Charles-Julien Jeannel

1867

La morale de Molière

2015
Source : Charles-Julien Jeannel, La Morale de Molière, Paris, Ernest Thorin, 1867.
Ont participé à cette édition électronique : Floria Benamer (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).
Mon cher père,

Véritablement ce livre vous appartient. À défaut d’autres qualités, j’espère que vous y trouverez votre esprit ; et je serai heureux si vous ne jugez pas indigne de vous ce premier essai de votre fils aîné

C.-J. JEANNEL.

Castelnau-lès-Lez, 7 octobre 1867.

La Morale de Molière. §

CHAPITRE PREMIER.
Part de la Morale dans la Comédie de Molière. §

{p. 1} « Quel est l’écrivain qui honore le plus mon règne ? — Sire, c’est Molière, » avait répondu Boileau à Louis XIV avec la justesse de jugement qui fait son suprême mérite aux yeux des amis des lettres. Deux siècles de postérité, deux des siècles les plus polis, les plus littéraires, et aussi les plus critiques, ont confirmé cet arrêt du Législateur du Parnasse. Molière. est, avec La Fontaine, l’écrivain du grand siècle demeuré le plus populaire1. Malgré tant de changements de langage, de mœurs et d’idées, il semble destiné à vivre toujours jeune parmi les Français, {p. 2} ainsi qu’Homère parmi les Grecs. C’est un des hommes rares dont l’inaltérable figure reste debout au milieu des générations qui disparaissent, comme les sommets neigeux qui brillent encore d’un pur éclat quand les hauteurs moindres sont déjà dans l’ombre. Son génie, avec celui de quelques Grecs illustres, est une des plus éclatantes personnifications de l’esprit humain ; et il a pour nous le mérite attrayant d’être un des types les plus purs de l’esprit français2 .

Mais, si consacrée que soit une gloire, nous n’admirons point aujourd’hui sur parole et par tradition. Nous prenons plaisir à déconstruire pièce par pièce l’édifice des célébrités anciennes. Nous prétendons n’adopter que des opinions libres et raisonnées, absolument indépendantes de toutes les opinions antérieures. Nul temps n’a produit plus de livres critiques ; et quand notre critique s’applique à des œuvres si solidement belles qu’elle ne peut espérer d’y trouver à mordre., elle ne se tient pas pour inutile : elle veut alors se rendre un compte exact de ces chefs-d’œuvre ; après les avoir reconnus inattaquables et s’être assurée qu’ils sont de tout point dignes d’admiration, elle prétend étudier en quoi et par quoi ils le sont : et elle n’est point satisfaite tant qu’elle n’a point démêlé les divers éléments dont se constitue ce tout rare et complexe, le beau.

Il ne nous suffit plus, comme aux premiers spectateurs {p. 3} de Molière, qu une comédie nous charme par la vérité des caractères, l’habileté de l’intrigue et l’agrément du langage : nous voulons savoir quel esprit secret l’anime, quel but invisible aux yeux vulgaires s’est proposé l’auteur, au nom de quels principes latents il a fait parler et agir les personnages qui s’agitent devant nous. Sans doute, le sujet de, la pièce est heureux, les caractères sont d’un comique irrésistible, le dialogue est d’une vivacité naturelle, le style d’une pureté hardie : tout cela fait un plaisir extrême. Mais est-ce tout ? Quand les derniers applaudissements s’éteignent avec les lumières, est-ce assez d’avoir ri ? Et lui, quand, après la pièce, l’auteur dépouillait le costume de l’acteur, le pourpoint troué d’Harpagon ou l’habit vert d’Alceste, était-ce assez pour lui, que cette franche gaieté dont il avait enivré le parterre, et s’en allait-il content quand on avait ri ?

 

Le célèbre précepte d’Horace, utile dulci, est une utopie. Les arts ont pour but de plaire : être utile, instruire, moraliser, sont choses accessoires qui peuvent manquer dans les œuvres d’art sans qu’elles perdent pour cela rien de leur valeur artistique3. La morale est une règle précise qui s’impose au nom d’une autorité supérieure et s’enseigne par des leçons {p. 4} spéciales, non une théorie variable et facile qu’on puisse insinuer aux hommes sous différentes formes plus ou moins agréables, comme ces médicaments amers que l’on cache dans des gâteaux.

Les drames, tragiques ou comiques, sont au suprême degré des œuvres d’art. Les auteurs dramatiques poursuivent le beau dans la représentation du cœur humain, comme les sculpteurs dans celle du corps, lis cherchent à plaire par l’émotion, et le degré d’émotion qu’ils excitent est pour eux la mesure du succès4. Leurs œuvres ne sont pas souvent immorales, parce que l’immoralité n’est pas souvent propre à exciter une émotion qui plaise. On peut même dire en général que l’ensemble en doit être moral, ainsi que vraisemblable, à cause de la mystérieuse intimité qui unit le vrai, le beau et le bien, et fait de leur réunion la condition normale et habituelle du plaisir. Mais ceux qui veulent voir dans les œuvres dramatiques vraiment belles des intentions morales, prêtent presque toujours aux auteurs une pensée qu’ils n’ont point eue.

Pour la comédie, qui, dit-on, castigat ridendo mores, il faut reconnaître qu’elle corrige bien peu de {p. 5} choses5. Ce n’est pas aux Aristophane ou aux Ménandre que les Athéniens durent ce qu’ils conservèrent d’héroïsme et de droiture ; et personne n’oserait souhaiter que les Français eussent pour tout catéchisme de morale le théâtre de Molière.

 

On peut à première vue douter que le but de la comédie soit purement artistique. D’abord, si elle n’a pas d’intention morale, elle a certainement une influence sensible sur les mœurs. Ensuite, plusieurs auteurs, et Molière lui-même, ont été obligés de mettre en avant l’utilité morale, pour assurer le succès de leurs pièces, pour les défendre contre une critique hostile, ou même pour en obtenir la représentation6. Enfin, il est impossible qu’un homme d’un grand esprit, un profond observateur de l’humanité, n’ait point des principes qui percent dans ses œuvres, et ne tire point continuellement une espèce de morale de l’observation pénétrante qui est la source vive où puise son génie. Mais une influence incontestable, un prétexte plausible, des principes inspirateurs, ne doivent point être confondus avec un but avoué.

Le but de la comédie est de faire rire : voilà la vérité. Quand Molière a écrit les Femmes savantes, le Misanthrope, même le Tartuffe, il songeait à nous divertir, et ne se proposait pas de faire un sermon {p. 6} sur les planches. L’idée que le théâtre doive être une école de mœurs n’a jamais été que le rêve irréalisé de ceux qui n’y ont rien produit de remarquable, et qui ont cru suppléer à l’insuffisance du talent par la moralité de l’intention7.

Enfin, pour ruiner cette théorie, qui a eu pourtant des partisans estimables8, ne suffit-il pas de poser cette question : Par où est-ce que la comédie frappe les vices ? — Par le ridicule. Si donc sa morale n’a point d’autre sanction, on peut dire que c’est une morale immorale, puisqu’elle est appuyée uniquement sur l’amour-propre, un des vices que les vrais moralistes cherchent d’abord à extirper. Y a-t-il grand fond à faire sur un homme qui n’est vertueux que par la crainte d’être moqué ?

La théorie de l’art pour l’art est vraie chez les {p. 7} grands artistes. On va à la comédie pour s’amuser : — et vraiment oui, Molière s’en allait content quand on avait ri.

 

Que Molière ait quelquefois prétendu que ses comédies avaient un but moral9, soit par nécessité, soit par une de ces illusions communes aux auteurs, qui sont facilement entraînés à s’exagérer la portée de leurs œuvres, soit plutôt par une réflexion après coup sur l’influence morale qu’elles pouvaient avoir10, il n’est pas moins vrai qu’il se faisait une opinion plus modeste de ce que peut être la bonne comédie au point de vue de la morale : « J’avoue, dit-il, qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; et si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée {p. 8} avec le reste. Mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie11. »

Innocent, c’est trop dire : mais est-ce là le langage d’un homme qui veut enseigner la morale ?

S’il avait eu l’intention d’enseigner quelque chose, il faudrait lui reprocher d’avoir dissimulé son enseignement avec tant d’habileté, qu’il y a telles de ses pièces où les critiques n’ont pas su se mettre d’accord pour deviner son opinion, comme le Misanthrope, par exemple, objet de tant d’interprétations, de louanges, de blâmes et même d’anathèmes12. Quand on veut instruire, on ne cache pas sa doctrine sous des voiles si brillants et si impénétrables. Il y a un plus grand nombre de ses pièces où, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut trouver d’autre intention que l’intention formelle de faire rire, mais de ce rire convulsif qui prenait Nicole, à la vue de M. Jourdain en habit de marquis13, et secouait encore son ombre aux enfers14. Qui prétendra {p. 9} jamais découvrir un but moral à l’Amphitryon ou au Malade imaginaire, à moins que dans celui-ci Molière n’ait voulu instruire l’humanité du danger de prendre trop de remèdes, et lui prêcher dans celui-là les joies de l’adultère15 ? Pour d’autres pièces, comme l’Avare16 ou le Festin de Pierre17, ne faudrait-il pas avouer que le sublime talent déployé par l’auteur était vraiment superflu pour développer le lieu commun que l’avarice est un vice honteux, et que les débauchés font souvent une mauvaise fin ?

 

D’ailleurs, les types mis sur le théâtre sont peu propres à instruire, parce qu’ils sont artistiques. Il n’y a jamais eu d’avares comme Harpagon ni de débauchés comme don Juan y pas plus qu’il n’y a eu de femmes comme la Vénus de Milo. C’est en cela que le génie est créateur, quand il compose pour plaire quelque figure idéale, conforme à l’humanité, mais différente d’elle pourtant. Dans une mesure fixée par son goût, il outre les vertus ou les vices humains, afin d’attacher les regards par des traits saillants, et de remuer les âmes par des émotions supérieures. C’est là sa gloire ; mais c’est aussi ce qui rend ses œuvres peu instructives, et leur ôte le caractère d’exemples, qu’elles devraient avoir pour enseigner avec fruit la morale. On peut voir nettement la différence {p. 10} de l’artiste dramatique et du moraliste dans la critique de Tartuffe faite par La Bruyère18 : La Bruyère a raison, quand il dit que l’hypocrite dans la réalité n’agit point comme Tartuffe ; et Molière a raison quand, sur la scène, il fait agir son Tartuffe autrement que l’hypocrite réel. Le moraliste, dans les portraits qu’il trace, distingue le bien et le mal pour enseigner à fuir l’un et à rechercher l’autre : l’auteur dramatique les met en contraste lumineux pour exciter les émotions, et s’inquiète médiocrement d’être vrai, pourvu qu’il soit émouvant19.

Enfin, qu’est-ce encore une fois que la science du {p. 11} bien et du mal, dans les œuvres d’un comédien qui ne la fonde que sur la crainte du ridicule, c’est-à-dire sur l’amour propre, et qui ne peut guère offrir à sa morale d’autre sanction sensible qu’un miracle, une intervention directe de Dieu20 ou du roi21, venant à point nommé prouver, par leur autorité indiscutable, qu’il ne fait pas bon les braver ? S’il y a (et on le recherchera22), dans la comédie de Molière, une autre sanction morale que le ridicule ou le miracle, c’est une sanction cachée, comme la morale elle-même, et par là bien différente de celle que doit proposer un vrai moraliste.

 

Sans doute, on peut trouver la morale partout. Un être libre, l’homme, ne peut rien faire où elle ne soit intéressée plus ou moins. Mais elle n’est ni le {p. 12} principe ni le but de tout ce que fait l’homme ; et l’on ne saurait trop insister sur la distinction à établir entre le peintre dramatique, qui représente les mœurs en tableaux plus ou moins fidèles, quelquefois fantastiques, pour égayer ou attendrir un spectateur, et le moraliste qui recherche et enseigne les règles des mœurs pour rendre les hommes meilleurs. On peut dire de l’histoire, bien plus que de la comédie, qu’elle enseigne la morale, que l’historien écrit sous l’empire de certaines idées morales, que ses livres sont de grands tableaux de l’expérience humaine, qui ont par nature une influence morale. Seulement, pour l’historien comme pour l’auteur comique, ces choses se trouvent dans ses œuvres sans qu’il les cherche : elles sont inhérentes à son sujet ; il les rencontre involontairement, et dans la matière qu’il traite et dans sa manière de la traiter, et pour tout résumer par un mot de Molière, il fait de la morale comme M. Jourdain fait de la prose23.

Mais, de même que certaines gens font de fort belle prose sans y songer, certains ouvrages, sans avoir été écrits dans un but moral, ont plus que d’autres une influence sur les mœurs, et peuvent insinuer lentement dans le monde, d’une manière presque invisible, mais irrésistible, des éléments de moralité ou de corruption ; il y a des auteurs qui, sans être des moralistes proprement dits, méritent {p. 13} pourtant d’être étudiés comme tels, à cause de leur puissance observatrice, de leur sens droit, de leur popularité, enfin à cause du caractère universel et supérieur de leur génie. Dans cette juste mesure, nulle œuvre artistique plus que celle de Molière, nul auteur dramatique plus que lui n’est digne d’attirer l’attention au point de vue moral.

 

Molière déclare lui-même sur le théâtre quel est le but de sa comédie : « Son dessein est de peindre les mœurs, et tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs24. »

Donc, il peint les mœurs et habille des fantômes à sa fantaisie pour réjouir le spectateur : voilà ce divertissement qu’il appelle le plus innocent du monde. Mais non : le divertissement de Molière contient une morale qu’il ne cherche point, et qui pourtant s’y trouve. Dans ses peintures de mœurs, même artistiques et arrangées à sa fantaisie, ce sont les mœurs humaines, c’est l’humanité qu’il peint. Nous ne pouvons voir de tels tableaux sans qu’il en résulte quelque réflexion sur {p. 14} nous-mêmes, et une sorte de comparaison tacite faite par notre conscience entre notre propre personne et ces personnages en l’air produits devant nos yeux. Parmi ces types créés par le caprice du génie, les uns sont attrayants et nous séduisent par le charme de leurs actions et de leurs paroles, tandis que d’autres nous paraissent odieux ou ridicules ; et nous sommes trop charmés par le spectacle pour séparer, dans cette affection ou cette répulsion momentanée qu’inspirent ces agréables fantômes, le bien du mal et les défauts des qualités. Cette affection et cette répulsion ne s’appliquent qu’à des êtres imaginaires ; mais ni leurs mœurs ni leurs caractères ne sont purement imaginaires. La vigueur avec laquelle sont accusés les traits des personnages, la mesure savante avec laquelle le ridicule est porté graduellement jusqu’à sa dernière limite, excitent des sentiments d’une vivacité insolite et forcent absolument le rire. Comment nier l’influence morale d’un spectacle qui, en animant les vices ou les vertus personnifiées, nous les fait voir avec la même émotion que nous causeraient des personnes vivantes ; qui, en répandant la grâce, sait nous séduire jusqu’à la passion, et, en déversant la moquerie, nous obliger à nous moquer malgré nous ? Ajoutez que, pour assurer le succès, l’auteur étale les travers les plus saillants de l’humanité, ceux qui occupent le plus de place dans le monde et dans la personne de chacun ; en sorte que le type mis sur le théâtre, paraissant toujours tenir quelque chose de {p. 15} nous-mêmes ou de notre société25, ne peut nous laisser froids, ni par conséquent maîtres de notre jugement. Ajoutez enfin que l’auteur est Molière, le peintre le plus habile et le plus sûr, le plus capable de rassembler en une seule image palpitante de vie et de passion26 tous les traits divers ramassés dans mille personnages, le plus puissant à imposer l’approbation, l’admiration, l’enthousiasme : il est inutile d’insister pour faire comprendre la puissance morale de Molière.

 

Alors, on comprend aussi combien il est intéressant de connaître les idées morales de cet homme. Pouvait-il, sans être ému en quelque façon, étudier autour de lui la foule vivante du flot de laquelle il savait tirer ses types ? Pouvait-il se livrer à l’étude approfondie du cœur humain sans être guidé par des principes et sans tirer des conclusions ? Pouvait-il s’empêcher de juger et ceux qu’il copiait et l’idéale copie qu’il en produisait ? Pouvait-il cacher toujours son approbation ou son amertume sous un rire uniforme ? {p. 16} Enfin, son grand sens, sa délicate sensibilité, son observation pénétrante, toutes ses éminentes facultés pouvaient-elles s’appliquer à la peinture d’un caractère, à l’intrigue d’une passion, à la composition d’une scène de mœurs, sans y laisser jamais percer l’expression d’une opinion intime ou d’une émotion personnelle ?

Une telle comédie, faite par un tel homme, dépasse son but malgré elle. Elle voudrait faire rire seulement, et elle fait penser. Elle voudrait se contenter de peindre, et elle juge. Elle voudrait n’offrir qu’un spectacle divertissant, et elle apporte un enseignement tacite qui s’insinue sans qu’on le sente, et s’établit silencieusement dans l’esprit par la force dominatrice du génie. Le théâtre de Molière est comme une tribune, du haut de laquelle les paroles ont un retentissement si grand qu’elles pénètrent partout, et une telle autorité qu’elles se fixent à l’état de maximes dans toutes les âmes. Malgré lui, cet homme, qui ne voudrait que divertir, moralise ou corrompt par son divertissement.

 

Recherchons donc quels principes moraux régnaient chez lui, quel enseignement ressort de son théâtre, quelle influence y subit la foule qui vient s’y divertir : en un mot, quelle est la morale de Molière.

Cette recherche doit se borner à ses œuvres. S’il avait d’autres idées que celles qui y percent, c’est une question obscure d’abord, puisque pour l’éclairer on est réduit à des hypothèses, et ensuite peu {p. 17} intéressante, puisque ses idées cachées n’ont pu avoir l’influence de celles qu’il a exprimées. D’ailleurs, pour des hommes d’un tel génie, leurs œuvres, c’est eux-mêmes : ils ne sont point des déclamateurs ; c’est avec leur cœur qu’ils écrivent. Ceux qui ont voulu voir en Molière un mélancolique habillant sa tristesse sous une gaieté forcée, ou un voluptueux sans autre pensée que le plaisir, ont fait preuve, les premiers d’une clairvoyance voisine de l’imagination pure27, et les autres d’une ignorance réelle sur la philosophie de son maître Gassendi28.

Il faut étudier Molière dans Molière, et se contenter d’y bien voir si l’on peut, sans prétendre aller plus loin, ni deviner en lui un autre lui-même. Cette étude n’est point facile ; car Molière était un habile homme. Sans doute, ce contemplateur29 de l’humanité portait un jugement précis sur ce qu’il observait ; mais ce jugement, il ne le disait pas. Il semblait fuir autant que possible la responsabilité morale inséparable de son œuvre. Il se contentait de mettre les mœurs en tableaux, de dessiner nettement un caractère, de faire ressortir les travers d’un personnage par le contraste exagéré d’un autre, sans presque jamais dire ce qu’il pensait au fond, ni vouloir, comme le font souvent les modernes, proposer aux spectateurs, dans l’espèce de problème moral qu’il agitait devant eux, une solution si secondaire à ses yeux qu’elle manque absolument à quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Il voulait simplement plaire par son tableau de mœurs, et laisser ensuite chacun libre d’en tirer la conclusion qu’il pouvait.

C’est une erreur que d’avoir cherché dans ses pièces des types absolus de vice et de vertu. Il se serait bien gardé d’en mettre sur le théâtre, quand il n’en existe point dans la réalité. Pourtant des critiques, et illustres, ont tour à tour pris dans ses comédies certains personnages pour le modèle de l’honnête homme selon lui : on l’a accusé de juger comme Chrysale les choses de l’esprit, d’être bourru comme Alceste ou indulgent comme Philinte30, sans s’apercevoir que, dans chaque drame, divers types étaient opposés pour faire contraste, sans qu’aucun {p. 19} fût réellement la perfection, également éloignée de tout excès.

Mais enfin, quelle influence définitive sur l’esprit du spectateur doivent exercer ces contrastes, et quel est, dans l’esprit de l’auteur, ce milieu parfait qu’il a la prudence de ne jamais exprimer ? Que pense-t-il, lui, d’Alceste et de Philinte, et quel est entre eux deux le modèle idéal qu’il rêve ? Quels sont ses principes sur la religion, la famille et l’amour, quand il peint ses hypocrites, ses pères, ses coquettes ? Quelles sont sur le devoir, sur l’honneur, même sur l’ordre social, les idées de cet esprit hardi ?

Après son immense influence, ce qui doit surtout nous frapper dans Molière, c’est le bon sens : le bon sens est le caractère saillant de son génie. Cette qualité appartient proprement à l’esprit français, et donne aux œuvres littéraires de la France une solidité durable et une valeur spéciale. Cette qualité, Molière la possédait à un degré supérieur/ : il est inutile de démontrer une chose si claire, si éclatante. Aussi a-t-il le rare privilège de plaire même aux esprits les moins cultivés, chez qui les autres qualités n’existent qu’à l’état de germe, et qui n’ont point le sens des choses fines ni l’habitude des beautés délicates et convenues31. C’est par l’éloquence du {p. 20} bon sens seulement qu’on peut avoir prise sur eux ; et il faut croire que Molière voulait avoir cette éloquence-là, s’il choisissait pour premier juge cette servante, immortalisée, sans qu’elle s’en doutât, par l’honneur que lui faisait son maître en la prenant comme pierre de touche de ses œuvres32. Ce n’était pas le mépris des humains33 que Molière professait en s’adressant à elle : c’était, au contraire, le respect pour cette majorité des hommes, le peuple, à qui il voulait parler sa langue. Il l’a voulu, et il l’a fait. De là, sa gloire solide et sa durable influence. Ses œuvres ne se sont pas insinuées, comme la plupart des ouvrages de l’esprit, seulement dans l’aristocratie privilégiée des âmes instruites et raffinées ; mais elles ont pénétré la masse d’un grand peuple. Il vivait sous la monarchie et dînait à la table d’un roi : cependant il pressentait que notre nation est peuple ; il respectait cette puissance, et il savait qu’en France c’est au peuple qu’on doit parler34.

CHAPITRE II.
La Débauche, l’Avarice et l’Imposture ; le Suicide et le Duel. §

{p. 21} C’est donc à Molière qu’il faut demander ce qu’il pense ; c’est sur nous tous qui le lisons et l’admirons qu’il faut chercher quelle est son influence. Si nous voulons connaître sa morale, allons à son théâtre, écoutons ce qu’il dit, étudions l’impression qu’il produit. Essayons de démêler son jugement au milieu de toutes les paroles qu’il met dans la bouche de ses personnages, et de découvrir si c’est toujours suivant les règles de la morale qu’il nous touche ou qu’il nous fait rire.

Il est certain que Molière a flétri les grandes maladies de l’âme, comme l’imposture, la débauche, l’avarice. Là-dessus, son sentiment n’est pas douteux, son influence est certaine. En gros,, s’il est permis de parler ainsi, il a attaqué le mal, et il a traité comme il faut les lieux communs de l’éternelle morale. C’est un mérite tel quel que n’ont pas toujours nos auteurs dramatiques. On dira que ces peintures-là ne produisent pas un grand effet sur les mœurs : en de tels sujets, le jugement du spectateur, comme {p. 22} celui de l’auteur, est fixé d’avance, et l’un et l’autre ont naturellement un sens du bien et du mal, qui décide leur préférence et leur mépris. Mais quand il peint les grands vices, se contente-t-il de les condamner dans ce qu’ils ont d’évidemment condamnable, et d’exprimer la morale du code ; ou bien son esprit profond sait-il joindre à cette peinture des traits qui prouvent qu’il les hait plus vigoureusement que le vulgaire, et qu’il veut qu’on en soit choqué, non-seulement dans leur développement monstrueux, mais encore dans leur naissance imperceptible et dans leurs conséquences éloignées, presque indifférentes à tout autre qu’au véritable homme de bien ?

Le plus remarquable vicieux que Molière ait mis sur le théâtre est don Juan35. Quoique imité de l’espagnol, le Festin de Pierre est une œuvre originale, plus peut-être que le Cid de Corneille36. En {p. 23} effet, nous n’y voyons pas seulement le type traditionnel du débauché impie, qui eut une si heureuse fortune parmi les dévots spectateurs de l’autre côté des Pyrénées. La fable seule est espagnole, le nombre des conquêtes de don Juan et le châtiment épouvantable de sa vie indigne ; mais l’homme est un fils de famille du dix-septième siècle, riche, égoïste, sans ombre de principes que son plaisir ; un de ces esprits forts du grand monde auxquels La Bruyère n’a pas craint de consacrer un chapitre entier, le plus solide de son œuvre. Don Juan eût fait fureur aux soupers du régent, et les débauchés du Palais-Royal eussent admiré et copié, comme leur maître à tous, ce vicieux si élégant, si poli, si froid, si égoïste, si incrédule ; il a au suprême degré une noble qualité, la bravoure audacieuse, ‘ qui reste encore debout dans les âmes françaises les plus dévastées par le vice ; et il est bien près de sa fin, quand cette dernière trace de la vertu oubliée, le point d’honneur, disparaît après tout le reste.

Donc le don Juan de Molière n’est point le personnage traditionnel et convenu des Espagnols : il est vivant ; et c’est peut-être pour l’être trop qu’il fut si {p. 24} peu représenté du temps de l’auteur, et subit ensuite si rigoureusement les coups de ciseaux de la censure : les grands seigneurs ne voulurent pas plus de don Juan que les faux dévots de Tartuffe37.

Que sa conduite soulève l’indignation, et que les pleurs de son amante trompée attendrissent jusqu’à son valet38 ; que sa lâcheté hypocrite39 cause même assez d’horreur pour qu’on voie avec soulagement la foudre tomber enfin sur ce monstre40, cela n’est point discutable, et fait à première vue affirmer que ce spectacle est moral41. Que Molière ait su allier à ce caractère odieux une élégance chevaleresque, une audace juvénile42 qui empêchent que l’horreur ne nous prenne trop vile, et qui intéressent encore au héros, si méprisable qu’il soit ; qu’il ait agréablement mêlé à l’intrigue les traits et les situations les plus comiques, pour rester dans le domaine de la comédie, et ramener le rire chez le spectateur prêt à subir des émotions moins gaies, {p. 25} c’est une habileté d’auteur qu’on doit admirer, et qui ajoute grandement au mérite d’une pièce si difficile à rendre attrayante sans rendre le vice lui-même attrayant.

Mais le caractère de don Juan offre plus que cela. Il est déjà très corrompu au commencement du premier acte ; et pourtant, à mesure que le drame se développe, on voit sa corruption croître tellement, qu’il est impossible que ce spectacle ne fasse pas réfléchir à celte mystérieuse vérité morale, qu’une chaîne indissoluble lie tous les vices, et force presque nécessairement à rouler jusqu’en bas celui qui a commencé à descendre cette pente, insensible d’abord, qui devient un précipice à la fin :

Dans le crime il suffit qu’une fois on débute :
Une chute toujours attire une autre chute ;
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors43.

Le don Juan qui débute sur la scène par enlever done Elvire à un couvent44, et qui se lasse si vite du touchant amour qu’il lui inspire45, passe aussitôt, de cette affection où il pouvait y avoir quelque chose de noble et de vrai, à la grossière passion qui lui fait séduire deux pauvres paysannes a la fois46, {p. 26} au moment même où il a failli périr en voulant enlever une jeune mariée47. Avec la débauche viennent les dettes, auxquelles il ne peut échapper qu’en employant le honteux moyen par lequel il éconduit M. Dimanche48. Son père, poussé à bout par un déshonneur qui rejaillit sur la famille, vient essayer de lui faire sentir l’indignité de sa vie, et il s’en débarrasse en l’insultant49. Il y a longtemps qu’il ne croit plus en Dieu, ou du moins qu’il n’y veut plus croire50 ; il ne reste en lui que l’orgueil, qui lui fait accepter un duel51, et mettre en avant cette humanité, au nom de laquelle il donne un louis au Pauvre qu’il n’a pu contraindre à blasphémer52. Cet orgueil même tombe enfin : pour se mettre à l’abri des conséquences de ses crimes, il se jette dans l’hypocrisie53 ; il renonce aux conventions de l’honneur54 ; il ne connaît plus de loi aucune que son égoïsme, et le caprice effréné qui lui fait outrager done Elvire par le nouvel amour qu’il conçoit soudain, non pas pour elle, mais pour son habit négligé et son air languissant55 ; jusqu’à ce qu’enfin il soit foudroyé sur cette parole de damné : « Il ne {p. 27} sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir56. »

Voilà certes une grande leçon, que le vice arrive à s’emparer de nous jusqu’à nous rendre incapables de repentir. Il y a sans doute une influence utile dans le spectacle de ce suicide moral.

Cette leçon n’est pas la seule : on voit encore, dans don Juan, la représentation du bandeau funeste qui vient fermer l’esprit du méchant à tous les avertissements d’un valet57, d’un père58, d’une amante59, de Dieu même60.

Mais Molière a frappé le coup le plus juste de toute cette satire du vice élégant dans le tableau de la corruption que répand autour de soi le gentilhomme corrompu, et qu’il impose à tout son entourage. Je ne parle pas des filles mises à mal, c’est d’une vérité trop évidente ; mais ce valet, qui croit en Dieu au fond, qui voudrait avertir et retenir son maître, et à qui sa faible raison ne permet de défendre que ridiculement la cause de la vérité61 ; qui est forcé à mentir62, à insulter63, à cacher comme une honte les moindres bons sentiments64, {p. 28} à partager enfin toute la vie et tous les crimes de don Juan, « parce qu’un grand seigneur méchant homme est une terrible chose : il faut qu’on lui soit fidèle, en dépit qu’on en ait, et la crainte réduit d’applaudir bien souvent ce que l’âme déteste65 ; » ce valet, nous le voyons se gâter, s’endurcir, imiter l’escroquerie du maître66, engager le Pauvre à jurer un peu67 ; et enfin, après le châtiment de don Juan, n’avoir d’autre sentiment en face de cette mort effrayante, que le regret des gages qu’il perd68 : ah ! que Thomas Corneille est loin de son modèle quand il l’envoie se faire ermite69 !

Surtout, quelle hardiesse et quelle vérité dans la leçon, venant de tout en bas au grand seigneur si haut placé, par la bouche du mendiant contre qui sa corruption échoue ! Il a bien pu parler en l’air, comme tant d’autres, de l’enfer, à son valet ; se moquer des croyances vulgaires en les assimilant aux superstitions, et mettre en avant son bel article de foi que deux et deux sont quatre70 ; mais voilà un argument qui renverse tout cela : un homme qui {p. 29} « aime mieux mourir de faim que de commettre un péché71. »

Il y aura lieu de revenir sur don Juan considéré comme esprit fort72. Ici, c’est assez de montrer que Molière, en nous divertissant, pense et nous fait penser qu’il faut être vertueux, non-seulement par intérêt, mais pour la vertu même et pour Dieu qui nous la commande ; non-seulement pour nous, mais pour tous ceux qui nous entourent et dont nous sommes, responsables.

 

C’est au même titre qu’on doit ici louer le Tartuffe73 : nulle part un moraliste n’a mieux montré cette sorte d’air funeste que le vice répand autour de soi et fait respirer à ceux qui l’approchent. Si jamais l’adultère a été peint tel qu’il est, et non tel que le poétise Mme George Sand, c’est dans les scènes inimitables de Tartuffe suborneur74. Voilà la luxure dans toute sa hideur morale, escortée par la cupidité et par l’hypocrisie. L’hypocrisie, Molière l’avait en horreur75 : c’était pour lui le comble de la scélératesse76 ; et il était d’avis sans doute que, {p. 30} dans une débauche ouverte, il y a encore un certain mérite de franchise, un espoir quelconque de repentir, qui ne se trouvent plus quand le criminel a pris enfin le parti de se couvrir du manteau de Dieu. C’est ce manteau qui fait que l’hypocrite corrompt mieux tout ce qui l’entoure, et peut ruiner une maison dans ses biens et dans ses âmes.

Ce n’est pas le lieu d’apprécier au point de vue littéraire cet étonnant chef-d’œuvre, considéré non sans raison comme le suprême effort de la haute comédie77. Ce n’est pas le lieu non plus de raconter l’histoire de cette pièce, dont la représentation fut une affaire d’Etat, non-seulement du temps de Molière, mais de nos jours78. Ce qu’il faut remarquer {p. 31}, ici, c’est, la moralité absolue d’une œuvre où, d’un bout à l’autre, un scélérat supérieur, couvert des dehors les plus séduisants pour les bonnes âmes, revêtu de modestie, de désintéressement, de charité, de Dieu même empreint sur son visage79, est sans cesse démasqué, méprisé, condamné, et enfin puni, sans la moindre restriction de la part de l’auteur, ni la moindre hésitation possible chez le spectateur.

En vain de saints moralistes, emportés par le zèle de la maison de Dieu, prétendront qu’il est mauvais de montrer un homme pieux en apparence, qui est un scélérat au fond80 : il est meilleur sans doute {p. 32} de montrer qu’il y a des scélérats qui affublent la robe d’innocence, des loups qui se cachent sous la peau des brebis pour entrer dans la bergerie. D’ailleurs, Molière a pris toutes les précautions pour empêcher qu’on n’attribuât à la vraie piété une seule des paroles ni des actions de l’imposture : comme il le dit lui-même dans sa Préface, il a « employé deux actes entiers à préparer la venue de son scélérat ; » quel scélérat ! qu’il est habile et terrible ! Voyez-vous cette maison honnête qu’il a désunie81, dont il a aveuglé l’aïeule82, ébloui le père83, fait maudire et chasser le fils84, désolé la fille85, insulté la mère par la déclaration de son lubrique amour86 ? Il règne, avec ses ministres Laurent et Loyal87, sur le peuple naïf des Orgon et des Pernelle ; {p. 33} il faut qu’on cède à son infernal génie, que les filles viennent lui immoler leurs grâces pudiques, et les femmes leur chasteté conjugale. Si l’on ose lutter contre lui, il se redresse, plein d’un venin mortel, comme le serpent sur qui l’on a marché88. Sa puissance arrive à faire trembler les plus nobles, et arrête l’indignation dans leur bouche effrayée89. Et véritablement il n’y a que l’autorité d’un Louis XIV qui puisse enfin l’écraser90, comme il n’y a que cette autorité qui ose permettre qu’on le joue.

