Molière et Bourdaloue
Préface §
Il y a quelques années, je ne sais quel Anglais eut l’idée joviale de faire représenter à
Londres une traduction complète du Tartufe. La pièce eut le même succès
qu’en France, probablement par les mêmes raisons. Toutes les fois que, pour une cause ou
pour une autre, les libres penseurs ont pu ameuter l’opinion contre l’Église, aussitôt, à
Paris et dans les provinces, le Tartufe reparaît. On le joue, on en fait
des éditions populaires avec préface, éclaircissements et vignettes. {p. 2} Dans les derniers temps de Louis-Philippe, le Tartufe eut l’honneur
d’être, avec le Juif errant, Tune des principales réponses de la
philosophie officielle aux réclamations des catholiques contre le monopole de
l’enseignement. Sous la Restauration, il était l’antidote des Missions. La partie penseuse de la bonne bourgeoisie s’entassait au théâtre pour écouter la
satire des « dévots »
et des « nobles »
qui osaient suivre
les prédicateurs. Là, les rentiers et les négociants libéraux, leurs commis, leurs filles,
leurs épouses, troupe chaste, goûtaient les leçons de la vraie morale, — celle qui
n’empêche point de vendre à faux poids.
Je ne doute pas que le traducteur anglais de Tartufe n’ait eu la
patriotique pensée de donner à son pays une arme de plus contre « l’agression
papale ».
L’œuvre de Molière dut prouver suffisamment aux enfants spirituels
d’Elisabeth que le Pape est un chef de bandits, que le cardinal Wiseman fut un traître ;
que les Newman, les Manning, les Faber, tous les nouveaux convertis, voulaient prendre le
bien et la femme de leur {p. 3} prochain, crimes jusqu’alors inconnus
dans la loyale Angleterre.
En quoi pourrait autrement les intéresser cette prétendue comédie, si longue et si fausse quand le vivant esprit de la langue française n’y est plus ? J’ai vu pour la première fois jouer le Tartufe à une époque où, certes, je n’exigeais pas qu’un spectacle fût moral. Mais préservé, grâces à Dieu, de la sotte passion des esprits forts, je me demandais ce qu’ils trouvaient d’amusant à celui-là, et quel intérêt pouvaient prendre des gens de leur mérite aux aventures d’un coquin maladroit comme ce Tartufe, qui manque une entreprise où les moindres bacheliers se tiendraient assurés du succès. Forcer la cassette d’Orgon et fasciner Elmire, la belle affaire ! Le monde est plein d’artistes qui font cela tous les jours, sans eau bénite. Si le personnage était un médecin, un précepteur, un créateur de commandites, un intime quelconque, on ne supporterait pas l’invraisemblance et la monotonie de l’histoire.
Tartufe se dit dévot, toute la popularité de {p. 4} l’ouvrage est là.
C’est l’agrément qui subjugue le vulgaire. En considération de cet agrément, le petit
nombre des bons juges est gagné. Tout passe, tout est bon, tout est vrai, les critiques
perdent leur temps. « L’effroi des faux dévots lorsque Tartufe parut, dit un
commentateur, ne laisse aucun doute sur les vrais rapports qu’il avait avec
eux. »
Un de ces « faux dévots »
fut Bourdaloue. Il tonna. Sa vertu éloquente
échoua comme la raison fine de Labruyère. « On fait, s’écriait-il, concevoir
d’injustes soupçons de la vraie piété par de malignes interprétations de la
fausse. »
Honnête homme ! C’est par cette raison précisément que le Tartufe sera représenté tant qu’il y aura sur la terre une demi-douzaine de
comédiens et assez de planches pour dresser des tréteaux. Laissez faire les missionnaires
catholiques qui, malgré les tribunaux des mandarins, le casse-tête des sauvages et les
ministres de l’évangile anglais, portent la vérité chrétienne dans la Chine, dans
l’Océanie, dans les sables de l’Afrique, dans les glaces de l’Hudson : qu’ils y {p. 5} détruisent les fétiches et les idoles, qu’ils y créent une société : du
sein de ces peuples baptisés par eux et du milieu des écoles fondées au prix de leur sang,
surgira quelque bel esprit qui traduira Tartufe dans la langue qu’ils
auront formée, afin d’armer contre leurs successeurs la main d’un Henri VIII ou d’un
Robespierre.
Je ne conteste point la haute littérature qui brille dans le Tartufe ; mais le nerf de cette langue, cette clarté, celte verve, il n’y a pas mille Français en France capables d’en jouir véritablement. Que reste-t-il pour les Anglais ?
Nos libres penseurs n’en ont pas été moins fiers du triomphe obtenu par Molière, chez ce
peuple délicat qui apprend le français principalement pour lire Paul de Kock dans
l’original. Je me suis laissé impatienter de quelques banalités qui ont été répétées à
cette occasion par les journaux les plus graves. Ils ont remarqué que depuis deux cents
ans, « les dévots »
n’ont pu enlever à Molière sa réputation de grand poète
et de « grand homme de bien »
; car on le loue à ces {p. 6} deux titres. Je sais que les « dévots »
(on dit maintenant les cléricaux) sont contraints de s’incliner. L’auteur de Tartufe ne conservera pas seulement sa réputation de très grand poète comique, il
gardera encore la palme de la vertu. Il y a monument, consécration, apothéose. Tous les
ans Molière est couronné sur le théâtre par la main des grâces fardées ; on lui décerne
des poésies approuvées des distributeurs du prix Montyon ; rien n’y fait. Ses admirateurs
demeurent aussi peu redoutables pour lui que ses critiques.
Dans le temps à peu près que l’Anglais exécutait l’entreprise dont je viens de parler, une femme hardie mettait Molière en mélodrame. Non pas le Molière véritable, tel que le montrent ses œuvres, plus accusatrices encore que le témoignage de ses contemporains ; mais le Molière de la légende philosophique, tendre, délicat, même pleureur. A travers les éloges que cette pièce devait nécessairement recevoir, la conscience des feuilletons a cependant parlé. Elle a laissé deviner que la donnée du mélodrame {p. 7} paraissait ridicule, elle a franchement avoué que les détails étaient incroyables. Molière étale ses mépris pour Louis XIV, fait la leçon à Condé, se propose l’affranchissement du peuple, prophétise, fouriérise, cabétise et finit par répandre sa bénédiction sur l’auditoire. : en un mot, c’est un quaker. Il a très-bien résisté à cette apologie plus cruelle que toutes les vérités ; il est certainement indestructible. Vienne une occasion, il ne manquera pas de dire son mot contre le Syllabus.
A propos de ce travestissement, un écrivain qui passait alors pour avoir des sentiments
catholiques, et que l’on s’est naïvement étonné de voir plus tard républicain et libre
penseur comme le pavé de la rue, entreprit non point de venger Molière, mais de rabaisser
Bourdaloue. Après quelques sévérités apparentes pour le comédien, dont il confesse que
« la vie et les mœurs ne sont pas exactement conformes à tous les principes de la
religion, de la famille et de la propriété, »
il finit cependant par le mettre
au-dessus du religieux que l’aveu unanime de {p. 8} la postérité a placé
dans le grand siècle au premier rang des grands caractères. Il conclut que le ferme
prédicateur de l’Évangile fut plus courtisan que l’auteur d’Amphitryon !
Tel est l’art de ces sages. Ils consentent à se priver de glorifier toujours et en tout le
vice, mais ils s’interdisent strictement de jamais honorer sans réserve la vertu.
Je ne doute pas que l’homme de lettres qui s’est montré si difficile envers Bourdaloue, ne regarde comme autant de blasphèmes les doutes que j’ai à élever sur la morale personnelle et sur la morale officielle de Molière. II faut, sans entrer dans le détail, que Molière demeure le plus honnête et même le plus vertueux homme de son temps.
Il y a déjà quelques années, j’ai voulu dire là-dessus mon sentiment, que je croyais appuyé d’assez bonnes autorités. En mon âme et conscience, ayant étudié le personnage, je ne trouvais pas qu’il répondit à l’idée que l’on se doit faire d’un homme de bien. Ce fut une protestation comme celle de ces pauvres chrétiens des {p. 9} premiers siècles, qui parfois, à leurs risques et périls, au milieu de la foule idolâtre, allaient insulter les idoles, en attendant qu’il plût au Dieu caché de susciter une main assez forte pour les jeter bas. Mon travail parut dans l’Univers, et il eut le fruit que je pouvais prévoir. Contester la morale et la moralité de Molière ! Aucun impie de nos jours n’a ôté plus injurié pour avoir dit ou que Dieu est le Mal, ou que Dieu n’est pas.
J’avoue que cet accueil m’a encouragé. Forcé par le torrent des affaires quotidiennes d’interrompre la démonstration commencée, j’ai toujours eu dessein d’y revenir. J’y reviens aujourd’hui, après avoir étendu aux dimensions d’un volume l’esquisse rapide où j’avais d’abord compté me borner. Molière et le Tartufe m’ont conduit à envisager la moralité générale de l’art dramatique. Sur ce sujet, j’ai pu souvent laisser parler des hommes plus dignes que moi d’être écoulés. On entendra Bossuet ; il n’a pas dédaigné de réfuter quelques sophismes médiocres, mais travaillés avec beaucoup d’art par Molière lui-même.
Dans mon premier travail, je m’étais contenté {p. 10} (le nommer Bourdaloue ; dans celui-ci, je m’applique à lui faire la place qu’il mérite, et elle n’est pas inférieure à celle de Molière.
Il existe d’étranges ressemblances et de puissants contrastes entre Molière et Bourdaloue. Nés presque au même moment, élevés par les mêmes maîtres, ils ont parlé aux mêmes hommes et souvent traité les mêmes sujets. Ce sont deux moralistes, deux connaisseurs du cœur humain, deux princes, deux rois de l’éloquence. Après avoir grandement excité l’attention de leurs contemporains, ils sont morts à quelques années l’un de l’autre, en pleine activité, pour ainsi dire les armes à la main, Molière presque sur le théâtre, Bourdaloue en descendant de la chaire ; et la cause immédiate de leur mort fut le zèle que chacun d’eux apportait dans l’exercice de sa profession. Voilà les ressemblances. La différence des professions indique le contraste, dont le développement fournit la matière de cette étude. C’est Bourdaloue qui est le moraliste, le citoyen, l’homme de bien. Comme Bossuet, il a combattu Molière, et il nous a donné la plus forte et la {p. 11} meilleure critique du Tartufe. Sa vie, si différente de celle de l’auteur comique, parle plus haut encore que son sermon. Présentement il est le vaincu. Sous le règne de Louis-Philippe, lorsque l’on élevait un monument public à Molière, l’idée vint de placer la statue de Bourdaloue sur la fontaine de la place Saint-Sulpice. On objecta que Bourdaloue avait été jésuite, et il n’eut pas de statue.
Au point de vue de, la morale et au point de vue des Lettres, la comparaison entre ces deux hommes ne sera pas sans utilité. Il y a là un épisode intéressant de notre histoire littéraire. Et cette histoire, pour le dire en passant, sera mal connue tant qu’une plume savante et sincère ne l’aura pas étudiée dans les luttes souvent latentes, mais continuelles, des lettres sacrées et des lettres profanes ; combats de l’esprit, de l’homme contre l’esprit de Dieu, origine et fond de toutes les choses de ce monde.
I.
Vie de Molière §
{p. 13} Il existe un petit livre intitulé : Notes historiques sur la vie de Molière, fort recommandé des libres penseurs. L’auteur est M. Bazin, savant et homme d’esprit, dont on a une Histoire de Louis XIII, composée avec beaucoup de patience, écrite avec trop de recherche ; en somme, ouvrage distingué. M. Bazin n’était ni vrai ni faux dévot. Il a vécu sans culte, il est mort en dehors de toute forme de religion. Son Histoire de Louis XIII respire le plus tranquille mépris pour la foi catholique. Engagé dès ses débuts dans l’école voltairienne, il n’en, sortit point. A part les lazzis et les grossièretés dont les intelligences un peu délicates veulent s’abstenir, il {p. 14} s’est permis contre l’Église tout ce que peuvent désirer les derniers disciples de Dulaure. D’ailleurs très-dévot à Molière, et c’est par dévotion qu’il a écrit ses Notes.
Importuné des contes de certains biographes, il en a voulu débarbouiller la statue du héros et nous dire exactement sur la vie de Molière tout le peu qu’il est possible de savoir. Écoutons-le.
Jean-Baptiste Poquelin, fils d’un marchand aisé de Paris1 qui exerçait la charge assez recherchée de tapissier valet de chambre du roi, fit ses humanités et sa philosophie chez les jésuites, philosopha quelque temps sous la conduite de Gassendi, étudia le droit, puis un beau jour, à vingt-trois ans, de concert avec quelques jeunes fils comme lui, planta là ses études, sa famille, et s’enrôla comédien. La nature l’y poussait sans doute, une belle passion le décida. Ses deux principaux compagnons, les frères Béjart, avaient une sœur nommée Madeleine, fille de vingt-sept ans, {p. 15} qui n’en était plus à ses débuts. Cette dessalée, pour parler comme Georges Dandin, devint la maitresse du novice, et les deux frères n’en furent que davantage ses amis. Voilà l’entrée en scène du prince de nos moralistes. Après une année des sais malheureux dans la capitale, les Béjart virent qu’il fallait émigrer en province. Le jeune Poquelin, transfiguré en sieur de Molière, les suivit. Si l’honnête bourgeois des Halles, tapissier valet de chambre du roi, s’était procuré une lettre de cachet pour arrêter son garnement au seuil de cette vie vagabonde, il aurait pu étouffer en germe trois ou quatre chefs-d’œuvre, mais il aurait fait ce que font tous les jours beaucoup de pères de famille qu’on loue de veiller sur l’honneur de leur nom et sur l’avenir de leurs enfants.
Pendant treize ans, Molière mena la vie de comédien nomade. Il jouait dans les campagnes, dans les châteaux, dans les villes, partout où il trouvait un public et un lien quelconque pour servir de théâtre ; toujours attelé à cette Béjart et à ses frères, faisant le héros, faisant le bouffon, composant quelques farces2, ne quittant {p. 16} point la mauvaise compagnie. Un jour, le sieur d’Assouci, le drôle le plus authentiqué de l’époque, rencontra la troupe : il y plut tellement et s’y trouva si bien, qu’on ne pouvait plus se séparer.
Treize ans passés au service du premier manant qui donne cinq sous pour qu’on le fasse rire ! Cette vie ne révèle point une âme fière. L’orgueil peut s’en accommoder, la vraie dignité n’y tiendrait pas.
Depuis le jour où Cicéron, plaidant pour Roscius, le plaignait, étant si honnête homme, d’exercer une profession si décriée, le métier de comédien n’a rien gagné dans l’estime publique. Rousseau de Genève s’est piqué d’en découvrir la raison :
« A un préjugé universel, il faut, dit-il, chercher une cause universelle ; et au lieu de crier d’abord contre le préjugé, sachons premièrement si la profession de comédien n’est point en effet déshonorante en elle-même : car si par malheur elle l’est, nous aurons beau statuer qu’elle ne l’est pas ; au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-mêmes. Qu’est-ce que le talent du comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner {p. 17} de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre face, à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce que la profession du comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincère de dire s’il ne sent pas au fond de son âme qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas… Quel est au fond l’esprit que le comédien reçoit de son état ? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil et d’indigne avilissement qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne3. »
Quoiqu’ici il raisonne juste, Rousseau déclame, comme toujours, et je ne le cite qu’à cause de son nom. Bossuet, appuyé sur saint Jean Chrysostome, dit plus en moins de mots. Il signale la vraie cause du déshonneur de la profession comique, dans cette libérale famille du Christ qui ne méprise ni le serf, ni l’esclave, ni le pécheur : le comédien est rejeté parce que lui-même rejette {p. 18} la dignité chrétienne. Écoutez saint Chrysostome :
« C’est pour vous qu’un chrétien se fait bouffon, c’est pour vous qu’il renoncé à la dignité du nom qu’il porte. Otez les auditeurs, vous ôterez les acteurs : s’il est si beau d’être plaisant sur un théâtre, que n’ouvrez-vous cette porte aux gens libres ? Nous dirons maintenant aux honnêtes gens : Quelle beauté dans un art où l’on ne peut exceller sans honte4 ? »
Il ne faut pas s’étonner si Molière, sous le joug d’une pareille profession et dans un temps où elle avait un caractère particulier d’abaissement, ne nous a pas laissé, parmi tant de vivantes figures, le portrait ferme et complet d’un homme de bien. On répète sans cesse que son existence nomade l’avait en même temps conduit à tous les postes d’observation et trempé pour toutes les luttes ; et on l’excuse ainsi d’en avoir supporté le dégoût. Mais rien ne montre que cette existence l’ait dégoûté, et que même il n’en aimât point les misérables combats, les triomphes et les revers presque également humiliants. Si l’on veut admettre que son génie s’y est aiguisé, il y pet dit une qualité plus précieuse que toutes celles qu’il pouvait acquérir, la {p. 19} sérénité. C’est avec cette sérénité du génie qu’il eût pu voir et créer le caractère de l’homme de bien, absent de son œuvre.
Des grotesques, des sols, des vicieux, des jaloux, des amoureux, cela fourmille dans tous les chemins et pose devant tous les crayons. Un homme de bien est plus rare à trouver, plus difficile à peindre. Il faut chercher longtemps, et chercher dans de plus nobles sentiers, ce héros indulgent pour les autres, sévère envers lui-même, qui connaît ses passions et qui les combat, qui se rend maître de son cœur par sa raison, maître de sa raison par son cœur, qui s’applique sans emphase et sans lâche pitié à tout faire plier en lui sous la loi du devoir. Tous les yeux ne savent point voir un tel spectacle, tous les esprits, même de très-fins esprits, ne le savent point comprendre ; et, enfin, c’est ce que l’art de Molière n’a point réalisé. Était-ce faute de modèle ? Celui qui ne rencontre point de modèle n’a rien dans l’âme qui l’oblige de le trouver. Quiconque le cherche, le trouve ; et s’il ne le trouve pas, il le rêve et le devine. Dira-t-on qu’un tel personnage ne serait point comique ? Alors il faut reléguer bien loin du premier rang la muse comique et ceux qu’elle inspire, puisque le véritable honneur, la droite raison, la franche vertu {p. 20} ne sont point de leur domaine, et qu’ils ne peuvent divertir et corriger les hommes qu’à la condition de ne leur jamais présenter d’honnêtes gens.
Mais ces pensées se présenteront plus tard. Achevons la biographie de Molière.
Après treize ans de courses et d’aventures, âgé de trente-sept ans, il revint à Paris,
rapportant l’Étourdi, le Dépit amoureux, et quelques
bagatelles. Il ouvrit un théâtre, où il joua d’abord, dit le feuilleton du temps,
« un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et
dont il régalait la province. »
Il eut l’honneur de faire rire aux éclats le
frère du roi, qui assistait à la représentation ; « et c’est là, peut-être, ajoute
tranquillement M. Bazin, ce qui nous a valu tant de chefs-d’œuvre. »
O génie de
l’homme ! Que cette médiocre altesse eût bâillé, toute la veine du poète en pouvait être
tarie. En recevant le prince, l’auteur nomade lui avait adressé un compliment que Loret
lui-même ne trouva pas des plus mesurés :
L’honorant comme un demi-d eu,Lui fit une harangue expresse,Pour lui témoigner l’allégresseQu’ils reçoivent du rare honneurDe jouer devant un tel Seigneur.
{p. 21} Molière, à trente-sept ans, n’était encore qu’un acteur médiocre, au moins dans le genre tragique, malgré son obstination à chausser le cothurne ; un auteur peu fécond, un satirique très-prudent. On le loue beaucoup de sa hardiesse. Bientôt nous le verrons, en effet, terriblement hardi. Mais pour oser, il attendait quelque chose, — et c’était simplement de n’avoir rien à craindre.
Son coup d’essai contre les puissances fut la farce des Précieuses. Il l’écrivit en 1659, dans l’année qui suivit son retour à Paris, après que l’abbé de Pure lui eut donné non pas une leçon ni un modèle, mais un exemple.
Les Précieuses avaient leurs ridicules, déjà signalés. Il ne faut pas
cependant leur refuser toute justice. L’hôtel de Rambouillet, maintenant « diffamé »,
suivant la très-juste expression de Boileau, avait été, vingt ans auparavant, une école de
beau langage, de bonnes manières et de bonnes mœurs. D’utiles traditions en restaient.
Assurément la sévère dignité de la marquise, la fierté de Julie d’Angennes, la longue
constance de Montausier, prises d’une certaine façon bourgeoise, pouvaient prêter à rire.
Assurément aussi ces ridicules offraient quelque chose de plus respectable que la {p. 22} familiarité et la facilité dont on usait entre Béjarts. Il n’est
pas hors de propos de remarquer que, même en littérature, le salon de la grande dame l’a
emporté sur le tréteau du comédien. Molière n’a pu faire rentrer dans le langage honnête
aucun des mots grossiers que les Précieuses en avaient bannis ; il n’en a pu bannir ceux
qu’elles y avaient fait entrer. On a ri avec le bouffon, et l’on a continué de parler
comme la bonne compagnie. A écouler les commentateurs, encore aujourd’hui, il semble que
la langue allait périr, si les Précieuses n’avaient pas été jouées. Un
nommé Bret, très pauvre bel esprit du dernier siècle, qui a donné une édition de Molière,
rapporte plusieurs traits du galimatias « inconcevable »
des Précieuses.
Tous les exemples qu’il cite ne paraîtront pas également effrayants. — « Ce fut
alors, dit-il, qu’on appela le bonnet de nuit, le complice innocent du mensonge ; l’eau,
le miroir céleste ; les filoux, les braves incommodes ; et que pour dire qu’il
commençait à faire jour, on écrivit que le ciel était gros de lumière, qu’un souris
dédaigneux était un bouillon d’orgueil. »
Ces plaisanteries de gens du monde qui
jouaient avec la langue étaient assez innocentes, et l’on applaudit présentement sur le
théâtre même de Molière des gentillesses qui ne les {p. 23} valent
point. Souhaitons que la préciosité des petits journaux, des coulisses et des tabagies, ne
fasse pas plus de ravages que n’en a fait la préciosité des ruelles. Bret, néanmoins,
ajoute sur un ton épique : « Il était essentiel d’arrêter celle contagion… Il était
important de frapper les esprits par la terreur du ridicule, arme toujours sure avec les
François. Ce fut Molière qui eut le courage de s’en servir et qui, par ses Précieuses
ridicules, ouvrit les yeux de la nation. »
Le danger pressait moins. Corneille
avait donné tous ses chefs-d’œuvre, Pascal avait écrit, Bossuet parlait, Boileau tenait la
férule ; Mmede Sévigné, précieuse, était dans sa maturité ; Racine,
Lafontaine, Bourdaloue allaient paraître. Voilà de quoi arrêter la
« contagion
», qui, comme on le voit, laissait encore un certain nombre
de têtes parfaitement saines.
En somme, ce que Molière fit voir de plus utilement corrigé dans sa pièce, qui est charmante, c’est lui-même. Il avait apporté de la province beaucoup de phébus et beaucoup de grossièreté ; en moins d’un an, il s’était presque complètement débarrassé de ces deux défauts. Je dis presque complètement. Peu de temps après le franc éclat de rire des Précieuses, il aura une terrible reprise de phébus et de {p. 24}précieux. Quant à la grossièreté, elle est à peu près inséparable du génie comique.
Sganarelle, dont on connaît le second titre, suivit les Précieuses et n’eut pas moins de fortune ; ensuite parut Dom Garcie de Navarre, pièce héroïque en cinq actes, qui tomba.
Molière avait une plaie au fond de l’âme. Le double talent d’écrivain et d’auteur comique ne satisfaisait point son ambition. Il aspirait au genre noble, où il était mince : c’est le rêve et presque toujours la punition des railleurs. Un sentiment amer les avertit qu’ils ne font pas en eux-mêmes à l’espèce humaine tout l’honneur quelle peut recevoir. Ils gardent longtemps, quelquefois toujours, la prétention d’ouvrir dans le cœur humain la noble source des larmes. Et lorsqu’enfin, vaincus par cette nature inférieure qui les condamne au rire et à la parodie, ils prennent leur parti de n’être que des bouffons, il n’y a point d’oreille un peu délicate qui s’y trompe : le bouffon est un misanthrope, c’est-à-dire un envieux ; son rire a l’éclat strident de la haine. Après l’échec de Dom Garcie de Navarre, Molière, comme acteur et comme auteur, renonça définitivement aux visées héroïques ; mais l’on vit de plus en plus dans ses œuvres la trace chagrine d’un cœur irrité contre {p. 25} la noblesse, contre la décence et contre le devoir.
Les grands ouvrages de Molière sont tous postérieurs à la chute de Dom Garcie. Revenu sur un terrain où il semblait ne pouvoir faire un faux pas, son génie marcha libre, fécond, audacieux, n’ayant autour de lui que des admirateurs enthousiastes et des ennemis écrasés. Il donna successivement l’École des femmes, le Festin de Pierre, le Tartufe, l’Avare, le Misanthrope, les Femmes savantes. Il fut loué, célébré, redouté, — et tout à la fois, probablement, l’un des hommes les plus malheureux qu’il y eut au monde. Il était glorieux, et il faisait rire !
Tour obtenir ces applaudissements, il fallait se plier à des négoces laborieux. Avant tout, c’était un politique fort sensé. Les périls que provoquent les inspirations de la muse satirique ne lui étaient point inconnus ; il n’avait nul désir de les braver. Tout ce qu’il a fait d’audacieux, il ne l’aurait peut-être point rêvé, et certainement il ne l’eût point exécuté si la faveur royale avait manqué. Elle lui vint. Comment ? Bazin va nous le dire.
Mazarin était mort ; Louis XIV, âgé de vingt-trois ans, avait pris possession de son royaume :
« Ce fut dans les premiers temps qui suivirent {p. 26} cette prise de possession que se manifesta, de la part du prince pour le poêle, quelque chose de plus qu’une protection dédaigneuse et frivole, un certain mouvement d’affection intelligent, prompt comme la sympathie, durable autant que l’égoïsme. Du moment où ces deux hommes, placés à de telles distances dans l’ordre social, l’un roi hors de tutelle, l’autre bouffon émérite6 et moraliste encore bien timide, se furent regardés et compris, il s’établit entre eux une sorte d’association tacite, qui permettait à celui-ci de tout oser, qui lui promettait assurance et garantie, sous la seule condition de respecter et d’amuser toujours celui-là. Nous devons ajouter que jamais traité public où la foi du monarque aurait été solennellement engagée, ne fut exécuté plus sincèrement ; qu’en aucun temps, dans aucune circonstance, la sauvegarde donnée à l’écrivain contre tous les ressentiments qu’il pourrait provoquer ne parut se retirer de lui. C’est se moquer de nous, comme les historiens font trop souvent, que de mettre Molière au nombre des penseurs qui souffrirent en leur temps la persécution. {p. 27} Jamais homme, au contraire, et ceci est à sa louange ( ?), n’alla plus droit son chemin et ne se sentit dans toute sa course moins ébranlé. Il eut, en effet, des ennemis qu’il chercha : des rivaux, des particuliers, des classes d’hommes, des professions, des cabales, voire des croyances ; mais ni individus, ni corps ne purent lui faire aucun dommage, ne se hasardèrent seulement à tenter contre lui rien de ce qui se traduit par la violence. La guerre incessante qu’il soutint contre les travers et contre les ridicules de son siècle lui rapporta de nombreux triomphes et pas une blessure. Partout et toujours on le voit encouragé, récompensé, indemnisé. Quand on voulut l’attaquer par les voies qui agissent sur l’opinion, il eut toute liberté pour la riposte ; il s’en servit, on pourrait dire qu’il en abusa, et la cruauté même à laquelle il se laissa parfois entraîner fut prise chez lui pour une revanche légitime. Celui à qui ces choses sont arrivées ne fut certainement pas un pauvre hère, faisant son métier de moqueur, à ses périls et risques, exposé à la vengeance et craignant le désaveu. Un caprice, cette fois éclairé, de la puissance souveraine lui en avait communiqué ce qui donne la confiance et la force ; son talent lui fournissait le reste. A vrai dire, il y a de Louis XIV deux créations du même {p. 28} temps et du même genre, Colbert et Molière.
« Il est facile de trouver dans les œuvres de celui-ci la trace de cette impulsion donnée à son génie par un pouvoir qui l’excite et l’autorise. Jusqu’au jour où Molière trouve un protecteur dans Louis XIV, nous pourrions presque nous impatienter de voir ce qu’il fallait de temps, d’hésitations, pour mettre en train ce philosophe railleur, que nous savons être allé si hardiment et si loin. L’Étourdi en 1653, le Dépit amoureux en 1656, deux pièces pour la province ; à Paris, les Précieuses ridicules en 1659, Sganarelle en 1660, Dom Garcie de Navarre en 1661 ; que de chemin perdu ! Combien de détours pour arriver, après quelques éclairs de verve comique, à choir honteusement dans une œuvre héroïque et galante ! Laissez-le pourtant, qu’il se trouve un jour face à face avec celte royauté qui, seule, pouvait lui donner l’essor, qu’il se sente échauffé par les rayons de ce soleil, que le sourire du roi lui promette appui, et avant trois ans vous l’aurez vu a (teindre le dernier degré d’audace que l’imagination puisse concevoir en un temps comme le sien : il aura fait le Tartufe. »
Toute la vie littéraire de Molière, à partir de 1601, démontre la parfaite exactitude de ces {p. 29} appréciations. Bazin n’est pas un ennemi, au contraire. Homme de lettres et jaloux de l’honneur de la profession, Bazin ne voit, dans le traité qu’il expose, rien que de très glorieux pour la puissance littéraire. Il a grand soin de relever la fidélité du roi à remplir les conditions du marché ; et, ce qui fait un plaisant contraste avec sa manière froide et un peu façonnière, il se laisse, sur ce propos, glisser jusqu’à l’extase.
La vérité est que la complaisance de Louis XIV alla loin. Molière, dans les Fâcheux, avait commencé la guerre contre les marquis : Louis XIV lui indiqua le
marquis chasseur. — Molière, dans Y École des femmes, mettant tout de
suite à profit sa faveur, avait commencé d’inquiéter les personnes de piété par une
raillerie indécente de certaines pratiques religieuses, et il s’était défendu avec
beaucoup plus d’humeur et d’impertinence que de raison et de gaieté : Louis XIV patrona la
Critique de l’École des femmes, et fit donner une pension de mille
livres à l’auteur, « excellent poêle comique ».
— Molière s’était fait,
parmi les comédiens et parmi les gens de lettres, quelques ennemis : il put, dans l’Impromptu de Versailles, les ridiculiser devant toute la cour, contrefaire
les acteurs tragiques (ce fut la dernière fois qu’il joua la tragédie) et vilipender {p. 30}à cœur joie, et nommément Boursault, son pauvre petit ennemi.
Certes, il fallait que Louis XIV aimât Molière, pour tolérer cet Impromptu de
Versailles, encore brutal aujourd’hui, et qui ne dut point paraître amusant, même
alors ! — Molière était accusé, non à la légère, d’avoir contracté un mariage incestueux :
Louis XIV, sans même vouloir qu’on examinât l’accusation, fut parrain de l’enfant né de ce
mariage. — Enfin, Louis XIV, malgré le Parlement et malgré l’Archevêque, fit jouer le Tartufe, dont il eut la primeur.
Mais, de son côté, l’auteur comique ne marchandait point sur ses charges. Nous ne disons rien des dédicaces, des flagorneries violentes, des compliments à bout portant : c’est ce que l’on trouve dans tous les auteurs de l’époque, et dans les auteurs à toutes les époques. Cette race est naturellement servile. Le monde, après avoir vu tant de puissances, en connaît-il une que les Parnassiens n’aient point adulée ? La mode en est aujourd’hui même plus florissante que jamais. Molière ne fit pas moins que les autres, et fit même un peu plus. On disait volontiers à Louis XIV (et l’amour-propre national y trouvait, en quelque manière, son compte) qu’il était le plus grand des monarques : Molière {p. 31} lui dit qu’il en est le plus beau, le compare formellement à Dieu7. Mais laissons cela. Il avait d’autres moyens de plaire au roi : il servait et glorifiait ses vices. Nous aurons occasion de le voir dans plus d’un endroit de ses œuvres, et surtout quand nous serons au Tartufe.
La vie privée de Molière n’était pas aussi douce et triomphante que sa vie publique. Le
luxe et l’opulence n’y manquaient pas. Même en courant la province, il avait ramassé de
l’argent. A Paris, on a calculé que sa part dans les produits du théâtre, comme acteur et
comme auteur, était de trente mille livres par an ; somme équivalente à cent mille francs
aujourd’hui. Il avait un certain goût pour le faste et pouvait amplement le satisfaire ;
il était somptueusement meublé, somptueusement servi ; il traitait, prêtait, donnait en
grand seigneur. Mais tout cela était mêlé de détresses intimes contre lesquelles la faveur
royale ni la faveur du public ne pouvaient rien. {p. 32} En 1662,
lorsqu’il venait de faire représenter Sganarelle et l’École
des Maris, Molière, âgé de quarante ans, épousa une toute jeune fille, élevée pour
devenir l’une des actrices de son théâtre, et choisie dans une famille à lui fort connue.
Elle se nommait Armande-Grésinde Béjart. « Il ne paraît pas contestable, dit Bazin,
qu’elle eût été élevée, surtout depuis quelques années, dans le ménage presque commun où
vivaient Molière, Madeleine Béjart, d’autres encore de la même troupe. »
Bref,
cette Béjart, que le moraliste, désormais bien délivré de sa timidité, épousait, était
probablement la fille, et tout au moins la sœur de l’autre Béjart, avec laquelle il
faisait ménage depuis seize ou dix-sept ans.
Bazin conte au long toute l’histoire ; elle est déplorable.
On accusait Molière d’avoir épousé sa propre fille. Son biographe le lave de cette suprême infamie. Il établit, par des conjectures ingénieuses, que la femme de Molière devait être fille de Madeleine Béjart et d’un sieur de Modène, qu’on vit plus tard rentrer dans la famille comme parrain du second enfant de l’auteur du Tartufe. Mais, d’un autre côté, Bazin prouve mieux encore, et par des hypothèses plus nettes, qu’il y a là, de quelque façon que l’on y regarde, un fait {p. 33} assez sauvage. Lorsque Molière s’avisa de vouloir épouser la Grésinde, on s’aperçut qu’elle n’avait point d’état civil. Il fallut lui en faire un. Les Béjarts en vinrent à bout par un tour digne des comédies du temps. Laissons parler l’ami Bazin :
« Une naissance illégitime aurait pu révolter la famille du marié, réconciliée à peine avec ce vagabond dont elle n’était pas encore bien sûre de pouvoir se faire honneur. Le père, Jean Poquelin, le beau-frère, André Boudet, devaient assister au mariage. Il leur fallait offrir une bru, une belle-sœur dont ils n’eussent pas trop à rougir. Le père Béjart était mort, on ne sait quand ni où. La mère vivait et pouvait avoir soixante ans. Elle ôtait de nature fort complaisante ; car on la voit, en 1658, marraine de l’enfant illégitime dont accouche à vingt ans sa fille Madeleine, alors maîtresse du sieur de Modène. Elle consentit donc à se déclarer mère et à faire feu son mari père de l’enfant né en 1645 ; ce qui lui donnait, à elle, une fécondité de vingt-huit ans, ce qui assurait à sa petite-fille, devenue sa fille, un état légitime, un bon mari, une honnête famille. Voilà, quoique nous n’aimions pas à faire des conjectures, comme il nous semble que les {p. 34} choses ont dû se passer. Et cette hypothèse, si l’on veut, qui a l’avantage de ne blesser aucun fait, nous semble confirmée par celui-ci : que le second enfant de Molière, né en 1665, eut pour parrain ce même sieur de Modène, qu’on devrait autrement croire bien loin des nouveaux époux, et pour marraine Madeleine Béjart, sa maîtresse de 1638. »
Quel tripot ! Bazin, qui rapporte l’épisode avec un sérieux de glace et comme la chose la plus simple, termine par cette réflexion d’ami :
« L’alliance n’était pas brillante, elle n’élevait en rien la conditionne Molière ; elle mettait seulement une femme de plus dans sa maison, où il semble qu’il n’y en avait déjà que trop (en effet, Madeleine Béjart et sa fille n’y commandaient pas toutes seules) ; mais, ce qu’il y a de meilleur pour un homme occupé, elle ne changeait pas ses habitudes. »
L’apologie est bonne ! Ce mariage plongeait Molière dans l’ignominie jusqu’au cou. Mais du moins il ne changeait pas ses habitudes.
Molière était alors vraiment très-occupé : il travaillait au Tartufe, pour le plus grand {p. 35} progrès de la foi et des mœurs. Suivant les commentateurs et les biographes, il se peignait lui-même dans cette pièce sous les traits de Cléante, l’homme bon, juste, tolérant, le « dévot de cœur » qui connaîtra vraie religion, qui pratique la vraie morale. Et si quelque bruit des propos que son étrange mariage faisait courir venait à ses oreilles, tournant les yeux du côté de Versailles, il disait pieusement :
… Faisons toujours ce que le ciel prescrit,Et d’aucun autre soin ne nous troublons l’esprit.
Ce trait peint l’homme, et s’il en fallait d’autres, il suffirait d’écouter ses admirateurs.
Néanmoins, ces autres soins, qu’il faut et que l’on peut écarter
lorsqu’on a fait ce que le ciel prescrit, ne laissaient pas de troubler
cruellement son esprit, son cœur, toute son existence. Mlle Molière était une jolie
personne, une brillante actrice, mais une épouse très-légère ; et le moqueur des maris
malheureux était et se savait aussi mal marié que possible. On connaît les conseils de
sagesse qu’il a donnés pour la direction des femmes ; chez lui, il constatait
douloureusement l’inutilité des leçons du théâtre et il savourait amèrement le fruit de
ses exemples. Les onze dernières années de sa vie, pleines de {p. 36}succès et de cette sorte de gloire humaine où il avait aspiré, furent empoisonnées
de cette douleur à laquelle il ne s’accoutuma point. A mesure que sa verve multipliait les
créations comiques et qu’il acquérait, comme auteur et comme acteur, le renom d’un génie
incomparable, son âme devenait plus triste, la maladie minait davantage ses forces ; il
voyait venir la gloire et s’en aller la vie. Le bonheur n’avait été qu’une espérance
envolée depuis longtemps. Il ne voulait pas mourir, il ne voulait pas reculer, pas même se
mettre un peu à l’écart. Ses amis le pressaient de quitter du moins le théâtre et de
réserver ses forces pour le travail de cabinet ; mais il se faisait un « point
d’honneur »,
c’était son expression, de paraître sur la scène, comme s’il eût
éprouvé le besoin de mordre de ses propres dents les maris trompés, les marquis, les
dévots et les médecins. Car il en voulait à la médecine autant qu’à la dévotion, et il y
avait en lui une égale révolte contre les remèdes de l’âme et contre les remèdes du corps.
