoüy d’apprendre que les Ennemis avoient perdu la bataille.

Pour vous donner des nouvelles de Grenade où nous sommes presentement, je vous diray que la Ville est dans une situation tres-fertile & dans un climat tres-doux, quoique les montagnes dont elle est au pied soient si élevées qu’elles sont en tout temps couvertes de neiges ; ce qui est fort favorable pour boire frais dans les grandes chaleurs. Mr l’Archevêque honora & prévint de sa visite le P. General. C’est un Prélat tres-gracieux & fort affectionné aux deux Couronnes, & le nom de Loüis XIV. est reveré dans Grenade. La Cathedrale est la plus belle d’Espagne, & sur tout dans son Sanctuaire, qui est d’une richesse, d’un goût & d’une architecture admirable ; ce qui m’a paru de plus curieux est le Château des Rois Maures appellé la Alhambra. Les dehors de ce Château ne marquent pas beaucoup ; mais tous les appartemens du dedans d’une structure moresque, sont d’un goût singulier & bien entendus pour les delices & pour la fraîcheur, dans un climat où les chaleurs sont grandes. Tous les appartemens en sont voûtez & les voûtes & les murailles enrichies de sculptures, de Lettres & de chiffres arabesques ; ces appartemens sont aussi lambrissez en porcelaine & pavez d’un beau marbre blanc. Il y a une distribution d’eau si abondante qu’il y a des fontaines jaillissantes en chaque chambre, un lieu destiné pour les bains, un pour les parfums & un autre pour la deffense, en cas de Siége. Et en cas qu’on coupast les eaux qui viennent de loin, il y a un reservoir d’une grandeur immense en forme de deux Eglises souterraines, que l’on vuide de temps en temps, pour le nettoyer, & qu’on remplit ensuite pour fournir de l’eau à la Ville entiere dans le besoin. Ceux qui n’ont pas dequoy boire à la neige y en vont querir pendant les grandes chaleurs.

Charlequint avoit dans le même endroit commencé un magnifique Palais, qui n’a point esté achevé. Il y a une Cour en Collonnades d’un marbre qui paroîtroit tres-précieux s’il estoit poli, mais quoique brut, l’ouvrage est tres-estimable.

Je suis ravi que par tout où je passe, on me témoigne la grande & singuliere estime qu’on a pour la personne, pour la puissance & pour les augustes qualitez du Roy de France nôtre Souverain.

[Ceremonie faite à Alby] §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 60-66.

Je vous parlai dans ma Lettre du mois de Septembre 1700. d’une celebre ceremonie qui se fit à Alby au sujet de la Translation des Reliques de Saint Clair, premier Evêque de cette Ville & Apostre de l’Albigeois. Mr le Goux de la Berchere qui estoit alors Archevêque d’Alby & maintenant Archevêque & Primat de Narbonne, en prononçant le jour de la Ceremonie le Panegyrique de S. Clair, fit vœu de donner une Chasse d’argent pour conserver la Relique qu’il procuroit à l’Eglise d’Alby. Il vient de s’acquiter de ce vœu d’une maniere digne de luy.

Le 31. du mois de Decembre dernier il fit presenter au Chapitre de l’Eglise Metropolitaine d’Alby une riche Chasse d’argent tres-delicatement travaillée ; c’est une Mosaïque d’un bon goût. Ce même jour la Relique fust exposée pendant toute la journée à la veneration du peuple, & aprés Vespres elle fut portée en Procession autour de la celebre Eglise de Sainte Cecile, & ensuite déposée dans la magnifique Chapelle de Saint Clair que Mr de Narbonne a fait orner de peintures.

L’Eglise d’Alby n’avoit point de Relique considerable de son premier Evêque ; c’est à MMr de Narbonne qu’elle est redevable de celle qu’elle possede presentement. C’est aussi ce grand Prelat qui a renouvellé le culte de cet Apôtre de l’Albigeois, qu’on ne peut plus invoquer à Alby sans se souvenir de celuy qui luy a procuré un si precieux depost.

C’a esté aussi pour entretenir la pieté des Fidéles pour ce grand Saint que Mr de Narbonne a fondé une basse Messe chaque Mecredy de l’année dans la Chapelle de Saint Clair, qui est toûjours celebrée par un Chanoine de l’Eglise Metropolitaine, & où il y a grand concours de Peuple.

