Auguste Baluffe

1884

Molière et les Allemands

2015
Source : Baluffe Auguste, Molière et les Allemands : réponse à M. Hermann Fritsche, de Stettin (Poméranie), Paris, E. Stettin, 1884.
Ont participé à cette édition électronique : Charlotte Dias (OCR, Stylage sémantique).

{p. 3}Ces jours-ci, le 30 mai, en pleine Académie des Inscriptions, un savant français, M. Oppert, reprochait à un autre savant français d’attribuer à un Allemand une découverte archéologique réalisée par M. Oppert lui-même, il y a quinze ans.

Les Français sont coutumiers de ces faits d’abnégation inconcevable.

Nos érudits en prennent l’habitude.

Ne voilà-t-il pas qu’à présent on en vient à chercher en Allemagne des commentateurs autorisés pour Molière !

C’est inouï, mais c’est vrai.

Je suis de ceux qui voudraient couper court à cette erreur, qui est une duperie : de là cette polémique, qui a peut-être son intérêt pour notre Littérature nationale (Nord et Midi).

{p. 4}Donc, Le Moliériste d’hier, qui m’arrive à l’instant, m’apporte la lettre que M. Hermann Fritsche, de Stettin (province de Poméranie), a cru devoir adresser à ce journal en réponse à un petit article de moi, où je l’avais mis en cause, au sujet de l’étymologie du nom de Sganarelle.

Voici ma riposte :

I §

D’abord, ce que dit M. H. Fritsche de sa double tentative d’explication étymologique (ingannare, sgannare, détromper, désabuser), dont l’une ne lui paraît pas, à lui-même, « hors de doute », et dont l’autre lui semble encore « moins vraisemblable » ; et, mieux encore, l’aveu décisif qu’il fait en déclarant que « ce n’est pas lui », mais « M. Moland », un Français, qui, le premier, a présumé l’origine italienne de Sganarelle ; tout cela me justifie surabondamment, j’ose l’affirmer, d’avoir raillé à tous égards la fâcheuse et déplorable manie qu’ont certains éditeurs français1 de faire intervenir, à titre d’autorité compétente, la plus que contestable et plus que suspecte science allemande, surtout quand il s’agit de nos grands écrivains nationaux — comme Molière !

Je n’insiste donc pas sur ce chapitre.

Je souhaite seulement que cette petite mésaventure profite à qui de droit.

Après ça, et pour si peu qu’on y tienne, je suis volontiers disposé à proclamer le savoir fabuleux des Allemands — savoir d’autant plus fabuleux que, parfois, bon gré, mal gré, la Vérité sort de ces puits de science !

Mais allons droit à l’essentiel.

II §

{p. 5} Comme il fallait s’y attendre, M. H. Fritsche prend en pitié notre pauvre étymologie populaire et languedocienne de ganaro, ganarel, ivresse, ivrogne. Elle « ne vaut presque pas la peine d’en parler… »

— Magister dixit !

Continuons, cependant, ayons le courage de continuer : nous saurons pourquoi mon étymologie est… muette.

« Il n’y a pas dans la langue provençale, ancienne ou moderne, un seul mot qui commence par ce préfix2 caractéristique S si fréquent en italien (sconcertare, sforzato, sgalante, sgomento, etc.)…

« — Ah ! qu’allais-je faire dans cette galère ? Ça m’apprendra. Poursuivons :

« Et je défie M. Baluffe (c’est moi ! excusez du peu !) de m’en citer un, par exemple dans Mirèio, qui, sans doute, est une autorité valable. »

Vous le voyez, je me suis mis dans de vilains draps !

M. H. Fritsche, de Stettin (province de Poméranie), prend la chose au vif. Il en est tout échauffé : tout scalfurat, comme on disait à Toulouse, du temps du poète Goudouli, le contemporain et l’ami de Molière…

Tiens ! mais, ne voilà-t-il pas justement un mot de circonstance, et bel et bien orné de ce fameux « préfix S » ? Il arriverait à point. Reste à savoir si je ne l’ai pas perfidement inventé pour le besoin de la cause.