Boileau, grand admirateur et ami particulier de Molière, ne s’expliquait point cet
entêtement de jouer la comédie et la farce. Cela déconcertait l’idée qu’il se faisait du
philosophe.
« Plaisant point d’honneur, disait-il, qui consiste à se noircir tous {p. 37} les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie. Quoi ! cet homme, le premier de notre temps pour l’esprit et pour les sentiments d’un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines, en a une plus extraordinaire que celle dont il se moque tous les jours ! » Boileau n’allait pas au fond de Molière, et Molière lui-même, peut-être, ne descendait pas jusqu’à la source de la passion qui le retenait dans les périlleuses fatigues de son métier. Qu’aurait-il fait, privé de cette distraction ? Pouvait-il affronter un loisir qui le laisserait seul en présence de lui-même ? N’était-il pas, hélas ! épouvanté de la pensée qu’un autre histrion eût l’honneur de faire rire le « roi qui faisait trembler tout le monde ? »
Enfin, un jour, le 17 février 1675, au moment de paraître sur le théâtre pour la
quatrième représentation du Malade imaginaire, où il jouait le rôle
d’Argant, Molière fit appeler sa femme, avec qui il était depuis peu de temps réconcilié.
Il lui dit : « Tant que ma vie a été également mêlée de peine et de plaisir, je me
suis cru heureux ; mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter
sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il {p. 38} me faut quitter la partie. Je ne puis plus tenir contre les douleurs et
les déplaisirs qui ne me donnent pas un instant de relâche. Mais, ajouta-t-il en
réfléchissant, qu’un homme souffre avant de mourir ! Cependant, je sens bien que je
finis. »
Sa femme et un de ses camarades qui entendit ce discours, voulurent le
dissuader de jouer ce jour-là. Il ne les écouta point, et représenta son personnage avec
beaucoup de difficulté. Dans la cérémonie qui termine la pièce, il eut une convulsion dont
beaucoup de spectateurs s’aperçurent et qu’il essaya de dissimuler par un rire forcé. On
l’emporta chez lui à quelques pas du théâtre. Pris d’un vomissement de sang, il envoya
chercher sa femme. Lorsqu’elle arriva, c’était fini.
Il a été dit, dans une requête présentée à l’archevêque de Paris pour obtenir
l’inhumation en terre sainte, que Molière, lorsqu’il s’ôtait trouvé mal, avait demandé un
prêtre afin de recevoir les derniers sacrements, qu’on avait envoyé en chercher un, que
deux avaient refusé de venir, qu’un troisième n’arriva qu’après la mort. Une relation,
postérieure de vingt ou trente années, rapporte que Molière logeait dans sa maison, par
charité, deux religieuses « de celles qui viennent ordinairement quêter à Paris
pendant le carême. »
{p. 39} Ces religieuses, ajoute la
relation, « lui donnèrent tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de
leur charité et il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon chrétien et toute la
résignation qu’il devait à la volonté du Seigneur. »
Ce fut entre leurs bras
qu’il rendit l’esprit.
II.
La Comédie §
{p. 41}Les moralistes de feuilleton et d’Académie attribuent au théâtre une grande puissance pour la correction des mœurs. Les moralistes qui ont connu et pratiqué la vraie morale pensent tout autrement. Lorsque l’on traite cette question, il faudrait se rappeler qu’à l’époque la plus glorieuse du théâtre et lorsqu’il ôtait dans ce que l’on peut appeler aujourd’hui sa pureté, il y avait un homme nommé Bossuet qui condamnait jusqu’à la noble passion du Cid ; un autre, nommé Quinault, qui faisait pénitence des applaudissements dont il avait été l’objet ; un autre, nommé Jean Racine, qui regrettait d’avoir écrit Bérénice et Phèdre ; et quand Racine exprimait ce regret, {p. 42} il n’était pas tellement en décadence qu’il ne pût faire encore Esther et Athalie.
Racine avait trente-huit ans lorsqu’il renonça à travailler pour le théâtre. Il voulut
que sa tombe rendît témoignage contre l’art dans lequel il s’était illustré. Voici ce que
Tronchon y fit graver : « Ci-gît messire Jean Racine… Ayant reçu une éducation
toute chrétienne, il se relâcha, trop tôt hélas ! de sa première charité.
L’ensorcellement des futilités du monde obscurcit le bien qui se trouvait en ce jeune
homme et les passions volages de la concupiscence lui renversèrent l’esprit. Bientôt
devenu, sans peine, mais malheureusement pour lui, le prince des poêles tragiques, il
fit longtemps retentir le théâtre des applaudissements que ses pièces y recevaient. Mais
enfin se ressouvenant de l’état d’où il était déchu, il fit pénitence et rentra dans ses
premiers chemins. Il eut horreur de tant d’années dérobées à Dieu pour les sacrifier au
monde et à ses plaisirs ; il pleura les applaudissements qu’il ne s’était attirés qu’en
offensant Dieu ; il en aurait fait une pénitence publique s’il lui eût été permis.
N’étant plus retenu à la cour que par ses charges et non par aucune passion, il
s’appliqua aux devoirs de la piété avec d’autant plus de soin qu’il éprouvait plus de
douleur de n’y avoir pas {p. 43} été toujours fidèle… Passants,
joignez vos prières aux larmes de sa pénitence ! »
On dira que Pleine était
devenu janséniste et que Tronchon ne fut jamais autre chose ; mais Quinault ne l’était
pas, et Bossuet écrit qu’il l’a vu cent fois « déplorer toutes ces fausses
tendresses, toutes ces maximes d’amour, toutes ces invitations à jouir du beau temps de
la jeunesse, qui retentissent partout dans ses opéras. »
Corneille n’était point
janséniste non plus, et il avait fait Polyeucte. Cependant il traduisit
l’Imitation de Jésus-Christ pour se délivrer du regret d’avoir donné
tant d’aliment au théâtre, et aucun casuiste ne le put jamais rassurer là-dessus.
Molière échappa complètement à ces troubles de conscience et paraît n’avoir jamais douté qu’il n’eût fait le plus irréprochable emploi de son génie. Il alla plus loin, il prétendit que la comédie non-seulement était en soi un divertissement très-licite, mais encore que l’on le pouvait rendre très-utile aux mœurs, et que son Tartufe en offrait un exemple. C’est à l’occasion de Tartufe qu’il eut sujet de faire ses réflexions et qu’il soutint cette thèse. A vrai dire, il ne semble pas beaucoup la prendre lui-même au sérieux ; Tartufe vient d’être enfin représenté, et l’auteur triomphant a plutôt l’air de s’amuser de ses {p. 44} adversaires vaincus. Il persifle très-agréablement, d’un style dont ses successeurs n’ont plus le secret, qui d’ailleurs n’est plus nécessaire. Voyons s’il raisonne aussi solidement.
Il prétend que l’on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner
généralement toutes les comédies. « C’est à quoi, poursuit-il, on s’attache
furieusement depuis un temps ; et jamais on ne s’était si fort déchaîné contre le
théâtre ! »
Il ne veut pas nier qu’il n’y ait eu « des Pères de l’Église
qui ont condamné la comédie ; mais on ne peut pas nier aussi qu’il n’y en ait eu
quelques-uns qui l’ont traitée un peu plus doucement et l’autorité de la censure est
détruite par ce partage. Toute la conséquence qu’on en peut tirer, c’est que les uns ont
considéré la comédie dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa
corruption et confondue avec tous ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer
spectacles de turpitudes. »
Voilà l’auteur de Sganarelle devenu bien délicat sur
le choix des amusements publics ! Mais nous saurons tout à l’heure à qui il en veut.
« Puisque l’on doit, continue-t-il, discourir des choses et non pas des mots, et
que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre et d’envelopper dans un
même mot des {p. 45} choses opposées, il ne faut qu’ôter le voile de
l’équivoque et regarder la comédie en soi pour voir si elle est condamnable. On
connaîtra sans doute que, n’étant autre qu’un poème ingénieux, qui, par des leçons
agréables, reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice. Et
si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de l’antiquité, elle nous dira que ses plus
grands philosophes ont donné des louanges à la comédie, ceux qui faisaient profession
d’une sagesse si austère et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle
nous fera voir qu’Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s’est donné le soin de
réduire en précepte l’art de faire des comédies. Elle nous apprendra que nombre de ses
plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d’en composer
eux-mêmes ; qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas dédaigné de réciter en public celles
qu’ils avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les
prix glorieux et par les célèbres théâtres dont elle a voulu l’honorer ; et que dans
Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires : je ne dis pas dans
Rome débauchée et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée sous la
sagesse des consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine. »
{p. 46} Je pense que cette apologie rieuse et pleine de désinvolture
paraîtra aussi, néanmoins, un peu risible, et qu’elle le serait tout à fait si Molière se
trouvait moins en situation de se moquer. Il lui plaît d’oublier parfaitement que le monde
a marché. Ces philosophes « qui faisaient profession d’une sagesse si
austère »
et qui n’étaient pas tous si zélés pour la comédie, reconnaissaient
qu’Aristote n’est pas l’unique législateur du genre humain, que Rome enfin, celte grande Rome qui rendit à la comédie des honneurs extraordinaires,
n’attendit pas d’être tombée sous la licence des empereurs pour se donner d’autres
passe-temps que l’innocent plaisir de lire avec les acteurs de Plaute et de Térence. Mais
ce que Molière oubliait, il n’était pas seul à l’oublier, et il faut convenir qu’il avait
autant qu’un autre le droit d’être païen.
S’étant ainsi emparé de l’autorité d’Aristote, et de celle « du vainqueur de
Numance »
, il veut bien avouer qu’il y a eu des temps où la comédie s’est
corrompue. « Mais, ajoute-t-il, qu’est-ce que dans le monde on ne corrompt point
tous les jours, et quelle est la chose innocente où les hommes ne puissent porter du
crime ? La médecine ?… Et cependant il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et
souvent on en a fait un {p. 47} art d’empoisonner les hommes. — La
philosophie ?.. Et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi,
et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété. — Les choses mêmes les plus
saintes ?… Nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété et la font
servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire
les distinctions qu’il est besoin de faire : on n’enveloppe point dans une fausse
conséquence la bonté des choses que l’on corrompt avec la malice des corrupteurs… et
comme on ne s’avise point de défendre la médecine pour avoir ôté bannie de Rome, ni la
philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi
vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure
a eu ses raisons qui ne subsistent point ici. » — Et voilà justement pourquoi votre
fille n’est pas muette !
Molière prolonge avec un visible plaisir ce distinguo victorieux. Il
assure que cette comédie qui a été censurée « en de certains temps »
n’est
point du tout la comédie qu’il veut défendre ; et il se faut bien garder de confondre
celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées,
et qui n’ont rien {p. 48} de commun que la ressemblance du nom.
« Ce serait une injustice épouvantable de condamner Olympe, qui est femme de
bien, parce qu’il y a une Olympe qui a été une débauchée. »
Qui ne voit en effet
que l’iniquité serait criante ? « De semblables arrêts, sans doute, ajoute-t-il
gravement, seraient un grand désordre dans le monde ! Mais puisqu’on ne tient pas cette
rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce
à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l’on verra régner l’instruction et
l’honnêteté. »
L’apologiste pourrait s’arrêter là ; l’on sent qu’il se rend témoignage qu’il a
suffisamment satisfait la raison. Pourtant il ne veut rien négliger, et il se tourne en
finissant vers d’autres adversaires. Il sait « qu’il y a des esprits dont la
délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus honnêtes sont les
plus dangereuses ; que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes
qu’elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries par ces sortes de
représentations. »
Si Molière ne tient compte d’aucune objection contre son art,
ce n’est pas faute de les avoir toutes entendues. Celle-ci, à laquelle il donne
adroitement une apparence de frivolité, est la plus considérable de {p. 49} toutes ; c’est celle qui faisait pleurer Quinault et Racine et qui
inquiétait la conscience de Corneille. Molière y répond comme aux autres, en passant
gaillardement à côté, de façon à faire voir que le scrupule des âmes délicates le touche
peu. « Je ne vois pas, dit-il, quel grand crime c’est que de s’attendrir à la vue
d’une passion honnête, et je ne sais s’il n’est pas mieux de travailler à rectifier et
adoucir les passions des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. »
Très bien, mais la question est précisément de savoir si le théâtre en effet rectifie et
adoucit les passions, ou s’il les excite. On voit qu’ici l’apologiste se dérobe ; le
terrain n’est pas solide sous ses pieds, et il sent que, s’il jugeait son œuvre aux
lumières de la conscience, il devrait malgré tout, comme Quinault et Racine, prononcer
contre lui-même, quitte à ne pas pleurer comme eux.
Quelques années avant d’écrire la préface apologétique de Tartufe, le moraliste qui se targue de travailler à « rectifier » les passions des hommes, s’était notablement détourné de ce but généreux.
Pour divertir la cour, un peu aussi pour seconder les amours du prince, il avait composé la Princesse d’Élide, principal intermède de cette {p. 50} célèbre série de fêtes qu’on appelle les Plaisirs de l’île enchantée. On ne savait pas bien si Mlle de Lavallière ne résistait plus à la passion qu’elle avait inspirée au jeune roi. Louis XIV donnait officiellement la fête à la reine sa femme ; Molière la donnait à la favorite encore sur la défensive ou encore intimidée, et ses personnages chantaient :
Quand l’amour à vos yeux offre un choix agréable,Jeunes beautés, laissez-vous enflammer.Moquez-vous d’affecter cet orgueil indomptableDont on vous dit qu’il est beau de s’armer :Dans l’âge où l’on est aimableRien n’est si beau que d’aimer.
Soupirez librement pour un amant fidèle,Et bravez ceux qui voudront vous blâmer ;Un cœur tendre est aimable, et le nom de cruelleN’est pas un nom à se faire estimer.
Voilà bien, je crois, « les lieux communs de morale lubrique »
dont la
sévérité de Boileau reprenait plus tard le facile Quinault, qui n’en faisait pas une
application si directe et qui les tournait plus galamment. Je n’y vois point cette
instruction et cette honnêteté de la comédie, dont on nous parle maintenant d’un ton trop
fier. Est-ce l’Olympe vertueuse ou l’Olympe débauchée qui tient un pareil langage ? Mais
voici quelque chose encore de plus caractérisé. {p. 51} Louis XIV
commençait à ne plus contenir ses passions. Il avait récemment exilé de la cour la
duchesse de Navailles, qui s’était opposée à son commerce avec une des filles d’honneur de
la jeune reine, et personne n’ignorait ses empressements pour Mlle de Lavallière. Or, dans
la Princesse d’Élide, on voit paraître un jeune prince qui s’est
longtemps défendu de l’amour, mais qui commence enfin à s’enflammer. Le vieil Arbate, son
gouverneur, le félicite de n’être plus insensible et lui fait une leçon à laquelle on ne
peut refuser le mérite de la singularité :
Moi, vous blâmer, Seigneur, des tendres mouvementsOù je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âmeContre les doux transports de l’amoureuse flamme :Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,Je dirai que l’amour sied bien à vos pareils ;Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visageDe la beauté d’une âme est un clair témoignage ;Et qu’il est mal aisé que, sans être amoureux,Un jeune prince soit et grand et généreux.C’est une qualité que j’aime en un monarque ;La tendresse du cœur est une grande marqueQue d’un prince à votre âge on peut tout présumerDès qu’on voit que son âme est capable d’aimer.Oui, cette passion, de toutes la plus belle,Traîne dans un esprit cent vertus après elle ;Aux nobles actions elle pousse les cœurs,Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs...Devant mes yeux, Seigneur, a passé votre enfance,Et j’ai, de vos vertus, vu fleurir l’espérance ;Mes regards observaient en vous des qualités{p. 52} Où je reconnaissais le sang dont vous sortez ;J’y découvrais un fond d’esprit et de lumière ;Je vous trouvais bien fait, l’air grand et l’âme fière ;Votre coeur, votre adresse éclataient chaque jour :Mais je m’inquiétais de ne point voir d’amour ;Et puisque les langueurs d’une plaie invincibleNous montrent que votre âme à ses traits est sensible,Je triomphe et mon cœur, d’allégresse rempli,Vous regarde à présent comme un prince accompli
Il faut se rappeler la situation ; tout le monde en avait le secret : le digne Arbate était un courtisan comme il s’en trouvait cinquante dans l’auditoire ; il s’adressait directement à Louis XIV, et par surcroît c’était en présence de la reine qu’il débitait celle morale ! Le prince lui répond par un discours où il décrit longuement l’histoire de sa flamme et où il y a bien de quoi faire pâmer Cathos et Madelon : c’est la froide fierté de la princesse qui l’a rendu amoureux, car elle aussi veut follement demeurer rebelle à l’amour.
Ce dédain si fameux eut des charmes secrets,A me faire avec soin rappeler tous ses traits ;Et mon esprit jetant de nouveaux yeux sur elle,M’en refit une image et si noble et si belle,Me peignit tant de gloire et de telles douceurs,A pouvoir triompher de toutes ses froideurs,Que mon cœur, aux brillants d’une telle victoireVit, de sa liberté, s’évanouir la gloire.
Cependant, le prince craint encore de se {p. 53} déclarer. Le commode
Arbate s’évertue à le faire triompher de sa timidité : « Quoi, dit-il,
… Nuls empressements, paroles ni soupirs,Ne l’ont instruite encor de vos brûlants désirs !Pour moi je n’entends rien à cette politiqueQui ne veut point souffrir que votre cœur s’explique ;
Faites de votre flamme un éclat glorieux ;Et, bien loin de trembler de l’exemple des autres,Du rebut de leurs feux enflez l’espoir des vôtres.Peut-être pour toucher ces sévères appas,Aurez-vous des secrets que ces princes n’ont pas.
Enfin le bon gouverneur l’emporte et le prince lui promet de se montrer.
J’aime à te voir presser cet aveu de ma flamme.Combattant mes raisons, tu chatouilles mon âme8....
{p. 54} Quelle poésie ! Il faut rendre justice au génie de Molière : il
s’est ici refusé au métier qu’on lui imposait, et n’a su jeter que de lourds haillons sur
les misères de la pensée. Ces pitoyables vers, néanmoins, expliquent bien le crédit
persévérant du poète auprès du monarque ; mais en même temps ils doivent nuire à sa
réputation de sincérité auprès des gens de bien qui, sur sa parole, le voudraient croire
occupé du soin de corriger les passions. Je suis, pour mon compte, convaincu que Molière
ne prenait point ce souci, qu’il n’entendait nullement le donner à la muse comique, et que
même il se serait trouvé plus hypocrite que l’auteur de Tartufe n’avait
besoin de l’être en ce moment-là, ou peut-être un peu ridicule, s’il eût insisté sur un
pareil point, il n’y prodigue pas comme ailleurs les artifices de son esprit ; mais il
tourne brusquement, et conclut en homme qui désormais s’embarrasse médiocrement du
sentiment de ses censeurs : « J’avoue qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux
fréquenter que le théâtre ; et, si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent
pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être ; et je
ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée avec le reste : mais supposé, comme il
est vrai, que les {p. 55} exercices de la piété souffrent des
intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur
en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. »
Cette analyse fidèle de l’apologie de la comédie par Molière ne serait pas complète si
j’omettais une anecdote qu’il raconte en guise de post-scriptum, et qui
renferme, je crois, la vraie pensée de toute la pièce. Nous l’avons entendu parler de
« ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer spectacles de turpitudes »,
et noter une comédie entièrement digne de censure, et qui n’est point du tout
celle qu’il prétend défendre. Il nomme, à la fin, cette comédie perverse. C’est la comédie
italienne, dont les comédiens du roi, par plus d’une raison, ne souffraient pas volontiers
les hardiesses… et la concurrence. En même temps que Molière donnait Tartufe, les Italiens représentaient avec succès une farce intitulée Scaramouche ermite. Molière donc raconte que le roi, ayant voulu voir ce Scaramouche, avait demandé pourquoi les gens qui se scandalisaient si fort
de la pièce de Molière ne disaient rien de celle-ci, qui lui paraissait bien mériter
autant de courroux. A quoi un grand prince (Condé) répondit : « La raison de cela,
c’est que la comédie de Scaramouche {p. 56} joue le ciel et la
religion dont ces messieurs ne se soucient point : mais celle de Molière les joue
eux-mêmes ; c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »
La dénonciation est assez
claire. Pour Molière, la comédie italienne — la concurrence — est manifestement l’Olympe
débauchée, dont les mœurs scandaleuses nuisent très-injustement au crédit de la vertueuse
Olympe. Il regarde d’un œil sévère cette délurée qui joue le ciel et la religion, il
l’engage à plus de tenue : Mettez dans vos discours un peu de
modestie… Couvrez ce sein que je ne saurais voir...
Une trentaine d’années après la railleuse apologie de Molière, la comédie vit tout à coup
arriver à son secours un théologien de profession, armé d’une dissertation en forme où il
prétendait prouver que l’on peut innocemment composer, lire, voir représenter des
comédies. Cette dissertation, imprimée à la tête des pièces de théâtre de Boursault,
reprenait et développait les arguments de Molière. Elle produisit un grand étonnement et
un grand scandale. On l’attribuait à un Théatin d’Italie, le P. Caffaro, établi à Paris,
dans une maison de son ordre, depuis une vingtaine d’années ; fort honnête religieux et
professeur estimé de philosophie et de théologie. Dans le fait, Caffaro n’était pas {p. 57} véritablement l’auteur de ce travail ; mais il s’accusa d’avoir
autrefois composé en latin quelque chose d’approchant qu’on avait traduit, amplifié et
publié sans son concours. « Je m’étais, dit-il, naïvement, fait une idée
métaphysique d’une bonne comédie, et je raisonnais là-dessus sans faire réflexion que
dans la théorie bien souvent les choses sont d’une manière, et dans la pratique, sont
d’une autre. D’ailleurs, ne pouvant aller à la comédie, je m’étais trop fié aux gens qui
m’avaient assuré qu’on les faisait en France avec toute sorte de modération, et je
m’abandonnais trop à des conjectures que je trouve présentement être fausses. »
Enfin le bonhomme demandait pardon.
Mais, malgré ce désaveu, la dissertation faisait tant d’éclat que Bossuet crut une
réfutation nécessaire, et il écrivit les Maximes et réflexions sur la
comédie, écrit solide et ardent, où frémit une indignation qui ne paraîtrait plus
tolérable aujourd’hui, même à ceux à qui le génie de Bossuet impose davantage ou qui
feignent plus volontiers d’admirer sa sagesse. En 1694, le monde supportait encore
l’expression nue de la vérité. Bossuet ne la lui ménage point et ne s’occupe nullement de
la rendre agréable. Il rappelle que l’Église, où l’on veut trouver des apologistes {p. 58}pour les œuvres du théâtre, « croit condamner assez la
comédie quand elle prive des sacrements et de la sépulture ecclésiastique ceux qui la
jouent. »
Pour ne rien cacher, il est trop sévère, et il produit là une doctrine
gallicane. Rome, plus miséricordieuse que la Sorbonne, ne rejette pas si loin les
individus qui se vouent au théâtre ; elle ne brise jamais volontiers le dernier fil qui
retient le pécheur et qui peut au dernier moment aider le suprême effort qu’il fera pour
échapper à l’abime éternel. Toutefois, il est certain que l’Église réprouve cette
profession si périlleuse, et que le partage que Molière a voulu voir entre les Pères sur
le sujet de la comédie n’existe pas. C’est ce que Bossuet démontre sans réplique au P.
Caffaro, qui prétendait ranger saint Thomas et saint Antonin parmi les partisans du
théâtre. Il ôte aussi de là le prince des philosophes anciens, Platon, et n’y laisse
Aristote que fort ébréché. Sans qu’il fasse aucune allusion à la préface du Tartufe, on voit qu’il l’a lue et qu’il en sent l’impertinence.
Ce qu’il dit de Molière est une réponse directe à quelques assertions de l’illustre
comédien : « On répond que le théâtre purifie l’amour ; la scène, toujours honnête
dans l’état où elle {p. 59} parait aujourd’hui, ôte à celte passion ce
qu’elle a de grossier et d’illicite ; et ce n’est, après tout, qu’une innocente
inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces
principes, il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies
italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes crues dans
les pièces de Molière : on réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands
canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale
cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris et
sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre les jaloux. Il a fait voir à notre
siècle le fruit qu’on peut espérer de la morale du théâtre qui n’attaque que le ridicule
du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la
fin de ce poète comédien qui, en jouant son Malade imaginaire ou son
Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il
mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il
rendit presque le dernier soupir, au tribunal de Celui qui dit : Malheur à
vous qui riez, car vous pleurerez ! Ceux qui ont laissé sur la terre de plus
riches {p. 60} monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de
Dieu : ni les beaux vers ni les beaux chants ne servent de rien devant lui ; et il
n’épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la
convoitise. Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez
la cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le
mariage. »
J’ai lu, je ne sais où, que Bossuet, dans ses Réflexions
sur la comédie, avait « rencontré »
Molière. Ce passage, entre
autres, prouve qu’il l’a cherché.
Le Père Caffaro disait, ou plutôt on lui faisait dire, qu’il n’avait jamais entrevu cette prétendue malignité de la comédie
dont il entendait
parler, ni les crimes dont on veut qu’elle soit la
source.
C’est le cœur de la question ; Bossuet s’y jette avec sa lumière et
sa force terrible :
« Apparemment, dit-il, le théologien ne songe pas aux crimes des comédiennes et de leurs amants, ni au précepte du sage, où il est prescrit d’éviter les femmes dont la parure porte à la licence, ornatu meretricio, qui enlèvent les cœurs des jeunes gens, qui les engagent par les douceurs de leurs lèvres, par leurs entretiens, par leurs chants, par leurs récits. N’est-ce rien que d’armer des chrétiennes contre des âmes faibles. {p. 61} de leur donner de ces flèches qui percent les cœurs, de les immoler à l’incontinence publique d’une manière plus dangereuse qu’on ne le ferait dans les lieux qu’on n’ose nommer ? Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? Quoi ! l’a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre ? L’a-t-elle tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous ses ailes, avec tant de soin, pour la livrer au public et en faire un écueil de la jeunesse ? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême ; qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte ; elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l’infirmité naturelle demandait la sûre retraite d’une maison bien réglée ? Et voilà qu’elles s’étalent elles-mêmes en plein théâtre, avec tout l’attirail de la vanité, comme ces sirènes dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans les temples de la volupté, dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés, par les applaudissements qu’on leur renvoie, le poison qu’elles répandent parleur chant. Mais, n’est-ce rien aux spectateurs de payer leur luxe, d’entretenir leur corruption, {p. 62} de leur exposer leur cœur en proie et d’aller apprendre d’elles tout ce qu’il faudrait ne jamais savoir ? »
Je ne demande point pardon de celle longue citation, ni de celles que je ferai encore. Ce travail est le récit d’un combat dont l’enjeu est d’âmes humaines. Quoique je n’y sois point neutre, je veux néanmoins, avec une loyauté entière, donner, autant que je le pourrai, à chacun toute sa force ; et en même temps il me semble que le principal intérêt de celte élude sera de laisser à chacun son vrai langage. On sentira mieux où est la conviction.
Rousseau, dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, raisonne comme Bossuet ; mais ce serait une irrévérence d’ajouter à l’autorité de l’Évêque de Meaux celle du citoyen de Genève. Une chose, cependant, parle encore plus haut que Bossuet, c’est le théâtre lui-même, avec les perfectionnements qu’on lui donne de nos jours. Ceux qui ont mis le pied dans une salle de spectacle peuvent dire si la scène a cessé d’être un marché d’esclaves.
Bossuet continue. Passant de l’acteur au spectateur, il examine comment la corruption se forme dans le cœur de ce dernier. Il décrit pas à pas, fibre par fibre, l’origine, les progrès, les {p. 63} ravages du mal. Abrégeons cette belle page de philosophie chrétienne :
« Qui saurait connaître ce que c’est en l’homme qu’un certain fond de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition secrète au plaisir des sens, qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. C’est ce que sentait saint Augustin au commencement de sa jeunesse emportée : Je n’aimais pas encore, mais j’aimais à aimer. Il cherchait quelque piège où il prit et où il fût pris, et il trouvait ennuyeuse une vie où il n’y avait point de ces lacets. Tout en est plein dans le monde : il fut pris selon son souhait ; et c’est alors qu’il fut enivré du plaisir de la comédie, où il trouvait l’image de ses misères, la nourriture de son feu. Son exemple et sa doctrine nous apprennent à quoi est propre la comédie : combien elle sert à entretenir ces secrètes dispositions du cœur humain, soit qu’il ait déjà enfanté l’amour sensuel, soit que ce mauvais fruit ne soit pas encore éclos.
« Saint Jacques nous a expliqué ces deux états de noire cœur : Chacun de nous est tenté par sa concupiscence qui l’attire ; quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché ; quand le péché est consommé, il produit la mort. De ce {p. 64} que le péché entièrement formé par un plein consentement de la volonté engendre seul la mort, il ne s’ensuit pas que les commencements soient innocents : pour peu qu’on adhère à ces premières complaisances des sens émus, on aide le mal à éclore ; qui saurait faire sentir à un chrétien la première plaie de son cœur et les suites d’un péril qu’il aime, préviendrait de grands malheurs.
« Selon saint Augustin, cette malignité de la concupiscence se répand dans l’homme tout entier. Elle court, pour ainsi parler, dans toutes les veines et pénètre jusqu’à la moelle des os. La racine envenimée étend ses branches par tous les sens, et tout ce qui est capable, de plaisir en ressent l’effet : les sens se prêtent la main mutuellement, et il se fait de leur union un enchaînement qui nous entraîne dans l’abîme du mal. Il faut distinguer dans l’opération de nos sens la nécessité, l’utilité, la vivacité du sentiment, et enfin l’attachement au plaisir sensible. De ces quatre qualités des sens, les trois premières sont l’ouvrage du Créateur : mais c’est au milieu de cet ouvrage de Dieu que l’attache forcée au plaisir sensible, c’est-à-dire la concupiscence introduite par le péché, établit son siège. C’est celle-là qui est l’ennemie de la sagesse, la source de {p. 65} la corruption, la mort des vertus ; les cinq sens sont cinq ouvertures par où elle prend son cours sur les objets et par où elle en reçoit les impressions ; mais elle est la même partout, parce que c’est partout le même attrait du plaisir, la même indocilité des sens, la même captivité et la même attache du cœur aux objets sensibles. Par quelque endroit que vous la frappiez, tout s’en ressent ; quelquefois la corruption vient à grands flots, quelquefois elle s’insinue comme goutte à goutte : à la fin, on n’en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu’il éclate par la fièvre. En s’affaiblissant peu à peu, on se met en un danger évident de tomber avant qu’on tombe, et ce grand affaiblissement est déjà un commencement de chute.
« Si l’on ne connaît de maux aux hommes que ceux qu’ils sentent et qu’ils confessent, on est trop mauvais médecin de leurs maladies. Dans les âmes comme dans les corps, il y en a qu’on ne sent pas encore parce qu’elles ne sont pas déclarées, et d’autres qu’on ne sent plus, parce qu’elles ont tourné en habitude ; ou bien qu’elles sont extrêmes et tiennent déjà quelque chose de la mort, où l’on ne sent rien. Lorsqu’on blâme les comédies comme dangereuses, les gens du monde disent tous les jours qu’ils ne sentent {p. 66} point le danger. Poussez-les un peu plus avant, ils vous en diront autant des nudités, et non-seulement de celles des tableaux, mais encore de celles des personnes. Ils insultent aux prédicateurs qui en reprennent les femmes, jusqu’à dire que les dévêts se confessent par là et trop faibles et trop sensibles : pour eux, disent-ils, ils ne sentent rien et je les en crois sur parole. Ils n’ont garde, tout gâtés qu’ils sont, d’apercevoir qu’ils se gâtent, ni de sentir le poids de l’eau quand ils en ont par-dessus la tête9. »
Bossuet, parlant au milieu d’un siècle encore chrétien, se contente de signaler à ceux qui l’écoutent le dommage et le péril des âmes. Ses arguments paraîtraient de peu de poids aujourd’hui ; mais il ne serait pas embarrassé d’en tirer des conséquences politiques et économiques qui toucheraient davantage. Le péché des sens ne marche guère sans une compagne redoutable : {p. 67} c’est la ruine matérielle du pécheur, laquelle de proche en proche donne occasion à tant d’autres ruines. Sans faire un cours d’économie sociale à propos de la comédie, on peut entrevoir tout ce que le goût et l’habitude du théâtre jette de perturbations dans la famille, et jusque dans l’État. Le théâtre a commencé de plus loin qu’on ne pense à devenir un instrument de désordre politique ; il a déjà préparé les révolutions par la corruption des mœurs, lorsqu’il y met la dernière main en prêchant la sédition. A la vérité, il sait réparer ce dernier mal, en prêchant la servitude.
Revenons à Molière. Nous ne pensons pas que les ingénus qui lui attribuent le dessein d’avoir voulu moraliser la scène en soient bien persuadés. En tout cas, ils n’en persuaderont jamais qu’eux-mêmes, ou des ingénus tout semblables à eux. Si Molière a formé quelques plans contre le ridicule ou contre le vice, il ne s’est pas donné pour mission d’enseigner la vertu. Là-dessus, l’expérience ne laisse rien à dire à la raison. Croyons que ceux qui vont étudier la morale dans les pièces de Molière n’en sortent pas plus mauvais : de bonne foi, en sortent-ils meilleurs ? On a toujours vu que les beaux yeux de la soubrette et de la jeune première touchaient ces amateurs de la sagesse incomparablement plus que la moralité {p. 68} de la comédie, d’ailleurs enveloppée et difficile à saisir.
Il ne faut pas prendre pour sagesse une teinte amère de misanthropie qui reste comme le dernier goût de la représentation. Haïr et mépriser les hommes, ce n’est pas encore aimer le bien, et c’en est même l’antipode. Les grandes comédies de Molière sont tristes ; elles laissent dans l’âme un sentiment douloureux. On entend là-dessus s’extasier la plupart des critiques. C’est, disent-ils, à quoi l’on reconnaît le philosophe, l’homme qui a sondé les profondeurs du cœur humain. Non ! La tristesse que le poète nous communique provient d’une autre cause. Loin d’avoir sondé jusqu’au fond le cœur humain, Molière, ayant éteint le seul flambeau qui puisse éclairer cet abîme, s’y est égaré et perdu. Il ne pénètre pas à la racine du vice, il ne donne la raison de rien, et n’indique le remède à rien-, car ce n’est pas un remède que le rire. L’humanité, sous son scalpel, paraît petite, ridicule, flétrie, pleine de corruptions incurables ; une œuvre manquée ou grotesque, ou même méchante, qu’il faut railler pour toute consolation et tout refuge. Ah ! ceux qui savent voir le fond du cœur humain ne rient pas et ne désespèrent pas ! Ils ne s’arrêtent pas à moitié route pour bafouer cruellement tant de {p. 69} misères ; ils les illuminent d’un rayon de vérité, devant lequel souvent elles se dissolvent comme des fantômes. Et s’ils nous laissent aussi une douleur, ce n’est pas cette douleur sans vertu, sans vergogne et sans fruit, dont le ricanement ne nous conseille que l’égoïsme ou la volupté. Me voilà bien avancé de savoir que les hommes sont ou fourbes ou fous ; d’avoir vu sur la scène leurs ridicules, leurs vices et les miens mêmes, lorsque vous ne m’apprenez ni à corriger ces fous, ni à guérir ces méchants, ni à devenir pour mon compte plus sage et meilleur ! Sagesse et folie, vice et vertu, c’est un effet de tempérament. La pièce jouée, Alceste aura-t-il du bon sens, et Philinte et Célimène du cœur ? Tartufe sera-t-il moins scélérat, Orgon moins crédule, Harpagon moins avare, Georges Dandin moins sot et son Angélique moins coquine ? Verra-t-on M. Argant renvoyer les médecins ? Don Juan suspendra-t-il le cours de ses équipées pour payer M. Dimanche, cette figure avilie et conspuée de la bonne foi, et M. Dimanche cessera-t-il seulement de faire crédit à Don Juan ? Rien,
L’avare des premiers rit du tableau fidèleD’un avare souvent tracé sur son modèle,Et mille fois un fat finement exprimé,Méconnaît le portrait sur lui-même formé.
{p. 70} Tout restera donc comme il est, sinon que Damis épouse Henriette. De là, que puis-je conclure, moi qui ai pris un billet de parterre pour étudier la morale et la recevoir toute vive des lèvres de Mlle Molière ou de Mlle Béjart ? Je conclus que je suis dans le monde entouré de fous, de niais, d’égoïstes, de scélérats, — et que j’ai pour toute affaire à tirer mon épingle du jeu.
Bonald, dégonflant d’un trait le fastueux ballon de la morale dramatique, dit avec son
grand sens : « Le théâtre corrige les manières et corrompt les mœurs. »
Quoique Molière, qui n’avait pas d’aversion pour l’hypocrisie philosophique, ait parlé
plus d’une fois dans ses préfaces de l’efficacité du théâtre pour épurer les mœurs, on
doit reconnaître qu’il a toujours su parfaitement à quoi s’en tenir sur cette promesse de
l’affiche et n’a pris aucun soin de paraître la réaliser. Il s’est amusé des ridicules,
vraisemblablement sans ignorer qu’il en viendrait d’autres après ceux qu’il aurait
mordillés, comme en effet il en est venu et qui valent au moins ceux dont la défaite
l’honore tant. Quant aux mœurs, je doute qu’en travaillant à les rendre plus hardies
devant l’Église, plus souples devant le roi, il ait eu la naïveté de croire qu’il les
rendrait plus pures. Je lui refuse également, et ce n’est pas {p. 71}
pour l’outrager, la pensée « humanitaire » d’avancer le travail que les sectaires
d’aujourd’hui, éclectiques, communiste, phalanstériens et autres aigles d’ailleurs de sa
couvée et qui le canonisent, ont eu la prétention d’achever. Il rirait certainement des
visées autant que du style des idolâtres que nous voyons là-dessus barbouiller tant
d’exégèses. Il avait trop de sens pour trancher du prophète. Plaire à son roi, amuser son
parterre, profiter de la puissance que lui donnait cette double faveur pour déchirer tout
ce qui devait naturellement irriter l’orgueil malade de son génie, ce fut là tout le
calcul ou plutôt tout l’instinct de Molière. A qui lui eût, seul à seul, dans un instant
de franchise, objecté l’intérêt de la morale, il aurait répondu : « Que la scène
soit vive, que le roi s’amuse, que le parterre applaudisse, que mon humeur se contente.