Aussi-tost que le Chapitre de l’Eglise d’Alby eut reçû ce beau Monument de la pieté & de la Religion de Mr l’Archevêque de Narbonne, il crût qu’il étoit de son devoir de marquer à cet illustre Prelat sa reconnoissance ; c’est ce qu’il fit au commencement du mois de Janvier dernier par une Lettre tres-respectueuse, à laquelle Mr de Narbonne a repondu d’une maniere tres-obligeante. Pendant plus de dix-sept ans d’Episcopat il y a toûjours eu une union tres-parfaite entre ce grand Prelat & cette illustre Compagnie ; il semble que cet esprit de paix soit reservé à Mr de Narbonne. Dans toutes les Eglises qui ont eu le bonheur de l’avoir pour Pasteur, il a toûjours laissé des fruits de paix, d’union & de charité. L’Eglise d’Alby l’a mis au nombre de ses plus illustres Pasteurs, & elle l’honore comme le Restaurateur de la Discipline Ecclesiastique. Trente années d’un Episcopat laborieux & passé dans des visites continuelles n’ont pû ralentir l’ardeur de son zéle. L’année derniere les Estats de la Province de Languedoc ne furent pas plûtôt finis qu’il commença la visite du Diocese de Narbonne, qu’il n’interrompit que lors que les affaires de la Province l’obligerent d’aller en Cour, où son habileté dans les affaires de l’Etat ne parut pas moins que son zéle & sa vigilance éclatent dans le gouvernement de son Diocése.

[Mort de N… Cenami, Prêtre de l’Ordre de S. Benoist]* §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 146-150.

Messire N… Cenami, Prêtre de l’Ordre de S. Benoist de la Congregation de Clugny, & Prieur Claustral du Moutiers, auprés de Moulins en Bourbonnois, est mort dans cette Ville dans la Communauté des Prêtres de la Parroisse de S. Gervais, où il s’étoit retiré depuis quelque temps. Le talent de la Predication luy avoit acquis dans le monde une grande réputation, & elle auroit encore esté plus considerable si la mort ne l’eust enlevé au milieu de sa course & sur le point de commencer une nouvelle Mission. Il avoit esté choisi pour prêcher le Carême à la Paroisse de S. Côme, & il y avoit déja prêché le jour de la Purification suivant l’usage de ceux qui doivent prêcher le Carême. Il avoit annoncé la parole de Dieu dans les meilleures Chaires du Royaume, à Lyon, à Dijon, à Moulins, à Grenoble, & en plusieurs autres lieux : Monsieur le Cardinal le Camus avoit pour luy une estime singuliere, & l’avoit souvent employé dans sa Cathedrale. Mr Cenami brilloit dans les Panegyriques & dans les Piéces d’éloquence. L’Oraison funebre de feu Mr Brulart premier President du Parlement de Dijon, qu’il prononça devant Mrs du Parlement, fut tres-applaudie, & elle fut imprimée quelque resistance qu’il y apportast. Le Panegyrique de S. Jean qu’il prononça l’année derniere dans l’Eglise de S. Jean le Rond, devant Mrs du Chapitre de Nôtre-Dame, & le Panegyrique de S. Denis, prononcé en la même année dans l’Eglise de S. Paul, luy firent beaucoup d’honneur. Il estoit nommé pour prêcher le Carême prochain à la Paroisse de Versailles. Enfin il ne manquera rien à son éloge lors qu’on sçaura qu’il avoit l’approbation du P. Massillon, & que ce Pere a dit plusieurs fois que Mr Cenami l’égaloit. Le talent de la Predication n’étoit pas le seul qu’eust cet Abbé. Il a traduit plusieurs piéces de Poësie Latine du P. d’Augieres Jesuite, qui ont esté trouvées aussi bonnes que leurs Originaux. Mrs les Evêques d’Autun, oncle & neveu, avoient une singuliere consideration pour Mr l’Abbé Cenami, qu’ils avoient voulu attirer plusieurs fois à Autun. La famille de Mrs Cenami est originaire d’Italie & établie à Lyon. Mr le Sacristain de S. Paul de Lyon & Curé de S. Laurent, est frere de celuy qui vient de mourir.

A Monsieur*** §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 153-158.

Les deux pieces qui suivent doivent servir à égaïer une si triste matiere.