{p. 6} On lit, page 373 de l’édition de Las Obros de Pierre Goudouli (Toulouse 1713), au Glossaire : — « Scalfura, cherchez Escalfura ». Je cherche Escalfura, « échauffer », je le trouve — et je commence à respirer3

Bon Goudouli, quel cierge je vous dois ! Du coup, je souscris à la statue que Toulouse va vous élever. Grâce à vous, j’ai pu enfin découvrir — sans y songer — un mot « à préfix ». Un, ce n’est pas beaucoup ; mais il suffît, cette fois, à l’ambition prussienne, bien plus exigeante quand elle ne se paye pas de mots !

C’est fort heureux, bon Goudouli, que vous ayez existé, — sans quoi le mauvais cas où je me suis mis eût été cuisant à mon amour-propre de Méridional. Cuisant ! oui, scouzent, comme on disait encore en Languedoc du temps de Molière. Scouzent ? Mais, ça m’a bien l’air d’un autre mot qui arrangerait mes affaires.

On lit, même page de Las Obros déjà citées : « Scouzentou. cherchez Escoyre », cuire. Je cherche, et je trouve : « Escoire ou Escoyre, cuire de douleur. » Et au-dessous : Escouzentou4.

Dieu me pardonne et M. H. Fritsche aussi ! mais il me semble bien que, ayant « cité » comme par hasard deux mots au lieu d’un, il doit m’être permis de me reposer, en ajoutant d’ailleurs : et cætera !

Remettons-nous d’une alarme si chaude !…

M. H. Fritsche, de Stettin (province de Poméranie) est-il content ? L’autorité de Goudouli est-elle assez « valable » à ses yeux ? Je le soupçonne fort, révérence parler, de ne connaître pas d’autre « langue provençale, ancienne ou moderne, » que celle de Mirèio, et encore !

Si M. H. Fritsche connaissait le provençal, « ancien ou moderne », autrement que par ouï-dire, il ne se serait pas exposé à ce qu’on lui apprenne que la série des mots à « préfix S » n’occupe pas moins de plusieurs colonnes dans le supplément du Lexique roman de Raynouard, et que ces mots ne {p. 7} sont pas tous là, comme on peut s’en convaincre en ouvrant les Dictionnaires destinés à compléter ce Lexique. Enganar, enganhar, esgannar, sgannar5 comme je l’avais assez donné à entendre dans mon article, existaient en languedocien ; et c’est pourquoi, encore une fois, Molière n’avait pas à emprunter à l’Italie une étymologie dont il était dispensé par le milieu même où il vivait et écrivait.

Et, qui plus est ! même en adoptant le sens prêté par M. H. Fritsche au nom de Sganarelle, le vieux roman et le provençal du xviie siècle l’offraient à Molière de première main : Enganarello (trompeur) est enregistré tout vif par Mistral dans cet état civil de notre langue qui s’intitule le Dictionnaire provençal français (tome I, page 915). N’importe ! Je ne me borne pas à avoir toutes les apparences de raison pour moi ; et je m’en tiens à ma première explication, que je maintiens. J’ai motivé ma préférence pour ganaro, ganarel (Sganarel), en observant que dans Le Médecin malgré lui, congénère du Médecin volant, l’une des premières pièces jouées en Languedoc, Sganarelle, traité de « débauché » et « d’ivrogne, » n’avait pas du tout un rôle de « désabusé » et de « déniaisé ».

Au surplus, si nous discutions ici l’histoire de ces deux comédies, (l’une portant et comportant l’autre,) je démontrerais que, contrairement à l’opinion généralement admise, ces pièces sont par le sujet, l’esprit satirique, l’observation des mœurs locales, bien plus d’essence languedocienne qu’italienne.

Mais c’est là une question que nous débattrons entre Français. Revenons.

