Louis-Simon Auger

1821

Notices des œuvres de Molière (VI) : Le Tartuffe ; Amphitryon

2015
Louis-Simon Auger, Œuvres de Molière, avec un commentaire, un discours préliminaire et des notes, par M. Auger, de l’Académie françoise, t. VI, Paris, T. Désoer, Paris, 1821, p. 191-217, 358-366. Graphies modernisées. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Floria Benamer (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Notice historique et littéraire sur Le Tartuffe §

{p. 191}Le Tartuffe n’est pas seulement un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre peut-être de la scène comique : ce fut aussi un événement mémorable qui agita et divisa l’opinion ; où prirent parti les différentes puissances qui dominent la société ; où l’activité persévérante et courageuse d’un homme eut à lutter, pendant plusieurs années, contre des obstacles, que lui opposaient la magistrature et le sacerdoce ; où le monarque le plus absolu fut longtemps indécis entre les plaintes d’un poète et les alarmes de la religion, entre les penchants de son esprit et les scrupules de sa conscience, et dont enfin l’issue, favorable au théâtre, a eu sur la morale publique une influence qu’on peut qualifier diversement, mais que tout le monde est forcé de reconnaître. Il ne suffit donc pas d’apprécier littérairement les beautés d’un tel ouvrage ; il faut aussi en retracer historiquement l’origine, les vicissitudes et les effets.

Molière conçut de bonne heure le sujet du Tartuffe. Ce fut le premier ouvrage considérable dont il s’occupa {p. 192}après L’École des femmes ; car, de la représentation de cette dernière comédie, en 1662, aux fêtes de 1664, où furent joués les trois premiers actes du Tartuffe, l’intervalle n’est rempli que par des pièces de peu d’importance. On a vu, dans la relation de ces fêtes connues sous le nom de Plaisirs de l’Île enchantée, que le roi, personnellement satisfait des trois actes qu’il venait d’entendre, et persuadé des bonnes intentions de l’auteur, n’en avait pas moins cru devoir défendre la représentation publique d’une comédie qui, quoique dirigée contre la seule hypocrisie, pouvait être d’une fâcheuse conséquence pour la véritable dévotion.

Au mois de septembre de la même année, ces trois premiers actes furent également joués à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, en présence du roi et des deux reines.

Deux mois après, la pièce entière fut représentée au Raincy, chez le prince de Condé, qui, au mois de novembre de l’année suivante, la fit jouer au même lieu pour la princesse palatine, et voulut encore la revoir à Chantilly, le 4 mars 1666.

Dans le même temps, Molière en faisait des lectures en différents endroits, comme l’atteste ce vers de la troisième satire de Boileau, publiée en 1665 :

Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle.

Ces représentations privées et ces lectures particulières ne le consolaient pas de la défense qui lui avait été faite de produire sa comédie en public. Attribuant la longue durée de cette interdiction aux intrigues de ceux qui avaient intérêt à ce qu’elle n’eût point de terme, il se vengea d’eux {p. 193}dans un autre ouvrage qui, en leur donnant de nouvelles raisons de le détester, leur fournit de nouveaux moyens de lui nuire. Cet ouvrage était Le Festin de Pierre. « La profession d’hypocrite, dit dom Juan, a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’importance est toujours respectée ; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde jouit en repos d’une impunité souveraine. » Il est impossible de s’y tromper : c’est ici l’auteur même du Tartuffe qui se plaint, à la face du public, de ceux qui ont eu le pouvoir d’écarter de la scène cet ouvrage entrepris pour les démasquer.

Un curé de Paris publia contre Molière un livre où sa comédie était qualifiée de diabolique, et lui-même appelé un démon vêtu de chair, digne de passer des bûchers de la justice humaine dans les brasiers de la vengeance divine. Il en prit occasion de représenter au roi qu’il était plus juste que jamais de lui permettre de faire jouer Le Tartuffe, puisqu’il n’avait que ce moyen de prouver au public l’innocence d’un ouvrage si odieusement calomnié par ses ennemis. Ce fut l’objet d’un premier placet dont la date n’est point fixée. Molière obtint du roi la permission tant désirée, au moment où ce prince partait pour la conquête de la Flandre. Cette permission malheureusement n’était que verbale. Le lendemain de la première représentation qui fut donnée le 5 août 1667, les comédiens reçurent du premier président de Lamoignon la défense de jouer la pièce jusqu’à un nouvel {p. 194}ordre de Sa Majesté. Molière fit aussitôt partir pour le camp devant Lille deux de ses camarades, La Grange et La Thorillière, porteurs d’un second placet dans lequel il se plaignait amèrement de ce coup d’autorité qui, en frappant son ouvrage, enfreignait la volonté même du monarque. Le roi fit dire aux deux comédiens qu’à son retour à Paris il ferait examiner la pièce, et qu’ils la joueraient.

On a lu dans vingt écrits, entre autres dans ceux de Voltaire, que Molière, recevant la défense au moment même où allait commencer la seconde représentation, dit aux nombreux spectateurs qu’elle avait attirés : Messieurs, nous allions vous donner Le Tartuffe ; mais monsieur le premier président ne veut pas qu’on le joue. Le fait n’est ni vrai, ni vraisemblable. Molière, quel que fût son dépit, respectait trop les bienséances et la vérité, il se respectait trop aussi lui-même pour se permettre publiquement un quolibet si offensant et si calomnieux. Le premier président de Lamoignon, l’ami de Racine et de Boileau, l’Ariste du Lutrin, ne pouvait, en aucune manière, être comparé à Tartuffe. Il était d’une piété sincère que nul ne révoquait en doute ; et, quand même il n’eût pas été vraiment religieux, l’élévation de son caractère et de son rang l’aurait empêché de descendre aux basses impostures de l’hypocrisie. Mais les preuves morales pourraient ne pas suffire à quelques esprits. S’ils refusent de croire aux vertus des hommes, ils ajouteront foi, je l’espère, aux faits et aux dates. La troupe de Molière ne jouait que trois fois par semaine, le mardi, le vendredi et le dimanche. Le Tartuffe fut représenté, pour la première fois, le vendredi 5 août ; la défense arriva le lendemain 6, {p. 195}et c’est le dimanche 7 que devait être donnée la seconde représentation. Il est donc faux déjà que la défense ait été notifiée aux comédiens à l’instant où ils se disposaient à entrer en scène pour rejouer la pièce. On pourrait, en passant condamnation sur cette circonstance, dire qu’au moins Molière fit l’annonce en question le lendemain de la défense, devant un public qui l’ignorait et s’était porté en foule au théâtre pour jouir à son tour du chef-d’œuvre nouveau. À cela je réponds que, du jour même de la défense, le théâtre fut fermé, et qu’il ne se rouvrit que le du mois suivant, c’est-à-dire cinquante jours après. Cette longue interruption, qui ne fut point commandée par l’autorité, eut pour cause le départ subit de La Grange et de La Thorillière, acteurs employés dans un trop grand nombre de rôles pour qu’il fût possible de donner aucune représentation utile en leur absence. Ces détails sont minutieux, sans doute ; mais ils ne peuvent être regardés comme superflus, s’ils ont servi à détruire une anecdote mensongère qui calomniait M. de Lamoignon par la bouche de Molière, et calomniait Molière lui-même1. Quand le premier président défendit les représentations {p. 196}du Tartuffe, quels furent ses véritables motifs ? On les ignore entièrement : c’en devrait être assez pour qu’on s’abstînt de les condamner. Tout le monde, du reste, n’approuvait pas l’ordre qu’il avait donné, et il permettait qu’on le lui dît. Ménage, qu’on trouve toujours prenant le parti de Molière, quoiqu’il ait eu plus d’une fois à se plaindre de lui, Ménage ne craignit pas de déclarer à M. de Lamoignon que Le Tartuffe était une pièce dont la morale était excellente, et qu’elle ne contenait rien dont le public ne pût faire grandement son profit. Il est fâcheux que Ménage ne nous ait pas appris ce que lui avait répondu le premier président.

