Histoire de la littérature française. Tome IV, livre III, chapitre IX
§ I. De la comédie au temps de Corneille. — Ce qu’il en fit. — Le Menteur. — Ce qu’il laissait à faire. — § II. De trois sortes de comédie dans Molière. — 1° La comédie d’intrigue. — L’Étourdi. — § III. 2° La comédie de caractère et de mœurs. — L’École des Maris. — L’École des Femmes. — § IV. 3° De la haute comédie. — Le Misanthrope. — Tartufe. — Les Femmes savantes. — Des autres pièces de Molière. — § V. Des sources de Molière. — § VI. Pourquoi, des trois grands poètes dramatiques du xviie siècle, Molière a-t-il le moins perdu au théâtre ?
I. §
De la comédie au temps de Corneille. — Ce qu’il en fit. — Le Menteur. — Ce qu’il laissait à faire.
Pour bien apprécier le prodigieux mérite d’invention de Molière, il faut savoir où en était, vers le milieu du xviie siècle, l’art de la comédie, ce que Corneille avait fait pour cet art, ce qu’il laissait à faire après lui.
La fin du xvie siècle avait vu naître, de la double imitation des anciens et des Italiens modernes, un essai de comédie, où des traits de mœurs véritables {p. 76} et des indications de caractères se rencontrent parmi des scènes de nuit, des travestissements, des reconnaissances, dans un dialogue assaisonné d’obscénités. L’auteur de cet essai était un Champenois, Pierre de Larivey. La comédie des Esprits offre un caractère d’avare, tracé avec beaucoup de conduite, et dont Molière n’aurait pas dédaigné certains traits1. Après cette pièce et d’autres du même genre, une nouvelle imitation, celle du théâtre espagnol, fait tomber de mode l’imitation de la farce italienne, et produit la tragi-comédie, où se distinguent, après Hardy et sur ses traces, les Théophile, les Scudéry, Racan, Rotrou et Corneille, avant d’être le grand Corneille.
Au moment où ce grand homme parut, trois genres d’ouvrages dramatiques défrayaient le théâtre : la tragédie, imitée des anciens ; la tragi-comédie, imitée des Espagnols ; la farce, imitée de l’italien. Quelques pièces pourtant s’intitulent Comédies. Les intrigues de la tragi-comédie en font la matière ; la farce en fait l’assaisonnement.
Pour ne parler que de ces premières ébauches de comédies, au lieu de caractères, on y trouve des situations ; au lieu des ridicules de la nature, des ridicules exagérés ou imaginaires ; au lieu de personnages, les types de certaines professions, un docteur, un capitan, un juge ; au lieu de la vraisemblance {p. 77} dans l’action, tout l’esprit de l’auteur employé à y manquer. Ce ne sont que rencontres impossibles, confusions de noms, générosités tombées du ciel ; pardons où l’on attendait des vengeances ; cachettes dans les murailles, derrière les tapisseries ; aparté pour unique moyen des effets de scène ; un mélange grossier de traditions grecques et latines, espagnoles et italiennes ; et, pour la part de la France, de gros sel gaulois, la seule chose qui ait quelque saveur dans cet amalgame.
Les situations, presque toujours les mêmes, tournent autour de quelque amour qui, d’amour défendu, devient légitime. Le premier cavalier venu, et la première dona jeune et jolie, sont les héros de ce roman. On ne songeait pas à leur donner des caractères ; l’intérêt, dans ces sortes de pièces, ne consiste pas dans la contrariété du caractère et de la passion, mais dans les complications qui séparaient les deux amants. Les auteurs commençaient par imaginer une suite et une confusion singulière d’incidents : c’était là l’invention. Ils y jetaient ensuite des personnages de convention, lesquels n’appartenaient aux situations et n’en dépendaient par le lien d’aucun caractère marqué. Rien n’y est vraisemblable ; et plus le spectateur est dépaysé, plus la pièce est heureuse. Il n’est pas jusqu’à l’architecture des maisons qui n’y soit de fantaisie. Il faut, pour ces jeux de situation, des murs perméables, et surtout une absence innocente et primitive de précautions, qui facilite ces entrées et ces sorties {p. 78} dont l’entrecroisement amusait tant le public espagnol.
Voilà ce que nos auteurs imitaient des Espagnols ; ils leur empruntaient tout ce qui peut se prendre ; ils leur laissaient la verve d’un Lope de Vega, et tout ce qui échappe de vérités à un génie heureux, malgré son public et malgré lui-même. Ils ne se doutaient pas, et je l’entends des plus habiles, que la comédie fût autour d’eux, à leur main, en eux. Quant au public, il n’avait pas été encore averti qu’il n’y a pas pour lui d’amusement solide sur la scène, s’il n’en est pas la matière, et qu’il faut qu’il porte la comédie au théâtre pour l’y trouver. Il perce pourtant, à travers tout ce factice de l’imitation espagnole, plus d’un trait de nature ; et la grande beauté que la comédie devait tirer de la peinture des mœurs du temps s’annonce de loin par des allusions piquantes aux ridicules du jour. La farce, faut-il le dire ? était plus près de la nation que la comédie : c’était une caricature fort exagérée, mais on pouvait y entrevoir l’original. La comédie, proprement dite, n’était qu’un jeu d’esprit dont s’amusaient, comme des enfants aux marionnettes, ceux qui devaient plus tard fournir la matière de la vraie comédie, le jour où un homme de génie devait la créer, en mettant le parterre sur la scène.
Il faut chercher, dans les six pièces du Corneille de Mélite et de Médée, ce qu’était le théâtre, et la comédie en particulier, avant le Corneille du Cid et de Cinna. L’imitation de la tragédie latine a produit {p. 79} Médée ; l’imitation de la tragi-comédie espagnole, Clitandre ; la comédie s’essaye dans six pièces, dont Mélite est la première et la meilleure. Aucune de ces pièces ne vaut les bons ouvrages de Lope ; mais, comparé à ce qui se faisait alors en France, c’était le meilleur dans le mauvais. Si le génie dramatique s’y montre à peine, le grand écrivain en vers s’y révèle déjà tout entier. Dans ces pièces froides, embrouillées, dont l’intrigue est plus subtile qu’ingénieuse, vrais logogriphes à la lecture, il y a une force de langage inconnue avant Corneille. C’est un style tout formé, plus franc que la pensée, facile dans ces embarras du plan et ce pêle-mêle d’incidents ; quelque chose de sec, mais de spirituel et de vigoureux ; un grand poète qui pointe sous l’imitateur de Hardy.
Deux autres qualités annonçaient la comédie : une conversation de bonne compagnie, d’honnêtes gens, comme on disait alors ; et l’absence des trivialités le plus souvent cyniques, dont les auteurs relevaient leurs compositions insipides. Corneille tend plus haut qu’aucun autre poète de son temps ; et s’il n’arrive pas tout d’un coup à la comédie, c’est déjà de l’invention que de se priver, par pudeur de génie ou par dédain, des moyens d’effet les plus à la mode, et d’élever le goût du public, avant de lui offrir les vrais modèles. Le public même n’en demandait pas plus ; et la preuve, c’est le succès de Mélite, le premier des ouvrages de Corneille, lequel n’excita guère moins d’applaudissements que le Cid {p. 80} neuf ans après, et rendit nécessaire rétablissement d’une seconde troupe de comédiens. On battait des mains à ces spirituelles boutades de Tircis contre les mariages d’amour :
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encoreQue, bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,On en voit en six mois passer la fantaisie…
Mais, lui dit Éraste, tout le monde médit de ce joug, et tout le monde y vient :
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :Toi-même, qui fais tant le cheval échappé,Nous te verrons un jour songer au mariage.
Tircis répond :
Alors ne pense pas que j’épouse au visage :Je règle mes désirs suivant mon intérêt.Si Doris me voulait, toute laide qu’elle est,Je restituerais plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :C’est comme il faut aimer2.
Voilà déjà le langage de la comédie : encore un pas, et nous aurons les caractères et les mœurs ; et ce langage, déjà si ferme, nourri de pensées plus sérieuses, prendra plus de corps et s’épurera. Ce pas, Corneille n’en fit que la moitié ; mais c’était {p. 81} assez pour sa gloire, et assez pour emporter le reste. Le Menteur nous met bien loin de Mélite, et nous fait toucher à l’École des Maris.
Le Menteur. §
C’est encore le théâtre espagnol qui avertit Corneille de son propre génie. Une tragédie espagnole avait suscité le Cid ; une comédie espagnole suscita le Menteur. Le génie de Corneille avait quelque chose d’espagnol. Les Grecs, qu’il connut plus tard et mal, ne le frappèrent pas aussi vivement que les Espagnols ; et quant aux Latins qui lui furent plus familiers, ceux qu’il goûta le plus furent les Latins de sang espagnol, Lucain, Sénèque le Tragique, qu’il appelle le grand Sénèque3. Le tour d’esprit de ce grand homme était un peu tourné vers la déclamation, et quelquefois plus touché du grandiose que du simple. Je m’imagine qu’il n’eût pas reconnu Hercule dans cette statuette de Lysippe, dont parle Stace, haute d’un pied, qui était si petite à l’œil, et si grande par l’impression de grandeur qu’on en recevait4.
Situations, caractères, peintures du temps, langage de la conversation, toutes ces parties de la {p. 82} comédie sont dans le Menteur, les unes esquissées, les autres déjà en perfection. Et toutefois cette pièce est moins un modèle qu’une indication de la vraie comédie.
Le principal personnage, le menteur, n’est un caractère qu’en comparaison des types imaginaires de la comédie d’intrigue. Il n’existe pas de menteurs qui ne soient que menteurs. L’habitude de mentir n’est qu’un travers de plus dans un homme qui en a de plus graves, un calcul malhonnête pour se faire estimer autre qu’on n’est. Tartufe ment pour mieux tromper l’imbécile Orgon ; c’est un méchant homme qui se sert du mensonge. Dans Corneille, le menteur ment sans nécessité, là où mentir n’avance nullement ses affaires ; c’est une sorte de perversité de sa langue, dont son cœur est innocent.