Montrer aux hommes la hideur du vice, c’est bien agir ; leur inspirer l’horreur du vice, c’est être utile : il n’y a pas de considération qui emporte celle-là. Molière, en faisant le Tartuffe, et Louis XIV en protégeant Molière, ont rendu service à l’humanité91.

 

C’est encore au point de vue de l’influence du vice {p. 34} qu’on doit étudier l’Avare92, moins pour la banale vérité qu’il ne faut pas trop aimer les écus, que pour le spectacle de toutes les conséquences que traîne avec soi cette passion sordide.

Si comique que soit cette excellente comédie, n’est-ce pas une chose triste de voir ce vieillard déshonorer ses cheveux blancs par de honteuses querelles avec ses valets93 ? Et au milieu du rire que soulève la scène des mains94, celle de la tache d’huile et du haut de chausses troué, n’y a-t-il pas un grand sentiment de mépris et de pitié pour celui qui se laisse tomber si bas ? Mais c’est, peu de voir cet homme dégradé par la famélique et honteuse lésine95, bafoué et haï par ses gens, sans ami, soupçonneux, et avec cela amoureux : la vraie morale de l’Avare est dans ses enfants. Par sa négligence coupable, l’honneur de sa fille est aux mains du premier venu qui a l’esprit de flatter sa manie96, et qui est heureusement un honnête homme, quoique dans la réalité il y ait grand-chance pour que les choses tournent autrement. Il cherche pour ses enfants des mariages de pur intérêt, destinés à être un malheur de tous les instants97. Et enfin le voilà usurier de son {p. 35} propre fils98, dont il ne blâme la vie dissipée que parce qu’elle coûte, dont il ne blâme le jeu effréné que parce que le gain n’en est pas placé à bon intérêt99, avec lequel il ruse comme avec un ennemi100, et qu’il réduit enfin à l’insulter101 et à le voler102.

Là aussi est la supériorité de la pièce de Molière sur celle de Plaute. Euclion, avec sa marmite pleine d’or, est sans doute un avare fort comique ; mais il n’est pas amoureux en même temps, pour montrer que les ridicules les plus divers et les plus contradictoires s’assemblent dans les âmes qui ont quitté le droit chemin de la raison ; il est volé par celui qui lui enlève sa fille103, et l’on rit de voir ce rapace vieillard pleurer ridiculement sa marmite et son honneur. Mais quel trait de génie, de nous le présenter amoureux de la maîtresse de son fils, volé par son fils, qu’il a forcé, par l’excès, de son vice, à ne plus voir, dans cette tête sacrée du père, qu’un indigne rival avec qui toute guerre est permise, un ennemi domestique contre qui toute la maison se ligue, depuis l’héritier du nom paternel jusqu’au dernier valet de cuisine ! Quel contraste ressort du déchirement de ce vieux cœur, tiré d’un côté par l’amour et de l’autre {p. 36} par sa cassette104, qu’il chérit trop pour faire un présent à sa maîtresse105 ou lui donner honnêtement à dîner106 ! C’est le tableau de l’avarice, non pas chez le pauvre qui enfouit furtivement quelques pièces d’or sous son foyer sans feu107, mais chez le riche bourgeois, dans sa grande maison, où il pourrait vivre avec aise et honneur, entouré d’une heureuse et aimante famille, dont il devient la honte et presque la perte108.

 

Donc l’honnête homme de Molière déteste d’abord ces deux sources fécondes de vice et de malheur : la luxure et l’avarice. Il ne les déteste pas seulement comme fait le monde, en admettant de temps en temps une trêve à la guerre, et en signant quelque traité furtif avec l’ennemi : il les hait pour elles-mêmes, pour être honteuses et dégradantes, pour leurs suites inévitables, pour conserver à son cœur cette sensibilité de vertu qu’elles émoussent promptement ; il les hait pour sa famille, pour ses enfants et pour ses serviteurs ; il les hait pour l’honneur, et pour n’être pas réduit par elles à revêtir la robe de Tartuffe, et à se perdre absolument par l’hypocrisie, ce dernier et irréparable vice après lequel on ne peut plus se repentir. Car la passion qui a conduit Tartuffe {p. 37} à jouer son rôle scélérat, est autant cupidité que luxure : chez Harpagon, l’amour de l’argent n’aboutit qu’à la honte ; chez Tartuffe, il atteint au crime ; et la pente est facile, de l’usurier qui prête au denier trois109, à l’imposteur qui capte le bien des familles110 ; aussi facile que celle qui entraîne don Juan de la débauche à la mort.

Ces trois caractères du débauché, de l’imposteur et de l’avare, qui à eux trois offrent la réunion de presque tous les vices, prouvent que Molière observait l’humanité avec un sens moral. Dans ces peintures, son influence sur les spectateurs est évidemment utile, parce qu’il ajoute au tableau artistique des vices le tableau plus instructif de leur enchaînement et de leurs conséquences. Cette influence est bonne encore, à cause de la saine raison qui règne dans son esprit et dans son œuvre, sans que jamais l’art lui serve de prétexte ou d’excuse pour en violer les lois. Jusque dans les conceptions les plus hardies et les situations les plus hasardeuses, il garde un bon sens qui l’empêche de mettre sur la scène ces accouplements monstrueux de vice et de vertu, ces criminels sublimes, ces brigands héroïques qui remplissent tant de drames modernes, et habituent nécessairement le spectateur à s’imaginer que, même dans l’excès des passions les plus funestes, il peut y {p. 38} avoir quelque chose d’excusable et de grand111. Pour Molière, ces passions sont contraires à la raison, à la nature ; ce sont d’affreuses maladies de l’âme, qui la rendent méconnaissable ; et il n’admet pas le moyen d’émotion, tant exploité de nos jours, qu’on peut appeler le genre crime et le genre suicide112.

Il ne pouvait exposer sur la scène les motifs philosophiques qui lui faisaient condamner la mort de Caton ; mais il savait dans la plaisanterie faire entendre la haute voix du bon sens et du devoir, contre l’acte de désespoir et de lâcheté qui fait rompre avec la vie, plutôt que d’en porter vaillamment les épreuves. C’est l’esprit qui règne dans la scène de l’Etourdi113Lélie se veut tuer, tient le fer prêt, sans que Mascarille dise autre chose que : « Tuez-vous donc vite. » À quoi Lélie, rappelé à la raison par le sens froid de son valet, répond fort comiquement :

Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse114.

{p. 39}Dorine répond sur le même ton à Mariane, qui aime mieux se donner la mort que d’épouser Tartuffe :

Fort bien : c’est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras :
Le remède sans doute est merveilleux ! J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage115.

Le même esprit éclate dans la scène où Lucinde désespérée dit : Je veux mourir, ouvre « la fenêtre qui regarde sur la rivière, et… la referme tout doucement.116 » Cette satire comique du suicide est achevée dans l’adieu larmoyant de Covielle : Nous allons mourir117.

Le suicide, qui tient tant de place dans nos romans et nos drames, paraissait à Molière une folie et un crime tel, qu’il ne le jugeait pas digne de faire un ressort de la comédie : il n’en parlait que pour rire.

 

Mais cette sorte de suicide ou d’homicide à deux qu’on appelle duel régnait de son temps dans la société. Ni les édits de Richelieu ni ceux de Louis XIV n’avaient pu faire renoncer la noblesse à cette preuve de l’honneur. Molière a parlé du duel, ou l’a mis en action onze fois dans son théâtre118 : il a couvert de {p. 40} ridicule la prétendue bravoure des batteurs de fer comme La Rapière119, le Maître d’armes de M. Jourdain, ou le Spadassin des Fourberies de Scapin ; il s’est moqué hardiment, devant une cour de gentilshommes chatouilleux sur le point d’honneur, de la prétention de faire consister l’honneur dans une provocation bien faite, et un coup d’épée bien donné ou bien reçu ; il a fait rire à gorge déployée de l’habileté de M. de Sotenville à bien pousser une affaire ; les formes du doucereux Alcidas et la raison démonstrative de M. Jourdain sont devenues proverbiales. Il a loué justement la sage institution du tribunal des maréchaux, chargé de décider si le combat était nécessaire pour vider une querelle difficile ou même impossible à soumettre aux tribunaux ordinaires120. Il a fermement approuvé le roi de tenir la main à l’exécution de ses édits sur cette matière121. Enfin {p. 41} il a déclaré avec raison, par la bouche d’Eraste, qu’un homme qui a fait ses preuves n’a pas besoin de cela pour montrer qu’il n’est point un lâche122.

Si l’on se reporte au temps où Molière écrivait123, on doit l’admirer d’avoir osé dire si nettement son opinion, et d’avoir si bravement appuyé les efforts de Louis XIV pour abolir l’usage quotidien et vraiment barbare du duel à cette époque.

CHAPITRE III.
L’Honnête Homme. §

{p. 42} La débauche, l’avarice, l’imposture, l’homicide, sont condamnés et détestés par Molière : est-ce assez ?

Il y a des points plus délicats, où la morale paraît moins intéressée, et où elle l’est pourtant. Il y a des vices de bonne compagnie qui passent, aux yeux indulgents du monde, pour de légers défauts ou même pour des qualités de société. Molière a-t-il seulement l’idée de la vertu banale et de la morale élastique à l’usage des gens du monde, ou son âme élevée conçoit-elle cette honnêteté supérieure, cette perfection scrupuleuse qui sait joindre la politesse exquise à la vertu rigide, et qui constituait de son temps l’honnête homme ? Est-ce assez, selon lui, pour être honnête homme, d’éviter ce que condamne le code ? A-t-on droit à ce titre quand on hait en gros le vice, quand on aime en gros la vertu, et quand on désire en général se défendre soi-même et protéger les siens contre la dégradation morale ?

Non : l’homme, être perfectible, n’est honnête homme qu’en s’appliquant de toutes ses forces à régler en soi les passions excessives, à se rendre meilleur {p. 43} de toutes façons, par le travail, par la science, par la charité, par les manières même et par la politesse, par l’esprit et par le corps, enfin à s’approcher autant que possible du type idéal de l’humanité ; en sorte qu’il réalise le vœu de Platon, qui demande que la vie du sage soit un effort pour se rendre semblable à Dieu124, ou plutôt qu’il obéisse au commandement du Christ : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait125. »

Ce n’est pas seulement en gros et dans les circonstances importantes qu’il faut être vertueux : l’honnêteté consiste à se perfectionner en tout genre, à poursuivre le bien en toutes choses, à fuir, après les vices, les défauts, les travers, les ridicules même, et toutes les misères adhérentes à l’humanité, qui rendent quelquefois les petites vertus plus difficiles à pratiquer que les grandes.

Or, cette délicatesse morale, Molière l’a eue au plus haut degré, et l’a exprimée avec un suprême génie dans le Misanthrope126.

Que ce drame sans action et sans dénouement soit, au point de vue littéraire, un chef-d’œuvre inimitable, un des monuments les plus glorieux de l’esprit humain, ce n’est point ici la question : le Misanthrope est une composition essentiellement morale127.

{p. 44} La coquetterie de Célimène, l’hypocrisie d’Arsinoé, la paresse vaniteuse des deux marquis, l’insouciance équivoque de Philinte, la fatuité d’Oronte, y sont exposés sous leur vrai jour, et le ridicule dans lequel tombe Alceste, par son exagération quelque peu personnelle, ne fait nul tort à l’estime réservée à sa loyauté et à sa franchise vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Après avoir lu, après avoir vu cette pièce, on aime, on plaint, on estime l’honnête homme, un peu exagéré dans la manifestation de son honnêteté, un peu imparfait parce que la perfection n’est point humaine. On sent une joie sincère à voir Eliante, par sa grâce sereine, apporter à la rude vertu d’Alceste cet adoucissement de la vraie politesse, qui n’est autre que la fleur de la charité. Mais on condamne, sans compromis quoique sans amertume, les autres personnages, dignes d’indulgence parce qu’ils sont hommes, dignes de blâme parce qu’ils se laissent aller sans résistance aux premières poussées du vice, qu’il faut appeler par son nom, si poli, si élégant, si atténué par la mode et l’usage qu’il se présente. Aveugles étaient ceux qui ne voulaient voir dans cet intéressant tableau qu’un vernis de ridicule appliqué, pour l’amoindrir, à un homme irréprochable128.

{p. 45} Eh ! oui, Alceste est maladroit, même brutal, dans sa façon trop franche de faire la leçon aux autres. Eh ! oui, lui, l’homme parfait, il est sottement amoureux d’une incorrigible coquette.. Oui, il commet la faute de porter sur les hommes qui s’abandonnent au vice la haine qu’il devrait réserver au vice seulement129. Je ris, quand je le vois, par ses boutades, servir de risée à tout un salon de gens raffinés qui ne le valent pas130 ; je ris, quand je le vois offrir sa main, sa noble main, à une femme qui se joue de lui visiblement131, et refuser celle qu’une digne fille lui offre presque, vaincue par tant de vertu132 ; je ris, quand je lui vois prendre sa belle résolution

De fuir en un désert l’approche des humains133.

Mais il est certain qu’en riant je l’estime, je le plains, je l’admire, et que je ne comprends pas ceux qui ont accusé Molière d’avoir là bafoué la vertu, à moins qu’ils n’eussent eux-mêmes pour vertus que les ridicules d’Alceste. La vertu d’Alceste est intacte {p. 46} et respectée au milieu de tout le rire soulevé par ses ridicules ; et moi-même’, simple et faible spectateur, l’auteur me force par un coup de génie à faire nettement celte distinction qu’Alceste ignore, du mal même que je hais, et de l’homme, qui peut en être atteint jusque dans la plus haute vertu, et que j’aime pourtant, pour sa vertu et pour lui.

Ces réflexions font comprendre la prédilection de Molière pour cette œuvre mal entendue par ses contemporains134. Un tel génie devait être content de soi, quand il touchait si admirablement les points où le monde s’imagine que la morale n’a rien à voir, parce que le sens moral du monde est émoussé par la double habitude du plaisir, qu’on croit honnête tant qu’il n’est point scandaleux, et de l’intérêt, qu’on croit permis tant qu’il n’est point criminel. C’est là que Molière me paraît vraiment un moraliste j c’est là qu’il enseigne avec une délicatesse supérieure en quoi consiste le parfait honnête homme, et qu’il distingue avec une finesse sans égale ce qui est bon et ce qui est inférieur dans une âme aussi élevée et aussi peu accessible au mal que celle du Misanthrope. Cette distinction, je le répète, il suffit d’un peu de bon sens pour que chacun la fasse naturellement, sans effort, toujours conduit et averti par l’auteur depuis le commencement jusqu’à la fin.

{p. 47}Alceste a raison, quand il veut

    qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ;

quand il déclare que

L’ami du genre humain n’est pas du tout son fait,

et quand il condamne sans pitié

Ce commerce honteux de semblants d’amitié,

ces protestations que le monde prodigue au premier faquin, en prostituant cette chose sacrée, l’amitié135. Mais il a tort, quand, au lieu d’accepter qu’on garde au moins le silence sur les défauts des autres qu’on n’est pas chargé de corriger, il veut qu’on aille déclarer à chacun le mal qu’on pense de lui136.

Il a raison de s’indigner contre la vénalité de la justice ; mais il a tort et il devient ridicule, quand il en vient à vouloir perdre sa cause pour la beauté du fait137.

Il a raison de refuser l’amitié banale d’Oronte ; il a raison de trouver détestable le méchant goût du siècle en littérature ; mais il a tort d’aller dire au nez d’un auteur que ses vers sont bons à mettre au cabinet,

Et qu’un homme est pendable après les avoir faits138.

{p. 48} Il est admirable dans sa loyauté en amour139, dans son indignation contre les mensonges du cœur140, dans sa bonté à pardonner une tromperie d’autant plus indigne qu’elle s’adresse à un homme comme lui141 ; mais il exprime ridiculement un amour mal fait pour une âme comme la sienne, et mal placé sur une femme incapable de le comprendre142.

Enfin, surtout, il a tort, et ses travers, jusqu’ici excusables, nobles, héroïques même143, deviennent une faute véritable quand, pour tous les ridicules, tous les vices qu’il voit autour de lui, il conçoit contre l’humanité cette haine violente qu’il ne cesse d’exprimer depuis la première scène jusqu’à la dernière :

Tous les hommes me sont à tel point odieux
Que je serois fâché d’être sage à leurs yeux.

PHILINTE.

Vous voulez un grand mal à la nature humaine ?

ALCESTE.

Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable, haine.

PHILINTE.

Tous les pauvres mortels sans nulle exception
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes...

{p. 49} ALCESTE.

Non : elle est générale, et je hais tous les hommes,
Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses144.
...
Allons, c’est trop souffrir des chagrins qu’on nous forge ;
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisqu’entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
...
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter :
Mais, pour vingt mille francs, j’aurai droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir pour elle une. immortelle haine145.[fin citation]

Vous avez bien fait, Molière, de frapper sur cette vertu insociable et orgueilleuse qui ignore les plus grandes de toutes les vertus, la modestie et la charité ; qui ne sait pas aimer et plaindre les vicieux avec autant de douceur qu’elle doit avoir de haine pour le vice ; qui ne veut pas connaître cette forme délicate de la charité parmi les gens de bonne compagnie, la politesse ; et qui, pour un procès perdu et pour une maîtresse infidèle, se sauve en un désert et fuit l’approche des humains146, oubliant que le devoir de l’homme de bien est de rester parmi les faibles et les méchants, pour les relever, les instruire, se faire estimer d’eux par l’exemple, aimer par la charité.

{p. 50} Avec cela vous l’avez fait amoureux, et amoureux d’une façon qu’il condamne lui-même147, pour nous montrer que le sage inébranlable rêvé par l’orgueil stoïcien148 ou par l’égoïsme épicurien149 n’existe point ; pour nous rappeler à l’humilité que doit entretenir en nous le sentiment de notre incurable faiblesse, et. pour avertir les plus fermes de leur fragilité-, comme, le. chant du coq- avertit Pierre150.

Enfin vous. avez. su, en nous peignant ces infirmités du sage, et en nous faisant rire de ses travers, nous inspirer ; pour lui pour sa vertu,, un sentiment de respect que ne peut diminuer tout le rire excité par ses boutades ; et, à la fin de votre pièce, notre opinion sur lui reste celle qui était la vôtre, et que vous avez mise dans la bouche de la sincère Eliante :

Dans. ses façons d’agir il est fort singulier ;
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
Et la sincérité dont son âme se pique
À quelque chose en soi.de noble et d’héroïque.
{p. 51} C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrois voir partout comme chez lui151.

Oui, on voudrait voir partout la sincérité et la vertu d’Alceste, avec plus d’indulgence et moins d’orgueil. Il se regarde comme trop au-dessus des autres pour pouvoir être homme d’honneur parmi eux152 : cet amour-propre, hélas ! c’est le défaut le plus enraciné dans le cœur même des plus sages.

 

L’amour propre tient assez de place dans le monde pour qu’un prétendu moraliste ait voulu qu’il soit le mobile de toutes nos actions153. Molière a fait une guerre sans trêve à l’amour propre. Il est vrai que c’est une des sources comiques les plus fécondes. Il n’y a pas une de ses pièces où ce défaut ne soit mis en scène : « C’est l’amour propre qui a engendré les précieuses affectant un jargon inintelligible, et les savantes engouées de sciences qu’elles ne comprennent pas ; les pédants si orgueilleux de leur érudition indigeste, et les beaux esprits si vains de leurs fadaises rimées ; le manant qui épouse la fille d’un gentilhomme, et le bourgeois qui aspire à passer pour gentilhomme lui-même ; les prudes qui affichent une sévérité outrée, et les coquettes qui étalent les conquêtes faites par leurs charmes ; les marquis {p. 52} qui se vantent des dons de la nature, des bontés du roi et des faveurs des dames ; et ce misanthrope lui-même dont il faut estimer la vertu, mais dont l’orgueil bourru fronde la vanité de tous les autres154. »

Si l’amour propre est le défaut le plus universel, il n’est pas le seul qui règne dans la bonne société : Molière a frappé avec non moins d’autorité sur l’habitude qu’ont les gens riches ou inoccupés, de médire sans cesse du prochain, et de trouver à blâmer partout155. Comme il traite ces marquis oisifs, persuadés qu’il suffit d’un peu de fortune et de beaucoup de vanité pour être d’honnêtes gens et faire leur chemin dans le monde156 ! Comme il touche, dans la personne de Philinte157, cette indulgence équivoque bien différente du dévouement de Cléante158, inspirée moins par bienveillance réelle que par prudent intérêt, et trop voisine de l’indifférence égoïste pour que le moraliste ne la condamne point159 ! {p. 53} Comme il flagelle tout ce qu’il y a de méprisable, de coupable, dans cette vie creuse, passée en amusements futiles, en conversations malignes, en satisfactions vaniteuses, sans travail ni but160 !

Toute la galerie de portraits des Fâcheux161 est une revue de cette société raffinée et inoccupée, qui pense bien faire tant qu’elle ne fait pas clairement le mal. Nul n’échappe au fléau du ridicule162 dont s’est armé Molière, ni le duelliste163, ni le capitan164, ni le musicien165, ni le joueur166, ni le chasseur167. Mais, dans tous les plaisirs permis, utiles même, tant qu’ils ne deviennent pas des passions, c’est l’excès seulement que Molière condamne avec une verve sans pareille, en montrant combien deviennent maniaques et ridicules ceux qui, même dans leurs divertissements, se laissent aller au delà de la juste mesure.

 

L’égoïsme, forme plus accentuée et plus basse de l’amour propre, est aussi une des matières universelles de Molière : les pères de l’Etourdi et du Dépit amoureux, égoïstes qui ne songent qu’à leur argent et {p. 54} leur tranquillité168 ; ceux du Mariage forcé et du Mari confondu, égoïstes qui ne songent qu’à se débarrasser de leurs filles169 ; Harpagon, égoïste qui ne songe qu’à ses écus170 ; Arnolphe, égoïste qui ne songe qu’à se fabriquer une femme au gré de son souhait et un nom au gré de son orgueil171 ; don Juan et Tartuffe, égoïstes hardis qui courent au plaisir à travers le crime, l’un suivant ses effrénés caprices, et l’autre avec une prudence raffinée172 ; Chrysale, égoïste timide qui ne songe qu’à sa soupe173 ; Argant, égoïste douillet qui ne songe qu’à sa santé, et déshérite ses enfants pour s’assurer une garde-malade174 ; Philinte même, égoïste discret qui n& ménage les autres que pour n’avoir pas à les combattre175 : la liste en est longue, et comprend plus des trois quarts des personnages de Molière.

Molière semble n’avoir oublié aucun des points sur {p. 55} lesquels doit être parfait son honnête homme : il ne tolère ni l’extravagance de l’important-, qui dérange tout le monde, qui veut que tous S’occupent de lui, et qui tranche toutes lés questions avec une suffisance burlesque176 ; ni la politesse écervelée de ceux qui se rendent importuns à force de civilités, et s’obstinent à rendre service aux gens malgré eux177 ; ni la sotte vanité de rougir de Ses pères, de se faire appeler M. de la Souche au lieu d’Arnolphe178, ou de vouloir, au risque de ruiner sa maison, devenir, de bourgeois, gentilhomme179 : ce travers, qui semblerait au premier abord excusable, peut aller pourtant, jusqu’à une réelle dégradation morale, aboutir à la perle des biens péniblement acquis, et au malheur des enfants ridiculement mariés180.

Il est impitoyable pour le pédantisme, plus insupportable que l’ignorance. Nul n’a jugé plus sainement que lui des ouvrages de l’esprit ; nul n’a mieux compris combien ils élèvent et ennoblissent l’homme. Aussi a-t-il nettement fixé où le savoir est bon, et dans quelle mesure la science doit être recherchée : avec amour, mais sans excès, de façon qu’elle n’envahisse {p. 56} pas tout l’homme et n’étouffe pas en lui, sous l’orgueil du savant, les autres qualités qu’il faut posséder d’abord181. Il a clairement montré, par les plus risibles exemples182, la folie de ceux

Qui prennent pour génie un amour de rimer183.

Boileau n’a fait qu’exprimer le jugement de Molière sur le métier d’écrivain :

Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent,
Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
Qu’écrivain du commun et poète vulgaire184.
…...
Que les vers ne soient point votre éternel emploi :
Cultivez vos amis ; soyez homme de foi.
C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre :
Il faut savoir encore et converser et vivre185.

Molière et Boileau ont servi la morale en séparant, dans les ouvrages de l’esprit, le bon or du faux186, et en frappant sans pitié les Scudéri, les {p. 57} Colin, les Quinault187, et tous ceux qui se mêlent d’écrire sans en être capables. Aujourd’hui, la censure ne s’occupe guère des livres que pour réprimer quelques paroles trop hardies contre le gouvernement ou les mœurs.. Celle de Molière et de Boileau était plus utile quand elle proscrivait, de par le ridicule et le bon sens, tout ouvrage

Où la droite raison trébuche à chaque page188.

Platon avait senti combien il importe à la santé morale des nations que leur littérature soit raisonnable189. C’est ainsi qu’un bon écrivain est un homme utile, moins pour ce qu’il enseigne que pour l’habitude qu’il donne à ses lecteurs de penser raisonnablement. Les lettres ont leur responsabilité : elles peuvent et doivent avoir l’influence excellente de former les esprits au bon sens en ne leur offrant que des œuvres de bon sens ; et les auteurs du temps de Périclès, comme ceux du siècle de Louis XIV, contribuèrent certainement de cette façon à la grandeur de leur patrie. C’est un honneur {p. 58} à Boileau et à Molière190 d’avoir voulu, d’avoir su rendre ce service à la France : service bien oublié aujourd’hui, et auquel pourtant elle doit une gloire plus solide que celle des victoires et même de l’industrie, la gloire de l’esprit français191.

 

Molière n’était-il pas encore l’utile auxiliaire de Descartes et de Bossuet, quand il se moquait des vieux errements de renseignement scolastique et pédantesque en la personne du docte Métaphraste et du révérencieux Bobinet192 ? Ne réclamait-il pas, avec toute la force du fou rire rabelaisien, mais avec plus d’autorité que Rabelais193, la rénovation de la philosophie, et ne sonnait-il pas194 aux oreilles des savants la nécessité du bon sens, de l’observation195 {p. 59} et de la modestie, dans les scènes de la Jalousie du Barbouillé et du Mariage forcé196, qu’on doit conserver dans les archives de l’histoire de la science à côté de l’Arrêt burlesque de Boileau ? Et n’y a-t-il pas, dans l’esprit faussé par le pédantisme et l’orgueil, de certaines erreurs qui vont à la folie, et qu’on ne peut réfuter mieux que par des farces folles, comme celle du Docteur aristotélicien, auquel il faut parler à coups de pierre, et du Docteur pyrrhonien qui ne croit qu’aux coups de bâton197 ? Enfin, le Maître de philosophie de M. Jourdain n’ajoute-t-il pas à tous les préceptes précédents l’excellente leçon qu’un maître doit commencer par prêcher d’exemple198 ?

Jusque dans la triomphante campagne de Molière contre les médecins, campagne qui dura autant que {p. 60} sa vie, puisqu’elle commença avec sa première farce du Médecin volant199, et ne se termina que par la cérémonie du Malade imaginaire où il mourut200, il y a quelque chose d’utile et de moral. La cruelle, horrible exactitude de la satire contre les docteurs qui causent de leurs petites affaires pendant que le malade agonise201 ; contre ceux qui laissent mourir le malade pour régler entre eux une querelle de préséance202 ; contre ceux qui, après avoir saigné quinze fois203 l’infortuné sujet de leur expérience ou plutôt de leur ignorance, déclarent que, s’il ne guérit point, c’est signe que la maladie n’est pas dans {p. 61} le sang, et qu’ils vont le purger autant de fois pour voir si elle n’est pas dans les humeurs204 : toutes ces scènes là, et bien d’autres, qu’elles sont poignantes, mais quelles sont vraies205 ! Quel rappel énergique à tout un corps d’hommes instruits, que leurs fonctions sont fonctions de charité, sont devoirs impérieux et sacrés comme ceux du prêtre envers l’humanité souffrante, et non pas seulement matière à lucre, à honneurs206, et même à science207 !

Le devoir ! il n’y a pas de position dans le monde ni de circonstance dans la vie, où l’honnête homme puisse s’y soustraire : partout et toujours, il y a {p. 62} quelque devoir, grand ou petit, à accomplir ; et partout et toujours Molière montre la manière la plus digne et la meilleure de s’en acquitter. Ce n’est pas l’usage des drames ni des romans de donner beaucoup de place au devoir : sous ce rapport, Molière a le mérite et l’honneur d’être plus moral et plus vrai. Il ne conçoit ni ne peint l’abstraction romanesque de l’homme qui n’a rien à faire qu’à suivre l’appât du plaisir ou la pente de la sensibilité : ses conceptions, si artistiques qu’elles soient, conservent toujours quelque chose de pratique.

L’honnête homme doit être maître de lui cette noble modération est une vertu capitale dont rien ne le peut dispenser. Il doit résister à tous les mouvements violents par lesquels une passion, même honorable, peut conduire à la colère208. Il n’y a pas de circonstance si grave qu’elle lui permette d’abdiquer sa puissance sur soi-même : ruiné dans sa fortune, dans son amour, qu’il garde, jusque dans ces émotions extrêmes, la force de se modérer209. C’est la vraie grandeur de l’homme, car la vraie {p. 63} pensée est celle qui reste palme et maîtresse210.

Mais ce calme du sage n’est ni l’indifférence211 ni l’orgueil212 : il faut que, toujours maître de soi, l’honnête homme supporte bravement le mal sans jamais se laisser faire le bien213 ; que, malgré tous les défauts des autres, il reste pour eux indulgent, bienveillant, serviable214 ; qu’il ne soit pas simplement un homme honnête et bon, mais un homme instruit, aimable, capable de conversation, spirituel s’il peut215 ; qu’il répande autour de lui non seulement le bien, mais l’agrément, et que toutes ses qualités ne lui donnent jamais un sentiment d’amour propre216 ; qu’il ait, avec la modestie, la dignité et les bonnes manières sans affectation217 ; qu’il songe même à la façon de s’habiller, sans être négligé ni ridicule, mais aussi sans outrer la mode218 ; {p. 64} qu’avec une juste libéralité il évite soigneusement les excès de luxe dans la toilette comme dans la vie, et qu’il ne sacrifie point son bien ni sa famille aux inutiles satisfactions de la vanité, ou aux prétendues exigences du monde219 : ce chapitre est infini, et Molière semble n’avoir pas oublié un seul des éléments, même les plus insignifiants en apparence, dont doit se composer cette perfection de la société polie, l’honnête homme.

CHAPITRE IV.
Jugement sur les Hommes de Molière. §

{p. 65} Mais, à ce compte, Molière est donc un moraliste ; il enseigne donc les règles de la vertu ; il met donc en pratique le précepte d’Horace traduit par Boileau :

Qu’en savantes leçons votre muse fertile
Partout joigne au plaisant le solide et l’utile220.

Eh ! non : Molière est un comédien ; Molière veut nous divertir. Il y réussit admirablement par la peinture de nos vices et de nos ridicules. Et comme le contraire du vice et du ridicule est le bien, en poursuivant tous les vices et tous les ridicules, il montre par contraste le bien sous toutes ses faces. Il choisit pour sujet ce qui nous intéresse le plus : nous-mêmes. Et nous ne pouvons nous voir, nous, notre cœur, nos passions, nos faiblesses et nos crimes, sans réfléchir tout en riant. Il est honnête et plein de bon sens, en sorte qu’il se fait de l’honnêteté une idée élevée et pratique, qu’on peut dégager de l’ensemble de ses tableaux. Cette idée est digne qu’on la recherche et qu’on l’étudie, parce que c’est l’idée d’un observateur hors ligne et d’un génie exceptionnel ; il {p. 66} est utile de la bien connaître pour se rendre compte de l’influence morale d’un auteur si attachant. Mais s’il était un moraliste, il l’aurait dégagée lui-même : il ne l’aurait pas laissée obscure au point que des hommes comme Bossuet et J.-J. Rousseau, pour prendre les extrêmes parmi ses critiques, aient pu se méprendre sur ses pensées et ses intentions. Comme son but est d’émouvoir agréablement221, il mêle dans une proportion artistique le bien et le mal chez ses personnages222, en sorte qu’il faut un effort de réflexion pour discerner au fond et son opinion et son influence. Sans doute, il blâme les mœurs de don Juan ; mais pourtant il le présente séduisant, héroïque, et ne lui donne pour contradicteur qu’un valet absolument ridicule223. Il blâme la brutalité d’Alceste, et le fait pourtant si vertueux qu’on l’admire malgré soi224. Aux Sganarelles et aux Arnolphes, il oppose des Aristes d’une modération exagérée225, aux Misanthropes, des Philintes égoïstes dont le calme indifférent pourrait faire croire que l’homme parfait de Molière est un. sceptique indulgent226. Il condamne absolument Tartuffe227, et le met aux prises avec un bourgeois sot et crédule, qu’on verrait sans pitié ruiné par l’imposteur {p. 67} s’il n’avait une femme et des enfants intéressants228. Enfin il combine tous les sentiments de la façon la plus propre à plaire et à faire rire, en sorte que ce n’est pas sans peine ni sans quelque chance d’erreur que, cherchant en ses ouvrages ce qu’il ne tenait pas à y mettre, on arrive à en tirer les beaux préceptes d’honnêteté exposés dans le précédent chapitre.

