Poquelin (Dictionnaire historique, 1re éd.) [graphies originales]
POQUELIN† (Jean Baptiste) §
Comedien fameux, conu sous le nom de Moliere, étoit fils d’un valet de chambre Tapissier du Roi, & nâquit à Paris environ l’an 1620. Il fit ses Humanitez sous les Jesuïtes au College de Clermont. On le destinoit au Barreau ; mais au sortir des Ecoles de Droit il choisit la profession de Comedien, par l’invincible penchant qu’il se sentoit pour la Comedie, toute son étude & son application ne furent que pour le theatre. Sa premiere Comedie fut celle de l’Etourdi : il l’exposa au public dans la ville de Lion l’an 1653. S’étant trouvé quelque tems après en Languedoc, il alla offrir ses services à Mr. le Prince de Conti, qui le reçut avec des marques de bonté très-obligeantes, donna des appointemens à sa Troupe, & l’engagea à son service tant auprès de sa personne, que pour les Etats de Languedoc. Aiant passé le Carnaval à Grenoble l’an 1658, il vint s’établir à Rouen. Il y sejourna pendant l’été ; & après quelques voyages qu’il fit à Paris secretement, il eut l’avantage de faire agrèer ses services & ceux de ses camarades à Monsieur, qui lui ayant accordé sa protection, & le titre de sa Troupe, le presenta en cette qualité au Roi & à la Reine Mere. Cette Troupe commença de paroître devant leurs Majestez & toute la Cour le 24 d’Octobre 1658, sur un Theatre dressé exprés dans la salle des Gardes du vieux Louvre, & eut le bonheur de plaire, de sorte que sa Majesté donna ses ordres pour l’établir à Paris. La salle du petit Bourbon lui fut accordée, pour y representer la Comedie alternativement avec les Comediens Italiens. On lui accorda la sale du Palais royal au mois d’Octobre 1660. Moliere obtint une pension de mille francs l’an 1663. Sa Troupe fut arrêtée tout-à-fait au service de sa Majesté l’an 1665, & il continua jusques à sa mort à donner des pieces qui eurent un grand succés. La derniere de ses Comedies fut Le malade imaginaire. {p. 870}Il en donna la quatriéme reprrsentation le 17. de Fevrier 1673, & (A) mourut le même jour. Voilà ce que j’ai tiré de sa Vie imprimée à la tête de ses Oeuvres. J’eusse peut-être bien fait de n’en rien tirer ; car ce livre est plus conu, & plus manié que ne le sera jamais mon Dictionaire, & ainsi je n’aprens rien de nouveau à qui que ce soit, en copiant quelque chose de ce qui se trouve dans cette Vie de Moliere. On n’y a point raporté un fait que bien des gens m’ont assûré, c’est qu’il ne se fit Comedien que pour être auprès d’une Comedienne dont il étoit devenu fort amoureux. Je laisse à deviner si l’on s’en est tû parce que cela n’est pas veritable, ou de peur de lui faire tort. Bien des gens assûrent que ses Comedies surpassent ou égalent (B) tout ce que l’ancienne Grece & l’ancienne Rome ont eu de plus beau en ce genre-là . Il ne faudroit pas s’étonner qu’il ait si bien réussi à representer les desordres des mauvais menages, & les chagrins des maris jaloux, ou qui ont sujet de l’être ; car on assûre qu’il savoit (C) cela par expérience autant qu’homme du monde. Je m’en raporte à un livre qui a été imprimé, & dont je donne* quelques fragmens. Ce qu’il y a de plus étrange est qu’on a dit que sa femme† étoit sa fille. Il avoit une facilité incroyable†† à faire des vers ; mais il se donnoit trop de liberté d’inventer de nouveaux termes, & de nouvelles expressions : il lui échapoit même fort (D) souvent des barbarismes. Vous trouverez dans Mr. Baillet††† ce qu’il faut juger de son talent.