Quand, au premier acte, Dorante se donne à Clarice pour un brave qui revient des guerres d’Allemagne, je le conçois : son vice peut lui servir. On sait de tout temps l’effet du costume militaire et des récits de guerre sur l’imagination féminine5 ; {p. 83} et un soldat qui vient de faire campagne a plus de chances qu’un écolier débarqué le matin de Poitiers. Que, pour échapper à un mariage pour lequel son père a donné parole, il imagine de dire qu’il est marié, et à trois mois d’être père, et qu’il fasse ce charmant conte des deux amants surpris dans l’alcôve, son mensonge s’explique encore : il est utile, il est dans l’action. Mais à quoi bon l’histoire de la fêle donnée sur l’eau, de cette sérénade, de ce festin dont il décrit le menu ? Je n’aime guère l’excuse qu’il en donne à son valet :
J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles ;Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginerQue ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,Je le sers aussitôt d’un conte imaginaireQui l’étonne lui-même et le force à se taire6.
Conte d’autant plus hors de propos, que Clitandre ne l’oppose point à un autre conte, et qu’il ment sans sujet comme sans intérêt. Pourquoi encore cette fable de son duel avec Alcippe, qu’il a percé, dit-il, de deux coups d’épée et jeté sur le carreau, et qui entre au moment même où le menteur le donnait pour mort7 ?
{p. 84} Je ne reconnais plus là un menteur, mais un reste du faux brave, du fier-à-bras de la farce, de ce matamore de L’Illusion, qui met le Grand Turc en fuite, et force le soleil de s’arrêter.
Malgré les inconséquences du personnage principal et la légèreté de la pièce, comparé à tant de vains ouvrages sans invention et mal écrits qui défrayaient alors le théâtre, le Menteur était de la comédie.
Comparé à la comédie même, c’est-à-dire à Molière, il est une scène où le Menteur n’a pas été surpassé, même par Molière. C’est la scène où le père de Dorante, indigné de ses fourberies, l’accable de reproches qui rappellent ceux du vieux Chrémès dans Térence, que Corneille surpassait sans peut-être l’avoir lu.
Êtes-vous gentilhomme ?…
Scène d’autant plus belle qu’elle est l’effet du caractère, et que le menteur y est puni de ses mensonges.
Aussi ne suis-je point surpris du noble aveu de Molière, disant que, sans l’exemple du Menteur, il n’eût jamais fait que des comédies d’intrigue. Après le Menteur, l’art ne pouvait plus reculer ; et si peu qu’il avançât, il allait atteindre à la comédie de caractère. Pour le style des beaux endroits, il y est si excellent, qu’il fallait un poète de génie pour le soutenir. Corneille est donc le père de la comédie, {p. 85} et c’est pour lui une gloire unique, que Molière lui en ait rapporté l’honneur.
Les personnages du Menteur sont plutôt des rôles que des caractères ; il fallait en faire des caractères. Les situations sont le plus souvent des inventions arbitraires ; il fallait y substituer des événements naturels. Les mœurs n’y sont pas plus françaises qu’espagnoles ; il fallait les remplacer par des peintures de la société française. Enfin, à un langage qui n’appartient pas en propre aux personnages, qui vise au trait, et que gâtait un reste de pointes imitées de l’italien, il fallait substituer la conversation de gens exprimant naïvement leurs sentiments et leurs pensées, et n’ayant d’esprit que le leur ; il fallait, en un mot, plus observer qu’imaginer, plus trouver qu’inventer, et recevoir des mains de la société elle-même les originaux qu’elle offrait au pinceau du peintre.
C’est là ce que fit Molière. Sa cinquième pièce, L’École des Maris, donnait à la France la comédie.
II. §
Des trois sortes de comédie dans Molière. — 1° La comédie d’intrigue. — L’Étourdi, Sganarelle, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules.
Molière commença par la farce. Il nous en est resté deux échantillons, le Barbouillé et le Médecin volant. Ce sont de vives ébauches qu’il reprendra plus tard, et dont il fera des tableaux. L’homme {p. 86} mûr retrouvera son bien dans les essais du jeune homme, qui ne pensait d’abord qu’à s’amuser le premier de ses pièces.
Le Menteur, joué en 1652, suscite l’Étourdi, joué un an après. L’Étourdi est suivi du Dépit amoureux, des Précieuses ridicules, autre ébauche admirable, d’où sortiront les Femmes savantes ; de Sganarelle : quatre comédies d’intrigue, même les Précieuses ridicules, quoique le fond en soit un portrait des mœurs du temps.
Les personnages de ces pièces sont moins des caractères que des rôles composés pour des acteurs. C’était l’usage ; et Molière, acteur et auteur tout à la fois, devait commencer par là. Mais en homme de génie, Molière met dans ces rôles le plus de l’homme qu’il peut, et c’est assez pour les faire vivre. On rit du rôle, et on reconnaît la vigoureuse et naïve ébauche de caractère qui est dessous.
De même, au lieu d’événements naturels où les personnages sont engagés par leur passion ou par leurs travers, je vois le plus souvent des incidents artificiels, tout de l’invention du poète. Dans Sganarelle, l’amant et sa maîtresse, Lélie et Célie, se trouvent mal à point, et l’un après l’autre, pour que Sganarelle, en recueillant Célie chez lui, donne à sa femme le soupçon qu’il la trompe, et pour que celle-ci, à son tour, en venant au secours de Lélie, fasse croire à Sganarelle qu’il est ce qu’il craint si fort d’être.
La combinaison de ces incidents, l’intrigue, en {p. 87} un mot, est tout entière dans la tête de quelque valet, d’un Mascarille, que je retrouve dans trois de ces pièces, héritier des Scapins et des Arlequins de l’Italie, fourbe, gourmand, lâche, insolent, ayant mille tours en son bissac, à qui Molière, qui jouait ce rôle, a prêté tant d’esprit, qu’il a fait d’une imitation un original. Le maître est dans l’embarras ; son travers gâte à chaque instant ses affaires : qui réparera le mal et renouera la pièce qui va finir ? C’est Mascarille.
Je veux, quoi qu’il en soit, le servir malgré lui,Et dessus son lutin obtenir la victoire.Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire8.
Fort heureusement sa tête est remplie de tous les tours de ses devanciers d’Italie, sans compter ceux que Molière lui a appris.
L’intérêt de ces pièces, c’est l’intérêt de la surprise. Il y a une énigme à deviner. Les Italiens, que Molière imitait, excellent à embrouiller l’intrigue, soit qu’ayant affaire à des spectateurs d’un esprit plus pénétrant et plus prompt, ils eussent besoin de plus de complications pour tenir sa curiosité en haleine, soit plutôt que la faiblesse d’invention s’y déguisât sous cette vaine richesse d’incidents.
Là où l’intérêt n’est que le plaisir de la surprise, l’effet doit être le gros rire. Mais le gros rire est-il si à dédaigner ? Heureux le génie à qui il a été donné {p. 88} de l’exciter ! heureux le spectateur qui se dilate au théâtre ! Le rire délicat, ce rire de l’esprit, que provoque le ridicule finement exprimé, laisse une arrière-pensée, et comme un arrière-goût d’amertume ; le gros rire, que ne suit aucune réflexion, réjouit le cœur et fait circuler le sang. C’est une surprise de l’âme enlevée à elle-même ; c’est comme une secousse involontaire qui fait tomber pour un moment de nos épaules le poids de la vie. Le gros rire d’ailleurs, comme le rire délicat, est l’aveu involontaire que nous sommes touchés de quelque vérité. Nous rions intérieurement, quand le personnage de la pièce est l’homme que nous connaissons : nous rions tout haut de sa caricature.
Ce que nous remportons de la représentation de l’Étourdi, c’est l’idée de ce singulier travers dans lequel on s’enfonce plus avant par la résolution même qu’on prend de s’en défier. Quelle charmante image ne nous donne pas le Dépit amoureux de la facilité avec laquelle on se brouille et on se réconcilie entre amants ; de ces jalousies passagères, pour le plaisir d’en être guéris ; de la puissance de l’illusion sur un âme éprise ! Sganarelle nous fait honte de la jalousie dans le ménage ; il nous rend moins chatouilleux aux apparences, et nous rassure pleinement sur notre mérite. Quant aux Précieuses ridicules, si elles ne nous font pas ôter tous les livres des mains de nos filles, elles nous font adorer dans une femme la simplicité, la grâce, les soins du domestique portés légèrement, la femme qui sait {p. 89} être utile sans cesser d’être agréable. Un père qui vient d’assister aux Précieuses y prend le sujet de quelque bon propos sur ce point, en rentrant à la maison.
Ces quatre pièces, quoique du même ordre que le Menteur, et dans le même genre, sont plus près de la comédie de caractère. Cette légère création de l’Étourdi, par exemple, bien qu’elle ne soit pas de force à porter tout le développement d’une comédie et à être un centre d’action, est plus vraie que celle du Menteur. Il y a plus d’étourdis qui ne sont qu’étourdis, que de menteurs de profession. Ce jeune homme sans cervelle, que son travers compromet à chaque instant, c’est déjà la comédie. Imaginez un travers plus sérieux, un vice, et que la peine soit en proportion de la faute, voilà un caractère, voilà la vie.
Les mœurs, dans cette partie du théâtre de Molière, sont plus vraies que dans le Menteur. Corneille a mis la scène à Paris ; on y parle du Pré-aux-Clercs, du Palais-Cardinal, aujourd’hui le Palais-Royal9 ; mais je n’y vois point de Parisiens, {p. 90} Ces gens-là ne sont d’aucun pays, ils sont faits de tête ; et s’ils sont hommes par quelques traits généraux, Corneille ne leur a pas donné la physionomie par laquelle ils auraient été les hommes d’un temps et d’un pays. Le grand tragique n’observait guère. L’histoire, la réflexion, le travail solitaire du génie, peuvent révéler au poète les caractères et les mœurs de la tragédie ; mais pour la comédie, qui doit être l’image de la société, ni la force du génie, ni les plus profondes études ne suppléent l’observation. La comédie est bien plus près de la peinture que la tragédie ; ce sont deux arts où il est besoin d’yeux ; l’homme se manifeste au peintre par les couleurs et par la forme, au poète comique par les mœurs. Il faut, pour les deux arts, quelqu’un qui pose. Le Gorgibus de Sganarelle, qui veut marier sa fille à un homme qu’elle n’aime pas, c’était le bourgeois du temps de Molière ; c’est encore le nôtre : n’est-ce pas lui qui rit là-bas, dans un coin de la salle, des saillies de bon sens de son modèle ?
