Jean-François Cailhava

1772

De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales]

2018
Jean-François Cailhava de L’Estandoux, De l’art de la comédie, ou Détail raisonné des diverses parties de la comédie et de ses différents genres, suivi d’un Traité de l’imitation où l’on compare à leurs originaux les Imitations de Moliere et celles des Modernes, t. IV, Paris, Fr. Amb. Didot aîné, 1772. Source : Internet Archive. Errata intégré.
Ont participé à cette édition électronique : Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Wordpro (Numérisation et encodage TEI).
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[Introduction] §

Ne perdons pas de vue les engagements que nous avons pris à la fin du troisieme Livre : pour cet effet il est essentiel de nous les rappeller. Nous avons dit : « Nous verrons dans le quatrieme volume la distance qu’il y a de l’imitateur au traducteur, au copiste & au plagiaire. Nous rendrons cette différence sensible en faisant passer sous nos yeux les différentes imitations des plus fameux Comiques depuis Moliere jusqu’à nous. Par ce moyen le Lecteur jugera lui-même, dans une suite d’imitations, de la différence prodigieuse qui peut se trouver entre deux imitateurs. Nous espérons prouver encore par-là que les successeurs les plus célebres de Moliere sont ceux qui ont imité davantage leurs prédécesseurs, & que tous ont été plus ou moins applaudis, à mesure qu’ils se sont plus ou moins {p. 2}rapprochés de Moliere, le premier Poëte comique de tous les âges & de toutes les nations ».

Nous avons encore établi dans le Livre précédent, comme une vérité incontestable, que tout l’art de l’imitateur consiste à bien saisir, à bien rendre la nature. D’après ce principe adopté par toutes les personnes de goût, & suivi plus scrupuleusement par Moliere à chaque pas qu’il a voulu faire vers la perfection ; d’après ce principe, dis-je, nous ne pouvons mieux juger des imitateurs modernes, qu’en les plaçant entre les Auteurs qu’ils ont imités & la nature. Gardons-nous de donner à ce dernier mot un sens vague. L’imagination la plus déréglée ne sauroit jamais aller au-delà de la nature, témoins ces drames monstrueux qu’on expose hardiment sur la scene, & qu’on a le front de vouloir excuser, en disant qu’ils sont dans la nature. Ils sont en effet, comme le monstre d’Horace, composés de parties prises dans la nature, mais si mal placées, si mal assorties qu’elles font un ensemble détestable. Convenons qu’il ne sera question ici que de la belle nature, telle que l’a imité Moliere dans les parties & l’ensemble de ses meilleures pieces ; telle enfin que doit la voir un Philosophe qui se propose de corriger & de faire rire les hommes en leur peignant au naturel leurs gestes, leurs traits, leurs travers, leurs ridicules, leurs vices, enfin toutes les vérités que leur amour-propre leur déguise, ou qu’il tient cachées sous les replis du cœur humain.

M. le Chancelier d’Aguesseau compare l’imitation qui ramasse plusieurs traits épars dans la nature à une lunette d’approche.

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De l’imitation par rapport à la Tragédie.

. . . . . . . . . . « Que fait donc l’imitation dans la poésie comme dans la peinture ? Je comparerois volontiers cette espece de prestige que l’une & l’autre exercent sur nous, à l’artifice des lunettes d’approche qui efface la distance des objets, & qui met en état d’en recevoir une impression si vive & si distincte, que, comme c’est par cette distinction & cette vivacité que je juge de leur proximité, je crois voir la lune au bout du télescope au travers duquel je l’apperçois : il ne fait que la placer à la portée de mes yeux ; &, après cela, c’est la lune elle-même que j’observe, c’est sa lumiere qui agit sur moi, & quelquefois si fortement, que j’en suis ébloui. Il en est de même lorsque la lunette appelle, pour ainsi dire, la façade d’un palais éloigné, & l’oblige à se présenter devant moi. Elle a fait par-là tout ce qui est de son ressort, & c’est alors la beauté de l’objet, la régularité, les proportions & les ornements de l’architecture, qui causent par eux-mêmes l’impression du plaisir que je sens. Tel est à-peu-près ce que j’ai nommé le prestige de l’imagination du Peintre & du Poëte ; il rapproche l’objet, il le met tout entier & tel qu’il est sous mes yeux : c’est à quoi se termine toute l’industrie de l’Imitateur. Mais lorsqu’il a une fois achevé son ouvrage, ce n’est plus lui, à proprement parler, qui agit sur mon ame, c’est le sujet même ; c’est l’union & le concours de toutes les parties de l’événement, qui excitent en moi cette agitation & cette espece de chaleur que j’éprouve. »

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M. d’Aguesseau, si je ne me trompe, s’est laissé éblouir par le brillant de sa comparaison : la lunette d’approche peut fort bien ressembler aux mauvaises imitations qui rapprochent également les beautés & les défauts : mais pour nous donner une idée juste de la bonne imitation, il faudroit supposer une lunette qui laissât dans le lointain tout le laid, & ne réunît sous nos yeux que le beau.

CHAPITRE PREMIER.
Regnard imitateur comparé avec la Bruyere, Plaute, & la nature. §

Regnard est après Moliere l’Auteur comique le plus généralement estimé ; il faut donc, si ce que nous venons de dire est vrai, qu’il soit après Moliere celui qui a le plus imité ses prédécesseurs ; aussi est-ce la vérité même. Nous pouvons encore faire remarquer que ses pieces intitulées, le Bal, le Carnaval de Venise, les Vendanges, ne sont imitées de nulle part, & qu’elles sont ignorées ; tandis que toutes ses autres comédies, qui fourmillent d’imitations, sont représentées journellement. Nous allons dévoiler ses larcins les plus conséquents, voir s’ils sont de bonne guerre, & prononcer ensuite sur le titre qu’ils lui méritent.

LE JOUEUR, en cinq actes & en vers. §

Cette piece parut pour la premiere fois le mercredi 19 Décembre 1692 ; elle eut dix-huit représentations. Nous avons déja dit ailleurs qu’on accuse l’Auteur d’avoir pris ce sujet à Dufresny. {p. 5}Regnard prétend au contraire que Dufresny le lui a volé. Nous ne déciderons pas entre eux, nous plaindrons seulement celui qui mérite le reproche. Il n’est ni imitateur, ni traducteur, ni copiste : il seroit bien heureux s’il n’étoit que plagiaire ; son esprit & son cœur sont également coupables.

LE DISTRAIT, en cinq actes, en vers. §

Cette piece fut représentée pour la premiere fois le lundi 2 de Décembre 1697 ; elle eut quatre représentations. Ce ne fut que trente-quatre ans après, & pendant l’été, que les Comédiens oserent hasarder de la reprendre ; elle eut alors du succès. L’Abbé Pellegrin dit dans un Mercure de ce temps-là « qu’on la revit à la reprise comme une farce pleine de gaieté, au lieu que l’Auteur l’avoit donnée comme une comédie dans les formes ». Le principal personnage est tout tracé dans les Caracteres de M. de la Bruyere.

Parallele du Morceau de la Bruyere, & du Distrait de Regnard. §

LA BRUYERE.

Ménalque descend son escalier, ouvre la porte pour sortir ; il la referme : il s’apperçoit qu’il est en bonnet de nuit ; &, venant à mieux s’examiner, il se trouve rasé à moitié : il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, & que sa chemise est pardessus ses chausses.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene III.

Léandre en arrivant sur la scene a, comme Ménalque, un bas déroulé ; il marche sur le théâtre en rêvant.

LA BRUYERE.

S’il marche dans les places, il se sent tout d’un coup {p. 6}rudement frapper à l’estomac ou au visage ; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu’à ce qu’ouvrant les yeux & se réveillant, il se trouve ou devant un timon de charrette, ou derriere un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur les épaules. On l’a vu une fois heurter du front contre celui d’un aveugle, s’embarrasser dans ses jambes, & tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d’un Prince, & sur son passage, se reconnoître à peine, & n’avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s’échauffe, il appelle ses valets l’un après l’autre. On lui perd tout, on lui égare tout. Il demande ses gants qu’il a dans ses mains ; semblable à cette femme qui prenoit le temps de demander son masque, lorsqu’elle l’avoit sur son visage.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene III.

Léandre.

Carlin, va me chercher mon épée & mes gants.

Carlin.

. . . . . . . . .
Je ne trouve, Monsieur, ni les gants ni l’épée.

Léandre.

Tu ne les trouves point ! Voilà comme tu fais !
Ce qu’on te voit chercher ne se trouve jamais.
Je te dis qu’à l’instant ils étoient sur ma table.
. . . . . . . . .

Carlin s’apperçoit que Léandre a ses gants & son épée.

Ah ! ah ! le tour est bon ! & j’avois beau chercher.
Dormez-vous ? Veillez-vous ?. . . . .
. . . . . Ah ! la belle équipée !
Hé ! sont-ce là vos gants ? Est-ce là votre épée ?
{p. 7}

LA BRUYERE.

Il entre à l’appartement, & passe sous un lustre où sa perruque s’accroche & demeure suspendue : tous les courtisans regardent & rient : Ménalque regarde aussi, & rit plus haut que les autres ; il cherche des yeux dans toute l’assemblée où est celui qui montre ses oreilles, & à qui il manque une perruque. S’il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s’émeut, & demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue. Il entre ensuite dans sa maison, d’où il sort précipitamment, croyant qu’il s’est trompé. Il descend du Palais, & trouvant au bas du grand degré un carrosse qu’il prend pour le sien, il se met dedans : le cocher touche & croit remener son maître dans sa maison, Ménalque se jette hors de la portiere, traverse la cour, monte l’escalier, parcourt l’antichambre, la chambre, le cabinet : tout lui est familier, rien ne lui est nouveau, il s’assied, il se repose, il est chez lui.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene VI.

Léandre est avec Clarice : Carlin apporte le seul fauteuil qu’il y ait dans l’appartement, le Distrait s’en empare & laisse Clarice debout : Carlin lui présente un tabouret.

Madame, vous plaît-il de vous mettre à votre aise ?
Nous n’avons qu’un fauteuil ici, ne vous déplaise,
Et mon maître s’en sert, comme vous pouvez voir.

LA BRUYERE.

Le maître arrive ; celui-ci se leve pour le recevoir. Il le traite fort civilement, le prie de s’asseoir, & croit faire les honneurs de sa chambre : il parle, il rêve, il reprend la parole. Le maître de la maison s’ennuie, & demeure étonné. Ménalque ne l’est pas moins, & ne dit pas ce qu’il {p. 8}en pense. Il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin : il l’espere, & il prend patience. La nuit arrive qu’il est à peine détrompé. Une autre fois il rend visite à une femme, & se persuadant bientôt que c’est lui qui la reçoit, il s’établit dans son fauteuil, & ne songe nullement à l’abandonner : il trouve ensuite que cette Dame fait ses visites trop longues ; il attend à tous moments qu’elle se leve & le laisse en liberté : mais comme cela tire en longueur, qu’il a faim, & que la nuit est déja avancée, il la prie à souper ; elle rit, & si haut qu’elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l’oublie le soir, & découche la nuit de ses noces.

LE DISTRAIT. Scene XII.

Léandre, venant d’obtenir la main de Clarice.

Toi, Carlin, à l’instant prépare ce qu’il faut
Pour aller voir mon oncle, & partir au plutôt.

Carlin.

Laissez votre oncle en paix. Quel diable de langage !
Vous devez cette nuit faire un autre voyage.
Vous n’y songez donc plus ? vous êtes marié.

Léandre.

Tu m’en fais souvenir ; je l’avois oublié.

LA BRUYERE.

Quelques années après il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste à ses obseques ; & le lendemain, quand on lui vient dire qu’on a servi, il demande si sa femme est prête & si elle est avertie. C’est lui encore qui entre dans une Eglise, & prenant l’aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, & sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu’il entend tout d’un coup le pilier qui parle & qui lui offre des oraisons. Il s’avance vers la nef, il croit voir un prie-Dieu, il s’élance {p. 9}lourdement dessus : la machine plie, s’enfonce, & fait des efforts pour crier. Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d’un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur les épaules, & ses deux mains jointes & étendues qui lui prennent le nez & lui ferment la bouche ; il se retire confus & va s’agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa priere, & c’est sa pantoufle qu’il a prise pour ses heures, & qu’il a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n’est pas hors de l’Eglise qu’un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s’il n’a point la pantoufle de Monseigneur : Ménalque lui montre la sienne, & lui dit : voilà toutes les pantoufles que j’ai sur moi : il se fouille néanmoins, & tire celle de l’Evêque de ** qu’il vient de quitter, qu’il a trouvé malade auprès de son feu, & dont, avant que de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle, comme un de ses gants qui étoit à terre. Ainsi Ménalque s’en retourne chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout l’argent qui étoit dans sa bourse ; & voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu’il lui plaît, croit la remettre où il l’a prise : il entend aboyer dans son armoire qu’il vient de fermer ; étonné de ce prodige, il l’ouvre une seconde fois, & il éclate de rire de voir son chien qu’il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac ; il demande à boire, on lui en apporte : c’est à lui à jouer, il tient le cornet d’une main & un verre de l’autre ; & comme il a une grande soif, il avale les dés & presque le cornet, jette le verre d’eau dans le trictrac, & il inonde celui contre qui il joue. Et dans une chambre où il est familier, il crache sur le lit & jette son chapeau à terre, en croyant faire le contraire. Il se promene sur l’eau, & il demande quelle heure il est : on lui présente une montre ; à peine l’a-t-il {p. 10}reçue, que ne songeant plus ni à l’heure ni à la montre, il la jette dans la riviere, comme une chose qui l’embarrasse.

LE DISTRAIT. Acte III. Scene VII.

Léandre a donné ordre à Carlin d’aller reprendre sa montre chez l’horloger & de lui apporter du tabac ; Carlin exécute ses ordres. Léandre prend la montre & le tabac des mains de son valet, goûte le tabac, le trouve détestable, veut le jetter, & jette la montre.

Carlin.

La montre ! Ah ! voilà bien pour la faire sonner !
Quelle distraction, Monsieur, est donc la vôtre ?

Léandre.

Oh ! je n’y songeois pas ; j’ai jetté l’un pour l’autre.

Carlin.

Ne nous voilà pas mal ! La montre cette fois
Va revoir l’horloger tout au moins pour six mois.

LA BRUYERE.

Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, & jette toujours la poudre dans l’encrier. Ce n’est pas tout, il écrit une seconde lettre, & après les avoir écrites toutes deux, il se trompe à l’adresse. Un Duc & Pair reçoit une de ces deux lettres, & en l’ouvrant il y lit ces mots : Maître Olivier, ne manquez pas, sitôt la présente reçue, de m’envoyer ma provision de foin..... Son fermier reçoit l’autre, il l’ouvre, & se la fait lire. On y trouve : Monseigneur, j’ai reçu, avec une soumission aveugle, les ordres qu’il a plu à Votre Grandeur... Lui-même écrit encore une lettre pendant la nuit, & après l’avoir cachetée il éteint sa bougie, & il ne laisse {p. 11}pas d’être surpris de ne voir goutte, & il sait à peine comment cela a pu être arrivé. Ménalque descend l’escalier du Louvre, un autre le monte, à qui il dit, c’est vous que je cherche ; il le prend par la main, le fait descendre avec lui, traverse plusieurs cours, entre dans les salles, en sort ; il va, il revient sur ses pas : il regarde enfin celui qu’il traîne après soi depuis un quart d’heure ; il est étonné que ce soit lui, il n’a rien à lui dire, il lui quitte la main & tourne d’un autre côté. Souvent il vous interroge, & il est déja bien loin de vous quand vous songez à lui répondre : ou bien il vous demande en courant comment se porte votre pere ; & comme vous lui dites qu’il est fort mal, il vous crie qu’il en est bien aise. Il vous trouve quelque autre fois sur son chemin : il est ravi de vous rencontrer, il sort de chez vous pour vous entretenir d’une certaine chose : il contemple votre main ; vous avez là, dit-il, un beau rubis, est-il balais ? Il vous quitte & continue sa route : voilà l’affaire importante dont il avoit à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu’un qu’il le trouve heureux d’avoir pu se dérober à la cour pendant l’automne, & d’avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau : il tient à d’autres d’autres discours ; puis revenant à celui-ci : Vous avez eu, lui dit-il, des beaux jours à Fontainebleau ; vous y avez, sans doute, beaucoup chassé ? Il commence ensuite un conte qu’il oublie d’achever ; il rit en lui-même, il éclate d’une chose qui lui passe par l’esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S’il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier en un moment sur son assiette : il est vrai que ses voisins en manquent aussi bien que de couteaux & de fourchettes, dont il ne les laisse pas jouir long-temps. On a inventé aux tables une grande cuiller {p. 12}pour la commodité du service ; il la prend, la plonge dans le plat, l’emplit, la porte à sa bouche, & il ne sort pas d’étonnement de voir répandre sur son linge & sur ses habits le potage qu’il vient d’avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîner ; ou s’il s’en souvient, & qu’il trouve qu’on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite ; il boit le reste tranquillement, & ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu’il a versé à terre ce qu’on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque incommodité ; on lui rend visite, il y a un cercle d’hommes & de femmes dans sa ruelle qui l’entretiennent, & en leur présence il souleve la couverture & crache dans ses draps. On le mene aux Chartreux, on lui fait voir un cloître orné d’ouvrages, tous de la main d’un excellent peintre : le Religieux qui les explique parle de S. Bruno, du Chanoine & de son aventure, en fait une longue histoire, & la montre dans l’un de ces tableaux : Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître & bien loin au-delà, y revient enfin, & demande au Pere si c’est le Chanoine ou S. Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve, il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort : cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglote, & ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux, qu’elle conduit depuis la veille de sa fievre, qu’il se portoit bien, jusqu’à l’agonie. Madame, lui demande Ménalque, qui l’avoit apparemment écoutée avec attention, n’aviez-vous que celui-là ?

LE DISTRAIT. Acte IV. Scene VI.

Le Chevalier veut persuader à Léandre de ne point épouser sa sœur.

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Le Chevalier.

Je sais que vous voulez devenir mon beau-frere :
C’est fort bien fait à vous. Ma sœur a de quoi plaire :
Elle est riche en vertu. Pour en argent comptant,
Je crois, sans la flatter, qu’elle ne l’est pas tant.
Quand mon pere mourut, il nous laissa pour vivre
Ses dettes à payer, & sa maniere à suivre :
C’est, comme vous voyez, peu de bien que cela.

Léandre.

Et n’avez-vous jamais eu que ce pere-là ?

LA BRUYERE.

Il s’avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine ; il se leve avant le fruit, & prend congé de la compagnie : on le voit ce jour-là dans tous les endroits de la ville, hormis celui où il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l’a empêché de dîner, & l’a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne le fît attendre. L’entendez-vous crier, gronder, s’emporter contre l’un de ses domestiques ? il est étonné de ne le point voir : où peut-il être, dit-il ? que fait-il ? qu’est-il devenu ? qu’il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure. Le valet arrive, à qui il demande fiérement d’où il vient : il lui répond qu’il vient de l’endroit où il l’a envoyé, & lui rend un fidele compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu’il n’est pas ; pour un stupide, car il n’écoute point & il parle encore moins ; pour un fou, car outre qu’il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces, & à des mouvements de tête involontaires ; pour un homme fier & incivil, car vous le saluez, & il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut ; pour un inconsidéré, car il parle d’une banqueroute au milieu d’une famille où il y a cette tache ; d’exécution & d’échafaud devant un homme dont le pere y a monté ; {p. 14}de roture devant les roturiers qui sont riches, & qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d’élever auprès de soi un fils naturel, sous le nom & le personnage d’un valet ; & quoiqu’il veuille le dérober à la connoissance de sa femme & de ses enfants, il lui échappe de l’appeller son fils dix fois le jour. Il a pris la résolution aussi de marier son fils à la fille d’un homme d’affaires, & il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison & de ses ancêtres, que les Ménalque ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n’est présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation, il pense & il parle tout-à-la-fois ; mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense : aussi ne parle-t-il guere conséquemment & avec suite : où il dit non, souvent il faut dire oui ; & où il dit oui, croyez qu’il veut dire non. La, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts ; mais il ne s’en sert point, il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde. Tout ce que vous pouvez tirer de lui, & encore lorsqu’il est le plus appliqué & d’un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment : C’est vrai : Bon ! Tout de bon ! Oui dà ! Je pense qu’oui : Assurément : Ah ! Ciel ! & quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n’est avec ceux avec qui il paroît être. Il appelle sérieusement son laquais monsieur, & son ami il l’appelle la Verdure.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene I.

Carlin.

. . . . . . . . .
C’est un homme étonnant, & rare en son espece :
Il rêve fort à rien, il s’égare sans cesse ;
Il cherche, il trouve, il brouille, il regarde sans voir :
Quand on lui parle blanc, soudain il répond noir.
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Il vous dit non pour oui ; pour oui, non : il appelle
Une femme Monsieur, & moi Mademoiselle.

LA BRUYERE.

Il dit votre Révérence à un Prince du Sang, & votre Altesse à un Jésuite. Il entend la messe, le Prêtre vient à éternuer, il lui dit, Dieu vous assiste. Il se trouve avec un Magistrat : cet homme grave par son caractere, vénérable par son âge & par sa dignité, l’interroge sur un événement, & lui demande si cela est arrivé : Ménalque lui répond, oui, Mademoiselle. Il revient une fois de la campagne, ses laquais en livrée entreprennent de le voler, & y réussissent : ils descendent de son carrosse, ils lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, & il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l’interroger sur les circonstances, & il leur dit : demandez à mes gens, ils y étoient.

Outre les traits que j’ai rapportés, Regnard en a pris encore plusieurs chez la Bruyere, qu’il a mis tant en action qu’en récit ; mais nous eussions été trop minutieux, si nous nous fussions arrêtés sur tous. Nous en avons assez recueilli pour faire voir que l’Auteur comique n’a pas saisi les plus plaisants par eux-mêmes, ou par les situations qu’ils pouvoient amener & développer.

Le Distrait de Regnard & celui de la Bruyere comparés avec la nature. §

La distraction est telle par sa nature qu’elle peut à la vérité s’annoncer par les traits les plus forts & les plus multipliés ; mais elle ne sauroit les accumuler sans les séparer par un intervalle de temps assez considérable ; ou bien ce n’est plus la distraction qui les produit, ils {p. 16}sont enfantés par un cerveau tout-à-fait dérangé. La distraction dégénere en folie.

Nous voyons tous les jours dans la société des personnes surprendre une assemblée par les distractions les plus singulieres ; mais elles n’en ont point coup sur coup, sur-tout dans l’instant même où l’on vient de rire d’elles & de les plaisanter sur leur absence d’esprit. Si cela leur arrive, elles ne font que jouer la distraction. M. de la Bruyere a senti qu’en accumulant tant de traits de distraction sur Ménalque, il ne faisoit pas un portrait naturel ; aussi a-t-il dit lui-même : « C’est moins un caractere particulier qu’un recueil de faits de distraction : ils ne sauroient être en trop grand nombre s’ils sont agréables ; car les goûts étant différents, on a à choisir ».

La Bruyere a raison, & il a vu la chose en grand homme. Un ramassis de distractions plaisantes peut amuser dans un ouvrage où il suffit de coudre les différents traits l’un à la suite de l’autre sans fixer la durée du temps qui les vit naître ; mais dans une comédie où ils doivent tous arriver dans l’espace de vingt-quatre heures, où ils doivent tenir l’un à l’autre, s’enchaîner naturellement & produire des effets toujours plus comiques & plus naturels, le cas est bien différent. Comment Regnard a-t-il donc pu imaginer d’établir l’intrigue d’une piece sur un caractere qui, tout différent des autres & de ce qu’il faut pour la comédie, devient invraisemblable à mesure qu’il accumule ses traits ? Comment Regnard a-t-il pu surtout imaginer de faire naître & ressortir ces mêmes traits par des moyens tout-à-fait contre nature ? Agissons de bonne foi, & prenons dans toute la piece la distraction qui produit {p. 17}l’effet le plus comique. Léandre est brouillé avec Clarice ; il lui écrit pour tâcher de se raccommoder, & termine sa lettre par un billet au porteur, tel qu’on l’enverroit à une beauté commode avec laquelle on voudroit se remettre bien.

« Je suis au désespoir que l’aventure du cabinet vous ait pu donner quelque soupçon de ma fidélité. Votre rivale ne servira qu’à rendre votre triomphe plus parfait. Monsieur, par la présente, il vous plaira payer à Damoiselle, en blanc, d’elle valeur reçue ; & Dieu sait la valeur. »

La distraction a certainement une suite très plaisante : voyons ce qui la fait naître, nous conviendrons qu’elle est amenée par force, & qu’elle n’est pas du tout dans la nature.

ACTE IV. Scene IX.

LÉANDRE écrivant, CARLIN.

Carlin.

 Quand d’une cruelle on veut toucher le cœur,
C’est un style éloquent qu’un billet au porteur,
Qui vaut mieux qu’un discours rempli de fariboles.
Si vous vous en serviez...

Léandre.

Fais treve à tes paroles.

Carlin.

Quand une belle voit, comme par supplément,
Quatre doigts de papier plié bien proprement
Hors du corps de la lettre, & qu’avant sa lecture,
Car c’est toujours par-là que l’on fait l’ouverture,
On voit du coin de l’œil sur ce petit papier :
« Monsieur, par la présente il vous plaira payer
{p. 18}
Deux mille écus comptant aussi-tôt lettre vue,
A Damoiselle, en blanc, d’elle valeur reçue »......
Et Dieu sait la valeur ! un discours aussi rond
Fait taire l’éloquence & l’art de Cicéron.

Léandre, écrivant ce que Carlin dit.

Cela peut être vrai pour de serviles ames
Qui trafiquent un cœur...

Regnard vient de nous fournir des armes contre lui dans la réponse de Léandre. Puisqu’il a la présence d’esprit de réfléchir sur les impertinences de Carlin, qu’il en marque tout le ridicule, est-il naturel qu’il les écrive ? « Oui, me dira-t-on ; voilà précisément ce qui caractérise le mieux un distrait ». Le veut-on absolument ? j’y consens. Mais est il dans la nature que Carlin, connoissant la naissance de Clarice, son honnêteté, l’amour que son maître a pour elle, & le dessein où il est de lui donner la main, la range dans la classe des créatures qu’on appaise avec un billet au porteur ? Est-il naturel qu’il joue à se faire casser les bras par un pareil propos ? Est-il dans la nature enfin que, son maître écrivant & lui ayant déja imposé silence, il ose parler assez haut pour être entendu, connoissant sur-tout la distraction du personnage ? Que d’absurdités pour amener une plaisanterie !

« Peut-être Regnard, me dira-t-on encore, a-t-il diminué en quelque sorte le vice de son premier personnage en l’entourant de caracteres tout-à-fait dans la nature ». Rien moins que cela : ils sont si peu naturels, qu’ils se contrarient eux-mêmes à tout moment, & qu’ils révoltent les personnes les moins délicates. Le Chevalier aspire à la main d’Isabelle & au bien de son {p. 19}Oncle ; il dit continuellement des injures au dernier, & fait mille impertinences à la mere de sa maîtresse. L’Oncle, que l’Auteur nous peint comme un homme raisonnable, n’aspire qu’à rendre heureux un neveu qui n’est pas digne de l’être, & qui ne pouvoit faire qu’un personnage très vicieux. Tous ces caracteres ont-ils rien de naturel ? Est-il dans la nature encore que Madame Grognac, femme grondeuse, acariâtre, insupportable, couronne les vœux du Chevalier, d’un extravagant qui l’a traitée avec le dernier mépris ? Enfin est-il dans la nature qu’Isabelle devienne éprise du Chevalier, qui ne lui parle jamais que de ses débauches ? Non sans doute : aussi le spectateur la plaint-il de la voir aussi malheureuse en amant qu’en mere. Voilà le seul intérêt qui regne dans la piece.

LE RETOUR IMPRÉVU, comédie en un acte, en prose. §

Cette piece fut représentée, pour la premiere fois, le jeudi 11 Février 1700 ; elle eut huit représentations. Le sujet est tiré de la Mostellaria de Plaute, qui l’avoit imitée de Ménandre. Pierre de Larivey, dans sa comédie intitulée les Esprits, & Montfleury, dans le premier acte du Comédien poëte, en avoient fait usage avant Regnard. Nous ne mettrons ce dernier qu’à côté de Plaute.

Parallele des deux Pieces. §

LE RETOUR.

Géronte est allé en Espagne pour les affaires de son commerce ; il laisse son fils Clitandre à Paris, qui, pour se consoler de l’absence de son pere, {p. 20}devient épris du Lucile, & dépense des sommes considérables avec elle.

LA MOSTELLAIRE.

Theuropide, marchand d’Athenes, est forcé d’aller en Egypte. Pendant son voyage, Philolache son fils devient éperdument amoureux d’une musicienne, qu’il achete & qu’il entretient à grands frais.

LE RETOUR.

Le Marquis, homme unique pour apprendre à un enfant de famille l’art de se ruiner, & la jeune Cidalise, aident Clitandre à manger son bien.

LA MOSTELLAIRE.

Philolache veut dépenser son argent en bonne compagnie : il associe à ses débauches Callidame & Delphis.

LE RETOUR.

Clitandre emprunte deux mille écus d’un usurier, à gros intérêt.

LA MOSTELLAIRE.

Philolache prend chez un usurier quarante mines, à un & demi pour cent d’intérêt.

LE RETOUR.

Clitandre, Lucile, le Marquis & Cidalise sont à table dans la maison de Géronte, quand le bon vieillard arrive, & jette dans un grand embarras Merlin, le digne valet de Clitandre, qui fait mille fausses caresses à Géronte.

{p. 21}

LA MOSTELLAIRE. Acte II. Scene II.

THEUROPIDE, TRANION.

Theuropide.

Je vous remercie mille fois, Seigneur Neptune, d’avoir bien voulu me permettre de débarquer ; il est vrai qu’il étoit temps, mon ame s’échappoit, je n’avois presque plus de vie dans le corps. N’importe, je vous suis toujours bien obligé de ne m’avoir pas tué tout-à-fait, & cela seul mériteroit un grand sacrifice. Avec tout cela, Dieu à barbe mouillée, si désormais je me confie tant soit peu à vos ondes, je vous permets de me faire périr d’abord, comme vous avez manqué de faire derniérement. Fi ! Souverain des eaux, je renonce pour jamais à voyager sur votre empire, & j’ai cessé pour toujours de me soumettre à votre puissance maritime.

Tranion.

Ma foi, Seigneur Neptune, n’en déplaise à votre divinité aquatique, vous avez fait une grande faute : deviez-vous laisser perdre une si belle occasion, & ne pas nous défaire de ce très incommode & très fâcheux vieillard ?

Theuropide.

Après avoir passé trois ans en Egypte, j’ai enfin la joie de me revoir devant ma maison. Je m’imagine que mon fils & mes domestiques ont bien langui loin de moi, & que mon retour va leur causer un extrême plaisir.