A MONSIEUR ***

Votre question, Monsieur, est singuliere. Vous me demandez quel est le beau temps des Muses, & celuy qui leur plaist davantage. Il n’en est point fait mention dans la Poëtique des Anciens & des Modernes. Il faut pourtant, sans rien décider faire un essay sur ce sujet. Dans le jour, les Muses choisissent les heures du matin, Aurora musis amica. L’Aurore est favorable aux Muses. C’est parce que l’esprit est alors libre, & qu’il joüit d’un repos qui n’est pas troublé du bruit que le jour avancé excite. Entre les mois, celuy de May semble être le mois favory des neuf-Sœurs. Ce mois est composé d’un humide, doux, & d’un chaud moderé, ce qui le rend propre à la production. Ce mois est gay, cette gayeté les anime, & les rayons du Soleil y sont si temperez, qu’on diroit que ses jours ont la douceur & la beauté de l’Aurore ; c’est aussi le mois du Rossignol, ce Prince des Chantres de l’air. Quant aux Saisons, les Muses preferent aux autres le Printems, & l’Automne : Il y a dans l’un des fleurs & dans l’autre des fruits : Aussi doit-il y avoir dans les Vers du beau & de l’utile ; de l’agrément, & du goût. Milton, ce grand Poëte, qui faisoit également de beaux vers en Anglois & en Latin, ne travailloit que dans ces deux Saisons. Il touchoit admirablement dans le Printems & dans l’Automne, la Lyre d’Apollon ; mais il la laissoit désacordée pendant l’Hyver & l’Esté. Je suis cet exemple dans ces petits vers Latins & François.

Vere atque Autumno sua condunt carmina Musæ,
 Non Æstas nec Hyems tempora commoda sunt ;
Arida vel torpens vena est his partibus Anni,
 Temperiem poscunt aeris Aonides.

IMITATION.

 Dans l’Automne & dans le Printems,
 Lorsque les fleurs naissent de Flore,
 Ou que Pomone ses fruits dore,
 Les Muses composent leurs Chants,
 Mais l’Esté fait tarir leur veine.
 L’Hyver elle coule avec peine.
Si l’air n’est temperé dans le sacré vallon,
 On n’y trouve pas Apollon.

Le Nouvelliste Bossu. Madrigal §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 158-159.

Le Madrigal qui suit doit estre de saison dans un temps de nouvelles. Il est de Mr Chauveau de Chartres qui a donné au Public deux Volumes d’histoires galantes & comiques & plusieurs petits contes en vers, qui ont esté bien reçûs.

LE NOUVELISTE BOSSU.
MADRIGAL.

Un petit bossu pointilleux.
Voulant se railler d’un boiteux,
Luy demanda, quelles nouvelles,
Vous qui marchez d’un & d’autre costé ?
L’autre pour reprimer sa sotte vanité,
Luy répondit en verité,
Je n’en ay point apris de belles.
C’est de vous, Compere Niquet,
Qu’on doit en attendre de telles,
Puisque vous portez le paquet.

[Traité du Bonheur] §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 207-209.

Il paroist depuis peu un autre livre nouveau qui se vend chez le Sr Jean Guilletat, ruë S. Jacques à la Bonne-foy, prés la ruë des Mathurins. Ce livre qui est de la composition de Mr Fromentin, est un Traité du Bonheur. L’Auteur entreprend de prouver dans ce Traité de Morale que tous ceux qui se plaignent de la Fortune sont dans l’erreur ; que chacun peut estre l’Artisan de son bonheur ; que Dieu n’a point créé l’homme pour estre malheureux ; & que ce seroit en quelque sorte contredire sa Sagesse que d’estre dans ce sentiment. L’Auteur fait voir que Dieu a rendu l’Homme souverain sur la terre, qu’il a soûmis tous les animaux à son pouvoir, & qu’il l’a comblé de richesses ; qu’il ne luy en a pas donné la proprieté, mais la joüissance, parce qu’il a voulu que l’homme preferast les delices de l’esprit aux plaisirs sensibles du corps ; & que c’est dans ces biens spirituels, qui sont les vrais biens, qu’il doit trouver sa felicité, & non dans les autres qui n’étant que passagers & perissables ne le peuvent rendre veritablement heureux. Il assure que dés que l’homme a l’usage de la raison il est non seulement heureux dans tous les âges, & dans toutes les conditions de la vie ; mais qu’il ne cesse pas de l’être dans les differentes situations où il se trouve, quoy qu’au sentiment du vulgaire, il paroisse tres-miserable. Voila le plan de l’Ouvrage de cet Auteur. Cet Ouvrage est divisé en 5. parties qui contiennent plusieurs Chapitres. La lecture en doit être tres-utile. Le stile en est beau & ce Livre se peut lire avec plaisir.

Relation des Ceremonies faites à la benediction de la premiere pierre du Port Saint Charle, sur la Mer Mediterrannée, à l'embouchure de la rivière d'Aude, prés de Narbonne §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 238-250.

Je vous fais part de ce qui suit de la maniere qu’il m’a esté envoyé.

RELATION
Des Ceremonies faites à la benediction de la premiere pierre du Port Saint Charle, sur la Mer Mediterrannée, à l’embouchure de la riviere d’Aude, prés de Narbonne.