Oui, ils sont beaux ; mais ils ne sont point là spécialement pour instruire ; ils s’y trouvent seulement au nom de l’art et du génie ; ils font partie de la matière humaine remuée et transformée par ce hardi créateur ; ils ajoutent à l’intérêt, à l’émotion, au charme victorieux qui domine la foule enivrée. Mais toute cette étude du cœur humain, si profonde, si philosophique même, Molière ne s’y est pas livré dans un but moral, pas plus que Raphaël n’a étudié les muscles et le squelette pour devenir un chirurgien ; il n’a pas fait ses drames les plus moraux pour instruire, pas plus que Michel-Ange n’a taillé ses torses pour enseigner la myologie. Leur but, à tous, c’est l’art. Pour le peintre et le sculpteur, l’art est une belle tête sur la toile, qui nous fasse penser, ou un beau corps de marbre, qui nous émeuve ; pour le comédien, une bonne comédie qui fasse rire. Le rire est son bien ; il le puise à toute source : si la source en est morale, instructive, tant mieux ; quand elle ne l’est point, il y puise quand même ; et cette belle médaille {p. 68} de Molière philosophe et moral a un revers frappé d’immoralité.

 

Il faut protester contre le jugement raffiné de Boileau :

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnois plus l’auteur du Misanthrope229.

Si vraiment, on reconnaît l’auteur comique230 : sa verve n’est pas moindre, et il ne traite pas le bouffon avec moins de génie que l’agréable et le fin231. Au point de vue de l’art, on ne doit pas plus blâmer les farces de Molière que les grimaces des damnés dans la fresque de la chapelle Sixtine. Seulement, la morale n’y est plus ; et on ne le lui reproche pas, puisqu’il atteint son but, qui est de divertir irrésistiblement. {p. 69} On se contente de juger que Molière a un grand sens moral, une grande influence morale, mais encore une fois n’est point moraliste.

 

Qui ne condamnera, au point de vue moral, toute la longue comédie de l’Etourdi232, où, d’un bout à l’autre, l’auteur étale la conduite d’un fils débauché, doublé d’un valet digne des galères233, travaillant ensemble, de la façon la plus plaisante du monde, à duper et à voler un vieux père et son vieil ami234 ? Ce qui ajoute à l’immoralité du spectacle, c’est le caractère méprisable donné aux vieillards235, qui fait excuser d’autant plus volontiers les joyeuses manœuvres des deux jeunes escrocs. La comédie s’ouvre sur cette belle déclaration, prononcée doctoralement par l’admirable Mascarille :

D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure,
Et Mascarille est-il l’ennemi de nature ?
Vous savez le contraire, et qu’il est très-certain
Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain236.

Il n’est pas besoin de donner des explications sur la nature et l’humanité de ce valet philosophe. Avec cette vertu peu scrupuleuse, on n’a pas honte de pratiquer agréablement le vol à la tire237 et autres {p. 70} plaisanteries que la justice a le tort de trouver mauvaises. Que tout cela soit fort réjouissant, nul n’en disconvient ; mais n’est-il pas funeste pour la morale de forcer, pendant deux heures, l’honnête spectateur à trouver plein de grâce et d’intérêt le plus insigne des voleurs et des fourbes ? N’en résulte-t-il pas dans l’âme un adoucissement de cette haine pour le mal que Molière a si bien enseignée ailleurs238 ? l’a-t-il rien de plus révoltant que de faire rire de la ruse d’un fils qui fait argent du faux bruit de la mort paternelle, et qui, tout en larmoyant, emprunte pour ces prétendues funérailles de quoi se payer des maîtresses239 ? Tout cela est si gaiement présenté, qu’il est bien difficile de ne pas oublier toute la morale outragée pour applaudir au succès de la ruse, et quoiqu’il ne s’agisse que de crimes imaginaires, le rire devient une complicité réelle.

Il est inutile de passer en revue tous les exploits parfaitement comiques, quoique pendables, de ce héros qui veut

Qu’au bas de son portrait on mette en lettres d’or :
Vivat Mascarillus, fourbum imperator !240

Mais il importe d’insister sur l’immoralité d’un spectacle où l’intérêt, le charme, la passion sont sans cesse inspirés par des hommes indignes, chez {p. 71} qui l’auteur fait survivre des qualités d’esprit et de cœur inconciliables avec la bassesse de leurs actions, en sorte qu’on leur pardonne leur vice en faveur de leur grâce, de leur sensibilité, de ce reste d’honneur qui leur a été artistement laissé ; elle gai spectacle de leurs succès finit par insinuer doucement au spectateur séduit, que le vice, après tout, n’est pas si noir qu’on le fait.

 

Ce n’est pas une fois que Molière a mis sur le théâtre ces conduites criminelles, fardées sous l’excellent comique de sa verve intarissable, et rendues excusables en apparence par le caractère de ceux contre qui elles sont dirigées.

Le Sganarelle et le Valère du Médecin volant ne sont pas plus estimables que Mascarille et Lélie, quand ils inventent la farce insensée par laquelle ils enlèvent sa fille au bonhomme Gorgibus241.

Le Mascarille du Dépit amoureux242 ne vaut guère mieux que son aîné de l’Etourdi, et s’il ne pratique pas la même conduite, c’est moins par vertu que faute d’occasion.

Le Sganarelle du Cocu imaginaire, avec ses plaisanteries et ses actes grivois243, est un type si peu honorable {p. 72} qu’on serait presque heureux de le voir devenir ce qu’il s’imagine être. Celui du Médecin malgré lui est si divertissant, avec sa bouteille aux juleps244 et sa jovialité rabelaisienne, qu’on le voit, sans lui en vouloir, battre sa femme qu’il ruine, et plaisanter sur ses enfants qu’il laisse mourir de faim245. Il est si gai qu’on lui pardonne tout : qu’il boive, qu’il mente, qu’il vole246, qu’il aide à enlever une fille247, et qu’il cajole une femme au nez du mari248 : le mari et le père, les trompés et les volés sont si niais, Sganarelle a tant d’esprit, qu’on applaudit toujours, et qu’on serait désolé de le voir pendre, comme le voudrait bien Lucas249.

Hali, dans l’Amour peintre250, est encore un vrai Mascarille ; et Mercure, dans Amphitryon251, est le Mascarille divinisé, qui ne procure plus des esclaves aux fils de famille252, mais des reines aux dieux. {p. 73} Qui n’a ri à plein cœur en voyant Sosie battu et Amphitryon à la porte253 ? Mais, pendant tout ce rire, où donc était la morale ?

 

Et qu’on ne dise pas que Molière s’est laissé aller à cette indulgence dans les débuts de sa carrière, aveuglé par l’exemple de ses prédécesseurs et de ses contemporains, entraîné par la nécessité de nourrir sa troupe et de faire rire à tout prix : c’est en 1669, quand il a donné le Misanthrope, le Tartuffe, l’Avare, après Amphitryon, que l’imitation antique peut excuser un peu ; c’est enfin quand il est maître et roi de la scène, qu’il joue devant le roi la désopilante farce de M. de Pourceaugnac, chef-d’œuvre comique où, par malheur, les deux personnages intéressants, spirituels, actifs, les deux chevilles ouvrières de la pièce, sont la Nérine et le Sbrigani, qui se font réciproquement sur la scène cette apologie digne des cours d’assises :

NÉRINE

Voilà un illustre. C’est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s’agit : un homme qui, vingt fois en sa vie, pour sauver ses amis, a généreusement affronté les galères ; qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les entreprises les plus difficiles ; et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises.

{p. 74} SBRIGANI

Je suis confus des louanges dont vous m’honorez, et je pourrais vous en donner avec plus de justice sur les merveilles de votre vie, et principalement sur la gloire que vous acquîtes, lorsque avec tant d’honnêteté vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce-jeune seigneur étranger que l’on mena chez vous ; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille, lorsque avec tant de grandeur d’âme vous sûtes nier le dépôt qui vous était confié, et que si généreusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avoient pas mérité254.

Dites que dans tout cela il y a de l’ironie : mais est-ce assez de l’ironie quand il s’agit de crimes pareils ? Est-il moral de faire reposer toute une intrigue touchante sur l’adresse de telles gens, à qui l’on s’intéresse nécessairement, parce qu’on s’intéresse au succès de ce qu’ils entreprennent ? N’est-il pas blessant de voir une honnête fille confier à ces directeurs là son honneur et son amour255 ? N’est-on pas choqué de trouver qu’un amant délicat et distingué comme Eraste n’a pas honte de se faire le second d’un Sbrigani256 ? Dans toute la suite de la pièce, le ridicule excellent dont est couvert M. de Pourceaugnac fait qu’aux yeux du spectateur Sbrigani a raison, {p. 75} toujours raison, dans toutes les entreprises de son infâme industrie ; et, à la fin, on est si bien pris au charme de cette joyeuse corruption, qu’on entend sans indignation chanter par toute la troupe :

Ne songeons qu’à nous réjouir :
La grande affaire est le plaisir257 !

C’est en 1671, dans toute la force de son génie, quand il ne manque plus à ses chefs-d’œuvre que les Femmes savantes et le Malade imaginaire, que Molière donne les Fourberies de Scapin, et qu’il exalte un héros de la même volée que Mascarille et Sbrigani, roi de la pièce d’un bout à l’autre, qui dresse les fils de famille à courir les filles258 et à insulter leurs pères259, qui vole plus effrontément que tous ses prédécesseurs260, avec un entrain si victorieusement comique qu’il est impossible à l’âme la plus ferme de résister au fou rire causé par le mulet et la galère261, et de n’être pas, malgré tous les principes, enchantée de voir réussir ces admirables fourberies. Il a tant d’esprit ! Les jeunes amours qu’il sert sont si gracieuses ! les barbons qu’il trompe sont si avares ! Que, pour comble, il charge de coups de bâton l’honnête maître dont il a volé l’argent et {p. 76} corrompu le fils262, nous rirons encore et toujours, en dépit de la morale oubliée, et nous ne pourrons nous empêcher d’applaudir au triomphe final de ce Prince des Fourbes, entouré de sa messagère Nérine, de ses lieutenants Carie et Sylvestre, et de la foule des pères, des fils, des amantes qui subissent la toute-puissance de son génie diabolique263.

 

On peut mettre en avant l’excuse que, tout en nous réjouissant par le triomphe des fourbes et des coquins, Molière nous les présente spirituels, mais coquins ; risibles, mais coquins ; bienveillants, dévoués même à leurs heures, mais toujours coquins ; en sorte qu’on ne sort guère de ce spectacle avec une grande estime pour eux, ni un grand désir d’avoir un valet comme Mascarille, Sbrigani ou Scapin.

Sans doute ; et ce qu’il y a d’immoral dans tous ces personnages, ce n’est pas tant leur conduite, évidemment condamnable et condamnée par tout homme de sens froid, que le charme comique par lequel Molière sait atténuer ce sens chez le spectateur. On le répète, il faut une âme très-ferme pour retrouver, après ces impressions, toute la délicatesse de la vertu. Et on ne peut douter que les âmes du peuple ne perdent, à force de se courber sous ce vent du plaisir, l’énergique élasticité nécessaire {p. 77} pour se redresser ensuite dans toute la rigueur du devoir.

Il faut une intelligence cultivée et un effort de réflexion pour discerner, dans les Hommes de Molière, les principes d’honnêteté qu’il y a mis : il ne faut que voir, et suivre l’entraînement du rire, pour approuver le vice qui y est étalé. Il est vrai que c’est d’une part un vice évidemment condamné par le sens universel ; d’autre part une honnêteté supérieure, sublime. Mais, en somme, sur ce théâtre, le vice est trop séduisant, l’honnêteté trop dissimulée. À la lumière de la rampe, qui pense d’Alceste ce qui en a été dit au chapitre précédent ? et qui hésite à battre des mains au triomphe de Scapin ? Le bien est à peine entrevu ; le mal illuminé et applaudi sans restriction. Je ne parle ni de vous, ni de moi, mais du peuple qui, depuis deux cents ans, vient tous les soirs remplir ce théâtre. Et quand je dis peuple, je ne dis pas populace : mais tout le public pour qui Molière écrivait, et dont l’immense majorité va toujours croissant, tandis que diminue le petit groupe des rêveurs qui usent le temps à penser.

Ces réflexions n’ôtent rien à la valeur artistique de toutes les œuvres de Molière, ni à la portée morale de plusieurs, ni à l’éclat du bon sens qui brille par traits saillants jusque dans les plus folles scènes ; mais elles sont nécessaires si l’on veut se rendre compte de la morale de Molière.

 

Enfin, le moraliste a encore un reproche à faire.

{p. 78} Tous ces entremetteurs infâmes, tous ces valets, âmes damnées du vice et de la débauche, travaillent cependant à des causes justes, nobles, touchantes ; ils sont tendres, compatissants, désintéressés ; ils ont un esprit qui touche au génie : cela est faux dans la réalité. Quoique l’homme soit un insondable mélange de bien et de mal, c’est erreur d’imaginer que les qualités les plus délicates puissent s’accoupler avec les vices les plus honteux. Un pareil contraste peut ajouter à l’intérêt, à l’émotion ; mais c’est un mensonge moral.

Dans l’Avare, il y a une invraisemblance qui est une faute ; c’est que Valère, présenté à la fin sous les plus nobles couleurs264, et montré dès le début comme plein des plus nobles sentiments265, puisse allier cette hauteur d’âme avec le misérable rôle auquel il s’est soumis par choix : entrer par un mensonge dans une maison, et, contre son propre cœur, y maltraiter volontairement, malgré toute raison, de pauvres domestiques qui n’en peuvent mais266, c’est incompatible avec tant de constance, d’esprit et de cœur.

À Valère il faut joindre Lélie de l’Etourdi : on n’a pas à la fois un amour si élevé et de si vils instincts. Le même reproche s’adresse au Valère du Mariage forcé, au Clitandre de l’Amour médecin, à l’Adraste de {p. 79} l’Amour peintre, au Valère du Médecin malgré lui, à l’Eraste de M. de Pourceaugnac, à l’Octave et au Léandre des Fourberies de Scapin : tous ces jeunes hommes mêlent des ruses honteuses, dégradantes, à la noblesse d’un amour qui touche au sublime par le dévouement et la délicatesse. Tant d’honneur fait qu’on a de la tolérance pour leurs basses intrigues, et qu’on ne voit pas qu’ils s’y déshonorent. Peut-on aimer comme Je Dorante du Bourgeois gentilhomme, et voler en même temps l’or, les bagues même que l’on offre à sa maîtresse ; la laisser entretenir par un vieux fou qu’on flatte, et faire argent de l’honneur de celle qu’on veut s’attacher par un lien sacré267 ?

Qu’on ne dise point que cela importe peu à la morale. Une des principales immoralités des romans et des drames, c’est de faire croire à la possibilité de l’alliance de vices et de vertus incompatibles. C’est par là qu’on arrive aux saints forçats de M. Victor Hugo268. Cela produit de l’effet : sans doute, mais surtout l’effet de nous donner dans la pratique moins d’horreur pour les vices réels auxquels nous cédons, en nous excusant sur la compensation que nous établirons par des mérites et des vertus possibles, dont {p. 80} nous n’avons pas même l’intention. Ici le moraliste se rencontre avec le poète pour insister sur le précepte inattaquable d’Horace : Et sibi constet269.

 

Que conclure ? Et que dire en sortant d’un spectacle qui a commencé par le Misanthrope, et qui se termine par les Fourberies de Scapin ?

La vérité : c’est que l’auteur atteint, dans tous les genres, au sublime du comique, et qu’il est un comédien parfait.

Et s’il faut lui reprocher de nous avoir souvent forcés à applaudir ce que nous devons condamner, d’avoir maintes fois employé la puissance de son génie à flétrir la fleur de notre sens moral par l’entraînement du rire, il faut, sans lui pardonner cette erreur, lui rendre la justice que personne n’a plus fermement parlé le langage du bon sens, qui doit nous conduire dans la pratique de la vie ; personne n’a mieux compris ni montré quel ensemble de vertus supérieures doit se rencontrer en un homme pour qu’il soit honnête homme. En cela, sa gloire ne peut être ternie par les Sbrigani ou par les Scapins. Quand on se demande quel est l’honnête homme de Molière, on se dit qu’en somme c’est celui qui fuit tous les vices, qui évite tous les travers condamnés et flagellés dans tant de comédies excellentes ; et qui sait, {p. 81} comme le Clitandre des Femmes savantes, à toutes les qualités de la fortune270, de l’esprit271, de la naissance272, joindre des mœurs pures, une probité intacte273, une franchise pleine d’honneur274, une bienveillance indulgente275, une tendresse de cœur élevée276, un dévouement et un désintéressement absolus277. En lui, Molière a entrepris de produire le type idéal, quoique humain, de l’homme accompli,

Homme d’honneur, d’esprit, de cœur et de conduite 278,

à qui ne manque ni la rigide honnêteté d’Alceste ni la grâce de don Juan ; qui unit au raffinement d’esprit et à la politesse qu’offrait la cour de Louis XIV, la solidité du bon sens, la douceur de la charité et l’énergie du devoir279 ; qui devient, en vieillissant, le bon, raisonnable et aimable Cléante du Tartuffe280.

{p. 82} Et si la Grèce est éternellement célèbre pour nous avoir légué ce modèle surhumain de la corporelle beauté que nous appelons l’Apollon du Belvédère, quelle ne doit pas être notre admiration pour celui qui, chez nous, a su produire ce modèle moral de l’homme intelligent, chrétien et français ?

CHAPITRE V.
L’Éducation des Femmes. §

{p. 83} S’il manque quelque chose à la gloire de nos lettres sous Louis XIV, c’est d’avoir peint naturellement les femmes. Ce jugement est sévère ; mais il est permis de demander beaucoup aux hommes qui, alors, illustrèrent pour jamais notre pays et l’humanité. Or, au milieu de tant de perfection intellectuelle et de génie en toutes choses, régnait, au sujet de la femme, je ne sais quel faux goût, qui fut cause que ni le sublime Corneille ni même le tendre Racine ne firent tout à fait ce qu’on pouvait attendre d’eux : c’est seulement dans l’excès de la passion dramatique que Pauline, Hermione et Phèdre trouvèrent ces accents poignants et simples qui sont des cris de génie. Autrement, dans les romans comme au théâtre, la femme ne quitta point alors le fard de la mode, qui pouvait la rendre plus majestueuse ou plus spirituelle, mais qui glaçait sous la convention son charme principal, le naturel.

À Molière la gloire d’avoir, malgré le siècle, vu et peint la femme telle qu’elle est ; d’avoir ôté de son {p. 84} immortelle parure de grâce tout ce qu’on y joignait alors de faux et d’emprunté ; d’avoir dit et montré ce qu’elle doit être pour accomplir son rôle humble et sublime parmi nous.

 

Au dix-septième siècle, un défaut gâtait les femmes : elles étaient précieuses. Inutile de définir ce mot aux spectateurs des Précieuses ridicules et des Femmes savantes : grâce à Molière, ils savent aujourd’hui, aussi bien que ceux qui vivaient il y a deux cents ans, ce qu’on entend par préciosité. Mais il n’est pas sans importance de remarquer que ce défaut commença par être une qualité au temps de la Fronde. À cette époque, quelques dames, illustres autant par l’esprit que par la naissance, puisèrent dans la société des hommes éminents et lettrés qui les entouraient, un amour de la science, un soin des lettres, un purisme de langage, qui n’étaient certes qu’une qualité de plus ajoutée à tant d’autres dans une marquise de Rambouillet, trônant par la souveraineté du goût, de la beauté et de la conversation, au milieu d’une cour où se pressaient Richelieu, Vaugelas, Racan, Balzac, Voiture, Corneille, Patru, Saint-Evremond, Montausier, où vieillissait Malherbe et débutait Bossuet, entre Julie d’Angennes, Mme de Longueville, Mlle de Coligny, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné. Là, vraiment, l’esprit et les lettres étaient à leur place ; « et là, en 1659, on applaudissait aux Précieuses ridicules, par lesquelles l’illustre hôtel ne se sentait pas plus atteint que Molière {p. 85} n’avait eu l’intention de l’attaquer281. C’était le centre de la vraie préciosité définie par Huet une galanterie honnête dans le sens qu’on donne au mot galant homme282 ; » c’était, en un mot, l’Académie française, avec les femmes de plus et les pédants de moins283.

Mais comme il n’est si bonne chose qui ne puisse se corrompre, toutes ces qualités admirables tournèrent bientôt à mal. Les femmes s’imaginèrent que pour être du bel air, comme on disait alors284, il fallait à tout prix être précieuses ; et celles qui n’avaient pas de quoi l’être de la bonne manière le devinrent d’une façon ridicule. Elles crurent remplacer l’esprit par l’affectation, la dignité par le dédain, l’instruction par une recherche risible des mots et des idées, la distinction par un excès ruineux de, toilette, le cœur par un coquetterie de convention qui visitait tous les villages de la carte de Tendre. Les moindres bourgeoises voulurent prendre le genre à la mode, et parvinrent, à force de préciosité, à détruire en elles cet avantage accordé à leur sexe sur l’autre, de plaire, par la simplicité même, jusque dans la plus grande médiocrité d’esprit. Ce fut une. véritable épidémie, qui envahit tout le siècle, et dura presque autant que lui.

 

{p. 86} Le bon sens et le goût de Molière furent choqués de voir tant de femmes se gâter elles-mêmes par cette mode prétentieuse. Aussi, après les deux longues comédies d’intrigue de l’Etourdi et du Dépit amoureux, las d’imiter les autres et de remplacer les personnages les plus charmants de la scène par des fictions sans caractère et sans autre intérêt que la beauté des comédiennes ou l’imprévu des situations, il quitta brusquement les contrées chimériques des romans d’aventures pour entrer sur le terrain de la vie réelle, et il attaqua du premier coup la femme par la juste critique du défaut qui dépréciait alors toutes ses autres qualités.

L’intrigue des Précieuses285 est nulle : toute la comédie n’est qu’une scène où deux valets du grand monde, sous les habits de leurs maîtres, viennent flatter la préciosité de deux petites bourgeoises infectées de la maladie régnante. Mais quelle verve dans ce dialogue ! comme chaque mot frappe le langage affecté et les sentiments recherchés qui régnaient alors dans les salons ! Quel beau miroir, où les femmes furent forcées de contempler leurs propres ridicules et d’en rire jusqu’aux larmes ! Quelle excellente farce, où triomphe enfin le bon sens personnifié dans l’honnête homme de père si justement indigné des pommades, du lait virginal et du haut style286 !

{p. 87} Mais, sans doute, empêcher les femmes d’être coquettes et façonnières. n’était pas une moindre tâche que de rendre les médecins instruits, charitables et modestes ; car, pour elles comme pour eux, Molière se crut obligé de reprendre le même sujet de comédie jusqu’à la fin de sa vie287. Il continua la guerre à la préciosité dans les Fâcheux, dans la Critique de l’École des Femmes, et dans l’Impromptu de Versailles.

Quelle bonne satire du raffinement d’esprit substitué à la nature du cœur, que cette Orante et cette Climène des Fâcheux, qui s’appliquent sérieusement à discuter, en beau langage, s’il faut qu’un amant soit jaloux ou point jaloux288 ! Et cette autre Climène, qui se trouve mal pour avoir vu l’École des Femmes, et qui pousse la pudeur jusqu’à l’obscénité289 : « cette personne qui est précieuse depuis les pieds- jusqu’à la tête, et la plus grande façonnière du monde ; il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n’aillent que par ressorts ; elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue {p. 88} pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître grands : » en somme, «  la plus sotte bête qui se soit jamais.mêlée de raisonner290 ! » Et cette marquise façonnière de l’Impromptu de Versailles, qui se déhanche si bien, et se fait tant prier pour lever un peu sa coiffe291 ! Et cette servante précieuse, « qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et’ attrape comme elle peut tous les termes de sa maîtresse292 ! »

La préciosité avait atteint jusqu’aux domestiques. Loin de guérir, elle empirait. Ce n’était plus une maladie localisée à la cour et à Paris ; elle envahissait la province, où elle était encore plus malséante en des personnes moins polies par l’usage et plus disposées à outrer les modes293. Molière la poursuivit jusqu’au fond du Limousin, et ajouta un nouveau personnage à tous les précédents, la Comtesse d’Escarbagnas. Celle-ci ne peut s’asseoir sans dire dix fois : Ah ! madame, depuis qu’elle a été deux mois à Paris294 ; sa bonne, son marmiton et son cuisinier deviennent un petit laquais, une demoiselle suivante et un écuyer ; son armoire, une garde-robe, et son grenier, un garde-meuble295 ; « le petit voyage qu’elle {p. 89} a fait à Paris l’a ramenée dans Angoulême plus achevée qu’elle n’étoit ; l’approche de l’air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir296 : » elle ne peut plus vivre sans avoir des soupirants ; il lui faut un M. Tibaudier et un M. Harpin pour lui offrir des vers de quinze syllabes et des poires de bon chrétien, pour jouer tour à tour l’amant langoureux et l’amant emporté297 ; le beau style lui a si bien tourné la tête qu’elle ne sait plus parler français, excepté quand le naturel revient au galop298 avec son vocabulaire trop peu précieux299.

 

Enfin, non contentes d’être renchéries, maniérées, et absurdement coquettes, les femmes se mirent en tête d’être savantes, non-seulement en lettres, mais en philosophie, en astronomie, en médecine. Ce ne fut pas assez de tenir la plume et de transformer les salons en académies300, il fallut manier l’astrolabe {p. 90} et le bistouri301. C’est alors que Molière frappa tous ces ridicules réunis dans une comédie qui est le développement parfait de toutes les autres sur le même sujet. Après avoir jour la précieuse ridicule, il osa jouer la vraie précieuse302. Puis, à côté de cette peinture faite de verve, il voulut placer le portrait de la femme accomplie, et enseigner dans quelle juste mesure son esprit peut, doit s’appliquer aux sciences et aux lettres. Il mit sous les yeux la maison gouvernée par les précieuses et les savantes : il montra toutes les conséquences funestes de la conduite en apparence {p. 91} excusable d’une mère qui sort de son modeste et saint domaine pour se lancer dans la carrière du bel esprit et de la philosophie303. Il fit voir une vieille fille devenue folle au bruit étourdissant des madrigaux, du beau langage, des tourbillons et de l’amour platonique304 ; une belle et jeune fille pleine d’espérance, rendue sèche, orgueilleuse, incapable d’amour et de famille305 ; une gracieuse et spirituelle enfant près d’être immolée à l’engouement de sa mère pour un pédant aussi sot qu’intéressé306 ; une brave servante, humble providence de la maison, chassée comme une voleuse

À cause qu’elle manque à parler Vaugelas307 ;

enfin un père réduit dans sa maison au rôle d’ombre, condamné au silence par son amour de la paix, méprisé par ce trio de précieuses savantes, qu’indigne son peu d’esprit, et forcé enfin de protester contre la science et les lettres par cette immortelle boutade qui est dans la mémoire de tous308 : la guenille de Chrysale, rappelant sur la terre ces folles envolées vers les régions imaginaires du bel esprit, est un {p. 92} mot impérissable comme le pauvre homme de Tartuffe et la galère de Scapin309.

Non content d’opposer aux habitudes des femmes du temps les mœurs trop simples des femmes du bon vieux temps310 ; non content de mettre en action les ridicules d’une académie précieuse pendant un acte entier qu’ils remplissent uniquement311, Molière voulut faire briller l’exemple à côté de la critique, et exprimer ce que doit être la femme du monde dans une société polie.

Dès le début de sa pièce, il mit sur la scène, dans la bouche de la fraîche Henriette, cette franche expression du but pour lequel la femme est faite, en opposition aux théories sentimentales de l’éthérée Armande, qui se pâme au seul mot de mariage :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner, etc.312.

{p. 93} Puis, à cette vérité si simple et si oubliée, Molière joint des préceptes qui fixent avec juste mesure dans quelle limite la femme, l’épouse, la mère devra cultiver son intelligence et acquérir ce que l’instruction lui peut ajouter de mérite et d’agrément. Chrysale dit, dans sa protestation contre le pédantisme féminin :

Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie, et sache tant de choses313 ;

et à la délicatesse de cette réflexion dont le vieillard pousse les conséquences trop loin, Clitandre ajoute le dernier mot de la vérité et du bon sens :

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout.
Mais je ne lui veux point la passion choquante De se rendre savante afin d’être savante ;
Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.
De son étude enfin je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les anciens, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos314.

Ainsi, Molière conseille à la femme cette modestie discrète pour laquelle elle semble faite, et qu’elle ne peut jamais oublier sans perdre quelque chose de son attrait. Il lui rappelle sans cesse que son premier {p. 94} devoir est sa maison, cet humble royaume du foyer auquel elle doit songer avant tout. « Vous devriez, » dit Chrysale à Philaminte en s’adressant à Bélise,

Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous315.

Vos devoirs accomplis, ajoutez, si vous voulez, à vos charmes par l’instruction, mais sans devenir jamais une femme pédante ni même une femme savante.

Molière met sous vos yeux, en exemple, la femme douce, sage, instruite, spirituelle et modeste ; il vous montre Henriette, pleine de bon sens, de timidité, de grâce, de fines reparties ; sa droiture d’esprit lui suffit pour être inaccessible aux fades compliments d’un diseur de douceurs qui n’en veut qu’à sa dot316 ; pour répondre à un gros pédant ce mot plein d’esprit français et de grâce féminine :

Excusez-moi, monsieur, je n’entends pas le grec317 ;

pour déclarer nettement à l’homme qui veut l’épouser malgré elle, qu’elle ne se sent point la force de supporter les charges et les périls du mariage sans le soutien de l’amour318. Et tout cela, avec quel charme, quelle mesure, quel talent féminin et inimitable {p. 95} pour ménager les gens, quelle constance dans le droit chemin du bon sens et du cœur !

 

Le luxe d esprit choquait Molière : il n’était pas moins choqué du luxe matériel qui régnait de son temps autant que du nôtre, et par lequel les femmes croyaient se faire estimer à raison de l’effet qu’elles produisaient. Gomme il s’est moqué des femmes à toilette dans les Précieuses ridicules319 et dans la Comtesse d’Escarbagnas320, et comme en même temps il a compris et apprécié le naturel féminin, qui aime à se parer innocemment et à se rendre gracieux ! Comme Ariste dit bien ce que là-dessus l’indulgente raison doit permettre :

Elle321 aime à dépenser en habits, linges et nœuds :
Que voulez-vous ? Je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.

La juste mesure est partout dans Molière : il condamne les excès de dépense de la jeune Dorimène, qui épouse un riche vieillard pour payer ses parures322, et en même temps il se moque de Sganarelle, qui croit que par un édit on peut mettre un frein au luxe des femmes323. Il comprend que la simplicité de la parure, {p. 96} comme celle de l’esprit, est un charme qui n’appartient qu’aux âmes élevées par nature ou formées par une éducation supérieure ; il le dit et le montre, sans pouvoir, hélas ! le persuader plus à son siècle qu’au nôtre324.

 

Si Molière n’avait fait que combattre chez la femme le vice du siècle, et la peindre débarrassée de l’enveloppe luxueuse ou pédante dont elle s’affublait, ce serait déjà un titre de gloire. Mais son vaste génie ne s’est pas borné à faire justice d’un ridicule éphémère comme tous ceux de la mode. Il a fait pour la femme ce qu’il a fait pour l’homme : il l’a étudiée et dépeinte avec cette généralité de vue et cette largeur de raison qui donnent à ses œuvres un caractère universel.

Convaincu que la femme est un être libre et capable de conduite autant que l’homme, Molière s’indigne contre la prétention qu’on a eue longtemps de la faire vertueuse par force, et de la tenir ignorante par principe. La piquante Lisette de l’École des maris est le bon sens incarné, quand elle répond, avec un délicieux mélange de finesse et de naïveté, {p. 97} au Sganarelle qui croit s’assurer une femme parfaite en tenant sa pupille bien enfermée :

Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse,
S’il faut qu’il ait besoin qu’on le garde sans cesse325 !
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions ?
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ?.
Toutes ces gardes-là sont visions de fous ;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier à nous.
Qui nous gêne se met en un péril extrême,
Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C’est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soins à nous en empêcher ;
Et, si par un mari je me voyois contrainte,
J’aurois fort grande pente à confirmer sa crainte326.

Et comme si cette déclaration des droits de la femme n’avait pas assez de poids dans la bouche d’une suivante, Molière fait répéter le même plaidoyer par un homme sérieux, qui porte dans son discours l’élévation de son âme et l’autorité de son âge :

Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté ;
On le retient fort mal par tant d’austérité,
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner327.

{p. 98} Cette considération que l’honneur doit être gardé pour lui-même, pour la dignité et la joie intime qu’il procure, et non par crainte d’un châtiment, est un des plus beaux préceptes moraux qui se puissent proclamer. Et à côté s’en place un autre non moins élevé : c’est qu’un maître sage doit régner par le cœur.

