Auguste Schlegel

1809

Cours de littérature dramatique, douzième leçon

2015
Source : Auguste Schlegel, Cours de littérature dramatique, traduit de l’allemand par Mme Necker de Saussure, t. II, douzième leçon [1809], Paris, Librairie internationale, Lacroix, Verboeckoven et Cie, 1865, p. 75-124.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

{p. 75}Comédie française. — Molière ; examen critique de ses ouvrages. — Scarron, Boursault, Regnard. — Comédies du temps de la régence. — Marivaux et Destouches, Piron et Gresset. Auteurs plus modernes. — Opéra héroïque, Quinault. — Petits opéras et vaudevilles. — Tentatives de Diderot pour donner une nouvelle forme au théâtre français. — Drame sentimental. — Beaumarchais. — Mélodrame. — État de l’art de la déclamation en France.

Si, comme j’ai cherché à le démontrer, un certain système de règles et de convenances a nécessairement rétréci l’esprit de la tragédie française, en revanche le même système appliqué à la comédie devait avoir une influence salutaire. La comédie est un genre mixte qui a toujours, ainsi que nous l’avons vu, un côté prosaïque ; elle ne peut que gagner à une sorte de contrainte : car si on lui laisse trop de latitude, elle court risque de n’avoir point dans l’ensemble de forme décidée, et de devenir banale dans les détails. §

Chez les Français comme chez les Grecs, la même mesure de vers sert à la tragédie et à la comédie ; c’est une circonstance qui surprend au premier coup d’œil. Mais si les alexandrins nous ont paru peu {p. 76}favorables à l’expression du pathétique, c’est déjà une chose comique en soi, que de voir un vers tellement symétrique par sa nature, obligé de s’adapter de force aux tours familiers de la conversation. Le scrupule grammatical, qui gêne le développement des autres branches de la poésie française, convient parfaitement à la comédie ; là du moins la versification n’a pas besoin de s’écarter du langage habituel ; ce qu’on lui demande n’est pas de donner au dialogue plus d’élan et de dignité, de l’élever au-dessus de la vie réelle, c’est seulement de le rendre plus vif et plus élégant. Je me range donc à l’avis des critiques français qui mettent la comédie en vers fort au-dessus de la comédie en prose.

J’ai tâché de prouver que les unités de lieu et de temps sont en contradiction avec la nature de plusieurs sujets tragiques, par la raison qu’une action vaste marche souvent à la fois dans des pays fort éloignés, et que de grands résultats ne se préparent que lentement. Cette remarque toutefois ne s’applique pas à la comédie ; ce qui doit y dominer c’est l’intrigue, dont l’activité conduit tout à son but avec promptitude ; ainsi l’unité de temps se présente ici comme d’elle-même. La vie domestique ou sociale, qui forme le cercle où se meut la comédie, est naturellement sédentaire : le poète n’a pas besoin de faire voyager notre imagination. On aurait pourtant mieux fait de ne pas traiter l’unité de lieu avec une rigueur si scrupuleuse, et de permettre aux personnages de passer d’une chambre dans une autre, ou même dans différentes maisons de la même ville. L’usage de choisir souvent la rue pour le lieu de la scène, usage que {p. 77}nous ont transmis les Latins, me paraît, dans nos mœurs, choquer la vraisemblance. On devrait d’autant plus le rejeter que chez les anciens eux-mêmes, il n’était déjà qu’un inconvénient résultant.de la construction de leurs théâtres.

Les Aristarques français, et l’opinion qu’ils ont rendue dominante, ne reconnaissent dans la comédie qu’un seul poète classique, Molière. Toutes les pièces composées après lui n’offrent à leurs yeux que des efforts plus ou moins heureux pour se rapprocher de ce modèle impossible à surpasser, et que peut-être on ne saurait atteindre. Nous allons donc, en premier lieu, chercher à déterminer les traits caractéristiques du fondateur de la comédie française, et nous donnerons ensuite un court exposé des travaux de ses successeurs.

Les productions de Molière sont d’une nature et d’un mérite si différents, qu’on peut à peine y reconnaître le même écrivain, et pourtant on les confond toutes ensemble, lorsqu’on parle du genre de talent particulier à cet auteur comique, et des progrès dont l’art lui est redevable.

Né et élevé dans une classe inférieure, Molière eut l’avantage de connaître la vie bourgeoise par sa propre expérience, et il sut très habilement imiter le langage et les habitudes des gens du peuple. Ensuite, lorsque Louis XIV le prit à son service, il eut l’occasion, quoique dans un rang subalterne, d’observer de près la cour. Sa charge était d’inventer des divertissements de tous genres, et de faire rire le plus grand roi du monde, pour le reposer de la politique ou de la guerre. La situation où se trouvait Molière {p. 78}est cause que plusieurs de ses productions ne sont que des pièces de circonstance commandées d’en haut, et c’est aussi ce dont elles portent l’empreinte. Sans être sorti de France, il avait étudié à la comédie italienne les lazzis improvisés des bouffons, le théâtre espagnol lui avait enseigné à ourdir les ingénieux tissus de l’intrigue ; enfin, il avait puisé dans Plaute et dans Térence le sel attique, le vrai ton des sentences comiques et l’art de peindre finement les caractères. Tout ce qu’il recueillait était immédiatement employé par lui avec plus ou moins d’habileté, et, en vue de revêtir ses pièces d’ornements plus variés, d’en rendre le spectacle plus brillant, il appelait même à son secours des moyens étrangers à son art, des allégories imitées des prologues d’opéras, des intermèdes où il introduisait jusqu’à de la musique espagnole et italienne, avec des paroles dans la langue originale, des ballets, tantôt pompeux, tantôt grotesques, et même quelquefois de simples tours de force. Il savait tirer parti de tout. Le blâme que ses pièces avaient encouru, les manières ridicules de certains acteurs que lui et sa troupe savaient contrefaire à s’y méprendre, l’embarras où il se trouvait quand il ne pouvait inventer des amusements dramatiques aussi vite que le roi l’aurait voulu, tout en un mot devenait pour lui un sujet de comédie. Les critiques français abandonnent sans peine ses pièces empruntées de l’espagnol, ses pastorales, ses tragicomédies qui n’étaient calculées que pour le plaisir des yeux, et même trois ou quatre véritables comédies de sa jeunesse, qui sont pourtant écrites en vers et par conséquent travaillées avec plus de soin. Molière {p. 79}a montré une gaîté inépuisable dans les farces, avec ou sans intermèdes, où domine le comique exagéré et même le comique arbitraire de la bouffonnerie : il répand à profusion les meilleures plaisanteries, et il dessine des caricatures amusantes par des traits fermes et hardis. Toutefois bien d’autres en avaient fait autant avant lui, et je ne vois pas ce qui dans ce genre devrait l’ériger en créateur unique et entièrement original. Le Soldat glorieux de Plaute est-il, par exemple, un tableau grotesque moins bien caractérisé que Le Bourgeois gentilhomme ?

Nous allons examiner brièvement si Molière a vraiment réussi à perfectionner les pièces qu’il a imitées, en tout ou en partie, de Plaute et de Térence ; et nous aurons toujours présenta l’esprit que la comédie latine n’offre qu’une image effacée et peut-être défigurée de la comédie attique, afin de pouvoir juger si l’auteur français aurait surpassé les Grecs eux-mêmes, supposé que leurs ouvrages fussent parvenus jusqu’à nous. Plusieurs des sujets de Molière ont tout l’air d’être empruntés d’ailleurs, et je suis convaincu qu’il serait possible d’en découvrir la source, si l’on parcourait les antiquités littéraires de la farce1 ; d’autres sont si faciles à inventer, on en a tant usé et abusé, que tous les poètes comiques peuvent les considérer comme un {p. 80}bien en communauté. Telle est, par exemple, l’idée de la scène du Malade imaginaire, où l’on met l’amour de la femme à l’épreuve, en supposant la mort du mari. Idée aussi ancienne que la comédie elle-même, et que notre Hans Sachs a mise en œuvre avec assez de gaîté2.

Dans les farces mêmes que Molière a véritablement inventées, il ne laisse pas de s’approprier des formes comiques imaginées chez les étrangers, et en particulier celles de la bouffonnerie italienne. Il voulait introduire et ramener sur la scène une sorte de personnages sans masques, mais du même genre et portant les mêmes noms que les masques italiens ; jamais ces rôles n’ont pu se naturaliser en France. Le caractère français, qui se plie à toutes les variations de la mode, ne peut guère s’accorder avec l’originalité bizarre à laquelle s’abandonnent certains individus dans les pays où le bon ton, en décidant de tout, ne rend pas tout uniforme. Comme on a été obligé, pour que les rôles des Sganarelle, des Mascarille, des Scapin et des Crispin ne perdissent pas entièrement leur physionomie, de conserver leurs costumes, ils sont maintenant devenus tout à fait surannés. Les Français ont peu de goût pour cette exagération volontaire, pour cette caricature de soi-même, que nous avons nommée le comique avoué, et pour cette bouffonnerie des rôles de convention, que {p. 81}nous avons appelée le comique arbitraire, parce que l’un et l’autre de ces effets plaisent à l’imagination bien plus qu’à l’esprit. Ce n’est pas assurément que je veuille blâmer en cela le goût français, ni disputer de la prééminence des genres. Peut-être même le peu île cas que l’on fait de la gaîté fantastique, peut-il tourner à l’avantage du comique fondé sur l’observation, dans lequel les auteurs dramatiques français ont surtout montré de la finesse et de l’esprit, et où Molière, en particulier, passe pour être un grand maître. Il est certain que sous ce rapport il est vraiment supérieur. Ce dont il s’agit seulement c’est de savoir si son mérite, quelque saillant qu’il soit, donne le droit aux critiques français de l’ériger en génie sans égal, et si cinq ou six pièces de Molière auxquelles leur genre de construction a valu le titre de régulières, les autorise à rabaisser, comme ils le font, tout ce que les autres nations ont produit de piquant et d’original en fait de comédies de caractère.