S’il y a lieu d’admirer que la France resiste tout à la fois à tant d’Ennemis liguez contre elle, on ne doit pas moins admirer que dans ce même temps on fasse au dedans du Royaume des Ouvrages publics, comme si l’on estoit dans la plus profonde paix & qu’on travaille toûjours pour la commodité & pour l’utilité publique, tandis que tout le reste de l’Europe ne retentit que des frayeurs de la guerre & de la desolation de plusieurs Estats.

C’est ce qu’on voit dans les travaux d’un nouveau Port qu’on fait maintenant à l’emboucheure de la riviere d’Aude, prés de Narbonne. Les Romains y avoient déja fait un canal qui est un ouvrage digne d’eux ; il est basti dans l’Etang, il a en tout temps vingt-cinq pieds d’eau, & il porte toute sorte de bastimens, sans qu’on puisse s’écarter dans l’Estang jusqu’à ce qu’on ait gagné la riviere d’Aude qui conduit à Narbonne ; mais ce canal n’estant que pour la communication de la Mer avec Narbonne, & la Mer jettant dans tout le Golphe de Leon beaucoup de sable, les grands bâtimens ne pouvoient point entrer dans le Grau, & plusieurs y faisoient naufrage parce qu’il n’y avoit pas un lieu de seureté sur cette coste.

On a donc conçû le dessein de faire un port au Grau de la Nouvelle par le moyen d’un mole ou d’une jettée de pierre qui aura environ trois cens toises dans la mer, & qui ouvrira naturellement l’entrée & la communication de la Mer à ce beau canal des Romains, pour entrer dans les étangs de Narbonne ; de sorte que les plus grands bâtimens entreront & sortiront à la voile avec leur chargement, de même qu’il est arrivé au Grau d’Agde. Ce nouveau Port s’entretiendra par luy-même dans un estat parfait, & les sables s’arrestant au derriere de la jettée, il y aura naturellement jusqu’à quinze pieds d’eau aux endroits où il n’y en a que deux ou trois pieds, & il pourra contenir dans sa longueur jusqu’à deux mille bastimens.

Ce projet ayant esté porté à la Cour, le Roy qui veille toûjours à la felicité de ses Sujets, l’a approuvé & a donné ses ordres pour l’executer. Les Estats de la Province se mirent aussi-tost en devoir d’y faire travailler. Mr l’Archevêque de Narbonne, Président né de cette Assemblée s’est chargé par le zéle qu’il a pour tout ce qui regarde son Diocése, d’y faire mettre au plûtost la main, & enfin le 12. de Novembre dernier tout s’est trouvé en estat d’y poser la premiere pierre & de l’y benir.

Mr de Montaigu, Ingenieur en Chef au port de S. Loüis de Cette, connu par ses longs services & par son habileté, se rendit au Grau de la Nouvelle par ordre de la Cour, pour faire planter les piquets, & pour executer le devis qui en avoit esté fait par Mr de Riquet, Lieutenant de Roy au Gouvernement d’Antibe & Ingenieur general, & Mr Grasset Curé de Sigean fit la ceremonie, ce Port se trouvant dans l’étenduë de sa Parroisse. On commença par une Messe solemnelle à la Nouvelle, où assisterent plusieurs personnes de qualité, & où il se trouva un concours extraordinaire de Peuple. Il y eut plusieurs Salves de toute l’Artillerie du Grau, & un concert de hautbois & de violons.

Aprés la Messe, la Procession s’embarqua, sans cesser de chanter, & l’on monta sur des Barques que les Entrepreneurs avoient eu le soin de faire conduire. On alla en pleine Mer à l’endroit où doit commencer la jettée, & l’on y fit la benediction avec les ceremonies ordinaires. Mr de Montaigu fit alors ses liberalitez aux Ouvriers & aux Matelots d’une maniere digne du grand Roy qu’il sert, & il representa que comme c’étoit la coûtume de donner aux Ports le nom de quelque Saint en le mettant sous sa protection, on devoit donner à celuy-cy le nom de S. Charles, pour memoire éternelle de la reconnoissance qu’on devoit à Mre Charles le Goux de la Berchere, Archevêque & Primat de Narbonne, qui en avoit procuré l’execution. Mr le Curé en fit donc la dedicace au bruit de toute l’artillerie meslée du son des haut-bois & des violons, & il jetta ensuitte la pierre dans la Mer parmi les acclamations universelles de Vive le Roy. On y avoit attaché une plaque de Bronze sur laquelle on avoit gravé une Inscription, qu’on a aussi fait graver sur une pierre, pour la placer hors de l’eau, & qui marque le temps, & la difficulté de cette entreprise, pour laquelle il a fallu bastir dans une plage orageuse, par le moyen d’une jettée dans la mer, & changer la situation des lieux, & de la nature. Cette Inscription est dans les termes suivants.

