Paul Stapfer

1866

Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques

2015
Paul Stapfer, Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques, Paris, M. Lévy frères, 1866, 371 p. Graphies modernisées. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Floria Benamer (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

On disputera fort et ferme de part et d’autre, sans que personne se rende.
                                     La Critique de l’École des femmes, scène viii.

À M. Vacherot §

Mon cher Professeur,

{p. 1}C’est à vous que je dois mes meilleures idées sur la critique. Entendre un philosophe parler littérature est l’un des plus grands plaisirs de l’esprit que je connaisse, et c’est une fête que vous m’avez donnée à Sainte-Barbe, pendant un an, toutes les semaines, à votre conférence du mercredi, lorsque je préparais mes examens de licence. Vous m’avez communiqué le goût des questions de critique générale, et, ce qui est plus, beaucoup d’idées : je vous devais ce livre. Reprenez la vérité comme votre bien, et laissez-moi les paradoxes, — ou le scepticisme.

P. STAPFER.

Introduction §

Je viens vous avertir que la comédie sera
bientôt prête, et que dans un quart d’heure
nous pouvons passer dans la salle.
                                              La Comtesse d’Escarbagnas, scène xv.

{p. 3}Chez les Grecs, chez les Romains, chez les classiques français du dix-septième et du dix-huitième siècle, chez la plupart des écrivains, des causeurs qui, dans nos journaux, dans nos salons, portent sur les œuvres de l’art et de la poésie des jugements d’éloge ou de blâme, la critique littéraire n’a jamais douté d’elle-même. Elle n’a jamais douté, d’abord, de sa puissance et de son droit de dogmatiser, de juger d’après des dogmes littéraires. {p. 4}Et puis, il y a tel dogme, tel jugement dont elle ne doute pas plus que de deux et deux font quatre, d’un côté des Alpes, des Pyrénées et du Rhin, bien entendu ; car, de l’autre côté, elle ne doute pas davantage du dogme et du jugement contraires : mais qu’importe aux Français que les étrangers soient absurdes, et qu’importe aux Allemands, aux Espagnols, que les Français le soient ? Comme exemple, je citerai deux axiomes de la critique française, que bien certainement aucun esprit assez mal fait, en France, n’a jamais eu, n’aura jamais l’idée de mettre en doute. Premier axiome : le poète comique doit disparaître derrière ses personnages. Deuxième axiome : il doit peindre la réalité. Nous avons foi, nous Français, dans l’un et dans l’autre de ces principes, et armés de ce double instrument de critique, nous ouvrons le premier théâtre comique venu, le théâtre d’Alfred de Musset, je suppose, et nous raisonnons ainsi : un poète comique peut paraître derrière ses personnages de deux manières : soit en faisant une allusion complaisante à lui-même, à sa vie, à son caractère, à ses goûts, soit en déployant avec coquetterie les grâces de son imagination et de son {p. 5}esprit. Or, 1º la personne d’Alfred de Musset remplit son théâtre : il est l’amant de Camille, le neveu de Van Buch ; il montre trop d’esprit et trop de son esprit, quand il dispute contre son oncle ; 2º il rêve, il fait de la fantaisie sur la scène, de même que dans ses Nuits ou dans Rolla ; qu’est-ce qu’une comédie qui s’ouvre par le chant d’un chœur : « Doucement bercé sur sa mule fringante, Messer Blazius s’avance dans les bluets fleuris1 ? » Donc, Alfred de Musset est un grand poète lyrique ; il n’est pas un bon auteur comique. Nous refermons son théâtre, fort contents de notre syllogisme. J’ai dit que les Grecs, les Romains, les classiques français du dix-septième et du dix-huitième siècle, la plupart de ceux qui écrivent ou qui causent, ont toujours dogmatisé en littérature et jugé d’après des dogmes. Si nous voulons donner un nom à cette première et nombreuse famille de critiques grands théoriciens et bons logiciens, nous l’appellerons tout naturellement l’école dogmatique.

Une petite famille de douteurs (ceux qui trouvent que le doute est un mol oreiller pour une {p. 6}tête bien faite sont rares, surtout en littérature), une petite famille de douteurs tourmente l’école dogmatique. — Nous vous mettons au défi, lui disent-ils, de prouver une seule de vos théories. Nous savons, il est vrai, qu’on ne prouve pas qu’il fait jour, qu’on ne prouve pas non plus les axiomes, qu’ainsi l’impossibilité de prouver ne prouve elle-même rien contre certaines vérités, et de peur que vous ne vous avisiez de dire que vos théories sont évidentes comme la lumière du jour ou comme les axiomes, nous allons vous montrer comment vous les formez toutes. Vous avez beau remonter à l’origine des choses et des idées ou à l’A B C de la grammaire et de la rhétorique, suivre un à un les pas de la logique ou faire appel au sens commun simplement, mettre en avant la raison ou, ce qui vaut mieux, la nature ; au fond de toutes vos théories littéraires il y a un sentiment, pas autre chose, analogue, non point au sentiment large d’un homme libre de préjugés qui trouve belles toutes les belles fleurs et belles toutes les belles femmes, chacune dans son genre de beauté, mais au sentiment étroit d’un petit propriétaire qui n’a d’yeux que pour les fleurs de ses plates-bandes {p. 7}et de ses pois, ou d’un jeune amoureux prêt à rompre les os au premier qui osera dire que sa maîtresse n’est pas la plus belle femme du monde. Vous dites, par exemple, que le poète comique doit disparaître derrière ses personnages, et qu’il doit peindre la réalité. Eh ! pourquoi donc cela ? Vous goûtez, vous admirez, vous aimez Molière, et vous avez bien raison. Mais vous avez tort de tirer de ce sentiment si juste des propositions universelles et des règles absolues sur le caractère nécessaire du génie comique, et sur l’essence éternelle de la comédie. Vous faites comme notre amoureux de tout à l’heure, qui, s’il adore une femme aux yeux d’un bleu tendre et aux cheveux d’un blond cendré, s’écrie avec l’accent de l’enthousiasme et de la foi : « Voilà le fond d’une vraie beauté ! » Est-il donc impossible de concevoir un genre de comédie où le poète, loin de disparaître derrière ses personnages, se tiendrait cache sous leur masque, prompt à intervenir à tout moment dans leurs paroles et dans leurs gestes par un feu roulant d’allusions malignes, d’épigrammes lancées contre ses adversaires, de conseils sagement fous donnés à un public ami ? Gai pamphlétaire, {p. 8}couvrant de grelots le fouet de la satire, il remplirait sur la scène le rôle grave et délicat du bouffon de cour. Est-il impossible de concevoir un genre de comédie où le poète, loin de peindre la réalité comme elle est, transporterait l’action dans un monde fantastique, donnerait à des idées abstraites une existence réelle, aux êtres réels une vie, en quelque sorte, idéale, un corps, une voix à des nuages, une constitution politique aux habitants de l’air ? Non, un tel genre de comédie n’est point inconcevable ; il est possible, puisqu’il existe. Aristophane l’a réalisé, et il faut bien convenir que deux petites pièces telles que Le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira, de Shakespeare, sont deux chefs-d’œuvre, et deux chefs-d’œuvre essentiellement différents du Tartuffe et du Misanthrope.

Au siècle où nous sommes parvenus, continuent nos sceptiques, il n’est plus permis de faire des théories littéraires. Vingt-cinq siècles d’histoire littéraire se chargent de les réfuter toutes. En voulez-vous quelque exemple ? Si vous dites, pour citer une théorie qui jouit aujourd’hui d’une faveur incroyable, non seulement parmi les pauvres sols {p. 9}tout éplorés qu’Alfred de Musset traîne à ses talons, mais auprès des esprits les plus graves de notre époque, si vous dites que le vrai poète doit être une espèce de don Juan fatal, victime prédestinée de cet insatiable besoin d’aimer qu’on appelle le génie, et semblable au pélican qui donne à ses petits son propre cœur en pâture, s’il vous plaît de répéter cette déclamation, nous vous laisserons faire, et, quand vous aurez fini, nous vous rappellerons simplement l’admirable possession de soi d’un Cervantes et surtout d’un Shakespeare, qui dans la force de l’âge et du talent, cesse tout à coup d’écrire et se met à cultiver son jardin, comme Candide, après avoir eu la tête traversée par un effroyable torrent d’idées et d’images, dont quelques flots auraient suffi pour faire perdre l’équilibre à la plus ferme de nos cervelles. Si vous dites qu’à tout le moins l’art doit toujours être intime, personnel, sincère, nous vous objecterons l’impersonnalité d’un Sophocle, l’universalité d’un Goethe, le désintéressement ironique d’un Mérimée. Quelle que soit la théorie que vous inventiez, nous ne serons pas longtemps à trouver un homme de génie et plusieurs chefs-d’œuvre pour la démentir. {p. 10}Mais nous exagérons, il y a des théories littéraires, universelles et incontestables : Si nous recevons jamais du Kamtschatka ou des îles Orcades cette Poétique qu’attendait Voltaire, il y a à parier que nous nous entendrons avec son auteur sur les points suivants et sur quelques autres : les épigrammes doivent être courtes — la musique religieuse doit être grave — le dénouement d’une tragédie ne doit pas faire rire — celui d’une comédie ne doit pas faire trembler. Tout cela est sûr, et il est sûr aussi que les miniatures doivent être de petite dimension.

C’est ainsi que les adversaires de l’école dogmatique justifient ou croient justifier leur aversion pour les dogmes littéraires. Quant à leur propre doctrine à eux, la voici : Laissons-nous aller, disent-ils avec Molière, laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. Saisissons dans leur fleur ces premiers sentiments délicats et fugitifs qui naissent en nous spontanément avant toute réflexion : la critique littéraire n’est que l’analyse des sentiments littéraires. Fions-nous à toutes les {p. 11}impressions du beau et du laid, du sublime, du comique, du tragique, etc. sur notre esprit cl sur notre âme, en priant notre bon ange de nous garder des théories et des définitions, qui ôtent au sens littéraire sa candeur naïve, et de la logique, qui lue la liberté. J’ai dit que ceux qui doutent en littérature sont moins nombreux que ceux qui affirment. Si nous voulons donner un nom à cette deuxième et petite famille de critiques moins occupés de ce qu’ils croient que de ce qu’ils ne croient pas, nous l’appellerons sans difficulté l’école critique proprement dite.

L’école critique n’a pas le dernier mot. Une école bien connue reprend et termine son œuvre qu’elle déclare inachevée. — Vous êtes, dit-elle à sa devancière, fort habile à détruire. Grâce à vous, l’école dogmatique est morte et bien morte. N’en parlons plus. Mais vous ne vous entendez pas à fonder. Votre conclusion est insignifiante, vague, puérile, pis que cela, contradictoire. Comment ! vous montrez aux faiseurs de théories qu’au fond de tous leurs dogmes il y a un sentiment, pas autre chose, un sentiment étroit, exclusif, passionné, et puis vous donnez à la critique ce sentiment {p. 12}pour base ! De quelle façon pourrez-vous éviter par-là dans vos jugements littéraires (car vous jugez aussi) l’étroitesse, l’exclusisme et la passion ? La véritable largeur n’est point dans la sensibilité littéraire ; elle est dans l’intelligence, et le plus bel emploi qu’un philosophe puisse faire de son intelligence, c’est d’expliquer avec calme par une seule cause naturelle ou par une série logique de causes naturelles, tout ce qui étonne, irrite, scandalise, désole, chagrine, impatiente les esprits vulgaires et bornés. Tout fait a sa cause, et toute littérature, toute œuvre d’art est un fait dont il suffît de chercher, dont il faut sans passion chercher la cause dans les mœurs, les idées et les goûts de la société qui l’a produite, dans l’esprit du siècle qui l’a inspirée, dans le génie de la nation qui lui a donné son caractère général, dans le tempérament, les habitudes et la vie de l’auteur original qui lui a imprimé son cachet particulier. Ainsi parle cette troisième école qui, ai-je dit, est bien connue. Tout le monde lui a déjà donné son vrai nom et l’appelle l’école historique.

Mettre en présence ces trois écoles, mettre aux prises des représentants de chacune d’elles, n’armer {p. 13}qu’à la légère les philosophe ? qui descendront dans l’arène et les confiner dans le champ clos de la littérature, entrouvrir cependant de grands abîmes dans de petits problèmes, éveiller la curiosité du lecteur sur les questions de critique générale, et lui inspirer, avec le goût de leur examen, le désir de les résoudre par lui-même, pour lui-même : tel est l’objet de ce livre..

Nos trois écoles sont les grandes divisions de la critique littéraire. Mais ces divisions comportent d’autres subdivisions dans le détail desquelles je n’ai pas le dessein d’entrer. Pour citer seulement ici deux noms bien originaux, M. Taine, sorti de l’école historique, prétend réduire toutes les facultés d’un artiste à une seule faculté maîtresse, toutes les facultés maîtresses de tous les artistes d’un même peuple à une grande faculté générale qui sera, par exemple, le génie oratoire pour Rome, enfin les divers génies des peuples issus d’une souche commune à l’unité de la race, et ainsi, d’abstraction en abstraction, il raréfie la critique littéraire. Alexandre Vinet croit ressaisir dans les idées de la morale et même de la religion les principes absolu ? que l’école dogmatique {p. 14}sent lui échapper. Entre ses mains la critique littéraire devient une sorte d’apologie du christianisme. Ces différents systèmes sont fort curieux ; mais ils ne sont pas compris dans le plan de notre étude.

Non seulement la critique littéraire comporte d’autres divisions que celles que j’ai indiquées, mais on ne trouverait point de critique assez rigoureux, disons plutôt assez pauvre, assez incomplet, assez mutilé, pour appartenir exclusivement à l’une ou à l’autre de nos trois grandes écoles. Dans quelle catégorie les incorrigibles amateurs de classifications voudront-ils ranger des critiques comme M. Saint-Marc Girardin, M. Villemain, M. Guizot ? On m’a demandé où je mettais M. Sainte-Beuve ; j’ai répondu que je n’en savais vraiment rien, et qu’il me suffisait de savoir que par son indépendance vis-à-vis de tout système, par la finesse de son goût et de sa psychologie, M. Sainte-Beuve était tout simplement le premier critique de notre temps. En Allemagne, un homme tel que Hegel unit et concilie avec une profondeur dogmatique incomparable, la plus grande largeur historique et la sensibilité d’un goût aussi délicat, aussi vif {p. 15}que celui de Goethe. Voltaire et Boileau sont deux sensitives littéraires, et leurs dogmes, moins raisonnés que sentis, pour ainsi dire, ne doivent point être séparés de la violence de leurs impressions. Se figure-t-on que M. Taine soit un représentant fidèle de l’école historique ? L’école historique le renie comme le plus passionné et le plus terriblement dogmatique de ses enfants. M. Taine a des antipathies, des préférences. L’énorme extravagance mystique du chaudronnier Bunyan le ravit : Milton lui semble un peu fade et un peu ridicule ; les orgies de lord Byron l’enivrent tout à fait : Walter Scott, trop moral, l’ennuie. Et puis, il a sa théorie du génie. On sait que, d’après cette théorie, le véritable artiste doit être possédé du diable, et si exclusivement dominé par son imagination, que tout l’équilibre de ses facultés en soit rompu. L’harmonie de la machine humaine est détruite par la folle du logis. Ce n’est point l’histoire qui a enseigné cela à M. Taine. C’est une construction a priori de sa raison intrépide, méprisant les faits, sacrifiant, à la façon allemande, aux superbes nécessités d’un système, de misérables accidents sans logique et sans signification, et {p. 16}quelques petits poètes, tels que Sophocle, Virgile, Racine, Goethe, vraiment trop superflus dans l’histoire littéraire.

Il faut l’avouer : nos trois écoles sont un peu artificielles. Ce sont moins des écoles que trois différents esprits de la critique, et, pour ainsi dire, trois moments par lesquels doit passer successivement la pensée de tout homme qui, dans ce siècle où chaque chose est mise en question, examine la question de la critique littéraire : 1º le moment dogmatique (l’esprit humain affirme d’abord) ; 2º le moment critique (c’est vraiment la crise de l’intelligence ; nous ne croyons plus : resterons-nous sceptiques ?) ; 3º le moment historique (nous retrouvons une croyance, des principes, une méthode : mais cette nouvelle doctrine n’est pas encore une synthèse ; elle n’est évidemment qu’un dernier fragment de la vérité totale, de cette inconnue que nous cherchons). Ce livre est l’histoire d’un esprit qui a passé par ces trois moments.

Mais il a la prétention d’être quelque chose de plus divertissant qu’une confession. Il est temps de faire paraître les acteurs de ma petite comédie. Je vais, suivant la règle de l’école dogmatique {p. 17}française, disparaître moi-même derrière eux, et je prie instamment le lecteur de vouloir bien se souvenir que jusqu’à la Conclusion ce n’est plus moi qui parle, et qu’un auteur comique n’est point responsable des sottises que débitent ses personnages.

Première partie. — L’école dogmatique §

{p. 21}Voici d’abord l’école dogmatique. Nous allons la voir à l’œuvre, faisant des théories, et, d’après ces théories, jugeant un poète. Ce poète, c’est Molière. Nous l’avons choisi, comme nous aurions pu choisir Racine, Corneille, Shakespeare ou la Fontaine, et nous n’avons pas besoin de donner une autre raison de notre choix. Nous avons cherché nos dogmatiques en Allemagne, parce que la critique allemande est curieuse, et qu’il sera sans doute plus intéressant pour des Français d’entendre une nouvelle cloche, que d’entendre encore celle dont ils connaissent le son, et nous avons choisi non pas Lessing, Floegel ou Bouterweck, qui ont bien parlé de Molière, mais William Schlegel, Jean-Paul Richter et Hegel, qui en ont mal parlé, parce qu’il nous a semblé beaucoup plus amusant et surtout plus instructif de voir comment on peut démontrer dogmatiquement que Molière est un poète médiocre et un comique médiocre, que d’entendre encore une fois prouver dogmatiquement la vérité contraire. Mais, pour consoler ceux de nos lecteurs à qui cette démonstration ferait trop de peine, nous {p. 22}avons clos notre première partie par un court chapitre où les critiques français en chœur prouvent, avec une égale évidence, que Molière est le premier de tous les poètes comiques.

Nous allons donc exposer les jugements de MM. William Schlegel, Jean-Paul Richter et Hegel sur Molière, et leurs théories de la comédie. Mais nous ne le ferons pas avec la sécheresse malveillante d’un critique sans générosité, analysant ce qui est clair et plus ou moins sensé, citant ce qui est obscur ou bizarre, puis, s’imaginant avoir tout fait, parce que ses analyses sont exactes et ses citations authentiques. Nous serons hégélien avec Hegel, humoriste avec Jean-Paul2, et nous ferons avec William Schlegel une vraie querelle d’Allemand à Molière et à l’esprit français. Nous pénétrant de l’esprit plus que de la lettre, nous ne craindrons pas d’ajouter au texte les développements nouveaux d’un disciple qui aurait compris son maître, et qui rendrait sa pensée avec plus d’abondance, sans en fausser le sens ou en dépasser la juste portée. Néanmoins, si en dépit de nos efforts pour augmenter partout cette clarté qui « orne les pensées profondes, » on trouvait çà et là quelque obscurité dans notre exposition, nous n’avons pas pensé que le devoir d’un interprète fidèle fût d’entendre son auteur mieux que celui-ci ne s’est entendu lui-même.

Madame de Staël estime que l’analyse des principes sur lesquels se fondent la tragédie et la comédie est traitée dans le Cours de littérature dramatique de W. Schlegel avec une grande profondeur philosophique. Stendhal déclare, {p. 23}avec sa crudité de langage habituelle, que la lecture de W. Schlegel, spécialement en ce qui touche la comédie, l’a dégoûté de tous les critiques français. D’autres personnes trouvent, au contraire, que la critique de M. de Schlegel ne s’éloigne pas beaucoup, quant à la profondeur philosophique, de la manière de penser d’un certain libelliste qui fît paraître à Paris en 1665, un écrit anonyme avec ce titre : Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre. Il est vrai, dit cet auteur inconnu, qu’il y a quelque chose de galant dans les ouvrages de Molière, et je serais bien fâché de lui ravir l’estime qu’il s’est acquise ; il faut tomber d’accord que, s’il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce, et, quoiqu’il n’ait ni les rencontres de Gautier-Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la bravoure du Capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du Docteur, il ne laisse pas de plaire quelquefois et de divertir en son genre. Il parle passablement français ; il traduit assez bien l’italien et ne copie pas mal les auteurs : car il ne se pique pas d’avoir le don de l’invention, ni le génie de la poésie. Tant que nous serons disciple de William Schlegel, nous ferons notre possible pour que nos lecteurs soient de l’avis de Stendhal et de madame de Staël.

Malgré la démence du style de Jean Paul dans sa Poétique, ce livre offre un sens et, çà et là, des pensées sous les images.

Mais ni Jean-Paul, ni William Schlegel, ni aucun théoricien littéraire à notre connaissance, n’approche de Hegel pour la profondeur et la magnificence des idées. L’Esthétique {p. 24}de ce grand philosophe est sans égale. À côté d’elle, les meilleurs ouvrages en ce genre paraissent aussi médiocres que les pires. La théorie hegelienne de la tragédie3 est magnifique (magnifique est décidément le mot qui rend le mieux notre impression), celle de la comédie est prodigieusement spirituelle, et tous ceux qui les lisent meurent d’envie de les trouver justes.

La parole est maintenant à William Schlegel, c’est-à-dire, à son disciple.

Chapitre premier. — Une leçon sur la comédie.
Essai d’un élève de William Schlegel §

Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?
À la commune voix veut-on qu’il se réduise ?
    Le Misanthrope, acte II, scène v.

{p. 25}Le comique est le contraire du tragique. — I. Théorie de la comédie. — Pascal, Swift et Voltaire. — Regnard et le Sage. — Piron et Legrand. — Caractère général du tragique. — II. Aristophane et la poésie. — III. La comédie nouvelle et la prose. — Plaute et Térence. — IV. Molière. — Ses farces. — Ses comédies de caractère. — L’Avare de Plaute et L’Avare de Molière. — Le Tartuffe. — Le Misanthrope. — V. Éloge de William Schlegel. — Le Roi de Cocagne. — Conclusion.

Mesdames4et Messieurs,

Je lis dans le Banquet de Platon : « Lorsque Aristodème s’éveilla vers l’aurore au chant du coq, il vit {p. 26}en ouvrant les yeux que les autres convives donnaient ou s’en étaient allés. Agathon, Aristophane et Socrate étaient seuls éveillés, et buvaient tour à tour, de gauche à droite, dans une large coupe. En même temps Socrate discourait avec eux. Aristodème ne pouvait se rappeler cet entretien dont il n’avait pas entendu le commencement, à cause du sommeil qui l’accablait encore ; mais il me dit en gros que Socrate força ses deux interlocuteurs à reconnaître qu’il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai pacte tragique, qui l’est avec art, est en même temps poète comique5. » Le Banquet se termine par ce piquant paradoxe de Socrate. Quel peut en être le sens ? Le philosophe grec a-t-il aperçu entre la comédie et la tragédie je ne sais quelle profonde et secrète identité ? Assurément non, et si c’était là sa pensée, je la laisserais à comprendre aux critiques français, qui s’extasient mal à propos à tous les endroits tragiques de leurs poètes comiques, et apprécient peu la pure comédie. Il a simplement voulu dire que la connaissance des contraires est une, ou, pour employer les termes mêmes dont il se sert ailleurs et les comparaisons qui lui sont familières, qu’on ne peut connaître les choses {p. 27}opposées que l’une par l’autre, et qu’en conséquence, il est impossible d’approfondir la nature de la santé sans savoir ce que c’est que la maladie, du contentement sans savoir ce que c’est que la tristesse, du sérieux sans savoir ce que c’est que la gaieté ; de même il est impossible de pénétrer un peu profondément dans l’essence de la tragédie, sans découvrir du même coup l’idée de la comédie, qui est son contraire. C’est dans ce sens seulement que Socrate a pu dire qu’« un vrai poète tragique est en même temps poète comique, » et, si cette proposition reste contestable, puisque après tout la connaissance et l’art, savoir et pouvoir, sont deux choses très différentes, elle indique du moins à la critique un procédé infaillible.

La comédie est le contraire de la tragédie. C’est là une vérité évidente, et je ne la démontrerai point. Ne nous amusons pas à dissiper des nuages dans un ciel serein ; c’est du temps perdu, ou plutôt fort mal employé. Car, pour dissiper des nuages où il n’y en a pas, il faut bien qu’on les y rassemble d’abord, et c’est ainsi que la manie de démontrer ce qui est clair a souvent couvert la science d’une obscurité gratuite. L’évidence des axiomes se manifeste elle-même au bon sens clairvoyant. Si on ne la voit pas ou si on la nie, aucun raisonnement ne saurait ouvrir les yeux aux aveugles, ni fermer la bouche aux sophistes.

Mais quelques poètes, et même le plus grand nombre, {p. 28}ont altéré la comédie en y mêlant un élément tragique ? Je demande ce qu’on en prétend conclure. Leurs erreurs peuvent intéresser l’historien littéraire ; mais comment pourraient-elles ébranler l’inébranlable vérité de la théorie, et de quelle autorité m’empêcheraient-elles, moi, critique philosophe, de considérer la comédie non dans des tragédies manquées, mais dans la pureté de sa véritable essence ? D’ailleurs, que m’importe la vaine multitude, si je puis lui opposer l’élite, si j’ai pour moi Aristophane, Shakespeare, et aussi (je le dis bien haut) un poète obscur et méprisé dans sa nation, parce qu’une raison pesante et froide ne recommande pas son théâtre au goût de la France, et que l’imagination et la gaieté en font seules tous les frais, Legrand, l’auteur du Roi de Cocagne6, chef-d’œuvre méconnu que la critique allemande aura la gloire de rendre à l’immortalité ? Ainsi soutenu par la minorité des poètes parfaits, par Platon, par l’évidence même, je vais développer l’idée totale de la comédie dans son opposition absolue avec la tragédie. La connaissance du pur idéal me servira sans doute à changer certaines hiérarchies que le public léger, que la critique ignorante et routinière ont consacrées parmi les poètes, et tantôt à élever ce qui est abaissé, tantôt à abaisser ce qui est élevé.

I §

{p. 29}De tous les genres de poésie, la tragédie est le plus sérieux ; de tous les genres de poésie la comédie est donc le plus gai. Vraiment il faudrait être né ennemi de la clarté et du bel ordre pour ne pas suivre en esthétique la ligne droite des conséquences logiques, quand on voit à quel point cette science en est simplifiée. Le genre dramatique comprenant le tragique et le comique, le tragique doit être tout ce que n’est pas le comique, et le comique doit être tout ce que le tragique n’est pas, à peine d’éliminer l’a priori de la science, c’est-à-dire de réduire la critique littéraire à n’être plus qu’une branche de l’histoire, ou, ce qui est moins encore, qu’une arène ouverte à l’interminable lutte de tous ces goûts individuels dont la sagesse populaire a dit qu’il ne faut point disputer. Le sérieux est l’essence de la tragédie : donc l’essence de la comédie, c’est la gaieté7. Opposition lumineuse, syllogisme fécond, qui en faisant, pour ainsi dire, une route royale à la critique, ne la dispense pas, dans sa marche, d’une scrupuleuse circonspection.

{p. 30}En effet, le sérieux et la gaieté ont assez souvent la même apparence pour qu’il puisse nous arriver presque à chaque pas, si nous n’y sommes pas très attentifs, de prendre l’une pour l’autre deux choses si profondément contraires. Qu’on veuille bien y réfléchir ; ne sommes-nous pas enclins à croire qu’il n’y a pas de disposition vraiment sérieuse sans une ombre marquée de tristesse, et que le rire qui éclate sur les lèvres d’un homme ou dans les pages d’un livre est un signe non équivoque de gaieté ? Eh bien ! c’est justement là notre erreur. Le sérieux n’est pas toujours triste, et le rire est si peu identique à la gaieté, qu’il peut être sérieux jusqu’à la tristesse. Que dis-je ? il peut être tragique. C’est l’arme la plus terrible de l’indignation, du mépris, de la haine8 ; c’est le coup de massue qui terrasse et achève l’ennemi. La gaieté, cette chose vive, ailée et légère, fuit bien loin devant un tel rire. Elle voltige au-dessus du monde réel, et glisse, sans jamais s’y abattre, sur nos misères et nos passions. C’est l’hôte d’un monde ancien et fantastique, qui de loin en loin vient visiter notre vie lasse et désenchantée, traverse notre ombre d’un rayon de lumière et remonte au ciel avec la poésie. L’enfance est gaie ; mais combien d’hommes, combien de poètes ont su conserver ou {p. 31}rappeler les joyeux celais de rire de l’enfance ? Ne vous y trompez pas, la plupart des inventions soi-disant comiques appartiennent au fond à la tragédie ; car leur rire est sérieux ou même triste. La gaieté, voilà le signe, le seul signe où se marque la franche comédie. Qu’est-ce donc que la gaieté en langage précis et sans métaphores ? Montrons d’abord tout ce qui lui ressemble sans être elle. Nous dirons ensuite ce qu’elle est.

La gaieté comique n’a rien de commun avec le rire amer et moqueur, ou l’ironie. Lorsque Pascal écrivait aux jésuites : « Vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions probables en assurance du côté des confesseurs, mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges, de sorte qu’ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités » ; lorsqu’il ajoutait : « Obligez les juges d’absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d’être exclus des sacrements, afin qu’il n’arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que ceux que vous rendez innocents dans la théorie, soient Fouettés ou pendus dans la pratique9 » ; quand Pascal flagellait ainsi les jésuites, il s’armait d’une sanglante ironie, mais certes il n’y mettait pas de gaieté ; il n’y a donc point là de comique. Et quand Swift faisant sa proposition modeste pour empêcher que les enfants des {p. 32}pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parents ou à leurs pays, et pour les rendre utiles au public, développe les avantages qu’il y aurait à manger les petits Irlandais, l’ironie qu’il étale est si peu comique qu’elle est plus tragique que la tragédie, et son rire est si peu gai qu’il est beaucoup plus amer que les pleurs. Mais ces exemples terribles sont trop bien choisis. Qui prouve trop, risque de lie rien prouver, et il n’était pas nécessaire défaire intervenir Swift et Pascal pour montrer que l’ironie est dépourvue de gaieté comique. L’ironie la plus légère, la plus fine, fût-ce celle de Voltaire, est toujours grave au fond, quelque enjouée qu’en soit la forme. Elle trahit une disposition sinon tragique, du moins sérieuse, qui est contraire à l’essence de la comédie. Que la colère et le mépris lui inspirent une satire, ou la malice une épigramme ; si elle ne tue pas, elle blesse toujours. La gaieté comique, au contraire, est inoffensive et douce ; le jeu varié d’une intrigue, les incidents imprévus, les contrastes bizarres, voilà les matières où elle s’exerce10, et, si quelquefois elle se moque des travers des hommes, c’est d’une manière si générale qu’elle fait rire tout le monde sans offenser personne.

Il est une autre espèce de gaieté triste et fausse qui n’est pas l’ironie, et qui, non plus que l’ironie, ne {p. 33}doit être confondue avec la gaieté comique. Dans Le Légataire de Regnard, un pauvre vieillard, accablé d’infirmités, touche à sa fin ; des scélérats le tourmentent pour son héritage, et fabriquent en son nom un faux testament pendant qu’ils le croient à l’agonie. On rit pourtant, parce qu’il est impossible de ne pas rire en voyant Crispin s’envelopper dans la robe de chambre du moribond et contrefaire sa voix cassée. Mais quel triste sujet de gaieté, grand Dieu ! Un malheureux qui se débat contre la mort entre les mains avides de ses héritiers11 ! Je ne demande point au poète comique une morale positive ; je ne lui demande même pas de s’interdire la représentation de la ruse, du mensonge, de l’égoïsme, des mauvaises passions, de 1 immoralité en un mot ; la comédie ferait mieux de ne rien peindre de pire que des ridicules, mais il lui est permis de produire sur la scène le vice lui-même, pourvu que le poète ait une assez grande intelligence de son art et assez de tact moral pour empêcher que ma conscience ne vienne élever sa voix au milieu delà fête qu’il donne à mon esprit. Il ne faut pas que j’aie compassion des victimes de la fourberie ; il ne faut pas que je m’indigne contre les fourbes ; si le poète laisse la moindre place à l’indignation ou à la pitié, c’en est fait de toute franche gaieté comique ; il ne me fait rire qu’à contrecœur ; je suis mécontent de moi-même, parce que je ris malgré {p. 34}moi, mécontent de sa société de coquins, parce qu’ils sont moins plaisants qu’odieux, mécontent de lui tout le premier, parce qu’il blesse ma conscience en m’amusant. Le théâtre de Regnard et celui de le Sage, ainsi que son plus fameux roman, n’excitent guère que cette gaieté fausse et triste, qui est aussi éloignée du vrai comique que l’ironie.

Enfin, et c’est ici le point capital, il ne faut pas confondre le comique avec le ridicule. Le ridicule n’est qu’un motif de la gaieté comique, le motif le plus ancien et le plus nouveau, la source la plus riche, j’y consens ; mais il est si peu la gaieté elle-même, qu’il ne réussit pas toujours à la provoquer, et que celle-ci peut très bien prendre ailleurs ses inspirations. Nous avons dans La Métromanie de Piron l’exemple d’un ridicule qui n’est point comique. Je ne prétends pas que cette pièce manque absolument de gaieté. Il y en a dans deux ou trois situations fort plaisantes, mais le comique n’égaie que les parties accessoires de l’œuvre ; le ridicule, qui en est l’objet principal, la manie de faire des vers, n’a produit qu’une peinture froide et incomparablement moins gaie que le reste12. Le Roi de Cocagne de Legrand nous offre l’exemple opposé. Ici point de ridicule, mais seulement du comique. Car la folie du roi, tant qu’il a au doigt l’anneau magique, n’a rien qui ressemble à ces travers du caractère ou de l’esprit que {p. 35}l’on appelle proprement des ridicules. Et néanmoins cette petite pièce est d’un comique achevé ; la gaieté s’y élève jusqu’à une sorte de délire13… mais n’anticipons pas ; je me réserve de réparer plus loin, par une analyse détaillée de cette merveille unique sur la scène française, l’injustice de la France qui ne l’a pas comprise, el de la postérité qui s’en rapporte trop légèrement à la France. Il y a des cas où la gaieté comique serait tout à fait déplacée, et où le ridicule doit paraître seul dans sa franchise et sa simplicité toute nue ; mais il va sans dire que cette exception ne s’applique jamais aux pièces de théâtre. Si j’avais, par exemple, à développer devant mon spirituel auditoire Une théorie ridicule sur la comédie, une critique absurde dans ses principes et dans ses conclusions, dont l’auteur, homme d’imagination d’ailleurs et parfois de jugement, se serait appuyé sur les plus étranges axiomes et sur les définitions les plus arbitraires, pour préparer et amener quelque jugement impertinent sur un grand poêle ; il ne me serait pas difficile de faire rire les gens d’esprit qui m’écouteraient ; je n’aurais qu’à reproduire fidèlement ces doctrines ridicules. Mais quelle gaieté, bon Dieu ! pourrait-il y avoir dans mon exposition ? Le but sérieux que je me proposerais d’examiner et de réfuter toutes ces erreurs ; le respect qu’on doit toujours garder pour la pensée d’autrui, {p. 36}lorsqu’elle est raisonnée et sincère ; la nécessité pénible d’avoir à répéter des sottises, et surtout ma préoccupation constante d’être un interprète à la fois intelligible, intelligent et fidèle : tout cela m’interdirait la gaieté. Je traiterais donc sans gaieté une matière ridicule. Pour ouvrir la porte au comique, il faudrait que je cessasse de prendre au sérieux mon sujet, et que mon imagination se jouât librement des critiques et des théories de mon auteur… Cela serait fort mal, et je déclare que je ne voudrais égayer personne à ce prix.

Nous avons distingué la gaieté comique de tout ce qui a la même apparence. Il ne nous reste plus, pour trouver sa définition exacte, qu’à appliquer le grand principe posé par Socrate lui-même à l’ouverture de notre leçon. Nous allons lui opposer son contraire, et nous demander en quoi consiste le tragique ou le sérieux.

Nous sommes sérieux toutes les fois que les facultés de notre âme sont dirigées vers quelque but14. Quand ce but concentre tellement toutes nos forces intellectuelles et morales, qu’en dehors de lui nous n’avons ni sentiment, ni activité pour rien, alors le sérieux nous domine et nous possède exclusivement, et quand ce but est un objet infini, l’accomplissement d’un devoir sublime ou la satisfaction d’une passion profonde, alors l’état de notre âme est tragique. Ce qui constitue le {p. 37}sérieux, c’est donc la direction de notre activité vers un but, et ce qui élève le sérieux jusqu’au tragique, c’est le caractère infini du but proposé à notre activité.

La tragédie, en nous offrant le spectacle agrandi de nos devoirs, de nos passions, de notre destinée, nous invite à rentrer en nous-mêmes et à réfléchir profondément sur la vie ; c’est là sa mission : mais que la comédie s’en garde bien ! Elle doit, au contraire, nous faire sortir de nous-mêmes, nous enlever à toute préoccupation sérieuse, et nous inviter à l’oubli.

Le sérieux, qui est le fond de la tragédie, donne aussi à la forme du drame tragique un caractère spécial. Cette forme est simple, une, grande, sévère. Le poète marche rapidement et nous entraîne à sa suite vers un but qu’il ne perd pas de vue, et qu’il nous fait entrevoir de moment en moment. Il écarte les accessoires étrangers à l’action, et tous ces incidents minutieux, importuns, qui entravent dans la vie réelle le cours des grands événements, afin de concentrer toute l’attention des spectateurs sur le dénouement où il précipite le drame. Semper festinat ad eventum15. Quelle doit être, par opposition, la forme extérieure de la comédie ? La tragédie se plaît dans l’unité ; la comédie aime donc le chaos16. La variété, la bigarrure, les contrastes, les contradictions même, voilà son empire : illa se jactet in aula. Le poète comique doit éviter par-dessus {p. 38}tout de fixer sur un seul et même objet l’attention de ses spectateurs ; car la direction de notre esprit vers un point unique, c’est le sérieux, et la gaieté ne peut s’épanouir librement que lorsque tout but sérieux est écarté, et toute impression sérieuse dissipée. Elle ne supporte aucun travail, aucune gêne, aucun effort. La moindre attention suivie lui est un tourment et une fatigue. Elle rit de tout, et ne s’intéresse à rien ; elle touche à toutes les idées de la raison, et n’en épouse aucune ; elle joue avec toutes les passions de la nature humaine, et reste indépendante en face d’elles ; elle voltige d’objet en objet dans le monde réel et dans tous les mondes imaginaires, sans se poser plus d’un instant sur chaque fleur.

Qu’est-elle donc en dernière analyse ? Je la définirais volontiers une sorte d’oubli de la vie, un état de bien-être et de vitalité plus haute où nous nous sentons enlever non seulement à toute idée triste, mais à toute idée sérieuse ; alors nous ne prenons rien qu’en jouant ; tout passe sans laisser de trace et glisse légèrement sur la surface de notre âme17. Le spectateur, qui est dans cet état, aime à promener ses regards vaguement, sans but et sans suite, sur une infinie diversité de choses, et si le poète ose lui faire violence, en exigeant de lui la disposition sérieuse qui ne convient qu’au spectateur de la tragédie, je veux dire en {p. 39}voulant arrêter jusqu’à la fin ses yeux sur un objet unique, sans incidents, sans interruptions et mélanges bizarres de toute nature pour le distraire, sans jeux d’esprit ou mots piquants pour réveiller à toute minute, sans inventions inattendues, hardies, pour le tenir sans cesse en haleine, la gaieté tombe, le sérieux reste et le comique s’évanouit.

II §

Aristophane est le premier de tous les poètes comiques18. Cette supériorité universelle si manifeste pour nous, qui connaissons la véritable idée de la comédie, n’est pas encore admise en France, où l’admiration, légitime en soi, pour un grand écrivain national, aveugle par son excès la critique littéraire, et fausse les plus simples notions d’esthétique, au point que les genres les plus opposés sont confondus, que les comédies les plus gaies sont les moins estimées, et que les plus sérieuses passent pour les plus belles. Qu’est-ce que le théâtre d’Aristophane d’après les principes de la critique française ? L’essai informe et grossier d’un art que Ménandre et son école ont élevé à la perfection. {p. 40}Si l’on entend par là que la nouvelle comédie est plus régulière que l’ancienne, plus correcte dans sa forme, plus polie dans ses mœurs, j’en conviendrai sans peine. Si l’on me la vante comme une imitatrice beaucoup plus exacte de la vie réelle, oh n’aura pas besoin de longs développements, car je suis pleinement convaincu de la ressemblance et de la fidélité de ses copies. Si l’on prétend qu’elle est plus morale, parce qu’elle abonde en sages maximes et en sentences dorées, je ne lui contesterai pas ce caractère hautement philosophique. Si l’on soutient enfin qu’elle est plus fine dans la peinture d’un caractère, plus habile dans la conduite d’une intrigue, et si, comme dernier terme de l’éloge, on exalte la bonne intention qu’elle a toujours d’être didactique comme un apologue et pratique comme un sermon : je suis parfaitement édifié sur tous ces points. Mais depuis quand ces considérations prosaïques sont-elles ce qui donne la mesure de l’art véritable et de la poésie ? La comédie nouvelle est moins comique et moins poétique que l’ancienne19 : cette réserve faite, elle est meilleure.

Ce qui caractérise vraiment la première comédie des Grecs, ce n’est pas l’introduction de personnages réels sur la scène. Ce n’est pas non plus l’esprit tout politique d’un théâtre où les plus graves intérêts de la République étaient audacieusement discutés, comme du {p. 41}haut d’une tribune burlesque. Si l’antique liberté était rendue à la comédie moderne, les meilleurs poètes d’Allemagne ou de France ne ressusciteraient pas la comédie d’Aristophane, en produisant sur la scène le peuple et ses conducteurs, Cléon ou Socrate, et en agitant, sous les yeux des citoyens, les grandes questions du jour. Ils seraient froids, graves, roi des, raisonnables, ennuyeux. Car nous avons perdu le secret d’Aristophane pour affranchir les personnages publics de leur tragique solennité, et pour les remplir de vie et de liberté comiques. Ce grand secret, c’est une immense faculté de rire jointe à une faculté immense d’inventer ; c’est la gaieté la plus franche unie à l’imagination la plus libre, et c’est là ce qui distingue essentiellement l’ancienne comédie de la nouvelle20.

Quoi donc ! la nouvelle comédie est-elle sans gaieté et sans invention ? Je ne dis pas cela. Il y a de la gaieté dans les caractères de Plaute, de Térence et des comiques français ; il y a de l’invention dans les situations qu’ils ont imaginées, et surtout dans les intrigues du théâtre espagnol. Mais voici la différence. Dans la comédie nouvelle, au milieu même de la gaieté, la forme de la composition est sérieuse ; tout y est régulièrement ordonné et dirigé avec effort vers un but21. L’unité d’impression est la grande préoccupation du {p. 42}poète : de peur de l’affaiblir ou de la troubler, il évite soigneusement tout ce qui pourrait distraire les spectateurs en les égayant hors de propos ; il n’admet les saillies de la verve comique, que dans la mesure où elles concourent à l’effet principal. Il nous offre ainsi l’image d’un homme qui travaille avec un sérieux énorme pour nous mesurer convenablement le rire et la gaieté, et nous comprenons, envoyant la peine qu’il se donne, ce que dit Despréaux :

             Tel mot pour avoir réjoui le lecteur
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.

L’imagination, de son côté, est toujours soumise, dans la nouvelle comédie, aux lois de la vraisemblance théâtrale. Loin d’être une créatrice souveraine, c’est une sorte de démiurge qui sert une divinité plus puissante, et qui subit dans tous ses actes la tutelle et le contrôle de la raison. Or, le caractère propre de la raison, c’est de vouloir se rendre compte de tout. Elle n’admet rien d’impossible, ni même d’invraisemblable. Non seulement elle est toute déconcertée par les inventions hardies des grands poêles, les chœurs de nuées, les républiques d’oiseaux, les magiciens, les sylphes, etc. ; mais elle se dépite contre ses courtisans les plus soumis, dès que l’explication du moindre détail lui échappe, et elle est bien contrariée de ne pas savoir pourquoi, dans la comédie de L’École des femmes, {p. 43}Horace et Arnolphe se rencontrent trois fois à la même place22.

L’imagination et la gaieté d’Aristophane sont libres de toute contrainte de la raison. Cela ne veut pas dire que ses fantaisies soient inintelligibles et absurdes. La poésie, comme toute chose de l’esprit, s’adresse à l’esprit, et doit lui offrir, sous sa forme et dans sa langue divines, des idées humaines et des sentiments humains. Disons mieux, elle s’adresse à l’homme tout entier et complet, c’est-à-dire pas plus aux hallucinés qu’aux esprits purs. Si l’âme ne se fait belle, elle n’aperçoit point la beauté, a dit Plotin ; j’ajoute : Si l’âme ne se fait poétique, elle n’aperçoit point la poésie. Les géomètres sont de très mauvais critiques, et les fous ne valent pas mieux. L’imagination a ses lois propres. Une œuvre d’imagination a sa raison et sa logique intérieure qui ne lui est pas imposée du dehors, mais qui se développe en elle naturellement par une nécessité d’harmonie. C’est un petit monde en soi, où tout est régi par une constitution particulière, bien loin d’être abandonné à l’anarchie. Quand donc je dis qu’Aristophane a affranchi son théâtre de toute contrainte de la raison, je n’entends parler que de cette raison étrangère à l’art, qui prétend substituer les pesantes allures de la prose au vol de l’imagination, et introduire les {p. 44}convenances et les gênes de la logique vulgaire dans la cité céleste de la poésie.

Une comédie d’Aristophane n’est pas une dissertation morale dialoguée, ni une étude de psychologie, ni le roman dramatique d’une intrigue nouée et dénouée avec un art savant. C’est une fantaisie poétique qui passe devant notre imagination et disparaît, nous laissant le souvenir d’une brillante vision. Sans jamais tendre notre esprit par aucun effort d’attention soutenue, sans nous attacher même par aucun intérêt sérieux, son théâtre nous retient par les seuls attraits d’une poésie et d’une gaieté toujours épanouies. Je sais bien que ces comédies, si légères et si aériennes, ont un contrepoids assez lourd qui tend à les ramener vers la terre et vers le sérieux ; je veux parler des personnages publics et des passions poétiques. Mais l’art merveilleux d’Aristophane est précisément d’avoir créé le comique de rien, ou plutôt de la plus rebelle des matières, et d’avoir transfiguré la prose en poésie d’un coup de sa baguette magique. Il a opéré cette métamorphose en symbolisant ses personnages, qui sont dans son théâtre moins des individus que des types généraux23, en faisant d’eux non de fades portraits sans autre mérite qu’une plate ressemblance, mais des caricatures24 idéales et expressives ; surtout {p. 45}en prodiguant les richesses de la plus inépuisable fantaisie, à proportion que le fond de ses pièces était plus vulgaire et plus près de la prose. D’ailleurs la politique, cet élément athénien du théâtre d’Aristophane, ne regarde plus aujourd’hui que l’érudition ; ce qui intéresse tous les hommes, c’est l’élément humain, la poésie. De même la peinture des mœurs contemporaines dans la comédie nouvelle, n’est qu’un élément romain, français, anglais ou allemand, qui, n’appartenant pas au fond commun de la nature humaine, ne reste pour la postérité qu’un objet de curiosité historique.

Tandis qu’une tragédie de Sophocle ou d’Eschyle rappelle, par sa structure grande et simple, la monarchie des temps héroïques, le théâtre d’Aristophane offre dans sa constitution intérieure, une fidèle image de cette démocratie excessive contre laquelle le poète dirigeait ses coups25. Ses comédies ont bien chacune un dessein particulier ; sans quoi elles manqueraient {p. 46}de consistance26 et se ressembleraient toutes. Il poursuit Socrate dans Les Nuées et flagelle Euripide dans Les Grenouilles. Mais il ne prend jamais son but au sérieux à la manière des auteurs de la comédie nouvelle, parce que la gaieté, qui, à vrai dire, est son seul but, ne le souffrirait pas, parce que toute unité d’impression lui est fatale, et que toute digression, toute allusion, toute interruption la favorise. Il n’y avait qu’une partie en apparence sérieuse dans les comédies d’Aristophane ; c’était la parabase et les chœurs, et cela même (chose étrange à dire !) était au profit de la gaieté. En effet, la parabase, ce morceau étranger à la pièce, avait beau être sérieux en lui-même, il montrait que le poète ne prenait pas au sérieux la forme dramatique27 ; et les chœurs, tout sublimes qu’ils étaient, et précisément parce qu’ils étaient sublimes, faisaient voir avec quelle liberté il se jouait même de la comédie, en déployant tout à coup les magnificences de la poésie lyrique au sein du grotesque le plus bas. Si Sophocle, s’adressant à l’assemblée par l’entremise du chœur, eût vanté son propre mérite et dénigré ses {p. 47}compétiteurs, ou si, en vertu de son droit de citoyen d’Athènes, il eût fait des propositions sérieuses pour le bien public, assurément, toute impression tragique aurait été détruite par de semblables infractions aux règles de la scène. Mais les incidents épisodiques, les bizarreries de toute espèce, reçoivent de la gaieté un favorable accueil, lors même que ces hors-d’œuvre sont plus sérieux que tout le reste du spectacle ; car la gaieté est toujours bien aise d’échapper à la chose dont on l’occupe, et toute attention prolongée, quel qu’en soit l’objet, lui est pénible. C’était pour les spectateurs un plaisir de se soustraire un instant aux lois de la scène, à peu près comme dans un déguisement burlesque on s’amuse quelquefois à lever le masque28.

III §

L’ancienne comédie ne survécut pas à Aristophane. Après une courte transition qu’on appelle la comédie moyenne, Ménandre, dont les ouvrages sont perdus, créa la nouvelle comédie, et la porta d’abord à son plus haut point de perfection.

Il serait assurément fort injuste de juger Plaute, Térence, Molière, en un mot l’école de Ménandre, en prenant pour mesure et pour terme de comparaison les {p. 48}poétiques merveilles d’Aristophane et le vieil idéal comique disparu ; il faut juger les poètes de la comédie nouvelle d’après un idéal nouveau. Mais il ne serait pas moins injuste, ou plutôt ce serait le renversement de toute critique philosophique, que de me nier le droit de mettre Aristophane au-dessus des poêles de la comédie nouvelle, puisqu’il a réalisé avec autant de génie que le plus excellent d’entre eux un plus bel idéal qu’eux tous. Platon a écrit sur la politique deux ouvrages, l’un, intitulé la République, où il expose la théorie du gouvernement idéal ; l’autre, intitulé les Lois, où il détaille la constitution d’un gouvernement moins parfait, approprié à la faiblesse des hommes. Si une ville de l’antiquité avait adopté la constitution développée dans le second ouvrage de Platon, les citoyens de cette ville auraient été comparés entre eux et jugés d’après la conformité de leur conduite avec l’idéal inférieur des Lois. Mais si une petite cité voisine avait choisi pour elle les institutions parfaites de la République, et que sa conduite fut restée conforme à cet idéal supérieur, quels n’auraient pas été à son aspect les sentiments de ces philosophes étrangers qui voyageaient par toute la terre pour trouver un modèle de législation ? N’eussent-ils pas admiré la ville où la République aurait été réalisée, plus que celle où l’on s’en serait tenu aux Lois ? N’auraient-ils pas mis le meilleur citoyen de la première au-dessus du meilleur citoyen de la seconde, et n’auraient-ils pas ambitionné pour leurs {p. 49}propres cités la constitution la plus haute et la plus pure en la voyant si bien appliquée ? Eh bien ! la même chose se passe dans la république des lettres : une cité nombreuse de poètes se contente d’exprimer un type inférieur, une idée abaissée de la comédie ; une cité de poètes d’élite cherche à réaliser le type absolu, l’idée normale de la comédie, et l’un d’eux a réussi. Ne me sera-t-il pas permis, dans le voyage philosophique que je fais à travers les littératures étrangères, de mettre au premier rang ce poète, et de proposer son idéal à nos Allemands, qui cherchent, sans L’avoir encore trouvée, leur comédie nationale29 ?

La suppression du chœur, la défense formelle faite aux poètes par le gouvernement d’introduire des personnages réels sur la scène, l’installation même de la Muse au foyer domestique, tout cela n’est que l’accompagnement extérieur de l’altération profonde que subit la comédie en passant de l’ancienne forme à la nouvelle. L’esprit d’Aristophane inspirait Shakespeare, inspirait Legrand, lorsqu’ils composaient leurs délicates fantaisies. Il est complètement absent de ces lourdes satires politiques où l’on a parfois prétendu rendre au peuple le théâtre d’Athènes. La forme de la comédie ancienne est morte, et bien morte ; mais son essence est indestructible comme la poésie même, et elle peut revivre {p. 50}dans les formes nouvelles qu’a faites une autre civilisation.