L’amour-propre national et le peu de connaissance des chefs-d’œuvre étrangers, a pu faire mettre aux Français quelque exagération dans les louanges qu’ils ont données à leurs poètes tragiques, mais il fuit convenir que les éloges pompeux dont ils accablent Molière sont encore bien plus outrés. Voltaire l’appelle le père de la vraie comédie, et, pour la France, il se peut qu’il ait raison. Selon la Harpe. Molière et la comédie sont deux mots synonymes, il est le premier de tous les philosophes moralistes, ses pièces sont l’école du monde, Chamfort l’appelle le plus aimable instituteur de l’humanité depuis Socrate ; {p. 82}il prétend que Jules César, qui nommait Térence un demi-Ménandre, aurait nommé Ménandre un demi-Molière. J’en doute.

J’ai déjà montré quelle est en général la morale que l’on peut attendre de la comédie ; c’est l’art de la vie, l’application de la science des mœurs : sous ce rapport, les pièces de Molière contiennent souvent des observations frappantes, exprimées avec bonheur, et qui ont encore aujourd’hui de la justesse ; mais souvent aussi on retrouve ce qu’il y avait d’étroit dans ses propres opinions, ou dans celles qui régnaient de son temps. À l’égard de ce même genre d’enseignement, Ménandre était déjà un poète philosophe, et nous n’hésitons pas à placer les sentences qui nous restent de lui, au moins à côté de celles de Molière. Mais ce n’est pas avec des sentences qu’il est possible de composer une comédie.

Le poète peut être moraliste, sans pour cela que ses personnages moralisent toujours, et, sur ce point, il me semble que Molière a dépassé la mesure : il accuse et justifie dans de longs plaidoyers les caractères qu’il représente, et souvent même ces caractères sont à peine autre chose que des opinions personnifiées. Alors ils ne laissent rien à deviner au spectateur, et pourtant il n’y a de finesse dans le ‘comique fondé sur l’observation, que lorsque les sentiments des hommes se manifestent à leur insu, par des traits qui leur échappent involontairement. À ce dernier genre de comique, le plus fin et le plus spirituel de tous, appartient sans doute la manière dont Oronte amène son sonnet, celle dont Orgon écoute les nouvelles qu’on lui donne de la santé de {p. 83}sa femme et de celle de Tartuffe, et la dispute qui s’élève entre Vadius et Trissotin ; mais ce qui s’en éloigne entièrement, ce sont les discussions sans lin d’Alceste et de Philinte sur la conduite à tenir au milieu de la fausseté et de la corruption du monde. Ces discussions, quoique sérieuses, ne peuvent jamais satisfaire, car elles ne sauraient épuiser le sujet ; et comme à la fin du dialogue les interlocuteurs se retrouvent au même point d’où ils étaient partis, le manque de mouvement dramatique se fait manifestement sentir. On trouve souvent dans les pièces les plus vantées de Molière, mais surtout dans Le Misanthrope, de ces dissertations dialoguées qui ne mènent à aucun résultat : voilà pourquoi, dans cette comédie, l’action, déjà pauvre par elle-même, se traîne péniblement ; car à l’exception de quelques scènes plus animées, ce ne sont guère que des thèses soutenues dans toutes les formes, et ce n’est que par des traits d’esprit et par l’agrément du style, que l’auteur réussit à dissimuler le défaut d’intérêt. En un mot, ces pièces sont trop didactiques, on y remarque trop l’intention d’instruire, tandis que la leçon ne doit jamais être donnée au spectateur qu’en passant, et comme sans y songer.

Avant de parler en détail de celles des productions de Molière qui sont entièrement à lui, et que l’on reconnaît généralement pour des chefs-d’œuvre, nous ferons encore quelques remarques sur ses pièces imitées du latin. La plus fameuse de ce nombre est L’Avare ; malheureusement les manuscrits de l’Aulularia de Plaute sont tronques à la fin, mais, dans ce que nous en connaissons, il reste encore {p. 84}assez à admirer. Molière n’en a emprunté que quelques scènes et quelques traits, et le plan général de sa pièce est entièrement différent. Celui de la comédie de Plaute est très simple ; sou avare a trouvé un trésor qu’il cache avec les plus grandes précautions. Un vieux célibataire demande sa fille en mariage, cette circonstance éveille déjà ses soupçons lui fait craindre qu’on n’ait eu connaissance de ses richesses. Les apprêts de la noce amènent des valets étrangers dans sa maison, il ne croit plus son trésor en sûreté et va le cacher hors de chez lui, ce qui fournit à l’esclave de l’amant de sa fille l’occasion de s’en emparer. On conçoit bien que le voleur, sera obligé de faire restitution, car sans cela la pièce finirait trop lamentablement par les plaintes et les malédictions du vieillard. L’intrigue amoureuse se dénoue avec facilité, le jeune homme qui a usurpé trop tôt les droits du mariage, se trouve être le neveu du vieux célibataire, et celui-ci de son propre gré se retire et lui cède la place. Tous les incidents ne servent qu’à faire passer l’avare par une suite d’inquiétudes toujours croissantes, où se déploie sa triste passion. Molière, au contraire, sans atteindre le même but, met en mouvement une machine fort compliquée. Dans sa pièce nous voyons un amant de la fille, déguisé en valet, et qui flatte l’avarice du vieillard, un fils prodigue qui fait la cour à la future de son père, des valets intrigants, un usurier, et il y a en outre une reconnaissance. L’intrigue d’amour est banale, pesamment conduite, et fait souvent perdre de vue le caractère principal. Les scènes d’un vrai comique qu’offre cette pièce sont accessoires, et {p. 85}ne ressortent pas nécessairement du sujet. Molière a, pour ainsi dire, entassé tous les genres d’avarice sur un seul personnage, et pourtant l’avare qui enfouit un trésor et celui qui prête sur gages ne peuvent guère être le même individu. Harpagon laisse mourir de faim ses chevaux, mais pourquoi a-t-il des chevaux ? Ce luxe ne convient qu’à l’homme qui veut soutenir l’éclat d’un certain rang, sans faire les dépenses qu’il exige. Le répertoire comique serait bien vite épuisé, s’il n’y avait en effet qu’un seul caractère pour chaque passion. La principale différence qu’on observe entre l’avare de Plaute et celui de Molière, c’est que l’un n’aime que son trésor et que l’autre est amoureux. Un vieillard amoureux est ridicule en lui-même, un avare inquiet l’est aussi. Il est aisé de juger que l’on fera naître des contrastes plaisants, si l’on joint à l’avarice qui isole les hommes et les renferme en eux-mêmes, un sentiment expansif et généreux tel que l’amour. Mais d’ordinaire l’avarice est un bon préservatif contre les autres passions. Lequel donc, de Plaute ou de Molière, s’est montré le peintre le plus habile, ou si l’on veut le meilleur moraliste, puisque c’est toujours là qu’on en revient ? Un vieillard amoureux et un avare peuvent voir Harpagon au théâtre, et s’en aller satisfaits d’eux-mêmes ; l’avare se dira : du moins je ne suis pas amoureux ; et le vieillard amoureux : du moins je ne suis pas avare. La haute comédie doit chercher à peindre des caractères, étranges sans doute, mais qui peuvent pourtant se rencontrer dans le cours ordinaire de la vie ; les exceptions, les bizarreries hors de la nature, appartiennent de droit {p. 86}à l’extravagance volontaire de la farce. C’est pourquoi, depuis Molière et sans doute aussi avant lui, le rôle d’un vieil avare amoureux a été un des lieux communs de la comédie à masques et de l’opéra buffa des Italiens ; à dire le vrai, c’est là que ce rôle est à sa place. Molière a manqué d’art dans la manière dont il a traité l’incident principal, le vol de la cassette. Au commencement de la pièce, dans une scène imitée de Plaute, Harpagon exprime sa crainte qu’un domestique n’ait eu quelque soupçon de son trésor ; il se tranquillise ensuite pendant quatre actes, on n’entend plus parler de ses inquiétudes, et le spectateur tombe des nues, quand le valet apporte tout d’un coup la cassette volée, parce qu’on ne lui a jamais expliqué comment un trésor aussi soigneusement caché a pu être découvert. C’est donc là un dénouement qui n’est ni naturel ni préparé. L’idée ingénieuse de Plaute a été de faire que ce soient précisément les soins exagérés du vieillard pour la conservation de sa cassette, qui sont cause qu’elle lui est enlevée. Le trésor souterrain est toujours présent à l’esprit du spectateur, il est là comme un mauvais génie qui tourmente l’avare jusqu’à le rendre fou, et c’est une leçon de morale qui pénètre bien plus avant dans le cœur que celle de Molière. Dans le monologue d’Harpagon, après le vol, le poète moderne n’a fait qu’amplifier et broder l’original. Il a conservé l’apostrophe au parterre pour découvrir le voleur. Ce trait, du genre d’Aristophane, bien rendu par l’acteur, produit un grand effet, et nous pouvons juger par là de la force comique du poète grec.

L’Amphitryon de Molière n’est qu’une imitation {p. 87}libre de celui de Plaute. La disposition de la pièce est la suite des scènes sont les mêmes. Ce qui est de l’invention de Molière, c’est d’avoir donné la soubrette pour femme à Sosie. Il est ingénieux d’avoir fait des aventures du valet la parodie de celles de son maître, et la remarque de Sosie amène des explications fort plaisantes, lorsqu’il dit que pendant son absence il n’est pas tombé sur son ménage les mêmes bénédictions que sur celui d’Amphitryon. Molière a voilé autant qu’il l’a pu, sans nuire à la gaîté originale de son sujet, la licence choquante de la mythologie ancienne, et en général l’exécution de sa pièce est très soignée. Les erreurs que commettent les personnages, en se confondant eux-mêmes avec les dieux qui ont pris leur figure, sont imaginées avec une sorte de métaphysique légère et piquante à la fois ; et, dans le fait, les observations de Sosie sur les différents moi qui se sont battus les uns les autres, peuvent donner beaucoup à penser aux philosophes de nos jours.