Les mœurs ne regardent point l’époux des demoiselles Béjart. Si je m’occupais des mœurs,
ce serait comme si je jouais la tragédie : je ne ferais pas mes frais ! »
C’est la dernière raison qui condamne le théâtre. On a toujours vu d’honnêtes gens se
préoccuper de cette chimère : Existe-t-il un moyen de purifier le théâtre et de le rendre
utile aux mœurs ? Plusieurs ont fait là-dessus de gros {p. 72} livres,
dont aucun n’a obtenu le succès du moindre vaudeville où l’auteur a su produire des
actrices suffisamment jolies et suffisamment effrontées. Une question ordinairement agitée
entre ces purificateurs, est de savoir qui porte le plus de préjudice à la morale
publique, ou la tragédie, ou la comédie, ou l’opéra. Mais après avoir bien discuté, tous
finissent par conclure que jamais un spectacle moral n’attirera ce qu’il faut de
spectateurs pour soutenir l’entreprise. Le public n’aime le théâtre qu’à la condition de
n’y point trouver de vertu. « La belle école, dit Cicéron, parlant de la comédie et
de la tragédie tout à la fois ; ôtez-en tout ce qu’elle offre de vicieux, il n’y a plus
de spectateurs ! »
La tragédie toute seule, même avec ses grands éclats de la
passion et du crime, et cette odeur du sang qui caresse tant de voluptés terribles, ne
répondrait pas assez aux vœux de la secrète dépravation dont l’âme humaine est toujours
plus ou moins atteinte. Il y faut le contraste de la farce, et autant que possible de
l’obscénité. C’est pourquoi le Théâtre-Français a pris l’usage de donner toujours une
pièce comique ou bouffonne après la tragédie : « On vient de jouer Polyeucte ; le théâtre change ; on joue l’École des Maris.
Cette satire du mariage achèvera-t-elle les beaux {p. 73} sentiments
que la vertu de Pauline aurait commencé d’inspirer ? On vient de représenter Athalie. J’ai vu la maison du Seigneur, les livres de la Loi, les
cérémonies du sacre des rois de Judée. J’ai la tête remplie de nouvelles prophéties des
grandeurs et de la puissance de Dieu ; tout cela m’a pénétré d’une terreur religieuse et
d’un profond respect pour le Roi des rois. Les violons jouent, Georges Dandin paraît ;
et dans le même lieu où était le temple de Jérusalem, je vois le rendez-vous nocturne
d’un jeune homme avec une femme mariée… Je voudrais savoir si les effets de ces
différents contrastes peuvent jamais tourner au profit de la religion et des mœurs10 ?
»
Non certes ; mais encore une fois, un spectacle moral ne ferait point d’argent. Voltaire
le proclame avec ce ricanement de singe sous lequel le bon sens du monde a chancelé.
« Bien en prit, dit-il, au grand Corneille de ne s’être point borné dans son
Polyeucte à faire casser les statues de Jupiter par les néophytes ; et si Zaïre n’avait
été que convertie, elle aurait peu intéressé ; mais elle est amoureuse, voilà ce qui a
fait sa fortune. Telle est la corruption du genre humain :
De Polyeucte la belle âmeAurait faiblement attendri ;{p. 74} Et les vers chrétiens qu’il déclameSeraient tombés dans le décri,N’eût été l’amour de sa femmePour ce païen son favori,Qui méritait bien mieux sa flamme,Que son bon dévot de mari11 »
N’allons pas plus loin. Deux sortes de gens s’évertuent à démontrer l’utilité morale du théâtre : quelques gens d’esprit qui ne croient à rien ; beaucoup de gens crédules qui ne comprennent rien, mais qu’un instinct victorieux attache à tout ce qui est faux et mauvais. Les uns et les autres bravent également toute dialectique, toute expérience, toute autorité. Il y en a d’une troisième catégorie : ce sont les philosophes et les politiques, qui avoueront volontiers que le goût du théâtre est un mal ; mais c’est un mal agréable, {p. 75} ils l’érigent en mal nécessaire. Ils établissent une censure pour mettre le gouvernement, quelquefois un peu la religion, à couvert des brocards de la scène, et ils laissent aux mœurs le soin de se tirer d’affaire comme elles pourront. Ces trois partis forment à peu près tout le monde ; la chaire de la morale comique est donc bien gardée. N’essayons point de l’abattre. Lorsqu’on a dit le mot qui peut aider la droite raison à s’affranchir des erreurs qui l’ont prévenue, il faut savoir reconnaître la puissance de la mauvaise foi, de la sottise et de l’habitude. Elles ne Lâcheront point leur part, c’est la part du feu, hélas ! et celle du lion.
III.
La Chaire §
{p. 77}« Allez, enseignez toutes les nations. »
De ce
commandement du Christ, depuis dix-huit siècles jaillit le torrent de la parole
apostolique ; cette parole qui n’est pas liée
, disait
déjà saint Paul en montrant ses chaînes ; cette parole qui est descendue de la croix, qui
a surgi des cachots, qui a traversé les abîmes, qui n’a craint d’aborder aucune puissance,
ni aucune ignorance, ni aucune férocité. Confiée à des orateurs inhabiles et timides, elle
a rempli le monde ; in omnem terram exivit sonus eorum. Pour ne parler
que de son moindre bienfait, elle a créé la plus haute éloquence qui puisse décorer la
pensée humaine. Tous les peuples chrétiens, et {p. 78} en particulier la
France, lui doivent quelques-uns des grands et suprêmes monuments de leur littérature. A
la France, elle a donné une merveilleuse quantité de chefs-d’œuvre, peut-être
incomparables, dans lesquels l’art de convaincre se montre et se déploie avec une majesté
digne du but qu’il se propose, la conquête de la vérité. Car telle est encore l’excellence
de la nature humaine que tout orateur doit annoncer qu’il va chercher le vrai, lors même
qu’il médite de s’en détourner et qu’il ourdit son discours comme un piège où la passion
va l’aider à faire tomber la justice et le bon sens. L’éloquence apostolique a voulu et a
su atteindre à la persuasion sans se servir des ressources que n’ont pas ailleurs
dédaignées les plus beaux génies. Elle bannit le mensonge, les vains ornements, les lâches
complaisances envers l’auditoire ; elle rejette le secours de la passion ; bien plus, elle
attaque de front la passion elle-même, elle veut la subjuguer et le lui déclare
expressément. Seule éloquence qui fasse véritablement honneur à ceux qui l’écoutent, qui
se dresse devant les hommes pour les combattre et les vaincre et qui croirait les trahir
et se déshonorer si elle bornait son ambition à les séduire.
L’action de la chaire a toujours été et est {p. 79} encore aujourd’hui
en France trop forte et trop publique pour que J’aie besoin d’en retracer même une légère
esquisse. Par la parole, par cette parole surtout, la France est un soldat plus encore que
par l’épée. Ses prédicateurs ont le renom de ses hommes de guerre. Ils ont été plus encore
les éléments de son unité : sans eux, elle serait devenue protestante, c’est-à-dire
irrémédiablement divisée en elle-même, et selon toute apparence, les liens politiques
n’auraient pas tenu après cette rupture du lien religieux. En dehors de la foi, tout
divise. Il n’y a plus qu’un lieu où les hommes de notre temps se puissent sentir d’accord,
et pour l’instant qui les rassemble et pour le lendemain : ce lieu, c’est l’Église. Là
seulement s’élève la voix qui constate et qui produit l’harmonie ; partout ailleurs c’est
la division, la contradiction, ou l’adhésion contrainte et passagère qui proteste contre
elle-même. Ce que la chaire sauve et conserve de vérité, c’est là ce qu’elle sauve et
conserve d’unité. Je n’ai pas besoin de rappeler l’assistance qu’elle donne à la charité
et à la morale publique ; la plupart des œuvres de bienfaisance vivent par elle ;
l’enseignement du mal n’a pas de contrepoids plus puissant. La chaire, presque seule,
combat le théâtre, le roman, le journal et tout ce souffle {p. 80}
redoutable que l’on peut appeler l’air du monde. A coup sûr, humainement, il n’y a pas
égalité de forces et l’on sait de quel côté sont les entraves. Mais la Providence y met du
sien ; et enfin, la parole apostolique résiste à ses contradicteurs. Ils ne lui pardonnent
pas cette résistance. Ceux qui s’en montrent les plus irrités, sont ceux qui se piquent
davantage de faire de la morale : ils prétendent que leur morale vaut
mieux et qu’elle est plus « élégante » ; ils vont jusqu’à dire que c’est surtout l’esprit
de concurrence qui anime la chaire contre la comédie ! Celte belle idée semble un produit
naturel des feuilletons, où elle reparaît souvent ; elle a cependant été mise en
circulation par Voltaire. Beaucoup de sottises courantes viennent de là ! « On peut
hardiment avancer, disait l’auteur de Zaïre et de l’Ecossaise, que les discours de Cléante (dans Tartufe) sont,
à quelques exceptions près, le plus fort et le plus élégant sermon que nous ayons en notre langue ; et c’est peut-être ce qui révolta davantage ceux qui parlaient moins bien dans la chaire
que Molière au théâtre. »
Bossuet, par exemple, ajoute M. de la Gournerie, qui a
fait un excellent et trop court travail sur le sujet qui nous occupe. Un élégant sermon ! On conçoit que Bossuet en fût jaloux. {p. 81}
Nous avons déjà vu Bossuet aux prises avec Molière sur le sujet de la comédie en général,
et ce livre a pour objet de comparer, sur divers sujets imposants de philosophie et de
morale, l’enseignement de la chaire et celui du théâtre. Observons aujourd’hui la lutte
sur un terrain à la fois restreinte ! grandiose, où il est plus facile d’en saisir le vrai
caractère et d’en apprécier la portée ; voyons les adversaires à la cour en présence de
Louis XIV. Là, les hommes, les œuvres et les juges eurent une valeur qu’ils n’ont plus
retrouvée.
La monarchie chrétienne avait fait une sorte d’institution politique du ministère spontané et souvent périlleux que les prophètes remplissaient auprès des rois d’Israël. Dans l’histoire sacrée, les prophètes apparaissent devant les rois, les rappellent à l’observation des lois divines oubliées, leur dépeignent les misères du peuple, prennent les intérêts de la justice, exhortent, supplient, menacent. Quelquefois ils payent de la vie leur courageuse intervention.
A la cour des rois de France, la parole de Dieu venait comme de plein droit se faire entendre aux deux principales époques de la pénitence publique, l’Avent et le Carême12. Elle y {p. 82} apportait ses lumières, ses sévérités, même ses menaces ; lumières purifiantes, sévérités maternelles, menaces d’amie. Elle était libre parce que c’est son caractère et son droit, et parce qu’on la savait fidèle. Entre les princes qui l’ont ainsi reçue chez eux, les plus vraiment grands ont voulu qu’elle fût hardie. Rarement les considérations humaines ont prévalu sur le devoir qui ordonnait aux prédicateurs de dire la vérité, aux rois de la subir. Les contemporains l’attestent, les discours qui nous ont été conservés le prouvent encore mieux.
Des esprits superficiels ou de mauvaise foi, alléguant quelques compliments dictés par les convenances et qui ne sont souvent que l’enveloppe d’un conseil délicat à présenter, ne veulent lire dans les discours les plus mâles que des flatteries dont ils essayent de se scandaliser. Il est vrai cependant qu’au milieu de ces splendeurs où il semblait être plus qu’un roi et de ces flatteurs qui n’épargnaient rien pour lui persuader qu’il était plus qu’un homme, Louis XIV a reçu, comme homme et comme roi, des leçons que les tribuns modernes auraient craint de {p. 83} donner aux fantômes couronnés qu’on a vus trembler devant eux. L’esprit de faction insulte les rois pour parvenir à les détrôner ; la religion leur fait entendre des vérités austères et quelquefois dures pour leur apprendre à se maintenir. Il y a une éloquence de parti qui fait son principal effort d’avilir l’homme, afin d’écraser ensuite plus facilement le pouvoir : l’éloquence chrétienne, respectueuse et fidèle dans ses hardiesses, met l’homme face à face avec son devoir pour le rendre plus juste, sachant qu’elle le rendra ainsi plus fort et que ce seul rempart peut assurer longtemps l’autorité. Le génie révolutionnaire ne s’y trompe pas, il compte les flatteurs des rois parmi ses adeptes, et leur pardonne, comme à Molière, ce qu’ils ont osé de plus exorbitant. Molière disait au roi jeune et •amoureux qu’il ne pouvait rien faire de mieux que de céder à sa passion et que c’était là le complément des vertus d’un monarque ; il vantait l’air du roi,
Cet air qui sur les cœurs fait un effet charmant.
Il lui promettait solennellement de ne jamais manquer par le bec lorsqu’il s’agirait de l’amuser ; il s’écriait :
Quand il faut le servir, j’ai du cœur pour le faire,{p. 84} Mais je ne m’en sens point lorsqu’il faut lui déplaire ;Je me fais de son ordre une suprême loi.
Et Molière, avec tout cela, ne perd aucun de ses droits d’apôtre de la vérité, et de précurseur de la liberté ; mais Bossuet et Bourdaloue sont des complimenteurs, et l’on n’hésite guère pour les traiter à plein de bas et vils courtisans. Nous entendrons tout à l’heure ces complimenteurs et ces courtisans. Remarquons seulement qu’ils ne pouvaient ouvrir la bouche devant Louis XIV sans se rappeler que toute puissance vient de Dieu et que les rois sont les ministres de Dieu pour le bien. Grande différence entre les prédicateurs de l’Évangile et les meneurs de sédition ! Ceux-ci regardent doctrinalement la multitude comme l’unique source du pouvoir et, parlant au nom de cette multitude, ils prétendent réduire les rois à n’être que les exécuteurs aveugles des volontés qu’ils savent lui inspirer.
Il serait intéressant de rechercher quelle a pu être l’influence de la parole de Dieu sur
les princes à qui elle a été annoncée. Si elle est tombée souvent dans un sol infécond, et
parmi les épines, on ne peut cependant douter qu’elle a produit des fruits précieux et
immenses. Bossuet, enseignant à ses auditeurs la manière d’apprendre la parole de Dieu,
n’y demande que cette {p. 85} bonne volonté qu’on y porte d’ordinaire et
que Dieu se plaît à bénir : « Vous verrez, dit-il, partir quelquefois comme un
trait de flamme qui viendra tout à coup vous percer le cœur et ira droit aux principes
de vos maladies. Dieu fait dire quelquefois aux prédicateurs quelque chose de tranchant,
qui, à travers nos voies tortueuses et nos passions compliquées, va trouver ce péché que
nous dérobons et qui dort dans le fond du cœur. »
Ce travail de la grâce se fait
dans le cœur des rois comme dans celui des autres hommes, et peut-être même plus
fréquemment et avec plus d’efficace. Parce qu’ils sont dans une position plus périlleuse,
et que leurs bons comme leurs mauvais exemples ont des conséquences plus étendues, il est
digne de la miséricorde divine de leur accorder aussi plus de secours pour s’abstenir du
mal et accomplir le bien. Un savant religieux observe que la classe des rois est une de
celles qui ont donné le plus de saints.
Louis XIV ne fut pas un saint ; de terribles reproches atteignent sa mémoire. Cependant,
tout compté, il était chrétien, et du nombre de ces grands rois qui, pour employer encore
une parole de Bossuet, « comprennent le sérieux de la religion.
» Entouré
de flatteries et de {p. 86} séductions, il eut le bon sens de ne point
fermer les lèvres sacerdotales et le bonheur de ne point repousser ce glaive de lumière
qui venait courageusement attaquer son cœur hautain.
Quelques années après sa mort, un religieux, qui avait prêché neuf stations à la cour et
qui se rendait le témoignage de n’y avoir jamais dissimulé la sévérité des devoirs de la
vertu, avouait que son courage était bien soutenu par la présence du roi. Son attention,
dit-il, tenait en respect toute la cour. Il l’avait eue, dès le temps de sa jeunesse le
moins sérieux ; elle ne se relâcha point par l’infirmité de l’âge. Il paraissait attaché
d’esprit à ce qu’on lui disait, comme aux affaires importantes ; il en causait avec ses
familiers et ne dissimulait point les impressions qu’il en avait gardées. Prompt à
reconnaître le mérite de l’orateur, il se rendait indulgent pour ses défauts. Il gardait à
l’église plus que partout ailleurs l’air de majesté qui lui était naturel, et il s’en
faisait une maxime de conscience. Un jour qu’il était au sermon, on lui apporta des
lettres du Dauphin, qui commandait l’armée ; il ne les voulut ouvrir qu’après en avoir
demandé le loisir au prédicateur. Mon père, dit-il, je vous demande pardon ; permettez-moi de lire la lettre de mon
fils.
C’était la nouvelle de la prise de {p. 87}
Philipsbourg. Il se prosterna pour remercier Dieu, et le prédicateur continua.
On pouvait en sa présence éclater contre les désordres publics, attaquer les passions des
grands. Il prenait sa part et s’humiliait devant Dieu. « Le zèle d’un prédicateur
l’ayant porté à traiter une matière que la considération de la jeunesse du roi et d’une
cour alors dans les plaisirs aurait dû lui faire éviter s’il eût suivi les règles de la
prudence ordinaire, on en fut alarmé jusqu’à faire craindre à l’orateur l’indignation du
monarque. Le roi ne l’ignora pas, mais le prédicateur s’étant présenté devant lui, sa
religion le prévint ; bien loin de marquer le moindre ressentiment, il le remercia du
soin qu’il prenait de son salut, lui recommanda d’avoir toujours le même zèle à prêcher
la vérité et de l’aider, par ses prières, à obtenir de Dieu la victoire de ses
passions 13 »
Dans les listes des prédicateurs de la Cour contemporains de la faveur de Molière, c’est-à-dire de 1659 à 1675, des Précieuses au Malade imaginaire, on trouve, parmi plusieurs autres maintenant oublies, les noms de Bossuet (1662, 1665, 1666, 1669) ; Senault, de l’Oratoire (1662) ; {p. 88} Mascaron (1666, 1667, 1668, 1669, 1670, 1671) ; Fromentières (1664, 1672) ; Bourdaloue (1670, 1672).
En même temps que Molière, était arrivé à Paris un chanoine plus jeune que lui de
quelques années et qui s’était fait aussi un nom dans la province. La Reine Mère, Anne
d’Autriche, ayant eu occasion de l’entendre à Metz, le vantait dans la capitale où
d’ailleurs tout le monde n’avait pas encore eu le temps d’oublier ses éclatants succès
d’écolier. Il n’y était venu cependant que pour suivre certaines affaires du chapitre
auquel il appartenait. On vit en lui un homme qui ne songeait qu’à servir Dieu et qui
n’entendait briguer aucune faveur. Dès qu’il parut en chaire, la foule courut à lui. Il
l’étonnait et la subjuguait par une éloquence toute nouvelle, rude et polie, impétueuse et
ordonnée, délicate dans sa vigueur incomparable, savante dans sa gracieuse naïveté,
soudaine, continue, tendre et terrible, pleine à la fois de soleil et de tonnerres, telle
déjà qu’il ne semblait pas possible d’y ajouter une perfection plus haute, et qu’en effet
lui-même, en la perfectionnant, l’a peut-être dépouillée de quelques-uns de ses attraits,
et lui a certainement ôté un peu de sa prestigieuse saveur. La parole
de Dieu, disait-il, est un ami qui ne {p. 89} flatte
pas
. Il disait vrai ; il ne flattait pas et on le sentait ami. Il était
doué d’une physionomie spirituelle, d’un air revenant ; le monde le
recherchait, et sans se livrer au monde, il ne le fuyait pas ; il avait dans le commerce
habituel de la vie le charme, la paix, la douce gaieté d’une conscience forte et pure.
Enfin son succès, pour être autre que celui de Molière, n’était pas moindre. La Gazette en
vers de Loret constatait la vogue de l’orateur jusque dans les compagnies, et comme on se
pressait partout pour l’entendre discourir,
Puisqu’enfin c’est son élémentLe discourir divinement.
Il était chanoine de Metz et on l’appelait l’abbé Bossuet.
L’abbé Bossuet était en quelque sorte le prédicateur de la Reine Mère, comme Molière
était le comédien de Monsieur, frère du roi. Lorsque Molière donnait les Précieuses pour réformer la ville, Bossuet, qui, l’on ne peut se le dissimuler,
préférait les Précieuses à Molière, Bossuet, montant en chaire le jour des Morts, faisait
entendre à la capitale d’autres leçons : « Paris, Paris dont on ne peut abaisser
l’orgueil, dont la vanité se soutient toujours malgré tant de choses qui la {p. 90} devraient déprimer, quand te verrai-je renversée ?… Quand est-ce que
j’entendrai cette bienheureuse nouvelle : le règne du péché est renversé de fond en
comble (dans cette capitale) ! Les femmes ne s’arment plus contre la pudeur ; les
enfants ne soupirent plus après les plaisirs mortels et ne livrent plus leur âme à leurs
yeux ; cette impétuosité, ces emportements, ces hennissements de cœurs lascifs sont
supprimé
s14 ! »
En 1662, l’abbé Bossuet, malgré sa jeunesse (trente-quatre ans), avait assez de renommée pour paraître à la cour. Anne d’Autriche le fit nommer pour prêcher le carême. C’est l’année de l’École des femmes.
Déjà Bossuet, prêchant à Metz devant la Reine Mère, n’avait pas craint d’élever sa voix
contre celle des flatteurs qui ne voulaient parler que des gloires et des prospérités du
règne. Boileau se demandait s’il y avait des malheureux dans
l’univers
lorsque Louis portait le sceptre. {p. 91}
L’orateur sacré avait peint les campagnes désertes, les bourgs
misérablement désolés
, les fleuves teints du sang chrétien. Il avait
dit : « Je ne fais point ma cour dans la chaire, à Dieu ne plaise ! Je suis
Français et chrétien. »
Son attitude en présence de Louis XIV ne démentit point
ce noble langage. Il y avait aussi des calamités publique en 1662 ; des suites cruelles de
la guerre, qu’aggravait « je ne sais quoi de déréglé dans toute la
nature. »
La voix de l’orateur devient le cri des malheureux : « Dans les
provinces, dans cette ville, au milieu de tant de plaisirs et de tant d’excès, une
infinité de familles meurent de faim et de désespoir. O calamités de nos jours, quelle
joie pouvons-nous avoir ? Qu’on ne demande plus maintenant jusqu’où va l’obligation
d’assister les pauvres, la faim a tranché le doute, le désespoir a terminé la question.
Nous sommes réduits à ces extrêmes où, si l’on n’aide le prochain suivant son pouvoir,
on est coupable de sa mort ! Sire, c’est tout ce qu’un sujet peut
dire à Votre Majesté ; il faut dire le reste à Dieu… »
Il y revient cependant.
Il fait parler les larmes ; il montre les malheureux, les affamés, les mourants, ces
restes de l’homme, qui, parce qu’ils ne voient
point de bonté, ne savent plus qu’il y a un Dieu
. Il dénonce au roi les
charges publiques et {p. 92} le supplie d’en alléger le poids,
d’épargner la misère
; il lui rappelle
qu’il y a des temps où l’homme juste
ne doit pas demander
tout ce qu’il a droit d’exiger
. Interpellant
directement ce prince, en qui Mazarin disait qu’il y avait de l’étoffe pour quatre rois et
pour un honnête homme : « Sire, vous savez les besoins de vos peuples, le fardeau excédant les forces… Il se remue pour Votre Majesté quelque chose
d’illustre et de grand et qui passe la destinée des rois vos prédécesseurs. Soyez fidèle
à Dieu et ne mettez point d’obstacle par vos péchés aux choses qui se couvent : portez
la gloire de votre nom et celle du nom français à une telle hauteur, qu’il n’y ait plus
rien à vous souhaiter que la vie éternelle. »
On trouve fréquemment, dans les sermons que Bossuet a prononcés en présence de Louis XIV,
des leçons plus personnelles, plus intimes. En 1665, en 1666, en 1669, années de la Princesse d’Élide, du Festin de pierre, d’Amphitryon, de
Tartufe, années aussi de Mlle de Lavallière et de Mmede Montespan,
années de guerre, de victoires, de plaisirs et d’enivrements de toutes sortes, il fait des
allusions transparentes et sévères aux scandales que donne tout cet orgueil de la vie ; il
dit à ce roi triomphant qu’il n’est {p. 93} qu’un homme, un homme qui
mourra et qui sera jugé. Dans la littérature, Louis XIV était volontiers traité en Dieu,
Molière y allait plus rondement que les autres : « Les rois éclairés comme vous.…
voient,comme Dieu, ce qu’il nous faut. »
— « O dieux
de chair et de sang, s’écrie Bossuet, ô dieux de terre et de poussière, vous mourrez
comme des hommes ! »
Et ailleurs : « Les princes devraient se faire les
dieux des hommes en procurant leur bien de tout leur pouvoir. Mais où en trouverons-nous
de tels sur la terre ? Nous voyons assez d’ostentation, assez de dais, assez de
balustres, assez de marques de grandeur ; mais ceux qui se parent de tant de splendeur,
ce ne sont pas des dieux, ce ne sont pas des images vivantes de la puissance divine ; ce
sont des idoles muettes qui ne parlent point pour le bien des hommes. La terre est
désolée, les pauvres gémissent, les innocents sont opprimés ; l’idole est
là, qui hume l’encens, qui reçoit les adorations, qui voit tomber les victimes à
ses pieds et n’étend pas ses bras pour faire le bien. »
L’orateur s’adressant au
roi conquérant, lui dit : La paix par inclination, la guerre par
nécessité
; et il lui souhaite la grâce d’être toujours juste, toujours pacifique.
Au roi qui veut que tout
plie sous son ordre : {p. 94} — « Faisons la volonté
de Dieu et après il fera la nôtre. Que l’Évangile soit sur votre tête pour vous
inspirer l’obéissance ; qu’il soit entre vos mains pour l’imprimer dans tous vos
sujets. »
— « Arbitre de l’univers et supérieur même à la fortune, si la
fortune était quelque chose : qui peut tout ne peut pas assez ; qui peut tout
ordinairement tourne sa puissance contre lui-même, et quand le monde nous accorde tout,
il n’est que trop malaisé de se refuser quelque chose. »
Il faut se borner.
Citons encore pourtant ces grandes paroles : « Terrible pensée de ne rien voir sur
sa tête !… De là naissent des vices inconnus, des monstres d’avarice, des raffinements
de volupté, des délicatesses d’orgueil qui n’ont point de nom. Et qui les produit,
chrétiens ? la grande puissance, féconde en crimes. »
Mais il y avait un vice plus redoutable, que l’on voyait poindre, dont les courtisans se
tenaient prêts à faire leur profit, dont l’œil d’un prêtre chrétien pouvait prévoir les
ravages, c’était la volupté. Bossuet ne se refusa pas au devoir périlleux de diriger aussi
de ce côté le flambeau. Dans un sermon prêché au Louvre le 2 février 1662, il parle au
jeune roi d’une volupté toute céleste
qui se forme du
mépris des voluptés sensuelles : « Que ce plaisir, dit-il, est {p. 95} délicat, qu’il est généreux ! qu’il est digne d’un grand courage et
principalement de ceux qui sont mis pour commander ! Car si c’est
quelque chose de si agréable de commander le respect par ses regards… combien plus de
conserver à la raison cette majesté intérieure qui modère les passions, qui calme tous
les mouvements séditieux, qui rend l’homme maître en
lui-même. »
Quelques jours après, il revient sur cette pensée avec un
accent plus vif, déjà marqué d’angoisse : « O Dieu ! bénissez le roi que vous nous
avez donné ! Que vous demanderons-nous pour ce grand monarque ? toutes les prospérités ?
Oui. Seigneur ; mais bien plus encore toutes les vertus et royales et chrétiennes. Non, nous ne pouvons consentir qu’aucune lui
manque, aucune, aucune »
Qu’on se figure l’impression de ces mots aucune, aucune, prononcés avec le sentiment que nous comprenons tous, au milieu de cette cour où les yeux fixes et immobiles de chacun semblent craindre de révéler quelle est la vertu qui manque.
Il n’était pas donné à Bossuet de vaincre l’ennemi qu’il avait si hardiment signalé et
qu’il attaqua de nouveau plus d’une fois. La digue qu’il voyait déjà fléchissante fut
emportée, le torrent {p. 96} déborda. Moins de deux ans après, on en
était à la Princesse d’Élide, et bientôt Mmede Montespan, remplaçant
Mlle de la Vallière, étalerait le faste de l’adultère à la cour du roi très-chrétien, au
milieu des adulations des grands et des poètes. Les prédicateurs ne restèrent pas muets.
Un jour, en 1669, l’année qui suivit la représentation d’Amphitryon,
Mascaron prêchant le Carême devant le roi, paraphrasa l’histoire de David, et prononça les
paroles foudroyantes que le prophète Nathan avait adressées au royal ravisseur de la femme
d’Urie : Tu es ille vir, c’est toi !
Il voulait être
compris, il s’arrêta sur ces charbons ardents : « Si le respect que j’ai pour vous,
Sire, ajouta-t-il, ne me permet de dire la vérité que sous des enveloppes, il faut que
vous ayez plus de pénétration que je n’ai de hardiesse. Mais si, avec toutes ces
précautions et tous ces ménagements, la vérité ne peut vous plaire, craignez qu’elle ne
vous soit ôtée et que Jésus-Christ ne venge sa parole méprisée. »
Le coup parut fort. Dire de craindre au roi qui faisait trembler tout
le monde, le menacer de la vengeance de Jésus-Christ ! Les courtisans osèrent murmurer.
Louis XIV se montra roi et chrétien. « Le prédicateur a fait son devoir, dit-il,
{p. 97}souhaitons de faire le nôtre. »
Mascaron ne perdit point sa faveur, quoiqu’il l’eût blessé plus fortement encore
peut-être dans une autre occasion, par une comparaison et une assimilation en forme des
conquérants aux voleurs. Bossuet était évêque de Condom et précepteur du dauphin, charge
qui ne lui permettait plus d’aborder la chaire que rarement et dans des occasions
d’apparat ; Mascaron, quatre années après, fut nommé évêque de Tulle. Mais un nouvel
athlète parut, et celui-là vit la fin du règne des maîtresses royales, c’était
Bourdaloue.
Ce fut en présence de Louis XIV, et durant la faveur de Mmede Montespan, présente elle
aussi peut-être, que Bourdaloue prêcha le sermon sur l’éloignement de Dieu et le retour à
Dieu. Paraphrasant l’histoire de la résurrection de Lazare, il montre le sommeil, la mort,
la corruption, l’odeur infecte du cadavre, comme les traits qui caractérisent les divers
états de l’âme pécheresse. Entraînée d’abord par le charme du monde, cette âme languit,
s’assoupit, meurt à la grâce, s’ensevelit par ses rechutes, et enfin, corrompue,
elle répand au dehors une contagion mortelle, et elle infecte les
autres
de son mauvais exemple : Jam
fœtet.« Ainsi, un père {p. 98} vicieux pervertit sans le vouloir
même ses enfants… Ainsi, une femme sans conscience dérègle toute une maison… Ainsi, un
homme libertin et sans religion, abusant de son esprit et débitant de fausses
maximes,suffit pour infecter toute une cour.
— Ah !
mon Dieu ! un ouvrage digne de vos mains, c’est la conversion de ce pécheur :Domine, jam fœtet
. »
On peut, sans effort d’imagination, se représenter l’effet de ce jam fœtet retentissant par trois fois au milieu de la cour. C’est la mort, c’est le cadavre, c’est l’infection du cadavre. Quelle leçon à l’idole, et quel spectacle à ses adorateurs !
Le sermon sur l’impureté, où l’homme livré aux sens est comparé à la
brute, fut également prononcé devant le roi. La favorite, sans doute présente, ainsi que
la reine outragée, entendit l’orateur tonner contre « la femme perdue d’honneur qui
se fait gloire de son opprobre, »
et contre « le mari
infidèle qui traite avec dureté et avec rigueur ce qui devrait être l’objet de sa
tendresse et adore opiniâtrement ce qui est la cause visible de tous ses
malheurs. »
Et, ajoutait Bourdaloue, « combien l’impureté enfante-t-elle
d’autres désastres que je passe et que je ne puis marquer ! »
Il disait à ses auditeurs, {p. 99} comme épouvanté lui-même des
reproches qu’il était contraint de leur adresser : « Dieu, témoin de mes
intentions, sait avec quel respect pour vos personnes et avec quel zèle pour votre salut
je parle aujourd’hui : Dieu a ses vues, et il faut espérer que sa
parole ne sera pas toujours sans effet. »
Bourdaloue avait raison d’espérer. Ils l’emportèrent sur les courtisans, sur les
maîtresses, sur les bouffons, ces prêtres qui surent être tout ensemble si grands orateurs
et si bons citoyens. La parole de Dieu, reçue avec docilité dans le cœur du puissant, s’y
rendit peu à peu plus forte que les emportements de la passion. Dans le temps même qu’elle
semblait retentir en vain, et que les hommes les plus considérables et les plus honorés
obtenaient moins de crédit que Molière, — Un Molière, disait Bossuet,
— elle ne laissait pas d’avoir encore son effet secourable. Ne pouvant tirer le roi du
libertinage des sens, elle l’empêchait du moins de tomber dans le libertinage de l’esprit.
Il s’abandonnait au mal, mais en gémissant, et non pas avec une stupide indifférence ; il
ne disait pas que le mal est le bien. On voyait encore « une manière de retenue
dans le penchant qu’il suivait et mime dans ses paroles. »
Il se refusait à son
devoir, il {p. 100}ne l’avait pas oublié ; il savait qu’il devait
quelque chose à Dieu et à son peuple, et qu’il ne pouvait sagement et utilement gouverner
son peuple qu’en obéissant à Dieu.
« C’était la parole de Dieu, dit encore le P. de la Rue, qui nourrissait en lui ces sentiments. Il avait eu peu d’autres secours pour la vertu, que celui d’une éducation pieuse et les exemples de sa mère. Les orages de sa minorité et le soin pressant des affaires ne lui avaient pas laissé de temps pour les sciences et pour la lecture. On peut voir que les leçons qu’il recevait des prédicateurs furent ce qui servit le plus à perfectionner les sentiments d’honneur et de probité qui lui étaient naturels ; ce fut là qu’il puisa, comme dans la source extérieure de la grâce, cette fermeté et cette magnanimité dont il eut un si pressant besoin dans les épreuves de sa vieillesse, et qui rendirent les derniers jours et les derniers moments de sa vie si dignes d’admiration. »
On ne saurait plus équitablement juger Louis XIV, et mieux expliquer son caractère et ses erreurs. C’est là le vrai de l’homme que l’on vit si violemment orgueilleux et si noblement pénitent, si faible et si fort, qui fut si sincère chrétien et trop souvent si mauvais catholique. {p. 101} En écoutant la belle paraphrase de saint Paul par Jean Racine :
Mon Dieu ! quelle guerre cruelle !Je sens deux hommes en moi !
il s’écriait : « Ah ! que je connais bien ces deux hommes-là ! »
L’homme
de péché, entouré d’habiles flatteurs, fut longtemps le plus fort ; l’homme de bien,
averti et pressé par la parole apostolique, demeura pourtant victorieux. Mais les restes
impérissables de l’homme de péché vaincu, et plus encore peut-être l’ignorance,
l’entravèrent toujours. Qu’eût été, que fût devenu Louis XIV, abandonné aux seules
suggestions de la morale littéraire ? Il se convertit à quarante-deux ans, il régna de
longues années encore, et déjà un mal irréparable était fait ; le règne avait pris sa
pente, elle allait aux abîmes. Si Louis XIV avait davantage et plus lot écouté l’Église,
le genre humain prenait une autre direction. L’Église n’est pas responsable des fautes de
ce monarque, à tant d’égards admirable, à tant d’égards funeste ; et la brève esquisse que
l’on vient de lire suffit pour démontrer la frivolité ou la mauvaise foi des historiens
qui osent dire que « jamais Louis XIV n’entendit sortir, de la bouche des
prédicateurs, un {p. 102} conseil, jamais une exhortation à
l’humanité, rien enfin autre chose que les accents de
l’adulation. »
C’est le savant Sismondi qui parle de la sorte.
Revenons maintenant un peu en arrière, et étudions à part l’orateur et l’homme de bien que Bossuet lui-même, son devancier, appelait son maître.
IV.
Bourdaloue §
{p. 103}Bourdaloue naquit à Bourges, en 1632, dix années, après la
naissance de Molière, dans les premiers rangs de cette bourgeoisie fière et forte dont le
père de Poquelin faisait lui-même partie à un degré inférieur, mais qui était partout
honorée. La famille de Bourdaloue touchait à la noblesse. Son père, « recommandable
par une grâce singulière à parler en public
15 », était conseiller au présidial de Bourges, et il est mort doyen de
ce tribunal ; sa tante épousa un Chamillart, frère de l’intendant de basse Normandie, dont
le fils fut l’un des plus honnêtes ministres de Louis XIV. Races excellentes, gens {p. 104}distingués par l’éducation, d’un esprit pieux et d’une
grande probité. La tante de Bourdaloue, Mmede Chamillart-Villatte, eut quatre fils,
Chamillart-Villatte, président de chambre à la Cour des Comptes, et trois autres qui se
firent jésuites et qui furent de bons religieux. Par les emplois, par les arts, par
l’Église, la bourgeoisie prenait le pas de tous côtés, et de tous côtés la noblesse le
perdait. La Révolution se faisait, et si elle se fut continuée ainsi, elle se serait
accomplie de la manière la plus pacifique et la plus légitime ; ou plutôt elle eût été un
mouvement naturel, une évolution et non pas une révolution. Mais en acquérant la
prépondérance intellectuelle, administrative et politique, la bourgeoisie devait perdre sa
foi et ses mœurs, et préparer elle-même sa perte. Molière n’y a pas nui. L’homme que nous
allons étudier fut de ceux qui combattirent avec le plus d’ardeur ce progrès vers la
ruine.