[Remarques] §
{p. 869}(A) Et mourut le même jour.] Le principal personnage de la derniere Comedie de Moliere est un malade qui fait semblant d’être mort. Moliere représentoit ce personnage, & par conséquent il fut obligé dans l’une des Scênes à faire le mort. Une infinité de gens ont dit qu’il expira dans cette partie de la piece ; & que lors qu’il fut question d’achever son rôle, en faisant voir que ce n’étoit qu’une feinte, il ne put ni parler, ni se relever, & qu’on le trouva mort effectivement. Cette singularité parut tenir quelque chose du merveilleux, & fournit aux Poëtes une ample matiere de pointes & d’allusions ingenieuses : c’est apparemment ce qui fit que l’on ajoûta beaucoup de foi à ce conte. Il y eut même des gens qui le tournerent du côté de la reflexion, & qui moraliserent beaucoup sur cet incident. Mais la verité est que Moliere ne mourut pas de cette façon : il eut le tems, quoique fort malade, d’achever son rôle. Voici ce qu’on conte dans sa vie « Lea 17. Fevrierb 1673, jour de la quatriéme representation du Malade Imaginaire, il fut si fort travaillé de sa fluxion qu’il eut de la peine à joüer son rôle : il ne l’acheva qu’en souffrant beaucoup, & le public connut aisément qu’il n’étoit rien moins que ce qu’il avoit voulu joüer : en effet, la Comedie étant faite il se retira promptement chez lui ; & à peine eut-il le tems de se mettre au lit, que la toux continuelle dont il étoit tourmenté, redoubla sa violence. Les efforts qu’il fit furent si grands, qu’une veine se rompit dans ses poulmons. Aussi-tôt qu’il se sentit en cet état, il tourna toutes ses pensées du côté du ciel : un moment après il perdit la parole, & fut suffoqué en demie heure par l’abondance du sang qu’il perdit par la bouche. »
Pour ne rien dissimuler, j’avertis ici mon Lecteur, que si l’on en croit d’autres Ecrivains, Moliere n’eut pas la force d’assister à la representation jusques à la fin ; il falut l’emporter chez lui avant que toute la piece eût été jouée. La mortc de Moliere.... arriva d’une maniere toute surprenante. Il y avoit long-temps qu’il se trouvoit fort incommodé, ce qu’on attribuoit au chagrin de son mauvais menage, & plus encore au grand travail qu’il faisoit. Un jour qu’il devoit joüer le Malade imaginaire, piece nouvelle alors, & la derniere qu’il avoit composée, il se trouva fort mal avant que de commencer, & fut prest de s’excuser de joüer sur sa maladie ; cependant comme il eut vu la foule du monde qui étoit à cette representation, & le chagrin qu’il y avoit de le renvoyer, il s’efforça, & joüa presque jusqu’à la fin, sans s’appercevoir que son incommodité fût augmentée : mais dans l’endroit où il contrefaisoit le mort, il demeura si foible, qu’on crut qu’il l’étoit effectivement, & on eut mille peines à le relever. On lui conseilla pour lors de ne point achever, & de s’aller mettre au lit : il ne laissa pas pour cela de vouloir finir ; & comme la piece étoit fort avancée, il crut pouvoir aller jusqu’au bout sans se faire beaucoup de tort ; mais le zêle qu’il avoit pour le public, eut une suite bien cruelle pour lui ; car dans le temps qu’il disoit de la ruë-barbe, & du scené dans la ceremonie des Medecins, il lui tomba du sang de la bouche ; ce qui ayant extremement effrayé les spectateurs & ses camarades, on l’emporta chez lui fort promptement, où sa femme le suivit dans sa chambre. Elle contrefit du mieux qu’elle put la personne affligée, mais tout ce qu’on employa ne servit de rien : il mourut en fort peu d’heures, après avoit perdu tout son sang, qu’il jettoit avec abondance par la bouche. Les Poëtes, comme je l’ai déjà dit, ne laisserent pas tomber cette occasion de pointiller ; ils firent courir quantité de petites pieces : mais « dde tout ce qu’on fit sur cette mort, rien ne fut plus approuvé que ces quatre vers Latins, qu’on a trouvé à propos de conserver :
» Roscius hic situs est tristi Molierus in urnâ,» Cui genus humanum ludere, ludus erat.» Dum ludit mortem, Mors indignata jocantem» Corripit, & mimum fingere sæva negat.