Enfin, ces valets de fantaisie, venus, d’imitation en imitation, de la Grèce en France, par l’Italie ancienne et moderne, sous ce costume bizarre auquel l’imagination de chaque auteur avait ajouté une pièce, ils vivent, car ils sont possibles. Si la race en est perdue, il est tels maîtres aujourd’hui qui la ressusciteraient. En cherchant bien autour de certains fils de famille qui se sont ruinés galamment, et qui vivent sur le bien des autres, toujours courant derrière une maîtresse ou devant un créancier, vous {p. 91} trouveriez quelque Mascarille, vicieux comme son maître et par la faute du maître, larron pour vivre, et toutefois attaché, non par dévouement, mais parce qu’il n’y a pas deux hommes plus près d’être des égaux qu’un libertin ruiné et son valet.
Que dire du langage de ces comédies ? C’était peu de soutenir celui du Menteur, dont les meilleurs endroits se rapprochent du ton de la tragédie : le langage de la vie familière était tout entier à créer. Ce vers ferme, facile, naïf, où la périphrase elle-même ne semble pas une des servitudes de la rime, mais un tour ingénieux, Molière le prit à Corneille comme la moitié d’une trouvaille commune, et en revêtit cet excellent français de Paris, tel qu’il l’avait appris au comptoir de son père, et tel qu’on le parlait dans la rue Saint-Honoré, sa rue natale. C’est là le style de génie, il n’y en a pas d’autre. Pour écrire de génie dans la comédie, il faut savoir écouter ses originaux, saisir au passage leurs paroles toutes chaudes, et les fixer sur le papier. Le droit du poète sur ce langage ne va qu’à en ôter les fautes de français. Rien n’est plus écrit de génie dans notre langue que cette conversation des Sganarelle et des Gorgibus, que rendent si efficace tant d’excellentes sentences de ménage, et si piquante ces locutions parisiennes où le bon sens de Malherbe reconnaissait le vrai français.
Il y a un écrivain de génie dans L’Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules, Sganarelle ; il y a une comédie parfaite en son genre, il y a un {p. 92} théâtre. Molière en fût-il resté là, il eût assez fait pour être un des plus grands noms de notre scène. Mais il lui était donné d’être le plus grand par cette prodigieuse succession de trois genres de comédie et de trois théâtres, qui ont comme épuisé en vingt ans la matière de toute comédie durable10.
III. §
2° La comédie de caractère et de mœurs. — L’École des Maris. — L’École des Femmes.
Le second pas de ce géant le mène à la comédie de caractère. C’est un art nouveau : c’est nous qui de spectateurs sommes devenus les héros. Au lieu de rôles, sous lesquels l’homme perçait, voilà l’homme au naturel ; l’intérêt, c’est le plaisir de la surprise, auquel s’ajoute celui de la voir expliquée. Dans les comédies d’intrigue, on voyait, sortant de la coulisse, la main du poète faisant mouvoir par un fil tous ses personnages ; sous leurs intonations diverses, on reconnaissait sa voix. Dans la comédie de caractère, le poète disparait ; ces gens-là ne lui appartiennent pas ; chacun a son visage, sa voix, et n’a que l’esprit qu’il peut. En même temps, et comme vérité dernière, la comédie a trouvé sa morale. Chacun porte la peine ou reçoit le prix de son caractère ; mais la peine n’est pas tragique, ni la récompense romanesque ; tout est imité de la vie, {p. 93} où le bonheur qu’on tire du bien penser et du bien faire est médiocre, et où le châtiment attaché aux travers n’est jamais assez dur pour nous en corriger.
L’École des Maris. §
L’École des Maris, représentée en 1661, marque ce grand changement qui substituait, à des situations produites par une intrigue artificielle, des caractères produisant des situations. La vérité de la vie remplaçait la vérité de convention.
La création du Sganarelle de L’École des Maris, c’est la création du premier homme dans la comédie.
Qui ne connaît pas Sganarelle ? qui n’est pas un peu Sganarelle ? Ses travers, c’est la vanité, l’entêtement, l’esprit de système, la bizarrerie, l’amour de soi : et qui de nous n’en tient pas un peu ? Mais chez la plupart des hommes il s’y mêle des qualités qui compensent les défauts, et qui souvent les cachent. Sganarelle n’est qu’un fort vilain homme. Un mot le résume : c’est l’égoïste.
Tous ses défauts sont ceux de l’égoïsme. Il est entêté, systématique, pour n’avoir rien à céder aux autres, ce qui serait donner quelque chose de soi ; bizarre, pour ne pas faire de sacrifice à la convenance ; brutal, pour éviter la gêne de la civilité ; vain, parce qu’on ne peut pas s’aimer, comme fait Sganarelle, sans estimer son jugement par-dessus tout. Il affectionne les vieilles modes, pour le plaisir de ne pas faire comme son temps ; et il attaque les {p. 94} nouvelles, par dépit d’être seul de son goût. Il ne lui manque même pas la cruauté de l’égoïsme ; son gain ne lui est cher que s’il est une perte pour autrui.
On ne veut pas ressembler à ce portrait, et on a raison. Mais d’où vient que nous le trouvons si vrai ? En dirions-nous autant d’un caractère d’exception, d’un personnage anecdotique ? Non. Nous avons tous posé pour ce portrait. Seulement, la plupart d’entre nous n’ont des défauts de Sganarelle que tout juste assez pour goûter la vérité de ce caractère, et ils ont assez de bonnes qualités pour avoir le droit d’applaudir à la façon dont Molière le punit. La vérité voulait qu’il ne fût pas ménagé. Il n’y a pas, Dieu merci, une société où l’on puisse être un tel égoïste impunément.
Sganarelle est tuteur d’une jeune fille, Isabelle, orpheline d’un ami qui la lui a fiancée par testament. Il l’aime à sa façon, et il songe à en faire sa femme, persuadé, comme le Scapin des Fourberies, que, pour son mariage, c’est assez de son consentement. Il a voulu la former tout exprès pour lui ; il ne lui souffre aucun goût auquel il aurait à sacrifier les siens ; il lui a interdit les bals, les rubans, et jusqu’à la société de Léonor, sa sœur. Il la tient sous clef, non en jaloux, il est trop vain pour être jaloux, mais par système ; il pense l’avoir formée parce qu’il la voit résignée, et convaincue parce qu’elle cède. Quand la toile se lève, il est sur le point de l’épouser : son plan a réussi ; la fille lui {p. 95} paraît mûre pour lui ; il triomphe ; et comme il ne serait pas content d’avoir raison si quelqu’un n’avait tort, Molière le montre, dans la première scène, accablant Ariste son frère, qui a élevé Léonor avec indulgence, de la supériorité de son système d’éducation.
Les deux traits les plus caractéristiques de Sganarelle, c’est la vanité et la malveillance. Tout l’égoïsme est là. C’est tour à tour de sa vanité et de sa malveillance, et plus souvent de ces deux vices à la fois, que vont naître les situations où nous le verrons engagé.
Isabelle aime Valère ; elle voudrait qu’il le sût. Mais comment faire ? Elle vit étroitement renfermée ; nul moyen de communiquer au dehors, sinon par Sganarelle. L’éducation d’Isabelle a porté ses fruits : elle lui a appris à tirer parti des travers de son tuteur. Sganarelle est vain : on lui dira qu’il est aimé, pour qu’il aille dire à Valère qu’il ne l’est pas ; il est malveillant : on le tentera par le plaisir d’humilier un rival.
L’artifice a réussi. Sganarelle va signifier son congé à Valère. Mais ce sont contre-vérités que les amants comprennent vite. Valère sait donc qu’il est aimé, et il le sait par Sganarelle. Voici un premier tour bien joué.
Mais Isabelle craint que Valère ne s’y soit mépris. Lui dire qu’on est occupée de lui, ce n’est pas assez : il faut qu’il sache tout, et qu’il le sache par une lettre. Cette lettre sera un prétendu billet de Valère, {p. 96} qu’on lui renvoie sans avoir daigné l’ouvrir ; et c’est Sganarelle qui la portera. Ce second message enfle sa vanité et chatouille sa malveillance.
Dans quel ravissement est-ce que mon cœur nage11 ?
Voilà Valère instruit qu’il est aimé, et qu’Isabelle n’aura que lui pour mari. Il ne lui reste qu’à l’entendre de la jolie bouche d’Isabelle. C’est Sganarelle qui ménage l’entrevue. Son triomphe serait-il complet, s’il n’y ajoutait la confusion de son rival ? Il amène donc Valère par la main devant Isabelle. Là est cette scène si piquante, où, sans indiquer clairement Sganarelle ni Valère, Isabelle supplie celui qu’elle aime de la soustraire à celui qu’elle n’aime pas. Sganarelle, qui se croit l’objet aimé, et déjà le mari, dans le transport de sa vanité satisfaite, donne sa main à baiser à Isabelle :
Oui : tiens, baise ma main12…
mot sublime, qui n’a d’égal que cet autre à Valère, au moment où celui-ci, cachant sa joie, sort pour se préparer à recevoir Isabelle :
…Pauvre garçon ! sa douleur est extrême.Venez, embrassez-moi ; c’est un autre elle-même13.
C’est le cri de l’égoïsme dans sa plénitude. {p. 97} Sganarelle veut bien donner de sa joie ce qui en déborde. C’est le vin qui attendrit les méchantes gens. L’ivresse a rendu Sganarelle compatissant.