La nouvelle comédie n’est pas, comme l’ancienne, purement comique et poétique ; c’est un mélange de gaieté et de sérieux, de poésie et de prose.

La gaieté a changé de place. Elle n’est plus dans l’âme du poète, elle est dans les caractères et dans les situations qu’il représente30. J’ai bien peur qu’en changeant de place, elle n’ait aussi changé de nature, et qu’au lieu d’être la franche gaieté comique, elle ne soit plus que le ridicule. À tout le moins, l’absence de gaieté est l’écueil où va se perdre la foule des comédies, pendant que le poète, qui comprend l’essence de son art, lutte contre le courant qui l’y entraîne. Comment pourra-t-il se maintenir dans la bonne direction ? Il faut, avant tout, qu’il entretienne en lui-même, cette humeur joyeuse qui doit être sa plus chère muse et sa première inspiration31, bien qu’il soit de grand air et de bon ton de lui préférer je ne sais quelle bile mélancolique, et de considérer l’auteur comique non comme le favori des Grâces, mais comme un moraliste chagrin. L’écueil est tourné, et la comédie nage en pleine gaieté, quand le poète a fait la place petite à l’exactitude psychologique et à la vraisemblance théâtrale, {p. 51}pour la faire d’autant plus grande à l’arbitraire32, et qu’il a enrichi des traits de son esprit et des fantaisies de son imagination un fond de caractères et de situations insignifiant à dessein33. Je sais qu’il est bien difficile, peut-être même impossible, que la gaieté soit toujours saine et sauve, car le sérieux l’enveloppe et la serre de toutes parts ; mais le prix des efforts que tentera le poète n’est autre que le salut de la comédie elle-même. Le sérieux est maître de presque tous les points, et menace d’envahir la place entière. Il est dans la contexture du drame où tout se lie, où tout se tient comme les scènes d’une tragédie34 ; il est dans l’esprit de ces pièces qui s’appellent pourtant des comédies, et qui toutes ont la prétention de dogmatiser et d’être pratiquement utiles35 ; il est enfin dans leur dénouement, {p. 52}car où est celle qui ne se termine pas par un mariage36 ? Que l’on se rassure. Je ne conseillerai pas au poète comique de se conduire en écolier révolté, et de briser les cadres qui lui sont imposés par une tradition de longue date et fondée sans doute en raison. Je ne lui conseillerai pas de faire des pièces à tiroir pour éviter la forme tragique, ni des pièces licencieuses pour éviter le ton didactique et la conclusion du mariage. Je ne lui demanderai qu’une chose, c’est de sauver la gaieté du péril qu’elle court au milieu de ces comédies chaussées du cothurne tragique, dopées d’un manteau de philosophe et coiffées d’un bonnet de colon.

« On a quelquefois demandé, dit Horace, si la comédie était ou n’était pas un poème, parce que respiration et la force ne s’y rencontrent, ni dans les mots, ni dans les choses, et qu’à la mesure près c’est une pure conversation toute semblable aux entretiens ordinaires… Ce n’est pas assez de composer des vers en termes élégants, mais ordinaires ; si, ces vers une fois rompus, tout père peut gronder du même ton qu’un père de comédie37. »La vérité est que toutes les œuvres de la comédie nouvelle sont poétiques et prosaïques à la fois : poétiques par la forme, prosaïques par le fond38.-Prenons un exemple : Le Bourgeois gentilhomme {p. 53}de Molière. Cette comédie a beau être en prose, c’est une composition poétique. Car elle forme un ensemble complet, harmonieux, dont les parties, bien proportionnées, sont ordonnées avec art39. Mais ce n’est pas tout. Un discours politique, un plaidoyer, un sermon, peuvent offrir les mêmes beautés de composition : pourtant ce ne sont point des œuvres poétiques. Ce qui fait du Bourgeois gentilhomme un poème, c’est son indépendance de tout but pratique, indépendance relative sans doute (car quelle pièce de la nouvelle comédie a jamais pu renoncer absolument à corriger les mœurs ?), mais plus réelle dans cette farce vraiment assez gaie que dans aucun des grands drames sérieux du même auteur. En même temps Le Bourgeois gentilhomme est prosaïque ; prosaïque au même titre que les Caractères de la Bruyère, ou que Le Siècle de Louis XIV de Voltaire. C’est une étude de psychologie et d’histoire ; ce n’est pas l’œuvre sans modèle d’une imagination libre et toute-puissante40. L’auteur n’a eu qu’à copier ce qu’il avait sous les yeux. Il a été secondé par les circonstances, et s’il a réussi, il le doit {p. 54}moins à son génie qu’à sa fortune41. L’ancienne comédie faisait des caricatures, la comédie nouvelle fait des portraits. Mais les caricatures grotesques ont bien plus d’expression et de vérité idéale que les portraits les plus fidèlement exécutés42. Et quel rare génie poétique, c’est-à-dire créateur, faut-il donc pour reproduire sur la scène les hommes et les choses que nous voyons tous les jours ? Il est vrai que l’art, répandant sa lumière sur des caractères et des situations de choix, leur communique un éclat et un relief que la réalité n’a point ; mais enfin, le pouvoir d’observer avec exactitude est devenu la faculté comique par excellence, et l’imagination n’a plus qu’un emploi subalterne. « Ô vie humaine, et toi Ménandre ! qui de vous deux a imité l’autre ? » Cette bizarre apostrophe d’un critique43 enthousiaste est l’aveu formel que la nouvelle comédie n’est point poétique. Revenons au Bourgeois gentilhomme. Les deux derniers actes en sont plus poétiques que les premiers. Pourquoi ? parce que les scènes invraisemblables, le comique arbitraire, les cérémonies burlesques, les Turcs, la danse des dervis, dara, dara bastonnara, toutes ces charmantes folies enfin, qui sont {p. 55}comme un souvenir de la comédie ancienne, nous font sortir un peu de la réalité qui nous obsède dans les scènes avec le maître de philosophie et avec Nicole. J’ai cité Le Bourgeois gentilhomme, à cause de la part assez large de poésie que contient cette pièce, bien qu’elle soit écrite en prose. Mais si, réserve faite de deux ou trois vrais poèmes, nous jetons les yeux sur les œuvres les plus vantées, versifiées ou non, de la nouvelle comédie, quel prosaïsme partout ! Prosaïques par l’imitation de la vie réelle, elles le sont aussi par le but pratique, positif et moral qu’elles se proposent, et quand je lis les préfaces satisfaites de ces comédies utiles qui ne sont que des tableaux de la vie domestique où s’inscrivent çà et là de solides préceptes, pareils à celui qu’Harpagon voulait faire graver sur sa cheminée en lettres d’or, je crois entendre Euripide s’écriant dans les Grenouilles d’Aristophane :

Grâce à moi, grâce à la logique
De mes drames judicieux,
Et surtout à l’esprit pratique
De mes héros sentencieux,
Le bourgeois plus moral, plus sage,
Apprend à mener sa maison ;
Car il rencontre à chaque page
Des maximes pour sa raison
Et des conseils pour son ménage44 !

Telle est la bigarrure poétique et prosaïque, gaie et {p. 56}sérieuse, de la comédie nouvelle. Ainsi composée, elle se divise en autant de genres différents qu’il y a d’éléments divers qui peuvent y dominer tour à tour.

Au genre purement poétique appartient le comique arbitraire45, j’entends par là les inventions gaies qui procèdent de l’imagination libre du poète, les situations impossibles, les figures fantastiques et surtout les fous de cour46, avec leur sottise et leur esprit, leurs excentricités et leur sagesse, l’insignifiance de leur action dramatique et l’audace sensée de leurs paroles. Le rôle du bouffon est l’héritage de l’ancienne comédie. L’Amphitryon de Plaute et l’heureuse imitation qu’en a faite Molière, Le Songe d’une nuit d’été, La Tempête et la plupart des comédies de Shakespeare, rentrent dans le genre poétique.

Au genre prosaïque appartient la comédie vulgaire, celle qui est fondée sur la connaissance particulière des mœurs d’une société et sur la science générale de l’homme. Le répertoire presque tout entier du théâtre moderne est prosaïque. Ce genre, le plus commun de tous, doit-il être complètement méprisé ? Non. La prose peut encore être comique ; il n’y a que le sérieux qui {p. 57}détruise l’essence même de la comédie. Mais, hélas ! l’affinité est grande entre la prose et le sérieux. Or, dès que le sérieux domine dans une pièce, soit par l’intérêt vif et puissant qu’elle inspire, soit par les sentiments moraux et pathétiques qu’elle éveille, soit enfin par le but pratique qu’elle se propose, il n’y a plus de comédie, mais un drame instructif ou touchant, et l’art en péril est à deux doigts de la tragédie bourgeoise et larmoyante47. Je ne sais pas pourquoi on a laissé Diderot revendiquer pour lui le douteux honneur d’avoir inventé ce genre ; la plupart des pièces qui composent ce que la critique française appelle emphatiquement la haute comédie ne sont pas autre chose que des drames moraux, et nous leur trouverions au besoin des précédents et des modèles dans l’antiquité. Qu’est-ce que Les Captifs de Plaute et l’Heautontimorumenos de Térence, sinon des drames tout pleins de pathétique ?

Si le poète, évitant le plus possible tout mélange de sérieux, se borne à présenter le côté risible des caractères et des situations, son œuvre n’est pas encore poétique, sans doute, mais elle est conforme au type le plus pur de la comédie nouvelle48. De ce genre, qui {p. 58}était celui de Ménandre, sont aussi les franches comédies de son école, l’Aulularia de Plaute, par exemple, et L’École des femmes de Molière.

Que si enfin, animé par une veine heureuse de folie, le poète comique se joue de ses propres inventions, les exagérant à dessein et transformant ses portraits en caricatures, alors il s’élève jusqu’à la farce, et les critiques en chœur s’écrient qu’il dégrade et avilit son talent, qu’il écrit pour la foule, et que

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe
On ne reconnaît plus fauteur du Misanthrope.

Ma foi, tant mieux, si on ne le reconnaît pas49.

La critique vulgaire divise autrement la comédie. {p. 59}Elle ne distingue que les pièces d’intrigue et les pièces à caractères. Les Français placent celles-ci infiniment au-dessus des premières50. Ils se conscient de l’ennui des drames de Destouches en constatant à leur honneur que ce sont des comédies de caractère, et ils rabaissent leur siècle, si fécond en merveilles dans l’ordre du vaudeville, leur siècle qui a produit Le Désespoir de Jocrisse51, en s’écriant que la grande comédie est morte. Les Français apparemment considèrent une pièce de théâtre comme une sorte de morale en action ; ils veulent se former l’esprit et le cœur au spectacle ; et, en effet, une comédie de caractère est une chose éminemment instructive. On y trouve de fortes études psychologiques et des sentences bonnes à noter dans un recueil de pensées choisies. Une comédie d’intrigue n’est qu’un jeu dont il ne nous reste rien. Tout cela est vrai. Mais pourquoi ne nous serait-il pas permis de nous divertir, sans profit, d’un badinage ingénieux ? Que d’invention n’y a-t-il pas dans une {p. 60}bonne pièce de ce genre ! Quoi de plus amusant pour l’imagination que cette multiplicité d’incidents bizarres, cette foule de ressources inattendues, cet imbroglio qui se reforme à l’instant où on le croit prêt à s’éclaircir52 ? On reproche à la comédie d’intrigue de sortir de l’ordre naturel des choses, en un mot d’être invraisemblable53. C’est la perpétuelle et banale accusation que la prose adresse à la poésie. Ne nous laissons pas de lui répondre qu’il est permis au poète d’inventer une fable aussi hardie, aussi fantastique qu’il lui plaît, de la rendre même folle et absurde54, pourvu que toutes les parties en soient d’accord et que chaque détail s’harmonise avec la donnée première. Le spectateur ignorant ne voit et n’admire dans une œuvre d’art que sa vérité extérieure et grossière ; mais l’amateur délicat considère surtout la vérité intérieure de la composition. La comédie des Méprises de Shakespeare, la meilleure que l’on pût tirer des Ménechmes de Plaute55, n’est-elle pas un exemple de l’invraisemblance d’intrigue la plus {p. 61}hardie et la plus heureuse ? Non content de la similitude parfaite de deux frères, Shakespeare y a ajouté celle de deux esclaves, et s’il avait voulu que tous les personnages se ressemblassent, son art nous l’eût fait encore accepter. N’oublions point du reste que l’intrigue n’est pas plus essentielle que les caractères à la vraie comédie. Je ne parle ici que de la comédie mêlée de sérieux, de la comédie mi-tragique, en un mot de la comédie nouvelle. Celle-ci ne peut guère se passer ni d’intrigue, ni même de caractères ; mais l’intrigue doit y dominer56.

Quant aux caractères, deux espèces de gaieté comique peuvent s’y développer : le comique d’observation qui n’égaye que le spectateur, le comique avoué qui rend gai et joyeux le personnage lui-même57. Mais ceci a besoin d’explication.

Il y a des ridicules complètement ignorés de la personne qui en est atteinte. Tel est celui des Femmes savantes dans Molière. Ces pédantes, parce qu’elles savent « citer les auteurs et dire de grands mots, » prétendent être, « par leurs lois, les juges des ouvrages » ; elles font des « règlements » nouveaux et des « remuements » dans la littérature. Si elles étaient critiques de profession, elles élèveraient Trissotin au rang d’Homère et rabaisseraient Homère bien au-dessous {p. 62}de Trissotin ; mais elles n’ont pas la moindre conscience de leur sottise. Parce que je cite Les Femmes savantes, à titre d’exemple, je ne voudrais pas que personne, parmi mes auditeurs, pût s’imaginer que j’approuve Molière en aucune façon d’avoir écrit cette comédie. Ce spirituel farceur, en se moquant de la fausse science, n’a pas rendu un assez humble hommage à la vraie. L’orgueil de l’ignorance et le mépris de toute culture intellectuelle sont des ridicules incomparablement plus graves que celui contre lequel il s’escrime, et quand je lis la honteuse tirade où Molière par la bouche de Chrysale exprime ses propres opinions, je ne puis m’empêcher d’épouser la querelle de Philaminte, et de me sentir moi-même atteint personnellement par l’injure que cet impertinent auteur fait à la science58. Il existe d’autres ridicules ou même de véritables vices, parfaitement connus de la personne {p. 63}chez qui ils règnent, mais cachés avec soin par son amour-propre. Elle sent si bien que ses défauts lui feraient tort dans l’estime des autres, qu’on ne la voit jamais se donner pour ce qu’elle est en effet. Son secret lui échappe malgré elle et à son insu. Telle est l’avarice. Dans l’un et dans l’autre cas, soit que le personnage ne connaisse pas ses travers, soit qu’il les connaisse et les cache, l’art du poète consiste à laisser percer son caractère, comme à la dérobée, par des traits extrêmement légers59. Nous verrons si Molière a toujours gardé la mesure et la délicatesse convenables, et si ses personnages, trop grossiers dans leur comique, n’accentuent pas eux-mêmes à l’excès leurs propres ridicules.

Mais il y a aussi de certaines faiblesses morales vues avec complaisance, caressées avec affection par le pécheur qui s’y abandonne. La sensualité prend souvent cet air de bonhomie. Quand le mauvais sujet chez qui elle a établi son empire, avoue gaiement ses fautes au public, et cherche à s’attirer ses bonnes grâces (ce qui est possible, puisqu’il ne fait de tort à personne et qu’il est un joyeux compagnon), il nous présente ce que j’ai appelé le comique avoué60. Tel est Falstaff. « Que voulez-vous, dit ce bon vivant, c’est ma vocation, et ce n’est pas péché pour un homme que de {p. 64}suivre sa vocation61. Si dans l’état d’innocence Adam a failli, que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle corrompu ? Vous voyez bien qu’il y a plus de chair chez moi que dans un autre, par conséquent plus de fragilité62. » Le comique avoue étant deux fois plus gai que le comique d’observation, puisqu’il égayé et spectateurs et personnages, est doublement comique ; cela est clair. Et qu’on ne dise point qu’il est trop bas. Si l’idéal de la tragédie consiste dans l’asservissement de l’être sensuel à l’être moral, l’idéal de la comédie doit nécessairement nous montrer l’inverse ; l’asservissement de l’être moral à l’être matériel63. Le principe animal doit y dominer64. La paresse, la luxure, la gourmandise, surtout un certain degré d’ivresse, voilà ce qui met la nature humaine dans l’état de l’idéal comique65.

Telles sont les idées générales qui doivent soutenir et éclairer notre critique. Je ne vous parlerai pas des comiques latins. Plaute et Térence n’ont d’autre importance à mes yeux que de nous aider à deviner la forme de la comédie de Ménandre. Encore faut-il pour pouvoir tirer ce parti de leurs œuvres, une confiance hardie dans les conjectures et une rare sagacité. Car {p. 65}ils sont tellement maladroits et ils ont si peu le sentiment des convenances de l’art, qu’ils osent, dans leurs copies ou leurs imitations, l’un, omettre beaucoup de scènes et de caractères, l’autre, fondre en une seule deux pièces du grand modèle grec66. À la faveur de la perte à jamais regrettable des ouvrages de Ménandre, et grâce à l’ignorance des critiques français qui méprisaient Aristophane, ne connaissaient pas Shakespeare, et néanmoins imposaient leur goût à l’Europe étonnée, un homme s’est rencontré qui a usurpé et gardé jusqu’à aujourd’hui le premier rang parmi les poètes de la comédie nouvelle et même de toute la littérature comique. Ce favori de la fortune, vous l’avez nommé : c’est Molière. Je viens, plus de cent ans déjà passés, vérifier les titres de sa paisible royauté.

IV §

Molière est un maître. Voilà mon entrée en campagne, et le premier acte d’hostilité de ma critique. Si quelqu’un s’en étonne, je m’étonne de son étonnement. Eh quoi ! parce que la tradition a élevé Molière au rang des dieux, au rang d’Homère et de Shakespeare, la science doit-elle, par une pire exagération, le faire {p. 66}plus petit qu’il n’est ? Ne suffit-il pas qu’elle le réduise à de belles proportions humaines, et pour le moins à la stature de l’anglais Ben Jonson ou de notre vieil. Hans Sachs, afin que l’idole mystique de je ne sais quel culte superstitieux devienne l’objet réel d’une admiration tempérée ? Je serai pour Molière un juge sans faiblesse ; je saurai voir et montrer ses défauts ; mais je ne veux fermer ni mes yeux ni ma bouche sur ses qualités. J’arracherai le voile qui cache aux Français la vraie figure de leur poète favori, non pour faire tomber tout leur enthousiasme, mais pour l’éclairer et l’épurer, et s’ils continuent à appeler Molière le plus grand des poètes comiques, messieurs, sachons être indulgents pour une nation spirituelle qui ne connaît pas la véritable valeur des mots, parce que le ciel lui a envié l’esprit philosophique, je veux dire ce besoin de logique et de définitions qui est le commencement de la sagesse.

Molière est un maître… dans la farce67. Il est au-dessous de lui-même dans la comédie de caractère. Mais, comme il est extrêmement inégal, on trouve dans L’École des femmes, et, çà et là, dans deux ou trois scènes du Tartuffe68, dans une ou deux du Misanthrope69, {p. 67}des éclairs de génie comique, pendant que ses farces, tout excellentes qu’elles sont en somme, fourmillent de fautes contre la gaieté.

Qu’y a-t-il, par exemple, de plus contraire à la gaieté, c’est-à-dire au comique, que ses attaques contre les médecins70 ? Écoutez cette petite dissertation71. Avec quelle grâce et quel à-propos elle vient s’abattre au beau milieu d’une farce ! « De tout temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parce qu’elles nous flattent et qu’il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier {p. 68}le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela ; et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus72. » Bon coup de massue pour la gaieté. Mais voici quelque chose de plus vif. « Que voulez-vous faire, monsieur, de quatre médecins ? N’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne ? — Est ce que les médecins font mourir ? — Sans doute73. »La plaisanterie est dure et fait frissonner. Cette humeur, tantôt didactique, tantôt satirique, est-ce là, je le demande, l’esprit de la comédie ?

Oh ! que j’aime bien mieux les coups de bâton que les archers donnent à Polichinelle, et les coups de plat de sabre que les Turcs distribuent en cadence à M. Jourdain, et tant d’inoffensives folies, et cette scène charmante de La Princesse d’Élide où Moron caresse un ours ! Voilà les endroits magistraux de Molière. Il excelle, quand il veut, dans cette gaieté douce qui ne fait de mal à personne. Et pourquoi ne pas en convenir ? Il sait faire aussi de bonnes caricatures ; ses portraits ne sont pas toujours ressemblants ; il les charge parfois assez pour leur donner une couleur poétique. J’aimerais en particulier le déguisement de M. de {p. 69}Pourceaugnac en femme, si le danger véritable que court à cette occasion ce pauvre gentilhomme, ne m’inspirait un intérêt trop sérieux pour être compatible avec la gaieté comique.

Dans cette scène, et dans d’autres qu’une critique juste ne doit pas passer sous silence, telles que la cérémonie du Malade imaginaire, les autres intermèdes de cette farce et les ballets du Bourgeois gentilhomme, Molière s’est élevé jusqu’au comique exagéré et arbitraire de la bouffonnerie. Le comique avoué lui-même ne lui a pas été inaccessible. Un sanglier énorme fond sur Moron à la chasse : Moron se sauve. Puis il se vante avec bonne grâce de sa poltronnerie :

J’ai jeté tout par terre et couru comme quatre74.

Enfin les farces de Molière ne sont pas aussi pauvres qu’on le prétend en plaisanteries proprement dites. Il est vrai que, dans La Critique de l’École des femmes, Molière s’est défendu comme d’un crime contre la comédie d’avoir commis un bon mot. « Pour ce qui est des enfants par l’oreille, dit-il, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe, et l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme75. » En ce cas, Molière est parfois comique sans le savoir et sans le {p. 70}vouloir. Car je pourrais citer dans ses farces un certain nombre de facéties où, Dieu merci ! il n’a pas mis d’intention morale. Quand le docteur Pancrace prie Sganarelle de passer de l’autre côté, « car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle76 » ; quand Clitandre, pour savoir si Lucinde est malade, tâte le pouls à son père77 ce sont là, n’en déplaise à Molière, de vraies plaisanteries comiques, et nullement des traits de caractère.

Les Français, en somme, admirent trop Molière et ne le comprennent pas assez. Bien qu’ils aient beaucoup d’esprit, ils affectent de faire fi dans la comédie des bons mots comme tels ; ils méprisent le comique arbitraire ; pour le comique avoué, je ne crois pas qu’ils sachent même ce que c’est, et je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu dans leur conversation, ni lu dans leurs livres, l’éloge des ballets et des intermèdes, ces interruptions si éminemment comiques dans la suite naturelle des actes et des scènes, surtout lorsqu’elles n’ont aucun rapport avec le sujet de la pièce. Et pourtant c’est par là que Molière mérite que je l’aie proclamé maître dans la farce. Je n’ai plus que deux choses à faire remarquer en concluant ce premier point : l’une, c’est que beaucoup de poètes {p. 71}comiques en avaient fait autant avant lui ; l’autre, c’est qu’il leur a tout emprunté78.

Dans la comédie de caractère, Molière a été plus indépendant et moins heureux. Le comique d’observation exige une rare finesse. Il consiste, comme nous l’avons vu tout à l’heure, dans les ridicules ignorés ou caches, et j’ai dit que ces ridicules ne doivent se trahir que par des traits presque imperceptibles. Règle naturelle, évidente, qui a pour elle l’exemple et l’autorité de Molière lui-même. « Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire79 » crie l’avare à son fils, pris tout à coup « d’un éblouissement ». Cela est d’un comique franc et en même temps très fin. Mais la franchise du comique de Molière est le plus souvent dure et outrée.

{p. 72}Vous connaissez la scène où Harpagon oppose comme un argument sans réplique cette exclamation : Sans dot ! à toutes les représentations de Valère sur le mariage d’Élise. Elle est fort amusante ; mais ne se termine-t-elle pas par un trait tout à fait exagéré, quand Valère, en présence de l’avare, s’adresse ainsi à sa fille : « Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans ; et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse et de probité ! » Sur quoi Harpagon s’écrie : « Ah ! le brave garçon ! Voilà parler comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte80 ! » Cela manque de naturel. Plaute avait dit plus simplement : « Faxint ; illud facito ut memineris convenisse ut ne quid dotis mea ad te afferret filia. Je veux bien que ce mariage s’accomplisse, mais n’oubliez pas que vous vous êtes engagé à prendre ma fille sans dot81. »

Il y a plusieurs traits assez délicats dans la peinture du caractère de Chrysale ; lorsqu’après avoir fait le brave contre sa femme en l’absence de celle-ci, il s’écrie {p. 73}à son aspect : « Secondez-moi bien tous82 ! » lorsqu’il propose comme « accommodement » à Henriette que son amoureux épouse Armande, afin qu’elle-même puisse épouser Trissotin83, il me console un peu des grossièretés de sa trop fameuse tirade contre la science et contre les savants. Non, Molière, la philosophie « n’apprend point à bien faire un potage », mais elle aurait dû vous apprendre à respecter le savoir, et à ne point faire de petits jeux de mots contre le raisonnement, qui, bien loin de « bannir la raison », lui fait apercevoir par la voie des conséquences logiques tant de choses qu’on n’aurait jamais soupçonnées !

Il y a de la finesse dans la manière dont Oronte amène son sonnet, et dans la franchise mêlée d’embarras de la critique d’Alceste. Mais il n’y en a pas du tout dans ses discussions interminables avec l’ennuyeux Philinte84, et, pour citer encore une fois, une dernière fois, Les Femmes savantes, il n’y en a pas davantage dans ce programme où elles affichent trop naïvement leur ridicule :

Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis,
{p. 74}Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire85.

Si Molière est souvent lourd dans la peinture des caractères, il est presque toujours gauche dans la conduite des intrigues. Mais c’est un point qu’il est superflu de développer. Les critiques français eux-mêmes m’abandonnent le dénouement du Dépit amoureux, celui de L’École des femmes, celui du Tartuffe, celui de L’Avare, et tant de reconnaissances maladroitement préparées, ou de ressorts étrangers à la pièce, qui interviennent au dernier acte, comme un Deus ex machina. Seulement, ils regardent ces fautes comme si légères, que, loin d’en faire à Molière l’objet d’un reproche sérieux, ils l’excusent, ils le louent presque d’avoir négligé l’intrigue au profit des caractères, à peu près comme si on approuvait un peintre de s’être affranchi, dans ses tableaux, du soin de composer et de grouper toutes les figures avec art, afin de pouvoir concentrer son étude sur la ressemblance de chacune d’elles avec son modèle.

J’examinerai en détail trois pièces de Molière, l’une, parce qu’elle est imitée de Plaute, et qu’elle me fournira l’occasion d’un rapprochement instructif ; les deux autres, parce qu’elles passent communément pour le nec plus ultra de la comédie. Ce sont L’Avare, le Tartuffe et Le Misanthrope.

{p. 75}N’oublions pas que la comédie latine n’est qu’une image effacée et défigurée de la comédie grecque86. Rappelons-nous que les manuscrits de l’Aulularia sont mutilés, que le dénouement tout entier manque, et dans ces conditions désavantageuses comparons L’Avare de Molière à La Marmite de Plaute. Le plan de l’auteur ou plutôt de l’imitateur latin est extrêmement simple. Euclion a trouvé dans sa cheminée une marmite pleine d’or. Dès ce moment l’inquiétude le rend fou. Il pousse avec fureur sa servante dans la rue, parce qu’il veut visiter sa marmite avant de sortir. Absent, il ne pense qu’à elle et se hâte de rentrer. Le riche Mégadore demande sa fille en mariage. Euclion tremble qu’on n’ait eu vent de sa marmite. Il consent néanmoins, à condition que Phédra n’apportera point de dot. Mégadore envoie chez son voisin des cuisiniers pour préparer le repas de noces ; Euclion les chasse à coups de bâton. Ne croyant plus sa marmite en sûreté dans sa cheminée, il va la porter dans le temple de la Bonne Foi. Mais, en sortant du temple, il aperçoit un esclave qui en sort aussi, et il entend chanter un corbeau à gauche. Aussitôt il redemande son bien à l’esclave, qui n’a rien pris, rentre dans le temple, reprend sa marmite et {p. 76}court la cacher dans le bois sacré de Sylvain. Mais l’esclave, grimpé sur un arbre, a tout observé. Le moment venu, il se glisse en bas, déterre la marmite et se sauve. Rage et désespoir d’Euclion. Cependant la jeune fiancée accouche. Elle avait été violée par un jeune homme dans les veilles de Cérès. Euclion rencontre le coupable qui lui confesse sa faute. Il croit entendre l’aveu du vol delà marmite. Ce qui produit une sérié de quiproquos du plus excellent comique. Or, le voleur était l’esclave du jeune homme, et le jeune homme était le neveu de Mégadore. Ici la pièce est interrompue. Mais les arguments nous en apprennent la fin. L’oncle se retire devant le neveu, et le maître du voleur l’oblige à restituer la marmite.

Croirait-on que Molière a dédaigné cette admirable simplicité ? Il n’a emprunté à Plaute que quelques scènes et quelques traits. Le plan de son Avare est tout différent, et c’est une machine fort compliquée. On y voit un amant déguisé en valet, un fils prodigue épris de la prétendue de son père, un cocher qui est aussi cuisinier, une femme d’intrigues, un homme qui prête sur gages, un homme qui a de l’argent caché, un vieil avare amoureux et, pour couronner tout, une reconnaissance. Il y a, ai-je dit, dans cette comédie, un usurier, un homme qui a de l’argent caché, et un vieil avare amoureux. Je sais bien que tous ces gens-là s’appellent Harpagon ; mais Harpagon n’est qu’une abstraction, car un avare réel ne saurait être tous ces {p. 77}gens-là87. La manie d’enfouir ce qu’on possède ne va guère avec celle de rien prêter, même à gros intérêts. L’avarice ne se concilie point avec l’amour. Elle exclut toute autre passion, mais surtout celle-là, et un vieil avare amoureux est une contradiction dans les termes ou un contre-sens de la nature. Les monstruosités morales appartiennent de droit à l’extravagance volontaire de la farce, et c’est pourquoi le personnage représenté par Harpagon est un des lieux communs de l’opéra buffa des Italiens. Molière, né pour la farce, a voulu faire une fine comédie ; il a produit une œuvre bâtarde, qui n’est ni une fine comédie, ni une farce. Oh ! sans doute, le combat ne peut manquer d’être fort plaisant entre l’amour et l’avarice, entre la plus généreuse et la plus égoïste des passions ; mais on oublie une chose, c’est qu’un tel combat est impossible. Harpagon laisse mourir de faim ses chevaux. Mais pourquoi a-t-il des chevaux ? Ce luxe ne convient qu’à une autre espèce d’avare, à celui qui veut soutenir l’éclat d’un certain rang, sans faire les dépenses que ce rang exige. Un usurier aurait engraissé ses chevaux pour les revendre à bénéfice. Harpagon entre dans une colère comique contre Cléante qui lui prend son diamant pour le donner à Marianne. Mais pourquoi donc a-t-il {p. 78}un diamant ? Un enfouisseur l’aurait converti en « bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes » qu’il aurait ajoutées à son trésor. Le répertoire comique serait bientôt épuisé, s’il n’y avait qu’un seul caractère pour chaque passion. Harpagon n’est pastel ou tel avare ; c’est l’avarice sous toutes ses formes, et Molière n’est pas exempt du défaut capital des tragiques français ; il met sur la scène non des individus réels, mais des abstractions personnifiées.

Passons aux détails de la pièce. L’intrigue d’amour, banale, pesamment conduite, occupe trop de place. Les scènes d’un vrai comique, telles que celle où Valère et maître Jacques se donnent des coups de bâton88, sont accessoires et ne procèdent pas nécessairement du sujet. Il n’y a point d’art dans la manière dont le vol de la cassette est amené. Au premier acte, dans une scène imitée de Plaute, Harpagon exprime sa crainte qu’un domestique n’ait eu quelque soupçon de son trésor. Il se tranquillise ensuite pendant quatre actes, on n’entend plus parler de ses inquiétudes, et le spectateur tombe des nues quand le valet apporte tout à coup la cassette volée, parce qu’on ne lui a jamais expliqué comment un trésor aussi soigneusement caché a pu être découvert. L’idée ingénieuse de Plaute a été {p. 79}que les soins exagérés d’Euclion pour la conservation de sa marmite fussent précisément la cause de sa perte. Le trésor enfoui est toujours présent à l’esprit du spectateur ; il est là, comme un mauvais génie, qui tourmente l’avare jusqu’à le rendre fou. Dans le monologue d’Harpagon, après le vol, l’auteur moderne n’a fait qu’amplifier et broder l’original. Il a conservé l’apostrophe au parterre. Ce trait, du genre d’Aristophane, bien rendu par l’acteur, est d’un grand effet, et nous pouvons juger par là de la force comique du poète grec89.

Le Tartuffe est une belle satire en forme de drame ; mais à quelques scènes près, ce n’est pas une comédie90. Sauf la gaieté obligée de la soubrette, tous les personnages sont sérieux, la mère et le fils par leur bigoterie, le reste de la famille par sa haine pour l’imposteur, et le beau-frère par ses sermons, où il prêche avec {p. 80}tant d’onction que les dévots de cœurs ne doivent

Jamais contre un pécheur avoir d’acharnement,
Mais attacher leur haine au péché seulement91.

Quant à Tartuffe lui-même, le théâtre tout entier n’a point de personnage moins gai que ce scélérat, qui fait passer le pauvre Orgon par « une alarme si chaude, » que le dénouement de cette prétendue comédie allait être tragique, si Molière ne s’était avisé à temps que Louis XIV était « un prince ennemi de la fraude ». Après le discours inopiné du messager royal, on conçoit l’allégresse de toute la famille, le soulagement du public et notre reconnaissance pour le grand poète qui, par un coup de son art, vient de nous délivrer de la terreur et delà pitié tragiques, et de sauver la comédie. Mais nous comptions sans le beau-frère qui nous interdit toute joie profane, et nous ramène à des sentiments sérieux par cette exhortation finale tout à fait pathétique :

                  Souhaitez que son cœur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice92.

Le crime puni, cela est tragique ; mais le crime repentant, {p. 81}cela s’éloigne encore davantage de la gaieté et de la comédie. En sorte que le Tartuffe est une satire, entremêlée de sermons et terminée comme un drame moral, à laquelle l’auteur a eu soin d’ajouter un personnage superflu, Dorine, pour avoir au moins un rôle gai, et ne pas faire mentir entièrement le titre de comédie qu’il a donné à son œuvre.

Dans toutes ses pièces à caractères, Molière a cru devoir mettre en regard de chaque ridicule l’opinion raisonnable qui lui est opposée, de peur, sans doute, que le spectateur ne s’amusât sans s’instruire, et qu’il n’eût la fleur sans le fruit93. Ainsi, dans L’École des femmes, la meilleure et la plus gaie des grandes comédies de noire auteur94, Arnolphe reçoit les conseils d’un ami philosophe, un peu moins édifiant toutefois, rendons-lui cette justice, que la plupart de ses collègues du nom d’Ariste ou de Cléante. Dans Les Femmes savantes, à Bélise, Philaminte, Armande et Trissotin sont opposés et préférés Chrysale, Henriette, Ariste, Clitandre, et cette fille de cuisine qui ne sait pas le français95 ; tous se font honneur de ce qu’ils ignorent, {p. 82}et Molière leur donne raison. Dans Le Misanthrope, c’est Philinte qui prêche Alceste, et dans le Tartuffe, c’est Cléante qui prêche tout le monde : les dévots et les libertins, les hypocrites et les dupes, Orgon qui chérit Tartuffe plus que frères, enfants, mère, femme et lui-même, Tartuffe qui fait chasser Damis de la maison, et Damis qui veut lui couper les deux oreilles. Grâce à ce système d’équilibre et de pondération qui ne laisse aucune sottise se développer sans que le bon sens ne reçoive un développement parallèle ; grâce à ces docteurs qui savent

                          Pour toute leur science,
Du faux avec le vrai faire la différence96,

le poète, mêlant l’utile à l’agréable, nous empêche de prendre le mal pour le bien, le bien pour le mal, et de tomber dans l’erreur d’Orgon, auquel Cléante disait :

Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre,
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre97.

{p. 83}Le public français, plus naïf que la critique, reçut froidement Le Misanthrope. Pour faire doucement son éducation, Molière lui proposait comme récompense une représentation du Médecin malgré lui98. On venait voir la petite comédie, et pour le plaisir de rire de bon cœur pendant quelques instants, on avalait d’un trait l’ennui du grand poème didactico-psychologico-dramatique, que l’on récite encore aujourd’hui tout d’une haleine, sans intermèdes, sans baisser la toile, sans marquer la séparation des actes que par un air d’orchestre interrompu, sans laisser aux spectateurs le temps de sortir pour prendre l’air un peu, acheter L’Entr’acte ou Le Vert-Vert et s’égayer au moins de ces bêtises. C’est qu’on n’est pas à la représentation du Misanthrope pour s’amuser :

Ah ! ne plaisantez pas ; il n’est pas temps de rire99 !

nous dit Alceste d’un ton courroucé, et s’il nous arrive {p. 84}de nous dérider à la scène comique de Dubois, ou à la plaisante description du « grand flandrin de vicomte », qui, « trois quarts d’heure durant, crache dans un puits pour faire des ronds » ; le drame étonné et indigné s’écrie par l’organe de son principal personnage :

Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis100.

Parlons sérieusement. Y a-t-il quelque chose de moins comique que cette comédie ? Je ne dis pas cela seulement parce que sur mille sept cent soixante-douze vers, je n’ai pas trouvé, tout compte fait, plus de neuf ou dix mots pour rire. Je sais qu’un caractère peint par lui-même peut aussi être comique ; mais encore faut-il que la peinture soit involontaire et que le caractère soit ridicule. Rappelons-nous les règles du comique d’observation : le ridicule qu’on n’avoue pas, mais que l’on cache ou que l’on ignore, ne doit se trahir qu’à la dérobée, à l’insu et contre le gré du personnage. Or Alceste, loin d’ignorer ou de cacher sa misanthropie, en fait une profession si déclarée, que lui et son ami Philinte ne sont pas autre chose que deux thèses morales habillées en hommes, argumentant sur la scène l’une contre l’autre, comme autrefois le Juste et l’injuste dans Les Nuées d’Aristophane. Le Misanthrope serait-il donc un exemple de comique avoué ? Mais le {p. 85}comique avoué égaye à la fois les spectateurs et le personnage, et Alceste a le front si morose, cinq actes durant, que tous les spectateurs contractent leurs traits par sympathie.

Si Le Misanthrope ne rentre ni dans le comique avoué, ni dans le comique d’observation, ce n’est pas une comédie de caractère, et si cette pièce n’a pas d’intrigue (de légers incidents sans liaison entre eux, la querelle littéraire avec Oronte, le jugement du procès dont on parle sans cesse, la manière dont Célimène est démasquée, ne suffisent pas à constituer une intrigue), Le Misanthrope n’est point une comédie du tout. Il n’y a pas de pièce où l’action soit plus pauvre et se traîne plus péniblement. Cependant, enseignement bien remarquable ! elle captive comme une tragédie, et elle n’a pas même le mérite comique de manquer d’intérêt101. Nous aimons Alceste, nous haïssons Célimène, nous sommes indignés, attendris, émus, et nous repassons par toutes les impressions pénibles que Don Garcie de Navarre nous avait déjà fait éprouver, dans cette scène furibonde où Alceste s’écrie, sur le point de frapper Célimène :

Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
{p. 86}Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire102 !

Il y a de fort belles sentences dans Le Misanthrope. Mais ce n’est pas avec des sentences morales qu’il est possible d’égayer une comédie ; ce n’est pas avec de longs plaidoyers sur la corruption du monde que l’on peut animer un drame et le rendre vivant. À la fin de ces discussions, qui n’ont pas plus de raison pour finir que pour commencer, les deux interlocuteurs, également entêtés dans leur idée, se retrouvent exactement au point d’où ils étaient partis, et la pièce n’a pas avancé d’un pas. Je sais bien que ces belles tirades sont là pour nous dérouler le caractère d’Alceste. Dès son entrée sur les planches, il ne cesse de répéter sur tous les tons : je suis un misanthrope, conformément au précepte de Boileau, qui, pour plus de clarté, aime qu’un acteur « décline son nom », et dise :

Je suis Oreste ou bien Agamemnon.

Mais les hommes ne parlent pas tant de leur caractère, ils le montrent ; et puis, comme la critique ne saurait penser à tout, elle n’a pas encore vu une chose qui saute aux yeux, c’est que ce Philinte, chargé de faire la réplique à Alceste, est un personnage fort commode sans doute, mais tout à fait impossible ; car, comment un misanthrope aurait-il choisi pour son ami un {p. 87}homme dont les opinions sont diamétralement opposées aux siennes103 ?

Enfin la pièce est équivoque, et c’est là un bien grave défaut. Jusqu’où Alceste a-t-il raison ? jusqu’où a-t-il tort ? C’est un point difficile à fixer. Rousseau a déjà relevé cette ambiguïté morale du Misanthrope, qui fait que les choses les plus dignes de respect y semblent tournées en ridicule. Sa critique est fort juste, mais ses idées générales sur les rapports de la morale et de la comédie sont entièrement fausses. Le secret du poète comique pour empêcher que nos sentiments moraux ne soient blessés, ce n’est pas de tenter entre son art et la morale une conciliation impossible, c’est de les séparer par convenance. Il doit, en sortant de la sphère de la moralité, montrer avec franchise bien qu’avec modestie, que ce n’est point à notre conscience qu’il s’adresse, mais à notre imagination et à notre esprit. Notre conscience est un mentor discret qui veut bien n’être pas de la fête, mais qui la surveille de loin ; le poète comique ne l’invite pas à prendre place à table ; mais qu’il se garde de lui manquer de respect ! car s’il oubliait un instant qu’elle est là, on entendrait sa voix importune s’élever dans la salle du festin. {p. 88}Qu’offrira-t-il donc à nos regards ? des demi-coquins, qui, sans immoralité scandaleuse, font servir leur intelligence à satisfaire l’instinct animal. Par là, je n’entends pas la sensualité seulement, mais aussi l’égoïsme. Puisque l’homme, par le dévouement, par le sacrifice de ses intérêts, s’élève à la dignité tragique, l’idée exclusive du moi est ce qui doit en faire un personnage de comédie, et, en effet, tous les rôles vraiment comiques représentent des égoïstes achevés. Dès que l’auteur cesse de donner des motifs personnels aux actions et aux discours qu’il produit sur la scène, il sort du ton de la comédie104.

Quels sont donc, en définitive, les personnages comiques de Molière ? Ce sont surtout ses fourbes, pourvu qu’ils ne soient pas des monstres de bassesse et d’hypocrisie comme Tartuffe, pourvu qu’ils se contentent de chercher leur propre avantage, sans nuire autrement à leur prochain que d’une manière vénielle. Ce sont les Nérine et les Sbrigani, quand ils ne se vantent pas trop des faux contrats qu’ils ont signés et des personnes qu’ils ont fait pendre. C’est Scapin, lorsqu’il se borne à donner à Géronte des coups de bâton. Quant à Alceste, ce héros est le contraire de l’égoïste : tirez vous-mêmes ma conclusion.

V §

{p. 89}Je ne me donnerai pas le plaisir facile d’écraser Molière de l’immense supériorité de Shakespeare. La France, sans s’en douter, possède le vainqueur de ce vainqueur de tous les poètes comiques. Messieurs, le moment est venu de parler de Legrand et du Roi de Cocagne. Opposons à L’Avare, au Tartuffe et au Misanthrope une vraie comédie. Le second des critiques allemands, je viens essayer d’ouvrir les yeux de la France et de l’Europe sur le chef-d’œuvre le plus original de la littérature d’outre-Rhin. Celui qui a attaché son nom le premier à cette tentative vraiment digne de l’intrépidité de sa logique, est mon maître dans l’art de critiquer. Plein de confiance dans la raison et de mépris pour les procédés empiriques, William-Auguste de Schlegel partait de certaines définitions a priori, et, sans se laisser distraire par les préjugés du sens commun, il allait tout droit devant lui, ne s’écartant pas d’un iota des règles qu’il avait une fois établies. Je n’ai rien ajouté à ses principes. Mon rôle modeste s’est borné à en développer quelques conséquences, à produire au grand jour une faible partie du trésor de vérités qu’ils renferment, et je n’ai pas négligé une occasion de répéter les propres paroles du {p. 90}maître, certain qu’elles charmeraient mon auditoire. Pourquoi Schlegel a-t-il échoué dans la partie la plus importante de son œuvre ? Pourquoi Legrand n’a-t-il pas gardé le sceptre qu’un tel critique lui avait rendu ? J’en crois voir deux raisons. La première, c’est qu’il est difficile de triompher d’un préjugé séculaire, surtout quand ce préjugé a ses racines dans les profondeurs mêmes de l’esprit d’une nation qui préfère, par tempérament, la prose à la poésie. La seconde, c’est que William-Auguste n’a rien cité du Roi de Cocagne, et n’en a pas même donné l’analyse. Maintenant sa critique sur les hauteurs des idées générales, il a cru qu’il suffisait d’annoncer au monde la parenté de Legrand avec Aristophane, ou plutôt avec son prédécesseur Eupolis, qui avait lui-même mis sur la scène la fable d’un pays de Cocagne. Mais s’il avait montré cette parenté, s’il avait produit des preuves, apporté des exemples, il est impossible que tout ce que la France contient d’admirateurs intelligents de l’ancienne comédie, n’eussent pas salué dans Legrand, je ne dis pas le plus profond moraliste ni peut-être même le plus parfait écrivain de la comédie française, mais, à coup sûr, son plus grand poète.

La pièce est précédée d’un prologue. Legrand lui-même, sous le nom de Geniot, s’efforçant d’escalader le Parnasse, rencontre Thalie qui cherche précisément un poète. Elle vient de rebuter Plaisantinet, parce qu’il « aime la gaillardise, » et qu’il ne sait pas faire {p. 91}rire sans choquer l’honnêteté. Geniot lui propose son sujet, le Roi de Cocagne. Thalie en est charmée, et l’auteur, impatient du dieu qui l’agite : Allons, s’écrie-t-il,

Allons, Muse ! il est temps. Ne m’abandonnez pas !
Déjà vous m’inspirez du badin, du folâtre,
Du bouffon105.

Ce petit prologue est, sans doute, peu de chose. Mais il ne faut pas qu’un prologue ait trop d’importance. C’est là un écueil que les plus grands maîtres n’ont pas toujours su éviter. Shakespeare est tombé dans ce défaut. Dans La Méchante femme mise à la raison le prologue est plus remarquable que la pièce même106.

Philandre, chevalier errant, Zacorin, son valet, et Lucelle, infante de Trébizonde, sont transportés dans le pays de Cocagne par la puissance de l’enchanteur Alquif. Bombance, ministre du roi, les accueille avec bonté au nom de son maître, et leur fait une description merveilleuse de l’empire :

Quand on veut s’habiller, on va dans les forêts,
Où l’on trouve à choisir des vêtements tout prêts.
Veut-on manger ? Les mets sont épars dans nos plaines,
Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines ;
Les fruits naissent confits dans toutes les saisons ;
Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons ;
{p. 92}Le pigeonneau farci, l’alouette rôtie
Nous tombent ici-bas du ciel comme la pluie107.

Si les critiques français ne se montraient pas indifférents ou même contraires à tous les élans de la véritable imagination, ils ne dédaigneraient pas une petite pièce dont l’exécution est aussi soignée que celle d’une comédie régulière, par cette seule raison que le merveilleux y joue un grand rôle et y occupe la première place. L’esprit fantastique est rare en France, et Legrand n’a dû qu’à son génie l’idée d’un genre alors absolument neuf ; car il est probable qu’il ne connaissait pas le théâtre comique des Grecs108.

Dès la seconde scène le théâtre change, et l’on voit s’élever le palais du roi ; les colonnes en sont de sucre d’orge et les ornements de fruits confits.

Les critiques français affectent de mépriser les changements de décoration. Au milieu d’un peuple léger ils ont pris le poste d’honneur de la pédanterie ; pour qu’un ouvrage leur inspire de l’estime, il faut qu’il porte l’empreinte d’une difficulté péniblement vaincue ; ils confondent la légèreté aimable qui n’a rien de contraire à la profondeur de l’art, avec cette légèreté superficielle qui est un défaut du caractère et de l’esprit109.

{p. 93}Au moment où les étrangers se disposent, en dépit du désespoir de Bombance, à manger le palais, le roi s’avance au bruit de la symphonie :

Que chacun se retire et qu’aucun n’entre ici.
Bombance, demeurez, et vous, Ripaille, aussi.
Cet empire envié par le reste du monde,
Ce pouvoir qui s’étend une lieue à la ronde,
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire ;
Quel diable de plaisir ! Toujours manger et boire !
Dans la profusion le goût se ralentit ;
Il n’est, mes chers amis, viande que d’appétit.
……………………………………………………
Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,
De laisser pour un temps le trône à l’abandon.
Le trône cependant est une belle place.
Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse ?
Je m’en rapporte à vous, et par votre moyen,
Je veux être empereur ou simple citoyen110.

Folie aimable et pleine de sens. La parodie des vers tragiques est un des meilleurs motifs de la comédie111. Par là, nous rentrons soudainement dans le passé, et nous voyons à la fois, sous la vive et piquante lumière du contraste, le grave discours d’Auguste et son burlesque travestissement. Toute cette scène est excellente. Je regrette seulement que Bombance dise au roi :

Si le trop de santé vous cause des dédains,
{p. 94}Souffrez dans vos États deux ou trois médecins :
Ils vous la détruiront, je me le persuadée112.

L’influence de Molière est sensible ici. Mais elle est rare partout ailleurs, et à part un ou deux autres traits mordants de la même espèce, une gaieté douce règne dans ce petit poème, exempt de fiel et parfaitement inoffensif113.

Cependant le roi tombe amoureux de Lucelle, et Philandre est mis en prison. Cet embarras du héros de la pièce n’est point pénible pour le spectateur, comme celui d’Orgon, victime des machinations de Tartuffe. Pourquoi cela ? parce que le poète a eu bien soin de ne nous intéresser à aucun des personnages de sa comédie, et que dans le monde purement idéal où ils sont placés, nous savons qu’ils ne manqueront jamais d’expédients pour se tirer d’affaire. En effet le sage Alquif possède une bague fée qui a la propriété de rendre fou l’imprudent qui la met à son doigt. Zacorin, devenu échanson, cherche un moyen de la substituer à l’anneau royal. Il présente au roi un bassin avant son repas.

Zacorin.

Sire…

{p. 95}Le Roi.

         Que voulez-vous ? Tous ces apprêts sont vains.

Zacorin.

Quoi ?…

Le Roi.

              Je viens là-dedans de me laver les mains.

Zacorin

Et ne voulez-vous pas les laver davantage ?

Le Roi.

Et par quelle raison les laver, dis ?

Zacorin (à part.)

                                                       J’enrage.
         (Haut.)
Sire, dans nos climats, la coutume des rois
Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois114.

De guerre lasse, il imagine de répandre, comme par mégarde, un encrier sur la main du roi. Le Roi quitte son diamant, pour se laver ; et, quand il a fini, Zacorin lui présente à la place la bague enchantée. Mais l’infortuné prince ne l’a pas plus tôt mise à son doigt, la tête lui tourne, il ne sait plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Il chasse Lucelle de sa présence, en l’accablant d’injures ; il donne l’ordre d’élargir Philandre, et entre autres extravagances du meilleur comique, il s’écrie :

Gardes !

Un Garde.

             Seigneur ?

Le Roi.

                              Voyez là-dedans si j’y suis115

{p. 96}Le Roi de Cocagne, messieurs, prouve d’une manière éclatante qu’il serait possible d’introduire sur notre scène moderne, en évitant les indécences et les allusions personnelles, le genre d’Aristophane116. Quand la réputation classique de Molière qui seule maintient encore ses pièces au théâtre117, sera tombée, on verra de quel danger est menacé l’auteur comique dont les ouvrages n’ont pas de base poétique, et sont fondés uniquement sur cette froide imitation de la vie réelle, qui ne peut jamais satisfaire les besoins de l’imagination118. Mais, parmi les débris du naufrage de Molière, il y a deux ou trois choses dont, pour moi, je regretterais la perte, et notamment celle des coups de bâton. à l’usage des adultes, que notre siècle trop délicat ou trop compatissant voudrait abolir119.

Chapitre II. — De la poésie comique.
Pensées d’un humoriste ou Mosaïque extraite de la Poétique de Jean-Paul §

{p. 97}Or, ces vapeurs dont je vous parle, venant à passer du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et, parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité, qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… ossabandus, nequeis, nequer, potarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.
         Le Médecin malgré lui, acte II, scène vi.

Invitation à la danse120 §

Donnons-nous la main, auteur et lecteurs, et dansons ensemble dans ce chapitre, aux sons du violon de {p. 98}Jean-Paul, le bal humoristique et romantique du dogmatisme littéraire121.