Comme la vertu est aimable par soi, lui donner un aspect austère qui effraie les âmes délicates, c’est la trahir. On ne doit point les brider en tous leurs désirs ni leur refuser toute joie, mais leur apprendre à jouir honnêtement de ce qui est permis, à compter sur la douce bonté de ceux qui les dirigent, et à ne point     redouter comme une source de perdition ce qui ne le devient qu’autant qu’on en abuse.« Je tiens, » dit Ariste,

Qu’il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Lêonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes,
Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies ;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens, de tout temps,
Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;
Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre,
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre, etc.328.

Telle est la vraie vertu, inflexible quand il s’agit de l’honneur, indulgente tant qu’il ne court point de risques.

{p. 99} Que deviendra Isabelle enfermée ? Pour sortir, elle franchira les limites de la bienséance, de la prudence, du devoir, et se jettera de plein cœur dans les bras du premier qui s’offrira avec un air séduisant et une apparence d’honneur329.

 

Pour l’ignorance, qui est la prison de l’esprit, la leçon n’est pas moins bien donnée, et la sotte $ Arnolphe lui échappe aussi bien que la cloîtrée de Sganarelle. La belle théorie, d’enfermer une femme dans la stupidité, afin d’être sûr qu’elle ignore le mal ! « C’est assez pour elle, » dit Arnolphe,

De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer330.

Eh ! pauvre fou, une sotte sait-elle aimer ? Molière a une parole de philosophe, quand il répond à cela :

Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête

Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?

Une femme d’esprit peut trahir son devoir :

Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;

Et la stupide, au sien peut manquer d’ordinaire,

Sans en avoir l’envie et sans penser le faire331.

C’est une vérité morale de premier ordre, et qui ne se peut mieux exprimer, que l’ignorance n’est pas la vertu. Il n’y a point de gloire à marcher bravement {p. 100} au bord d’un précipice qu’on ne voit pas. Le vrai mérite connaît le mal et sait l’éviter. Arnolphe a fait l’impossible pour accomplir l’abrutissement dans l’âme de celle qu’il se destine :

Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C’est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée332...

Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la tarte a la crème et des enfants par l’oreille333 ; les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre Agnès dit presque, et fait penser une obscénité, à propos du bout de ruban que lui a pris Horace334. Non, ce n’était pas trop de cette triviale énergie pour attaquer l’erreur qui croit sauver la vertu par la stupidité et l’ignorance ; ce n’est trop d’aucune des scènes de la comédie pour dire et répéter tous les dangers auxquels sont exposés les malheureux tenus dans les ténèbres, et pour proclamer {p. 101} cette philosophique vérité, que le vrai se confond avec le bien, et que si nous savions parfaitement, nous pourrions ne faillir jamais.

Quel homme de cœur peut assister sans émotion au spectacle de cette jeune âme emprisonnée, qui conserve toujours et reconquiert enfin sa dignité libre, sous toutes les chaînes d’un despotisme absurde, sous tous les voiles d’une savante erreur, comme sous la glace immobile on entend l’eau irritée qui au premier printemps roulera dans la mer sa prison vaincue ? C’est un spectacle moral, de montrer celte imprescriptible liberté de l’âme qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré les efforts les plus patients et les plus habiles ; qui, jusque dans la naïveté d’une extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et de ses droits ; en sorte qu’après la lecture de la lettre d’Agnès, il n’est personne qui ne dise avec Horace :

Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?
Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable,
De gâter méchamment ce fond d’âme admirable,
D’avoir, dans l’ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté335 ?

En somme, la juste appréciation de l’École des Femmes est celle qu’exprimait Boileau dans les Stances {p. 102} qu’il envoyait à Molière pour ses étrennes de 1663, quatre jours après la première représentation336 :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage ;
Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais d’âge en âge
Divertir la postérité.
…...
Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité ;
Chacun profite à ton École ;
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon337.

Ce sont, dans l’une et l’autre École ; d’honnêtes amants qui enlèvent et épousent Isabelle et Agnès ; mais qui ne sent que la leçon va plus loin, et que, dans la vie, qui n’est point une comédie, c’est à la perte et au déshonneur qu’aboutit presque toujours cette contrainte coupable imposée à la personne et à l’âme ?

CHAPITRE VI.
Les Femmes. §

{p. 103} Mais si la femme doit jouir d’une honorable liberté et être pourvue d’une instruction discrète, ce n’est pas pour en abuser. Il faut qu’elle ait le sentiment profond de ses devoirs ; et c’est pour les mieux accomplir qu’elle doit user des droits que Molière réclame.

Fille, qu’elle soit modeste et douce comme Henriette338 et Angélique339. Qu’elle soit parée de réserve et de pudeur, non pas de la pudeur farouche des bégueules, qui n’est qu’affectation et hypocrisie, mais de la simple et franche honnêteté à Eliante340, d’Elmire341, d’Uranie342 : « L’honnêteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L’affectation en cette matière est pire qu’en toute autre, et je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse {p. 104} d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s’offense de l’ombre des choses343. »

Que le naturel du cœur et de l’esprit soit son charme344. Que le respect et l’affection envers ses parents ne soient diminués ni par leurs ridicules ni par leur injustice même345. Quelle soit confiante en sa mère comme Lucile346, en son père comme Henriette347 ; et qu’elle préfère, malgré leurs manies ou leur sévérité, ces confidents qui l’aiment, aux Nérines et à toutes les femmes d’intrigue348. Qu’elle ait pour eux ce cœur filial, toujours soumis et toujours aimant, qui fait dire à Mariane, quand elle découvre le père qu’elle n’a jamais connu, ce mot si touchant : « C’est vous que ma mère a tant pleuré349 ? » Qu’elle songe à l’avenir, et que, sous tous les dehors de la grâce et de l’esprit, elle nourrisse au fond du cœur la sérieuse pensée du devoir, de l’époux qu’elle devra aimer, des enfants qu’elle devra élever350.

Qu’elle s’exerce d’avance à tous les devoirs de sa {p. 105} vie future par la soumission, et qu’elle n’oublie qu’à la dernière extrémité l’obéissance, mais jamais le respect, dus à ceux que Dieu lui a donnés pour maîtres351.

 

Amante, que la pudeur avant tout, et l’honneur, et l’abnégation soient les vertus qui l’élèvent et la rendent digne de devenir femme352.

Epouse, que son mari et ses enfants deviennent sa vie ; que le monde, les plaisirs de toute sorte353, les vanités de l’esprit354, la coquetterie355, la frivolité, soient oubliés, pour faire place aux devoirs et aux joies du foyer. Que la gracieuse Henriette devienne sans effort la digne Elmire ; car on ne peut guère citer comme modèle d’épouse, malgré la grâce et la chasteté antique de son amour, la mythologique Alcmène356.

Peut-être Elmire est-elle moins remarquée que d’autres parmi les femmes de Molière : ce manque d’éclat même est une de ses qualités. Jeune, belle, {p. 106} capable d’inspirer une passion folle, elle s’est enfermée dans sa famille, et, sans quitter le monde, elle a su renoncer aux triomphes mondains. Quoique mariée à un homme âgé qui ne l’apprécie pas, elle ne songe plus à être regardée, et cette modestie est le couronnement de tous les autres mérites qui font d’elle une femme accomplie357. Sa vertu, douce et cachée, n’est pas pour cela moins ferme que l’intraitable vertu d’Alceste. Sur l’honneur et le devoir, elle est inébranlable358 ; mais elle les pratique si naturellement, qu’elle n’y croit avoir aucune gloire, et n’en tire aucun orgueil. Que son mari soit sot et crédule359, que sa belle-mère vienne se mêler de donner chez elle des avis absurdes360, son affection ni son respect pour eux ne sont pas diminués. Ce qui surtout est admirable en elle, c’est, à tant de vertu, de joindre tant d’indulgence, de rester si bonne et si calme au milieu des tempêtes d’une maison bouleversée par les entreprises d’un si audacieux hypocrite. Les autres ont beau faillir, elle ne faiblit {p. 107} jamais ; ils ont beau méconnaître ses mérites et attaquer sa conduite, jamais de sa bouche ne sort un mot de blâme ou d’aigreur : aux injures de Mme Pernelle, elle n’oppose qu’un doux et digne silence361 ; à l’impudente déclaration de Tartuffe, elle ne répond qu’avec le mépris serein de la véritable vertu, assez forte pour se défendre sans colère362. Quand le fils d’Orgon, outré de tant de scélératesse et emporté par la fougue de son âge, veut tout révéler au père, elle dit :

Non, Damis ; il suffit qu’il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.
Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.
Ce n’est pas mon humeur de faire des éclats ;
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles363.

Et quand le fils terrible a parlé, elle dit encore, pour calmer la colère d’Orgon et éviter un scandale inutile :

Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d’un mari traverser le repos ;
Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
Et qu’il suffit pour nous de savoir nous défendre364.

Si tant de réserve était inspiré par la "constance d’une âme qui se sent inébranlable, ce serait beau : mais à cette intrépidité de conscience se joint, chez {p. 108} Elmire, quelque chose de plus beau : l’amour pour ses enfants d’adoption. Ce n’est pas une marâtre qui supporte une belle-fille : c’est une mère qui veille au salut de sa fille, et qui pousse le dévouement maternel jusqu’à ménager l’ennemi domestique365.

Quelque embrouillées que soient les affaires de la maison, Elmire songe à tout, à son honneur à elle, au bien de son mari, à la réputation des siens, à la paix du ménage, à l’avenir et au bonheur des enfants. Enfin, quand elle voit tous ses efforts sur le point d’échouer, c’est elle-même qui se décide à éclairer le père pris pour dupe et l’époux outragé ; c’est l’épouse, c’est la mère par amour et par devoir, sinon par nature, qui se chargera de cette tâche, et qui se sentira assez inattaquable pour offrir au chef de famille le spectacle des attaques dont elle est l’objet. Quel coup de maître, que de montrer la vertu dans cette épreuve où elle seule peut passer intacte ! C’est là qu’apparaît Elmire dans sa gloire, quand elle sait rester chaste en étant coquette, et rehausser son honneur en jouant le rôle le moins honorant. On.admire, sans trouver de termes pour la louer, cette scène étonnante, où, avec une vérité crue et une hardiesse sans exemple, sont placés face à face le vice et la vertu, dans une situation si critique, qu’il fallait toute l’audace du génie pour l’aborder. Elmire y montre que, pour être vertueuse, on n’est pas condamnée à n’avoir ni esprit ni agrément : la grâce, {p. 109} les fines reparties, l’à-propos, tous les charmes féminins brillent en tout ce quelle dit366. Elle a sauvé la maison, et n’est pour cela ni plus fière ni plus sévère envers le mari qui l’a ruinée. Toujours égale en son humeur, elle apporte la consolation et l’indulgence là où elle aurait le droit d’accuser367. Elle reste inébranlable dans son rôle saint et charmant d’épouse, de mère, et même de femme d’esprit, ce qui ne gâte rien.

 

Mère, en vieillissant, elle n’ira pas, comme Mme Pernelle compromettre, par la sottise et le radotage, le respect dû à ses cheveux gris, ni montrer que l’entêtement d’un vieillard peut être plus absurde que celui d’un enfant368. Elle ne deviendra pas, comme Béline, un monstre dans lequel l’égoïsme et l’avarice ont effacé tout ce qui restait de la femme369 ; ni, comme Philaminte, une pédante orgueilleuse qui sacrifie son mari, sa fille, sa maison à la vanité, du bel esprit370 ; ni, comme Mme de Sotenville, une folle de Noblesse, en qui l’amour du nom et du titre a tué tout autre sentiment, et qui croit qu’une famille n’est qu’une généalogie371. Elle sera, comme {p. 110} Mme Jourdain, avec plus de grâce et d’esprit si elle peut, la mère de famille qui veille à tout, môme quand le père oublie son devoir et quitte son rôle de chef respecté372.

Servante même, la femme aura des devoirs auxquels Molière a songé. Elle sera fidèle et dévouée. Quand la mère. manquera, elle la  remplacera auprès, des filles., comme Lisette373, Donne374, ou Toinette375. Elle ne sera point une femme d’intrigue ou une complice de désordres376. Elle deviendra la sauvegarde et l’honneur de la famille, comme la sage et rieuse Nicole377 et la médecine Toinette378. Et quand la maison, par l’erreur ou la faiblesse des chefs, s’en ira comme un navire sans pilote, ce sera elle, s’il le faut, qui prendra en main le gouvernail, et, par l’autorité du dévouement et du bon sens, sauvera la famille, comme fait Martine379.

{p. 111} Mais, fille ou mère, épouse ou servante, qu’elle soit douce et gaie. Qu’elle apporte, par ses charmes et son esprit, cet élément de grâce et d’agrément que l’homme tout seul ne peut mettre dans la vie commune380. Qu’elle soit indulgente, polie ; qu’elle n’aille point perdre son temps dans ces conversations où le prochain est toujours attaqué ; qu’elle apprenne à être sage sans aigreur, et à avoir de l’esprit sans médire381.

La douceur dans la vertu, Molière la réclame toutes les fois que l’occasion s’en offre. Il ne peut, pas plus que Boileau, supporter « ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les autres ne soient rien en comparaison d’un misérable honneur dont personne ne se soucie382. »II déteste également « ces personnes qui prêtent doucement des charités à tout le monde, ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant, et seraient bien fâchées d’avoir souffert qu’on eût dit du {p. 112} bien du prochain383. »Il veut que, jusque dans sa défense, la vertu attaquée reste douce ; il fait exprimer ce précepte par Elmire, insultée par la lubrique déclaration de Tartuffe :

J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis pas du tout de ces prudes sauvages,
Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens384.

Il semble que, sans douceur, la vertu ne soit plus vertu à ses yeux, et que, dans l’idée sereine qu’il se fait de la femme, il ait toujours devant l’esprit le mot divin : « Major charitas385. »

 

Surtout, qu’elle soit franche. Qu’elle imite Eliante, sœur idéale d’Henriette, et qu’elle sache, comme elles deux, allier toute la sincérité avec toute la grâce et toute la politesse386.

L’homme n’a guère qu’une manière d’être hypocrite : la femme en a deux, la pruderie et la coquetterie. En mettant aux prises Célimène et Arsinoé387, Molière a montré qu’il détestait également ces deux vices, et qu’il avait autant de mépris pour celles qui feignent la vertu que pour celles qui feignent l’amour.

Avec le pédantisme, la coquetterie est, chez la {p. 113} femme, ce qui répugne le plus à Molière. Il trouve indignes toutes ces manœuvres de la vanité, tous ces mensonges des yeux et des lèvres, tout ce travail perfide pour conquérir des amants qu’on n’aime pas, et pour tromper quelquefois un honnête homme qu’on désespère. Ici Molière est plus sévère que le monde : est-ce pour avoir été trompé lui-même, et par une amertume personnelle, qu’il a mis Célimène sur la scène388 ? Quoique cette présomption soit séduisante, j’aimerais mieux voir ici une idée plus haute. Si l’homme est grand par l’esprit, la. femme est éminente par le cœur. Or, la coquette n’a pas de cœur : c’est pour cela que Molière, abhorrait la coquetterie chez la femme, comme la sottise ou l’imposture chez l’homme. Que le monde pardonne ce terme énergique, mais une femme sans cœur était à ses yeux un monstre, comme un homme sans honneur. Il a beau dissimuler sous le badinage comique l’émotion répulsive que lui cause une coquette, on sent percer son mépris, son indignation contre celles qui passent leur vie à inspirer de l’amour sans avoir rien que de la vanité. Il semble que ces deux vers d’un poète moderne aient été inspirés par le dernier acte du Misanthrope :

… Oh ! la triste chose et l’étrange malheur,
Lorsque dans leurs filets tombe un homme de cœur389 !

{p. 114} Là encore est la morale du Misanthrope, aussi forte et aussi délicate que celle qui ressort du caractère d’Alceste. On trouve tout simple qu’une jeune et jolie femme tienne un salon ouvert où se groupe une cour d’adorateurs à la mode. Au milieu de l’encens dont l’enivrent ses sujets, la reine du salon prend l’habitude des médisances spirituelles et des épigrammes charitables ; elle s’applaudit du facile succès que sa beauté fait accorder à ses malices, et se fait avantage auprès de chacun du mal qu’elle dit des autres390. Peu à peu, les petites intrigues se nouent391 ; le temps et le cœur s’usent à ménager les prétendants, et à tenir la balance égale entre tant de gens qui s’enhardissent pour la faire pencher de leur côté392 ; la vanité, l’audace grandit à mesure que le cœur s’amoindrit ; les vrais amis s’éloignent discrètement pour faire place aux faux amants ; on finit par se perdre soi-même au milieu de ses propres ruses, et par être impitoyablement humiliée par ceux-là dont on croyait s’être fait des esclaves en se compromettant393 ; et quand il n’en reste plus qu’un seul, celui qu’on a tourmenté sans pitié par tous les raffinements de la coquetterie, et qui pourrait seul rendre le bonheur avec l’honneur, celui-là, on n’est plus capable de l’aimer ; on le {p. 115} réduit au désespoir par une exigence indigne394 ; et l’on demeure perdue à l’amour qu’on n’a point connu, au monde qui met autant de froideur dans ses dédains qu’il apportait d’ardeur dans ses flatteries : heureuse encore si l’on n’est pas perdue au repentir, et si, dans l’âme desséchée, il reste encore de quoi aimer la vertu autrement que par nécessité : après cette jeunesse de Célimène, la triste chose \ de finir en Arsinoé ! Ce rôle sans paix ni trêve de (honteux mensonge et de basse jalousie, si cruellement dépeint par l’imprudente et jeune coquette, sera un jour, hélas ! sa dernière ressource395 ! Après l’irréparable ruine des charmes du corps, que reste-t-il des grâces du cœur, quand enfin on est réduite à entrer dans la confrérie de celles « qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde pourvu qu’elles sauvent les apparences ; qui croient que le péché n’est que dans le scandale396, »

Et couvrent de Dieu même, empreint sur leur visage,
De leurs honteux plaisirs l’affreux libertinage397 ?

Après tant de vérité, tant de principes excellents, tant de grâce et de bon sens apporté dans la peinture {p. 116} de la femme, il serait trop rigoureux de reprocher à Molière d’avoir introduit sur la scène quelques femmes d’intrigue, comme Nérine ou Frosine398 ; sans doute, le moraliste doit être aussi sévère pour elles que pour les Mascarilles et les Scapins399 : mais elles sont plus que compensées par ces bonnes et fidèles servantes comme Nicole, Martine, Toinette, qui ne connaissent de famille ni d’affection que leurs maîtres, et qui sont, avec toute leur rusticité, des modèles de bon sens et de dévouement400.

Il n’y a pas lieu non plus d’être sévère pour les personnages chimériques et irréalisables comme les esclaves de l’Etourdi et de l’Amour peintre401, ou l’étrange garçon du Dépit amoureux402. Ces gracieuses conceptions, purement artistiques, sont trop loin de la réalité pour avoir une influence sur les mœurs réelles : elles ne vivent que dans le domaine de l’imagination, comme les gentilles princesses de la Princesse d’Elide403 et des Amants magnifiques404, les bergères de Mélicerte405, les fées et les nymphes de File enchantée406, ou les déesses qui entourent {p. 117} la fantastique et ravissante Psyché407. On pourra reparler d’elles à propos de l’amour, qui est toujours l’amour, chez les bergères comme chez les divinités408 ; mais ici, on peut négliger ces créations trop différentes de l’humanité, qui sont vraiment innocentes.

On trouverait plutôt à redire aux femmes qui, dans la pratique de la vie, par une monstruosité morale déjà signalée409, mêlent des qualités et des défauts contradictoires : toutes les entremetteuses citées plus haut410 ont trop peu de conscience, et trop de cœur et d’esprit. Au même titre, Julie, dans M. de Pourceaugnac, se présente d’abord avec trop de délicatesse et de pudeur, pour être capable du rôle qu’elle joue pour dégoûter son provincial prétendant411. De même, dans le Tartuffe, il est fâcheux de mettre tant de bon sens et de vertu dans une égrillarde comme Dorine : elle a trop de finesse, de délicatesse, d’autorité dans la maison, pour être en même temps une fille suivante un peu trop forte en gueule et capable de la gaillardise de toute la peau412.

{p. 118} Enfin, il est impossible d’approuver, même en les acceptant comme typés de satire, des personnes comme la jeune Dorimène du Mariage forcé413, la Femme de Sganarelle dans le Cocu imaginaire414, la Martine et la Jacqueline du Médecin malgré lui415, la Cléanthis d’Amphitryon416, l’Angélique du Mari confondu417, qui avait paru déjà dans la Jalousie du Barbouillé418. Toutes ces luronnes sont trop joyeuses et trop comiques pour que le spectateur puisse songer à condamner leur très-condamnable conduite ; d’ailleurs, même dans la farce, la grossièreté est de trop, et l’immodestie ne doit pas être ainsi étalée419.

Mais ces fautes, qui touchent autant à l’art qu’à la morale, sont trop secondaires pour diminuer en somme l’éclat et la moralité des femmes de Molière. Quel mérite n’est-ce point que d’avoir seul, sans modèle ancien ni exemple contemporain, su voir et dépeindre avec tant de finesse.et d’énergie ce que doit être la femme : pure, simple, franche, douce, {p. 119} naturelle gracieuse ! Il y avait du génie à le concevoir ; il y avait de l’audace à le dire aux femmes, du siècle.

Toutefois, en admirant celte puissance d’esprit, cette justesse de sens, cette délicatesse de cœur, cette hauteur de vue qui rendent immortelles les peintures de femmes faites par Molière, le moraliste mettra quelque restriction aux louanges que l’enthousiasme l’entraînerait à donner. Si Molière montre presque toujours les femmes sous un jour moral, ce n’est pas seulement par intention et par conviction ; c’est aussi par art : c’est que la femme ne peut plaire qu’honnête. Chez l’homme, les passions coupables sont quelquefois revêtues d’un vernis d’élégance, même de grandeur, qui les rend propres à intéresser : c’est un privilège des femmes que l’honneur leur soit si naturel et si nécessaire, qu’elles paraissent repoussantes sitôt qu’elles s’en séparent. Jamais sur le théâtre il n’a été possible de forcer la sympathie du spectateur pour la femme vicieuse. Si Phèdre nous attache, c’est que son amour insensé est aux prises avec cette douleur vertueuse dont parle Boileau420 ; c’est que cette douleur la tue. Si de nos jours des auteurs plus hardis qu’heureux ont tenté de nous intéresser à des courtisanes héroïques, le succès a trompé leur attente ; et s’ils ont su plaire quelquefois, ce n’est que par l’introduction de vertus impossibles {p. 120} dans des caractères faux, inacceptables à la scène parce qu’ils sont inconnus dans la réalité. Cette raison, qui explique en partie pourquoi le théâtre féminin de Molière, est généralement moral, peut amoindrir un peu son mérite au point de vue de l’intention ; mais il ne reste pas moins grand, quand on songe à tant d’excellents préceptes et de leçons délicates sur des sujets qu’il est peut-être impossible de traiter parfaitement dans des livres ou dans des sermons. On doit surtout un respect profond à Molière, pour avoir compris et montré cette vérité mystérieuse de l’union intime de la femme et de l’honneur, qui fait penser à la gracieuse légende de l’hermine. C’est la voix du cœur et du bon sens ; et il ne serait pas malheureux qu’on l’écoutât davantage aujourd’hui, dans les lettres, et partout.

CHAPITRE VII.
De l’Amour. §

{p. 121} L’amour, entre l’homme et la femme accomplis tels que les veut Molière, sera un beau sentiment, qui, sans les amollir, leur donnera encore plus de valeur et de charme. Dans cette passion, comme dans toute leur conduite, ils seront d’abord poussés par ce sens naturel, infus dans toutes les âmes, qui est le fondement de la morale. L’amour, chez eux, ne sera point un entraînement des sens seulement, ni une fantaisie de l’imagination exaltée par quelque circonstance romanesque ; il ne sera pas une affaire de mode, ni un marché d’intérêt, ni une alliance fondée froidement par la raison, non : il sera l’amour, cette inexplicable et toute-puissante attraction d’une âme vers une autre âme, non point nue et abstraite, mais vivante, revêtue d’un corps et d’un sexe, joignant la grâce physique aux charmes de l’esprit et aux caresses du cœur ; enfin ce je ne sais quoi421, matière infinie des poètes, mystère inexplicable {p. 122} pour Platon, si l’on n’y admet quelque chose de divin422. On est saisi d’étonnement en face du génie de Molière, quand on voit que cet acteur de farces a su représenter l’amour aussi bien que les plus grands tragiques, avec une élévation et une vérité émouvante, sans le chercher pourtant dans ses excès presque surhumains, plus propres à inspirer les artistes. Il semble que ce ne soit plus le domaine de la comédie ; mais le domaine de Molière est partout.

On a dit avec raison que l’amour ne peut guère être exprimé que par ceux qui l’ont éprouvé. Si Racine apprit à déclamer à la Champmeslé, elle lui apprit sans doute à faire parler Bérénice, et c’est l’année qui suivit un mariage plein d’amour, que Corneille peignit l’amour conjugal de Pauline. (Molière aima sa femme d’une passion dévouée, délicate et jalouse, que ne put éteindre ni l’indifférence ni l’infidélité. Et le peu que nous savons de l’histoire de son cœur permet de supposer qu’il trouva plus d’une fois dans des émotions personnelles quelques-unes de ses meilleures inspirations423. {p. 123} Mais ce n’est ni pour une maîtresse ni pour une femme que Corneille, Racine, Molière, furent ce qu’ils furent. Les événements de leur vie privée n’ont été réellement que des occasions d’être émus, qu’ils auraient toujours trouvées en vivant. La triste erreur des littérateurs bohèmes, et quelques-uns ont eu assez de talent et de douleurs pour mériter cette mention, consiste à s’imaginer qu’ils deviendront de grands hommes parce qu’ils imitent les écarts de mœurs de quelques grands hommes. C’est parce que Molière est Molière, non parce qu’il aima Armande Béjart, qu’il est un peintre sublime de l’amour. Ce qui le lui fit connaître et peindre ainsi, c’est son universel génie, à qui rien d’humain n’était étranger ; et ce qui donne à ses peintures d’amour un caractère moral. c’est son bon sens, qui resta toujours debout malgré les assauts de la passion.

{p. 124} Ce bon sens lui apprit à voir l’amour en philosophe, comme une des facultés naturelles de l’homme, bonne quand il ne la laisse pas parler plus haut que la raison, belle jusqu’au sublime dans les âmes qui, par nature et par volonté, sont belles et élevées. C’est une œuvre essentiellement morale, de montrer que la passion qui tient le plus de place dans le monde, et dont les excès sont le plus funestes, est pleine de joie et de dignité, quand l’homme sait se garder assez pour n’y céder que dans le temps et les circonstances qui peuvent la rendre utile, noble, et faire d’elle le soutien et le charme de la vie. Qui n’aura plaisir à rechercher, dans tant de figures charmantes, le type de l’amour tel que l’entendait Molière ?

 

Et donc, l’amour est d’abord un mouvement naturel ; mais, par le mot de nature, gardons-nous de comprendre les excitations instinctives du corps ou de l’imagination, faites pour être dominées et non obéies : il veut dire ici cette nature humaine en laquelle Cicéron ajustement affirmé qu’il faut chercher la source de la conduite et du devoir, parce que c’est une nature essentiellement raisonnable424.

Oui, l’imprescriptible raison règne dans l’amour vrai, en fait la grandeur, la bonté, la durée, l’énergie. L’amour vrai ne naît point au hasard, par une {p. 125} séduction des sens, par une fascination des yeux, ni même par un agrément de l’esprit : tous ces charmes ne produisent que des caprices passagers, d’autant plus vite éteints qu’ils sont nés plus soudainement425, comme les belles passions de don Juan426 ou les vieux désirs d’Harpagon427. Il naît d’une conformité des âmes, qui sentent, par un penchant dominateur, qu’elles sont faites de manière à être heureuses ensemble : une vue intérieure fait découvrir à chacune d’elles que l’autre possède les qualités nécessaires pour le bonheur commun ; et un irrésistible attrait les pousse à se chercher et à s’unir pour la vie.

Cet attrait, ce n’est point la grâce du corps qui l’excite : la beauté n’est capable de produire l’amour que parce qu’elle est l’interprète de l’âme qui la vivifie. Souvent, ce n’est qu’après des recherches lentes et des erreurs cruelles, qu’une personne en découvre enfin une autre qui puisse l’aimer et qu’elle puisse aimer428. Si quelquefois des circonstances {p. 126} romanesques concourent à cette rencontre, elles sont l’occasion, non la cause de l’amour. Les hasards qui semblent le faire naître dans plus d’une pièce de Molière n’ont guère plus d’importance que les dénouements qui le couronnent : ce sont des nécessités de la comédie, qui ne peut commencer ni finir sans prétexte. Ce n’est pas en somme pour avoir été sauvée des eaux par lui qu’Elise aime Valère429 ; l’ardente passion qui fait tout braver à Octave n’a pas été causée par les cheveux épars et la simple futaine de Zerbinette430. Mais, en de telles aventures, les âmes se montrent ; le bon naturel de l’esclave égyptienne paraît dans son affection pour sa vieille nourrice ; la noblesse de Cléante éclate dans son ardeur à embrasser la défense d’une femme inconnue431. Ces ressorts aident le poète à hâter sans invraisemblance la liaison des cœurs qu’il est obligé d’unir en quelques scènes ; et pourtant, ce court espace lui suffit aussi.pour montrer que l’amour vrai est l’amour des âmes, faites par Dieu avec le tendre et noble penchant de se donner tout entières à des âmes dignes d’elles. Les belles âmes sont ainsi faites par nature, et la nature qui les pousse à aimer est aussi irrésistible que la nature qui leur fait connaître le vrai et pratiquer le bien. Sans doute tous les instincts de notre âme, qui sont les invariables points de départ de la morale, peuvent être égarés de leur voie et détournés {p. 127} vers les aberrations les plus funestes ; mais ils existent quand même, et vivent immortels au milieu des erreurs et des misères, même des dégradations de l’humanité : le philosophe qui les décrit, le poète qui les peint, sont des hommes utiles.

À travers les intrigues de ses comédies., Molière a peint l’amour naturel432, instinct des cœurs honnêtes : c’est un service qu’il a rendu à ses semblables. Ses amoureux sont autant d’heureux exemples du cœur humain suivant naturellement un de ses plus précieux penchants ; et, de tous ces tableaux vivants, ressort doucement la figure de l’amour vrai, naturel, partant moral.

 

Comme les plantes et les animaux en leur printemps, c’est dans la fleur de l’âge et de l’esprit que l’homme et la femme, emportés réciproquement vers un être digne d’eux, s’aimeront avec toute l’ardeur de la jeunesse et du cœur, toute la noblesse des âmes pures et élevées433. Leur passion sera d’autant plus vive et plus belle, qu’ils seront plus parfaits ; car toute vertu, toute intelligence, toute grâce les rendront plus propres à éprouver et à inspirer {p. 128} l’amour. C’est pour eux seuls, pour eux tout entiers qu’ils s’aimeront, ardents à poursuivre une union indissoluble, dans laquelle ils trouveront ce qui manque à leur solitude : la joie d’être deux à vivre, à souffrir434.

Regardez Henriette et Clitandre435 : n’est-ce pas la nature même qui porte l’une à l’autre ces deux personnes accomplies ? Ce sentiment, à l’âge où ils sont le mieux faits pour en jouir, ne vient-il pas développer et ennoblir toutes les qualités du cœur et de l’esprit qu’ils possédaient déjà436 ? Et quand le bonhomme Chrysale, en les voyant s’aimer de si bon cœur, s’écrie :

Ah ! les douces caresses !
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,
Et je me ressouviens de mes jeunes amours437,

qui n’a devant les yeux cet amour pur et naturel, plein de joie et d’honneur, que Phèdre dépeint avec tant de vérité dans son désespoir de n’en pouvoir jouir :

Hélas ! ils se voyoient avec pleine licence !
Le ciel de leurs soupirs approuvoit l’innocence ;
Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux ;
Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux438 !

{p. 129} Ce charme d’une affection naturelle dans des âmes. pures, Molière le montre maintes fois sur son théâtre ; et chaque fois c’est avec une émotion nouvelle qu’on s’intéresse de cœur à ces simples et touchantes passions, qu’elles entraînent les dieux mêmes et les nymphes comme Amour et Psyché439, ou les valets et les servantes comme Covielle et Nicole440. C’est l’Eternel amour qu’il sait peindre et varier à l’infini, toujours le même et toujours nouveau comme la parure des champs441, un et divers comme les visages des mille nymphes toutes sœurs qui peuplaient l’océan d’Ovide442.

Don Garde et done Elvire, don Alphonse et done Ignés du Prince Jaloux, montrent, dans une dignité princière, les mêmes sentiments vrais et naturels qui animent Isabelle et Valère dans l’École des Maris, et qui, dans l’École des Femmes, produisent le délicieux épanouissement de la jeune âme {p. 130} d’Agnès443. Même dans une pièce de commande écrite en quinze jours, comme les Fâcheux, l’amour d’Orphise et d’Eraste444 est supérieur à tous les amours de roman dont Scudéri donnait alors si libéralement des volumes445. Qui peut repenser sans charme à tous ces amoureux du Dépit, des deux Écoles, de la Princesse d’Elide, de l’Amour médecin, du Misanthrope, du Médecin malgré lui, de Mélicerte, de l’Amour peintre, du Tartuffe, de l’Avare, de M. de Pourceaugnac, des Amants magnifiques, du Bourgeois gentilhomme, de Psyché, des Fourberies de Scapin, de la Comtesse d’Escarbagnas, des Femmes savantes, du Malade imaginaire446 ? Dieux, princes, bergers, bourgeois, gentilshommes, valets, on en trouve partout sans qu’on songe jamais à s’en plaindre : Célie, Hippolyte, Lucile, Elvire, Isabelle, Agnès, Lucinde, Eliante, Mariane, Elise, Julie, Eriphile, Psyché, Zerbinette, Hyacinthe, Henriette, Angélique, je vous aime, avec vos Lélies, vos Léandres, vos Erastes, vos Valères, vos Horaces, {p. 131} vos Orontes, vos Sostrates, vos Cléontes, vos Octaves, vos Cléantes, et vos Clitandres, doux noms et charmants souvenirs, aimables figures qui venez, au milieu des farces les plus risibles ou des peintures de caractère les plus hardies, apporter la grâce riante de vos jeunes amours !