A l’âge de quinze ans, Bourdaloue fit savoir à ses parents qu’il voulait entrer dans la
Compagnie de Jésus. Sa vocation était déjà formée, déjà mûrie. Il en connaissait les
obligations ; il avait une si ferme volonté de les remplir, qu’ayant rencontré chez son
père une résistance inattendue, il s’enfuit de la maison {p. 105}
paternelle et vint se présenter au noviciat à Paris. Presque dans le même moment, Molière
s’engageait comédien malgré son père, à la suite des Béjart. Cette rencontre et ce
contraste dans la vie de ces deux hommes ne sont pas les seuls que nous aurons à noter. Le
père de Bourdaloue accourut en poste pour reprendre son fils. L’enfant ne résista point,
les religieux dont il désirait partager l’existence ne l’auraient point permis ; mais on
vit bien que sa vocation persistait. Après trois mois d’épreuve, le conseiller au
présidial de Bourges se laissa vaincre ; il abandonna à Dieu tout ce qu’il espérait du
génie déjà remarquable de son fils, en qui l’on voyait, suivant l’expression d’alors, une
égale « ouverture, » une égale aptitude pour toutes les choses de l’esprit. La mère du
jeune homme, femme de grand mérite et de haute piété, se prononçait probablement pour
qu’il allât où Dieu l’appelait ; le père lui-même, écoutant sa conscience, ne se trouvait
pas armé pour résister longtemps. Il avait eu dans sa jeunesse la même vocation et ne
l’avait pas suivie. Il donna son fils à sa place, « adorant la conduite de la
Providence et craignant de s’opposer une seconde fois à ses desseins16. »
Ainsi, à quinze ans, Louis Bourdaloue, {p. 106} recevant la bénédiction de son père, entra dans la Compagnie de Jésus
pour y vivre et pour y mourir sous la triple loi de la pauvreté, de la chasteté et de
l’obéissance.
Il acheva ses études et comme écolier, et comme théologien, et comme religieux, et comme
maître. Sa capacité permit de l’employer promptement dans les classes, où parmi ses élèves
les plus remarqués figura Louvois. Il fut professeur de grammaire, de rhétorique, de
philosophie et de théologie morale. Partout on lui reconnut « un génie facile et
élevé, un esprit vif et pénétrant, une exacte connaissance de tout ce qu’il devait
savoir, une droiture de raison qui le faisait toujours tendre au vrai, une application
constante à remplir ses devoirs, une piété qui n’avait rien que de solide
17. »
Ce noviciat dura dix-huit ans.
Bourdaloue, arrivé à ce terme, âgé de trente-trois ans, s’était lui-même trouvé également propre à tout ce qu’il avait fait ; non que sa modestie lui permît de croire qu’il pût exceller en rien : aucun succès n’a pu lui faire perdre la {p. 107} plus humble idée de lui-même. Mais enfin, se sentant autant de goût pour les sciences que de facilité pour la chaire (car on l’avait aussi fait prêcher), il demeurait assez incertain de la carrière qu’il devait spécialement embrasser et de l’emploi où le ciel le destinait. Il s’en remit à ses supérieurs. Ceux-ci, ayant remarqué l’applaudissement que le public avait donné à quelques sermons d’essai, résolurent de l’appliquer uniquement au ministère de la prédication.
On ne voulut pas pourtant le produire tout d’abord à Paris, et ce fut la matière d’un nouveau noviciat. Le prédicateur élu, si l’on veut me permettre ce mot, dut faire une sorte de stage en province, avant d’affronter ces juges délicats de la capitale, que l’on voyait si assidus et si sévères aux sermons et qui déjà avaient entendu Mascaron et Bossuet. Il eut pour auditeur au début de cette carrière, à Eu, la grande Mademoiselle, fille de Gaston, femme d’esprit et de goût à travers les extravagances de son caractère et de sa destinée. Elle l’apprécia et lui en donna plus tard la plus flatteuse marque qu’il pût ambitionner, en le faisant appeler pour l’aider à soutenir la mort. En ce temps, quel qu’on fût, quoi que l’on fit, on rencontrait toujours un prince qui, en général, était bon juge et vous tendait la main pour vous {p. 108} conduire au roi et à Paris. A présent, l’on rencontre ou l’on achète des journalistes. Molière avait trouvé son prince ; Bossuet avait été introduit à Paris par la Reine Mère ; Bourdaloue fut célébré par Mademoiselle. D’Eu, il alla à Amiens, à Rennes, à Rouen, dans d’autres villes. Cela dura quelques années, et ces années comptent dans l’histoire de la littérature française. Molière faisait représenter le Misanthrope, Tartufe et Amphitryon ; Racine donnait Andromaque, les Plaideurs et Britannicus ; Boileau publiait les Satires VIII et IX ; la Fontaine, le VIe livre des Fables. Quels juges ! Enfin les supérieurs de Bourdaloue le trouvèrent mûr et le firent monter en chaire à Paris, dans l’église de la maison ‘professe des Jésuites, rue Saint-Antoine.
U était mûr, en effet ; et l’intelligent public de Paris ne s’y trompa point. De toute la
ville, de la cour même, une foule prodigieuse accourut pour entendre ce nouveau venu déjà
si expert, qui distribuait une doctrine si sûre dans une langue si forte et si correcte,
et qui avait l’art singulier d’enflammer la raison comme d’autres avaient enflammé les
cœurs. Mmede Sévigné y était : « Le Père Bourdaloue prêche ! Bon Dieu ! tout est
au-dessous des louanges qu’il mérite !… J’ai entendu la Passion du Mascaron, {p. 109} qui en vérité a été très belle et très touchante. J’avais grande envie
de me jeter dans le Bourdaloue ; mais l’impossibilité m’en a ôté le goût : les laquais y
étaient dès mercredi, et la presse était à mourir18. »
Guy-Patin n’était probablement pas de ceux qui
empêchaient Mmede Sévigné d’approcher, mais il rendait le même témoignage, dès l’année
précédente : « Il y a ici un certain jésuite, natif de Bourges en Berry, fils du
doyen des conseillers de ce présidial, nommé Bourdaloue, qui prêche avec tant
d’éloquence et une si grande affluence de peuple que l’église est plus que pleine. Son
père était parti de Bourges pour le venir entendre à Paris, mais il est mort en chemin.
Les bons Pères de la Société le prêchent à Paris comme un ange descendu du ciel.
Scaliger le père, en ses exercitations contre Cardan, a dit : Les prêcheurs ont un grand
avantage de ce qu’avec leur esprit échauffé et leur babil prétendu évangélique, ils
mènent le monde où ils veulent, si grand est l’amour qu’on a pour la vie éternelle19. »
Celte note aigre de Guy-Patin fait écho, à dix ans de distance, au premier cri de la Fontaine, découvrant Molière : — C’est mon homme ! {p. 110} écrivait à Maucroix le fabuliste, alors très-engagé parmi les libres penseurs.
Mais, en dépit de Guy-Patin et de tous les libres penseurs de l’époque, d’ailleurs trop lettrés pour n’être pas un peu gagnés eux-mêmes, Bourdaloue fut, dès le premier jour, et resta jusqu’à la fin de sa vie, l’homme du Paris catholique, peuple, bourgeois et grands ; l’homme de Mmede Sévigné, qui ne parle jamais de lui que sur le ton de l’admiration la plus vive, et qui en parle sans, cesse ; l’homme de Bossuet, qui venait l’entendre et qui disait : C’est notre maître ! et bientôt l’homme même de Louis XIV, qui préférait ses redites aux nouveautés d’un autre et sur lequel il eut une influence considérable ; l’homme enfin du menu peuple, qui assiégeait son confessionnal et à qui il donna héroïquement une part notable de sa grande et modeste vie. Chose bizarre ! Bourdaloue eut le don de partager, avec Molière et Arnaud le Janséniste, la principale admiration de Boileau. On connaît les vers du satirique :
Enfin, après Arnaud ce fut l’illustre en FranceQue j’admirai le plus et qui m’aima le mieux.
Le talent de Bourdaloue n’eut point les hésitations, les échecs et les lenteurs de celui de Molière. Il parut tout de suite entier et complet. {p. 111} On ne lui connut ni commencement ni décadence, non plus qu’à sa gloire. Il fut soudain en possession de l’estime et de l’admiration publiques et elles ne le quittèrent plus.
L’invitation à la Cour, cette sorte de couronnement de la renommée d’un prédicateur, ne
se fit pas attendre. Il fut désigné pour prêcher l’Avent de 1672 ; c’est l’année des Femmes savantes, celle qui précéda la mort de Molière. Arrêtons-nous ici,
et voyons Bourdaloue en présence du roi et de la cour, devant cet auditoire où Molière,
dix années auparavant, s’était annoncé autre qu’un comédien ordinaire en prenant la
liberté de haranguer publiquement le roi pour obtenir la faveur de lui donner « une
de ces petites farces dont il régalait la province. »
Bourdaloue aussi, se
mettant un instant en scène, parlera de ce qu’il sait faire, et des œuvres que lui inspire
son zèle pour le roi.
Le voilà donc dans cette chaire redoutée, sur laquelle l’opinion a aussi sa puissance. Il faut braver cette puissance et cependant tâcher de la gagner, puisque, suivant que l’opinion donnera ou refusera sa faveur, la parole de vie, et ici et ailleurs, aura plus ou moins d’efficacité. Le roi {p. 112} est là ; là est ce monde hautain et agité de la cour ; là sont les oreilles difficiles à charmer, les âmes plus difficiles à atteindre. Que dire à ces âmes ? l’ambition les domine et elles ont fait une sorte de vœu de conquérir les biens et les honneurs de la terre ! L’orateur promène sur la foule illustre un regard empreint de commisération, et il annonce qu’il va parler de la récompense des saints.
Il prononce son texte : Réjouissez-vous et faites éclater voire
joie : car une grande récompense vous est réservée dans le ciel.
Sa voix
est rapide, nette et sonore ; lorsqu’il le faudra, on l’entendra tonner. Sa physionomie
est douce et grave, humble, mais avec un grand air d’autorité : à la regarder quelque
temps, elle laisse deviner, comme son style, l’homme né impétueux jusqu’à l’impatience,
mais qui a su s’imposer le frein et qui ne le laisse jamais. Il commence :
« Sire, c’est le Fils de Dieu qui parle, et qui dans l’évangile de ce jour (la fête de tous les Saints) nous propose la gloire céleste, non pas comme un simple héritage qui nous est acquis, mais comme une récompense qui nous doit coûter… Sans rien relâcher de ses droits, ni rien {p. 113}rabattre du commandement qu’il nous fuit de l’aimer comme notre Dieu pour lui-même et plus que nous-mêmes, il veut bien que notre amour pour lui ait encore un retour sur nous ; et, pourvu que noire intérêt ne soit pas un intérêt servile, il consent que nous l’aimions par intérêt, ou plutôt que nous nous fassions un intérêt de l’aimer, car c’est pour cela qu’il nous promet une récompense dont la vue est infiniment capable de nous élever à ce pur et parfait amour qui, comme ajoute saint Chrysostome, réunit saintement et divinement notre intérêt à l’intérêt de Dieu. »
Suivant la méthode invariable de ses discours, étudiée sur le profond de la nature humaine, il expose nettement et fortement les pensées qu’il va développer ; il les réduit en quelque sorte à la substance première, à la graine qui sera l’arbre. Il dépose celte semence dans l’esprit de l’auditeur, comme un germe qu’il amènera ensuite à maturité. Par là, il réussit à intéresser toujours, en évitant toujours de surprendre.
« Je m’arrête aux paroles de mon texte, dont l’exposition littérale va développer d’abord mon dessein. Concevez-en bien l’ordre et le partage : {p. 114} Ecce merces vestra copiosa est in cœlis. Celte récompense, que Dieu prépare à ses élus, est une récompense sûre : Ecce, la voilà : c’est un Dieu qui vous la promet ; et si vous la voulez de bonne foi, elle est à vous : Ecce merces vestra. C’est une récompense abondante, qui n’aura point d’autre mesure que la magnificence d’un Dieu, et qui mettra seule le comble à tous vos désirs : Ecce merces vestra copiosa. Enfin, c’est une récompense éternelle que vous ne perdrez jamais, parce qu’elle vous est réservée dans le ciel où il n’y aura plus de changement ni de révolution : Ecce merces vestra copiosa est in cœlis. Qualités bien propres, chrétiens, à faire, et sur vos esprits et sur vos cœurs, les plus fortes impressions, surtout si vous en jugez par opposition aux récompenses du monde ; c’est-à-dire, par les trois essentielles différences que je vous prie de remarquer entre les récompenses du monde et cette récompense des élus de Dieu : la récompense des élus de Dieu est une récompense sûre ; au lieu que les récompenses du monde sont douteuses et incertaines : ce sera le premier point. La récompense des élus de Dieu est une récompense abondante ; au lieu que les récompenses du monde sont vides et défectueuses : ce sera le second point. La récompense des élus de {p. 115} est une récompense éternelle ; au lieu que les récompenses du monde sont caduques et périssables : ce sera le dernier point. »
On voit par cet abrégé saisissant combien la parole de l’orateur, sans cesser d’être
générale, comme il convient, s’adresse directement à son auditoire. Les traits qui
peignent au vif les misères, les déconvenues, les inassouvissements de l’ambition y
abondent. Il ne craint pas de toucher aux méprises de la faveur, aux aveuglements de
l’ingratitude, aux brutalités du caprice, qui règnent dans le monde, et plus qu’ailleurs à
la cour. Il applique cette parole d’un prophète aux Israélites infidèles : Seminastis multùm, et intulistis parhm ; vous avez beaucoup semé et vous avez peu
recueilli : « C’est-à-dire, vous vous êtes bien tourmentés, vous avez bien fait des
efforts, il vous en a coûté bien des bassesses ; et tout cela s’est
terminé à une vaine et misérable fortune qui n’a pas répondu à votre attente, et qui
s’est trouvée bien au-dessous de vos prétentions. Pourquoi ? Parce qu’en travaillant
pour le monde, vous avez semé dans une terre ingrate, dont vous n’avez dû vous promettre
et qui n’a pu vous rapporter que très peu de fruits. Il faudrait un discours entier, si
je voulais m’étendre {p. 116} sur cette morale, dont
peut-être vous ne serez que trop persuadés, et qui, par l’abus que vous en
pourriez faire, vous servirait de prétexte pour autoriser vos chagrins contre le monde,
et vos plaintes souvent très injustes… Il est vrai, on voit dans le
monde des hommes qui, selon le monde, paraissent amplement récompensés : on en voit dont
les récompenses vont même bien au-delà de leurs services et de leurs
mérites. Mais en voit-on de contents ? en voyez-vous ? en avez-vous vu ?
espérez-vous d’en voir ? Et s’ils ne sont pas contents, à quoi leur servent leurs
prétendues récompenses ? Ils regorgent de biens et d’honneurs, je le veux ; et il semble
que le monde se soit épuisé pour les élever à une prospérité complète. Mais cependant
leur cœur est-il satisfait ? Ne désirent-ils plus rien ? Se croient-ils heureux ?...
Quelque heureux qu’ils parussent, combien leur manquait-il de choses pour l’être ? Vous
me direz qu’ils ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes, puisqu’ils n’étaient malheureux
que parce qu’ils étaient insatiables. Et moi, je réponds : Mais pourquoi, malgré les
faveurs dont le monde les comblait, étaient-ils encore insatiables, sinon parce que
c’est une vérité reconnue, constante, éternelle, que jamais les faveurs du monde,
quelque abondantes que nous {p. 117} les concevions, ne pourront
rassasier le cœur humain ? »
A ce tableau, prolongé et repris sous toutes les faces et dans tous ses détails avec une
inépuisable variété de couleurs, l’orateur oppose la paix, la joie, la félicité des saints
dans le ciel, le bonheur dont jouissent, même sur la terre, les vrais et humbles
serviteurs de Dieu, ceux qui disent avec David cette parole que l’ambitieux des choses de
la terre ne se peut dire sûrement : Satiabor.
« En effet, dès cette vie nous voyons des hommes qui, par un esprit de religion,
renonçant à tout le reste, se trouvent heureux de ne posséder que Dieu et de ne
s’attacher qu’à Dieu. Des hommes détachés du monde qui ont tout quitté pour Dieu, et qui
trouvent tout en Dieu ; des hommes qui, contents de Dieu… enchérissant même sur David,
pourraient dire, non plus comme lui : satiabor, je serai rassasié ;
mais je le suis du seul avant-goût que vous me donnez de votre gloire. Oui, nous en
voyons des exemples ; et Dieu, ou pour nous édifier ou pour nous confondre, nous en met
devant les yeux… Nous ne voyons point de mondains contents du monde, et nous voyons des
serviteurs de Dieu contents du Dieu auquel ils se sont dévoués. Nous ne voyons point de
riches contents de leurs {p. 118} richesses, et nous voyons des
pauvres évangéliques contents de leurs pauvretés. Nous ne voyons point d’ambitieux
contents de leurs fortunes, et nous voyons des hommes, solidement humbles, contents de
leur abaissement. Nous ne voyons point de sensuels contents de leurs plaisirs, et nous
voyons des hommes, non-seulement morts, mais crucifiés pour le monde, contents de leurs
austérités et de leurs croix. En un mot, nous voyons ces béatitudes de Jésus-Christ, en
apparence si paradoxes et si incroyables, authentiquement et sensiblement vérifiées ; je
veux dire, des hommes dans la vue de Dieu, et par un zèle ardent de plaire à Dieu,
heureux de souffrir, heureux de pleurer, heureux de ne posséder rien, parce qu’au milieu
de tout cela ils possèdent Dieu ; pendant que le monde, avec toutes ses prospérités et
toutes ses fausses joies, ne peut être heureux ni content. »
C’est ici que Bourdaloue se met en scène et parle de lui-même. Je ne sais si pareille chose lui est arrivée une seconde fois ; mais il semble que pendant cette première apparition à la cour, convaincu comme toujours de la vérité qu’il prêche et s’en laissant plus émouvoir qu’il ne se le permet ordinairement, il ressente avec une sorte de violence la grâce de la vocation {p. 119} qui l’a écarté pour jamais de tant de brillantes et navrantes misères. Que l’on se rappelle en ce moment Molière à la cour ; non-seulement dans les pièces et les farces où il était acteur, mais dans ces intermèdes où il aimait à paraître sous son nom et comme une sorte de personnage :
« Avoir Dieu pour partage et pour récompense, voilà le sort avantageux de ceux qui cherchent Dieu de bonne foi et avec une intention pure. Le dirai-je, et me permettrez-vous de m’en rendre moi-même le témoignage ? Tout pécheur et tout indigne que je suis, voilà ce que Dieu par sa grâce m’a fait plus d’une fois sentir. Combien de fois, Seigneur, m’est-il arrivé de goûter avec suavité l’abondance de ces consolations célestes dont vous êtes la source, et qui sont déjà sur la terre un paradis anticipé ? Combien de fois, rempli de vous, ai-je méprisé tout le reste et compté le monde pour rien ? Vous bannissiez de mon cœur les vains plaisirs ; mais, pour empêcher que mon cœur ne les regrettât, vous y entriez à leur place ; et dès là, Seigneur, la privation de ces plaisirs était pour moi plus délicieuse que n’en aurait jamais été, ni n’en aurait pu être la possession. Or, si dans ce lieu de bannissement et d’exil, où je ne vous vois qu’à travers le sombre voile de la {p. 120} foi, vous remplissez déjà mon cœur, que sera-ce dans celte bienheureuse patrie où je vous verrai face à face ? Si, en vertu de la profession que j’ai faite, quand j’ai quitté le monde pour vous suivre, je me tiens déjà si riche de votre pauvreté, que sera-ce, et que dois-je espérer des richesses de votre sainte demeure ? Si de souffrir pour vous est un si grand bien, que sera-ce de régner avec vous ? et que serai-je dans la participation de votre gloire, puisqu’il m’est déjà si glorieux et si doux d’avoir part à vos abaissements ? »
On l’avouera, ceci est un peu plus fier que le jeu du philosophe comique, et ce langage donne une autre leçon de dignité humaine à la foule des courtisans.
L’orateur termina, suivant l’usage, par un compliment au roi. Il n’est pas inutile d’en
citer quelque chose. J’ai entendu amèrement critiquer les compliments de Bourdaloue ;
écoulons le premier que Louis XIV reçut de lui : « Il vous serait, Sire, bien
inutile d’être aussi savant que vous l’êtes dans l’art de régner sur les hommes, et
d’ignorer celui qui rend les hommes capables de régner un jour avec Dieu. Si le bonheur
d’un prince pouvait consister dans le nombre des conquêtes, s’il était attaché à ces
vertus royales et éclatantes qui font les héros et que le monde
{p. 121}canonise, Votre Majesté, contente
d’elle-même, n’aurait plus rien à désirer ; elle n’aurait qu’à jouir tranquillement du
fruit de ses glorieux travaux. Mais tout cela, Sire, est encore trop peu pour vous. Il
n’en fallait pas tant pour faire un roi accompli selon le monde : mais Votre Majesté est
trop éclairée pour croire que ce qui fait la perfection d’un roi selon le monde, suffise
pour faire le bonheur et la solide félicité d’un roi chrétien. Régner dans le ciel sans
avoir jamais régné sur la terre, c’est le sort d’un million de saints, et cela suffit
pour être heureux. Régner sur la terre pour ne jamais régner dans le ciel, c’est le sort
d’un million de princes, mais de princes réprouvés, et par conséquent
malheureux. Ma confiance est que, malgré tous les dangers, malgré tous les
obstacles du salut auxquels la condition des rois est exposée, Votre Majesté,
sanctifiée par la vérité, je dis par la vérité des maximes de sa
religion, en gouvernant un royaume temporel, méritera un royaume éternel. C’est dans
celle vue, Sire, que j’offre tous les jours à Dieu le sacrifice des autels : trop
heureux si, pendant que le monde applaudit à Votre Majesté, éloigné que je suis du
monde, je pouvais attirer sur elle une de ces grâces qui font les rois grands devant
Dieu et selon le cœur de Dieu ! Car {p. 122} c’est à vous, ô mon
Dieu ! et à votre grâce, de former des rois de ce caractère, de saints rois ; et ma consolation est que celui à qui j’ai l’honneur de porter votre
parole, par la solidité et par la grandeur de son âme, a de quoi
accomplir vos plus grands desseins. La sainteté d’un chrétien est comme l’effet
ordinaire de la grâce ; la sainteté d’un grand en est le chef-d’œuvre ; la sainteté d’un
roi en est le miracle ; celle du plus grand et du plus absolu des rois en sera le
prodige. »
Quel doux, quel beau, quel noble langage, et comme le respect et l’amour du sujet s’y mêle à la fermeté de l’apôtre !
Les autres sermons de ce premier Avent sont dignes du début, pleins de la même gravité de doctrine, des mêmes courageuses leçons directement données à l’auditoire. Dans le troisième, sur la fausse conscience, il fait un tableau piquant de ce que diraient les austères jansénistes, dont plusieurs l’écoutaient, s’il voulait appliquer à chacun d’eux les lois et les règles des théologiens les plus relâchés, et il y aurait là la matière d’une très bonne comédie. On y trouve aussi cet avis aux gens de cour, un peu plus rude que la littérature du temps n’avait coutume de leur en donner, quoiqu’elle ne les ménageât point : {p. 123}
« Chrétiens, anathème à qui vous dira jamais qu’il y ait pour vous d’autres lois de conscience que ces mêmes lois sur lesquelles les derniers des hommes doivent être jugés de Dieu ; et anathème à quiconque ne vous dira pas que ces lois générales sont pour vous d’autant plus terribles que vous avez plus de penchant à vous en émanciper, et que vous êtes à la cour dans un plus évident péril de les violer. »
Dans le temps que Bourdaloue parlait ainsi, Molière disait à Amphytrion-Monlespan, pour le consoler :
… Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore !
La parole
de Bourdaloue, pour employer le mot de l’Évangile, mordit à la cour
comme elle mordait à la ville. On raconte qu’à la
première représentation des Précieuses ridicules, un vieillard placé au
parterre éleva la voix et cria : Courage, Molière, voilà de la bonne
comédie !
L’anecdote n’est pas authentique, mais
il est certain qu’un témoignage semblable fut donné à Bourdaloue en pleine chapelle
royale. Mmede Sévigné écrit à sa fille, le 15 avril 1672 : « Le maréchal de
Grammont était l’autre jour si {p. 124} transporté de la beauté d’un
sermon de Bourdaloue, qu’il s’écria tout haut, en un endroit qui le toucha Mordieu, il a raison ! Madame éclata de rire, et le sermon en fut tellement
interrompu, qu’on ne savait ce qui en arriverait. »
La renommée de l’orateur était désormais à ce sommet où elle resta sans décroître. Le public apprit vite à le connaître personnellement, et accorda autant d’estime à son caractère et à sa vertu que d’admiration à son génie. Il n’y a point, dans tout le siècle, d’autre exemple d’une gloire si universellement respectée. Bourdaloue est épargné de tous critiques, aucune épigramme ne l’atteint, aucun propos ne le conteste ; et, ce qui n’est pas moins digne de remarque, ce sentiment si général semble n’avoir aucune influence sur celui qui en est l’objet. Il continue sa marche paisible, aussi humble que s’il était parfaitement inconnu. Il ne s’élève pas et ne descend pas ; il ne s’offre ni ne se refuse. On le voit auprès de tous les grands, et jamais dans aucune affaire. II fait son affaire à lui, son devoir, qui est de s’appliquer à l’étude pour enseigner plus dignement, et avec plus de fruits la vérité de l’Évangile. Il assiste les mourants, il console les affligés, il prêche. On va le chercher dans les hôpitaux pour l’amener dans les palais où la douleur {p. 125} l’appelle ; il sort des palais pour rentrer dans sa cellule, ou pour s’asseoir dans son confessionnal, où l’attendaient les gens du plus bas peuple. Il y passait de longues heures, qui étaient pour sa vivacité naturelle des heures de supplice, et il quittait cette fonction pour aller prêcher à la cour, dont les applaudissements le trouvaient aussi victorieux de la vanité que la torture du confessionnal le trouvait doux et patient.
Sa douceur n’était pas moins célèbre que sa sévérité. Il était doux aux humbles et aux
petits ; il faisait trembler les autres. « Le P. Bourdaloue fit un sermon le jour
de Notre-Dame, qui transporta tout le monde ; il était d’une force à faire trembler les
courtisans, et jamais prédicateur n’a prêché si hautement et si généreusement les
vérités chrétiennes. Il était question de faire voir que toute puissance doit être
soumise à la loi, à l’exemple de Notre Seigneur qui fut présenté au temple ; ma fille,
cela fut porté au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés
comme les aurait poussés l’apôtre saint Paul
20. »
Mais arrivons à un acte plus signalé, où le grand prédicateur se montra grand citoyen.
Mmede {p. 126}Montespan régnait. Cette patronne des gens de
lettres, maintes fois servie far Molière, était toute-puissante sur le cœur du roi.
Bourdaloue osa attaquer plus fortement et plus clairement que de coutume la passion qui la
faisait si forte. Un jour, au sortir du sermon, le roi sentit et déplora la honte de ses
liens, et enfin il éloigna la favorite. Lorsque, quelques jours après, le prédicateur vint
prendre congé, le roi lui dit : « Mon père, vous serez content de moi ; Mmede
Montespan est à Clagny. — Sire, répondit le prédicateur, Dieu serait bien plus content,
si Clagny était à cinquante lieues de Versailles. »
En effet, Clagny était trop
près de Versailles ; Mmede Montespan fut rappelée, et le scandale continua. Bourdaloue
attendit, et résolut de frapper plus fort. Mmede Sévigné écrit le 29 mars 1680 :
« Nous entendîmes, après dîner, le sermon de Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à
travers contre l’adultère : sauve qui peut, il va toujours son chemin. »
Le sermon dont parle Mmede Sévigné est probablement le sermon sur l’impureté. On ne peut guère le placer à une autre époque ; car Bourdaloue y parle clairement de la marquise de Brinvilliers, suppliciée en 1676, et des autres {p. 127} empoisonneurs, pour la recherche et le jugement desquels fut instituée, en 1680, 1a chambre ardente. En 1682 Mmede Montespan n’était plus à la cour.
Or, ce sermon sur l’impureté n’est pas seulement un admirable morceau d’éloquence
chrétien ; c’est l’acte d’un mâle courage, et l’une des actions les plus hardies qui aient
heurté le roi le plus puissant et le plus redouté qu’ait eu la France. On fait de Molière
un héros parce qu’il a, nous avons déjà vu et nous verrons mieux encore comment, démasqué
les hypocrites. Mais ces hypocrites, on l’avouera, quels que fussent leur force et leur
crime, n’étaient guère en faveur. La représentation de Tartufe par
autorité royale avait été, nous dit Bazin, « une représaille de la cour contre la
dévotion chagrine, rigoureuse, sans complaisance pour les faiblesses »
, qui
condamnait les désordres dont le roi donnait l’exemple. C’est devant ce roi, en présence
de cette cour, que Bourdaloue allait parler. Il s’adressait à Louis XIV directement. Mme
de Montespan était là, maîtresse déclarée, mère de nombreux enfants doublement adultérins,
que leur père voulait audacieusement légitimer. Auprès de Mmede Montespan, on pouvait
voir Mmede Fontanges, parée des mains de sa rivale, ou {p. 128} plutôt
de son chef d’emploi, par ce calcul ignominieux qui fit descendre les maîtresses du roi
d’un degré plus bas dans l’abjection du vice. Derrière Mmede Fontanges, il y en avait
d’autres, et pour tout dire en un mot, la cour était une espèce de sérail. De désordre
avait triomphé, personne ne l’ignorait. Le roi, parvenu à la force de l’âge et de la
volonté, semblait désormais totalement asservi à la plus impérieuse des passions. Il avait
quarante-deux ans, et nul homme n’était aussi puissant et aussi glorieux sur la terre.
Attaquer en face et la passion et l’homme, pouvait certes paraître une entreprise
téméraire, et tout le monde, même parmi les plus honnêtes et les plus vertueux, en
redoutait l’issue. L’Église ne parlait qu’à voix basse, la magistrature se taisait ; la
ville, où Molière n’avait pas paru en vain, riait et s’amusait ; la cour adorait ; et
quant aux lettres, elles fatiguaient de leurs dédicaces la favorite et ses bâtards.
L’effroi n’atteignit pas le cœur du jésuite. Il se trouve toujours dans l’Église un homme qui craint les jugements de Dieu et qui veut à tout prix remplir son devoir.
Donc, le troisième dimanche de carême 1680, Bourdaloue monte en chaire. Il prononce son
texte d’une voix ferme : « Lorsque l’esprit impur{p. 129}est sorti d’un homme, il va par des lieux arides,
cherchant du repos, et il n’en trouve point. Alors il dit : Je retournerai dans ma
maison d’où je suis sorti : et, à son retour, il la trouve vide, balayée et ornée ; il
part aussitôt et il va prendre avec soi sept autres esprits encore plus méchants que
lui ; ils rentrent dans cette maison et ils y habitent. »
Puis, saluant
le roi, ce roi adulé et adoré, ce sultan chrétien : « Sire, lui dit-il, le démon
qui nous est aujourd’hui représenté dans l’Évangile est le démon d’impureté : cet esprit
immonde, dont l’exercice est de souiller les âmes purifiées par la grâce de
Jésus-Christ, et, toutes spirituelles qu’elles sont, de les rendre toutes charnelles, en
les infectant de la contagion de leur corps. Le Fils de Dieu veut que, entre tous les
autres démons, nous ayons particulièrement horreur de celui-ci, et c’est pour cela qu’il
entreprend lui-même de nous le faire connaître. C’est donc de cet esprit impur que je
dois aujourd’hui vous parler, et il est important de vous en découvrir la malignité,
puisque saint Grégoire nous assure que ce démon, ou plutôt que le vice qu’il entretient
dans nos cœurs, est la cause la plus générale de la damnation des hommes, et que c’est
lui qui tous les jours fait périr tant de pécheurs : Hoc maxime vitio
periclitatur genus
{p. 130}
humanum. Je vous en donnerai une idée dont vous ne pourrez tirer
d’autre conséquence que de le délester et de vous en préserver. Car en
traitant cette matière je me souviendrai toujours que la parole du Seigneur, dont je
suis le ministre quoique indigne, doit être une parole chaste, plus épurée que l’argent
qui passe par le feu et que l’on éprouve jusqu’à sept fois. »
On ne peut s’empêcher de croire que cet exorde, tombant de la bouche d’un homme dont on connaissait la foi, c’est-à-dire l’intrépidité, dut faire courir dans l’auditoire un certain frémissement ; et que ces courtisans qui tournaient le dos à l’autel pour mieux voir le roi, craignirent en ce moment de rencontrer ses regards, et baissèrent les yeux. On les eût étonnés sans doute en leur disant qu’un jour les beaux esprits, pour louer Molière de la guerre qu’il fit aux vices de son temps, imagineraient, afin de relever encore plus sa hardiesse, de parler des adulations de Bourdaloue.
Entrant dans son sujet, le jésuite tint l’engagement qu’il venait de contracter envers
ses auditeurs, ou plutôt envers Dieu. Il prit corps à corps le vice, royal, et sans garder
d’autres ménagements que ceux que lui imposait la dignité de la parole apostolique, il en
montra toute la {p. 131} laideur, toute la bassesse et toute l’infamie.
Il fut non-seulement sans complaisance, mais sans pitié pour a « les faiblesses »
qu’honorait la cour et qu’adoraient et servaient les muses. « Le Bourdaloue frappe
comme un sourd, parlant à tort et-à travers contre l’adultère. Sauve qui
peut ! »
En effet, le jour de ce sermon-là, les « faiblesses » royales reçurent
les avis et on pourrait dire le châtiment qu’elles méritaient. Bourdaloue voulait
manifestement que l’on sût à qui il parlait, et qu’on ne pût pas, le voulût-on, s’y
méprendre. Presque tous les exemples qu’il cite et qu’il accumule s’appliquent au roi.
Comme s’il avait peur de n’être pas assez clair, il appuie avec une intention plus marquée
sur Nabuchodonosor et sur Salomon ; ses réticences mêmes sont significatives, et son bras
devient plus lourd lorsqu’il fait entendre qu’il ne peut l’abaisser.
Il arrache le fard, il déchire les lâches ornements de la passion qui corrompt le roi et
le royaume ; à travers les adulations qui la glorifient, il lui jette son nom. Nous prions
les lettrés qui ont la mémoire pleine des homélies de Molière, de nous prêter un peu
d’attention et de vouloir bien se souvenir que les paroles suivantes ont été prononcées
devant Louis XIV adultère : {p. 132}
« Chrétiens, prenez garde à cette réflexion de saint Bernard, qui me semble
également solide et ingénieuse :
« Quand l’homme se laisse emporter à l’ambition, c’est un homme qui pèche, mais qui pèche en ange ; pourquoi ? parce que l’ambition est un péché tout spirituel, et par conséquent propre des anges. Quand il succombe à l’avarice et à la tentation de l’intérêt, c’est un homme qui pèche, mais qui pèche en homme, parce que l’avarice est un dérèglement delà convoitise qui ne convient qu’à l’homme. Mais quand il s’abandonne aux sales désirs de la chair, il pèche, et il pèche en bête, parce qu’il suit les mouvements d’une passion prédominante dans les bêtes. »
Or, s’il pèche en bête, il n’a donc plus ces lumières de l’esprit qui le
distinguent des bêtes et qui le font agir en homme ; il est donc réduit à l’ignominie de
Nabuchodonosor , il est dégradé de sa condition, il est même au-dessous de
la condition des bêtes, puisque entre les bêtes et lui il n’y a plus d’autre
différence, sinon qu’il est criminel dans son emportement, ce que les bêtes ne peuvent
être . »
Après avoir montré Nabuchodonosor, changé en brute, le prédicateur évoque la figure de
{p. 133} Salomon, qui « n’eut plus de peine à se prosterner
devant des idoles de chair, et qui perdit les plus belles lumières de son esprit, dès
qu’il eut donné son cœur à D’INFAMES CREATURES. »
Sauve qui peut ! mais Bourdaloue ne laisse nulle issue, il ne veut pas qu’on échappe. Il s’adresse aux femmes ; la leçon qu’il leur fait n’est pas inopportune aujourd’hui :
« C’est de vous, mesdames, le savez-vous, et jamais y avez-vous bien pensé devant Dieu ? c’est de vous que dépend la sainteté de la réformation du christianisme ; et si vous étiez toutes aussi chrétiennes que vous devez l’être, le monde, par une bienheureuse nécessité, deviendrait chrétien. Le désordre qui m’afflige est que l’on prétend maintenant, et peut-être avec justice, vous rendre responsables de ce débordement de mœurs que nous voyons croître de jour en jour ; et que l’on n’en accuse plus simplement vos lâchetés, vos complaisances, vos faiblesses, mais qu’on l’impute à vos artifices et à la lâcheté de vos cœurs. N’est-il pas étonnant qu’au lieu de cette modestie et de cette régularité que Dieu vous avait donnée en partage et que le vice même respectait en vous, il y en ait parmi vous d’assez endurcies pour affecter de se distinguer par un enjouement et {p. 134} une liberté à quoi tant d’âmes se laissent prendre comme à l’appât le plus corrupteur ? L’excès du désordre, c’est que toutes les bienséances, qui servaient autrefois de rempart à la pureté, soient aujourd’hui bannies comme incommodes. Cent choses qui passaient pour scandaleuses, et qui auraient suffi pour rendre suspecte la vertu même, ne sont plus de nulle conséquence. La coutume et le bel air du monde les autorisent, tandis que le démon d’impureté ne sait que trop s’en prévaloir. Le comble du désordre, c’est que les devoirs les plus généraux et les plus inviolables chez les païens mêmes, soient maintenant des sujets de risée. Un mari sensible au déshonneur de sa maison est le personnage que l’on joue sur le théâtre ; une femme adroite à le tromper est l’héroïne que l’on y produit ; des spectacles où l’impudence lève le masque et qui corrompent plus de cœurs que jamais les prédicateurs de l’Évangile rien convertiront, sont ceux auxquels on applaudit. Assujettissement, dépendance, attachement à sa condition, tout cela est représenté comme une espèce de tyrannie dont le savoir-faire doit affranchir. C’est ce qu’on ne se lasse point d’entendre ; et tel qui, par sa triste destinée, y a le plus d’intérêt, est le premier à s’en divertir. Imaginez-vous d’ailleurs {p. 135} un mari qui, pourvu par le don de Dieu d’une femme prudente et accomplie, ne laisse pas de s’entêter d’une passion bizarre ; aime par obstination ce qui souvent n’est point aimable, et ne peut aimer par raison ce qui mérite tout son amour ; ne se rebute de ce qui lui est permis, que parce qu’il lui est permis ; et ne s’attache avec ardeur à ce qui lui est défendu que parce qu’il lui est défendu ; traite avec dureté et avec rigueur ce qui devrait être l’objet de sa tendresse, et adore opiniâtrement ce qui est la cause visible de tous ses malheurs. Voilà ce que j’appelle désordres ; et combien encore y en a-t-il d’autres que je passe, et que je ne puis marquer ? »
Plusieurs traits dans cette page nous rappellent Molière et nous ramènent à lui. Dans la
préface qu’il a mise au Tartufe, cet athlète de la morale publique, qui
ne pensait guère, comme Bourdaloue, à épurer sept fois sa parole, assure que « le
théâtre a une grande vertu pour la correction des vices. »
— « Les plus
beaux traits d’une sérieuse morale, ajoute-t-il, sont moins puissants, le plus souvent,
que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture
de leurs défauts. C’est une grande {p. 136} atteinte aux vices, que
de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions, mais
on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être
ridicule. »
Assurément, l’argument est faible, et il le paraît surtout après ce
que l’on vient d’entendre ! Que peut le théâtre contre le voluptueux ? La belle école pour
raffermir une vertu chancelante que celle d’Arnolphe, de Sganarelle, d’Amphitryon et de
Georges Dandin ? Et que tout cela avait bien gêné le roi et les maîtresses !