Molière, quand il obtint du roi la permission verbale de faire jouer sa pièce, prit l’engagement d’y faire tous les adoucissements, toutes les suppressions, en un mot tous les changements qui pourraient, sinon désarmer ses ennemis, du moins leur ôter tout légitime sujet de plainte. À ce nom de Tartuffe qui était, depuis plus de trois ans, le signal des clameurs et des calomnies du faux zèle, il avait substitué celui de Panulphe, et il avait produit sa pièce sous le seul titre de L’Imposteur. De peur qu’un habit de forme et de couleur cléricale n’indiquât trop clairement dans quelle classe d’hommes il avait été prendre ses modèles, il avait, {p. 197}comme il le dit lui-même, déguisé son personnage sous rajustement d’un homme du monde2 ; il lui avait donné un petit chapeau, de grands chevaux, un grand collet, une épée, et des dentelles sur tout l’habit. Ces changements d’un nom, d’un titre et d’un costume auraient été peu de chose sans ceux que pouvait exiger le dialogue en son premier état. Molière en avait retranché principalement ces expressions, ces formules consacrées dont l’église se réserve l’usage, et qui, en aucun cas, ne doivent frapper les voûtes profanes d’un théâtre. Il y en a une toutefois qu’il n’avait pas eu le soin ou peut-être le courage de supprimer ; c’est celle que renferme ce vers :

Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !

On crut y voir la parodie sacrilège d’une phrase de l’oraison dominicale ; et le vers, docilement sacrifié par Molière, n’a été conservé que par la tradition. Si l’on excepte ce vers et quelques autres endroits de moindre conséquence que j’ai tous notés en leur lieu, la pièce, telle- qu’on la vit à la première {p. 198}représentation, ne différait pas de ce qu’elle fut à la seconde, de ce qu’elle est aujourd’hui. Nous en avons la preuve certaine dans une Lettre sur la comédie de l’Imposteur qui fut publiée quinze jours après la représentation du 5 août 1667. Cette lettre, qui serait un effort prodigieux d’attention et de mémoire, si elle n’était plutôt le produit tout naturel d’une communication de manuscrit plus ou moins adroitement dissimulée, cette Lettre, dis-je, contient l’analyse de la pièce, acte par acte, scène par scène, et presque couplet par couplet. Tous les mouvements, tous les traits saillants du dialogue sont indiqués avec justesse, le sens est rendu fidèlement, et le texte même est souvent cité avec une telle littéralité qu’il semblerait que l’auteur, quand il y a manqué, l’a fait plutôt à dessein qu’involontairement. Du reste, les intentions les plus fines du poète et les beautés les plus délicates de son ouvrage sont dévoilées et rendues sensibles avec une complaisance non moins habile qu’officieuse, et la partie morale du sujet est défendue avec une vivacité quelquefois passionnée qui décèle un grand fonds de bienveillance pour Molière, ou de malin vouloir contre ses ennemis. Cette si parfaite exactitude d’un compte rendu d’après une seule représentation a été, pour plusieurs personnes, un motif de croire que la Lettre était l’ouvrage de Molière lui-même. Les éloges que, dans leur hypothèse, Molière n’aurait pas rougi de prodiguer à son propre mérite, ne les ont point arrêtées : elles les ont expliqués et justifiés par le besoin qu’il aurait eu de donner le change à ses lecteurs. J’accorderai, si l’on veut, que Molière ait pu jusque-là faire violence à sa modestie ordinaire ; mais, quelque désir {p. 199}qu’il ait eu de se déguiser, je ne concevrai jamais qu’il ait eu le pouvoir de rendre son style méconnaissable au point où il le serait dans l’écrit qu’on lui veut attribuer. Il est une supposition plus naturelle, que j’ai déjà fait pressentir, et qui dispense d’expliquer une chose étonnante par des choses plus étonnantes encore ; c’est qu’un ami de Molière, ayant entrepris sa défense, a eu communication de son manuscrit, aussi bien que de ses idées, et que, pour cacher cette collusion innocente qu’une trop grande exactitude dans les citations aurait mise à découvert, non sans affaiblir beaucoup l’effet de l’apologie, il a pris soin de faire des altérations de texte qui pussent paraître des infidélités de mémoire.

Dix-huit mois s’écoulèrent sans que Molière obtînt du roi la permission écrite qui devait lever la défense du parlement. Cette permission lui fut enfin accordée, et, le 5 février 1669, Le Tartuffe eut sa seconde représentation publique qui fut suivie de quarante-trois autres sans interruption. Les comédiens, charmés d’un tel succès, voulurent que Molière eût toute sa vie double part chaque fois qu’on jouerait la pièce. Le jour de la résurrection du Tartuffe, Molière présenta au roi un troisième placet dont l’objet était de solliciter, pour le fils de son médecin, un canonicat qui vaquait à la chapelle royale de Vincennes. C’était narguer assez plaisamment les hypocrites, que d’employer son crédit à faire un bénéficier, le jour même où il lui était permis de les livrer à la dérision publique.