M. H. Fritsche veut que je cite un exemple tiré de Mirèio. Qu’il en prenne son parti. Je ne lui citerai rien de Mirèio. À quoi bon ? Toutefois, comme un Languedocien (j’en suis un !) est fort excusable de se flatter d’être de son pays, et que le Languedoc confine à la Gascogne, j’appellerai mieux que Mirèio, son propre auteur, à la rescousse, pour insinuer que les leçons de langue provençale risquent de s’égarer en route en venant de Poméranie à mon adresse.

{p. 8} Dans une fort belle lettre — que je ne suis pourtant pas assez Gascon pour citer tout entière, à cause des éloges — F. Mistral a bien voulu reconnaître et chaleureusement féliciter en moi « un fils de race, un vrai méridional », et cela à propos de notre langue6, que j’ai la prétention de connaître et de parler un peu, par vieille, très vieille tradition de famille.

III §

Soit dit entre nous exclusivement, de Français à Prussien, M. H. Fritsche, et sans me prévaloir de quelques siècles de plu ou de moins de roture, il existe dans les archives communales de Béziers telles chartes romanes qui donneraient un éloquent commentaire aux deux mots de Mistral sur mon compte. Un des miens y parlait déjà provençal sous Philippe-le-Bel, pour la défense des libertés politiques et religieuses de la cité. Mais passons au déluge ! Pour en revenir à Molière, j’aurai, Monsieur, la patriotique, et méridionale immodestie de rapporter deux souvenirs de famille qui vous aideront à comprendre et ma légitime susceptibilité quand vous voulez que j’aille m’instruire de ma langue à une école prussienne, et, tout aussi bien, certaines aptitudes particulières que je pourrais avoir pour l’étude de la vie et de l’œuvre de Molière en Languedoc7 : œuvre et vie qui constituent précisément le plus fameux événement littéraire de notre histoire locale.

— Dans les archives municipales de la commune de Montagnac, de laquelle dépendaient et le château de la Grange-des-Prés, où le prince de Conti recevait Molière, et le château de Lavagnac, où, selon une légende populaire assez répandue, la baronne de Florac aurait eu une {p. 9}intrigue galante avec Molière, dans ces archives et sur le Registre mortuaire, entre deux actes de décès relatifs au père et à la sœur du baron de Florac (23 août 1654, 15 janvier 1655) et l’acte de décès du prince de Conti (23 février 1666) se trouve consignée, également, la mort obscure d’un obscur plébéien, qui n’était rien et qui était beaucoup, car c’était mon aïeul. « Le 17 juin 1656 », c’est-à-dire vers l’époque où Molière était dans ces parages, « Jean Baluffe, d’Autignac », mourait à Montagnac « en revenant des bains de Balaruc », la station thermale fort à la mode alors8. Le hasard seul a-t-il associé ainsi par la mort cet inconnu à de personnages qui vécurent dans l’intimité de Molière, et le défunt n’avait-il jamais approché, connu, aimé, applaudi, fêté, comme eux et peut-être avec eux, ce même Molière, si populaire alors dans le Bas-Languedoc ? Pensez-en ce que vous voudrez ; mais il est certain qu’un de mes aïeux n’aurait eu qu’à ouvrir les yeux pour voir Molière, qu’à étendre la main pour effleurer et serrer la main de Molière !

— Autre détail domestique dont l’intérêt privé a trait à Molière de plus près. La communauté d’Abeilhan, où de temps immémorial résidait la famille de ma mère9, faisait partie de la vicomté de Pézenas, inféodée à Conti, et avait pour seigneur ce même baron de Florac, déjà nommé. Or, qu’advint-il vers la fin de 1655, à la date où le prince de Conti fit à Molière ces magnifiques réceptions, dont les Aventures de Dassoucy nous ont transmis l’enthousiaste compte-rendu ? Il advint que la communauté se « cotisa » pour subvenir aux frais de ces fêtes pompeuses. La communauté vota une imposition de « deux cents livres pour contribuer à l’ameublement du château de la Grange-des-Preds » (sic) et « icelle somme » fut effectivement portée et remise devers le sieur Dejean, « argentier de son Altesse10 ». De sorte qu’à côté de mon aïeul paternel qui n’avait qu’à {p. 10} étendre sa main pour effleurer ou serrer celle de Molière, il y avait, là aussi, un autre aïeul à moi qui ouvrait positivement la main pour que Molière fut mieux fêté !