Si l’on parle de guerre courageuse et hardie contre les vices du temps, il nous semble que le jésuite Bourdaloue est un autre héros que le comédien Molière. Et si l’on objecte que Bourdaloue ne risquait rien à parler comme il l’a fait, que risquait donc Molière ? Bourdaloue s’était mis à couvert à force de vertus, Molière à force de services ; le religieux avait conquis la liberté de sa parole en vivant pauvre, chaste, mortifié, désintéressé de tout ce qui ne regardait pas la cause de Dieu ; le comédien avait acquis cette liberté par l’audace de ses flatteries, et par le zèle avec lequel il immolait au roi tout ce qui gênait ses vices.
Lorsque Bourdaloue eut prêché le sermon sur {p. 137} l’impureté, le
roi quitta la chapelle grave et rêveur. Les courtisans se regardaient sans oser s’adresser
la parole. Cependant tout le monde était occupé de ce que l’on venait d’entendre ; on
avait besoin d’en parler, besoin surtout de savoir ce qu’en pensait le maître. Le maître
se taisait : le jésuite, solitaire et évité, reprit le chemin de sa cellule. Avant d’y
rentrer il resta probablement, suivant sa coutume, plusieurs heures au confessionnal à
recevoir les aveux de ces pénitents pauvres dont le nombre était si grand autour de lui,
qu’il avait dû refuser d’y admettre Mmede Maintenon, déjà plus influente que les
maîtresses, et qui disait elle-même à cette occasion : Et pourtant ma
conscience n’était pas à dédaigner.
L’homme apostolique vit le triomphe de sa parole et de ses prières. Mmede Montespan quitta la cour et n’y fut point remplacée. Le roi revint à son épouse dédaignée, et ses mœurs, jusqu’à la fin de ses jours, furent celles d’un chrétien.
Bourdaloue, pendant vingt-quatre ans encore, continua d’évangéliser la cour et la ville, toujours humble, toujours pauvre et mortifié, toujours en confessionnal ou dans la chaire ou au chevet des mourants. Lorsqu’il n’était pas dans ces emplois, {p. 138} enfermé dans sa cellule avec ses livres, sans feu au cœur de l’hiver, il composait ces sermons qui sont restés des modèles de dialectique, de style sévère, de forte morale, et qui demeureront l’une des plus belles applications des forces du dogme chrétien aux faiblesses sans nombre de l’âme humaine.
Deux événements seulement sont à noter dans le cours uniforme de cette vie si pleinement
dévouée au plus noble et au plus nécessaire des services publics. En 1685, le roi, qui
devait l’entendre pendant l’Avent, le donna aux nouveaux convertis du
Languedoc à qui il avait résolu d’envoyer des missionnaires. « Les courtisans,
dit-il, entendront peut-être des sermons médiocres, mais les Languedociens apprendront
une bonne doctrine et une belle morale21. »
Ce fut ainsi que la Providence fournit à Bourdaloue
l’occasion de visiter les contrées qui avaient vu Molière et le sieur d’Assoucy. Il y fut
écouté et admiré, et il eut la joie d’éclairer, de ramener, de raffermir et de consoler un
grand nombre d’affligés.
Cependant, cette estime et ces applaudissements qui l’environnaient produisaient sur son {p. 139} âme une impression bien différente de celle que la gloire avait produite, entretenue et comme enracinée et exaspérée dans l’âme de Molière. Molière, comme nous l’avons vu, voulait rester sur la scène à tout prix, même au prix de la vie ; Bourdaloue voulait se retirer, quitter Paris, se cacher dans quelque maison de province, pour consacrer ses dernières années à la méditation de la mort. Prévoyant des difficultés de la part de ses supérieurs en France, il s’adressa au général de la Compagnie. Cette tentative ne réussit pas. On le pria de réfléchir et d’attendre. Il attendit un an et renouvela ses instances auprès du général. On a conservé sa lettre.
« Mon très révérend Père, Dieu m’inspire et me presse même d’avoir recours à votre paternité, pour la supplier très humblement, mais très instamment, de m’accorder ce que je n’ai pu, malgré tous mes efforts, obtenir du révérend Père provincial. Il y a cinquante-deux ans22 que je vis dans la Compagnie, non pour moi, mais pour les autres ; du moins, plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m’empêchent de travailler autant que je voudrais {p. 140} à ma perfection, qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille ; je dis plus tranquille, afin qu’elle soit plus régulière et plus sainte. Je sens que mon corps s’affaiblit et tend vers sa fin. J’ai achevé ma course ; et plut à Dieu que je pusse ajouter : j’ai été fidèle ! Je suis dans un âge où je ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu’il me soit permis, je vous en conjure, d’employer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par-là à mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu’il plaira aux supérieurs (car je n’en demande aucune en particulier, pourvu que je sois éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie dans l’amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes vœux, etc. »
Le général ne résista pas à cette lettre ; il accorda au P. Bourdaloue ce qu’il demandait. Mais les supérieurs locaux intervinrent encore, suspendirent la permission, et enfin la firent retirer. Bourdaloue voulut obéir et demeura. Il continua sa vie laborieuse. On voit dans le journal de l’abbé Le Dieu qu’il prêcha le 22 octobre 1702, aux {p. 141} Ursulines de Meaux. Bossuet y avait dit la messe et assista au sermon. Tous deux étaient près de leur fin. Bossuet mourut le 12 avril 1704 ; la même année, le 11 mai, Bourdaloue tomba malade et se sentit frappé à mort. II avait entendu des confessions et avait prêché la veille, déjà très souffrant depuis quelques semaines. Le jour de la Pentecôte, se soutenant à peine, il célébra la sainte messe pour la dernière fois. « Il faut maintenant, dit-il, que je fasse ce que j’ai si souvent prêché aux autres. » Et le 13 mai, plein d’humilité et de sérénité, il rendit doucement son âme au Dieu qu’il avait uniquement servi.
V.
Tartufe §
{p. 143}Revenons sur nos pas et considérons dans le détail le contraste, ou pour mieux dire, la lutte des deux moralistes dont nous avons tracé le portrait général et esquissé la vie. Voyons ce qu’ils ont dit à l’Homme, ce qu’ils ont fait contre ses vices, et comment ils s’y sont pris chacun à sa manière pour l’introduire, le guider et le soutenir dans la voie du bien. Nous commencerons cette étude parle Tartufe, qui résume et domine toute l’œuvre de Molière et qui forme le rayon le plus éclatant de son auréole. Molière est l’ennemi, on dit presque le vainqueur, de l’hypocrisie ; c’est par là que son génie est surtout signalé à l’admiration de la foule, et non-seulement son {p. 144} génie, mais plus encore son caractère. Sans le Tartufe, on n’aurait pas songé à forger pour lui celte espèce de barbarisme académique, qui le met à part et au-dessus des autres écrivains et poêles, comme grand homme de bien. Là, il a montré par excellence sa profondeur, sa connaissance du cœur de l’homme, son courage, sa sincérité, son habileté, tous ses mérites et toutes ses vertus. Il a pris corps à corps un ennemi formidable, caché, le plus dangereux de tous ; il l’a combattu, démasqué, terrassé, et il reste debout sur ce cadavre comme sur un piédestal éternel. Examinons-le donc dans cette force et dans cette beauté ; nous saisirons ensuite d’un œil plus libre les autres hauts faits de sa morale et nous en démêlerons mieux le caractère uniforme.
Allons d’abord aux sources de l’inspiration de Molière. L’histoire du Tartufe n’est pas moins intéressante que l’œuvre elle-même, et nous fournit par avance un commentaire déjà volumineux. Nous l’emprunterons aux Notes de Bazin, écrivain que l’on ne peut accuser de partialité contre le poète.
Bazin nous dit donc que, dès 1664, et bien avant qu’il fût dans le commerce du public, le
Tartufe était devenu un événement du monde. {p. 145} C’était le temps des premières fêtes, des premières amours, le temps de Vile enchantée. Le règne était jeune, l’époque pleine de plaisirs, et l’on n’y
trouve pas tout de suite l’à-propos d’une œuvre amère, qui semble plutôt, au premier
abord, faite pour les derniers jours de ce roi galant et de ces courtisans débordés. Bazin
ne se l’explique, dit-il, « qu’en y regardant de près et dans le détail. »
Ce détail, il l’expose avec la courte vue du libre penseur. Il signale l’irritation et les
vues étourdies et téméraires du jeune roi, acceptant le concours du comédien contre les
censeurs de ses dissipations scandaleuses ; il ne devine pas ou ne veut pas voir la
passion du conspirateur qui suggère au monarque une pareille alliance et qui saura s’y
faire une part que le roi ne voudrait pas lui accorder. Le règne était jeune et content,
mais Molière, à la fois courtisan et bouffon, favori et banni, révolté contre une société
dans laquelle il aurait pu prendre une place meilleure, maintenant abdiquée à jamais,
Molière n’est plus jeune et n’est pas satisfait. Il offre au roi de le venger des gens
religieux qui l’ennuient ; il se vengera, lui, de la religion qui le condamne. Écoutons
Bazin.
« Il y avait alors un parti religieux, sévère. {p. 146} grondeur et persécuté, partant tout disposé à la censure des dérèglements joyeux de la cour. Le roi, qui donnait en effet l’exemple du désordre, et à qui le parti était suspect par ses anciennes relations avec les chefs de la fronde, ne pouvait que trouver bon qu’on se moquât aussi de cette cabale austère qui l’importunait, et il ne vit pas certainement autre chose dans Tartufe qu’une plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les faiblesses. La cour le prit ainsi et s’en égaya fort ; mais la ville s’alarma. La ville était et est restée toujours, tant que dura cet état de la société, très favorable au jansénisme. En fait d’opposition, on prend ce qu’on trouve, et la querelle religieuse était restée, pour bien des gens à qui l’on avait interdit le débat politique, un pis-aller assez sortable. Ceux-là donc, et nous voulons dire les magistrats, les bons bourgeois, les notables de paroisse, étaient disposés à blâmer ce que Versailles approuvait. »
Ainsi, Molière se constituait le défenseur de la politique et des plaisirs du roi contre l’Opposition, et il faisait cela sans vergogne, dans toutes les conditions du genre, dont la principale est de diffamer ceux que l’on attaque d’autant plus {p. 147} violemment qu’ils sont moins en état de se défendre. Un seul trait en fera juger.
On sait quelle nuée de commentateurs (plus ladres, pour le dire en passant, les uns que les autres) ont chargé de leurs réflexions les marges du Tartufe. L’un d’eux, assez récent et qui semble assez estimé, Aimé-Martin23, affiche l’anecdote suivante au bas de l’un des portraits tracés par Dorine dans la première scène. Il s’agit d’Oranie, prude à son corps défendant,
Qui ne saurait souffrir qu’un autre ait les plaisirsDont le penchant de l’âge a sevré ses désirs.« Sous les traits d’Orante, dit Aimé-Martin, nous reconnaîtrons la duchesse de Navailles, ambitieuse, prude et dévote, qui censurait tout à la cour et ne pardonnait rien ; Molière flattait ainsi secrètement le roi et réjouissait la jeune cour, charmée de voir livrer au ridicule un censeur hypocrite et dangereux....
« Toute la cour censurait alors comme Dorine l’austérité chagrine de la duchesse de Navailles, qui, pour plaire aux reines (la mère et la femme de Louis XIV), défendit au roi l’entrée des {p. 148} appartement des filles d’honneur (la vilaine !) et fit placer ces grilles restées fameuses dans l’histoire. Ce scandaleux éclat n’avait d’autre but que d’empêcher les entretiens du roi avec Mlle Lamotte-Houdancourt à travers les fentes d’une cloison. La duchesse de Navailles devait sa fortune à Mazarin, dont elle avait servi les intrigues pendant la Fronde, sous le nom de Mlle de feuillant. Ce portrait et celui de Mmede Soissons (Daphné, notre voisine, dans la même scène) sont si ressemblants et la cour était alors si occupée des intrigues de ces deux femmes, qu’il est impossible de ne pas prêter à Molière le dessein secret de complaire à son maître en les frappant de ridicule. »
Notez que Mmede Navailles n’avait pas été frondeuse, puisqu’elle devait sa fortune à
Mazarin, et que son ambition (ambitieuse, prude et dévoie), un peu
différente de celle de Molière, allait à perdre les bonnes grâces du roi, en contrecarrant
des « entretiens » où il se plaisait sans doute. Mmede Navailles et son mari furent, en
effet, disgraciés, et l’injure de Molière s’adressait à des gens de bien qui étaient
frappés pour avoir fait leur devoir. Saint-Simon parle de cette duchesse de Navailles, que
nos {p. 149}
poqueliniens outragent encore après deux cents ans. Il l’appelle
« une femme d’esprit qui avait conservé beaucoup de monde, malgré ses longs
séjours en province, et d’autant de vertu que son mari. »
Les filles d’honneur
étaient sous sa garde. Lorsqu’elle vit les entreprises du roi et qu’elle sut qu’il y avait
non pas une cloison, mais une porte, par où il s’introduisait de nuit dans leur
appartement, elle tint sur cela conseil avec son mari : « Ils mirent la vertu et
l’honneur d’un côté ; la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l’exil de
l’autre ; ils ne balancèrent pas. La duchesse, sans bruit, sans éclat, avec toute la
célérité et le mystère qu’il fallait, prit ses dispositions. Le roi voulut ouvrir la
porte ; elle était murée. Une pardonna ni à la duchesse ni à son mari. Sur-le-champ il
leur envoya demander la démission de toutes leurs charges, et les chassa de la cour, ne
leur laissant qu’avec beaucoup de peine, et pour obéir à sa mère, le gouvernement du
pays d’Aunis. Ils souffrirent tout avec noblesse, ne rentrèrent jamais complètement en
grâce et ne cessèrent pas d’être honorés. »
Saint-Simon, en terminant le portrait de la duchesse de Navailles, dit qu’une étrange avarice déparait un si beau caractère. Ici, l’avarice {p. 150} même rehausse cette femme courageuse, puisqu’en sacrifiant la faveur du roi, elle en perdait les avantages matériels. Voilà quelles gens décriait Molière, et diffament encore, à sa suite, des écrivains qui font ce que nous savons, pour un ruban, pour une gratification, pour le moindre rayon de la faveur royale ou populaire.
Quant à Mmede Soissons, moins digne d’estime, elle était accusée d’avoir éventé et
calomnié les « entretiens » de Louis XIV avec Mlle de la Vallière. Molière connaissant
l’innocence de ces relations et qui serait mort plutôt que de soupçonner la vertu de son
roi, ne pouvait mieux faire que de livrer Mmede Soissons, comme Mmede Navailles, à la
langue de Dorine, « maîtresse fille, »
dit maître Martin, dont le rôle
était joué par Madelaine Béjart, maîtresse femme et surtout bien choisie pour démonétiser
les prudes !
Jour de Dieu ! car c’est le cas de parler comme MmePernelle, si du temps que Martin écrivait, quelque misérable s’était avisé de faire le même métier que Molière ; si l’opposition s’ôtait avisée de condamner les mœurs du prince et qu’un journaliste ou un vaudevilliste eut osé diffamer, décrier, tourner en ridicule les chefs de cette opposition, à quel pilori l’ami du prince n’eût-il pas été attaché ! {p. 151} Louis XIV voulait donc, non pas uniquement par zèle pour la belle littérature et les bonnes mœurs, que le Tartufe fût représenté.. Il lui plaisait que les censeurs de ses amusements parussent ridicules à Paris comme à Versailles. Mais, ainsi que le dit Bazin, l’entreprise n’allait pas toute seule. La représentation de Tartufe devint véritablement une affaire d’État. Molière se sentant soutenu, y déploya une activité, une persévérance, une audace incroyables. Il ne s’ennuyait point au jeu. Toutes ces difficultés pour arriver à la représentation, toutes ces inimitiés déclarées, bravées, aiguisées, mais destinées à être vaincues, étaient autant d’éléments et de garanties du succès futur. En les combattant, Molière savait les exploiter. Tout ce qui se fait d’ingénieux en ce genre dans notre siècle de réclames, reste bien loin de cette merveille du passé.
La principale opposition venait des jansénistes. On sut les désarmer et même les
intéresser au triomphe de l’auteur en se servant de leur passion contre les jésuites. Dans
l’action il arrive un moment où le professeur de dévotion outrée,
l’homme dont Orgon suit avec une entière bonne foi les rudes maximes, vient à employer,
pour excuser et justifier sa passion, une doctrine plus commode, plus humaine, une {p. 152} doctrine corrompue et corruptrice. Cette doctrine était
précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites, leurs ennemis déclarés. On
leur fit entendre que tout l’objet de la comédie nouvelle était là et qu’en un mot,
« Tartufe continuait les Provinciales. »
Auprès des jésuites et de leurs amis, on disait qu’Orgon
était du parti ; on se targuait d’une approbation donnée par le légat du pape, devant qui
la pièce avait été lue ; on avait l’agrément du roi, celui de M. le Prince, celui de la
reine mère, et encore celui de plusieurs prélats et personnes de piété. C’était un peu assassiner les pauvres dévots avec un fer sacré, mais la bonne morale n’a
pas à rougir de ces peccadilles :
Il est avec l’honneur des accommodements.
L’auteur allait chez les courtisans réciter sa comédie proscrite par les hypocrites ;
quelquefois il allait aussi chez les courtisanes. Il y en eut une lecture célèbre chez
Ninon. Les curés de Paris, avertis des beautés de l’ouvrage, s’alarmaient de plus en plus.
L’un d’eux, prévoyant ce que pouvait oser l’auteur de l’École des femmes
et du Festin de pierre, cria publiquement au secours. Molière en profita
pour solliciter la représentation, afin de démontrer son innocence, {p. 153} laissant le roi juge de ce qui lui serait dû pour sa réputation
attaquée. Il n’y a point de meilleure scène dans la pièce : « Votre Majesté juge
bien elle-même combien il m’est fâcheux de me voir exposé tous les jours aux insultes de
ces messieurs ; quel tort me font dans le monde de telles calomnies s’il faut qu’elles soient tolérées, et quel intérêt j’ai enfin
à me purger de cette imposture et à faire voir au publie que ma
comédie n’est rien moins que ce qu’on veut qu’elle soit. Je ne dirai
point, Sire, ce que j’aurais à demander pour ma réputation, et pour justifier à tout le
monde l’innocence de mon ouvrage : les rois éclairés comme vous n’ont pas besoin qu’on
leur marque ce qu’on souhaite ; ils voient comme Dieu ce qu’il nous
faut et savent mieux que nous ce qu’ils nous doivent accorder. »
Louis XIV donna tort au curé qui avait osé suspecter les intentions du bon M. de Molière :
Ah ! traître, oses-tu bien, par cette fausseté,De sa vertu vouloir ternir la pureté !
Le Tartufe parut enfin, et l’immense applaudissement retentit encore. Molière ne voulut pas triompher avec modestie. Nous avons déjà parlé de sa préface, où il raille et siffle impitoyablement {p. 154} ses vaincus, et leur dit pour son compte avec délices :
La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir.
Il eut encore soin de joindre à la pièce imprimée, les placets par lesquels il avait
sollicité et obtenu la faveur royale. Rien ne pouvait davantage envenimer la profonde
blessure que recevait la religion. Le troisième placet surtout est d’une audace étonnante,
et l’on ne s’explique pas que Louis XIV ait pu permettre une raillerie qui passe de si
loin la mesure. Molière y sollicite, du ton le plus dégagé, un canonicat
de la chapelle royale de Vincennes pour le fils d’un médecin de ses amis :
« Oserais-je demander encore cette grâce à Votre Majesté, le propre jour de la
grande résurrection de Tartufe, ressuscité par vos bontés ? Je suis
par cette première faveur réconcilié avec les dévots, et je le serai par cette seconde
avec les médecins. »
Il faut avouer que Bourdaloue était moins familier.
C’est que le valet de chambre tapissier rendait d’autres services que le prédicateur, des services familiers autant que politiques. Il s’était moqué des prudes, des dévotes, des maris trompés, toutes gens que le roi n’aimait point, {p. 155} et que même il était forcé de craindre. Mais
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,O prince ! et je sais l’art de lever les scrupules.
Ayant su faire agréer toutes les flatteries, le comédien sentit qu’il pouvait faire excuser toutes les audaces. Et, tandis que les fidèles réclamaient contre son impiété peu dissimulée, il se donna le plaisir d’installer publiquement, dans la chapelle royale, un chanoine de sa façon. L’affront ne fut pas subi tout à fait en silence. Un peu plus tard une parole officielle du clergé montra qu’il prévoyait les périls de l’avenir. En plein règne de Louis le Grand, son époque si glorieuse et si admirée fut traitée de lie des siècles. On peut conjecturer que l’insolente faveur de Molière ne fut pas étrangère à ce cri d’épouvante qui resta isolé et qui parut peut-être trop violent. Il n’était, hélas, que prophétique. Aujourd’hui nous pouvons comprendre pourquoi la race de Louis XIV, au bout d’un siècle, fut si terriblement abaissée devant la race de Poquelin.
Voyons quelle sorte de guerre Molière a su faire à l’hypocrisie.
La perfection d’une comédie n’est pas fout entière dans l’agrément du style et dans la
durée du succès. L’art et la raison exigent davantage. {p. 156} Ils
exigent que le poète rassemble des caractères variés dans une action prompte qui ne
s’écarte pas de la vraisemblance et qui laisse au spectateur une utile leçon. Il faut que
les hommes s’y montrent, que les événements s’y passent comme dans l’ordinaire de la vie ;
que toutes les péripéties, jusqu’à la dernière, soient amenées non par des aventures
fortuites, mais par le jeu naturel et logique des caractères et des passions, et qu’enfin
le dénouement donne satisfaction au sentiment de la justice sans faire violence à la
vérité. A moins d’être un amusement puéril et indigne de la grandeur de l’esprit humain,
le poème dramatique doit offrir un abrégé de la vie humaine ; il doit se terminer toujours
comme elle se terminera, par cet acte de discernement suprême, où d’accord avec le juge et
avec les témoins, le méchant, non-seulement châtié, mais encore convaincu, confessera
qu’il s’est volontairement, et au mépris de sa conscience, engagé dans l’abîme. La morale
le veut ainsi, car elle ne peut se séparer de la vérité ; l’art le veut également, car le
beau, ce seul but de l’art, n’est la splendeur du vrai que parce qu’il en est l’évidence.
Si les caractères sont faux ou violemment outrés, si les événements paraissent
chimériques, l’auteur esquive les difficultés qu’il fallait {p. 157}
vaincre ; et le spectateur, jeté de fantaisie dans un monde qu’il ne connaît plus, ne
prend à ce qu’il voit qu’un plaisir stérile ou dangereux. Il ne le goûtera pas moins sans
doute, il le goûtera même avec plus d’ivresse, car l’art volontairement inférieur qui
s’applique à le tromper, s’applique également à le séduire et prend soin de caresser ses
passions. Le spectateur veut bien qu’on lui présente un miroir, il aime mieux qu’on lui
apporte des victimes, surtout certaines victimes ; et alors, la fureur de ses
applaudissements pourra étouffer sans recours le modeste murmure du bon sens et les vaines
protestations de la justice. Mais le bon sens, la justice, le goût n’en auront pas moins
le droit de prendre à fart le poète, enflé de son triomphe, et de lui reprocher de n’avoir
fait qu’un mauvais et coupable ouvrage. Ils lui diront : « La vérité n’y est pas
observée, la morale y est trahie. Vous connaissez bien le parterre, mais vous connaissez
mal le cœur humain, ou vous ne le connaissez que pour en flatter honteusement les plus
condamnables faiblesses. Vous trompez et vous corrompez le public pour obtenir ses
suffrages. Jugez-vous là-dessus, vous qui prétendez juger le monde ! »
Ces critiques s’appliquent au Tartufe. Il n’y a {p. 158} dans la pièce qu’un seul caractère, auquel tous les autres sont sacrifiés, et ce seul caractère est faux.
Tartufe n’est pas un hypocrite, c’est un escroc, de la plus sotte comme de la plus vile espèce, qui se laisse jouer stupidement. On ne peut imaginer Tartufe, tel que le peint Molière, dans une autre maison que celle de l’inepte Orgon. Il faut l’entière et rare imbécillité de ce bourgeois pour que le fourbe ne perde pas aussitôt tout crédit. La Bruyère a signalé ce défaut capital24. L’hypocrisie est plus subtile, elle trompe des esprits plus ouverts, elle se garde mieux des embûches qu’on peut lui tendre. Tout sot que soit Orgon, dès que Tartufe paraît, le spectateur a besoin d’être gagné d’avance au dessein du poète pour accepter la vraisemblance d’un pareil aveuglement. Une charge si crue implique des dupes {p. 159} trop sottes. Certainement nous sommes, nous autres chrétiens, un troupeau facile à tromper ! Nous supposons volontiers la bonne foi ; quantité de gens d’esprit qui font des affaires en savent quelque chose. Néanmoins un certain art est encore nécessaire, et Tartufe ne l’a point. Nous nous laissons plus souvent prendre à la feinte franchise d’un mécréant déclaré, qu’au miel toujours suspect de la feinte dévotion.
La scène la plus admirée est celle du troisième acte dans laquelle Orgon, apprenant que Tartufe a voulu corrompre sa femme, répond à cette dénonciation, confirmée par Elmire, en faisant à Tartufe une donation de tous ses biens. Les commentateurs s’extasient sur cette scène étonnante. Étonnante, en effet ! non-seulement par la crédulité d’Orgon, qui tient du prodige, mais par cette fureur de dupe qui le porte à dépouiller ses enfants. Il n’est pas possible de forcer plus outrageusement la nature, et Orgon devient une sorte de monstre plus rebutant que Tartufe lui-même. Après lui avoir ôté l’esprit, Molière lui ôte ici le cœur ; en quoi il pèche deux fois contre la plus indispensable vraisemblance, ce trait d’Orgon n’étant ni d’un père, ni d’un chrétien qui observe sa religion. II n’y a point de dévot, pour absurde et mauvais chrétien qu’on le {p. 160} suppose, qui ne sache qu’une part au moins de son bien appartient à ses enfants et qui se décide à les dépouiller sans consulter son confesseur. Est-ce qu’Orgon ne se confesse pas ou faut-il supposer que Tartufe a gagné le confesseur d’Orgon ? Mais alors tout cela crève de scélératesse et d’iniquité ; c’est une histoire de bandits que nous avons sous les yeux, et non pas un épisode du spectacle ordinaire de la vie.
Notez que ce brutal Orgon, ce fanatique sans yeux, sans jugement et sans entrailles, représente le vrai dévot, par opposition au faux dévot qui est Tartufe. MmePernelle et lui sont les seuls personnages dans la pièce qui se piquent sincèrement de dévotion, les seuls qui se fassent une affaire de leur salut. Tous les autres n’en prennent qu’à leur aise. Elmire, sans doute, n’offre pas le modèle delà simplicité et de la retenue chrétiennes, et l’on peut conjecturer que le pauvre Orgon verra beau jeu quand son fils et sa fille seront mariés. L’accommodant Cléante ne gênera guère les entreprises de cette jeune femme, si instruite de la sottise de son mari et si experte à faire parler les gens. Tout au plus lui débitera-t-il quelque tirade, dont elle rira. Quant à Dorine, espèce de Cléante en cornette, qui donne aussi dans le sublime à travers ses {p. 161} impertinences25, elle est toute façonnée au métier que font ordinairement les valets dans la maison de Molière.
Où donc sont les « dévots de cœur », les vrais gens de bien dont le contraste serait indispensable, si Molière, sincèrement, n’avait voulu décrier que l’imposture ? Cléante nous dit bien :
Regardez Ariston, regardez Périandre,Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre.
J’ai beau regarder : ni Périandre, ni Polydore, ni aucun de ces parangons de vertu ne se
montrent ; ils restent dans la coulisse. Orgon tout seul avec MmePernelle, aussi folle
que lui, demeure pour soutenir l’honneur du nom chrétien. Voilà où le dessein de Molière
se découvre, où se déclare le parti pris de diffamer la piété. Car si l’on veut à toute
force justifier l’audacieuse hypocrisie des placets au roi et de la préface, et prétendre
que l’imposture est l’unique {p. 162}ennemi à qui l’auteur se soit
voulu prendre, encore faut-il avouer, en étudiant le caractère d’Orgon, que l’auteur s’est
étrangement et grossièrement trompé, puisqu’il a moins froissé le masque même que le
visage. Le faux dévot est un coquin, mais le vrai dévot est un butor. La sincérité de
celui-ci n’est pas moins désagréable et dommageable à ceux qui l’entourent que la
fourberie de celui-là. Il les maltraite, les insulte, les tyrannise, les déshérite ; il
trahit la confiance d’un ami malheureux ; il verrait sans sourciller mourir amis, enfants,
mère et femme, et tout cela par un principe de piété. Les sentiments
pieux, mon frère, que voilà !
Et ce n’est rien encore : quand l’imposteur
s’est enfin dévoilé, notre homme, changeant de style, croit aussitôt, comme le premier
venu du parterre, que tout dévot voudra lui prendre sa cassette et sa femme :
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;J’en aurai désormais une haine effroyable !
Aimable caractère, et propre à relever la vraie dévotion dans l’estime de ceux des spectateurs qui n’auront pas eu la fortune de rencontrer Alcidamas et Ariston ! A la vérité, Cléante est là, pour débonder encore quelques sentences. Il reprend Orgon, condamne son emportement, et {p. 163} lui conseille de se laisser plutôt piper une seconde fois que de faire injure au « vrai zèle ». Mais cette leçon ne vient guère à propos, et je doute que le spectateur soit disposé à en faire son profit. Il est bien plus croyable que le spectateur concevra les sentiments qu’Orgon vient d’exprimer à l’égard de tous les « gens de bien ». Cléante lui-même, s’il voulait continuer de placer ses belles maximes, serait noté de tartuferie. Voyez-le dans un cercle de libres penseurs, débitant avec componction des lieux communs de morale dévote comme ceux-ci :
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,Et laissons aux censeurs une pleine licence !.... Faisons toujours ce que le ciel prescrit,Et d’aucun autre soin ne nous troublons l’esprit.Je sais comme je parle et le ciel voit mon cœur !.... Ne regardez point aux intérêts humains,Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
C’est Tartufe ! dirait-on. Et en effet, tous ces dictons de Cléante seraient populaires à titre de traits d’hypocrisie, si Molière les avait mis dans la bouche de son Tartufe, qui parle en plusieurs rencontres exactement de la même façon. Pour tromper, l’imposteur doit parler la langue des gens de bien, et tel a ôté le succès de sa fourberie {p. 164} qu’aujourd’hui ce sont les gens de bien qui parlent comme l’imposteur. Croirons-nous que Molière, tout rempli d’estime pour le « vrai zèle », n’a pas voulu ce résultat, qu’il n’y a là qu’une maladresse de son génie, et que ce sont uniquement les malignes interprétations de l’auditoire qui ont tourné contre la dévotion, contre « le vrai zèle », ce qui n’était dans son dessein qu’une légitime et honnête satire de la piété feinte ou mal conçue ?
Nous l’avons dit, Molière était plus maître de son art, il connaissait mieux le parterre.
Il a su ce qu’il faisait. Personne autant que lui-même n’a connu le faible et le fort de
son œuvre et n’en a aussi certainement prévu la persévérante fortune. Les
invraisemblances, les caractères faux, les longues tirades toutes pleines d’iniquité, ne
l’ont pas inquiété sur le succès. Apportant un tel secours aux passions que la religion
condamne, il a su d’avance que ces passions, durables comme l’humanité, ne laisseraient
pas rouiller l’arme qu’il leur mettait dans les mains, et qu’elles y loueraient
perpétuellement les défauts qui en rendent l’usage plus terrible, reprochez à la vipère
d’avoir la dent creuse, elle répondra avec orgueil : « Par ce creux, mon venin
passe ! »
{p. 165} Si dans le Tartufe, Orgon, le vrai chrétien,
n’était pas un sot facile à rendre injuste et méchant ; si l’honnête Cléante n’était pas
un tiercelet de libre penseur loquace et modéré, Tartufe ne paraîtrait plus qu’un de ces
chevaliers d’industrie qui tous les jours s’implantent dans les maisons sous le premier
masque et sous le premier prétexte venu : ce serait le médecin, l’homme d’affaires, l’ami
d’opinion, l’empirique, le cuistre même, comme dans les Femmes savantes,
selon le goût ou le travers qui domine au logis. Un moment séduit, Orgon voudrait donner
sa fille à Tartufe, comme Philaminte veut donner Henriette à Trissotin : il est tout
naturel qu’un père de famille chrétien se veuille choisir un gendre dont la piété lui
garantisse le repos et l’honneur de son enfant. Bientôt, quelque mouvement naturel de la
vraie piété ferait reconnaître l’hypocrite en dépit de sa ruse, on le chasserait et il ne
serait plus question de lui. Mais alors, il ne serait pas davantage question de la pièce ;
elle porterait la poussière et le poids des ans, elle n’aurait plus celte jeunesse que lui
assure l’éternelle inimitié des révoltes qu’elle flatte, contre les freins qu’elle lime et
les vertus qu’elle parodie.
« Ceux qui ont laissé sur la terre les plus {p. 166} riches
monuments, dit Bossuet, à propos de Molière, n’en sont pas plus à couvert de la justice
de Dieu : ni les beaux vers ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il
n’épargnera pas ceux qui en quelque manière que ce soit auront entretenu la
convoitise. »
Voilà le dommage ! Car si Dieu ne faisait point justice, il n’y
aurait pas de meilleur calcul que de s’en prendre adroitement aux abus de la piété et
d’entretenir la convoitise, à quoi tout se termine, sous couleur de venger la vraie
dévotion. Rien ne donne la gloire à coup plus sûr, ne soutient plus longtemps une œuvre
frivole et fausse dans le rang des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. C’est le bénéfice des
Provinciales, que l’ennui n’a pu faire tomber ; c’est plus encore le
bénéfice du Tartufe.
Pour s’en convaincre, il suffit d’assister à Une représentation de cette pièce, non pas même devant un public ému des passions « anticléricales » et qui veut pieusement guerroyer contre les jésuites, mais en temps calme et quand les spectateurs ne songent qu’à prendre un amusement. J’en ai fait l’expérience.
C’était un dimanche. L’assemblée, peu nombreuse, n’était point lettrée ; les acteurs
remplissaient froidement leur office. A part un {p. 167} vénérable
ministre de la religion réformée, duquel j’avais l’avantage de me trouver voisin, je ne
voyais véritablement pas que personne pût penser à mal. Les deux premiers actes passèrent
avec langueur ; la bouffonnerie du pauvre homme fit à peine sourire. On
prit doucement la scène très-peu tendre des deux amoureux, et l’on ne se dérida un peu
qu’aux lazzis d’Orgon, cherchant l’occasion de souffleter Dorine. Mais quand Tartufe parut
avec sa mine fleurie et son habit austère, il y eut comme une rumeur de haine ; le
parterre se sentit en présence de l’ennemi : il devint attentif et ne laissa passer en
silence aucun des bons endroits, je veux dire aucun de ces vers enfiellés où les pensées
et le langage même de la piété prennent la physionomie et deviennent l’expression de la
plus noire scélératesse. L’ordre donné à Laurent, le mouchoir présenté à Dorine, surtout
l’empressement de Tartufe auprès d’Elmire, toutes ces charges excessives furent acceptées
comme autant de traits observés sur nature et comme la figure même de la dévotion,
photographiée sur le fait. Le plaisir alla croissant jusqu’à la fin. L’ecclésiastique
réformé n’était pas le dernier à manifester son allégresse ; il donna plusieurs fois le
signal des applaudissements. C’était ce docteur {p. 168} célèbre par
l’abondance et la facilité de ses bénédictions, qui fait des livres où le christianisme
est réduit à rien et qui parle doux du haut d’un beau ventre. Il sentait bien, lui, par
raison logique et philosophique, où portaient les coups de Molière. Du fond de sa stalle
qu’il emplissait des luxueuses dimensions de sa personne admirablement nourrie, tenant à
deux mains sa lorgnette braquée sur les « suaves merveilles »
qui jouaient
Marianne, Elmire et Dorine, n’ayant point de bréviaire à dire, point de prisonniers à
visiter, point de haire sur le corps, point d’inquiétude dans l’esprit, point d’âmes à
sauver, le pauvre homme ! rien ne l’empêchait de savourer tant de lardons qui ne gênent ni
n’atteignent son ministère et qui vont tous à l’adresse des papistes. Je me rendais compte
de ses applaudissements. Mais ce pesant public des dimanches, composé de demi-bourgeois,
gens de petite rente et de petit négoce, dont aucun peut-être n’avait rencontré jamais ni
vrai ni faux dévot, où ces gens-là trouvaient-ils de quoi tant rire, et quelles figures de
connaissance pouvaient leur représenter Tartufe, Orgon ou Cléante ? Assurément, s’ils ont
ôté lésés comme époux ou comme capitalistes, cela ne s’est pas fait contre eux sous le
manteau de la piété. Les larrons dont ils se plaignent ne {p. 169}
hantaient point les églises, n’ont point surpris leur confiance par « l’ardeur dont
au ciel ils poussaient leurs prières »
; aucune religion n’a jamais été pour
rien dans aucune des commandites où ils ont pu laisser un brin de leur toison !
N’importe ; Tartufe est leur ennemi. Ils ont lu, voilà le mystère. Grâce à la complicité
de toute la littérature et de tout l’art qui se brassent pour eux par l’effort combiné du
journal, delà chanson, du roman, de la caricature, Tartufe est devenu un symbole. A leurs
yeux, ce personnage quasi fantastique, maintenant introuvable sous l’habit dont Molière
l’a affublé, et qui a complètement changé de style, de masque et de peau, ce n’est pas
l’imposteur, c’est le chrétien ; c’est l’homme qui croit en Dieu et qui prie ; l’homme
qui, s’ôtant donné les règles sévères de la justice, a cessé d’être ou n’a jamais été des
leurs, et qui par cela même les gêne. Il est fidèle à sa femme, il va fidèlement à
l’église, il fréquente son curé, il paye ce qu’il achète et il vend ce qu’il fait payer :
Tartufe ! Tartufe et demi, si la popularité lui vient et si l’on voit que l’estime
publique s’attache à lui ! Comment ne serait-on pas heureux de se venger d’un pareil
homme ? Qui n’aimerait à se prouver que sa fatigante probité n’est que fard et grimace et
son crédit le fruit de la fraude ? Qui {p. 170} ne trouve, au fond du
cœur, un peu son compte à se persuader que ce croyant ne croit pas, et que sa vie austère
est le calcul d’une hypocrisie raffinée ou l’erreur et le supplice d’une imbécillité
parfaite ?