Joignons à ces vers Latins cette épitaphe Françoisee :
Cy git qui parut sur la SceneLe singe de la vie humaine,Qui n’aura jamais son égal,Qui voulant de la Mort, ainsi que de la Vie,Estre l’imitateur dans une Comedie,Pour trop bien reüssir, y reüssit fort mal ;Car la Mort en estant ravie,Trouva si belle la copie,Qu’elle en fit un original.
(B) Surpassent ou égalent tout ce que l’ancienne Grece.] Mr. Perrault s’est attiré beaucoup d’adversaires, pour s’être opposé fort vivement à ceux qui disent qu’il n’y a point aujourd’hui d’Auteurs, que l’on puisse comparer aux Homeres & aux Virgiles, aux Demosthenes & aux Cicerons, aux Aristophanes & aux Terences, aux Sophocles & aux Euripides. Cette dispute a fait naître de part & d’autre plusieurs Ouvrages, où l’on peut apprendre de très-bonnes choses. Mais on attend encore la réponse au parallele de Mr. Perrault, & on ne sait quand elle viendra. Je croi pouvoir dire qu’en fait d’Ouvrages de plume, il n’y a gueres de choses où tant de gens aient reconnu la supériorité de ce siecle, que dans les pieces comiques. Peut-être cela vient-il de ce que les graces & les finesses d’Aristophane ne sont {p. 871}pas à la portée de tous ceux qui peuvent sentir le sel & les agrémens de Moliere ; car il faut demeurer d’accord que pour bien juger des Comiques Grecs, il faudroit conoître à fond les défauts des Atheniens. Il y a un ridicule commun à tous les tems & à tous les peuples, & un ridicule particulier à certains siecles, & à certaines nations. Il y a des scênes d’Aristophane qui nous paroissent insipides, qui charmoient peut-être les Atheniens, parce qu’ils connoissoient le defaut qu’il tournoit en ridicule. C’étoit un defaut que peut-être nous ne savons pas ; c’étoit le ridicule ou de quelques faits particuliers, ou de quelque goût passager & commun en ce tems-là, mais qui nous est inconnu lors même que nous pouvons consulter les originaux. Voilà des obstacles qui ne nous permettent point d’admirer ce Poëte selon son merite, ni en Grec, ni en Latin, ni dans les versions Françoises les plus fidelles, & les plus polies, qu’on nous en puisse donner. Moliere n’est pas sujet à ce contre-tems : nous savons à qui il en veut, & nous sentons facilement s’il peint bien le ridicule de nôtre siecle ; rien ne nous échape de tout ce qui lui réüssit. Il semble même qu’à l’égard de ces pensées, & de ces fines railleries à quoi tous les siecles & tous les peuples polis sont sensibles, il soit plus fécond qu’Aristophane, & que Terence. C’est une prérogative de grand poids ; car enfin l’on ne peut pas accuser ce siecle de manquer de goût pour les endroits relevez des Poëtes Latins. Montrez aux Dames d’esprit certaines pensées d’Horace, d’Ovide, de Juvenal, &c. montrez les leur en vieux Gaulois ; faites en la traduction la plus plate qu’il vous plaira, pourveu qu’elle soit fidelle, vous verrez que ces Dames conviendront que ces pensées sont belles, délicates, fines. Il y a des beautez d’esprit qui sont à la mode dans tous les tems. C’est en celles-là que l’on diroit que nôtre Moliere est plus fertile, que les Comiques de l’antiquité. Il a des beautez qui disparoîtroient dans les versions, & à l’égard des païs où le goût n’est pas semblable à celui de France ; mais il en a un grand nombre d’autres qui passeroient dans toutes sortes de traductions, & de quelque goût que les lecteurs fussent, pourveu qu’ils entendissent l’essence des bonnes pensées. Voyez l’Article Amphitryona.