Ronde §

Près de la mer Caspienne est une plaine, la plaine de Bakow. Les Guèbres et les Hindous l’appellent le Paradis des roses. Dans la nuit claire-obscure, une flamme bleue, sans blesser ce qu’elle touche, çà et là danse et parcourt en zig-zag tous les points de l’horizon fantastique ; les fleurs en feu s’éteignent, se rallument ; des esprits chuchotent dans le vent, et les montagnes se dressent, vagues formes vacillantes, dans le clair de lune indécis : c’est l’image de la poésie romantique122.

Entrechat §

La poésie, surtout la poésie comique123, doit toujours être romantique, et le romantisme dans la comédie, c’est l’humour124.

Première contredanse §

{p. 99}L’auteur comique vulgaire, pygmée grimpé sur des échasses, attaque et poursuit vaillamment de pauvres misères individuelles125 : l’avarice, l’amour-propre, la vanité aristocratique ou bourgeoise, l’ignorance et la pédanterie, les charlatans, les précieuses, les coquettes, les dupes, les imposteurs, les cuistres, etc., etc. Ce vainqueur rabaisse ce qui est bas, rapetisse ce qui est petit, terrasse ce qui est déjà à terre, et croit, par cette généreuse exécution, se rehausser lui-même ainsi que tous les riches en esprit. Fou un peu plus fou que les autres dans la maison de fous du globe terrestre, il prononce orgueilleusement du haut de sa folie qu’il ignore, un sermon triomphant contre ses frères les fous126.

Deuxième contredanse §

L’humoriste, plein d’indifférence à l’égard des sottises individuelles127, se dresse sur la roche tarpéienne d’où sa pensée précipite l’humanité tout entière128 Devant {p. 100}son regard bienveillant et triste il n’y a pas de sots, mais l’homme est sot ; il n’y a pas de folies particulières, mais la folie est universelle. Le mépris calme du monde est l’âme de son sérieux génie. Il abaisse ce qui croit être grand, et il exalte ce qui est humble ; car devant l’infini tout est égal et tout n’est rien. Il protège les sots contre le bourreau comique qui leur enfonce aux applaudissements des sages, ses coups d’épingle dans le corps, et lui arrachant l’épingle, il la plonge agrandie et transformée en glaive de feu dans le sein du bourreau, et dans celui des sages qui applaudissent129. — L’humoriste installe sa propre personne sur le trône130, parce que le petit monde intérieur, plus vaste que le vaste monde extérieur, ouvre à l’imagination un champ infini ; mais s’il élève son moi, c’est pour l’abaisser et l’anéantir poétiquement comme le reste de l’univers. — Il déborde de sensibilité131 : lorsque, planant sur le monde, il se balance dans sa légère nuée poétique, ses larmes brûlantes tombent comme une pluie d’été qui rafraîchit la terre. Géant toujours chaussé du cothurne, il porte en sa main le {p. 101}masque tragique132. C’est pourquoi Socrate dit, dans le Banquet de Platon, qu’il appartient au même homme de traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai poète comique est en même temps poète tragique133.

Chassé-croisé §

Le comique n’est donc pas le contraire du tragique, comme on l’a dit. Le fleuve de la tragédie, dans Shakespeare, ne roule pas seulement çà et là quelques paillettes d’or comique, mais tous ses flots sont phosphorescents. Le feu pathétique d’Hamlet, comme le feu de joie de Falstaff, jaillit sans interruption en étincelles humoristiques134.

Saut périlleux §

Comme un aigle ne laisse dans son voisinage subsister d’autres oiseaux que les aigles, une bonne définition paraît : toutes les autres ne sont déjà plus135. — Le comique est le contraire du sublime136. Or le sublime est l’infiniment grand ; donc le comique est l’infiniment {p. 102}petit137. Il annuité ce qui est, donne l’être et l’empire à ce qui n’est pas, précipite au fond de son creuset tout ce qui a le moindre semblant d’apparence, et pulvérise la grandeur à l’infini.

Danse sur la corde §

(À la fin la corde casse, et les danseurs tombent qui sur les pieds, qui sur la tête, au milieu du brouhaha général.)

Le comique est le contraire du sublime. — Dansons ici, auteur et lecteurs, dansons, le balancier en main, sur la chaîne de fleurs d’un syllogisme bien tendu138. — Le sublime ambitionne les termes généraux qui ont de la noblesse : le comique doit donc rechercher les expressions individuelles à l’adresse des sens139. Un chapitre long d’une coudée, a dit le divin Sterne, et ailleurs : cela ne vaut pas un liard rogné140. Sterne n’est lui-même qu’un arrière-petit-fils du curé de Meudon, l’aïeul de tous les humoristes141. Rabelais énumère tous les jeux de Gargantua. Là jouait :

{p. 103}au flux,
à la prime,
à la vole
à la pille,
à la triumphe,
à la Picardie,
au cent,
à l’espinay,
à trente-et-ung,
à pair et sequence,
au lansquenet,
……………………
etc., etc., etc . 142

Il en nomme deux cent seize. Mais Fischart, l’un des petits-fils de Rabelais, plus comique une fois que son grand-père, a cité jusqu’à cinq cent quatre-vingt-six jeux. Je lésai comptés tous, et cela m’a bien ennuyé143. — Le sublime dit : une armée plus nombreuse que les étoiles du ciel et que les sables de la mer. Pantagruel, dit le comique, transporta au pays conquesté 9 876 543 210 hommes, sans les femmes et petits-enfants144. Le sublime, tombant à genoux145, s’écrie {p. 104}épouvanté : Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour146. Le comique taille sa plume et raconte : Micromégas tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d’une rognure de l’ongle de son pouce, il fit sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille. La circonférence de l’entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l’équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l’ongle : de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. Puis il leur demanda s’ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l’anéantissement, et ce qu’ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines147. — Le sublime chante que l’homme est le roi de la création ; mais le comique le montre tremblant de peur entre les bras d’un grand singe qui le flatte doucement avec sa patte148. — Le sublime est le troubadour qui récite, tôle nue et à distance, des vers épiques à la table des rois ; le comique est le petit chien impertinent qui saule sur la table du festin, salit les plats d’argent et d’or, met les rois en colère, le menu peuple en liesse, et mord en se {p. 105}sauvant le pied du troubadour. — L’architecte héroïque se cache derrière son œuvre, qui semble s’élever toute seule aux sons de sa musique, comme Thèbes aux doux accords de la lyre d’Amphion. Le démolisseur humoriste doit savoir danser sur la tête au milieu des ruines qu’il entasse ; il doit savoir rêver eu pleine veille, tournoyer à jeun comme s’il était ivre, paraître toujours pris de vertige, écrire en tenant sa plume à l’envers, effacer à mesure chaque trait de son dessin sous l’enchevêtrement des arabesques, jeter la préface au milieu, les réflexions dans le drame, les bêtises dans les réflexions, et l’épilogue avant le titre ; il doit unir Héraclite et Démocrite, et faire le Solon eu démence, pour pouvoir dire au monde la vérité qui rebute, quand elle est servie seule, mais qui s’avale avec le reste dans une olla-putrida149.

Cotillon §

Les plus grands comiques ont été pasteurs ou curés. {p. 106}Rabelais, Swift, Sterne appartenaient à l’état ecclésiastique. Au-dessous de ces géants de l’humour, il est un fils de pasteur que l’on pourrait citer150. Les peuples les plus sérieux sont aussi les plus comiques ; l’Anglais d’abord, puis l’Espagnol151. — Nous manquons de comique, parce que nous manquons de sérieux et que nous avons mis à sa place l’esprit152.

Pastourelle §

Le persiflage, gamin de Paris153, a jeté bas d’un coup de pied la barrière élevée par la nature entre la comédie et la satire. Alors, volant un houx dans le bois sombre de Juvénal, il l’a planté sur la ligne de séparation, dans le lit du ruisseau de l’épigramme qui coule entre les deux royaumes154 ; puis il a greffé sur ce houx une branche d’un rosier de Shakespeare. Mais il n’a produit qu’une plante monstrueuse qui n’est ni la satire ni la comédie155. — La satire tonne et s’indigne contre {p. 107}les vices individuels, trop sérieux pour être joués. La comédie se joue de la folie universelle, trop folle et surtout trop universelle, pour mériter l’indignation156. La satire attache à son pilori des fous responsables et corrigibles, et les fouettant jusqu’à ce qu’ils s’amendent, ne cesse point de les flageller. La comédie pose sur la tête de l’Humanité une couronne de fleurs, et la conduit souriante aux Petites-Maisons. — Moins une nation ou une époque est poétique, plus elle change facilement la comédie en satire. Moins une nation ou une époque est morale, plus elle change facilement la satire en comédie157. — À la base de quelques-unes de leurs œuvres comiques les Français ont mis le sérieux du vice, et dans les autres ils ont supprimé la vertu et le vice, en faisant passer sur le vice, la vertu et toutes choses, l’esprit, ce niveleur universel158.

Entrée des domestiques avec les plateaux §

De toutes les nations lettrées la France est la moins comique et la moins poétique159. — La poésie française réduit tout ce qui est grand dans la nature aux proportions {p. 108}de mets d’apparat servis sur des plats de cristal160. Elle ne connaît pas l’homme en général, mais l’homme du monde161, et ne connaissant pas l’homme naturel, elle a beau dessiner des types abstraits, elle ne fait que des portraits d’individus162, et non l’image éternelle de l’homme, comme Shakespeare. Tantôt elle reflète le monde réel dans sa nudité prosaïque. Tantôt elle reflète le monde artificiel dans sa mensongère élégance. Elle est vulgaire jusqu’au dégoût, ou polie jusqu’à la fadeur. De même que la société russe, la poésie française manque d’un tiers-état163. — L’art n’est pas un plat miroir reproduisant telle quelle la réalité élégante ou vile. C’est une lanterne magique qui la transforme poétiquement. La réalité a pour symbole une planche partagée en cases sur laquelle le poète peut jouer le vulgaire jeu de dames ou le royal jeu d’échecs, selon qu’il ne possède que de simples morceaux de bois rond, ou des figures artistement taillées164 — Le besoin d’effacer en soi toute originalité pour se faire une surface unie a donné aux Français pour les termes généraux un goût contraire au vrai style comique. De même que les expressions générales, ils aiment les sentences générales165. Ainsi le duc Ernest Ier faisait {p. 109}graver sur les gros sous des versets de la Bible ; mais les habitants du duché de Gotha n’en péchèrent pas moins166. Ainsi Euripide débitait des maximes ; mais Aristophane, nouveau Moïse, fit tomber sur lui sa pluie de Grenouilles, pour le punir de sa morale affadissante167. — La tragédie française est non seulement terriblement froide, mais aussi froidement terrible. Car elle aiguise sur la glace son poignard de Melpomène, et sur la glace la plus dure qui soit au monde, je veux dire la vie raffinée des salons168. — La comédie française n’est qu’une épigramme prolongée169.

Après le punch §

— Monsieur Richter, vous avez chaud. Reposez-vous, et dites-moi ce que vous pensez de Molière.

— Je pense, Monsieur, qu’il ne faut point tomber dans l’excès de William Schlegel. Ce critique n’a jamais su que blâmer trop ou louer trop170. L’Impromptu de Versailles est une belle chose171. Dans cette comédie unique, si je ne me trompe, sur le théâtre français, {p. 110}Molière met en scène sa propre personne, et se joue hardiment de tout le monde comme de lui-même : ce qui est, vous le savez, Monsieur, un des éléments du vrai comique. Mais dans ses pièces dites régulières, je ne vois que l’abaissement, vers la cour172, d’un poète qui eut pu être grand et qui avait du génie, témoin L’Impromptu de Versailles. Ce qui manque à son comique, voyez-vous, Monsieur, c’est l’humour. Car, pour s’élever jusqu’à cet humour dont je vous parle, le comique… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie, le comique venant à passer de la région objective où l’ombre et la lumière se découpent nettement sous les rayons du soleil plastique, dans la région subjective… écoutez bien ceci, je vous conjure ; dans la région subjective où tout vacille et danse aux romantiques clartés de la lune ; le comique, dis-je, doit, pour s’élever jusqu’à l’humour, produire au lieu du sublime ou de la manifestation de l’infini… soyez attentif, s’il vous plaît, une manifestation du fini dans l’infini, c’est-à-dire une infinité de contraste, en un mot une négation de l’infini173. Voilà justement ce qui fait que Molière est un assez méchant poète comique.

Chapitre III. — Du drame comique.
Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel §

{p. 111}Tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise.
                    Le Festin de Pierre, acte V, scène ii.

Création du monde. — I. William Schlegel. — Méthode pour définir la comédie. — II. En quoi le drame antique diffère essentiellement du drame moderne. — Histoire de l’Absolu. — Théorie de la tragédie. — III. L’Antigone de Sophocle. — Les Euménides d’Eschyle. — Sommet de la perfection tragique. — IV. Euripide. — Altération de la tragédie. — Pourquoi Rome n’eut point de théâtre. — V. Influence du christianisme sur l’art dramatique. — Parenté de la tragédie moderne avec la comédie. — VI. Théorie de la comédie. — VII. Les Chinois. — Aristophane. — Altération de la comédie. — La satire romaine. — VIII. Grandes divisions de la comédie moderne. — IX. Falstaff. — Le comique humoristique et Jean-Paul. — X. Molière. — XI. Don Quichotte comparé à Gœtz de Berlichingen, à Charles Moor et aux héros de romans. — Sancho Panza. — Sommet de la perfection comique.

Avant la création du monde, Dieu, principe éternel des choses, s’ignorait lui-même au sein de la matière cosmique disséminée dans l’espace. Il se chercha dans la condensation et l’organisation des corps célestes, {p. 112}dans l’éclosion des végétaux, dans la progression du règne animal ; il se trouva et se connut dans l’homme. Le Divin est le fond de la nature humaine174

Le tragique est le conflit du Divin aux prises avec lui-même dans l’Humanité.

Le comique est le contraire du tragique.

I §

Le comique est le contraire du tragique. — M. de Schlegel avait compris cette vérité. Mais, dépourvu d’esprit philosophique, il n’était pas capable de pénétrer la vraie nature de la comédie non plus que de la tragédie, et dans les puérils excès de sa réaction contre la critique française il se prit d’une admiration affectée pour les productions les plus médiocres, à tel point {p. 113}qu’il eut un jour l’effronterie175 de comparer publiquement à Aristophane un misérable farceur nommé Legrand.

Le comique est le contraire du tragique. Pour connaître le comique, j’approfondirai donc l’essence du tragique. Mais, comme l’essence d’un art ne se révèle pleinement que dans l’ensemble de son développement historique176, l’histoire générale de la tragédie forme, avec la théorie sommaire de cet art, l’introduction nécessaire et naturelle d’une étude spéciale de la comédie.

II §

Un petit nombre de sentiments constituent le fond divin de la nature humaine. L’amour de la patrie, l’amour paternel ou maternel, l’amour proprement dit, la piété filiale, la tendresse des frères et des sœurs, la tendresse conjugale, l’ambition, la fidélité, l’honneur ; {p. 114}les voilà tous, ou peu s’en faut. Seuls, ces sentiments sont pathétiques, et seuls, ils sont les motifs éternels de la tragédie177. Oreste et Hamlet, Antigone et Cordélia, Agamemnon, Œdipe, Macbeth, Othello, les personnages tragiques de tous les temps n’ont agi que par leur impulsion.

Mais voici entre la tragédie grecque et la tragédie moderne une différence profonde. Dans la première les sentiments avaient un caractère de généralité simple, pur, élevé ; ils sont devenus dans la seconde plus riches, plus profonds, plus intimes. L’amour et l’honneur, les plus personnelles des passions, à peine touchées par l’art antique, font dans notre monde chrétien l’intérêt fondamental de la plupart des tragédies. Leurs personnages se replient sur eux-mêmes, se drapent dans leur propre individualité, et ont tous je ne sais quel accent lyrique178, au lieu que dans le théâtre grec les héros dramatiques, pleins d’une passion solide et généreuse, telle que l’intérêt d’une cité ou d’une armée, le devoir d’ensevelir un frère, de venger un père assassiné, étaient tout entiers à l’action extérieure.

{p. 115}Or si l’on veut savoir pourquoi l’élément subjectif a remplacé notre scène tragique l’antique objectivité, il est évident qu’il en faut chercher la raison non dans telle ou telle cause secondaire, qui ne serait elle-même qu’un effet par rapport à une cause plus générale, mais dans l’histoire même de l’Absolu.

L’Esprit universel, après s’être adoré en Asie dans la nature et dans les formes colossales de la matière inanimée, puis en Égypte, dans le règne animal, eut pour la première fois conscience de son humanité en Grèce ; non encore comme individu, mais comme société politique. Les idées et les sentiments, qui sont le fondement de la vie sociale, furent personnifiés dans les Dieux. Jupiter symbolisa l’ordre public et l’autorité de l’État ; Cérès, l’agriculture, c’est-à-dire la propriété laborieuse du sol, avec ses conséquences et ses garanties, les lois civiles, le mariage, la paix et tous les principes de la civilisation ; Junon figura le lien conjugal ; Vénus et son fils, les passions de l’amour physique ; Minerve, la valeur militaire et la sagesse des tribunaux, et elle apparut en même temps comme la divine et vivante image du génie de la ville d’Athènes. Rome n’eut point, à proprement parler, d’autres Dieux que Rome même. Le patriotisme était la seule vertu et la seule passion d’un bon citoyen romain. Mais avec le christianisme, l’esprit pénétra jusqu’au fond de sa nature spirituelle. L’âme de chaque homme devint le sanctuaire intime de la Divinité. L’individu comme tel, {p. 116}l’individu séparé du corps social, séparé même Je son enveloppe corporelle, acquit à ses propres yeux et à ceux d’autrui une valeur infinie, la valeur d’un être immortel racheté par le sacrifice de l’Homme-Dieu. La terre ne fut plus qu’un lieu d’exil, la vie que le rêve d’une ombre, et la mort, anéantissant ce qui n’était point, prit la force d’une double négation ; elle délivra l’esprit de son élément fini, et lui ouvrit les portes de la vraie et réelle existence179.

Voilà pourquoi l’élément subjectif domine dans toute notre poésie, et jusque sur notre scène. Voilà pourquoi notre lyre rend un plus beau son que celle des anciens. Mais qui de nous ou des Grecs a réalisé le plus parfaitement l’idéal de la tragédie ?

Le tragique, c’est la guerre des Dieux dans l’Humanité, c’est la discorde de ce petit nombre de sentiments pathétiques que j’ai tous nommés, et qui constituent le fond divin de la nature humaine. — Les Dieux sont unis dans l’Olympe, où Hébé leur verse, avec l’ambroisie et l’éternelle jeunesse, l’éternelle sérénité. Le cœur de l’homme peut être aussi le lieu de leur bonne harmonie. Dans une large poitrine humaine tous les sentiments pathétiques peuvent battre à l’unisson, et le cercle entier de l’Olympe siéger pacifiquement180. Mais {p. 117}cette largeur est rare, et la concorde des Dieux dans l’Humanité n’est qu’un beau rêve. Ici, les affections de famille font taire les intérêts de la cité. Là, le salut public refoule au fond du cœur d’un général d’armée la tendresse paternelle. Dans cette jeune fille, la douce voix de l’amour couvre celle de l’honneur personnel. Dans ce fier héros, la loi sévère du devoir, du sang à verser pour laver un affront, parle plus haut que l’amour. C’est de ce conflit que naît le tragique. Il consiste donc, non dans l’opposition du bon et du mauvais principe, de Dieu et de Satan, de l’esprit et de la chair, mais dans la contradiction de deux bons principes, également moraux, légitimes et sacrés, manifestations partielles l’un et l’autre de l’Esprit divin qui est dans l’homme. Si la guerre s’allume au sein de l’incorruptible Vérité, de la Substance morale, c’est parce qu’en tombant dans le monde de la réalité et de l’action elle s’est dispersée çà et là et comme éparpillée dans des passions individuelles, qui, n’ayant part chacune qu’à un moment exclusif de l’unité de son essence, se déterminent, s’opposent et se contredisent. Le spectacle de la lutte divine qui s’engage alors est sublime ; il frappe l’âme d’une terreur religieuse et d’une pitié pleine d’admiration, d’une terreur et d’une pitié purifiées, comme le veut Aristote. Sur la scène solennellement {p. 118}émouvante, où des personnages à la fois héroïques et criminels combattent pour le triomphe d’un droit saint en lui-même, mais inique en ce qu’il ne peut triompher que par la ruine d’un autre droit inviolable, plane, jusqu’à la catastrophe finale, l’ombre de la Némésis tragique, comme l’Harmonie suprême et la Justice absolue, qui brisera la justice relative de toutes les volontés particulières, pour rétablir l’accord rompu entre les idées morales, et opérer ainsi la réconciliation intérieure du Divin rentré dans son repos181.

III §

Or, l’exemple le plus magnifique par lequel cette théorie puisse être rendue sensible, le chef-d’œuvre le plus parfait de l’art tragique, c’est l’Antigone de Sophocle182. Étéocle, roi de Thèbes, et Polynice, chef de l’armée ennemie, venue d’Argos, frappés par leurs {p. 119}mains fratricides, sont tombés sous les murs de la cité thébaine ; l’armée argienne a fui. Créon, le nouveau roi, ordonne que les derniers honneurs soient rendus à Étéocle, mort en combattant pour la patrie. Mais quant à Polynice qui voulait détruire sa ville natale, Créon fait proclamer devant tous les citoyens la défense de l’ensevelir, sous peine de la vie, afin que son corps maudit, exposé nu à la corruption, devienne la pâture des oiseaux et des chiens. Par cette mesure, il honore Jupiter, protecteur de la cité ; mais il amasse sur sa tête la colère des Dieux infernaux, sombres vengeurs des liens du sang. Antigone, sœur du mort, ose, au mépris du décret royal, couvrir de poussière le cadavre de Polynice et faire des libations sur sa tête chérie. Elle n’a point hésité à braver Jupiter. Créon n’hésite pas non plus à l’accabler de toute la rigueur de la loi, et dans l’ironie de son impiété, il la fera descendre vivante au séjour de Pluton, le seul dieu qu’elle révère183, afin que Pluton montre sa puissance en la dérobant à la mort, ou qu’elle sente enfin, mais trop tard, combien il est superflu d’adorer les Divinités de l’Hadès184. Sur le point d’être envoyée à un supplice horrible, la sœur de Polynice, jusque-là inébranlablement préparée {p. 120}à toutes les conséquences du crime qu’elle a voulu commettre, sent son cœur faillir ; elle pleure ; elle trouverait quelque consolation dans la sympathie de ses concitoyens. Mais ceux-ci, pénétrés d’une crainte respectueuse pour Jupiter et les lois de la cité, restent froids, et lui répondent gravement :

Des morts qui nous sont chers le culte est respectable ;
Mais de nos rois le sceptre est digne aussi d’honneurs.
Qui les brave, se perd : ta nature intraitable
Te fit rebelle aux lois, et c’est pourquoi tu meurs185.

Antigone est enterrée vive.

Sans amis, sans époux, sans larmes, je m’en vais
            Là-bas, dans la contrée
Où mes yeux du soleil ne verront plus jamais
            La lumière sacrée.
De l’hymen, du bonheur l’espoir était venu
            À ma jeunesse amère :
Je péris fiancée, et sans avoir connu
            La douceur d’être mère.
Vierge encore, j’entre, au seuil d’un avenir plus beau,
            Dans la nuit glaciale.
La mort est mon époux, et ce sombre tombeau
            Ma chambre nuptiale.
Pour avoir été juste, une barbare loi
            Ordonne que je meure,
Dieux saints ! et tous les fronts rougissent devant moi,
            Et personne ne pleure186 !

{p. 121}De son côté, l’impiété de Créon ne demeurera pas impunie ; Jupiter ne le sauvera pas de la vengeance des Dieux souterrains. Déjà le devin Tirésias est venu l’avertir que tous les autels étaient souillés des lambeaux arrachés par les oiseaux et les chiens au cadavre de l’infortuné fils d’Œdipe. Sous les yeux mêmes du roi, son fils Hémon, fidèle amant d’Antigone, se perce de son épée, et quelques instants après on lui annonce qu’Eurydice sa femme a suivi Hémon aux enfers. Quelle est donc cette puissance supérieure à Jupiter, à Pluton, à toutes les Divinités de l’Olympe et de l’Hadès ? C’est le Destin, dans lequel on doit voir non une fatalité aveugle, mais la nécessité morale qui termine le combat des Dieux187.

L’issue de ce combat n’est pas toujours sanglante. Elle peut être pacifique, comme dans le troisième drame de l’Orestie d’Eschyle, Les Euménides, qui appartient néanmoins à la tragédie sous sa forme la plus austère. Clytemnestre, en assassinant Agamemnon par un juste retour, lui avait fait expier le sacrifice d’Iphigénie immolée justement aussi188 pour le salut des Grecs. Oreste, vengeur de son père, a frappé le {p. 122}sein qui la porte. Est-il coupable ou innocent ? Tel est le débat qui s’agite devant l’Aréopage d’Athènes. Les Furies chargent de leurs accusations et de leurs clameurs l’enfant de Clytemnestre défendu par Apollon. Elles font valoir avec force les liens de la parenté naturelle, les liens qui attachent un fils à sa mère. Si elles n’ont point poursuivi l’épouse d’Agamemnon, c’est qu’elle n’était pas du même sang que l’homme qu’elle a tué. Mais elles s’acharnent à Oreste, parce que la femme dont il a osé devenir le meurtrier l’avait formé et nourri dans ses entrailles. Apollon oppose à ce rapport purement naturel le droit moral de l’époux, et ici la gravité du génie d’Eschyle est digne d’être éternellement admirée. L’obligation fondée sur un choix libre et volontaire, qui unit à l’homme la compagne de sa vie, est d’un ordre plus élevé que le lien nécessaire par lequel un enfant tient à ses parents. Car le véritable principe du mariage n’est pas l’amour physique et l’attraction mutuelle des sexes, c’est une sympathie spirituelle et morale sentie et reconnue de part et d’autre ; par là le nœud conjugal relève non de l’aveugle nature, mais de la liberté intelligente de l’esprit. Apollon soutient en même temps le droit sacré du prince, qui est l’auguste tête de la société politique. Les deux parties entendues, les juges vont aux voix. Mais le nombre des suffrages se trouva égal de chaque côté. Alors Minerve, la vivante Athènes, ajoute dans la balance son vote divin, par lequel Oreste est absous, et les Euménides, {p. 123}ainsi qu’Apollon, reçoivent dans la cité des honneurs avec des autels189.

L’Antigone, avec son dénouement ensanglanté, Les Euménides, avec leur pacification finale, nous montrent la tragédie dans toute sa pureté. Le tragique, ce n’est pas le sort des personnages, le châtiment effroyable du crime ou le malheur attendrissant de l’innocence ; c’est la contradiction accidentelle des différentes phases de la Vérité morale, formant pour l’imagination poétique le cercle des Dieux190 et leur retour nécessaire à l’identité. Voilà les ressorts profonds du drame. Quant aux acteurs visibles, puisque chacun d’eux ne renferme en lui-même qu’un moment de l’Unité divine, ils doivent, sans être de pâles et froides allégories, manquer de richesse intérieure. Loin d’être morts, ils sont pleins de vie, mais d’une vie en quelque sorte idéale. Les héros d’Eschyle et de Sophocle débordant du Dieu qui les anime, pénétrés en tous sens du sentiment énergique et profond de leur droit, sont possédés, emportés tout entiers parleur passion unique. Ils ne doutent pas d’eux-mêmes ; ils n’examinent jamais leur propre cause ; ils n’admettent point que la cause d’autrui pu {p. 124}d’un seul bloc. Calmes, solides, exempts des inconséquences et des faiblesses dont l’individualité se compose, ils s’élèvent à cette haute généralité, à cette absence de caractère, qui est le sommet de la beauté plastique191.

Pendant qu’ils se précipitent l’un contre l’autre de tout l’élan de leur vertu exclusive, le chœur représente la majestueuse et paisible harmonie de l’Idée divine, dont chacun d’eux ne personnifie qu’un côté. Le chœur, c’est la scène spirituelle192 du théâtre antique ; c’est la conscience sereine des spectateurs. Ferme dans sa foi religieuse complote, il maintient la neutralité la plus absolue, et rendant à tous les Dieux un honneur égal, il éprouve pour l’action qui se passe sous ses yeux une sorte d’horreur. Mais, sensible à l’héroïsme et à tout ce qui est moral et vrai, il professe pour chaque personnage pris à part une profonde estime, un sérieux {p. 125}intérêt et une haute admiration. Tantôt il les avertit, avec compassion, de leur destinée, ou solennellement les rappelle au culte de la Divinité qu’ils offensent ; tantôt il célèbre, dans un chant magnifique, et leur propre courage et la vertu divine qui agit en eux.

IV §

Le comique est le contraire du tragique. Avec Euripide, cette contradiction s’efface ; dans la tragédie moderne, elle n’existe plus. Mais cette forme altérée de l’idéal tragique est encore admirable. C’est comme une galerie de la plus riche architecture, qui conduit le philosophe du temple de Melpomène au temple de Thalie.

Euripide est la première, mais non la plus belle colonne de ces propylées. S’il fit descendre la tragédie des hauteurs de l’impersonnalité divine dans des régions plus humaines et plus personnelles, il ne creusa pas profondément la personnalité de l’homme. Le conflit des idées morales cessa d’être la substance de l’intérêt tragique, et le chœur rendu par là utile ne fut plus qu’un sentencieux hors-d’œuvre. La contradiction, auparavant extérieure, qui divisait les Dieux, devint intérieure, et les héros perdirent leur belle solidité plastique. {p. 126}Ils se montrèrent irrésolus, chancelants, ballottés. Ils tombèrent dans le pathétique sentimental, et les larmes qu’ils firent couler ne furent plus des larmes d’admiration193. Ils tombèrent dans le scepticisme, et les idées, qui sont le fondement éternel de la Famille et de la Société, furent analysées, discutées et quelquefois raillées sur la scène irréligieuse.

Rome n’eut point de théâtre. La vertu romaine, virtus romana, était contraire au développement de l’art dramatique, autant que la vertu grecque l’αρετή des héros y avait été favorable. Les héros possédaient en eux-mêmes le principe divin de leurs entreprises générales. Leurs actions, partant de leur personnalité comme centre, enveloppaient toute la société dans un cercle d’activité généreuse. Bienfaiteurs des hommes, auxquels ils enseignaient l’agriculture, te mariage et la politique, constructeurs des villes, fondateurs des États, l’ordre social venait d’eux ; c’était leur création et comme une émanation de leur personne194. Mais la Cité romaine était une divinité antérieure et supérieure à tous ses grands hommes. L’héroïsme de ses citoyens {p. 127}était de s’immoler à son ambition égoïste et froide avec tous les Dieux qui battaient dans leur sein195. Il fallait qu’elle marchât à la conquête du monde, et devant son char militaire ils prosternaient leurs personnes et leurs affections de famille.

V §

L’individu connut son prix, lorsque l’Esprit absolu se saisit lui-même et se révéla dans un homme, qui enseigna à ses frères ou plutôt leur montra comment ils pouvaient aussi s’unir avec Dieu196, et l’importance infinie conquise par la personne humaine est le trait le plus profond et le plus général du changement survenu alors dans la conscience du monde, puis dans l’art dramatique, cette représentation idéale que l’Humanité {p. 128}se donne à elle-même du drame divin développé par elle dans l’histoire. Les intérêts généraux de la Société, les droits de la Famille, toutes ces idées morales pour lesquelles les hommes de l’âge héroïque avaient combattu, qui combattaient en eux, et dont la lutte plus qu’humaine est l’essence du tragique, furent reléguées à l’arrière-plan sur le théâtre comme dans la vie. Mais elles ne disparurent pas entièrement du monde, qui ne pourrait s’en séparer sans périr, ni de la scène tragique, qui ne pourrait les rejeter sans perdre son caractère distinctif.

Ainsi, dans la tragédie d’Hamlet, les ambassadeurs d’Angleterre et le prince de Norwége Fortinbras ne permettent pas au spectateur d’oublier que les destinées du Danemark sont en jeu. Ainsi, dans Roméo et Juliette, l’ambition rivale des Montaigu et des Capulet est le fond substantiel sur lequel se dessine la passion des deux amants197. Mais ce n’est pas le Danemark qui m’intéresse, c’est Hamlet ; et dans Hamlet, ce n’est pas le devoir terrible et sanglant du fils comme dans Oreste, c’est Hamlet lui-même. Il n’a rien à respecter. Sa mère est innocente du meurtre de son père. Le meurtrier est un « coupe-bourse de l’empire et des lois » pour lequel il a le plus profond mépris, et que la couronne {p. 129}ne rend pas sacré à ses yeux. La personne d’Hamlet est seule pathétique, sa noblesse, sa mélancolie, sa destinée, qui est de périr parce qu’il ne sait pas agir198. Ce n’est pas la famille des Montaigu, ni celle des Capulet qui nous importe ; c’est Juliette, c’est Roméo, c’est leur amour « infini comme la mer », mais semblable aussi à une fleur fugitive éclose dans la vallée de ce monde, épanouie le matin, et brisée à midi par l’orage.

L’intérêt romanesque, qu’inspirent la passion et la personne des amoureux, a remplacé l’intérêt plus élevé et surtout plus solide qui s’attachait dans le théâtre antique aux droits des époux ou des parents199. L’importance nationale qu’avaient les anciens héros, a également cédé la place à l’importance toute personnelle du chevalier susceptible, qui fait le bien parfois, mais pour plaire à sa dame, et plus souvent, au nom de cette divinité, lave dans des flots de sang précieux une offense imaginaire à son honneur200 En somme, la tragédie {p. 130}a perdu sa base substantielle et vraie, qui est la guerre des Dieux, c’est-à-dire des sentiments à la fois généraux et généreux de l’âme humaine., dans le for intérieur de la Famille et de la Société.

Ces sentiments sont en petit nombre ; leur conflit n’est jamais qu’un duel ; les événements extérieurs ne peuvent pas empêcher la lutte de courir à son dénouement nécessaire, le retour du Divin à l’unité absolue de son essence : de là la simplicité du drame grec. Mais la tragédie moderne est encombrée de personnages, et les incidents s’y multiplient au gré de l’imagination du poète, parce qu’ici toute chose est bonne, propos hors du sujet, situations extraordinaires, interruptions de l’action dramatique, embarras compliqués de l’intrigue, toute chose est bonne qui peut servir à ce premier dessein du poète moderne : faire vivre des êtres individuels et réels, peindre des caractères201. Or la tragédie sort par là de sa véritable nature, et touche aux confins du comique.

{p. 131}J’ai traversé d’un pas lent et religieux le temple de Melpomène. J’ai parcouru précipitamment, sans écouter ma curiosité, la galerie si intéressante qui joint ce temple à celui de Thalie. J’entre dans le sanctuaire de la Déesse.

VI §

Car c’est un sanctuaire. L’Art n’est pas plus un hochet amusant qu’un instrument utile202 au service de la morale ou de la religion. Libre et contenant en lui-même sa fin, il a, dans son indépendance, son propre sens moral, son propre sens religieux, grave, élevé, profond203. Symbole plus ou moins clair, plus ou moins magnifique de l’Idée divine, l’Art n’est jamais tombé, il ne peut pas tomber en contradiction avec cette Substance éternelle, manifestée par lui d’une manière plus pure et plus vraie dans ses créations hautement générales, qu’elle ne peut l’être par la Nature et par l’Histoire ; par celle-là, dans ses plus belles productions, toujours imparfaites et grossières ; par celle-ci, dans ses plus grands faits, toujours mêlés d’accidents sans {p. 132}logique et sans signification204. La comédie est un symbole moins clair, moins magnifique, de la Vérité morale, que la tragédie ; mais, puisqu’elle est un art et un art important, je puis affirmer a priori qu’elle la représente à sa manière, que certainement elle ne la contredit pas, et que si des poètes comiques l’ont contredite, ce sont de mauvais comiques et de mauvais poètes.

Aussi, bien que la comédie soit le contraire de la tragédie, il n’est pas possible que le Divin, dont l’éclatante victoire couronne le drame tragique, soit vaincu sur la scène comique au dénouement205 ; il n’est pas possible {p. 133}, que les idées vraies et les bons sentiments de l’homme subissent finalement une défaite, et que la Société, la Famille, l’État, le véritable amour, le véritable honneur, l’ambition dans ce qu’elle a de légitime et de noble, voient sur ce nouveau théâtre se consommer au dernier acte la destruction réelle de leurs droits. J’ai vu le triomphe réel de ces idées et de ces sentiments dans l’apparente ruine de leurs droits, {p. 134}quand, tout à l’heure, le chef-d’œuvre de Sophocle et de la tragédie me montrait le duel à mort de deux vérités morales, sacrées en elles-mêmes, mais partielles, exclusives et contradictoires, filles de l’Absolu, mais détachées et précipitées de son sein sur la scène du monde, et, depuis cette chute, fatalement destinées à lutter l’une contre l’autre et à périr toutes deux, afin que la mort venant anéantir le néant de leur existence {p. 135}finie, et les délivrer de la contradiction qui les mettait aux prises, leur permît de reprendre leur vol, libres et réconciliées, vers le royaume de leur Père. Mais ce que la comédie détruit, ce ne sont point ces idées indestructibles, qui ne peuvent périr que pour ressusciter à la vie divine de l’Identité absolue : c’est leur masque impudent et leur mensongère apparence ; ce n’est pas le monde idéal, c’est le monde renversé, c’est le Divin déjà détruit par lui-même. La Vérité morale reste inébranlable {p. 136}et intacte à côté des débris de tout ce qui s’enfle pour singer ou parodier sa puissance éternelle.

Ainsi, tandis qu’un État organisé selon son type naturel et vrai, ayant son chef politique et sa hiérarchie sociale, n’est pas un terrain propre à faction comique, un État démocratique au contraire, avec ses bourgeois envieux, vaniteux, badauds, fanfarons et brouillons, voilà le sol mobile qui convient par excellence à son libre déploiement ; parce que ce peuple inconséquent et absurde, sans cesse embouchant la trompette et rempli de défiance à l’égard de tous ses hommes supérieurs, se montre si radicalement incapable de se gouverner lui-même, que dans sa sottise il se détruit de ses mains. Et, tandis que la comédie ne se glisse point au foyer d’une famille conforme à sa véritable idée, dont le chef sait maintenir sur les siens son autorité naturelle, elle entre sans façon dans une famille désorganisée, où les maîtres sont devenus les serviteurs et les serviteurs les maîtres, où le père a perdu par sa faute le respect de ses enfants. Une pareille maison ouvre pour ainsi dire toutes ses portes et toutes ses fenêtres au comique, qui, de gaieté de cœur, peut venir y prendre ses ébats et en bonne conscience la ruiner, parce qu’elle est déjà une ruine.

Mais ici je touche au point le plus délicat du problème moral de la comédie, et à l’essence même de cet art.

Ce petit peuple, bouffi d’ineptie et de mauvaises {p. 137}passions, qui déblatère et se démène contre la saine politique et contre l’ordre social, ces enfants qui insultent à la majesté paternelle, sont réellement en guerre contre le Divin et non contre son apparence. La vanité de la lutte ne sera-t-elle donc sensible qu’aux spectateurs, qui, voyant la contradiction que la démocratie renferme en elle-même, voyant dans ce père insulté la destruction du caractère paternel, comprennent que rien n’est sérieux dans l’action qui se passe sous leurs yeux, et que d’un drame où rien n’est sérieux rien de redoutable pour la morale ne pourra sortir ? Non. Cela ne suffit pas. Il faut que les acteurs de la comédie sentent eux-mêmes le néant de leur rôle. Il faut que leur propre personnage soit aussi frivole, aussi nul aussi sot à leurs yeux qu’à ceux du public. Il faut qu’ils paraissent bien persuadés les premiers que tout ce qu’ils veulent et tout ce, qu’ils font n’est rien. Ce sentiment intime et transparent que les figures comiques doivent avoir de la profonde insignifiance de leurs desseins et de leurs actes est une condition essentielle de l’art qui n’est pas imposée par la morale seulement, mais qui résulte de la nature propre du comique.

L’on doit bien se garder de confondre le comique avec le risible. Les vices de l’homme ne sont pas comiques, et ils ne sont guère risibles non plus. L’absurdité en elle-même peut être risible, mais elle n’est point comique. Et d’ailleurs de quoi ne rit-on pas ? Les {p. 138}plaisanteries les plus fades ou du plus mauvais goût ont le privilège d’égayer les sots, et parfois de dérider les sages. On rit aux vérités les plus graves, pour peu qu’un mot nouveau s’y montre qui contredise nos habitudes. Tout contraste en général peut faire rire. Ce pauvre homme qui s’arrache les cheveux, crie et pleure sur la scène, croit-on qu’il soit bien difficile de le rendre risible ? Qu’on lui donne soixante ans et des cheveux gris, qu’on en fasse un amoureux, un jaloux et une dupe, et ce malheureux, digne pour le moins d’un blâme compatissant, puisqu’il souffre, va soulever un éclat de rire universel de gaieté moqueuse et d’antipathique dédain. Mais le comique est quelque chose de plus rare, de plus exquis, surtout de plus moral.

Il ne réside pas dans l’objet piteux et déconfit d’un rire étranger ; il réside dans l’identité du sujet et de l’objet du rire. Il ne s’ignore pas lui-même dans sa naïveté aveugle et bornée ; il a clairement conscience de tout ce qu’il est. Le comique, c’est à la fois l’extravagance de la volonté sans but et sans règle, qui échoue parce qu’elle vogue à la dérive à travers l’absurde, et la sécurité de l’homme fort, qui, se sentant bardé de fer et cuirassé contre sa propre fortune, brave les contretemps et rit quand son vaisseau sonne contre un écueil. C’est la sottise fragile qui se met elle-même en pièces, en bataillant contre la Vérité qu’elle ne peut entamer ; mais c’est aussi la sérénité olympienne de l’âme, indifférente au succès de ses entreprises folles, {p. 139}riant lorsque ses vains efforts se brisent, et voyant d’un œil calme sauter jusqu’à son temple les impuissants éclats de leur ruine. La sécurité dans l’extravagance, la sérénité dans la sottise, telle est l’essence du haut comique.

Produite par l’équilibre des passions conciliées dans l’âme heureuse et tranquille, ne puis-je pas appeler cette félicité intérieure de l’homme le sourire des Dieux, c’est-à-dire des sentiments pathétiques, remontés du théâtre sanglant de la tragédie humaine au séjour idéal de leur concorde harmonieuse ? Les Dieux en paix dans l’Olympe, les sentiments pathétiques en repos dans le cœur de l’homme, se délassent en contemplant la parodie de leur grand conflit sur la scène qu’ils ont quittée. Ils voient des passions mesquines, des intérêts égoïstes, des droits faux, des idées contradictoires en elles-mêmes, des volontés qui ne peuvent aboutir, engager une escarmouche burlesque. Ils voient cette mascarade irréligieuse se terminer par la déroute générale du mensonge et de la perversité, et leur majesté inviolable rit de la bataille et de son issue.

L’idée totale du comique se compose donc, en somme, de trois éléments :

1º L’absurdité de la personne humaine, en lutte contre le Divin ;

2º La félicité souriante des Dieux, qui savent combien vaine est la lutte ;

{p. 140}3º La synthèse de l’absurdité et de la félicité dans l’âme du personnage comique.

Qu’arriverait-il, en effet, si les deux premiers éléments, au lieu d’être confondus, restaient distincts et séparés, si les acteurs de la comédie n’étaient purement et simplement que des sots, et si les Dieux se contentaient de sourire soit dans la conscience des spectateurs, soit dans un chœur comique ? En dépit de la présence du chœur, la comédie manquerait de deux choses essentielles à l’art : de poésie et de moralité.

Elle manquerait de poésie. La comédie choisit ses personnages parmi les petites gens, les petits caractères et les petits esprits, parce que les natures de cet ordre étant moins capables de passions profondes sont plus propres à figurer sur une scène d’où le pathétique doit être entièrement exclu. Mais si ces petites âmes prennent au sérieux leurs petites passions, si elles s’enferment, sans rien apercevoir au-delà, dans les étroites limites de leur propre sottise, au point de poursuivre l’impossible, l’absurde et le faux avec une âpre volonté de réussir, puis d’être consternées et tout abattues par leur échec final, cette lourde et stupide impuissance de l’homme à s’élever au-dessus de sa propre contradiction offre le spectacle le plus pénible, et retient la comédie à terre bien loin de l’idéal.

Elle manquerait de moralité. La conscience n’est pas plus satisfaite que l’intelligence, à l’aspect d’un {p. 141}combat sérieux de l’individu contre le Divin, suivi de son désespoir sérieux après la défaite. Sottement révolté contre l’ordre éternel des choses, il est nécessaire qu’il soit vaincu ; mais cela n’est pas encore assez, et si la victoire lui tient à cœur, si la défaite lui est amère, qui ne voit que la morale n’est qu’à moitié contente ?

Il faut donc que le héros de cette lutte impossible combatte avec insouciance, succombe avec bonne grâce, et, au même instant, se relève le sourire sur les lèvres, montrant par là qu’il n’a lutté que pour rire. Il faut que le personnage de la comédie soit risible pour lui-même ; car s’il n’est risible que pour les spectateurs, il n’est point comique, et le drame imparfait se traîne dans un prosaïsme immoral. Il doit connaître tout le néant de ses folies, prévoir d’avance leur fin et l’accepter gaiement. De peur d’être entraîné dans la ruine de sa propre activité, il n’a garde de s’intéresser à ce qu’il fait ; son âme affranchie ne s’y absorbe point : il reste indépendant, voulant rester debout.

Ainsi, le dénouement du drame comique me montre le triomphe réel de la personne humaine dans sa destruction apparente, et le dénouement du drame tragique m’avait montré le triomphe réel aussi du Divin dans sa destruction également apparente. Je retrouve donc entre la comédie et la tragédie, son contraire, cette belle opposition symétrique qui avait d’abord semblé m’échapper et qui est comme la splendeur de la vérité de l’une et de l’autre théorie.

VII §

{p. 142}L’Orient n’a rien produit du premier ordre dans l’art dramatique.

Si la tragédie des Indiens est sans pathétique, sans véritable intérêt humain, parce qu’elle roule presque tout entière sur la violation de quelque usage puéril consacré par leur théocratie, la comédie des Chinois est encore plus insignifiante. Car la liberté de l’individu et la conscience de cette liberté sont tout à fait indispensables à cet art206.

La démocratie à Athènes sur les ruines de l’ordre politique et social des temps héroïques, la mythologie parodiant la nature des Dieux, le scepticisme sur la place publique, dans les familles et au théâtre, les idées morales en dissolution et la tragédie en décadence, {p. 143}tel est le monde comique où d’abord nous sommes introduits par Aristophane. Ce grand poète occupe dans son art le même rang que Sophocle dans le sien. Seul il a parfaitement réalisé l’idéal de la comédie. Ses personnages, comiques non pas pour autrui seulement, mais surtout pour eux-mêmes, ne paraissent jamais sérieusement malheureux, parce que, étant au-dessus de leur sottise, ils sont au-dessus de leur fortune. Ce qu’il attaque, renverse et laisse sur le carreau, ce n’est pas eux, et ce ne sont pas non plus les idées éternelles de la morale, de la religion, de l’art et de la politique ; c’est le mensonge du Divin. Il immole l’absurde et le faux à la vérité qu’il respecte207. Bon citoyen, bon patriote, conservateur de l’ordre social et de la paix, il donne au peuple le spectacle hardi de sa corruption morale, de sa turbulence étourdie, de sa faiblesse crédule et de son imbécile confiance en ceux qui le perdent. Il tourne en ridicule non seulement les idoles de la tribune, mais les grands dieux de l’Olympe eux-mêmes, dans ce qu’ils ont de contraire à la majesté de la nature divine. En effet, la substance identique et {p. 144}impersonnelle de Dieu se dissout dans la mythologie en un cercle de divinités différentes et même contradictoires, qui sont autant de personnes morales, et comme l’antiquité païenne ne conçoit pas encore la personne morale sous la forme de l’esprit immatériel, ces divinités ont un corps ; dès lors elles sont sujettes à toutes les passions humaines208. Il est impitoyable pour les sophistes, qui, en enseignant que tout est probable, c’est-à-dire que rien n’est vrai, qu’en chaque question le pour et le contre peuvent également se soutenir, sapaient les anciennes mœurs avec les anciennes convictions. Il est impitoyable surtout pour Euripide, pour les larmes de ses héros, plus attendrissants que pathétiques, pour leur casuistique subtile, leurs maximes souples et molles, et les fluctuations morales de leur âme partagée.

Ce qui fait la singulière valeur comique et poétique du théâtre d’Aristophane, c’est qu’il laisse, avec un goût parfait, ce monde de l’immoralité, du mensonge et de la sottise se détruire de lui-même, sans lui opposer ostensiblement la sagesse et les vertus du monde idéal. Ce second terme du rapport ne doit jamais être que sous-entendu. Dès qu’il paraît la poésie comique s’évanouit, et sur la scène d’où elle s’est envolée s’installe {p. 145}la satire, cette profession de loi haute et ferme, mais trop claire et par là prosaïque, de la raison consciente d’elle-même209. Sans doute ces comédies si fraîches sont déjà un symptôme de la décadence et de la ruine du monde ancien, puisqu’elles ne sont pas autre chose en définitive que le tableau de son suicide insensé. Mais ce tableau n’est point immoral, car il représente comme nécessaire la destruction de l’immoralité ; et il est poétique, parce qu’il est plein de sérénité, parce que le peintre n’a eu garde de tremper son pinceau ou sa plume dans le fiel de la tristesse indignée. On pressent seulement que du milieu des décombres entassés joyeusement par sa verve insouciante, doivent sortir de nouvelles mœurs, une nouvelle religion, un nouvel ordre de choses210.

{p. 146}Au contraire, à mesure que la séparation entre l’idéal et le réel se prononça davantage, à mesure que l’habitude de philosopher apprit aux auteurs et à leur public à se retirer en eux-mêmes pour y chercher le type absolu de tout ce que la comédie voue au néant par le ridicule, le théâtre ne commença qu’en apparence à être plus moral, et il devint en réalité moins poétique et moins comique. La gaieté des spectateurs ne fut plus l’écho de celle de la scène. La scène, comique sans le savoir, resta grave dans l’inconscience de sa propre sottise, et les spectateurs, seuls à rire, eurent l’air de dire aux personnages : Messieurs les acteurs de la comédie, nous sommes beaucoup plus sages que vous, et nous comprenons parfaitement que vous êtes des sots.

Telle est la comédie nouvelle, inaugurée par le Grec Ménandre. Mais ce n’est pas dans le pays de l’harmonie qu’il faut chercher le moment principal de cette prosaïque dissolution de la beauté, de ce dualisme intérieur de l’art, qu’on appelle proprement la satire. C’est à Rome, la ville sans sérénité, la ville de la loi roide et des codes de morale stoïque. Tous ses poètes, non pas les satiriques de profession seulement, se sont complu, de même que ses historiens, à retracer l’opposition du monde présent avec l’antique ou idéale vertu. Le dégoût que conçoit un grand cœur au spectacle de la corruption et de la servitude, tel est le sentiment qui leur a inspiré {p. 147}leurs plus éloquents discours en vers, tel est aussi le lieu commun qui résonne dans leurs plus creuses déclamations. Horace seul s’est montré vraiment poète dans quelques-unes de ses satires, où il a eu le bon goût de peindre sans colère, sans amertume, la société dissolue de son temps, se perdant elle-même par l’excès de sa folie211. C’est là, c’est dans ces satires fines et animées que l’on doit voir la véritable comédie romaine, non dans le théâtre de Plaute et de Térence, qui est d’origine grecque.

VIII §

La satire, en repliant l’individu sur lui-même, eu le séparant violemment des mœurs et des idées de son temps, fut la mort de ce bel art classique, dont la beauté parfaite avait eu pour principe, en Grèce, l’incarnation d’un petit nombre d’idées hautement générales, que le poète n’avait pas tirées de son propre fonds, {p. 148}dans une forme plastique, pure, transparente et idéale, où sa personnalité ne paraissait pas. La tragédie classique s’était bornée à représenter l’harmonie nécessaire et la collision accidentelle des idées morales, sur lesquelles se fondent les familles et les cités, et la comédie classique212, sans montrer ces vérités morales, mais en couvrant de ridicule les erreurs passagères qui sont leurs ennemies, n’avait honoré qu’elles encore, elles toujours, par cette espèce de sacrifice offert à leur divinité cachée.

Au monde, à l’art classique succédèrent le monde et l’art romantiques, le jour où la cité antique disparut, et où l’Esprit universel ayant pris enfin conscience de lui-même, non plus comme société politique seulement, mais comme individu, la personne humaine revêtit pour la première fois une dignité au moins égale à celle que l’État avait jamais revêtue aux yeux d’un Romain ou d’un Grec. L’art dramatique accomplit alors la révolution que les tendances satiriques213 de la comédie nouvelle lui avaient déjà fait commencer. Il devint subjectif. L’analyse du cœur humain, la peinture des caractères remplacèrent sur la scène l’antique guerre des Dieux.

