Louis-Simon Auger

1819

Notices des œuvres de Molière (III) : L’École des femmes ; La Critique de l’École des femmes ; L’Impromptu de Versailles ; Le Mariage forcé

2016
Louis-Simon Auger, Œuvres de Molière, avec un commentaire, un discours préliminaire et des notes, par M. Auger, de l’Académie françoise, t. III, Paris, T. Désoer, Paris, 1819, p. 164-173, 247-253, 311-328, 329-337, 407, 418-422. Graphies modernisées. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Floria Benamer (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Notice historique et littéraire sur L’École des femmes §

{p. 164}L’École des femmes fut jouée, pour la première fois, le 26 décembre 1662, eut trente représentations de suite, et fut imprimée au commencement de 1663.

Mademoiselle de Brie fut chargée du rôle d’Agnès, et le conserva, dit-on, jusqu’à l’âge avancé où elle se retira du théâtre, parce que le public n’y voulut jamais souffrir une autre actrice qu’elle. Brécourt joua le rôle d’Alain, et le joua si plaisamment que Louis XIV ne put s’empêcher de s’écrier : Cet homme-là ferait rire des pierres. Quant au rôle d’Arnolphe, Molière se l’était réservé, et il y excellait. Un des détracteurs les plus acharnés de l’ouvrage, de Visé, a dit : « Jamais comédie ne fut si bien représentée, ni avec tant d’art : chaque acteur sait combien il y doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées. » Ce passage prouve quelle importance et quel soin Molière mettait à la représentation de ses ouvrages. Une pièce de lui, jouée par lui-même et par les comédiens qu’il avait formés, devait offrir la perfection de l’art théâtral.

L’École des femmes eut un de ces succès que la contradiction anime et prolonge par les efforts mêmes qu’elle fait pour en amortir l’éclat et en abréger la durée. La pièce fut {p. 165}applaudie avec transport et déchirée avec fureur. Excellente suivant les uns, elle était détestable selon les autres ; mais elle n’était trouvée ennuyeuse par personne : beaucoup la déclaraient indécente, et l’on crut remarquer que cette manière de la décrier ne faisait qu’augmenter l’affluence. Les gestes, les cris d’indignation se mêlèrent aux bravos et aux éclats de rire ; on vit des hommes considérables, ne pas craindre de se donner en spectacle, et accroître la gaieté publique par d’extravagantes démonstrations de mécontentement1. Tout Paris, enfin, vit et voulut revoir cette singulière pièce sur laquelle on s’accordait si peu ; et ceux qui en avaient dit le plus de mal, ne furent pas les moins empressés à y retourner.

Les petits auteurs, jaloux de Molière, ne s’épargnèrent pas en cette occasion. Tandis que les gens du grand monde prononçaient contre l’ouvrage des décisions tranchantes, ils l’attaquaient avec des ménagements perfides, accordaient quelques éloges sans conséquence, pour donner plus de poids à des critiques qu’ils croyaient capitales, affectaient un zèle {p. 166}ardent pour les règles, et se disaient pressés du besoin de les défendre contre le poète téméraire qui les avait violées. Faudrait-il croire, sur la foi de l’abbé d’Aubignac, que Corneille, accoutumé depuis nombre d’années à occuper uniquement le public de ses ouvrages, et importuné d’un succès qui venait, pour ainsi dire, le troubler dans cette longue possession, se fût uni à la cabale qui décriait L’École des femmes ? Repoussons une imputation qui a peu de vraisemblance et dont rien n’atteste la vérité. L’auteur de Zénobie, calomniateur de l’auteur de Cinna, ou Corneille bassement envieux de Molière, c’est entre ces deux faits qu’il faut choisir. Il n’y a pas à balancer ; nous devons prononcer en faveur du génie.

Molière, pour composer L’École des femmes, n’a eu recours à aucun poète dramatique ; mais il a beaucoup emprunté à des auteurs de nouvelles. Le Piacevoli Notti (les Nuits facétieuses), de Jean-François Strapparole, conteur italien du seizième siècle, et une des nouvelles tragi-comiques de Scarron, intitulée La Précaution inutile2, sont les principales sources où il a puisé.

Dans Strapparole, un jeune étudiant, favorisé par une femme qu’il ne sait pas être celle de son maître, va chaque fois conter sa bonne fortune au mari, qui, chaque fois, prend ses mesures pour rompre le commerce des deux amants, ne peut jamais parvenir à les surprendre ensemble, et est toujours la dupe de quelque nouveau stratagème. Voilà toute l’intrigue de L’École des femmes ; voilà {p. 167}cette confidence perpétuelle en quoi, suivant Molière lui-même, consiste la beauté du sujet de sa comédie3.

Dans Scarron, un gentilhomme grenadin, souvent trompe par des femmes d’esprit, imagine d’en épouser une bien sotte qu’il fait élever exprès et qu’il entoure de valets aussi sots qu’elle. Après lui avoir donné les instructions les plus ridicules sur le devoir des femmes mariées, il la quitte pour quelque temps. Pendant cette absence, un jeune homme, introduit auprès d’elle par l’entremise d’une vieille, lui donne d’autres leçons qu’elle reçoit avec docilité ; et,-au retour de son mari, elle n’a rien de plus pressé que de se vanter à lui de sa nouvelle science. Voilà les personnages d’Arnolphe et d’Agnès ; voilà, pour dire vrai, tout le sujet de L’École des femmes, considérée comme leçon de mœurs.

Molière ne doit donc pas moins à Strapparole et à Scarron, que la fable et les principaux caractères, en un mot que la partie dramatique et la partie morale de sa comédie. On peut assurer cependant qu’il a peu de pièces où brille davantage le mérite de la véritable invention comique, et qu’il n’en a peut-être pas une seule dont l’exécution porte un caractère si marqué d’originalité.

La constitution de cette pièce est tout à fait extraordinaire. Un double nom porté par un des personnages, voilà tout le nœud de l’action : ce nom révélé par hasard à un autre personnage qui l’ignorait, en voilà tout le dénouement. Quelle est, du reste, cette action ? une suite de récits faits au même personnage, sur le même sujet, par le même interlocuteur. Imaginerait-on que de tels éléments pussent {p. 168}constituer une comédie d’intrigue et de mœurs, en cinq actes, où l’intérêt allât toujours croissant ; où tout fût animé, sans qu’il y eût, pour ainsi dire, de mouvement ; où, enfin, l’exécution la plus riche et la plus variée sortît du fond le plus stérile et le plus uniforme en apparence ? C’est une espèce de phénomène que Voltaire a décrit en peu de mots : « L’École des femmes, a-t-il dit, est une pièce d’un genre nouveau, laquelle, quoique toute en récits, est ménagée avec tant d’art, que tout paraît être en action. »

Ces récits successifs ont toute la vivacité des faits qu’ils retracent et dont la plupart n’étaient pas de nature à être mis en action sur la scène. Chaque narration reproduit l’événement qui vient d’arriver ; et, d’une narration à l’autre, il y a tout juste l’intervalle de temps nécessaire pour un événement nouveau : ainsi, l’attention et la curiosité du spectateur sont constamment tenues en haleine. Le personnage qui a le plus d’intérêt à tout cacher, informe de tout celui qui a le plus d’intérêt à tout savoir : nous rions de l’imprudente confiance du premier ; nous jouissons de la rage muette et concentrée du second. Celui-ci, habile, expérimenté, fertile en ressources, voit sans cesse échouer ou plutôt tourner contre lui-même les moyens qu’il imagine pour faire cesser les accointances d’une jeune innocente et d’un jeune éventé4, dont l’une ne lui cache rien par simplicité, et dont l’autre lui confie tout par étourderie, mais que la fortune, d’intelligence avec l’amour, semble protéger, en dépit de leur indiscrétion, contre tous les desseins d’un ennemi vigilant et bien averti : cette suite de confidences forme donc véritablement une suite de situations dramatiques, dont l’effet serait à peine {p. 169}égalé par tout ce que les jeux et les coups de théâtre peuvent avoir de plus vif et de plus frappant.

Plusieurs sortes d’invraisemblances résultaient nécessairement du sujet de L’École des femmes.

Il fallait que le lieu de la scène fût une place publique, puisque les nombreux entretiens d’Horace avec Arnolphe ne pouvaient se passer dans la maison habitée par Agnès ; et cependant c’est dans cette maison même que se passeraient plus convenablement tous les entretiens d’Arnolphe avec la jeune fille qu’il veut cacher à tous les yeux.

Il fallait, par suite de cette première nécessité, qu’Horace, qui a jusqu’à cinq entretiens avec Arnolphe, le rencontrât autant de fois par hasard dans la rue : défaut si sensible, que Molière, désespérant d’échapper au reproche qu’il devait lui attirer, a pris, en quelque sorte, le parti de se le faire à lui-même dans ce vers :

La place m’est heureuse à vous y rencontrer.

Il fallait, enfin, qu’Arnolphe, ayant successivement pour interlocuteurs des personnages qui ne doivent pas se rencontrer sur la scène, séparât, chaque fois, sa conversation avec l’un, de son entretien avec l’autre, par un de ces entretiens avec soi-même, qu’on appelle monologues ; et, dans la pièce, il n’y en a pas moins de huit, dont la plupart sont fort longs.

Tels étaient les inconvénients inévitables du sujet. Ce sont des difficultés que Molière n’a pas vaincues, puisqu’elles étaient insurmontables, ou plutôt que nous devons juger telles, puisqu’il ne les a pas surmontées ; mais heureusement elles ne l’ont pas détourné de son entreprise : il les a bravées avec toute l’audace du génie, et le succès a couronné cette audace.