On n’a peut-être jamais fait un récit complet et fidèle des attaques auxquelles Molière fut en butte avant et après la représentation du Tartuffe. Si ces attaques n’avaient été dirigées {p. 200}contre lui que par de faux dévots, l’histoire en serait bientôt faite : on n’y verrait que de simples représailles, et l’on concevrait sans peine comment un poète, qui avait annoncé et effectué le projet de démasquer toute une classe d’hommes non moins nombreuse que puissante, dut se trouver exposé aux plus violents effets de leur ressentiment : mais la question n’est pas si simple ; et, à moins qu’on ne veuille confondre dans une même catégorie les vrais et les faux dévots que Molière lui-même a si bien eu le soin de distinguer, on doit être forcé de reconnaître que des hommes sincèrement pieux furent alarmés de sa comédie au premier bruit qui s’en répandit, et s’empressèrent de la combattre dès qu’elle eut paru. D’où venaient ces craintes ? D’où venaient ces hostilités ? Pourquoi des hommes que Molière n’attaquait pas l’attaquèrent-ils lui-même ? Je suppose que la question est faite de bonne foi, et j’y vais répondre de même.

L’hypocrisie est un vice odieux, sans doute ; et, si le préjudice qu’on reçoit des choses était la mesure exacte de la haine qu’on leur porte, la religion, à qui elle fait plus de tort qu’au monde, devrait aussi la détester davantage. Mais d’abord, à ses yeux, les hypocrites sont plus rares et par conséquent moins redoutables qu’aux yeux de l’incrédulité, qui se plaît à en grossir le nombre et le danger : ensuite, par prudence, si ce n’est par charité, elle s’abstient généralement de lancer contre ses faux adorateurs des censures dont ses ennemis ouverts sont toujours prêts à abuser. Molière, en attaquant un vice que l’église croit souvent devoir ménager, ou que du moins elle se réserve de combattre, {p. 201}n’eut certainement pas le désir de servir les intérêts de la religion, qui étaient plus qu’étrangers aux siens. Quel fut son motif ? Un coup d’œil jeté sur les circonstances de sa vie suffit pour en faire juger. Molière était un parfaitement honnête homme ; mais sa probité ne s’appuyait pas sur les croyances religieuses, mais il était comédien, il était auteur de comédies ; et presque doublement anathématisé par l’église en cette double qualité, quelquefois même désigné particulièrement dans les chaires comme corrupteur de la morale publique, il considérait, non sans raison, les prêtres et tous ceux qui les prenaient docilement pour guides dans la carrière du salut, comme les ennemis de son art, de son établissement, de sa fortune, de son repos même. C’était un effet inévitable de sa position ; et son équité naturelle ne pouvait manquer d’en être altérée au point de lui faire voir, dans tout homme religieux qu’un pour zèle poussait à censurer ses écrits, un hypocrite qui n’obéissait, en les dénonçant, qu’aux plus vils motifs de l’intérêt humain. Je ne balance donc point à regarder Le Tartuffe comme l’acte et le monument d’une vengeance qu’il crut légitime. Quel en pouvait être l’effet par rapport à la religion, à la dévotion véritable ? Molière ne voulut sûrement pas faire retomber sur la piété sincère les coups qu’il portait à l’hypocrisie : j’en crois Cléante et les vers sublimes où il les marque l’une et l’autre des traits qui leur sont propres. Mais cette distinction, si belle et si juste en théorie, est-il toujours facile d’en faire une exacte application ? Ne l’est-il pas, au contraire, de confondre ce qu’elle sépare, et d’envelopper dans un même blâme le vice et la vertu dont elle a si bien assigné les différences ? {p. 202}Celui qui, tout en parlant de Dieu, veut séduire la femme et dépouiller les enfants de son bienfaiteur, est un monstre d’une espèce heureusement rare, qui ne peut, s’il se fait voir, échapper au titre d’infâme hypocrite ; mais combien de fois n’est-il pas. arrivé que des hommes qui n’étaient ni suborneurs, ni spoliateurs comme Tartuffe, ont été flétris de son odieux nom, uniquement parce que les pratiques et les paroles religieuses leur étaient familières comme à lui ? Cette opinion sur l’abus qu’on peut faire des censures exercées contre l’hypocrisie, et sur la malignité des intentions qui généralement les inspirent, cette opinion est très ancienne dans l’église, et elle s’appuie sur l’autorité des noms les plus respectés. L’éloquent Chrysostome, dans un discours sur l’hypocrisie même, a dit : « Le libertin ne manque jamais de se prévaloir de la fausse piété, pour se persuader à lui-même qu’il n’y en a point de vraie, ou du moins qu’il n’y en a point qui ne soit suspecte, et pour affaiblir par le reproche qu’elle semble lui faire continuellement de son libertinage. » L’ingénieux Augustin a dit : « L’hypocrisie est cette ivraie de l’Évangile, que l’on ne peut arracher sans déraciner aussi le bon grain. » Louis XIV, qui n’était pas un faux dévot, et qui n’avait pas lu les Pères de l’église, Louis XIV, au milieu d’une fête voluptueuse donnée à la première et à la plus chérie de ses maîtresses, fut frappé des mêmes conséquences, lorsque, parlant du Tartuffe, il craignit qu’une trop grande conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met sur le chemin du ciel et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, ne fît prendre la vertu et{p. 203}le vice l’un pour l’autre par les personnes incapables d’en faire un juste discernement3. Bourdaloue, après eux tous, et lorsque le chef-d’œuvre du Tartuffe eut enfin pris possession de la scène, crut remplir un devoir de son ministère, en {p. 204}attaquant, dans un sermon sur l’hypocrisie, non pas cette fois l’hypocrisie elle-même, mais le motif pour lequel les indévots l’attaquent, et les inductions qu’ils tirent, contre la vraie dévotion, du vice qui en emprunte les dehors.