Mais il ne faut pas exagérer ce prix de la personne {p. 149}humaine, au point de supposer que l’homme put dès lors cesser de participer à la vie générale de la Société, pour s’enfermer, d’une façon exclusive et jalouse, dans l’indépendance absolue de son être individuel. Ce fut l’illusion de quelques fous qui se firent moines, ou, comme don Quichotte, chevaliers errants. Le divin fondateur du christianisme n’avait prétendu abolir ni l’État ni la famille, et ses apôtres ont nettement prêché le mariage et la soumission à l’ordre établi. Il est vrai que l’homme moderne put être pathétique autrement qu’en sa qualité de citoyen, de roi, de père, de fils ou d’époux ; l’ambition, l’amour, la grandeur personnelle, voilà ce qui fit de lui un héros tragique ; mais, de même que l’homme antique, il parut sur la scène en qualité d’époux, de fils, de père, de citoyen ou de roi. Le grand intérêt du drame romantique fut, il est vrai, dans les individus, dans le développement varié et profond de leur riche personnalité ; mais les individus ne cessèrent point de se mouvoir dans un cercle d’idées générales et de sentiments généraux. L’amour de Roméo et de Juliette me touche, sans doute, bien davantage que la rivalité des Capulet et des Montaigu ; la personne de Wallenstein m’intéresse plus encore que son entreprise, bien que l’ambition de ce héros poursuive un grand but : cependant il faut que cet ambitieux et que ces amants se brisent contre la puissance générale et solide, malgré laquelle ils veulent parvenir à leurs fins particulières ; Wallenstein {p. 150}ira sombrer contre le roc de l’autorité impériale, et j’ai vu Juliette et Roméo périr dans leur résistance active à la volonté de leurs familles. — Ce caractère classique et substantiel, l’action comique ne le réclame pas aussi impérieusement que l’action tragique, puisque, dans la comédie, c’est la personnalité de l’homme qui doit conserver la haute main. Mais il peut s’y trouver, il est bon qu’il s’y trouve, et, selon qu’il est absent ou présent dans notre comédie moderne, on peut la partager en deux grandes divisions.

1º Les personnages comiques se développent simplement en soi et pour soi. Ce ne sont, pour ainsi dire, que de brillants artistes d’eux-mêmes214. Ils agissent moins qu’ils ne pérorent. Plus fanfarons que pervers, plus amusants que dangereux, ils étalent leurs défauts ou leurs vices aux regards du public avec une sorte de coquetterie.

2º Ils se développent dans leur rapport avec une idée morale, avec quelque grand et général intérêt de la Société, de la Famille ou de la Religion, contre lequel ils ont la ridicule audace de batailler. Mais, dans ce deuxième cas comme dans le premier, soit que leur liberté déréglée ne s’attaque à aucune vérité de l’ordre moral, soit qu’elle ose faire la guerre aux choses divines, ils doivent, pour se montrer comiques, rire de leur propre extravagance. Car le simple spectacle de la {p. 151}contradiction des moyens qu’ils emploient avec le but qu’ils poursuivent, du néant de leur absurdité avec l’éternelle vertu de la morale, ne pourrait jamais suffire qu’à les rendre risibles pour autrui.

3º À ces deux grandes formes de la comédie, il faut ajouter leur synthèse, qui nous donne une troisième et dernière division.

Cherchant des exemples de ces deux espèces de comique, je trouve dans Shakespeare, et particulièrement dans le personnage de Falstaff, le plus beau modèle du premier.

Le théâtre de Molière représente assez bien le second.

Enfin don Quichotte, ce héros si riche de son propre fonds, et si follement révolté contre l’ordre social de son époque, nous montre dans sa curieuse personne la synthèse de l’un et de l’autre.

IX §

Shakespeare est trop grand pour que l’on puisse définir son génie par un trait. Mais, s’il est un trait de son génie qui soit plus remarquable que les autres, n’est-ce pas la libéralité avec laquelle il prodigue à ses moindres personnages mille dons naturels, dont la profusion éclatante les rend très supérieurs au rôle spécial qu’ils ont à remplir ? Dans les autres théâtres, {p. 152}que sont les personnages les plus nobles, les rois, les princesses, les chefs d’armée ? de belles têtes vides, à qui le poète avare n’a mesuré que la dose d’intelligence strictement nécessaire pour que les spectateurs puissent savoir au juste qui elles sont et ce qu’elles veulent215. Shakespeare ne met pas un mauvais sujet sur la scène, sans l’enrichir généreusement de toutes les grâces de l’imagination poétique, de la raison solide et de l’esprit. Ses personnages sont tous des hommes complets. La violence d’une passion déterminée, comme la jalousie dans Othello, l’ambition dans Macbeth, n’absorbe jamais les facultés intellectuelles et morales de ses héros tragiques, et n’empêche pas ce qui est humain en eux de se développer librement. Ses figures comiques sont peut-être plus étonnantes encore. Lorsque, dans la variété infinie de son monde théâtral, il descend jusqu’aux limites extrêmes de la sottise et de la perversité, loin de permettre à ses drôles de s’abandonner à la petitesse de leurs basses pensées, Shakespeare les relève par la poésie, et fait abonder sur leurs lèvres folles de brillantes images et des sentences d’or216. Stephano, Trinkale, Pistol et le héros entre {p. 153}tous, Falstaff, sont bien supérieurs à leur propre personnage. Leurs idées valent beaucoup mieux que leurs passions. Rien ne leur fait défaut du côté de l’esprit. Pénétrés de la conscience de leur propre mérite, ils n’ont garde de se confiner tout entiers dans l’étroitesse de leur rôle de gueux, de fripons ou de débauchés. Ils sont indépendants, et leur âme affranchie promène sur leur personne et sur le monde un regard philosophique. Falstaff, « cet effronté poltron, cette énorme tonne de vin d’Espagne, ce doyen du vice, cette iniquité en cheveux gris », Falstaff est un sage ; il raisonne ; il débite des maximes ; il donne de bons conseils ; il fait au prince de Galles, comme s’il était le chapelain du roi son père, un excellent sermon sur le danger des mauvaises compagnies ; il déclare que le monde est corrompu, qu’il n’y a plus sur la terre ni tempérance, ni chasteté, et en attendant l’heure du rendez-vous avec mistriss Ford ou mistriss Page, il verse trois bouteilles de vin d’Espagne dans son ventre majestueux. Avec quelle aimable et charmante ironie ne parle-t-il pas de sa bonne mine, de sa vertu, de sa grâce, de son courage, enfin de « l’aimable Jack Falstaff, le bon Jack, l’honnête Jack, le vaillant Jack Falstaff, le plus vieux et le plus gros des trois seuls honnêtes gens, qui en Angleterre aient échappé à la potence ! »

En nous faisant pénétrer jusqu’au fond de la personne de ses héros comiques ou tragiques, Shakespeare {p. 154}ne nous laisse rien voir, rien deviner de la sienne. Cette impersonnalité est bonne surtout dans la tragédie. Mais, dans la comédie, où l’accidentel et l’arbitraire jouent naturellement un rôle essentiel217, on ne saurait en faire une règle absolue. Aristophane, dans ses Parabases, entre directement en conversation avec les Athéniens. Une bonhomie fine, un abandon mesuré, dans les rapports du poète comique avec son public, ne sont pas choses mauvaises. Mais les auteurs n’ont que trop de facilité à glisser sur cette pente, et, de même que la tragédie moderne a pour écueil le lyrisme, la comédie romantique court le risque de se précipiter au fond de cet abîme de mauvais goût qu’on appelle l’humour. L’humour est l’invasion de la personne de l’auteur dans son œuvre, à la place de son objet, — escamoté. Au lieu d’être simplement l’organe fidèle de l’idée qu’il a conçue, l’humoriste, dans l’ivresse du pouvoir arbitraire et des droits superbes de l’esprit, s’érige en dominateur de l’idéal, change à son gré l’ordre normal des choses, foule aux pieds la nature, la règle et la coutume, efface, éclipse, annule sa propre {p. 155}conception par l’éblouissant éclat de ses caprices, et n’est satisfait que lorsque son tableau, vide d’intérêt, vide de substance, sans vérité comme sans unité, présente à nos regards fatigués et distraits le spectacle à la fois changeant et monotone d’un chaos fantastique, où tout se mêle, s’entrechoque et se détruit. L’humour, c’est la mort même de l’art218, si l’art a pour principe l’harmonie, l’intime pénétration de l’idée et de la forme ; c’est le débordement effréné de la personnalité romantique, forçant, renversant tout autour d’elle, pour se dresser seule et debout dans son immense orgueil, sur les ruines de la beauté elle-même.

L’Allemagne a l’honneur de posséder le plus fameux des humoristes ; mais les nations voisines ont le bon goût de ne pas trop nous envier Jean-Paul. Cet être tombé de la lune, comme Goethe le désignait, cet étrange et mystique esprit ne voit rien avec l’organe dont tous les habitants de notre globe se servent pour voir. Partout il met en scène non son objet, mais les grâces un peu lourdes de sa propre personne, cherchant à étonner le lecteur par des rapprochements inouïs de choses et d’idées, sans lien naturel ni rapport déchiffrable. Rompre sans cesse le développement rationnel d’un roman tragi-comique, commencer arbitrairement, continuer et finir de même, jeter au hasard, pêle-mêle, sans suite, une foule d’images, de {p. 156}sentiments et de saillies : voilà le programme qu’il suit et qu’il nous propose. Mais dans cette continuelle explosion de métaphores, de plaisanteries, de réflexions, de larmes et d’éclats de rire, il y a moins de verve originale que de labeur factice. N’avoir aucune manière est la seule grande manière219.

X §

Le genre humoristique n’est point goûté en France. Les Français ont le culte de l’idéal220. Tout ce qui est hors de propos, insignifiant, superflu, sans rapport avec le fond des choses, sans unité et sans sérieux, les impatiente et leur déplaît. Ils ont à un haut degré le sens du vrai, non pas de cette vérité large, concrète, {p. 157}réelle, que j’ai admirée dans Shakespeare, mais d’une vérité plus pure, plus générale et plus philosophique, qui supprime dans les représentations de l’art le détail et l’accident, pour dégager et mettre en lumière l’idée essentielle. Par cette épuration profonde, leur théâtre serait seul digne d’être comparé à celui des Grecs, si la rhétorique qui s’y fait trop applaudir ne rappelait pas plutôt les déclamations de Sénèque que les chefs-d’œuvre classiques221, surtout si les conditions nouvelles d’un art romantique en dépit de lui-même n’avaient pas imposé à leur poésie dramatique des allures et des mœurs contraires à l’antique plasticité. Dans notre monde moderne et sur la scène française, comme ailleurs, ce ne sont plus les puissances morales de la Société et de la Famille, la tendresse conjugale la piété filiale, l’amour fraternel, l’amitié, le patriotisme, qui paraissent au premier plan, et par leur antagonisme divin font l’intérêt du drame : c’est la personne humaine, avec ses faiblesses et sa grandeur. Montrer le cœur humain, créer, en Angleterre, des caractères individuels, en France, des types généraux, est devenu {p. 158}pour le poète la grande chose, et si l’on a quelquefois exagéré dans Corneille et dans Racine cette connaissance de l’homme et ce talent pour le peindre, il faut avoir l’impertinente suffisance ou le coup d’œil superficiel de certains petits critiques allemands, pour ne pas reconnaître en ce genre une rare supériorité chez Molière.

Mais la comédie est autre chose qu’une psychologie en action. Elle est 1º : la lutte impuissante et vaine de l’individu contre le Divin. Ce premier point, Molière l’a bien rempli222.

{p. 159}Son Misanthrope échoue dans sa farouche indépendance et sa révolte ouverte contre la Société, non seulement parce que sa brusque franchise et son mépris des devoirs sociaux lui suscitent des embarras, mais surtout parce qu’il ne peut réussir à s’affranchir tout à fait des bonnes manières d’un homme du monde ; il les retient en dépit de ses maximes, et la scène où il {p. 160}enveloppe dans les formules embarrassées de la politesse la plus correcte, une rude critique littéraire, qui, finalement, rompt ses liens et éclate dans toute sa grossière brutalité, cette scène-là est une des plus profondes et des plus morales de la pièce. En outre, Alceste a beau être brouillé avec le genre humain, il tombe dans les filets d’une femme, il aime, et il serait tout disposé à augmenter légalement avec Célimène le nombre de ces exécrables humains, « pires que des loups, des vautours ou des singes malfaisants ». Tartuffe se brise contre la Religion dont il a pris le masque, contre la sainteté du Foyer conjugal, et contre la justice du Roi. Monsieur Jourdain retombe dans le rang de la Société, d’où sa bourgeoisie ambitieuse a tenté de sortir. La Science se venge contre Arnolphe du système absurde d’éducation morale, par lequel il a voulu proscrire de sa famille jusqu’à l’alphabet ; Agnès, contre le dessein de son tuteur, a appris à écrire, et elle se sert de l’écriture pour le tromper. Le Bon Sens et l’Art véritable sont également satisfaits de la mésaventure des Précieuses ridicules, et du désenchantement plus amer des Femmes savantes. C’est ainsi qu’Aristophane avait détruit ce qui est faux en Morale, en Religion, en Politique, en Philosophie, en Littérature, au plus grand honneur de l’indestructible Vérité. Molière maintient, comme lui, son théâtre sur ce terrain élevé et solide, qui est celui de l’art classique.

{p. 161}La comédie est 2º : l’indifférence absolue des Dieux, témoins impassibles et souriants de l’escarmouche de la personne humaine contre leur majesté. Ici Molière est en défaut.

L’Art, la Morale, l’Ordre social, la Religion, la Raison devaient rester dans leur ciel, et il ne fallait point les en faire descendre sous la forme prosaïque de Dorante, de Cléante, de Philinte, d’Ariste, de Clitandre, d’Henriette ou du bonhomme Chrysale, pour opposer leur caractère divin à l’impiété, au vice, à la vanité folle, au mauvais goût littéraire. L’inutile apparition de ce second terme, qui doit toujours être sous-entendu, détruit, nous l’avons vu, la comédie, et la transforme en satire. À quoi bon mettre constamment en regard de la sottise la sagesse, et à côté du vice la vertu ? Les Dieux sont tranquilles ! Ils savent combien vaine est la lutte que la folie humaine ose engager contre eux. Ils en rient dans l’Olympe. Pourquoi donc la rendre plus sérieuse qu’elle n’est, en les faisant intervenir, comme si leur présence était nécessaire ? L’intervention des idées morales sur la scène efface, avec toute la gaieté du drame comique, toute sa poésie, et je me souviens d’avoir entendu M. de Schlegel dire, avec une familiarité de langage dont le sel n’excuse point l’irrévérence, que grâce à cette parfaite symétrie du mal et du bien, du faux et du vrai, de l’absurde et du raisonnable dans les comédies de Molière, chacune d’elles présentait à son œil édifié cet aspect régulier {p. 162}et satisfaisant qui caractérise une pincette.

3º La comédie est enfin : la synthèse de la sottise individuelle et du sourire indifférent des Dieux dans l’âme du personnage comique. C’est le point capital. Il faut convenir qu’ici Molière semble avoir pris à tâche de contredire l’idéal autant qu’il est possible.

Son Misanthrope est si sérieux qu’il se redresse avec une gravité offensée contre les insolents qui osent le trouver plaisant. — Son Tartuffe, il est vrai, ne se prend pas lui-même au sérieux, puisqu’il est Tartuffe. Mais justement Molière a perdu là une belle occasion d’être comique. Il pouvait, en donnant à son drôle une imagination riche et une intelligence supérieure, l’affranchir de ses passions basses par le baptême de l’esprit, et élever sa personne à une hauteur infinie au-dessus du rôle injuste et faux joué par sa scélératesse. C’est ainsi que du plus noir de ses monstres, de Richard III, Shakespeare avait fait un personnage comique223. Mais Tartuffe n’a d’esprit que bien juste ce qui lui en faut pour duper Orgon, puisqu’il tombe lui-même dans les grossiers panneaux d’Elmire. — À ce coquin sans grandeur je préfère don Juan de beaucoup ; par son olympienne sérénité, son ferme et beau courage, la distinction de son intelligence, sa bonne façon et ses grandes manières, il est mille fois plus comique que {p. 163}son confrère en hypocrisie. C’est la figure la plus libre et la plus élevée du théâtre de Molière. — L’avarice est un excellent thème de comédie. Le but que veut atteindre un avare est contradictoire. Il prend pour son souverain bien, pour sa fin suprême, l’abstraction morte de la richesse, l’argent en soi et pour soi. Il cherche à retenir cette froide jouissance par la privation de toute satisfaction réelle. Cependant il ne peut parvenir au bonheur, parce que l’objet qu’il désire est absurde, et les moyens qu’il emploie, inconséquents. Mais si l’avare s’absorbe dans son avarice avec une naïveté sérieuse, au point de faire d’une passion si fausse et si vide le fond même de son existence, et de s’écrier dans l’égarement du désespoir le plus affreux, lorsque ce fondement se dérobe sous lui : « Je suis perdu ! je suis assassiné ! je suis mort ! je suis enterré ! » il n’est point comique. Harpagon enferme son âme trop exclusivement dans sa cassette. Il a l’esprit étroit et borné. Quand il perd son or, incapable de se consoler philosophiquement de sa ruine, il se roule à terre avec des gémissements et des sanglots. Cependant les spectateurs se pâment de rire, et le contraste de leur joie maligne avec les lamentations de la scène, a quelque chose de repoussant. — Arnolphe est encore plus risible dans sa fameuse contestation avec Agnès, au dernier acte de L’École des femmes ; mais il est aussi peu comique, et en outre, la pièce se termine pour lui tragiquement.

{p. 164}Je sais bien que la tragédie, sous sa forme romantique, a cessé d’être le contraire de la comédie, puisqu’elle a pour principe, non plus la guerre des Dieux et sa fatale issue, mais, de même que la comédie, le libre développement de la personnalité de l’homme. Toutefois, à défaut d’une contradiction essentielle, il doit toujours exister une différence réelle entre ces deux grandes divisions de l’art dramatique, et je cherche où serait cette différence, si les personnages comiques devaient se prendre eux-mêmes au sérieux. Comme les figures modernes de la scène tragique, ils combattent contre le Divin, contre une idée morale, solide et puissante, où ils finissent par se briser. Quelle est donc la différence ? la voici, et il n’y en a point d’autre. Dans la tragédie romantique, la personne même périt, enveloppée dans la ruine de ses entreprises insensées ; il faut, au contraire, que sur la scène comique, la personnalité humaine demeure inébranlable, et qu’indifférente, dès le début, au succès de ses témérités folles, elle conserve, jusque dans leur échec, son inaltérable sourire.

Malgré ses fautes contre le comique et contre la poésie, le théâtre de Molière est généralement moral. Mais ce poète avait donné le dangereux exemple de plaisanteries dirigées contre le caractère sacré de l’autorité paternelle et du lien conjugal, sans l’innocente et débonnaire gaieté du vrai comique. Après lui, le mariage fut profané sur la scène, ce qu’il y a de plus {p. 165}saint au monde put être sérieusement joué, et la victoire impie de l’individu sur le Divin fut proposée aux spectateurs comme l’objet le plus digne d’exciter leurs éclats de rire et leurs battements de mains.

XI §

Je ne sais si jamais poète a trouvé un plus beau sujet de drame ou d’épopée comique que Miguel de Cervantes. Schiller dans ses Brigands, Goethe dans son Gœtz de Berlichingen, les romanciers dans leurs romans, ont repris le thème développé dans Don Quichotte, et rien n’est plus propre à jeter du jour sur la vraie nature du comique, que la comparaison de leurs œuvres avec celle de l’auteur espagnol.

Notre société moderne, il faut l’avouer, est directement contraire à l’idéal poétique224. Dans l’âge d’or {p. 166}de la poésie, dans l’âge héroïque, il n’y avait point de police, point d’armée, point de gouvernement. La Justice n’était pas une chose abstraite, réglée d’une manière immuable et fixe par des articles de codes : assise sous le ciel bleu, à l’ombre des chênes, et tenant un sceptre à la main, elle écoutait les plaintes, pacifiait les différends, ou bien, changeant son sceptre en épée, elle se chargeait elle-même du redressement des torts et de l’exécution de la vengeance. Il n’y avait pas de procureurs, ni d’avocats. Les peuples se rangeaient autour des hommes forts qui les avaient délivrés de la main de quelque géant ennemi ou de la griffe des bêtes féroces, et la bonne volonté de ces libérateurs puissants devenait leur loi. Il n’y avait pas de médecins. Les mœurs étaient simples. « Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs ; les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses ; dans les fentes des rochers et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant, sans nul intérêt, à la main du premier venu, la riche {p. 167}moisson de leur doux labeur225» Il n’y avait pas de domestiques à gages. Les princes conduisaient la charrue. Les princesses possédaient à fond l’art de traire les vaches, et allaient faire boire les troupeaux paternels à la fontaine voisine. Il n’y avait ni marchands, ni artisans spéciaux nourrissant la paresse publique par leur activité mercenaire. Les héros domptaient eux-mêmes le cheval qu’ils voulaient monter, fabriquaient leurs armes, leur bouclier et leurs instruments de labour, coupaient l’arbre qui devait servir de sceptre royal dans leur famille de génération en génération, façonnaient de leurs mains leur couche nuptiale, tuaient le bœuf du festin et le faisaient rôtir. Il n’y avait pas non plus de tailleurs. Les fils d’Adam marchaient nus, ou « sans autre vêtement qu’une ceinture de lierre et de bardane pour couvrir ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert226 », et quand ce costume modeste ne fut plus assez chaud, ils s’enveloppèrent de tuniques larges et flottantes dont les plis harmonieux suivaient tous les mouvements et toutes les poses de leurs corps souples et bien formés227. Les hommes n’étaient {p. 168}pas tous de la même taille. « La liberté enfantait des colosses et des choses extraordinaires228. »

Mais, dans notre siècle de fer, l’uniformité est partout, dans la coupe des habits, dans les usages du monde et dans la forme des gouvernements. La démocratie a accompli l’œuvre figurée prophétiquement par le lit de Procuste. Ni les peuples, ni les rois ne sont libres. « Chacun doit soumettre sa volonté à l’étreinte de la loi, et la loi n’a jamais fait un grand homme ; la loi réduit à la lenteur de la limace ce qui aurait eu le vol de l’aigle229. » Le juge, enchaîné à un texte, ne peut juger selon sa propre inspiration. Le général d’armée, impatient de couvrir sa personne de gloire, ne peut mener ses soldats au feu sans l’ordre de son gouvernement. Le prince ne peut rien décider sans l’avis d’une assemblée de bavards230. La société ressemble à un parterre {p. 169}soigneusement ratissé, émondé, élagué ; la nature humaine est mutilée ; « les âmes, comme les corps, manquent d’air, emprisonnées dans l’étroit corset de la routine et de la mode231 », et le spectacle de tant d’honnêtes bourgeois tous pareils est si fade, que « le peuple aime les mélodrames, les procès criminels et les révolutions, pour se délasser au moins par la vue de quelque chose de positif232 ».

Comment être poète dans ces conditions ? Comment retrouver l’idéal perdu de la nature libre et du grand homme ?

Ce n’est pas par une fantaisie aristocratique que Shakespeare met habituellement des princes sur la scène, c’est par une nécessité de l’art, c’est afin d’avoir des figures indépendantes ; et pour cela il ne suffit pas de prendre des princes, il faut encore les tirer du fond des âges fabuleux de la vieille Europe. Et quand ses personnages ne sont pas des princes, quand ils appartiennent à des époques historiques, Shakespeare les place alors dans ces temps de guerre civile où, les liens de l’ordre social étant brisés et les lois sans force, la grandeur individuelle avait un libre jeu233.

{p. 170}Ce n’est pas non plus par un caprice sans raison que les tragiques français transportent volontiers leur théâtre en Chine, en Grèce, au Pérou. C’est pour ressaisir l’idéal, en échappant à l’histoire.

Goethe, avec ce grand sens qu’il a porté dans tonies les créations de son ferme génie, a choisi pour l’essai poétique de sa jeunesse la lutte du moyen âge expirant contre les premiers efforts d’organisation de la société moderne. Le temps où vivent Gœtz et Franz de Sickingen est cet âge héroïque du monde chrétien qui s’appelle la féodalité. Gœtz et Sickingen sont des héros comme Hercule ou Thésée. Ils ont la prétention de tout régler chez eux, autour d’eux, par leur volonté personnelle, leur courage, et la supériorité, d’une raison droite, loyale et magnanime. Mais la puissance naissante du nouvel ordre de choses précipite Gœtz dans l’injustice, et rend sa perte inévitable. En effet, une indépendance comme celle qu’il veut maintenir, n’est bien à sa place qu’en pleine chevalerie. À partir du moment où les lois, dans leur forme prosaïque, se sont constituées et commencent à prévaloir, l’aventureuse liberté des personnages chevaleresques se trouve jetée en dehors des mœurs, et si elle ne renonce pas à sa mission céleste de faire régner la justice, de venger les opprimés, de défendre les orphelins, les filles et les veuves, elle tombe dans le ridicule, et finit en prison ou à l’hôpital234.

{p. 171}Quant à Charles Moor, cet emphatique gredin veut faire de l’Allemagne en paix et en bon ordre une république, auprès de laquelle Rome et Sparte ressembleraient à des couvents de normes235. À la tête d’une poignée d’« hommes tels que lui », c’est-à-dire de huit brigands, le voilà parti pour réaliser son rêve. Son esprit a soif d’action, et sa poitrine de liberté. Oh ! que ne peut-il faire résonner dans la nature entière la trompette de la révolte ? En attendant, il promet une récompense royale à celui de ses gens qui allumera le plus grand incendie et commettra le plus cruel assassinat. Le bel idéal, vraiment ! Combien cette vengeance d’un individu n’est-elle pas petite et bornée ? Que peut-elle faire ? Avec ses grands airs de justice, elle renferme en elle-même plus d’injustice que toute celle qu’elle veut renverser, elle ne peut aboutir qu’au crime. Une jeunesse irréfléchie pouvait seul être séduite par un grand homme qui est un brigand, et Schiller a péché contre la morale et contre l’art, en voulant faire un drame fort tragique de cette comédie236.

Ils ne pèchent pas moins contre la poésie, ces romans qui prétendent intéresser pathétiquement un cœur d’homme à de jeunes niais, dont le rêve est de ressusciter la chevalerie dans notre société moderne237. Le héros {p. 172}de roman regarde comme un malheur qu’il y ait une société, une famille, un gouvernement, des lois, parce que ce sont autant de barrières brutales et prosaïques, opposées à l’idéal et aux droits infinis du cœur. Ne pouvant changer ce qui est, il s’abstrait le plus possible de la réalité. Il se fait un monde à part dans le monde. Il rêve, il rime, et son imagination habite la lune et les étoiles. Il ne tient pas ses comptes, il ne se mêle pas de politique, il est oisif, indécis et amoureux. Mais chacun sait comment cela finira. Ce pauvre garçon deviendrait imbécile, si la prose de la vie contre laquelle il proteste, ne se chargeait pas de le sauver. Un beau jour on le case. Il devient un inoffensif bourgeois, et pour comble d’horreur, un fonctionnaire du gouvernement. Il se marie. L’être unique, l’ange qu’il a épousée, se trouve être comme toutes les femmes ; elle s’occupe plus de son ménage que de littérature. Viennent les enfants. Au bout d’une dizaine d’années, les nuits sont froides, les cheveux tombent, on s’enrhume, et il faut en définitive s’enfoncer sur la tête un bonnet moins galant que chaud.

Tout cela n’est guère poétique. Ne restez pas dans cette prosaïque contradiction du réel avec l’idéal ; sortez-en, comme Shakespeare, par la légende, ou {p. 173}comme les tragiques français, par le retour à l’antiquité héroïque, ou enfin par l’histoire, comme Goethe ; car, si vous y restez, il n’y a qu’un moyen de sauver la poésie, c’est de vous affranchir encore de cette contradiction, en vous moquant d’elle et de ceux qui en gémissent, et c’est ce que Cervantes a fait. D’un motif aussi absurde il a tiré un vrai poème, parce qu’il en a tiré une comédie. Don Quichotte est ridicule ; dans un monde légalement ordonné, il veut créer l’ordre par la chevalerie, quand celle-ci n’est plus bonne qu’à le défaire. Mais en même temps, et c’est surtout par là que le héros de Cervantes est éminemment comique, Don Quichotte est un homme supérieur. Un poète médiocre en aurait fait un sot. Cervantes a eu pour lui autant de libéralité que Shakespeare pour aucun de ses enfants. L’ingénieux hidalgo n’est fou que sur un point. En dehors de la chevalerie, il est accompli ; c’est un esprit sensé, c’est un cœur généreux, c’est un beau caractère. Tous ceux qui l’entendent sont étonnés de la sagesse de ses discours238. Cependant, il conserve jusqu’à la fin la foi la plus naïve et la plus sérieuse en sa mission239, et lorsqu’un ecclésiastique ose en sa présence {p. 174}douter et médire des chevaliers errants, le visage enflammé de colère et tremblant des pieds à la tête, don Quichotte lui répond ainsi : « Est-ce, par hasard, une vaine occupation, est-ce un temps mal employé que celui que l’on consacre à courir le monde, non point pour en chercher les douceurs, mais bien les épines ? Si j’étais tenu pour imbécile par les gentilshommes, par les gens magnifiques, généreux, de haute naissance, ah ! j’en ressentirais un irréparable affront ; mais que des pédants me tiennent pour insensé, je m’en ris. Mes intentions sont toujours dirigées à bonne fin, c’est-à-dire à faire du bien à fous, à ne faire du mal à personne. Si celui qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui s’efforce de mettre tout cela en pratique, mérite qu’on l’appelle nigaud ; je m’en rapporte à Vos Grandeurs, excellents Duc et Duchesse240 ! » Aux yeux de la logique vulgaire cette inconséquence paraît absurde. La logique vulgaire demande comment il est possible que l’on prenne la chevalerie errante pour la plus utile et la plus nécessaire des institutions, que l’on prenne des moulins pour des géants, un troupeau de moutons pour une armée en marche, et qu’en même temps on ait du sens commun, et même du savoir et de la philosophie. Mais {p. 175}aux yeux de la raison, cette inconséquence est le conséquent, le vrai lui-même. Car l’homme est ainsi fait qu’il porte en son sein la contradiction, et la supporte. La contradiction constitue l’essence même de toutes choses. La contradiction est la loi du monde physique et du monde moral241.

 

…… Jusqu’ici, assis aux pieds du divin Hegel, mon maître, j’ai écouté docilement ses leçons, reproduisant sa pensée avec fidélité, sans me permettre d’intervenir moi-même dans cette modeste exposition, autrement que par la plus timide paraphrase. Mais ici je m’arrête plein de trouble, parce que je ne sais pas jusqu’à quel point la contradiction, qui est la loi du monde, doit être aussi la loi des écrits du philosophe qui la constate. Hegel admire don Quichotte pour la foi naïve et sérieuse qu’il garde en lui-même et en sa mission jusqu’à la fin. Quant à moi, son disciple, je n’ose, je ne puis en faire autant. Harpagon n’est point comique, parce qu’il est sérieusement avare ; Arnolphe n’est point comique, parce qu’il est sérieusement jaloux ; Alceste n’est point comique, parce qu’il est sérieusement misanthrope ; don Quichotte n’est donc point comique, puisqu’il est sérieusement chevalier errant.

{p. 176}Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à louer dans Cervantes ? À Dieu ne plaise ! De même que Molière, il est comique parfois.

1º Puisque l’auteur comique ne doit pas complètement disparaître derrière ses personnages, je puis admirer l’humour modéré du romancier espagnol, ses prologues, ses parenthèses, l’ingénieuse idée qu’il a eue de faire critiquer son roman par les personnage s mêmes qui y remplissent un rôle, et la façon spirituelle dont il plaisante au sujet de l’âne de Sancho, perdu dans la montagne et monté par son maître, avant que Sancho l’eût trouvé.

2º Puisque le personnage comique doit avoir conscience de sa propre sottise, je puis admirer ce bon Sancho presque d’un bout à l’autre de ses faits et gestes, mais principalement lorsqu’il dit : « Si j’avais deux onces de bon sens, il y a longtemps que j’aurais planté là mon seigneur242. »

3º Puisqu’enfin le personnage comique doit être plein d’esprit dans sa sottise, je puis admirer don Quichotte lui-même, malgré sa malencontreuse naïveté. Et d’ailleurs, il n’est pas toujours naïf. Dans la Sierra-Morena, il est fou, sait qu’il est fou, et veut l’être, lorsqu’il fait pénitence à l’imitation du Beau Ténébreux. « Je veux, Sancho, et c’est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout nu sans autre habit {p. 177}que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d’une demi-heure ; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras juger en conscience pour toutes celles qu’il te plaira d’ajouter, et je t’assure bien que tu n’en diras pas autant que je pense en faire. Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise ; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l’air et deux culbutes, la tête en bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne les pas voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou243. »

Chapitre IV. — Molière.
Chœur des Français §

{p. 178}Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable.
                     Le Misanthrope, acte II, scène v.

Pendant que les Allemands nous prouvent que Molière n’est pas un bon poète comique, nous n’avons pas cessé d’entendre les Français chanter sa gloire :

Gloire à Molière, le plus grand des poètes comiques !

La première règle de la comédie, c’est de peindre l’homme de tous les temps. Représentation de la nature humaine244, l’art comique a pour condition la science des traits éternellement communs de l’humanité245. Ses personnages, élevés du particulier au général, résument en eux des catégories entières ; ils participent {p. 179}de la nature immuable et essentielle de l’homme, un hypocrite a quelque chose de l’hypocrisie absolue, un jaloux, quelque chose de la jalousie absolue ; leur nom propre devient un substantif commun ; ils sont de tous les pays, et demeurent à jamais contemporains des générations qui se succèdent246. Telle est la première règle, et Molière est le poète comique qui a porté le regard le plus pénétrant et le plus ferme dans les ténèbres intimes du cœur humain247. Il a écrit pour tous les hommes248.

La deuxième règle de la comédie, c’est de peindre les originaux d’une société. Représentation des mœurs sociales dans le cercle de la vie privée249, le drame comique a pour condition l’observation250. Ses personnages ne sont point des êtres abstraits, allégoriques, symboliques. Un hypocrite, un jaloux ont une existence individuelle, une patrie, une date251. Telle est la seconde règle, et avant Molière les comédies n’étaient que des tissus d’aventures singulières où l’on ne songeait point à peindre les mœurs252.

S’il existait quelque part un être isolé, qui ne connût {p. 180}ni l’homme de la nature, ni l’homme de la société, la lecture de ce grand poète pourrait lui tenir lieu de tous les livres de morale et du commerce de ses semblables253.

La troisième règle de l’auteur comique, c’est de ne pas se peindre lui-même. Son génie est impersonnel254. Il a pour antagoniste-né le génie lyrique, qui sans cesse se chante, se raconte et se décrit, qui se mire dans les choses, se sent dans les personnes, intervient et se substitue partout, et rend impossible la diversité255. Le poète comique, au contraire, est le miroir du monde, et son moi ne doit jamais paraître. Voilà la dernière règle : quel poète a su s’effacer derrière ses personnages avec autant d’art et de modestie que l’auteur du Tartuffe, d’Harpagon et des Femmes savantes, plus prompt aux métamorphoses que le Protée de la fable antique256 ?

Aristophane est un grand poète. Il a une imagination, une verve bouffonne, une puissance créatrice incomparables ; mais il n’a point de caractères, et si son coloris est plein d’éclat, son burin est sans pénétration257. Ses comédies, trop locales pour être vraiment humaines, ne sont que des satires empreintes d’un caractère {p. 181}d’actualité transitoire258. Il met la muse comique au service de ses passions politiques et de ses haines personnelles259. En un moment, il a démasqué un traître, insulté un magistrat, flétri un délateur, calomnié un sage260. C’est un citoyen qui agit, un pamphlétaire qui combat261. Pour comprendre ses écrits, tantôt il faut relire les historiens, et suivre les phases diverses d’une guerre on les mouvements d’une révolution intérieure ; tantôt il faut demander des détails à un scholiaste, et scruter jusqu’au dégoût les mystères scandaleux d’une biographie oubliée262.

Ménandre a fondé en Grèce un genre de comédie plus régulier et plus complet que celui d’Aristophane. Il a étudié la nature humaine d’après une méthode plus arrêtée et plus philosophique263. Mais il n’a point créé de types qui soient demeurés l’expression éternelle d’un sentiment, d’un vice, d’une passion ; il n’a pas perpétué dans la langue des noms de personnages qui aient servi à définir des familles264.

Shakespeare, plus grand dans la tragédie que dans la comédie, parce que la première comporte mieux les fantaisies de l’imagination, et que la seconde doit ressembler {p. 182}davantage à une peinture265, Shakespeare ne met presque jamais la vie réelle sur la scène comique266. Nulle vraisemblance, une complication d’incidents bizarres, une exagération, une caricature presque continuelle, un dialogue étincelant de verve et d’esprit, mais où l’auteur paraît plus que le personnage ; voilà le fond de ses comédies267. Elles n’ont point de but moral268. Elles ne pénètrent pas dans les tortueux replis de l’âme humaine, et de l’âme compliquée par la société269. Elles amusent, elles étonnent ; mais ce ne sont point des leçons de mœurs270. C’est un genre faux, agréablement touché par un homme de génie271.

La vraie comédie doit arriver au plaisant par le sérieux, et faire jaillir le ridicule des profondeurs de la nature humaine272 Il faut que son dénomment décèle une utilité morale, et laisse voir le philosophe caché derrière le poète273.

Tirant le comique du fond des caractères, et mettant sur la scène la morale en action, un poète français {p. 183}est devenu le plus aimable précepteur de l’humanité qu’on eût vu depuis Socrate274.

Gloire à lui ! gloire à Molière, le premier des poêles comiques !

Fin de la première partie.

Deuxième partie. — L’école critique §

{p. 187}L’école dogmatique a parlé. Voici maintenant l’école critique et l’école historique.

Nous n’avons trouvé ni en France, ni en Allemagne, ni ailleurs, de personnages réels pour représenter parfaitement ces deux écoles275, et nous avons emprunté à Molière deux personnages fictifs, fantastiques : le Chevalier Dorante et Monsieur Lysidas.

Dans La Critique de l’École des femmes, Dorante est un homme du monde, et Lysidas un poète pédant. Au nom du sentiment libre et spontané du comique et du beau, Dorante combat et réfute la méthode dogmatique suivie en critique par Lysidas.

Nous avons supposé que ces deux champions du sentiment et du dogme n’étaient pas morts avec leurs contemporains du temps de Molière, et qu’ils avaient traversé tout le dix-huitième siècle pour venir jusqu’à nous.

Mais ils ont tellement vieilli l’un et l’autre depuis le {p. 188}1er juin 1665276, qu’ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, deux abstractions mortes, deux personnifications plutôt que deux personnes.

Dorante a lu Kant ; d’homme du monde aimable et galant qu’il était autrefois, il est devenu un peu scolastique.

Lysidas a encore bien plus changé. Du temps de Molière, il jurait par Aristote. Au dix-huitième siècle, il a brûlé l’antique idole, pour édifier de ses propres mains des Poétiques et des Esthétiques successives, auxquelles il a fini par ne plus pouvoir croire. Mais il n’est pas resté sceptique, comme le Chevalier. Il professe aujourd’hui et applique dans la critique littéraire les doctrines de l’école historique.

N. B. Dans l’Étude qu’on va lire, Dorante, soit par indolence naturelle, soit (nous inclinons à le croire) par artifice et par un peu de mauvaise foi, ignore ou fait semblant d’ignorer cette dernière évolution de Monsieur Lysidas.

Tout le monde a un Molière dans sa bibliothèque. Nous nous permettons de renvoyer notre lecteur purement et simplement à La Critique de l’École des femmes, s’il a oublié qui sont trois personnages dont Dorante doit nous entretenir : Uranie, le Marquis et Galopin.

Monsieur Lysidas. Étude nouvelle par Dorante.
Chapitre premier. — Critique du dogmatisme littéraire §

{p. 189}Vous avez raison, Madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au manger et au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.
            La Critique de l’École des femmes, scène vii.

En quoi le dogmatisme littéraire de notre temps diffère de celui du dix-septième siècle §

Depuis le jour où j’ai rencontré M. Lysidas dans le salon d’Uranie, sa critique a suivi les progrès de la philosophie moderne, et les derniers combats qu’il a livrés à Molière, en Allemagne, sont de grands et sérieux efforts de dialectique, au prix desquels son escarmouche contre L’École des femmes n’était qu’une parade.

Au dix-septième siècle, M. Lysidas soutenait que la bonté d’une comédie consiste dans sa conformité à {p. 190}certaines règles posées par les anciens. L’autorité était le grand principe de sa critique, et ce n’était pas seulement, comme on pourrait le croire, l’autorité d’Aristote et d’Horace, mais celle des Pères de l’Église, d’Heinsius, de Grotius, et de tous les savants de quelque renom, qui avaient pu glisser dans leurs énormes in-folios une pensée relative à la poésie. En ce temps-là, pour M. Lysidas, prouver une proposition quelconque sur Part, c’était purement et simplement citer une autorité à l’appui ; le mot preuve n’avait pas d’autre sens dans la langue qu’il parlait au dix-septième siècle277.

{p. 191}Telle était alors la force du principe d’autorité, que moi-même je me croyais engagé d’honneur à soutenir contre M. Lysidas, que L’École des femmes ne péchait contre aucune des règles traditionnelles ; que, Dieu merci, je les avais lues autant qu’un autre, et que je ferais voir aisément que peut-être n’avions-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là278. Au fond, j’avais une foi médiocre dans l’infaillibilité d’Aristote, et je me souciais assez peu des règles accréditées et consacrées par son école. Mais je n’avais garde de leur rompre en visière, de peur de me mettre dans la nécessité d’opposer un dogmatisme d’un genre nouveau au dogmatisme des anciens, et la thèse que je soutenais avec Molière se bornait en définitive à ceci : la grande règle de toutes les règles est de plaire ; une pièce de théâtre qui plaît, doit être selon les règles par {p. 192}cela même qu’elle plaît ; car autrement, il faudrait de toute nécessité que les règles eussent été mal faites279.

Aujourd’hui, M. Lysidas a, comme moi, le plus profond respect pour l’antiquité, surtout pour son plus grand philosophe, l’auteur de cette vénérable Poétique. Mais il ne croit plus qu’Aristote fût inspire du ciel280. Aussi ses doctrines ont perdu pour lui leur autorité singulière et absolue. Non seulement il les juge, les condamne ou les justifie à la lumière de sa propre raison ; mais il écrit sur l’art sans s’inquiéter de ce que le Grec a pu dire. Si ses théories sont d’accord avec celles de ce sage, il loue hautement la sagacité extraordinaire de son perçant génie ; s’il n’est pas du même avis que cet ancien, il trouve cela tout naturel, et celui qu’il adorait comme un oracle ou comme un dieu à cause de son antiquité, c’est à cause de son antiquité qu’il l’excuse et lui pardonne ses erreurs.

Je félicite M. Lysidas d’un autre progrès fort important. Au dix-septième siècle, il parlait de règles ; aujourd’hui, il parle d’idéal. Il a très bien vu que les règles se ramènent à cette dernière notion. En effet, ou bien elles n’ont aucune convenance avec l’idéal, et alors elles sont arbitraires ; ou bien elles n’ont pas de lien nécessaire avec lui, et alors elles sont superficielles ; {p. 193}ou enfin, elles ont avec l’idéal lien intime et convenance parfaite, et alors elles sont impliquées dans sa notion. Mais, dans les deux premiers cas, on peut d’autant mieux se passer d’elles, qu’elles ne sont bonnes qu’à donner à la critique un esprit étroit, petit et taquin.

M. Lysidas ne prétend donc plus que la bonté d’une comédie consiste dans sa conformité aux règles posées par les anciens. Il ne prouve plus, par Aristote et par Horace, que L’École des femmes pèche contre ces règles éternelles. Il soutient à présent qu’une comédie est bonne, lorsqu’elle est conforme à l’idéal de la comédie. En conséquence, il détermine l’idéal de la comédie, et montre que Molière n’est pas comique, il détermine l’idée de la poésie, et fait voir que Molière n’est pas poète. Mais je crois que sa critique est plus ambitieuse et non moins vaine que par le passé, et qu’il fait toujours comme un homme qui voudrait vérifier si une sauce est bonne sur les préceptes du Cuisinier français, au lieu d’en faire l’essai sur son palais et sur sa langue281. L’unique différence, c’est qu’autrefois le cuisinier français était un cuisinier grec, qui s’appelait Aristote ; tandis qu’aujourd’hui, M. Lysidas compose {p. 194}lui-même les recettes de sa cuisine idéale au fond d’un laboratoire d’Allemagne.

Kant et la Critique du Jugement §

Bien que mes vieilles objections me semblent n’avoir rien perdu de leur force, j’aurais honte de les reproduire telles quelles, quand je sonde la profondeur de la science nouvelle de M. Lysidas. Il mérite bien qu’on lui fasse l’honneur de le critiquer dans sa langue, et ce qui me rend un peu moins incapable de le faire, c’est qu’au dix-huitième siècle a paru un grand philosophe allemand, auteur d’un ouvrage célèbre, qui n’est que la traduction en langue savante des principes de critique chers à Molière et à moi.

Mais, avant d’exposer ces principes, je dois dire à M. Lysidas pourquoi je considère sa méthode comme chimérique. Il s’est placé sur un terrain si nouveau, et, je le reconnais, si supérieur à celui qu’il défendait dans le salon d’Uranie, que ma tâche sera très différente et beaucoup plus délicate. Si notre bon Marquis l’avait entendu parler non plus de protase, d’épitase et de péripétie, mais de subjectif et d’objectif, c’est pour le coup qu’il aurait été ravi en extase, et qu’il se serait écrié en me regardant en face : « Parbleu, Chevalier ! je te défie de répondre. »

Ce qu’il faut entendre par une définition a priori de la comédie §

On peut déterminer l’idée de la comédie de deux {p. 195}manières : a posteriori, c’est-à-dire d’après les œuvres des comiques, ou a priori, c’est-à-dire d’après les considérations de la raison. M. Lysidas définit la comédie a priori.

Il importe ici de ne pas lui prêter une absurdité qu’il n’a jamais sérieusement professée, bien qu’il ait eu le tort de s’en donner parfois l’apparence, et, comme on dit, le genre.

Pour introduire un élément a priori dans la définition de la comédie, il n’est pas nécessaire de faire absolument abstraction des œuvres des coniques. Il serait impossible au logicien le plus hardi de faire à ce point table rase de toute sa littérature. Il ne le pourrait pas, lors même qu’il commencerait par reconstruire le monde sur un plan entièrement neuf. Lorsqu’un métaphysicien a défini avec intrépidité ce que nul ne connaît, il devient beaucoup plus prudent en prenant pied sur le sol de la réalité, ou, s’il continue à tracer dans les nuages ses lignes idéales, l’architecte jette à la dérobée maint coup d’œil sur la terre, et veille à ce que le plan qu’il lève là-haut ne soit pas trop fantastique. Quoi de plus inconcevable qu’une définition a priori de la comédie, si cette définition devait être absolument pure de toute donnée empirique ? Comment une idée qu’Aristophane, Ménandre, Shakespeare, Cervantes, Molière ont mis plus de vingt siècles à construire partie par partie, sortirait-elle tout d’un bloc du cerveau de M. Lysidas, comme Minerve {p. 196}armée de pied en cap s’élança de la tête de Jupiter ?

Une définition a priori de la comédie a donc un sens inintelligible et absurde, et deux sens plus aisés à comprendre, que je vais tâcher d’expliquer.

Voici le meilleur. Un os, un fragment d’os suffit, dit-on, à la science et au génie pour reconstruire l’animal entier. Si, devant un fragment de la comédie universelle, éternelle, le théâtre d’Aristophane, par exemple, ou l’ensemble du théâtre comique depuis son origine sur notre globe jusqu’à nos jours, nous avons et l’idée de ce fragment et celle de quelque chose de plus, que ce fragment ne contient pas, ce quelque chose de plus est une notion a priori. Dans cette hypothèse, quel avantage n’aurions-nous pas sur Aristote ? Le pauvre Stagyrite ne possédait qu’un os, la comédie grecque ; au lieu que nous, par notre vaste connaissance de la comédie chinoise, grecque, latine, espagnole, anglaise, française, allemande, italienne, etc., nous sommes en mesure de composer bien plus facilement l’idée totale de la comédie. Toute la question est de savoir si nos notions idéales dépassent en fait ou peuvent dépasser les données de la réalité.

Voici le moins bon. Il y a des maladies qui nous font perdre partiellement la mémoire. Nous nous souvenons nettement de certaines choses, point du tout de quelques autres, confusément de la plupart. Cette dernière condition est justement celle de certaines définitions a priori. Une profonde méditation philosophique {p. 197}a pour effet, en nous entretenant d’idées pures, d’affaiblir en nous, sans l’effacer complètement, le souvenir de la réalité. Alors, par une application nouvelle du principe de contradiction, les choses que nous nous représentons avec netteté nous servent à reconstruire a priori quelques-unes de celles dont l’image est devenue confuse.

Prenons un exemple, et supposons que trois naturalistes, bons logiciens, aient perdu à la suite d’une maladie le souvenir net et complet de la nature. Ils profiteront sur-le-champ de cette heureuse circonstance pour écrire a priori l’histoire naturelle, et communiquer ainsi à certaines parties de cette science un caractère nouveau de certitude rationnelle, que l’empirisme est incapable de lui donner. Arrivés à la définition du singe, ils se rappelleront confusément que le singe est un animal comique, dont l’aspect donne envie de rire ; mais tous les caractères de la bête seront entièrement sortis de leur mémoire : bonne occasion pour la logique. Voici à peu près comme ils pourront raisonner. L’un d’eux dira : Le singe est le contraire de l’homme ; en effet, l’homme est l’être le plus sérieux de la création. Rien ne donne plus de gravité à la figure humaine qu’une grande barbe ; donc le singe est absolument dépourvu de poils. Mais, comme l’homme est un animal à deux pieds sans plumes, il est nécessaire de nous représenter comme emplumé le singe, qui est son contraire : cette bête est donc un oiseau. {p. 198}Voilà une déduction a priori assez bonne de l’idée du singe. Il est vrai que le deuxième logicien pourra se lever et dire : Votre principe est faux. Le singe n’est pas le contraire de l’homme ; car l’homme n’est pas toujours sérieux ; il lui arrive de faire des grimaces, et, soit dit sans vous offenser, de dire des choses ridicules. Le singe est le contraire de l’éléphant. Est-il, en effet, un animal plus grave ? Son aspect est sublime ; il éveille en nous l’idée de l’infiniment grand : donc le singe doit éveiller en nous l’idée de l’infiniment petit. C’est un insecte. Mais je conseillerais au troisième logicien de ne pas tenir la question pour vidée, et puisque le chant du rossignol nous invite à la mélancolie282, je ne vois pas pourquoi il hésiterait à faire du singe l’antithèse comique de ce divin chanteur, lui donnant un cri analogue à celui de l’habitante des marais. M. Lysidas a formé trois disciples fameux : William Schlegel, Jean-Paul Richter et Hegel. Je vais examiner leurs définitions a priori de la comédie. Je vais montrer avec quelle logique ils sont partis, l’un de l’idée du sérieux, un autre de l’idée du sublime, pour déterminer, en vertu du principe de contradiction, l’idée du comique.

Critique de la méthode de William Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel §

{p. 199}William Schlegel raisonne ainsi : La comédie est le contraire de la tragédie. En effet, quand je ferme les yeux, quand j’oublie tout ce que je sais, quand je noie dans la rêverie philosophique mes notions empiriques de la comédie, une idée vague surnage encore dans mon esprit : c’est que la comédie est quelque chose de gai ; or, la tragédie est ce qu’il y a de plus sérieux dans la poésie ; donc la comédie est son contraire : ce qu’il fallait démontrer. Partant de là, il en détermine l’idée, non pas avec profondeur, comme Hegel, mais superficiellement, avec cette préoccupation dominante de la forme extérieure des fables dramatiques, que Goethe lui reprochait283. La structure de la tragédie est simple et forte : donc le nœud de la comédie doit être lâche ou embrouillé. La tragédie est rapide dans sa marche, et va droit au but : donc la comédie doit être pleine de digressions et de hors-d’œuvre. Les personnages de la tragédie sont nobles ; ils nous montrent le principe moral vainqueur du principe animal : donc les personnages de la comédie doivent nous montrer le principe animal victorieux du principe moral ; ils doivent êtres ivres, poltrons, vains, débauchés, paresseux, gourmands ou égoïstes. Mais notez bien que William Schlegel n’a pas dit : les personnages de la {p. 200}tragédie marchent sur leurs deux pieds : donc les personnages de la comédie doivent marcher à quatre pattes. Cette lacune dans sa théorie est fort remarquable ; elle suffit pour nous faire voir que sa détermination de l’idée du comique n’est point a priori. En effet, il s’arrête dans la voie de l’absurde. Mais pourquoi s’arrête-t-il ? la logique le pousse ; il a bon vent, bon courage… Il s’arrête net, parce qu’une connaissance a posteriori lui barre le chemin. Il sait que dans le théâtre d’Aristophane les personnages ne marchent pas habituellement à quatre pattes. Or, c’est d’après le théâtre d’Aristophane qu’il a défini le comique, et d’a priori point d’affaire. Il a manqué non de bonne foi, mais de finesse et de clairvoyance. N’ayons pas l’injustice de croire qu’il ait voulu nous en imposer. Il a été dupe lui-même de sa propre logique avec une naïveté touchante et vraiment allemande. Il ne devait pas dire : Je préfère Aristophane à tous les poètes comiques, parce que la comédie à tel ou tel caractère que je trouve seulement dans son théâtre. Il devait dire : Je déclare que la comédie à tel ou tel caractère, parce que je préféré Aristophane à tous les poètes comiques.