Il est beau d’avoir conçu cette idée élevée d’un sentiment qui peut tomber si bas ; il est bien d’avoir exprimé que ce sentiment est une passion de l’âme, non un appétit du corps ; il est glorieux d’avoir montré sur la scène, dans des situations souvent délicates, le caractère chaste et spiritualiste de l’amour, quand tant d’auteurs ont cherché et cherchent encore le succès dans son étalage tout matériel, quand tant de critiques se prosternent devant la peinture corruptrice de ce qu’ils appellent l’amour physique.

Mais il est peut-être plus beau, meilleur, plus glorieux encore d’avoir su, en s’élevant dans ces régions supérieures et presque divines, rester sur la terre, et ne s’égarer jamais hors de la vie pratique et de la vérité humaine, là où Platon lui-même, emporté par son génie, s’envola hors de l’humanité447.

Ici triomphe le bon sens de Molière, et ses peintures, par leur juste rapport avec la réalité, prennent un caractère particulièrement utile et moral. Oui, la source de l’amour est belle, pure, sublime : mais l’amoureux est homme ; et, pour aimer, il n’en est {p. 132} pas moins aux prises avec toutes sortes de misères : il est jeune, il est jaloux, il est fou, il est sans courage et sans conduite, il est susceptible et déraisonnable, il manque de dignité, même d’honneur. Pour amener le bonheur qu’ils n’ont pas la raison ni. l’énergie de chercher par eux-mêmes, Lélie s’abandonne à un Mascarille448, Ascagne à une Frosine449. L’indiscret et vantard Horace va raconter d’abord sa passion à Arnolphe, au risque de perdre à jamais son Agnès450. Dans F Etourdi, le Dépit amoureux, l’Amour médecin, les deux Écoles, le Médecin malgré lui, l’Avare, les Fourberies de Scapin, M. de Pourceaugnac, on voit sans cesse les amants tomber des sentiments les plus beaux dans les ruses les moins dignes, et employer des chemins honteux pour atteindre un but honorable qu’ils n’ont pas la constance de chercher par la seule route de l’honneur.

C’est que nous sommes ainsi faits ; l’amour le plus pur prend les confidents les plus méprisables451 ; le cœur le plus respectueux pour sa maîtresse manque de respect à son père452 ; l’âme la plus ferme, la plus sage, se désespère d’une chimère ou d’un doute453 : pauvres amoureux, comme les voilà pour rien inquiets, jaloux, brouillés, perdus ! Et comme {p. 133} ils reviennent tout à coup de l’emportement à la soumission, du soupçon à l’aveuglement454 ! Quel mélange d’humilité sans bornes et d’amour propre inflexible !

Et c’est la vérité : sous toutes ces erreurs et ces hésitations qui sont vraies, il y a l’amour vrai, qu’aucune puissance, aucun intérêt ne pourra arrêter, parce que les cœurs qu’il mène sont poussés par une puissance et un intérêt supérieurs à tous les autres455. Cet amour aura une persévérance sans fin, une adresse inépuisable pour déjouer les desseins contraires et surmonter les obstacles456. Ni la violence ni l’autorité ne pourront rien sur lui que l’exciter davantage à une noble révolte457. Il inspirera aux âmes les plus timides un courage inconnu, une résolution inébranlable458. Il apprendra aux plus rudes caractères des délicatesses infinies, des douceurs angéliques459. Il sera dévoué et fidèle absolument460. Il deviendra la vie même de ceux dont il s’empare461. Il leur fera un devoir formel de la {p. 134} franchise sans réserves462. Il sera pur463 : jamais un amant, qui aime de l’amour peint par Molière, ne songera à faire sa maîtresse de son amante, ou plutôt ce mot de maîtresse deviendra chaste dans sa bouche et dans sa pensée ; il sera toujours ému de respect devant celle en qui il vénère sa propre dignité et son honneur même. Tout cela surnage au-dessus de toutes les intrigues et de toutes les faiblesses ; tout cela est exprimé ou indiqué avec une mesure et une justesse qui donnent à l’ensemble de ces peintures d’amour un caractère général de moralité, et qui placent le théâtre de Molière à une distance infinie au-dessus de l’immense majorité des drames et des romans d’amour464.

 

Mais, dans ce grand enseignement, il est un point précis sur lequel le maître a insisté avec une persistance due à la fois au défaut de son siècle et au caractère de son âme : c’est la coquetterie.

La coquetterie est incompatible avec l’amour, parce qu’elle est égoïsme et parce qu’elle est mensonge. Célimène n’aime point, parce qu’elle est coquette : ce vice la rend incapable de comprendre la.seule passion vraie qu’elle ait inspirée dans toute la cour.de galants qui l’obsède465. La prude Arsinoé ne {p. 135} peut pas davantage connaître l’amour dans la coquetterie de vertu que son âge lui impose466. Armande et Bélise, dans leur coquetterie de pédantes, ne soupçonnent point ce que c’est qu’aimer467, et la comtesse d’Escarbagnas, dans sa coquetterie de vieille provinciale’, montre en caricature extravagante quelle distance de la terre au ciel il y a de la coquetterie à l’amour468.

Molière a dit celle vérité au milieu d’une société où le raffinement de l’esprit faisait, dans les meilleurs salons, prendre à la coquetterie la place et le nom de {p. 136} l’amour, et où il n’y avait point de femme à la mode qui ne voulût régner dans un petit royaume de Tendre. Boileau, le champion de la raison, qu’on trouve sur la brèche partout où le goût du temps essaie d’en franchir les remparts, s’est montré là, comme en maint endroit, le digne second de Molière, et il a retrouvé le pinceau de Juvénal pour aider son ami à rendre la coquette à jamais odieuse :

D’abord, tu la verras, ainsi que dans Clélie,
Recevant ses amants sous le doux nom d’amis,
S’en tenir avec eux aux petits soins permis ;
Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve de Tendre,
Naviger à souhait, tout dire, et tout entendre.
Et ne présume pas que Vénus, ou Satan,
Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman469...

Molière était obligé d’en demeurer aux termes de la comédie, et l’art même lui défendait de mettre sur la scène autre chose que les lettres de Célimène et les avances mielleuses d’Arsinoé470 ; mais pourtant, quand il montre la jeune coquette refusant d’aller ensevelir dans un désert ses fautes et son repentir471, il laisse deviner la vie qu’elle mènera dans v le monde :

Peut-être avant deux ans,......
Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,
{p. 137} Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu rendez-vous aux galans,
De Phèdre dédaignant la pudeur enfantine,
Suivre à front découvert Z… et Messaline472.

Et, sous toutes les convenances de la comédie, il fait entrevoir où ira la prude quarantenaire, avec son amour pour les réalités473 :

Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices,
Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices474.

Jamais celle qui sait et veut aimer ne mettra le pied sur ce gazon fleuri qui cache un ignoble bourbier. Eliante pourrait, ce semble, accepter les hommages d’Alceste sans déloyauté à l’égard de Philinte : non, elle s’expliquera nettement avec l’un comme avec l’autre, et sa sincérité fera mieux ressortir la {p. 138} duplicité de son habile cousine ; elle dira d’Alceste à Philinte :

Pour moi, je n’en fais point de façon, et je croi
Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi :
Je pourrois me résoudre à recevoir ses feux475.

Et Philinte lui répond, car la coquetterie de Clitandre et d’Acaste476 n’est pas moins blâmée par Molière que celle de Célimène, et le vice à ses yeux n’est pas moindre en l’homme qu’en la femme :

Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire ;
Mais si, par un hymen qui les joindrait tous deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteroient la faveur éclatante
Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente477.

Quand Alceste fuit dans son désert et déclare franchement à Eliante qu’il ne se sent pas digne d’elle, Eliante au lieu de saisir cette occasion d’une coquetterie innocente, lui déclare non moins franchement :

Ma main de se donner n’est point embarrassée,
Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
Qui, si je l’en priois, la pourrait accepter478.

{p. 139} Il semble que le Clitandre des Femmes savantes pourrait se laisser aimer par les deux sœurs, et flatter même la passion éthérée de la folle Bélise, pour se ménager des appuis dans la maison : non, il leur déclarera en face quel est son choix, au risque de soulever des jalousies qui compromettront son amour479. Il semble qu’Henriette pourrait souffrir les hommages de Trissotin, quand ce ne serait que pour en rire, et pour complaire aux idées de sa mère : non, elle le prendra à part pour lui dire :

Je vous estime, autant qu’on sauroit estimer ;
Mais je trouve un obstacle à pouvoir vous aimer :
Un cœur, vous le savez, à deux ne sauroit être,
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître480.

Cette franchise en amour, Molière la réclame presque brutalement par la bouche d’Alceste, quand il lui fait lancer à Célimène cette terrible fleurette :

Mais qui m’assurera que, dans le même instant,
Vous n’en disiez peut-être aux autres tout autant481 ?

Il regardait cette franchise comme le premier devoir de ceux qui s’aiment, et comme la première preuve d’affection qu’ils se puissent donner. Il la voulait entière, et, comme on vient de le voir, il n’admettait pas qu’on la sacrifiât aux intérêts de l’amour même. Bien plus, il la voulait jusque dans le langage parlé {p. 140} par l’amour, et il repoussait, autant par cœur que par goût, le style faux que l’on croyait alors le style obligé de la passion. Il pensait avec raison qu’un sentiment vrai se fausse et s’émousse à s’exprimer en termes recherchés et exagérés. Ce n’était pas seulement, on le répète, son goût, c’était son cœur sincère qui s’indignait avec Alceste contre le sonnet d’Oronte, et préférait hautement la chanson de ma mie et du roi Henri

À ces quolifichets dont le bon sens murmure.

Il disait

Que ce n’est pas ainsi que parle la nature482,

et il avait raison.

Il y avait presque autant de mérite à réformer l’amour dans l’expression que dans le fond, à l’époque où les madrigaux triomphaient si victorieusement, que Racine faisait dire au fils d’Achille aux pieds de la veuve d’Hector :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai483 ;

à l’époque où Boileau lui-même, fléchissant sous la poussée du siècle, mettait, dans la glorieuse péroraison de son Art poétique, le Benserade des ruelles à côté du Corneille du Cid et d’Horace484.

{p. 141} Molière ne se contenta pas de critiquer avec une verve toujours nouvelle le faux style amoureux partout où l’occasion s’en offrit485. Après avoir rappelé les amants à un langage naturel comme l’amour, il donna, mieux que tous les autres auteurs du siècle, l’exemple de cette langue douce et touchante qui va droit au cœur parce qu’elle en exprime les vrais sentiments. Est-il besoin de rappeler les charmantes causeries d’amour qui remplissent tant de comédies486 ? Le spectateur, fatigué de rire, s’y repose avec une émotion délicieuse ; et l’auteur sait quelquefois, par la simplicité du style et la vérité de la passion, faire parler à l’amour un langage digne de Corneille :

CLITANDRE.

Quelque secours puissant qu’on promette à ma flamme,
Mon plus solide espoir c’est votre cœur, madame. ‘

{p. 142} HENRIETTE.

Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.

CLITANDRE.

Je ne puis qu’être heureux quand j’aurai son appui.

HENRIETTE.

Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

CLITANDRE.

Tant qu’il sera pour moi je ne vois rien à craindre.

HENRIETTE.

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux ;
Et, si tous mes efforts ne me donnent à vous,
II est une retraite où notre âme se donne,
Qui m’empêchera d’être à toute autre personne.

CLITANDRE.

Veuille le juste ciel me garder en ce jour
De recevoir de vous cette preuve d’amour487 !

Voilà comme Molière savait atteindre au sublime par le naturel. Il est revenu sans cesse sur cette nécessité que l’amour soit naturel, conforme à l’âge, à la condition, au caractère, aux âmes de ceux qui s’y livrent.

Quel triste et vrai ridicule versé sur Sganarelle, sur Arnolphe ; sur Harpagon, sur Alceste lui-même ! Quel contraste entre la passion jeune et noble des Horaces, des Clitandres, et les risibles et honteux soupirs des amoureux hors d’âge488 ! Les pédants {p. 143} qui se mêlent de galanterie sont encore plus ridicules que les vieillards : Trissotin et Thomas Diafoirus, ne ressemblent-ils pas à l’âne de la fable489 ? Quel rappel à la nature et à la raison, sans qui l’amour devient tout brutal ! On ne saurait trop remarquer quel enseignement pratique résulte de la peinture de l’amour mal placé et du funeste résultat des passions contre nature. Cet enseignement est tout moral. Il est donné avec fermeté, mais aussi avec mesure. Il apprend aux hommes mûrs que, s’ils sont dédaignés ou trompés par les femmes, c’est moins pour leur âge que pour leurs travers ; et l’exemple d’Ariste, dans l’École des Maris, montre qu’à tout âge une âme douce et noble est aimable.

 

Enfin, pour que la peinture

De cette passion, de toutes la plus belle490,

soit complètement instructive et vraie, il faut jeter un coup d’œil sur les amours faux, intéressés et voluptueux que Molière a mis quelquefois en face des amours vrais, délicats et purs. Quelle leçon ressort des débauches de don Juan491 ! et qui peut retenir ses larmes au désespoir et au repentir d’Elvire492 ?

{p. 144} Quel dégoût inspire le Tartuffe avide et luxurieux

Qui convoite la mère en épousant la fille493 !

Quel mépris excite la cupidité honteuse de Dorimène494, et la grossière débauche de la femme de George Dandin495 !

 

Quand on repense à la fausseté et à l’indécence des amours applaudis sur tant de théâtres, à la corruption insinuée chaque jour au peuple par tant de romans pleins de passions hors nature, à la gloire acquise par tant d’auteurs au moyen des théories d’amour les plus brutales et des peintures d’amour les plus lubriques, on reconnaît que Molière a rendu service à la morale en présentant sans cesse le spectacle, conforme à la nature et à la raison, d’amours jeunes, joyeux et honnêtes. Et quand, après avoir passé en revue toute la littérature amoureuse, on revient aux amoureux de Molière, on demeure convaincu que nul poète n’a jamais conçu ni représenté l’amour d’une manière plus vraie, plus touchante, plus morale.

CHAPITRE VIII.
Le Mariage. §

{p. 145} Est-ce par nécessité de comédie, et pour fournir un dénouement que tous ces beaux amours aboutissent au mariage496 ? Non : c’est par vérité. L’intimité et la joie de cette union est aussi nécessaire, comme conséquence de l’amour vrai, que le désordre et le dégoût comme conséquences de la coquetterie {p. 146} et de la débauche. Les romanciers peuvent séparer ces choses : mais c’est un mensonge à la réalité comme à la morale, et c’est par ce mensonge que leurs œuvres sont souvent funestes. Molière fait justice de l’illusion que l’amour puisse exister entre les âmes seules, et que l’homme ait ainsi la puissance de séparer en deux le corps et l’esprit, qui font une seule et même personne. Bélise est folle, avec son galimatias de langage pudibond et de sentiments épurés, comme Tartuffe est infâme avec sa lubricité cupide. L’union purement. spirituelle est, sauf quelques exceptions bien rares, aussi insensée que l’union seulement sensuelle est ignoble : c’est une utopie de prôner l’une sans l’autre, pour nous transformer en anges ou en bêtes.

La question du mariage n’est point à discuter dans une société polie, et je ne sais pas de société si grossière où elle ne soit résolue par l’instinct, de l’humanité. Mais la politesse même et le raffinement de l’esprit et du corps rendent quelquefois la pratique du mariage plus difficile. Dans l’intimité d’êtres très délicats et très-sensibles, les causes d’irritation, d’ennui, de douleur se multiplient presque à l’infini : si bien qu’en face de tant de difficultés et de peines incessantes, l’idée de l’obligation et de la nécessité finit par s’amoindrir, et disparaît même aux yeux de certains esprits malades de délicatesse ou de tempérament.

Molière, dans la société polie du dix-septième siècle, et dans l’élite même de celte société, vit des {p. 147} roués et des précieuses. Il s’en prit d’abord aux précieuses.

 

Lorsque Madelon, qui veut s’appeler Polyxène, et de sa vie à Paris faire un roman comme ceux de Mandane et de Clélie, trouve irrégulier le procédé des amants qui débutent d’abord par le mariage., n’est-ce pas la raison même qui répond, avec la triviale énergie de Gorgibus : « Et par où veux-tu donc qu’ils débutent ? par le concubinage ? » Puis, après cette boutade arrachée à son bon sens par les visions de deux folles achevées, il ajoute, avec la dignité de l’honnête homme et du père : « Le mariage est une chose sacrée, et c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là497. »

Chacun a dans la mémoire l’excellente scène où Clitandre ne peut venir à bout de persuader à Bélise que ce n’est ni à elle ni à sa pudeur qu’il en veut498 et ce personnage burlesque est la plus juste critique du parfait amour, par lequel beaucoup de femmes essaient de se tromper elles-mêmes et d’excuser des liaisons destinées nécessairement à aller plus loin.

Bien plus, la jolie et coquette Armande, qui s’est laissée prendre aux célestes théories

De l’union des cœurs où les corps n’entrent pas499,

y perd un honnête mari et le bonheur domestique. {p. 148} Et comme si ce n’était pas assez de cette évidente leçon, Molière trouve moyen, quand il met en présence la fille philosophe et la fille qui veut un époux et un ménage, de mettre toute la grâce et toute la pudeur du côté de celle-ci, et de faire dire à celle-là des obscénités dans son haut style, avec ses prétentions de ne connaître point les chaînes des sens ni de la matière500. Bien plus encore, en face d’un homme, d’un amant, c’est l’homme et l’amant raisonnable dont le langage est chaste, et c’est la femme éthérée qui parle des sentiments brutaux, du commerce des sens, des nœuds de chair et des sales désirs501.

 

Tout cela est très-comique et très-sérieux : la vérité banale, et pourtant sans cesse attaquée par des utopistes des deux sexes, que le mariage est la base, et la moralité de toute société humaine, n’a pas été proclamée plus haut, dans les ouvrages les plus graves, que dans les scènes les plus risibles de Molière.

Quand don Juan fait sa belle tirade contre le mariage et le faux honneur d’être fidèle, quand il demande à Sganarelle, ébloui par son éloquence sophistique, ce qu’il a à dire là-dessus, le timide bon sens de Sganarelle répond : « Ma foi, j’ai à dire… Je ne sais que dire : car vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous avez raison, et cependant il {p. 149} est vrai que vous ne l’avez pas… Je suis tant soit peu scandalisé de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites, et vous jouer ainsi d’un mystère sacré502… » Et quand Sganarelle n’est pas bridé par la crainte, il ne se gêne pas pour appeler cet épouseur à toutes mains « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou503 ; qui passe cette vie en véritable bête brute ; un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons504. » Qui ne rit encore, en repensant au refrain terrible qui met en fuite le pauvre Pourceaugnac :

La polygamie est un cas,
Est un cas pendable505 ?

Les paroles de Sganarelle ne sont que celles d’un valet ridicule, et le refrain qui ahurit M. de Pourceaugnac n’est que le couronnement d’une farce folle ; mais sous ce ridicule et cette folie demeure et brille une vérité morale de premier ordre, affirmée nettement par Henriette et Clitandre dans les Femmes savantes, {p. 150} prouvée implicitement de la manière la plus victorieuse et la plus touchante par Elmire dans le Tartuffe.

 

Quand Armande fait fi du mariage, se plaint de ce qu’il offre de dégoûtant, de la sale vue sur laquelle il traîne la pensée, et qui fait frissonner, quand elle demande à sa sœur comment elle peut résoudre son cœur aux suites de ce mot, c’est la nature, c’est la raison, c’est la morale qui répond par la gracieuse bouche d’Henriette :

Les suites de. ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner506.

En vain les débauchés comme don Juan persiflent la constance ridicule « de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux507 ; » en vain les hypocrites comme Tartuffe disent :

Le ciel défend, de vrai, certains contentements,
Mais on trouve avec lui des accommodements...
Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence508 ;

{p. 151} en vain les raffinées comme Armande trouvent que c’est « jouer un petit personnage »

De se claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants
Qu’une idole d’époux et des marmots d’enfants509 : —

l’homme et la femme ont par nature un penchant qui les porte à s’aimer ; et cet amour peut, doit être satisfait par le mariage, seulement. Le bon sens le dit, et Molière le répète par la voix de la fille fraîche, spirituelle et chaste qui dit du fond du cœur :

Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,
Que d’attacher à soi par le titre d’époux
Un homme qui vous aime et soit aimé de vous ;
Et de cette union, de tendresse suivie,
Se faire les douceurs d’une innocente vie510 ? — 

par la voix de l’homme honnête et sensé qui dit avec autant d’esprit que de raison :

J’aime avec tout moi-même ; et l’amour qu’on me donne
En veut, je vous l’avoue, à toute la personne...
Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode,
Et que le mariage est assez à la mode,
Passe pour un lien assez honnête et doux…511.

Ce lien honnête seul peut satisfaire l’amour vrai sans blesser le respect et la pudeur qui en sont un {p. 152} caractère essentiel512 ce lien honnête seul peut assurer l’avenir des enfants, pour lesquels il n’y a que honte et malheur sans père et sans mère513 ; ce lien honnête enfin seul peut fonder l’estime et d’échange de devoirs qui constitue la famille, et par suite la société.

 

Que deviendrait Orgon et sa maison, si Elmire n’était que sa sœur, ou son amie, ou sa maîtresse, enfin toute autre que sa femme ? Qui donc aurait le dévouement de considérer comme une obligation le salut de la fille, du père, de la fortune ? Qui donc surtout, excepté la femme, pourrait affronter l’épreuve qui est le seul moyen de démasquer le traître ? Et le traître, pourquoi donc est-il si criminel, pourquoi son adultère paraît-il si odieux, sinon parce qu’il attaque une chose sacrée, l’union sur laquelle repose la famille514 ?

Cet enseignement, qui devient sérieux presque jusqu’au tragique, se retrouve tout comique, mais non moins formel, dans le dévouement de Mme Jourdain pour son fou de mari515 ; et certes c’est elle, si peu gracieuse qu’elle soit, qui a le beau rôle, quand elle dit à la belle marquise Dorimène, qu’elle trouve en partie fine chez son mari : « Pour une {p. 153} grande dame, cela n’est ni beau ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous516. »

 

Il n’y a pas à hésiter sur l’opinion ni sur l’influence de Molière en fait de mariage : le mariage est une chose sainte à laquelle sont obligés les honnêtes gens qui s’aiment ; c’est un lien honnête :

— Mais doux ? ?

Oui, au début, comme dit le bonhomme Anselme, qui est positifs et qui, en vrai négociant, trouve qu’il n’y a pas de mariage raisonnable sans argent :

Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité ;
Et la plus belle femme a très-peu de défense •
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
Je vous le dis encor : ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
Nous font trouver d’abord quelques nuits agréables.
Mais ces félicités ne sont guère durables,
Et notre passion, alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donne de mauvais jours.
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères…517.

Et que sont les soucis matériels, auprès de tous ceux de l’esprit et du cœur, l’ennui, le dégoût, l’irritation, la haine même qui résulte du choc journalier des caractères ; sans compter les inquiétudes, les douleurs {p. 154} , les jalousies, les infidélités et les coups ? Le mariage est la boîte de Pandore.

 

Voici le chapitre scabreux où la délicatesse infinie du poète moraliste paraît encore plus admirable que son inébranlable raison. Le mariage est doux, mais à une condition indispensable : c’est qu’il soit le nœud bien assorti518 qui lie deux personnes portées par la nature à s’aimer, et décidées par la raison à accepter patiemment les charges nécessaires qu’il impose. Clitandre et Henriette offrent à la fois l’exemple de l’union naturelle et de l’union raisonnable. Comme ils s’aiment ! comme leurs caractères sont faits pour se plaire, et leurs cœurs pour se comprendre519 ! Et pourtant, comme, parmi ces grands élans d’amour, ils songent sérieusement aux enfants, au ménage520, à la fortune même521, en tant qu’indispensable pour rendre le bonheur et la vie possibles !

Pour tout résumer en trois mots, le lien honnête et doux de Molière, c’est le mariage fait par amour, {p. 155} nature et raison : rare alliance sans laquelle il ne peut absolument être heureux. Si la nature y manque, c’est l’École des Maris ou l’École des Femmes522 ; — si la raison, c’est « le beau mariage de la jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n’a que cinquante-trois ans… 0 le beau mariage, qui doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et fait rire tous ceux à qui on en parle523 ; » — si l’amour

Savez-vous bien qu’on risque un peu plus qu’on ne pense À vouloir sur un cœur user de violence ;
Qu’il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,
D’épouser une fille en dépit qu’elle en ait ;
Et qu’elle peut aller, en se voyant contraindre,
À des ressentiments que le mari doit craindre524 ?

Cette triple leçon est reprise sans cesse, de cent manières diverses, et il n’y a, pour ainsi dire, pas une comédie où elle ne se trouve plus ou moins accentuée.

Si le mariage n’a d’autre mobile que la volupté, il devient semblable aux mariages de don Juan, où « lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à souhaiter, et tout le beau de la passion est fini525. »

Si on y est poussé par l’orgueil d’une noble alliance, {p. 156} il tourne comme le mariage de George Dandin, « qui est une leçon bien parlante526. »

Si l’on épouse par intérêt d’argent, les maris sont des Trissotins et des Diafoirus527, les femmes des Dorimènes et des Angéliques528.

Si c’est par amour du bien-être et du pot-au-feu, on est traité comme Chrysale par Philaminte, ou comme Argant par Béline529.

Si c’est par égoïsme et-lubricité de vieillard, on a le sort des Amolphes et des Sganarelles530.

 

C’est, on le répète, une leçon variée à l’infini et toujours la même ; c’est l’affirmation continuelle que le mariage ne peut être bon ni heureux s’il ne repose que sur une affection naturelle, un dévouement réciproque, et un profond sentiment du devoir. Ah ! sans doute, ceux qu’une passion déraisonnable fait passer outre à ces indispensables conditions, sont souvent bien innocents et bien excusables : Molière en fut lui-même un exemple531 ; et il y a un stoïcisme amer dans la façon joviale dont il essaye de prouver qu’on doit porter en galant homme de certaines disgrâces532.

{p. 157} Mais ce malheur sans doute se pourrait éviter si l’on n’épousait pas comme Sganarelle ; si la nature dans toute sa pureté présidait à cette, union ; si ceux qui s’unissent s’aimaient de. l’amour vrai dépeint au précédent chapitre ; si, considérant avec toute leur raison la gravité’ de ce qu’ils font, ils se donnaient l’un à l’autre avec une franchise et un abandon sans bornes, décidés à trouver tout l’un en l’autre533 ; si l’aveuglement de la jalousie mal fondée ne venait pas troubler la sincérité de leur affection534 ; si, une fois unis, ils continuaient, comme le recommande Ariste, à garder entre eux toutes les délicatesses et les, prévenances de l’amour535 ; si, comme dit Mlle Molière, le mariage ne changeait pas tant les gens536 ; s’ils négligeaient moins leurs enfants, ces seconds liens des cœurs, qui viennent remplacer ceux de l’amour qui s’usent537 ; s’ils se consacraient résolument aux soins de la maison commune538 ; si l’homme, pénétré de sa dignité et de ses obligations, n’abdiquait pas comme Chrysale, et {p. 158} ne tournait ni à l’Orgon ni au M. Jourdain ; si la femme renonçait franchement à être une Philaminte ou une Célimène, sans doute alors qu’on verrait plus de mariages heureux, et que les Elmires seraient moins rares.

 

Toute cette morale est dans Molière. Elle y est, et elle pénètre le lecteur sans qu’il s’en doute. Toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur conjugal sont prêchées : la confiance, la douceur, les soins réciproques, l’indulgence ; tous les devoirs imposés aux époux sont affirmés : affection, dévouement, secours, fidélité. Les escapades des maris sont traitées comme elles le méritent dans le tableau comique des amours du Bourgeois gentilhomme pour sa belle marquise ; et le Tartuffe restera toujours la peinture la plus crûment vraie, c’est-à-dire la condamnation la plus absolue de l’adultère.

On n’a pas de paroles pour faire ressortir la délicatesse et la perfection de cette morale supérieure, sentie par un cœur d’une honnêteté rare, comprise par un génie d’une étendue étonnante, exprimée par un talent sans égal. Non-seulement cent personnages mis sous les yeux du spectateur offrent en exemple la morale du mariage ; mais encore, de tous les discours mis çà et là dans leur bouche, on peut tirer un ensemble de maximes, qui, réunies et mises en ordre, constituent un véritable code moral du mariage : je demande de quel auteur dramatique ou de quel romancier on en peut tirer autant ?

 

Les Préceptes du Mariage. §

I.

{p. 159} « Le mariage est une chose sainte et sacrée539, une chaîne à laquelle on doit porter toute sorte de respect540. »

« On ne doit point se jouer d’un mystère sacré, et les libertins ne font jamais une bonne fin541. »

II.

« Les suites du mariage sont des enfants et un ménage542. »

III.

« ...Cette    union, de tendresse suivie,
Doit faire les douceurs d’une innocente vie543. »

IV.

« Le mariage est pour toute la vie, et de là dépend tout le bonheur544. »

V.

« Un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions545. »

{p. 160} VI.

« Un mariage ne sauroit être heureux, où l’inclination n’est pas546. »

« On ne doit point avoir cette foiblesse extrême
De vouloir posséder un cœur malgré lui-même547. »

VII.

« Une grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments rend un mariage sujet à des accidents très-fâcheux548. »

VIII.

C’est « une sottise, la plus grande du monde, de vouloir s’élever au-dessus de sa condition549. »

« Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients550. »

IX.

« On doit chercher plus que toute autre chose h y mettre cette douce conformité, qui sans cesse y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie551. »

X.

« Donnez donc le temps de se connoître et de voir naître en soi l’un pour l’autre cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite552. »

{p. 161} XI.

« … Que la vertu seule anime ce dessein553 : »
« Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité554. »

XII.

« On ne doit point y sacrifier à l’intérêt555, et le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne556. »

XIII.

Mais on doit songer que « rien n’use tant l’ardeur de ce nœud

Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;
Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux557.

XIV

Les époux doivent « trouver tout » l’un en l’autre :

« Que leur doit importer tout le reste du monde558 ? »

XV.

Ils doivent « s’aimer véritablement, et faire l’un de l’autre tout l’attachement de leur vie559. »

{p. 162} XVI.

« … La jalousie est un monstre odieux : »

les époux doivent donc éviter « cette étrange frénésie560 »

« Et mutuellement se croire gens de bien561. ».

XVII.

Le mari est « le chef, le seigneur et le maître,562 ; »

« Ce n’est point à la femme à prescrire… ;
La poule ne doit point chanter devant le coq563 ; »
« Et se peut-il qu’un homme ait assez de foiblesse
Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu564 ? »

XVIII.

Il doit « s’abandonner à la foi de sa femme565, »

« Car toujours leur honneur veut se garder lui-même566,
Et renfermer sa femme est un mauvais parti567. »

XIX.

« La possession d’un cœur est fort mal assurée lorsqu’on prétend le retenir par force568. »

« Le cœur est ce qu’il faut gagner569 ; c’est le cœur qu’il faut arrêter par la douceur et la complaisance570. »

{p. 163} XX.

Le mari doit à sa femme

« Une grande tendresse et des soins complaisants.
… Il doit tâcher à contenter ses vœux,
Des moindres libertés ne point faire des crimes,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur571. »

XXI.

« Mais le dessein de vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne ;
Et ceux de qui partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont :
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle572. »

XXII.

« À d’austères devoirs le rang de femme engage573. »

XXIII.

« C’est l’honneur qui la doit tenir dans le devoir574. »

XXIV.

Elle doit au mari « de la docilité,

Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect575 ; »

elle est faite

« Pour céder le dessus en toute chose à l’homme576. »,

{p. 164} XXV.

« Elle ne doit point aimer la promenade, la bonne chère, ni fréquenter je ne sais quelle sorte de gens577. »

XXVI.

« Elle ne se doit parer
Qu’autant que peut désirer
Le mari qui la possède578. »

XXVII.

« Il faut être retirée à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des enfants579 ; »

« Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec.économie
Doit être son étude et sa philosophie580. »

XXVIII.

Mais surtout elle doit

« Songer qu’en la faisant moitié de sa personne
C’est son honneur qu’un homme en ses mains abandonne ;
Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu581. »

XXIX.

Elle doit « fuir d’être coquette : »,

« Loin les études d’œillades582 ! »

{p. 165} « Les honnêtes femmes ont des manières qui savent chasser d’abord les galants583. »

XXX.