Le personnage d’Arnolphe est un chef-d’œuvre de passion {p. 170}et de ridicule. L’énergie de ses transports amoureux et jaloux l’a fait surnommer l’Orosmane de la comédie, et l’on sait que Le Kain vit assez de tragédie dans ce rôle pour avoir envie de se l’approprier : c’était moins, suivant lui, faire une excursion dans un domaine étranger, que rentrer dans un bien qui lui appartenait. Arnolphe n’est point un vieillard, comme l’ont dit Voltaire, La Harpe, et beaucoup d’autres, trompés apparemment par la représentation, où la tyrannique division des emplois nous fait voir ordinairement ce personnage sous les traits de l’acteur à qui appartiennent les rôles d’amoureux sexagénaires. Arnolphe a quarante-deux ans seulement : Molière a marqué son âge, afin qu’on ne s’y méprît pas5. Cet âge était précisément celui qu’avait Molière lui-même à cette époque ; et ce qui ajoute à la singularité de ce rapport qui n’est sûrement pas fortuit, c’est qu’amoureux et jaloux presque autant qu’Arnolphe, il venait d’épouser la Béjart, qui était presque aussi jeune qu’Agnès, mais, à la vérité, n’était pas aussi ingénue. Le ridicule d’Arnolphe ne tient pas, comme celui de tous les tuteurs du théâtre, au contraste de son âge et de ses prétentions en amour ; son tort n’est pas d’aimer une fille de seize ou dix-sept ans, et de vouloir en être aimé son véritable travers est de croire qu’une femme d’esprit est nécessairement une femme infidèle, et que la stupidité est la meilleure caution de la vertu. S’il était vieux, imbécile et maussade, l’aversion d’Agnès pour lui serait toute naturelle, et il n’en résulterait aucune leçon ; mais il est dans la force de l’âge ; il est homme d’esprit et homme du monde : son infortune {p. 171} alors ne provient que de son faux calcul, et elle en est la juste punition.

Le rôle d’Agnès n’est point inférieur à celui d’Arnolphe. Dans ce rôle, Molière s’est éloigné de Scarron. Laure (c’est l’héroïne de la nouvelle tragi-comique), Laure est une véritable sotte. Son mari est dupe de sa stupidité, parce que son amant en abuse. La leçon est peut-être plus forte et plus complète. Agnès est simple ; mais elle n’est point idiote ; elle manque d’instruction, mais non pas de dispositions pour en acquérir ; elle laisse échapper quelques vives lueurs d’un esprit naturel que tous les soins d’Arnolphe n’ont pu étouffer ; elle s’aperçoit de son ignorance, en rougit, s’en indigne, et n’en trouve que plus odieux celui qui, au lieu de l’en tirer, s’est plu à l’y entretenir. Les conditions de la fable comique exigeaient ce changement. Il fallait qu’Agnès, échappant à la passion tyrannique d’Arnolphe, devînt la récompense d’un autre amour, et que, par conséquent, elle fût digne, à tous égards, de l’affection d’un galant homme.

J’ai promis, dans la Notice sur L’École des maris, de faire remarquer la ressemblance qui existe entre cette comédie et L’École des femmes. Le but dramatique, ai-je dit, est absolument le même. En effet, dans les deux ouvrages, c’est un homme qui, tenant dans sa dépendance une jeune fille dont il veut faire sa femme, prend, pour se faire aimer d’elle, des moyens qui ne servent qu’à l’en faire haïr, et voit tous ses efforts pour la soustraire aux entreprises d’un jeune rival, n’aboutir qu’à la faire passer plus promptement en sa possession. Quant au but moral des deux comédies, s’il n’y a point de conformité, il y a du moins beaucoup d’analogie. Sganarelle croit qu’une sévérité excessive est ce qui peut, le mieux contenir la jeunesse dans le devoir : Arnolphe pense qu’une profonde ignorance est ce qui doit l’empêcher le plus sûrement {p. 172}de s’en écarter. Ce sont deux systèmes d’éducation également absurdes ; ils ont également pour résultat de tromper les vues de l’instituteur, puisqu’ils le rendent odieux à son élève, et précipitent celui-ci dans les écarts mêmes qu’on veut lui faire éviter ; ici, en excitant, par la privation, son ardeur naturelle pour le plaisir ; là, en le mettant à la merci de tous les dangers, faute de lui en faire connaître aucun.

J’ai contesté la parfaite justesse du titre d’École des maris. L’oserai-je dire ? celui d’École des femmes me paraît convenir bien moins encore. Quelle instruction les femmes peuvent-elles tirer de la pièce ? de se comporter comme Agnès, si elles sont ingénues comme elle ? Il en est peu qui lui ressemblent, et ce n’est pas le théâtre, c’est quelque Horace qui leur donnera les leçons dont elles pourront avoir besoin. L’École des femmes emprunterait-elle son titre de ces Maximes du mariage dont Arnolphe fait faire la lecture a Agnès ? ce titre alors, au lieu de donner une idée du sujet, ne ferait que rappeler une des moindres circonstances de la pièce.

Tandis qu’une foule d’envieux essayaient de troubler, par le concert de leurs censures ineptes, un succès dont l’éclat les désespérait, Boileau, non moins ardent à venger le génie des outrages de la médiocrité, qu’à punir la médiocrité elle-même de ses insolentes prétentions et de ses honneurs usurpés, Boileau adressait des vers consolants à Molière importuné par les détracteurs de son École des femmes, comme il en adressa dans la suite à Racine trop affligé des critiques qu’essuyait sa Phèdre. Ce fut le 1er janvier 1663 que Molière reçut de son ami les stances qu’on va lire :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent, avec mépris,
Censurer son plus bel ouvrage :
{p. 173}Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais, d’âge en âge,
Divertir la postérité.

Que ta ris agréablement !
Que tu badines savamment !
Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis sous le nom de Térence,
Sut-il mieux badiner que toi ?

Ta Muse, avec utilité,
Dit plaisamment la vérité,
Chacun profite à ton École ;
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Vaut souvent un docte sermon.

Laisse gronder tes envieux ;
Ils ont beau crier en tous lieux
Qu’en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n’ont rien de plaisant :
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.

Notice historique et littéraire sur La Critique de l’École des femmes §

{p. 247}La Critique de l’École des femmes fut jouée, pour la première fois, le 1er juin 1663, et fut donnée trente-deux fois de suite avec la pièce dont elle était l’ingénieuse apologie, et à laquelle elle procura une brillante reprise. Elle fut imprimée deux mois après avoir paru sur le théâtre.

Voici ce que Molière raconte au sujet de cette petite comédie, dans sa préface de L’École des femmes : « L’idée de ce dialogue me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce. Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir ; et d’abord une personne de qualité, dont l’esprit est assez connu dans le monde, et qui me fait l’honneur de m’aimer, trouva le projet assez à son gré, non seulement pour me solliciter d’y mettre la main, mais encore pour l’y mettre lui-même, et je fus étonné que, deux jours après, il me montra toute l’affaire exécutée d’une manière, à la vérité, beaucoup plus galante et plus spirituelle que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi ; et j’eus peur que, si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m’accusât d’abord d’avoir mendié les louanges qu’on m’y donnait. » Je soupçonne que l’ouvrage ne parut pas à Molière tout à fait aussi galant et aussi spirituel qu’il le dit ici ; qu’il y vit quelque autre défaut que d’être trop flatteur pour lui, et que la crainte de paraître manquer de modestie fut moins le motif qui l’empêcha d’en faire usage, que le prétexte qui {p. 248}lui servit pour s’en dispenser. Il y avait, ce semble, un peu de présomption de la part d’un homme du monde, quel que fût son esprit, à travailler d’après une idée de Molière, pour le compte de Molière même. Il valait mieux, de toute manière, lui laisser entièrement le soin d’exécuter le projet qu’il avait conçu, que de lui prêter, sans son aveu, un secours qu’il pouvait lui être également embarrassant d’accepter ou de refuser.

Quelle était cette personne de qualité, connue par son esprit et amie de Molière, qui voulut ainsi lui servir de second dans sa querelle contre les détracteurs de L’École des femmes ? De Visé, dans ses Nouvelles nouvelles, nomme l’abbé Dubuisson, qu’il qualifie un des plus galants hommes du siècle. « Cet illustre abbé, dit-il, ayant fait une pièce pour la défense de L’École des femmes, et l’ayant portée à l’auteur, celui-ci trouva des raisons pour ne la point jouer, encore qu’il avouât qu’elle était bonne. Cependant, comme son esprit consiste principalement à se savoir bien servir de l’occasion, et que cette idée lui a plu, il a fait une pièce sur le même sujet, croyant qu’il était seul capable de se donner des louanges. » Bien que cette anecdote s’accorde parfaitement avec le récit de Molière, on l’a niée, par la raison que l’abbé Dubuisson, engagé fort avant dans la société des précieuses, où il avait le titre de grand introducteur des ruelles, ne pouvait être le partisan de l’auteur des Précieuses ridicules, au point de se faire son champion. La réfutation n’est pas absolument convaincante ; mais si ce n’est pas de l’abbé Dubuisson que Molière a voulu parler, il faut renoncer à connaître le personnage.

Quoi qu’il en soit, Molière fut pendant quelque temps incertain s’il donnerait suite à son projet, et ce ne fut que cinq mois après la représentation de L’École des femmes, qu’il fit jouer La Critique, tableau malin et pourtant fidèle, où était représentée chacune des différentes espèces de détracteurs, dont l’assemblage formait la cabale acharnée contre {p. 249}son dernier ouvrage. On y vit, dans le personnage de Climène, ces femmes prudes et précieuses à la fois, toujours prêtes à prendre la naïveté pour de la bassesse, et la gaieté pour de l’indécence ; dans celui du marquis, ces sots du grand monde, qui condamnent d’un mot l’ouvrage qu’ils connaissent à peine et qu’ils seraient hors d’état de juger ; enfin, dans celui de M. Lysidas, ces auteurs jaloux et pédants qui cachent leur malin vouloir sous un faux air d’impartialité, et qui dénigrent, pour la plus grande gloire des règles, l’écrivain coupable d’amuser le public qu’ils sont en possession d’ennuyer.