Jean-Paul raisonne différemment. La comédie, dit-il, n’est pas le contraire de la tragédie. Le théâtre de Shakespeare en est la preuve. Elle est le contraire de l’épopée, et le comique est l’ennemi juré du sublime. Or, le sublime est l’infiniment grand ; donc le comique est l’infiniment petit. Ce qui signifie deux choses : {p. 201}1º le comique est le destructeur universel ; devant lui il n’y a rien de grand, ni de petit ; il se moque non de telle ou de telle catégorie d’individus, mais de l’homme, non de telle ou de telle cité, mais de l’univers ; — 2º quant à la forme, le comique a l’horreur des expressions générales, parce qu’elles ont de la noblesse et sont du style sublime ; il individualise jusqu’aux plus petites choses, et même jusqu’aux parties de ce qu’il a subdivisé. Cette expression : cela ne vaut pas grand-chose, n’est point comique ; cela ne vaut pas un liard, l’est davantage ; cela ne vaut pas un liard rogné, l’est tout à fait. Quoy voyant, dit Panurge, je euz de peur pour plus de cinq solz… Pantagruel avait capacité de mémoire à la mesure de douze bottes d’olives : voilà le style comique. — Fort bien. Mais, Monsieur Josse, croyez-vous qu’il soit absolument nécessaire de dire : La particularisation à l’infini étant le principe du comique, les plus grands comiques sont Rabelais, Swift, Sterne et moi, Jean-Paul Richter ? Pourquoi ne dites-vous pas : Les plus grands comiques étant moi Jean-Paul-Frédéric Richter, Sterne, Swift et Rabelais, la particularisation à l’infini est le principe du comique ? Votre définition de la comédie ne pourra qu’y gagner, puisque étant a posteriori au lieu d’être a priori, elle deviendra moins générale, plus individuelle et, partant, plus comique284.

{p. 202}Hegel fonde, comme William Schlegel, l’idée qu’il se fait de la comédie, sur l’hypothèse d’une contradiction absolue entre le tragique et le comique. Mais sa théorie est bien autrement belle et profonde. Le plus haut point de l’idéal tragique, dit-il, consiste dans l’opposition de deux puissances morales, harmoniques dans leur essence, mais devenues ennemies, parce qu’elles ont fait alliance avec des passions individuelles, qui, en troublant leur divine pureté, ont rompu momentanément leur accord. Le dénouement, par la destruction des personnalités engagées dans l’action, fait cesser la discorde allumée entre les puissances morales, et l’unité divine de leur idée sort triomphante d’entre les ruines. La comédie doit donc nous montrer, au contraire, le triomphe de la personne humaine, conservant sa sécurité infinie au milieu même des échecs, qu’elle subit dans la poursuite d’un but contradictoire, et riant de ses propres infortunes. Tout cela est fort ingénieux ; mais tout cela repose sur deux assertions qui ne sont ni évidentes ni démontrées : 1º le comique est le contraire du tragique ; 2º le tragique est le conflit de deux puissances morales. La métaphysique hégélienne de la tragédie est magnifique sans doute ; c’est peut-être la métaphysique de la tragédie grecque ; mais ce n’est point celle de la tragédie en soi. Car voici une autre définition a priori du tragique, qui, pour être un peu moins grandiose, ne me paraît pas plus contestable, ni moins vraie : Le tragique, {p. 203}c’est la personnalité triomphant d’elle-même, l’esprit domptant la chair, le devoir victorieux de la passion285. Entre nos deux définitions, qui mettra la paix ? la connaissance a posteriori du théâtre tragique, qui, en faisant à chacune d’elles sa part, ruinera leurs prétentions à l’universalité. Hegel aura Eschyle et Sophocle ; j’aurai Corneille et Racine286. Mais nous ne les mettrons plus aux prises, et leur bonne intelligence sera peut-être le prélude d’une amitié solide entre Shakespeare, Aristophane et Molière.

Pourquoi un quatrième disciple de M. Lysidas ne déduirait-il pas ainsi a priori l’idée de la comédie : La comédie est le contraire de l’ode. En effet, Jean-Paul a démontré qu’elle n’est pas le contraire de la tragédie ; et, quant à la considérer avec lui comme le contraire de l’épopée, cela m’est impossible, puisque Thersite est une caricature, l’épisode du Cyclope une scène comique, et la mésaventure de Mars et de Vénus un objet capable d’exciter le rire inextinguible non seulement des dieux, mais des hommes. Il faut donc, de toute nécessité, que la comédie soit le contraire de l’ode. Car autrement, elle ne serait le contraire de rien : ce qui apporterait une perturbation {p. 204}fâcheuse dans l’Esthétique considérée comme science a priori. Or, quels sont les grands caractères de l’ode ? la personnalité du poète s’y révèle ; l’enthousiasme l’élève au-dessus du monde réel ; son style est métaphorique. Les caractères de la comédie sont donc : 1º l’impersonnalité (je veux dire que l’auteur doit disparaître derrière ses personnages) ; 2º la peinture de la réalité ; 3º un style naturel : donc Molière est le plus grand poète comique287 ?

Critique de l’idée a priori du comique parfait §

Monsieur Lysidas n’a pas encore formé de disciple qui ait vraiment défini la comédie a priori. Mais peut-il en former ? peut-il y avoir une définition, une notion de la comédie, contenant quelque chose de plus que ce que donne l’analyse des œuvres, contenant une idée qui ne soit pas dans la réalité, contenant un élément a priori ?

Si la connaissance vaste et la science profonde du théâtre comique nous suggère une idée telle du comique parfait, qu’elle puisse nous servir de criterium unique et absolu pour juger et pour classer toutes les œuvres, cette idée, quelles que soient les conditions empiriques de sa formation, renferme une part d’a priori, j’entends le principe même de nos jugements et de notre classification. Mais je dis qu’une telle idée {p. 205}n’est qu’une chimère, et bien loin d’accorder que nous puissions avoir la notion d’un comique plus parfait que celui de Molière, de Shakespeare et d’Aristophane, je soutiens que nous n’avons pas même l’intuition de l’idéal d’une seule de leurs comédies.

La France compte par milliers des disciples de M. Lysidas, qui, pour la magnificence et l’antiquité de la doctrine sans doute, sont très intimement persuadés d’une chose étrange et vraiment fantastique. Au spectacle ou à la lecture d’un chef-d’œuvre, prétendent-ils, l’image de quelque chose de plus parfait surgit dans notre esprit ; nous comparons la réalité à ce modèle divin, et nous avons trouvé le principe de la critique littéraire. L’analyse dissipé cette illusion.

Prenons le Tartuffe. Au spectacle comme à la lecture, cette pièce, il faut le reconnaître, nous paraît imparfaite. Le dénouement en est artificiel. Plusieurs critiques, sans être allemands, trouvent même qu’il est un peu sérieux, et que le personnage qui le rend nécessaire est bien odieux pour être comique. Qu’est-ce donc dans leur idée que le Tartuffe parfait ? Un Tartuffe qui ne nous ferait point passer par une alarme si chaude. Rien de plus. Leur intuition de l’idéal se réduit à cette correction toute négative. Que s’ils imaginent, sous une forme positive, un dénouement plus naturel, et un personnage aussi méprisable, mais plus gai, leur imagination n’est qu’un souvenir : ce dénouement, c’est celui de quelque autre chef-d’œuvre, et ce {p. 206}drôle, ce sera Falstaff, par exemple. Bien entendu, je parle dans l’hypothèse où nos critiques ne seraient pas poètes, c’est-à-dire créateurs.

Le Misanthrope aussi nous paraît imparfait, non à la représentation, mais à l’étude. Il a deux ou trois vers, quelques-uns disent quatre, mal écrits. Cela devait être ! s’écrient tous les critiques ; la perfection n’est pas de ce monde ! Il est vrai ; elle habite le inonde intelligible. Mais qu’est-ce que le Misanthrope idéal dans l’esprit des contemplateurs en extase ? Tout simplement le Misanthrope réel, moins le cent-douzième vers de la cinquième scène de l’acte troisième, et le soixante-treizième vers de la septième. Seuls, quelques raffinés288 disent : Molière, ce moraliste, n’est pas assez gai pour être comique ; la raison et la satire des mœurs prédominent trop sur l’imagination dans son théâtre ; on n’est poète et poète comique, que lorsque la Muse est en délire et lient un thyrse à la main. — À la bonne heure ! Voilà une idée positive de la perfection. Mais est-elle a priori ? Aristophane sait bien que non, et son ombre se moque des théoriciens allemands.

Elle se moque d’eux, les tance et les remercie. « Vous me faites, leur dit-elle tout bas, bien de l’honneur. L’idéal que vous avez extrait de mes œuvres, est {p. 207}plus pur et plus parfait que mes œuvres mêmes ; car voici comment vous l’avez formé : vous avez retranché de mon théâtre deux choses, les allusions personnelles et les indécences. Vous n’avez rien pu ajouter au tableau que j’ai fait de main de maître ; mais vous avez eu soin d’en effacer quelques tâches, qui le déparaient. En sorte que l’archétype et le prototype de la comédie dans vos doctes traités, le modèle éternel et universel des poètes comiques à travers les peuples et les âges, c’est mon théâtre — moins les indécences et les allusions personnelles. Encore une fois, vous me faites beaucoup d’honneur. Mais rendez-moi ce qui m’appartient. »

Pendant que l’ombre d’Aristophane murmure ces choses à l’oreille des théoriciens d’outre-Rhin, ceux de la patrie de Molière disent en chœur : Aristophane, ce rieur, n’est pas assez moraliste pour être comique ; l’imagination, dans son théâtre, prévaut trop sur la satire des mœurs et sûr la raison. On n’est poète et poète comique, que lorsque la Muse se fait psychologue, et porte son flambeau jusqu’au fond du cœur humain289. À la bonne heure encore. Voilà une idée positive, et non plus seulement négative du comique parfait. Mais que les théoriciens français ne s’avisent pas de dire quelle est a priori, de peur que l’ombre de Molière ne vienne aussi troubler leur conscience.

Les pièces de Molière nous font penser à celles d’Aristophane, {p. 208}qui sont différentes, et les pièces de Destouches, de Brueys, de d’Allainval, de Dancourt, de Marivaux, de Lemercier, d’Étienne, nous font penser à celles de Molière, qui sont plus parfaites. Les comédies d’un maître nous remettent en mémoire celles d’un autre maître, et les comédies d’une école celles de son chef. Nous pouvons établir une hiérarchie entre les diverses imitations d’un même modèle, parce que nous avons une commune mesure pour les comparer ; mais nous ne pouvons point établir de hiérarchie entre deux modèles, parce nous n’imaginons pas d’exemplaire idéal supérieur à l’un et à l’autre. Il est vrai que nous pouvons découvrir des défauts dans l’un et dans l’autre ; mais il ne faut pas confondre la faculté d’apercevoir des taches au soleil, avec celle de concevoir un soleil plus beau.

Je conclus que nos idées a priori de la perfection sont purement négatives, et que nos idées positives de la perfection sont purement empiriques.

Toutefois j’ajoute qu’il ne s’agit que de nos idées à nous, pauvres critiques. Car il est raisonnable de supposer dans le génie des grands poètes originaux, des images idéales de leurs comédies, et des idées obscures, mais positives et a priori du comique parfait, comparables à ces idées créatrices que la métaphysique platonicienne faisait résider dans l’intelligence divine. Quant aux idées claires des poêles critiques et des critiques poètes, elles peuvent aussi être a priori et {p. 209}positives ; mais elles sont comme si elles n’étaient pas, tant qu’elles n’ont point passé de la puissance à l’acte, quitté les régions de la théorie pour la scène dramatique, et engendré quelque œuvre d’art, qui s’impose à l’admiration du genre humain.

Critique de l’idée du beau §

Lors même que la critique pourrait avoir une idée a priori et positive du comique parfait, elle n’aurait pas encore trouvé sa pierre philosophale, j’entends un principe unique et absolu. Car une comédie pourrait être parfaite selon la définition, sans être belle, ou belle sans être parfaite. M. Lysidas se souvient-il d’une remarque bien fine et bien juste que faisait Uranie, le jour où L’École des femmes était si habilement attaquée, et si vivement défendue dans sa maison ? « J’ai remarqué une chose, disait cette femme spirituelle, c’est que ceux qui parlent le plus des règles et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles290. »

S’il fallait accepter les oracles de William Schlegel et sa définition du comique, force nous serait bien de convenir que Le Roi de Cocagne est plus parfait que Le Misanthrope. Mais Le Roi de Cocagne n’en resterait pas moins une platitude, Le Misanthrope une merveille, et William Schlegel un profane, pour n’a {p. 210}voir point dit à genoux291 que ce chef-d’œuvre n’est pas à proprement parler une comédie. Nous dirions bien : Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses ; rien ne manque au Roi de Cocagne, ni la folie, ni la bêtise, ni le mélange exquis de tous les éléments du comique. Mais, s’il lui manque ce charme secret dont l’œil est enchanté, nous ne saurions nous empêcher d’aimer davantage, d’admirer davantage une pièce moins comique, moins folle et moins bête, mais plus belle.

La perfection d’une chose, c’est son harmonie intérieure, l’accord des moyens qui concourent à sa fin, l’union des qualités qui conviennent à son idée. Mais la beauté est essentiellement un charme secret, un je ne sais quoi292. Nous ne pouvons ni la nier, ni la définir. Semblable à ces déesses des anciennes épopées qui apparaissaient aux mortels, elle enchante nos yeux, subjugue nos cœurs ; mais, si nous voulons la saisir, nous embrassons une nuée.

Ne disons pas que nous comparons les chefs-d’œuvre de Molière à une certaine idée du beau qui existe dans {p. 211}notre esprit. Car cette hypothèse est fausse, et ce langage inexact. Il est contradictoire de poser comme terme d’une comparaison, une idée aussi indéterminée dans l’esprit du commun des hommes, que celle de la beauté. Quant aux philosophes qui font définie, il faut, non les féliciter, mais les plaindre, si le sentiment du beau n’est pour eux que le résultat problématique d’une opération logique, et si le fantôme de leur formule abstraite les poursuit durant la lecture du Misanthrope. Que s’ils sont assez sûrs de leur définition pour pouvoir se livrer au plaisir d’admirer, sans craindre d’être contredits par leur formule, il est démontré que le sentiment du beau n’est pas le résultat d’une opération logique293.

Critique de l’idée a posteriori du comique §

Il n’y a point de définition a priori de la comédie, il ne peut y avoir d’idée a priori du comique parfait.

Mais, il y a sans doute, il doit y avoir des définitions a posteriori de l’a comédie, et des idées a posteriori du comique ; parlons mieux, une définition, une idée. En effet, un certain nombre d’œuvres à la fois semblables et diverses sont comprises sous la dénomination {p. 212}commune de comédies. Il faut donc que, sous la diversité des formes particulières, toutes ces œuvres aient une essence commune, et, pour dégager ce caractère général qui doit constituer le fond de chacune d’elles, l’analyse et l’abstraction sont suffisantes.

Ici pourtant un scrupule m’inquiète et m’arrête. Je ne suis pas sûr que le langage humain ne se trompe pas, et que toutes les œuvres qui portent le nom de comédies, soient vraiment des comédies. Un philosophe m’affirme que le Tartuffe est une satire, Le Misanthrope une tragédie, et Molière tout ce que je voudrai, excepté un poète comique. On s’écrie : Mais cela est absurde ! Je n’en sais rien. Qui me garantit que j’ai raison de croire avec le sens commun que ce philosophe n’est qu’un fat ? William Schlegel a beaucoup de savoir, beaucoup d’esprit, et le sens commun est faillible. Pour décider la question entre ces deux autorités, il faudrait que j’eusse, comme l’une et comme l’autre, une notion a priori du comique et de la comédie. Mais cette notion est impossible. Voilà un étrange embarras ! Je me croyais hors de l’impasse, et d’abord je me trouve en plein cercle vicieux.

Tout à l’heure, quand nous avons reconnu l’impossibilité de déterminer a priori l’idée du comique, nous nous sommes consolés par la considération du peu d’avantage que la critique littéraire en retirerait. Eh bien, je crois que cette pensée peut nous consoler encore, et que, s’il ne nous est pas possible de poser avec assurance les bases d’une définition a posteriori de la comédie, nous pouvons, avec assurance, nous dire que la critique aurait trouvé fort peu utile l’édifice que nous désespérons d’élever. Car, voici : cette essence commune, ce caractère général qui constitue le fond de toute œuvre comique, ne vaut pas le quart de la peine que se donnent, pour l’extraire, les abstracteurs de quintessence ; ce qu’il y a de plus insignifiant dans chaque comédie, c’est précisément l’unité du genre ; la diversité particulière des espèces et des formes est seule intéressante.

Je ne suis point assez sceptique pour ne pas croire, et croire très fermement, que des rivages de l’Attique à ceux de la Nouvelle-Hollande, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à la consommation des siècles, on a ri partout et l’on rira toujours devoir un prédicateur faire une grimace en disant : Amen ! un lourdaud perdre l’équilibre ; un étranger faire des quiproquos ; un enfant parler politique ; un roi et son ministre jouer à saute-mouton ; une vieille dame lutter contre le vent qui soulève ses jupes ; un nain se baisser en passant sous un portique ; un petit bossu faire des plongeons en parcourant un cercle de femmes ; un homme grave laisser tomber ses lunettes dans sa soupe. Je crois aussi que du commencement à la fin du monde, des bords de l’Atlantique et du Grand Océan à ceux de toutes les mers intérieures, une comédie a été et sera une pièce dramatique, représentant des actions ridicules, des {p. 214}discours ridicules, des personnages ridicules, en un mot, le petit côté de la nature humaine ; mais cela, je n’en suis pas aussi sûr. Voilà ma profession de foi. Voilà mon idée à posteriori du comique et de la comédie ; la voilà toute, et je trouverais étrangement hardi quelqu’un qui en croirait plus long sur cet article. Cependant les téméraires ne manquent pas, et leur audace m’étonne. L’un dit : la comédie se borne à représenter les mœurs des hommes dans une condition privée294, excluant par sa définition tout le théâtre d’Aristophane ; un autre : le comique exprime l’empire de l’instinct physique sur l’existence morale295, oubliant Philaminte, Armande, Bélise, Vadius, le docteur Pancrace, et Alceste. Boileau définit la comédie : une peinture fidèle et fine de caractères296, ne songeant pas ou ne voulant pas considérer qu’on chercherait en vain un caractère dans la plupart des pièces espagnoles, et que les caricatures fantastiques de l’ancienne comédie n’étaient le plus souvent ni fines, ni fidèles. Schlegel déclare que l’intrigue est plus essentielle que les caractères ; Jean-Paul, que le comique est… bien des choses, et entre autres la multiplicité des lignes courbes297 ; Hegel, que c’est la personnalité mettant en contradiction ses propres actes, qu’elle détruit par {p. 215}eux-mêmes298, et les plus vraies définitions de la comédie sont après tout celles des philosophes allemands, non parce qu’on ne les entend pas, mais, comme l’un d’entre eux l’a dit299, parce qu’au moins le comique s y trouve — à leur insu et en dépit d’eux-mêmes.

Oh ! sans doute, si l’on voulait s’en donner la peine, on pourrait relever dans les comédies d’Aristophane, de Plaute et de Térence, de Shakespeare et de Caldéron, de Molière, d’Holberg et de Louis Tieck, un assez grand nombre de traits, d’expressions, de gestes, comiques pour toutes les époques et pour toutes les nations. Mais croit-on que, si l’on prenait cette peine, on rendît un grand service à la critique ? Ce qui nous intéresse après tout, ce n’est pas de savoir que Phidippide ronflant dans cinq couvertures, et rêvant courses et chevaux, pendant que Strepsiade, son père, compte en gémissant ses dépenses300, serait encore comique sur une scène française ; ou que ce valet espagnol énumérant ce qu’on épargne à recevoir de la main d’un maître un habit tout fait301, aurait pu être un personnage de Ménandre ; ou que le Malade imaginaire, éprouvant par une mort feinte l’affection des siens, est une idée aussi vieille que la comédie, comme Schlegel le remarque {p. 216}avec un dédain absurde302. Non ; ce qui nous intéresse surtout, c’est d’apprendre qu’Aristophane ne développe pas d’intrigues, ne peint pas de caractères ; que son comique est une gaieté sans frein et une fantaisie sans bornes, animant, poétisant le tableau des mœurs publiques ; qu’il est tantôt lyrique et tantôt bas, à la fois cynique et charmant, tel enfin que Voltaire a pu l’appeler un bouffon indigne de présenter ses farces à la foire, et que Platon a pu dire : les Grâces choisissant un tombeau trouvèrent l’âme d’Aristophane. Ce qui est intéressant, c’est de montrer que les personnages de Caldéron sont des idées abstraites, leurs discours une rhétorique pompeuse parée de toutes les splendeurs de la poésie, et le comique de ces pièces froides et brillantes un ingénieux imbroglio. Ce qui nous intéresse enfin, c’est de nous répéter, fût-ce pour la millième fois, que Molière seul a surpris le comique au sein de la nature, qu’il n’a pas cherché à dire de bons mots, à faire paraître son imagination ou son esprit, mais à peindre le cœur humain et à être vrai, qu’en un mot son comique est un comique moral. Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose intéressante, vivante, réelle dans les études de la critique303 ; quant aux caractères généraux qui peuvent être communs {p. 217}à tous les théâtres et à tous les poètes, les prendre pour le grand objet de la critique littéraire, c’est, sous une apparence de profondeur philosophique, s’attacher à ce qui est insignifiant, vide et superficiel ; c’est poursuivre l’ombre pour le corps.

M. Lysidas le sent, il le sait, il en est si convaincu, qu’il détermine l’idée du comique avec une excessive horreur de la banalité. Cette idée, il la cherche tout entière dans Aristophane, dont il creuse la comédie à une profondeur métaphysique qui effraye. Malheureusement, ce qu’il trouve au fond de cet abîme, ce n’est point l’idée du comique ; il fera bien de creuser encore, et ailleurs ; mais il ne la trouvera pas plus que les enfants du laboureur ne trouvèrent for qu’ils croyaient enfoui, et qui était partout.

Critique de l’idée de la poésie §

Il en est de même de l’idée de la poésie : fausse, si elle est originale et précise ; banale et vague, si elle est vraie.

Il n’est pas possible de la définir a posteriori. Car on nie que toutes les œuvres en vers soient poétiques, on conteste que tous les genres mêmes de versification le soient, et pour savoir où prendre les éléments de notre définition, pour décider si le poème didactique, la satire et la comédie nouvelle doivent être ou non éliminés d’emblée, comme quelques-uns le veulent, il {p. 218}faut avoir une idée préalable de la poésie ; ce qui fait un cercle vicieux.

Il n’est pas possible de la définir a priori. Car on n’a, pour y parvenir, que la grande méthode des contraires, qui n’est qu’une mauvaise plaisanterie de la logique. On oppose la poésie à la prose, à la science, à la religion, à l’industrie, à la musique, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture, que sais-je ? ou à l’art des jardins. Que sort-il de cette opposition ? Ce qu’on veut, suivant le ternie de contradiction que l’on choisit.

Plusieurs Allemands disent qu’il n’y a point de poésie quand la réalité est peinte telle qu’elle est, quand la raison gouverne et tempère l’imagination, quand des médecins, des avocats ou des professeurs de mathématiques ne font pas au poète l’honneur de ne l’entendre point. Certes, s’ils se bornaient à railler ces esprits positifs et raisonneurs, qui, avec le calme sourire du bon sens triomphant, demandent à la poésie une fin pratique en dehors d’elle-même ou l’exposition logique d’une idée claire, renvoyant aux Petites-Maisons les Aristophane et les Shakespeare ; s’ils se bornaient comme Goethe à dire à ces sages : Vous oubliez que l’imagination a ses lois propres auxquelles la raison ne peut pas et ne doit pas toucher, que la fantaisie a la puissance et le droit d’enfanter des créations destinées à rester, pour la raison, des problèmes éternels, et qu’une production poétique est d’autant plus haute, {p. 219}plus large et plus profonde qu’elle échappe davantage à la mesure et à la portée de l’intelligence commune ; s’ils se bornaient à cela, certes il faudrait les remercier. Mais, par quel excès de petitesse veulent-ils exclure Molière du chœur des poètes, parce qu’il a été poète à sa manière et sans remplir les conditions de leur programme ? Par quel abus mettent-ils leur veto sur l’alliance de l’imagination et de la raison, sur la subordination libre de la première à la seconde ? Pourquoi restreindre, comme beaucoup le font, le domaine de l’imagination à celui de la fantaisie ? Pourquoi mépriser Molière, parce qu’il est le poète, non de quelques pédants, mais de l’humanité, et parce que sa pauvre servante le comprenait mieux qu’eux ? Par quelle raison démonstrative et convaincante décident-ils enfin que la poésie a telles et telles conditions positives, négatives, et de quelle autorité lui disent-ils : Jusqu’ici, mais pas plus loin ?

Qu’ils renoncent à la définir, ou, s’ils ne peuvent consommer ce sacrifice si cher à leur amour effréné des théories, qu’ils s’en tiennent aux bonnes vieilles définitions de Platon et d’Aristote ; qu’ils nomment la poésie une création, d’après l’étymologie du mot, ou une imitation belle, d’après un caractère incontestable de toute œuvre d’art304 : ils ne seront plus précis, ils ne seront plus originaux, mais ils deviendront {p. 220}vrais ; ils nous édifieront moins par leur imagination, autant par leur science, et davantage par leur justice.

 

M. Lysidas sait maintenant pourquoi je regarde comme chimérique sa méthode, qui consiste à déterminer l’idée de la comédie pour montrer que Molière n’est point comique, à déterminer celle de la poésie pour faire voir qu’il n’est pas poète. Ce que je lui reproche, ce n’est pas de préférer à Molière Aristophane ou tout autre poète comique ; c’est d’avoir la prétention de fonder sa préférence sur la plus petite raison de l’ordre logique. Il est libre de ne point trouver une sauce excellente ; mais à ceux qui la trouvent bonne, c’est perdre son temps et sa peine que de démontrer qu’elle est mauvaise, et qu’une autre est meilleure au goût, d’après l’idée de la sauce en général. Quant à nous, qui aimons Molière, laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

Voilà ma vieille thèse. Mais la science nouvelle de M. Lysidas me fait une nécessité de mettre mes idées anciennes en langage nouveau, non parce qu’il écrit plus mal ou parle moins, simplement qu’autrefois, mais parce qu’il pense avec beaucoup plus de profondeur.

Monsieur Lysidas. Étude nouvelle par Dorante (suite et fin).
Chapitre II. — Le goût §

{p. 221}Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.
           La Critique de l’École des femmes, scène vii.

La critique littéraire §

Que l’on se figure mon joli ami le Marquis, M. Lysidas, d’érudit qu’il était devenu métaphysicien, et la spirituelle Uranie, assistant en 1862 à une représentation de L’École des femmes, juste deux siècles après la première.

Le Marquis ne s’applique plus uniquement à soutenir la dignité d’un personnage du bel air ; il n’a plus de rubans et de canons à étaler aux yeux du public ; il ne hausse plus les épaules chaque fois que le parterre rit ; il se donne la peine d’écouter. Il écoute L’École des Femmes, {p. 222}mais il bâille ; car il n’y trouve toujours point de turlupinades. S’il entendait Horace dire à sa maîtresse galamment : « Madame, vous êtes à Paris, et tout le monde vous voit de trois lieues de la ville, car chacun vous voit de bon œil305 ; » si, au moins, il voyait Alain tremper ses doigts dans le potage de Georgette, et celle-ci lui envoyer la soupe et la soupière au nez, ces bonnes plaisanteries lui épanouiraient la rate ; mais L’École des femmes n’en offre pas de pareilles. Il rit, à la vérité, et bruyamment, lorsqu’Arnolphe attend à la porte de sa propre maison, s’impatiente, tempête et reçoit un coup par la maladresse d’un lourdaud, qu’il a pris à son service à cause de sa simplicité ; il rit, non parce que ce coup est comique, et qu’Arnolphe ne l’a pas volé, mais parce que c’est un coup ; du même gros rire il éclaterait, s’il voyait l’acteur chargé du rôle grave et insignifiant d’Oronte, faire un faux pas en traversant la scène. Il rit encore des roulements d’yeux et des contorsions du pauvre homme, lorsqu’il jette à Agnès, dans un transport d’amour et de rage, cette question d’un comique si sublime :

Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?

Du reste, il trouve la pièce aussi fade qu’une tarie à la crème, et le voilà qui fredonne un air d’opéra-bouffe, en regardant le plafond de la salle.

{p. 223}M. Lysidas, les coudes appuyés sur le rebord de sa loge, cache sa figure avec ses mains. Est-ce pour mieux recueillir son attention, et la concentrer toute sur la scène ? Non. Cette contenance a une autre cause. M. Lysidas sait qu’on l’observe. Il est connu dans le monde philosophique et littéraire pour être le profond et savant contempteur de Molière ; il a une réputation et une logique à soutenir ; il ne veut pas que les critiques puissent surprendre le plus léger signe d’approbation sur son visage ; surtout il a grand-peur qu’on ne le voie rire. N’a-t-il pas écrit dans un docte traité d’Esthétique que le comique est ce qui fait rire, et que Molière n’est point comique, parce qu’il ne fait guère rire ? N’a-t-il pas aussi défini le beau, et sa définition ne lui interdit-elle pas absolument d’admirer L’École des femmes ? Voilà la fin du spectacle. On sort. Eh ! que faites-vous donc ? N’allez pas lui demander à brûle-pourpoint son avis sur la pièce. Il vous répondrait qu’il faut lui laisser le temps de la réflexion ; que sa sensibilité a pu être surprise ; que son jugement reprendra sa ferme assiette et son équilibre, lorsque ses premières impressions trompeuses seront effacées. Demain il examinera, bien à froid, si le personnage principal, Arnolphe, est comique subjectivement, c’est-à-dire pour lui-même, ou s’il l’est seulement pour le spectateur. Il découvrira que cette loi essentielle du genre est violée ; qu’Arnolphe n’est comique qu’objectivement et pour autrui, qu’il se prend lui-même trop au sérieux, {p. 224}qu’il met à poursuivre son but une âpreté de volonté tout à fait incompatible avec la gaieté comique, et que, par suite, quand finalement il échoue, loin de pouvoir rire, comme les autres, libre et satisfait, il reste l’objet piteux et déconfit d’un rire étranger306. M. Lysidas sera confirmé dans son mépris pour Molière : il n’ira plus voir jouer ses pièces, et continuera son grand ouvrage sur l’Esthétique.

Uranie s’abandonne, au contraire, et se fie à tous les sentiments que L’École des femmes excite en elle. Aucun préjugé ne la roidit contre le plaisir d’être touchée, amusée ou ravie. Elle se laisse prendre aux choses avec candeur et bonne foi. Elle rit, elle admire. Elle ouvre librement, largement, sans réserve, son esprit aux impressions du comique, son âme à celles de la beauté… La toile tombe ; elle s’est parfaitement divertie, sans se demander une seule fois si elle avait raison, et si l’Esthétique de M. Lysidas lui permettait de jouir. Des gens d’esprit se réunissent dans sa loge. La conversation s’engage. Uranie commence par quelques exclamations profondément senties, il est vrai, mais un peu générales peut-être et médiocrement instructives, sur la perfection du style de Molière, la vérité toujours si délicate ou si forte des caractères qu’il peint, la verve dramatique de tous ses personnages. Mais elle ne s’en tient pas là.

{p. 225}Quelqu’un reproche à la comédie qu’on vient de voir, de manquer précisément d’action, et de consister toute en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace. À cette critique spécieuse, Uranie répond que dans L’École des femmes les récits sont des actions, suivant la constitution du sujet. Au fond, dit-elle, ce ne sont pas les événements qui importent ici ; c’est l’impression que les événements racontés produisent sur Arnolphe. Ce que Molière a voulu peindre, c’est, vous le savez comme moi, le ridicule du vieux jaloux, ses angoisses, ses éclairs d’espérance, et ses tourments d’esprit pour parer les accidents qui le menacent. Croyez-vous que nous eussions aussi bien vu cela, si le poète avait fait arriver sous nos yeux ce qu’il fait raconter ? Dans le récit où Agnès explique à son tuteur comment elle a fait la connaissance d’Horace, n’y a-t-il pas autant d’action, plus même que nous n’en pourrions voir, si la chose se passait sur le théâtre ? J’avoue que dans L’École des femmes tout est récit ; mais avouez que tout paraît action, ou plutôt avouez que tout est action, bien que tout semble être en récit307.

Quelqu’un relève dans la pièce plusieurs mots où toute la salle a ri, quoiqu’il n’y ait rien de moins spirituel, ou pour mieux dire, rien de plus bas. Uranie répond qu’à la vérité ces mots ne sont pas du tout plaisants en eux-mêmes, mais qu’ils le deviennent par réflexion à Arnolphe, et que l’auteur ne les a pas donnés, {p. 226}comme des traits d’esprit, mais comme des traits de caractère. Du reste, elle ne professe pas pour L’École des femmes une admiration sans mesure, et systématique. À ceux qui ont besoin de trouver des taches au soleil, elle accorde sans peine que la reconnaissance finale est maladroitement expliquée, que les longs discours de Chrysalde sont inutiles, ennuyeux, et non seulement cela, mais qu’ils offensent trop le sens moral pour ne pas choquer le goût.

Elle n’a ni parti pris, ni engouement, ni prévention, ni étroitesse de système, ni étroitesse d’ignorance. Elle n’a pas lu M. Lysidas ; elle ne sait pas ce que c’est que la comédie. Mais elle a lu des comédies ; elle a comparé ; elle a réfléchi. Elle s’est ainsi formé un sens esthétique (mais ce mot n’est pas de sa langue), un instinct du bon et du mauvais, du beau et du laid, du vrai et du faux, un véritable tact littéraire.

Uranie, c’est la critique308.

Problème du goût §

Par quel don de la nature, ou par quel fruit de l’éducation, Uranie sent-elle Molière si vivement ? Par quelle logique inaperçue est-elle partie de cette émotion vive pour arriver à des critiques si justes et si élégantes ? Quel lien subtil peut-on saisir entre l’impression {p. 227}profonde qui lui fait trouver comique ou belle L’École des femmes, et les remarques pleines de sens et d’esprit qui sortent de sa bouche, sur la valeur dramatique des récits d’Horace et d’Agnès, sur le caractère propre de l’art et du génie de Molière, et sur la haute portée de ce qu’on appelle ses plaisanteries ? Comment est-il possible, monsieur Lysidas, qu’elle passe ainsi du subjectif à l’objectif, et d’un sentiment naturellement obscur et confus, à des idées nettes, intéressantes, instructives ? Car, remarquez-le bien, elle ne se borne pas à dire : Cette comédie est fort belle ; je la trouve fort belle ; n’est-elle pas en effet la plus belle du monde ? Elle découvre en un clin d’œil une foule d’aperçus, dont la piquante variété ne semble point impliquée dans la sensation simple du comique ou du beau, et l’on ne conçoit pas par quelle mystérieuse analyse elle a su tirer tant de choses, du fait d’être émue et d’admirer.

Pourquoi ce bon Marquis ne goûte-t-il pas L’École des femmes, et pourquoi M. Lysidas, avec infiniment plus d’esprit, ne la goûte-t-il pas davantage ?

Pourquoi la logique de M. Lysidas est-elle sans prise sur la finesse d’Uranie, et la finesse d’Uranie sans influence sur la logique de M. Lysidas ? Les voyez-vous tous deux qui discutent ? Pourquoi donc sont-ils l’un et l’autre si entiers dans leur opinion, si ardents du désir de la communiquer, et si incapables chacun d’être convaincu ou de convaincre ?

Le sentiment §

{p. 228}Uranie n’est pas un enfant gâté de la nature, qu’une fée aurait doté à son berceau du privilège unique d’être infaillible en matière d’art, de sentir la beauté partout où elle serait, et de ne la sentir que là. Point de don exceptionnel dans cette créature si bien douée. Elle appartient à l’humanité.

Elle se souvient du temps où elle n’avait pas de goût pour Molière, où les farces vulgaires qui plaisent toujours si fort au Marquis, la charmaient mille fois plus que L’École des femmes. Elle a voyagé en pays étranger, et elle se rappelle encore son premier scandale et sa longue indignation, aux cris d’admiration que poussaient les sauvages pour leur Dante, leur Caldéron eu leur Shakespeare. Non contente de mépriser ces poêles, elle exigeait, dans l’intolérance de sa passion, que ce mépris fût universel, et semblait le regarder vraiment comme aussi nécessaire qu’une des lois qui régissent le monde. Aujourd’hui elle admire, elle aime les objets de ses colères d’autrefois, et, avec la même prétention absolue, elle entend que l’humanité entière partage son culte pour eux309. Celle expérience est certes humiliante. Pourtant elle n’a pas été inutile à Uranie. Elle en a retiré, comme fruit, une défiance sage des {p. 229}premiers mouvements d’antipathie de son goût, dans les choses nouvelles pour elle de l’art et de la poésie.

Mais son instinct du beau et du laid a gardé dans tout le reste sa vivacité et ses franchises. Surtout elle ne se défie point de l’enthousiasme. Elle est femme, et rien d’humain ne lui est étranger. Elle ne s’efforce pas de devenir un je ne sais quoi d’abstrait pensant et raisonnant, en qui l’esprit aurait consumé le cœur, et qui impassible et féroce devant les merveilles du génie de l’homme, au lieu de sentir comme une personne vivante, fonctionnerait comme une machine dialectique. Car elle sait que le raisonnement peut faillir, mais que l’admiration est le moins trompeur des mouvements de notre nature, parce qu’il est généreux et désintéressé par excellence. Elle fonde donc sa foi à la beauté des œuvres, à l’art des ouvriers, sur un témoignage intérieur, sur l’amour. Elle croit au génie de Molière, parce que ses comédies la touchent ; elle croit à la beauté de L’École des femmes, parce qu’elle la sent, et ce sentiment remplit son âme d’une certitude intime qui défie tous les doutes. Il est vrai ; sa certitude n’est point logique ; M. Lysidas lui démontre clairement qu’elle se trompe. Mais les preuves les plus lumineuses sont perdues pour elle, comme celles de ce sophiste qui niait le mouvement.

Passage du sentiment aux idées. §

Uranie a donc un sentiment profond des choses de l’art.

{p. 230}Mais, comment le traduit-elle au dehors en idées, et d’abord, quel est le principe de ce sentiment au dedans d’elle ? Pourquoi n’a-t-elle pas toujours senti de la même manière, et a-t-elle erré quelquefois ? Pourquoi, lorsqu’elle était enfant, n’aimait-elle pas Molière ou l’aimait-elle si mal que Le Misanthrope lui paraissait moins beau que Les Fourberies de Scapin, et que, dans cette farce préférée, Géronte roué de coups à travers un sac lui semblait plus comique que Géronte maudissant le Turc et sa galère ? Pourquoi, devenue femme, a-t-elle éprouvé pour Shakespeare tant d’horreur avant de l’aimer ?

Serait-ce qu’elle a aperçu l’idée du comique, l’idée du tragique, confusément d’abord, puis avec une netteté de plus en plus parfaite, jusqu’au point où l’idéal entièrement éclairci a brillé sans nuages dans le ciel de sa pensée ? Serait-ce qu’elle comparait autrefois Molière et Shakespeare à cet idéal encore obscur pour elle, et les premières erreurs de son goût ont-elles été l’effet de cette aperception confuse ? Serait-ce qu’elle compare aujourd’hui leurs œuvres à cet idéal devenu clair à ses yeux, et la netteté de cette intuition est-elle cause que ses sentiments actuels sont justes ?

Non. Lorsqu’elle n’aimait rien tant, dans Molière, que les coups de bâton donnés si gaiement par Scapin, ce n’était pas qu’elle entrevît alors l’idée du comique comme dans un brouillard ; car, voyez : quand plus tard William Schlegel est venu débrouiller cette idée {p. 231}dans son esprit, et lui expliquer, avec la dernière évidence et la dernière clarté, comment, la gaieté étant l’essence du comique, les farces de Molière valent beaucoup mieux que Le Misanthrope, elle a trouvé Schlegel ridicule, Scapin toujours amusant, mais Alceste admirable. Ce n’est point par l’effet d’un éclaircissement progressif de l’idéal tragique, qu’Uranie a passé du mépris de Shakespeare au culte de son génie divin. Car, ce qui l’aveuglait sur ce grand poète, c’était, au contraire, l’idée beaucoup trop nette de la tragédie telle quelle la voyait exposée par les théoriciens français, et elle n’a commencé à saluer en lui l’égal de Corneille et de Racine, que du jour où son intelligence s’est affranchie de toutes ces fausses notions.

Comme elle se moque à présent des théories et des définitions littéraires ! Quel bonheur d’avoir l’esprit au large, et de sentir le beau sans la permission de la logique ! Elle apprécie trop ce plaisir-là pour remettre jamais sous le joug la liberté de son goût. En lisant un drame comique ou tragique, elle ne consulte pas ce qu’il devait être et l’idée d’après laquelle les philosophes le jugeront, mais ce qu’il est et l’impression qu’elle en reçoit. À cette impression libre et personnelle l’Esthétique n’ajoute, n’ôte, ni ne change rien. L’idéal ne visite point de ses rayons les sentiments intimes de l’indépendante Uranie, et soit qu’il la convainque, dans les livres de M. Lysidas, d’erreur ou de vérité, elle n’en croit, ni plus ni moins, ce qu’elle a {p. 232}senti par elle-même. De temps en temps, peut-être, elle le contemple, curieusement, avec une certaine admiration, comme une belle planète solitaire qui brille au haut du firmament, sans communiquer sa lumière au monde ; et puis, elle s’affermit singulièrement dans son indifférence, en voyant un second, un troisième, un quatrième idéal s’élever des points divers de l’horizon, avec la prétention de resplendir seul au zénith.

Si les sentiments littéraires d’Uranie sont indépendants de toute espèce de logique, s’ils ne procèdent pas d’une comparaison de son esprit entre les œuvres comiques et l’idée de la comédie, entre les belles œuvres et l’idée de la beauté, mais de l’effet immédiat de ces œuvres sur sa sensibilité310 : il s’ensuit que le goût d’Uranie est libre vis-à-vis des dogmes littéraires auxquels M. Lysidas voudrait l’assujettir.

Mais il ne s’ensuit pas que son goût soit libre absolument, libre vis-à-vis de toute espèce d’idées. Loin de là. Il est dépendant, au contraire, et de la manière la plus complète, dépendant non de telle ou de telle notion particulière, mais de l’intelligence même d’Uranie, de son intelligence tout entière, avec sa richesse de connaissances et sa largeur de vues, mais aussi avec ses préjugés, son ignorance, sa faiblesse, son humanité enfin et ses sottises.

Le fait de cette dépendance est la solution de tout le {p. 233}problème du goût. Il explique les variations, les défaillances et les erreurs du sentiment littéraire chez Uranie. Il explique pourquoi le Marquis et M. Lysidas lui-même n’aiment pas L’École des femmes, à supposer que M. Lysidas, bon logicien mais homme d’esprit, ne fasse pas plutôt profession extérieure et philosophique de ne la point aimer. Il explique enfin comment les sentiments d’Uranie, ainsi que ceux de M. Lysidas et du Marquis, peuvent se traduire en idées ; car, puisque c’est dans l’intelligence que ces sentiments ont leur source, il n’y a, dans le fait de leur expression intelligible, de leur traduction en idées, qu’un retour à leur origine.

Lorsque Uranie était enfant, comment aurait-elle apprécié Le Misanthrope ? Grâce à Dieu, elle n’y pouvait rien comprendre. Elle n’avait encore ni observé ni éprouvé les sentiments raffinés qui composent le tissu de ce drame émouvant. Elle était simple et bonne, comme cette pauvre Laforêt311 qui ne savait pas lire. Elle se divertissait aux choses qui font rire les enfants, les gens du peuple et le Marquis. Le reste étant trop beau pour elle, elle déclarait, avec la franche impertinence de son âge et l’énergie de conviction naturelle aux jugements de goût, que le reste était ennuyeux et laid. Plus tard, comment n’aurait-elle pas détesté Shakespeare ? Ses maîtres lui avaient rempli la tête {p. 234}d’idées fausses, puériles, sur les conditions de la tragédie parfaite, et elle ajoutait foi à ces doctorales niaiseries non seulement avec candeur et soumission, mais avec l’ardeur fanatique d’un jeune esprit encore très ignorant, qui, ne voyant qu’une chose, plaint un peu et méprise beaucoup ceux qui ne la voient point.

Que devait faire Uranie ? Fallait-il quelle fît table rase de toutes les idées que l’éducation lui avait acquises, afin de purifier, d’affranchir son goût, de le rendre à l’état de nature, et de pouvoir le mettre désormais en rapport direct avec les œuvres du génie, sans l’intermédiaire de ces idées ? Pas le moins du monde. Cette prétendue pureté naturelle du goût n’est qu’une supposition chimérique. Le goût est nécessairement mêlé, subordonné aux idées, et le seuil acte d’autonomie qu’il puisse faire, c’est d’accepter franchement la société et la suprématie de l’intelligence. — Uranie a aimé Shakespeare, elle a goûté Le Misanthrope, non en devenant plus sauvage, mais en perfectionnant sa culture ; et, dès lors, loin d’être jalouse pour son goût d’une indépendance qui n’existe pas et qui n’est qu’une servitude sans conscience, elle l’a maintenu fermement sous la discipline de la science et de la raison.

À présent, lorsqu’elle ne sent pas la beauté d’un poème vanté de tout un peuple ou seulement de quelques personnes éclairées, elle garde un silence modeste. Elle doute, elle se demande si elle a suffisamment {p. 235}cultivé son goût par l’étude et la comparaison des beautés de l’espèce dont il s’agit312 ; puis elle étudie, elle compare, et attend d’avoir mieux compris. Elle ne croit pas avoir raison contre tout le monde. Bien plus, qu’un seul bon juge loue ce qu’elle condamne, elle ne croira pas avoir raison contre lui. Car elle sait qu’il faut plus d’intelligence pour pénétrer jusqu’au beau que pour s’arrêter aux taches qui en obscurcissent la splendeur, et que, la laideur fût-elle dominante, il y a plus d’esprit dans la bonté qui cherche encore et découvre quelque chose à louer, que dans la sévérité facile qui condamne tout313.

Ainsi, les sentiments littéraires d’Uranie ne dépendent point des théories littéraires, ni des prétendues notions innées du beau, du comique, du parfait, et c’est précisément le défaut de cette dépendance logique, qui rend nécessaire pour son goût la souveraineté douce et libérale de l’intelligence314. Par la culture et l’exercice, elle s’est fait une esthétique plus fine que celle des philosophes.

Il est un petit nombre d’œuvres qui, dans l’histoire {p. 236}universelle de l’art, ont obtenu des hommes un long et général assentiment ; on les appelle classiques315. C’est d’après ces exemplaires éternels qu’Uranie forme son goût. Si elle n’en sent pas d’abord la beauté, elle les médite en silence jusqu’à ce qu’elle l’ait sentie ; puis elle parle, et l’on est tout émerveillé, non seulement de son éloquence si émue et si persuasive, mais des idées si justes qui se pressent sur ses lèvres.

Les idées §

— Les idées d’Uranie sont justes ! Et pourquoi ? Vous le dites, il faut le prouver. Vous en êtes sûr : où est la raison de votre certitude, et la garantie de leur justesse ? Je nie qu’elles soient justes, moi théoricien, moi dialecticien ; démontrez que j’ai tort et qu’elle a raison. Eh quoi ! nulle logique ! nulle méthode ! Elle parle de la comédie, et elle ne commence pas parla définir ! Je voudrais que Socrate l’entendit. Avec deux ou trois question sans malice, il l’aurait bientôt mise en contradiction avec elle-même, et il lui ferait avouer tout haut qu’elle ne sait pas le premier mot de ce qu’elle {p. 327}dit. Voyez : elle loue Molière pour son sérieux, et Aristophane pour sa gaieté. La réalité des portraits l’enchante dans le comique français ; dans le poète grec et dans Shakespeare, la fantaisie des tableaux lui cause le même enchantement. Elle pardonne à l’auteur d’Alceste d’avoir sacrifié l’intrigue à l’étude profonde des caractères : elle excuse Caldéron d’avoir sacrifié les caractères au jeu divertissant de l’intrigue. Et pour deux pièces, Le Misanthrope et Les Plaideurs, son admiration est si banale, qu’à cette simple question : Laquelle préférez-vous ? elle hésite, et déclare que toutes les deux sont également belles, comiques, admirables, chacune dans son genre. Chacune dans son genre ! ô unité de l’essence ! ô Platon ! qu’êtes-vous devenus ! Y a-t-il plusieurs manières différentes, opposées, d’être comique, et une pièce de théâtre est-elle une comédie avant d’avoir reçu le baptême des mains d’un philosophe, seulement parce qu’un public ignorant tout, parce qu’un poète ignorant l’Esthétique, ont eu la fantaisie de l’appeler de ce nom ?

M. Lysidas a bien raison, Uranie est une détestable logicienne.

1º Elle ne définit rien. Elle prend les comédies comme telles sur la foi du langage, cet interprète faillible du faillible sens commun, et ce procédé fort peu philosophique la fait tomber dans des propositions contradictoires, telles que celle-ci : Aristophane et Molière sont deux grands poêles comiques. Et quand on {p. 238}pense qu’il y aurait moyen d’effacer cette contradiction, de les effacer toutes, par urne phrase, une seule petite phrase ! Mais Uranie méprise ce moyen. Il consiste à dire : Le beau est un sous des formes multiples ; le comique est un sous des aspects divers ; la poésie est une sous des espèces variées. Cela n’est pas bien difficile. Le croirait-on ? Uranie aime mieux se taire, et ses lèvres dédaigneuses retiennent le mot qui sauverait son orthodoxie.

2º Elle n’a point de système. Elle sent vaguement que les choses les plus disparates, les plus contraires même peuvent être comprises dans le vaste sein de la beauté, comme de la vérité, et c’est pourquoi les contradictions, ce stigmate de l’erreur, un l’importunent pas à l’excès ; on ne la voit point faire effort pour s’en débarrasser à tout prix, comme doit faire toute personne sérieuse, qui a quelque souci de sa propre dignité intellectuelle. Car, un jour de rêverie philosophique, Uranie ne s’est-elle pas avisée que l’harmonie supérieure qui concilie toutes choses est trop cachée, pour que l’esprit humain ne coure pas la chance presque infaillible, en la cherchant à tout prix, de la trouver au prix delà vérité même ?

3º Elle ne prouve rien. M. Lysidas, lui, démontre que Molière n’est ni comique ni poète, comme on démontre le carré de l’hypoténuse. Uranie n’est pas de cette force. Il lui est absolument impossible de prouver que Molière soit un poète comique. Il est vrai qu’elle {p. 239}s’y résigne, en considérant que les vérités les plus simples, comme les vérités les plus hautes, ne sont pas susceptibles d’une démonstration rationnelle, et que, pour prouver qu’il fait jour, comme pour prouver Dieu, il ne faut point raisonner, mais ouvrir les yeux et sentir.

Sentir, sentir vivement, profondément, voilà sa force.

Mais, voici sa faiblesse. Il y a par le monde des gens d’esprit et de savoir qui ne sentent pas comme elle, et qui lui disent gravement du fond de leur bibliothèque : Instruisez-nous, Madame ; nous n’aimons pas Molière ; mais, si vous nous expliquez pourquoi vous l’aimez, et si vos raisons nous semblent bonnes, vous nous convertirez sans doute ; nous vous écoutons ; parlez. Ah ! si ces personnes si sages et si froides n’avaient pas tant de savoir, tant d’esprit ; si, au lieu de l’orgueilleuse sommation des philosophes, Uranie recevait l’humble visite d’un pauvre maître d’école de village, avide de comprendre et de goûter le beau, elle ne serait pas embarrassée. Elle ouvrirait Molière, elle lirait, et sans autre commentaire du texte que l’émotion de sa voix, elle en ferait sentir la beauté à cette âme simple. Mais aux philosophes, à ce qu’il paraît, il faut un commentaire ; ils ont le droit de l’exiger, et Uranie ne doit pas se contenter de les renvoyer à la splendeur éclatante du texte. Or, c’est là que son impuissance profonde se trahit.