(C) Qu’il savoit par expérience les chagrins des maris jaloux, ou qui ont sujet.] J’ai lu dans un petit livre imprimé l’an 1688, queb l’on a donné moins de loüanges à Moliere, que l’on n’a dit de douceurs à sa femme ; qu’elle étoit fille de la defunte Bejard Comedienne de campagne, qui faisoit la bonne fortune de quantité de jeunes gens de Languedoc, dans le temps de l’heureuse naissance de sa fille. C’est pourquoi, ajoûte l’Auteur, il seroit très-difficile dans une galanterie si confuse de dire qui en étoit le pere ; tout ce qu’on en sçait est que sa mere assûroit que dans son dereglement, si on en exceptoit Moliere, elle n’avoit jamais pu souffrir que des gens de qualité, & que pour cette raison sa fille étoit d’un sang fort noble ; c’est aussi la seule chose que la pauvre femme lui a toûjours recommandée, de ne s’abandonner qu’à des personnes d’élite. On l’a cruë fille de Moliere, quoi qu’il ait été depuis son mary ; cependant on n’en sçait pas bien la verité.... c. Moliere épousa la petite Bejard quelque tems après avoir établi sa troupe à Paris ; il fit quelques pieces de theatre, & entre autres la Princesse d’Elide, où sa femme qui joua la Princesse, d parut avec tant d’éclat, qu’il eut tout lieu de se repentir de l’avoir exposée au milieu de cette jeunesse brillante de la Cour. Car à peine fut-elle à Chambor où le Roi donnoit ce divertissement, qu’elle devint folle du Comte de Guiche, & que le Comte de Lauzun devint fou d’elle. On fit appercevoire Moliere, que le grand soin qu’il avoit de plaire au public lui ôtoit celui d’examiner la conduite de sa femme ; & que pendant qu’il travailloit pour divertir tout le monde, tout le monde cherchoit à divertir sa femme. La jalousie reveilla dans son ame la tendresse que l’étude avoit assoupie ; il courut aussi-tôt faire de grandes plaintes à sa femme, en lui reprochant les grands soins avec lesquels il l’avoit élevée ; la passion qu’il avoit étouffée ; ses manieres d’agir, qui avoient été plûtôt d’un amant que d’un mary ; & que pour recompense de tant de bontez, elle le rendoit la risée de toute la Cour. La Moliere en pleurant luy fit une espece de confidence des sentimens qu’elle avoit eu pour le Comte de Guiche, dont elle lui jura que tout le crime avoit été dans l’intention, & qu’il falloit pardonner le premier égarement d’une jeune personne, à qui le manque d’experience fait faire d’ordinaire ces sortes de demarches ; mais que les bontez qu’elle reconnoissoit qu’il avoit pour elle, l’empescheroient de retomber dans de pareilles foiblesses. Moliere persuadé de sa vertu par ses larmes, lui fit mille excuses de son emportement, & lui remontra avec douceur, que ce n’étoit pas assez pour la reputation, que la pureté de la conscience nous justifiât ; qu’il falloit encore que les apparences ne fussent pas contre nous ; sur tout dans un siecle où l’on trouvoit les esprits disposez à croire mal, & fort éloignez de juger des choses avec indulgence. Ellef recommença bien-tôt sa vie avec plus d’éclat que jamais.... gMoliere averti par des gens mal intentionnez pour son repos, de la conduite de son épouse, renouvella ses plaintes avec plus de violence qu’il n’avoit encore fait ; il la menaça même de la faire enfermer. La Moliere outragée de ses reproches, pleura, s’évanouït, & obligea son mari qui avoit un grand foible pour elle, à se repentir de l’avoir mise en cet état. Il s’empressa fort à la faire revenir, en la conjurant de considerer que l’amour seul avoit causé son emportement, & qu’elle pouvoit juger du pouvoir qu’elle avoit sur son esprit, puis que malgré tous les sujets qu’il avoit de se plaindre d’elle, il étoit prêt de lui pardonner, pourveu qu’elle eût une conduite plus reservée. Un époux si extraordinaire auroit pu lui donner des remords, & la rendre sage : sa bonté fit un effet tout contraire ; & la peur qu’elle eut de ne pas retrouver une si belle occasion de s’en separer, lui fit prendre un ton fort haut, lui disant qu’elle voyoit bien par qui ces faussetez lui étoient inspirées ; qu’elle étoit rebutée de se voir tous les jours accusée d’une chose dont elle étoit innocente ; qu’il n’avoit qu’à prendre des mesures pour une {p. 872} separation, & qu’elle ne pouvoit plus souffrir un homme, qui avoit toûjours conservé des liaisons particulieres avec la ade Brie, qui demeuroit dans leur maison, & qui n’en étoit point sortie depuis leur mariage. Les soins que l’on prit pour appaiser la Moliere furent inutiles ; elle conceut dès ce moment une aversion terrible pour son mary ; & lors qu’il se vouloit servir