« Si le libertin, dit-il, est forcé de convenir que toute piété n’est pas fausse, du moins prétend-il qu’elle est suspecte, et qu’il y a toujours lieu de s’en défier : or, cela lui suffit ; car il n’y a point de piété qu’il ne rende par là méprisable en la rendant douteuse ; et, tandis qu’on la méprisera, qu’on la soupçonnera, elle sera faible et impuissante contre lui. C’est ce qu’il croit gagner en faisant de ses entretiens et de ses discours autant de satires de l’hypocrisie et de la fausse dévotion. Car comme la fausse dévotion tient en beaucoup de choses de la vraie ; comme la fausse et la vraie ont je ne sais combien d’actions qui leur sont communes ; comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tout semblables, il est non seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là, à moins qu’on n’y apporte toutes les précautions d’une charité prudente, exacte et bien intentionnée ; ce que le libertinage n’est pas en disposition de faire. Et voilà, chrétiens, ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes et bien éloignés de vouloir entrer dans les intérêts de Dieu, ont entrepris de censurer l’hypocrisie, non point pour en réformer l’abus, ce qui n’est pas de leur ressort, mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage pût profiter, en concevant et faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété, {p. 205}par de malignes représentations de la fausse. Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant sur le théâtre et à la risée publique un hypocrite imaginaire, ou même, si vous le voulez, un hypocrite réel ; et tournant dans sa personne les choses les plus saintes en ridicule, la crainte des jugements de Dieu, l’horreur du péché, les pratiques les plus louables en elles-mêmes et les plus chrétiennes. Voilà ce qu’ils ont affecté, mettant dans la bouche de cet hypocrite des maximes de religion faiblement soutenues, au même temps qu’ils les supposaient fortement attaquées ; lui faisant blâmer les scandales du siècle d’une manière extravagante ; le représentant consciencieux jusqu’à la délicatesse et au scrupule sur des points moins importants, où toutefois il le faut être, pendant qu’il se portait d’ailleurs aux crimes les plus énormes ; le montrant sous un visage de pénitent, qui ne servait qu’à couvrir ses infamies ; lui donnant, selon leur caprice, un caractère de piété la plus austère, ce semble, et la plus exemplaire, mais, dans le fond, la plus mercenaire et la plus lâche. »

Je suis loin d’approuver tout ce qu’il y a de dur et d’amer, de violent et d’outré dans cette éloquente tirade. C’était sans doute manquer à la charité chrétienne que d’inculper si gravement les intentions d’un auteur, quand il pouvait suffire de prévenir ou de combattre les conséquences de son ouvrage. C’était surtout abuser des droits de la prédication, que de désigner si clairement l’écrivain qu’on dénonçait comme ennemi de Dieu et de l’église. Évidemment Bourdaloue s’est laissé entraîner trop loin par un excès de zèle évangélique, et peut-être aussi de chaleur oratoire. Qui sait {p. 206}même si, les faux dévots abusant de sa candeur et aigrissant ses préventions par leurs calomnies, il ne s’est pas fait, à son insu, l’instrument de leurs fureurs intéressées ? Qui sait, enfin, si le jésuite n’a pas été animé d’un secret ressentiment contre le poète qui avait jeté l’odieux et le ridicule sur certaines maximes tant reprochées à la fameuse société ? Je ne dissimule et n’affaiblis, comme on voit, aucun des reproches ni des soupçons qu’il peut mériter ; mais les torts qui les lui attirent tiennent uniquement à la forme de son opinion. J’ai prouvé jusqu’à l’évidence que le fond en était d’accord avec les sentiments les plus anciennement professés dans l’église, et que, si le moderne orateur s’est trompé, c’est avec saint Chrysostome et saint Augustin, les deux plus vives lumières du christianisme. Il m’était facile, en cédant à ma partialité pour le grand poète à qui j’ai voué une espèce de culte, de prodiguer contre son illustre adversaire les mots de fanatisme, d’intolérance et d’hypocrisie ; mais j’aurais eu honte de répéter ces imputations banales que ma conviction n’admet pas. Il ne m’a pas été possible de confondre l’homme éloquent et vertueux dont s’honorent à la fois l’église et la littérature de notre pays, avec ces odieux sycophantes qui auraient pardonné à Molière d’attaquer la religion, s’il ne les eut pas attaqués eux-mêmes. Bourdaloue fut de bonne foi : beaucoup d’autres hommes pieux et éclairés le furent comme lui dans la guerre ouverte qu’ils déclarèrent au Tartuffe et à son auteur. Je ne me sens pas le droit d’approuver leurs motifs ; mais il était de mon devoir de les exposer, et je l’ai fait en bravant le danger d’attirer sur moi le même reproche d’hypocrisie qu’ils ont attiré sur eux.

{p. 207}Le sujet du Tartuffe appartient essentiellement à la société chrétienne. L’hypocrisie en général, l’hypocrisie de mœurs est commune à tous les temps, à tous les lieux. Toujours et partout, l’affectation d’une conduite vertueuse a été employée comme moyen de capter la confiance des hommes pour en abuser. Ainsi, chez les Grecs et chez les Romains, il y avait de ces fourbes dont se moque Lucien, et contre qui Juvénal déclame,

Qui Curios simulant et Bacchanalia vivant ;

mais l’hypocrisie de religion devait être peu connue des anciens. Une religion toute sensuelle comme le polythéisme, n’exigeait pas cette pureté de mœurs, cette abnégation de soi, ce renoncement au plaisir que la nôtre commande, et dont on peut outrer les apparences pour imposer au peuple et pour le tromper. À la vérité, on trouve dans Horace cette peinture d’un faux dévot de l’ancienne Rome : « Cet homme vertueux sur qui tous les yeux sont attachés, soit dans les places publiques, soit dans les tribunaux, toutes les fois qu’il apaise les dieux par le sacrifice d’un porc ou d’un bœuf, ne manque pas d’élever la voix en invoquant Apollon ou Janus ; puis, marmottant tout bas en homme qui craint d’être entendu : Belle Laverne, dit-il, accordez-moi la grâce de duper tous les yeux, de passer pour un homme juste, irréprochable ; enveloppez mes fraudes d’une nuit profonde, couvrez mes fourberies d’un nuage favorable. »

À ces traits, il est difficile de méconnaître l’hypocrisie religieuse, l’hypocrisie de dévotion. Toutefois, je le répète, {p. 208}ce portrait ne devait pas avoir de nombreux modèles parmi les adorateurs de Jupiter, de Vénus et de Mercure. C’est principalement à l’ombre des cultes épurés, que le charlatanisme pieux a dû prendre racine et s’étendre. Il infectait déjà le judaïsme : l’évangile est rempli des saints emporte-mens de Jésus-Christ contre l’hypocrisie des pharisiens et des docteurs de la loi. Mais c’est particulièrement sous l’empire du christianisme que, la piété devenant une vertu plus difficile, plus haute et conséquemment plus honorée, le vice qui la contrefait est devenu plus profitable et nécessairement plus commun. La lumière produit l’ombre, et celle-ci est d’autant plus prononcée que l’autre est plus éclatante.