{p. 240}L’autorité que le texte a par lui-même pour convaincre et persuader tous les hommes de sa propre beauté, le commentaire ne l’a point pour rendre cette beauté sensible aux esprits rebelles et aux cœurs indifférents. Ceux qui ne voient pas le génie de Molière dans Le Misanthrope, ne le découvrent point dans les analyses de la critique. Ceux qui ne voient pas l’astre du jour au firmament, ne l’aperçoivent point à travers le prisme qui le décompose en sept couleurs. Uranie leur dira-t-elle : Vous êtes des aveugles qui me priez de vous montrer le soleil ; allez-vous faire ouvrir les yeux, et vous n’aurez pas besoin que je vous le montre ? Non ; elle aura la charité d’entreprendre elle-même sur ces aveugles l’opération de la cataracte. Mais c’est une étrange entreprise que celle d’ouvrir les yeux à des malades qui croient voir mieux que leur médecin.

Quelle que soit l’impuissance des arguments d’Uranie, elle doit disputer avec ces sages, parce que son goût pour Molière, sans avoir de fondement logique, est pourtant fondé en raison. Si elle avait invité à sa table quelques-uns de ses ennemis les philosophes, et qu’entre les convives la discussion tombât, comme il arrive souvent, même entre des convives philosophes, sur les qualités agréables d’un vin, Uranie arrêterait la controverse, en disant : Messieurs, vous paraissez oublier ce que vous avez écrit dans vos livres, qu’en matière de goût physique, il ne faut point disputer. Et si, la conversation passant des vins d’Europe aux fleuves {p. 241}du nouveau monde, les buveurs échauffés agitaient en tumulte la question de savoir si le Tennessee se jette dans l’Ohio ou dans le Mississippi, Uranie terminerait encore le débat. Elle enverrait Galopin chercher un atlas, et tout le monde serait bientôt convaincu et en paix. Mais sur Molière, sur les choses de l’art, comment clore la dispute, et comment ne pas disputer ? Si Uranie prétend que l’auteur du Tartuffe, de L’Avare et du Misanthrope est un grand comique, un grand poète, et si William Schlegel ou Jean-Paul le conteste, est-ce l’Esthétique de Hegel que Galopin ira chercher pour décider la question ? Il n’y a point d’idée du comique. Il n’y a point d’idée du beau. Il n’y a point d’idée de la poésie. Mais il y a des intelligences qui comprennent diversement la poésie, le comique, le beau : la dispute est donc nécessaire, et la dispute est interminable.

Uranie cependant ne perd pas courage. Loin de s’enfermer dans l’impuissante fierté d’un trop facile silence, elle accepte gaiement la nécessité d’une discussion sans terme possible. Elle sait qu’elle ne convaincra pas directement des logiciens. Mais elle sait aussi que plus ses idées seront nombreuses, variées, justes et frappantes, plus elle aura d’action à la longue sur l’intelligence des hommes savants qui l’écoutent et la contredisent. Or, c’est là tout ce qu’elle peut espérer. C’est un défaut d’intelligence, il faut bien le reconnaître, qui tient caché aux regards de Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel lui-même l’ordre particulier de beauté exprimé {p. 242}dans les comédies de Molière. Si leur intelligence est capable de s’agrandir et de se compléter, pourquoi Uranie ne contribuerait-elle pas à ce progrès par la richesse de sa conversation ? Laissez-la parler, et peu à peu, sans qu’ils s’en rendent compte, sans qu’ils s’en doutent, l’esprit de ces profonds métaphysiciens deviendra plus libre et plus large, leurs préjugés tomberont, leur éducation s’achèvera. Alors, s’ils rouvrent Molière, peut-être seront-ils frappés de sa beauté ; mais ils ne croiront pas devoir cette révélation à Uranie, et ils continueront de disputer fort et ferme avec elle, pour couvrir leur retraite et soutenir l’honneur de la logique.

Uranie n’est donc pas un géomètre qui répète la démonstration d’un théorème, remonte aux principes, redescend aux conséquences, jusqu’à ce qu’il ait forcé la conviction. Je la comparerais plutôt à un orateur sacré, plein de grâce et de modestie, qui compte sa propre parole pour rien, et croit avoir fait par ses commentaires tout ce qu’il peut faire, s’il persuade à ses auditeurs de sonder d’un cœur et d’un esprit purs le texte de la Parole divine.

Caractère moral de la critique §

D’où vient celle grâce morale répandue sur les traits et sur toute la personne d’Uranie ? On dit que la société habituelle des choses de l’art n’est pas bienfaisante {p. 243}pour l’homme, et qu’à force de contempler ce qui est beau, les critiques comme les poètes finissent par oublier ce qui est pur. Rien de pareil chez Uranie. Son sens moral est resté aussi fin, aussi délicat, aussi susceptible que son sens esthétique, et de même que le beau et le bon se confondent à ses yeux dans les œuvres qu’elle loue, l’amour de la beauté s’est allié dans son âme au respect de ce qui est bien.

C’est que le commerce des belles choses n’est indifférent ou funeste moralement qu’aux critiques dont le goût est faussé par l’esprit de système. Pour ceux qui suivent la nature, cette intimité a la plus salutaire influence morale. Suivre la nature, en matière de goût, c’est obéir au mouvement instinctif par lequel elle nous attire vers ce qui est beau, et nous éloigne de ce qui est laid.

Mais cette obéissance ne doit pas être aveugle. Elle doit être intelligente, et intelligente au point de subordonner toujours, en cas de conflit, les impulsions de la nature aux préceptes positifs de la raison. Or, parmi ces préceptes, il y en a deux qui sont élémentaires : le premier est de ne point considérer comme beau, dans l’ordre poétique, ce qui n’excite pas l’admiration à quelque degré ; le second est de ne point regarder comme laid ce qui excite l’admiration des hommes en général, ou d’une portion éclairée du genre humain.

Fidèle à ces deux principes, Uranie n’est pas la dupe des attraits que peuvent avoir pour ses sens certaines {p. 244}séductions de l’art qui sont à leur adresse, ni des émotions dont son cœur est atteint par toutes les choses qui parlent à sa sensibilité. Car elle sait que ces choses-là ne sont point belles, si elles ne plaisent qu’à ses sens ou ne touchent que son cœur, sans pouvoir être en même temps admirées, ni d’elle, ni de personne. Et, d’autre part, quand des œuvres laides à ses yeux, laides poétiquement, laides moralement, sont l’objet de l’admiration du genre humain, Uranie sait qu’elle doit dompter son goût ou son dégoût, parce qu’il est impossible que le sens moral et poétique de l’humanité s’abuse au point d’admirer quelque chose où rien ne serait admirable. Qu’un poème, par exemple, ruine l’idée de Dieu, l’idée du devoir, l’idée de l’âme, et fonde l’empire de la matière, quoi de plus immoral ? quoi de plus laid ? Mais, si le poète fait tristement, courageusement, le sacrifice des espérances les plus chères au cœur de l’homme à ce qu’il croit être la vérité, quoi de plus beau ? quoi de plus moral ? Uranie ne tardera pas à reconnaître, pour la justification du genre humain, qu’un souffle de moralité inspire ce poème qui ruine la morale, et que cet athée faisant honneur aux plus nobles sentiments de la nature humaine, atteste sa divine origine.

Entre ces deux limites tracées par la raison, Uranie suit la nature, et lorsqu’elle admire, elle sait qu’elle peut se laisser aller avec confiance à son émotion ; car c’est le signe de la présence du beau. Or, l’admiration {p. 245}a par elle-même un bon effet moral. Elle nous ravit à nous-mêmes, à notre égoïsme, à nos pensées basses. Elle nous pénètre d’un profond respect pour ce qui nous est supérieur, et relève en même temps notre courage par une ardente émulation. C’est une flamme généreuse, qui, consumant dans notre âme tout ce qui est impur et personnel, en fait, pour ainsi dire, un temple digne de recevoir la beauté.

La beauté n’est point saisissable pour l’entendement, point définissable ; mais l’âme peut aspirer à la posséder, et chercher la beauté, vivre avec les choses belles, c’est établir sa demeure dans une sphère qui est au-dessus des sens et même de l’intelligence ; c’est communiquer avec ce Dieu inconnu qui échappe à la pensée, et que le sentiment moral peut seul atteindre316. Uranie conserve avec soin et exerce continuellement son sens moral, comme l’organe le plus précieux de la critique317. « Rentre en toi-même, a dit un philosophe318, {p. 246}et si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure sans relâche, jusqu’à ce qu’il orne sa statue de tous les dons de la beauté. Alors, plein de confiance en toi et n’ayant plus besoin de guide, regarde en ton âme, tu y découvriras la beauté. Que chacun de nous devienne beau et divin, s’il veut contempler la beauté et la divinité. Jamais l’œil n’eût aperçu le soleil, s’il n’en avait pris la forme ; de même, si l’âme ne fût devenue belle, jamais elle n’eût vu la beauté. »

L’école dogmatique et Molière §

Soyez de bonne foi, monsieur Lysidas. Vous êtes plus savant qu’Uranie, et ce n’est point un mal. Mais, prenez garde ; il y a des esprits que l’érudition surcharge, que la métaphysique embrouille, et qui voient mal les choses à force de lumière. Ne cherchez pas de raisonnements pour vous empêcher d’avoir du plaisir, et quand vous lisez une comédie, regardez seulement si les choses vous touchent. Êtes-vous ému d’admiration, elle est belle. Riez-vous, elle est comique… Que la Prudence me soit en aide ! Je crois que j’ai défini la comédie, et nécessairement j’ai dit une sottise. C’est bien assez d’avoir osé, après Kant, dogmatiser un peu sur la beauté. Non ! le rire n’est point le signe du comique. {p. 247}Car on rit plus aux bouffes, si goûtés de notre excellent Marquis, qu’aux chefs-d’œuvre de Molière, et un homme d’esprit319 a constaté qu’à la représentation du Tartuffe, le public ne rit pas plus de deux ou trois fois. Mais il n’a pas montré son esprit, en concluant de là que Molière n’est guère comique. Contentons-nous de dire, au risque de paraître extrêmement naïfs, que le comique est ce qui nous émeut comiquement, et livrons-nous, avec toute notre naïveté, à cette émotion maîtrisée par la sagesse des sages, en laissant à de plus fins que nous la satisfaction de croire qu’ils ont trouvé en quoi elle consiste. Car « la trame de nos sensations est si compliquée, qu’à grand-peine l’analyse la plus subtile en peut-elle saisir un fil bien séparé et le suivre à travers tous ceux qui le croisent. Et lors même qu’elle a réussi, elle n’en tire aucun avantage. Il n’existe, pas dans la nature de sensations absolument simples. Chacune d’elles naît accompagnée de mille autres, dont la moindre l’altère entièrement ; les exceptions s’accumulent sur les exceptions, et réduisent la prétendue loi fondamentale à n’être plus que l’expérience de quelques cas particuliers320 ».

Croyez-vous, M. Lysidas, que la France entière s’abuse et que l’Europe s’abuse avec elle, en appelant Molière un poète comique et un grand poète comique ? Vous avez sur l’Europe un avantage, vous goûtez Aristophane ; {p. 248}vous le goûtez à force d’intelligence et de science ; car j’ose dire que ce n’est plus un goût naturel, et si l’on représentait aujourd’hui ses pièces à Londres, à Paris ou même à Berlin, j’imagine que le public serait trop étonné pour songer à se divertir. Vous avez sur la France un grand avantage : vous goûtez les comédies de Shakespeare ; vous comprenez qu’on peut être comique autrement que Molière, par les caprices de l’invention libre, par la gaieté folle des situations, par l’exubérance d’un style tout étincelant des richesses les plus contraires, par les boutades philosophiques et morales d’un bouffon ou d’un mauvais sujet raillant les misères de l’humanité. Mais pourquoi ne comprenez-vous pas le comique du Shakespeare et de l’Aristophane français aussi bien que la France et que l’Europe ; pourquoi ? mais non ; cela est impossible. Vous comprenez, vous goûtez, vous aimez Molière autant que personne. On n’a pas votre culture et votre esprit sans être sensible à tant de vérité, de délicatesse, de force, d’élévation et de profondeur. Seulement vous n’êtes point libre. Votre intelligence est embarrassée de formules, de définitions et de théories. Elle a peur, dans tous ses jugements littéraires, de contredire un dogme. La logique la mène et la pousse rudement le long d’un étroit sentier à part, près de la route royale de la beauté. Rejetez ce joug, monsieur Lysidas, et soyez de bonne foi.

 

{p. 249}Dans un dialogue célèbre de Platon, Socrate examine cette question : Si la rhétorique est un art ou une science. Au grand scandale de Gorgias et de son disciple Polus, il décide qu’elle n’est ni l’un ni l’autre, et l’appelle une espèce de routine321. Car, dit-il, c’est l’instinct qui la dirige et non des principes. Et, par les dieux, Polus ! si je ne craignais de faire de la peine à Gorgias, je te dirais une chose ; mais j’ai peur que ce ne soit un peu impoli. — Quelle chose donc, Socrate, s’il te plaît ? — C’est que la rhétorique me semble une profession du même genre que la cuisine.

La critique littéraire n’est ni un art, ni une science ; c’est une routine, mais une routine d’un ordre supérieur, pour laquelle l’intelligence est indispensable, la science nécessaire, et le sens moral plus qu’utile.

Au banquet offert à tous par les grands poètes, les philosophes pour qui la critique est une science apportaient jadis Aristote, et regardaient dans la Poétique si ce qu’on leur servait était bon. Aujourd’hui, chacun d’eux a fait son Esthétique, et c’est là qu’il juge de la qualité du festin. Uranie goûte de bonne foi ce qui lui est présenté. C’est le plus aimable et le plus éloquent {p. 250}des convives. Schlegel la contredit, seulement pour n’en pas perdre l’habitude ; Jean-Paul l’écoute, et oublie l’une après l’autre toutes ses métaphores ; Hegel, sans le savoir, s’instruit à son école.

Troisième partie. — L’école historique §

Réponse de Lysidas au Chevalier.
Chapitre premier. — Critique du goût §

{p. 253}Quel dénouement pourrait-on trouver à ceci ? Car je ne sais point par où l’on pourrait finir la dispute.
          La Critique de l’École des femmes, scène vii.

La critique littéraire §

Il y avait une fois trois cuisiniers (le Chevalier Dorante aime les comparaisons de l’ordre gastronomique, je commence par lui en servir une) ; il y avait une fois trois cuisiniers : Pancrace, Marphurius et Épistémon. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, dans un banquet, et causaient cuisine. Pancrace disait : Ce jambon ne vaut rien. A-t-il dessalé vingt-quatre heures ? L’a-t-on noué dans un linge ? L’a-t-on placé dans une marmite avec douze oignons et six clous de girofle ? L’a-t-on mouillé d’une bonne bouteille de vin blanc ?322 Point. {p. 254}Oh ! je n’y goûterai pas. On a une manière aujourd’hui défaire les jambons, qui est sans excuse. Car enfin, la cuisine est devenue très libérale depuis le docteur Aristote. Que demandons-nous à ceux qui se consacrent à l’art difficile de flatter le palais ? De ne point violer certaines règles fondamentales, et toutes ces règles se trouvent dans un ouvrage que je viens de publier, et qui est le dernier mot de la science. Tu en manges, Marphurius ?

— Oui, Pancrace ; j’ose le trouver bon sans le congé de messieurs les experts. Tu sais que je suis un peu sceptique sur notre art. Je ne cherche point de raisonnements pour m’empêcher d’avoir du plaisir. Je crois qu’on peut faire de bons jambons par d’autres procédés que les nôtres. — Ah ! eh bien, explique-moi un peu en quoi celui-ci est bon ? — Mon ami, je ne saurais. Ce sont de ces choses que nous devons sentir par nous-mêmes. — Comment ! la parole n’a-t-elle pas été donnée à l’homme pour expliquer ses sentiments ? Explique-moi tes sentiments par la parole ; c’est le plus intelligible de tous les signes. — Tu as raison, je dois pouvoir te rendre compte de ce que je sens. Il ne suffit pas que je dise : Ce jambon est fort bon ; je le trouve fort bon ; n’est-il pas en effet le meilleur du monde ? Il faut que j’essaye de le décrire ce que ma langue et mon palais éprouvent.

Là-dessus, Marphurius entama une explication qui ne convainquit point Pancrace, et qui ne persuada pas {p. 255}non plus un convive assis près d’eux, lequel n’aimait pas le jambon. Un peu plus loin était un autre convive qui l’aimait beaucoup, mais qui trouva l’explication si désagréable qu’il ne put manger tant qu’elle dura.

Voyant cela, Épistémon fit cette proposition : Mes chers amis, que ceux qui aiment le jambon en mangent sans nous faire part des sensations qu’ils éprouvent, et que ceux qui ne l’aiment pas voient les autres en manger sans colère. Moi, cependant, je vous ferai un récit qui vous intéressera tous. J’ai visité la ferme où naquit et vécut l’animal qui porta ce jambon. Je vous en parlerai ; elle est curieuse.

Alors Épistémon commença son histoire au milieu d’un calme général et d’une curiosité attentive.

Épistémon, c’est la critique, la critique telle que je l’entends aujourd’hui.

Marphurius, c’est le Chevalier.

Et Pancrace ? c’était moi ; c’est le vieux Lysidas. Mais Lysidas a dépouillé le vieil homme, et vous n’avez, mon cher Chevalier, triomphé que de sa dépouille.

Les trois âges du dogmatisme §

Aristote… est Aristote, et nous avons tous été, en dépit de Minerve et de lui, ses prophètes. Je ne sais si l’histoire de l’esprit humain offre un spectacle plus curieux que celui de notre longue et universelle aberration au sujet de la Poétique, comme de tous les autres ouvrages {p. 256}de ce grand homme. Aristote n’avait pu faire, et sans doute n’avait voulu faire que la poétique des Grecs, et des Grecs de son temps. C’est à peine si, par le regard divinateur du génie, il pouvait entrevoir une bien faible partie du développement ou plutôt du déclin futur de la poésie en Grèce, sans qu’il pût aucunement prétendre à lui imposer à l’avance des lois ; quant à la marche de l’art à travers les âges, elle était tout à fait hors de ses conjectures, comme de sa juridiction. Cependant nous avons pris les informations de sa Poétique sur les poêles qui l’avaient précédé, pour autant d’arrêts définitifs réglant la forme de toute la poésie à venir, et ce document d’histoire a conservé jusqu’au dix-huitième siècle, et encore au-delà, l’autorité d’un code dans la république des lettres.

Aristote détrôné, j’ai moi-même323 fait, je l’avoue, plusieurs Poétiques ou Esthétiques. Ce sont amusements de ma jeunesse, premiers essais de mon imagination émancipée, au sortir de la longue enfance où nous avions tous perdu notre liberté de penser sous la tyrannie d’une lettre morte. Me voilà confessé, donc absous, et je n’ai plus qu’à remercier le Chevalier de m’avoir si bien ôté le regret de mes trop ingénieuses théories littéraires, en crevant de ses coups d’épingle toutes ces jolies bulles de savon.

{p. 257}Mais, si j’ai de la reconnaissance pour l’habile critique qui m’a fait toucher du doigt la vanité des brillantes fantaisies de ma jeunesse, j’ai aussi la prétention d’être parvenu depuis quelque temps déjà à l’âge et aux travaux solides de la raison et de l’expérience, et d’avoir dépassé le Chevalier, qui s’est contenté de détruire et qui n’a rien fondé. Lorsque Kant faisait ses admirables ouvrages de critique, ce n’était pas pour que les philosophes ses successeurs recommençassent éternellement son œuvre de ruine ; c’était pour donner à la philosophie de nouvelles bases, plus modestes et plus sûres. Après lui il y eut, il est vrai, des métaphysiciens qui crurent avoir trouvé dans le livre même où Kant avait écrit l’inscription funéraire de la métaphysique, une formule magique pour la ressusciter ; il y eut des critiques comme William Hamilton, qui repassèrent sur ses traces, achevant de raser le vieil édifice. Mais les véritables continuateurs de son œuvre furent les savants qui enfermèrent leur pensée dans le cercle des objets que l’expérience peut atteindre, et qui agrandirent ce cercle, considérant la philosophie non comme ne vue anticipée des choses que nous ne connaissons pas, mais comme une vue d’ensemble sur toutes celles que nous connaissons. Les études historiques reçurent dès la fin du dix-huitième siècle une impulsion dont le véritable promoteur est Kant. Avec les érudits parurent les philosophes de l’histoire, Herder, Goethe, le grand cosmopolite de la critique et de l’art, et ce troisième {p. 258}disciple324 dont le Chevalier m’a libéralement fait honneur, et que j’accepterais bien volontiers et sans réserve, s’il n’avait pas enveloppé la philosophie de l’art dans la toile d’araignée de sa métaphysique.

J’ai dit que ce sceptique Chevalier s’était contenté de détruire et n’avait rien fondé ; c’est ma conviction. Mais, comme il s’imagine avoir fondé la critique littéraire sur quelque chose en la fondant sur le goût, avant d’exposer mes nouveaux principes, j’ai à suivre l’exemple qu’il m’a donné lui-même : moi aussi, je dois lui dire pourquoi je considère sa méthode comme chimérique.

Insignifiance de la critique fondée sur le goût §

Et d’abord, je voudrais bien savoir quelles sont les idées dont l’éloquente expression tient les philosophes modernes suspendus aux lèvres d’Uranie, dans ce grand banquet littéraire où Molière et tous les poètes convient l’humanité. Le Chevalier nous a juré qu’elles étaient intéressantes : je l’en crois sur sa parole. Mais, si elles sont si intéressantes, que ne prenait-il note de ces idées pour notre plaisir et notre instruction ? Serait-ce qu’elles ont besoin du charme de l’éloquence, et que, dépouillées de leur expression oratoire, elles perdent leur intérêt ? J’en ai peur.

La discussion renouvelée de Molière, de Voltaire et de Lessing sur la valeur dramatique des récits dans {p. 259}L’École des femmes, est le seul morceau de l’Étude du Chevalier, où j’aie vu« la spirituelle Uranie » révéler par un exemple effectif la merveilleuse vertu de ce goût qui suffit à la critique. Ce petit morceau est agréable et fin ; mais nous apprend-il quelque chose sur Molière ? Nous fait-il pénétrer le moins du monde dans la nature particulière de son génie comique ? Une causerie aussi superficiellement instructive pourrait-elle demeurer longtemps intéressante ? Une critique toute composée de jolis morceaux de cette espèce serait-elle assez belle enfin, pour effacer dans notre imagination le souvenir de ces théories philosophiques qui n’ont pu trouver grâce devant le Chevalier, mais dont la hardiesse parfois profonde reste si pleine de séduction ?

Si j’en excepte le petit morceau en question, le Chevalier a beaucoup loué son Uranie, et n’a rien montré de son savoir-faire. Il a répété que ses idées étaient justes, nombreuses, variées, fines, élégantes, piquantes, intéressantes, instructives. Mais, s’il a été prodigue d’épithètes, il est resté économe d’exemples. Il a protesté que la critique fondée sur le goût n’était pas simplement une variation habile sur ce thème identique : Ces comédies sont fort belles ; je les trouve fort belles ; ne sont-elles pas en effet les plus belles du monde ? mais il n’a point prouvé qu’elle fût autre chose en réalité.

En ayant soin de ne pas nous dire quelles sont les {p. 260}idées d’Uranie, en substituant l’éloge vague à l’exemple positif, en jetant sur sa statue un voile de mystère qui la grandit, le Chevalier a commis un petit péché d’omission utile à sa thèse. Omne ignotum pro magnifico habetur. Si nous voulons savoir ce que vaut ce goût qu’il vante sans nous le faire connaître, nous n’avons qu’à le voir à l’œuvre dans les livres qu’il aime, dans toute cette critique littéraire au petit pied qui ne se targue pas de philosophie, n’apporte ni méthode originale, ni théories nouvelles, et n’a d’autre ambition que d’être le développement bien écrit du sentiment de tous les honnêtes gens sur les auteurs illustres.

Cette critique se compose d’idées particulières et d’idées générales. Les idées particulières, nous en avons un spécimen fort avantageux dans l’unique exemple du savoir-faire d’Uranie, que je rappelais tout à l’heure. Elles ne sont pas toujours aussi distinguées. Habituellement elles portent sur la beauté d’un vers, d’un morceau, sur les proportions régulières d’un acte, sur l’inopportunité du récit de Théramène, sur l’inconvenance des calembours de Shakespeare, sur le charme adorable du style d’Amphitryon. Mais elles auraient beau être toutes spirituelles, ce qui nous importe, ce qui nous intéresse vraiment, ce sont les idées générales. Voyons. Aristophane est un poète doué d’imagination ; il a de la verve et même de l’atticisme ; mais (il y a toujours un mais) il est plein de bouffonneries indécentes et de personnalités. Plaute a de la verve (les écrivains {p. 261}dont je parle ont l’adresse de nuancer leur musique mieux que je ne le fais ici), Plaute a de la verve, mais il est rude et grossier. Térence, plus poli, manque de force comique. Il y a de belles choses dans Shakespeare. Ses tragédies, malgré quelques taches, sont du premier ordre ; mais son comique n’est pas pris au cœur de la réalité. (Je trouve, par parenthèse, ce reproche admirable, et je prie qu’on me dise ce qu’on en prétend conclure ?) Corneille est sublime, mais inégal. Racine est plus fin, plus touchant, plus pur, mais moins grand. Molière… mais à quoi bon répéter cette litanie ? On fait ses classes pour apprendre toutes ces belles choses, et quand on a la tête meublée d’idées générales de cette force, on a fini ses études ; on a du jugement, du goût ; on est absolument incapable d’émettre une proposition rare, monstrueuse, paradoxale, d’inventer une théorie, de fabriquer un système ; mais on est parfaitement capable d’orner des fleurs de la rhétorique et de l’esprit un discours vide sur un poète qu’on n’a pas lu, et de faire respirer ce bouquet, non avec distraction, mais avec un vrai plaisir, aux innombrables oisifs qui ne demandent pas qu’on les instruise, pourvu qu’on les occupe un instant sans fatigue. Quant à nous, Chevalier, pouvons-nous supporter l’ennui d’une critique qui n’est que l’art d’envelopper des riens dans les séductions du bien dire ? Entourés des œuvres si intéressantes d’Aristophane, de Shakespeare, de Molière, et ne trouvant à reproduire sur leur {p. 262}compte que de vieilles banalités, à peine rajeunies dans la forme ; occupés à compter et à mesurer des grains de poussière sur l’aile des grands poètes, les petits maîtres de l’école du goût ressemblent à des enfants ou à des dames s’amusant à manier dans un salon, en l’absence du naturaliste, un magnifique instrument d’observation dont leur frivolité avilirait l’usage, dont leur ignorance ne soupçonnerait pas la portée.

Ses petitesses §

J’ai reproché tout à l’heure au Chevalier un tout petit péché d’omission. C’est une faute plus grave dont maintenant je l’accuse. C’est d’avoir embelli sa statue au point de la rendre méconnaissable.

N’a-t-il pas eu le front d’attribuer au principe de sa critique, au goût, un esprit de sympathique largeur et d’intelligence universelle ? Le paradoxe est fort, et l’on ne saurait avec plus d’audace donner un démenti aux faits. Que la critique doive être large, intelligente et sympathique, c’est, depuis plus d’un demi-siècle, ma conviction profonde ; mais que l’école célébrée par le Chevalier ait jamais eu ces qualités, c’est ce que l’histoire ne permet pas de prétendre, et qu’elle puisse les acquérir en demeurant fidèle à son principe, c’est ce que je nie absolument. Qui ne sait que le goût, par l’étroitesse native de ses vues et par son impuissance à rien comprendre sans une lente, lente éducation est {p. 263}condamné à se contredire misérablement d’une nation à la nation voisine, et d’un siècle au siècle suivant ?

Je m’abstiendrai de la déclamation d’usage sur la contradiction des goûts nationaux. Elle est devenue trop banale. Parmi les prédicateurs de ce lieu commun, les seuls qui puissent être encore originaux, ce sont les philosophes orthodoxes décidés d’avance à opérer au milieu de leurs phrases compromettantes le sauvetage impossible de l’absolu ; ceux-là resteront toujours divertissants par le spectacle héroï-comique de leurs efforts désespérés pour échapper à la terrible loi du relatif, que cette contradiction des goûts nationaux proclame avec une évidence accablante. Le Chevalier m’a gratifié fort légèrement de deux disciples325 qui sont deux tristes et suffisants exemples de la barbare antipathie littéraire que peut avoir une nation civilisée pour sa voisine. N’en parlons pas, et causons un peu des misères de notre goût français.

En l’année 17.., le goût français, semblable au rat de la fable, sortant pour la première fois de son trou, eut la fantaisie de voyager, de voir la nature, les villes, les mœurs des hommes, le monde enfin. Il n’était pas à cette époque ce jeune enthousiaste que nous connaissons, aux passions vives ou au moins à l’imagination forte, exaltant la folie dans les œuvres de l’art, soit par un mouvement instinctif de sympathie, soit seulement {p. 264}par une idée fixe de théoricien, et rempli d’un mépris trop naturel ou simplement systématique pour la littérature sage, pour les poètes honnêtes, pour Walter Scott, pour Pope, pour Boileau humilié et tancé, sans miséricorde, de son peu de penchant à la volupté et de son prénom de Nicolas. Le goût français était alors un petit vieillard froid, raisonnable et galant, qui n’avait vu l’esprit humain que dans les salons de Paris, la nature que dans le parc de Versailles, la poésie que dans les œuvres parées de l’approbation de la cour. Un jour donc, la fantaisie lui prit de faire un voyage d’observation, et il se mit en route, muni des instruments de première nécessité, d’une loupe, de l’Art poétique français et d’un flacon d’essences.

Il traversa d’abord la Normandie. En deux ou trois endroits, il eut la curiosité de descendre quelques minutes de sa chaise, où enfermé il étudiait Boileau, pour se donner le divertissement devoir de près des vaches, des paysans, la mer et un lever de soleil sur la campagne. Il notait le soir ses impressions de la journée. Voici un extrait authentique de la première partie de ce curieux journal, de celle qu’il écrivit en France.

« … Lu aujourd’hui le troisième chant de l’Art poétique, la troisième et la neuvième des Réflexions critiques sur Longin, et visité les terres de l’abbaye du Val Richer. La grossièreté de la nature à la campagne, le langage des paysans à peine plus civilisé que celui de leurs bêtes, me font aimer et apprécier de plus en {p. 265}plus la belle nature, telle qu’elle est à la cour et dans les tragédies de Racine.

« … Les fermes, les bois, les champs, les ruisseaux m’ont remis en mémoire plusieurs vers de la Fontaine ; mais ce ne sont pas les meilleurs. Je n’ai garde de confondre le beau naturel, que ce poète rencontre quelquefois, avec le familier, le bas, le négligé, le trivial, défauts dans lesquels il tombe trop souvent.

               Des enfants de Japhet toujours une moitié
                   Fournira des armes à l’autre :

« Voilà le beau naturel ; voilà les traits qui plaisent aux esprits délicats. Mais quoi de plus bas que sa pie margot caquet bon bec, si ce n’est les longs pieds de son héron au long bec emmanché d’un long cou ? Ces traits sont faits pour le peuple326. Il semble que La Fontaine ait trop vécu dans la société des animaux qu’il a peints. Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que d’un petit nombre d’honnêtes gens ; il est inconnu aux familles {p. 266}bourgeoises, et toute la populace en est exclue327. Si la Fontaine avait vécu davantage dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des pies margots et des hérons au long cou328.

« … Les paysans en Normandie nomment indifféremment un mouton et un cochon, une chèvre et une vache. Je ne suis pas surpris que ces gens grossiers ne s’aperçoivent point de la différence qu’il y a entre ces termes pour l’élégance et la noblesse ; mais les personnes bien élevées et habituées à parler le langage de la belle nature, la sentent très bien et l’observent. Dans les endroits les plus sublimes la langue française peut nommer, sans s’avilir, une chèvre, un mouton, une brebis ; mais elle ne saurait, sans se diffamer, nommer un veau, une truie, un cochon. Le mot de génisse est fort beau, vache ne se peut souffrir ; cochon est de la dernière bassesse. Pasteur et berger sont du plus bel usage ; gardeur de pourceaux ou gardeur de bœufs seraient horribles329. Quant aux instruments de l’agriculture, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur des Géorgiques, qui les nomme sans détour330 ?

{p. 267}« … En regardant ce matin dans la plaine un de ces animaux à longues oreilles qui sont plus petits que le cheval, et qui, par leur union avec l’espèce chevaline, donnent naissance à la mule, je me disais que notre Boileau avait peut-être poussé un peu loin la défense de l’antiquité contre M. Perrault, lorsqu’il a voulu justifier Homère d’avoir comparé Ulysse dans la mêlée à un âne ravageant un champ de blé. Il prétend que le mot âne était très noble en grec331. Mais rien ne le prouve, et j’accuserais plutôt non Homère, mais le temps où ce poète a vécu, d’avoir été grossier et barbare. Il faut bien des siècles pour que le bon goût s’épure. Racine fut le premier qui eut du goût332 Avec quel art n’a-t-il pas ennobli le mot chien333 ! Deux ou trois poètes en France traduiraient bien Homère ; mais on ne les lira pas, s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout334. Boileau me semble donc avoir poussé trop loin la défense de l’antiquité dans ses Réflexions critiques. Mais l’Art poétique fait mes délices, et la belle nature exprimée avec tant de fidélité, de force et de grâce, me distrait un peu et me console de celle d’ici… »

Ainsi voyageait notre homme de goût. Poursuivant {p. 268}ses observations, il passa en Angleterre. Sur mer, il eut un rêve singulier. Il rêva qu’il entrait dans une mine d’or. C’était lui noir ravin dont les parois fort hautes n’offraient à ses yeux, de quelque côté qu’il se tournât, qu’une épaisse muraille de ronces. Il avait peur des épines pour son bel habit de soie. Avec précaution il se baissa, et, armé de sa loupe, se servant de son cure-dents comme de pioche, il souleva quelques feuilles mortes qui étaient à ses pieds. Ô miracle ! ô juste récompense d’un tel effort ! il trouva sous ces feuilles deux ou trois pièces d’argent monnayé. Elles étaient toutes rouillées. Il se mit à les frotter, pour les rendre propres, sur la manche de son habit. À mesure qu’il les frottait, l’argent disparaissait se changeant en cuivre, et notre mineur en devenait plus fier et plus joyeux, les trouvant de plus en plus brillantes ainsi, et plus semblables à l’or.

Il prit des notes à Londres comme dans la campagne normande. Voici de son journal de voyage un second et dernier extrait.

« … Quel babouin335 que Shakespeare ! J’ai vu mettre de la bière et de l’eau-de-vie sur la table dans la tragédie d’Hamlet, et j’ai vu les acteurs en boire ! J’ai vu des fossoyeurs creuser une fosse et jouer avec {p. 269}des têtes de morts en chantant des airs à boire ! J’ai vu la plus vile canaille paraître sur le théâtre avec des princes, et j’ai entendu les princes parler comme la canaille ! J’ai entendu Hamlet dire : Ma mère en épouse un autre au bout d’un mois, un autre qui n’approche pas plus de lui qu’un satyre d’Apollon. À peine le mois écoulé ! avant que ces souliers fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père. Fragilité, ton nom est femme ! Le fond du discours d’Hamlet est dans la nature, cela suffit aux Anglais336. Jugez, cours de l’Europe ! Académiciens de tous les pays ! Hommes bien élevés, hommes de goût dans tous les états337 ! J’ai entendu un soldat demander. Avez-vous eu une garde tranquille ? et un autre répondre : Pas une souris qui ait bougé. Dans un corps de garde c’est ainsi qu’on parle, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation qui s’expriment noblement, et devant qui il faut s’exprimer de même338. J’ai admiré l’heureuse liberté avec laquelle tous les acteurs passent en un moment, d’un vaisseau en pleine mer à cinq cent mille sur le continent. En vain le sage Despréaux, législateur du bon goût dans l’Europe entière, a dit dans son Art poétique, chant troisième :

              Qu’en un lieu, qu’en un jour un seul fait accompli
              Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli339.

{p. 270}« Il y a là un grand problème à résoudre. Comment a-t-on pu élever son âme jusqu’à voir avec transport ces farces monstrueuses, écrites par un histrion barbare dans un style d’Allobroge ? D’abord, le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers, et partout il aime passionnément les spectacles. Donnez-lui des combats de coqs, des enterrements, des duels, des gibets, des sortilèges, des revenants, des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène ; cela lui plaît mieux que l’éloquence la plus noble et la plus sage, et plus d’un grand seigneur a le goût fait comme celui du peuple340. Et puis, il y a une chose extraordinaire : ce Shakespeare, si sauvage, si bas, si effréné et si absurde, avait des étincelles de génie341. J’ai découvert des perles dans son énorme fumier342. Mais c’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernes343. Qu’on se figure Louis XIV dans sa galerie de Versailles, entouré de sa cour brillante : un Gilles couvert de lambeaux perce la foule des héros, des grands hommes et des beautés qui composent cette cour ; il leur propose de quitter Corneille et Racine pour un saltimbanque qui a {p. 271}des saillies heureuses et qui fait des contorsions344 !

« … Hier, c’était dimanche. J’ai lu Milton. Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel combattent Moloch, Belzébuth, Niroch. On se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature. On se bat dans le ciel à coups de canon. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur la grâce, sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte. Au cinquième chant, après qu’Adam et Ève ont récité le psaume cxlviii, l’ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Ève lui prépare à dîner. Puis ils font quelque temps conversation ensemble sans craindre que le dîner se refroidisse (no fear lest dinner cool). Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, d’un poème épique sur Adam et Ève ? La cour délicate et polie de Charles II eut en horreur l’homme et son poème. Les Grecs recommandaient aux poètes de sacrifier aux grâces, Milton a sacrifié au diable345. »

Ici, je prends congé de notre homme de goût. Car je suppose que le Chevalier n’a pas envie de l’accompagner plus loin, en Espagne, par exemple, où il découvre quelques traits de génie dans le théâtre de Caldéron, {p. 272}trouve que personne ne s’intéresse à Don Quichotte346, analyse (avec quel sérieux !) La Dévotion à la messe, et établit une comparaison entre « cette pièce barbare » et celles d’Eschyle « dans lesquelles la religion était jouée », parce qu’« on voyait dans Prométhée la Force et la Vaillance servir de garçons bourreaux à Vulcain, et dans Les Euménides une vieille pythonisse sur la scène avec des Furies347 ». Nous ne le suivrons pas non plus en Italie, pour l’entendre parler du « salmigondis de Dante qu’on a pris pour un poème », de « cet énorme ouvrage où se trouve une trentaine de vers qui ne dépareraient par l’Arioste348 ». Enfin nous ne parcourrons pas le reste de son journal pour compléter la collection de ses jugements sur l’antiquité classique, sur l’Alceste d’Euripide, « dont plusieurs scènes ne seraient pas souffertes à la foire349 » ; sur l’Hippolyte du même auteur, « qu’on ne doit pas admirer pour trente ou quarante vers qui se sont trouvés dignes d’être imités par Racine350 » ; sur Sophocle, qui « par l’harmonie de son style a surpris l’admiration des Athéniens, parce qu’avec tout leur esprit et toute leur politesse, ils ne pouvaient avoir une aussi juste idée de la perfection de {p. 273}l’art tragique que la cour de Louis XIV351 » ; sur Aristophane, « ce poète comique qui n’est ni comique, ni poète352 » ; sur Eschyle, qui est « un barbare353 » et « une manière de fou354 ».

Au siècle de Louis XIV, Fénelon est l’abeille composant son miel des parfums de l’antiquité. Fénelon a pourtant écrit : « Je ne puis goûter le chœur dans les tragédies grecques ; il interrompt la vraie action355. » N’est-ce pas à peu près comme si l’on disait : Je ne puis goûter la crème dans une charlotte russe ; elle gâte le biscuit ! ou : Je ne puis goûter l’orchestre dans un opéra ; il nuit au chant356 ! Le même amateur des anciens ajoute : « Il me serait facile de nommer beaucoup d’anciens, comme Aristophane, Plaute, Sénèque le tragique, Lucain et Ovide même, dont on se passe volontiers357. » Parmi les poètes français, il admire froidement Corneille, Molière, Racine même, sans les goûter. Fénelon, à la vérité, n’était pas, comme Voltaire, un homme de cour, ni comme Saint-Lambert ou l’abbé Delille, un amateur de fleurs artificielles. Il aimait la campagne, il aimait la nature. Je suis convaincu qu’il regardait avec plaisir faire les foins. Un âne traversant {p. 274}un champ ne le rendait pas sérieux comme Boileau ; il ne se préoccupait pas pour Homère de la nécessité que ce mot fût très noble en grec. Il préférait les coquelicots et les bluets sauvages aux tulipes et aux dahlias des parterres358. Mais il ne variait guère ses promenades. Il n’allait jamais jusqu’à la montagne plantée de grands chênes, qui se dressait là-bas à l’horizon. Plein d’un tendre amour pour son petit champ, je me représente le doux vieillard assis pendant les feux du jour, à l’ombre ; il écoute « le murmure d’un ruisseau », regarde passer « un laboureur inquiet pour ses moissons, un berger conduisant son troupeau, une nourrice attendrie pour son petit enfant ». Le soleil couché, il se promène à petits pas, sans regarder l’or et la pourpre du ciel éblouissant, cherchant « une lumière douce pour soulager ses faibles yeux ».

Le dix-septième et le dix-huitième siècle sont remplis de la querelle des anciens et des modernes, qui ne fut, je le soupçonne, si acharnée et si longue que parce que c’était une lutte de frères ennemis. Le goût des anciens et le goût des modernes était le même au fond. Les uns et les autres, avec une égale ardeur, refaisaient à l’image de l’esprit français les objets de leur culte ou de leur hospitalité passionnée. Madame Dacier corrigeait Homère par piété, et Voltaire écrivait {p. 275}Œdipe pour confondre Athènes et son poète, par l’éclatante supériorité de l’atticisme de Paris359. L’esprit français voulait se mirer lui-même dans les œuvres de l’antiquité, et, comme il n’y trouvait pas son image, il osait, avec une effronterie tout aussi grande dans un camp que dans l’autre, ici les tourner en ridicule, là les façonner violemment à sa ressemblance. Quoi de plus misérable que cette sotte querelle, où l’on ne sait quels aveugles on doit le plus admirer, ceux qui ne voyaient pas l’incomparable beauté de tout ce que l’antiquité avait fait, ou ceux qui ne voyaient pas qu’il fallait faire autrement que l’antiquité ?

En résumé, ces hautes intelligences qui, seules dépositaires et seules législatrices du bon goût, faisaient la loi à toute l’Europe, n’entendaient rien, ni à la littérature grecque360, ni à la littérature anglaise361, ni à la littérature espagnole ; elles ne comprenaient qu’une {p. 276}partie de la littérature latine et même de la littérature française362 ; un petit nombre appréciait assez passablement la littérature italienne, moins Dante.

Les Français du dix-neuvième siècle se vantent de leur grand goût. Ils n’ont pas tout à fait tort. Sans parler des littératures anciennes et étrangères qui sont devenues moins absurdes à leurs yeux, ils ont fait des progrès dans l’intelligence de Igor propre littérature. Sur Molière, par exemple, le dix-septième et le dix-huitième siècle étaient de l’avis de Boileau. Sans pousser le blâme aussi loin que Fénelon, la Bruyère ou Vauvenargues, on trouvait généralement que les farces de Scapin, du Médecin malgré lui, de Pourceaugnac363, etc., étaient un peu indignes de l’auteur du Misanthrope. Pour l’excuser, on disait : Molière travaillait aussi pour le peuple qui n’était pas encore décrassé ; le bourgeois aimait ses grosses farces et les payait ; elles lui étaient nécessaires pour soutenir sa troupe. On ne comprenait rien au Festin de Pierre ; il ne plaisait point « aux honnêtes gens, mais au peuple, qui aime cette espèce de merveilleux364 ». Les Français d’aujourd’hui reconnaissent, à leur honneur, que les farces de Molière rehaussent sa gloire bien {p. 277}loin de l’avilir ; ils mesurent toute la profondeur du Festin de Pierre, et ce n’est pas seulement la fameuse scène du pauvre qui leur imprime une sorte de respect pour le génie de son auteur ; cette statue qui marche et qui parle, ces flammes de l’enfer qui engloutissent un débauché, plaisent à leur imagination romantique. Mais, hélas ! elle se grise facilement, cette imagination romantique, et alors elle voit trouble, et tombe dans des jugements exactement inverses, mais exactement aussi faux, injustes, étroits et bornés qu’aucun de ceux que porta jamais la froide raison du dix-huitième siècle. Parce qu’elle est ivre, elle croit que tous les poètes le sont, l’ont été et doivent l’être. S’il en est un qui ait une famille, des mœurs, de la propreté et du bon sens, elle sourit de pitié. Il faut que l’artiste soit incorrect, immoral et fou. Jadis, le goût était classique et ne comprenait ni les brusques fiertés, ni la vérité nue de la nature libre ; aujourd’hui, le goût est romantique et ne comprend ni la proportion, ni la simplicité, ni la décence : ô petitesses de cette faculté si vantée !

Son caractère futile, indéterminé et transitoire §

C’est une faculté pourtant. J’ai un goût, le Chevalier a un goût, et quand nous nous rencontrons dans un salon, nous causons toujours, nous discutons parfois, non comme des pédants qui ont un système, mais {p. 278}comme des personnes bien élevées qui ont du goût. Nous nous épanchons sur la beauté d’un vers, sur la bonne contexture d’un drame, sur l’inopportunité du récit de Théramène, sur l’inconvenance des calembours de Shakespeare, sur le charme de la versification d’Amphitryon, exactement comme M. de La Harpe lorsqu’il était en chaire. Notre sentiment littéraire s’émancipe tellement, nous songeons si peu à exercer le moindre contrôle sur nos mouvements de sympathie et d’antipathie, que nous en venons quelquefois aux confidences les plus compromettantes. Le Chevalier m’avoue tout bas que plusieurs plaisanteries d’Aristophane lui paraissent à peine supérieures à celles dont on ne rit plus à la foire, qu’il donnerait en bloc toutes les comédies de Lope de Véga, de Caldéron, de Tirso de Molina et de Cervantes pour le seul Misanthrope. Enhardi par son exemple, je lui dis un soir (à quoi songeais-je ce soir-là ?) que Racine est le plus grand des poètes qu’on ne lit pas, et je me mis à blâmer en particulier le langage poli de ses héros et les rôles de confidents, avec une énergie de conviction dont je ne me serais jamais cru capable, et qui me fait bien rire quand j’y pense. J’osai dire aussi qu’il y a deux sortes de vers dans Boileau : les moins bons, qui sont d’un bon élève de troisième, et les meilleurs, qui sont d’un bon élève de rhétorique. Mais le Chevalier prit la défense de Boileau, et il se mit à réciter avec admiration la belle épitaphe d’Arnaud, et la conversation spirituelle, {p. 279}charmante et si pleine de bonhomie, de Pyrrhus avec Cinéas : ce qui me fit plaisir ; car, au fond, j’aime Boileau, et je trouve puéril l’acharnement de nos romantiques contre cet honnête homme. Voilà comment nous sommes dans un salon. Avant d’entrer, nous laissons à la porte nos systèmes avec nos paletots. Nous avons toujours fait ainsi, et nous ferons toujours ainsi.

Mais quand nous sommes dans notre cabinet d’étude, quand nous faisons un livre, quand nous pensons et écrivons pour des lecteurs dont l’intelligence est prompte, la vie courte, et qui pour la plupart ne sont pas de ces oisifs dont je parlais précédemment, je crois que la simple politesse exige que nous changions de méthode. Parmi nos lecteurs, il n’y en a pas un qui ne sache que le récit de Théramène est inopportun, que les calembours de Shakespeare ne sont pas toujours bons, et qu’Amphitryon est admirablement versifié. Il n’y en pas un qui n’ait son opinion toute faite sur le mérite littéraire de Molière, de Racine, de Boileau, opinion formée en partie par leurs propres lectures, en partie par leurs discussions lorsqu’ils étaient au collège, et leurs réflexions lorsqu’ils en sont sortis, opinion que les Allemands n’ébranleront pas, que le Chevalier n’affermira pas, que je ne me soucie pas de discuter ni de connaître. Je crois donc qu’il faut avoir le tact de leur épargner et les choses incontestables, et celles où la contestation ne sert de rien.

{p. 280}Il y a plus. Ces choses incontestables, ces vérités qui semblent si bien établies, le sont beaucoup moins qu’on ne pense, et c’est là un second et plus grave motif pour lequel la science ne doit pas s’en occuper. Si l’on avait dit à Fénelon qu’un temps viendrait, où personne ne songerait à trouver ridicule la peinture que fait Aristophane d’un roi de Perse, marchant avec une armée de quarante mille hommes, pour aller sur une montagne d’or satisfaire aux infirmités de la nature365, Fénelon aurait-il cru que la postérité pût jamais avoir si mauvais goût ? Si l’on avait dit à Voltaire qu’au dix-neuvième siècle, en France, le plus grand maître de la critique et du goût admirerait les froides plaisanteries des musiciens dans une salle voisine du lit où expire la fiancée de Roméo, parce que ces spectacles d’indifférence et de désespoir, si rapprochés l’un de l’autre, en disent plus sur le néant de la vie que la pompe uniforme de nos douleurs théâtrales366… « Ah ! se serait écrié Voltaire, je m’en étais bien douté ! Déjà l’on commence à préférer des plaisanteries de Polichinelle à l’éloquence la plus noble et la plus sage. C’en est fait, nous dégringolons dans la barbarie ; et cela est dans la nature : après que le grand jour a paru, on ne voit plus qu’un long et triste crépuscule. » Et si l’on venait nous dire, à nous, que bon nombre des calembredaines de Shakespeare peuvent être justifiées littérairement, {p. 281}que la rhétorique de Théramène n’est point déplacée, ne crierions-nous pas au paradoxe ? Je connais pourtant quelqu’un qui raisonne ainsi, et je suis sûr que son raisonnement paraîtra plausible à plusieurs : « Que reprochez-vous à l’éloquence du gouverneur d’Hippolyte ? D’être invraisemblable. Vous dites qu’il est contraire à la nature qu’on trouve à débiter d’aussi beaux vers à un père qui attend avec anxiété des nouvelles de son enfant. D’accord ; mais il faut aller plus loin. N’apercevez-vous pas toute la portée de votre critique ? Si le discours de Théramène est invraisemblable, les autres discours de Racine ne le sont-ils pas tous presque autant ? De l’invraisemblance ! mais Racine en est plein. Pourquoi ses personnages parlent-ils en vers ? est-ce qu’on parle en vers ? il devait les faire parler en prose. Voilà jusqu’où votre critique doit aller. Eh bien ! je n’ai pas de parti pris contre les tragédies en prose. Je crois qu’un poète dramatique peut se proposer de donner à ses personnages les paroles, l’accent, les gestes et toutes les franchises naturelles de la réalité. Mais je crois aussi qu’il n’est point nécessaire qu’une œuvre d’art ait l’apparence d’une œuvre de la nature. Je crois que l’artiste peut avoir l’ambition de corriger la nature et de s’élever au-dessus d’elle ; je crois en un mot, qu’il lui est permis de parler une langue idéale. Je vous conseille de laisser aux étourdis une critique qui tend à condamner la forme et l’esprit de tout le théâtre de Racine, et d’accepter {p. 282}le discours de Théramène, puisque vous acceptez bien ceux de Phèdre. » Voilà comment on peut justifier les longs mugissements du monstre envoyé par Neptune, et l’épouvante du flot qui l’apporta. Je ne sais si le raisonnement est bien bon, mais je sais que le temps vient où la critique, s’imaginant avoir justifié par des raisons inverses toutes les prétendues fautes de goût de Shakespeare, dédaignera de blâmer les plus mauvais jeux de mots d’Hamlet, et oubliera de nous faire frémir d’horreur au spectacle de l’œil de Glocester écrasé par le talon de Cornouailles367.

Il y a dans l’Étude du Chevalier une chose que je n’ai pas très bien comprise. Uranie se défie sagement des premiers mouvements d’antipathie de son goût dans les choses nouvelles pour elle de l’art et de la poésie ; elle ne croit pas avoir raison contre tout le monde ; elle ne croit pas avoir raison contre une portion éclairée du genre humain ; elle ne croit pas avoir raison même contre un seul bon juge qui loue ce qu’elle condamne, et néanmoins elle conserve, elle prétend conserverie sentiment du laid.

Je soupçonne le Chevalier de n’avoir point réfléchi à cette obscure et périlleuse question du laid. Il est dangereux de prononcer ce mot ; il est fort grave de croire {p. 283}à la chose. Car, s’il est bien constaté qu’une chose est laide par opposition à une autre qui est belle, le Chevalier ne voit-il pas qu’on peut lui demander la raison pour laquelle cette beauté est beauté et cette laideur est laideur ? Quant à moi, je ne vois point comment il pourrait éviter de rentrer dans le sein du vieux dogmatisme qui lui tend les bras.