des privileges qui lui étoient dus par le mariage, elle le traittoit avec le dernier mepris. Enfin elle porta les choses à une telle extremité, que Moliere qui commençoit à s’appercevoir de ses mechantes inclinations, consentit à la rupture qu’elle demandoit incessamment depuis leur querelle ; si bien que sans arrêt du Parlement, ils demeurerent d’accord qu’ils n’auroient plus d’habitude ensemble. Cependant ce ne fut pas sans se faire une fort grande violence, que Moliere resolut de vivre avec elle dans cette indifference ; & si la raison lui faisoit regarder sa femme comme une personne, que sa conduite rendoit indigne des caresses d’un honnête homme, sa tendresse lui faisoit envisager la peine qu’il auroit de la voir sans se servir des privileges que donne le mariage. Il y rêvoit un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis nommé Chapelle, qui s’y venoit promener par hazard, l’aborda, & le trouva plus inquiet que de coutume : il lui en demanda plusieurs fois le sujet. Moliere qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, resista autant qu’il pût ; mais comme il étoit alors dans une de ces plenitudes de cœur si connuës par les gens qui ont aimé, il ceda à l’envie de se soulager, & avoüa de bonne foi à son ami, que la maniere dont il étoit forcé d’en user avec sa femme, étoit la cause de l’accablement où il se trouvoit. Chapelle, qui le croyoit être au dessus de ces sortes de choses, se railla de ce qu’un homme comme lui, qui sçavoit si bien peindre le foible des autres hommes, tomboit dans celui qu’il blâmoit tous les jours, & lui fit voir que le plus ridicule de tous étoit d’aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu’on a pour elle. Pour moi, lui dit-il, je vous avouë que si j’estois assez malheureux pour me trouver en pareil état, & que je fusse fortement persuadé que la personne que j’aimerois accordât des faveurs à d’autres, j’aurois tant de mepris pour elle, qu’il me gueriroit infailliblement de ma passion : encore avez vous une satisfaction que vous n’auriez pas si c’étoit une maitresse, & la vengeance qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause vôtre épouse, puis que vous n’avez qu’à la faire enfermer ; ce sera même un moyen assûré de vous mettre l’esprit en repos. Moliere qui avoit écouté son ami avec assez de tranquillité, l’interrompit pour lui demander s’il n’avoit jamais été amoureux : ouï, lui répondit Chapelle, je l’ai été comme un homme de bon sens doit l’être, mais je ne me serois pas fait une si grande peine pour une chose que mon honneur m’auroit conseillé de faire, & je rougis pour vous de vous trouver si incertain. Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, lui respondit Moliere, & vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d’exemples, qui vous feroient connoître la puissance de cette passion ; je vous ferai seulement un recit fidelle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi, quand elle a une fois pris sur nous l’ascendant que le temperament lui donne d’ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connoissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme, par les portraits que j’en expose tous les jours au public, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connoître leur foible ; mais si ma science m’a appris qu’on pouvoit fuir le peril, mon experience ne m’a que trop fait voir, qu’il étoit impossible de l’éviter, j’en juge tous les jours par moi-même. Il fait ensuite l’Histoire de son mariage ; & après quelques réflexions il ajoûte. bJe me suis donc determiné à vivre avec elle comme si elle n’étoit pas ma femme. Mais si vous sçaviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi : ma passion est venuë à un tel point, qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses interéts ; & quand je considere combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps, qu’elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, & je me trouve plus de disposition à la plaindre qu’à la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être Poëte pour aimer de cette maniere ; mais pour moi je croi qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, & que les gens qui n’ont point senti de semblables delicatesses, n’ont jamais aimé veritablement.... cN’admirez vous pas que tout ce que j’ai de raison, ne serve qu’à me faire connoître ma foiblesse sans en pouvoir triompher ? Je vous avouë à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensois ; mais il faut tout esperer du tems ; continuez cependant à vous faire des efforts.