Tranion.

Par le Temple de Pollux ! le messager qui seroit venu nous apporter la nouvelle de ta mort, vieux pourri, seroit incomparablement mieux reçu, car on la souhaitoit aussi ardemment qu’on craignoit ta venue.

Theuropide.

Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? ma maison fermée {p. 22}en plein jour ! Il faut que je frappe. Holà, ho, quelqu’un. Qu’on m’ouvre promptement la porte.

Tranion.

Quel est cet homme-là qui s’est approché si près de notre maison ?

Theuropide.

Personne ne vient : mais du moins, ou j’aurois perdu toute connoissance, ou assurément voilà Tranion mon esclave.

Tranion.

O Seigneur Theuropide, mon bon maître ! Quel transport de joie ! Est-il possible que ce soit vous ? Permettez-moi de vous saluer & de vous souhaiter le bon jour. Avez-vous joui dans ce pays-là d’une parfaite santé, Monsieur ?

Theuropide.

Je m’y suis toujours porté comme tu vois que je me porte à présent.

Tranion.

Vous ne pouviez mieux faire. . . . . . . . .

LE RETOUR.

Merlin empêche Géronte d’entrer dans sa maison, en lui persuadant que le Diable s’en est emparé, & qu’il y a des lutins qui donnent des camouflets très puants.

LA MOSTELLAIRE.

. . . . . . . . . .

Theuropide.

Est-ce que la cervelle vous a tourné en mon absence ?

Tranion.

Pourquoi, s’il vous plaît, demandez-vous cela, Monsieur ?

{p. 23}

Theuropide.

Pourquoi ! parceque vous sortez tous à la fois, pour vous promener apparemment chacun de son côté : pas un ne reste ici pour garder la maison, ni pour ouvrir, ni pour répondre. Peu s’en est fallu que je n’aie enfoncé les deux portes à force de frapper à coups de pieds.

Tranion.

Oh ! oh ! sérieusement, Monsieur, avez-vous touché à cette porte-là ?

Theuropide.

Pourquoi ne la toucherois-je pas ? Non seulement je l’ai touchée, mais même, comme je te dis, je l’ai presque rompue en frappant.

Tranion.

Je ne reviens pas de mon étonnement. Encore une fois, Monsieur, avez-vous touché à cette maison-là ?

Theuropide.

Me prends-tu pour un menteur, puisque je te dis que j’y ai touché, & que j’y ai frappé bien fort ?

Tranion.

Ah ! grands Dieux !

Theuropide.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Tranion.

Par Hercule ! vous avez fort mal fait.

Theuropide.

Que dis-tu là ?

Tranion.

On ne peut pas exprimer le mal que vous avez commis : il est grief, atroce, irréparable. Imaginez-vous que votre conscience est chargée d’un sacrilege affreux.

Theuropide.

Pourquoi ?

{p. 24}

Tranion.

O Monsieur ! éloignez-vous d’ici, je vous en conjure ; éloignez-vous de cette fatale maison : du moins, approchez-vous de moi, & mettez-vous où je suis. Tout de bon, avez-vous touché la porte ?

Theuropide.

Parbleu, il faut bien que j’aie touché, puisque j’ai frappé : l’un ne va pas sans l’autre.

Tranion.

Ma foi, vous avez tué...

Theuropide.

De qui suis-je homicide ?

Tranion.

Vous avez fait périr tous ceux qui vous appartiennent.

Theuropide.

Que les Dieux & les Déesses te fassent périr toi-même, avec ton exécrable augure !

Tranion.

Je crains fort que vous ne puissiez les appaiser, ni pour vous, ni pour les vôtres.

Theuropide.

Mais pourquoi cela ? Quelle espece de prodige m’annonces-tu ? . . . . . . . . .

Tranion.

Voici ce que je veux dire : Il y a long-temps qu’on a commis dans votre maison un crime de la plus noire scélératesse : mais nous en avons fait la découverte depuis peu.

Theuropide.

Quel est donc ce forfait, misérable ! & qui pourroit en être l’auteur ? dis-le sans me faire languir.

Tranion.

Un propriétaire s’étant saisi de son locataire, le poignarda {p. 25}de sa propre main. Je crois que c’est le même hôte qui vous a vendu la maison.

Theuropide.

Il le tua !

Tranion.

Et de plus, après lui avoir pris tout son argent, il l’enterra dans le logis même que le défunt habitoit.

Theuropide.

Sur quoi fondez-vous l’imputation d’un crime si détestable ?

Tranion.

C’est ce que j’ai à vous dire ; donnez-vous la peine d’écouter. Un soir que Monsieur votre fils avoit soupé dehors ; lorsqu’il fut revenu de son grand repas, il se coucha ; nous en fîmes autant, & nous dormions déja profondément : par hasard, j’avois oublié d’éteindre la lampe ; tout d’un coup j’entends notre jeune maître qui crie de toute sa force...

Theuropide.

Qui appelles-tu ton jeune maître ? n’est-ce pas mon fils ?

Tranion.

St ! un peu de patience, s’il vous plaît ; laissez-moi continuer. Il m’assure que ce vieux mort lui avoit apparu pendant qu’il dormoit.

Theuropide.

C’étoit donc en songe, en rêve, enfin dans le sommeil ?

Tranion.

Vous avez raison, Monsieur : mais, encore une fois, je vous prie de m’écouter. Notre jeune maître me dit que le mort lui avoit parlé de cette maniere-ci.

Theuropide.

Toujours en dormant ?

{p. 26}

Tranion.

Cela est vrai ; il a eu grand tort, & j’en suis tout étonné. Une ame qui, depuis soixante ans, s’est séparée de son corps, ne devoit-elle pas, pour venir voir votre fils, prendre le temps qu’il seroit pleinement éveillé ? Je suis fâché de vous le dire, Monsieur ; mais vous avez quelquefois certaines absences d’esprit qui ne font point honneur à votre jugement.

Theuropide.

Je me tais.

Tranion.

Voici donc mot à mot le narré de la vieille Ombre. « Je m’appelle Diaponce, je suis un étranger de delà la mer, c’est ici ma demeure, & la maison est en mon pouvoir ; Caron n’a point voulu de moi dans les enfers, il m’a renvoyé brusquement & en batelier ; sa raison est que je suis mort avant mon temps, & qu’on m’a frustré des honneurs de la sépulture. En effet, ayant été trompé par ma bonne foi, l’hôte m’égorgea dans ce lieu-ci, & se contenta de me couvrir de terre : ainsi je demeure caché dans la maison, & il n’y a que moi qui sache où j’y suis. Mon scélérat d’hôte me tua pour avoir mon trésor. A présent ce que j’exige de toi, Philolache, c’est que tu cherches incessamment une autre demeure : cette maison-ci est maudite, elle est dévouée à la vengeance divine ». A peine pourrois-je rapporter en un an les prodiges, les monstres qui s’y font voir tous les jours.

LE RETOUR.

L’usurier chez lequel Clitandre a pris deux mille écus, demande cette somme à Merlin en présence de Géronte : il lui dit qu’il vient d’obtenir sentence par corps, & qu’il fera coffrer son maître incessamment. Géronte, surpris, veut savoir {p. 27}à quel propos Clitandre a fait cet emprunt : il est fort en colere. Merlin l’appaise en lui persuadant que son fils s’est servi de cette somme pour achever de payer une fort belle maison dont il a fait emplette en accumulant ses épargnes. Alors Géronte, aussi charmé qu’il étoit piqué, se loue d’avoir un fils qui lui ressemble par son économie, répond de la dette à l’usurier, & promet de le satisfaire dans peu.

LA MOSTELLAIRE. Acte III. Scene I.

L’Usurier demande à Tranion si son maître ne veut pas lui payer au moins l’intérêt de la somme qu’il lui doit. Theuropide est présent ; c’est ce qui redouble l’embarras de l’esclave.

Theuropide.

Quel est ce visage-là ? Que demande-t-il ? Pourquoi nomme-t-il mon fils ? Quelle affaire a-t-il à démêler avec Philolache ? de quel droit l’insulte-t-il ici publiquement ? Enfin quelle dette a-t-on contractée avec lui ?

Tranion.

Ayez la bonté, Monsieur, de faire jetter un peu d’argent dans la gueule de cette vilaine & avide bête pour l’appaiser : je vous en conjure au nom du grand Hercule ! ordonnez cela.

Theuropide.

Que j’ordonne.....

Tranion.

Oui, s’il vous plaît, Monsieur, commandez qu’on lui casse la mâchoire & les dents avec un sac d’argent.

L’Usurier.

Soit, je souffre patiemment les coups & les blessures, pourvu qu’ils soient monnoyés.

{p. 28}

Theuropide.

Pourquoi parlez-vous d’argent ?

Tranion.

Monsieur votre fils lui doit quelque chose.

Theuropide.

Combien ?

Tranion.

La somme approche de quarante mines.

L’Usurier.

Ne vous imaginez pas que ce soit beaucoup : selon moi, c’est peu de chose.

Tranion.

L’entendez-vous ? Sur votre foi & sur votre conscience, cet homme-là vous paroît-il capable d’être usurier ? Ces gens-là sont la plus méchante nation du monde ; au lieu que celui-ci est honnête & modéré.

Theuropide.

Il m’importe fort peu de savoir quel il est, d’où il est, & ce qu’il fait, &c. La seule chose que je suis curieux de connoître, c’est la nature, ce sont les circonstances de la dette. J’entends qu’il y a aussi un crédit d’intérêt.

Tranion.

C’est à cause de cela qu’on lui doit quarante-quatre mines d’or. Dites-lui que vous les paierez, afin qu’il s’en aille.

Theuropide.

Moi ; je promettrois de les payer !

Tranion.

Promettez hardiment.

Theuropide.

Moi !

Tranion.

Vous-même : parlez seulement ; faites ce que je vous {p. 29}dis : promettez. Allons, allons donc ; c’est moi qui vous le commande.

Theuropide.

Mais toi, réponds-moi : quel usage a-t-on fait de cet argent-là ?

Tranion.

Il est en sureté.

Theuropide.

Cela étant, payez donc, puisque vous avez encore toute la somme entre les mains.

Tranion.

La conséquence n’est pas juste, Monsieur : l’argent est bien, mais nous ne le tenons pas. Votre fils a fait emplette d’une maison.

Theuropide.

Oh, oh ! A ce que je vois, Philolache va sur les traces de son pere : tout jeune qu’il est, il entre déja dans le commerce. Dis-tu vrai ? A-t-il fait cette acquisition-là ? Quoi ! une maison !

Il promet de payer l’usurier.

LE RETOUR.

Géronte veut voir la maison achetée par son fils, Merlin lui dit que c’est celle de Mad. Bertrand. Géronte forme le dessein d’y faire porter tout de suite ses ballots. Autre embarras de Merlin, qui exhorte son vieux maître à ne point parler de la vente de la maison à Madame Bertrand, parcequ’elle est devenue folle, & que ses parents vont la faire renfermer. Dans ce temps-là Mad. Bertrand arrive ; Merlin persuade à la bonne vieille, que Géronte est devenu fou, & les deux vieillards se plaignent mutuellement. Tout cela est pris de Plaute, mais de deux pieces différentes.

{p. 30}

LA MOSTELLAIRE.

Theuropide.

En quel quartier mon fils a-t-il acheté cette maison-là ?

Tranion.

Oh ! voilà le coup de massue ! Je ne m’attendois pas à cette demande-là : je suis perdu.

Theuropide.

Veux-tu répondre quand je t’interroge ?

Tranion.

Oui, Monsieur, je vais vous le dire tout-à-l’heure : mais c’est que je cherche le nom du propriétaire qui l’a vendue.

Theuropide.

Pense donc bien vîte, & tâche de t’en souvenir.

Tranion.

Où en suis-je réduit à présent ? Je ne vois qu’une ressource, c’est de mettre en jeu notre plus proche voisin : je vais donc faire un gros mensonge ; je dirai que Philolache a acheté de cet homme-là. J’ai toujours oui dire qu’il falloit mentir sur-le-champ, parcequ’alors ce sont les Dieux qui vous inspirent : or on ne sauroit mieux faire que de servir d’interprete à la Divinité.

Theuropide.

Eh bien ! as-tu trouvé le nom ?

Tranion.

Puisse le Ciel faire périr le coquin d’usurier ! ou plutôt veuillent les Dieux foudroyer ce détestable vieillard ! Monsieur, je suis bien sot de m’amuser au nom. Votre fils a acheté la nouvelle maison de celui qui demeure à côté de nous.

Theuropide.

De bonne foi ?

{p. 31}

Tranion, à part.

Oui assurément si vous payez bien le vendeur ; mais si vous le frustrez de son argent, le marché de l’acheteur ne sera pas de bonne foi.

Theuropide.

Il ne s’est pas logé dans un bel endroit.

Tranion.

Pardonnez-moi, Monsieur, l’endroit est fort beau.

Theuropide.

Par Hercule ! j’ai envie de voir l’acquisition de mon fils. Frappe à la porte, Tranion, & fais venir quelques voisins de là-dedans.

Tranion.

Autre coup assommant ! me voilà encore réduit à ne savoir que répondre. Voilà un nouvel écueil contre lequel les vagues me poussent & vont me briser. Comment me tirerai-je de ce pas-ci ? je n’en sais ma foi rien. Pour cette fois, c’est tout de bon, me voilà manifestement atteint & convaincu d’imposture : il m’est impossible de me sauver.

Theuropide.

Fais donc venir quelqu’un, & prie qu’on me fasse voir la maison.

Tranion.

Mais, s’il vous plaît, Monsieur, je dois vous avertir d’une chose ; c’est qu’il y a des femmes dans cette maison-là : il faut donc leur faire demander auparavant si cela ne les incommodera point.

Theuropide.

Il n’y a rien de plus juste, rien de plus raisonnable. Vas-y toi-même, salue ces Dames de ma part, & dis-leur qu’elles m’obligeront beaucoup. Va, & je t’attendrai ici jusqu’à ce que tu aies fait ton message.

{p. 32}

Tranion fort embarrassé va trouver le voisin, lui persuade que son maître veut faire bâtir une maison sur le modele de la sienne, & le prie de permettre qu’il la visite. Le voisin y consent avec grand plaisir. L’esclave revient vers son maître, lui dit que son voisin est très chagrin d’avoir vendu sa maison à si bon marché ; que son désespoir redouble toutes les fois qu’on lui en parle, le prie en conséquence de ménager la sensibilité du vendeur, & de ne pas lui rappeller ce qui l’afflige.

LES CAPTIFS.

Philocrate & son esclave Tindare tombent dans l’esclavage, & sont achetés par Hégion, qui permet à l’un d’eux de partir pour aller dans leur pays chercher leur rançon, tandis que l’autre demeurera pour otage. Son intérêt veut qu’il retienne le maître. Alors Tindare se sacrifie pour son patron, prend son nom & le laisse partir comme s’il étoit réellement l’esclave. Bientôt après Aristophonte veut lui soutenir qu’il n’est point Tindare. Hégion est alarmé ; mais le généreux esclave lui persuade pendant quelque temps que son accusateur est frénétique, & qu’il ne sait ce qu’il dit quand son accès le prend.

 

Regnard a fort bien fait de marier les deux idées de Plaute : mais par quelle raison a-t-il négligé un bout de scene fort plaisant dans la Mostellaire, & qui alloit si bien à son sujet ? Le voici.

LA MOSTELLAIRE. Acte III. Scene II.

(Les deux vieillards & Tranion visitent la maison.)

. . . . . . . . .

Tranion.

Ah ! prenez garde d’augmenter sa douleur, en lui disant que vous avez acheté sa maison. Ne voyez-vous pas comme ce pauvre vieillard a le visage triste & abattu ?