On a beaucoup cherché où Molière pouvait avoir pris l’idée du Tartuffe, et plusieurs sources ont été indiquées. Nous rirons des Italiens qui, voulant absolument que Molière n’ait jamais fait autre chose que broder leurs vieux canevas, n’ont pas été plus embarrassés de trouver dans leur théâtre l’original du Tartuffe que celui du Cocu imaginaire. Nous ne croirons pas, avec Furetière, que Molière ait puisé le sujet de sa comédie dans ce quatrain de Pibrac :

Vois l’hypocrite avec sa triste mine :
Tu le prendrais pour l’aîné des Gâtons ;
Et cependant tonte nuit, à tâtons,
Il court, il va pour tromper sa voisine.

Mais nous examinerons un peu plus sérieusement ce que l’abbé de Choisy raconte dans ses Mémoires. Suivant cet abbé, un des hommes les mieux informés de l’histoire secrète du siècle de Louis XIV, M. de Guilleragues, qui s’était amusé à recueillir tous les traits de cafardée échappés au {p. 209}fameux abbé de Roquette, depuis évêque d’Autun, et alors son commensal dans la maison du prince de Conti, les avait communiqués à Molière qui en avait composé sa comédie. D’un autre côté, J.-B. Rousseau, dans une de ses lettres à Brossette, se souvient d’avoir ouï dire que l’aventure du Tartuffe se passa chez la duchesse de Longueville. Comme l’abbé de Roquette fréquentait beaucoup cette belle et galante princesse, il est peut-être le héros de l’aventure dont parle Rousseau, et alors la duchesse y aurait joué le rôle d’Elmire. Peut-être aussi cette aventure était-elle au nombre des traits fournis à Molière par Guilleragues. Ce ne sont là que de simples conjectures ; mais quelques mots de madame de Sévigné les fortifient beaucoup, en prouvant deux choses, d’abord qu’on se rappelait naturellement Tartuffe en parlant de Roquette ; ensuite qu’il avait existé entre la duchesse et l’abbé certains rapports qui n’étaient pas à l’avantage de celui-ci. Il arriva que cet abbé, devenu évêque, fut chargé de faire l’oraison funèbre de madame de Longueville. Un tel choix parut fort extraordinaire, et madame de Sévigné veut que la Providence s’en soit mêlée. D’après les bruits qui avaient couru, on se figure la position délicate de l’orateur et l’attention maligne de l’auditoire. L’orateur s’en tira fort bien. Madame de Sévigné, qui était présente, lui décerne cette louange où l’on trouvera peut-être que la satire domine : « Ce n’était point Tartuffe, ce n’était point un pantalon, c’était un prélat de conséquence. » Un autre jour, elle écrivait à sa fille : « Il a fallu aller dîner chez M. d’Autun. Le pauvre homme ! » Quoique, d’après ces détails, on puisse présumer qu’en effet Molière a tiré parti, {p. 210}de quelque anecdote, de quelque trait venu à sa connaissance, tout doit se réduire à ceci : il a trouvé son sujet où il l’avait dû chercher, dans l’étude de l’homme et dans l’observation de la société ; mais dans ce sujet il a trouvé un chef-d’œuvre, et c’est là ce qui, dans les arts, constitue le génie créateur.

On a fait aussi beaucoup de recherches et de conjectures sur l’origine du nom de Tartuffe. L’opinion la plus commune et la plus probable se fonde sur cette anecdote. Un jour Molière, dans le temps qu’il avait en tête le sujet de sa comédie, se trouvait chez le nonce du pape avec plusieurs ecclésiastiques au visage contrit et mortifié. On apporta des truffes à vendre. Cette vue anima la figure béate d’un de ces dévots qui, choisissant les plus belles truffes, dit au nonce en les lui montrant : Tartufoli, signor nunzio, tartufoli. Il y avait dans sa manière de prononcer ce mot de tartufoli quelque chose de pénitent et de sensuel qui caractérisait assez bien la papelardise. Molière en fut frappé, et son personnage, qui n’avait pas encore de nom, reçut de lui aussitôt celui de Tartuffe.

Le Misanthrope avait eu besoin du temps et du suffrage tardif des connaisseurs pour vaincre les premières froideurs du parterre. La fortune du Tartuffe fut plus prompte et plus brillante. Un sujet plus intéressant, une intrigue plus animée, un plus grand nombre de caractères prononcés et agissants, quelque chose de plus vif, de plus énergique, de plus populaire dans le dialogue, tous ces avantages lui assurèrent dès l’abord un succès éclatant qui s’est toujours soutenu. Le Tartuffe était attendu depuis longtemps et fort prôné {p. 211}d’avance : si la curiosité était vivement excitée, elle devait être aussi plus exigeante, et l’envie avait eu le loisir de préparer ses armes. L’ouvrage remplit, surpassa même l’attente du public, dont la faveur se déclara si hautement, que, pour cette fois, la médiocrité jalouse fut presque réduite au silence. En butte à tous les traits les plus dangereux de la censure religieuse, Le Tartuffe fut du moins ménagé par la censure littéraire. Un seul écrit atteste le dépit dont les ennemis de Molière durent être animés dans cette circonstance si glorieuse pour lui ; c’est une ignoble satire en forme dramatique, intitulée Critique du Tartuffe. Il est fort douteux que cette prétendue comédie, qui n’est qu’une parodie non moins indécente qu’insipide de quelques scènes de la pièce de Molière, ait paru sur le théâtre4.