Tel est le genre de contentement que la comédie de Molière procure à ces cœurs simples. C’est tout ce qu’il faut pour ruiner auprès d’eux, et souvent sans retour, tous les efforts de la religion. Voilà pourquoi les impies, les incrédules, les sectaires éclairés, sont plus chauds encore sur la haute moralité de cette pièce que sur son mérite littéraire ; tandis que les chrétiens, qui devraient être les premiers à la célébrer, si véritablement elle faisait justice de l’hypocrisie, la détestent comme une odieuse diffamation et l’un des plus pervers déguisements de cette hypocrisie même qu’elle prétend démasquer.
Le bon sens catholique ne s’y est jamais trompé. Toujours les principaux représentants de l’intérêt religieux ont adressé au Tartufe les mêmes reproches. Louis XIV tout le premier, malgré son faible pour l’adroit bouffon qui le flattait à son gré, entrevit le dommage que ce spectacle pouvait causer à des principes qu’en les transgressant il respectait encore, et comme homme {p. 171} et comme roi26. Lorsque l’opposition qui éloignait Tartufe de la scène fut vaincue par cinq années d’ingénieuses manœuvres, les murmures continuèrent, malgré l’éclat de la faveur royale.
Molière, comme on l’a déjà vu, trouva l’occasion désirée de constater avec plus d’éclat sa victoire. Sous prétexte de défendre ses intentions si pures, il enfonça et retourna le fer dans la plaie, au moyen de cette préface sur laquelle nous revenons souvent parce qu’on ne saurait trop {p. 172} l’étudier. Pour le talent comme pour la bonne foi, c’est une page des Provinciales, dont elle est d’ailleurs une imitation, et c’est en même temps un portrait de l’auteur, plus ressemblant, quoiqu’involontaire, que le fameux personnage de Cléante. Molière, soutenant qu’il a tout de bon voulu venger la dévotion véritable, ressemble à Pascal soutenant que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius, et s’appliquant à convaincre les jésuites de mensonge au moyen de textes falsifies. Aujourd’hui que la vérité est connue par tant de démonstrations et par tant d’aveux pleins de l’orgueil cynique du triomphe, ces adresses paraissent puériles et font peu d’honneur à de si fiers esprits. Mais, on le sait, Molière là-dessus n’était pas exigeant envers lui-même et pratiquait largement la morale comique. Il tenait bien plus à bafouer ses adversaires défaits qu’à leur justifier ces prétendues pures intentions dont la sincérité aurait étrangement dégonflé son orgueil.
Quoi qu’il en soit, la préface du Tartufe est un document considérable et qu’il faut regarder de près. Elle a eu l’honneur d’être réfutée par les deux plus grands orateurs sacrés du grand siècle. Nous avons entendu Bossuet pour ce qui regarde la comédie en général. Nous allons maintenant {p. 173} donner la parole à Molière sur le sujet particulier de Tartufe. Bourdaloue ensuite prononcera le dernier mot de la vraie piété sur le sens de l’œuvre, et nous livrera vraiment le secret de la comédie.
VI.
Défense de Molière. — Jugement de Bourdaloue §
{p. 175}Molière commence par crier à la persécution, et assure que les
seuls adversaires de sa pièce sont les « fourbes » qui s’y sont reconnus. Au style près,
on croirait entendre un membre de la Société des Gens de lettres : « Voici une
comédie dont on fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée ; et les gens qu’elle joue ont bien fait voir qu’ils
étaient plus puissants, en France, que tous ceux que j’ai joués jusqu’ici. Les
marquis, les précieuses, les c.… et les médecins, ont souffert doucement qu’on les ait
représentés ; et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures
que l’on a faites d’eux. Mais les hypocrites n’ont {p. 176} point
entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d’abord, et ont trouvé étrange que j’eusse
la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont
tant d’honnêtes gens se mêlent. »
Ceci déjà va bien plus haut que
Tartufe ; car quel crédit un pareil drôle, gueusant et n’ayant rien,
pouvait-il obtenir contre l’habile homme de cour dont l’important emploi était de faire
rire le monarque qui faisait trembler toute l’Europe ?
Molière continue : « Ils (les hypocrites) se sont tous armés contre ma comédie
avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le coté qui les a
blessés ; ils sont trop politiques pour cela et savent trop bien vivre pour découvrir le
fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la
cause de Dieu, et le Tartufe, dans leur bouche, est une pièce qui
offense la piété. Elle est d’un bout à l’autre pleine d’abominations, et l’on n’y trouve
rien qui ne mérite le feu : toutes les syllabes en sont impies ; les gestes mêmes y sont
criminels27 ; et le moindre coup
d’œil, le moindre {p. 177} branlement de tête, le moindre pas à
droite ou à gauche, y cachent des mystères qu’ils trouvent moyen d’expliquer à mon
désavantage. J’ai eu beau la soumettre aux censures de mes amis et à la censure de tout
le monde ; les corrections que j’ai pu faire, le jugement du roi et de la reine, qui
l’ont vue ; l’approbation des grands princes et de MM. les ministres qui l’ont honorée
publiquement de leur présence, le témoignage des gens de bien qui l’ont trouvée
profitable28 tout cela n’a de rien servi, ils n’en
veulent pas démordre, et tous les jours encore ils font crier en public de zélés
indiscrets, qui me disent des injures pieusement et qui me damnent par
charité. »
{p. 178} Certes, ce langage est d’un homme assez peu embarrassé des
ennemis qu’il s’est voulu faire ! Après avoir constaté et exagéré leurs plaintes, il les
écrase de la masse de ses partisans ; il leur montre de son côté le roi, la reine, les
grands princes, MM. les ministres, même les gens de bien…
Il sait, de traîtresse manière,Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !
Cependant, tous les gens de bien n’étaient pas gagnés. Plusieurs, non des moins
considérables, résistaient à tant d’illustres exemples. Molière leur déclare qu’ils sont
de franches dupes, dont « les hypocrites savent prévenir la bonne foi, et qui, par
la chaleur qu’ils ont pour l’intérêt du ciel, sont faciles à recevoir les impressions
qu’on veut bien leur donner. »
Par égard pour eux, il daignera se défendre. « C’est aux vrais dévots qu’il veut
partout se justifier sur la conduite de sa comédie. »
Il les conjure de tout son cœur, « de se défendre de toute prévention et de ne
point servir la passion de ceux qui les déshonorent. »
En vérité, c’est un
fidèle enflammé d’estime pour la vraie vertu ! On l’accuse de diffamer les dévots, il n’a
songé qu’à les venger. Il en atteste son cœur ennemi des détours ! {p. 179}
« Si l’on prend la peine, continue-t-il, d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que demandait la délicatesse de la matière ; et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible, pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne, et d’un bout à l’autre il ne dit pas un mol, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose. »
Vous nous payez ici d’excuses colorées,Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?...
Franchement, est-ce que tout cela paraît sincère ? Est-ce que l’on n’y trouve pas un peu
de « faux clins d’yeux et d’élans affectés ? »
Est-ce que l’auteur du Tartufe ne fait pas trop de protestations, n’a pas trop la main sur la
conscience, {p. 180} n’appelle pas trop en témoignage les véritables
gens de bien ? Quand la vraie dévotion lui demande, par tant de voix respectées, à n’être
pas sa cliente, l’ardeur enragée qu’il met à la défendre paraît suspecte et même ridicule.
Il se donne toute la physionomie de ces gens qui prennent
Avec un zèle extrême
Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Il n’emploie guère de raison ni de sarcasme pour se justifier qui ne rappelle quelque
simagrée de Tartufe, ou qui ne chancelle sous un trait de Cléante. Il ne peut, dit-il,
souffrir les gens qui couvrent leurs vices de l’intérêt du ciel. Néglige-t-il de s’en
couvrir, lorsqu’on lui montre que sa pièce est moins une satire du vice, qu’une raillerie
et une parodie de la vertu ? Est-il sensible à tant de plaintes qui éclatent de tous
côtés, à tant d’alarmes qu’on lui fait voir ? Conçoit-il le moindre scrupule d’avoir
dessiné ce caractère d’Orgon, plus infamant pour la piété que celui même de Tartufe,
puisqu’enfin si Tartufe est un scélérat qui ne peut inspirer que l’horreur, Orgon est un
honnête homme et un dévot sincère qui ne peut inspirer que le mépris ? Non ! il veut
venger le ciel qu’on blesse
, et le reste lui importe
peu. On lui parle d’Orgon, il rompt l’entretien {p. 181}
certain devoir pieux le demande là-haut
, il a quelque
chose à méditer pour amuser le plus grand roi du monde. D’ailleurs, que lui veut-on ? A
Tartufe, n’a-t-il pas pris soin d’opposer Cléante, le véritable homme de bien, Elmire, la
véritable femme de bien, et encore Dorine qui est certainement la véritable fille de
bien ? Les « zélés indiscrets » qui le tourmentent devraient s’estimer trop heureux.
Dorine est leste, mais il faut rire ; Elmire est téméraire, elle a d’étranges pratiques,
mais c’est pour parvenir à la punition du crime ; c’est par elle qu’une providence
vengeresse se cache sous la table du quatrième acte. Cléante n’agit point dans la pièce,
il se contente de réciter des sentences : mais quelles sentences ! et comme elles vont
bien au fait du personnage et de la comédie ! Tandis que pendant cinq actes le spectateur
a sous les yeux toutes les turpitudes du vice paré de dévotion et toutes les abjections de
la sottise dévote, Cléante décrit les perfections d’une piété que l’on ne voit jamais et
dont il ne paraît pas lui-même se soucier de suivre les préceptes. Que font, en effet,
Ariston, Alcidamas, Polydore et les autres ? Rien, pas même des tirades.
Ils ne censurent point toutes nos actions,
Us trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ; {p. 182}
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils corrigent les nôtres.
On les voit pour tout soin se mêler de bien vivre.
Molière lui-même parle ici, nous disent tous les commentateurs. Molière lui-même alors se condamne, car ses œuvres ni son visage ne sont d’accord avec sa voix ; il se mêlait sans doute d’un peu d’autre chose que de bien vivre. Quelle comédie on ferait de son personnage ! Quel nouveau Tartufe, singulièrement et cruellement comique, si on le présentait dans sa maison pleine d’adultères, jaloux, irrité, malheureux, dévoré des plus humiliants soucis du ménage, cherchant parmi cet ignoble vacarme, un peu de paix, non pour réfléchir sur lui-même, non pour imaginer quelque moyen d’assainir sa vie et de purifier son cœur, mais tout simplement pour peindre l’infortune conjugale sous des couleurs plaisantes et pour réformer les abus de la dévotion ! S’éloignerait-il beaucoup de la vérité, l’auteur qui, peignant les faux moralistes comme Molière a peint les faux dévots, nous les montrerait
....Prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices
Et sachant ajuster leur zèle avec leurs vices ?
Mais non, il n’y a point de faux moralistes, ni {p. 183} de fausse
morale ; ce sont pures inventions des « hypocrites » qui mettent en avant ces fantômes
pour détourner les regards et empêcher qu’on ne les joue ! Molière ne relâche rien
là-dessus. La fausse dévotion est un crime qu’il faut absolument livrer à la muse comique.
« Je sais bien, dit-il, que ces messieurs tâchent d’insinuer
que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières ; mais je leur demande avec leur
permission sur quoi ils fondent cette belle maxime ? »
Nous avons déjà vu
comment il allègue l’antiquité, « où la comédie tirait son origine de la religion
et faisait partie des mystères, »
raison excellente au dix-septième siècle de
l’ère chrétienne ! Son érudition si vantée lui fournit d’autres traits non moins
décisifs : il cite l’exemple des Espagnols, « qui ne célèbrent guère de fêle où la
comédie ne soit mêlée »
; il rappelle la Confrérie des mystères « dont on
voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques sous le nom d’un docteur de
Sorbonne ; »
et enfin, ajoute-t-il, « l’on a joué de notre temps, des
pièces saintes de M. Corneille, qui ont été l’admiration de toute la
France. »
Bossuet, un de ces messieurs qui ne voyaient pas les bonnes intentions de Molière, a soutenu en effet que ce n’était pas au théâtre à corriger {p. 184}les faux dévots ; mais il n’a pas jugé nécessaire de réfuter l’argument tiré des Anciens, ni celui qui repose sur la Confrérie des mystères ; il ne s’est pas non plus occupé de prouver que Polyeucte et Tartufe ne sont pas tout à fait la même chose, quoique à la vérité il y ait parfois d’étonnantes ressemblances entre les sentiments du martyr et le langage que la comédie fait tenir au dévot imbécile et au faux dévot.
Malgré tous ses airs dégagés, Molière sent que le terrain se dérobe sous lui. Pour se
faire plus beau jeu, il feint de n’entendre pas les objections qu’on lui adresse, et il en
réfute qu’on ne lui adresse pas. Il s’évertue à prouver que la morale pernicieuse débitée
par Tartufe au quatrième acte ne peut corrompre les spectateurs. « Peut-on
craindre, dit-il, que des choses si généralement délestées fassent quelque impression
dans les esprits ? Que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre ?
Qu’elles reçoivent quelque autorité de la bouche d’un scélérat ? »
Il veut se
méprendre. Le venin de la pièce n’est pas en ce que Tartufe a les pensées et les maximes
d’un scélérat, mais en ce qu’il les revêt du fard de la dévotion. C’est par là que la
malignité du spectateur est conduite à croire que tous ceux qui parlent le même langage
ont dans l’âme les {p. 185}mêmes pensées, complotent les mêmes
forfaits, sont enfin des Tartufes.
Là-dessus, écoutons un autre de ces messieurs, à qui Molière n’a pu justifier sa comédie ; cherchons avec Bourdaloue quel fruit on peut tirer du Tartufe pour la correction des hypocrites.
Bourdaloue ne niait pas l’hypocrisie ; il la connaissait et il en connaissait aussi les ravages. Toute sa vie il l’a signalée et combattue avec une vigueur dont Molière n’approche pas. Ce n’est point dans une obscure maison bourgeoise, sous le masque d’un fourbe tombé aux dernières corruptions de la misère et du crime qu’il allait chercher le redoutable ennemi. Il le poursuivait, il l’atteignait, il le frappait au sein de la cour même, dans tout l’éclat de la faveur et de la fortune, et jusqu’au pied des autels, jusque sous les vêtements sacrés. Aucune grandeur ne l’arrête, aucun déguisement ne l’abuse. Il devine et démasque l’hypocrite qui trompe les autres ; sondant l’âme humaine à des profondeurs dont l’auteur comique ne sait pas même le chemin, il avertit l’hypocrite qui se trompe lui-même. Car il existe aussi des hypocrites de cette espèce, des hommes qui, s’étant endormis sur le mobile secret de leurs actions, deviennent hypocrites quasi sans le savoir, dans une sorte de bonne {p. 186} foi. On ne devient pas hypocrite tout d’un coup, ni avare ; on n’est pas hypocrite fatalement, par une pente de nature irrémédiable qui constituerait au vice une sorte d’innocence. Il y a les acheminements et les raisons de l’hypocrisie.
Non content de mettre à l’hypocrite son nom sur le visage s’il est complètement perverti, et de rendre évidents les signes les plus subtils à quoi chacun pourra le reconnaître ; non content de le punir dès ce monde, en lui ôtant, s’il est possible, le moyen de séduire, Bourdaloue cherche encore à le corriger. Il ne se flatte pas follement d’y réussir par le ridicule, à quoi l’hypocrite n’est guère prenable, et que Molière d’ailleurs lui enseignerait plutôt à éviter : il emploie la raison et la terreur.
Molière fait sortir à point nommé, comme d’une trappe, un homme de police, qui ne
paraîtrait pas si le scélérat avait l’habileté de son rôle, ou si par aventure on ne
vivait point « sous un prince ennemi de la fraude ».
Celte risible
providence de comédie, dont tout coquin un peu madré sait se garer, Bourdaloue la remplace
par la Providence véritable, qui voit tout, à qui rien n’échappe et que sa voix éloquente
sait rendre présente aux cœurs les plus endurcis. Il crie à l’hypocrite, il lui prouve
qu’il a un témoin, que {p. 187} ce témoin sera son juge, que ce juge
sera sans pitié. Si l’imposteur est guérissable, voilà l’unique remède qui peut le guérir.
Tartufe est en prison. Suivons-le, écoutons sa pensée. Il se dit qu’il a été un sot de
pousser si vite l’affaire de la donation et de se méfier si peu des façons engageantes
d’Elmire. Il offre ses services à la police qui les accepte, il sort et recommence chez un
autre Orgon, ou chez le même avec un autre habit. Quelle meilleure leçon peut recevoir le
Tartufe qui était tout à l’heure dans la salle ? Bourdaloue attaque le cœur par des points
plus accessibles, il y touche des fibres moins paralysées ! Il faut que celte conscience,
si elle n’est pas morte, remue et frémisse à sa voix, et tout endurcie ou rassurée quelle
est sur les jugements des hommes, s’inquiète enfin des jugements de Dieu.
Quand Mmede Sévigné parle de Bourdaloue, elle dit : Il tonne. On ne le peut lire, et encore moins sans doute pouvait-on l’entendre, sans reconnaître la beauté, la force et la justesse de cette expression. Il tonne ; il jette dans l’âme coupable l’éclair de la justice divine et le bruit terrifiant de sa colère.
Jamais Bourdaloue n’a tonné avec plus de persistance et plus de force que contre {p. 188} l’hypocrisie, qui était à ses yeux presque le vice capital du temps. Il appelle quelque part le siècle de Louis le Grand un siècle d’hypocrisie ; il y revient sans cesse avec des foudres plus indignées. Nul moyen donc, à moins de le supposer imbécile, de lui prêter les intérêts de ces messieurs, souvent allégués dans la préface de Molière. Cependant, on le vit un jour monter en chaire avec tout son talent, toute sa réputation, toute sa vertu, pour prêcher contre le Tartufe.
Le texte du sermon est une de ces profondes paroles du Sauveur qui éclairent tout de suite l’intelligence chrétienne en y gravant le trait de la vérité. Attendite à falsis prophetis, qui veniunt ad vos in vestimentis ovium ; intrinsecus autem sunt lupi rapaces. Voilà l’hypocrite, le loup rapace sous la douce laine de la brebis.
Ce texte semble engager l’orateur à parler contre ces « âmes artificieuses », qui
couvrent des apparences de la dévotion, tantôt une doctrine corrompue, tantôt une conduite
criminelle ; mais Dieu lui inspire un autre dessein, dont il se promet plus de fruit pour
la réformation des mœurs. L’hypocrisie, dit saint Augustin, est cette ivraie de l’Évangile
que l’on ne peut arracher sans déraciner en même temps le bon grain ; le père de famille
conseille de la laisser croître {p. 189} jusqu’à la moisson, pour ne
risquer point de confondre avec elle les fruits de la grâce et les semences d’une piété
sincère et véritable. C’est pourquoi, au lieu d’employer son zèle à combattre
l’hypocrisie, l’orateur entreprend de combattre ceux qui, « raisonnant mal sur le
sujet de l’hypocrisie, ou en tirent de malignes conséquences, ou en reçoivent de
funestes impressions, ou s’en forment de funestes idées au préjudice de la vraie
piété.
» Il veut, en un mot, autant qu’il pourra, « préserver ses
auditeurs des funestes effets que produit en nous l’hypocrisie
d’autrui. »
Ayant ainsi déclaré son but, l’orateur expose le plan qu’il va remplir, et il y déploie cet art admirable où personne ne l’a égalé. On y voit paraître la masse entière et les catégories nettement divisées des partisans et des victimes du Tartufe.
Il distingue trois sortes de personnes qui, sans être hypocrites ni le vouloir être, se
font de l’hypocrisie d’autrui un obstacle à leur salut. « Les premiers, ce sont les
mondains et les libertins du siècle qui, déclarés contre Dieu et contre son culte, se prévalent ou veulent se prévaloir de l’hypocrisie d’autrui pour
autoriser leur libertinage et s’élever contre la vraie piété. Les seconds, {p. 190} ce sont les chrétiens lâches, à qui l’hypocrisie d’autrui est une
occasion de scandale et de trouble, jusqu’à les dégoûter et les rebuter de la vraie
piété. Et les derniers ce sont les ignorants et les simples, qui, ne consultant ni leur
foi ni leur raison, se laissent séduire par l’hypocrisie d’autrui et la prennent pour la
vraie piété. Ainsi, les impies pensent trouver dans l’hypocrisie d’autrui la
justification de leur impiété, les lâches le prétexte de leur lâcheté, les simples
l’excuse de leur imprudence et de leur témérité. »
Il s’agit de leur montrer à
tous combien leurs raisonnements sont insoutenables et frivoles ; « de faire voir
au libertin combien il est mal fondé, quand pour se confirmer dans son libertinage et
son désordre, il se sert de l’hypocrisie d’autrui ; au lâche, combien il est faible et
coupable dans sa faiblesse quand il se trouble de l’hypocrisie d’autrui, jusqu’à
s’éloigner des voies de Dieu ; à l’ignorant et au simple, combien il est inexcusable
devant Dieu, lorsqu’il se laisse surprendre à l’hypocrisie d’autrui ».
Je ne suivrai pas Bourdaloue dans le parcours majestueux de son sermon ; j’espère laisser à ceux qui m’ont écouté jusqu’ici la volonté de le lire eux-mêmes et tout entier. Les diverses parties en sont liées avec une justesse merveilleuse, et il {p. 191} est quasi impossible d’y rien abréger sans omettre quelque chose d’essentiel. Je me contente d’analyser ce qui se rapporte davantage à mon sujet. Voyons en premier lieu ce qui traite du profit que l’impiété prétend tirer de l’hypocrisie. Là est le germe de la pensée de Molière et la cause profonde des applaudissements qu’elle obtient.
L’impie est déterminé à être impie ; il se connaît pécheur, il se fait gloire de l’être,
il ne veut pas changer. Cependant, un sentiment à la fois très bizarre et très naturel
subsiste au fond de son âme. Il ne peut pas demeurer dans une froide indifférence à
l’égard de la vertu qu’il abandonne : il lui fait l’honneur de la haïr, et il s’inflige le
supplice d’en être jaloux. « Sa joie serait de se pouvoir flatter qu’il est aussi
homme de bien que tous les autres, ou plutôt que tous les autres ne sont pas meilleurs
que lui ; et parce que l’exemple des hypocrites et des faux dévots appuie son erreur et
lui donne quelque vraisemblance, il s’arrête à cette vraisemblance, au préjudice de
toutes les raisons contraires. »
Il y a des dévots hypocrites ; l’impie conclut
que tous le peuvent être, bientôt que la plupart et même communément tous le sont. Il ne
s’arrête pas là : « Malgré son libertinage, il a l’extravagance de se croire, dans
un sens, moins coupable qu’eux [, p.192] parce qu’il est au moins de bonne foi et
qu’il n’affecte point de paraître ce qu’il n’est pas.… Préjugés qui vont à effacer,
autant qu’il est possible, de son esprit, toute idée de la véritable piété et à lui
faire juger que tout ce qui s’appelle ainsi n’est qu’une chimère, un nom dont les hommes
se font honneur, mais qui ne subsiste que dans leur imagination ; qui dans sa
signification propre et rigoureuse surpasserait la nature, quelque secours qu’elle reçût
de la grâce et qui par conséquent ne se trouve nulle part dans le monde. »
Voilà
un sentiment dont la candeur de Molière et la candeur égale de ses apologistes n’a point
paru soupçonner l’influence sur les applaudissements qui ont salué Tartufe. Mais
Bourdaloue se passe de leurs aveux, comme il se soucie peu de leurs protestations. En vrai
moraliste, il sait lire dans les cœurs ; en vrai chrétien, il ose lire tout haut. Tournons
la page, il va éclairer un repli de l’âme encore plus caché.
Forcé, après tout, de convenir que toute piété n’est pas fausse, le libertin se rabat à
prétendre qu’elle est du moins suspecte, et cela lui suffit. Il la rend méprisable en la
rendant douteuse ; soupçonnée, elle sera impuissante contre lui. « C’est ce qu’il
croit gagner en faisant de ses entretiens et de ses discours autant de satires de {p. 193} l’hypocrisie et de la fausse dévotion. Car comme la fausse
dévotion tient en beaucoup de choses de la vraie ; comme la fausse et la vraie ont je ne
sais combien d’actions qui leur sont communes ; comme les dehors de l’une et de l’autre
sont presque en tout semblables, il est non-seulement aisé, mais d’une suite presque
nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits
dont on peint celle-ci défigurent celle-là, à moins qu’on n’y apporte toutes les
précautions d’une charité prudente, exacte et bien intentionnée ; ce que le libertinage
n’est pas en disposition de faire. »
On voit qu’ici l’orateur sacré a saisi corps à corps le poêle comique. Au surplus, il ne veut pas qu’on en puisse douter.
« Et voilà, chrétiens, ce qui est arrivé, lorsque des esprits profanes et bien éloignés de vouloir entrer dans les intérêts de Dieu ont entrepris de
censurer l’hypocrisie, non point pour en réformer l’abus, ce qui n’est pas de
leur ressort, mais pour en faire une espèce de diversion dont le libertinage pût
profiter, en concevant et faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété, par
de malignes représentations de la fausse. Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant sur le théâtre et à la risée publique un hypocrite
[p]
{p. 194}
imaginaire ou même si vous voulez un hypocrite
réel ; et tournant dans sa personne les choses les plus saintes en ridicule, la crainte
des jugements de Dieu
29
, l’horreur du
péché
30
, les pratiques les plus louables en elles-mêmes et les plus
chrétiennes
31
Voilà ce qu’ils ont affecté, mettant dans la bouche de cet
hypocrite des maximes de religion
[p]
{p. 195}
faiblement soutenues
32
au même
temps qu’ils les supposaient fortement attaquées ; lui faisant blâmer les scandales du
siècle d’une manière extravagante
33
; le représentant
consciencieux jusqu’à la délicatesse et au scrupule sur des points moins importants, où toutefois il le faut être
34
, pendant
[p]
{p. 196}
qu’il se portait d’ailleurs aux crimes les plus énormes
35
; le montrant sous un visage de pénitent qui ne
servait qu’à couvrir ses infamie
s
36
; lui
donnant selon leur caprice un caractère de piété la plus austère ce semble, et la plus
exemplaire, mais dans le fond la plus mercenaire et la plus lâche. — Damnables
inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre tous suspects, pour leur ôter
la liberté de se déclarer en
D’avoir pris une puce en faisant sa prière
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.
Assurément la chose est plaisante. Cependant, sans qu’il y ait là matière à beaucoup de larmes et sans vouloir en faire une confession publique, un cœur chrétien regrettera devant Dieu d’avoir cédé à un mouvement de colère, même contre une puce. Il doit se vaincre et posséder jusque dans ces occasions-là ; et saint François de Borgia, qui souvent se confessait plusieurs fois le même jour, ne devait pas s’accuser de péchés beaucoup plus graves. {p. 197}
faveur de la vertu, tandis que le vice et le libertinage triomphent. »
Bourdaloue est vaincu, je le sais bien ; à mesure que j’avance dans ce travail, je le sens davantage, Bourdaloue est vaincu, Bossuet est vaincu, et la religion est vaincue avec eux ; mais elle est vaincue comme elle peut l’être, par le mensonge audacieux, persévérant, effronté. Il n’y a point d’éloquence, point de génie, point de raison qui puissent convaincre l’hypocrisie de l’impiété et la brutalité de l’ignorance. L’impie ayant intérêt à persuader que toute piété est fausse, quelle logique et quelle évidence lui feront avouer jamais que la dévotion n’est pas la marque de la stupidité ou le déguisement de la perversité, que tout dévot n’est pas ou Orgon, ou Tartufe ? Plus sa conscience le criera, plus sa bouche le niera ; loin de condamner Molière, il l’admirera d’autant plus que sa diffamation paraîtra plus hardie. Veut-on savoir ce que les apologistes de Molière ont répondu à Bourdaloue ? Ils ont dit que Bourdaloue n’avait pas lu le Tartufe.
Bret, ce commentateur dont j’ai déjà parlé, et qui contient tous les autres, s’attaque au
passage que je viens de citer. Il prend soin d’abord d’en élaguer, sans rien dire, les
traits les plus marquants ; puis, avec un air de componction fort {p. 198} ajusté à sa bêtise : « On serait tenté,
poursuit-il, de croire que le P. Bourdaloue ne connaissait pas l’ouvrage contre lequel
il s’élevait dans la chaire de vérité, puisqu’il dit qu’on donne à un hypocrite
imaginaire le visage d’un pénitent, tandis que Molière le peint avec l’oreille rouge et
le teint bien fleuri (ce que l’acteur a soin de réparer en se rapprochant autant que
possible de l’habit ecclésiastique). On le voit : évidemment,
l’éloquent Bourdaloue, occupé des saints travaux d’un ministère dans lequel il eut
souvent l’éloquence de Démosthène, s’en était rapporté sur la comédie de Molière aux
cris et aux déclamations d’une cabale qui l’avait rempli de son zèle amer, et qui
faisait servir ses talents supérieurs à protéger et à défendre une charlatanerie qu’il n’avait pas37. »
De pareilles ressources de discussion permettent de ne craindre aucun adversaire. Employées dans toute autre cause, elles seraient universellement honnies ; contre la religion, il n’y a point de mensonge qui ne paraisse légitime, ni de platitude qui puisse manquer le {p. 199} succès. Bourdaloue savait qu’il n’arracherait pas aux ennemis de la dévotion, le poignard que Molière leur a forgé. Il en a indiqué la raison et il va la développer. C’est que, non seulement les « libertins » profitent de l’hypocrisie d’autrui pour se prétendre meilleurs que les fidèles, mais encore, elle leur fournit, contre ceux-ci, un inépuisable sujet de honte qui finit par les vaincre, et qui crée dans le monde une espèce de Tartufes à rebours et d’hypocrites à contre-sens, les faux impies ; espèce assez peu rare, et qui pourrait exciter la verve comique, si l’esprit chrétien daignait se livrer à de pareils jeux, ou si un poète incrédule osait se les permettre, au mépris de la presse, du parterre et de ses propres sentiments.
La tentation qui résulte de l’hypocrisie d’autrui, a trois effets également pernicieux dans les chrétiens faibles : crainte servile de passer dans le monde pour hypocrites et pour faux dévots ; dégoût de la piété, et, par suite, abattement de cœur qui va souvent jusqu’à leur faire abandonner le parti de Dieu, plutôt que de s’engager à soutenir la persécution, c’est-à-dire à essuyer la raillerie, qu’ils se persuadent que ce reproche odieux, ou même que ce simple soupçon d’hypocrisie leur attirerait. {p. 200}
« Ils craignent de passer pour hypocrites, et cette crainte les arrête. Voilà ce que nous voyons tous les jours, nous ministres de Jésus-Christ, secrets confidents des âmes : voilà ce qui fait perdre à nos exhortations toute leur vertu, et ce qui rend notre ministère inutile auprès de tant de chrétiens lâches. Ils ont du penchant pour la piété ; ils connaissent là-dessus leurs obligations, et ils seraient très disposés à y satisfaire. Nous tâchons à les y porter, nous leur en représentons l’importance et la nécessité. Ils nous écoutent, ils goûtent tout ce que nous leur disons, ils en paraissent édifiés, et il semble qu’ils soient déterminés à le mettre en pratique. Mais, dès qu’il faut faire le premier pas, une malheureuse réflexion survient, et c’est assez pour les retenir. Que pensera-t-on de moi et à quels raisonnements vais-je m’exposer ? Croira-t-on que c’est la piété qui me fait agir ? On se figurera que j’ai mes vues, et que je tends à mes fins : on empoisonnera mes plus saintes actions : on donnera à mes plus droites intentions un mauvais tour, et l’on en rira. Ainsi on demeure dans un état de vie d’où l’on souhaiterait de sortir, et pour éviter une hypocrisie, du moins pour en éviter la réputation et le nom, on tombe, pour ainsi dire, dans une autre. Car si c’est une {p. 201} hypocrisie d’avoir les dehors de la piété, sans en avoir le fond, n’en est-ce pas une d’avoir dans le cœur l’estime de la piété, et d’affecter des dehors tout opposés ; de condamner en apparence ce qu’intérieurement on approuve, et d’approuver ce qu’intérieurement on condamne ; de se déclarer pour le monde, et d’en suivre les voies corrompues, lorsqu’on en connaît la corruption, qu’on en a même une secrète horreur, et qu’on gémit de s’y voir engagé ; de s’éloigner de Dieu et de quitter ses voies, lorsqu’on juge que ce sont les plus droites et les plus sûres, et qu’une heureuse inclination, soutenue par la grâce, nous y attire ; en un mot, de se montrer tout autre qu’on est en effet ? Voilà où en sont réduits une multitude infinie de chrétiens ; voilà l’esclavage où leur lâcheté les tient asservis....« Ce n’est pas tout. De cette crainte, dont les serviteurs mêmes de Dieu ne sont pas exempts, suit le dégoût de la piété, et la raison en est évidente. Car, comme a remarqué saint Chrysostome, n’y ayant rien dans le monde de plus méprisable, ni de plus méprisé que l’hypocrisie ; et un certain amour-propre qui subsiste en nous jusque dans les plus saints états, se trouvant blessé du seul soupçon de ce vice, nous devons aisément et naturellement nous dégoûter de ce {p. 202} qui nous expose à ce soupçon. Or, à moins d’une grâce forte qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, et qui guérisse sur ce point notre faiblesse, nous nous imaginons, et nous croyons même en avoir l’expérience, que c’est là le sort de la piété, et qu’il est presque impossible de l’embrasser et de la pratiquer, sans avoir tous les jours cette peine à soutenir, c’est-à-dire sans être, sinon condamné, au moins soupçonné d’hypocrisie. El parce qu’un tel soupçon est en lui-même très humiliant, et que la délicatesse de notre orgueil ne le peut souffrir, de là vient qu’ébranlés, ou, si vous voulez, que, fatigués de cette tentation, nous perdons peu à peu la joie intérieure, qui est un des plus beaux fruits de la piété ; que nous nous rebutons de ses pratiques ; que nous devenons tièdes, languissants, pusillanimes sur tout ce qui regarde le culte de Dieu ; que nous n’accomplissons plus les obligations du christianisme qu’avec cet esprit de chagrin, qui, selon saint Paul, en corrompt toute la perfection et tout le mérite.« Mais si la persécution du monde se joint à cela : je veux dire, si ce dégoût de la piété vient encore à être excité par les paroles piquantes et par les insultes, on succombe enfin, on se relâche, on se dément. Cette persécution de la piété, {p. 203} sous le nom d’hypocrisie, se présentant à l’esprit, on s’en fait un monstre et un ennemi terrible. En se consultant soi-même, on n’y croit, pas pouvoir résister, on désespère de ses forces, on se défie même de celles de la grâce, on quitte entièrement le parti de Dieu ; et plutôt que d’être traité d’hypocrite, on devient impie et libertin. »
On sait maintenant quelle est l’œuvre, on sait quel fruit l’impiété en retire, on connaît par conséquent la principale cause de sa longue et inébranlable puissance. En même temps, il est aisé de comprendre pourquoi le moraliste comique a su dès l’origine et verra toujours s’élever contre lui d’autres et de plus fermes ennemis que les fourbes que l’on prétend qu’il a démasqués. L’Académie française peut bien regretter que le nom de Molière manque à la gloire de ses fastes, où elle a inscrit le nom de Parny ; Bossuet et Bourdaloue protestent et se retirent du parterre qui canonise Scapin.
L’art, sans doute moins blessé dans le chef-d’œuvre de Molière, subit cependant quelque
atteinte des coups que la morale y reçoit. Le parti pris de concentrer toute la lumière
sur Tartufe, premièrement, fausse cette lumière spéciale, et {p. 204}
secondement, tout autour de la figure uniquement éclairée, fausse la vie. Cette critique
s’applique à tous les grands ouvrages du poète. Il sacrifie les honnêtes gens et les
réduit à une imbécillité ou à une inactivité loquace qui, Dieu merci, n’est pas la vraie
nature. Rousseau en a fait la remarque : « Les honnêtes gens de Molière ne sont que
des gens qui parlent ; les vicieux sont des gens qui agissent et que les plus brillants
succès favorisent le plus souvent. »
Nulle part la faute signalée par Rousseau
n’est plus grave que dans le Tartufe, où elle a été commise à dessein.
Cléante n’a que d’inutiles discours et ne s’occupe que du spectateur ; Damis est un fat
insignifiant ; Marianne une pensionnaire, fort médiocrement éprise de son Valère,
quoiqu’elle parle de mourir si on lui donne un autre époux ; les secrets et les flammes
d’un cœur de jeune fille vertueuse sont au nombre des choses que Molière n’a point
connues ; Dorine est une commère aussi invraisemblable qu’impertinente ; Orgon un achevé
sot ; Elmire, une indolente bourgeoise, qui attend un homme de cour. Tous, au fond, niais
ou nuls. Tartufe seul combine, agit, attaque, se défend. Malgré sa grossièreté et la haine
qu’il inspire aux autres personnages, il les jouerait tous : il emporterait {p. 205} la cassette et la maison, sans l’arrivée inattendue de cet exempt que
l’auteur a concédé de mauvaise grâce aux préjugés de la morale, pour que le ciel ne parût
point joué comme les hommes, — ou peut-être tout simplement pour relever la sagesse et la
clémence du roi. Si le spectateur n’est pas un saint, ni même un sage, capable de
distinguer la fausse dévotion de la vraie, comment saura-t-il se défendre ou d’une
aversion systématique pour tous les dévots, même pour ceux que Molière estime, ou d’une
crainte lâche de paraître dévot, ou enfin d’une secrète admiration pour cet habile homme
qui, seul contre toute une famille conjurée, parvient à la dépouiller en un tour de main,
et va s’enrichir sans prendre d’autre peine que de faire un bon somme après ses quatre
repas ? Je cherche un refuge pour l’âme du spectateur contre l’un ou l’autre de ces trois
périls, et je défie qu’on le découvre dans la pièce. Ou le spectateur se trompera, ou il
s’avilira, ou il se corrompra ; voilà son partage dans ce grand bénéfice de la morale
publique. Il se trompera en confondant désormais la sincérité avec la fourberie et en
méprisant la bonne monnaie à l’égal de la fausse ; il s’avilira en s’interdisant, par
respect humain, de montrer des sentiments de piété qui sont dans {p. 206} son cœur ; il se corrompra si l’exemple de Tartufe lui persuade qu’après tout la fourbe
et la piété feinte sont des moyens de s’enrichir aisément.