SUB LUDOVICO MAGNO,
Promovente Carolo le Goux de la Berchere,
NARB. ARCH. ET PRIMATE, AUSPICE DIVO CAROLO,
In malefida nuper statione constructus nunc portus ;
FRÆNATA REPAGULIS ÆQUORA ; REPARATUS ORBIS ;
ANNO M. DCCIV.

La ceremonie ayant esté longue, le temps changea sur la fin, les vens s’esleverent, & bientôt ce fut une tempeste. La beauté du jour & l’empressement d’un chacun pour assister à cette feste avoient empêché de prendre toutes les précautions necessaires. On s’étoit servi de toutes sortes de Barques, & plusieurs se trouverent dans un danger évident. Cependant par une faveur particuliere du Ciel, le temps revint au beau, pendant qu’on disoit les Prieres qu’on fait en cette benediction contre les orages, & l’on revint avec joye. C’est à cette occasion que Mr l’Abbé Leonard Chanoine de l’Eglise Primatiale de Narbonne fit sur le champ le Madrigal suivant.

 Graces au Ciel, à ses bien-faits,
Loüis d’un nouveau Port enrichit ses Sujets.
 En vain Eole à sa naissance,
 De son progrés est irrité :
 De Neptune en vain la puissance
 S’oppose à sa tranquilité.
Le Ciel paroît serein, Dieu dissipe l’orage,
 Sa bonté propice à nos vœux,
 Par ce prodige nous présage
La seureté du Port & son accés heureux.

Mr Boussonel qui avoit eu la conduite de la Feste donna un magnifique repas à toute la Compagnie dans une Maison de campagne, au voisinage. On y but à la santé du Roy & de toute la Famille Royale, au bruit de plusieurs décharges de toute l’Artillerie ; les Violons & les Hautbois se firent entendre à l’envi, & chacun prit part à une Feste dont chacun espere retirer quelque profit. Cela donnera lieu aux Geographes de faire une addition sur leurs Cartes, & la posterité la plus reculée joüira des avantages & des commoditez d’une reparation si utile & si necessaire.

[Voyage du Roy d’Espagne à l’Escurial] §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 269-277.

C’est une chose surprenante & digne de la plus haute admiration & du plus grand étonnement, que depuis un assez grand nombre d’années que Philippe V. est monté sur le Thrône d’Espagne, il ne vienne que de trouver le temps d’aller voir l’Escurial, quoique cette Maison ne soit qu’à 6. lieuës de Madrid, que l’on en parle par toute la Terre, & qu’elle passe pour une des merveilles du monde ; mais ce Prince n’a eu d’autre occupation depuis qu’il est sur le Thrône que celle des affaires de son Etat. Il partit peu de temps aprés son élevation à la Couronne pour la Catalogne, où il fit un assez long sejour pour y regler beaucoup de choses ; il passa ensuite en Italie, où il visita la plus grande partie des differens Etats qu’il y possede, & sa presence & ses manieres engageantes, sans descendre pourtant de ce qu’il doit à son rang, luy engagerent plus les Peuples & l’assurerent plus de leur fidelité que le droit qu’il a de leur commander. Ce Prince ne donna pas en Italie de moindres marques de sa valeur & de sa bonté. Il se trouva en personne à la défaite du General Annibal Visconti & à la bataille de Luzzara qu’il eut le bonheur de gagner. Les affaires d’Italie ne demandant plus sa presence, il retourna à Madrid, où par le bon ordre qu’il avoit donné, il trouva toutes choses dans la même tranquilité qu’il les avoit laissées. Il s’appliqua avec toute l’assiduité imaginable au maniment des affaires, sans que la vûë d’aucun plaisir l’en pust détourner, & la guerre s’estant allumée entre l’Espagne & le Portugal, il se mit à la teste de son Armée, fit fuïr ses Ennemis par tout où il en trouva, prit un grand nombre de Places & fit presque toute leur Armée prisonniere de guerre. Il continua à son retour à Madrid de donner la même application aux affaires, & quoiqu’il fust extrêmement souhaité à l’Escurial, les Religieux qui sont en possession de ce Convent qui bruloient du desir de l’y voir, à cause des grandes choses qu’ils en avoient oüy dire, sa reputation ayant toûjours augmenté depuis qu’il estoit sur le Trône d’Espagne, ce Monarque ne put neanmoins satisfaire au desir de ces Religieux n’y à l’impatience qu’il avoit de voir ce beau lieu, qu’au mois de Février dernier ; mais à peine eut-il le temps d’en examiner toutes les beautez & de respirer l’air de la Campagne, qu’ayant reçû des depesches importantes qui luy furent apportées par Monsieur le Duc de Gramont, il partit aussi-tôt pour Madrid, afin de deliberer avec son Conseil sur les affaires aussi pressantes qu’importantes, dont il estoit question ; ainsi ces affaires l’obligerent de quitter l’Escurial presqu’aussi-tost aprés son arrivée, comme elles l’avoient empêché d’y aller pendant plusieurs années. On avoit observé à l’arrivée de leurs Majestez l’usage que l’on a d’illuminer ce fameux Monastere la premiere fois que les Rois y viennent. Il le fut en cette occasion avec beaucoup de magnificence. La façade exterieure & les dedans estoient éclairez de plus de quarante mille lumieres. Le Te Deum fut chanté en Musique dans l’Eglise du Monastere des Jeronymites qui assisterent tous à cette ceremonie revêtus de Chapes tres-riches. Ils firent voir ensuite au Roy les Reliques, les precieux Ornemens & les autres raretez de ce lieu. Les jours suivants leurs Majestez prirent dans le Parc le divertissement de la Chasse qui est tres-abondante. Sa Majesté en partant de ce lieu voulut marquer la satisfaction qu’elle avoit de la reception que luy firent les Religieux, & nomma le Prieur à l’Evêché de Mondonedo en Galice. La Galice est une Province d’Espagne qui a eu autrefois titre de Royaume. Elle a l’Ocean Atlantique au Couchant, & le Royaume des Asturies au Levant.