De toutes les comédies que Molière a imitées des anciens, aucune sans contredit n’a plus mal réussi que Les Fourberies de Scapin. C’est le Phormion du Térence, adapté de gré ou de force aux mœurs modernes, et auquel on a ajouté une reconnaissance outre celle qui y est déjà. Molière a certainement tracé le plan de cette pièce fort à la hâte et avec une extrême négligence. L’intrigue n’a d’autre but que de servir de cadre aux tours de Scapin ; ces tours sont l’essentiel de la comédie ; mais méritent-ils d’y occuper tant de place ? Le Phormion grec, dans le dessein de se réjouir aux dépens de jeunes étourdis, se les {p. 88}attache par toutes sortes de ruses hardies ; c’est un espiègle plein de grâce et de mesure. Scapin, au contraire, n’a rien d’aimable, et l’on ne voit pas ce qu’il y a dans ses stratagèmes qui puisse le rendre si fier ; la plupart sont conduits avec assez de maladresse, et l’extrême niaiserie des deux vieillards suffit à peine pour expliquer comment ils peuvent donner dans des pièges aussi grossiers. N’est-il pas encore très invraisemblable que Zerbinette qui, en sa qualité de bohémienne, doit bien savoir cacher une friponnerie, s’en aille courir dans la rue, et raconter au premier venu, c’est à dire à Géronte lui-même, comment Scapin a attrapé Géronte. La farce du sac dans lequel Scapin fait entrer ce vieillard pour l’emporter et le battre sous prétexte de le défendre, n’est qu’un hors-d’œuvre à tous égards déplacé ; aussi Boileau a-t-il justement reproché à Molière d’avoir, dans cette occasion, allié Térence à Tabarin.

Il ne faut pas perdre de vue que Les Fourberies de Scapin sont une des dernières productions de Molière ; cette pièce et d’autres qu’il a composées vers la fin de sa vie, telles que Monsieur de Pourceaugnac, La Comtesse d’Escarbagnas et même Le Malade imaginaire prouvent suffisamment qu’il avançait en âge, sans que son talent acquît la maturité qui lui aurait fait rejeter des ouvrages aussi peu soignés. Mais souvent il travaillait à la hâte, sans songer à la postérité, et si quelquefois il s’est soumis à des règles sévères, peut-être le devons-nous plutôt à son ambition et au désir d’être compté parmi les écrivains classiques du beau siècle, qu’à un élan intérieur vers la perfection dans un genre plus élevé.

{p. 89}Les prétentions des Aristarques français pour leur auteur favori, se fondent principalement sur L’École des femmes, le Tartuffe, Le Misanthrope et Les Femmes savantes, pièces qui, à tous égards, sont composées avec beaucoup de soin. Nous commencerons par établir, une fois pour toutes, que nous laissons aux critiques français à estimer le mérite du style et de la versification. Les beautés de ce genre ne sont jamais qu’une condition secondaire, et je crois que l’excessive importance attribuée en France à la diction soit des vers suit de la prose, a nui, surtout dans la tragédie, au développement d’autres beautés plus essentielles a l’art dramatique. Nos remarques critiques ne porteront en conséquence que sur l’esprit et la disposition générale des comédies régulières que nous venons de nommer.

La plus ancienne de ces pièces, L’École des femmes, me parait aussi la meilleure. La gaité, la force comique et la rapidité de la marche s’y trouvent à un plus haut degré que dans les autres. C’est certainement une idée heureuse que celle de supposer qu’un homme, déjà sur le retour et voulant pourtant se marier, élève une fille dans une ignorance absolue de toutes choses, pour qu’elle lui reste fidèle, et que le résultat de cette éducation soit exactement le contraire de celui qu’il voulait obtenir. Cette invention n’était répondant pas neuve ; peu de temps avant Molière, Scarron avait emprunte d’une nouvelle espagnole le fond d’un petit conte sur le même sujet. Mais rien ne pouvait être mieux imaginé que d’en tirer parti pour la scène, et l’exécution est un véritable chef-d’œuvre. L’intrigue de L’École des femmes est {p. 90}très piquante, tout y découle de la même source. Rien ne languit, rien ne s’arrête, il n’y a ni moyens ni incidents étrangers, et la seule chose qu’on puisse reprocher à cette pièce, c’est un dénouement un peu arbitraire qui s’opère par une reconnaissance. Les ruses innocentes et les aveux naïfs d’Agnès sont pleins de charmes ; les confidences imprudentes du jeune amant à son rival inconnu, la rage concentrée du vieillard, tout concourt à former une suite de scènes comiques du genre à la fois le plus fin et le plus amusant.

Ce n’est que pour montrer combien l’inobservation de certaines vraisemblances nuit peu aux plaisirs du théâtre, que je remarque ici toute la liberté que Molière s’est accordée dans le choix du lieu de la scène. Je ne m’arrêterai pas à faire sentir combien il est improbable qu’Arnolphe, qui tient Agnès à ce point renfermée, s’entretienne souvent avec elle dans la rue ou sur une place publique. Mais je dirai que si Horace ignore qu’Arnolphe est le futur de sa maîtresse et qu’il lui confie son secret, c’est parce que ce même Arnolphe prend un nom supposé quand il va chez elle. Horace donc devrait aller le chercher dans sa maison, et non pas devant la porte d’Agnès, où il le rencontre toujours sans que cette circonstance lui fasse concevoir aucun soupçon. Pourquoi les critiques français attacheraient-ils une haute importance à des règles aussi minutieuses, puisqu’ils doivent être forcés d’avouer que leurs plus grands maîtres ne les ont pas toujours observées.

Le Tartuffe est une peinture très frappante de l’hypocrisie, et qui donne le signalement le plus exact de {p. 91}ce vice ; c’est une excellente satire sérieuse, mais, à quelques scènes près, ce n’est pas une comédie. On convient généralement que le dénouement en est mauvais, parce qu’il est amené par un ressort étranger à la pièce ; il est encore blâmable sous un autre rapport, c’est que la situation de cet Orgon, sur le point d’être expulsé de chez lui et jeté en prison, fait naître l’idée d’un danger réel et bien différent de l’embarras ridicule où le poète comique aurait eu le droit de le plonger, pour le punir de son aveugle confiance. On voit là manifestement le but sérieux de l’ouvrage, et le panégyrique du roi n’est autre chose qu’une humble dédicace, par laquelle Molière implore la protection du monarque contre la vengeance des faux dévots.

Dans Les Femmes savantes, c’est encore la raillerie qui l’emporte sur l’enjouement : l’intrigue, assez insignifiante et dénuée d’intérêt, se dénoue suivant la coutume de Molière, par un moyen arbitraire et étranger au sujet. Encore pourrait-on passer par-dessus ces imperfections de l’art en faveur de la force de la satire. Mais, à cet égard même, la peinture de mœurs qu’offre la pièce, est trop exclusive et prise sous un point de vue trop borné. On n’exige pas du poète comique qu’il présenté toujours, à côté d’un travers de l’esprit, l’opinion raisonnable qui lui est opposée : ce serait manifester d’une manière trop méthodique l’intention d’instruire le spectateur. On peut très bien peindre l’une à côté de l’autre, et d’une manière également plaisante, deux folies contraires. Molière s’est moqué de l’affectation d’une fausse culture de l’esprit et de la sotte présomption d’un vain savoir ; mais {p. 92}l’orgueil de l’ignorance et le mépris de toute culture intellectuelle sont aussi des ridicules, et il faut convenir que la façon de penser que l’auteur nous donne pour juste et raisonnable, touche de près à ces autres travers. Les personnages sensés de la pièce, le maître de la maison et son frère, la fille et son amant, et jusqu’à une servante qui ne sait pas le français, tous cherchent à se faire honneur de ce qu’ils ne sont pas, de ce qu’ils n’ont pas et de ce qu’ils ne savent pas, comme de, tout ce qu’ils cherchent à ne pas être, à ne pas avoir et à ne pas savoir. Selon toute apparence, ce sont ses propres opinions que Molière a exprimées dans la doctrine étroite de Chrysale sur la destination des femmes, dans celle de Clitandre sur le peu d’utilité du savoir, et ailleurs encore dans des dissertations sur la mesure des connaissances qui convient à un homme comme il faut. Il est certainement très blâmable d’avoir fait bafouer Trissotin comme un homme vil et intéressé, car sous ce personnage, Molière désignait un écrivain encore vivant dont le nom même n’était que légèrement déguisé. La vanité d’auteur serait plutôt une garantie contre l’amour de l’argent ; pour parvenir à la fortune en sacrifiant le sentiment de l’honneur, il y a des carrières plus profitables que celle d’écrivain.

Le Misanthrope, comme on sait, fut d’abord reçu froidement par le public ; cette pièce est encore moins gaie que celles dont nous venons de parler ; l’intrigue est encore moins animée, ou plutôt il n’y en a pas du tout. Quelques légers incidents y servent à entretenir une faible apparence de mouvement dramatique, mais ils n’ont aucune liaison entre eux. De {p. 93}ce nombre sont la dispute avec Oronte sur le sonnet, et la façon dont elle se termine ; le jugement du procès dont on parle sans cesse ; enfin, la manière dont Célimène est démasquée par la vanité des deux marquis et par la jalousie d’Arsinoé. D’ailleurs le plan général de la pièce n’est pas même vraisemblable. Le but de l’auteur a été de peindre à fond un caractère ; mais les hommes ne parlent guère de leur caractère, et ils ne le font connaître que par les relations qu’ils entretiennent avec leurs semblables. Or comment se fait-il qu’Alceste choisisse pour son ami un personnage tel que ce Philinte, dont les opinions sont diamétralement opposées aux siennes ? Enfin la pièce est équivoque et c’est là son plus grand défaut. Le point où Alceste a raison et celui où il a tort seraient difficiles à fixer, et je crains que le poète lui-même ne s’en soit pas rendu un compte exact. C’est pourtant Philinte avec sa molle et faible indulgence, avec ses éternels plaidoyers en faveur du cours ordinaire de la vie, c’est lui que Molière a voulu peindre comme l’homme aimable et sensé. Alceste a mille fois raison contre cette charmante Célimène, son seul tort est sa faiblesse pour elle ; il a raison dans ses plaintes sur la corruption de la société ; personne ne lui conteste les choses de fait qu’il soutient : il a tort de mettre en avant ses opinions avec tant de violence et si peu d’à-propos, mais puisque enfin il ne peut pas prendre sur lui l’espèce de dissimulation nécessaire pour vivre en paix avec ceux qui l’entourent, il a parfaitement raison de préférer la solitude « à la vie du monde. Rousseau a déjà relevé cette ambiguïté du Misanthrope, qui fait que les choses même les plus {p. 94}dignes de respect y semblent tournées en ridicule. Le jugement de Rousseau à cet égard n’était pas entièrement impartial, car il avait dans son propre caractère et dans sa conduite à l’égard des hommes une ressemblance frappante avec Alceste ; d’ailleurs à d’autres égards il a méconnu l’esprit de la comédie, et a regardé comme essentiels au genre, des défauts qu’on ne peut reprocher qu’aux auteurs.