Le soir venu, Isabelle va s’échapper de la maison ; sur le seuil, Sganarelle la rencontre. Que veut dire cette sortie si tard ? Ce n’est guère le fait d’une jeune fille qui sait si bien congédier les galants. Sganarelle ne va-t-il pas avoir des doutes ? Ne craignez rien : son triomphe est encore trop près ; il en a gardé toutes les fumées. Il verrait sa pupille au cou de Valère, qu’il n’en croirait pas ses yeux. C’est pure discrétion, si elle ne lui fait qu’un conte modéré. Elle a voulu, dit-elle, laisser sa chambre à Léonor, pour entretenir son amant par la fenêtre qui donne sur la rue. Et Sganarelle y ajoute foi ? Oui, vraiment. Il y croit par vanité, et il y croit encore par le plaisir de trouver en faute la pupille d’Ariste.
Il veut aller lui-même chasser l’infâme ; mais Isabelle lui persuade qu’il est plus séant qu’elle renvoie sa sœur, et qu’il se tienne caché, pour ne pas ajouter à la confusion de la pauvre fille. Elle entre dans sa chambre, simule des reproches à sa sœur, dont Sganarelle s’applaudit tout bas comme d’un fruit de son plan d’éducation, et la prétendue Léonor sort pour aller au logis de Valère.
Molière avait besoin, pour son dénouement, d’amener sans invraisemblance tous les personnages chez Valère. C’est encore le caractère de Sganarelle qui lui en fournit le moyen. Il est sorti {p. 98} sur les pas d’Isabelle, qu’il prend pour Léonor, et il l’a vue entrer chez Valère ; et comme il n’est pas homme à se contenter du bien qui lui arrive, s’il n’est mêlé du mal d’autrui, il court informer Ariste du tort que l’on fait à son honneur. Sa pupille Léonor, lui crie-t-il, le fruit de ses beaux préceptes, est chez Valère ; ce bal où il la croyait, est chez M. Valère.
Tout s’explique ; chacun est traité selon ses œuvres ; et Sganarelle se retire, accablé, berné, hélas ! et point corrigé.
C’est ainsi que, dans ce chef-d’œuvre, les situations sont les effets invincibles des caractères. Mais j’en dis trop peu. Non-seulement les caractères produisent les situations, ils produisent d’autres caractères. Sganarelle est le vrai père d’Isabelle ; de même qu’Arnolphe, dans L’École des Femmes, en voulant faire d’Agnès une sotte, en fait une fille de sens, qui aura plus de ressources pour lui échapper que son jaloux pour la retenir. Sganarelle, Arnolphe, donnaient même à Molière le droit de faire finir leurs pupilles malhonnêtement, car l’égoïsme mérite l’ingratitude, et le désordre doit être le fruit d’une absurde contrainte. Mais écrivant pour la comédie, il n’a pas voulu rendre la vérité triste pour la rendre plus forte ; il a donné pour amants aux deux jeunes filles d’honnêtes jeunes gens qui respectent ce qu’ils aiment ; et c’est encore un trait charmant de vérité, qu’elles aient conservé, malgré leurs précepteurs, un sens moral qui rend leurs {p. 99} tromperies innocentes par la pudeur qu’elles savent y garder, et par le mariage qui est au bout.
L’École des Femmes. §
Arnolphe, c’est le Sganarelle de bonne compagnie. Il a les mêmes travers que l’autre ; il est égoïste, systématique, entêté, vain ; mais quelques qualités s’y mêlent : il est civil, il n’est pas incapable d’un bon office. C’est d’ailleurs un homme d’esprit ; il a plus de ressources que Sganarelle pour donner une couleur honnête à ses travers ; mais, en revanche, son esprit lui tend plus de pièges. Aussi Molière, qui a fait châtier Sganarelle par une fille d’esprit, rendra-t-il Arnolphe dupe d’une ingénue.
Dans l’École des Femmes, comme dans l’École des Maris, chaque situation est l’effet du caractère. Arnolphe professe un mépris systématique pour les femmes d’esprit : il se persuade qu’il n’y a de sûreté pour un mari qu’avec une sotte. Quant aux maris affligés de femmes d’esprit, il n’est raillerie qu’il leur épargne. Ce travers l’a conduit à se façonner une femme dès le berceau ; il l’a recueillie, tout enfant, d’une paysanne qui ne pouvait plus la nourrir, et l’a fait élever dans un petit couvent, avec la recommandation de la rendre idiote autant qu’il se pourrait. Du couvent, il l’a placée dans une maison hors de la ville, où elle vit enfermée, sous la garde de deux domestiques aussi simples qu’elle. C’est de là qu’il va la tirer pour en faire sa femme.
Mais il a suffi d’une absence de huit jours pour {p. 100} détruire tout ce bel ouvrage. Au retour d’Arnolphe, la simple Agnès est amoureuse ; ses honnêtes gardiens ont reçu de l’argent du galant.
Arnolphe, fort secoué d’abord, pense à couper court à l’intrigue. Sa vanité, l’idée qu’il a de son esprit le rassurent ; c’est par là pourtant qu’il aura le dessous.
Il essaye d’abord d’un sermon de morale sur Agnès. Il lui fait peur des damoiseaux, des chaudières du diable ; il lui reproche son origine, la pauvreté d’où il l’a tirée : il pense la toucher, et il ne fait que rendre plus doux à Agnès, par la comparaison, le souvenir des tendresses d’Horace.
Il lui met dans la main une pierre, qu’elle promet de jeter au galant ; la pierre est jetée, mais enveloppée d’une lettre.
Arnolphe se pique au jeu. Quoi ! il serait vaincu par une sotte et un étourdi ! Non, il n’en sera rien. Quoique blessé au plus vif de sa vanité et un peu au cœur, car il aime Agnès, il s’aveugle sur ses ressources, sur son expérience.
Enfin j’ai vu le monde, et j’en sais les finesses.
Il corrompra ses propres domestiques, pour les rendre plus fidèles. Il fera espionner Horace par le savetier du coin de la rue. Toute personne suspecte sera écartée. Il croit ne faire la guerre qu’aux poulets :
Il faudra que mon homme ait de grandes adresses,
Si message ou poulet de sa part peut entrer14…
{p. 101} Mais voici que l’homme lui-même est entré.
Il faut croire que l’esprit sert à bien peu ; car Arnolphe sait par l’amant lui-même tout ce qui se fait et tout ce qui se fera, et il n’empêche rien. Il est instruit d’un rendez-vous convenu entre les deux amants : il en sait l’heure ; il n’a rien négligé pour le rendre fatal à Horace ; il y emploie même le guet-apens. Mais tandis que ses valets chargent à coups de bâton Horace qui monte à l’échelle de corde, et qu’Arnolphe, de la fenêtre d’Agnès, dirige la bastonnade, la jeune fille s’échappe, et va rejoindre Horace.
Un dernier incident la fait retomber dans les mains d’Arnolphe. L’observation de la nature eût peut-être suggéré à Molière un moyen de la lui arracher une dernière fois ; mais, soit fatigue après cinq actes si pleins, soit pitié pour la passion d’Arnolphe et pour quelques souvenirs de son propre cœur, Molière termine la pièce par un dénouement postiche, qui fait retrouver à Agnès un père dans un personnage venu d’Amérique, et un fiancé légitime dans son amant.
Ce grand progrès des situations suscitées par les caractères emportait tout le reste. Une fois averti des puissants effets de la nature bien observée, Molière n’eut plus besoin de la comédie d’intrigue : il se passa des personnages artificiels. Aux Mascarilles il substitua un premier crayon de ces valets qui font partie de la maison, qui ont voix aux conseils de l’honnête bourgeois, et font payer leur dévouement {p. 102} par plus d’une impertinence. La Dorine du Tartufe en est le type. Lisette, dans l’École des Maris, et cet honnête couple auquel Arnolphe a confié la garde d’Agnès, en sont les ébauches. Les mœurs romanesques de la comédie d’intrigue ont fait place aux mœurs véritables de la nation et du temps, qui sont la couleur locale de la comédie. Enfin, le langage, au lieu d’être un art, n’est plus que la nature elle-même parlant par la bouche des personnages, selon le sexe, le caractère, la passion, la condition.
Il n’y a plus d’acteurs favoris auxquels le poète donnait tous les bons mots à dire ; qui parlent plus que ne veut l’action, qui se moquent d’autrui et d’eux-mêmes, qui font penser à l’esprit du poète, et admirer celui qui les souille. Dans la comédie de caractère, si les gens ont de l’esprit, c’est sans qu’ils s’en doutent ; s’ils font rire, c’est quand ils pensent le moins être risibles. Emportés par une action, ils n’ont pas le temps de s’écouter parler ; ils ne parlent que pour attaquer ou se défendre ; et ce feu d’esprit de la conversation oisive, où l’on n’a d’autre objet que de plaire en pariant, et de laisser à l’interlocuteur quelque impression de son mérite, n’est pas plus d’usage dans cette comédie que dans la vie dont elle est l’image. Un jaloux dont le bien est menacé, un systématique vaniteux qui voit tous ses plans tourner contre lui, une fille qui craint d’être mariée malgré elle, n’ont pas le loisir d’avoir du trait ; leur esprit, c’est de sentir fortement, et de s’exprimer {p. 103} dans les meilleurs termes. Je dis les meilleurs : car le poète ne doit nous donner ni des gens qui bégayent, ni des esprits confus ; il faut que les plus modestes se sentent de leur origine. Enfants du génie, ils doivent comme lui voir clairement dans leurs pensées, et ne jamais manquer de bien dire ce qu’ils sentent à propos.
Il y a cependant quelques restes de la comédie d’intrigue dans ces deux chefs-d’œuvre de la comédie de caractère. Le dénouement de L’École des Femmes est sans lien avec les caractères. C’est un expédient annoncé par Horace, qui nous parle d’un certain Henrique
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biensQu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique15.
Les invraisemblances de lieu n’y manquent pas, et la rue entend bien des choses qui ne se disent qu’à la maison. Les aparté, pour lesquels le grand Corneille déclare son aversion16, y abondent. J’aimerais mieux Arnolphe muet, tandis qu’Agnès lui raconte les intrigues de la vieille entremetteuse et les visites d’Horace, que son dépit à haute voix en présence d’Agnès, qui est censée ne rien entendre. Les monologues, quoique plus dans l’action, y sont trop nombreux. On en compte jusqu’à huit dans L’École des Femmes ; et quoique chacun soit un pas {p. 104} vers le dénouement, on est près de trouver languissante une action qui laisse si souvent le principal personnage tout seul sur la scène. Sont-ce là des fautes ? On ne songerait pas à les noter, si Molière n’eût pas fait mieux encore, et s’il ne nous eût montré enfin la comédie épurée de tous ces moyens d’effet, et le cœur de l’homme, dans la seule diversité de ses mouvements, suffisant à tous les besoins de surprise, d’émotion, de rire, que nous apportons au théâtre. Molière seul nous a rendus difficiles pour Molière.