L’Escurial est un petit Village à 6. lieuës de Madrid, où est un Palais du Roy d’Espagne qui renferme un Monastere & un College. Ce Palais contient de superbes appartemens bâtis à l’Italienne. Le Monastere renferme 4. Cloîtres outre celuy de l’Apotiquairerie. L’Eglise dediée à S. Laurent est d’une belle structure, le grand Autel est élevé de 17. degrez de porphire & environné de quatre rangs de colomnes de jaspe. Sous ce grand Autel il y a une Chapelle voûtée où reposent les Corps des Rois d’Espagne. Ce magnifique Sepulchre a esté bâti par l’ordre de Philippes IV. & se nomme Pantheon, parce que sa structure est prise sur le dessein du Pantheon de Rome.

Relation de ce qui s’est passé dans les Réjoüissances faites par la Nation Françoise de Smirne, à l’occasion de la Naissance de Monseigneur le Duc de Bretagne §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 291-304.

RELATION
De ce qui s’est passé dans les Réjoüissances faites par la Nation Françoise de Smirne, à l’occasion de la Naissance de Monseigneur le Duc de Bretagne.

Mr le Comte de Pontchartrain ayant fait l’honneur à Mr Royer, Consul de Smirne, de luy mander la Naissance de Monseigneur le Duc de Bretagne, il luy ordonna de faire des Réjoüissances avec la Nation, au sujet d’un évenement si heureux autant que le Païs le pourroit permettre. Ce Magistrat qui n’a pas moins de zéle pour ce qui regarde Sa Majesté, que d’attention à tout ce qui a du raport à son employ, n’eut pas plutost reçû cet ordre qu’il fit assembler la Nation pour luy en faire part. Il seroit difficile de nommer ceux qui en eurent le plus de joye. Leur empressement à seconder les intentions de leur Consul pour lequel ils ont de l’estime & de l’amitié autant qu’il en a pour eux, est au delà de toute expression ; & le soin de la Feste qu’on trouva à propos de faire en cette rencontre fut donné à Messieurs les Deputez. & comme dans un pays où la magnificence des Nations étrangeres paroist autant par des presens, que par d’autres marques exterieures, il estoit necessaire de faire voir à cet égard quelle estoit celle de nostre Nation pour un sujet qui luy faisoit tant de plaisir, on envoya du sucre, du caffé & des vestes de drap au Cady & à ses Officiers. On fit encore les mêmes presens de vestes au Commandant des Janissaires, au Doüanier, au Vayvode, & à quelques Grands de la Ville, en leur apprenant qu’un Prince estoit né à la France, que Sa Majesté, de même que ses Sujets avoient le bonheur de voir la quatriéme generation dans cette naissance, & qu’on vouloit bien accompagner cette nouvelle d’une honnêteté de la part du Consul, & de la Nation. Il est inutile de dire de quelle maniere ce compliment fut receu, puisqu’il est aisé de se l’imaginer ; & les Turcs parurent tres-sensibles à tout ce qui leur fut dit & envoyé de nôtre part. On fit la même liberalité à six Dogmans de France actuellement servans, aux trois Janissaires de la porte du Consul, & à un quatriéme qui fut employé pour le ceremonial de la feste, & on donna à chacun des Drogmans une veste de drap bleu, & une de drap vert à chaque Janissaire. On prépara ensuite la Maison Consulaire, qui au moyen des Galleries qui regnent autour de la Cour, & par celles qui répondent à la Marine, se trouve parfaitement bien disposée pour le dessein & pour la beauté d’une Feste ; on n’épargna pas la Mirthe & le Laurier aux portes, le long & aux piliers de toutes ces galeries par des Arcs de triomphe & par d’autres figures. On éleva des piramides sur la façade de la Cour pour y placer des Gobelets Fleurdelisez que l’on mit au nombre de plus de quatre mille, au bas, & sur le haut des balustres de ces galeries, avec une infinité de Lamprons, de Banderolles & des bandes d’Oripeau. Les Armes du Roy, celles de Monseigneur le Duc de Bretagne, & de la Ville de Marseille, estoient dans cette façade, au bas de laquelle & au plein pied de la Cour il y avoit un Cabinet de verdure avec une fontaine de vin, au dessus de laquelle estoit cette inscription : Princeps natus est nobis ; accedite sit ientes, græco more bibite, & alacri animo dicite, īō pæan, & īō bis dicite pæan. Les choses estant dans cet estat, le 24. Novembre Mrs les Marchands de la Nation se rendirent à la Maison Consulaire, où aprés que Mr le Consul leur eust distribué un nœud de ruban blanc à chacun, qu’ils mirent à leurs chapeaux ainsi que lui, on servit un déjeûné, & dans le même instant que ce Magistrat but à la santé du Roy, de Monseigneur le Duc de Bretagne & de toute la famille Royale, & que la Nation eut suivi son exemple, on arbora le Pavillon de la Marine, on mit le feu à cent boëtes, le canon des Vaisseaux tira, & la fontaine de vin fut ouverte. Il n’en falut pas davantage pour obliger le peuple, qui attendoit impatiemment le commencement de cette Feste, d’accourir d’abord à la Maison Consulaire. Toutes sortes de Nations s’y rendirent ; l’on y but le jour & la nuit du bon vin de cette Fontaine, qui en fournissoit abondamment à tout le monde, & l’on n’entendit durant tout ce temps-là que des acclamations qui marquoient assez la part que les gens du pays prenoient à nôtre joye ; & comme Mr le Consul de Venise avoit déja donné des demonstrations de