Voilà donc ce qui en est de cette philosophie morale que l’on a tant vantée dans le prétendu chef-d’œuvre de Molière. D’après tout ce qui précède je me crois en droit d’affirmer, contre l’opinion dominante, que c’est dans le comique burlesque que Molière a le mieux réussi, et que son talent de même que son inclination était pour la farce : aussi a-t-il écrit des farces jusqu’à la fin de sa vie. Ses pièces sérieuses en vers offrent toujours des traces d’effort, on y sent quelque chose de contraint dans le plan et dans l’exécution. Son ami Boileau lui communiquait probablement ses idées sur le rire grave et sur la plaisanterie froide, et alors Molière se décidait, après avoir abusé de la bouffonnerie, à se soumettre au régime du bon goût et de la régularité. Il cherchait à réunir deux choses inconciliables par leur nature, la dignité et la gaîté. On trouve même dans ses pièces en prose, des indices de cette humeur satirique et didactique qui est proprement étrangère à la comédie : on peut la reconnaître dans la manière dont il s’attaque continuellement aux médecins et aux procureurs, dans ses dissertations sur le ton du grand monde, et en général partout où l’on voit qu’il ne se contente pas d’amuser, mais qu’il veut combattre ou {p. 95}défendre des opinions, en un mot que son intention est d’instruire.

La réputation classique de Molière maintient ses pièces au théâtre, quoiqu’elles aient sensiblement vieilli pour le ton et pour la peinture des mœurs. C’est un danger qui menace nécessairement l’auteur comique dont les ouvrages ne reposent pas de quelque manière sur une base poétique, mais sont uniquement fondés sur cette froide imitation de la vie réelle, qui ne peut jamais satisfaire les besoins de l’imagination. Les originaux de certains portraits de Molière ont depuis longtemps disparu. Le talent qui aspire à l’immortalité, doit s’exercer sur des sujets que le temps ne puisse jamais rendre inintelligibles, et peindre la nature humaine plutôt que les mœurs de tel ou tel siècle.

Il y a peu de poètes comiques contemporains de Molière à citer à côté de lui. Corneille, avant d’avoir composé ses tragédies, s’était fait un nom en remaniant des comédies espagnoles. La seule de ces pièces qui soit restée au théâtre, est Le Menteur, imité de Lope de Vega, et qui, à mon avis, ne prouve aucun talent comique. Un poète habitué à monter sur des échasses, n’a que des mouvements maladroits dans un genre où il ne s’agit que de marcher à fleur de terre ; mais avec grâce et légèreté. Scarron n’avait de talent que pour les travestissements, et il en a mis plusieurs fois sur la scène dans des comédies empruntées de l’espagnol. Deux de ces pièces, Jodelet et Don Japhet d’Arménie, se donnent encore quelquefois comme farces de carnaval, et toujours avec beaucoup de succès. L’intrigue de Jodelet, qui appartient à {p. 96}François de Roxas, est excellente, et Scarron, par son style et ses additions, n’a pas pu la défigurer entièrement. Tout ce qui dans cette pièce manque de finesse et de goût vient de l’auteur français, et contraste avec l’esprit délicat de la poésie espagnole : Scarron est pourtant un écrivain du siècle de Louis XIV, et qui ne manque pas de réputation. La langue française a bien fait de s’interdire le ton burlesque : d’autres langues peuvent le supporter, mais en français, pour peu que l’on cesse de parler et d’écrire avec choix et avec noblesse, on tombe dans la vulgarité la plus rebutante. Don Japhet est la mystification grossière d’un fou ridicule. L’original de cette pièce appartient au genre que les Espagnols nomment comedias de figuron, je ne doute pas que Scarron ne l’ait gâté en l’imitant, et ce qu’il y a de plus fâcheux c’est que ces exagérations sont extravagantes sans être gaies.

Racine s’est ouvert une route que l’on peut appeler nouvelle, en empruntant à Aristophane le sujet de ses Plaideurs. Sous ce rapport cette comédie est restée unique dans son genre ; l’intrigue n’est qu’un jeu léger de l’esprit, mais les ridicules mis en évidence, sont tous de la même classe, concourent au même effet, et forment un ensemble bien d’accord avec les figures grotesques des huissiers et des procureurs. Plusieurs vers de cette pièce sont à la fois des saillies spirituelles et des traits de caractères ; d’autres plaisanteries tiennent à cette gaîté sans but, véritable inspiration du génie comique. On peut juger de là que Racine serait devenu un rival redoutable pour Molière, s’il avait continué {p. 97}à exercer le rare talent dont il a fait preuve dans Les Plaideurs.

Il reste encore au théâtre quelques comédies de Boursault, auteur contemporain de Molière, quoique d’une autre génération, et qui voulut être son émule. Il n’a composé que des comédies nommées pièces à tiroirs, genre secondaire, dont Molière le premier a donné l’exemple dans ses Fâcheux. Ces pièces, où les scènes se succèdent accidentellement, peuvent avoir du rapport avec les mimes des anciens. Elles sont propres à faire briller un acteur qui a du talent pour imiter les habitudes individuelles, et qui reparait plusieurs fois sous le nom de différents personnages, en changeant promptement du ton et de costume. Mais toujours faut-il que ces sortes de pièces se renferment dans les bornes d’un seul acte, parce que l’absence de mouvement dramatique et l’uniformité du sujet s’y font toujours sentir à travers la variété des détails, et que l’impatience gagne bientôt les spectateurs. Les comédies de Boursault, qui du reste ne manquent pas de mérite, sont trop longues et trop diffuses. C’était une idée originale que de peindre Ésope, cet esclave, cette ligure contrefaite, comme jouissant de la faveur de la cour. Mais dans les deux pièces, Ésope à la ville et Ésope à la cour, les fables que l’on voit toujours venir à la suite de chaque trait important, sont trop noyées dans une morale prolixe ; non seulement elles sortent du dialogue, mais elles ne sont point entrelacées avec le tissu de l’intrigue, comme la fable de Ménénius Agrippa dans Shakespeare ; d’ailleurs cette manière enfantine de donner des leçons ne convient guère aux temps modernes. Dans le Mercure galant, {p. 98}on passe en revue des originaux de toute espèce, qui viennent adresser leurs plaintes au rédacteur du journal. Il existe une pièce allemande, fort goûtée, dont le cadre et les incidents les plus comiques sont absolument les mêmes. Celui des deux auteurs qui a copié l’autre devait du moins citer sa source.

Ce fut assez longtemps après la mort de Molière que parut Regnard, à qui l’on accorde d’ordinaire le second rang parmi les comiques français. Regnard était une espèce d’aventurier, qui, après avoir beaucoup couru le monde, se fit poète dramatique ; il écrivait tour à tour les scènes françaises du théâtre italien, qui florissait encore sous la direction de Gherardi, et faisait pour son compte des comédies régulières en vers. La première qu’il ait composée, Le Joueur, est vantée avec raison, et passe pour la meilleure de toutes. L’auteur connaissait par expérience la passion du jeu et la vie qu’elle fait mener ; aussi sa pièce est-elle un tableau d’après nature, peint avec force, quoique sans exagération. L’intrigue et les accessoires en sont imaginés avec talent et convenance, à l’exception de deux caricatures dont on aurait bien pu se passer. Les défauts du Distrait ne sont pas uniquement ceux que j’ai reprochés ailleurs aux pièces de caractère trop méthodiquement esquissées. Il y a un vice fondamental dans le sujet. La distraction ne forme pas, à proprement parler, un caractère. L’habitude de vivre par la pensée dans une autre sphère que celle où l’on est, occasionne des erreurs qui se ressemblent toutes, et qui n’offrent entre elles aucune gradation ; aussi peuvent-elles amuser dans une petite pièce, sans mériter le grand appareil d’une {p. 99}comédie en cinq actes. Regnard n’a fait, en quelque sorte, que mettre sur la scène une suite d’anecdotes que la Bruyère avait déjà rassemblées sous un même titre. L’exécution du Légataire universel prouve plus de talent comique ; mais l’absence de sentiment moral dans l’idée même de la pièce est cause que ce talent a été prodigué sans fruit. La Harpe donne Le Légataire pour le chef-d’œuvre de la gaîté comique. À dire vrai, c’est une triste gaîté. Quel sujet de plaisanterie ! un vieillard cassé est près de mourir ; de jeunes vauriens le tourmentent pour son héritage, et ils fabriquent en son nom un faux testament pendant qu’ils le croient à l’agonie. Si de pareilles scènes excitaient au théâtre des applaudissements réfléchis aussi bien que des ris immodérés, il faudrait en conclure que les spectateurs ont la même légèreté et le même manque de délicatesse qui nous révolte dans l’auteur du Légataire. Nous avons déjà montré ailleurs à quel point il est important que l’auteur comique, sous les formes de l’indifférence, ait au fond un grand respect pour les idées de moralité, puisqu’une impression gaie est nécessairement troublée, dès l’instant qu’il s’y mêle de l’indignation ou de la pitié.