Ces divers ridicules étaient peints avec trop de vérité et de vivacité dans La Critique, pour que ceux qui avaient servi de modèles, reconnus par tout le inonde, ne se reconnussent pas eux-mêmes, et n’en devinssent pas plus furieux contre l’auteur. De Villiers, acteur de l’hôtel de Bourgogne, fut un des premiers à signaler son courroux. Il composa Zélinde, ou la Véritable Critique de l’École des femmes, et La Critique de la Critique, comédie en un acte et en prose6. Cette pièce, qui paraît ne pas avoir été représentée, n’est qu’un insipide réchauffé de toutes les critiques justes, exagérées et fausses qui avaient été faites de L’École des femmes, et une lourde réfutation de tout ce que Molière avait dit pour la défense de sa comédie.

{p. 250}Boursault, qui eut, dit-on, la malheureuse fantaisie de se reconnaître dans le Lysidas de La Critique, eut l’idée plus malheureuse encore d’en vouloir tirer vengeance, en faisant Le Portrait du peintre, ou la Contre-critique de l’École des femmes. Ce portrait est l’ouvrage d’un pinceau inhabile, et cette contre-critique n’est guère autre chose qu’une plate parodie. On y voit figurer les mêmes personnages à peu près que dans La Critique ; c’est à peu près aussi la même distribution et le même ordre de scènes ; et, dans plus d’un endroit, Boursault ne fait que traduire en méchants vers la prose ingénieuse et facile de Molière. Tout l’artifice du poète consiste à transposer les rôles, c’est-à-dire à mettre l’ignorance et la sottise du côté des admirateurs de L’École des femmes, le jugement, l’esprit et le goût du côté de ses détracteurs ; et, comme de raison, c’est à ceux-ci que demeure tout l’avantage de la contestation.

Le Panégyrique de l’École des femmes, ou Conversation comique sur les œuvres de M. de Molière, tel est le titre d’un autre ouvrage, dont on ne connaît pas l’auteur, et dont il est difficile de deviner le but. Est-ce une critique ? est-ce une apologie ? Ce n’est, pour dire vrai, ni l’un ni l’autre, parce que c’est l’un et l’autre à la fois, parce que L’École des femmes n’y est pas moins vivement défendue qu’attaquée, que le bien et le mal s’y balancent assez exactement, et que si la conclusion de cette espèce de controverse est expressément défavorable à Molière, les deux champions de sa pièce, qui finissent par se ranger du parti du blâme, semblent le faire moins par conviction que par condescendance pour leurs maîtresses, ennemies déclarées du poète comique et de ses ouvrages.

Il n’y a pas moyen de se méprendre à l’intention d’un sieur de la Croix, auteur de La Guerre comique, ou la Défense de l’École des femmes. Cet ouvrage, où la prose et les vers, la narration et le dialogue sont mêlés, est véritablement une apologie ; il a bien aussi la forme d’une dispute où {p. 251}L’École des femmes est alternativement louée et critiquée ; mais Apollon, pris pour juge du différend, prononce un arrêt en faveur de la pièce.

Il est à remarquer que, depuis Le Cid, L’École des femmes était la première pièce de théâtre qui eût fourni matière à tant de dissertations et de critiques littéraires. C’est que L’École des femmes fit époque comme Le Cid ; c’est que chacun de ces deux ouvrages était en France le premier chef-d’œuvre du genre et de l’auteur ; c’est que tous deux ils eurent un égal succès, comme ils se voient avoir une égale influence, et que par là ils excitèrent également la haine jalouse des beaux esprits qui osaient se croire, ceux-ci les rivaux de Corneille, ceux-là les émules de Molière.

Tous les censeurs ridicules dont Molière s’était moqué dans La Critique, ne se servaient pas de la plume ; tous aussi ne se vengèrent pas par des écrits. Les auteurs humiliés excitèrent contre lui le courroux de quelques hommes de la cour, en leur persuadant qu’il les avait joués dans le rôle du marquis turlupin ; et Boursault ne se montra point étranger à cette odieuse manœuvre, lorsque, dans Le Portrait du peintre, il annonça une clef imprimée de La Critique de l’École des femmes. Un duc, qu’on ne nomme point, passait pour être l’auteur de la fameuse exclamation, tarte à la crème ! répétée dix fois de suite par le marquis comme un argument sans réplique. Ce grand seigneur rencontre un jour Molière, et l’aborde avec les démonstrations d’un homme qui veut lui faire caresse. Molière s’incline, le duc alors lui prend la tête et la frotte rudement contre les boutons de son habit, en disant, tarte à la crème, Molière, tarte à la crème. Le roi, qui apprit le même jour cette vengeance brutale, en témoigna son indignation au courtisan qui se l’était permise, et consola Molière par les marques d’intérêt les plus touchantes. C’est peut-être en cette circonstance que Molière reçut de Louis XIV l’ordre exprès de se moquer encore une fois de ses ennemis, ordre auquel il obéit en composant L’Impromptu de Versailles, {p. 252}où il ne craignit pas d’en faire mention à plusieurs reprises, et dans les termes les moins équivoques.

La Critique de l’École des femmes n’est point une comédie ; c’est proprement une conversation, ou, comme dit Molière lui-même, une dissertation en forme de dialogue. Diverses personnes, les unes ridicules et extravagantes, les autres spirituelles et sensées, arrivent successivement dans un salon et y font cercle. On se met à parler d’une comédie nouvelle qui fait courir tout Paris : ceux-ci en disent du bien, ceux-là en disent du mal. Un homme d’esprit et de goût entreprend de la défendre un peu méthodiquement contre les attaques sournoises d’un auteur, grand partisan des règles et surtout grand ennemi des succès d’autrui. Chacun encourage et soutient le champion de sa cause ; mais, bien entendu, ni le critique ni l’apologiste ne réussissent à changer l’opinion de personne. Sur ces entrefaites, un laquais vient dire qu’on a servi ; on se lève, et l’on va se mettre à table : c’est là toute la pièce considérée sous le rapport dramatique.

Comme défense de L’École des femmes, elle est tout ce qu’elle pouvait être, sortant de la plume de l’auteur lui-même : quelques-unes des objections les plus spécieuses qui aient été faites contre l’ouvrage, y sont réfutées avec habileté ; les autres sont passées sous silence comme ne méritant pas ou ne permettant pas de réponse, et quelquefois l’éloge se mêle adroitement à la simple apologie.

Mais c’est principalement comme peinture de mœurs et de ridicules, que La Critique est tout à fait digne de Molière. Connaissant tout l’avantage de l’attaque sur la défense, il songe moins à parer les coups de ses ennemis qu’à leur en porter lui-même ; il ne perd pas le temps à prouver froidement qu’ils ont eu tort en le critiquant, il fait voir qu’ils ne pouvaient avoir raison, tant leur esprit est faux, bizarre, inconséquent et rempli d’absurdes préventions ; ils ont voulu chasser L’École des femmes du théâtre, il les y traduit eux-mêmes ; ils n’ont pas voulu rire à cette pièce, il fait rire {p. 253}d’eux, en les peignant au naturel : ce n’est pas la vengeance d’un auteur entêté de son mérite et qui veut en convaincre les autres ; c’est celle d’un artiste, d’un homme de génie, qui peint gaiement ses ennemis ou plutôt ceux de son art, et qui pense que le meilleur argument en faveur de son talent méconnu est d’en donner une nouvelle preuve.

La Critique de l’École des femmes pourrait être comparée à ces feuilles sur lesquelles un grand peintre jette avec rapidité, au moment de l’inspiration, des poses, des attitudes, des airs de tête, qu’il doit transporter au besoin dans ses compositions. En parcourant des yeux ce léger crayon, fruit de la circonstance et d’un heureux accès d’humeur satirique contre d’injustes censeurs, on est frappé du nombre de figures originales que Molière a placées depuis dans ses plus importants ouvrages, en leur donnant, à la vérité, le développement et le coloris qu’elles ne pouvaient avoir dans une simple esquisse. Quelques traits détachés du rôle de Climène et du portrait d’Araminte ont servi à composer les personnages de la prude Arsinoé et de la pédante Philaminte. Élise et Uranie semblent se reproduire dans la raisonnable et spirituelle Henriette, Lysidas, si bassement jaloux de ses confrères, et si sottement satisfait de lui-même, se retrouve tout entier dans Trissotin. Enfin, Dorante, ingénieux défenseur de la cour contre un pédant qui l’outrage sans la connaître, reparaît à nos yeux sous le nom de Clitandre. La Critique ne nous offre pas seulement le croquis de la plupart des personnages qui figurent dans Les Femmes savantes ; elle nous montre aussi le sujet de cette comédie, tracé en peu de mots, mais avec une précision, une justesse qui ne permettent pas de le méconnaître. Ce même Dorante dit, en parlant des beaux esprits de profession : « Ce serait une chose plaisante à mettre sur le théâtre, que leurs grimaces savantes et leurs raffinements ridicules, leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leur trafic de réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi {p. 254}bien que leurs guerres d’esprit, et leurs combats de prose et de vers. » N’est-ce pas là indiquer d’avance les immortelles scènes de Trissotin et de Vadius ? N’est-ce pas là montrer dans le lointain, mais bien distinctement, le chef-d’œuvre des femmes savantes, qu’on intitulerait presque aussi bien Les Auteurs ridicules ?

La Critique de l’École des femmes est la première pièce de ce genre qui ait paru sur le théâtre. Comme tout ce que Molière a créé dans son art, elle a produit des imitations qui sont restées fort au-dessous du modèle. On a oublié depuis longtemps La Critique du Légataire, par Regnard ; La Critique du Philosophe marié, par Destouches ; Le Procès de la Femme juge et partie, par Montfleury ; on lira toujours avec plaisir La Critique de l’École des femmes, monument ingénieux d’une juste vengeance, image piquante et vraie d’une conversation où la raison et la folie, l’esprit et la sottise, l’instruction polie et le savoir pédantesque, semblent étaler à l’envie leurs grâces et leurs ridicules, et se faire mutuellement valoir par le contraste.

Détails biographiques sur les acteurs de L’Impromptu de Versailles §

{p. 311}J’ai pensé que quelques détails biographiques sur tous les comédiens dont la troupe de Molière était composée à l’époque où fut joué L’Impromptu de Versailles, se rattachaient assez naturellement au commentaire de cette pièce, dans laquelle ils figurent presque tous sous leur propre nom. J’y ai joint des notes du même genre sur ceux des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, dont Molière tourne le jeu en ridicule dans cette comédie. M. Lemazurier, auteur de la Galerie historique des acteurs du Théâtre-Français, a bien voulu me fournir tous ces détails, où il a porté son exactitude ordinaire : je les donne tels qu’il a pris la peine de les rédiger lui-même.