IV. §
De la haute comédie. — Le Misanthrope. — Tartufe. — Les Femmes savantes.
Ce mot de haute comédie n’appartient pas seulement à la langue de la critique ; il est populaire. Molière, en créant la chose, a donné l’idée du mot.
Après L’École des Maris, après L’École des Femmes, que restait-il à faire à la comédie de caractère et de mœurs pour devenir la haute comédie ?
On pouvait lui demander des personnages de plus de considération, mêlés à plus d’événements, et dont les travers fussent de plus de conséquence ; on pouvait lui demander des mœurs plus relevées.
Dans les pièces de sa seconde manière, les portraits de ce grand peintre, comme les tableaux qui veulent être vus de loin, sont çà et là empâtés. Il a craint que la vérité de la nature ne fît pas assez {p. 105} d’effet ; il l’a quelquefois chargée pour la faire applaudir. Les gens d’un goût délicat voulaient qu’il n’eût plus besoin ni d’un trait hasardé, ni d’une grimace, ni d’un coup de brosse, ni d’aucun embellissement emprunté à la mode, et fragile comme elle. L’intérêt, dans la comédie, devait naître désormais de cette variété infinie du cœur humain, lequel contient plus de coups de théâtre que n’en peut créer l’imagination du dramaturge le plus fécond.
On demandait, au lieu de ces travers bourgeois que le poète châtie, soit en donnant un violent dépit à un fantasque, soit en rendant un jaloux ridicule, et qui ont pour effet d’inquiéter un couple amoureux, de faire craindre à l’amant qu’on ne lui enlève sa maîtresse, à la maîtresse qu’on ne la marie de force ; on demandait la représentation d’un vice à la fois redoutable et ridicule, qui scandalisât la société tout entière, en mettant le malheur dans une maison. On voulait entendre ces accents de la comédie dont parle Horace, et qui l’élèvent jusqu’à la tragédie sans l’y confondre17.
Enfin, on voulait une image complète de la vie dans une comédie sans incidents, sans coups de théâtre, sans complications invraisemblables, où tout fût une cause naturelle ou un effet inévitable, et qui provoquât non ce gros rire, si bon qu’il soit, {p. 106} qu’excitent les bouffonneries de Scapin, mais le sourire de la raison émue et réjouie par le spectacle d’événements sérieux présentés sous une forme plaisante.
Plus d’un homme de goût, tout en battant des mains à L’École des Maris, demandait à Molière le Misanthrope et le Tartufe. Boileau, le plus impatient de tous, et en même temps le plus assuré que Molière avait de quoi répondre, l’en pressait vivement, l’inquiétant sur la solidité de ses premières peintures, afin de l’exciter à les surpasser. Molière y venait de lui-même par ce mécontentement de ses ouvrages, qui est la marque, dans un esprit de cette trempe, non qu’il ne les estime pas, mais qu’il est troublé du désir de faire mieux. Mais il hésitait. On sait ses touchantes résistances. N’avait-il pas à faire vivre sa troupe ? Ne fallait-il pas trop de temps pour des ouvrages travaillés ? Le publie y prendrait-il le même plaisir qu’aux ouvrages légers ? S’il se résigna enfin à faire mieux que l’École des Maris, nous en devons une bonne part à Boileau, qui eut plus d’une fois à combattre ses scrupules, et à sommer son ami au nom de la postérité, dont nul autre, dans ce temps de merveilles, n’eut plus que Boileau le secret. Moins de quatre ans après L’École des Femmes, Molière avait écrit le Tartufe et le Misanthrope.
Le Misanthrope. §
L’Europe, a dit Voltaire, regarde le Misanthrope {p. 107} comme le chef-d’œuvre du haut comique. Et pourtant, dans ce chef-d’œuvre du haut comique, il n’y a pas de comédie. La comédie veut une fable ; je cherche une fable dans le Misanthrope ; je n’y vois que des incidents de la vie commune. La perfection de la tragédie, selon Racine, c’est de faire quelque chose de rien. Il l’avait appris de Molière. Voici une comédie sans un seul des procédés de la comédie, sans confident, sans figures de fantaisie, sans valets, sinon pour avancer une chaise ou porter une lettre ; sans Gros-René ni Mascarille, sans monologue, sans coup de théâtre. Quoi ! pas même un mariage au dénouement ! Et l’intrigue, ce fil léger qui nous fait souvenir que la scène a d’abord été un théâtre de marionnettes ? Elle n’existe que dans la tête de certains commentateurs, qui ne souffrent pas de comédie sans intrigue.
Le Misanthrope échappe à l’analyse ; on ne peut pas plus l’expliquer par les procédés du théâtre, qu’on n’explique par les procédés de la peinture certaines têtes de Raphaël, qui, selon les termes de l’école, sont faites de rien. Quand le plus habile copiste en a reproduit la forme, le modelé, la couleur, il croit nous avoir donné l’original ; nous n’en avons que le masque : la vie est restée sur la muraille, où une main légère a imprimé une pensée impérissable.
Nous entrons dans le salon d’une coquette très recherchée, et qui se plaît si fort à l’être, qu’elle se soucie peu de qui elle l’est. Incapable d’aimer, elle {p. 108} n’a qu’une préférence de caprice entre des indifférents ; mais elle ne sait pas même respecter celui qu’elle préfère. Il vient chez elle des gens de cour, ou simplement de bonne compagnie, non épris, mais galants ; ou s’ils sont amoureux, par esprit de rivalité seulement. Un seul des amants de Célimène est épris ; c’est Alceste, un honnête homme fâcheux, qui n’a peut-être pas tort de mépriser les hommes, mais qui a grand tort de le dire si haut. Dans ce salon, on cause plus qu’on n’agit : que peuvent faire des oisifs autour d’une coquette ? Chacun parle avec son tour d’esprit ou son travers. Les galants flattent son penchant à la malice, pour lui plaire ; elle reçoit les flatteries et elle se moque des flatteurs. Une lettre, de tous les incidents communs le plus commun, apprend aux galants qu’ils sont joués, et à Alceste qu’on ne l’aimait pas assez pour lui faire le sacrifice d’amants méprisés. Le salon de Célimène est déserté. Voilà le dénouement.
Les situations n’y sont pas plus rares que la fable. Y a-t-il même des situations ? Ce sont les caractères eux-mêmes qui se développent. Alceste a un procès : cela arrive à tout le monde ; mais il l’aurait eu plus tard, et avec moins de chances de le perdre, s’il ne s’était pas entêté à vouloir que la justice soit l’équité. Il a un duel, pour avoir voulu qu’un poète confessât que ses vers sont mauvais. La scène du sonnet, si fameuse, est doublement l’effet de son caractère, par la façon dont il y est jeté, et par la façon dont il en sort. On le sait honnête {p. 109} homme et vrai, et les poètes de tout temps sont friands de tels juges, parce que leur éloge a plus de prix, et qu’ils les croient gagnés quand ils les consultent. Oronte ambitionne l’estime d’Alceste ; voilà le prix de sa réputation d’honnête homme. Alceste s’avise de dire ce qu’il pense du sonnet d’Oronte ; voilà son travers.
Célimène est charmante ; elle est veuve, elle est jeune : il est tout simple que les galants y abondent. Mais elle est coquette ; et quelle est la coquette qui n’a pas à payer par quelques embarras le plaisir qu’elle prend aux hommages ? C’est déjà un châtiment de n’oser renvoyer même les amants qu’elle méprise. Célimène ne sait point se fixer : n’est-il pas naturel que tout le monde la quitte ? Elle est spirituelle, elle excelle à railler, elle a souvent l’avantage dans le discours : n’est-il pas juste qu’elle y ait quelquefois le dessous ? Elle triomphe d’Arsinoé, et c’est bien fait, parce qu’une prude est pire qu’une coquette ; mais une vérité assenée par Alceste va la punir à son tour de tous ses manèges.
Chacun, dans cette pièce, reçoit une correction proportionnée à son travers. Les galants emportent l’attache de ridicule que Célimène leur a mise au dos. Tous reçoivent de la main de la coquette un coup d’éventail sur la joue, qui ne les corrigera pas, mais qui les punit assez pour le plaisir du spectateur. La prude Arsinoé, qui a voulu brouiller ses amants pour pêcher un mari en eau trouble, reste prude, avec le dépit de se l’entendre dire. {p. 110} Quant à Alceste, est-il puni ? Trop, selon quelques délicats qui en ont fait le reproche à Molière. Il l’est, à mon sens, en proportion de ce qu’il a péché. Contrarié dans toute la pièce, il est violemment secoué à la fin ; c’est mérité. Pourquoi gâte-t-il sa probité, en se prétendant le seul probe ? Savons-nous bien d’ailleurs si cette opposition qu’il fait à tout n’est pas mêlée de quelque désir de dominer ? Nicole nous dirait bien cela18. Mais il échappe à un mariage avec une coquette, et cela lui était bien dû. Il était trop homme de bien pour que Molière ne lui épargnât pas ce malheur. Seulement il ne s’en applaudira que plus tard, quand il aura repris son sang-froid. En sorte que la morale des sages et la morale de la vie sont également satisfaites, quand on le voit puni des travers innocents de l’honnête homme par une contrariété vive mais passagère, et récompensé de sa vertu par l’avantage d’échapper à un malheur certain.