Le comédien Le Grand était contemporain de Regnard c’est un des premiers poètes comiques qui ait composé avec esprit de petites pièces versifiées, genre dans lequel la France a produit depuis cette époque tant de charmantes bagatelles. Il a conservé bien moins de réputation que Regnard, et La Harpe le traite avec fort peu de considération. Quant à moi, j’avoue que j’estimerais fort son talent, lors même qu’il n’aurait écrit autre chose que Don de Cocagne, {p. 100}farce excellente, folie aimable et pleine de sens, où étincelle cet esprit de fantaisie si rare en France, et où règne une plaisanterie vive et douce, allant quelquefois jusqu’à une sorte de délire, mais ne cessant jamais d’être légère et inoffensive. Elle offre un exemple sensible de la manière dont, en évitant les indécences et les allusions personnelles, il serait facile d’introduire sur notre scène moderne le genre d’Aristophane (ou pour parler plus exactement celui d’Eupolis, qui avait lui-même mis en drame la fable d’un pays de Cocagne). Le Grand ne connaissait certes pas le théâtre comique des Grecs ; il a donc entièrement dû à son propre génie (je ne crains pas de me servir de ce mot), l’idée d’un genre alors absolument neuf. L’exécution de sa pièce est aussi soignée que celle d’une comédie régulière, classe dont elle est exclue, dans l’opinion de ses compatriotes, par le merveilleux du sujet, les changements de décorations et l’introduction de la musique. En général, les critiques français se montrent indifférents ou même contraires à tous les élans de la véritable imagination. Pour qu’un ouvrage leur inspire de l’estime, il faut qu’il porte l’empreinte d’une difficulté péniblement vaincue. Au milieu d’un peuple léger, ils ont pris le poste d’honneur de la pédanterie ; ils confondent la légèreté, aimable qui n’a rien de contraire à la profondeur de l’art, avec cette légèreté superficielle qui est un défaut de l’esprit ainsi que du caractère.

Le dix-huitième siècle a produit en France plusieurs poètes comiques du second et du troisième rang, mais aucun génie supérieur qui ait véritablement reculé les bornes de l’art ; aussi a-t-on {p. 101}irrévocablement décidé que Molière ne saurait être surpassé, et cette opinion est devenue plus que jamais un article de foi. Comme le plan de cet ouvrage ne me permet pas de parler des productions de cette époque, avec assez de détail pour que je puisse amener les remarques générales à l’occasion de chaque pièce en particulier, avant de passera celles qui attireront de nouveau nos regards, je vais faire encore ici quelques observations sur l’esprit de la comédie française.

Si le manque de mouvement et les longues dissertations en dialogue, sont des défauts qui se sont perpétués depuis Molière jusqu’à nos jours, les conventions reçues pour la tragédie ont également exercé sur la comédie régulière une influence qui ne peut être méconnue. Les pièces françaises de ce dernier genre, lorsqu’elles sont versifiées, ont leurs longues tirades tout comme les tragédies, et il va encore une circonstance qui contribue à leur donner une sorte de raideur cérémonieuse. Chez les autres nations, les sujets comiques sont presque tous puisés dans la vie bourgeoise, et cela par des motifs très faciles à saisir ; en France, au contraire, ce sont les classes supérieures de la société qui ont longtemps formé le cercle où s’est renfermée la comédie : on y sentait partout influence de la cour comme point central de toutes les vanités. Ceux des spectateurs qui par leur rang n’avaient pas accès dans le grand monde, étaient flattés de se trouver au théâtre en relation avec des marquis et des chevaliers ; et tandis que l’auteur tournait en dérision les folies à la mode, ils cherchaient à attraper quelques nuances de ce ton du monde si {p. 102}désirable et si privilégié. La société émousse tout ce qu’il y a d’anguleux dans les caractères, la poursuite des ridicules est son unique occupation, et par conséquent elle rend habile à se tenir en garde contre les observations des autres. Mais alors cesse le comique franc et jovial de la classe bourgeoise ; on lui en substitue un autre, auquel la société seule a donné naissance, et qui porte toujours le caractère de vide que doit nécessairement avoir une existence dépourvue de but et d’utilité. Ce qui fait le sujet des pièces que l’on nomme en France de haut comique, ce n’est pas la vie mais c’est la société, cette lutte continuelle de vanités différentes qui ne peuvent jamais arriver à un état de paix. Dans de telles pièces l’habit brodé, le chapeau sous le bras et l’épée au côté sont des conditions essentielles, et toute la peinture des caractères se borne à la fatuité pour les hommes et à la coquetterie pour les femmes. La monotonie et l’insipidité ‘des compositions ne sont alors que trop souvent relevées par l’assaisonnement de cette légèreté de principes, qu’il était du bon ton d’afficher pendant la première moitié du dix-huitième siècle, sous la régence et sous le règne de Louis XV. Ce fut à cette époque que l’on vit paraître le caractère de l’homme à bonnes fortunes, du favori des femmes, qui étale d’un ton blasé la foule de ses trop faciles conquêtes. Les auteurs comiques n’ont point inventé ce caractère ; ils n’ont fait que le saisir avec toute l’exactitude du peintre de portrait : c’est ce que prouvent de reste tant de mémoires du siècle passé, et jusqu’à ceux d’un homme tel que M. de Besenval. Nous sommes scandalisés de la sensualité qui se montre sans voile dans {p. 103}les comédies grecques, mais les Grecs ne seraient-ils pas bien plus choqués encore de voir dans les pièces françaises des succès brigués par pure vanité auprès de femmes mariées. L’emportement des sens a bornes fixées par la nature elle-même, mais quand la vanité se plaît à revêtir les formes de la lassitude et de la satiété, elle mène à la corruption la plus révoltante. Dira-t-on que les poètes comiques, en faisant du mariage le sujet constant des plaisanteries de leurs petits maîtres, et en donnant un champ libre à leur esprit sous le rapport des relations avec les femmes, ont voulu critiquer les travers qui dominaient de leur temps ? Cela peut être, mais leur ouvrage n’en était pas moins dangereux. Ils ne pouvaient pas espérer de corriger par là les gens du monde qui, bien que formant une fort petite minorité, comptent pour rien tout ce qui ne leur ressemble pas ; et quant aux hommes d’un rang moins élevé, l’exemple du ces êtres privilégiés dont les torts mêmes ont de l’éclat et de la grâce, sera toujours trop séduisant pour jamais devenir utile. Et d’ailleurs s’il s’agit du vrai comique, le relâchement des mœurs de la haute société n’a rien de divertissant. Dans plusieurs pièces où c’est un fat de qualité qui donne le ton, comme par exemple, dans Le Chevalier à la mode de Dancourt, on éprouve non seulement de l’ennui, mais un vrai démolit pour cette peinture du dénuement complet de toute moralité, qui, bien que vraie, n’est pourtant ni poétique ni naturelle.

Il faut excepter du nombre de ceux qui méritent de tels reproches, deux auteurs féconds ou du moins abondants, l’un en vers et l’autre en prose, Destouches {p. 104}et Marivaux. Ils ont eu pendant la première moitié du dix-huitième siècle un succès marqué auprès de leurs contemporains, mais peu de leurs ouvrages leur ont survécu au théâtre. Destouches était un auteur modéré, tranquille, parfaitement honnête dans ses vues, qui composait avec beaucoup de tension d’esprit des comédies régulières, où il ne se serait pas dispensé des cinq actes, et où à l’exception de la gaîté obligée de Lisette et de Frontin, il n’y a rien de bien plaisant. Il n’avait pas à craindre d’être emporté par vivacité d’imagination, hors du bon ton de la haute comédie, et de tomber dans la familiarité du genre méprisé de la farce. Avec un talent médiocre, sans originalité et sans gaîté, sans richesse d’invention, et même sans aperçus bien fins sur les hommes et sur la société, il a pourtant montré d’une manière honorable dans Le Glorieux, Le Philosophe marié et même dans L’Irrésolu, ce que peuvent le travail et la constance du zèle. D’autres pièces de lui, comme L’Ingrat, L’Homme singulier, se fondent sur des idées mal conçues, et l’on voit clairement, par cet exemple, comment un poète, tel que Destouches, qui a sans cesse devant les yeux le Tartuffe ou Le Misanthrope comme l’idéal de la perfection, n’a qu’un pas de plus à faire pour sortir en entier du domaine de la comédie. Ces deux pièces de Molière ne sont pas des fanaux pour guider le génie de ses successeurs, mais des écueils contre lesquels ils échouent. Il suffit que dans sa préface un auteur comique rende hommage au Misanthrope comme à son modèle, pour que je sache d’avance où le mèneront ses efforts. Il sacrifiera l’enjouement et l’inspiration, la vraie gaité de la poésie, {p. 105}au sérieux composé d’une imitation prosaïque de la vie, et à des applications d’utilité journalière, décorées du titre de morale pour commander le respect.

Que Marivaux soit maniéré, c’est une chose si généralement reconnue en France, que l’on a même inventé, pour désigner son style, un mot à part, le marivaudage. Il faut avouer toutefois que sa manière est à lui, et qu’au premier coup d’œil elle n’est pas sans quelque charme. On ne saurait lui refuser de la finesse d’esprit, mais seulement elle s’exerce sur des objets trop minutieux. Nous avons dit que le comique fondé sur l’observation était à son plus haut point, quand une qualité se montre précisément à nous, sans que celui qui la possède s’en doute, ou s’il cherche à la dissimuler avec soin. Marivaux a voulu appliquer cette idée aux inclinations tendres, et en effet, l’expression naïve des mouvements de lame qui se trahissent involontairement, appartient à la sphère de la comédie. Mais dans les pièces de Marivaux, cette naïveté est préparée avec trop d’art ; elle recherche trop l’approbation, et prend trop de plaisir à se montrer. C’est comme ces jeux où les enfants se cachent : ils ne peuvent pas rester tranquilles dans leur coin ; ils avancent toujours la tête pour regarder si on ne les découvrira pas ; enfin, il faut connaître Marivaux, pour comprendre ce que c’est que de la naïveté sans naturel et sans innocence. Chez cet auteur on aperçoit toujours le but dès l’origine, et l’attention se porte en conséquence sur le chemin par lequel on y arrivera. Il y aurait un vrai sentiment de l’art dans un tel genre, s’il ne devenait pas superficiel et insignifiant. De petites passions sont mises en jeu par de {p. 106}petits ressorts, soumises à de petites épreuves, et l’on avance à petits pas vers le dénouement. Il s’agit le plus souvent d’une déclaration d’amour, on emploie mille séductions pour l’obtenir, ou mille détours pour la faire passer à la dérobée. Marivaux n’a pas dépeint des caractères, et il n’a pas inventé des intrigues. Le nœud de ses pièces est, le plus souvent, un mot à demi prononcé qui reste suspendu sur les lèvres, on ne sait souvent trop pourquoi. Du reste, ses motifs sont si uniformes, que lorsqu’on a lu une de ses pièces avec attention, on peut dire qu’on les connaît toutes. Malgré tout cela, il est, dans mon opinion, fort supérieur aux auteurs qui se bornent à une stricte imitation de la vie. Il y a même des idées à recueillir dans l’étude de ses œuvres, car sa manière de considérer la comédie, quoique étroite et bornée, a pourtant quelque chose de particulier.