Le sentiment de la beauté lui-même, est-il bien nécessaire de le conserver ? Lorsque Uranie ne comprend pas d’abord la beauté d’une œuvre d’art vantée par les suffrages de tout un peuple, elle médite sur elle en silence jusqu’à ce qu’elle l’ait sentie. Le Chevalier voudrait-il me dire combien de temps Uranie a silencieusement médité sur la beauté de la Vénus hottentote, pour la comprendre et la sentir ? Ici il ne faut point rire ou se récrier, et dire qu’il nous importe peu, à nous humains et humains civilisés, que pour les crapauds les plus beaux objets du monde soient leurs crapaudes. Si les Hottentots sont des hommes, et s’ils trouvent leur Vénus plus belle que la Vénus de Médicis, Uranie est tenue de s’élever à la hauteur de ce point de vue à force d’intelligence et de sympathie ; mais quelle épouvantable faculté de sympathie ne faut-il point pour arriver jusque-là !

Pour moi, je crois qu’il faut être tolérant pour le goût des Hottentots ; mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’admirer leur Vénus. Le Chevalier fait grand cas de la sensibilité dans la critique. Il me semble que {p. 284}l’intelligence suffit. Qu’est-ce que la sensibilité, sinon cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à être injuste, à être fou ? Multipliez les âmes sensibles, et vous multiplierez dans la même proportion les éloges et les blâmes outrés368.

Précurseurs de l’école historique §

Le Chevalier sait maintenant pourquoi je regarde sa méthode comme chimérique, insignifiante, étroite, incertaine, contradictoire, impossible. Bonne et seule bonne dans un salon, où elle n’est pas une méthode, mais un instinct, l’instinct littéraire, se donnant carrière librement, avec ses exagérations et ses impuissances, ses répugnances absurdes et ses vains enthousiasmes, elle n’a rien à faire dans la critique sérieuse. Il est vrai que, pour le Chevalier, la critique n’est pas une chose fort sérieuse. Il lui refuse le titre de science, et je ne m’en étonne pas, d’après la manière dont il l’entend.

Est-ce la méthode d’une science, qu’à mon tour je vais exposer ? Est-ce une maison solide que je vais définitivement établir sur les ruines du vieux palais {p. 285}détruit par la main du Chevalier, sur les ruines de cet élégant pavillon qu’il a élevé ensuite comme une tente provisoire, en attendant une construction plus sérieuse ? Je le crois, et voici ce qui me donne cette confiance.

La méthode d’une science est le fruit lent et naturel du travail des siècles. Elle ne sort pas tout d’un coup de la tête d’un homme de génie. Elle est appliquée confusément dans les œuvres avant d’être mise en lumière dans une exposition rationnelle ; en sorte que la pratique en est déjà maîtresse, quand la théorie, venant s’en emparer, lui donne la conscience claire et la vraie possession d’elle-même. L’esprit organisateur qui l’enseigne le premier, la constate plus qu’il ne la crée ; il ne la tire point de son propre fonds ; il la dégage des œuvres et de l’esprit de son époque. Or, la méthode que je vais exposer est, depuis longtemps déjà, suivie par ceux qui la méconnaissent et qui la violent, professée par ceux qui la contredisent en théorie et en fait.

Citerai-je Voltaire, exhortant les Français à s’élever au-dessus des usages, des préjugés et des faiblesses de leur nation, à être de tous les temps et de tous les pays369 ? déclarant qu’il ne sait à qui donner la préférence des Français ou des Anglais, mais déclarant heureux celui qui sait sentir leurs différents mérites370 ? {p. 286}donnant en particulier ce conseil remarquable : « Si vous voulez connaître la comédie anglaise, il n’y a d’autre moyen pour cela que d’aller à Londres, d’y rester trois ans, d’apprendre bien l’anglais et de voir la comédie tous les jours ; la bonne comédie est la peinture parlante des ridicules d’une nation ; et, si vous ne connaissez pas la nation à fond, vous ne pouvez guère juger de la peinture371 » ? En Allemagne372, M. de Schlegel ouvrait ainsi son Cours de littérature dramatique : « Il n’y a point dans les arts de véritable juge sans la flexibilité qui nous met en état de dépouiller nos préjugés personnels et nos aveugles habitudes, pour nous placer au centre d’un autre système d’idées, et nous identifier avec les hommes de tous les pays et de tous les siècles, au point de nous faire voir et sentir comme eux. Il n’y a point de monopole pour la poésie en faveur de certaines époques et de certaines contrées. Ce sera toujours une vaine prétention que celle d’établir le despotisme en fait de goût, et aucune {p. 287}nation ne pourra jamais imposer à toutes les autres les règles qu’elle a peut-être arbitrairement fixées373. »M. Richter a trouvé une fort belle métaphore pour rendre la même idée. « Les auteurs nationaux, a-t-il dit, produisent des fresques qu’il est impossible de transporter dans d’autres pays, si ce n’est avec le mur lui-même374. » Hegel mérite une mention à part. Ce grand esprit félicitant le dix-neuvième siècle d’avoir su comprendre toute la richesse de l’art et de l’esprit humain dans tous ses développements375, et louant en particulier la patience allemande si capable de s’identifier, à force de pénétration et d’étude, avec la manière de sentir et de penser des siècles et des peuples les plus éloignés376, ce grand et large esprit n’a rien dit qu’il ne pût légitimement s’appliquer à lui-même. Je me permettrai de citer enfin le Chevalier écrivant dans son Étude : Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre sont la seule chose intéressante dans les travaux de la critique.

Réponse de Lysidas au Chevalier (suite).
Chapitre II. — Doctrine de l’école historique §

{p. 288}Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer.
          La Critique de l’École des femmes, scène vii.

Quelques exemples §

Madame, sans m’enfler de gloire,
Du détail de notre victoire
Je puis parler très savamment.
Figurez-vous donc que Télèbe,
Madame, est de ce côté ;
C’est une ville, en vérité,
Aussi grande quasi que Thèbe.
La rivière est comme là.
Ici nos gens se campèrent ;
Et l’espace que voilà,
Nos ennemis l’occupèrent.
Sur un haut, vers cet endroit,
Était leur infanterie ;
{p. 289}Et plus bas, du côté droit,
     Était la cavalerie.

Après avoir aux dieux adressé les prières,
Tous les ordres donnes, on donne le signal :
Les ennemis, pensant nous tailler des croupières,
Firent trois pelotons de leurs gens à cheval ;
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
             Et vous allez voir comme quoi.
Voilà noire avant-garde à bien faire animée ;
Là, les archers de Créon, noire roi ;
             Et voici le corps d’armée,
Qui d’abord… Attendez, le corps d’armée a peur ;
J’entends quelque bruit, ce me semble377.

Voilà comment, dans l’Amphitryon de Molière, Sosie raconte une bataille. Voici comment, à Rome, il Pavait racontée dans l’Amphitryon de Plaute :

L’airain sonne : à la fois tout s’émeut ; le sol tremble.
De chaque armée aux cieux la clameur monte ensemble,
Et la voix des deux chefs invoque Jupiter.
On s’aborde, on se tait. Le fer heurte le fer ;
Dans la main du guerrier l’arme tue ou se brise ;
Ferme au poste, et taisant sa douleur qu’il maîtrise,
Le blessé ne fuit pas, il lutte ; et quand la mort,
À son rang, par devant le frappe, il lutte encor.
Des combattants pressés l’haleine âpre, enflammée,
N’est, qu’un nuage épais de sang et de fumée
Où la Mort s’enveloppe et pousse l’ennemi
Pied à pied. Dans nos cœurs la victoire a frémi ;
Elle est à nous ! Vaincu, l’ennemi se débande…
Mon maître Amphitryon l’a vu fuir : il commande
{p. 290}Les cavaliers, il vole, il frappe, et ses grands coups
Achèvent de prouver que le droit est pour nous378.

Sur quoi, M. de La Harpe fait cette critique : « Plaute, qui ailleurs a tant d’envie de faire rire, même quand il ne le faut pas, est tombé ici dans un défaut tout opposé. Il a mis dans la bouche de Sosie un récit très suivi, très détaillé et très sérieux de la victoire des Thébains, tel qu’il pourrait être dans une histoire ou dans un poème. Molière a conservé le ton de la comédie et la mesure de la scène379. » La critique du délicat professeur est fort juste, et je serais bien fâché de lui chercher noise auprès des amateurs de fines remarques littéraires. Mais, sans contredire La Harpe, sans troubler le plaisir de ses lecteurs, si je puis expliquer cette faute de goût si choquante du comique latin, peut-être aurai-je ajouté à la critique de l’écrivain une idée, et au plaisir de ceux qui le lisent quelque instruction.

Plaute avait l’âme romaine. Comme ces chevaux de noble race, qui, galopant le long d’un sentier tranquille, s’ils perçoivent à quelque distance le bruit d’un combat, s’arrêtent, frémissent, dressent la tête, et, les naseaux ouverts, l’œil ardent, aspirent les sons belliqueux, son imagination riante devenait sérieuse devant un champ de bataille. Elle s’échauffait aux cris des soldats et des chefs, au cliquetis des épées, à la vue du {p. 291}sang, à l’héroïsme stoïque des blessés, à l’insultante joie des vainqueurs. Plaute oubliait alors qu’il était poète comique. Il devenait un Ennius, un Homère, et des torrents d’éloquence épique s’échappaient des lèvres d’un esclave poltron qui, dès avant l’action engagée, avait égalé, disait-il,

Par son ardeur à fuir l’ardeur des combattants380.

On peut blâmer cet énorme contresens littéraire de Plaute ; mais à quoi bon, quand, pour le comprendre, on n’a qu’à jeter les yeux sur les légions toujours en campagne, sur le temple de Janus toujours ou vert, sur ce roi d’Asie prosterné, adorant, la face contre terre, la majesté du sénat et du peuple romain, sur cette profession d’impuissance brutale pour les arts, affichée par Virgile dans les vers les plus ironiques qu’ait jamais inspirés l’orgueil :

D’autres, sous leurs ciseaux, d’une main plus légère,
Donnent une âme au marbre, amollissent la pierre :
J’en conviens. Toi, Romain ! la guerre te fait roi.
Rome sait, pour tout art, faire au monde la loi,
Adoucir aux vaincus la hauteur de son verbe,
Mais de qui lui résiste écraser la superbe381 ?

Deuxième exemple. — « Dans l’Iphigénie de Racine, a dit Voltaire, tout est noble. Achille parle comme {p. 292}Homère l’aurait fait parler, s’il avait été français382. »« L’Iphigénie de Racine, a répondu Schlegel, n’est qu’une tragédie grecque habillée à la moderne, où les mœurs ne sont plus en harmonie avec les traditions mythologiques, où Achille, quelque bouillant qu’on ait voulu le faire, par cela seul qu’on le peint amoureux et galant, ne peut pas se supporter383. » Que M. de Schlegel ait raison, ou que ce soit Voltaire, que cet anachronisme de langage et de mœurs, que l’un blâme et que l’autre paraît louer, soit un défaut ou un mérite, qu’importe ? un tel anachronisme était nécessaire384. Il était impossible à Racine d’imaginer et de penser autrement qu’avec l’imagination et l’esprit de son temps, de sentir avec un autre cœur que le sien, d’écrire une autre langue que cette langue polie et abstraite qu’il avait reçue des mains de Malherbe, et qui s’était encore épurée dans les salons de Louis XIV. Il aurait été sans doute préférable qu’Achille ne parût pas sur la scène en habit de marquis, les cheveux frisés, poudrés, avec des talons rouges et des rubans de couleur {p. 293}à ses souliers. À présent, il a le costume grec, une cuirasse et un casque. Talma a bien fait d’habiller le mannequin à l’antique ; mais Racine avait bien fait d’habiller l’homme à la moderne ; et Talma, sous son costume antique, n’a pu faire battre des cœurs français et modernes, que parce qu’il faisait parler des sentiments modernes et français. La forme de l’Iphigénie devait-elle être, pour la satisfaction des hellénisants comme mon ancien ami Vadius, plus grecque que Racine ne l’a faite ? Je le veux bien ; mais, pour que la nation fût satisfaite, émue, transportée, il fallait que le fond en fût national. La pièce, à tout prendre, est-elle trop française ? Je ne sais ; la France ne s’en est jamais plainte. Si elle avait été trop grecque, elle n’aurait pu être goûtée, de même que l’Iphigénie de Goethe, que par un petit nombre d’initiés.

Troisième exemple. — Le frère de l’habile critique que le Chevalier et moi nous aimons tant à citer, M. Frédéric de Schlegel a fait un drame intitulé Alarcos. Pourquoi jamais personne n’en a-t-il entendu parler ? Est-ce parce que le héros de cette tragédie tue son excellente femme, par un point d’honneur qui consiste à vouloir épouser une princesse du sang royal, dont il n’est pas amoureux, afin de devenir le gendre du roi ? Cette raison semble bonne. Assurément des Français la comprendront, et des Allemands aussi. Mais qu’on ne se hâte pas trop de dire qu’aucune portion du genre humain ne saurait être intéressée par un {p. 294}pareil spectacle. L’Alarcos de Frédéric Schlegel n’est peut-être qu’une fleur rare, exotique, arrachée par un touriste trop curieux à son sol naturel, et transplantée dans un climat où elle ne saurait vivre. Qu’on la remette à sa véritable place, qu’on lui rende son soleil, sa terre, qui sait ? peut-être sera-t-elle belle là-bas. Un pays existe, non en Chine, mais en Europe, où le point d’honneur a toute une casuistique d’une subtilité infinie, que le théâtre développe sans jamais l’épuiser. Le cas particulier traité par M. de Schlegel y serait peut-être compris, apprécié. Dans une pièce de Caldéron385, le héros, don Gutierre, tue sa noble femme, par un motif qui ne paraîtra pas beaucoup meilleur aux étrangers que celui du héros d’Alarcos. Il a conçu des soupçons non point sur la fidélité de dona Mencia, remarquez bien, mais sur l’intégrité de son propre honneur, parce que dona Mencia est, à ce qui lui semble, aimée par l’infant don Henri. « Je n’ai rien vu, dit-il, mais les hommes comme moi n’attendent pas de voir ; il suffit qu’ils imaginent, qu’ils soupçonnent, qu’ils aient une crainte, une idée. » Un jour, il rencontre, sans l’avoir cherchée, une preuve positive, le poignard du prince dans la chambre de sa femme. Celle-ci est innocente. Rien ne lui serait plus facile que de s’en convaincre, s’il le voulait. Mais que lui importe ? Son honneur est atteint. Elle doit mourir. Seulement, comment {p. 295}mourra-t-elle ? Ici, le Médecin de son honneur est très embarrassé. Il ne faut pas que la mort violente de la victime, en révélant à tous l’affront qu’il a reçu, vienne le couvrir d’un déshonneur nouveau. S’il poignardait sa femme, on verrait les blessures ; le poison laisserait des traces. Don Gutierre mande secrètement un chirurgien, et lui ordonne de saigner dona Mencia « jusqu’à ce que tout son sang soit sorti, et qu’elle meure386 ». Ce spectacle plaît aux Espagnols, ou leur a plu à un certain moment de leur histoire.

Esprit général de la critique littéraire §

Ainsi, une littérature, un poème, quelquefois même un morceau faisant tache, comme ce passage d’une comédie de Plaute où Sosie embouche la trompette héroïque, sont l’expression vive et fidèle d’une société ; une œuvre d’art plaît à un peuple, comme l’Iphigénie de Racine, lorsqu’elle exprime des sentiments nationaux, quelle que soit l’antiquité du vêtement dont elle s’affuble ; une œuvre d’art plaît à un peuple, comme Le Médecin de son honneur de Caldéron, lorsqu’elle exprime des passions nationales, quelque absurdes que ces passions puissent paraître au jugement faible des étrangers ; mais une œuvre d’art qui n’exprime pas un état social actuel et présent, ne plaît qu’à une élite de {p. 296}lettrés, comme l’Iphigénie de Goethe, ou ne plaît qu’à l’auteur et à sa famille, comme l’Alarcos de Frédéric Schlegel ; et il n’est point certain que l’Iphigénie allemande eût fait plaisir aux Grecs, ni l’Alarcos aux Espagnols, parce que l’artiste ne peut pas s’isoler, s’abstraire de la race d’où il sort, du milieu où il vit, du moment où il fait son poème, au point de devenir vraiment grec ou vraiment espagnol, quand il est moderne et allemand. L’art est national ; il n’est point cosmopolite.

Que doit être la critique ? Personne n’ose dire : nationale aussi, française sous la plume d’un Français, allemande sous celle d’un Allemand, et toute pleine de patriotisme. Personne n’ose le dire ; mais, en vérité, tout le monde a l’air de trouver juste, naturel et bon que la science ait ces étranges qualités ; et lorsqu’un Allemand comme William Schlegel, juge Molière de la manière que l’on sait, nos Français l’excusent, par cette raison qu’il est allemand : politesse qui fait honneur à leur bon cœur, mais non pas à leur façon d’envisager la critique. La nationalité n’est pas une raison valable pour justifier l’impertinence ; car alors, pourquoi Goethe fait-il exception ? Pourquoi ce grand homme a-t-il parlé de Molière en termes si magnifiques et si intelligents387 ? Il est permis à des collégiens, à des {p. 297}femmes, de garder sur leurs yeux le bandeau du patriotisme littéraire ; les collégiens sont ignorants, et les femmes sont naturellement passionnées. Il est permis au public d’un théâtre de s’abstenir, lorsque l’affiche annonce pour le soir la représentation d’une pièce totalement étrangère à ses mœurs, à ses sentiments, à ses idées, bien qu’il ne lui fût pas permis de siffler cette pièce, si elle était signée d’un nom illustre, et s’appelait Guillaume Tell, Hamlet, Faust, Iphigénie en Aulide ou Le Misanthrope. Mais on peut, on doit exiger du critique qu’il soit moins ignorant que des collégiens, moins passionné que des femmes, moins indifférent ou moins hostile aux productions de l’art étranger que le public routinier d’un théâtre, plus intelligent même, plus impartial et plus cosmopolite que les grands poètes nationaux qui charment ce petit public. L’artiste reste toujours plus ou moins enfant, plus ou moins soumis à l’influence du milieu où s’est formé son génie : le critique doit être homme, et s’affranchir par un acte {p. 298}viril d’indépendance, de tous les préjugés où son jugement s’est formé d’abord, mais comme nos corps se développent dans des langes et dans des maillots. Il doit voyager et faire son tour du monde, non pas en rêve, comme un poète, ni même dans sa bibliothèque, comme un savant, mais en réalité, par le bateau à vapeur et par le chemin de fer. Il ira en Angleterre avant d’écrire l’histoire de la littérature anglaise ; en France, en Allemagne, en Italie ; et si, pour comprendre parfaitement la littérature espagnole, il lui est indispensable d’avoir vu quelques combats de taureaux, il ira contempler ce spectacle à Madrid avec les yeux de sa tête, et il ne se contentera pas de lire les pâles descriptions que les bons étrangers en ont faites, accompagnées de tirades indignées sur ce divertissement barbare.

Le naturaliste qui veut parler dignement des crocodiles, ne va pas se mêler au groupe de bonnes d’enfants et de soldats badauds qui regardent au Jardin des Plantes un grand lézard à moitié mort enveloppé dans une couverture de flanelle, et s’écrient : Ô l’affreuse bête ! Il va en Égypte, au bord du Nil, se plonge dans le fleuve, se glisse dans les roseaux, se couche sur le sable au soleil, immobile durant des heures entières, et sent s’éveiller en lui les instincts du crocodile388.

Quelques règles : 1° Ne point blâmer §

{p. 299}Les crocodiles sont beaux, ou plutôt ils ne sont ni beaux, ni laids : ils sont des crocodiles. Je ne suis pas plus fort sur l’histoire naturelle de ces grands sauriens que le Chevalier sur celle des singes ; mais je suis convaincu que ces affreuses bêtes ont leur raison d’être, leur droit d’être, et leur ordre de beauté dans l’ample sein de la nature. Il est vrai qu’elles n’ont pas la grâce de l’antilope, ni la noblesse du cygne ; mais le cygne n’a pas leur cuirasse, et l’antilope n’a pas leurs dents. Si vous injuriez les crocodiles, prenez garde : je vous accablerai de la ridicule démarche du cygne quand il sort de l’eau, et qu’il ressemble à nos classiques français dès qu’ils s’écartent du style noble, et je vous jetterai à la tête les jambes de fuseau de l’antilope, aussi minces, aussi ténues, aussi grêles, aussi sèches que notre mesquine poésie de salon, qui n’est, a dit Jean-Paul, qu’une épigramme prolongée. Le naturaliste étudie l’antilope, le cygne, le crocodile, décrit tous les êtres vivants et n’en condamne aucun. Il place en Algérie l’antilope, à côté du lion, de la panthère et du chameau ; le cygne sur les étangs de nos parcs, à côté du canard et du poisson rouge ; le crocodile, à côté de l’ibis et de l’hippopotame, dans le limon du Nil et sous un soleil féroce ; et il se réjouit, en voyant tant de bêtes, {p. 300}tant de mœurs, tant de physionomies différentes, de la diversité de la nature389.

Il n’y a ni beautés, ni défauts dans l’ordre littéraire ; car, sans les défauts les beautés ne seraient pas ; défauts et beautés, c’est la même faculté qui produit tout390. On dit : Corneille est sublime ; et l’on ajoute tristement : mais il est inégal. C’est comme si Ton s’affligeait de voir des vallées dans un pays de montagnes. Je ne sais pas pourquoi l’on est convenu de considérer comme parfaite une certaine beauté négative, où l’on a évité toutes sortes de fautes ; c’est par une illusion d’optique que l’on croit avoir évité toutes sortes de fautes, et que l’on s’imagine voir dans l’harmonie et la mesure plus de perfection que dans la fougue désordonnée. L’harmonie réjouit l’œil, il est vrai, par cette proportion de toutes les parties et cette unité de l’ensemble, sans lesquelles elle ne serait point l’harmonie ; la fougue offense par cent défauts visibles. Mais, si par défauts l’on doit entendre ce qui manque, les défauts de l’harmonie, pour être invisibles, n’en sont pas moins réels. Elle n’a {p. 301}pas les soudaines inspirations, les mots sublimes, les éclairs de la puissance impétueuse. Elle est une fraction du beau, fraction incomplète, belle en soi, mais ni plus ni moins estimable que l’inégalité sublime des Corneille, des Shakespeare et des Michel Ange. Le critique ne blâme ni la beauté harmonieuse, ni la beauté discordante et violente, ni la noblesse oratoire, ni l’imagination folle. Il ne demande pas au poète passionné de calmer sa fièvre, et de se mettre à la diète de la raison ; il ne demande pas au poète sage et tempéré de briser les belles lignes de son éloquence régulière, et d’introduire la folle au logis391.

Il reconnaît à tous les types, à toutes les idées, à toutes les natures le droit d’exister, et content d’avoir atteint la source d’où coulent les beautés et les défauts, il montre simplement, comment, telle source étant donnée, tels défauts, telles beautés devaient naturellement suivre.392 Il étudie Sophocle, Corneille, Racine, décrit toutes les facultés poétiques et n’en condamne aucune. Il place Sophocle en Grèce, à côté de Phidias et de Platon ; Corneille sous Richelieu et Mazarin, à côté des héros et des fanfarons de la Fronde ; Racine, à {p. 302}la cour de Louis XIV, à côté de Boileau et de madame de La Fayette ; et il se réjouit en voyant tant de personnes, tant de mœurs, tant de physionomies différentes, de la diversité de la littérature.

2° Ne point louer §

Si le critique ne doit rien blâmer, il fera mieux de ne rien louer non plus. Car, en louant certaines choses, il aurait l’air de se réserver implicitement le droit d’en blâmer d’autres ; et en louant tout, il ne louerait rien. Les cris d’admiration, les oh ! et les ah ! littéraires, dans lesquels le Chevalier paraît faire consister la critique, me semblent puérils et indignes de cette science. Nous pouvons placer en tête ou à la fin de nos ouvrages un hymne à la Nature ; mais il suffira de célébrer sa puissance et sa sagesse une fois.

3° Comprendre §

Comprenons, cela suffit. Mais, dans ce mot que de choses ! « Celui qui dans l’histoire de la nature célèbre la puissance mystérieuse des fées, et les voit, sylphes invisibles, colorer les feuilles de la rose et déposer dans son sein parfumé la perle humide de la rosée ; celui qui dans le corps du ver luisant enferme un esprit de lumière, qu’il promène ensuite dans les ondes dorées des plumes du paon ; celui-là pourra briller comme poète, {p. 303}mais jamais il ne sera naturaliste393. » Le critique qui dans l’histoire littéraire célèbre l’indépendance de la Muse, et s’imagine qu’elle chante où il lui plaît, quand il lui plaît, et de la manière qu’il lui plaît ; le critique qui dans l’âme d’Aristophane enferme un ingénieux démon qu’il croit immortel, et qu’il s’étonne de ne pas retrouver dans l’âme de Molière ; ce critique pourra briller comme écrivain, mais jamais il ne sera philosophe. La rose emprunte sa sève, sa grâce et son éclata la terre où sont ses racines ; le génie emprunte tout ce qu’il est au temps et au lieu de sa floraison. L’ignorant s’irrite que l’oranger ne vienne pas dans le nord : le naturaliste sourit, connaissant la nature du sol, du climat ; William Schlegel s’indigne que Molière ait été Molière : le philosophe connaît la France, le dix-septième siècle, et sourit.

La plupart des critiques, la plupart même de ceux qui se croient philosophes, ne nous offrent dans leurs livres que de vagues étonnements, de vaines protestations contre le cours des choses, des amendements plus vains encore pour changer ce qui fut, et le refaire à leur fantaisie. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un autre empire, et l’empire même de la nature comme le jeu des secrets caprices du Destin. À les en croire, l’homme trouble l’harmonie de l’univers, plus qu’il n’en fait {p. 304}partie ; il a sur ses actions, ses passions, ses œuvres un pouvoir absolu, et ses déterminations ne relèvent que de son arbitre ; la Nature, de son côté, est sans lois ; non seulement l’homme lui échappe, mais elle peut, en quelque façon, s’échapper à elle-même ; les accidents historiques ne sont pas des phénomènes naturels, et les phénomènes naturels ne sont point des faits nécessaires. Au lieu d’interroger les faits, de les respecter en attendant de les comprendre, de les étudier jusqu’à ce qu’ils les aient compris, pour les respecter plus encore, ils les transforment à leur idée, les amènent à leur mesure, les soumettent aux caprices de leur réflexion personnelle, aux impertinentes corrections de leur propre sagesse. Ne comprenant rien, ils censurent tout, détruisent tout pour le recommencer, jettent aux hommes le mépris, la moquerie, l’insulte, et osent faire des reproches à Dieu394.

Aux yeux du savant véritable, tout est bien, parce que tout est naturel. Il explique toutes choses, quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, les règles éternelles, universelles de la nature. Il se jette au cœur des réalités qu’il veut connaître, sort de lui-même pour mieux éprouver la puissance de l’objet, ne juge rien à un point de vue absolu, parce que les jugements absolus isolent ce qui n’est pas isolé, fixent ce qui est {p. 305}mobile dans un monde où tout se touche et s’enchaîne, se limite et se prolonge ; il conserve toujours, partout, ce calme et ferme esprit d’observation que rien n’étonne, qui sait rendre instructives jusqu’aux folies de nos semblables, jusqu’à leurs apparentes déviations de l’ordre et de la loi395.

Croit-on qu’il y ait dans l’histoire, et, pour borner le champ de notre réflexion, dans l’histoire littéraire, un seul fait, un seul ouvrage assez capricieux, assez étrange, pour ne pas rentrer dans l’harmonie universelle, pour rester en dehors de cette série de causes secondes que l’imagination ne peut remonter, et que la raison conçoit comme infinie ? S’il est aisé d’apercevoir dans une grande littérature l’empreinte du siècle et de la race qui l’ont produite ; s’il est aisé d’entendre la guerre civile s’entrechoquer dans les vers heurtés de Dante, et de contempler dans la douce figure de Béatrix la personnification, de toutes les choses rêvées par cette époque ardente, et mystique de poètes théologiens ; s’il est aisé de suivre dans le théâtre de Voltaire les préoccupations philosophiques du dix-huitième siècle, et de voir dans le Faust de Goethe l’expression du génie métaphysique et profond de l’Allemagne ; croit-on qu’il soit beaucoup plus difficile de découvrir la cause naturelle d’où procèdent les prodiges apparents, les études calmes d’un Bernardin de Saint-Pierre {p. 306}en 1789, les tragédies attiques d’un Goethe à Weimar ?

La difficulté n’existe que pour les critiques qui veulent trouver la formule d’une race, d’un siècle, d’une nation, d’un homme. Ces critiques confondent deux choses fort différentes : la nature et le vocabulaire d’une langue. Sans doute l’individu est un, bien qu’il soit composé de facultés diverses, rempli d’idées contradictoires, combattu de passions opposées, et sollicité souvent en sens contraire par sa naissance et par son éducation ; de même la société est une, bien que ses membres soient en lutte d’intérêts, de passions et d’idées les uns contre les autres ; de même aussi l’humanité est une, bien que les peuples qui la composent soient si différents, que la guerre entre eux semble être l’état de nature. Mais cette unité organique, vivante, qui admet dans son sein la diversité et la contradiction, est infiniment trop riche pour pouvoir être rendue par un substantif, même doublé d’une épithète. Elle existe ; mais c’est à peine si les développements les plus délicats, les plus nuancés, parviennent à en exprimer l’inexprimable variété, bien loin qu’un mot puisse y suffire.

La simplicité est une idole trompeuse derrière laquelle la vérité se dérobe. Si les grands courants qui forment l’esprit d’un peuple ou d’un siècle, ne suffisent pas à nous expliquer l’existence et la nature d’une œuvre, à l’histoire nous ajouterons la biographie, et nous finirons bien par éprouver dans tous les cas réels {p. 307}et possibles l’éternelle vérité de cet axiome nouveau, parce qu’il est méconnu : que tout phénomène a sa cause.

Nous verrons Goethe, dans son vaste cabinet de travail qui ressemble à un petit musée, entouré de statués antiques, et, durant plusieurs jours, le crayon à la main, l’œil attaché sur les plus parfaits modèles, dessinant des formes idéales avant d’écrire son Iphigénie. Nous le verrons, directeur du théâtre de Weimar, confondre, par une méprise singulière, sa noble intelligence avec celle du public, prétendre que la littérature nationale a fait son temps et doit céder la place à la littérature universelle, s’asseoir seul à la table des Grecs, s’étonner d’être seul, s’imaginant que tout le monde devait avoir comme lui le vol et le regard de l’aigle, « qui plane indifféremment au-dessus de toutes les contrées, fond sur la terre et remonte, sans s’inquiéter si le lièvre qu’il tient courait en Prusse ou en Saxe396 ». Nous l’entendrons blâmer, mais blâmer en homme qui les comprend, les inévitables excès de la réaction romantique, les diables, les sorciers, les vampires, et surtout ces pauvres petits poètes souffrants et pâles, cette poésie de lazaret, sans cœur, sans forte nourriture intellectuelle,

Ces amants de la nuit, des lacs, des cascatelles,
Cette engeance sans nom qui ne peut faire un pas,
Sans s’inonder de vers, de pleurs et d’agendas397.

{p. 308}Nous comprendrons alors comment l’Iphigénie a pu naître ; mais Goethe avait beau être Goethe, nous comprendrons aussi qu’il était allemand, qu’il était moderne, lorsque nous l’entendrons dire à Eckermann : « Schiller me prouva que malgré moi j’étais romantique, et que mon Iphigénie, par la prédominance du sentiment, n’était pas si classique et si antique que je le croyais. »

De même l’Alarcos de Frédéric Schlegel ne sera plus inintelligible pour nous, quand sa biographie nous aura rendu témoins des veilles qu’il consacrait à l’étude passionnée de la littérature espagnole, et nous aura répété ces paroles enthousiastes : « Je ne saurais trouver une plus parfaite image de la délicatesse avec laquelle Caldéron représente le sentiment de l’honneur que la tradition fabuleuse sur l’hermine, qui, dit-on, met tant de prix à la blancheur de sa fourrure, que, plutôt que de la souiller, elle se livre elle-même à la mort quand elle est poursuivie par des chasseurs398. »

Je me sens pris ici d’un remords de conscience. Moi, qui fais profession de ne rien blâmer et qui m’efforce de tout comprendre, pourquoi ai-je manque de charité envers William Schlegel ? Pourquoi ai-je été dur, amer, presque emporté, et lui ai-je reproché sèchement, non pas d’avoir été allemand sans doute, mais d’avoir été monsieur Schlegel ? Bon Schlegel, {p. 309}pardonne-moi. Est-ce ta faute, après tout, si tu n’as pas eu l’âme et l’intelligence plus larges ? Tu étais, a dit Hegel, « sans esprit philosophique, et plein d’une hardiesse effrontée399 ». Tu n’avais pas dans les veines, a dit Goethe, « une seule goutte du sang de Molière400 » ; la « petite personne » n’était « point capable de comprendre les grands hommes ». La nature, méchante mère, t’avait prodigué « tout ce qui constitue le mauvais critique ». Avant d’avoir dit sur Molière les sottises si excusables que nous te pardonnons, tu avais « morigéné Euripide à la façon d’un maître d’école », Euripide, qui dans ses tragédies n’a montré un laisser-aller plus humain, que parce qu’il connaissait les Athéniens mieux que toi, et parce que ce ton qu’il prenait était précisément celui qui convenait à son époque ; Euripide, que Socrate nommait son ami, qu’Aristote appelait le plus tragique des poètes, que Ménandre admirait, que Sophocle et la ville d’Athènes pleurèrent en vêtements de deuil. Si tu as loué Eschyle et Sophocle, ce n’était pas que tu sentisses leur mérite extraordinaire, mais parce qu’il est de tradition chez les philologues de les placer très haut. Ton érudition était « effrayante » ; mais, dans la plus grande érudition il n’y a encore ni politesse ni jugement. Comment n’aurais-tu pas haï Molière ? Tu savais comme il se serait moqué de toi, si tu avais vécu de son temps. C’est {p. 310}Goethe qui dit tout cela, et le 24 avril 1827, tu étais dans son salon. Les dames t’entouraient. Tu leur mon : trais des bandelettes couvertes d’images de dieux indiens, et le texte de deux grands poèmes sanscrits que, sauf toi (tu le savais très bien), personne ne pouvait comprendre. Ta toilette était de la dernière élégance, et quelques personnes osaient dire tout bas que tu ne semblais pas ignorer l’emploi des cosmétiques. Goethe, attirant Eckermann dans l’embrasure d’une fenêtre, lui dit : « Eh bien ! comment vous plaît-il ? » — « Exactement autant qu’autrefois », répondit Eckermann. Mais Goethe fut indulgent, comme toujours, « Il est vrai, avoua-t-il, qu’à beaucoup d’égards, ce n’est certainement pas là un homme ; mais à cause de son érudition variée et de ses grands mérites, il faut lui pardonner quelque chose. Il n’y a qu’à ne pas chercher des raisins sur les épines et des figues sur les chardons, et alors tout est parfait. »

Le Chevalier s’est amusé à démontrer la vanité de la méthode suivie en critique littéraire par ce pauvre Schlegel, ainsi que par Jean-Paul, « l’homme de la lune401 », et par Hegel. Ce n’était pas bien difficile. Mais deux ou trois faits relatifs à la personne de ces philosophes nous en apprennent plus long sur la formation de leurs théories littéraires, et par là sur leur valeur, que toute la critique du Chevalier.

{p. 311}Jean-Paul était un gros homme à la face pleine et douce, « bon diable et le plus excellent cœur du monde402 », qualem non candidiorem terra tulit403, qui, pour composer ses ouvrages, s’enfonçait dans la campagne avec son chien, les poches munies de deux bouteilles de vin rouge. Jeune, il laissait à la nature le soin de ses cheveux ; plus tard ils tombèrent sous les coups de ciseaux des dames dont les larmes avaient mouillé les pages de ses romans. Quand il perdit son père à dix-huit ans, le pauvre fils de pasteur n’ayant pas le sou, point de science et peu d’idées, pour vivre imagina d’écrire, et pour se faire lire imagina de n’avoir pas le sens commun, d’être original à tout prix, c’est-à-dire à peu de frais. Il réussit, et devint si original qu’« à côté de lui Sterne est un Cicéron pour la régularité de la pensée et du style404 ». Il fut en un mot le plus humoriste des humoristes. En 1804, il écrivit sa Poétique. On lit dans la préface : « Ce livre est autant le résultat que la source de mes autres travaux ; il est leur parent en ligne ascendante non moins qu’en ligne descendante. »

Hegel est au collège de Stuttgart. Ses professeurs ne sont pas émerveillés de lui, et se plaignent surtout de ce qu’il néglige totalement la philosophie. Allons {p. 312}donc ! c’est qu’il est déjà trop philosophe pour ses professeurs. Voyez ce livre qu’il médite avec tant d’attention, Bien sûr, ce ne peut être que l’Éthique de Spinoza ou la Métaphysique d’Aristote. Vous vous trompez. C’est l’Antigone de Sophocle. Le jeune homme s’est épris de l’antiquité grecque, et particulièrement de l’Antigone. Il a déjà traduit ce chef-d’œuvre une fois, et mécontent de sa traduction, il l’a recommencée. Voilà pourquoi il néglige la philosophie, et a de mauvaises noies. Vous voyez poindre, n’est-ce pas, la théorie hegelienne de la tragédie405 ? Et si, plus tard, vous accompagnez Hegel à Paris, si vous allez avec lui aux Variétés, si vous écoutez ses francs éclats de rire quand Odry et Vernet lui font admirer M. Scribe, si vous lisez les bonnes lettres naïves qu’il écrivit alors à sa femme et à ses enfants, vous n’aurez pas besoin, pour comprendre la théorie hegelienne de la comédie, de remonter à la création du monde.

Le philosophe §

L’autre jour, j’avais l’esprit porté à la méditation philosophique. Je venais d’achever un long travail, la lecture suivie des cinq volumes de l’Esthétique de Hegel, et la magnifique pensée de ce grand philosophe, dégagée, autant qu’il m’était possible, des nécessités {p. 313}importunes du système où elle s’est enfermée, avait ouvert à la mienne de vastes horizons. L’histoire entière de l’art repassait successivement dans mon souvenir, comme l’histoire même de l’humanité racontée en caractères symboliques. J’étais sur l’escalier de l’Acropole, à Athènes. De tous côtés, sous les portiques des temples, je voyais les Athéniens se promener librement, se saluer avec grâce, s’arrêter, causer, rire. La sérénité des hommes, de l’art et du ciel se mariait à mes yeux dans un ensemble d’une ravissante harmonie406. J’étais ensuite dans la cathédrale de Cologne. Les tours et les flèches des églises gothiques me semblaient emporter dans les cieux la prière des fidèles, pendant qu’à l’intérieur l’enceinte fermée de toutes parts, le silence, la paix, l’ombre mystérieuse des vitraux, me montraient l’image même de l’âme pieuse et recueillie407. Puis j’étais au musée d’Amsterdam devant une noce de village d’un maître hollandais. Quelle honnête gaieté sur toutes les physionomies ! Quelle élégance modeste dans la parure des femmes, et sur tous les objets quelle propreté ! Comme la vaisselle brille ! Comme le vin resplendit dans les verres ! Quel air de fête dans la nature, et comme ces bonnes gens, emportés par le tourbillon de la danse et tombant au milieu des éclats de rire, expriment bien leur bonheur de vivre ! Quelques coups de poing qu’on échange {p. 314}çà et là réchauffent l’amitié sans troubler sérieusement la paix ; nulle part l’ivrognerie, ni la débauche. Ils ne sont pas endormis, ces gros bourgeois qui aiment la joie ; je les voyais, actifs dans leur prospérité, braves sur terre, héroïques sur mer, conquérir leur pays sur les flots, leur liberté politique sur Philippe II, et faire respecter à tous les peuples le pavillon de leurs vaisseaux marchands408. C’était ensuite la statuaire qui déroulait devant mes yeux, avec son histoire, quelque chose de l’histoire de l’esprit humain. J’entrais en imagination dans un musée d’antiquités égyptiennes, et je me sentais saisi d’étonnement à l’aspect de ces mystérieux colosses, tous assis dans la même attitude. Ils ne vivent pas ; mais il semble qu’ils rêvent. Adossés à une colonne faite du même bloc qu’eux-mêmes, ils siègent immobiles et fixes. Leurs pieds sont scellés l’un contre l’autre ; leurs bras descendent à angle droit sur leur corps où ils adhèrent ; leurs mains se touchent, posées sur leurs genoux serrés. Nulle liberté, nulle action, nulle situation même. Leur tête droite sur leur buste raide et légèrement incliné en arrière, repose sur un appui, privée de mouvement comme d’expression409. Puis je me figurais quelque divinité de l’âge d’or de la sculpture en Grèce. Soit que Vénus sorte du bain, ou que le jeune Bacchus sourie dans les bras d’un satyre, partout règne une harmonie idéale ; {p. 315}l’âme circule librement, répandue dans tous les membres ; elle n’est pas concentrée en un point unique ; il n’est rien dans le corps, dont aucune partie n’est voilée, qu’elle n’anime et ne purifie. Les mouvements sont tranquilles ; le regard est vague, et n’attire pas l’attention sur lui. Niobé, au milieu de ses Biles expirantes sous les flèches vengeresses de Diane, montre encore sur son visage où paraît une secrète et profonde douleur, l’inaltérable sérénité de la beauté plastique410. Mais dans les statues de la Renaissance, je voyais déjà la passion soulever, pour ainsi dire, et faire éclater la forme. Cette sublime tête de Moïse, que l’impatience de l’artiste n’a pas même achevée, me montrait Michel-Ange plein de mépris pour le marbre volant en éclats sous son ciseau, comme s’il eût voulu faire violence à la matière, pour la rendre moins indigne de représenter les hardiesses de son étonnant génie. Enfin, la séparation entre l’idée et la forme, entre l’esprit et le corps, devenait à mes yeux de plus en plus sensible dans la sculpture sentimentale de notre époque. Ici l’expression de l’âme sur le visage, la pensée du front, est tout ; le corps n’est plus qu’un objet honteux que les artistes les plus intelligents voilent modestement d’une draperie411. La statue habillée, qui se penche avec un air rêveur au milieu des fleurs de nos expositions, apparaissait à mon imagination comme proposant à la {p. 316}critique une énigme tout aussi obscure, tout aussi curieuse, tout aussi digne d’être déchiffrée, que celles des sphinx et des colosses égyptiens qui bordaient, il y a quatre mille ans, les avenues des temples de Thèbes, écrasant de leur masse la foule imperceptible, à son approche de la demeure du dieu ; et je me disais : La critique doit comprendre cette énigme, cela suffit.

Le grammairien §

Je remis dans ma bibliothèque l’Esthétique de Hegel, et m’assis à mon bureau. J’avais commencé une étude sur Molière ; j’essayai de la continuer ; mais je ne pus. Mon esprit flottait dans le vague, des idées générales, et il m’était impossible de le fixer sur un point particulier. Après plusieurs efforts inutiles, je sortis pour prendre l’air un peu ; le hasard de ma promenade me conduisit en face de l’Exposition. J’y entrai. Dans le jardin où sont les statues, je rencontrai le Chevalier. Nous marchâmes ensemble quelque temps, causant des démolitions de Paris, de la grève des Petites Voitures, de l’avantage et des inconvénients du macadam, quand, tout à coup, apercevant une femme en marbre qui faisait positivement la grimace, je m’arrêtai : Chevalier, dis-je, n’auriez-vous pas dans les journaux quelque ami capable de faire à l’auteur de cette statue une critique utile ? Je suis sûr que si la critique était faite avec goût et par un homme de goût, l’artiste en profiterait, car il y a du bon dans son ouvrage. À la prochaine {p. 317}Exposition ? il nous donnerait quelque chose de mieux.

— Ah ! ah ! me répondit en riant le Chevalier, je vous y prends, monsieur Lysidas ! C’est donc ainsi que vous appliquez les principes exposés sans doute à l’heure qu’il est dans la suite de voire Réponse à mon Étude, et déjà transparents dans voire Critique du goût ! Qu’on a bien raison de dire qu’un homme vaut toujours mieux que ses théories ! Comment, diable ! vous demandez à cet artiste de se corriger ? Permettez-moi, mon cher, de vous rappeler votre maladie, comme Toinette au bonhomme Argan : vous ôtes philosophe, vous avez un système, et dans votre système cet artiste ne peut pas se corriger. Que voulez-vous ? c’est sa nature, et il ne se peut refondre. Il est écrit qu’en 1865 nos sculpteurs feront de la plastique sentimentale, nos peintres se voueront au culte de l’infiniment petit, notre musique abusera du trombone, notre poésie continuera d’être une poésie d’hôpital ou une versification de jongleurs chinois. Laissez les choses suivre leur cours, ou plutôt censurez notre sculpture maniérée, notre peinture insignifiante, notre musique tapageuse, notre poésie imbécile, et croyez avec moi à la liberté de l’art et à la liberté de la critique.

Quand le Chevalier eut parlé, je ne pus m’empêcher de sourire, et comme il vit qu’il ne m’avait pas déconcerté, et que je me préparais sans doute à lui faire une réponse en forme, il s’assit sur une chaise au pied {p. 318}du Vercingétorix, et m’invita à m’asseoir à côté de lui. Je commençai :

Mon cher Chevalier, vous êtes naïf. Vous me rappelez un vieux professeur de philosophie, qui, pour réfuter Spinoza, disait : Je veux mouvoir mon bras, je le meus. Il le mouvait en effet, et il croyait avoir démontré la liberté humaine. Nous sommes libres, mais comme est libre un prisonnier qui n’a pas les fers aux bras qui n’a pas les fers aux pieds, qui peut sortir de sa cellule, descendre l’escalier, se promener dans un espace de huit cents mètres carrés, courir après les papillons, cultiver des fleurs, planter ici un arbre, en déraciner là, inventer et exécuter enfin toutes sortes de petits changements pleins d’esprit dans la cour de sa prison, pour embellir son existence et la rendre variée. La prison où nous sommes libres, c’est l’esprit de notre temps, le génie de notre nation, le talent personnel que chacun de nous tient de sa nature et de son éducation. Nous ne pouvons point nous enfuir hors du siècle où nous sommes, échapper au peuple qui nous entoure, sortir du genre spécial pour lequel nous sommes faits412 ; mais nous pouvons idéaliser dans nos œuvres l’esprit de {p. 319}notre siècle, faire honneur au génie de notre nation413, développer, perfectionner notre talent personnel. Croyez-vous, Chevalier, qu’il n’y ait pas d’excellentes choses et des choses très pratiques dans l’Art poétique de Boileau, dans la Grammaire de Noël et Chapsal, dans les soi-disant Portraits de Gustave Planche ? Certes, si j’avais à entreprendre l’éducation littéraire d’un enfant, je ne lui enseignerais pas d’autre critique théorique et appliquée que celle-là ; mon enfant apprendrait ainsi à faire de bons devoirs ; et si j’avais à écrire dans une revue sur le salon de 1865, je laisserais mes idées générales dans ma bibliothèque entre Hegel et Spinoza, et je ferais une guerre acharnée à tous les détails manqués des statues, des tableaux, des dessins, comme aux fautes de français de mon élève. Je ferais plus. J’exciterais dans le cœur de mon petit écrivain en herbe de beaux sentiments d’émulation, et je proposerais sans cesse à nos artistes l’étude des grands modèles. En étudiant Phidias, nos sculpteurs ne deviendront pas des Phidias414 ; mais ils pourront donner à Pradier des successeurs et des vainqueurs. Par l’étude de l’antiquité, nos enfants ne deviendront {p. 320}pas des Sophocles ; mais ils pourront relever noire poésie qui se meurt de sottise, d’exaltation mystique, d’amour vide, de dévergondage et d’ignorance, épurer, élargir la source d’où coule le fleuve poétique de notre époque, et donner à Lamartine et à lord Byron des rivaux. Je sais qu’il y a des écrivains qui détruisent à plaisir la vérité, par défaut de finesse et manie d’exagérer. Des critiques sont heureux de nous dire que le vice, la vertu, le génie, le talent sont de simples produits comme le vitriol et le sucre. Ils ne dorment pas contents, si, dans leur page écrite le matin, ils n’ont pas trouvé moyen de faire grincer encore une fois à nos oreilles leur abasourdissante comparaison de l’homme avec la dent d’un engrenage. Mais, en vérité, je ne sais pas pourquoi ces critiques pensent, veulent, agissent ; ils devraient avoir prévu que le mouvement nécessaire imprimé aux rouages de leur propre machine par leur faculté maîtresse, c’est de s’embarquer pour les Indes, d’aller s’asseoir entre deux bons brahmanes, et de passer avec eux le reste de leurs jours dans la contemplation du bout de leurs pieds. Ce qui est vrai, c’est que tout fait à sa cause. Si examiner et comprendre ne suffit pas à la critique grammaticale, examiner et comprendre suffit à la critique philosophique. Reprenons nos artistes, enseignons à nos enfants l’orthographe ; mais dans le passé où nous ne pouvons rien changer, expliquons tout : c’est la seule étude digue du philosophe. Il n’était pas {p. 321}écrit au livre du Destin, que Plaute ferait tout à coup détonner Sosie dans sa comédie d’Amphitryon. Si Quintilien avait vécu du temps de Plaute, Sosie eût peut-être conservé le ton de son rôle ; mais en ce cas, la critique philosophique n’aurait tout simplement qu’à changer son explication ; au lieu d’expliquer le discours guerrier de Sosie par les grands faits généraux de l’histoire romaine, elle expliquerait le discours plaisant de Sosie par la biographie de Plaute, et par ses rapports avec Quintilien.

L’homme §

Le Chevalier ne me répondit rien, non pas qu’il n’eût rien à répondre ; mais par nature il n’aime point la discussion. Il cherche à connaître l’opinion des autres, fait semblant de les contredire, les écoute, se tait, et se range en apparence à leur avis. Il garde volontiers le silence, et sa conversation est systématiquement assez banale, parce qu’il évite avec soin le choc des idées, et ne laisse paraître sur aucune grande question le fond de sa pensée. Toute sa réponse fut de m’inviter à dîner chez lui, pour l’accompagner ensuite à la cinquante-huitième représentation de La Flûte enchantée. J’acceptai. Je n’avais encore entendu ce chef-d’œuvre que quatre fois, et j’étais bien aise de l’entendre une cinquième, en attendant les autres.

À dîner, il ne fut point question des problèmes qui nous avaient occupés, mais bien de la température délicieuse, {p. 322}des chances probables d’une belle moisson, d’une belle vendange, d’une belle chasse, du plaisir de manger des fraises.

Au théâtre, le Chevalier fut tel qu’il nous a dépeint Uranie. Il ne cherchait point de raisonnements pour s’empêcher d’avoir du plaisir. Il s’abandonnait, se livrait, se laissait prendre à cette musique du ciel avec candeur et bonne foi. Moi de mon côté, je ne croyais pas que mon système m’interdît l’admiration ; j’applaudissais ; je disais à demi-voix ; Que c’est beau ! que c’est beau ! et j’étais si ému que, dans mon ravissement… parbleu ! je crois qu’après la pièce j’embrassai le Chevalier.

 

Mais, le lendemain, je ne pus achever la lecture d’un article de revue qui parlait de La Flûte sur le ton de l’enthousiasme, je lus jusqu’au bout avec intérêt une biographie de Mozart, et je pensai, en continuant mon étude sur Molière, que les admirateurs de ce grand poète se soucieraient bien peu de la lire, si c’était un morceau de critique admirative.

Réponse de Lysidas au Chevalier (fin).
Chapitre III. — Molière §

{p. 323}Molière est bien heureux, Monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous.
          La Critique de l’École des femmes, scène vii.

La France §

Molière appartient à la France. Quelque humaines que soient ses comédies, elles sont françaises, et les étrangers ne les comprendront pas comme il faut, s’ils n’entrent pas bien dans l’intelligence de l’esprit français. Quant à moi, si j’avais à écrire, à parler du bon Jean-Paul ou d’un quelconque de ses compatriotes, si je me mettais seulement à lire ses pareils ou lui pour mon propre plaisir, je commencerais par oublier quelques-uns des goûts de ma patrie, notre amour pour les idées générales nettes, moyennes, accessibles, pour les lieux communs de morale mondaine, {p. 324}les sentences fines et brèves, l’unité, la rapidité, la précision, la mesure, la délicatesse et la logique ; j’oublierais notre aversion pour le vague et pour toute fantaisie qui n’est point réductible à une idée claire ; je me ferais allemand ; je m’échaufferais, je m’élèverais par enthousiasme à la hauteur de ces imaginations poétiques et philosophiques tout ensemble, qui jettent à la raison vulgaire de superbes défis, et je mesurerais l’altitude de leurs pensées et de leurs œuvres d’après leur degré de mystère et de vénérable obscurité. Voilà ce que j’aurais la force de faire, et j’invite les Allemands qui lisent Molière ou qui en parlent, surtout ceux qui en parlent, à descendre à leur tour des régions crépusculaires de l’infini, pour entrer avec moi non dans un pays de plate prose, comme ils le disent sans politesse, mais dans un pays d’ordre et de lumière, aux perspectives bien ménagées, aux formes bien proportionnées, aux lignes nettes et douces, dans le pays du style et de l’esprit français.