{p. 212}Molière était mort depuis quatorze ans, et il y en avait dix-huit que son chef-d’œuvre jouissait sans opposition des suffrages du public, lorsqu’un des hommes les plus dignes d’en apprécier les beautés, entreprit d’y faire voir des défauts {p. 213}qu’on n’avait pas encore aperçus. Je parle de La Bruyère. Dans son livre des Caractères, il oppose au Tartuffe de Molière, un autre hypocrite qu’il appelle Onuphre. La peinture de celui-ci se compose de deux sortes de traits, ce que fait le véritable hypocrite, et ce qu’il ne fait pas. La partie négative du caractère est proprement la critique de la comédie. Il aurait fallu, suivant La Bruyère, que Tartuffe n’employât pas le jargon de la dévotion, qu’il ne fût pas amoureux d’Elmire, et qu’il ne voulût pas se faire donner tous les biens d’Orgon au détriment des héritiers directs : en d’autres termes, il aurait fallu qu’il ne fût ni odieux ni ridicule, ou du moins qu’il ne le parût pas, ce qui est ici la même chose. Le grand argument de La Bruyère, c’est que Tartuffe, en agissant et en parlant comme le fait agir et parler Molière, passe pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un hypocrite, tandis qu’il veut passer pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire pour un homme dévot. Tartuffe devait donc jouer si bien son rôle, {p. 214}que tous les personnages de la pièce et le public même fussent dupes de lui aussi bien qu’Orgon ; qu’il fût regardé jusqu’au bout comme un homme sincèrement pieux, et que la comédie finît par le triomphe complet de ses infâmes fourberies. Sans doute, au théâtre comme dans le monde, tout caractère vicieux veut se cacher, et l’hypocrite le veut plus qu’aucun autre, parce que son vice est le plus odieux de tous ; il le sait mieux qu’un autre aussi, parce que son vice est la dissimulation même. Mais l’art du poète qui traduit un fourbe sur la scène, consiste à lui tendre des pièges que ne puisse soupçonner toute sa défiance, ou que ne puisse éviter toute son adresse ; surtout à soulever contre lui ceux de ses vices dont il est le moins maître, afin que, dans le combat de ses passions et de son intérêt, son masque tombe ou se dérange. Pourquoi Tartuffe, parce qu’il est hypocrite, ne serait-il ni luxurieux, ni cupide ? Et pourquoi ces deux vices, éternels ennemis de toute prudence humaine, ne l’aveugleraient-ils pas lui-même, ne le précipiteraient-ils pas malgré lui vers sa ruine ? Ses penchants vicieux ont quelquefois plus de force en lui qu’il ne peut leur opposer de résistance, précisément parce qu’ils ont été plus longtemps contraints et comprimés sous l’apparence des vertus contraires. Tartuffe dit :

Ah ! pour être dévot, je n’en sois pas moins homme.

Substituons le mot d’hypocrite à celui de dévot ; et cette excuse du personnage deviendra l’apologie du poète. Oui, Tartuffe est un homme ; et c’est pour cela qu’il arrive un moment où sa passion s’échappe et le trahit. Le théâtre, tant {p. 215}tragique que comique, a une règle générale fondée sur la vérité des choses, c’est qu’on ne doit y faire figurer aucun personnage parfait. Cette règle exclut la perfection du vice, aussi bien que celle de la vertu. La perfection de l’hypocrisie serait de ne jamais se démentir. Cette constance n’est pas donnée à l’homme, même pour le mal ; et heureusement les méchants se relâchent ou s’oublient quelquefois. Je reviens à La Bruyère, et je me demande ce qu’il aurait voulu : nécessairement une de ces deux choses, ou que Molière eût peint l’hypocrite des mêmes traits dont il l’a peint lui-même, ou qu’il eût renoncé à le mettre sur la scène. Ces deux partis rentrent l’un dans l’autre, et n’en forment qu’un seul. Le caractère tracé finement par le moraliste serait un personnage imperceptible et nul au théâtre. Si Onuphre ne peut y figurer, Molière a donc eu tort d’y placer Tartuffe. C’est à cette conséquence que conduit la critique de La Bruyère. Cent-cinquante ans d’un succès toujours soutenu, toujours croissant, prescrivent contre cette conclusion sévère. Nous tromperions-nous en admirant Tartuffe comme un personnage plein de vie et de vérité, naturel et dramatique à la fois ? C’est alors une erreur dont La Bruyère a pris inutilement le soin de nous avertir ; car elle nous est chère, et nous paraissons disposés à n’y jamais renoncer.

Finissons par une remarque qui achève de prouver, contre l’opinion de La Bruyère, quelle idée juste Molière s’est formée du personnage d’hypocrite, et en même temps quel art il a employé dans la peinture de ce caractère. Un fourbe se défie autant des autres que ceux-ci devraient se défier de lui ; il ne s’ouvre à personne de ses noirs desseins. Tartuffe {p. 216}n’a aucun confident ; je n’en excepte pas son Laurent, qu’on ne voit point. De même que madame Pernelle,

J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ;

mais je parierais bien que Tartuffe se cache de lui comme de tous les autres, et que, si le valet est scélérat à la manière du maître, ils le sont tous deux à part et sans complicité. Un fourbe, lors même qu’il est seul, continue de composer son air, son maintien, son langage, comme s’il craignait que d’invisibles témoins ne surprissent le secret de sa perversité. Molière, par cette raison, n’a pas mis un seul monologue, un seul a parte dans tout le rôle de Tartuffe. Ces moyens faciles et vulgaires, dont ici la difficulté dramatique semblait invoquer particulièrement le secours, étaient repoussés par la vraisemblance morale’, et le génie du poète a su s’en passer. Hors de la scène, sur la scène, tout le monde finit par connaître l’âme profonde et ténébreuse de Tartuffe ; mais il n’a pas à se reprocher de s’être dénoncé lui-même au public par des soliloques postiches, et à ses interlocuteurs par d’indiscrets aveux. Toujours en présence de sa dupe ou de ses ennemis, il ne dit pas un mot qui doive détromper l’un ou donner aux autres quelque avantage sur lui. Elmire est le seul personnage devant qui il s’oublie ; mais il l’aime avec ardeur, mais il est tête-à-tête avec elle ; mais il compte, en tous cas, sur sa discrétion ou sur l’aveugle prévention de son mari : et cette faute, il ne la commet qu’une seule fois ; car, au second entretien, il a repris toute sa prudence ; loin de se livrer, il veut qu’on se livre à lui d’abord, qu’on lui donne des gages ; et, s’il est pris au piège, {p. 217}c’est que le piège est une de ces machines dont aucune prévoyance, aucune précaution ne saurait garantir. Pour le prendre sur le fait et le convaincre, il a fallu deux fois avoir recours à l’expédient d’une cachette. Cet emploi d’un même ressort serait partout ailleurs une faute qui accuserait le poète de stérilité. Ici, c’est un trait de vérité locale, qui sert à marquer que Tartuffe n’est pas homme à se trahir devant un tiers, et que, pour avoir son secret, il faut absolument l’intercepter et, pour ainsi dire, le violer

Notice historique et littéraire sur Amphitryon §

{p. 358}Amphitryon fut joué le 13 janvier 1668, et eut vingt-neuf représentations consécutives.