« J’aime qu’avec douceur elles se montrent sages...,
Et veux une vertu qui ne soit point diablesse584. »

CHAPITRE IX.
De l’Adultère et des Amours faciles. §

{p. 166} Pourquoi faut-il que cette grande figure du poète moraliste soit la statue dont la tête d’or semble toucher le ciel, tandis que ses pieds d’argile s’enfoncent dans la boue585 ? On voudrait s’arrêter là pour l’honneur de Molière : non pour son honneur de comédien, qui reste inattaquable jusque dans la farce la plus basse et l’obscénité la plus hardie, mais pour son honneur d’honnête homme. Oui, l’auteur du Tartuffe a fait Amphitryon586 ; celui qui a soulevé contre le suborneur hypocrite une indignation telle, que le public n’eût pas été content si le roi même n’était venu frapper ce monstre par sa justice exceptionnelle et terrible587 ; celui qui, craignant qu’on ne lui attribuât une seule des paroles prononcées par son odieux personnage, mettait en note : « C’est un scélérat qui parle588 ; » ce même homme, pendant trois actes qui sont trois chefs-d’œuvre de comédie, {p. 167} de poésie et d’esprit, a fait rire du noble Amphitryon et de la touchante Alcmène, trompés dans leurs honnêtes amours par le don Juan de l’Olympe. C’est justement parce que ces trois actes sont des chefs-d’œuvre, parce que les farces de Mercure et les terreurs de Sosie forcent absolument à rire589 ; parce que la conduite, la langue même et la versification de la pièce sont des modèles inimitables ; parce que rien enfin n’interrompt le plaisir délicieux du spectateur, et que le génie comique de l’auteur enlève d’un bout à l’autre le rire et les applaudissements, c’est pour cela que cette pièce est très-immorale590. Si pur que soit l’amour d’Alcmène pour son époux, si indigne que soit le crime de voler par ruse à une honnête femme ce qu’on n’a pu obtenir d’elle par la séduction, de quel côté sont les rieurs ? Ne trouve-t-on pas très-agréable et très-spirituelle la subtile et immorale distinction de Jupiter entre l’époux et l’amant591 ? Songe-t-on à plaindre Amphitryon, dans le long interrogatoire où le malheureux découvre enfin son complet déshonneur592 ? Ne prend-on pas plaisir à voir Jupiter triompher une seconde fois {p. 168} d’Alcmène nécessairement vaincue, qui commet sans le savoir, sans pouvoir l’éviter, une faute qui doit la désespérer593 ? Et peut-on résister au comique victorieux de la scène où Amphitryon, mis à la porte de chez lui par Mercure-Sosie, apprend de la bouche du dieu-valet que, dans le moment même, l’autre Amphitryon   

Est auprès de la belle Alcmène594 ?

En un mot, cette pièce est d’un bout à l’autre un effort du plus grand génie, qui triomphe du sentiment moral par la force comique, au point de rendre d’honnêtes époux ridicules, et de faire trouver excusable, agréable, admirable, le plus odieux adultère. Le caractère divin du coupable est une excuse de plus aux yeux du spectateur, qui ne rencontre qu’à la fin l’objection timide de Sosie :

Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule595 ;

et certes, ce n’est pas assez de trois paroles ironiques dans la bouche d’un valet méprisable, pour ramener à un jugement moral le spectateur démoralisé de main de maître par trois actes irrésistibles. Il s’en va, riant encore, réfléchissant qu’après tout {p. 169} Jupiter n’est pas si coupable, et emportant pour toute leçon la maxime que

Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire596.

On ne parle ici qu’au point de vue de la morale universelle ; mais on ne peut s’empêcher pourtant de remarquer qu’à une époque où les rois dansaient en costume d’Apollon devant la cour, et étaient traités de dieux par les poètes et par Molière même597, il y avait quelque chose de particulièrement immoral et odieux à proclamer

Qu’un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore598.

Plaute était excusable de mettre sur la scène une des légendes monstrueuses des divinités à qui l’on croyait de son temps ; cela ne tirait pas à conséquence : le spectateur païen adorait l’honneur fait à Amphitryon et la divine naissance d’Hercule sans que son respect fût diminué pour Junon, protectrice de la foi conjugale. Il n’en était pas de même dans un monde où l’on ne voyait qu’un homme sous le masque {p. 170} des dieux, et où les Hercules ne pouvaient être que des ducs du Maine599.

 

Les comédies de la Jalousie du Barbouillé600, du Cocu imaginaire601, du Mariage forcé602, du Mari confondu603, bien qu’elles offrent d’ailleurs d’excellentes leçons604, sont absolument condamnables au même chef.

Présenter l’adultère comme une chose réjouissante, fort supportable, et qui peut même avoir quelque avantage605 ; couvrir de ridicule les victimes de ce {p. 171} malheur606 ; rendre toutes gracieuses les femmes infidèles, et leurs amants tout séduisants607 ; leur donner des charmes tels que le spectateur ne peut s’empêcher de les applaudir et de rire avec eux de leur succès608, c’est une œuvre immorale et sans excuse609. Ou comprend sur ce point la sévérité d’un évêque comme Bossuet610, voyant le troupeau entier du peuple se corrompre joyeusement à ces immoralités étalées, tandis que si peu d’hommes prudents y savent prendre les leçons excellentes qu’elles cachent.

On insiste sévèrement sur ce point, parce que l’étude que l’on fait ici ne peut avoir d’intérêt qu’à la condition de blâmer le mal avec autant d’énergie qu’on en met à louer le bien.

 

Autant on a approuvé les paroles hardies, mais convenables, qui effarouchaient les spectatrices précieuses de l’École des Femmes611 ; autant on approuvera même la gaillardise, peu conforme au caractère {p. 172} de Dorine, mais nécessaire pour répondre à l’hypocrite lubricité de Tartuffe612 : autant on condamnera sans rémission les plaisanteries grossières dont Molière a quelquefois sali d’excellentes scènes, entraîné par le désir de soulever le gros rire populaire613. Ici encore, c’est Bossuet qui a raison614 ; et non-seulement la morale, mais le goût est avec Bossuet. II est inutile de discuter ces choses-là. Peut-être pourrait-on dire que nous sommes plus délicats aujourd’hui qu’on ne l’était il y a deux siècles, et que nous affectons d’être « plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps615 ; » il est vrai que le mot grivois ou gaulois, si l’on veut, était alors admis partout, excepté chez les précieuses, et que les dames même ne faisaient point de façon d’en rire : {p. 173} c’était une suite de la licence du seizième siècle616. Cela peut être une explication, mais ce n’est pas une excuse. Molière pouvait aussi bien devenir le maître de la délicatesse et du bon goût que du bon sens, à l’époque où Boileau proclamait

Que le lecteur françois veut être respecté617.

Mais il y a quelque chose de plus corrupteur que les grossièretés et même que les peintures indulgentes de l’adultère618 : c’est la théorie sentimentale des amours faciles. Cette matière banale des opéras est la forme poétique sous laquelle s’insinue la débauche de la façon la plus dangereuse. Et qui le croirait ? Molière la terreur des précieuses, Molière le peintre d’Henriette, a usé son temps et son génie à collaborer avec Quinault pour chanter

...ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique619.

{p. 174} Lui-même, avec cette sublime idée de l’amour qu’il se faisait et qu’il exprimait d’une manière si parfaite, il n’a pas eu le courage de refuser son talent à la vulgaire immoralité des opéras demandés par une cour licencieuse : il a su dire en vers admirables ce que d’autres ne savaient exprimer qu’avec platitude et froideur ; il a su donner dans le tendre et la galanterie sans tomber dans le ridicule ; il a su trouver des accents d’une touchante douceur, d’une grâce inouïe, pour les mettre au service du libertinage délicat et de la licence distinguée. Mais il n’avait pas besoin de donner cette preuve pour démontrer son intarissable facilité ; et le moraliste ne peut lui pardonner d’avoir ainsi employé son art à corrompre, d’avoir véritablement prostitué son génie.

 

De Molière aujourd’hui, c’est le meilleur qui a survécu : quand on parle de lui, on songe d’abord à ses grandes comédies. On oublie, ou même on ignore les intermèdes et les danses qui s’y mêlaient, les paroles et les chansons qu’il mettait dans la bouche des nymphes et des bergers dont il peuplait l’Elide ou la vallée de Tempé transportées à Versailles. Mais quand on veut étudier sous toutes ses faces la variété de ce génie, on ne doit lui ôter ni son talent ni son immoralité de poète anacréontique. Il faut citer, pour pouvoir l’admirer et le condamner en même temps, ce léger et séduisant langage de la corruption innocente, qui fut avec tant de succès imité mais non égalé par les petits poètes du dix-huitième {p. 175} siècle ; il faut rendre à Molière l’honneur et la honte des bergeries.

L’Aurore chante, en ouvrant le jour qui verra se dénouer les amours de la Princesse d’Elide620 :

Quand l’amour à vos yeux offre un choix agréable,
Jeunes beautés, laissez-vous enflammer ;
Moquez-vous d’affecter cet orgueil indomptable
Dont on vous dit qu’il est beau de s’armer :
Dans l’âge où l’on est aimable,
Rien n’est si beau que d’aimer.
Soupirez librement pour un amant Adèle,
Et bravez ceux qui voudroient vous blâmer.
Un cœur tendre est aimable, et le nom de cruelle
N’est pas un nom à se faire estimer ;
Dans le temps où l’on est belle,.
Rien n’est si beau que d’aimer621.

Cette Aurore voit bientôt paraître un jeune prince, avec un précepteur qui lui donne ces leçons :

Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvements
Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme
Contre les doux transports de l’amoureuse flamme ;
Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai, que l’amour sied bien à vos pareils ;
Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage
De la beauté d’une âme est un clair témoignage,
Et qu’il est malaisé que, sans être amoureux,
Un jeune prince soit et grand et généreux...
Devant mes yeux, seigneur, a passé votre enfance,
Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance...
{p. 176} Votre cœur, votre adresse éclatoient chaque jour :
Mais je m’inquiétois de ne voir point d’amour.
Et, puisque les langueurs d’une plaie invincible
Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,
Je triomphe, et mon cœur, d’allégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un prince accompli622. »

Or cette tirade était dite à Louis XIV, jeune et triomphant, dans ces fameuses fêtes appelées les Plaisirs de l’Ile enchantée, qu’il donnait, sous le couvert de la reine mère, et en présence de la jeune reine délaissée, à Mlle de La Vallière, en sorte que sa mère et sa femme servaient de prétexte aux hommages royaux rendus publiquement à sa maîtresse623.

Plus loin arrivent deux bergères qui se demandent {p. 177} si l’on doit croire de l’amour « ou le mal ou le bien, » et qui concluent en chantant :

Aimons, c’est le vrai moyen
De savoir ce qu’on en doit croire624.

Et après elles viennent des bergers héroïques qui vident ainsi la question :

Usez mieux, ô beautés fières,
Du pouvoir de tout charmer :
Aimez, aimables bergères ;
Nos cœurs sont faits pour aimer...
Songez de bonne heure à suivre
Le plaisir de s’enflammer :
Un cœur ne commence à vivre
Que du jour qu’il sait aimer.
Quelque fort qu’on s’en défende,
Il faut y venir un jour ;
Il n’est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l’amour625.

La charmante Daphné et la trop aimable Eroxène626 suivent ces sages maximes, et viennent s’offrir627 au jeune Myrtil, qui chante à son moineau :

         Innocente petite bête,
         Qui contre ce qui vous arrête
         Vous débattez tant à mes yeux,
De votre liberté ne plaignez point la perte : {p. 178}
         Votre destin est glorieux ;
         Je vous ai pris pour Mélicerte.
Elle vous baisera, vous prenant dans sa main ;
         Et de vous mettre en son sein
         Elle vous fera la grâce.’
Est-il un sort au monde et plus doux et plus beau ?
Et qui des rois, hélas ! heureux petit moineau,
         Ne voudrait être en votre place628 ?

Au Myrtil de Mélicerte succède le Philène de la Pastorale comique629 qui dit à ses brebis :

Paissez, chères brebis, les herbettes naissantes ;
Ces prés et ces ruisseaux ont de quoi vous charmer ;
Mais si vous désirez vivre toujours contentes,
            Petites innocentes,
            Gardez-vous bien d’aimer630.

On croit inutile d’insister sur celte assimilation des amours des hommes et des amours des bêtes : Molière, d’ailleurs, fait prononcer la moralité de tout cela par l’Egyptienne et les Egyptiens qui chantent à la fin de la Pastorale :

Croyez-moi, hâtons-nous, ma Sylvie,
Usons bien des moments précieux ;
Contentons ici notre envie ;
De nos ans le feu nous y convie ;
Nous ne saurions, vous et moi, faire mieux.
Quand l’hiver a glacé nos guérêls,
Le printemps vient reprendre sa place,
{p. 179} Et ramène à nos champs leurs attraits ;
Mais hélas ! quand l’âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.
Ne cherchons tous les jours qu’à nous plaire,
Soyons-y l’un et l’autre empressés ;
Du plaisir faisons notre affaire ;
Des chagrins songeons à nous défaire :
Il vient un temps où l’on en prend assez631.

Sur le même ton, sinon sur le même air, les bergères de la Fêle de Versailles632 chantent à leurs bergers :

CHLORIS.

Le zéphyr entre ces eaux
Fait mille courses secrètes,
Et les rossignols nouveaux
De leurs douces amourettes
Parlent aux tendres rameaux.
Prenez, bergers, vos musettes,
Ajustez vos chalumeaux,
Et mêlons nos chansonnettes
Aux chants des petits oiseaux.

CLIMÈNE.

Ah ! qu’il est doux, belle Sylvie,
Ah ! qu’il est doux de s’enflammer !
Il faut retrancher de la vie
Ce qu’on en passe sans aimer.

CHLORIS.

Ah ! les beaux jours qu’amour nous donne,
Lorsque sa flamme unit les cœurs !
Est-il ni gloire ni couronne

{p. 180} TIRCIS.

Qu’avec peu de raison on se plaint d’un martyre
Que suivent de si doux plaisirs !

PHILÈNE.

Un moment de bonheur dans l’amoureux empire
Répare dix ans de soupirs.

TOUS ENSEMBLE.

Chantons tous de l’Amour le pouvoir admirable ;
Chantons tous dans ces lieux
Ses attraits glorieux ;
Il est le plus aimable
Et le plus grand des dieux.

« À ces mots, dit Félibien 633 , l’on vit s’approcher du fond du théâtre un grand rocher couvert d’arbres, sur lequel étoit assise toute la troupe de Bacchus, composée de quarante satyres. L’un d’eux, s’avançant à la tête, chanta fièrement ces paroles : »

Arrêtez, c’est trop entreprendre :
Un autre dieu, dont nous suivons les lois,
S’oppose à cet honneur qu’à l’Amour osent rendre
Vos musettes et vos voix.
À des titres si beaux Bacchus seul peut prétendre,
Et nous sommes ici pour défendre ses droits.

CHOEUR DE SATYRES.

Nous suivons de Bacchus le pouvoir adorable ;
Nous suivons en tous lieux
Ses attraits glorieux ;
Il est le plus aimable
Et le plus grand des dieux.
{p. 181} Et l’on vit un combat des danseurs et des chantres de Bacchus contre les danseurs et les chantres qui soutenoient le parti de l’Amour.

CHLORIS.

C’est le printemps qui rend l’âme
À nos champs semés de fleurs ;
Mais c’est l’Amour et sa flamme
Qui font revivre nos cœurs.

UN SUIVANT DE BACCHUS.

Le soleil chasse les ombres
Dont le ciel est obscurci,
Et des âmes les plus sombres
Bacchus chasse le souci.

CHŒUR DE BACCHUS.

Bacchus est révéré sur la terre et sur l’onde.

CHŒUR DE L’AMOUR.

Et l’Amour est un dieu qu’on adore en tous lieux.

CHŒUR DE BACCHUS.

Bacchus à son pouvoir a soumis tout le monde.

CHŒUR DE L’AMOUR.

Et l’Amour a dompté les hommes et les dieux.

CHŒUR DE BACCHUS.

Rien peut-il égaler sa douceur sans seconde ?

CHŒUR DE L’AMOUR.

Rien peut-il égaler ses charmes précieux ?

CHŒUR DE BACCHUS.

Fi de l’Amour et de ses feux !

LE PARTI DE L’AMOUR.

Ah ! quel plaisir d’aimer !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                             Ah ! quel plaisir de boire !

LE PARTI DE L’AMOUR.

À qui vit sans amour la vie est sans appas.

LE PARTI DE BACCHUS.

C’est mourir que de vivre et de ne boire pas.

LE PARTI DE L’AMOUR.

Aimables fers !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                 Douce victoire !

{p. 182} LE PARTI DE L’AMOUR.

Ah ! quel plaisir d’aimer !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                              Ah ! quel plaisir de boire !

LES DEUX PARTIS. ’

Non, non, c’est un abus :
Le plus grand dieu de tous...

LE PARTI DE L’AMOUR.

                                                C’est l’Amour !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                                                                  C’est Bacchus !
Un berger arrive, qui se jette entre les deux partis pour les séparer, et leur chante ces vers :
{p. 183} C’est trop, c’est trop, bergers. Eh ! pourquoi ces débats ?
Souffrons qu’en un parti la raison nous assemble.
L’Amour a des douceurs, Bacchus a des appas :
Ce sont deux déités qui sont fort bien ensemble :
Ne les séparons pas.

LES DEUX CHŒURS.’

Mêlons donc leurs douceurs aimables,
Mêlons nos voix dans ces lieux agréables,
Et faisons répéter aux échos d’alentour
Qu’il n’est rien de plus doux que Bacchus et l’Amour634.

Félibien s’extasie sur ces dialogues « si tendres et si amoureux, » sur celte admirable musique de Lulli « où il n’y a rien qui n’exprime parfaitement toutes les passions. » En effet, c’est très-beau, et c’est peut-être ce que notre théâtre possède de meilleur et de plus antique dans ce genre. Mais ces charmes mêmes de la poésie et de la musique prennent les cœurs malgré eux : on ne peut pas entendre cela froidement, comme une simple dissertation mythologique. C’est un genre de corruption très-doux, d’autant plus dangereux qu’il s’insinue d’une manière tout insensible, et qu’il s’offre comme un divertissement très-délicat, très-innocent. Le moraliste doit protester avec Boileau635 contre l’influence de ce {p. 184} plaisir qui amollit les âmes et les prépare tout doucement à succomber au premier assaut de la passion. Quoi que puisse dire l’ami des arts et de la poésie, l’ami de la vertu ne peut approuver un seul pas sur une pente si fleurie et si glissante.

 

C’est la même leçon tendrement corruptrice que chantent en sérénade à Julie les musiciens d’Eraste dans M. de Pourceaugnac :

Répands, charmante nuit, répands sur tous les yeux
         De tes pavots la douce violence,
Et ne laisse veiller en ces aimables lieux
Que les cœurs que l’amour soumet à sa puissance.
         Tes ombres et ton silence,
         Plus beaux que le plus beau jour,
Offrent de doux moments à soupirer d’amour.
         Que soupirer d’amour
         Est une douce chose,
      Quand rien à nos vœux ne s’oppose !
À d’aimables penchants notre cœur nous dispose ;
Mais on a des tyrans à qui l’on doit le jour...
    Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle :
Les rigueurs des parents, la contrainte cruelle,
L’absence, les travaux, la fortune rebelle
{p. 185} Ne font que redoubler une amitié fidèle636.
    Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle :
         Quand deux cœurs s’aiment bien,
         Tout le reste n’est rien637.

À la fin de la pièce, une foule de masques viennent se joindre aux musiciens pour chanter tous ensemble à Louis XIV, à ses deux maîtresses, à sa cour :

Soyez toujours amoureux,

C’est le moyen d’être heureux.
Aimons jusques au trépas,
La raison nous y convie.
Hélas ! si l’on n’aimoit pas,
Que seroit-ce que la vie ?
. Ah ! perdons plutôt le jour
Que de perdre notre amour !
Les biens, la gloire, les grandeurs,
Les sceptres qui font tant d’envie,
Tout n’est rien, si l’amour n’y mêle ses ardeurs638.
Il n’est point sans l’amour de plaisir dans la vie,
Soyons toujours amoureux,
C’est le moyen d’être heureux.
Sus ! sus ! chantons ensemble !
Dansons, chantons, jouons-nous !
Lorsque pour rire on s’assemble,
{p. 186} Les plus sages, ce me semble,
Sont ceux qui sont les plus fous :
Ne songeons qu’à nous réjouir :
La grande affaire est le plaisir639 !

De là tout naturellement, la cour entière, à la suite de son roi enivré de gloire et d’amour, passe aux réflexions des bergers Lycaste et Lycoris :

Il n’est point de bergère
Si froide et si sévère,
Dont la pressante ardeur
D’un cœur qui persévère
Ne vainque la froideur.
Il est, dans les affaires
Des amoureux mystères,
Certains petits moments
Qui changent les plus fières
Et font d’heureux amants640.

Certes, aucun spectacle plus enchanteur n’y peut {p. 187} mieux disposer les cœurs, et les femmes, instruites à ces leçons, doivent se dire avec Caliste :

Ah ! que sur notre cœur
La sévère loi de l’honneur Prend un cruel empire !
Je ne fais voir que rigueurs pour Tyrcis ;
Et cependant, sensible à ses cuisants soucis,
De sa langueur en secret je soupire,
Et voudrois bien soulager son martyre.
C’est à vous seul que je le dis,
Arbres : n’allez pas le redire.
Puisque le ciel a voulu nous former
Avec un cœur qu’Amour peut enflammer641,
Quelle rigueur impitoyable
Contre des traits si doux nous force à nous armer ?
Et pourquoi, sans être blâmable,
— Ne peut-on pas aimer Ce que l’on trouve aimable ?
Hélas ! que vous êtes heureux,
Innocents animaux, de vivre sans contrainte642,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportements de vos cœurs amoureux643 !

Et quand on entend bergers et bergères, imités dans leurs danses luxurieuses par « trois petites Dryades et trois petits Faunes, » s’écrier ensemble :

Jouissons, jouissons des plaisirs innocents
Dont les feux de l’Amour savent charmer nos sens644,

{p. 188} n’est-il pas tout naturel qu’en sortant du spectacle on aille faire comme eux645 ?

On peut citer encore le dialogue en musique, la chanson à boire, les romances espagnoles, italiennes et poitevines du Bourgeois gentilhomme646, terminées par ces stances :

Le rossignol, sous ces tendres feuillages,
Chante aux échos son doux retour.
Ce beau séjour,
Ces doux ramages,
Ce beau séjour
Nous invite à l’amour.
Vois, ma Climène,
Vois sous ce chêne
S’entrebaiser ces oiseaux amoureux :
Ils n’ont rien dans leurs vœux
Qui les gêne :
De leurs doux feux
Leur âme est pleine ;
Qu’ils sont heureux !
Nous pouvons tous les deux,
Si tu le veux,
Être comme eux647.

On peut citer encore le prologue de Psyché :

Est-on sage
Dans le bel âge,
{p. 189} Est-on sage
De n’aimer pas ?
Que sans cesse
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas !
La sagesse
De la jeunesse
C’est de savoir jouir de ses appas648 ;

et tous les intermèdes de cette pièce païenne, les soins de Zéphyre, les conseils de l’Amour649 ; et, pour aller jusqu’au bout, les chansons des Mores dans le Malade imaginaire :

Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse ;
Donnez-vous à la tendresse :
Les plaisirs les plus charmants,
Sans l’amoureuse flamme,
Pour contenter une âme
N’ont point d’attraits assez puissants.
La beauté passe :
Le temps l’efface ;
L’âge de glace
Vient à sa place
Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps650.

La Fontaine peut être excusé de la licence de ses Contes par sa naïveté, par sa modestie qui lui faisait croire qu’ils ne sortiraient pas d’un cercle restreint, par le goût de la société où il vivait, par l’exemple, {p. 190} par son repentir651. Les mêmes excuses ne sont pas acceptables pour Molière : un tel génie n’a pas le droit d’ignorer à ce point son influence, ni de prétendre à l’innocence en alléguant l’entraînement, la mode, l’absence d’intention. Certes il a vu dans la cour qui, tout en l’applaudissant, lui fournissait des types pour ses grandes comédies ; il a vu dans le roi dont il flattait les passions ; il a vu, hélas ! dans sa propre femme, l’effet de cette sensualité harmonieuse, de cette lubricité délicate dont il a eu le malheur de se faire le chantre joyeux652.

Ce chapitre explique en partie les condamnations qui l’ont frappé : aux yeux d’un évêque, qu’importait le beau, le bon, le sublime, quand la part du mal était si grande653 ? Si les arts ont un pouvoir funeste, c’est {p. 191} de rendre séduisant, entraînant, irrésistible, ce qui tout d’abord aurait révolté la vertu. S’il y a un moyen terrible de démoraliser, c’est d’accoutumer doucement l’âme, par le charme, amollissant de la musique et des vers, à entendre, à goûter, à aimer ce qui la corrompt. S’il y a une puissance dégradante, c’est celle du génie qui se consacre à persuader aux hommes que leur noble et presque divine nature n’est autre que la nature sans gêne des bêtes, plus heureuses que nous d’ignorer les contraintes de la décence et de la morale654 : — puissance d’autant plus criminelle qu’elle s’impose invinciblement aux cœurs fascinés ; d’autant plus impardonnable qu’elle peut, si elle veut, élever aussi haut les âmes vers le bien, qu’elle les abîme profondément dans le mal655.

 

Quand on réfléchit de sens froid au suprême intérêt de la moralité des peuples et des rois, au désastre {p. 192} de leur immoralité, on comprend que Platon eût chassé Molière de sa république656 ; on comprend que Bossuet l’ait anathématisé.

CHAPITRE X.
Du Père, de la Famille, de l’Etat. §

{p. 193} C’est une étude attachante que de suivre un tel homme dans tous les caprices de son inépuisable fécondité, et d’apprécier à la mesure de la morale toutes les fantaisies d’un génie si puissant pour le bien ou pour le mal. On voudrait n’avoir qu’à louer : l’obligation de blâmer rend délicate et hardie parfois la tâche qu’on s’est imposée.

Le fondement nécessaire de toute société humaine est la famille. Les liens de respect, d’affection, de devoirs réciproques qui eu unissent les divers membres, sont ce qu’il y a de plus naturel dans la loi ‘ morale657 ; et l’esprit de famille est pour les êtres sensibles et intelligents un élément si constitutionnel, qu’on le retrouve sous forme d’instinct jusque chez les animaux.

{p. 194} On peut dire d’un père, d’une épouse, d’un fils qui accomplissent sérieusement leurs devoirs de famille, que, par suite, ils accomplissent la plus grande part de leurs devoirs personnels, de leurs devoirs envers la patrie, envers l’humanité, même envers Dieu. Le mariage est ce qui fonde la famille, et partant la société tout entière ; mais il n’est pas la famille. Par quel contre-sens étonnant le génie de Molière a-t-il conçu l’idée la plus élevée du mariage, ] et n’a-t-il jamais entrevu l’idée de la famille ? Un philosophe de nos jours a montré, dans un livre excellent, que la famille est la véritable source de la moralité des peuples658 : Molière n’a jamais mis sur son théâtre l’exemple d’une famille qui ne fût odieuse ou ridicule. Sans doute, il a fait voir çà et là un père indulgent659, une mère dévouée660, une fille respectueuse661, un frère affectueux662 : mais nulle part, dans ses œuvres’, on ne trouve une famille. Peut-on donner le nom de famille à la réunion des gens, honnêtes d’ailleurs, qu’entreprend de tromper et de voler Tartuffe ? Où donc entre eux est la confiance, l’affection, la dignité ? Sans doute, la mère a des qualités ; mais que vaut le père ? Que {p. 195} vaut la grand-mère ? quel lien les unit, autre que le nom, la convenance, l’intérêt ? N’en dira-t-on pas autant de la famille de l’Avare y de celles de Philaminte, du Bourgeois gentilhomme, du Malade imaginaire ? On ne parle pas de celles de M. de Sotenville663 ou de Sganarelle664. Que peut-on trouver dans toutes ces maisons-là, que des gens forcés de vivre en commun par la loi et l’usage, les uns bons, les autres méchants, la plupart ridicules, sans qu’ils aient les uns ni les antres aucun sentiment des obligations et des tendresses du sang, ou que nulle part, dans leur intimité, on sente le souffle d’affection qui rassemble et réchauffe les cœurs autour du père ? Excepté quelques enfants meilleurs que leurs parents, et quelques parents chez qui l’indulgence adoucit l’égoïsme, qui donc, parmi eux, songe à s’aimer ou à se soutenir ? Quel nœud forme d’eux tous le faisceau de la famille, seul capable de résister aux attaques du monde, d’offrir un soutien aux jeunes et une consolation aux vieillards ?

C’est que la famille ne vit que par 1e père, et Molière semble avoir absolument ignoré ce qu’est, ce que vaut le père.

Sous la tente du désert, le père fut le premier roi au milieu du peuple respectueux de ses enfants. Il y a loin de la tribu nomade d’Abraham aux grands {p. 196} Etats de l’Europe moderne ; mais les petites tribus et les grands Etats, la société humaine sous toutes ses formes, reposent également sur le principe de l’autorité paternelle. C’est ce principe qui perpétua pendant tant de siècles la race judaïque à travers des vicissitudes incroyables ; c’est ce principe qui fut une des plus remarquables causes de la grandeur de Rome. Le père, qui donne la vie et l’instruction, qui fait des hommes et des citoyens à son image, est, de par l’universelle morale, la puissance toujours et partout respectée par toutes les religions et tous les codes.

Pourquoi Molière a-t-il continuellement ravalé et ridiculisé cette puissance ? Pourquoi, aux jeunes gens gracieux et pleins d’honneur, a-t-il partout opposé des pères imbéciles, intéressés et quinteux ? Pourquoi sans cesse a-t-il présenté de douces et innocentes filles comme les victimes de parents insensés ou cruels ? Pourquoi, aux fils coupables et débauchés, a-t-il donné pour excuse des pères indifférents et égoïstes, plus coupables qu’eux, non-seulement responsables, mais auteurs de leurs fautes ?

Si la vieillesse est de soi repoussante et triste, était-ce une raison pour la sacrifier absolument à la jeunesse florissante ? Fallait-il lui ôter même ses qualités de modération, d’expérience et de sagesse, qui l’ont rendue vénérable et sacrée chez tous les peuples ?

Malheureux le peuple où les enfants ignorent le {p. 197} respect des cheveux blancs665 ! Criminel l’auteur qui consacre son génie à leur en enseigner le mépris !

 

Parmi les pères de Molière, les uns, comme Pandolfe et Anselme, sont traités par leurs fils et leurs valets de vilains et de benêts666 ; et n’est-ce pas encore nommer trop honnêtement ces Vieillards lubriques et avares667, qui ne songent, sur leurs vieux jours, qu’à l’argent dont ils ne jouissent pas, et aux plaisirs pour lesquels ils ne sont plus faits668 ? Mascarille est-il blâmable de jouer tant qu’il peut de semblables barbons669 ? Les autres, comme Harpagon et Argan, sont devenus si durs et si égoïstes, que véritablement la révolte de leurs enfants devient un devoir, et la ligue de leurs domestiques un droit670.

Certes, si les comédies tournent bien, si l’amour honnête et le désintéressement sont récompensés, si le bonheur des fils et des filles est assuré, ce n’est pas la faute des pères, et ils n’y méritent guère de {p. 198} reconnaissance. Quoi ! toujours mettre en scène des chefs de famille fous et ridicules, qui font une guerre haineuse aux désirs naturels et raisonnables de leurs enfants ? Obliger sans cesse le spectateur à mépriser des tètes respectables, et à rire sans pitié des Gorgibus671, des Pandolfe, des Anselme672, des Albert, des Polidore673, des Alcantor674, des Sganarelle675, des Géronte676, des Orgon677, des Sotenville678, des Harpagon679, des Oronte 680, des Jourdain681, des Argante682, des Chrysale683 et des Argan684 l’en a-t-il un seul qui ne soit ou tyrannique, ou égoïste, ou avare, ou lubrique ; ou qui, s’il a quelques qualités, ne les gâte par des défauts toujours ridicules, souvent honteux ? Ne sont-ils pas tous entêtés jusqu’à la folie et crédules jusqu’à l’idiotisme ? Les enfants révoltés contre ce risible et monstrueux pouvoir n’ont-ils pas, sans exception, la raison, la justice, la délicatesse, le désintéressement, {p. 199} l’intelligence et le cœur pour eux seuls ? La jeunesse n’est-elle donc pas assez présomptueuse, qu’il faille ainsi la flatter et lui rendre méprisable tout ce qui n’est pas jeune et entreprenant comme elle ? Tous ces beaux et nobles jeunes gens ne seront-ils donc jamais pères un jour ? Toutes leurs qualités seront-elles donc changées en ridicules ou en vices par les années ? Cléonte et Clitandre deviendront-ils donc nécessairement des Chrysale et des Jourdain685 ? N’y en aura-t-il pas un qui atteigne la maturité et la vieillesse sans perdre tout ce qui faisait sa valeur de jeune homme, sans acquérir rien de ce qui fait la dignité du vieillard ? N’y eu aura-t-il pas un qui s’occupe de ses enfants ? qui songe à leur éducation et à leur bonheur ? qui sache avoir la fermeté pour les conduire et l’indulgence pour se faire aimer ?

À peine trouve-t-on dans tout le théâtre de Molière deux pères qui prononcent quelques paroles dignes de ce titre : le père de don Juan, qui vient se faire insulter inutilement par un fils perdu de débauche686, celui d’Hippolyte, qui vient donner à un jeune homme perdu d’amour d’inutiles conseils de modération687.