Bourdaloue va nous offrir la pleine et salutaire leçon et nous apporter le secours que Molière ne pouvait nous donner à moins de renverser tout le plan de son ouvrage. Nous apprendrons de l’orateur sacré ce que sont les dévots de cœur, et nous verrons quelle caricature Molière en a tracée dans le Misanthrope.
VII.
Les Dévots de cœur §
{p. 207}Molière et Bourdaloue disent également : Les dévots de cœur sont aisés à connaître
; mais l’orateur
sacré les montre, tandis que le poète comique se borne à les alléguer. L’un a voulu
compléter sa leçon, l’autre ne s’est soucié que d’enfieller sa satire.
Bourdaloue ne se contente pas d’opposer les vrais chrétiens aux fourbes qui s’efforcent de les contrefaire ; il s’attache plus encore à les présenter au bel esprit et à l’incrédule qui leur adressent un salut hypocrite et se hâtent de passer, ne voulant voir que le masque sur lequel ils espèrent flétrir ces importunes vertus. Mais ils n’auront pas congé de s’éloigner si vite. {p. 208} Bourdaloue les arrête. — L’hypocrite, leur dit-il, est déjà condamné par la loi qu’il prétend suivre ; quant à vous qui profitez de cette hypocrisie que vous connaissez bien, pour diffamer la vraie piété et vous engager plus avant dans les pratiques du vice, cette vertu que vous connaissez aussi s’élèvera contre vous, et vous jugera.
Les serrant de plus près, il les convainc de fraude contre leur propre conscience, tout
comme ces hypocrites dont ils font tant d’éclat. « Est-ce qu’ils ne voient pas
partout des hommes tels que la religion les demande, des femmes, des vierges dont la
dévotion ardente, charitable, humble, désintéressée a tous les caractères de la sainteté
évangélique ? Est-ce que ces vrais chrétiens ne se rencontrent pas dans tous les états
et jusqu’à la cour ? Ils seront devant Dieu la condamnation du libertin qui affecte de
les méconnaître, qui ferme volontairement les yeux à ces lumières, qui tâche à les
éteindre, qui veut au moins les obscurcir, et dans quel but ? Afin de se dérober à
lui-même la connaissance de son iniquité. »
Voilà le voile arraché. L’incrédule, ou comme la langue disait alors avec une logique
profonde, le libertin ne veut pas comprendre pour n’être pas contraint
de se rendre ; noluit intelliqere ut
{p. 209}
bene ageret. Il est menteur envers lui-même, et il est insensé, parce
qu’il n’échappera pas au jugement de Dieu. C’est Dieu surtout qui est le « prince
ennemi de la fraude
» ; c’est Lui qui tient en main tous les dénouements et qui,
l’heure venue, envoie l’inexorable appariteur que rien ne détourne. Enveloppe-toi d’une
feinte ignorance, tu ne pourras tromper le Juge, et tu n’es qu’un menteur ! « S’il
était de meilleure foi, le libertin rendrait grâce à Dieu et justice à la vertu ; il
s’humilierait, il se confondrait, et peu à peu cette confusion salutaire le
convertirait. Mais, comme il ne veut ni se confondre et s’humilier, ni changer et se
convertir, il conteste ce qu’il y a de plus évident ; il l’interprète non selon la
vérité ni selon les apparences, mais selon son gré et son intérêt. Il tient seul contre
le jugement public ; où personne ne forme le’ moindre doute, il imagine des raisons de
soupçonner. Cependant c’est en vain. Ce qui reste de piété dans le monde ne porte pas
moins témoignage contre son péché, et de ne vouloir pas céder à la force de ce
témoignage, bien loin de l’excuser, c’est ce qui redouble son crime. — Que sais-je,
dit-il, ce qui se passe dons l’âme, et si l’intérieur répond à ces beaux dehors qui
frappent les yeux ? Et moi je lui dis : Pourquoi {p. 210} de deux
partis prendre le moins favorable ; et sur un vague soupçon pourquoi vouloir que ces
dehors trompent toujours parce qu’ils trompent quelques fois ? — Ces exemples,
ajoute-t-il, de vertus véritables et incontestables sont bien rares. — Quoique rares, ce
seront toujours des titres convaincants pour justifier l’arrêt que Dieu prononcera
contre vous : car il est en votre pouvoir de les imiter. »
Ayant fermé toute issue à ceux qui se trompent, Bourdaloue s’adresse à ceux qui se
laissent intimider. Comment feront-ils pour échapper à ces railleries du monde qui veulent
les faire rougir d’être chrétiens ? — Qu’ils ne se soucient pas de la raillerie, qu’ils la
bravent, qu’ils la dominent, qu’ils soient chrétiens ! Qu’ils montent au rang d’élite de
ces « dévots de cœur » contre lesquels le monde n’a point d’armes ou n’en a que
d’impuissantes ! C’est un tableau de grandeur morale que l’on chercherait en vain dans
tout Molière : « Soyons humbles, renonçons à nous-mêmes, marchons simplement et de
bonne foi, et le monde, tout injuste qu’il est, nous fera justice. Tenons-nous où Dieu
nous a mis, par un saint attachement à ses ordres, et on ne nous confondra pas avec ceux
qui falsifient son culte. Faisons luire, suivant la règle {p. 211} de
l’Évangile, cette lumière de notre foi par nos œuvres ; et les hommes, glorifiant Dieu
en nous, seront les premiers à nous rendre témoignage. »
Jusqu’ici c’est, avec
un accent plus ferme et plus pratique, ce que dit Cléante :
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence.
..., Faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d’aucun autre soin ne nous troublons l’esprit.
Seulement, c’est Orgon, c’est MmePernelle qui mettent la maxime en action, et le
spectateur emporte la terreur de passer pour hypocrite. Bourdaloue va droit au spectre. De
cette iniquité même qui ne manquera pas de crier à l’hypocrisie, il tire la raison qui
oblige indispensablement le chrétien de montrer sa foi : « — A vous de détruire ces
soupçons, de réfuter ces jugements, de montrer par votre vie que, quoi qu’en pense le
monde, Dieu ne manque pas encore de vrais serviteurs. A vous d’en être une preuve, d’en
convaincre le libertinage, vous, qui connaissez Dieu, et qui par l’expérience des dons
de sa grâce savez combien il est honorable et avantageux d’être à lui. »
Il
presse, il n’admet pas d’excuse : « Quand même il s’agirait d’être persécuté,
devriez-vous renoncer au parti de Dieu ? Ces persécutions auraient-elles quelque chose
de honteux pour vous ? En {p. 212} pourriez-vous désirer de plus
glorieuses ? La seule considération de les endurer pour une si digne cause ne
devrait-elle pas vous remplir non-seulement de force, mais de joie ? Si
quelqu’un rougit de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon père.
Cette déclaration du Sauveur ne suffit-elle pas pour détruire dans votre esprit le
scandale de votre faiblesse ; et si vous y succombiez, que pourriez-vous répondre à
Jésus-Christ, je ne dis pas dans le jugement exact et rigoureux que vous aurez un jour à
subir, mais dès à présent, et dans le secret de votre conscience ? Serez-vous bien reçus
ou bien recevables à dire que vous n’avez pu consentir que l’on vous traitât
d’hypocrites, et que cela seul vous a empêchés de rien entreprendre ni de rien exécuter
pour Dieu ? »
Orgon, s’apercevant qu’il a été trompé, tombe dans une imbécile fureur, et déclare la
guerre « à tous les gens de bien. »
C’est le cri de la nature, la vraie
moralité de la pièce, et il est aisé de prévoir quel empire aura sur lui le conseil du
sage Cléante, qui l’engage à pécher plutôt encore de l’autre côté, c’est-à-dire à
consentir plutôt d’être dupe une seconde fois. Dupe, il le sera certainement, non plus
peut-être de Tartufe, mais de Dorante ou de quelque mousquetaire {p. 213} Un jour, revenant d’un autre voyage, il apprendra de Cléante qu’Elmire est partie
emportant ses bijoux. Sa femme prise, il verra filer sa cassette, et s’il lui reste
quelque chose, Damis le mangera. Pour se distraire, il pourra philosopher avec Cléante ;
il pourra prendre le divertissement du théâtre, où Molière lui montrera le côté comique de
ses malheurs, en attendant qu’un hospice s’ouvre à sa caducité. Ne trouve-t-on pas que
Bourdaloue lui propose des pensées plus dignes d’un homme et d’un chrétien ? On répondra
que ce sont là les conseils de la chaire et non ceux du théâtre. Je l’avoue ; mais qu’on
me dise alors ce que devient cette haute et tant préconisée morale du théâtre et de
Molière. Quoi ! une morale qui n’enseigne pas même à n’être ni dupe ni fripon, qui trompe
celui qu’elle prêche lorsqu’elle ne le corrompt pas, qui le trompe sur les plus grands
intérêts de sa vie et de son âme, et qui, après l’avoir trompé, ne voit dans son malheur
qu’un juste effet de sa sottise dont elle s’amuse ? De grâce, laissez donc là cette
hypocrisie ; ne nous parlez plus de vertu, ni de morale, ni de combat contre les vices.
Dites-nous simplement que le théâtre excite, caresse et sert vos passions ; qu’il est tout
à la fois une forte amorce à vos voluptés et une {p. 214} de vos plus
puissantes machines contre les règles gênantes de l’Évangile ; que vous le trouvez bon
ainsi, que vous le voulez ainsi ; que même sans lui demander expressément de détruire la
religion, il suffit qu’il vous amuse et que vous prenez peu de souci du reste : alors on
vous comprendra, et ce cynisme nous paraîtrait encore préférable à l’insupportable
hypocrisie de vouloir nous faire saluer l’instrument du vice comme un auxiliaire de la
vertu. En 1795 les révolutionnaires installèrent dans un lieu public une figure
monumentale de saint Vincent de Paul, avec cette inscription : Vincent de
Paul, célèbre philanthrope français. Je ne sais si l’inscription de 1795 était
aussi révoltante et, pour dire le mot, aussi bête que la légende dont nos beaux esprits
s’efforcent d’illustrer la statue de l’auteur du Tartufe, allié des Béjart : grand homme de bien !
Homme de bien n’est pas un titre qui se concède à si bon marché, et Molière n’y aurait pas voulu mettre le prix. Interrogeons-le là-dessus directement et faisons-lui la partie belle. Je laisse de côté sa misérable vie ; j’oublie ses cohabitantes, les Madelaine et les Gresinde Béjart ; j’oublie pareillement les Dorante, les Dorine, les Scapin, les Crispin, {p. 215} les Sganarelle et les Mascarille, célèbres enfants de sa belle humeur, qui tous ensemble enseignent à peu près tout ce que l’on peut donner d’accrocs à tout ce que le monde connaît de devoirs ; j’oublie encore ses rapports de poète et de citoyen avec Louis XIV, je prends cela pour innocent, ou je crois qu’il n’a point calculé la portée de ses coups : je vais le chercher à son plus bel endroit, dans sa splendeur de moraliste, dans ce rôle de Cléante où l’on nous dit qu’il a peint en même temps l’homme de bien et lui-même. Et encore je ne lui demande pas de me représenter exactement sa peinture : je sais qu’il n’est qu’un pauvre histrion mal apparenté, un homme que son mauvais destin oblige au vilain métier de divertir les gens. Je ne veux de lui qu’une chose et je le tiens quitte du reste : sachons seulement quelle idée il se fait d’un homme de bien ; voyons si cette idée est juste, franche, élevée, correspondante au modèle que d’autres qui ont droit et qualité pour cela sans contestation possible, nous en ont tracé.
Le véritable homme de bien, Molière l’avoue, c’est le vrai dévot, le « dévot de cœur » :
Je ne vois nul genre de héros
Qui soit plus à priser que les parfaits dévots ;
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle.
{p. 216} Voilà une déclaration qu’on ne saurait désirer plus nette. Écoutons la suite. Où sont les vrais dévots ?
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d’exemple glorieux.
Regardez Ariston, regardez Périandre...
Très bien ; c’est juste le langage de Bourdaloue. Mais enfin ces vrais dévots, que font-ils ? quelle est leur manière de vivre ?
Ah ! ce qu’ils font ? Premièrement, ils ne gênent pas l’art dramatique et ils veulent bien que M. de Molière joue les dévots, les médecins et les maris ! Comment ils vivent ? Ils vivent cachés, ils se dérobent, ou ils ferment les yeux !
....Leur dévotion est humaine, est traitable :
Ils ne censurent point toutes nos actions,
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
On les voit, pour tout soin, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,
Us attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il faut en user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
Le bon apôtre ! Nous les connaissons ses gens. {p. 217} Ce sont les chrétiens que tous les ennemis de l’Église supportent, qui laissent tout dire contre la loi de Dieu, tout faire contre la foi des peuples. On ne les voit pas surtout se dresser contre les gens d’esprit qui s’amusent à la satire. Parce que Dieu est en effet assez fort pour se protéger tout seul, et de peur de le défendre plus qu’il ne veut lui-même, ce qui attire parfois de dures affaires, ils s’appliquent surtout à ne le défendre jamais. L’ennemi bien armé peut se donner carrière, ces fidèles ne lui feront point d’obstacle, et même, par charité pure, pour le convertir un jour, qui en doute ? ils accepteront, ils achèteront son alliance ; ils l’appuieront contre le zèle indiscret qui lui cherche querelle. Nous les connaissons très bien ; notre siècle en expose à nos yeux une troupe considérable. Ce sont ceux que Bossuet, après Tertullien, qualifie de chrétiens en l’air, fidèles si l’on veut, Plerosque in ventum et, si placuerit, Christianos. Bourdaloue les accuse de lâcheté, l’Écriture les appelle des chiens muets, lorsqu’ils sont prêtres, car il y a aussi des prêtres parmi eux. Muets, il faut l’entendre ; muets contre l’incrédulité, contre l’impiété, contre l’erreur, non pas toujours muets contre l’ardeur qui ne peut soutenir l’insolence du vice et qui se lève enfin pour prendre la cause {p. 218} de Dieu. Ah ! nos gens de bien qui « n’attachent leur haine qu’au péché seulement, » savent alors montrer qu’ils peuvent haïr quelque autre chose que le péché ! On les voit se départir à l’égard des chrétiens, de la mansuétude invincible qu’ils ont pour les pécheurs. Ils sortent de leur léthargie, ils se remuent, ils courent, ils écrivent, ils conjurent ; ils se montrent en pleurs, en épouvante, en oraison, surtout en colère. Qu’y a-t-il ? Un grand péril de l’Église qu’ils viennent de découvrir à l’instant : on veut perdre la religion, on la perd, elle est perdue s’ils ne se hâtent. Quoi donc ? une hérésie qui se déclare ? de nouveaux ennemis qui viennent attaquer les dogmes, insulter les croyances, diffamer le clergé ? Non, pis que tout cela ! des importuns, des imprudents plus zélés qu’il ne convient aux dévots politiques, des turbulents qui exaspèrent ces pauvres impies, des indiscrets qui publient que Dieu fait encore des miracles, des Vandales qui se targuent de peu d’estime pour le génie païen, des exagérés qui soutiennent en face au siècle que l’Église ne s’est jamais trompée.… O doux Jésus, faites qu’ils deviennent hérétiques ! Et l’anathème, obstinément muet devant les plus criantes impiétés, jaillissant enfin de ces lèvres douces, va frapper les chrétiens qui se {p. 219} sont révoltés contre les blasphémateurs. Molière applaudit ces alliés inattendus : Voilà mes gens, voilà comme il faut en user. Il les a bien connus.
Bourdaloue aussi les connaît. Il ne se trompe point à leurs misérables sentiments colorés des beaux noms de prudence, de douceur et de charité. A ces prudents et à ces sages qui se mêlent pour tout soin de bien vivre, c’est-à-dire qui veillent à ne point payer de leur personne contre les ennemis de Dieu, il adresse son sermon sur le zèle pour la défense des intérêts de Dieu ; et si dans cette longue suite de chefs-d’œuvre il y en a un plus pressant et plus invincible que les autres, c’est peut-être celui-là.
Ils sont pieux, ils sont purs, ils s’estiment doux ; ils ont seulement oublié que tous les hommes, quelle que soit leur condition, doivent à Jésus-Christ, à sa loi, à son Église, un témoignage public de leur amour et de leur servitude Bourdaloue leur demande compte de l’indifférence criminelle où ils sont à cet égard, et ramène à deux principes honteux leur sagesse, qu’il appelle une « sagesse réprouvée ». Elle a pour source, dit-il, l’aveuglement de l’esprit et la faiblesse du cœur, d’où naissent parmi les chrétiens deux caractères également contraires à l’esprit du christianisme. On voit des politiques {p. 220} qui se font une prudence d’être froids sur tout ce qui concerne le service et les intérêts de Dieu, se flattant d’agir en cela avec une circonspection nécessaire, et confondant ce défaut de zèle avec l’esprit de modération ; on voit, à côté de ces présomptueux, des timides, qui, convenant de l’obligation où nous sommes tous d’avoir du zèle, ne se trouvent pas assez de force pour le montrer. Ils approuvent le zèle dans autrui, mais eux-mêmes cèdent à la crainte et au respect humain. Or, selon Bourdaloue, de ces deux caractères le premier est une prudence trompeuse, le second une lâcheté indigne.
Prudence ou lâcheté, Molière s’en accommode et s’écrie encore : Voilà mes gens !
Ils ne censurent pas toutes nos actions.
Bourdaloue
reprend : « — Se faire une prudence aux dépens de Dieu, à la honte de la religion
et à l’avantage de l’impiété ; c’est-à-dire une prudence dont Dieu se tient déshonoré,
que le monde même n’approuve pas, dont les faibles se scandalisent et dont les impies se
prévalent, c’est ce que la politique du siècle a de tout temps inspiré aux mondains, et
ce que l’esprit de Dieu contredira toujours. Il est de la grandeur de Dieu d’être servi
par des hommes qui fassent gloire d’être à lui, et il n’y a pas de prudence qui puisse
affaiblir la force {p. 221} de ce devoir. C’est là le premier
principe sur quoi roule la prudence même et à quoi toute cette vertu doit se rapporter.
Les intérêts de Dieu, c’est-à-dire ce qui touche son culte, la religion, sa loi, son
honneur, sa gloire ne peuvent jamais être balancés par nul autre intérêt. Ces mêmes
intérêts de Dieu sont tellement entre nos mains que nous en devons être les garants, et
qu’autant de fois qu’ils souffrent quelque altération, Dieu a le droit de s’en prendre à
nous, puisque le dommage qu’ils souffrent n’est que l’effet et une suite de notre
infidélité. Or, c’est ce qui arrive lorsque par une fausse politique nous négligeons de
les maintenir, nous faisant des prétextes pour nous taire quand il faudrait parler, pour
dissimuler quand il faudrait agir, pour tolérer et pour conniver quand il faudrait
reprendre et punir. »
Il faut reconnaître que ces obligations s’éloignent fort de l’idéal proposé par Molière
sous les traits du vertueux Cléante. Bourdaloue dit pourtant que la faiblesse qui craint
de les remplir ou que la politique qui ne craint pas de s’en dispenser est essentiellement contraire à l’esprit de Jésus-Christ, et par conséquent digne
de la damnation éternelle.
Il s’appuie pour le prouver, sur la parole de
Dieu même : Qui non est mecum
{p. 222}
contra me est.
« Parole de malédiction pour ces esprits d’accommodement, qui, sans jamais choquer
le monde, croient avoir le secret de contenter Dieu. Que répondront-ils à Jésus-Christ,
quand il leur dira que l’un et l’autre ensemble était impossible, et qu’ils en devaient
être convaincus par cet oracle sorti de sa bouche ? Prétendront-ils l’avoir mieux
entendu que lui, avoir eu pour ses intérêts un zèle plus discret que lui ? Non, disait
David, il ne faut point que je m’érige en sage et en politique, et malheur à moi si je
le suis aux dépens de Dieu ! Les blasphèmes que l’on profère contre son nom, les
profanations de son sanctuaire, les transgressions de sa loi, les insultes, les
scandales, les dérèglements de son peuple, tout cela fait sur mon cœur une impression à
laquelle je ne puis résister. Quoi qu’en dise le monde, il faut que je m’explique et que
je parle ; et si ma raison s’y oppose, je la renonce comme une raison corrompue. Voilà
l’exemple et le modèle que l’Écriture nous met devant les yeux. »
Déjà, on le voit, le chrétien de Bourdaloue commence à ne plus ressembler du tout au dévot de cœur de Molière. Le contraste va devenir plus éclatant.
« Ce n’est pas seulement un roi comme David, {p. 223} poursuit
l’orateur sacré, qui doit parler de la sorte, mais un seigneur dans ses terres, mais un
magistrat dans son ressort, mais un supérieur dans sa société, un particulier dans sa
famille, chacun sans exception dans son état. »
Énumération, pour le dire en
passant, qui n’exclut pas l’écrivain même laïque, soit qu’il publie des livres, soit qu’il
écrive un journal. Tous les hommes enfin doivent la guerre à l’impiété. « Tous les
emportements d’un fils débauché doivent toucher le cœur d’un père, tous les désordres
d’un domestique vicieux doivent toucher celui d’un maître. »
A plus forte raison
toutes les licences d’un esprit incrédule, d’une plume licencieuse, d’un pinceau libertin,
doivent enflammer la charité du chrétien qui sait et qui croit que ce mauvais esprit, que
celte plume obscène, que cet art impudique, tendent aux âmes chrétiennes des pièges où
elles se perdront, et frustreront le Rédempteur du prix de son sang.
Il faut donc combattre ; il le faut même pour éviter le scandale ; car les prudents et
les sages qui soufflent en leur présence le scandale sans émotion passent aisément pour
indifférents, et celte indifférence est communément prise et interprétée comme une
altération secrète des {p. 224} intérêts de Dieu. Parlez tant que vous
voudrez de dévotion « humaine et traitable, » de bonnes actions silencieuses pour corriger
les actions vicieuses d’autrui ; criez sur tous les tons que c’est ainsi qu’il en faut
user : « En user ainsi, répond Bourdaloue, c’est donner aux ennemis de Dieu, à
l’impiété, au vice, tout l’avantage qu’ils demandent et les mettre en possession de cet
empire qu’ils tâchent par toutes sortes de moyens à usurper. Saint Augustin observe que
le libertinage ne demande pas précisément d’être applaudi, d’être soutenu et appuyé : il
se contente qu’on le tolère, et c’est assez pour lui de n’être point traversé et
inquiété. Quand donc vous le laissez en paix, vous lui accordez tout ce qu’il prétend.
Avec cela et sans autre secours il est toujours parvenu à ses fins. Voilà ce qui a
multiplié les schismes et les hérésies. On se faisait d’abord un point de sagesse de les
négliger, et puis on se trouvait trop faible pour les retrancher. La politique des uns
rendait le zèle des autres impuissant et inutile. Et pour remonter jusqu’à la source,
l’indifférence d’un homme qui n’avait pas fait son devoir était la cause originaire d’un
vaste incendie. De là l’obligation spéciale et redoutable de ceux qui se trouvent élevés
en dignité, de ceux qui par leurs talents ou leurs {p. 225} emplois
se sont acquis plus d’autorité, de ceux à qui Dieu semble avoir donné plus de lumière et
de capacité ; delà, dis-je, cette obligation plus étroite qu’ils ont d’attaquer avec
plus de force les scandales du siècle, et de leur couper court. »
Bourdaloue ne craint pas sur ce chapitre d’appuyer trop. Il sait à quel ennemi subtil et fuyant il s’attaque.
« Vous me direz qu’un zèle vif et ardent, tel que je tâche de vous l’inspirer, bien loin de guérir le mal, ne servira souvent qu’à l’irriter. Quand cela serait, chrétien, et que vous verriez que cela dût être, votre indifférence pour Dieu n’en serait pas moins criminelle, et en mille rencontres le zèle ne vous obligerait pas moins à vous déclarer. Quoique le mal s’aigrît et s’irritât, vous auriez fait votre devoir. Dieu aurait ses vues pour le permettre ainsi ; mais l’intention de Dieu ne serait pas que le mal qu’il voudrait permettre fût ménagé et toléré par vous. Sans mesurer les choses par l’évènement, vous aurez toujours la consolation de dire à Dieu : Seigneur, j’ai suivi vos ordres et j’ai pris le parti de votre loi. Et certes il ne vous appartient point et il ne dépend pas de vous, sous prétexte d’un événement futur et incertain, de vous dispenser d’une obligation présente et assurée. {p. 226} « Vous me direz qu’il faut user de discrétion, et je le dis aussi bien que vous. Il faut de la discrétion, mais une discrétion qui aille toujours au terme où le zèle lui-même doit tendre. Tant de discrétion qu’il vous plaira, pourvu que le vice soit corrige, pourvu que le scandale soit réparé, pourvu que la cause de Dieu ne succombe pas. Car, que votre discrétion se termine à prendre toujours, quoique sous de belles apparences, le mauvais parti ; que la cause de Dieu souffre toujours lorsqu’elle est entre vos mains ; que l’iniquité se tienne en assurance et qu’elle se croie assez forte du moment que vous êtes son juge, et que tout ce tempérament de discrétion que vous affectez ne consiste qu’à ralentir votre zèle et qu’à retenir celui des autres ; c’est discrétion si vous voulez, mais c’est cette discrétion et cette prudence contre laquelle saint Paul prononce anathème, et qu’il met parmi les œuvres de la chair : Sapientia carnis inimica est Deo.« Vous me direz que votre zèle fera de l’éclat et du bruit : Mais pourquoi donc en faire, si ce n’est pour empêcher ce que vous savez être un véritable désordre soit dans l’intérieur de votre famille, soit au dehors.« Mais cet éclat troublera la paix : Qu’il la trouble ; c’est en cela même qu’il sera glorieux {p. 227} et digne de l’esprit chrétien ! car il y a une fausse paix qui doit être troublée, et c’est celle qui favorise le péché. Quand le Fils de Dieu nous a dit qu’il n’était pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive et la division, que voulait-il par là nous marquer, sinon qu’il y a dans le cours de la vie des conjonctures où il est impossible de satisfaire à Dieu, sans s’exposer à rompre la paix avec les hommes ? Non, non, il n’y a point de paix, ni domestique, ni étrangère, qui doive être préférée à l’obligation de porter l’intérêt de Dieu et de s’opposer à l’offense de Dieu. Si le scandale vient de ceux qui nous sont unis par les liens de la chair et du sang, toute paix avec eux est un autre scandale plus grand encore. Il faut, selon le sens de l’Évangile, les haïr et les renoncer ; et ils ne doivent point s’en plaindre, puisque si le scandale vient de vous-mêmes, il faut vous haïr et vous renoncer vous-mêmes....« Mais ne doit-on pas ménager le prochain, surtout si c’est un ami, un homme distingué par sa naissance, par son rang ? Le ménager ! Et qu’est-ce que cet ami, qu’est-ce que ce grand, qu’est-ce que cet homme quel qu’il soit, dès qu’il y va de la gloire de votre Dieu et de son service ? Si les Apôtres avaient eu de tels {p. 228}ménagements, où en serions-nous ? Auraient-ils prêché l’Évangile, malgré les édits des empereurs ? Les Pères de l’Église auraient-ils préservé les peuples fidèles de tant d’erreurs qu’ils ont détruites et de tant d’hérésies qu’ils ont hautement combattues ? Agissez avec respect, mais agissez avec force. Honorez la dignité, honorez la personne, mais condamnez l’injustice et l’iniquité. Cependant, voici le désordre : on a du zèle, et quelquefois le zèle le plus violent et le plus amer pour certaines conditions, et l’on en manque pour d’autres états plus relevés. On se dédommage en quelques manières sur les petits de ce que l’on ne fait pas à l’égard des grands. Tout est crime dans ceux-là, et tout est, ce semble, permis à ceux-ci.… Ah ! Seigneur, ôtez-nous cette damnable sagesse du monde, et remplissez-nous de votre zèle. Que ce zèle nous tienne lieu de la plus haute sagesse, que ce zèle soit notre souveraine raison, que ce zèle nous serve de réponse à toutes les difficultés d’une spécieuse et vaine politique.… »
Manifestement, Molière et Bourdaloue ne sont plus du tout d’accord sur le caractère essentiel « du dévot de cœur, » qui est pourtant par excellence l’homme de bien. Ils considèrent d’une manière toute différente et tout opposée {p. 229} l’attitude qu’il doit prendre et le rôle qu’il doit jouer dans le monde. Après avoir, chacun de son côté, montré
L’exemple enfin qu’il se faut proposer,
ils se disent réciproquement :
Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle.
En effet, les traits de part et d’autre sont assez marqués et on les peut reconnaître : le modèle de Molière est précisément ce chrétien politique, ce faux sage qui se dérobe à la cause de la justice, ce lâche que Bourdaloue dévoue au mépris des hommes en lui annonçant d’avance sa condamnation au tribunal de Dieu. Et le modèle de Bourdaloue à son tour paraît bien un de « ces Messieurs » dont parle Molière dans son apologie ; un de ces « zélés indiscrets » qui se permettaient de le juger sans le connaître, qui osaient suspecter la pureté de ses intentions et qui ne déclamaient enfin contre sa comédie que pour s’y être trop reconnus.
Entre l’homme de Molière et l’homme de Bourdaloue, je ne suis pas incertain du goût de la foule, même d’une foule choisie, même d’une foule chrétienne. Mais ce n’est pas au parterre, quel qu’il soit, que je remets cette cause. J’en ai {p. 230} le droit et je choisis un autre juge. A la conscience affermie qui s’est examinée devant Dieu je présente ces deux personnages, et je lui demande : Quel est le dévot de cœur, quel est le grand homme de bien ?
Cependant, avant de prononcer la sentence, il faut entendre encore une fois Molière dans ce rôle affectionné, ce rôle de juste où il se réfugiait, avec grand déplaisir du noir et vengeur dégoût qu’il avait de son personnage réel. Un juste, volontiers irrité contre les vices des hommes, mais en même temps plus volontiers clément à leurs misères, c’est ainsi qu’il se rêvait ; c’était là son fard et son costume de ville, et aussi son plus cher déguisement de théâtre, depuis qu’il n’osait plus jouer la tragédie. L’Ariste de l’École des maris, le Chrysale de Y École des femmes, en sont les premières ébauches ; le Cléante du Tartufe n’en est pas la perfection idéale.
Pour peindre à son gré cet idéal toujours poursuivi, mais toujours fuyant sous la fiction comme dans la réalité, Molière a pris une fois le parti de le dédoubler, et il a fait le poème que l’on regarde généralement comme son chef-d’œuvre, je veux dire le Misanthrope. En effet, Alceste et Philinte sont le même homme, et cet homme est le Molière transfiguré que toute {p. 231} l’Eglise des libres penseurs place au premier rang de ses saints. Moralement, tout est faux dans les principes et dans la combinaison. Les deux faces du caractère sont outrées et indéfinies. Alceste est-il vertueux jusqu’à la dernière brutalité ou jusqu’à la dernière énergie ? Philinte est-il indulgent jusqu’à l’héroïsme ou jusqu’à la faiblesse ? On l’ignore, et je défie qu’on le puisse savoir. Cléante, qui les rassemble et qui parle comme l’un et l’autre, n’aboutit qu’à discourir ; Molière, le Molière historique qui se taillait complaisamment cette casaque de vertu sans pouvoir parvenir à se l’ajuster, tient le langage d’Alceste, tient le langage de Philinte, tient le langage de Cléante, mais il mène la vie de Sganarelle et de Tartufe. Il lui manquait quelque chose pour assembler, même en peinture, ces deux grandeurs morales qui le séduisaient et en former le tout qu’apercevait vaguement et douloureusement l’impuissance de son génie. L’étude du Misanthrope achèvera de nous démontrer combien était incomplète en Molière la notion de l’homme de bien, elle révélera la cause de celte insuffisance et nous servira de conclusion.
VIII.
Le Misanthrope §
{p. 233}Les commentateurs du Misanthrope sont très nombreux. En général, ils ne quittent guère le ton de l’extase. La profondeur morale de l’œuvre leur parait supérieure encore à sa beauté littéraire. C’est l’homme, c’est l’humanité tout entière qu’ils trouvent dans cette comédie. Il y a parmi eux un certain nombre d’Allemands, Gœthe entre autres, qui ont lancé les Français, et ceux-ci raffinent tant qu’ils peuvent, ce qui est beaucoup dire. En fait d’extravagance, les Français, une fois hors du droit sens, ne le cèdent à personne, particulièrement lorsqu’ils sont doués de cet esprit passionné et borné du commentateur. Rien ne va si profond dans l’absurde qu’un sot {p. 234} enflammé qui creuse sur lui-même. Enchérissant toujours, ils ont érigé le Misanthrope, qui est d’ailleurs un très beau morceau de littérature, en je ne sais quelle révélation quasi surhumaine dont il ne faudrait parler qu’à genoux.
Cependant, lorsque l’on écoute attentivement ces admirateurs et ces dévots, l’on s’aperçoit assez vite que le sens du poème leur demeure enveloppé. Chacun croit bien deviner ce que l’auteur a voulu faire ; au bout, du compte, nul n’en est certain. Qu’est-ce qu’un misanthrope ? Alceste est-il misanthrope ? Est-ce Alceste ou Philinte qu’il faut qu’on admire ? Cela reste fort embrouillé. Au demeurant, les voyants n’y voient pas plus que le gros vulgaire, lequel ne découvre qu’une satire élégante, agréable de forme, médiocre dans le fond. Convenons-en tout de suite, le fard de la vieille Emilie, le sonnet d’Oronte, la vanité de Dorilas, l’ongle long et la perruque blonde de Clitandre, la fatuité des petits marquis et la fureur de leurs embrassements, la fausse vertu d’Arsinoé, la coquetterie de Célimène et même la passion d’Alceste, ce sont de toutes petites choses, de tout petits traits de l’homme, de tout petits accidents de la vie frivole et inutile. La pièce nous met simplement {p. 235} sous les yeux une collection d’oisifs qui s’amusent ou qui se désennuient à médire, et elle serait beaucoup plus logiquement intitulée : Les Médisants.
La médisance est un des grands travers, un des grands et redoutables vices du genre humain. Mais, s’il s’agit d’une peinture de l’humanité, l’humanité est au-delà. Elle est autre chose que médisante. Supposons que la comédie porte le titre indiqué plus haut, son vrai titre, qui oserait prétendre que Molière y a voulu peindre l’humanité ou seulement l’homme ? Encore une fois il n’a peint qu’un vice, et encore l’a-t-il réduit aux proportions d’un simple travers ; il ne l’a saisi qu’en passant, dans un coin, dans un moment, dans une mode de Paris.
L’on doit décharger Molière des ambitieuses visées de ses commentateurs. Il rirait tout le premier de voir ces abstracteurs de quintessence chercher dans sa comédie une espèce d’apocalypse des destinées tragiques du genre humain. Il leur dirait que ce nom de Misanthrope, qu’ils tournent au sérieux et à l’héroïque, est simplement une moquerie du principal travers qu’il s’est proposé de frapper. Beaucoup plus qu’Oronte ou Clitandre, Alceste est l’objet de sa satire. Cet homme qui ne sait point écouter {p. 236} patiemment de méchants vers, ni perdre tranquillement son procès, ni tolérer les modes du jour, ce bourru qui rudoie odieusement son ami et sa maîtresse, ne dit lien qui justifie sa haine du genre humain, et surtout ne fait rien qui soutienne l’emphase de sa vertu ; il est simplement un fou dont le poète a justement voulu rire, et le triomphe de son art est d’avoir réussi à le moquer sans pourtant le rendre trop ridicule, puisqu’enfin quelque chose de généreux et de fier est au fond de sa folie.
Molière ajouterait sans doute qu’il n’était ni de son génie, ni de son tempérament, ni enfin de sa profession de glorifier cette passion bizarre et farouche de la misanthropie, laquelle pousse certains hommes à se rendre les censeurs des actions des autres, à condamner les jeux de l’esprit, les amusements de la conversation, les pratiquas mêmes de la civilité, et les réduit enfin à fuir le monde lorsqu’ils désespèrent de le rendre aussi âpre et aussi lugubre que le voudrait leur fâcheuse humeur. Exiger que les hommes du monde ne fassent plus de révérences ou ne rendent plus celles qu’on leur fait, que les grands seigneurs ne se croient plus doués d’Apollon, soit pour le sonnet, soit pour le discours politique, que les gens ne se laissent plus pousser l’ongle {p. 237} ou la barbe, que les jeunes veuves de vingt ans se contentent des seuls feux du seul homme qu’elles épouseront, que les juges fassent toujours justice ; exiger cent autres choses impossibles, et parce qu’elles sont impossibles, entraîner les gens à la solitude et au désert, c’est métier de dévot et non pas de sage et d’acteur comique. — Quoi ! dirait Molière, tout de bon, vous croyez que j’ai voulu faire des mariés, des campagnards, des continents et des moines ?
Ceci n’est pas une hypothèse à la façon des commentateurs. C’est l’interprétation du poète lui-même. Nous en possédons la preuve très certaine et très connue.
Le Misanthrope, comédie froide, n’eut d’abord qu’un succès froid ; l’on dirait aujourd’hui un « succès d’estime ». Molière ne se dissimulait pas plus les faiblesses du parterre que ses propres chutes ; il savait prévoir l’ignorance du public et n’hésitait pas à la corriger. Il prit donc soin de ne livrer sa pièce aux lecteurs que munie, en guise de préface, d’un compte rendu destiné à en faire goûter le mérite. Cette apologie est de la main d’un ancien adversaire, Donneau de Vizé, sorte de journaliste auteur, qui avait jusqu’alors assez décrié les pièces de Molière, probablement pour l’incliner à jouer les siennes. En effet, {p. 238} Molière se rendit, Alceste chanta. On n’est pas tous les jours disposé à perdre une cause pour la seule beauté du fait ! L’auteur du Misanthrope reçut à son théâtre je ne sais quelle comédie du critique, et celui-ci devint l’ami de la maison. Contrepartie de la scène d’Oronte, aussi comique pour le moins !