L’effet de l’élévation des conditions, dans le Misanthrope, c’est que les personnages voient les choses de plus haut, et que les paroles ont plus de portée que dans la comédie bourgeoise. Esprits très cultivés, formés par le monde, c’est la raison la plus fine qu’ils emploient pour attaquer ou pour se défendre. Sganarelle ne voit guère au-delà du {p. 111} gros bon sens bourgeois ; il a ramassé dans son carrefour tous les aphorismes de cette sagesse de ménage, et il s’en sert contre les autres, sans songer à en profiter pour lui. Arnolphe, mieux appris, tient le milieu entre l’esprit de Sganarelle et l’esprit des gens de cour ; il ne voit pas beaucoup plus loin que Sganarelle, mais il s’en fait plus accroire. Les personnages du Misanthrope ne doivent guère se tromper dans ce qui ne les touche pas ; et s’ils se font du tort, c’est toujours par les meilleures raisons. Je ne suis pas dupe de ces raisons, et je ris de ce qui leur arrive pour en avoir fait un si mauvais emploi.
Chacun parle à la fois le langage le plus général et le plus propre à la personne. Leurs pensées sont en même temps des traits de caractère individuel, et des vérités générales. Quoiqu’ils ne disent rien qui ne soit dans leur situation, et qu’ils ne se piquent pas d’impartialité en plaidant leur cause, ils ne peuvent parler pour eux, en gens d’esprit qu’ils sont, sans répandre çà et là des lumières et des vérités d’expérience qui nous apprennent à les juger, et à lire en nous et chez les autres. Sans être sentencieux, ils sont penseurs ; ou plutôt c’est l’expérience des gens d’esprit qui coule de leurs lèvres sans efforts, et qui donne de la profondeur, sous une forme facile, à toutes leurs pensées.
Leurs discours sont à la fois ceux des gens les plus occupés de ce qui les touche, et des moralistes les plus désintéressés. C’est sans doute ce qui rend {p. 112} le Misanthrope si attachant à la lecture ; mais c’est peut-être ce qui en rend la représentation un peu froide. Le théâtre veut de l’action ; et dans le Misanthrope, quoiqu’il ne se dise rien de trop, on n’agit qu’en parlant. Il ne faut pas donner trop à penser à des spectateurs ; c’est un plaisir pour le cabinet ; Molière l’a dit du public : « Ces gens-là ne s’accommoderaient nullement d’une élévation continuelle dans le style et dans les sentiments. »
On veut rire à la comédie, et la réflexion n’y provoque guère ; il est beau de ne faire rire que l’esprit ; mais encore faut-il qu’il ne lui en coûte aucun travail, et que ce ne soit pas par des vérités dans lesquelles il ne peut pas enfoncer sans s’attrister.
Tartufe. §
Aussi le Tartufe est-il plus goûté au théâtre que le Misanthrope, sans l’être moins à la lecture. Il y a plus d’intérêt, plus d’action, plus de passion. Au lieu du salon d’une coquette, c’est le foyer domestique d’une femme honnête, envahi par un intrus. Tout y est troublé, les amusements innocents, l’honnête liberté des discours, les plaisirs et les projets de la famille, un mariage sortable et déjà fort avancé ; personne n’y est incommodé médiocrement. C’est d’ailleurs le propre du travers religieux, d’endurcir, de dessécher, de passionner ceux qui en sont atteints, et d’exaspérer ceux qui en souffrent. Aussi quelle agitation dans cette maison, {p. 113} désormais divisée en deux camps ! L’aïeule est devenue l’ennemie des petits-enfants ; le père se fait le tyran de sa fille. Voilà bien cette sécheresse impitoyable, fruit des exhortations de Tartufe au détachement ! Mais, en revanche, dans l’autre camp on ne se défend pas de main molle. Le plus modéré, le sage de la pièce, Cléante, est toujours près de perdre patience ; Damis éclate dès le commencement ; Dorine, pour dire trop haut ce qu’elle a sur le cœur, risque à chaque instant de se faire chasser. Tout le monde est ému et presque hors de soi ; vous diriez l’agitation d’une maison où s’est introduite une bête dangereuse.
Cette émotion qui anime toutes les scènes du Tartufe était passée de l’âme de Molière dans celle de ses personnages. C’est la pièce où il a mis le plus de feu. Il y a d’autres vilaines gens dans son théâtre, et il ne les a pas ménagées ; mais la preuve qu’il ne leur en veut guère, c’est qu’il se contente de les rendre ridicules. Il n’a pas craint leurs originaux dans le monde, et il ne leur fait pas l’honneur de se fâcher en traçant leurs portraits. Pour le faux dévot, on n’en rit pas un moment ; Molière en a peur, il en a horreur du moins. C’est la révolte de sa noble nature contre ce vice, le plus odieux de tous, parce qu’il sert de couverture à tous. Le faux dévot a toute la perversité des autres hommes, plus la sienne. Molière a moins songé à nous amuser qu’à nous avertir. Les sociétés où le juste crédit qu’on accorde à la foi sincère peut donner à de malhonnêtes gens {p. 114} l’idée de s’accréditer par la fausse piété, savent à quels signes on les reconnaît ; et Tartufe n’est pas seulement un chef-d’œuvre d’art, c’est, particulièrement dans notre pays, une garantie et une sauvegarde. La comédie voulait pourtant qu’il y eût du ridicule dans la pièce ; Molière l’a mis tout entier du côté des dupes de Tartufe ; mais, comme pour ajouter à la force du préservatif, ce ridicule est à la fois si honteux et si odieux, qu’il a désormais contre lui notre conscience et notre vanité.
Les Femmes savantes. §
Le Misanthrope, le Tartufe acquittaient Molière envers Boileau et le public délicat, dont il était l’organe. Cependant, six ans après, il faisait jouer les Femmes savantes.
C’était un retour vers comédie modérée, dont le Misanthrope est le modèle incomparable. Le tissu en est aussi léger, et les figures aussi solides. Montrer les ravages de la manie du bel esprit dans une honnête maison, voilà la pensée de la pièce. Une mère bel esprit veut marier sa fille à un méchant poète dont elle est entichée ; le père veut qu’elle soit à l’amant à qui on l’a promise : voilà l’intrigue. Ce méchant poète est un cupide qui convoite la dot plus que la fille : il est découvert ; voilà le dénouement.
Trissotin est un de ces sots qui le sont en toutes choses, sauf sur leur intérêt. Espèce de petit {p. 115} Tartufe littéraire, dont l’espèce n’est pas rare d’ailleurs, il se sert du travers qu’il a soufflé à la mère pour arriver à la fille, et par la fille à la dot. Comme Tartufe, il trouble toute la maison ; mais s’il y fait des dupes, il n’y manque pas non plus d’ennemis. Il diffère de Tartufe en ce qu’il est dupe tout le premier de son travers, et qu’il a cette confiance du sot,
Qui fait qu’à son mérite incessamment il rit19.
À l’époque où Molière conçut sa pièce, on était entêté de beau langage. Il y avait des termes nobles et des termes bourgeois. C’était l’excès d’une des plus belles ambitions du temps, le perfectionnement de la langue. Beaucoup de femmes y avaient gâté leur naturel. Au lieu de perfectionner la langue à leur insu, comme fait la charmante Henriette, en sentant vivement et délicatement, et en parlant comme elles sentaient, elles ne prenaient garde qu’à n’être pas conformes à Vaugelas. Le mal, borné d’abord à la cour, avait gagné la bourgeoisie. Pour rester dans le relevé, les femmes négligeaient leur ménage. Plus d’un rôt y avait brûlé, comme dit le bonhomme Chrysale, et plus d’un pot en était trop salé. Molière vint au secours des filles négligées par leurs mères, comme Henriette ; des maris dont les hauts-de-chausse étaient décousus et les rabats mal repassés, comme Chrysale ; des servantes {p. 116} chassées, comme Martine, parce qu’elles s’obstinaient à ne point parler le français de Vaugelas.
À tout ce que le bel esprit donne de ridicules à une femme ou ajoute à ses autres travers, il oppose tantôt le simple bon sens d’un bourgeois honnête homme, tantôt le naturel d’une jeune fille dont le cœur est pur, et dont l’esprit n’est point gâté par la mode. À Philaminte, que le bel esprit a rendue plus sèche, plus impérieuse, plus acariâtre qu’elle n’était ; à la romanesque Bélise qui a appris la vie dans la Clélie de madame de Scudéry, et qui croit tous les hommes épris d’elle ; à Armande, autre dupe qui ne veut pas s’avouer ni laisser voir aux autres qu’elle aime, parce qu’il n’est pas du bel esprit d’aimer, et qui en est punie par la jalousie, il oppose Chrysale, Henriette, créations admirables et sans modèle, même dans Molière.
Il se fait tous les jours, à l’état civil, des maris comme Chrysale. Son travers est d’avoir peur de sa femme, et de se persuader qu’il ne la craint pas. Il cède toujours, en croyant ne suivre que son penchant. Il obéit à haute voix, pour se persuader qu’il commande. Il n’y a rien de plus finement observé que ses colères contre sa fille Armande, le bel esprit, sur le dos de laquelle il battrait volontiers sa femme, s’il n’était si bon homme ; sa résolution de résister à Philaminte, quand elle est loin ; son attitude décidée, en la voyant paraître ; sa première charge, pleine de vigueur ; le secours qu’il tire d’abord de son bon sens, et cette révolte involontaire d’un esprit {p. 117} droit contre un esprit faux ; puis, à mesure que Philaminte élève la voix, sa fermeté tombant, son caractère retirant peu à peu ce que son bon sens a avancé, et le mari cédant avec la persuasion qu’il ne fait que transiger. Que ne pardonnerait-on pas d’ailleurs à Chrysale pour sa bonté ? Jamais paroles plus charmantes sont-elles sorties d’un cœur paternel, que ces mots de l’excellent homme à la vue d’Henriette et de Clitandre se tenant par la main :
…Ah ! les douces caresses !
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,Et je me ressouviens de mes jeunes amours20.
Ne nous y fions pourtant pas. Tout à l’heure le père ne soutiendra pas le mari, et il sera fort heureux pour Henriette que son oncle Ariste imagine un stratagème qui rend Trissotin odieux même à Philaminte, en faisant voir en lui un pédant malhonnête homme.