Mais de quel droit les pères parlent-ils raison aux enfants sur ce théâtre ? Eu voyons-nous un seul qui, par l’accomplissement des devoirs paternels, ait acquis sur ses fils un empire légitime, ou qui du {p. 200} moins, par la tendresse et l’indulgence, ait mérité leur confiance ? À qui doivent-ils s’en prendre, quand les héritiers de leur nom leur crient : « Le mieux que vous puissiez faire, c’est de mourir le plus tôt que vous pourrez688, » et répondent à leur malédiction : « Je n’ai que faire de vos dons689 ? »

 

Quelle ne doit pas être la démoralisation lente produite par un spectacle qui dure sans interruption depuis deux siècles, et qui enseigne sans cesse aux jeunes gens à rire de ce que le devoir et la nature leur ordonnent de respecter ? Si cette détestable leçon était donnée d’une manière formelle, peut-être serait-elle moins démoralisatrice ; mais grâce aux ridicules d’avarice, d’égoïsme, de routine, d’abus d’autorité attribués libéralement aux vieillards ; grâce aux qualités de cœur accordées surabondamment aux jeunes gens, il n’y a rien qui choque, à première vue, dans cette continuelle révolte des {p. 201} cheveux blonds contre les cheveux blancs : la raison, la morale même semble l’approuver ; et de là sort enfin une telle habitude de dénigrement pour l’autorité paternelle,.qu’on doit peut-être attribuer à Molière une part de notre Révolution dans ce qu’elle a eu de plus mauvais, une part dans l’opposition systématique aux droits du père qui règne jusque dans nos codes actuels.

Non seulement les pères de Molière sont tous objets de moquerie ou de mépris, mais les gens qui ne sont pas pères ont par contraste toutes les qualités que ceux-ci devraient avoir. Sur ce théâtre, la raison, les bons conseils, l’esprit de conduite, la modération, l’indulgence, enfin toutes les vertus paternelles sont l’apanage des vieux garçons. Voyez les Cléante690, les Ariste691, les Béralde692 : quel malheur qu’ils n’aient rang dans la famille que d’oncles et de beaux-frères ! Mais non : sans doute qu’en devenant maris et pères, ils perdraient aussitôt leur bon sens, leur esprit et leur cœur.

C’est faux ; le poète est là en opposition formelle avec la raison et avec lui-même, quand il peint l’amour si beau693, le mariage si excellent694, et {p. 202} qu’il ne représente jamais une famille honnête ni heureuse, où les parents aiment leurs enfants avec intelligence et dévouement, où l’expérience et l’âge aient raison contre la fougue des passions juvéniles.

Quelles mères devraient faire les Henriette et les Eliante695 ! Il n’y en a pourtant qu’une vraiment respectable sur ce théâtre, Elmire696, et c’est une belle-mère ! Les autres, Mme Jourdain697, Philaminte698, Béline699, sont si ridicules ou si égoïstes, qu’il n’y a pas moyen que leurs filles les respectent ou les aiment. Quant aux personnes comme Mme de Sotenville née de la Prudoterie700, comme la comtesse d’Escarbagnas701, comme Bélise702, comme Mme Pernelle703, on ne peut, les citer comme membres d’une famille : ce sont des fléaux domestiques, que les enfants semblent trop bons de supporter avec tant de patience.

À ce point de vue, le théâtre de Molière présente un perpétuel contre-sens ; il est impossible que des parents si dépourvus d’intelligence et d’élévation produisent toujours des enfants si admirables. {p. 203} La nature peut faire une fois par hasard un tel prodige ; mais ici le prodige passe à l’état de loi. C’est un mensonge moral, de prétendre que des fils puissent être pleins d’honneur et de raison, des filles pleines de délicatesse, de pudeur et de grâce, sans que pères ni mères leur aient rien donné de ces qualités, ni par éducation, ni par héritage.

Ce contre-sens et ce mensonge sont poussés à l’extrême dans les personnages qui sont les seuls vrais représentants de la famille chez Molière : les domestiques704. Je demande si ces admirables servantes, dévouées, désintéressées, aimantes, qui sont des mères pour les enfants et une providence pour la maison, peuvent se trouver au foyer d’Orgon, de Philaminte, de M. Jourdain, d’Argan et de Béline705 ? Des domestiques si précieux et si rares, s’ils existent, sont produits lentement, à force de soins et d’exemples, par l’esprit de famille : c’est un fruit que les enfants doivent aux vertus des parents, aux traditions d’ordre et de bonté des aïeules et des mères ; et si l’on n’en trouve plus de tels aujourd’hui, c’est que l’esprit de famille s’en est allé de notre société, par notre faute, et aussi par celle de Molière.

 

C’est une singulière aberration du génie, que de méconnaître ce qu’il y a de touchant, de grand, de {p. 204} dramatique à l’occasion, dans les sentiments de respect, d’affection et de dévouement qui constituent la famille. Pour une fille délicate et tendre comme Molière en a.tant représenté, la joie de l’amour peut-elle être complète sans une mère digne de ce nom ? Quelle éducation peuvent donner aux enfants de leur amour ceux qui n’ont pu s’aimer qu’en se moquant de leurs parents, et en leur arrachant, par ruse ou par force, la signature d’un contrat de comédie ?

Il y a là, on le répète, immoralité, fausseté, contradiction avec tous les principes de haute moralité appliqués à la peinture de l’homme, de la femme, de l’amour, du mariage. Il y a là, qui le croirait ? une infériorité honteuse pour le poète moderne et chrétien, si on le compare aux vieux poètes païens706. Qu’on se rappelle les pères de Térence707, et même quelques pères de Plaute708, et qu’on dise s’il n’y a {p. 205} pas plaisir à voir la discrète assiduité, l’inquiète sollicitude avec laquelle ils suivent la conduite de leurs fils entrant dans la vie ; si l’on n’est pas touché de la sage ardeur qu’ils déploient à les rendre bons et heureux ; si l’on ne respecte pas le soin jaloux qu’ils mettent à s’entourer pour leurs vieux jours d’une famille aimante ? lis ont la joie de laisser après eux quelque reconnaissance et quelque estime. Malgré leurs ridicules et leurs sévérités, ils sont, par les entrailles au moins, dignes du nom de père709. Même chez les adorateurs de Vénus et de Bacchus, l’instinct moral conservait le sentiment de ces choses sacrées.

On ne saurait trop faire remarquer cette étonnante et désastreuse lacune dans la morale de Molière. On arrive à tirer de son théâtre des préceptes, exprimés avec une délicatesse et une fermeté supérieures, sur les devoirs de l’homme et de la femme envers eux-mêmes, sur leurs devoirs réciproques quand ils s’aiment et s’unissent, sur leurs devoirs envers les semblables, envers la patrie, envers Dieu : en sorte que la morale de Molière aura exprimé ce que doit être un homme, un époux, un citoyen, même un chrétien710 ; {p. 206} et elle n’aura nulle part laissé entrevoir ce que doit être un père. Qu’est-ce pourtant qu’un honnête homme, un citoyen, qui ne sait être père ? Que valent tous ses autres mérites, s’il n’est capable de donner à sa femme et à sa patrie des enfants dignes de lui, s’il ne peut remplir ce rôle saint par lequel l’homme ressemble le plus à Dieu ?

 

On objectera en vain qu’au dix-septième siècle il avait des abus d’autorité paternelle consacrés par les lois et par les mœurs, et que Molière a entrepris une réforme utile en attaquant et en ridiculisant ces abus : ce n’est pas en détruisant qu’on réforme, et je ne pense pas que personne puisse aujourd’hui accepter cette mauvaise excuse, qui est celle de tous les méchants quand ils déclarent la guerre aux bons, de tous les tyrans quand ils étouffent la liberté.

On objectera en vain que, du tableau de tant de pères ridicules et coupables, résulte un enseignement négatif, et que cette perpétuelle satire peut indiquer aux chefs de famille tout ce qu’ils ont à éviter pour accomplir leur mission711. Quelque avantage qu’il y ait à démontrer que les pères ne {p. 207} doivent être ni intéressés, ni débauchés, ni insouciants, ni égoïstes, ni avares, ni durs, il y a un plus grand désavantage à ne pas montrer qu’ils sont respectables parce qu’ils sont pères, à ne pas faire ressortir tout ce qu’il y a de naturel et de bon dans la famille grandissant autour d’eux avec amour et ^soumission. La société entière est une immense forêt où les vieux arbres sont les pères ; Molière a porté la cognée contre eux, sans songer qu’à leur ombre seulement peuvent croître ceux qui doivent les remplacer, et faire reverdir sur leurs tiges vigoureuses l’éternelle jeunesse de la patrie.

 

La patrie ! Molière semble pourtant l’avoir aimée : il a travaillé plus et mieux que d’autres à qui l’on en fait honneur, à la grande rénovation de la fin du siècle dernier. Mais, chose singulière ! c’est à lui que nous devons, en partie du moins, l’orgueil d’enfants qui nous fait croire que nous avons tout inventé en politique en 1789. Nous méprisons nos pères, et nous ne voyons pas que c’est de leurs lents et continuels efforts qu’est péniblement sorti le perfectionnement des institutions et la proclamation des droits éternels. Nous insultons à la mémoire du Roi-Soleil ; nous voulons croire que toute idée de justice ou de liberté devait sécher aux feux de ses rayons absolus. Nous nous obstinons à ignorer que c’est sous son règne que fut inventé le moi de patriote ; que la tyrannie féodale fut définitivement vaincue ; que la liberté commerciale et industrielle prit son {p. 208} premier et victorieux essor ; que le peuple fut déchargé des impôts du servage ; que la justice cessa d’être une routine ou un abus ; que ceux qui s’engraissaient du suc de la France712 furent brisés, et que des fils de bourgeois et de marchands vinrent remplacer au ministère les ducs et les princes déchus ; nous oublions qu’il souffrit que l’éducation de son petit-fils fût nourrie des plus hardies et même chimériques utopies républicaines ; qu’il servit à sa table, de sa royale main, le valet de chambre qui proclama que la France est un peuple, qui immola les marquis au rire du peuple, cent cinquante ans avant que le peuple les traînât à la guillotine, et enfin qu’il voulut être le parrain du fils de ce fils du peuple.

Molière, avec une grande liberté de génie attaqua la société d’alors dans ce qu’elle avait de plus mauvais et de plus redoutable, la noblesse oisive.

On fait dater de 1789 le principe de l’égalité des hommes devant la loi civile : le principe de leur égalité devant l’estime et l’opinion des autres date de Molière. Au temps où l’orgueil des privilèges et des titres s’incarnait dans un duc de Saint-Simon, c’est Molière qui, du haut de son théâtre, disait en face aux marquis à la mode assis devant la scène :

« Qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? {p. 209} Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi, nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi, vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferois plus d’état du fils d’un crocheteur, qui seroit honnête homme, que du fils d’un monarque, qui vivroit comme vous713. »

Devant cette cour infatuée de noblesse, devant {p. 210} ces grands seigneurs qui ne voulaient pas qu’il mangeât à la même table qu’eux, il fait parler un honnête homme justement fier de ses ancêtres roturiers, et aimant mieux perdre sa maîtresse que se déshonorer par un titre usurpé. Cléonte répond à M. Jourdain, qui, avant de lui accorder sa fille, lui demande s’il est gentilhomme :

Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu {p. 211} des charges honorables ; je me sais acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme714.

Immoler au parterre715 l’orgueil du nom et de la race pour y substituer l’orgueil du mérite, faire de l’acte royal qui conférait des duchés-pairies la cérémonie du mamamouchi, c’était un acte de courage dans un temps où, à nos yeux, l’esprit de justice et de liberté était représenté par le duc de Saint-Simon, si indigné de voir des bourgeois dans les charges. Molière y alla sans marchander ; il mit sur la scène un gueux plus noble de cœur qu’un gentilhomme716 ; il bafoua les bourgeois qui croient que c’est une belle chose de devenir gentilhomme ; les Arnolphe qui se donnent le nom de Monsieur de la Souche ; les Gros-Pierre qui s’appellent pompeusement Monsieur de l’Isle717 ; les George Dandin qui, par un allongement, reçoivent le titre de Monsieur de la Dandinière718 ; on n’oubliera jamais l’illustre maison de Sotenville, dans laquelle « Bertrand de Sotenville fut {p. 212} si considéré en son temps que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer719, » ni celle de la Prudoterie « où le ventre anoblit720 ; » on rira éternellement des manies de dignité et de vanité qui constituent toute la noblesse des Pourceaugnac et des Escarbagnas ; enfin le type du marquis, produit par Molière et prodigué dans toutes ses pièces, est resté et restera comme l’un des meilleurs personnages du théâtre comique.

Il y en a partout, des marquis. Dans les Précieuses ridicules, ce sont deux valets qui laissent la livrée pour endosser les canons et l’épée721, et perdre sous le bâton leur marquisat de Mascarille et leur vicomte de Jodelet722 : ce ne sont que deux valets rossés ; mais l’habit est rossé aussi, et il est impossible de ne pas songer que les faux marquis ne méritent pas seuls ce traitement. Dans ce hardi petit chef-d’œuvre, il faut remarquer la scène des Porteurs723, où le sentiment des droits et de la valeur du peuple respire autant que dans celle du Pauvre724.

Dans les Fâcheux, passent en courant devant les yeux étonnés d’une telle variété, le marquis du bel air725, {p. 213} le marquis musicien726, le marquis duelliste727, le marquis joueur728, le marquis chasseur729, le marquis obligeant730.

Dans la Critique de l’École des Femmes, l’Impromptu de Versailles, le Festin de Pierre, le Misanthrope, le Mari confondu, le Bourgeois gentilhomme, c’est le marquis bel-esprit731, le marquis poète732, le marquis nécessaire733, le marquis à bonnes fortunes734, le marquis débauché735, le marquis escroc736.

Et quand Mlle Molière lui dit : « Toujours des marquis ! » il répond devant toute la cour : « Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme, dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie737. »

{p. 214} Cette satire des marquis est faite avec verve et hardiesse, mais sans fiel. Si les défauts de la cour sont blâmés, les qualités d’esprit, de tact, de politesse, que Louis XIV sut développer dans son entourage, sont parfaitement reconnues et appréciées738. D’ailleurs, ce qu’il y a de particulièrement juste dans cette guerre à la noblesse dégénérée, ce n’est pas la critique des prétentions vaniteuses de ceux qui ne voient dans les mérites de leurs ancêtres qu’un droit à morgue et à privilèges : c’est l’affirmation formelle des devoirs qu’imposent une naissance et une fortune distinguées. Partout, mais particulièrement dans le Misanthrope739, le tort des marquis, c’est d’être oisifs, c’est de n’employer qu’à des bagatelles toutes les ressources que leur fournit l’état où ils sont nés. Ils sont coupables, non-seulement quand ils font mal, mais quand ils ne font rien. L’ignorance et l’inutilité, qui seraient à peine excusables ailleurs, deviennent là de véritables crimes envers la société qu’on doit servir à proportion de ses facultés. Et on se trouve exercer une influence funeste, dont on est responsable, à Dieu toujours, et quelquefois aux hommes, quand on oublie, comme don Juan, que noblesse oblige740.

Nous ne sommes pas libres, dans la famille immense {p. 215} qui est la patrie, d’abdiquer les devoirs que nous impose notre position quelle qu’elle soit. Le noble n’a pas plus le droit d’être oisif que le bourgeois, vaniteux, ou le prolétaire, paresseux. Chacun a sa tâche : le sénateur qui ne songe qu’à donner des mascarades741, le juge qui ne pense qu’aux profits de son métier742, sont aussi coupables que le bûcheron qui passe le temps à boire743, ou le 1 marchand à apprendre à danser744.

On trouve dans Molière la juste critiqué des utopistes qui se plaignent que la patrie ne les nourrisse pas dans quelque prytanée où ils puissent rêver à leurs orgueilleuses chimères745 ; des pédants, qui s’imaginent dans leur petite vanité.

Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l’état d’importantes personnes.

Il dit aux demandeurs de pensions qui tournent autour des rois comme des chiens autour d’une cuisine : « Que font-ils pour l’Etat746 ? » On trouve dans Molière la louange du prince sans cesse rapportée à ses travaux, non à sa personne ; l’affirmation de ses devoirs envers tous, de ses obligations à voir par ses yeux, à punir, à récompenser, à veiller au {p. 216} bien et à l’honneur du pays747. En un mot, on y trouve la grande conception de l’égalité des hommes, tous chargés de devoirs réciproques, et incapables d’acquérir dans la république aucune dignité ni aucune estime, si ce n’est par le mérite personnel et par les services rendus à la patrie. Il n’y a qu’une aristocratie légitime et imprescriptible, celle de l’intelligence pratiquant le bien.

CHAPITRE XI.
De la Religion. Principe et Sanction de la Morale de Molière. §

{p. 217} Enfin, pour couronner toute cette morale, ce comédien a su parler de Dieu. Lui, l’homme du rire et du plaisir, il a su, dans quelques scènes étonnantes d’une pièce pleine de farces comme le Festin de Pierre, peindre la croyance en Dieu, l’amour de Dieu, la dignité, la nécessité de cette croyance et de cet amour. Ces scènes ne sont point d’origine espagnole : elles ont un autre caractère que celles du don Juan original, parce qu’au lieu d’être là par convenance pour satisfaire un public dévot, elles y sont par intention pour émouvoir un public hypocrite ou sceptique. L’obligation de croire est mieux prouvée dans les ridicules paroles de Sganarelle que dans plus d’un sermon :

DON JUAN

Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

SGANARELLE

La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que, {p. 218} pour avoir bien étudié, on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne sauroit se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut ; et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? Ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… »

La tirade est interrompue comiquement par nécessité de comédie ; puis le sérieux reparaît, quand Sganarelle conclut : « Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux eu ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à {p. 219} droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…748. » Le comique reprend encore le dessus ; mais Fénelon a-t-il mieux dit749 ?

Le désintéressement de l’amour de Dieu, qu’il faut aimer par-dessus toute chose751, est exprimé eu action par le Pauvre qui « prie le ciel tout le jour, et qui est bien mal reconnu de ses soins, dit don Juan, puisqu’il est dans la plus grande nécessité du monde, et que, le plus souvent, il n’a pas un morceau depain à mettre sous les dents. » Pourtant, {p. 220} entre un louis d’or et un péché, il n’hésite pas ; et malgré le diable qui le tente et Sganarelle qui l’encourage, « il aime mieux mourir de faim752. »

L’amour du prochain, qu’il faut aimer comme soi-même pour l’amour de Dieu753, quand a-t-il été pratiqué d’une manière plus touchante que par done Elvire, qui, trahie de la façon la plus injurieuse par un amant aimé, revient trouver ce scélérat, ce perfide, qu’elle a menacé de « la colère d’une femme offensée754, » pour adresser à ce cœur de tigre les paroles qui tirent des larmes à Sganarelle : «  Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater ; et vous me voyez bien changée de ce que j’étois ce matin. Ce n’est plus cette done Elvire qui faisoit des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetoit que menaces et ne respiroit que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel..., et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt… Je vous ai aimé avec une tendresse extrême ; rien au monde ne m’a été aussi cher que vous ; j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait {p. 221} toutes choses pour vous ; et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, je vous le demande avec larmes ; et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher755. »

Quelle abnégation, dans la bouche d’une amante insultée et remplacée ! Voilà la charité chrétienne, bien différente de cette philanthropie ou de cette humanité au nom de laquelle don Juan fait l’aumône d’une pièce d’or, mais qui est entachée d’un vice irrémédiable, l’orgueil756. Voilà le pardon des injures, le pardon chrétien, qui inspire Cléante quand Orgon s’élance sur Tartuffe vaincu, en criant :

Hé bien ! te voilà, traître...

CLÉANTE.

Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
À son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
{p. 222} Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice757.

Quant à la sublime humilité du repentir, aux trésors de la miséricorde divine, avec quelle grandeur et quelle douceur ces choses sont encore exprimées par done Elvire à don Juan : « Je sais tous les dérèglements de votre vie ; et ce même ciel, qui m’a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver758, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que, peut-être, vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable759. »

{p. 223} Enfin, la souveraine justice de Dieu, « condamnant à des supplices éternels760 » ceux qui trouvent « que le ciel n’est pas si exact qu’on pense761, et qu’il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut qu’on l’entende762 ; »cette souveraine justice frappant « d’un épouvantable coup763 » les pécheurs qui ne profitent pas « de la miséricorde du ciel764 » et les «  esprits forts qui ne veulent rien croire765 ; » cette justice, dis-je, est affirmée par la brève autorité de cette parole : « L’endurcissement au péché traîne une mort funeste ; et les grâces du ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre766. »

 

Ces textes sont formels : ils ne sont point des traductions, et il suffit de les comparer sommairement aux modèles espagnols, pour voir qu’ils sont écrits dans un esprit sérieux tout différent de l’esprit superstitieux qui domine chez Tirso de Molina767. Ils {p. 224} ne sont point une nécessité de la comédie, qui aurait produit le même effet avec des affirmations moins précises. Quelque étonnement que cela cause, il faut reconnaître là une intention réfléchie et l’expression d’un sentiment personnel. En vérité, on exalte Shakespeare d’avoir mêlé dans le drame le langage héroïque à la trivialité populaire : mais que dire de celui qui, des bouffonneries de Charlotte ou de M. Dimanche768, sait passer tout à coup à l’expression la plus pure de la foi chrétienne et aux élans les plus ardents de l’amour divin, sans que cet incroyable mélange choque le spectateur, qui ne s’aperçoit même pas de ces contrastes audacieux, tant est immense et douce la puissance du génie. Que dire de celui qui a fait le Tartuffe, et mis sur la scène ce qu’un moraliste osait à peine insinuer dans un livre spirituel769, ce qu’un prédicateur n’osait pas prononcer du haut de la chaire770 ?

Ah ! si la vraie piété est la vertu surhumaine qui ravit l’homme jusqu’à Dieu, et si une foi sincère est ce qu’il y a au monde de plus respectable, quel service n’est-ce pas rendre à la foi et à la piété que de mettre au pilori ceux qui empruntent un masque sacré pour satisfaire les deux plus honteuses passions, celle de {p. 225} l’or et celle de la chair ? Louer assez ce chef-d’œuvre d’audace et de génie est impossible ; le défendre contre ceux qui l’attaquent est inutile771. Pour trouver des expressions qui en fassent sentir la haute moralité, on ne peut que citer Molière lui-même, quand il fut obligé d’implorer la puissance royale pour obtenir le droit de dire tout haut qu’un hypocrite est un scélérat et qu’un tartuffe est un sacrilège :

J’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot ; j’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat ; il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne ; et d’un bout à l’autre il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux {p. 226} spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose772.

Je ne doute point que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts, et ne jettent dans leur parti de véritables gens de bien, qui sont d’autant plus prompts à se laisser tromper qu’ils jugent d’autrui par eux-mêmes. Ils ont l’art de donner de belles couleurs à toutes leurs intentions. Quelque mine qu’ils fassent, ce n’est point du tout l’intérêt de Dieu qui les peut émouvoir ; ils l’ont assez montré dans les comédies qu’ils ont souffert qu’on ait jouées tant de fois en public sans en dire le moindre mot. Celles-là n’attaquent que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-ci les attaque et les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir773.

Le philosophe regarde les tartuffes comme des monstres qui insultent à la fois la dignité humaine et la grandeur de Dieu ; à leur vue, le chrétien ne peut s’empêcher de penser à la parole divine : « Prenez garde de faire vos bonnes œuvres devant les hommes {p. 227} pour être vus d’eux ; autrement vous n’aurez point de récompense chez votre Père qui est dans les deux. Quand donc vous faites l’aumône, ne faites pas sonner la trompette devant vous, comme les hypocrites font dans les synagogues et dans les places, pour être honorés des hommes : je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense. Et quand vous priez, ne soyez point comme les hypocrites, qui aiment à se tenir dans les synagogues et dans les coins des places pour être vus des hommes : car je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense. Et quand vous jeûnez, ne faites pas comme les hypocrites à l’air triste, qui s’abîment le visage pour que, les hommes voient qu’ils jeûnent ; car je vous dis en vérité, ils ont reçu leur récompense774. »

 

L’idée haute que Molière avait de la religion, le respect qu’elle lui inspirait775, expliquent cette vigueur d’indignation contre les hypocrites et les prudes776. Les mêmes sentiments expliquent ses railleries contre les superstitions dont le mélange fâcheux déshonore la religion, railleries qui ne {p. 228} furent point comprises d’abord et le firent accuser d’irréligion, si bien qu’il fut obligé de supprimer ce curieux passage du Festin de Pierre :

SGANARELLE

Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, le moine-bourru, qu’en croyez-vous, eh ?

DON JUAN

La peste soit du fat !

SGANARELLE

Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n’y a rien de plus vrai que le moine-bourru, et je me ferois pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire quelque chose dans le monde : qu’est-ce donc que vous croyez, etc.777 ?

Les mêmes sentiments expliquent encore la curieuse synonymie par laquelle il remplace autant que possible tous « les termes consacrés778 : » il se faisait scrupule de nommer Dieu, l’Église, les mystères, {p. 229} les sacrements, sur un théâtre779. Ceux qui voient là, soit une crainte, soit un certain scepticisme, se trompent. Ce n’est ni un timide, ni un indifférent en ces matières, qui aurait touché des points délicats comme celui-ci, qu’indique F. Génin :

Il n’était pas janséniste, et savait attaquer les casuistes jésuites dans leur excès d’indulgence ; et quand il faisait dire à don Juan refusant un duel avec don Carlos : « Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre ; le ciel m’en défend la pensée ; et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera780, » il voulait évidemment faire allusion aux artifices de direction d’intention par lesquels, dans la VIIe Provinciale, Hurtado de Mendoza autorise {p. 230} l’acceptation du duel «  en se promenant armé dans un champ, en attendant un homme, sauf à se défendre si l’on est attaqué… Et ainsi l’on ne pèche en aucune manière, puisque ce n’est point du tout accepter un duel, ayant l’intention dirigée à d’autres circonstances ; car l’acceptation du duel consiste en l’intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n’a pas781 ».

De même, dans le Tartuffe.

Lorsque Cléante presse Tartuffe de remettre Damis en grâce avec son père, et lui rappelle que la religion prescrit le pardon des injures, Tartuffe échappe à l’argument par la direction d’intention : « Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ! etc.782 »

La même théorie lui fournit un prétexte pour enlever à un fils son héritage : c’est de peur Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains783.

Quand Elmire oppose le ciel aux vœux de Tartuffe, « si ce n’est que le ciel..., » répond-il, et tout de suite il lui développe cette précieuse doctrine de la direction d’intention :

Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
{p. 231} Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention784 .

Il semble qu’on lise la IXe Provinciale, fortifiée du charme d’une versification nerveuse et facile. Et pourquoi Orgon a-t-il confié aux mains de Tartuffe la cassette compromettante d’Argas785 ? Il vous le dit : c’est par suite de la doctrine des restrictions mentales,

Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
Il eût d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où sa conscience eût pleine sûreté
À faire des serments contre la vérité786. »

Enfin Molière a tracé le portrait de l’honnête homme chrétien, tel qu’il l’entendait ; et ce portrait est très-beau. Car, quoi qu’en dise Sainte-Beuve, Cléante est chrétien787 : il y a une différence marquée entre lui et Philinte788. Qu’on se rappelle son indulgence, {p. 232} son dévouement, sa charité, ses belles paroles sur la vraie piété789 ; et l’on dira que voilà le vrai chrétien, qu’il serait à souhaiter que tout le monde fût chrétien comme lui ; et l’on pensera avec lui

Que les dévots de cœur sont aisés à connoître… :
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu :
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, traitable :
Ils ne censurent point toutes nos actions ;
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre :
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement :
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer...
Et vraiment, on ne voit nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle.790

Faudrait-il donc conclure que la morale de Molière {p. 233} est la morale chrétienne, et qu’il en a cherché le principe dans les préceptes de la religion ? Ce serait erreur. Vivant dans une société et’ parmi des amis illustres, qui discutaient vivement les questions religieuses ; protégé par un roi qui s’occupait de religion, même au milieu des plaisirs, et avait à ce sujet des opinions très arrêtées ; menacé comme comédien par la doctrine, et condamné par la discipline de l’Église ; ayant devant les yeux des exemples tristes de l’abus que les hypocrites et les ambitieux peuvent faire des choses saintes ; porté d’ailleurs par le caractère universel et touche-à-tout de son génie ; forcé enfin par les agressions déloyales de rivaux jaloux qui, le trouvant inattaquable sur tout le reste, croyaient le surprendre sur ce point, — un jour, il voulut dire, et dit franchement, dans deux comédies, ce qu’il pensait de la religion. Ces œuvres de circonstance, presque de polémique, se sont trouvées admirables et sont restées immortelles, parce qu’elles étaient œuvres de Molière. Mais il n’y faut chercher, on le répète, que l’expression d’un sentiment personnel sur la religion, non des principes qui régnassent dans son âme au point d’inspirer toujours ses compositions. Cela doit paraître hors de doute, si l’on veut bien remarquer que nulle part, excepté dans le Festin de Pierre et dans le Tartuffe, on ne trouve, d’un bout à l’autre de ses œuvres, le moindre, sentiment, la moindre réflexion, la moindre inspiration religieuse. Il n’y a, dans aucune autre comédie, la moindre trace de christianisme ni même {p. 234} de religion naturelle ; et, bien qu’on puisse dire avec raison : Nunc non erat his locus791, c’est peut-être encore un des motifs de la sévérité de Bossuet792. Aujourd’hui même, des juges sincères peuvent être d’avis que cette absence complète, non-seulement de toute pratique, mais de toute pensée religieuse, a préludé, non pas à l’irréligion haineuse et prétendue savante des philosophes du dix-huitième siècle, mais à l’indifférence de bon ton qui règne de nos jours dans une grande partie de ce qui s’appelle par convenance la société chrétienne. En somme, il n’a mis en scène et n’a pu former, par conséquent, que des honnêtes gens indifférents.

 

Chercher le principe de sa morale dans la philosophie d’Épicure, sous prétexte qu’il fut ami de Chapelle et disciple de Gassendi, c’est commettre une erreur non moins grave : quel rapport y a-t-il entre le système d’Épicure et toutes les idées morales de Molière qui font le sujet du présent livre793 ? D’ailleurs, {p. 235} il n’était ni cartésien, ni gassendiste, pas plus qu’aristotélicien, pyrrhonien, épicurien, ou stoïcien794. Il s’est moqué de chaque secte dans ce qu’elle offrait à ses yeux de ridicule ; et quelques plaisanteries fort comiques sur les principales écoles de philosophie sont tout ce qu’on peut tirer de lui là-dessus795.

Molière est Molière. Et en somme, à part les généralités de la morale pratique, sur laquelle tous les systèmes sont à peu près d’accord, quels principes fixes aurait-il pu emprunter à la philosophie ? Quelle confiance aurait-il pu avoir dans une morale philosophique, lorsque la doctrine dominant alors dans les écoles et soutenue par arrêt du parlement, l’aristotélisme, avait été, de la part de son maître Gassendi l’objet de si fines, amères et victorieuses railleries796 ?

{p. 236} Il faut bien reconnaître qu’en fait de morale effective, qui ne soit point une théorie éphémère acceptée par quelques esprits distingué, mais une règle des mœurs fixe et universelle il n’y a que deux morales : l’une est celle de la religion, qui impose, au nom d’une révélation divine, des préceptes formels, dont l’observation ou la violation entraîne des peines ou des récompenses positivement promises ; l’autre, qui au fond donne les mêmes préceptes, est la morale naturelle, que nous trouvons dans notre nature même, c’est-à-dire dans la constitution de notre être, dans nos instincts, nos désirs et nos passions, dans notre conscience. Celle-ci, vague, fugitive, souvent même obscurcie aux yeux vulgaires, a pu être précisée et illuminée par le génie de quelques hommes : c’est ce qu’a fait Platon dans sa République, qui est réellement et surtout un livre, de morale ; c’est ce qu’a fait Cicéron dans son traité des Devoirs ; c’est ce qu’a fait aussi Molière dans son théâtre.

La morale naturelle est celle que chacun peut tirer de soi : morale de création divine comme nous-mêmes, qui existe essentiellement en nous tous, qui dit secrètement au cœur de chacun ce qui est bien ou mal ; lumière universelle, plus ou moins affaiblie çà et là, mais jamais éteinte ; dont les préceptes sont appuyés {p. 237} en chacun par le sentiment, par la raison morale, par l’opinion commune, par l’idée plus ou moins prochaine de Dieu : en un mot naturelle, c’est-à-dire fondée sur la nature que Dieu créateur nous a imposée formellement ; dont les règles immuables sont connues par l’observation de nous-mêmes ; dont la pratique est commandée par le sens moral et la conscience, et dont l’éternelle valeur, en dehors de toute révélation, est corroborée, chez les peuples chrétiens, par l’influence latente et générale du christianisme même sur les esprits qui lui sont en apparence rebelles.

Cette morale naturelle, non chrétienne d’intention, mais de fait, car le christianisme n’a fait qu’en affirmer d’une manière absolue les principes plus ou moins indécis ; cette morale naturelle, dis-je, est la morale de Molière.

Contemplant les hommes avec des yeux plus pénétrants que pas un, il a mieux vu la conscience de l’humanité, il a mieux lu dans son âme et dans celle des autres la loi morale qui y est mystérieusement empreinte. Doué d’un bon sens solide, il a mieux jugé les cas très-délicats que présente la pratique de cette loi, et mieux exprimé comment elle doit être respectée jusque dans ses moindres prescriptions. Il a montré comment l’homme, en ne se laissant jamais emporter aux élans des passions, doit rester dans le juste milieu qui lui permet de voir clairement le bien, et de le pratiquer sans exagération : juste milieu qu’il faut bien se garder de {p. 238} confondre avec celui des nouveaux académiciens d’autrefois et des sceptiques [modernes, car c’est un état moyen de passion, et non pas un état moyen de croyance dans le vrai et d’amour pour le bien797.