Troupe de Molière §

[Brécourt] §

Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, prit de très bonne heure le parti du théâtre, et, après avoir joué plusieurs années en province, entra au théâtre du Marais, d’où il passa en mai 1662, dans la troupe de Molière. Il en sortit à la clôture de 1664, pour se réunir à la troupe de l’hôtel de Bourgogne.

{p. 312}À la réunion des deux troupes, qui eut lieu le 25 août 1680, Brécourt ne fit point partie de la nouvelle association, mais il y fut admis, par ordre du roi, le 8 janvier 1682, avec demi-part, obtint part entière le 19 juin 1684, et mourut le 28 mars 1685. Tous ces faits sont constants, ces dates positives : il en existe une preuve authentique, et l’on verra bientôt pourquoi l’on insiste sur cela.

Brécourt fut un très grand comédien et un très mauvais sujet. Suivant des mémoires du temps, où il ne paraît pas calomnié, il aimait avec excès le vin, le jeu et les femmes ; de plus il avait l’humeur spadassine, querelleuse, violente : c’était assez l’humeur du temps.

Envisageons-le d’abord comme comédien.

Charmé de son jeu dans le rôle d’Alain de L’École des femmes, Louis XIV ne put s’empêcher de dire : Cet homme-là ferait rire des pierres !

Il remplissait dans la tragédie les seconds rôles, et il joua d’original ceux d’Antiochus dans Bérénice, de Taxile dans Alexandre, de Britannicus, etc.

Il était de moyenne taille, d’une assez belle figure, mais extrêmement pâle.

Hors de la scène, Brécourt, à ce qu’il paraît, se fit souvent de mauvaises affaires, et ne s’en tira pas aussi bien que d’une scène assez longue qu’il joua en 1678, à la chasse du roi, avec un sanglier qui l’atteignit à la botte, et le tint quelque temps en échec. Il parvint cependant à lui enfoncer son épée dans le corps jusqu’à la garde, et le tua raide. Louis XIV, témoin de cette action vigoureuse, lui en fit compliment, en lui demandant s’il n’était point blessé. Le soir il {p. 313}la raconta devant toute la cour, et certifia qu’il n’avait jamais vu donner un si vigoureux coup d’épée. À cette époque, on ne connaissait pas la méthode de combattre la bête fauve à coups de fusil comme une bécassine : on l’attaquait corps à corps ; il y avait un peu plus de mérite et de courage.

Tous les coups d’épée de Brécourt ne lui attirèrent pas autant de louanges. Ayant eu le malheur de tuer un cocher sur la route de Fontainebleau, il fut obligé de quitter la France, et se retira en Hollande, où il entra dans une troupe française qui était entretenue par le prince d’Orange.

Il revint cependant à Paris ; mais on est forcé de dire que la cause de son retour ne fut pas plus honorable que celle de son départ. Le ministère français voulut faire enlever un homme qui, de même que Brécourt, s’était réfugié en Hollande. Sans cesse occupé des moyens qui pouvaient faciliter son retour dans sa patrie, Brécourt s’offrit pour cette entreprise dangereuse, et promit d’en rendre bon compte ; il était connu pour un homme de main, et l’on s’en fia à lui. Le coup manqua cependant ; et Brécourt, jugeant que sa vie n’était pas en sûreté après la découverte d’un semblable dessein, prit sur le champ la poste et revint en France. La bonne volonté dont il avait donné des preuves au péril de sa tête, lui valut sa grâce, et même l’autorisation de rentrer au théâtre.

Voilà tout ce qui est avéré sur les aventures très romanesques de Brécourt. Dans son ouvrage intitulé : Du Second Théâtre-Français, M. Lemercier ajoute que ce fut à Brécourt, rentré au théâtre avant la réunion de 1680, qu’elle fut due, et qu’il l’obtint par son crédit auprès des ministres. {p. 314}M. Lemercier a été trompé par les renseignements qui lui ont été fournis. Avant la réunion, Brécourt ne faisait partie ni de la troupe de la rue Mazarine, ni de celle de l’hôtel de Bourgogne, et il ne rentra dans la nouvelle société que le 8 janvier 1682.

D’après les mêmes documents, M. Lemercier lui attribue trois meurtres ; c’est bien assez d’un ; la réputation de Brécourt est déjà suffisamment mauvaise.

Acteur et bretteur, Brécourt fut encore auteur de comédies du genre le plus bas et le plus trivial. Les moins inconnues sont La Noce de village, Le Jaloux invisible, et Timon. Celle-ci lui coûta la vie : il se rompit une veine par les efforts qu’il fit pour en bien rendre le principal rôle, et mourut des suites de cet accident.

Les premiers éditeurs des œuvres de Molière imprimaient à la suite de ses comédies celle de Brécourt, qui a pour titre L’Ombre de Molière. Elle est fort indigne de cet honneur et n’en jouit plus depuis longtemps.

[La Grange] §

Charles Varlet, sieur de La Grange, né à Amiens, entra dans la troupe de Molière le 25 avril 1659, après avoir exercé son état en province avec distinction, fut conservé à la réunion de 1680, et mourut, sans avoir quitté le théâtre, le 1er mars 1692.

C’était un excellent acteur et un très honnête homme ; il avait du sens, de l’esprit, de la conduite ; sous tous les rapports il fut utile à sa société, dont il géra les affaires avec une grande exactitude et une probité scrupuleuse.

Il joua d’original tous les premiers rôles des pièces de Molière, {p. 315}et celle-ci prouve tout ce qu’il valait. Pour vous, je n’ai rien à vous dire. Dans la bouche de Molière, quel éloge que cette phrase si simple !

Molière lui céda l’emploi d’orateur dans la troupe du Palais-Royal ; après sa mort, il le remplit au théâtre de la rue Mazarine ; il le conserva après la réunion de 1680. Cet emploi, dont presque personne n’a d’idée aujourd’hui, était d’une très grande importance dans un temps où les comédiens parlaient tous les jours au public. La Grange s’y distingua singulièrement ; il avait du feu, de la hardiesse, de la grâce, et ne plaisait pas moins en débitant ses compliments (terme technique) qu’en jouant ses rôles.

Il ne fut pas heureux dans son intérieur. Sa femme, Marie Ragueneau, actrice assez estimée dans les caractères, était fort laide et cependant fort coquette. Des enfants qu’il en eut, il ne conserva qu’une fille qu’il aimait beaucoup ; et, l’ayant mariée à un homme qui la rendit malheureuse, il en mourut de chagrin.

[Du Croisy] §

Philibert Gassaud, sieur du Croisy, était un gentilhomme de Beauce, qui se trouvait chef d’une troupe de province lorsqu’il entra dans celle de Molière, le 25 avril 1659.

On ne sait pas bien précisément quel emploi jouait du Croisy, mais on ne peut douter qu’il n’eût beaucoup de talent, pour la comédie du moins, puisque Molière lui confia le rôle de Tartuffe. Il joua aussi le Philosophe du Bourgeois gentilhomme, Marphurius du Mariage forcé, Harpin dans La Comtesse d’Escarbagnas, etc. Il fut conservé à la {p. 316}réunion de 1680, quitta le théâtre le 18 avril 1689, avec la pension de 1 000 francs, et mourut vers la fin de 1695. L’une de ses deux filles, Marie-Angélique Gassaud, femme de Paul Poisson, entra dans la troupe de Molière en 1670, et mourut en 1756, à 98 ans. Il peut donc encore exister des personnes qui aient entendu parler de Molière à l’une des actrices de sa troupe, et il y a cent quarante-cinq ans qu’il est mort.

[La Thorillière] §

N. Lenoir, sieur de La Thorillière, était un gentilhomme qui se sentit une vocation si décidée pour l’état de comédien, qu’il demanda à Louis XIV la permission de quitter l’armée où il servait comme capitaine de cavalerie, pour entrer au théâtre du Marais. Le roi fut surpris de cette demande, lui donna quelque temps pour faire ses réflexions ; et, La Thorillière ayant persisté dans son dessein, il y consentit.

La Thorillière entra dans la troupe du Palais-Royal, en même temps que Brécourt, la quitta après la mort de Molière, pour passer à l’hôtel de Bourgogne, où il remplaça Lafleur, et y joua jusqu’en 1679. Conjecture qu’il mourut, en cette année, du chagrin que lui causa le mariage de sa fille Thérèse Lenoir, avec Dancourt qui l’avait enlevée.

La Thorillière était un grand et bel homme, qui jouait parfaitement les rois et les paysans. Cependant il pouvait prendre pour lui une partie du reproche que Molière adresse dans cette pièce à mademoiselle Beauchâteau. Dans les plus tristes situations, dans l’emportement le plus terrible, on lui {p. 317}voyait un visage riant qui s’accordait mal avec les sentiments dont il devait être animé.

Il composa et fit jouer, au Palais-Royal, le 2 décembre 1667, une tragédie intitulée Cléopâtre. Elle eut onze représentations, ce qui annonce quelque succès ; et ne fut cependant pas imprimée.

Son fils fut un très grand comédien, et son petit-fils un bon acteur.

[Béjart le jeune] §

BÉJART le jeune joua la comédie de très bonne heure, et fut camarade de Molière dans la province. Arrivé avec lui à Paris, en 1658, il s’y fit beaucoup de réputation ; et, quoique devenu boiteux par un accident qui honorait son courage, il n’en continua pas moins de plaire au public. Le troupeau servile des imitateurs donna en cette occasion une preuve de son goût ; parce que Béjart boitait, tous les comédiens de province qui jouaient son emploi, se crurent obligés de boiter, sans faire attention que cela n’était nécessaire que dans L’Avare, où Molière, sûr de l’affection que le public portait à Béjart, n’avait pas craint de faire dire à Harpagon : Je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. Il est douteux qu’une pareille application fût saisie aujourd’hui d’une manière favorable pour l’acteur ; le publie n’accepte plus le talent en compensation des infirmités physiques.