En fait de chefs-d’œuvre du haut comique, on cite encore deux ouvrages isolés de deux poètes qui, s’ils paraissent les avoir composés avec effort, ont montré dans d’autres branches de la littérature leur talent naturel avec plus de liberté. Je veux parler de La Métromanie de Piron et du Méchant de Gresset. La première de ces pièces prouve de la verve, de l’invention. Dans le rôle du jeune homme possédé de la manie des vers, Piron a voulu, en quelque sorte, faire son propre portrait. Mais comme on s’y prend toujours avec douceur lorsqu’on veut se moquer de soi-même, il donne à son héros, à côté d’une aimable folie, de l’esprit, un caractère noble et un bon cœur : ménagement délicat, qui n’est pas trop favorable à la franche gaîté comique. Le Méchant est une de ces {p. 107}pièces affligeantes, qu’un misanthrope atrabilaire pourrait voir avec plaisir comme une justification de son horreur pour la société, mais qui ne peuvent produire qu’une impression pénible sur des esprits doux et bienveillants. À quoi bon la peinture d’une âme noire dépourvue de tout sentiment humain ? d’un homme qui s’arme d’une froide raillerie pour satisfaire son triste orgueil et son désir de faire du mal sans autre but que le mal même ? Un tel caractère serait à peine supportable, s’il était le moteur de grands événements tragiques ; mais qu’en faire, lorsqu’il ne produit que de petites tracasseries et du mécontentement dans l’intérieur d’une famille ?

Et pourtant, si l’on en croit l’assertion des Aristarques français, Le Glorieux, La Métromanie et Le Méchant sont les seules comédies que le dix-huitième siècle ait à opposer à Molière. Je mettrais fort au-dessus de ces trois pièces Le Vieux Célibataire, de Collin d’Harleville. Mais si je voulais trouver un objet de comparaison pour ce tableau de mœurs si plein de vérité, ce serait dans Térence et non pas dans Molière que j’irais le chercher. Une peinture fine et juste des caractères s’allie avec succès dans cette pièce à une intrigue qui fixe l’attention ; et l’on voit avec plaisir qu’une certaine douceur de sentiments est lame de tout cet ouvrage.

Après avoir fait quelques remarques sur des genres accessoires tels que l’opéra, l’opéra-comique et le vaudeville, je terminerai cette leçon en jetant un coup d’œil sur l’état actuel de la scène française.

Un genre sérieux, héroïque, et qui devrait même {p. 108}aspirer à l’idéal, le grand opéra, ne nous offre qu’un seul poète digne d’être cité, c’est Quinault, qui pour être presque oublié de nos jours, n’en mérite pas moins les plus grands éloges. Il fut de bonne heure découragé par Boileau dans ses essais de tragédies ; mais plus tard il changea de carrière et le drame musical lui valut de grands succès. Mazarin avait introduit en France le goût de l’opéra italien. Louis XIV se piqua de lutter avec les étrangers, il désira que ce spectacle éclipsât tout ce qu’on voyait ailleurs par la magnificence des accessoires, par les décorations, les machines, la musique, la danse, et voulut que les jeux de la scène célébrassent des fêtes de cour. Ce fut à cette occasion que Molière et Quinault composèrent, de concert avec le musicien Lulli, l’un des divertissements, l’autre des drames sérieux. Je ne connais pas assez les anciens opéras italiens pour prononcer si Quinault les a imités, mais je croirais plutôt que c’est chez les Espagnols qu’il a choisi ses modèles, et que c’est à Calderon, en particulier, qu’il a emprunté la forme de ses opéras et de ses prologues souvent allégoriques. Il est vrai que la poésie y déploie moins de richesses, mais c’est parce que la musique forçait Quinault à lui laisser moins d’espace, et que d’ailleurs la nature de la langue et de la versification françaises ne se prête pas à cette magnifique abondance, à cette brillante prodigalité qui sied à la poésie espagnole. Néanmoins les opéras de cet auteur sont remarquables par leur marche légère et animée, et par l’imagination qui y brille. À mon avis l’opéra sérieux ne peut renoncer à l’attrait du merveilleux sans tomber dans une monotonie {p. 109}assoupissante. C’est en cela que je trouve la route qu’a tracée Quinault beaucoup préférable çà celle que Métastase a suivie longtemps après lui. Le poète italien sait se prêter admirablement aux intentions d’une musique qui ne veut qu’exprimer les mouvements du cœur, mais où trouve-t-on chez lui rien qui frappe l’imagination £ On loue fort Quinault d’avoir sacrifié au goût de son pays le mélange de la gaîté et du sérieux : je ne sais si l’on a raison. En revanche, on lui reproche un jeu trop frivole dans l’expression des sentiments ; mais, est-il juste de demander à un léger prestige tel que l’opéra, la sévérité du cothurne tragique ? Pourquoi la poésie n’aurait-elle pas aussi ses arabesques ? Je crois être ennemi du maniéré autant que personne ; mais il faut s’entendre sur le degré de nature et de vérité qu’on peut exiger de chaque genre. La simplicité des vers de Quinault est la même que celle du madrigal ; s’il tombe de temps en temps dans le doucereux, il exprime d’autres fois des émotions délicates avec une grâce charmante et la plus douce harmonie. L’opéra devrait ressembler aux jardins d’Armide.

Dans ces lieux enchantés la volupté préside.

Les rêves voluptueux du sentiment n’y devraient être dissipés que par les merveilles de l’imagination. Quand une fois on s’est représenté, au lieu de personnages réels, des créatures sans autre langage que le chant, on est bien près de se figurer des êtres sans autre but que l’amour, sentiment qui plane sur les confins de la région des sens et de celle de l’âme. {p. 110}Deux inventions extraordinaires peuvent devenir naturelles l’une par l’autre.

Quinault est resté sans successeurs, et combien les opéras français d’aujourd’hui ne sont-ils pas inférieurs aux siens, soit pour le plan, soit pour l’exécution ! On a visé à l’héroïque et au tragique dans un genre qui n’est nullement propre à de tels effets. Au lieu de traiter avec une fantaisie libre les fables de la mythologie, ou des sujets pris dans les pastorales et les romans de chevalerie, on s’est attaché à l’histoire, on s’est piqué d’adopter la coupe, de la tragédie, et au moyen de ce sérieux assommant et de cette régularité pédante, on a si bien fait que l’ennui règne à l’opéra avec son sceptre de plomb.

Je ne parlerai pas des défauts qui proviennent de la musique ; de la monotonie du récitatif, des tours de force des chanteurs et de la difficulté d’accorder la langue française avec la composition musicale, pour peu que celle-ci s’élève au-dessus des légères modulations de l’antique romance ; c’est aux connaisseurs en musique à prononcer sur ces différents points.

L’opéra-comique, dont les prétentions sont plus modestes, répond bien mieux à ce que l’art a droit d’en attendre. Et d’abord le musicien y est plus à son aise, parce qu’il n’a pas besoin de sortir du ton ni du genre national. Ce passage immédiat du chant à la parole, que Rousseau blâme, comme un mélange hétérogène de deux langages trop divers, peut déplaire à l’oreille, mais on ne saurait nier qu’il ne soit avantageux à la structure de la pièce. Dans le récitatif qui, d’ordinaire, n’est entendu qu’à moitié, parce qu’on l’écoute rarement avec attention, on ne peut {p. 111}développer avec quelque clarté qu’une fable bien simple et bien peu compliquée ; c’est ce qui fait que dans l’opéra buffa des Italiens, l’action est entièrement négligée, et quelle n’offre, au genre même de la bouffonnerie, que des situations uniformes qui restent éternellement les mêmes. L’opéra-comique des Français, au contraire, quoique la place occupée par la musique n’y permette pas un développement dramatique bien complet, est pourtant calculé pour l’effet de la scène et parle à l’imagination d’une manière agréable. Ici, la gêne des règles n’empêche pas le poète de suivre ses vues dramatiques. Aussi, j’admire dans ces productions légères, un mouvement, une vie, un attrait, que je ne trouve souvent pas en France dans des ouvrages beaucoup plus soignés. Le succès marqué avec lequel les opéras de Favart, de Sedaine et de quelques-uns de leurs successeurs, sont constamment représentés, même chez nous, où le respect aveugle pour une littérature étrangère a cessé depuis longtemps, et où le goût national s’est prononcé décidément contre la tragédie française, ce succès, dis-je, ne peut pas être attribué uniquement à la musique, il est dû à un véritable mérite poétique. Pour ne citer qu’un exemple entre plusieurs, je ne puis m’empêcher de regarder comme un chef-d’œuvre de peinture théâtrale la scène de Raoul sire de Créqui, où les enfants du geôlier ivre, font échapper le prisonnier. Combien je souhaiterais à la tragédie des Français, et même à leur comédie en habit de cour, un peu de cette vie dans les détails, de cette réalité, de cette manière de saisir et d’arrêter le moment présent. Comment ne pas reconnaître {p. 112}de véritables inspirations romantiques dans de petits opéras tels que Nina et Richard Cœur de Lion ?