Quel type charmant que l’aimable Henriette ! Il ne faut pas la comparer à l’idée un peu vague, et plus poétique que juste, que nous nous faisons de la jeune fille. Elle n’a ni cette ingénuité d’Agnès, qui vient de l’ignorance, ni l’ingénuité trompeuse sous laquelle se cache de la science défendue. C’est une personne d’esprit qui s’est formée et fortifiée dans son naturel par les travers d’autrui. Elle a le ton de {p. 118} la femme du monde, avec une candeur qui témoigne qu’elle en a trouvé le secret dans un cœur honnête et dans un esprit droit. Ce n’est pas le bon sens de Célimène, ou l’égoïsme domine, et par lequel elle fait servir les autres à l’amusement de sa vanité. Mais, comme Célimène, Henriette est sans illusions. Tendre sans être romanesque, son bon sens a conduit son cœur ; si Clitandre s’exalte en lui parlant d’amour, elle le ramène au vrai :
L’amour, dans son transport, parie toujours ainsi :Des retours importuns évitons le souci21.
Fille respectueuse et attachée à ses parents, elle n’est pas dupe de leurs défauts ; et quand il y va de son bonheur, elle sait le défendre d’une main douce, mais ferme. Dans la conduite, sensée, discrète, honorable. Je n’ai pas peur de l’honnête liberté de ses discours ; une fille qui montre ainsi sa pensée n’a pas d’action à cacher ; et si j’étais à la place de Chrysale, j’aurais bien plus de souci d’Armande, à qui le mot de mariage fait monter le rouge à la figure, que d’Henriette, qui se défie de la galanterie à cause de sa ressemblance avec le bel esprit, et qui ne voit l’amour que dans un mariage où le cœur est approuvé par la raison.
On ferait tort à la gloire de Molière en la réduisant à trois comédies d’intrigue, à deux comédies bourgeoises, à trois chefs-d’œuvre de haut comique. {p. 119} Il n’est pas un feuillet à sauter dans ces petites pièces composées pour des fêtes ; dans L’Avare, son chef-d’œuvre en prose ; dans Amphitryon, qui est écrit comme L’École des Maris ; dans ces impromptus d’un homme qui, la même année, malgré ses chagrins domestiques et les soucis de sa direction, pouvait faire, avec le Tartufe, le Sicilien ; avec le Misanthrope, le Médecin malgré lui ; la grande pièce avec la petite pièce. Il met de la force comique jusque dans des comédies-ballets ; de la grâce mâle jusque dans ses ballets ; du sel le plus fin jusque dans ses bouffonneries, qui sont toujours la charge de quelque vérité profonde. Génie incomparable, il a fait la part de tout le monde avec une libéralité inouïe, écrivant pour la cour et la ville, pour les gens capables de tirer profit des plaisirs du théâtre, comme pour ceux qui ne peuvent que s’y divertir ; les bouffonneries pour la foule, les chefs-d’œuvre pour les lettrés sévères et pour les hommes de génie, ses égaux ; composant pour le monde et l’avenir, pour la France et le présent ; le plus beau génie de notre théâtre, par la fécondité et par cette plénitude de génie propre à lui seul, qui fut sans commencement et sans déclin, et qui anima de la même vie les premiers croquis où il s’essayait dans son art, et les immortels tableaux où il en a réalisé toute la perfection.
V. §
Des sources de Molière.
Il est deux sources principales où Molière puisa pour toutes ses pièces : sa vie d’abord, par laquelle il toucha à presque toutes les situations et il eut un peu de tous les caractères ; et sa science, qui le mit en possession de tout ce qui s’était fait avant lui dans son art.
On reconnaissait Molière, même de son temps, dans Ariste de l’École des Maris ; Ariste, homme déjà mûr, qui doit épouser, comme lui, une fille de seize ans ; comme lui tendre et indulgent, avec une certaine inquiétude de caractère ; comme lui s’étudiant à contenter les goûts innocents de celle qu’il aime, à gagner son cœur par la facilité et la confiance ; comme lui se flattant de se rajeunir à ses yeux par les soins délicats et les bienfaits. On donnait la pièce en 1660. L’année suivante, Armande Béjart devait être la femme de Molière. Elle jouait le rôle de Léonor, et Molière se servait de l’aimable Ariste pour lui faire les promesses les plus touchantes. Un an après, il mettait dans la bouche de la Climène des Fâcheux une vigoureuse apologie des jaloux, défendant ainsi son propre penchant, ou peut-être, par un scrupule d’honnête homme, voulant se montrer avec ses défauts à cette fille, à laquelle il avait fait voir ses beaux côtés dans le rôle d’Ariste. {p. 121} Plus tard, marié et malheureux, mais n’ayant pas perdu l’espoir de ramener sa femme, il se servait du rôle d’Elmire, dans Tartufe, pour la toucher par le spectacle d’une femme d’honneur qui défend sa vertu contre la séduction.
Quant à l’Alceste du Misanthrope, si ce n’est pas là Molière tout entier, quoi de plus probable que, déjà trompé, mais toujours épris et plein de pardons, il ait peint dans Alceste ses emportements et son indulgence ? Armande Béjart ne ressemblait-elle pas trop à Célimène, pour que le mari de l’une n’eût pas tous les sentiments de l’amant de l’autre ? La vérité de toutes ces scènes, où Molière, selon une expression du temps, transportait tout son domestique, vient de cette conformité, que voilaient la pudeur de l’honnête homme et le désintéressement de l’homme de génie, entre sa propre situation et celle de ses personnages. Aussi rien de romanesque dans ces fortes et charmantes peintures des sentiments de l’amour ; rien qui soit fait de tête, ni sur le modèle de la galanterie à la mode ; pas un trait qui n’aille à tous les temps et à tout le monde. Molière ne nous donne pas seulement le fond de son cœur ; il y fait un choix dans ses illusions et dans ses souffrances ; et il n’en laisse voir que ce qui importe à la vérité, et ce qui est compatible avec la dignité de l’art. Boileau l’a caractérisé par un mot profond : il l’appelait le Contemplateur. Quand Molière composait ses pièces, le contemplateur observait et contenait l’homme. Et quoique l’ardeur de {p. 122} ses soucis domestiques le portât comme involontairement à créer des scènes et des situations où il pût les répandre pour s’en soulager, la ressemblance n’allait pas jusqu’à la copie ; et ces peintures de son propre cœur respirent plutôt la sérénité d’un retour sur soi-même, que l’amertume des souffrances présentes. Nul poète n’a fait parler les cœurs avec plus de passion et avec plus de justesse tout ensemble ; nul n’a fait meilleure garde autour du sien pour n’y pas laisser pénétrer les tours d’imagination de son époque, ni l’orgueil des sentiments extraordinaires.
On retrouverait Molière dans plus d’un autre personnage. N’a-t-il pas été quelquefois Chrysale ? Armande Béjart ne fut-elle pas témoin de certaines retraites après une première résistance, comme Philaminte ? Pour Philinte, c’est Molière donnant à quelque ami les conseils d’une raison aimable et indulgente. Tout ce que Cléante dit du faux dévot, Alceste des méchants, Chrysale du bel esprit, Célimène, qui a son bon côté, des sots qui lui font la cour ; tout ce qui sent la haine des méchants, le mépris des gens à la fois malhonnêtes et ridicules, l’amour du bien, du naturel, du vrai ; tout ce qui est, soit une maxime de devoir, soit un conseil de bienveillance, tout cela est sorti du cœur de Molière ; et tel est, sous ce convenu de l’art des vers, le tour naïf, la facilité, le feu, l’entraînement de ce langage, qu’il semble entendre Molière lui-même, et qu’au plaisir de voir des personnages peints au vrai, se joint je ne sais quelle affection tendre pour {p. 123} celai qui les a créés. On sort d’une représentation du Cid ou d’Athalie avec une profonde admiration pour le génie ; on sort d’une pièce de Molière avec de l’amitié pour l’homme. Les autres se tiennent plus sur une cime ; Molière vit au milieu de nous.
Aucun poète, dans notre pays, n’a eu plus d’imagination, de sensibilité et de raison, ni dans une proportion plus parfaite. Chez les autres Tune de ces facultés a dominé, et tel s’est attiré quelques critiques injustes, soit parce qu’il s’est laissé trop aller à la tendresse, soit parce que la raison y parait trop en forme, soit parce que l’imagination n’y est pas assez réglée. Molière met tous les goûts d’accord ; et ni ceux qui se plaisent à la tendresse ne trouvent qu’il en a manqué où il en fallait ; ni ceux auxquels il faut beaucoup de matière pour contenter leur imagination ne le trouvent timide ou stérile dans ses plans ; ni ceux qui veulent de la raison partout, même en amour, ne le surprennent un moment hors de ces limites dans lesquelles est renfermé le vrai. Est-ce cette mesure qui a fait de Molière l’homme de génie homme de bien par excellence ? Est-ce à cause de cet admirable tempérament qu’il n’a eu des faiblesses humaines que celles qui ne nuisent qu’à nous-mêmes, et qui, au lieu de nous faire usurper sur les autres, sont des avantages que nous leur donnons sur nous ? Molière a eu la gloire de faire dire que, dans la sphère des esprits rares, celui-là a le plus de génie qui est le plus homme de bien.
{p. 124} La seconde source de son théâtre, c’est qu’il connut tout ce qui s’était écrit de comédies, dans tous les genres, avant lui et jusqu’à lui.
Boileau, qui n’écrivait rien au hasard, qualifie ses peintures de doctes, Il l’entendait non-seulement du poète philosophe, mais du poète comique, savant entre tous dans son art. Le prince de Condé louait l’érudition de Molière. Ses emprunts sont sans nombre. Quelques-uns sont directs ; il n’y a de Molière que la langue ; mais ce sont les plus rares. Le plus grand nombre est indirect : ce sont des confidences du cœur humain dont ses devanciers n’ont entendu que la moitié, et qu’il complète. Il appelait cela prendre son bien partout. De Visé, Cotin criaient ; Au voleur ! Le voleur dérobait du cuivre pour en faire de l’or.