Béjart était brave, et avait beaucoup de présence d’esprit.

Il quitta le théâtre à la clôture de 1670, et fut le premier à qui l’on accorda la pension de 1 000 francs, qu’il conserva jusqu’à sa mort, arrivée le 29 septembre 1678.

[Du Parc, dit Gros-René] §

{p. 318}Du Parc, dit Gros-René, était un des meilleurs acteurs de la troupe de Molière.

En 1645, il faisait partie d’une troupe bourgeoise, qui jouait au faubourg Saint-Germain, et prenait le nom de l’Illustre Théâtre. Cette association n’ayant pas été heureuse, Molière qui en était aussi, proposa à ses camarades de courir la province. Ils agréèrent son projet, et leur troupe fut bientôt aussi célèbre que l’avaient été celles de Filandre et de Floridor. Du Parc contribua beaucoup au succès général de l’entreprise, mais particulièrement à celui du Dépit amoureux, seconde comédie de Molière, dans laquelle il jouait sous son nom de théâtre, et qu’il faut lire pour connaître le caractère du genre adopté par du Parc ; caractère soutenu, mais moins développé dans Le Cocu imaginaire.

Du Parc mourut le 4 novembre 1664 ; et sa mort affligea tellement ses camarades, qu’ils ne jouèrent pas ce jour-là, quoique ce fût un mardi, jour qui leur appartenait, d’après le partage qu’ils avaient fait de la semaine avec les comédiens italiens. Sa part fut continuée à mademoiselle du Parc, jusqu’à Pâques de l’année 1665.

Les historiens du théâtre se sont trompés quand ils ont dit que du Parc quitta la troupe du Palais-Royal pour entrer à l’hôtel de Bourgogne ; ils l’ont confondu avec sa femme.

[De Brie] §

Edme Wilquin, sieur de Brie, faisait partie, ainsi que sa femme, de la troupe de Molière, lorsque cette troupe quitta la province avec son chef, pour venir débuter {p. 319}à Paris, en 1658. Après la mort de Molière, de Brie fut conservé, mais seulement avec demi-part, dans la nouvelle troupe formée de la réunion de celles du Marais et du Palais-Royal ; il y mourut le 9 mars 1676.

Ce fat de Brie qui joua d’original le rôle de M. Loyal dans Le Tartuffe. Ce renseignement étant à peu près le seul qui reste sur cet acteur, on est fondé à croire qu’il n’avait pas de talent. Comme l’on sait d’ailleurs qu’il était spadassin, et que Molière ne l’aimait pas, on pourrait être étonné que, jusqu’à la mort de cet homme illustre, il eût compté, parmi ses camarades, pour une part entière, si l’on ne savait aussi que Molière aimait beaucoup mademoiselle de Brie, dont les consolations lui étaient fort utiles dans ses chagrins conjugaux, et que mademoiselle de Brie avait du talent pour deux. Ces sortes de compensations n’ont pas été très rares au théâtre.

[Mademoiselle du Parc] §

Mademoiselle du Parc. Elle s’engagea avec son mari dans la troupe de Molière lorsqu’il partit pour la province, et revint avec lui, en 1658, à Paris, où elle eut beaucoup de succès.

Racine, frappé du talent qu’elle avait montré en jouant le rôle d’Axiane, dans sa tragédie d’Alexandre, forma le projet de la faire entrer à l’hôtel de Bourgogne, où il avait résolu de donner dorénavant ses ouvrages. Il y réussit ; et cette espèce d’enlèvement d’une actrice fort utile à Molière, le brouilla sans retour avec Racine. Mademoiselle du Parc joua le rôle d’Andromaque en 1667, et les comédiens de l’hôtel de Bourgogne n’eurent pas de peine à voir qu’ils {p. 320}avaient fait une bonne acquisition ; mais ils n’en profitèrent pas longtemps. Mademoiselle du Parc mourut le 11 décembre 1668.

Cette actrice était belle, avait beaucoup de grâces, et possédait le talent de la danse, bien plus rare à cette époque qu’il ne l’est aujourd’hui. Son éloge serait inutile après celui que Molière a fait d’elle dans cette pièce.

[Mademoiselle Béjart] §

Mademoiselle Béjart. Cette actrice, dont la fille épousa Molière, joua pendant plusieurs années en Languedoc et en Provence, prit parti dans la troupe de Molière en 1645, vint à Paris avec lui, en 1658, et y joua les reines et les soubrettes jusqu’à sa mort, arrivée le 17 février 1672, un an jour pour jour avant celle de son gendre.

Mademoiselle Béjart avait un talent très remarquable et un caractère très difficile. Elle tourmenta Molière avant son mariage ; sa fille le tourmenta après.

On ne connaît avec certitude, parmi les rôles établis par mademoiselle Béjart, que ceux de Dorine dans Le Tartuffe, et de Jocaste dans La Thébaïde de Racine.

[Mademoiselle de Brie] §

Mademoiselle de Brie. On prétend que Molière, amoureux de mademoiselle du Parc, et n’ayant pu réussir auprès d’elle, se retourna du côté de mademoiselle de Brie, qui l’accueillit plus favorablement ; que sa liaison avec elle dura jusqu’à son mariage, et recommença peu de temps après, lorsque le caractère de sa femme lui eut causé des chagrins dont la complaisante mademoiselle de Brie eut la bonté de le consoler.

{p. 321}Cette anecdote n’est pas bien sûre ; ce qui l’est plus, c’est que la conquête de mademoiselle de Brie avait son prix ; elle était grande, bien faite, extrêmement jolie ; elle conserva longtemps un air de jeunesse, et c’était de plus une excellente actrice. Molière trouvait en elle tout ce qui pouvait lui convenir comme homme, comme auteur, comme directeur.

Mademoiselle de Brie joua d’original le rôle d’Agnès dans L’École des femmes, et son succès y fut si grand qu’elle le garda jusqu’à sa retraite ; d’Hannetaire ajoute, jusqu’à soixante-cinq ans ; cela est impossible. Mademoiselle de Brie, qui vint à Paris avec Molière en 1658, fut conservée à. la réunion de 1680, et quitta le théâtre à la clôture de 1685, avec la pension de 1 000 francs. Si elle avait soixante-cinq ans en 1685, ce serait donc à une actrice de quarante-deux ans que Molière aurait confié le rôle d’Agnès dans L’École des femmes, jouée en 1662. Il y a là quelque petite erreur d’une vingtaine d’années.

Mademoiselle de Brie mourut le 19 novembre 1706.

[Mademoiselle du Croisy] §

Marie Claveau, femme de Philibert Gassaud, sieur du Croisy, entra avec lui dans la troupe de Molière, en 1659.

Cette actrice était si médiocre, pour ne pas dire plus, qu’à la clôture de 1664, la moitié de la troupe ne voulait plus qu’elle eût part, et qu’un an après, l’autre moitié fut du même avis. Elle se retira à Pâques 1665.

[Mademoiselle Hervé] §

Mademoiselle Hervé. Elle a été tellement inconnue, que les frères Parfaict, dans leur Histoire du théâtre français, {p. 322}ont paru croire que c’était une débutante qui ne fut pas reçue. Elle le fut si bien, qu’arrivée à Paris en 1658 avec la troupe de Molière, Mademoiselle Hervé y resta pendant toute la vie de ce grand-homme. Ensuite elle passa au théâtre de Guénégaud, où elle resta jusqu’à sa mort arrivée le 3 juillet 1675, n’ayant jamais eu de talent, et ayant toujours eu part entière, excepté dans les deux années qui suivirent la réunion des troupes du Palais-Royal et du Marais.

Cela s’explique quand on sait que mademoiselle Hervé était la même que madame Aubry, femme de Jean-Baptiste Aubry, maître paveur et poète tragique, qu’elle s’appelait Geneviève Béjart, et que Molière avait épousé sa nièce.

[Armande Béjart] §

Armande-Claire-Élisabeth-Gresinde Béjart, fille de mademoiselle Béjart, et d’un gentilhomme nommé M. de Modène, épousa Molière en février 1662, se remaria, le 31 mai 1677, avec Isaac-François Guérin, sieur d’Estriché, excellent acteur de la troupe du Marais, réunie à celle du Palais-Royal, fut conservée à la seconde réunion de 1680, se retira du théâtre le 14 octobre 1694, avec la pension de 1 000 francs, et mourut le 3 novembre 1700.

Une grande partie des détails de sa vie, entrant nécessairement dans celle de Molière, cet article doit être court, et ne peut concerner que la comédienne, non la femme de l’auteur célèbre qui lui dut une existence pénible, et peut-être une mort prématurée.

Cette actrice était belle, fort aimable pour tout autre que pour son mari, auquel son talent ne la rendait point indigne d’être associée, et d’une coquetterie excessive. Pour {p. 323}juger des grâces de sa personne, et des charmes de son esprit, il faut lire le portrait que Cléonte fait de sa maîtresse dans Le Bourgeois gentilhomme ; tous les auteurs du temps prétendent que Molière y a peint sa femme sous le nom de Lucile, et cela est fort vraisemblable.

Sous les traits de Célimène du Misanthrope, d’Elmire du Tartuffe, de Lucile du Bourgeois gentilhomme, d’Angélique du Malade imaginaire, de La Princesse d’Élide, etc., elle contribua au succès des ouvrages de Molière ; et, dans Le Parisien de Champmeslé, on la vit jouer admirablement, et avec la plus grande finesse, un rôle écrit tout entier en italien.

Sa voix était charmante ; elle chantait avec beaucoup de goût, et n’en mettait pas moins dans sa parure, où seulement elle outrait trop la magnificence. Que de raisons pour plaire, pour amasser autour d’elle des flots d’adorateurs, pour désespérer Molière qui l’adorait, et dont cent fois elle mit à bout toute la philosophie !