Le vaudeville n’est qu’une variété secondaire de l’opéra-comique. La différence essentielle qui l’en distingue, c’est que le poète s’y passe du compositeur de musique, et qu’il se contente de choisir des airs connus et déjà devenus populaires. Sous le rapport de l’ensemble musical, ce n’est sûrement pas là un perfectionnement. Le passage brusque du chant à la parole, qui se renouvelle souvent après deux ou trois coups d’archet, ou deux ou trois phrases, la bigarrure qui résulte de l’entassement de ces vieilles romances et de ces ponts-neufs, de styles tout à fait disparates, doit déchirer des oreilles habituées à la musique italienne ; mais si l’on passe par-dessus cet inconvénient, il faut convenir que rien n’est plus gai et plus agréable. Il peut souvent y avoir un trait d’esprit jusque dans le choix d’un air, ou dans une allusion à ses anciennes paroles. Autrefois des écrivains qui pouvaient élever plus haut leurs prétentions, un le Sage, un Piron, n’ont pas dédaigné de travailler pour le vaudeville, même pour le vaudeville des marionnettes. Les esprits vifs et enjoués qui se vouent maintenant à ce genre sont peu connus hors de Paris, et ne s’en mettent guère en peine. Il n’est pas rare qu’ils se réunissent plusieurs ensemble pour mettre au jour, avec une rapide fécondité, les idées que leur inspire le feu de la conversation. La parodie des pièces nouvelles, l’anecdote du jour dont parlent les badauds de la capitale, leur fournissent des sujets dont ils s’empressent de profiter. Ces vaudevilles sont comme les moucherons qui bourdonnent {p. 113}dans une soirée d’été, quelquefois ils piquent, mais toujours ils voltigent gaîment, tant que le soleil de l’occasion luit pour eux. Une pièce telle que Le Désespoir de Jocrisse, que l’on joue encore après plusieurs années, peut passer, parmi ces éphémères, pour un ouvrage classique qui a gagné la palme de l’immortalité. Il est vrai qu’il faut y voir jouer ce fameux Brunet, dont le visage est presque un masque et qui est aussi inépuisable dans les rôles de niais, que Polichinelle l’est dans le sien.

En considérant toutes ces pièces badines d’un ordre secondaire, où il y a un mélange de plaisanterie et de sensibilité, où l’auteur et les spectateurs s’abandonnent sans réserve à leurs inclinations naturelles, il me semble évident que ce qui fait chez les Français la base de l’esprit comique, c’est la bonhomie franche et joviale, de même que chez les Italiens c’est la bouffonnerie, et chez les Anglais le humour. Cette bonhomie dont je parle se rencontre sans cesse dans les classes inférieures de la société, où elle n’a pas encore été étouffée par le raffinement des mœurs.

Quant à l’état actuel de l’art du théâtre en France, tout se borne, à quelques exceptions près, à des efforts pour introduire sur la scène une liberté dramatique dont l’idée est due aux étrangers, et l’on renonce chaque jour davantage à l’espérance de voir paraître dans les deux genres qu’on a reconnus pour réguliers, quelque chose de vraiment neuf et qui surpasse ce qui l’a précédé. Il est rare qu’une pièce nouvelle obtienne un succès bien marqué, et dans tous les cas, ce succès n’est jamais de longue durée, car on s’aperçoit bientôt que l’on n’a devant les yeux {p. 114}que des choses déjà connues, à peine déguisées par de légers changements.

Nous en revenons à nous occuper des écrivains français qui ont attaqué le système national sur la ligne de démarcation des genres, et sur l’ensemble des règles prescrites à l’art dramatique. Les réclamations que la Motte, et après lui Diderot et enfin Mercier, ont élevées, sont restées comme des voix qui retentissent dans le désert. Tel devait être en effet leur sort ; car les principes sur lesquels ces écrivains se sont fondés, tendaient à détruire toute espèce de forme poétique, non pas seulement celle qui n’est que conventionnelle ; ils rappellent l’ours de la fable, qui tue son ami en voulant le débarrasser d’une mouche importune. Une autre cause de leur peu de succès, c’est qu’aucun d’entre eux n’a su appuyer sa doctrine de son exemple. Lors même que leur idée était juste, ils mettaient bientôt le tort de leur côté, par la fausse application qu’ils en faisaient.

Le plus remarquable de ces critiques est Diderot ; Lessing le nomme le meilleur juge de l’art chez les Français, mais je ne saurais me ranger à cet avis. Je ne m’arrêterai pas à prouver qu’il méconnaît l’essence de la poésie et des beaux-arts, lorsqu’il leur attribue un but purement moral. Sans être profond dans la théorie, on peut être devenu connaisseur par l’observation. Mais mérite-t-on ce titre, lorsqu’on n’a pas une intelligence parfaite des conditions, des moyens et du style d’un art ? C’est en cela que les vues et les tentatives de Diderot me semblent fort suspectes. Ce sophiste spirituel fait des incursions dans le domaine de la critique avec une précipitation {p. 115}si désordonnée, que la moitié de ses coups portent en l’air. il confond tellement ce qui est vrai et ce qui est erroné, ce qui est connu et ce qui est nouveau, ce qui est essentiel et ce qui est insignifiant, qu’en résultat, le plus grand éloge qu’un puisse lui donner, c’est de dire qu’il vaut pourtant la peine de débrouiller tout ce chaos. Les idées qu’il désire voir réalisées, ou ne méritaient pas de l’être, ou l’avaient été déjà, si ce n’est en France du moins ailleurs ; quelquefois même elles sont entièrement impraticables. Il a sans doute raison de s’élever contre le formalisme et l’étiquette de la scène, contre l’excessive symétrie de la structure du vers, contre l’uniformité du jeu et de la déclamation des acteurs ; mais en même temps il rejette toute grandeur théâtrale, il refuse à ses personnages toute manière élevée d’exprimer leurs sentiments ; nulle part il ne développe le motif qui lui fait préférer la prose aux vers, dans la tragédie bourgeoise. Quelques auteurs après lui, et malheureusement Lessing lui-même, ont étendu la même idée à tous les genres dramatiques. Elle n’a pourtant d’autre fondement qu’un malentendu sur les principes de l’illusion et du naturel3. C’est sans doute à cause des instructions d’utilité journalière (que Diderot donne une prééminence si peu méritée au drame sentimental et à la tragédie bourgeoise, deux genres qui toutefois sont dignes de quelque estime, et que l’on peut même traiter d’une manière {p. 116}vraiment poétique, quoiqu’on ne l’ait guère fait jusqu’ici. L’essentiel n’est pas, selon lui, la peinture des caractères et des situations, mais celle des différentes classes de la société et des relations de famille, afin que cette peinture puisse servir de modèle aux spectateurs qui sont placés dans les mêmes classes, ou qui entretiennent les mêmes relations. Il ne voit pas que c’en serait fait ainsi de toute liberté d’âme et d’esprit dans la jouissance des beaux-arts. Ce fut dans un dessein semblable à celui de Diderot, que le poète Phrynichus choisit un événement arrivé de son temps, pour le sujet d’une de ses tragédies. Mais aussi, comme nous l’avons vu, cet ouvrage déplut si fort aux Athéniens, que pour en punir l’auteur ils le condamnèrent à l’amende. Le spectacle d’un incendie nocturne peut exciter notre admiration, par les magiques effets de lumière que produisent les flammes au milieu des ténèbres, mais quand la maison du voisin brûle, jam proximus ardet Ucalegon, on est peu disposé à jouir de ce spectacle pittoresque.

On voit clairement que Diderot a serré ses voiles, à mesure qu’il a fait par lui-même l’essai de ses principes. L’écrit dans lequel il sort le plus de la mesure, est une production choquante de sa jeunesse, où il cherche à renverser tout le système tragique des Français ; il est déjà moins violent dans les discours qui accompagnent Le Fils naturel, et enfin il est presque modéré dans le traité ajouté au Père de famille. Sa critique va beaucoup trop loin, sous le rapport de la forme et du but de.l’art dramatique ; mais d’un autre côté, il s’en faut de beaucoup qu’elle embrasse assez d’objets, et pour tout ce qui concerne {p. 117}les unités de temps et de lieu, ainsi que le mélange du sérieux et de la plaisanterie, Diderot lui-même est esclave des préjugés nationaux.

Les deux drames dont nous venons de parler produisirent, lorsqu’ils parurent, une sensation peu méritée ; mais il y a longtemps qu’on les a mis à leur place. Lessing a prononcé un jugement sévère contre Le Fils naturel, sans pourtant reprocher à Diderot la manière maladroite dont il a pillé Goldoni. En revanche, il nomme Le Père de famille, une pièce excellente, mais il oublie de motiver son jugement. La Harpe a fort bien démontré les défauts de construction et l’incohérence de cet ouvrage. Du reste, le style de ces deux drames est en général maniéré au dernier point : les personnages ne sont rien moins que naturels, et ils se rendent insupportables par un froid bavardage sur la vertu, qui ne conviendrait que des hypocrites, et par l’abus fastidieux d’une sensibilité larmoyante. Nous autres Allemands, nous pouvons dire avec raison : hinc illae lacrymae ! De la viennent toutes les larmes dont notre scène a été depuis lors inondée. Diderot a fait encore un grand tort à l’éloquence dramatique, par la coutume qu’il a introduite de noter tout au long le jeu muet. C’est comme si le poète tirait une lettre de change sur facteur, au lieu de payer de sa propre bourse4. Sans doute tous les bons auteurs dramatiques pensent au jeu muet en écrivant ; mais si l’acteur a besoin qu’on {p. 118}lui donne des instructions à cet égard, il est à craindre qu’il n’ait pas même le talent de les suivre avec sagacité. Le dialogue doit être écrit de telle sorte qu’un acteur intelligent ne puisse pas se tromper sur la manière de saisir les détails de son rôle.

Avouons-le donc, il existait longtemps avant Diderot des peintures sérieuses des mœurs, des drames touchants et des tragédies bourgeoises, et il existait même de meilleures pièces dans tous ces genres, que celles qu’il a composées. Voltaire qui n’a jamais réussi dans la comédie proprement dite, a donné, dans Nanine et dans L’Enfant prodigue, un mélange de scènes comiques et de situations attendrissantes, dont la partie sérieuse mérite de véritables éloges, et la Chaussée avait déjà introduit en France le drame sentimental. Mais tout cela, dira-t-on, était en vers, et pourquoi donc leur préférer la prose ? Toutefois, la tragédie bourgeoise dirigée vers l’instruction morale, et précisément telle que la voulait Diderot, était déjà connue en Angleterre. On a même traduit en français une des pièces de ce genre, Beverley, sous le titre du Joueur. Le goût pour les sentiments romanesques, qui a dominé pendant une partie du dernier siècle, a prolongé un peu l’existence du drame larmoyant ; mais la tragédie bourgeoise n’a jamais eu beaucoup de succès en France, parce qu’on y aime trop ce qui a de l’éclat et de pompe. La pièce de la Harpe, intitulée Mélanie, produit constamment cette impression d’angoisse, effet presque inévitable du genre et son éternel écueil. Je ne veux pas laisser passer le nom de la Harpe, sans dire que c’est à lui que l’on doit l’imitation d’une tragédie {p. 119}grecque, Philoctète, la plus fidèle et la mieux adaptée à la scène moderne, qui eût encore été tentée. Quant à Mélanie, cette pièce peut être bonne pour réveiller la conscience d’un père qui veut forcer sa fille à vivre dans un cloître ; mais en quoi les spectateurs ont-ils mérité un pareil tourment ?