la sienne, aussi bien que les personnes de sa Nation, nostre Consul pour honorer davantage cette Feste, l’envoya prier en Ceremonie d’y vouloir assister ; en sorte que sur les quatre heures aprés midy, s’estant rendu avec sa Nation, qui fut aussi priée, à la Maison Consulaire, où la nostre estoit déja, on alla ensemble avec le ceremonial ordinaire, & au son des violons à l’Eglise des Reverends Peres Capucins qui estoit tout-à-fait bien illuminée & ornée, & où l’on chanta le Te Deum, au bruit de cent boëtes & du canon des Vaisseaux. Au sortir de l’Eglise les Reverends Peres Capucins, qui voulurent à leur tour donner des marques d’allegresse, ayant préparé une piéce en vers dont leurs écoliers estoient les Acteurs, elle fut representée dans leur Cour où ils avoient fait dresser un Theatre avec beaucoup de propreté & de bon goust. On distribua en sortant quelques aumônes, & on se retira ensuite avec le même ordre à la Maison Consulaire, à la clarté de plus de quarante flambeaux de cire blanche ; & comme on avoit profité du temps que l’on estoit aux Capucins pour allumer les Lamprons & les Gobelets, on vit lors qu’on fut à la porte ; une illumination qui surprit tous les spectateurs par sa beauté, & par sa magnificence, & l’on ne fut pas plutost aux appartemens d’en haut qu’on apperçut dans toutes les chambres une infinité de lustres garnis de bougies ; en sorte que la maison paroissoit toute en feu par le dehors & par le dedans. Dés qu’on fut dans la grande Salle, on porta des verres aux deux Consuls, & aux deux Nations ; l’on but ensemble à la santé du Roy, ce qui fut accompagnée d’une salve de cent Boetes, & d’une salve de Canon. Peu de temps aprés on servit à souper, & l’on couvrit deux tables, dont l’une estoit de quarante couverts, & l’autre de vingt-cinq. La premiere estoit pour les deux Consuls, & pour les principaux Marchands des deux Nations ; & la seconde, qui estoit tenuë par le fils du Consul de France, estoit pour les François un peu moins distinguez. Il y avoit trois autres tables dans les autres Chambres de la maison, l’une pour les Drogmans de France & de Venise, la seconde pour les Ecrivains des Marchands, & la troisiéme pour les Artisans ; ce qui composoit en tout plus de cent cinquante personnes. Rien ne manqua à la magnificence de toutes ces tables, & l’on ne peut sur tout rien ajoûter à celle des deux tables de la Salle Consulaire, l’arrangement, la propreté, & le bon goust s’y trouvoient au souverain degré ; les Venitiens, & tous les autres étrangers qui vinrent durant le repas, en furent étonnez, & principalement lorsqu’ils virent la quantité des confitures qu’on servit au fruict. On but d’abord à la santé de Monseigneur le Duc de Bretagne, & de la Famille Royale, & ensuite celle de la Republique de Venise ; on continua par celles de Mrs les Ambassadeurs de France, & de Venise ; on n’oublia pas les deux Consuls, & les deux Nations, & toutes ces santez furent accompagnées de plusieurs décharges de Canons. On tint table long-temps ; tout le monde estoit en joye, & les liqueurs ne furent pas épargnées. Au sortir de table, on alla à un apartement de la Marine, où les Dames commençoient à s’assembler ; on y dança long-temps au son des Instrumens, aprés quoi, on y servit une collation où les confitures étoient en abondance ; l’on en donna à des Turcs de consideration, qui vinrent pour voir la feste, on leur servit encore du Caffé, & des Liqueurs, de même qu’à tous ceux qui en demandoient, en sorte qu’une infinité de gens passerent la nuit, parmi lesquels étoient Mr le Consul de Venise avec la plus grande partie de sa Nation. Les Couvents firent leurs festes en particulier ; les Drogmans & les Censaux Juifs de la nation, ausquels on distribua quelque argent firent aussi la leur. Les Janissaires de la maison Consulaire eurent soin de donner des pipes, & du Caffé à tous les Mussulmans qui se presenterent à la porte ; & personne enfin ne s’en retourna mécontent ; estant remarquable que parmi un concours de plus de neuf à dix mille personnes qui vinrent successivement pour voir cette feste, on n’ait pas oüi parler de la moindre querelle, n’y d’aucun accident arrivé à qui que ce soit, quoique la nuit, il se soit trouvé des Grecs & des Armeniens couchez dans les rües que le vin avoit surpris : Ce qui peut bien être un effet de la prévoyance de nôtre Consul, qui avoit pris à cet égard des justes mesures auprés des Commandans de la Ville. On ne doit pas passer sous silence, que les Reverends Peres Jesuites voulans de leur costé donner des marques de leur joye en faveur du Prince, dont nous avons celebré la naissance, composerent un Discours sur ce sujet, qui fut prononcé par un des enfans de Mr Barbier premier Drogman le 27. du même mois, dans leur Eglise, qu’ils prirent le soin d’orner proprement & de bien illuminer. Ce Discours fut suivi de quelque Vers, que cinq ou six de leurs écoliers reciterent à la louange du Roy ; aprés quoi Mr Duranti Evêque de Scopia, & Administrateur des Eglises de Smirne & de Scio, chanta Pontificalement le Te Deum, où Mrs les Consuls de France & de Venise assisterent avec Mrs les Marchands des deux Nations, & une infinité d’autres personnes.