Jeanne Le Doux, personne qui aimait à obliger son prochain, et Marie Simonet, femme de Hervé de la Tourelle, qui, de concert avec la Le Doux, abusant de la ressemblance qu’elle avait dans ses traits et dans sa taille avec madame Molière, avait osé se livrer, sous ce nom, à M. Lescot, magistrat de Grenoble, furent condamnées, pour cette espièglerie, à 30 francs d’amende, et à être fustigées de verges devant la maison où demeurait cette actrice. Ce fut la chambre des vacations qui confirma cette sentence, par arrêt du 17 octobre 1675, et on l’exécuta le 24.

Les annalistes du théâtre ont regardé cette anecdote {p. 324}comme douteuse. Mais que dire contre un arrêt en parchemin ?

Troupe de l’hôtel de Bourgogne. §

[Montfleury] §

Zacharie Jacob, connu au théâtre sous le nom de Montfleury, était un gentilhomme d’Anjou.

D’abord page du duc de Guise, il le quitta bientôt pour courir la province avec une troupe de comédiens, et vers 1635 il entra dans celle de l’hôtel de Bourgogne.

En 1638, il épousa Jeanne de la Chalpe, veuve de Pierre Rousseau, écuyer, sieur Duclos, comédien du roi. Le cardinal de Richelieu voulut que la noce se fît dans sa maison de campagne de Ruel.

Montfleury mourut en décembre 1667, pendant le cours des représentations d’Andromaque. Racine lui avait confié le rôle d’Oreste ; et ce rôle, suivant une tradition populaire, fut la cause de sa mort ; il se rompit, dit-on, une veine, par les efforts prodigieux qu’il fit pour bien rendre la scène des fureurs. Rien n’est moins avéré que cette cause de sa mort, quoiqu’elle ait été généralement reçue.

Lorsque nous lisons, dans L’Impromptu de Versailles, qu’il faut qu’un roi de théâtre soit gros et gras comme quatre, entripaillé comme il faut, d’une vaste circonférence, afin de remplir un trône de la belle manière, et que nous y reconnaissons le portrait fidèle de Montfleury, qui était si gros que, suivant Cyrano de Bergerac, on ne pouvait le bâtonner tout entier dans un jour, nous avons bien de la peine à comprendre comment il pouvait représenter Oreste.

{p. 325}Cependant, outre le choix de Racine, qui seul formerait un préjugé favorable pour Montfleury, il est certain que de son temps on le regardait comme un très grand acteur, et cela n’empêche pas que la critique de Molière ne soit juste. Jusqu’au temps du célèbre Baron, les plus grands acteurs de l’hôtel de Bourgogne, excepté Floridor, n’eurent pas un débit naturel.

Un auteur, contemporain de Montfleury, assure qu’il avait de l’esprit infiniment, et qu’il s’en fit une large effusion dans sa famille. La seule preuve qui reste du sien, c’est une tragédie intitulée La Mort d’Asdrubal, jouée en 1647 ; et ce n’est pas une preuve très forte, quoique d’ailleurs la pièce vaille bien celles de Scudéry. Son fils, Antoine-Jacob Montfleury, auteur de La Femme juge et partie, a laissé de meilleurs titres.

L’une de ses filles fut célèbre au théâtre, sous le nom de madame d’Ennebaut. C’est d’elle qu’il est question dans le sonnet sur Phèdre :

Une grosse Aricie, an teint ronge, aux crins blonds,
N’est là que pour montrer, etc.

[Hauteroche] §

Noël le Breton, sieur de Hauteroche, né à Paris en 1617, y mourut en 1707, âgé de 90 ans.

Fils d’un huissier au parlement, qui jouissait d’une fortune considérable, il reçut une bonne éducation, et n’en profita guère. Il avait du goût pour l’épée ; ses parents voulurent le mettre dans la robe. Ils lui achetèrent une charge de conseiller au Châtelet ; ils arrêtèrent son mariage avec la fille d’un de leurs amis ; Hauteroche ne voulut ni de la {p. 326}charge, ni de la femme ; et, comme le Dorante de Corneille, il emporta tout l’argent dont il put se saisir, et passa en Espagne. Son voyage ne fut pas heureux : des joueurs le débarrassèrent de ses fonds à Valladolid, mais des comédiens le recueillirent à Valence ; puis il fut directeur d’une troupe en Allemagne, et enfin il vint débuter à Paris.

Dès 1654, il était au théâtre du Marais ; il passa ensuite à l’hôtel de Bourgogne fut conservé à la réunion de 1680, et se retira en 1682, avec une pension de 1 000 francs.

Hauteroche était d’une haute taille, d’une maigreur étonnante, et cependant d’une forte santé. Il jouait avec beaucoup de succès les grands confidents tragiques et d’autres rôles plus importants. Mais il serait inconnu actuellement, s’il n’eût pas composé des comédies dont plusieurs ont au moins le mérite d’être fort plaisantes. Il en est resté quatre au théâtre : Le Deuil, Le Cocher supposé, Crispin médecin, et L’Esprit follet. Le Souper mal apprêté, qui ne se joue plus, est assez agréable.

[De Villiers] §

De Villiers. Il est heureux pour lui que Molière se soit moqué de son débit emphatique ; cette mention, qui n’est pas très honorable, l’a sauvé de l’oubli.

À peine sait-on cependant qu’il fut acteur de l’hôtel de Bourgogne, et auteur de comédies. Comme acteur, il fut surpassé par son fils ; comme auteur comique, il fut l’égal de Dorimond et de Chevalier, c’est-à-dire, au-dessous des plus médiocres ; et La Vengeance des marquis, pièce en un acte et eu prose, par laquelle il crut répondre à L’Impromptu de Versailles, est au-dessous de rien. Au reste, un homme un {p. 327}peu plus habile que de Villiers, Montfleury fils, ne fut pas plus heureux en répondant à Molière : L’Impromptu de l’hôtel de Condé est la plus pauvre rhapsodie qu’on puisse voir. De Villiers et Beauchâteau y jouaient sous leurs noms. De Villiers se retira du théâtre vers 1670.

[Beauchâteau] §

François Châtelet, dit Beauchâteau, était gentilhomme. Entraîné par un penchant irrésistible, il débuta en 1633 à l’hôtel de Bourgogne, et y fut reçu.

Quoique Beauchâteau ne fût pas sans talent, on sait très peu de chose sur sa carrière dramatique. On croit qu’il joua d’original le rôle d’Alcippe dans Le Menteur.

Il mourut en 1665.

[Mademoiselle Beauchâteau] §

Madeleine du Bouget, femme du précédent, était une des bonnes actrices de son temps ; elle avait de la beauté et beaucoup d’esprit. Son camarade Raymond Poisson en parle d’une manière fort honorable dans son Poète basque. Voyons, dit le baron de Calazious,

                            Voyons la Beauchâteau :
Pour une femme, elle a de l’esprit comme un diable.

On disait alors la Champmeslé, la Beauchâteau. Dans le siècle suivant, les petits-maîtres de la rue Saint-Denis disaient la Lecouvreur, lorsque le cardinal de Fleury disait mademoiselle Lecouvreur. Il n’y a plus aujourd’hui que quelques provinciaux qui disent la Duchesnois.

Mademoiselle Beauchâteau joua d’original dans les pièces de Corneille. Scudéry (Observations sur le Cid) nous apprend qu’elle remplissait le rôle de l’Infante.

{p. 328}En 1673, elle faisait encore partie de la troupe de l’hôtel de Bourgogne ; mais peu de temps après, elle quitta le théâtre avec une pension de 1 000 francs, et se retira à Versailles, où elle mourut le 6 janvier 1683.

Notice historique et littéraire sur L’Impromptu de Versailles §

{p. 329}La sottise et l’envie avaient décrié L’École des femmes. Molière, dans La Critique, les couvrit de ridicule, mais ne les réduisit pas au silence. Elles n’en devinrent que plus furieuses ; elles avaient à venger leurs affronts, et à punir Molière d’un nouveau succès. Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, moins piqués de quelques traits qu’il avait lancés contre eux, que jaloux des succès toujours croissants du théâtre dont il était le fondateur et le soutien, cherchèrent un champion capable de bien servir leur ressentiment ; et ils crurent l’avoir trouvé dans Boursault, auteur encore obscur de quelques mauvaises comédies, à qui Molière n’avait peut-être jamais songé, mais qu’une des plus perfides suggestions de l’amour-propre avait porté à se reconnaître dans le personnage de Lysidas. Boursault fit Le Portrait du peintre, petite comédie, servilement calquée sur La Critique de l’École des femmes, dont elle différait en ces deux points seulement, qu’elle était écrite en vers, et qu’elle manquait d’esprit. Le Peintre était Molière ; et, à son nom près, rien de ce qui pouvait le désigner n’avait été omis dans Le Portrait ; on y parlait de son École des femmes, de sa Critique ; et {p. 330}des passages de ces deux pièces étaient malignement commentés ; enfin, on outrageait en lui l’auteur ; et l’homme même n’était pas entièrement épargné. L’ouvrage eut ce succès de scandale qu’obtiendront toujours au théâtre les personnalités cruelles de la satire, substituées aux innocentes généralités de la censure comique.

Molière fut blessé ; il se plaignit avec indignation. Ses plaintes parvinrent au roi, qui entra dans ses intérêts assez vivement pour vouloir qu’il se vengeât, et lui en donner l’ordre exprès. Tout porte à croire que Molière reçut et exécuta cet ordre pendant un séjour qu’il fit à la cour avec sa troupe, du 11 au 26 octobre 1663 : le titre même d’Impromptu de Versailles, exprime à la fois ces deux circonstances, du lieu où la pièce fut composée, et de la vitesse avec laquelle elle fut faite et mise au théâtre. La date de la représentation donnée devant le roi est indécise. Le 4 novembre suivant, la pièce fut jouée à Paris, et elle y eut dix-neuf représentations consécutives. Molière ne la fit point imprimer ; elle a été publiée, pour la première fois, dans l’édition de ses œuvres, donnée en 1682, par La Grange et Vinot.