{p. 33}

Theuropide.

Je le vois bien.

Tranion.

Ne faites donc aucune mention de l’achat, de peur qu’il ne s’imagine que vous venez ici pour insulter à son malheur, & pour vous en réjouir en sa présence.

Theuropide.

J’entends, & ton conseil me paroît de bon sens. Je vois avec plaisir la bonté de ton naturel, & je t’en estime davantage. Que dois-je faire à présent ?

Simon.

Que n’entrez-vous, Monsieur, pour voir le bâtiment à loisir ?

Theuropide.

Puisque vous en agissez si humainement & si honnêtement, je vais en profiter.

Simon.

Par Pollux ! vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir.

Tranion.

Voyez-vous cette entrée devant la maison, & ce promenoir ? Comme il est bien pris !

Theuropide.

Certainement, &, par Pollux ! il ne se peut rien de mieux entendu.

Tranion.

Regardez bien ces poteaux, ces jambages de porte ; voyez, je vous prie, de quelle solidité, de quelle épaisseur ils sont.

Theuropide.

Je ne crois pas qu’on en puisse voir de plus beaux.

Simon.

Par Pollux ! on les avoit achetés autrefois pour tels.

{p. 34}

Tranion.

Entendez-vous ce qu’il dit, Monsieur ? On les avoit achetés. Le pauvre homme a bien de la peine à retenir ses larmes : cela fait pitié ! . . . . . . .

Theuropide.

Plus j’examine l’édifice, plus je le trouve à mon gré.

Tranion.

Voyez-vous cette peinture, où une corneille se moque agréablement de deux vautours ? La corneille se tient sur ses pieds, comme pour épier & prendre bien son temps ; elle mord tour à tour les deux oiseaux de proie. Je vous prie, regardez de mon côté, afin que la corneille vous paroisse dans son vrai point de vue. La voyez-vous dans l’attitude que je vous ai dit ?

Theuropide.

Ma foi, je ne vois point ici de corneille.

Tranion.

Hé bien, tournez la tête, & regardez, s’il vous plaît, de votre côté : puisque vous ne pouvez appercevoir la corneille, éprouvez un peu si, en vous tournant, vous ne découvrirez point les deux vautours.

Theuropide.

Si tu veux que je te parle franchement, & pour finir notre contestation, je te déclare que je ne vois ici aucun oiseau peint.

Tranion.

Eh bien, je vous le pardonne : la vieillesse vous empêche de bien distinguer les objets.

Il me semble que Merlin imitant son confrere en fourberie, se peignant, à son exemple, comme un fin renard qui se moque d’un vieux hibou & d’une vieille chouette, le disant à Géronte & à Mad. Bertrand, les exhortant à se tourner de {p. 35}son côté pour mieux voir l’animal malin : il me semble, dis-je, que Merlin dans une pareille situation auroit été très comique. Si vous en exceptez cette différence, qui n’est pas à l’avantage de Regnard, les deux pieces sont les mêmes pour le fond du sujet, les caracteres, les moyens & l’intrigue.

Les deux ouvrages comparés à la nature. §

S’il n’est pas naturel que des monstres infernaux se soient emparés d’une maison, il est aussi peu naturel que les diables en aient pris possession. S’il n’est pas dans la nature que Theuropide puisse ajouter foi à un mensonge aussi grossier, il est tout aussi peu naturel que Géronte puisse en être la dupe. Voilà donc Regnard qui, loin d’embellir un sujet étranger, en le transportant sur notre scene, de le dégager de tout ce qui blesse le beau naturel, comme tout bon imitateur doit faire, nous a tout uniment rendu ses beautés & ses défauts, avec la différence que de cinq actes en vers il n’en a fait qu’un en prose. Nous ne dirons point que Regnard a imité la Mostellaire de Plaute dans son Retour ; nous dirons avec plus de raison qu’il nous a donné un extrait de la Mostellaire, dans lequel il a inseré le bon & le mauvais. Non content d’avoir mis devant nos yeux la lunette dont parle M. d’Aguesseau, il nous présente le côté qui rapetisse les objets.

LES FOLIES AMOUREUSES, en vers, en trois actes. §

Cette comédie fut jouée, pour la premiere fois, le mardi 15 Janvier 1704 ; elle eut quatorze représentations. Sa tournure tout-à-fait italienne fait soupçonner aux connoisseurs qu’elle est tirée {p. 36}du Théâtre Italien. « Il suffiroit, disent MM. Parfait, pour transporter cette piece sur la scene italienne, de changer les noms des acteurs, & les caracteres se trouveroient conformes. Albert ne le cede pas en imbécillité au Docteur, & Crispin est bien aussi balourd qu’Arlequin. Le meilleur rôle est celui d’Agathe : elle forme l’intrigue & le nœud de la piece ; ses ruses sont, à la vérité, un peu grossieres. Le dénouement ressemble totalement à ceux des farces italiennes que l’on jouoit autrefois sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Le sujet est très mince, & tout-à-fait usé : on peut dire que M. Regnard ne s’est tiré d’affaire qu’au moyen de certains traits plaisants, & par les jeux comiques de cette piece ».

La finta Pazza, la feinte Folle, jouée à Paris par l’ancienne Troupe Italienne, pourroit avoir fourni le sujet & les lazzis des Folies amoureuses, où nous voyons Agathe feindre d’être folle, pour échapper à son tuteur Albert, & paroître en vieille, en musicienne Italienne, en Officier. Il seroit injuste, puisque nous n’avons pu trouver le canevas italien, de lui donner toutes les bonnes plaisanteries & tous les défauts qui sont chez l’Auteur François. Concluons cependant que si Regnard n’a point pris chez l’Etranger l’intrigue & les caracteres peu vraisemblables de sa piece, il n’en est que plus coupable d’avoir imaginé des choses tout-à-fait contre nature. Nous nous garderons bien d’éplucher sérieusement cette espece de farce dénuée de toute vraisemblance. Albert, qu’on ne nous peint pas comme un homme échappé des petites-maisons, peut-il se persuader que Crispin, un malheureux réduit au métier {p. 37}de valet, guérisse les folies les plus enracinées avec trois mots que lui apprit jadis un Juif ? Albert n’auroit-il pas réellement besoin qu’on éprouvât sur lui l’efficacité des mots magiques1 ?

LES MENECHMES ou LES JUMEAUX, en cinq actes en vers. §

Cette comédie parut, pour la premiere fois, le vendredi 4 Décembre 1705 ; elle eut seize représentations. Elle est précédée d’un prologue tout-à-fait calqué sur celui de l’Amphitrion de Moliere. Les Beaux Esprits qui vivoient de son temps le lui reprocherent : nous verrons dans la suite si leurs reproches sont fondés. Regnard étant un des Auteurs que nous devons connoître le mieux après Moliere, il faut tâcher aussi de le faire voir par tous les côtés, mais en différents temps & sous diverses formes, pour promener le Lecteur sur des objets variés, sans l’éloigner cependant du but principal.

Extrait des Menechmes de Plaute.

Avant-Scene. Menechme, marchand Sicilien, eut un fils nommé Moschus, qu’il maria fort jeune, & de qui naquirent deux jumeaux tout-à-fait ressemblants. L’on nomma l’un Menechme, & l’autre Sosicle. Ces enfants {p. 38}avoient déja sept ans quand Moschus s’embarque avec le petit Menechme. Il arrive à Tarente, pendant qu’on y célébroit les fêtes de Bacchus, perd son fils dans la foule, meurt de chagrin. Le vieux Menechme apprend cette triste nouvelle, pleure son fils, son petit-fils, & fait prendre le nom de Menechme à Sosicle. Celui-ci devient grand ; il forme le dessein de voyager, débarque à Epidaure avec un esclave. C’étoit là que le destin l’attendoit pour lui faire retrouver ce frere qu’il croyoit mort, qu’un marchand d’Epidaure avoit pris avec lui lorsqu’il se fut égaré dans la foule, qu’il avoit adopté depuis, & marié en lui donnant tout son bien.

Action. Menechme le perdu est persécuté par l’humeur jalouse de sa femme. La dame n’a pas tout-à-fait tort, puisque son époux a une maîtresse en ville, qu’il comble de bienfaits. Il vole à son épouse une robe magnifique, va la porter à sa nymphe, & lui promet de venir dîner avec elle. Le cuisinier de la courtisanne va à l’emplette, revient, trouve Menechme Sosicle, le prend pour celui qui lui fait exercer son emploi, l’exhorte à s’aller reposer chez sa maîtresse, en attendant le dîner, & lui vante l’amour de la nymphe. Menechme Sosicle est surpris de s’entendre appeller par son nom. Son esclave Massénion lui dit que la chose n’a rien de surprenant, parceque les courtisannes envoient ordinairement au port des émissaires pour s’informer du nom, de l’histoire, de la fortune de toutes les personnes qui arrivent, & les faire tomber ensuite plus aisément dans leurs filets. Il l’exhorte à fuir le piege, quand la courtisanne vient elle-même prier Menechme Sosicle d’entrer. Il la trouve jolie, il cede à ses instances ; mais, crainte d’être sa dupe, il remet sa bourse à son fidele esclave, & revient bientôt sur la scene en riant de {p. 39}son bonheur. Une jolie femme l’invite à dîner, le comble de faveurs, prétend avoir reçu de lui une robe magnifique, & la lui confie, en le priant de la faire remettre à neuf. Il se promet bien de ne la pas rendre, quand il rencontre le parasite de son frere : celui-ci, très piqué qu’on ait dîné chez la courtisanne sans lui, a découvert à la femme de Menechme perdu le vol de la robe, & l’usage auquel elle étoit destinée. La femme sort furieuse, trouve précisément son beau-frere avec la robe sous le bras, le prend pour son mari, l’accable de reproches. Le beau-frere la croit folle, & sort : il est remplacé par le mari, qui n’est pas médiocrement surpris de voir sa femme instruite de ses infidélités & du vol de la robe ; il va chez la courtisanne pour la prier de lui rendre cette maudite robe, dont la perte irrite son épouse, & lui promet de lui en donner une plus belle. On lui soutient qu’on la lui a remise ; il le nie. On le met à la porte. Pendant ce temps la femme de Menechme perdu va faire part de ses malheurs à son pere : le bonhomme tâche de l’appaiser, & vient avec elle pour entendre les raisons de son mari. Ils trouvent le frere qui se moque de leurs reproches, & les maltraite si bien en protestant de ne pas les connoître, qu’il passe pour fou dans leur esprit, & qu’ils projettent de le mettre entre les mains d’un Médecin2. Ils ordonnent à quatre fouetteurs de l’enlever : les fouetteurs exécutent l’ordre, mais c’est sur l’autre Menechme, fort étonné de se voir maltraiter par ses esclaves. Heureusement pour lui le valet de son frere survient, le prend pour son maître, le délivre & lui demande {p. 40}la liberté, que Menechme perdu lui accorde sans peine ; aussi agit-il avec son véritable patron, comme s’il étoit libre ; il soutient qu’il vient d’être affranchi par lui. Tout est dans le désordre, tous les acteurs s’accusent mutuellement de folie, quand les jumeaux se rencontrent : l’un croit voir marcher son miroir : ils détaillent leur histoire, se reconnoissent, & la robe revient à la femme.

 

Je suis enthousiasmé de la piece de Plaute. Quel beau simple ! Comme tout s’y enchaîne aisément ! Quand on compare les pieces de Moliere avec leurs originaux, on l’admire davantage : il n’en est pas ainsi de Regnard, sur-tout dans cette derniere imitation. Je consens qu’on s’amuse à la représentation de ses Menechmes, quand on n’a pas vu ceux du Poëte Latin : mais après cela, si l’on y rit, on ne pourra du moins estimer cette copie très défectueuse d’un très beau modele. Quelle différence de l’intrigue produite par cette seule robe qui va, vient, circule, passe de main en main pendant toute la piece, anime les caracteres, fait naître les incidents, & les multiplie sans le secours d’aucun autre ressort ; quelle différence, dis-je, avec cette autre fable mal digérée, mal construite, où une malle, des lettres, une donation, une promesse de mariage, un portrait, ne suffisent pas pour soutenir une action, où l’Auteur a besoin d’appeller les épisodes à son secours, & dans laquelle il blesse continuellement la vérité !

Les deux Pieces comparées avec la nature. §

L’avant-scene de la piece latine est d’abord plus naturelle que la françoise. Un enfant de sept ans perdu outre mer, transplanté ensuite dans {p. 41}un pays plus lointain, ne sauroit donner de ses nouvelles à sa famille, & l’on peut facilement le croire mort chez lui, sur-tout lorsqu’on apprend qu’il s’est égaré dans une ville qui lui est tout-à-fait inconnue, & que son pere a fait inutilement les plus grandes recherches pour le trouver. Mais le Chevalier Menechme, qui n’a point quitté la France, & qui n’est parti de la maison paternelle qu’en âge de servir, comment a-t-il pu faire pour ne pas écrire chez lui, ne fût-ce que pour demander de l’argent, dont les militaires ont grand besoin ? Comment, malgré son silence, sa famille a-t-elle pu le croire mort ? Il sert, il a même un grade distingué, puisque M. Coquelet a fourni des habits pour son régiment. Il étoit si facile de savoir la vérité ! Toute communication a-t-elle été interrompue entre Paris & la Bretagne son pays natal ? L’Auteur auroit dû faire mettre, par méprise, le Chevalier sur la liste des Officiers tués à l’armée.

Outre le louche qu’une avant-scene forcée jette ordinairement dans l’action, voyons comme les événements de la piece françoise sont amenés avec peu de vraisemblance. Commençons par le premier, celui qui donne naissance à tous les autres. Un valet, qui doit distinguer la malle de son maître à cent pas de lui, en prend une autre, parcequ’il voit sur le dos cette adresse : A Monsieur Menechme, à présent à Paris. Ne doit-il pas croire tout de suite qu’on a mis la même adresse sur une autre malle ? Ne doit-il pas craindre quelque fourberie ? Ou bien son maître ne lui a-t-il jamais parlé de son frere, & ne doit-il pas imaginer que la malle appartient à ce dernier ? On trouve dans cette malle des lettres, par {p. 42}lesquelles le Chevalier apprend que son frere hérite de soixante mille écus qu’un oncle lui laisse, & qu’il vient à Paris pour toucher cette somme déposée chez un honnête Notaire, nommé Robertin : là-dessus il forme le projet de s’emparer de cet argent, & réussit. Est-il naturel que la donation ait été faite à un Menechme quelconque ? Le nom de baptême, les qualités du légataire, ne sont-ils pas sur l’acte public ? Est-il dans la nature que le Chevalier ait cru réellement pouvoir venir à bout d’une fripponnerie qui ne sauroit réussir selon toutes les apparences ? Est-il naturel que le Notaire ait été sa dupe ?