On ne saurait nier que Diderot n’ait fondé en France une sorte d’école, à laquelle appartiennent en première ligne Beaumarchais et Mercier. Beaumarchais n’a composé que deux drames dans le sens indiqué par son prédécesseur, Eugénie et La Mère coupable, mais ils pèchent aussi par les mêmes défauts. La connaissance du théâtre espagnol, que l’auteur acquit dans le pays même, lui donna l’idée de mettre sur la scène quelques pièces d’un genre redevenu nouveau à force d’avoir été négligé, celui des pièces d’intrigue. Il chercha moins à relever ses productions par la peinture des caractères, que par des saillies piquantes, et surtout par de continuelles allusions à sa propre carrière d’écrivain. Le plan du Barbier de Séville est conçu sans beaucoup de soin, il y a bien plus d’art et d’invention dans Le Mariage de Figaro, mais la morale en est relâchée, et même à ne considérer cette pièce que sous le point de vue dramatique, elle peut encore mériter des reproches. Dans l’une et l’autre de ces comédies, on ne voit que des caractères français sous un costume espagnol mal observé5, Néanmoins le succès extraordinaire {p. 120}quelles obtiennent encore, pourrait faire conclure qu’en France le public ne partage pas le mépris des critiques pour la comédie d’intrigue. Il est vrai que les moyens par lesquels Beaumarchais a réussi, sont quelquefois étrangers à l’art dramatique.

Que Ducis, pour faire connaître Shakespeare à ses compatriotes, ait soumis aux règles françaises quelques-unes des tragédies du poète anglais, ce n’est pas là ce qui s’appelle avoir agrandi le domaine de l’art. On reconnaît çà et là les membres dispersés du poète, mais tout est si renversé, si tourmenté, une confusion si pénible a remplacé la riche simplicité de l’original, que les passages mêmes qui sont traduits mot à mot, perdent en quelque sorte leur véritable sens. La vogue dont jouissent ces tragédies est due, sans doute avant tout, à ce qu’elles ouvrent à l’incomparable Talma, un champ plus vaste pour déployer son talent, mais cette vogue est toutefois un symptôme remarquable du dégoût que l’on a pour les vieilles routes battues, et du besoin que l’on éprouve d’être remué plus profondément.

Les théâtres de Paris sont astreints à des genres fixes, et la poétique a en cela un point de contact avec la police. Il en résulte que les essais d’idées nouvelles, ou de mélanges inusités des anciens éléments, sont abandonnés aux théâtres inférieurs. C’est là que les mélodrames jouent un grand rôle. Un homme au fait de la statistique de la scène française, a remarqué que depuis plusieurs années, il a paru fort peu de tragédies et de comédies régulières, mais que les mélodrames à eux seuls surpassent en nombre toutes les autres pièces réunies : par mélodrame on {p. 121}n’entend pas comme chez nous, une composition dramatique où les monologues sont entrecoupes de musique instrumentale. Un mélodrame français est une pièce en prose emphatique, où l’on représente quelque chose de merveilleux, une aventure fabuleuse ou réelle, avec un grand fracas du spectacle, de mouvement sur la scène, de changements de décorations, et où l’on rassemble tous les brillants accessoires qui concourent à frapper les sens. On pourrait assurément tirer un meilleur parti du penchant que montre le peuple pour cette espèce de pièces ; la plupart des mélodrames sont composés avec une négligence tellement intolérable, que ce sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, des productions ; avortées du genre romantique.

Dans la sphère de la véritable littérature dramatique, les travaux d’un écrivain tel que Lemercier, méritent sans doute l’attention des connaisseurs. Cet homme, plein de talent, s’efforce de renverser toutes les barrières de l’art ; il est animé d’un zèle si passionné que rien ne le décourage, quoique chacune de ses nouvelles tentatives mette presque toujours le parterre dans un véritable état de guerre6. {p. 122}Tout ce que je viens de dire semble indiquer que le public français,* lorsque par hasard il oublie les règles de goût que L’Art poétique de Boileau lui a inculquées comme des devoirs, n’est pas dans le fait aussi opposé qu’on le croit aux libertés dramatiques des autres nations, et que ce qui soutient en France un vieux système, étroit et borné dans ses conséquences, c’est plutôt un respect superstitieux qu’une véritable vénération.

L’art de la déclamation a été cultivé depuis longtemps en France avec le plus grand soin, surtout dans la haute comédie et dans la tragédie. Il serait difficile de surpasser les bons acteurs français, sous le rapport de la grâce et de l’assurance du maintien, et sous celui de la précision, de l’élégance, de {p. 123}l’aisance parfaite avec laquelle ils récitent les vers. Ils font des efforts inouïs pour plaire, ils profitent comme d’une faveur précieuse de chaque instant qu’ils passent sur la scène. Il est vrai que l’extrême délicatesse du public et la sévérité salutaire des journalistes entretiennent chez eux un zèle qui ne se ralentit jamais. Une autre circonstance favorable à leur art, c’est que des pièces classiques qu’on ne se lasse jamais de voir représenter, soient depuis si longtemps en possession de la scène. Comme les spectateurs les ont en quelque sorte gravées dans leur mémoire, toute leur attention se porte sur le jeu des acteurs, et ils sont prompts à relever la plus légère négligence.

Dans la haute comédie, le raffinement de la société française assure aux acteurs de cette nation une grande supériorité ; mais quant à la déclamation tragique, il faut que l’acteur cherche moins à faire briller son talent qu’à entrer dans l’esprit de la composition, et il est douteux que ce soit le cas en France, Les poètes du siècle de Louis XIV surtout, auraient je crois assez de peine à reconnaître leurs tragédies telles qu’on les joue aujourd’hui.

La déclamation tragique oscille en France entre deux extrêmes opposés, vers lesquels le ton qui règne dans les pièces mêmes, et le désir de faire effet, entraînent tour à tour les acteurs. Ces deux extrêmes sont une dignité compassée et une violence désordonnée : le premier de ces défauts dominait autrefois, et le second prévaut aujourd’hui.

Il faut entendre Voltaire raconter comment, du temps de Louis XIV, Auguste prononçait son {p. 124}discours à Cinna et à Maxime. « On voyait Auguste arriver avec la démarche d’un matamore, coiffé d’une perruque carrée qui descendait par devant jusqu’à la ceinture ; cette perruque était farcie de feuilles de laurier, et surmontée d’un large chapeau avec deux rangs de plumes rouges. Il se plaçait sur un énorme fauteuil à deux gradins, Maxime et Cinna étaient sur deux petits tabourets. La déclamation ampoulée répondait parfaitement à cet étalage. » Comme à cette époque, et même encore longtemps après, on jouait la tragédie en habit de cour, avec un grand jabot, une épée et un chapeau, on ne se permettait guère d’autres gestes que ceux qui sont reçus dans un salon ; tout au plus quelques légers mouvements des bras ; on regarda sans doute comme un coup de théâtre très hardi, que dans la dernière scène de Polyeucte, Sévère qui vient reprocher à Félix sa trahison, s’avançât le chapeau sur la tête, tandis que l’autre l’écoutait le chapeau sous le bras.

Toutefois, on trouve aussi de bonne heure des traces de l’exagération opposée. Dans la Marianne de Mairet, poète antérieur à Corneille, un acteur s’est tué à force de crier en jouant le rôle d’Hérode. Une actrice, à qui Voltaire voulait enseigner je ne sais quel rôle tragique, lui dit : « Mais, monsieur, si je jouais de la sorte, on dirait que j’ai le diable au corps. C’est ce qu’il faut, mademoiselle », lui répondit Voltaire, « une actrice doit avoir le diable au corps ». Cette expression ne dénote pas du moins un sentiment bien délicat de la dignité et de la grâce, que dans une représentation idéale, telle que {p. 125}veut être celle de la tragédie française, on doit toujours conserver, même au milieu des plus vifs emportements des passions.

J’ai vu quelquefois les meilleurs acteurs d’aujourd’hui, passer brusquement de la gravité solennelle, que semble exiger le ton général de la tragédie française, à une violence de passion vraiment convulsive, sans que ce contraste eût été adouci par aucune transition préparatoire. Ce qui fait tomber les comédiens dans ce défaut, c’est, je crois, un sentiment confus que les formes conventionnelles de la poésie étouffent le plus souvent les mouvements de la nature ; pour peu donc que le poète les délivre un instant de cette contrainte, aussitôt ils se donnent carrière, et entassent sur un de ces moments d’abandon si rares tout le superflu de vie qu’ils avaient retenu en eux-mêmes, et qui devrait être répandu sur l’ensemble de leur jeu ; de là vient que dans leurs tours de force ils passent souvent à côté du vrai. Talma est un homme de génie unique, et il est presque le seul qui fasse exception à tout ce que je dis ici. En général, les acteurs français considèrent un rôle comme une mosaïque de passages brillants qu’ils cherchent à faire valoir indépendamment les uns des autres ; ils ne saisissent pas le centre d’un caractère, comme un foyer lumineux dont tous les détails ne sont plus que des rayons. Ils ont toujours peur de n’en pas faire assez, et en conséquence, ce qu’il y a de moins brillant dans leur talent, c’est la partie du jeu contenu, c’est le silence éloquent qui, sous l’apparence du calme extérieur, trahit l’agitation profonde de l’âme. Il est vrai que ce n’est pas ce {p. 126}que les auteurs tragiques ont coutume de leur demander, et si l’on ne peut attribuer aux poètes ce manque de mesure dans l’expression des mouvements passionnés, ce que nous avons reproché aux acteurs, peut-être est-ce eux que l’on doit accuser de ce que l’art de la déclamation se pare d’un éclat superficiel, plutôt qu’il ne puise ses moyens au fond de l’âme7.