Boursault, livré à la risée universelle, n’ayant, pour se consoler, que le suffrage des ennemis de Molière, et de quelques partisans exclusifs des comédiens de l’hôtel, fit imprimer son Portrait du peintre, avec une préface chagrine et amère, où il se plaignait des injures de Molière en l’injuriant, et témoignait surtout un grand dépit de ce qu’on avait voulu lui ravir le mérite et la gloire de son ouvrage, en le faisant passer pour un simple prête-nom. C’était, à cette époque {p. 331}même, être injuste envers Boursault, que de ne le pas croire capable d’une si faible production ; aujourd’hui on ne doute pas qu’elle ne fût de lui ; mais on en est fâché pour l’auteur du Mercure galant et des deux Ésope.

Molière, dans L’Impromptu de Versailles, s’était moqué de la déclamation emphatique et outrée des comédiens de l’hôtel de Bourgogne. La piété filiale leur fit trouver un vengeur dans Montfleury, dont le père, un de leurs meilleurs acteurs, était un de ceux que Molière avait le plus tournés en ridicule. Montfleury fils, qui n’avait point encore fait La Femme juge et partie, donna L’Impromptu de l’hôtel de Condé7, comédie en un acte et en vers, où un personnage, nommé Alcidon, contrefait Molière, à son tour, dans le rôle de César, de La Mort de Pompée. Le passage est trop curieux pour qu’on ne me pardonne pas de le rapporter ici.

Alcidon.

Il est vrai qu’il (Molière) récite avecque beaucoup d’art,
Témoin dedans Pompée, alors qu’il fait César.
Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,
Ces héros de roman ?

La Marquise.

{p. 332}                          Oui.

Le Marquis.

                                          Belles railleries !

Alcidon.

Il est fait tout de même. Il vient, le nez au vent,
Les pieds en parenthèse, et l’épaule en avant ;
Sa perruque, qui suit le côté qu’il avance,
Plus pleine de laurier qu’un jambon de Mayence ;
Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé ;
La tête sur le dos, comme un mulet chargé ;
Les yeux fort égarés ; puis, débitant ses rôles,
D’un hoquet éternel sépare ses paroles ;
Et, lorsque l’on lui dit : Et commandez ici.
(Il répond :)
Connaissez-vous César de lui parler ainsi ? etc.

Ce portrait est mal peint, peut-être un peu chargé ; mais on est fondé à croire qu’il ne manque pas de ressemblance. Molière avait sa part des faiblesses qu’il savait si bien reprendre dans les autres : une de ses manies était de jouer la tragédie qu’il jouait mal ; et plus d’une fois il exigea de Mignard, son ami, qu’il fît violence à son goût, en le peignant, dans quelque rôle tragique, sous ce costume bizarrement mêlé d’antique et de moderne, qu’on appelait alors l’habit romain. L’auteur de ce commentaire possède un de ces portraits : la perruque farcie de laurier, l’épaule en avant, la main sur la hanche ; tout s’y trouve, et la peinture héroïque de Mignard force à reconnaître une certaine fidélité dans la description grotesque de Montfleury.

Après la vengeance des comédiens, vint la vengeance des {p. 333}marquis ; c’est sous ce titre même que de Villiers, mauvais acteur de l’hôtel de Bourgogne, et plus mauvais auteur, donna une pièce en un acte et en prose, dans laquelle ce galant homme, reprochant à Molière l’usage des personnalités, s’en permit des plus outrageantes à son égard, et poussa l’impudence satirique jusqu’à dire, dans les termes les moins ambigus, qu’il était en réalité ce qu’un de ses Sganarelles n’est qu’en imagination. Du reste, il contrefait aussi le jeu de Molière, qui lui avait fait l’honneur de contrefaire le sien, et prétend, comme Montfleury, que la parodie des comédiens de l’hôtel, dans L’Impromptu de Versailles, n’est qu’une facétie usée, dont l’auteur payait depuis longtemps son écot à la table des grands.

De Villiers ne trouva point que La Vengeance des marquis les vengeât suffisamment, ou plutôt que Molière y fût assez insulté, assez compromis surtout. Il écrivit une Lettre sur les affaires du théâtre, dans laquelle il l’accusait, non seulement d’avoir outragé toute la noblesse du royaume, mais même d’avoir offensé la majesté souveraine, que cette noblesse environne et soutient ; accusation non moins absurde que perfide, fondée sur le plus grossier des paralogismes, celui qui, concluant du particulier au général et de l’individu à l’espèce, veut voir la satire injuste de toute une classe d’hommes respectables et respectés, dans la juste critique d’un petit nombre d’hommes ridicules qui en font partie. Assurément ni la personne, ni la qualité même des marquis dont les actions et les discours étaient sages, ne recevait la moindre atteinte de quelques traits lancés contre quelques étourdis qui s’embrassaient convulsivement, faisaient de {p. 334}grands gestes, poussaient de grands éclats de voix, débitaient de méchantes pointes, outraient les modes les plus outrées, et se donnaient en spectacle jusque sur les théâtres publics.

L’odieuse imputation faite à Molière est depuis longtemps tombée dans le mépris qu’elle a toujours mérité : mais il est un reproche qu’il n’a pas essuyé de ses contemporains, et que l’on fait encore tous les jours à sa mémoire, celui d’avoir nommé Boursault en plein théâtre. Chose remarquable ! L’auteur de L’Écossaise, et celui des Philosophes sont ceux qui ont le plus insisté sur le tort de Molière, qui l’ont le plus durement blâmé. « L’Impromptu de Versailles, dit Voltaire, est une satire cruelle et outrée… La licence de l’ancienne comédie grecque n’allait pas plus loin. » — « Molière, dit M. Palissot, abusa de la vengeance. » Sans me livrer, pour la défense de Molière, à des récriminations trop faciles, qui d’ailleurs ne décideraient point la question, je me bornerai à dire qu’il ne fut point l’agresseur ; que, s’il blessa cruellement l’amour-propre de Boursault, qui l’avait provoqué, il ne porta pas du moins la plus légère atteinte à son honneur, et qu’en cela il fit preuve d’une modération dont son ennemi ne lui avait point donné l’exemple. J’ajouterai qu’à cette époque les bienséances n’avaient pas interdit aux poètes comiques, aussi rigoureusement qu’elles l’ont fait depuis, la liberté de nommer des personnages vivants ; et que sûrement Louis XIV n’aurait autorisé ni de sa présence, ni de son approbation, le procédé de Molière, si ces mêmes bienséances, dont il était un arbitre sévère, en eussent été aussi offensées que nous nous le figurons d’après {p. 335}nos idées actuelles. Observons, d’ailleurs, que Boursault, dont nous plaignons aujourd’hui la disgrâce, en considération de deux ou trois bons ouvrages, et d’autant d’actions honnêtes qui recommandent également sa mémoire, était encore au dernier rang des écrivains, quand il eut la folle audace d’insulter Molière, et que c’est, si j’ose ainsi m’exprimer, par une espèce d’anachronisme assez fréquent dans l’histoire critique des arts, que nous transportons à l’auteur des Cadenas, et du Mort vivant un intérêt qui n’est dû qu’à celui du Mercure galant et d’Ésope à la Cour. Du reste, il semblait être dans la destinée de Boursault d’être en guerre avec les poètes les plus redoutables de son temps. Il avait fait Le Portrait du peintre contre Molière ; il fit contre Boileau La Satire des Satires ; mais du moins cette fois il se défendait au lieu d’attaquer ; et Boileau aima mieux employer son crédit pour empêcher la représentation de la pièce, que son talent pour en châtier l’auteur. Molière combattant sur le même terrain que son ennemi, et avec les mêmes armes, si ce n’est avec des armes égales, sera sans doute trouvé plus excusable, et c’est tout l’avantage qu’on veut ici réclamer pour lui.

Molière, qui semblait déjà avoir épuisé les traits du ridicule contre ses ennemis de la cour et de la ville, dans La Critique de l’École des femmes, ne fut peut-être pas moins embarrassé que flatté de l’ordre que lui donna Louis XIV, de se moquer d’eux une seconde fois : c’était lui prescrire de recommencer son propre ouvrage, au risque de demeurer inférieur à lui-même, et de procurer un véritable triomphe à ses adversaires, loin de leur faire essuyer un nouvel échec. Molière avait besoin de tout le secours de son art pour se tirer d’un pas si difficile : son art ne lui fut pas infidèle.

{p. 336}Le sujet véritable de L’Impromptu de Versailles est la satire des acteurs, des auteurs et des courtisans qui se sont ligués contre L’École des femmes ; le sujet apparent est la répétition de cette pièce que le roi a commandé à Molière de composer : la scène est donc un théâtre, et les personnages sont des comédiens. Une comédie dans une comédie est, pour le dire en passant, une idée originale et ingénieuse que Molière n’a point créée, puisque L’Illusion comique, de Corneille, existait, mais qu’il a exécutée plus heureusement que l’inventeur, et que, depuis L’Impromptu, l’on a souvent mise en œuvre. Je l’ai déjà fait entendre, la répétition pour laquelle les comédiens sont rassemblés, ne peut être qu’un prétexte, ou, si l’on veut, qu’un principe d’action propre à faire naître des incidents, des épisodes satiriques, tels que cette plaisante imitation du jeu des comédiens de l’hôtel de Bourgogne ; cette arrivée d’un marquis ridicule qui assomme Molière de ses questions, et les actrices de ses fadeurs ; enfin, cette dispute si heureusement imaginée, où Molière, blâmé d’un excès de modération envers ses ennemis, les accable, les écrase par la manière même dont il démontre qu’il a dû les ménager. La répétition, longtemps retardée et subitement interrompue, n’est elle-même qu’un épisode de la pièce. Dans cette suite de scènes qui semblent naître fortuitement les unes des autres, il existe cependant un nœud, et par conséquent il en résulte un dénouement. C’est le roi qui fait l’un et l’autre ; car, dans cette comédie, faite par son ordre, il joue, sans paraître, un rôle des plus importants. La pièce qu’on n’a pu parvenir à répéter, et qu’il doit à l’heure même honorer de sa présence, sera-t-elle représentée, ou ne le sera-t-elle point ? Que feront les comédiens, et que dira {p. 337}le roi ? Voilà le nœud. Un homme vient dire à la troupe que le roi, informé de son embarras, renonce à la pièce nouvelle, et qu’il se contentera de la première qu’on voudra lui donner. Voilà le dénouement. Il est faible ; mais le nœud n’était pas fort, et l’action était bien légère : les proportions sont donc observées. Un rapprochement plus singulier qu’instructif, c’est que la plus faible des comédies de Molière sous le rapport de l’action, L’Impromptu de Versailles, et la plus forte peut-être à tous égards, Le Tartuffe, sont toutes deux dénouées par un moyen semblable, c’est-à-dire par un message de Louis XIV.