Enigme §

Mercure galant, mars 1705 [tome 3], p. 370-373.

Le mot de l’Enigme du mois passé estoit La Croix. Ceux qui l’ont trouvé sont Mrs Duparc, Enseigne dans les Troupes du Roy : Le Blanc, du Quesnoy : le petit Duval, d’Andely : Bardet, & son ami Duplessis, Me Chirurgien au Mans : le Brun, Me de pension : Robinet, proche S. Pierre aux Bœufs, le Recteur de Chambery : l’Abbé Jean : le nouveau don Rodriguez : le heros du Canada : le petit Loup de Versailles & sa Mareine : l’Echo fidele : & Piquet, Imprimeur. Mlles de la Mare & sa fille : d’Hozier : Tamiriste : la Nymphe Forestiere de S. Germain en Laye : la belle & sincere Italienne, & la plus belle & gratieuse Dame du Cloître Nôtre-Dame.

L’Enigme qui suit donnera de l’occupation à vos amis.

ENIGME.

D’une autorité sainte, incapable d’erreur,
Je suis l’ouvrage pur. Jadis je fus austere,
Et dans les heureux temps où regna la ferveur,
On fournît à l’envi ma penible carriere.
La sensualité d’un œil jaloux le vit,
Et pour me supplanter mettant tout en usage,
A cent prétextes vains, enfin elle joignit,
Des Docteurs relâchez le prophane langage.
C’est ainsi qu’elle a sçû lâchement prévaloir.
Ouy, depuis trop long-temps on meprise, on élude
Mes salutaires loix, & leur sacré pouvoir
N’est presque reveré que dans la solitude.
Au torrent de l’abus s’oppose vainement
L’oracle, dés le jour que je viens à parêtre,
Qui dans le Temple saint parle & dit gravement :
O mortel, souvien-toy du neant de ton estre !