Le valet du Chevalier s’empare de Menechme, lui offre ses services. Est-il naturel que Menechme, bourru, soupçonneux, indisposé contre tout ce qu’il voit à Paris, se confie à un drôle qu’il ne connut jamais, & dont personne ne lui répond ? Un Gascon, à qui le Chevalier doit cent louis, vient les demander à Menechme l’épée à la main ; celui-ci les donne bonnement. Est-il naturel que, croyant le Marquis un frippon, il craigne ses violences en plein jour & dans la rue ? A tous ces événements amenés par force, enchaînés par l’invraisemblance même, il suffit d’opposer la vérité des incidents amenés naturellement par la robe volée, l’unique mobile de tout, & qui, chose bien extraordinaire, met elle seule tous les personnages dans une situation propre à dévoiler leurs véritables caracteres. Elle met en jeu la fausseté & l’avarice de la Courtisanne, le penchant que les deux Menechme ont pour les plaisirs, la gloutonnerie du Parasite, les emportements d’une femme cruellement sacrifiée à sa rivale, la patience d’un vieillard qui veut maintenir la paix entre {p. 43}sa fille & son gendre. Tous ces divers caracteres, animés par la robe, se soutiennent d’un bout à l’autre dans toute leur vérité ; au lieu que ceux de la piece françoise, ne tenant à rien, & faux par eux-mêmes, se démentent continuellement. Est-il naturel qu’Araminte, qui entretient visiblement le Chevalier, qui a tout fait pendant la piece pour se le conserver, & qui est nantie d’une bonne promesse, consente tout d’un coup à le céder à sa niece ? Est-il naturel que Démophon prétende cajoler sa sœur, & l’engager à donner son bien à sa fille, en lui disant sans cesse qu’elle est vieille ? Est-il naturel que le Menechme brutal s’humanise tout-à-coup jusqu’au point d’épouser une vieille folle qu’il hait, & cela pour avoir la moitié de la somme que son frere lui vole ? Supposons-le pour un instant stupide au point de croire que son frere a part à la donation : peut-il l’être assez pour se figurer que le Chevalier lui fait grace en lui donnant la moitié du legs, & pour se croire obligé de reconnoître cette générosité en épousant une beauté délabrée, dont les appas lui ont paru très dérangés ? Nous trouverions des invraisemblances encore plus choquantes dans cette piece ; mais nous les avons citées ailleurs.

Je ne comprends pas comment Regnard a pu s’écarter si fort de la nature en imitant une piece qui n’a que trop de ressemblance avec nos mœurs, & ne les peint que trop fidellement. Les époux qui privent leurs femmes de leurs bijoux pour les donner à des courtisannes, & les jeunes gens qui excroquent ces créatures, sont malheureusement assez communs parmi nous. « Regnard ne pouvoit, me dira-t-on, mettre des choses si scandaleuses sur la scene ». A la bonne heure : {p. 44}mais puisque la décence lui a fait abandonner un plan excellent pour nous en présenter un mauvais, il devoit du moins le remplir avec des personnages honnêtes3.

Boileau, à qui les Menechmes François sont dédiés ; Boileau, le grand partisan des anciens, lui qui trouvoit l’Amphitrion de Plaute supérieur à celui de Moliere, lui que Regnard avoit consulté vraisemblablement avant de livrer sa piece au public ; enfin Boileau, le meilleur des critiques lorsqu’il n’étoit pas guidé par la passion, comment n’a-t-il pas averti l’Auteur de la maladresse avec laquelle il habille les Menechmes Latins à la françoise ? Comment a-t-il pu sur-tout lui laisser ignorer qu’en ne faisant point partager alternativement aux deux jumeaux les bonnes & les mauvaises aventures, comme dans l’ouvrage latin, il enlevoit à sa piece le mérite si rare de paroître animée par le hasard ; qu’il donnoit une marche contrainte à l’intrigue, & qu’il rendoit ses premiers personnages très monotones ? Boileau vivoit dans un temps où l’on regardoit encore une dédicace comme un hommage flatteur : le plaisir de voir son nom à la tête d’une Epître, l’auroit-il aveuglé sur les défauts de l’ouvrage ? Quoi qu’il en soit, le Satyrique François n’imitoit pas de la sorte Horace & Juvenal4.

{p. 45}

LE LÉGATAIRE UNIVERSEL, en cinq actes, & en vers. §

On joua cette comédie pour la premiere fois le lundi 9 Janvier 1708 ; elle eut vingt représentations ; & peut-être en eût-elle mérité davantage par les traits plaisants dont elle est remplie, si ces mêmes plaisanteries n’étoient amenées par des moyens tout-à-fait contre nature. Personne n’ignore quelle est l’intrigue du Légataire : on sait que Géronte veut d’abord épouser Isabelle, & qu’il la cede ensuite à son neveu Eraste ; qu’il a résolu de faire un testament, dans lequel il veut donner vingt mille écus à deux parents Normands, & laisser le reste de son bien à Eraste ; mais qu’il se décide ensuite à faire Eraste unique Légataire, parceque Crispin a su l’indisposer contre les autres, en jouant leur personnage & en lui disant des impertinences atroces. On sait encore que Géronte tombe en léthargie au moment où il a mandé le Notaire ; que Crispin se jette dans un fauteuil avec tout l’attirail d’un malade à l’agonie, & dicte un testament par lequel il laisse à son maître Eraste tous les biens de Géronte, à l’exception d’une rente de quinze cents francs qu’il se legue, & d’un présent qu’il fait à Lisette. Les deux scenes dans lesquelles Crispin joue successivement les personnages du neveu & de la niece, pour les faire haïr de Géronte, sont dans mille pieces italiennes. Quant au fond de la comédie, Regnard n’a fait que mettre en action une aventure arrivée dans le Languedoc. La voici.

Histoire véritable.

Un Gentilhomme campagnard étoit à toute extrémité ; il envoie chercher un Notaire dans une ville voisine pour {p. 46}écrire le testament qu’il veut faire en faveur de la femme la plus vertueuse, la plus fidelle. Mais, hélas ! dépêché un peu trop vîte par un médecin habile, & sur-tout fort expéditif, il prend congé de la compagnie avant que d’avoir dicté ses dernieres volontés. La veuve jette les hauts cris, quand le précepteur de ses enfants, qui l’avoit aidée dans le particulier à soutenir publiquement le caractere de prude, & qui l’avoit souvent consolée des infirmités de son mari, trouve le secret de la consoler encore de sa mort trop précipitée. Il enleve le défunt, le transporte dans un autre lit, se met à sa place, attend le Garde-note, avec les rideaux bien fermés, &, d’une voix mourante, dicte un testament, par lequel il laisse unique légataire sa chere épouse. Ce titre convenoit à la dame, à quelques formalités près.

 

On ne dit pas si le Précepteur eut soin de se faire quelques legs, ou s’il crut connoître assez bien le cœur de la dame pour se fier à sa reconnoissance. Quoi qu’il en soit, Crispin, commençant à se léguer une somme, est très plaisant5, & c’est peut-être le seul trait naturel qui soit dans la piece.

Nous avons exhorté, dans le premier volume {p. 47}de cet ouvrage, les Auteurs naissants à saisir tout ce qui se présenteroit devant eux sous un aspect comique ; mais nous avons eu soin de leur dire en même temps que les aventures arrivées dans la société perdent souvent leur plus grand mérite lorsqu’on les transplante sur le théâtre. Voici le premier exemple qui se présente, ne le négligeons point. L’aventure que je viens de rapporter est très vraisemblable dans toutes ses circonstances ; il est même à parier que dans les campagnes elle se renouvelle souvent, parcequ’une telle fourberie peut s’exécuter avec beaucoup de facilité : cependant, transportée sur la scene, le principe de l’action manque de vraisemblance, & blesse par conséquent tout-à-fait la nature. Figurons-nous la chambre d’un malade : le testateur est au fond d’une alcove obscure, enveloppé dans ses draps ; les rideaux de son lit bien fermés, ou seulement entr’ouverts pour la forme, achevent de le cacher aux regards trop scrupuleux du Notaire & des témoins sur-tout. Mais comment Crispin, rubicond, vermeil, dans la fleur de son âge, assis tout uniment dans un fauteuil au milieu d’une chambre, peut-il être cru le vieillard, le moribond Géronte ? « Le fourbe a pris ses précautions, va-t-on s’écrier ».

Acte IV. Scene V.

Crispin, à Eraste.

Vous, Monsieur, s’il vous plaît, fermez porte & fenêtre ;
{p. 48}
Un éclat indiscret peut me faire connoître.
. . . . . . . . .
Ce jour mal condamné me blesse encore l’œil.
Tirez bien les rideaux, que rien ne nous trahisse.

C’est très bien ; mais si la chambre est trop obscure, les Notaires n’y verront goutte pour écrire le testament ; si l’on apporte des bougies, leur clarté doit trahir Crispin. — Vous êtes aussi trop sévere, me dira-t-on : les deux Notaires ont la vue basse ; d’ailleurs il est très possible que les Notaires ne connoissent pas Géronte, ils peuvent fort bien ignorer s’il est jeune ou vieux. — Il falloit du moins pour cela, que Regnard ne les prît pas dans le voisinage du vieillard.

Acte I. Scene II.

Lisette, à Crispin.

Je n’ai pas eu le temps d’aller chez les Notaires.
Toi, qui m’as si long-temps parlé de tes affaires,
Va vîte, cours, dis-leur qu’ils soient prêts au besoin.
L’un s’appelle Gaspard, & demeure à ce coin ;
Et l’autre un peu plus bas, & se nomme Scrupule.

— Ils logeoient dans le quartier depuis peu. — A merveille ! Mais l’un des Notaires, ayant une fois pris Crispin pour Géronte, peut-il une heure après prendre ce même Géronte pour l’homme qu’il a vu dans son fauteuil à bras ? Parlons plus sérieusement : où sont les témoins nécessaires pour la validité d’un testament, & pour mettre monsieur le Conseiller Garde-note à l’abri d’une triste fin ?

Ne nous acharnons pas à recueillir, à combattre les invraisemblances d’un Auteur qui ne se {p. 49}piqua jamais de se rapprocher de la nature, & qui semble ne s’être appliqué dans tous ses ouvrages qu’à faire rire, n’importe par quel moyen. Puisque ce fut là son unique but, rions, avec la multitude, de ses quolibets, de ses jeux de mots : mais rions de lui-même avec les gens de goût, quand, par exemple, dans Démocrite amoureux il peint un pédant ennuyeux au lieu d’un philosophe aimable ; lorsqu’il prévoit que le rôle d’Agélas, Roi d’Athenes, sera joué par un petit-maître François jaloux de sa frisure.

Acte III. Scene II.

THALER, AGÉLAS.

Thaler.

C’est trop de faveur,
Sire ; mettez dessus.

Agélas.

Parlez.

Thaler.

C’est votre honneur.

Agélas.

Poursuivez. Quel sujet ?...

Thaler.

Je ne veux point poursuivre
Si vous n’êtes couvert ; je savons un peu vivre.

Agélas.

Je suis en cet état pour ma commodité.

Rions de lui lorsqu’il fait revivre à Athenes l’état monarchique, éteint plus de sept cents ans avant Démocrite. Rions sur-tout de lui lorsque, dans le même temps & dans la même ville, Strabon parle de clochers.

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Acte I. Scene II.

. . . . . . . . .
Et la nuit, quand la lune allume sa lanterne,
Nous grimpons l’un & l’autre au sommet des rochers,
Plus élevés cent fois que les plus hauts clochers.

Le Curé de Fontenelle6, qui voit des clochers dans la lune, n’auroit pas mieux dit.

Encore une incursion sur les terres de Regnard, & nous pourrons, je crois, nous flatter de connoître la juste valeur de ses richesses théâtrales.

CHAPITRE II.
Regnard imitateur de Moliere. §

Regnard a imité de Moliere un prologue, des détails, des scenes, des caracteres, des dénouements. On se doute bien qu’il n’a pas jouté plus heureusement avec lui qu’avec Plaute : mais il nous reste à voir s’il vend cher la victoire.

Imitateur de Moliere dans les prologues. §

Regnard, pour composer le prologue des Menechmes, a pris l’idée du prologue d’Amphitrion. Que dis-je l’idée ! Chez Regnard, Apollon & Mercure s’entretenant de leurs divers emplois, se plaignant des fatigues qu’ils sont forcés d’essuyer, & passant en revue les galanteries de Jupiter, répetent en gros la conversation que la Nuit & le Messager des Dieux ont dans le prologue de l’Amphitrion François. Ramassons quelques traits épars.

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PROLOGUE DES MENECHMES. Scene I.

MERCURE, APOLLON.

Mercure.

  Honneur au Seigneur Apollon.

Apollon.

  Ah ! Dieu vous gard’, Seigneur Mercure.
  Par quelle agréable aventure
  Vous voit-on au Sacré Vallon ?

Mercure.

  Vous savez, grand Dieu du Parnasse,
  Que je ne me tiens guere en place.
  J’ai tant de différents emplois,
Du couchant jusqu’aux lieux où l’aurore étincelle,
  Que ce n’est pas chose nouvelle
  De me rencontrer quelquefois.

Apollon.

Vous êtes le bras droit du grand Dieu du tonnerre :
Votre peine est utile aux hommes comme aux Dieux ;
  Et c’est par vos soins que la Terre
Entretient quelquefois commerce avec les Cieux.

Mercure.

  Ce travail me lasse & m’ennuie,
 Lorsque je vois tant de Dieux fainéants,
Qui ne songent là-haut qu’à respirer l’encens,
  Et qu’à se gorger d’ambroisie.

Apollon.

Vous vous plaignez à tort d’un trop pénible emploi.
  S’il vous falloit donc, comme moi,
  Eclairer la machine ronde,
  Rendre la nature féconde,
  Mener quatre chevaux quinteux,
  Risquer de tomber avec eux
{p. 52}
  Et de faire un bûcher du monde ;
  Dans ce métier pénible & dangereux,
  Vous auriez sujet de vous plaindre.
Depuis que l’univers est sorti du chaos,
Ai-je encor trouvé, moi, quelque jour de repos ?
  Quoi qu’il en soit, parlons sans feindre ;
 A vous servir je serai diligent.
Le Seigneur Jupiter, dont vous êtes l’agent,
Honnête ou non, c’est dont fort peu je m’embarrasse,
  Pour goûter des plaisirs nouveaux,
  A quelque Nymphe du Parnasse
  Voudroit-il en dire deux mots ?

Mercure.

  Vos Muses, ailleurs destinées,
  Sont pour lui par trop surannées.
  . . . . . . .
  . . . . . . .

Apollon.

  Quelle est donc la raison nouvelle
  Qui près d’Apollon vous appelle ?
  . . . . . . .
Entre tant de métiers mis dans votre apanage,
Qui pourroient fatiguer quatre Dieux comme vous,
C’est celui de porter, je crois, les billets doux,
  Qui vous occupe davantage.
  . . . . . . .

Mercure.

Finissons là-dessus.
  Entre des Dieux tels que nous sommes,
  Il ne faut pas de longs discours.
  Laissons les compliments aux hommes,
  Ils en sont les dupes toujours.
{p. 53}

PROLOGUE D’AMPHITRION.

MERCURE, LA NUIT.

Mercure.

Tout beau, charmante Nuit, daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on desire ;
  Et j’ai deux mots à vous dire
  De la part de Jupiter.

La Nuit.

. . . . . . . . .
 Ah ! ah ! c’est vous, Seigneur Mercure !
Qui vous eût deviné là dans cette posture ?

Mercure.

Ma foi, me trouvant las, pour ne pouvoir fournir
Aux différents emplois où Jupiter m’engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,
  Pour vous attendre venir.

La Nuit.

Vous vous moquez, Mercure, & vous n’y songez pas :
Sied-il bien à des Dieux de dire qu’ils sont las ?

Mercure.

Les Dieux sont-ils de fer ?

La Nuit.

Non, mais il faut sans cesse
Garder le décorum de la Divinité.
Il est de certains mots dont l’usage rabaisse
 Cette sublime qualité ;
 Et que, pour leur indignité,
 Il est bon qu’aux hommes on laisse.

Mercure.

 A votre aise vous en parlez,
Et vous avez, la Belle, une chaise roulante,
Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
{p. 54}
Vous vous faites traîner par-tout où vous voulez.
 Mais de moi ce n’est pas de même ;
Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
 Aux Poëtes assez de mal
 De leur impertinence extrême,
 D’avoir, par une injuste loi,
 Dont on veut maintenir l’usage,
 A chaque Dieu, dans son emploi,
 Donné quelque allure en partage,
 Et de me laisser à pied, moi,
 Comme un messager de village.
 . . . . . . .