Ouvrez le Tartuffe, Le Misanthrope, L’École des femmes, ou même quelqu’une de ces farces grotesques où la composition semble devoir être plus libre, Le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, etc., et lisez-en une page. Puis, pour saisir par le contraste le caractère propre de cet esprit et de ce style, lisez une page de Shakespeare. Dans Shakespeare, la pensée marché par bonds ; les saillies, les écarts se multiplient ; l’intelligence n’a pas eu le temps de comprendre {p. 325}toute une idée, qu’une nouvelle idée se précipite, pressée par une troisième qui en dévore la moitié ; les yeux sont encore éblouis de l’éclat d’une image, qu’une nouvelle image se jette à la traverse, croisée par une troisième qui les efface toutes deux. On croirait vraiment que le poète échappe à la loi de l’association des idées ; à coup sûr, il n’a pas fait de plan. Ici, c’est une lacune que l’imagination des lecteurs doit remplir ; là c’est un monologue, un dialogue, une scène entière que l’on pourrait supprimer sans nuire, je ne dis pas à la beauté, à la richesse de l’œuvre, mais sans nuire à son unité dramatique, peut-être même avec profit pour cette unité. Molière, au contraire, développe et compose comme Racine415. Il sait clairement ce qu’il veut, et ne craint pas de montrer clairement qu’il le sait. Il ne dit rien de trop, et il dit tout ce qu’il faut dire. Il est maître de son sujet, de ses divisions, de sa conclusion, comme un orateur. J’aime encore mieux le comparer à un musicien : de même que l’auteur d’un opéra-comique répète sur différents tons avec des instruments divers un motif favori, Molière reproduit ses mélodies en style sérieux, en style bouffon, jusqu’à ce que l’esprit pleinement satisfait les possède tout entières dans leurs plus petits détails. Tantôt, c’est Marinette et Gros René qui s’aiment, se querellent et se réconcilient à l’imitation de Lucile et {p. 326}d’Eraste, mais à leur grosse et franche manière ; tantôt, c’est Sganarelle qui veut éconduire son créancier, M. Dimanche, comme a fait don Juan, mais qui n’y met pas autant de finesse. De même encore que dans un opéra bien fait tout semble l’épanouissement naturel et nécessaire d’un petit nombre de données fondamentales indiquées dans l’ouverture, si bien que par moments l’auditeur pourrait être tenté de croire qu’une pure déduction mathématique a trouvé ce qui ravit ses sens et son âme, telle est aussi l’harmonie d’une pièce telle que Le Misanthrope ou Les Femmes savantes, qu’aucune scène n’y saurait être ajoutée, retranchée, changée, et que l’esprit se refuse absolument à concevoir que les choses eussent pu être autrement qu’elles ne sont. Nul écart, nulle saillie hors de propos, nulle complication, nul arrêt. Tout va droit au but, d’un pas égal, sans précipitation ni lenteur. Et puis, une simplicité idéale. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute L’École des femmes ; une douzaine de conversations composent Le Misanthrope ; ces pièces sont faites de rien ; elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, avec une tapisserie et quatre fauteuils416.

D’où vient cela ? Pourquoi Shakespeare, au contraire, est-il prodigue d’événements, d’inventions singulières, de richesses inutiles ? D’où vient ce luxe du poète anglais, {p. 327}et cette économie de Molière ? de la différence de leurs génies, qui répond à celle de l’esprit des deux nations. Shakespeare est un créateur d’êtres individuels. Faire vivre, c’est là son talent. Il multiplie les incidents, parce que les situations étranges et variées sont très propres à mettre en lumière et à montrer sous toutes sortes de jours la nature spéciale de ses originaux. Mais Molière est un créateur de types ; ce n’est pas la vitalité de ses divers personnages qui le préoccupe le plus ; c’est l’idée générale incarnée dans chacun d’eux ; il est sobre d’incidents, parce que la pauvreté de la matière extérieure du drame, n’offusquant point l’idée, la laissa incessamment paraître.

Le peuple français si léger, si superficiel, dit-on, est de tous les peuples peut-être le plus curieux de choses intelligibles et abstraites, pourvu qu’elles se présentent à lui sans pénible effort, parées d’une aimable simplicité. Il rit volontiers ; mais il veut que son rire soit provoqué par un jugement. Il s’égaie des sots de la comédie et de leurs sottises ; mais il aime dans un exemple particulier toucher une vérité universelle.

Cet esprit si élégant et si solide est personnifié dans « l’honnête homme » de Molière, Clitandre, qui s’appelle aussi Philinte et Ariste. L’honnête homme, l’homme distingué, comme on dit en France aujourd’hui, est un sage qui veut plaire et qui plaît, comme l’oiseau chante, comme l’insecte {p. 328}bourdonne, sans y penser, avec un ait naturel. Dans un pays où la première question que l’on fait sur un homme d’État, sur un grand capitaine, c’est : Est-il aimable ?417 l’honnête homme possède d’instinct la tactique et la diplomatie des salons. Il ose se permettre des propos sensés, mais il a soin de les faire excuser par la grâce parfaite de ses manières, de son ton ; il produit la raison, mais il la voile avec autant de scrupule que la pudeur en a pour exprimer une idée libre. S’il pense, il ne veut pas en avoir l’air ; s’il dit des choses sérieuses, parfois tristes, il en demande pardon par un sourire. Le voilà lancé sur un sujet grave : il parle de morale, de philosophie, de religion ; cela vous inquiète ? Ne craignez point qu’il s’oublie, ni qu’il oublie son auditoire. Il est trop rompu au bel usage pour tomber jamais dans la pédanterie ; il sait qu’il y a des femmes dans le salon. Il est plus naturel, plus simple en dissertant sur l’homme et sur Dieu, que Trissotin, lorsqu’il rit et plaisante du billet de parterre pris par le petit valet de Chrysale418. De même que ses paroles, toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne419. Un bretteur de qualité veut le prendre pour témoin rie son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et sans faire le {p. 329}capitan, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est point lèche. Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuades qu’il n’est pas grossier420. Quand il aime Éliante qui préfère Alceste, et qu’Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entière, sans s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lire un sonnet devant lui, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse d’étaler une poétique hors de propos421. Il a du goût, il a du tact. Voilà l’honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable.

Cette petite remarque, que Molière était français, explique bien des choses dans son théâtre, et sert à réduire à leur juste valeur, c’est-à-dire au néant, des censures telles que celle-ci prononcée par William Schlegel : Molière moralise trop ; comme si notre littérature classique tout entière n’était pas une littérature de moralistes ! comme si le goût de la petite monnaie philosophique n’était pas un des traits de l’esprit français, prompt à vulgariser toutes les richesses de l’esprit humain dont il est l’interprète ! Le même Schlegel dit encore : Molière est trop épigrammatique, {p. 330}trop moqueur. Ce que notre Allemand voudrait, c’est une gaieté comique, « inoffensive et douce422 », s’exerçant sur des situations, des personnages purement poétiques et fantastiques. Il oublie encore ici le génie de la France. Eh quoi ! Marie Stuart, élevée en France ? ne put se retenir d’écrire à la reine Élisabeth une lettre où elle tournait en ridicule, au risque de précipiter l’instant de sa mort, la comtesse de Shrewsbury et sa triomphante rivale elle-même par la plus sanglante ironie ; et Molière, né à Paris, Molière protégé, encouragé par le roi qui lui désignait ses victimes, aurait épargné Trissotin pour ne pas déplaire au futur auteur du Cours de littérature dramatique !

Le dix-septième siècle §

Si Molière est de sa nation, il est de son temps aussi. Après la France, le dix-septième siècle l’a fait ce qu’il a été.

L’importance énorme, presque unique, de Louis XIV au milieu de sa cour, l’amoindrissement de la noblesse ; la passion des dames et du beau monde pour les conversations spirituelles et solides, l’affectation succédant à l’esprit et la pédanterie à la science ; le goût des questions et l’ardeur des querelles religieuses, l’impiété couvant sourdement sous la foi emphatique d’un siècle qui affirmait plus qu’il ne croyait, et l’hypocrisie lui prêtant déjà son manteau ; la licence {p. 331}des mœurs d’une part et l’exemple de l’adultère donné par un roi, d’autre part une pruderie dont l’austérité jetait une ombre importune sur les plaisirs de la cour ; l’affranchissement de la pensée et ses premières luttes contre l’entêtement de l’ignorance et des vieilles doctrines : tels sont les principaux caractères du temps où Molière écrivait. Leur connaissance, leur étude va nous faire faire un pas de plus dans l’intelligence de son théâtre.

Dans un siècle où le souverain disait : L’État, c’est moi ; où, sans la crainte du diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, ce roi qui pouvait tout se serait fait adorer423 ; où quelqu’un424 l’adora et mit un luminaire dans la niche de sa statue transformée en chapelle, il est clair tout d’abord qu’une arme aussi terrible que celle que Molière maniait n’aurait jamais pu frapper un seul coup, si elle n’avait été mise au service de ce demi-dieu425. Sans Louis XIV, Molière n’aurait pas été tout Molière. Ne pouvant écrire que des comédies sans portée, il se serait peut-être livré avec succès à son goût naturel pour la tragédie ou pour la philosophie ; mais il n’aurait fait ni L’École des femmes, ni Tartuffe, ni Don Juan, et ses {p. 332}ennemis l’auraient certainement assommé avant qu’il eût osé Le Misanthrope. Se figure-t-on la haine que ce rieur accumulait sur sa tête ? Croit-on que sans l’autorisation, sans l’ordre exprès du roi qui l’appuyait, il eût prononcé impunément une phrase comme celle-ci : Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie426.« Je tremble pour cet auteur, écrivait de Villiers, lorsque je lui entends dire en plein théâtre que ces illustres doivent, à la comédie, prendre la place des valets427. » Il pouvait trembler, — sans Louis XIV. Un jour, le duc de La Feuillade rencontrant Molière dans les galeries de Versailles, courut à lui comme pour l’embrasser, et lui prenant la tête entre ses mains, il lui frotta le visage contre les boutons de son habit, tellement qu’il le mit tout en sang. C’était risquer beaucoup contre un homme qui avait eu l’honneur de faire rire le roi au dépens des marquis et des ducs. Louis XIV fut mécontent, fit asseoir Molière à sa table, et La Feuillade dut s’éloigner momentanément de la cour.

Ce fut contre une puissance moins redoutable que la noblesse, contre le mauvais goût littéraire du temps, {p. 333}que Molière fit ses premières armes. La conversation en France est un art véritable, et cet art né au dix-septième siècle avec la formation de la société polie, après avoir brillé quelque temps de cette belle simplicité par laquelle tous les arts commencent, en était déjà à sa période d’affectation et de décadence. Les salons de l’hôtel de Rambouillet ouverts l’année de la mort d’Henri IV, fermés avant la composition et la représentation des Précieuses ridicules428, nous montrent et la perfection primitive et les premiers symptômes de la décadence qui l’a suivie. Là se réunissaient de vraies et de fausses précieuses, de grands et de petits écrivains, des causeurs qui savaient rendre la raison agréable et des bavards qui faisaient déraisonner l’esprit. Ce que la vieille marquise aimait, ce qu’elle aurait voulu entretenir dans sa brillante société de la rue Saint-Thomas du Louvre, c’était cet abandon plein de noblesse et de charme qui accompagne toujours la vraie aristocratie. Mais déjà sa plus jeune fille, Angélique d’Angennes, méritait de servir d’original à Molière. « Un gentilhomme ; raconte Tallemant des Réaux, dit hautement qu’il n’irait point voir madame de Montausier429, tant que mademoiselle de Rambouillet y serait, et qu’elle s’évanouissait quand elle entendait un méchant mot. Un autre parlant à {p. 334}elle hésita longtemps sur le mot avoine. De par tous les diables ! dit-il, on ne sait comment parler céans… En province, il y eut bien des gentilshommes qui furent mal satisfaits de mademoiselle de Rambouillet. Une fois elle dit tout haut à quelqu’un qui venait de la cour : Je vous assure qu’on a grand besoin de quelques rafraîchissements ; car sans cela on mourrait bientôt ici430. » Il faut payer la rançon des meilleures choses : sans l’hôtel de Rambouillet, le genre précieux n’eût pas été si fort en honneur ; sans l’hôtel de Rambouillet, l’on n’eût pas vu s’élever de toutes parts, et dans Paris, et d’un bout à l’autre de la France, cette foule de sociétés hautes et basses qui gâtèrent par leur affectation et leurs exagérations, l’honneur qu’elles eurent de faire pénétrer dans tous les rangs de la société française le goût des choses de l’esprit431. Quand la troupe de Molière donna Les Précieuses ridicules, la pièce fut jouée avec un applaudissement général, dit Ménage, et il est probable que les gens d’esprit de l’ancien hôtel Rambouillet applaudirent plus haut que tout le monde. Mais un homme puissant, ami des dames qui pouvaient se croire offensées par la comédie nouvelle, en défendit la représentation ; cette interdiction dura plusieurs jours. À la reprise, les applaudissements redoublèrent. Le roi et son ministre, alors aux Pyrénées, {p. 335}voulurent voir la pièce qui mettait Paris en émoi. Ils applaudirent comme la ville. Ils n’aimaient pas l’hôtel de Rambouillet. Les souverains absolus n’aiment pas les gens d’esprit indépendants. Naguère le cardinal de Richelieu avait fait prier madame de Rambouillet, en amie, de lui donner avis de ceux qui parlaient de lui dans son salon, et la noble dame avait refusé, avec une fierté polie, de remplir ce rôle d’espion.

Cette opposition des sociétés spirituelles et oisives contre le gouvernement revêtit au siècle de Louis XIV un caractère moral et religieux. La cour écoutant les jésuites, la ville fut et resta favorable au jansénisme, et ce parti sévère, grondeur et persécuté, déjà lié avec les chefs de la Fronde, recruta parmi les bourgeois, les magistrats, les notables de paroisse, de nombreux adeptes tout disposés à la censure des joyeux dérèglements de Versailles432. Au mois de mai 1664, une fête éblouissante fut donnée dans ce splendide palais de Versailles, à mademoiselle de la Vallière relevée de ses premières couches. Ce fut une succession de toutes les fantaisies qui peuvent charmer et ravir les sens, travestissements, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix et d’instruments, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, ballets, machines, feux d’artifices, illuminations, loteries, collations. Le sixième jour de la fête, on promit pour le soir une {p. 336}comédie nouvelle de Molière, qui n’était pas encore terminée. Après une journée de plaisir, on s’assembla sur le théâtre. Le roi, les reines, les dames, les courtisans prirent leurs places, les violons jouèrent, la toile se reploya, et, sous les yeux de cette cour voluptueuse et brillante, apparut l’intérieur de la maison d’Orgon et Tartuffe.

Ce fut la plus flatteuse des surprises. Le roi, qui donnait l’exemple du désordre, trouva fort bon qu’on se moquât de la cabale austère qui l’importunait, et s’amusa tout le premier de cette plaisante représaille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les faiblesses433. La cour fut égayée et contente comme le roi. Cependant la pièce était étrangement hardie. La religion outrée, crédule, imbécile, mais enfin sincère, traduite en ridicule par un comédien ! Toutes les paroles, toutes les habitudes des personnes pieuses moqueusement employées sur la scène ! Paris s’indigna, et le blâme grandit en peu de temps au point d’embarrasser le roi. Il se sentait complice, il faiblit, et défendit « pour le public » la comédie de Tartuffe. Molière avait prévu la tempête. Pour la parer autant que possible, il avait entrepris d’intéresser le parti janséniste au succès de son œuvre. Tartuffe, ce professeur de dévotion outrée, qui s’accuse

D’avoir pris une puce en taisant sa prière
Et de l’avoir tuée avec trop de colère,

{p. 337}emploie, pour justifier sa passion, une doctrine corrompue et corruptrice :

On trouve avec le ciel des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.

Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes accusaient les jésuites. Quelques-uns purent croire que le Tartuffe continuait les Provinciales, et dès que la pièce fut défendue, le mystère s’en mêlant, tout le monde voulut en goûter434. Elle fut lue dans les principaux salons de Paris. Mais l’interdiction prononcée par la politique du roi fut maintenue. Pendant cinq ans, le Tartuffe ne put être joué en public.

C’était donc une terrible machine de guerre que cette « lourde satire à peine comique, entremêlée de sermons édifiants et gauchement terminée en mélodrame », comme la définissent d’ingénieux esthéticiens435. En l’absence du roi, parti pour la guerre de Flandre, le premier président du Parlement, Lamoignon, opposa son veto formel à une nouvelle représentation ; l’archevêque de Paris fit un mandement qui défendait « à toutes personnes de voir représenter, lire ou entendre réciter la comédie de l’Imposteur, soit publiquement, soit en particulier, sous peine {p. 338}d’excommunication » ; et le Tartuffe ne put être mis en liberté qu’en février 1659, à la faveur de l’apaisement des querelles religieuses, et de la réconciliation momentanée des diverses opinions de l’Église de France. L’auteur avait cru devoir y faire d’importants changements, qui tempéraient la violence et l’amertume de la satire. Primitivement, Tartuffe était un ecclésiastique. Il parut convenable et nécessaire de lui ôter sa soutane. Molière avait observé que certaines gens, laïques, sans caractère, sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction. Ces intrus, hypocrites intrigants, usurpaient le spirituel pour s’emparer du temporel, autrement dit, du bien des dupes436. Ils étaient dépositaires des joies et des chagrins des femmes, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs haines et de leurs amours ; ils les faisaient rompre avec leurs galants, les brouillaient, les réconciliaient avec leurs maris, et profitaient des interrègnes437. Molière changea Tartuffe en directeur laïque ; et, comprenant que pour mieux combattre la fausse dévotion, il lui fallait faire bien haut l’éloge de la vraie, et même inventer un personnage qui la représentât et remplît la fonction du chœur antique438, il ajouta à son ouvrage les fameuses tirades de Cléante, qui firent, cinq ans après la représentation de Versailles, le salut du Tartuffe et de Molière devant le {p. 339}grand public. Elles sont très sévèrement blâmées par le goût éclairé et ferme de nos théoriciens littéraires439.

Don Juan, que Molière composa pendant que le Tartuffe restait frappé d’interdiction, en est la contrepartie. C’est l’athée audacieux après le faux dévot sournois, le grand seigneur méchant homme après le gueux et le cuistre abject. Mais ce drame étonnant est moins une peinture des mœurs contemporaines, qu’une sorte de prophétie. Dans Don Juan comme dans Tartuffe, mieux encore que dans Tartuffe, Molière a découvert et montré, non ce que le présent étalait à tous les yeux, mais ce qu’il recelait, pour ainsi dire, dans ses entrailles, le germe que développerait l’avenir. Il a moins vu que deviné, ou plutôt, sans aucune faculté surnaturelle, la simple profondeur de son observation a pénétré jusqu’à ce qui devait arriver plus tard, à travers ce qui se passait alors. Il semble avoir pressenti, dans le Tartuffe, les dangers et les désastres qui allaient naître de l’ambition hypocrite, dirigeant, exploitant la piété étroite et mal entendue. À une trentaine d’années de l’époque où parut cette satire amère et terrible, on se trouve dans le milieu précis pour lequel elle paraît faite à l’avance ; la France était devenue la maison d’Orgon440. Le créateur de don Juan prévoit encore plus loin. Il va au-delà du Père Le Tellier et du Père La Chaise ; il annonce le Régent et {p. 340}le dix-huitième siècle ; il présage le règne de ces fanfarons de libertinage et d’athéisme qui achèveront de tuer le régime aristocratique. Le séducteur indifférent de done Elvire, de Charlotte et de Mathurine, le grand seigneur à la main si légère et si gracieuse quand il soufflette Pierrot, cet impertinent qui ose trouver mauvais que l’on caresse son accordée, est le frère aîné du comte Almaviva ; il représente tout un ordre de choses qui fut conduit aux abîmes par la main du Commandeur441.

En l’année 1667442, commence un fait important dans l’histoire du dix-septième siècle, curieux pour celle du théâtre de Molière, la passion de Louis XIV pour madame de Montespan. « M. de Montespan, écrit mademoiselle de Montpensier dans ses Mémoires, M. de Montespan, qui est un homme fort extravagant et peu content de sa femme, se déchaînant extrêmement sur l’amitié que le Roi avait pour elle, allait par toutes les maisons faire des contes ridicules. Un jour, il s’avisa de m’en parler. Je lui lavai la tête. Je lui fis comprends qu’il manquait de conduite par ses harangues dans lesquelles il mêlait le Roi avec des citations de la Sainte-Écriture et des Pères. Il voulait faire entendre au Roi qu’au jugement de Dieu il lui serait reproché de lui avoir ôté sa femme. Le lendemain, étant sur la terrasse avec la Reine, j’appelai madame de Montespan {p. 341}pour lui dire que j’avais vu son mari, qui était plus fou que jamais, que je lui avais fait une violente correction. Elle me répondit : Il est ici qui fait des relations épouvantables dans lesquelles il mêle madame de Montausier… Elle s’en alla trouver madame de Montausier. Je la suivis d’assez près pour m’être trouvée en tiers lorsque celle-ci lui conta que son mari était venu lui dire mille injures, dont elle paraissait si outrée qu’elle tremblait de colère sur son lit. Elle me dit qu’elle louait Dieu de ce qu’il ne s’était trouvé chez elle que ses femmes, parce que, s’il y eût eu hommes, elle l’aurait fait jeter par les fenêtres ; qu’elle avait été obligée d’en avertir le Roi, qui le faisait chercher pour l’envoyer en prison443. » Au commencement de l’année suivante, Molière représentait Amphitryon. On se tromperait grossièrement sur la portée de cette comédie, si l’on croyait y voir une cruelle raillerie à l’adresse du mari d’Alcmène. C’est un tableau froidement ironique, où Jupiter n’est pas plus ménagé qu’Amphitryon, et qui même nous intéresse à l’amant un peu moins encore qu’au mari. Si le Dieu essaye de persuader que

Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore,

Sosie, qui conclut la pièce, déclare que le seigneur {p. 342}Jupiter « nous fait beaucoup d’honneur », mais qu’il a beau « dorer la pilule », que

D’une et d’autre part pour un tel compliment
         Les phrases sont embarrassantes.

Madame de Montausier, duègne fort complaisante pour les amours du roi dans sa charge de première dame d’honneur de la reine, avait bien changé depuis qu’elle n’était plus l’indépendante Julie d’Angennes. Sévère à ses amants, comme on disait à l’hôtel de Rambouillet, l’inflexible Julie avait contraint Montausier à soupirer pour elle durant treize ans entiers ; elle sentait pour le mariage une insurmontable répugnance, et quand elle céda, ce fut de guerre lasse, comme Armande444, « pour ne point fâcher sa mère445 ». Montausier avait, comme elle, quelques vertus réelles et solides, et, surtout, une grande apparence de vertu qui imposait aux contemporains. « C’est une sincérité et une honnêteté de l’ancienne chevalerie », écrivait madame de Sévigné446, et voici le portrait passablement flatté qu’en 1651 mademoiselle de Scudéry traçait du héros sous le nom de Mégabate : « On voyait tous les jours, en ce temps-là, au palais de Cléomire, {p. 343}un homme de très grande qualité, appelé Mégabate, gouverneur d’une province de Phénicie447, et dont le rare mérite est bien digne d’être connu de l’illustre Cyrus qui m’écoute… Quoique d’un naturel fort violent, Mégabate est souverainement équitable, et je suis fortement persuadé qu’il n’y a rien qui lui pût faire faire une chose qu’il croirait choquer la justice… Il ne donne pas son amitié légèrement, mais ceux à qui il la donne doivent être assurés qu’elle est sincère, qu’elle est fidèle et qu’elle est ardente. Comme Mégabate est fort juste, il est ennemi de la flatterie ; il ne peut louer ce qu’il ne croit point digne de louanges, et ne peut abaisser son âme à dire ce qu’il ne croit pas, aimant beaucoup mieux passer pour sévère auprès de ceux qui ne connaissent point la véritable vertu, que de s’exposer à passer pour flatteur. Aussi ne l’a-t-on jamais soupçonné de l’être de personne, et je suis persuadé que s’il eût été amoureux de quelque dame qui eût eu quelques légers défauts, ou en sa beauté, ou en son esprit, ou en son humeur, toute la violence de sa passion n’eût pu l’obliger à trahir ses sentiments. En effet, je crois que s’il eût eu une maîtresse pâle, il n’eût jamais pu dire qu’elle eût été blanche ; s’il en eût eu une mélancolique, il n’eût pu dire aussi, pour adoucir la chose, qu’elle eût été sérieuse, et, tout ce qu’il eût pu obtenir de lui, eût été de ne lui parler {p. 344}jamais de ce dont il ne pouvait lui parler à son avantage… Ceux qui cherchent le plus à trouver à reprendre en lui, ne l’accusent que de soutenir ses opinions avec trop de chaleur… Il est certain qu’il est un peu difficile, et que les moindres imperfections le choquent ; mais il faut souffrir sa critique comme un effet de sa justice… Je n’aurais jamais fait si je voulais vous dire tout ce que Mégabate a de bon ; c’est pourquoi il vaut mieux que j’achève cette légère ébauche de sa peinture, en vous assurant que cet homme est incomparable, et qu’on n’en peut parler avec trop d’éloges448. » Tallemant a fait de Montausier un portrait moins idéal. — « M. de Montausier, dit-il, est un homme tout d’une pièce ; madame de Rambouillet dit qu’il est fou à force d’être sage. Jamais il n’y en eut un qui eût plus besoin de sacrifier aux Grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s’il gronde quelqu’un, il lui remet devant les yeux toutes ses iniquités passées… À moins qu’il ne soit persuadé qu’il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret449. » En 1666, Molière créa le personnage d’Alceste.

Le Misanthrope est une œuvre infiniment hardie ; car, si Alceste gronde, c’est sur la cour, plus que sur Célimène, et qu’est-ce que la cour, sinon le monde du roi arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais choix {p. 345}pour les emplois publics, qui révoltent Alceste, qui les fait, sinon le roi450 ? La satire allait aussi près du trône que possible, et cette satire était donnée non pas à la cour, mais à la ville ; Le Misanthrope fut représenté à Paris. La foule dorée de Versailles était frondée aux applaudissements du public parisien, non pour ses travers superficiels, comme dans Les Fâcheux, mais pour ses faux dehors, ses trahisons, ses lâchetés, ses misères secrètes et ses vices, au milieu desquels un honnête homme ne pouvait vivre451.

Molière a montré moins d’indépendance dans la grande comédie qu’un an avant sa mort il fit sur un petit ridicule. Le dernier trait, l’acte suprême du pouvoir exercé par lui sous l’autorité du roi, fut l’exécution d’une coterie qui, par l’austérité réelle ou affectée de ses mœurs, était importune à la cour. Le ridicule qu’il mit en avant, le prétexte de la comédie des Femmes savantes, ce fut, il est vrai, la pédanterie de ces ménagères bourgeoises, comme on en voit à toutes les époques, qui, au lieu d’avoir l’œil sur leurs gens, de former aux bonnes mœurs l’esprit de leurs enfants, et de régler la dépense avec économie, vont chercher ce qui se passe dans la lune, pendant qu’ici-bas, à la cuisine, le pot-au-feu brûle. Mais à l’époque de Molière, ce ridicule existait beaucoup moins dans les maisons bourgeoises que dans la haute aristocratie, où {p. 346}il n’était pas aussi ridicule, puisque le rang et la fortune laissent un loisir dont il semble que les dames elles-mêmes ne sauraient faire un meilleur usage qu’en s’instruisant. Les femmes les plus considérables de ce temps s’étaient appliquées à l’étude du grec et du latin, à la métaphysique de Descartes, aux sciences mathématiques et physiques, quelques-unes particulièrement à l’astronomie452. Diminuer la considération des sociétés graves, railler l’amour platonique, c’était flatter agréablement l’oreille du roi, et l’on ne peut douter de l’intention qu’eut Molière d’être bon courtisan, quand on considère l’insultant mépris avec lequel Clitandre, homme de cour, traite les gens de lettres, ces « gredins qui, pour être imprimés et reliés en veau, se croient d’importantes personnes dans l’État ». Un mépris si dur, si superbe, descend du fond des appartements de Versailles453. Ce ton est sans proportion avec le petit travers des femmes savantes, si exceptionnel, si peu redoutable. Molière a pris la massue d’Hercule pour écraser un insecte. Chose curieuse ! Louis XIV faisait perdre l’équilibre à son poète au moment même où il le faisait perdre à l’Europe : Les Femmes savantes paraissent avec la guerre de Hollande454.

Ce Descartes, que les femmes savantes admiraient et {p. 347}lisaient, avait commencé, contre l’esprit de routine et de stupide respect pour l’autorité, la guerre de l’indépendance intellectuelle. Mais l’affranchissement de l’esprit humain fut très lent, et il eût été bien plus lent encore, si Molière n’avait pas été l’un des combattants. Au moment où il mettait sur la scène les philosophes Pancrace et Marphurius, l’Université de Paris allait obtenir la confirmation d’un arrêt du Parlement prononçant peine de mort contre les hérétiques qui oseraient attaquer les doctrines d’Aristote. « La Cour, disait l’arrêt, fait défense à toutes personnes d’obtenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens auteurs approuvés, à peine de la vie455. » La Faculté de médecine était la place forte de la tradition. Douter que le sang fût immobile dans les veines, douter qu’une goutte d’or potable fût le remède de tous les maux’, c’était une pensée presque impie, un crime de lèse-majesté devant les satrapes de l’empire d’Aristote. L’ignorance de l’anatomie faisait de la science de guérir un art purement empirique et conjectural. Les médecins, selon le témoignage contemporain d’un de leurs confrères456, n’étaient que de « grands charlatans, véritablement courts de science, mais riches en fourberies chimiques et pharmaceutiques ». Guénaut, médecin de la reine, disait naïvement qu’on ne saurait attraper l’écu blanc des malades, si on ne les trompait. On le {p. 348}vit près du lit de mort du cardinal Mazarin avec les autres grands médecins du temps, Valot, Brayer et Des Fougerais. « Ils alterquaient ensemble, dit Guy Patin, et ne s’accordaient pas de l’espèce de maladie dont le malade mourait. Brayer dit que la rate est gâtée, Guénaut dit que c’est le foie, Valot dit que c’est le poumon, et qu’il y a de l’eau dans la poitrine, Des Fougerais dit que c’est un abcès du mésentère… Ne voilà pas d’habiles gens ! » Guénaut eut le dessus, et, à l’aide de sa panacée universelle, l’antimoine, emporta le malade. Avec ce remède, il avait déjà tué sa femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres, et un grand nombre de personnes en dehors de sa proche parenté. Étant un jour engagé dans un embarras de voitures, un charretier le reconnut très bien et cria : Laissez passer M. le docteux ! C’est lui qui nous a fait la grâce de nous délivrer du cardinal457 !

Jean-Baptiste Poquelin §

Voilà les attaques de Molière contre les médecins expliquées, et il me semble que peu à peu la lumière se fait sur le véritable sens de son théâtre, obscurci par les apologistes non moins que par les censeurs, par les exclamations de la critique admirative, comme par les démonstrations de la critique pédantesque. Mais la {p. 349}lumière n’est pas complète encore. L’étude du dix-septième siècle, déjà plus intéressante, plus instructive, plus lumineuse que celle de l’esprit français, ne suffit pas. À l’ethnologie et à l’histoire, il faut ajouter la biographie ; alors seulement nous comprendrons tout Molière.

Il y a dans son caractère deux traits dont la connaissance achève de répandre sur la nature spéciale de son génie comique tout le jour dont notre intelligence a besoin. Il était naturellement observateur, et les maux physiques, surtout les souffrances morales qu’il endura jusqu’à sa mort, l’avaient rendu profondément mélancolique.

Valet de chambre du roi, faisant le lit du roi, sans cesse sur ce terrain de cour qui était un champ de bataille, à l’affût de la vive occasion ailée, légère et sans retour, fixant, pour ainsi dire, tout ce qu’il regardait, il attrapait le présent de minute en minute, et devinait le lendemain458. À la ville comme à la cour, partout où étaient ses yeux et ses oreilles, il regardait, écoutait en silence. Voici ce que l’un de ses ennemis459 fait dire à un marchand, dans une comédie satirique460 dirigée contre lui : — « Madame, je suis au désespoir de n’avoir pu vous satisfaire. Depuis que je suis descendu, Élomire461 n’a pas dit une seule parole. Je l’ai {p. 350}trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles ; il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas. Je crois même qu’il avait des tablettes, et, qu’à la faveur de son manteau, il écrivait, sans être aperçu, ce qu’elles ont dit de plus remarquable. C’est un dangereux personnage ; il y en a qui ne vont point sans leurs mains ; mais l’on peut dire de lui qu’il ne va pas sans ses yeux, ni sans ses oreilles. »

Ce contemplateur était triste. Comment ne l’aurait-il pas été ? Il apercevait le tragique de la comédie humaine ; il avait en lui-même, dans son âme délicate et fière, dans son cœur sensible, dans son corps malade, une source vive de souffrances.

Jean Poquelin n’avait jamais pardonné à un fils qui « pouvait vivre honorablement dans le monde », d’avoir quitté son nom et sa profession de tapissier pour se jeter sur le théâtre, et quand Molière voulut plus tard, avec la fortune princière qu’il avait acquise, donner quelque secours à son père dans le besoin, le vieillard rejeta ses offres, et réduisit ce fils, qu’il appelait amèrement monsieur Molière, à lui venir en aide sous le nom du physicien Rohault son ami462. À la cour, les {p. 351}valets n’avaient pas tous l’esprit de ce Bellocq qui disait à Molière : Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du roi avec vous ? Ils avaient honte de faire avec lui ce lit royal, de manger à la même table qu’un comédien, et le grand homme, qui n’avait à leur opposer que la protection du souverain, se sentait humilié par les faveurs du maître comme par les injures des domestiques. Sur le théâtre, Molière-Sosie déplorait son indépendance et sa personnalité perdues463. Chez lui, il était comme Alceste dans la maison de Célimène. Rempli d’un tendre et violent amour pour sa femme, qui le trahissait, il n’avait pas voulu habiter une autre demeure que la maison commune. Tout ce que sa fierté put obtenir de son amour, fut d’avoir une chambre séparée, à un autre étage que la coquette. Au premier, Armande Béjart recevait beaucoup de monde, fastueusement, avec un grand fracas de rire et de gaieté, tandis que lui, réfugié plus haut dans son cabinet, cherchant pour son noir chagrin le coin sombre du misanthrope, il tâchait de s’échapper {p. 352}à lui-même par le travail, la lecture, par son goût pour la philosophie et pour les arts, ou par la conversation de ses amis464. C’est là qu’il écrivit à La Motte Le Vayer, à l’occasion de la mort de son fils, ce beau sonnet et ce postscriptum où il ouvre son cœur et se laisse aller à la volupté des larmes.

Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts ;
Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême,
Et lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,
La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.

On se propose à tort cent préceptes divers
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime ;
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême.

On sait bien que les pleurs ne ramèneront pas
Ce cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;
Mais la perte par là n’en est pas moins cruelle.

Ses vertus de chacun le faisaient révérer ;
Il avait le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle.
Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.

« Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoie n’est rien moins qu’une consolation. Mais j’ai cru qu’il fallait en user de la sorte avec vous, et que c’est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes, et de mettre sa douleur {p. 353}en liberté. Si je n’ai pas trouvé d’assez fortes raisons pour affranchir votre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne saurait persuader ce qu’il sait si bien faire. » Enfin Molière était malade, et dans son fait à l’égard des médecins et de la médecine, il y avait quelque chose de pareil à la révolte amère du malheureux contre le ciel, une bravade douloureuse d’incrédulité :

Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,
         Vains et peu sages médecins ;
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
         La douleur qui me désespère.

Ces remèdes peu sûrs, dont le simple vulgaire
Croit que vous connaissez l’admirable vertu,
Pour les maux que je sens n’ont rien de salutaire ;
Et tout votre caquet ne peut être reçu
         Que d’un malade imaginaire465.

On lit dans le registre de La Grange, à la date du vendredi, 17 février 1673 : « Après la comédie, sur les dix heures du soir, M. Molière mourut dans sa maison, rue Richelieu, ayant joué le rôle du Malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et d’une fluxion sur la poitrine, qui lui causait une grande toux, de sorte que dans les grands efforts qu’il fit {p. 354}pour cracher, il se rompit une veine dans le corps, et ne vécut pas une demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue ; et son corps est enterre à Saint-Joseph, aide de la paroisse Saint-Eustache. Il y a une tombe élevée d’un pied hors de terre. »

Fin de la troisième partie.

Conclusion §

{p. 355}Expliquez donc votre pensée.
                Le Mariage forcé, scène vi.

— Expliquez donc votre pensée, car nous ne pouvons pas la deviner. Quand vous avez fait, comme élève de William Schlegel, une Leçon sur la comédie ; quand vous avez écrit, comme émule de Jean-Paul, des Pensées sur la poésie comique, nous avons bien vu que vous vous moquiez du monde, assez maladroitement, il est vrai, avec un mélange d’idées graves et sensées qui plusieurs fois nous a fait douter de vos intentions ironiques. Quand vous avez écrit, comme philosophe hégélien, une Méditation sur le drame comique, vos {p. 356}premières et vos dernières lignes ont clairement eu pour but de rassurer sur le compte de votre orthodoxie nos esprits qui prenaient l’alarme ; ce but, elles l’ont atteint, bien qu’assez gauchement, à l’aide de quelques phrases d’ironie qui, sans transition, ont précédé toute une exposition sérieuse, puis d’autres qui lui ont succédé — sans transition. Mais quand Dorante a pris la parole ou la plume, nous avons cru que Dorante, c’était vous ; nous l’avons cru jusqu’à la fin de son Étude ; et voilà que Lysidas dans sa Réponse (quels personnages ! quelle fiction !) détruit tout ce que Dorante a dit ! Continuez, si cela vous amuse. Détruisez maintenant ce qu’a dit Lysidas, pourvu qu’ensuite et enfin vous concluiez. Détruisez… car, nous l’espérons, vous n’allez pas vous en tenir à la matérielle et grossière doctrine de cette brutale école historique. On en est las. Une réaction commence, en faveur du culte des idées, contre le culte des faits. L’Académie française a mis au concours cette question : « De la nécessité de concilier dans l’histoire critique des lettres le sentiment perfectionné du goût et les principes de la tradition avec les recherches érudites {p. 357}dites et l’intelligence historique du génie divers des peuples » ; et, bien que les concurrents aient évidemment peu de foi dans cette nécessité, puis que, d’année en année, le prix ne se décerne point, nous ne pouvons-nous empêcher d’admirer avec joie la foi de l’Académie elle-même dans cette nécessité non douteuse ; car, voyez ! elle en est si sûre que, dérogeant une fois, par une exception heureuse, à sa largeur d’esprit et à sa réserve habituelles, elle a indiqué d’avance et imposé sa solution avec la question. Le philosophe le plus original de notre temps, le moins suspect d’une vénération exagérée pour les principes de la tradition, M. Vacherot, pense à peu près comme l’Académie. Nous n’admettons pas que vous puissiez avoir l’âme assez basse, l’esprit assez court pour en rester à la doctrine de l’école historique. Expliquez donc votre pensée, car nous ne pouvons pas la deviner.

— Mon cher lecteur, j’ai fini ma tâche. Il y a aujourd’hui une question pendante, la question de la critique littéraire. Un autre l’eût d’abord résolue ; pour moi, j’ai voulu d’abord l’examiner, au risque de ne la point résoudre. En effet, maintenant {p. 358}que l’examen est terminé, j’avoue que je ne vois pas la solution. Je l’avoué, non comme un philosophe qui pose orgueilleusement des bornes à la science humaine,, mais en homme de bonne foi qui pense que la science humaine peut résoudre au moins la question de la critique littéraire, qui confesse sa propre ignorance sans y condamner l’univers, et qui ne demande pas mieux que d’être instruit. Une solution comme celle que je cherche, comme celle que nous cherchons, si vous ne l’avez pas déjà trouvée, doit être, n’est-ce pas, une théorie de la critique faisant leur juste part aux dogmes littéraires, au sentiment littéraire, à l’histoire littéraire ? Or, je vois bien ce qu’il y a de bon, ce qu’il y a de mauvais dans les dogmes seuls, dans le sentiment seul, dans l’histoire seule ; mais quand j’ai rassemblé tout ce que je vois de bon, j’ai peut-être les matériaux de l’édifice, je n’en conçois pas encore le plan. Voyons, examinons une dernière fois. Faisons tout ce que nous pourrons ; mais, si vous voulez bien, n’entreprenons pas d’en faire davantage.

L’école historique, cela est évident, annule la critique littéraire. Considérant toutes les œuvres {p. 359}de toutes les littératures comme les objets égaux d’une curiosité indifférente, elle s’interdit tout jugement d’appréciation sur la valeur absolue et même relative des œuvres et des littératures, et se borne à noter leurs caractères spéciaux. Il y a, à la vérité, un signe où elle reconnaît les grands hommes, et il n’est peut-être pas bien exact de dire que tous les objets soient égaux devant l’indifférence de sa curiosité ; Molière est mille fois plus intéressant à ses yeux que Cyrano de Bergerac, Pradon ou Boursault : « Plus un poète est parfait, dit-elle, plus il est national ; plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa race ; la hauteur de l’arbre indique la profondeur des racines466. » Quoi qu’il en soit, l’école historique, je dis l’école historique idéale, à la considérer dans l’unité et la pureté de sa doctrine, annule la critique littéraire au sens où le langage a toujours entendu le mot de critique, puisqu’elle ne juge pas, ne blâme ni ne loue. Mais, en revanche, de la critique ainsi annihilée elle seule réussit à faire une science. Son principe est incontestable, c’est que tout phénomène {p. 360}à sa cause ; sa méthode est sûre, c’est l’étude des faits ; ses instruments sont éprouvés : c’est l’histoire, c’est la psychologie. Quelle lumière elle répand sur tout ce qu’elle touche ! Comme elle est instructive, amusante ! et comme elle confirme bien cette vérité démontrée depuis longtemps par Aristote aux platoniciens, qu’à mesure qu’on remplace davantage les abstractions et les généralités par des notions particulières et concrètes, on augmente, avec l’intensité de la vie, l’intensité de l’intérêt ! C’est une erreur de croire que l’école historique ait accompli tout le bien qu’elle avait à faire, et que le devoir de la critique de l’avenir soit de lui faire la place petite. Je ne trouve pas que nous ayons l’esprit trop large, ni l’intelligence trop ouverte. On est confondu de la petitesse des jugements qu’on entend prononcer tous les jours. L’école historique a découvert deux vérités, qui, bien qu’elles aient vaincu, ont encore à combattre et n’ont pas achevé de transformer la critique. La première de ces vérités, c’est qu’il n’y a point de canon unique de la beauté, de la perfection littéraire, et qu’il faut presque autant de mesures et de balances qu’il {p. 361}y a d’œuvres à mesurer et à peser, bien loin qu’une seule littérature puisse imposer son système à toutes les autres. La seconde vérité, c’est que les défauts essentiels sont les conditions des beautés essentielles, aphorisme qui peut s’exprimer ainsi : Chacun a les défauts de ses qualités. N’ayons garde de mépriser cette vérité sous prétexte qu’elle n’est pas neuve. Toutes les vérités sont vieilles ; mais apercevoir la portée nouvelle d’une vieille vérité, c’est vraiment découvrir. Et quel bien précieux qu’une idée juste et claire ! Nous savons que si Corneille est inégal, c’est qu’il est souvent sublime ; nous savons que si l’imagination de Molière n’est pas riche en fantaisies comme celle de Shakespeare, c’est qu’il peint la réalité comique plus fidèlement. Mais, faute d’y penser, faute de comprendre assez l’importance de cette remarque, notre critique tombe à chaque instant dans l’injustice ou dans la banalité. Il y a de jolies choses dans Dickens, mais… Il y a de belles choses dans V. Hugo, mais… Franchement, tous ces mais sont au moins ennuyeux. Prenons les hommes tels qu’ils sont, en bloc, avec leurs qualités et leurs défauts, comme manifestations d’une même {p. 362}puissance, et ne demandons pas la ruse au lion, la force au renard, ni la grâce au paysan du Danube.

La question du goût est la plus délicate des trois questions particulières qui composent la question générale de la critique littéraire. Le goût a ceci d’original, qu’il est subordonné à l’intelligence, mais à l’intelligence à l’état vague, non pas à telle ou à telle notion précise de l’intelligence. La brute, l’idiot n’ont point de goût ; mais le théoricien qui s’est formé certaines idées et qui juge d’après ces idées, ne porte pas non plus un libre et pur jugement de goût. La véritable personne de goût, c’est cet homme poli ou mieux encore cette femme aimable, qui se sert de sou intelligence sans savoir comment, de même qu’elle respire sans y penser. Le goût n’existe donc ni dans une indépendance sauvage, ni dans une servitude logique ; il n’est ni absolument libre, ni esclave ; il est soumis à l’intelligence, comme à un joug nécessaire, si aisément porté qu’il n’en a point conscience. D’après cela, il est clair que les progrès du goût sont directement en proportion de ceux de l’intelligence, et que, plus l’intelligence s’agrandit, plus le goût se {p. 363}perfectionne. Mais voici le point obscur. Que faut-il entendre par ce mot : perfectionnement du goût ? sans doute, que le goût s’élargit et qu’en même temps il s’épure. L’élargissement du goût est facile à comprendre ; à mesure que nos préjugés tombent, beaucoup de nos répugnances doivent céder et disparaître. Mais son épuration offre une idée moins simple, moins nette. On ne voit pas bien en quoi elle consiste, jusqu’où elle doit aller, où elle commence à devenir étroitesse, dans quelles limites elle peut se concilier avec la largeur. N’importe ; il faut admettre qu’en se perfectionnant, le goût ne s’élargit pas seulement, mais aussi qu’il s’épure. Il est impossible de préconiser, au nom du goût, une sorte de tolérance universelle et d’admiration banale qui n’est que de l’indifférence, et qui, à la longue, émousse et tue le sentiment même du beau. Voltaire n’a pas tout à fait tort de trouver que les vifs dégoûts littéraires sont le prix des plus délicieuses jouissances littéraires, et que, pour bien aimer certaines choses, il faut savoir haïr vigoureusement leurs contraires. Quand Goethe déclare que « Klopstock n’avait aucun goût, aucune disposition {p. 364}pour voir, saisir le monde sensible, et dessiner les caractères », quand il trouve ridicule cette ode où le poète suppose une course entre la Muse allemande et la Muse britannique, quand il ne peut supporter « l’image qu’offrent ces deux jeunes filles courant à l’envie à toutes jambes et les pieds dans la poussière » : à ce moment-là Goethe est moins content, moins heureux, il jouit moins du plaisir de vivre, du bonheur de sentir que madame de Staël, qui traduit avec enthousiasme cette même ode, et déclare fort heureux tout ce que Goethe trouve ridicule. Mais cet avantage que Goethe perd un moment, il le retrouve le moment d’après, quand, par exemple, la lecture d’un chœur de Sophocle ou d’une ode de Pindare fait couler à longs traits dans tous ses sens et dans son âme une émotion, une félicité, que jamais ne goûta madame de Staël. Quand j’écoute avec ravissement une mélodie italienne, et que vous, mon cher lecteur, vous haussez légèrement les épaules avec une expression de quasi-mépris sur les lèvres, je vous plains, et en fait je suis plus favorisé que vous, puisqu’à ce moment-là j’ai un sens qui vous manque. Mais peut-être que {p. 365}tout à l’heure la musique de Haydn ou de Beethoven remplira vos yeux de larmes d’admiration, et me passera par-dessus la tête. Vous aimez les romans de Balzac et de George Sand ; moi aussi. Seulement, vous les aimez tellement qu’il vous est impossible d’apercevoir leurs défauts. Eh bien ! je vous défie de goûter autant que moi ceux de Mérimée.

Vous voyez, mon cher lecteur, que je ne résous rien, et que je ne me mêle pas de concilier les délicatesses du sentiment littéraire avec la magnifique tolérance de l’esprit historique. Et les théories ! voilà encore une question. Il ne s’agit pas de savoir si les conseils pratiques, les préceptes dictés par Aristote, Horace, Boileau, sont légitimes et valent quelque chose. Ils sont excellents pour la plupart, et l’on n’a point coutume de demander à son maître d’écriture par quelle déduction rationnelle et en vertu de quel principe a priori, il veut qu’on étende bien ses doigts, qu’on ne mette pas son cahier de travers, qu’on ramène sa plume vers sa poitrine, et qu’on se tienne droit comme un I. Ce qu’il s’agit de savoir, c’est si les Philosophies de l’Art, les Traités {p. 366}complets d’Esthétique, les livres qui s’intitulent Science du Beau, justifient leur titre. Je crois, pour ma part, que deux ou trois de ces ouvrages ont la plus haute valeur comme œuvres du génie, mais que pas un seul n’a la moindre valeur scientifique. Ce paradoxe demande quelque explication. Sans définir les mots d’art et de science (ce dont il faut se garder, si l’on veut s’entendre soi-même et se faire entendre), on peut dire qu’entre la science et l’art il y a cette différence que, dans l’une les gens médiocres peuvent rendre d’utiles services, au lieu que dans l’autre ils ne font rien qui vaille. Les sciences ont leur méthode, leur grande roule royale où elles marchent sûrement, et s’il ne se rencontre que de siècle en siècle des Newton et des Cuvier pour leur faire faire des pas de géant, les plus petits garçons, s’ils reprennent les choses au point où ces grands hommes les ont laissées, peuvent les faire avancer un peu tous les jours. Mais l’artiste crée tout, sa méthode, sa matière et son œuvre, et l’auteur d’un système philosophique est comme l’artiste. Or, pour créer, il faut avoir du génie. Deux ou trois esthéticiens sont de grands artistes {p. 367}retournés ; mais la plupart, l’ignobile vulgus, sont d’infimes artistes retournés. Quand je lis la théorie de la tragédie par Hegel, je suis frappé d’admiration, comme en lisant l’Antigone ; mais quand je lis la théorie de la tragédie par M. X…, je n’y fais pas plus d’attention que je n’en fais aux petits vers du frère de M. X… J’admire les théories magnifiques, et c’est tout. À quoi voulez-vous qu’elles me servent ? À quoi voulez-vous qu’elles servent aux poètes, qui, pour la plupart, écrivent par inspiration, ou qui, s’ils sont assez grands pour composer avec réflexion, sont assez grands aussi pour puiser leurs réflexions en eux-mêmes ? Elles ne pourraient profiler qu’aux poêles médiocres, trop froids pour être inspirés, trop sots pour réfléchir par eux-mêmes ; mais il est convenu que ceux-là feraient mieux d’être maçons. Les grands esthéticiens sont donc, comme les grands poètes, d’admirables créateurs inutiles. Ils créent des idées grandioses, comme les poètes de grandioses images, et il est rare que la faculté créatrice d’images et la faculté créatrice d’idées se trouvent réunies dans le même homme, rare surtout qu’elles fonctionnent ensemble. Goethe, le {p. 368}poète de la réflexion, Goethe, le moins fou des hommes, a dit : — « Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché à incarner dans mon Faust ! Comme si je le savais ! Comme si je pouvais le dire moi-même ! J’ai reçu dans mon âme des impressions, des images… Faust est un ouvrage de fou467. »

On fera toujours des théories insignifiantes, comme on fera des poèmes médiocres. Mais on ne sera point lu, et l’on déplorera l’indifférence du siècle en matière de philosophie.

On fera toujours de la critique avec ses goûts personnels ; c’est la plus ancienne manière et la plus commode à première vue, celle qui nécessite le moins d’études préalables. Mais on s’apercevra que, si la matière est banale, elle exige un talent d’autant plus rare pour la relever, et l’on enviera la plume d’un Sainte-Beuve ou d’un Vitet.

L’école historique ayant fait de la critique une science, tout le monde peut sans art et sans génie, faire avec du travail un bon livre, intéressant {p. 369}et utile, dans le système de cette école. Elle a conquis et gardera toujours dans la critique littéraire la part du lion.

Seulement, je souhaiterai à cette terrible école un peu moins de férocité. Sa froide insensibilité de juge d’instruction a quelque chose d’antihumain. Elle a si peur de n’être pas tout intelligence, de conserver la moindre apparence d’âme, de partialité, d’enthousiasme ; elle s’applique avec un dépouillement si entier, si farouche, à se faire toute à tous, à être anglaise avec les Anglais, allemande avec les Allemands, française avec les Français, qu’elle méconnaît une chose : c’est que les Anglais, les Allemands, les Français sont des hommes, et que dans Molière, dans Shakespeare, dans tous les grands poètes il y a, sous les différences de temps et de lieux, un pathétique capable de faire battre toute poitrine humaine, sans distinction de nationalités. Don Juan, au milieu du naufrage de toutes ses croyances, s’aperçoit qu’il conserve encore le sentiment de l’humanité, et, au nom de ce sentiment, fait la seule bonne action de sa vie. Ce qui sauvera l’art et la critique, c’est le respect des beaux sentiments et des {p. 370}grandes idées qui composent le fond même de l’humanité.

La comédie pourrait peut-être mieux finir ; mais c’est ici un livre de bonne foi, et je suis forcé d’en demeurer là468.

Fin