Un Moliériste placé dans mes conditions toutes spéciales pourrait être tenté de considérer de tels faits comme des antécédents, et, par suite, il pourrait donner à son admiration présente pour Molière une assez plausible couleur d’hérédité. Ce n’est pas à cette conclusion que j’entends en venir. Que le bâtard de l’apothicaire se rassure ! Je ne veux pas le rendre jaloux. Mais n’ai-je pas le droit de dire qu’un étranger, un Allemand surtout, irrite en moi des fibres exceptionnellement sensibles, quand il veut m’apprendre, à propos de Molière, cette langue que nos ancêtres parlaient peut-être à Molière lui-même, et que le devoir m’oblige à savoir ?

IV §

Eh ! bien non, je n’y entends rien !

Il faut ignorer « la langue provençale, ancienne ou moderne », comme je l’ignore, pour avoir eu l’absurde idée d’admettre un seul instant que Molière aurait, apparemment, pris dans le Bas Languedoc, plutôt qu’en Italie, ce nom de Sganarelle qu’il y trouvait tout fait !

Ganarel (ivrogne) se disait, au temps de Molière, et se dit encore aujourd’hui dans le Bas-Languedoc en général et au village d’Abeilhan en particulier. Ganarel s’y dit et s’y disait, comme s’y disait et s’y dit cet autre mot, dont Molière n’a pas moins fait sans aucun doute le nom d’un de ses personnages : mascarillo, barbouillé11. Mais qu’est-ce que cela prouve ?

{p. 11} Mascarillo n’est pas dans Mirèio, après tout ; et c’est en vain qu’il se trouve du reste dans le Dictionnaire provençal français de l’auteur de ladite Mirèio, sous la forme expresse et concluante du verbe mascarilha, barbouiller (Tome II, page 289) !

Non, non ! quelque vraisemblable que cela soit, c’est impossible ! Impossible, vous dis-je ! Tout le monde sait que Molière n’habita pas dix ou douze ans le Languedoc, mais la province de Poméranie.

C’est à Stettin — en Prusse — que Molière composa et joua ses premières comédies. Les aïeux de M. Hermann Fritsche assistaient au spectacle.

Et M. H. Fritsche, de Stettin (province de Poméranie), ne saurait tolérer qu’un Français du Midi soutienne que Sganarelle est un nom originaire du Languedoc. — Il est de provenance italienne, ce nom, aussi vrai que « le prefix S » n’a jamais existé en provençal !…

V §

Ah ! mon brave et très obscur aïeul, enterré à Montagnac, que dirais-tu de cette querelle d’allemand, toi qui, en Gaulois au franc rire, savais très bien qu’en notre joyeux pays de Languedoc, las fayssous toudesquos, « les façons tudesques », étaient, sur le Théâtre de Béziers12 synonymes de grotesques, autrement que pour la rime ? En faisiez-vous les gorges-chaudes, de ces Allemands, dont le nom signifiait pour vous : rabâcheurs, repapiaïres !

{p. 12} J’ignore si ce n’est pas en votre compagnie que Molière apprit à se moquer des savants d’Outre-Rhin, grands « inspectateurs d’enseignes ; » mais, vrai ! je sais qu’un irrésistible instinct me porte à les railler. C’est dans le sang !

Et, à la fin des fins, ma foi ! je sens qu’il sied maintenant de clore là ces explications, car, en qualifiant mes « railleries » de « peu coûteuses », ce M. H. Fritsche me semble avoir oublié un peu trop que, depuis la rançon des cinq milliards, nous devons être quittes envers les Prussiens.

Le traité de Francfort, n’est-ce pas ? n’a rien stipulé contre la gratuité de la gaîté française !…

Au surplus, veuille bien m’excuser, mon brave et digne ancêtre, de t’avoir dérangé de ta plébéienne et roturière obscurité — pour si peu de chose ! Mais il est écrit que nous n’aurons jamais la paix avec les Allemands.