La Nuit.

 Que voulez-vous faire à cela ?
 Les Poëtes font à leur guise :
 Ce n’est pas la seule sottise
 Qu’on voit faire à ces Messieurs-là.
 . . . . . . .
 Laissons cela, Seigneur Mercure,
 Et sachons ce dont il s’agit.

Mercure.

 C’est Jupiter, comme je vous l’ai dit,
Qui de votre manteau veut la faveur obscure
  Pour certaine douce aventure
  Qu’un nouvel amour lui fournit.
Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles :
Bien souvent pour la Terre il néglige les Cieux ;
Et vous n’ignorez pas que ce Maître des Dieux
Aime à s’humaniser pour des beautés mortelles.
  . . . . . . .

La Nuit.

J’admire Jupiter ; & je ne comprends pas
Tous les déguisements qui lui viennent en tête.
{p. 55}

Mercure.

Il veut goûter par-là toutes sortes d’états ;
 Et c’est agir en Dieu qui n’est pas bête.
 . . . . . . .

La Nuit.

  Sur de pareilles matieres
  Vous en savez plus que moi ;
  Et, pour accepter l’emploi,
  J’en veux croire vos lumieres.

Mercure.

 Hé ! là, là, Madame la Nuit,
 Un peu doucement, je vous prie ;
 Vous avez dans le monde un bruit
 De n’être pas si renchérie.
On vous fait confidente, en cent climats divers,
 De beaucoup de bonnes affaires ;
Et je crois, à parler à sentiments ouverts,
 Que nous ne nous en devons gueres.

La Nuit.

 Laissons ces contrariétés,
 Et demeurons ce que nous sommes ;
 N’apprêtons point à rire aux hommes,
 En nous disant nos vérités.

Quel a donc été le but de Regnard en prenant les idées de Moliere ? A-t-il espéré les mieux rendre ? A-t-il cru les rajeunir par un coloris plus frais, plus brillant ? S’est-il figuré que la copie effaceroit l’original ? Quelle imagination folle ! N’a-t-il pas senti que le prologue d’Amphitrion tient à la piece, qu’on ne peut guere la représenter sans lui, & que le sien bien au contraire n’a pas le moindre rapport avec les Menechme ? Aussi n’a-t-il été joué qu’une seule fois, ce qui ne fait {p. 56}pas l’éloge du copiste ; j’allois dire de l’imitateur, c’étoit me tromper bien lourdement. Voyons s’il a mieux imité les détails.

Imitateur de Moliere dans les détails. §

Dans le Joueur de Regnard, Toutabas, maître de trictrac, veut donner leçon à Géronte qu’il prend pour Valere, lui vante les avantages de son art, & finit par dire :

Vous plairoit-il de m’avancer le mois ?

Ce trait seul vaut toute la scene, parcequ’il peint le peu de valeur de l’art par la misere de celui qui le montre. Mais il est pris dans les Fâcheux de Moliere, Acte III. Scene III. Ormin prie Eraste d’appuyer un projet de son invention, qui doit augmenter de quatre cents millions les revenus du Roi, & finit par lui demander deux pistoles à reprendre sur le droit d’avis7. Le plaisant de ces deux traits naît du contraste qui se trouve entre la situation malheureuse des deux originaux, & les faveurs de la fortune dont ils prétendent disposer. Par conséquent, Ormin, voulant enrichir un Monarque, est bien plus comique que Toutabas, dont l’ambition se borne à faire la fortune de quelques particuliers. Regnard affoiblit donc l’idée de Moliere. D’ailleurs Ormin est, par le genre de sa folie, digne que Thalie sévisse contre lui : Toutabas est un frippon digne des châtiments de la Justice. L’un mérite de figurer sur la scene, & l’autre en Greve.

{p. 57}

Dans la Princesse d’Elide de Moliere, Moron promet au Prince Euriale de servir l’amour qu’il ressent pour la Princesse, & lui dit dans la seconde scene du premier acte :

Laissez-moi doucement conduire cette trame.
Je me sens là pour vous un zele tout de flamme :
Vous êtes né mon Prince, & quelques autres nœuds
Pourroient contribuer au bien que je vous veux.
Ma mere, dans son temps, passoit pour assez belle,
Et naturellement n’étoit pas fort cruelle :
Feu votre pere alors, ce Prince genéreux,
Sur la galanterie étoit fort dangereux ;
Et je sais qu’Elpénor, qu’on appelloit mon pere,
A cause qu’il étoit le mari de ma mere,
Comptoit pour grand honneur aux pasteurs d’aujourd’hui,
Que le Prince autrefois étoit venu chez lui,
Et que, durant ce temps, il avoit l’avantage
De se voir saluer de tous ceux du village.

Dans la premiere scene du Légataire, Crispin prétend avoir des droits sur la succession de M. Géronte : & voici ses raisons.

Crispin.

. . . . . . . . .
J’en pourrois bien aussi tirer ma quote-part.
Je suis un peu parent, je tiens à la famille.

Lisette.

Toi ?

Crispin.

Ma premiere femme étoit assez gentille,
Une Bretonne vive, & coquette sur-tout,
Qu’Eraste, que je sers, trouvoit fort à son goût :
Je crois, comme toujours il fut aimé des dames,
Que nous pourrions bien être alliés par les femmes ;
{p. 58}
Et de monsieur Géronte il s’en faudroit bien peu
Que par-là je ne fusse un arriere-neveu.

Moron est un bouffon qui plaisante agréablement sur une idée folle qu’il ne fait même qu’indiquer : Crispin est un lâche qui s’étend sur sa burlesque généalogie, qui la détaille, qui approfondit son déshonneur, qui a la bassesse de vouloir en profiter ; & tout cela en présence d’une femme qu’il veut épouser, & qu’il semble exhorter par ses discours à multiplier le nombre de ses alliés.

Nous ne rapporterons pas tous les petits détails que Regnard a pris de Moliere, & nous finirons par une tirade du Misanthrope, qu’il a transplantée dans le Joueur. Heureux, si, en touchant aux beautés délicates de son maître, il n’y eût point imprimé la main de l’écolier !

LE MISANTHROPE. Acte III. Scene I.

Acaste.

Parbleu, je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’ame chagrine.
J’ai du bien, je suis jeune, & sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont sur-tout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse & gaillarde maniere.
Pour de l’esprit, j’en ai sans doute, & du bon goût
A juger sans étude & raisonner de tout ;
{p. 59}
A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, & faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ah.
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles sur-tout, & la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on seroit mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime, autant qu’on y puisse être ;
Fort aimé du beau sexe, & bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher Marquis, je crois
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.

LE JOUEUR. Acte IV. Scene IX.

Le Marquis, seul.

Hé bien ! Marquis, tu vois, tout rit à ton mérite ;
Le rang, le cœur, le bien, tout pour toi sollicite :
Tu dois être content de toi par tout pays :
On le seroit à moins. Allons, saute, Marquis.
Quel bonheur est le tien ! Le Ciel, à ta naissance,
Répandit sur tes jours la plus douce influence ;
Tu fus, je crois, pêtri par les mains de l’Amour :
N’es-tu pas fait à peindre ? Est-il homme à la Cour
Qui de la tête aux pieds porte meilleure mine,
Une jambe mieux faite, une taille plus fine ?
Et pour l’esprit, parbleu, tu l’as des plus exquis :
Que te manque-t-il donc ? Allons, saute, Marquis.
La nature, le ciel, l’amour, & la fortune,
De tes prospérités font leur cause commune :
Tu soutiens ta valeur avec mille hauts faits,
Tu chantes, danses, ris, mieux qu’on ne fit jamais.
Les yeux à fleur de tête, & les dents assez belles,
Jamais en ton chemin trouvas-tu des cruelles ?
{p. 60}
Près du sexe tu vins, tu vis & tu vainquis :
Que ton sort est heureux ! Allons, saute, Marquis.

Nous voyons dans ces deux couplets les mêmes mots, les mêmes idées ; les deux personnages y ont les mêmes prétentions, les mêmes fatuités ; tous les deux vantent la beauté de leurs dents, de leur jambe, la finesse de leur taille, la délicatesse de leur goût & de leur esprit, leur talent singulier pour séduire les femmes ; tous les deux concluent qu’avec leur mérite on peut être content de soi dans tous les pays. Enfin Regnard, à moins d’avoir copié exactement la tirade de Moliere, ne pouvoit faire rien de plus ressemblant. Cependant on reconnoîtra toujours dans le portrait qu’Acaste fait de lui-même, l’élégante fatuité des petits-maîtres de cour ; ce tableau, copié d’après la nature même, pourra servir à les corriger : au lieu qu’on ne verra jamais dans le délire du Marquis sauteur, qu’une extravagance sans modele, & qui par conséquent n’est bonne à rien. Oublions pour un moment que le Joueur ait été représenté trente ans après le Misanthrope, & jugeons des deux héros par leur ton ; nous croirons le cadet bien plus voisin de la barbarie que son aîné ; ou, si nous nous souvenons de la date des deux pieces, tout l’honneur que nous puissions faire à Regnard, est d’imaginer qu’il a voulu parodier son prédécesseur.

Imitateur de Moliere dans les Scenes. §

L’AVARE. Acte III. Scene VI.

VALERE, MAITRE JACQUES.

Valere, riant.

A ce que je puis voir, Maître Jacques, on paie mal votre franchise.

{p. 61}

Maître Jacques.

Morbleu, Monsieur le nouveau venu, qui faites l’homme d’importance, ce n’est pas votre affaire : riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, & ne venez point rire des miens.

Valere.

Ah ! Monsieur Maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

Maître Jacques, à part.

Il file doux. Je veux faire le brave ; &, s’il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi ; & que, si vous m’échauffez la tête, je vous ferai rire d’une autre sorte ? (Il pousse Valere jusqu’au bout du théâtre en le menaçant.)

Valere.

Hé, doucement !

Maître Jacques.

Comment, doucement ! Il ne me plaît pas, moi.

Valere.

De grace !

Maître Jacques.

Vous êtes un impertinent.

Valere.

Monsieur Maître Jacques....

Maître Jacques.

Il n’y a point de Monsieur Maître Jacques pour un double. Si je prends un bâton, je vous rosserai d’importance.

Valere.

Comment, un bâton ! (Il fait reculer Maître Jacques.)

Maître Jacques.

Hé, je ne parle pas de cela.
{p. 62}

Valere.

Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même ?

Maître Jacques.

Je n’en doute pas.

Valere.

Que vous n’êtes, pour tout potage, qu’un faquin de cuisinier ?

Maître Jacques.

Je le sais bien.

Valere.

Et que vous ne me connoissez pas encore ?

Maître Jacques.

Pardonnez-moi.

Valere.

Vous me rosserez, dites-vous ?

Maître Jacques.

Je le disois en raillant.

Valere.

Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. (Il lui donne des coups de bâton.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

Maître Jacques, seul.

Peste soit la sincérité, c’est un mauvais métier ; désormais j’y renonce, & je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce Monsieur l’Intendant, je m’en vengerai si je puis.

LE JOUEUR. Acte III. Scene IX.

LE MARQUIS, VALERE.

Le Marquis.

Savez-vous qui je suis ?
{p. 63}

Valere.

Je n’ai pas cet honneur.

Le Marquis, à part.

Courage ; allons, Marquis, montre de la vigueur :

(Haut.)

Il craint. Je suis pourtant fort connu dans la ville ;
Et, si vous l’ignorez, sachez que je faufile
Avec Ducs, Archiducs, Princes, Seigneurs, Marquis,
Et tout ce que la Cour offre de plus exquis ;
Petits-Maîtres de robe à courte & longue queue.
J’évente les beautés, & leur plais d’une lieue.
Je m’érige aux repas en maître architriclin,
Je suis le chansonnier & l’ame du festin.
Je suis parfait en tout. Ma valeur est connue ;
Je ne me bats jamais qu’aussi-tôt je ne tue :
De cent jolis combats je me suis démêlé :
J’ai la botte trompeuse, & le jeu très brouillé.
Mes aïeux sont connus, ma race est ancienne ;
Mon trisaïeul étoit Vice-Baillif du Maine ;
J’ai le vol du chapon : ainsi dès le berceau
Vous voyez que je suis gentilhomme Manceau.

Valere.

On le voit à votre air.

Le Marquis.

J’ai sur certaine femme
Jetté, sans y songer, quelque amoureuse flamme.
J’ai trouvé la matiere assez seche de soi ;
Mais la belle est tombée amoureuse de moi.
Vous le croyez sans peine ; on est fait d’un modele
A prétendre hypotheque, à fort bon droit, sur elle ;
Et vouloir faire obstacle à de telles amours,
C’est prétendre arrêter un torrent dans son cours.
{p. 64}

Valere.

Je ne crois pas, Monsieur, qu’on fût si téméraire.

Le Marquis.

On m’assure pourtant que vous le voulez faire.

Valere.

Moi ?

Le Marquis.

Que, sans respecter ni rang ni qualité,
Vous nourrissez dans l’ame une velléité
De me barrer son cœur.

Valere.

C’est pure médisance :
Je sais ce qu’entre nous le sort mis de distance.

Le Marquis, bas.

(Haut.)

Il tremble. Savez-vous, Monsieur du lansquenet,
Que j’ai de quoi rabattre ici votre caquet ?

Valere.

Je le sais.

Le Marquis.

Vous croyez, en votre humeur caustique,
En agir avec moi comme avec l’as de pique.

Valere.

Moi, Monsieur ?

Le Marquis, bas.

(Haut.)

Il me craint. Vous faites le plongeon,
Petit Noble à nasarde, enté sur sauvageon.

Valere, enfonce son chapeau.

Le Marquis, bas.

(Haut.)

Je crois qu’il a du cœur. Je retiens ma colere :
Mais...
{p. 65}

Valere, mettant la main sur son épée.

Vous le voulez donc ? il faut vous satisfaire.

Le Marquis.

Bon ! bon ! je ris.

Valere.

Vos ris ne sont point de mon goût,
Et vos airs insolents ne plaisent point du tout.
Vous êtes un faquin.

Le Marquis.

Cela vous plaît à dire.

Valere.

Un fat, un malheureux.

Le Marquis.

Monsieur, vous voulez rire.

Valere, mettant l’épée à la main.

Il faut voir sur-le-champ si les Vice-Baillifs
Sont si francs du collier que vous l’avez promis.

Le Marquis.

Mais faut-il nous brouiller pour un sot point de gloire ?

Valere.

Oh ! le vin est tiré, Monsieur, il le faut boire.

Le Marquis, criant.

Ah ! ah ! je suis blessé.

On ne peut disconvenir que ces deux scenes ne soient tout-à-fait semblables par le fond. Celle de Regnard est plaisante, mais celle de Moliere l’est autant : elle a de plus le mérite, comme nous l’avons déja dit, de servir à la piece, puisque les coups de bâton que Maître Jacques reçoit de l’Intendant amenent une infinité de choses, au lieu que la scene de Regnard ne sert qu’à peindre un mêlange confus de poltronnerie, d’extravagance & d’invraisemblance.

{p. 66}

LE FESTIN DE PIERRE. Acte IV. Scene III.

DON JUAN, M. DIMANCHE.

Don Juan.

Ah ! Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, & que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord ! J’avois donné ordre qu’on ne me fît parler à personne ; mais cet ordre n’est pas pour vous ; & vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

M. Dimanche.

Monsieur, je vous suis fort obligé.

Don Juan, à ses gens.

Parbleu, coquins, je vous apprendrai à laisser Monsieur Dimanche dans une anti-chambre, & je vous ferai connoître les gens !