Le sujet, d’origine grecque, fut traité par Euripide et par Archippus, dont les pièces ne nous sont point parvenues. Il le fut ensuite par Plaute, qui en fit son chef-d’œuvre, et peut-être celui de la comédie latine. La pièce de Plaute amusa longtemps l’ancienne Rome ; et, s’il en faut croire Arnobe, plusieurs siècles encore après la mort de l’auteur, on la jouait dans les temps de calamité publique, afin d’apaiser la colère de Jupiter. Plaisant moyen d’honorer le maître des dieux et des hommes, que de le représenter abusant de son pouvoir suprême pour tromper une femme et déshonorer son mari ! Peut-être croyaient-ils se le rendre propice en lui rappelant le souvenir d’une des plus agréables aventures que lui eussent procurées ses amoureux déguisements.

Ce sujet indécent et merveilleux, qui choque à la fois la morale et la vraisemblance, était donné par la fable et consacré {p. 359}par un chef-d’œuvre de l’antiquité. Il n’en fallait pas moins pour qu’il osât se produire sur un théâtre moderne. Trente ans avant Molière, Rotrou l’avait emprunté à Plaute et transporté sur notre scène naissante. Les Sosies sont une espèce de traduction de l’Amphitryon latin ; mais l’auteur a eu le goût d’en écarter les plus mauvaises plaisanteries de l’original, et le talent d’y ajouter quelques plaisanteries excellentes dont Molière s’est emparé pour les rendre meilleures encore.

Il était facile à Molière, mais il n’était pas suffisant pour lui, de faire oublier Rotrou. Il fallait qu’il l’emportât sur Plaute, leur modèle commun ; il fallait qu’à force de génie dans l’imitation, il parvînt à lui enlever ou du moins à partager avec lui la gloire de l’originalité. Il obtint cette victoire. Madame Dacier est la seule qui n’en soit pas convenue ; mais pouvait-on exiger qu’elle fût juste envers un moderne qui avait eu l’audace de lutte contre un ancien, surtout quand cet ancien avait été traduit et commenté par elle5 ?

{p. 360}On a prétendu que Boileau, partageant sur ce point les préventions de madame Dacier, préférait l’Amphitryon de Plaute à celui de Molière. Qu’il ait blâmé les logomachies et les subtilités galantes du rôle de Jupiter, je le conçois sans peine : son goût pur et sévère put ne voir que la faute, sans daigner considérer qu’elle était peut-être inévitable, et que, d’ailleurs, il en résulte nombre d’agréments qui la rachètent. Mais que le monologue insipide où Mercure raconte tout ce qu’on va voir et entendre, comme s’il craignait qu’on n’y prît trop d’intérêt et de plaisir, lui ait semblé supérieur au charmant dialogue de Mercure et de la Nuit, qui prépare au merveilleux de l’action, sans la faire connaître ; surtout que le jeu du double moi lui ait paru plus ingénieux dans Plaute qui l’indique à peine, que dans Molière qui en a tiré un si grand parti d’après Rotrou, voilà de ces erreurs que Boileau ne pouvait commettre, et qu’il y aurait une témérité presque sacrilège à lui imputer sur la périlleuse parole d’un auteur d’ana. Une fausse allégation de la part du sieur de Monchesnay me paraît chose beaucoup plus croyable qu’un jugement absurde de la part de Boileau.

{p. 361}Bayle, exempt de tout préjugé, même littéraire, et adorateur des anciens sans superstition, Bayle proclama hautement le triomphe du comique français sur le comique latin. « Molière, dit- il, a pris beaucoup de choses de Plaute ; mais il leur donne un autre tour ; et, s’il n’y avait qu’à comparer les deux pièces l’une avec l’autre pour décider la dispute qui s’est élevée depuis quelque temps sur la supériorité ou l’infériorité des anciens, je crois que M. Perrault gagnerait bientôt sa cause. Il y a des finesses et des tours dans l’Amphitryon de Molière, qui surpassent de beaucoup les railleries de l’Amphitryon latin. Combien de choses n’a-t-il pas fallu retrancher de la comédie de Plaute, qui n’eussent point réussi sur le théâtre français ! Combien d’ornements et de traits d’une nouvelle invention n’a-t-il pas fallu que Molière ait insérés dans son ouvrage pour le mettre en état d’être applaudi comme il l’a été ! Par la seule comparaison des prologues, on peut connaître que l’avantage est du côté de l’auteur moderne. »

Cette supériorité si généralement attribuée à Molière, la création du rôle de Cléanthis suffisait pour la lui assurer. Plaute était loin d’avoir tiré du double Sosie un aussi grand parti que du double Amphitryon. Le comique du sujet est fondé sur les méprises innocentes qu’une femme peut faire lorsqu’il se présente à elle un homme en tout semblable à son mari, et sur les douloureuses surprises que ce mari doit éprouver quand il s’entend raconter les caresses qu’un autre a reçues d’elle en son absence, mais pour son compte. Que le valet, double comme le maître, soit comme lui marié, et l’intrigue en deviendra doublement divertissante. Mais ce {p. 362}n’est pas assez d’augmenter le comique ; il faut encore le varier. Le désir de posséder Alcmène a été la cause du déguisement de Jupiter ; et c’est seulement pour seconder Jupiter dans son amoureuse entreprise, que Mercure a changé de forme. Le sort de Sosie n’a donc pas été le même que celui d’Amphitryon ; et l’éclaircissement que chacun d’eux doit avoir avec sa femme, ne peut avoir le même caractère. Alcmène a reçu de Jupiter de vives marques de tendresse auxquelles elle a répondu par les siennes ; et Amphitryon, qui l’apprend d’elle-même, s’abandonne aux transports furieux d’un homme outragé dans son amour et dans son honneur. Cléanthis, malgré ses avances, n’a éprouvé de la part de Mercure que des froideurs insultantes, et Sosie reçoit avec délice le torrent d’injures qu’attirent sur lui les heureux mépris du dieu qui l’a représenté. Alcmène, à chaque réponse qu’elle fiait aux questions d’Amphitryon, lui enfonce un poignard dans le cœur, et ne comprend rien à ce désespoir d’un homme qu’elle a si bien traité. Cléanthis, à chaque réponse qu’elle fait aux questions de Sosie, le ravit d’aise, et n’entend rien à cette joie qui lui paraît un nouvel outrage. La situation des deux maris diffère entièrement : celle des femmes se ressemble par la colère qui leur est commune, quoique ayant des causes différentes. Enfin, si le valet échappe au sort dont son maître est la victime, la suivante devient tellement furieuse qu’elle menace de faire volontairement ce que sa maîtresse a fait sans le vouloir ni le savoir cette complication d’intérêts et de sentiments, ce jeu d’oppositions et de rapports qui anime si plaisamment la scène, est entièrement dû au personnage de Cléanthis.