Avertissement du commentateur [Ballet du Mariage forcé] §

{p. 407}L’éditeur de 1734 est le premier qui ait eu l’idée de donner le livret du Mariage forcé, ballet, tel qu’il fut imprimé, en 1664, chez Robert Ballard ; mais il ne l’a point donné en entier : il a supprimé les arguments des scènes de la comédie, comme étant inutiles, peu exacts et mal faits. Peu exacts, ils ne le sont que relativement à la comédie, qui diffère du ballet en quelques points, et ils nous font connaître ces différences. Inutiles, je viens de prouver qu’ils ne le sont pas entièrement. Pour mal faits, les lecteurs en jugeront, et peut-être seront-ils surpris de la sévérité de l’éditeur. Je les publie, ces arguments, parce qu’il y a toute apparence qu’ils sont de Molière : il est, en effet, peu présumable qu’il ait laissé à un autre le soin de faire l’abrégé des scènes de sa pièce, pour un livret qui devait être distribué à la famille royale et aux personnes de la cour. Le style de ces sommaires, quoi qu’on en ait dit, n’est pas indigne de Molière ; il est vif, précis, et il a la couleur comique.

Notice historique et littéraire sur Le Mariage forcé §

{p. 418}Le Mariage forcé n’est point une production spontanée du génie de Molière ; c’est ce qu’on est convenu d’appeler un ouvrage de commande. Louis XIV, alors âgé de vingt-six ans, aimait à déployer les grâces majestueuses de sa personne, dans des ballets où figurait avec lui l’élite de ses courtisans, mêlée à celle des danseurs de profession. Molière avait donné, dans Les Fâcheux, le premier modèle d’un genre de comédie, où la danse est liée à l’action, et où les entrées de ballet prennent place parmi les scènes de la pièce.

À la demande du roi, il composa, dans ce goût, la comédie du Mariage forcé, qui fut représentée, pour la première fois, au Louvre, le 29 janvier 1664 : le roi dansa dans une des entrées. Molière, supprimant les divertissements, et resserrant en un seul acte sa pièce qui en avait trois originairement, la donna sur le théâtre du Palais-Royal, le 15 février suivant ; elle y eut douze représentations de suite, et ne fut imprimée que quatre ans après, en 1668.

Le fameux comte de Grammont, le héros des mémoires. dont Hamilton, son beau-frère, est l’auteur, avait, pendant {p. 419}son séjour en Angleterre, fait une cour assidue à la sœur de son futur historiographe, et pris avec elle des engagements plus sérieux qu’il ne convenait à son humeur fort changeante. Rappelé de son exil, il perdit le souvenir de sa promesse, ou plutôt l’envie d’y être fidèle ; et déjà il avait repris le chemin de la France. Les deux frères de mademoiselle Hamilton se mirent à sa poursuite, et l’atteignirent à Douvres : Chevalier de Grammont, lui crièrent-ils du plus loin qu’ils l’aperçurent, n’avez-vous rien oublié à Londres ? Pardonnez-moi, messieurs, leur répondit-il, j’ai oublié d’épouser votre sœur, et je retourne avec vous pour finir cette affaire. Telle est l’anecdote, peut-être apocryphe, que l’on cite dans vingt ouvrages, comme ayant fourni à Molière le sujet du Mariage forcé. Il est vrai que la date de l’aventure et celle de la pièce s’accordent assez bien8 ; et, quelque différence qu’il y ait entre le héros de l’une et celui de l’autre, on peut reconnaître un certain rapport de situation entre Sganarelle contraint au mariage par des coups de bâton qu’avait précédés une proposition de duel, et Grammont se résignant au même parti pour échapper à la même proposition ; mais ce qui empêche de croire que Molière, quand il a mis le premier sur la scène, ait eu l’autre en vue, c’est que l’idée n’était pas nouvelle, et que, dans un de ces canevas italiens où il ne dédaignait pas de puiser, on avait déjà montré un personnage ridicule, contraint par la violence à contracter un mariage dont il était détourné par les plus justes motifs de répugnance.

Au reste, Molière n’a dû, soit au chevalier de Grammont, soit au théâtre italien, que le dénouement de sa pièce : la pièce elle-même est dans Rabelais, dont, ainsi que La Fontaine, il faisait ses délices et son profit. Panurge, consultant tout le monde pour savoir s’il doit se marier et s’il sera cocu (ce sont les propres termes dont se sert Rabelais, et que Molière répète), Panurge est l’original de Sganarelle. Trouillogan, philosophe pyrrhonien, répondant aux questions de Panurge avec cette horreur de l’affirmation, qui est particulière à sa secte, est l’original de Marphurius.

Le génie de Molière n’a donc à revendiquer, dans Le Mariage forcé, que le mérite de l’exécution. Ce mérite est faible, en ce qui regarde l’action, la conduite de la pièce, et l’on en doit être peu surpris. Le Mariage forcé fut fait avec cette promptitude qui, suivant Molière lui-même, est la première loi et la première gloire de ceux qui travaillent d’après les ordres d’un roi. Cette comédie, d’ailleurs, pour répondre à sa destination primitive, devait être arrangée de manière à recevoir des récits de musique et des entrées de ballet ; et les conditions de l’art dramatique furent en plus d’un endroit sacrifiées à cette obligation. Lorsque ensuite Molière retrancha la musique et la danse, en laissant subsister toutefois les moyens dont il s’était servi pour les amener, le défaut se montra seul, sans ce qui pouvait le faire excuser ; et l’on parut avoir raison contre l’ouvrage, {p. 421}quoiqu’on fût injuste envers l’auteur, lorsqu’on dit que la conduite en était irrégulière, et que les personnages y venaient presque tous au hasard.

« On y remarque, dit Voltaire, plus de bouffonnerie que d’art et d’agrément. » Le jugement est rigoureux. La bouffonnerie entrait dans le plan de Molière, qui voulait amuser une jeune cour dans cette saison de l’année où le plaisir ressemble à la folie ; et ce n’est sûrement pas de la bouffonnerie sans agrément, que la scène où Sganarelle fait sortir, à coups de bâton, Marphurius de son scepticisme obstiné, le force à reconnaître une certitude, celle de la douleur, et, changeant avec lui de rôle, lui conseille à son tour de substituer le langage du doute à celui de l’affirmation : cette revanche si comique n’appartient pas à Rabelais, et Molière ici, comme à son ordinaire, s’approprie ce qu’il emprunte, en le perfectionnant. Ce n’est pas non plus de la bouffonnerie sans agrément, ni même sans utilité, que cette autre scène où Pancrace, furieux qu’on ait osé, à propos de chapeau, prendre la forme pour la figure, expose naïvement à la risée publique les inintelligibles absurdités du moderne péripatétisme, dont beaucoup d’esprits étaient encore infatués au point que l’Université songeait à solliciter un arrêt contre ceux qui enseigneraient une doctrine contraire à celle d’Aristote, et que, plusieurs années après Le Mariage forcé, le pédantisme aurait remporté cette victoire sur la raison, sans l’Arrêt burlesque, de Boileau, à qui il fut donné d’achever l’ouvrage commencé par Molière.

Ce qui n’est pas une bouffonnerie plus ou moins agréable, mais un chef-d’œuvre de vérité comique, c’est la première scène de la pièce, celle où Sganarelle demande à Géronimo son avis sur un mariage auquel il s’est résolu d’avance ; lui fait jurer d’en dire franchement sa pensée, tandis que lui-même il a déjà juré de conclure l’affaire ; et, quand ce sage ami finit par approuver en riant une sottise qu’il ne voit pas moyen d’empêcher, le remercie bien sérieusement de son excellent conseil, et lui promet de le suivre avec docilité. On ne peut guère lire la scène entre Sganarelle et Géronimo, sans penser à une autre scène de Molière, qui est un autre chef-d’œuvre, celle où un autre Sganarelle, consultant ses parents et ses amis au sujet de sa fille, ne reçoit d’eux que des avis intéressés. On peut dire que, dans la vaste galerie où Molière a peint les folies humaines, la scène du Mariage forcé, et celle de L’Amour médecin, sont deux pendants admirables, où se trouve retracée l’histoire entière des demandeurs et des donneurs de conseils.

Molière, dont le but était de faire rire aux dépens des personnages ridicules, et de les corriger, s’il se pouvait, ne craignait pas d’employer pour cette fin des personnages vicieux. C’est ainsi, par exemple, qu’un homme, possédé de la manie de se croire malade, et livré, par une suite de cette triste faiblesse, aux artificieuses caresses d’une marâtre qu’il a donnée à ses enfants, entend cette femme cupide se réjouir inhumainement à la fausse nouvelle de sa mort ; c’est ainsi qu’un petit bourgeois, qui a la sotte vanité de passer pour gentilhomme, est berné, dupé, volé par un escroc de qualité ; c’est ainsi, enfin, qu’un riche paysan, qui a fait la folie d’épouser une demoiselle, est témoin des rendez-vous nocturnes qu’elle donne à son amant. La Dorimène du Mariage forcé est, à la position près, le même personnage que l’Angélique, femme de George Dandin. Ce que fait celle-ci, étant mariée, l’autre se promet de le faire, quand elle le sera ; et, de plus, elle se flatte de ne l’être pas longtemps. Ce sont là de ces mœurs libres et hardies qu’on n’oserait plus mettre aujourd’hui sur le théâtre. L’honnêteté publique a-t-elle gagné à cette réserve ? Cela est fort douteux. L’art de la comédie y a-t-il perdu ? Les faits ne répondent que trop clairement à cette seconde question.