Dès le lendemain de la représentation du Misanthrope, Donneau de Vizé
fît paraître une longue lettre contenant l’analyse détaillée, l’explication et l’éloge de
l’ouvrage. Évidemment ce feuilleton n’a pas été improvisé en quelques heures. La platitude
du style ne permet pas de soupçonner que Molière y ait mis la main, mais la pensée en est
juste et adroite. Le sieur de Vizé a été admis aux répétitions, on a causé avec lui ; et
enfin, la licence que l’éditeur a prise de joindre ce travail à la comédie imprimée, fait
assez voir que Molière n’y trouvait point ses intentions méconnues. Or, suivant le
critique amadoué, la comédie du Misanthrope amoureux est
« d’autant plus admirable que le héros en est le plaisant, sans
en être trop ridicule ; et qu’il fait rire les honnêtes gens, sans
dire de plaisanteries fades et basses, comme l’on a accoutumé de voir dans les pièces
comiques. »
On n’avait pas assez ri, le père de Sganarelle {p. 239} s’en
inquiétait, et c’est sur quoi Donneau devait surtout faire porter l’avertissement au
lecteur. Il ajoute donc que les plaisanteries de celte nature fine et sérieuse doivent
être prisées plus que les autres qui ont plus de succès ? « Elles me semblent plus
divertissantes, encore que l’on rie moins haut : et je crois qu’elles divertissent
davantage, qu’elles attachent, et qu’elles font continuellement rire dans
l’âme. »
Rire dans l’âme ! Ce mot n’a guère l’air d’être du cru de Donneau. Mais
que Donneau l’ait trouvé ou l’ait ramassé, il barbouille étrangement le fonds tragique que
les commentateurs se piquent de découvrir dans le Misanthrope. A moins
qu’ils ne prétendent connaître les intentions de Molière mieux que ses familiers et ses
porte-voix, voilà le caractère d’Alceste fixé ; c’est un caractère comique. Cependant
fait-il « rire dans l’âme ? »
Non, à mon avis. Il est certain que la pièce
tout entière laisse une impression de tristesse, malgré le dessein de Molière. La faute en
est à son art plus qu’à son génie. Cet art dont il se flattait de connaître les mystères,
n’a point de secret qui puisse contraindre l’âme humaine à rire des vices, c’est-à-dire
des difformités et des misères de l’humanité. Molière a d’ailleurs accru cette difficulté,
déjà invincible, en évitant de {p. 240} rendre le Misanthrope tout à fait ridicule et en lui donnant même un caractère élevé, ce qui
l’oblige à le faire plaindre et à le laisser malheureux. Il y était en même temps
contraint et enclin.
L’art ne lui permettait point de donner à son Misanthrope la folie
furieuse du Timon de Shakespeare, ni la nature basse du révoltant parasite que l’auteur
anglais accole à cet absurde ennemi du genre humain ; et d’un autre côté, à cause de la
part de lui-même qu’il a mise en ce personnage, il avait de l’inclination à outrer sa
vertu. On démêle très bien tout cela, mais tout cela fait une complication qui fausse
également le caractère et l’effet scénique. La pièce n’est pas assez gaie pour ceux qu’on
a piqués du gros sel de Sganarelle et de Georges Dandin ; elle l’est trop pour les esprits
délicats qui se reprochent toujours de rire d’un honnête homme ; elle afflige le cœur
humain comme tout spectacle d’un mal sans remède. Du moins, le remède à ce mal n’est pas
de son ressort. Alceste, dit Donneau de Vizé, « fait connaître qu’il conservera son
caractère toute sa vie ».
Ainsi Molière, condamnant cette fois la plupart de ses
ouvrages et l’essentiel de sa profession, a dédaigné de faire rire des lèvres ; il a
poursuivi un but plus noble, il a voulu faire « rire dans l’âme », et ce but, il l’a
manqué. {p. 241} Il devait le manquer et connaître l’impuissance de
l’art par lequel il prétendait donner la vraie vie à des êtres imaginaires. Que se propose
la comédie ? Elle veut peindre des passions qu’elle prétend observer, mais qu’en réalité
elle invente, et elle annonce qu’elle saura les corriger en riant. C’est son affiche : Castigat ridendo mores. Mais ce beau dessein rencontre un obstacle
insurmontable ; la passion vraie n’est pas comique.
La passion est une maladie, un désordre de l’âme ; elle ne se corrige que par le châtiment divin, volontairement accepté du malade devenu un pécheur, ou de fait ou d’intention. Dieu même n’indique pas d’autre préservatif et d’autre remède que la pénitence. Sans la pénitence, tout effort pour revenir à la santé de l’âme avorte ridiculement, je dirais presque insolemment. Le médecin de la passion n’est pas l’histrion, ni le savant, ni même l’ami ; c’est le prêtre. Ce mal n’a d’autre dictame que les sacrements.
La nature de l’homme est ordonnée en vue de sa conservation et du bien général. Sa raison, sa conscience, son instinct même en sont avertis. Les lois qui le régissent sont, en quelque sorte, incrustées jusque dans son corps. Pour {p. 242} observer l’ordre qui lui est assigné, ses forces suffisent. Il en trouve même de surnaturelles pour remplir les grands offices qui peuvent lui être imposés dans son intérêt et surtout dans l’intérêt d’autrui. Alors, véritablement, il fait des miracles, et l’ordre naturel est comme suspendu par les énergies de sa volonté aidée de Dieu. L’histoire des saints est pleine d’événements et de circonstances où la passion d’un homme rempli de l’amour divin suspend l’ordre de la nature, produit le miracle et triomphe de toute force contraire. Mais nous voici trop loin des parodies du poète comique. Dans les choses ordinaires et personnelles, le désordre produit par la passion qui veut se porter au-delà des forces humaines, loin d’accroître ses puissances possibles, les a promptement brisées. Alors l’homme n’éprouve pas seulement son propre néant, il provoque la résistance des autres natures qu’il veut déranger et blesser par le surcroît où il aspire. Les autres aussi ont leur ordre à défendre, sous peine de ruine et de mort.
Toute passion poussée à son terme logique va au supplice et à la damnation de celui qu’elle possède, à la perversion morale et à la destruction de l’objet qui le subit. Quel moyen de peindre plaisamment tout cela et d’en tirer des effets {p. 243} comiques ? Il faut s’arrêter partout et manquer de respect à la vérité, ou tomber dans la tragédie. C’est là que Molière avait aspiré au commencement, comme tous ceux qui sentent en eux le génie dramatique. Étant observateurs des passions et sentant le joug de la vérité, ils sentent une certaine aversion pour la comédie qui a, au contraire, une invincible pente à se jeter dans la farce. Il faut vivre et céder au goût populaire qui a plus d’attrait pour les aventures de Scapin que pour celles d’Iphigénie et d’Achille. Mais quelles que soient les fortunes de Mascarille, de Scapin et de Trissotin, l’esprit et l’âme de Molière désirent mieux. Il empoche l’argent du spectateur qui veut s’amuser et il le méprise, parce que ce spectateur grossier le met dans le cas de se mépriser lui-même. Molière a senti toute la force de cet oracle que lui a cité Bossuet : Malheur à vous qui riez ! Il parle du rire de l’âme ! Mais le rire de l’âme n’est point bourgeois, n’est point comique, ne fait point d’argent. Le rire de l’âme n’éclate point à la vue des passions vraies, ni des peintures amusantes qu’on en prétend faire. Lorsqu’il y a du rire, il n’y a plus de vraie passion. A cette corde qu’il invente, le poète comique se pend et elle le précipite dans la farce pour ne pas se rompre sous {p. 244} le poids de la vérité. L’avarice, la haine, l’envie, la colère, la paresse et la gourmandise même font des actions ridicules et répugnantes ; néanmoins elles sont sérieuses et tristes ; l’amour est très sérieux de sa nature, et pas du tout comique lorsqu’on le regarde de près. De Tartufe l’hypocrite, qui se damne et qui veut damner les autres, Molière a Voulu tirer un sujet de comédie, mais il a gâté en vain l’hypocrite et l’hypocrisie, et c’est une tragédie qu’il a faite. Qu’y a-t-il là pour exciter le rire de l’âme ? Ce qui peut procurer le rire de l’âme, c’est un spectacle de paix, d’ordre et de félicité parfaite que le théâtre ne peut offrir. L’âme a un autre rire que les sens, et la passion, qui n’est en fait qu’une entreprise hardie contre le droit et la personnalité d’autrui, et plus haut encore contre les droits de Dieu, ne peut amuser que l’ignorant qui va devenir méchant. Voilà le bel idéal de la comédie absolument renversé.
Cependant, pour revenir au Misanthrope, Donneau de Vizé glorifie
l’effet moral de l’œuvre, et en même temps il nous révèle que si Molière n’était pas mal
satisfait du caractère d’Alceste, il se mirait et s’admirait pleinement dans celui de
Philinte. « L’ami du Misanthrope est si raisonnable, que tout le monde devrait l’imiter : il n’est {p. 245} ni
trop ni trop peu critique ; et ne portant les
choses ni dans l’un ni dans l’autre excès, sa conduite doit être admirée de
tout le monde. »
Philinte donc, dans les coulisses du théâtre, était considéré comme le vrai sage, le parfait homme de bien, qui montre que son âme est égale à la justice et qui ramène tout à la saine mesure de l’indulgente raison, après que les belles indignations d’Alceste ont jeté leurs généreuses mais folles fumées.
Il est certain que Philinte étale quelques belles apparences. Envers Alceste, qui semble ne l’aimer guère, il déploie beaucoup de patience et même de charité, marques d’une âme plus forte. Il dit des choses très sensées et d’autres qui sont très plausibles, signes d’un esprit mieux trempé. Mais Philinte n’est soumis à aucune épreuve, et l’on n’aperçoit point qu’il ait à dompter aucune passion. La nature ne lui a donné ni l’oreille sensible au grincement des mauvais vers, ni l’œil qui s’agace au chatoiement des perruques blondes ; il n’a point de procès, il n’est point amoureux, ou il l’est si tranquillement et d’une personne si convenable que ce n’est pas la peine d’en parler. Comme les fureurs d’Alceste sont sans raison et tiennent principalement à son humeur difficile, les imperturbables sérénités {p. 246} de Philinte sont sans vertu et reposent uniquement sur son flegme qu’aucune tempête ne secoue. Il n’est point pacifique, il est indifférent et heureux. Alceste a du caractère et pas d’esprit, Philinte a de l’esprit et pas de caractère : c’est le cas de dire que tous deux ensemble ne pèsent pas un homme de bien.
La sagesse si vantée de Philinte laisse d’ailleurs beaucoup à désirer sous différents points de vue, et se trouve non seulement courte, mais pernicieuse en plusieurs endroits.
J’ai voulu raisonner un jour du Misanthrope avec un théologien fort instruit et d’un jugement très droit, mais qui ne connaissait encore que de nom Molière et ses œuvres. On va jeter les hauts cris d’une telle ignorance. Mon homme, plus modeste, s’étonnerait de rencontrer dans le monde des gens qui parlent couramment de littérature, de philosophie et de religion, et qui n’ont jamais lu ni un ancien, ni un théologien, ni un commentaire de l’Écriture sainte, ni seulement l’Évangile et le Catéchisme.
Il lut avec soin le Misanthrope, parce qu’il n’est point du nombre de ceux qui jugent volontiers de ce qu’ils ignorent.
— Eh bien ? lui dis-je. — Eh bien, me répondit-il avec son ingénuité de savant et de brave homme, tous ces gens-là sont {p. 247} des mauvais sujets plus ou moins facétieux, plongés dans l’intrigue, et peu retenus en leur langage. Alceste n’est qu’un vertueux du paganisme, de ceux qu’on appelle Socrate, Bias, Diogène, etc., mêlé d’une forte partie de ce pharisien de l’Évangile qui prie debout dans le Temple, principalement occupé de rendre justice à ses vertus : Non sum sicut cœteri hominum raptores, injusti, adulteri, velut etiam hic publicanus. C’est un orgueilleux, et tout au fond un lâche qui aime d’une autre manière que les autres ses aises et ses commodités ; il ait cœur malade et ne veut ni souffrir ni appliquer de remède à la maladie de son cœur. Il fuit avec emphase, mais pour ne point combattre. Sa haine du monde n’est point la haine chrétienne, toujours pleine de charité. Le chrétien essaye ses forces, se trouve trop faible et se retire par prudence ; un autre, plus affermi, vit au milieu des mondains en évitant également de leur ressembler et de leur nuire, et cherche à leur faire tout le bien qu’il peut ; un autre, tout à fait trempé pour la lutte, revêt l’armure sacrée, aborde intrépidement le péril et court après les hommes, non pour les larder d’épigrammes, de critiques injurieuses et de vexations, mais pour les éclairer et les sauver. Ainsi se réalise la parole de saint Paul : {p. 248} Pietas ad omnia utilis est. Voilà ceux que le monde appelle volontiers des misanthropes, et il ne leur épargne pas la haine ni l’outrage. Néanmoins personne ne se trompe au sentiment qui les anime, et l’on sait fort bien les trouver lorsque l’on a besoin d’eux.Cependant, poursuivit le théologien, j’aurais encore de la sympathie pour Alceste. Après tout, il a de la sincérité et du cœur. Il serait possible de le mener à confesse, et pourvu qu’il ne tournât pas au jansénisme, on le ferait chrétien. Mais Philinte est un madré tout à fait inguérissable, capable de corrompre les autres. Son air de sagesse, ses dires empreints d’une modération avisée le rendront aisément nuisible aux esprits prévenus ou de peu de portée. Écoutons-le d’abord sur les feintes protestations de tendresse :
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre comme on peut à ses empressements,
Et rendre offre pour offre et serments pour serments.
Cette théorie n’est pas si simple ni si droite qu’elle en a l’air. Il faut être poli,
doux, prévenant, même envers ceux qui vous abordent pour la première fois ; cela est sûr.
Mais ouvrir son cœur sans prudence, sans mesure et rendre {p. 249}
serments pour serments ! Non, non. Il nous est dit : « Soyez prudents comme le
serpent, soyez simples comme la colombe. »
Nous ne devons pas faire du serment
une chose vaine, et l’eau bénite de cour n’est point celle qu’il nous convient de
donner.
Alceste veut que l’on montre toujours le fond de son cœur, que l’on dise ou plutôt que l’on jette partout et toujours toute vérité. Il demande trop ; Philinte en rabat trop :
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule et serait peu permise ;
Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Entendons-nous ! l’on n’est pas toujours forcé de parler ; il est des occasions où l’on peut, où l’on doit observer un silence conseillé par la prudence ou commandé par la charité. Tempus tacendi, tempus loquendi. Si l’on parle, qu’il soit politique ou non de montrer le fond de son cœur, il faut toujours parler franc. La morale de théâtre, tranchant brusquement la question des deux côtés, ne la résout ni de l’un ni de l’autre. Elle laisse Alceste suivre son humeur bourrue aux dépens de la charité, et permet à Philinte de suivre son humeur conciliante au mépris de la charité. {p. 250} Philinte dit à Alceste :
Le monde par vos soins ne se changera pas.
Nous ne sommes pas tenus de changer le monde, mais nous devons faire ce qui dépend de nous pour qu’il change. Notre Seigneur n’a pas dit à ses Apôtres de convertir ; il leur a commandé d’enseigner et de prêcher : Docete omnes gentes ; et saint Paul, connaissant le prix de la vérité, s’écrie : Malheur à moi si je n’évangélise ! Ce soin d’évangéliser n’est pas seulement donné aux prêtres ; les simples fidèles y sont obligés, et c’est la gloire de l’être humain. Par la prière, par l’aumône, par les bons exemples et par les bons discours, tous doivent prendre soin de l’âme de tous ; cela regarde le roi et le mendiant : Mandavit unicuique de proximo suo. Voyez comme la loi de l’Évangile est haute et féconde et humaine, et comme cette sagesse du monde qui parle sur le théâtre est basse et gonflée de rien !
Écoutez encore Philinte :
....Faisons un peu grâce à la nature humaine
Et voyons ses défauts avec quelque douceur....
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable.
A force de sagesse on peut être blâmable ;
La parfaite raison luit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété. {p. 251}
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir aux temps.
C’est fort bien, et je ne proteste pas contre le passage de saint Paul qui se trouve mot à mot dans cette tirade : Non plus sapere quam oportet sapere : Sed sapere ad sobrietatem. Il convient d’être sage avec sobriété. Mais ces dictons ne sont de mise tout au plus que contre les excès d’Alceste qui n’est pas sage du tout, et le quiétisme du flegmatique est un autre excès plus condamnable. A force de ne pas se mettre en peine des mœurs du temps, on finit par leur lâcher bride et elles s’emportent à l’extrême corruption. Toute la grâce que nous pouvons faire à la nature humaine, c’est de la reconnaître faible ; cette compassion ne peut aller jusqu’à décharger l’homme de ce que Dieu lui commande ou directement, ou par son Église, attendu que Deus impossibilia non jubet. Nous devons la charité aux hommes, non au diable, non au mal, non à l’erreur, non à l’hérésie qui tuent la raison, la dignité, le corps et l’âme. La roide vertu des vieux âges n’exigeait pas plus, la vertu de nos jours ne réclame pas moins. Saint Ambruise fermait la porte du temple au grand empereur qui s’était oublié ; en {p. 252} écoutant le pécheur repentant, il versait des larmes de tendresse. La vertu est toujours la même et notre siècle en a le même besoin que les siècles précédents. Nous avons comme nos pères une âme à sauver ; nous devons la sauver au risque de heurter les communs usages. Le sacrifice de l’usage, requis par ce devoir impérieux, n’est pas au-dessus de nos forces. Que nous demande la vertu ? L’exécution des préceptes. Nous sommes libres de laisser ou de pratiquer les conseils, suivant que nous voulons mériter une plus grande récompense et répondre plus généreusement à l’amour de Dieu pour nous. L’obstination de ne point fléchir au temps n’est donc ni un vice ni un défaut, mais au contraire une chose très louable, attendu que les dogmes sont immuables comme Celui qui les a révélés. Ni Dieu ni ses lois ne fléchissent au temps, et nous ne pouvons fléchir sans transgresser cette morale qui ne fléchit pas, puisque les devoirs qu’elle nous impose sont fondés sur la nature des choses. Ainsi l’honnête Philinte résout très mal, sur les données de la sagesse la plus vaine et la plus vulgaire, des questions que l’emportement d’Alceste a très mal posées.
Mais où ce sage de salon, plus misanthrope au fond que son ami, me paraît livrer son secret et {p. 253} donner sa mesure, c’est dans l’aphorisme suivant, tout imprégné de bile insolente contre la pauvre humanité :
.… Mon esprit n’est pas plus offensé
Devoir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.
Oui, je vois ces défauts...
Comme vices unis à l’humaine nature.
L’homme qui parle ainsi s’accuse de ne pas aimer Dieu, de ne pas aimer la justice, de ne pas aimer les hommes ; de n’aimer rien que sa vile tranquillité. Qui aime Dieu s’offense de le voir offensé, qui aime la justice s’offense de la voir méprisée, qui aime les hommes gémit de leur aveuglement sur Dieu et sur la justice, souffre avec ceux qui souffrent, s’offense des entreprises des méchants.
Philinte parlerait moins odieusement et un peu plus philosophiquement s’il disait qu’il n’est pas étonné de la méchanceté des hommes. Il nierait moins l’humanité, le libre arbitre et la Providence ; mais ses comparaisons seraient encore très mauvaises et très sottes. Les actes des hommes n’ont aucune parité avec ceux des animaux. Les brutes n’agissent que par un instinct déterminé et irresponsable ; la puce ne se propose {p. 254} point de tourmenter l’homme et la vipère ne complote point de le mettre à mort. Au contraire, les hommes en transgressant les commandements de Dieu, en opprimant leurs semblables, en commettant l’iniquité, savent ce qu’ils font et le veulent faire ; ils résistent à la voix de leur conscience tandis qu’ils seraient libres de lui obéir. Les vices ne sont pas unis à la nature humaine. La nature humaine n’est que faible ; elle ne se contraint pas au mal en dépit des illuminations de la conscience de la même manière que l’instinct du vautour et du loup les pousse au carnage. Chez un autre que Molière, tout ce détestable propos de Philinte pourrait n’être qu’un verbiage sans portée et quasi involontaire, à mettre au compte des tyrannies de la rime ; mais Molière est maître de la rime, sa langue dit ce qu’il pense, et il est responsable des contentements qu’il donne à son instinct plein de rage.
Un dernier mot de Philinte, pour achever de le peindre : Mon
flegme, dit-il à Alceste, est philosophe autant que votre
bile
. Rien de plus vrai, et, malgré la diversité des apparences, c’est
exactement des deux côtés la même philosophie, la même fille de l’orgueil humain et de
l’amour de soi, ici furieuse, là indifférente, impuissante {p. 255}
ici et là, parce qu’elle est fausse là comme ici. La vertu d’Alceste et la sagesse de
Philinte avortent par la même raison, par défaut d’amour. Ni l’un ni l’autre n’a la
charité.
Tel fut le jugement du théologien et ce dernier trait signale le vice non-seulement des deux caractères d’Alceste et de Philinte et de toute la pièce, mais le vice capital du génie de Molière. Son âme était sans amour, et c’est pourquoi il n’a rien produit qui puisse avoir la moindre bonne influence sur le genre humain. A cause de cela je ne sais quoi de lugubre plane sur son œuvre tout entière, où circule un souffle de désolation. Le vrai misanthrope, le malade vi aiment atteint de cette peste de la haine et du mépris de l’homme, c’est lui, et sa plaie se fait voir partout, et partout il travaille à la communiquer. Misanthrope irrité ou misanthrope dédaigneux, il ne cesse de mépriser ou de haïr, et ses personnages de prédilection, après ceux qui haïssent davantage, sont ceux qui provoquent le plus de mépris. Faire rire dans l’âme ! qu’il y renonce ! Il peut être ingénieux, gracieux, amer, grotesque, terrible ; il peut enfoncer dans toutes les mémoires ses sarcasmes comme des flèches barbelées qu’aucune puissance n’arrachera plus : jamais il ne fera rire dans l’âme. Le rire de {p. 256}l’âme, c’est la joie ; mais la joie n’est connue que des âmes pures, et la satisfaction qui grince dans les autres âmes n’est ni le rire ni la joie. Je défie qu’une âme pure puisse entendre une comédie de Molière sans en être assombrie, et qu’un esprit honnête et délicat n’ait pas quelque regret au rire extérieur et inférieur qu’il pourra s’être laissé arracher.
Une marque signalée de ce fonds, malheureux et mauvais de notre premier poêle comique, c’est la peinture générale qu’il fait des femmes. Il les aimait, dit-on. Oui ; à preuve ce vers :
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.
Aux yeux de Molière, la femme était l’être le plus pervers, et l’amour la plus lâche et la plus invincible des faiblesses. Il n’a pas connu, du moins il n’a pas peint d’autre amour que celui-là, cet amour violent et humiliant qui est à la fois la dépravation et le châtiment de la dépravation de l’amour ; honteux fardeau du cœur au lieu d’en être l’allégresse ; passion désespérée de la fange, haïe, pleine de mépris et de fureur, incurable même au dégoût. L’homme de Molière est le jouet de cet amour et la femme qui l’inspire n’en peut allumer d’autre : elle est fourbe, frivole, ingrate, audacieuse, corrompue, sensible {p. 257} seulement au plaisir et à la vanité. On ne trouve pas dans tout le théâtre de Molière une figure d’épouse ni de mère, ni de vierge, ni d’amante : ou ce sont des délurées et des « dessalées » prêtes à risquer toute aventure, ou des pecques et des raisonneuses, ou de fades accessoires de comédie qui viennent jouer l’éternelle scène du dépit amoureux, pour donner à Mascarille et à Scapin le temps d’arriver. La candeur, le respect, la foi, la tendresse filiale, la tendresse maternelle, le dévouement, la chasteté même du langage, sont choses qu’elles ignorent ; Molière semble ne pas croire seulement qu’une femme puisse avoir de telles vertus. D’ailleurs, il les aime :
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.
La comédie du Misanthrope nous montre trois femmes : aucune ne déroge aux traits caractéristiques de la famille poqueline. Une hypocrite, Arsinoé, tartufe femelle qui s’arrangerait volontiers d’Alceste, soit pour faire une fin, soit pour prolonger le moment qui précède la fin, et qui s’offre crûment sans spécifier le cas ; une raisonneuse, Éliante, qui, malgré sa raison ou ses raisonnements, trouve aussi le rude Alceste fort à son goût, le lui dit aussi, et, refusée, s’accommode de Philinte, lequel est instruit de {p. 258} tout et n’en est pas autrement importuné ; enfin une coquette achevée, mais surtout une méchante langue incomparable, la fameuse et retentissante Célimène, de qui Alceste est amoureux. Celle-ci réunit à peu près tous les défauts épars sur les autres créations féminines de Molière. Il fit jouer ce rôle par sa jeune femme pour laquelle, hélas ! il l’avait écrit, et elle y excellait. A elle s’adressent les accents de passions les plus pénétrants qu’il ait trouvés.
Les commentateurs signalent comme une invention de génie cet amour d’un tel homme pour une telle femme ; c’est, disent-ils, une des maîtresses beautés du Misanthrope. Je n’y contredis point. Une chose pourtant attiédit mon admiration. En un sens, la combinaison est belle et vraie : il est naturel qu’un héros de fausse vertu comme Alceste soit absurdement amoureux d’une femme peu digne de lui, et qu’ainsi succombe cette pompe d’austérité qui se pique de ne tolérer aucune faiblesse humaine. Mais d’un autre côté je ne trouve pas que ce coup de génie soit un trait de caractère. Alceste est orgueilleux, non point bas et corrompu ; il ne peut donc devenir si profondément l’esclave de cet attrait vengeur par lequel la corruption se soumet à la corruption et en est inexorablement {p. 259} flagellée. Molière a oublié deux choses de grande conséquence : la première, que son Misanthrope n’est pas un vieux comédien, professeur émérite de mœurs galantes ; la seconde, que ce misanthrope, tel qu’il l’a dépeint, n’a pas mérité d’être et ne saurait devenir l’un des amants et l’un des jouets de Mlle Molière. Sur une âme chaste et généreuse les charmes et les armes dont Mlle Molière était pourvue manquent complètement leur effet. Pour grand que soit l’empire de ces divinités, on n’y rencontre pas toutes sortes de gens : les seuls débauchés y passent, les seuls sots y demeurent, les seuls barbons parvenus à l’âge d’expier ne s’en tirent plus.
J’ignore si Célimène est dessinée d’après nature et quels lieux en ont conservé le modèle. Dans le monde, dans la société polie et chrétienne, dans une condition enfin où Alceste puisse aimer, Célimène me semble impossible. Imaginons une Célimène plus vraie, qu’Alceste pourrait aimer sans choquer si démesurément la vraisemblance, et qui néanmoins suffirait à lui donner la leçon qu’il mérite. Je ne veux pas être complaisant pour le crime, je cherche à n’être que juste envers l’imperfection.
A prendre le monde un peu dans le goût de Philinte, c’est-à-dire tel qu’il est, je crois qu’on {p. 260} y voit beaucoup de femmes dignes de respect et d’affection qui sont cependant atteintes de coquetterie. Si je ne craignais de dire un trop gros mot, et si je pouvais m’assurer qu’on ne doute pas que je fais les exceptions raisonnables, j’ajouterais que toute femme est coquette de nature, comme tout homme est naturellement vain et menteur, omnis homo mendax. Mais la grâce corrige et retourne la nature, de même que le péché l’enfonce dans la corruption. Quelques femmes abjurent la coquetterie absolument et montent vers la haute vertu ; quelques autres, plus ou moins, descendent, deviennent coquettes formelles et s’acheminent vers la perdition : la plupart demeurent sur la terre, dans le milieu, dans la nature, entre la grâce et le péché qui se les disputent et qu’elles rêvent peut-être de concilier ; à la messe le matin, au bal le soir, voulant plaire, craignant de plaire trop, éprouvant plus cette crainte le malin que le soir, plus disposées le soir à risquer de trop plaire qu’à se résoudre le matin de ne pas plaire du tout ; très aisément et très sincèrement touchées de repentir quand elles s’aperçoivent qu’elles ont trop plu, mais d’un repentir qui n’est pas ordinairement sans douceur et sans un peu d’envie de recommencer. Sont-ce des saintes ? Pas encore {p. 261} Sont-ce des Célimènes ? Pas du tout. Ce sont de pauvres, de faibles, d’aimables créatures qui cèdent et résistent à l’instinct ; c’est la petite et fragile humanité, penchant à la chute, restant debout. Celui qui est sans péché ne jettera pas la première pierre sur cette misère qui demande pourtant la force, sans la désirer autant qu’il faudrait ; celui qui a connu la tentation et la défaillance se gardera du mépris ; tout en blâmant ce que la conscience défend d’absoudre, il admirera la grâce de Dieu qui assiste nos lâchetés, secoue nos langueurs, nous maintient au combat, et souvent couronne d’une belle fin de si périlleux débuts.
Paraîtrai-je trop indulgent ? J’espère que non. En tout cas, je ne feins point de l’être
plus que je ne suis. Je tiens pour bonne et chrétienne la maxime que nous devons
« attacher notre haine au péché seulement ».
Mais j’ajoute que le grand
péché est celui des docteurs, des prédicateurs et des apologistes du péché, et que si des
hommes peuvent être haïssables, ce sont ceux qui disent que le mal est le bien, enseignant
ainsi à faire le mal avec sécurité. Célimène est de cette espèce infâme et monstrueuse.
Elle ne se borne pas à pratiquer le mal, elle le professe et trouve qu’elle fait bien,
qu’elle est dans son droit. On accordera {p. 262} qu’il y a une
distance entre le mouvement premier de la nature, qui veut plaire, et le conseil du péché,
qui se propose de séduire. Non pas que ce soit chose tout à fait innocente que vouloir
plaire : la nature n’est pas innocente ! mais enfin je la comprends, je la plains, et
autant qu’il est permis, je l’excuse. Il faut bien avouer d’ailleurs que cette coquetterie
naturelle est terriblement sollicitée, et que ses victimes (rarement blessées à mort et
inguérissables) n’ont la plupart que ce qu’elles ont elles-mêmes cherché. L’orgueil
masculin pousse des cris de fureur lorsqu’après l’avoir amené jusqu’à la génuflexion, la
ruse féminine lui dit avec un sourire : « Bien obligée ; demeurons-en là. »
L’homme a tort de crier et il ne devait pas tant se prêter à l’illusion. Si sa vanité
seule est blessée, elle ne mérite aucune sympathie ; si son cœur est engagé, que la raison
le dégage ; si sa raison ne peut rien, que son amour même lui apprenne à préférer pour la
femme aimée le bonheur qu’elle veut se faire à celui qu’il lui aurait fait. En général,
d’un cœur brisé par ces coups inattendus et humiliants, l’amour s’en va, aidé par
l’amour-propre, qui n’est jamais bien loin ; et souvent, enfin, la raison à la place de
l’amour amène l’amitié. C’est le dernier trait où l’on reconnaît la {p. 263} nature relativement honnête de la coquetterie. Or, qui sera jamais l’ami
de Célimène, et quel galant homme deviendra fou jusqu’à se résoudre d’épouser une femme
dont il ne voudrait ni ne pourrait être l’ami ? Si le cas se présente, il est du ressort
d’Esculape et non de la Muse comique.
A une coquette ou plutôt à une mondaine telle que je viens de la décrire, Célimène si l’on veut, mais Célimène moins le parti pris, moins les allures équivoques, moins l’enragé caquetage, moins l’impudence et l’impudeur, femme du monde enfin et non femme de tout le monde, à cette Célimène, dis-je, Alceste peut, sans outrer la folie, donner son cœur et offrir sa main. Il sortira de la raison, non pas de la nature, distinction très nécessaire à la perfection de l’œuvre comique. Pour amener le misanthrope à cet excès, il suffit que la coquette le veuille un peu ; pour qu’elle le veuille beaucoup, il suffit qu’elle entende parler de celte humeur fière et intraitable que personne ne peut enchaîner ni seulement adoucir. Elle le rencontre, c’est l’affaire d’un entretien, d’un mot peut-être ; elle lui donne des rivaux, le voilà pris, et elle-même se laisse engager. Cependant l’aventure se noue, les caractères et les cœurs se {p. 264} déclarent. L’un est blessé, l’autre n’est qu’effleuré ; l’un souffre, l’autre s’intéresse tout au plus, ou seulement s’amuse ; l’un veut lier à jamais, l’autre s’est seulement proposé de rôder autour de l’amour, et veut rester libre. C’est ce qu’on appelle le jeu des passions ; jeu cruel aux âmes, jeu de hasard où il y a aussi du bien joué et de la tricherie et des coups renversants, par lesquels l’expérience et l’improbité même peut se trouver vaincue.
Quand Alceste, poussé à bout, veut en finir et propose le mariage, il reste dans son caractère. Célimène hésite, c’est sortir du sien. Je parle de la Célimène de Molière. Cette Célimène-là ne peut hésiter. Elle n’a pas plus de goût que de droits à la dignité d’épouse. Ou elle veut faire un bail dont elle se réserve de fixer la durée, et elle consent tout de suite sans examiner les conditions, ou cet engagement, même passager, l’ennuie, et elle refuse au premier mot. Une femme du monde, honnête au fond de sa frivolité, et touchée de cet amour vrai et de cette souffrance dont elle est cause, s’interroge et réfléchit. En face d’Alceste, il y a de quoi réfléchir. Quel mari sera ce bourru, déjà si difficile et si impérieux amant ? Célimène se pose la question des cœurs médiocres et médiocrement épris : elle se demande {p. 265} si elle sera heureuse dans la dépendance de cet honnête homme contrariant. Je ne la loue ni ne la blâme. Elle a le droit d’être médiocre et de médiocrement aimer. Pendant trois mois de l’année 1865, toutes les âmes sensibles de France ont adoré une héroïne de roman nommée Sybille, que je ne trouve en rien plus noble et plus touchante que Célimène, qui plutôt, à mon sens, lui est inférieure, et qui fait exactement le même calcul. Cependant Célimène accepte, son égoïsme est vaincu. Mais par un revirement de caractère non moins inexplicable, l’égoïsme d’Alceste la délivre. Faux amoureux, autant que faux héros, Alceste veut imposer à Célimène la solitude que rêve sa frénésie, et sans lui donner un instant pour réfléchir à cette aggravation considérable du sort auquel elle s’est résignée, parce qu’elle hésite à se précipiter dans ce redoutable tête-à-tête, il la refuse. Le voilà sage une fois, et c’est à la honte de son cœur. Comme Célimène, il calcule, il se demande s’il sera heureux ; comme elle craint d’affronter son humeur farouche, il refuse d’affronter son humeur coquette ; et cette belle flamme, tout à l’heure si folle et si éloquente, tombe là-dessus tout à plat. Alceste cesse à la fois d’être fou et d’être généreux ; il prouve par ce dernier trait que ce qu’il aime par-dessus {p. 266}toute chose, ce n’est pas la justice ni Célimène, mais lui-même.
Et ainsi finit, au moyen d’une double et soudaine contradiction de caractères, logiquement néanmoins, cette merveilleuse comédie où, nous dit-on, la haute raison et la grande âme de Molière se font particulièrement voir.
Je n’y vois, je l’avoue, que les charmes de l’esprit inférieur, un grand talent d’écrire, une raison vulgaire, des sentiments qui le sont encore plus. Sauf les lieux communs d’une morale qui n’appartient ni à l’auteur ni à sa philosophie, et qu’il contredit au contraire partout, aucune pensée ne peut soutenir l’examen. Quant aux caractères, ils manquent absolument de noblesse, et les principaux sont des créations de fantaisie dont aucun ne se soutient jusqu’au bout, telle qu’il est d’abord posé. Le conciliant et prudent Philinte se laisse aller comme les autres à crayonner des portraits satiriques ; la douce Éliante se pique lorsque le Misanthrope lui annonce qu’il ne lui demandera plus de le consoler, et se fait aussitôt ramasser par Philinte, devenu subitement imprévoyant ; la prude Arsinoé se met au rabais sans nulle pruderie ; les galants hommes de cour font à Célimène une scène de rustres achevés ; la coquette et l’évaporée {p. 267} Célimène déploie tout à coup autant de sensibilité que de raison ; enfin l’amoureux par excellence, l’amoureux fou, l’amoureux héroïque, Alceste, triomphe instantanément de cet amour qui est en même temps sa punition la plus certaine et sa plus belle folie, le trait le plus estimable de son fâcheux caractère et le seul qui le rende intéressant. Ceux qui reconnaissent là l’humanité fréquentent peut-être une humanité qui s’est modelée sur la comédie, mais certainement cette comédie ne peint pas l’humanité. La raison de l’humanité est plus forte que celle de Philinte, le cœur d’Alceste ne vaut pas le cœur de l’humanité.
Que reste-t-il donc ? On l’a dit en commençant : une peinture fort, littéraire de la médisance, peinture elle-même très médisante, mais en même temps très adoucie, qui ne prend le grand travers et le grand vice que par ses petits côtés, pour s’en amuser et non pour le flétrir ; leçon froide, parfaitement incapable de corriger à jamais aucun médisant.
Selon Donneau, le compère converti que nous avons déjà cité, Molière a cependant voulu
corriger l’espèce humaine, et même, si nous l’en voulons croire, il l’a fait : « Il
n’y a rien dans cette comédie qui ne puisse être utile et dont l’on ne {p. 268} doive profiter.… Pour le Misanthrope, il doit
inspirer à tous ses semblables le désir de se corriger. Les coquettes médisantes, par
l’exemple de Célimène, voyant qu’elles peuvent s’attirer des affaires qui les feront
mépriser, doivent apprendre à ne pas déchirer sous-main leurs meilleurs amis. Les
fausses prudes doivent savoir que leurs grimaces ne servent de rien, et que, quand même elles seraient aussi sages qu’elles le veulent paraître,
elles seront toujours blâmées tant qu’elles voudront passer pour prudes. »
Ces messieurs du tripot comique sont décidément inébranlables dans la résolution d’améliorer le monde et de n’y vouloir d’autres moyens que les leurs ! Eux seuls savent s’y prendre. Ils savent
.… Mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire.
Et nous présentant sans cesse le séduisant et victorieux spectacle du bien,
C’est par leurs actions qu’ils corrigent les nôtres !
Le Misanthrope produit si manifestement les effets annoncés, il conduit si bien les Arsinoés à vivre avec la belle franchise des Célimènes, et il enseigne si fortement aux Célimènes la réserve des Arsinoés, que je trouve inutile de dire {p. 269} comment Bourdaloue s’y prend pour corriger la médisance. Le tragique tableau qu’il fait de ce vice attristerait les esprits que Molière redresse en riant, et je crois que je peux terminer ici.
Oui, maintenant je peux laisser dire que Molière n’a d’autres ennemis que les fourbes qu’il a démasqués ; je peux passer au pied de sa statue érigée sur nos places publiques ; je peux entendre l’Académie française regretter qu’il manque à sa gloire ; je peux souffrir que de vains et ridicules rhéteurs, esclaves de la popularité du mal, entassent leurs phrases farcies d’adjectifs pour faire un piédestal de courage à ce flatteur, une couronne de franchise à ce menteur, une renommée de vertu à ce corrupteur. J’ai dit ce que j’avais à dire : Liberavi animam meam. Ceux qui sauront que j’ai vécu, sauront que je n’ai pas fait partie du parterre qui canonise Scapin.