{p. 363}Ce rôle toutefois n’était qu’un embellissement dont l’ouvrage pouvait se passer. Mais il est un point essentiel sur lequel Molière était forcé, par égard pour les opinions, ou, si l’on veut, pour les préjugés modernes, d’abandonner les traces de son original : je veux parler de la physionomie du personnage principal, d’Amphitryon. Molière est, sans contredit, de tous nos poètes comiques celui qui a le plus souvent et le plus gaiement tiré parti de l’espèce de ridicule attachée à certaine disgrâce qui menace les maris, et que désignait de son temps une expression naïve repoussée par la délicatesse actuelle du langage. Il nous a montré des hommes qui craignaient cette disgrâce sans l’éprouver ; d’autres qui l’eussent éprouvée inévitablement s’ils s’y fussent exposés ; d’autres, enfin, qui, l’ayant affrontée, la méritaient, la redoutaient et la subissaient peut-être, mais dont le sort au moins n’avait rien d’avéré, rien de positif. Les progrès de la civilisation n’avaient pas encore permis de mettre sur la scène l’adultère prouvé par les aveux de la coupable, et constaté par les fruits mêmes du crime. Molière, qui n’eut pas fait de lui-même ce grand pas dans la carrière dramatique, crut cependant pouvoir emprunter à l’antiquité fabuleuse et exposer aux regards du public un homme à qui sa femme apprend qu’un autre homme a joui de ses embrassements. Pour les Grecs et pour les Romains, ce sujet, où le suborneur est un dieu et le plus puissant de tous, était sans doute un mystère édifiant : pour des Français, ce ne pouvait être au fond qu’une fable scandaleuse. Ajoutons que, du temps de Molière, un mari sentait autrement l’infidélité de sa femme, que du temps de Plaute ; et que le malheur de {p. 364}l’un, comme le tort de l’autre, était autrement envisagé par la société. Considéré sous deux points de vue si différents, un tel sujet devait être fort différemment traité dans plusieurs de ses parties. Les deux Amphitryons sont jaloux ; mais il y a dans la jalousie de l’Amphitryon français, plus d’amour, de susceptibilité et d’emportement. Les deux Alcmènes sont vertueuses et attachées à leurs maris ; mais l’Alcmène française est plus passionnée dans sa tendresse et plus animée dans ses ressentiments. En tout, plus délicate et plus sensible, elle est aussi plus aimable. Il en résulte qu’Amphitryon lui-même en devient plus intéressant. L’amour que ressent pour lui une femme si digne d’en inspirer, cet amour que Jupiter lui envie, en même temps qu’il en usurpe sur lui les plus précieuses marques, contribue à relever son caractère, et à empêcher que, dans une situation toute risible, il ne soit personnellement ridicule. Enfin, tandis que, au dénouement, l’Amphitryon latin, avec une pieuse résignation que nous appellerions une lâche insensibilité, déclare qu’un partage avec Jupiter n’a rien dont il puisse s’affliger, l’Amphitryon français dévore en silence ce glorieux affront, et, pour me servir des expressions mêmes du comique, n’avale qu’avec un extrême dégoût cette pilule que le seigneur Jupiter a si bien pris soin de dorer. Sosie même, Sosie, malgré la bassesse de sa condition et la grossièreté de ses mœurs, comprend cette délicatesse de son maître ; car, lorsqu’un sot et indiscret ami, ébloui de la majesté du dieu et de la magnificence de ses promesses, ouvre la bouche pour complimenter Amphitryon, il la lui ferme par ces paroles pleines de sens et de comique, qui méritent de {p. 365}devenir la règle éternelle des bienséances en toute aventure pareille :

……… Coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
        Sur telles affaires toujours
        Le meilleur est de ne rien dire.

Comme, chez les anciens, la tragédie et la comédie se jouaient sous le masque, il est probable que la facilité de donner à deux acteurs la même figure leur a suggéré l’idée de ces intrigues dramatiques qui se fondent sur la ressemblance de deux personnages. De là sans doute l’Amphitryon et Les Ménechmes, deux sujets traités primitivement par les comiques grecs à qui Plaute les a empruntés. Dans le premier, la ressemblance est l’effet surnaturel de la volonté d’un dieu ; dans le second, elle est un phénomène physique assez souvent observé chez les enfants nés d’un même accouchement. Hors de ces deux cas, toute ressemblance est un accident fortuit qui ne peut raisonnablement servir de base à l’action d’un drame régulier. Si la vraisemblance dramatique existe pour nous, comme pour les anciens, dans les deux sujets d’Amphitryon et des Ménechmes, il s’en faut qu’il puisse y avoir chez nous la même vérité théâtrale dans la représentation des deux pièces : le défaut de masques en est la cause. C’est un moindre inconvénient qu’on ne le croirait d’abord. Deux acteurs parfaitement semblables justifieraient mieux sans doute la méprise des autres personnages ; mais ils causeraient celle des spectateurs, à moins que l’un des deux ne prît, comme le Jupiter et le Mercure de Plaute, la précaution d’adopter quelque signe particulier qui le fît distinguer de l’autre.

{p. 366}La fable d’Amphitryon est une de celles qui ont fait le tour du globe, et qu’on retrouve dans plusieurs mythologies diverses. Voltaire rapporte, en deux endroits de ses œuvres, une aventure tirée des livres sacrés des Brames, laquelle ressemble parfaitement à celle du général thébain. Le dénouement seul diffère. Dans la fable grecque, le dieu, en avouant sa supercherie et en rendant au mari sa femme, met fin à toute l’intrigue. Dans la fable indienne, le dieu ne veut pas lâcher prise, et il y a procès entre le vrai et le faux mari. Dans l’impossibilité de les distinguer, les juges ordonnent qu’ils soutiendront, l’un après l’autre, contre la femme, objet de leur contestation, un certain genre de combat dans lequel le vrai mari passe pour être d’une valeur peu commune. Le dieu sort de cette épreuve avec un avantage si extraordinaire qu’il est impossible de voir en lui un simple mortel, et qu’il est condamné à restitution. Le dieu rit, convient de tout, et s’envole dans les cieux6.