M. Dimanche.

Monsieur, cela n’est rien.

Don Juan.

Comment ! vous direz que je n’y suis pas, à Monsieur Dimanche ! au meilleur de mes amis !

M. Dimanche.

Monsieur, je suis votre serviteur. J’étois venu...

Don Juan.

Allons vîte, un siege pour Monsieur Dimanche.

M. Dimanche.

Monsieur, je suis bien comme cela.

Don Juan.

Point, point, je veux que vous soyez assis comme moi.

M. Dimanche.

Cela n’est point nécessaire.

Don Juan.

Otez ce pliant, & apportez un fauteuil.

{p. 67}

M. Dimanche.

Monsieur, vous vous moquez, &...

Don Juan.

Non, non, je sais ce que je vous dois ; & je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

M. Dimanche.

Monsieur...

Don Juan.

Allons, asseyez-vous.

M. Dimanche.

Il n’est pas besoin, Monsieur, & je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étois...

Don Juan.

Mettez-vous là, vous dis-je.

M. Dimanche.

Non, Monsieur, je suis bien. Je viens pour...

Don Juan.

Non, je ne vous écoute point, si vous n’êtes point assis.

M. Dimanche.

Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...

Don Juan.

Parbleu, Monsieur Dimanche, vous vous portez bien !

M. Dimanche.

Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu...

Don Juan.

Vous avez un fonds de santé admirable, des levres fraîches, un teint vermeil & des yeux vifs.

M. Dimanche.

Je voudrois bien...

Don Juan.

Comment se porte Madame Dimanche votre épouse ?

{p. 68}

M. Dimanche.

Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

Don Juan.

C’est une brave femme.

M. Dimanche.

Elle est votre servante, Monsieur. Je venois...

Don Juan.

Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?

M. Dimanche.

Le mieux du monde.

Don Juan.

La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur.

M. Dimanche.

C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vou....

Don Juan.

Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

M. Dimanche.

Toujours de même, Monsieur. Je...

Don Juan.

Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, & mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

M. Dimanche.

Plus que jamais, Monsieur ; & nous ne saurions en chevir.

Don Juan.

Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille ; car j’y prends beaucoup d’intérêt.

{p. 69}

M. Dimanche.

Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je...

Don Juan, lui tendant la main.

Touchez là, Monsieur Dimanche. Etes-vous bien de mes amis ?

M. Dimanche.

Monsieur, je suis votre serviteur.

Don Juan.

Parbleu, je suis à vous de tout mon cœur.

M. Dimanche.

Vous m’honorez trop. Je...

Don Juan.

Il n’y a rien que je ne fasse pour vous.

M. Dimanche.

Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

Don Juan.

Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

M. Dimanche.

Je n’ai point mérité cette grace assurément. Mais, Monsieur...

Don Juan.

Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

M. Dimanche.

Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout-à-l’heure. Je...

Don Juan, se levant.

Allons, vîte un flambeau pour conduire Monsieur Dimanche, & que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

M. Dimanche, se levant aussi.

Monsieur, il n’est pas nécessaire, & je m’en irai bien tout seul. Mais...

{p. 70}

Don Juan.

Comment ! je veux qu’on vous escorte, & je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, & de plus votre débiteur.

M. Dimanche.

Ah ! monsieur....

Don Juan.

C’est une chose que je ne cache pas, & je le dis à tout le monde.

M. Dimanche.

Si...

Don Juan.

Voulez-vous que je vous reconduise ?

M. Dimanche.

Ah ! Monsieur, vous vous moquez. Monsieur...

Don Juan.

Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, & qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.

LE JOUEUR. Acte III. Scene VI.

Mad. ADAM, M. GALONIER, VALERE, HECTOR.

Valere.

Je suis votre humble serviteur.
Bon jour, Madame Adam. Quelle joie est la mienne !
Vous voir ! C’est du plus loin, parbleu, qu’il me souvienne.

Mad. Adam.

Je viens pourtant ici souvent faire ma cour ;
Mais vous jouez la nuit, & vous dormez le jour.

Valere.

C’est pour cette caleche à velours à ramage ?
{p. 71}

Mad. Adam.

Oui, s’il vous plaît.

Valere.

Je suis fort content de l’ouvrage ;

(Bas à Hector.)

Il faut vous le payer... Songe par quel moyen
Tu pourras me tirer de ce triste entretien.

(Haut.)

Vous, Monsieur Galonier, quel sujet vous amene ?

M. Galonier.

Je viens vous demander...

Hector, à Monsieur Galonier.

Vous prenez trop de peine.

M. Galonier, à Valere.

Vous...

Hector, à M. Galonier.

Vous faites toujours mes habits trop étroits.

M. Galonier, à Valere.

Si...

Hector, à M. Galonier.

Ma culotte s’use en deux ou trois endroits.

M. Galonier.

Je...

Hector.

Vous cousez si mal...

Mad. Adam.

Nous marions ma fille.

Valere.

Quoi ! vous la mariez ! Elle est vive & gentille ;
Et son époux futur doit en être content.

Mad. Adam.

Nous aurions grand besoin d’un peu d’argent comptant.
{p. 72}

Valere.

Je veux, Madame Adam, mourir à votre vue,
Si j’ai...

Mad. Adam.

Depuis long-temps cette somme m’est due.

Valere.

Que je sois un maraud déshonoré cent fois,
Si l’on m’a vu toucher un sou depuis six mois !

Hector.

Oui, nous avons tous deux, par piété profonde,
Fait vœu de pauvreté : nous renonçons au monde.

M. Galonier.

Que votre cœur pour moi se laisse un peu toucher !
Notre femme est, Monsieur, sur le point d’accoucher :
Donnez-moi cent écus sur & tant moins des dettes.

Hector, à M. Galonier.

Et de quoi, diable, aussi, du métier dont vous êtes,
Vous avisez-vous là de faire des enfants ?
Faites-moi des habits.

M. Galonier.

Seulement deux cents francs.

Valere.

Et mais... si j’en avois... comptez que dans la vie
Personne de payer n’eut jamais tant d’envie.
Demandez...

Hector.

S’il avoit quelques deniers comptants,
Ne me paieroit-il pas mes gages de cinq ans ?
Votre dette n’est pas meilleure que la mienne.

Mad. Adam.

Mais quand faudra-t-il donc, Monsieur, que je revienne ?
{p. 73}

Valere.

Mais... quand il vous plaira. Dès demain : que sait-on ?

Hector.

Je vous avertirai quand il y fera bon.

M. Galonier.

Pour moi, je ne sors pas d’ici qu’on ne m’en chasse.

Hector, à part.

Non, je ne vis jamais d’animal si tenace !

Valere.

Ecoutez ; je vous dis un secret qui, je crois,
Vous plaira dans la suite autant & plus qu’à moi :
Je vais me marier tout-à-fait ; & mon pere
Avec mes créanciers doit me tirer d’affaire.

Hector.

Pour le coup...

Mad. Adam.

Il me faut de l’argent cependant.

Hector.

Cette raison vaut mieux que de l’argent comptant.
Montrez-nous les talons.

M. Galonier.

Monsieur, ce mariage
Se fera-t-il bientôt ?

Hector.

Tout au plutôt. J’enrage !

Mad. Adam.

Sera-ce dans ce jour ?

Hector.

Nous l’espérons. Adieu.
Sortez. Nous attendons la future en ce lieu :
Si l’on vous trouve ici, vous gâterez l’affaire.

Mad. Adam.

Vous me promettez donc...
{p. 74}

Hector.

Allez, laissez-moi faire.

Mad. Adam & M. Galonier, ensemble.

Mais, Monsieur....

Hector, les mettant dehors.

Que de bruit ! Oh ! parbleu, détalez.

Le croquis informe de Regnard ne seroit passable qu’autant qu’on ne connoîtroit pas le morceau sublime qu’il a copié. Il faut être de la derniere hardiesse pour oser exposer ainsi aux yeux du public, & sur le même théâtre, la copie la plus foible à côté de l’original le plus parfait. Il en est ainsi de la scene de Clistorel dans le Légataire, qui est tout-à-fait calquée sur celle de Purgon dans le Malade imaginaire ; elle est trop longue pour être rapportée.

Imitateur de Moliere dans les caracteres. §

MOLIERE. L’Avare.

L’avare Harpagon prête à usure, il a des courtiers à son service.

REGNARD. La Sérénade.

L’avare M. Griffon est usurier, il trafique avec des courtiers ; mais il dépense de l’argent pour faire donner une sérénade à sa maîtresse : ce trait seul, qui jure avec son caractere, le place bien loin de son modele.

MOLIERE. Les Femmes savantes.

Bélise croit tous les hommes épris de ses charmes.

{p. 75}

REGNARD. Le Joueur.

La Comtesse se persuade que tout le monde l’aime ; mais elle a quelque sujet de le croire, puisque le Marquis lui fait sa cour publiquement, & que le Joueur lui a fait sans doute quelque déclaration dans le besoin urgent ; il dit lui-même, en ce cas je pourrois rabattre sur la veuve la Comtesse sa sœur : & cette différence seule la rend bien moins comique que Bélise, à qui Clitandre est obligé de dire, je veux être pendu si je vous aime, sans qu’elle soit détrompée.

Imitateur de Moliere dans les dénouements. §

MOLIERE. Les Femmes savantes.

Philaminte veut marier sa fille Henriette avec Trissotin ; Chrisale veut la donner à Clitandre. Henriette & Clitandre, qui s’aiment de l’amour le plus tendre, sont au désespoir. Le public partage leur chagrin. On n’espere point de le voir cesser, quand Ariste apporte des lettres qui font croire à Trissotin qu’Henriette n’a plus de bien : alors son amour s’envole : celui de Clitandre augmente par l’espoir de contribuer tout seul au bonheur de ce qu’il aime, & de sa famille. Henriette d’un autre côté refuse la main de Clitandre, quand elle craint de lui être à charge, & ne consent à l’épouser, que lorsqu’Ariste déclare avoir donné de fausses nouvelles pour éprouver Trissotin. Philaminte, indignée contre son héros, couronne les vœux de son rival.

REGNARD. Le Distrait.

Madame Grognac, nantie d’un dédit, veut absolument {p. 76}que Léandre épouse sa fille Isabelle : ce mariage n’arrange ni Isabelle qui aime le Chevalier, ni Léandre qui est épris de Clarice. Carlin entreprend de le rompre, & y réussit par le secours d’une fausse nouvelle qu’il vient apporter : il annonce que l’oncle de Léandre est mort & ne lui a pas laissé de quoi porter le deuil. Madame Grognac change tout de suite d’avis, & donne sa fille au Chevalier.

 

Dans ces deux dénouements une fausse nouvelle fait rompre un mariage mal assorti pour en cimenter un autre desiré par la plupart des personnages. Il est clair que les deux ressorts se ressemblent, & que les deux Auteurs se sont proposé le même but en les composant : mais il est plus clair encore qu’il y a autant de défauts dans le dernier dénouement, qu’il y a de beautés dans le premier. Nous les avons déja cités dans l’article des catastrophes ou des dénouements. Nous dirons donc en passant seulement que dans Moliere la fausse nouvelle est apportée par un homme qui tient à l’action, & dans Regnard par un personnage de nulle consistance ; que chez Moliere elle sert à faire ressortir les principaux personnages, & chez Regnard à les mettre en contradiction avec eux-mêmes.

MOLIERE. L’Avare.

Harpagon cede sa maîtresse, & couronne les amours de ses deux enfants, à condition qu’on lui rendra sa chere cassette qu’on lui a volée.

REGNARD. Les Menechmes.

Menechme cede Isabelle à son frere le Chevalier, {p. 77}& il épouse la vieille Araminte pour avoir la moitié des billets que son frere lui enleve.

Le Chevalier.

Aux arrêts du destin, mon frere, il faut souscrire :
Mais vous aurez bientôt tout lieu d’être content,
Pourvu que, sans éclat, vous vouliez à l’instant,
En épousant Madame, acquitter ma parole.
. . . . . . . . . .
Et, pour vous faire voir quelle est mon amitié,
De la succession recevez la moitié.
Que trente mille écus facilitent l’affaire.

LE LÉGATAIRE.

Géronte cede Isabelle, dont il a été amoureux, à son neveu Eraste, à condition qu’on lui rendra le porte-feuille qu’on lui a volé.

Géronte.

Nous verrons. Mais, avant de conclure l’affaire,
Je veux voir mes billets en entier...
. . . . . . . . .
Si tu ne me les rends, je vous ferai tous pendre.
. . . . . . . . .
Dites-moi, n’a-t-on rien distrait du porte-feuille ?

Isabelle.

Non, Monsieur, je vous jure, il est en son entier ;
Et vous retrouverez jusqu’au moindre papier.

Géronte.

Hé bien, s’il est ainsi, pardevant le Notaire,
Pour avoir mes billets, je consens à tout faire.

LA SÉRÉNADE.

Monsieur Grifon, amoureux de Léonor, permet {p. 78}que Valere son fils l’épouse dans l’espoir de rattrapper un collier de quatre mille écus qu’on lui a dérobé.

Valere.

Si vous voulez consentir que j’épouse Léonor, je vous ferai voir votre collier.

M. Grifon.

Mon collier ? Ah ! je te promets que, si je le trouve, je consens à tout.

LE RETOUR IMPRÉVU.

Géronte consent au mariage de Clitandre son fils avec Lucile, à condition qu’on lui rendra un sac de cuir plein d’argent qu’on lui a pris.

Clitandre.

Il ne faut pas, mon pere, abuser plus long-temps de votre crédulité. Tout ceci est un effet du zele & de l’imagination de Merlin, pour vous empêcher d’entrer chez vous, où j’étois avec Lucile, dans le dessein de l’épouser. Je vous demande pardon de ma conduite passée. Consentez à ce mariage, je vous prie ; on vous rendra votre argent.

Géronte.

Ah ! malheureux ! Mais... qu’on me rende mon argent : je me sens assez d’humeur à consentir à ce que vous voulez. C’est le moyen de vous empêcher de faire pis.

Il n’est pas nécessaire de s’épuiser en raisonnements pour prouver qu’aucun de ces dénouements ne vaut celui de Moliere. Je suis toujours dans le plus grand étonnement quand je réfléchis sur la conduite de Regnard. Est-il possible qu’un homme d’esprit ait pu se déterminer à répéter, à retourner dans quatre pieces différentes, un dénouement {p. 79}pris chez un autre Auteur ? & quel Auteur encore !

On peut sans contredit s’emparer de l’idée d’un autre, quand il a travaillé dans une langue étrangere, ou quand son ouvrage a tout-à-fait vieilli. Si l’on puise quelquefois chez un compatriote & chez un contemporain, c’est lorsque ses productions, reconnues pour mauvaises, laissent cependant entrevoir quelque beauté qu’il est bon d’enlever à l’oubli. Mais Regnard pillant Moliere le maître de son art, quand il est à peine dans le tombeau ; Regnard voulant s’approprier les traits frappants des chefs-d’œuvre qu’on représente journellement, & qu’on représentera toujours, à moins que le goût ne retombe tout-à-fait dans la barbarie ; Regnard, dis-je, s’exposant à être comparé tous les jours à Moliere, me paroît ou bien inconséquent ou bien présomptueux. Peut-être même pourrions-nous l’accuser de plagiat, puisqu’on reconnoît le plagiaire au soin qu’il prend d’étayer la stérilité de son imagination & de son génie, en transportant dans ses ouvrages les idées des grands maîtres, sans avoir l’art de déguiser ses larcins & de les embellir.