Tantôt il prête à un personnage telles paroles que l’original fait dire par un autre ; et, par ce changement d’interlocuteur, il leur donne plus de vérité et de sel. Dans le Phormion de Térence, Démophon apprend que son fils est marié sans son aveu. Il veut se préparer des consolations, et il se dit à part lui : « Tout père de famille qui revient d’un voyage doit se figurer qu’il va trouver son fils en faute, ou sa femme morte, ou sa fille malade. Et s’il y en a moins qu’il n’en a prévu, c’est autant de gagné22. »
{p. 125} Cela est sage, mais froid. Est-ce bien d’ailleurs une vérité de situation ? Dans une contrariété vive et présente, on peut tirer quelque soulagement d’une autre passion ; mais un aphorisme de morale n’y peut rien. Molière prend le trait à Térence, qui n’a su qu’en faire ; il met ces mêmes paroles dans la bouche de Scapin, qui les débite au bonhomme Argante comme paroles d’un ancien qu’il a toujours retenues, et ces aphorismes deviennent une vérité de comédie. « Un père de famille, dit Scapin, qui a été absent de chez lui doit se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui en est point arrivé, l’imputer à sa bonne fortune. Pour moi, ajoute-t-il, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué de m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin23. »
Qu’y a-t-il de plus vif et de plus piquant ?
Tantôt la même scène, déjà heureuse dans l’original, le devient plus encore dans l’imitation, par le changement d’un rôle. Dans une farce italienne24, Scapin ôte une bague du doigt de Pantalon, et la donne à Flaminia de la part de Pantalon, dit-il, qui le {p. 126} laisse faire. Le trait est charmant ; il va doubler de prix par l’emploi que Molière en fait dans L’Avare :
CLÉANTE (le fils de l’Avare), à Mariane.
Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt ?MARIANE.
Il est vrai qu’il brille beaucoup.CLÉANTE, ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane.
Il faut que vous le voyiez de près.MARIANE.
Il est fort beau sans doute, et jette quantité de feux.CLÉANTE, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.
Nenni, madame, il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon père vous a fait.HARPAGON.
Moi ?CLÉANTE.
N’est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que madame le garde pour l’amour de vous ?HARPAGON, bas à son fils.
Comment ?CLÉANTE, à Mariane.
Belle demande ! il me fait signe de vous le faire accepter25.
Pourquoi l’imitation est-elle plus comique que l’original ? C’est que le fils de l’Avare fait des cadeaux à sa maîtresse aux frais de son père ; c’est {p. 127} que l’Avare est amoureux, et qu’il ne sait ni reprendre ni laisser à Mariane son diamant : c’est que Pantalon est généreux, et qu’Harpagon est avare.
Térence, dans les Adelphes, fournissait à Molière le contraste de deux vieillards, Micion et Déméa, l’un sévère jusqu’à la dureté, l’autre indulgent jusqu’à la faiblesse. Le contraste est plus piquant dans l’École des Maris. Déméa, qui est fort en colère, mais qui en a sujet, devient Sganarelle, qui est dur et ne se croit que sage ; et Micion, dont la faiblesse n’est que l’effet du manque de caractère, se change en Ariste, dont l’indulgence n’est que de la raison.
L’Isabelle de l’École des Maris faisant savoir à Valère par son jaloux qu’elle l’aime, c’est la dame d’un conte de Boccace, qui fait dire à un jeune homme, par son confesseur, de ne plus la fatiguer de ses poursuites, et lui apprend ainsi qu’il est aimé. Mais quel parti Molière n’a-t-il pas tiré de l’anecdote ? Outre la morale qu’il a sauvée en se passant du confessionnal, quel mérite d’invention n’y a-t-il pas à remplacer le confesseur de Boccace par un tuteur égoïste et dur, et la dame tant soit peu effrontée de Florence, par une jeune fille claquemurée dans la maison d’un jaloux, qui veut se sauver de son tyran et se marier honnêtement ?
Une autre fois Molière met en action ce qu’il a trouvé en dialogue chez ses devanciers, ou en dialogue ce qui y est en action. Il réduit ce qu’ils ont trop développé, il développe ce qu’ils n’ont fait qu’indiquer. Ici, un trait lui fournit une scène ; {p. 128} ailleurs, une scène se résume en un trait. Tel indice indifférent le conduit à une veine de comique ; telle intention timide lui suggère une création hardie. Molière connaît mieux que le préteur le prix de ce qu’il emprunte ; il est, dans son art, ce que sont tels habiles hommes dans la vie civile, lesquels savent mieux nos propres affaires que nous.
C’est ainsi que Molière imite. Les envieux se scandalisaient de ses emprunts. On ne pousse pas plus de cris quand on a pris le voleur la main dans le sac. Ils croyaient lui ôter tout ce qu’ils restituaient aux originaux ; ils n’ont fait qu’ajouter à ses titres de propriété. Un auteur dérobe le bien d’autrui, quand il n’égale pas ce qu’il emprunte. C’est la vieille image du geai paré des plumes du paon. Il reprend son bien, comme disait Molière, quand ce qu’il invente est de même force, ou plus fort que ce qu’il emprunte. Il n’y a pas d’imitation là où, faute du trait imité, une belle scène serait incomplète, un personnage boiteux. Molière n’emprunte que ce qui est dans la nature. Il le fait sien, en le rapprochant, par les choses qu’il y change ou y ajoute, de l’éternel modèle. Si l’observation est la marque du génie dans le poète comique, en quoi y a-t-il moins de génie à reconnaître la nature dans l’auteur qu’on lit, qu’à la surprendre sur l’original qui passe ? L’imitation est aussi innocente de plagiat dans les pages du poète que sur la toile du peintre ; tout ce qui rend la nature y est fait de génie.
VI. §
Pourquoi des trois grands poètes dramatiques du xviie siècle Molière a-t-il le moins perdu au théâtre ?
Il y en a des raisons générales, tirées de la nature même de la tragédie. Il entre du savoir dans le plaisir que nous prenons à une œuvre tragique. Or, ou le savoir s’en va, ou, comme il arrive aujourd’hui, il se tourne contre la tragédie. Le procès qu’on fait à celle-ci, pour avoir donné des mœurs françaises à des personnages grecs ou romains, n’est pas encore vidé ; et c’est un grand tort, pour un art, d’avoir des procès avec la science. En outre, la convention y tenant plus de place que dans la comédie, le public se croit le droit d’y demander plus de changements. Il se fatigue des mêmes types. C’est le hasard d’un acteur supérieur qui de loin en loin les rajeunit. La langue qu’ils parlent, dans les changements que subit la langue générale, devient savante. Elle n’arrive dans la plénitude de son sens qu’aux esprits cultivés et aux doctes ; les autres, ou la contestent, ou ne la comprennent pas. Voilà bien des choses entre l’art et le public ; or le propre du dramatique est de saisir le spectateur dès le lever de la toile, et de le transporter au milieu de l’événement dont il devient le témoin oculaire et dont il doit éprouver tous les contrecoups.
La comédie échappe à toutes ces vicissitudes. Il n’y faut pas de savoir. Quiconque y apporte du sens {p. 130} et un cœur est compétent. De toutes les conventions elle est le plus près de la réalité : ce sont nos mœurs, nos scènes de famille, nos travers ; c’est nous. L’imagination ne se fatigue pas d’originaux qui se renouvellent sans cesse autour de nous, qui sont nous-mêmes. La seule chose qui pourrait nous y dépayser, les mœurs du temps, nous intéressent par les points même où elles diffèrent des nôtres. Ces mœurs ont été celles de nos ancêtres, leurs travers nous appartiennent. Nous revendiquons nos marquis d’autrefois, si peu différents d’ailleurs des marquis d’aujourd’hui, dont les parchemins sont à la caisse du sceau. Quant à la langue de la comédie, qu’est-ce autre chose, dans sa plus grande perfection, que notre langue de tous les jours, quand nous nous piquons de parler bien ?
J’ai indiqué, pour Molière en particulier, les causes de cette éternelle jeunesse de la comédie. Il n’en reste qu’une à toucher. C’est cette réunion extraordinaire de talents qui fit de ce grand homme un poète hors de pair, et un acteur de premier ordre. Après avoir créé le caractère, il créait le rôle. Il avait expérimenté le parterre par lui-même. Il savait comment on le prend, et comment on le rebute. Au lieu de regarder d’un coin de la salle, et dans l’ombre d’une loge, l’effet de la pièce sur le public, avec un parti pris de complaisance pour l’une et de prévention contre l’autre, et l’excuse toute prête de quelque cabale pour expliquer les sifflets, il interrogeait lui-même le public, et, selon {p. 131} la réponse, l’acteur corrigeait le poète, ou le poète l’acteur, sans complaisance de l’un pour l’autre, car il fallait réussir ; et si le poète eût hésité entre sa vanité et le succès, la pièce eût été en péril. Nul doute que Molière n’ait été sifflé26, quoique les mémoires n’en disent rien, soit par respect pour leur temps, soit que la chose n’ait pas paru digne de mention. Il n’avait pas aux yeux de ses contemporains cette grandeur que lui ont donnée deux siècles, et qui eût fait trouver exorbitante la liberté du parterre ; mais s’il fut sifflé, il fit tourner à l’avantage de l’art les épreuves de la personne.
Aussi, tandis que Corneille et Racine font plus d’effet à la lecture qu’au théâtre, la lecture de Molière donne le désir de le voir à la scène ; et la scène, l’envie de le relire.
Les changements même que la langue a reçus ou subis dans les ouvrages d’esprit ont profité à Molière. On fait des vocabulaires de sa langue ; on institue des prix pour le meilleur éloge de son style. Ce qui en a vieilli revient à la mode ; ce qui en est parfait n’a pas cessé d’être de mode. Les novateurs le vantent pour son archaïsme, et pour la rudesse {p. 132} naïve de quelques tours. Les gens de goût y reconnaissent la langue la plus près de la pensée, et l’expression la plus parfaite de l’esprit de société dans notre pays. C’est dans cette langue que s’exprime tout homme qui est ému par quelque intérêt sérieux ; c’est ainsi que la parlent, quand ils ne sont que des hommes, même les écrivains qui la violent dans leurs livres. De la sorte, tout sert à la gloire de ce grand homme, jusqu’au travers d’Oronte, qui, lorsqu’il est auteur, écrit le fameux sonnet, et, lorsqu’il le défend, parle un français aussi vif et aussi naturel que celui d’Alceste.