Voilà quel étoit le sort de ce bel esprit. Au milieu des acclamations de toute la Cour, brillant de gloire, l’admiration de toute la France & des païs étrangers, il étoit rongé de mille chagrins domestiques. Son mariage lui ôtoit & l’honneur, & le repos : il n’avoit pas même la consolation de haïr sa croix ; je veux dire la personne qui lui causoit tant de troubles. C’est ici que l’on pouvoit dire, Medecin gueri-toi toi-même : Moliere, qui divertissez tant le public, divertissez-vous vous-même. Vous joüez tout le monde ; vous donnez de si bons conseils aux pauvres cocus ; profitez tout le premier de vos railleries. Il a peut-être dit mille fois avec Horaced, j’aimerois mieux passer pour le plus chétif de tous les Auteurs, & être content, que d’avoir un si grand esprit, & un génie si admiré, & souffrir tant d’inquietudes
.
(D) Il lui échappoit.... des barbarismes.] J’en pourrois marquer cent exemples ; mais je me bornerai à deux, que je tire d’une piece que l’on a mise à la tête de ses Oeuvres dans quelques éditions. C’est un remerciment au Roi ; il y donne un tour merveilleux, & peut-être n’a-t-il rien fait de meilleur en matiere de petits Ouvrages. Considérez bien ces 4. vers : il s’adresse à sa Muse.
{p. 873}Vous pourriez aisement l’étendre,Et parler des transports qu’en vous font éclaterLes surprenans bienfaits, que sans les meriterSa liberale main sur vous daigne repandre.
Cela veut dire, selon le sens de l’Auteur, que sa Muse avoit reçu de grands bienfaits, encore qu’elle ne les méritât point ; mais selon la Grammaire cela signifie, qu’encore que le Roi ne méritàt point ces bienfaits, il ne laissoit pas de les repandre sur la Muse de Moliere. C’est donc s’expliquer barbarement. Voici l’autre exemple :
Les Muses sont de grandes prometeuses,Et comme vos sœurs les causeusesVous ne manqueriez pas sans doute par le bec.
Le sens de l’Auteur est que sa Muse ressembleroit à ses sœurs qui ont beaucoup de babil ; mais selon la Grammaire cela signifie clairement & uniquement qu’elle ne manqueroit pas de caquet comme les autres Muses en manquent. Remarquez bien que par barbarisme je n’entens pas des expressions, ou des paroles tirées des autres langues, & inconnues à la Françoise ; j’entens un arrangement qui choque les regles, & que nos bons Grammairiens regardent comme barbare.
On voit dans le même poëme Marquis repoussable
, terme barbare. On y voit prevenant amas
, autre terme barbare ; car le mot prevenant n’est en usage qu’au figuré, & ne signifie pas un homme qui est passé devant d’autres.