Voilà le principe de la morale de Molière. Quant à la sanction, elle n’est pas dans le qu’en dira-t-on ni dans le ridicule798. On l’a déjà dit799 : l’homme qui fuit le vice uniquement par crainte des moqueries d’autrui, tombe dans le défaut de l’amour-propre, et sa vertu n’est qu’une hypocrisie : il est impossible d’admettre que le ridicule puisse servir d’une manière quelconque à sanctionner la morale, ni que des gens vertueux par amour propre soient des honnêtes gens.

La sanction de la morale de Molière ne doit pas être cherchée non plus dans les dénouements miraculeux par lesquels il termine brusquement ses comédies. Il n’est pas vrai que le bien et le mal soient ainsi divinement récompensé et puni sur la terre, ni que tous les amoureux s’épousent, ni que tous les {p. 239} orphelins retrouvent leurs pères, ni que tous les coquins aillent en prison, ni que tous les athées soient foudroyés. Ce genre de dénouement n’est ni moral, ni vrai, ni vraisemblable : il est simplement pratique, et s’il est volontiers accepté par le public, c’est parce qu’il répond au désir secret qu’éprouve chacun de voir le bonheur des bons et le châtiment des méchants : il répond à notre sens moral, mais il ne peut aucunement être accepté. comme une sanction morale ; car, au contraire, la morale serait détruite, si chaque bonne ou mauvaise action entraînait immédiatement récompense ou peine ; la liberté disparaîtrait, et l’homme, esclave d’une crainte continue, n’aurait plus d’autre conscience que l’intérêt immédiat et la conservation.

La sanction de la morale de Molière est dans le sentiment de joie et de dignité qu’inspire le devoir accompli ; dans l’estime de soi-même et des autres consciencieusement acquise ; dans l’espoir du bonheur pur et sans remords que la vertu seule peut donner ; dans la sérénité d’âme et la tranquillité de cœur que porte en soi le seul honnête homme. En un mot, la morale de Molière est fondée sur la notion claire et l’amour vif du bien800.

Cette morale naturelle est nécessairement liée à l’idée de Dieu : elle ne va point sans religion, et {p. 240} quoique la morale de Molière ne parle guère de Dieu ni de religion, elle ne peut être confondue avec la morale que certaines gens appellent orgueilleusement indépendante801 ; car, au fond, elle n’est morale, c’est-à-dire règle, que parce qu’elle est infuse en notre nature par la puissance divine, et elle n’est définie que parce que nous avons l’idée du bien, inséparable de l’idée de Dieu. Il est vrai qu’elle peut être formulée, et même pratiquée, sans religion positive. Et c’est rendre service aux hommes que de les accoutumer, comme fait Molière, à élucider l’idée du bien, à user de leur conscience, de leur bon sens et de leur liberté, à se fortifier dans le discernement et la pratique de l’honnête. Mais il faut avouer aussi qu’ils ne sont pas tous capables de le faire d’eux-mêmes, et que la plupart n’ont ni le temps, ni la volonté d’y songer ; que, quand même ils le voudraient, ils sont trop livrés aux passions pour le pouvoir seuls avec efficacité : sans chercher la cause originelle de cette incapacité, on doit constater qu’elle existe. II est donc compréhensible que Dieu créateur, qui a permis que les caractères de la loi naturelle pussent être à demi effacés dans les âmes, leur rende cette loi formulée par la religion, avec une promesse et une menace qui fasse le devoir plus clair aux bons, et les méchants plus inexcusables.

CHAPITRE XII.
Réflexions Générales. §

{p. 241} Quand, arrivé au terme de cette délicate et intéressante étude, on désire.mettre en ordre toutes les idées qui se sont agitées dans l’esprit, la première impression qu’on éprouve est un étonnement profond que Molière ait été, au point de vue moral, si peu compris ou si incomplètement apprécié par des juges illustres à divers titres : l’autorité de leur génie et de leur nom est impuissante à faire accepter leurs étranges conclusions.

De même que les habitants d’un canton montagneux ne sont pas bien placés pour apprécier la hauteur absolue ou relative des sommets qui les environnent, et qu’ils doivent, pour en mieux juger, se placer à distance en différentes perspectives, ainsi se trouvent situés les contemporains par rapport aux hommes de génie qu’ils voient s’élever autour d’eux, et dont ils ne peuvent juger absolument la grandeur, parce qu’il leur faudrait les pouvoir considérer avec l’abandon des préjugés de leur époque et la perspective du temps.

Lorsque Molière mourut, personne en France, à {p. 242} l’exception d’un petit nombre d’hommes d’élite, Boileau, La Fontaine, Louis XIV, Bussy, Bouhours, personne ne parut s’apercevoir de la perte que la patrie et les lettres venaient de faire. Le public ne fut, pour ainsi dire, frappé que d’une chose : c’est qu’un bouffon, au moment où il jouait la mort, avait été joué par elle802. « Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Condom, conseiller du Roi en ses Conseils, ci-devant précepteur de Monseigneur le Dauphin, premier aumônier de Madame la Dauphine803, » ne pouvait, d’une si grande hauteur, considérer qu’avec mépris un baladin, journellement exposé à la risée publique, et qui, à la honte de cette profession proscrite, ajoutait le crime d’avoir été, sinon l’instigateur, au moins le complice des désordres et des scandales de la vie du roi804. Lorsque, vingt après la mort de Molière, parut en tête du Théâtre de Boursault la Lettre du P. Caffaro805, où se lisait, au profit dudit Boursault, une justification des représentations théâtrales en général, et de la comédie française en particulier « si épurée {p. 243} qu’il n’y a rien que l’oreille la plus chaste ne pût entendre : tous les jours, à la cour, les évêques, les cardinaux et les nonces du pape ne font point de difficulté d’y assister... ; et elle se joue avec le privilège d’un prince qui gouverne ses sujets avec tant de sagesse et de piété, qui n’a pas dédaigné d’y assister lui-même, et qui n’aurait pas voulu autoriser par sa présence un crime dont il serait plus coupable que les autres ; » et cela en faveur des plates et misérables comédies de Boursault, dont plusieurs ne roulent que sur des équivoques honteuses, dégoûtantes806 ; — Bossuet, en lisant une telle lettre en tête de telles œuvres, sentit ranimée toute son indignation, devenue cette fois, il faut en convenir, légitime807.

Mais Bossuet n’avait pas eu le temps de lire Molière, {p. 244} et il avait nécessairement confondu deux choses : les pièces de Molière, et les insipides et graveleuses imitations qui étaient jouées alternativement avec ses chefs-d’œuvre sur le même théâtre808. De plus, la postérité conviendra qu’il devait lui être extrêmement difficile, sinon impossible, de distinguer l’auteur comique, sublime dans ses œuvres comme dans son jeu, de l’acteur, avili par l’immoralité ou la médiocrité des pièces que, dans l’intérêt de sa troupe, il se faisait un triste devoir de jouer lui-même, avec une indifférence, hélas ! stoïque.

Donc Bossuet, dans sa suprême sévérité, a eu l’esprit plein des dangers et des hontes de la vie de comédien, le cœur soulevé par les grossièretés étalées sur la scène de l’époque, l’indignation surexcitée par l’encouragement donné aux plaisirs de Louis XIV. Et cette indignation d’évêque et de « Père de {p. 245} l’Église809, » l’a empêché de voir dans Molière autre chose que le type du comédien et la personnification de la corruption théâtrale. Dans son enthousiasme chrétien, il a énergiquement proscrit de la société chrétienne, de la Jérusalem terrestre, la comédie en masse ; et ses foudres ont frappé plus fort sur le plus grand, de même que Platon autrefois, dans sa surhumaine utopie, chassa Homère de sa république. Si le divin philosophe peut avoir oublié, dans l’extase de la vertu idéale, la limite où l’on sort de l’humanité pour s’envoler dans la chimère sublime, il n’est pas étonnant que l’aigle chrétien, dans son vol céleste, à force de fixer l’éternel soleil, n’ait plus voulu que les yeux s’affaiblissent à regarder les lumières terrestres. Ce sont là de ces erreurs du génie, qu’on se sent trop petit pour condamner, bien que la région moyenne où l’on se tient rende impossible à notre médiocre raison de les partager.

Ce n’est donc pas le Molière que nous aimons et que nous admirons qui a été si cruellement touché par Bossuet : c’est une sorte d’idéal de comédien sans mœurs, sans honneur, sans valeur même littéraire, que Bossuet démêlait dans tout le fatras oublié des contemporains de Molière, et que nous ne voyons plus aujourd’hui. Ceci explique pourquoi les condamnations de Bossuet s’appliquent réellement si peu au vrai Molière810, et montre qu’il y a erreur {p. 246} dans la critique acerbe que F. Génin a cru devoir faire de la Lettre au P. Caffaro, qui devint bientôt les Maximes et Réflexions sur la comédie811. Bossuet n’a rien dit que de profondément juste contre le théâtre qui préparait la Régence. Mais, par cette fatalité qui empêche quelquefois des contemporains illustres de se connaître, il a méconnu Molière, comme Boileau a ignoré La Fontaine, comme la marquise de Sévigné a peu goûté Racine.

 

Fénelon se contente de reprocher à Molière, d’une manière générale, « qu’il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu ; » et il lui fait ce reproche aussi légèrement qu’il l’accuse de parler « souvent mal, d’approcher du galimatias, » et d’avoir été « gêné par la versification française812. » Il semble n’avoir lu qu’en courant, et pour pouvoir dire qu’il les connaissait, les ouvrages qu’il juge avec une autorité si absolue et si brève.

{p. 247} La Bruyère, moraliste, lui rend plus de justice pour le fond, tout en disant qu’il lui a manqué « d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement. »D’ailleurs il se contente de s’exclamer en général sur cette « imitation des mœurs » et ce « fléau du ridicule813, » sans rien préciser sur la valeur et la portée morale des œuvres de Molière.

Voltaire remarque simplement qu’il fut, « si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde, » et il ne corrige l’étrange étroitesse de cet éloge que par ces quatre mots : « On sait assez ses autres mérites814. »

Il est inutile de citer autrement que pour mémoire, sauf quelques points où elles se trouvent par hasard d’accord avec le bon sens, les opinions sorties du cerveau malade de J.-J. Rousseau, qui, non content de trouver Molière « inexcusable » d’avoir joué dans le Misanthrope « le ridicule de la vertu, » se permet « d’accuser cet auteur d’avoir manqué {p. 248} dans cette pièce de très-grandes convenances, une très-grande vérité, et peut-être de nouvelles beautés de situation ; » après quoi il veut bien indiquer longuement comment la pièce aurait pu être moins mauvaise815.

Les louanges banales et pédantes de Laharpe n’ont guère plus d’autorité que les critiques orgueilleuses et chagrines de J.-J. Rousseau816.

 

Il faut reconnaître que notre siècle a mieux apprécié Molière ; et on doit citer comme s’étant associés à sa gloire par leurs jugements respectueux et raisonnés, MM. Saint-Marc Girardin, Sainte-Beuve, et surtout Nisard817. Mais leur critique, généralement {p. 249} littéraire, ne donne point en somme ce que l’on cherche ici, une opinion juste et définitive sur la morale de Molière.

À ce point de vue, il n’a été vraiment compris de son temps que par deux hommes. Le premier est Boileau, qui est touchant dans son admiration naïve pour son ami, et qui l’a pleuré avec des accents qui vont au cœur. L’autre est Louis XIV, qui a donné preuve d’un grand et ferme bon sens, en même temps que d’une mesure et d’une convenance extraordinaires, dans les circonstances délicates où il a dû s’occuper de Molière. Il s’est acquis un titre de gloire imprescriptible par sa protection et sou affection souveraine pour ce comédien. De la série d’anecdotes rapportées entre le grand roi et son valet de chambre-tapissier, comme de tous les vers de Boileau consacrés à l’homme qui honore le plus le siècle, il ressort une estime et un respect réfléchis : ils paraissent tous les deux convaincus par l’évidence du génie, sans qu’il y ait cabale, intérêt ni autorité qui puisse les ébranler dans leur foi818.

{p. 250} Maintenant, on voudrait tâcher de se dérober à la passion du beau et au joug du génie pour conserver toute l’impartialité du sens et du jugement moral.

Il faut se demander d’abord quels étaient les sentiments moraux de Molière, ce qu’il pensait lui-même du vice, de la vertu, du devoir. Certes, il a aimé l’honnêteté et l’honneur : son honnête homme est accompli de cœur et d’esprit ; il pousse la délicatesse de la vertu jusqu’à l’extrême, et la minutie du devoir jusqu’au détail le plus puéril en apparence ; son horreur du vice est vigoureuse, et en même temps sa charité indulgente. Ses principes sur le bien qu’on doit accomplir, non pas seulement sur le bien moyen et ordinaire dont se contentent la plupart des hommes, mais sur le bien parfait, s’il est possible, sont absolus819. Envers soi, envers sa femme820, envers ses semblables et sa patrie821, même envers Dieu822, Molière comprend et croit qu’il y a une règle formelle et invariable des devoirs, et que chacun est obligé de faire un continuel effort pour observer cette règle de son mieux. Et il conçoit de de mieux humain, puisque la perfection ne nous est pas donnée, une idée si haute et si pratique, qu’il est {p. 251} difficile d’imaginer qu’aucun homme puisse s’en faire une meilleure.

II a tout sondé dans l’homme et tout apprécié. Ses études ont été si profondes, que nous sommes souvent étonnés de lui voir découvrir en nous ce que nous ignorions nous-mêmes ; ses jugements sont si justes qu’ils nous confondent, par l’autorité du bon sens.

En somme, on peut dire que le sage, ou plutôt l’honnête homme de Molière (car dans cette expression de sage il y a quelque chose d’exceptionnel et d’orgueilleux), l’honnête homme de Molière est l’homme le plus naturel, celui qui use le. mieux de toutes ses facultés pour atteindre au but de la nature humaine ici-bas et ailleurs ; son guide dans cette voie, c’est le bon sens ; son soutien, c’est la conscience. Je ne crois pas qu’on puisse citer un devoir grand ou petit, public ou privé, que Molière ait oublié ou ignoré823. Son idée morale de l’homme est complète : rien n’y manque, depuis la juste proportion des soins dus au corps jusqu’aux intimes et hautes obligations de l’âme intelligente envers Dieu.

Il est vrai que Molière semble quelquefois s’égayer à des plaisirs et à des plaisanteries qu’il doit condamner lui-même824. Mais qui donc est si maître de soi qu’il ne se relâche jamais, et reste toujours absolument vertueux ?

{p. 252} Molière voulait l’être, et l’était. S’il succomba à des faiblesses humaines, il sut être un mari, non-seulement loyal et bon, mais indulgent et pardonnant ; il sut être un ami rare, et, pour tous ceux qu’il conduisait, un protecteur charitable et dévoué jusqu’à la mort825. Cœur convaincu, il sut avoir de la dignité dans sa conduite ; il montra pour ses ennemis de la douceur et de l’oubli, ce qui vaut mieux que du mépris. Et, si étonnant que cela puisse paraître quand on repense à ses funérailles, il fut chrétien826. Je ne dirai point qu’il fut un saint, ni qu’il n’eût pu mieux vivre qu’il ne fit ; mais il fut un honnête homme et un chrétien philosophe, dont la mémoire est honorable. Il n’y a que l’ignorance, l’aveuglement ou la calomnie qui puissent le contester.

 

Quant aux intentions de Molière, elles ne furent certainement point en désaccord avec ses principes. Il condamna de tout temps la comédie « corrompue, » et voulut faire des spectacles un « .divertissement innocent827. » Il eut même quelquefois l’intention {p. 253} d’instruire, particulièrement dans le Tartuffe et dans les Femmes savantes. Quand il lui arriva de dire le fond de sa pensée, dans l’Impromptu de Versailles et la Critique de l’École des Femmes, il affirma sa volonté d’être parfaitement moral et de corriger les hommes de leurs ridicules828. Après l’étude qu’on vient de faire, on peut être étonné d’entendre Molière déclarer qu’il n’y a rien de plus « innocent » que ses comédies ; on éprouve le même sentiment qu’en entendant La Fontaine déclarer qu’il n’y a rien de mauvais dans ses Contes829. Mais cette illusion n’est qu’une preuve de plus de la haute honnêteté de Tau-peur : souvent, une plaisanterie un peu libre et qu’on croit sans conséquence peut faire plus de mal que n’a fait de bien un beau discours sur la vertu.

Bref, les conclusions seraient, sauf quelques réserves indiquées dans le cours du présent livre830, toutes favorables à la morale de Molière, s’il ne s’agissait que de ses principes et de ses intentions, c’est-à-dire s’il n’était pas Molière. Mais que sont ses principes et ses intentions auprès de son influence ?

 

La morale d’un homme comme lui n’est pas seulement {p. 254} celle qu’il conçoit ni même celle qu’il a la prétention d’exprimer : c’est surtout celle qu’il introduit dans le monde par ses œuvres, et qu’il établit irrésistiblement dans l’âme de ses spectateurs sans qu’ils s’en doutent, et souvent sans s’en douter lui-même831. C’est cette morale-là qu’il importe de connaître et de juger, parce qu’elle n’est pas une opinion personnelle, mais une action universelle.

Si une très belle femme, et très séduisante par l’esprit comme par la grâce, se rencontre à l’entrée de la vie devant un jeune homme de cœur, on peut dire que d’elle dépend ce qu’il sera, et que la séduction dont elle est armée fera en lui le bien ou le mal, suivant que cette femme sera bonne ou mauvaise. Pour des génies comme Molière, le rôle qu’ils jouent dans la vie des peuples n’est ni moins beau ni moins terrible : leur séduction est si victorieuse,. qu’il est impossible qu’une nation reste indifférente à leur charme ; et quand même ils ne le voudraient pas, ils en deviennent nécessairement les maîtres de par une puissance invincible. Molière règne en France depuis deux siècles, et ce n’est pas de ses intentions, mais de son gouvernement des âmes, qu’on lui demande compte ici.

Eh bien, comme après la chute d’une royauté l’impartiale histoire établit la comparaison des conquêtes et des revers, des progrès et des pas en arrière, {p. 255} et comme elle met dans la balance, d’un côté la richesse et le bonheur, de l’autre les misères et les larmes des peuples : de même, dans celte royauté morale de Molière, il faut avec respect, mais avec fermeté, peser le bien et le mal qu’elle a fait ; et puisqu’elle semble destinée à durer parmi nous sans éprouver jamais les révolutions qui secouent les trônes politiques, peut-être qu’une appréciation exacte de ce qu’elle vaut pourra en rendre pour l’avenir le joug plus profitable en ce qu’il a de bon, et moins dangereux dans ce qu’il a de mauvais.

 

La part du bien est grande.

Parler à une nation le langage du bon sens, c’est, fortifier son esprit ; le parler jusque dans la plaisanterie la plus risible, c’est habituer les hommes à n’oublier jamais qu’il faut être raisonnables là même où il semble qu’on puisse se passer de la raison. Il est impossible de louer assez l’utilité d’une telle œuvre, ni d’en faire ressortir assez la salutaire importance.

Présenter des images très délicates et en même temps très pratiques de l’honnêteté la plus élevée, de l’amour le plus naturel et le plus pur, c’est évidemment rendre service aux hommes et leur insinuer doucement le sentiment de la joie intime et de la dignité que produit le noble usage de leurs facultés.

Immoler sous le rire tous leurs ridicules, toutes leurs passions honteuses, et leur montrer en riant ce que sont la vraie distinction et la vraie noblesse, {p. 256} c’est travailler sans aucun doute à les rendre meilleurs.

Leur rendre odieux le mensonge et l’hypocrisie, et les accoutumer à ne s’estimer qu’à proportion du bien qu’ils pratiquent, c’est évidemment développer en eux le sens du véritable honneur.

Leur parler à tous le même langage du bon sens et leur montrer la honte des grands et des puissants qui oublient les devoirs formels attachés à leur grandeur, c’est leur apprendre qu’ils sont égaux devant la loi morale, et qu’aux yeux de Celui qui l’a dictée il n’y a de distinctions que celles acquises par l’accomplissement du devoir.

Enfin, mettre sans cesse devant eux le tableau du choix qu’ils peuvent faire entre le vice et l’honnêteté et en appeler à leur conscience pour décider ce choix, c’est leur dire, si par hasard ils l’oublient, que ce qu’ils ont en eux de plus précieux et de plus périlleux, c’est la liberté ?

Ou ne rentre point ici dans le détail de tout ce que Molière a dit d’excellent sur l’homme, sur la femme, sur l’amour, sur le mariage, sur les ouvrages de l’esprit, sur la patrie et sur la religion, car ce serait recommencer ce livre ; mais on répète que des pensées si hautes et si justes, exprimées avec tant de génie, même quand elles n’ont la prétention que de divertir, font penser, et penser utilement.

Oui, la France doit à Molière quelque chose du bon sens qui fait sa force, et de l’esprit français qui fait sa gloire.

{p. 257} Toutes ces choses excellentes, il les a enseignées presque sans le vouloir, poursuivant son but de comédien, cherchant seulement le rire et l’émotion, et semblant ignorer quelle puissance était attachée à. ses moindres paroles.

 

Et puis, d’une autre part, toujours pour faire rire, il a forcé le cœur à être indulgent pour des gens méprisables, à s’intéresser au succès de ruses honteuses ; il a mis les grâces et l’esprit dans des personnes indignes ; il a chanté des refrains bachiques et des couplets licencieux ; il a fait des plaisanteries grivoises ; il a ri du crime d’adultère comme d’une chose fort comique ; il a tourné en ridicule, avec une verve inépuisable, l’autorité paternelle.

Il a fait tout cela sans scrupule, étant honnête au fond, et n’y voyant qu’une source de comédie. Il n’a pas prévu que ceux qui venaient à son théâtre n’auraient certainement pas un sens comme le sien pour discerner partout le bon et le mauvais ; que, quand même ils l’auraient, ils ne songeraient pas à s’en servir dans leur enivrement de gaieté ; et qu’enfin ils en viendraient vite à excuser, à aimer une si joyeuse et séduisante immoralité.

 

Le vice moral du théâtre de Molière ne consiste pas du tout dans les intentions de l’auteur : il ne consiste que faiblement dans l’ensemble des tableaux, où le bien domine, et où on peut dire que le mal {p. 258} est rarement approuvé d’une manière formelle ; mais il consiste dans le génie même qui inspire tout. Ce génie, c’est le rire : il subjugue ; on s’y laisse aller d’autant mieux qu’il est délicat et franc ; en sorte qu’insensiblement on s’attache à ce qui plaît, en oubliant absolument de juger si cet attachement s’applique au bien ou au mal. Pour s’attacher au mal, il n’y a qu’à suivre tout droit la route des joyeuses émotions que l’auteur sait imposer à son public ; tandis que pour discerner et apprécier le bien caché sous ces excellentes plaisanteries, il faut un effort de réflexion dont on est d’autant plus incapable qu’on est mieux charmé. En un mot, il faut juger, et le triomphe du comédien est de passionner si bien les cœurs que le jugement soit séduit et forcé. D’où il résulte qu’un théâtre parfaitement moral serait celui qui ne passionnerait jamais que pour le bien, comme un théâtre immoral est celui qui passionne pour le mal.

Molière passionne pour l’un et quelquefois pour l’autre. Il insinue, par une douce violence, tantôt l’amour de ce qu’il y a de plus hautement honnête, et tantôt une facile indulgence pour ce qu’on doit rigoureusement condamner. La part de l’honnête est certainement la plus grande : il est incontestable que Molière fortifie le bon sens et qu’il élève les âmes, qu’il les habitue, tout en riant, à se tenir dans une région de saine raison ; la morale de Molière est bonne et belle.

{p. 259} Mais on reculerait devant les conséquences de cette thèse, si l’on ne formulait une conclusion plus précise encore, et si, devant l’œuvre du plus grand de tous les auteurs et acteurs comiques, on ne parlait de la question générale des spectacles ; car enfin, si le spectacle est absolument condamnable, Molière l’est aussi.

N’ayant en vue que la morale, on ne prétend point examiner cette question par le côté de l’histoire ni par celui de la critique, ni dire en quelques pages ce qui a produit tant de volumes, ni trancher présomptueusement un point difficile qui a occupé et divisé tant d’hommes illustres. On ne recherchera ni les origines du théâtre, ni les époques où la comédie s’est particulièrement corrompue, ni les opinions qu’ont eues sur ce grave sujet les philosophes, les moralistes et les Pères. On veut aller plutôt à la pratique qu’à l’érudition, et essayer de présenter nettement les considérations naturelles qu’inspire une étude morale de Molière.

 

Il est d’abord évident que, dans la répugnance de l’Église catholique pour les représentations théâtrales, il y a un souvenir des abominables jeux du Cirque, où le spectacle, mêlé d’une prostitution monstrueuse et sacrée, passait incessamment, pendant des journées et des semaines entières, d’un combat de gladiateurs à une atellane obscène, à une naumachie, à une comédie, à un repas de bêtes nourries de martyrs, ou à une brûlerie de chrétiens enduits {p. 260} de poix. Cela durait du jour au soir sans interruption, et il n’est pas étonnant que l’Église ait tout enveloppé dans une même et formelle réprobation.

Même pour les spectacles modernes, la défense générale de ce genre de plaisir paraîtra raisonnable à ceux qui voudront réfléchir que l’Église, institutrice et gardienne de la morale pour ses fidèles’, doit nécessairement leur interdire, comme dangereux, un divertissement où il est incontestable que la morale est souvent blessée, et où le talent des auteurs et des acteurs s’efforce d’enlever aux spectateurs émus le calme nécessaire pour discerner équitablement le bien et le mal. Quand même ce plaisir ne serait pas universellement blâmable, et quand même telles et telles personnes pourraient y assister sans danger, l’Église, par son caractère de catholicité, c’est-à-dire d’universalité, a des règles disciplinaires très-générales, et défend l’usage de ce qui est généralement mauvais, sans entrer dans le détail des circonstances où l’inconvénient peut disparaître832.

En sorte qu’aucun moraliste ne peut sérieusement blâmer l’Église à cet égard : au contraire, on doit la louer de son extrême et maternelle précaution pour les âmes. De même, on doit la louer d’interdire à ses fidèles une profession évidemment dangereuse au point de vue moral. Si elle n’avait pas des prescriptions semblables, elle cesserait d’être une rigoureuse {p. 261} et toute pratique institution des devoirs ; elle deviendrait simplement une théorie morale, plus ou moins sévère que les théories philosophiques de même sorte, sans avoir ni plus d’influence ni plus d’autorité.

D’ailleurs, sans entrer dans la discussion des textes et des décrets par lesquels elle a condamné généralement la comédie et les comédiens, il est nécessaire de remarquer quelle n’a jamais vu là ni une question de dogme ni une question de morale proprement dite, mais simplement une question de discipline, qui par là même n’a point un caractère absolu, puisque l’Église a souvent modifié sa discipline suivant les temps et les pays. Et sur ce point, on peut remarquer encore que plus d’un Père de l’Église s’est appliqué à des œuvres théâtrales ; que notre théâtre moderne, né dans l’Église même, n’a été proscrit par elle qu’après plusieurs siècles et pour des abus réels ; que de tout temps elle a eu des ministres très éclairés qui se sont occupés de comédie ; et qu’enfin aujourd’hui des évêques très-sages dirigent des collèges où les élèves ont souvent pour récréation des représentations dramatiques empruntées au génie antique et païen autant qu’au génie moderne et chrétien.

Il est donc évident que ce n’est pas la chose en soi que l’Église condamne, mais un certain usage et une certaine influence833. À ce sujet, elle suit les {p. 262} conséquences rigoureuses de sa nature divine ; l’esprit qui l’anime est éminemment prudent et moral ; et il n’est pas sans intérêt d’observer que, parmi les moralistes, le plus grand philosophe de l’antiquité et le plus célèbre utopiste du dix-huitième siècle ont été d’une sévérité plus absolue.

 

Mais, d’autre part, Molière dit, avec beaucoup de raison834, que la masse des hommes n’est point appelée à n’avoir pour occupation unique que les choses qui regardent directement Dieu et le salut. Cette perfection morale, par cela même qu’elle est perfection, n’est proposée qu’à un très-petit nombre. Tous ceux qui travaillent péniblement pour gagner le pain de chaque jour, et qui accomplissent en silence, par une lutte humble et continue, les obscurs devoirs de la vie, le peuple en un mot, a besoin de divertissement. Vouloir que les divertissements soient essentiellement instructifs et moraux est une utopie : c’est leur ôter le caractère même de divertissements. Mais il y a un suprême intérêt à ce qu’ils soient du moins innocents835 et à ce qu’ils délassent l’homme sans le corrompre.

Je ne dis pas que dans les campagnes, où le travailleur exerce jusqu’à l’épuisement ses forces musculaires, la simple inaction ne soit pas une distraction {p. 263} suffisante, et qu’un repos du corps, entremêlé de causerie, de musique simple ou de danse violente, ne fasse pas, avec les heures passées à l’église, une journée de relâche suffisante, quoique la danse ait ses inconvénients, et que le cabaret soit trop souvent en face de la porte du temple.

Mais à notre époque, où l’activité intellectuelle prend chaque jour plus d’intensité, et où la civilisation urbaine envahit les campagnes, n’y a-t-il pas un intérêt grave, presque une nécessité, à ce que les distractions mêmes deviennent intellectuelles ? Ce qui peut être innocent aux champs prend souvent dans les grandes cités, par la surexcitation de l’intelligence et des sens, un caractère funeste, aussi bien que le jeu, aussi bien que le verre de vin bu. librement entre amis.

Alors le moraliste doit être vivement préoccupé d’un divertissement intellectuel comme le théâtre. Il pense à tout ce qu’une scène habile, sans prétention à l’enseignement moral, mais du moins sans immoralité, peut offrir d’utilité pour la société. Et puis, en même temps, il est navré de l’action de nos théâtres, qui, surtout dans les plus grandes villes, ne cherchent à attirer la foule que par une obscénité à peine déguisée, et par l’étalage en grand de nudités physiques et morales, que la police ne laisserait pas un instant dans la rue. C’est un scandale avec privilège.

 

Alors on se retourne vers Molière avec un sentiment {p. 264} d’admiration et d’intérêt plus vif encore que toute l’émotion causée par son génie. On se dit que ses grandes comédies sont décidément un divertissement moral ; qu’il serait à souhaiter que nos spectacles n’offrissent jamais aux passions populaires que des œuvres de cette nature, sinon de ce mérite ; et qu’après tout il y aurait avantage à ce que notre peuple allât souvent au théâtre de Molière.

— Mais Molière peut sur plus d’un point, et par plus d’une comédie, inspirer des sentiments immoraux, au point que son théâtre ne soit plus, pour beaucoup de gens, une distraction, mais une corruption. —

Il y a une chose triste dans notre république. On s’occupe du peuple pour ce qui est de son bien-être matériel ; on s’occupe de lui pour ce qui est de son instruction littéraire ; mais on ne s’occupe pas assez de son perfectionnement moral. On s’imagine trop facilement qu’il suffit de savoir lire pour savoir juger, et de savoir juger ce qui est bien pour pouvoir le pratiquer. La morale est belle en théorie, mais pénible en action. Il y faut une autorité et une discipline que, quoi qu’on dise, la religion seule peut fournir.

 

Je me souviens d’avoir entendu critiquer vivement un académicien pour ce qu’on appelait sa théorie des deux morales : c’était une mauvaise.querelle. Sans doute, la morale est absolument une en principes ; {p. 265} mais en pratique, elle n’est pas seulement double, elle est comme infinie, parce quelle est personnelle. C’est de l’instruction et de l’énergie morale de chacun que dépend pour lui l’usage de ce qui est bien ou mal : nous ne laissons point nos enfants boire à leur soif le vin que nous buvons, et nous interdisons à nos adolescents les livres que nous lisons. Il en est de même du théâtre. Ah ! si le peuple était instruit moralement d’une manière suffisante ; si chaque homme dans son cœur portait, avec la volonté. de bien faire, une connaissance assez nette de ce qui est bien ou mal pour rester maître de son jugement au milieu du plaisir, et discerner avec calme ce qu’il doit fuir ou imiter ; s’il avait depuis l’enfance une habitude constante et forte de l’honnête, alors ou dirait avec confiance au peuple : Allez au théâtre de Molière.

Mais il est à craindre que, longtemps encore, le théâtre de Molière, pour le peuple, ne soit le vin pur pour les enfants.

 

FIN.

ERRATA. §

Page 8, note 1, au lieu de : act. I, sc. I, lisez : act. III, sc. II.

Page 18, note 1, ligne 6, au lieu de : M. Jourdain, lisez : Mme Jourdain.

Page 53, ligne dernière, au lieu de : et, lisez : et à.

Page 55, lignes 12 et 13, au lieu de : pourtant, jusqu’à, lisez : pourtant jusqu’à.

Page 88, ligne 16 : Limousin. Note omise : Quoique la comtesse d’Escarbagnas (d’Escars, Bagnac) habite Angoulême, son nom même et la tradition attestent que Molière en faisait une compatriote de M. de Pourceaugnac.

Page 95, ligne 14, au lieu de : linges, lisez : linge.

Page 126, ligne 14, au lieu de : noblesse, lisez : noblesse d’âme.

Page 129, ligne 8, au lieu de : Eternel, lisez : éternel.

Page 143, lignes 2 et 3, au lieu de : Diafoirus, ne, lisez : Diafoirus ne.

Page 212, ligne 9, au lieu de : du, lisez : de notre.

Page 215, ligne 4, au lieu de : vaniteux, ou, lisez : vaniteux : ou.

Page 242, ligne 17, au lieu de : vingt après, lisez : vingt ans après.

Page 263, ligne 1, au lieu de : distraction suffisante, et, lisez : distraction, et.