On a sans doute remarqué que j’ai souvent affecté de comparer Regnard à Moliere, & de faire connoître combien il lui est inférieur en tout. On ne m’accusera pas, j’espere, d’avoir voulu diminuer la réputation méritée dont il jouit ; je crois avoir fait éclater ma vénération pour lui, & avoir assez respecté ses lauriers en disant qu’il est le premier Comique après Moliere. Mon dessein a été de flatter nos Comiques naissants & leur ambition : désespérant, avec raison, de pouvoir atteindre à la gloire de Moliere, ils pourroient se {p. 80}refroidir s’ils voyoient encore dans Regnard un rival invincible. Je me suis proposé pour but d’augmenter leur émulation en mesurant devant eux l’intervalle immense qui sépare ces deux Rois de la Scene Françoise, c’est à eux de s’y former un empire s’ils le peuvent.

 

Le reste de cet ouvrage ayant fait connoître insensiblement presque tous les endroits où Moliere s’étoit le plus rapproché du beau naturel, & ceux où Regnard s’en étoit éloigné, il eût été mal-adroit sans doute de les comparer encore à la nature dans ce chapitre. Nous pouvions tout au plus, sans affecter d’indiquer la comparaison, mettre le Lecteur à portée de voir Moliere triomphant toujours de Regnard, par la seule raison qu’il est plus naturel, même dans les choses où il emploie tous les ressorts de l’art. J’aurai soin, dans ce dernier volume, de lui ménager quelquefois ce plaisir.

CHAPITRE III.
Dufresny imitateur comparé à Moliere, à Champmeslé, son Mariage fait & rompu comparé à l’histoire véritable du faux Martin-Guerre, & à la nature. §

Dufresny étoit remarquable par une façon de dessiner bien surprenante. Il n’avoit aucune pratique rdu crayon, du pinceau, ni de la plume ; mais il s’étoit fait à lui-même un équivalent de tout cela, en prenant dans différentes estampes, des parties d’homme, d’animaux, de plante, ou d’arbre, qu’il découpoit, & dont il {p. 81}formoit un sujet dessiné seulement dans son imagination. Il les disposoit & les colloit les unes auprès des autres, selon que le sujet le demandoit ; il lui arrivoit même de changer l’expression des têtes qui ne convenoient pas à son idée, en supprimant les yeux, la bouche, le nez & les autres parties du visage, & y en substituant d’autres qui étoient propres à exprimer la passion qu’il vouloit peindre : tant il étoit sûr du jeu de ces parties pour l’effet qu’il en attendoit. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cet assemblage de pieces rapportées, en apparence fait au hasard, & sans esquisse, formoit un tout agréable. Voilà précisément le talent que doit avoir un imitateur. Nous allons voir si les pieces de Dufresny s’en ressentent.

LE NÉGLIGENT, comédie en prose, & en trois actes. §

Cette piece fut jouée, pour la premiere fois, le mercredi 27 Février 1692 ; elle eut neuf représentations. Dufresny y parodie cette fameuse scene du Festin de Pierre de Moliere, dans laquelle Don Juan, après avoir querellé ses gens parcequ’ils reçoivent mal M. Dimanche son créancier, le renvoie satisfait sans lui donner de l’argent. Voici celle de Dufresny.

ACTE I. Scene XVI.

LE MARQUIS, L’INTENDANT, LE TAILLEUR.

Le Tailleur.

Monsieur, comme votre Intendant me renvoie toujours à vous, & que vous me renvoyez toujours à lui, pardonnez si, vous sachant ensemble, je viens vous importuner jusques dans cette maison.

{p. 82}

Le Marquis.

Il n’y a pas de mal à cela, mon bon-homme ; j’écoute tout le monde en quelque lieu que ce soit. De quoi s’agit-il ? C’est de l’argent que vous demandez apparemment ?

Le Tailleur.

Monsieur...

Le Marquis, à l’Intendant.

Hé ! ventrebleu, Monsieur, que ne contentez-vous cet homme-là ? Faut-il que j’aie la tête rompue d’une bagatelle ?

Le Tailleur.

C’est une peine que d’avoir affaire à des Intendants : il n’est rien tel que de s’adresser aux Maîtres.

Le Marquis.

Je ne vous recommande autre chose tous les jours, Monsieur, que de contenter les petits ouvriers.

Le Tailleur, à l’Intendant.

Je le savois bien, moi, que c’étoit votre faute.

Le Marquis.

Cela est épouvantable, que vous fassiez ainsi crier tout le monde.

L’Intendant.

Vous savez bien, Monsieur...

Le Marquis.

Palsambleu, je sais, je sais qu’il faut contenter ce pauvre diable.

Le Tailleur.

Voilà un honnête Gentilhomme !

L’Intendant.

Eh ! comment voulez-vous que je fasse ? Je n’ai point d’argent.

Le Marquis.

Mais je ne vous dis pas de payer : je vous dis de contenter. {p. 83}Contentez, vous dis-je. Est-ce que je ne me fais pas entendre ?

Le Tailleur.

Me contenter sans payer ! Ma foi, Monsieur, je l’en défie.

Le Marquis.

Oui, parbleu. Tant pis pour vous d’être si difficile, mon homme.

Le Tailleur.

Mais, Monsieur, qu’on me paie du moins ce que j’ai fourni depuis la derniere campagne ; car les parties n’en sont point arrêtées.

Le Marquis.

Oh ! il faut de la raison par-tout. Un mémoire de huit années n’est pas encore mûr. Il faut commencer par payer le vieux.

L’Intendant.

Des créanciers, Monsieur ! Avec ces animaux-là, il faudroit toujours avoir l’argent à la main.

Le Tailleur.

N’appellez-vous pas le vieux un mémoire de huit années ?

Le Marquis.

Non vraiment : cela est du plus moderne. Ecoutez, bon-homme ; il faut s’accommoder au temps : les dépenses sont grandes.

Le Tailleur.

Vous passez pourtant tous les étés à Paris. Mais tout au moins qu’on me donne quelque chose. Je prendrai tout ce qu’on voudra.

Le Marquis.

Ah ! voilà parler cela, vous devenez raisonnable. Hé bien, puisque vous prenez les choses du bon côté, d’honneur, {p. 84}vous aurez de l’argent, quand je devrois vous payer moi-même sur mes menus plaisirs.

Le Tailleur.

Mais quand sera-ce, Monsieur ? Que je sache le temps, s’il vous plaît.

Le Marquis.

Ce sera... ce sera... Ah ! palsambleu, vous êtes un maraud bien curieux !

L’Intendant.

La race des créanciers ne finira-t-elle jamais ?

Le Marquis.

Ce sera... ce sera en me livrant mon habit brodé & mon surtout de chasse.

Le Tailleur.

Fort bien ! Pour avoir mon argent, il faut que j’avance encore cela. Quelle misere !

L’Intendant.

Voilà Monsieur Oronte.

Le Marquis.

Adieu, mon ami : cela est fini. Je ferai votre affaire. Adieu.

Cette scene a le malheur de ne tenir pas davantage au Négligent, que celle de M. Dimanche au Festin de Pierre. Toutes les deux, loin d’être amenées naturellement dans ces deux pieces, y tombent des nues : il reste à juger les deux scenes détachées. Nous ne chicanerons pas long-temps. Le Tailleur de Dufresny demande dans quel temps on lui donnera de l’argent, on lui répond qu’il est un maraud bien curieux. Je veux croire qu’après cette réponse consolante le Tailleur puisse naturellement se fier au Marquis ; je veux croire que le Marquis, ayant dessein d’emprunter {p. 85}encore au Tailleur, puisse naturellement se persuader qu’il y réussira en le traitant ainsi : mais on m’avouera que la scene de Moliere étant aussi naturelle pour le moins, & beaucoup plus agréable, Dufresny doit nous paroître aussi téméraire que ridicule d’avoir voulu lutter avec lui. Quel nom donner à Regnard, lui qui, en mettant aux prises M. Galonier & son Joueur, & n’a pas rougi de singer ses deux prédécesseurs8.

 

La sixieme scene du troisieme acte du Négligent ressemble encore beaucoup, & un peu trop, à la sixieme scene du troisieme acte de l’Avare. Le Lecteur doit se rappeller que Maître Jacques croit le faux Intendant très poltron, se donne en conséquence des airs de bravoure, recule à son tour lorsqu’on lui parle ferme, & finit par recevoir des coups de bâton le plus patiemment du monde. Voilà, aux coups de bâton près, la scene de Dufresny.

DORANTE, LE MARQUIS, FANCHON.

Le Marquis, surprenant Dorante son rival avec Fanchon, femme-de-chambre de celle qu’il aime.

Je suis discret : achevez, achevez votre petite négociation.

Dorante.

Si j’avois quelque chose à lui dire, Monsieur, je ne {p. 86}craindrois pas que vous en fussiez le témoin ; mais je n’ai rien à négocier.

Le Marquis.

Ah ! je le crois : jeune & bien fait comme vous l’êtes, on va droit au cœur de la belle, & l’on ne prend point les chemins détournés de la négociation.

Dorante.

Qu’entendez-vous par-là, Monsieur ?

Le Marquis.

Ce que j’entends ? Ha ha !

Fanchon, à part.

Où ceci nous menera-t-il ?

Le Marquis.

Mais j’entends que vous avez un de ces gros mérites qui vous emportent tout de haute-lutte.

Dorante.

Mon mérite est médiocre, Monsieur ; croyez-moi, je sais me connoître.

Le Marquis.

Vous devriez donc songer, mon cher, que quand on trouve en son chemin un homme de ma qualité...

Dorante.

Monsieur...

Le Marquis.

Il faut se détourner un peu, & qu’il y a de certaines personnes dans le monde qu’il est important de ménager.

Dorante.

Je sais tout ce qu’on peut savoir là-dessus.

Le Marquis.

Il est dangereux de me disputer le terrein, je vous en avertis.

Dorante.

Je le veux croire.

{p. 87}

Fanchon, à part.

Ouais ! Dorante est bien pacifique !

Le Marquis.

Vous ne mordez point, Monsieur, vous ne mordez point ? Vous ne m’entendez pas peut-être ?

Dorante.

Il n’y a rien de plus clair que ce que vous dites.

Le Marquis.

Je suis pourtant bien aise de vous l’expliquer mieux, & de vous dire net, que si je vous vois davantage mettre le pied dans ce logis...

Dorante.

Monsieur...

Fanchon, à part.

Quelle poule mouillée !

Le Marquis.

Si jamais il vous arrive de regarder seulement la porte...

Fanchon.

Hé ! Monsieur le Marquis, point de bruit.

Le Marquis.

Par la morbleu !

Fanchon.

Hé ! Monsieur...

Le Marquis.

Je vous apprendrai, mon petit Monsieur, de quel bois je me chauffe.

Dorante.

Je vous promets, Monsieur, que vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de moi.

Le Marquis.

Prenez-y garde, & soyez sage.

Fanchon, à part.

Ah ! l’indigne petit homme que Dorante !

{p. 88}

Dorante.

Vous serez content, je vous en assure : mais, je vous prie, que j’aie l’honneur de vous dire un mot en particulier.

Le Marquis.

En particulier ? Volontiers. Retire-toi, Fanchon. Hé bien, quel est ce beau secret ? Voyons. (Au lieu de sortir, Fanchon se cache.)

Dorante.

Il faut cacher à cette fille ces sortes de petits démêlés : elle s’effraieroit, feroit du bruit, & l’on divulgueroit cette aventure.

Le Marquis.

Ah ! fort bien ! Vous êtes prudent, mon petit Monsieur ; j’en suis ravi, le diable m’emporte.

Dorante.

Il y a des temps & des lieux pour tout, & j’aurai occasion de vous faire voir peut-être que l’épée d’un simple gentilhomme comme moi vaut quelquefois bien celle d’un Marquis comme vous.

Le Marquis.

Oh ! parbleu, ce compliment me donne un extrême plaisir. Cela me faisoit peine de vous voir mollir ; & je suis ravi de vous trouver un brave homme : car enfin vous avez du mérite d’ailleurs.

Dorante, mettant son chapeau.

Vous êtes ravi de me trouver brave ?

Le Marquis.

Oui, la peste m’étouffe.

Dorante.

Et moi, je serois bien fâché que vous ne le fussiez pas.

Le Marquis.

Ecoutez : je me connois un peu en vraie valeur ; &, {p. 89}pour peu que je tâte un homme, & que je lui serre le bouton, je vois bientôt ce qu’il a dans le ventre. Allez, Monsieur, je suis content de vous.

Dorante, tirant l’épée.

Et je ne le suis pas, moi.

Le Marquis.

Croyez-moi, je suis votre serviteur ; & si jamais j’ai quelque affaire, je ne veux point d’autre second.

Dorante.

Si...

Le Marquis.

Quand deux braves hommes sont surs l’un de l’autre, ils en battroient bien quatre, ha ha.

Dorante.

En vérité, vous êtes trop fanfaron pour un homme de qualité.

Le Marquis.

Vous prenez mal les choses ; je suis votre ami.

Fanchon, toujours cachée.

Ho ho !

Dorante.

Monsieur le Marquis, vous tomberez sous ma coupe.

Le Marquis.

Monsieur, Monsieur Dorante...

Fanchon, toujours cachée.

Chacun a son tour.

Dorante.

Avant qu’il soit peu vous saurez que je vous connois à fond.

L’idée de cette scene est dans l’Italien. Quinault l’introduisit dans sa Mere coquette : Moliere s’en empara, la rendit aussi utile à sa piece, qu’elle est fausse & ridicule dans Quinault. Dufresny en la remaniant semble s’être appliqué à dédaigner {p. 90}les corrections de Moliere pour les défauts de ses prédécesseurs. La fanfaronnade de son Marquis est inutile à sa piece ; & si nous ne voulons pas lui dire, avec Dorante, qu’il est trop fanfaron pour un homme de qualité, soutenons-lui hardiment que les gens d’une certaine façon savent être fanfarons avec plus de décence9. Du reste il n’est point vraisemblable qu’un homme s’expose à jouer un aussi sot personnage dans la maison de sa maîtresse : son rôle jure avec son rang, ses prétentions, le lieu de la scene, & par conséquent avec la nature.

LA MALADE SANS MALADIE, comédie en prose, en cinq actes. §

Cette piece fut représentée, pour la premiere & pour la derniere fois, le vendredi 27 Novembre 1699. On ne sauroit définir le caractere de l’héroïne ; c’est une espece de Malade imaginaire, ou plutôt une folle, une imbécille, qui joint au ridicule de se croire malade sans l’être, un amour extravagant, & qui joue pendant toute la piece un rôle dégoûtant, ennuyeux, insipide. Lucinde, second personnage de la piece, est encore une mauvaise copie de la Beline du Malade imaginaire ; elle flatte la manie de la Malade, lui persuade qu’elle est très mal, le tout pour l’engager à lui donner son bien. Lucinde imite encore très gauchement Tartufe. Tout en feignant de refuser une donation que la Malade veut faire en sa faveur, elle l’accepte & trame ensuite avec un {p. 91}Normand, frippon s’il en fut jamais, la ruine totale de sa bienfaitrice : mais la fourberie est découverte par une soubrette très peu fine ; ce qui n’est point dans la nature, puisque Lucinde est annoncée pour une personne adroite & soupçonneuse. Tant d’imitations, aussi mal-adroites que téméraires, hâterent justement la chûte de l’ouvrage.

LE FAUX HONNÊTE HOMME,
comédie en prose, en trois actes. §

Cette piece, jouée pour la premiere fois le samedi 24 Février 1703, eut cinq représentations, & dut une partie de son mauvais succès à la fureur qu’avoit l’Auteur de copier par-tout le Tartufe. Ariste, le héros de cette comédie, lui ressemble beaucoup : c’est un misérable, sans mœurs, sans délicatesse, sans probité, qui se fait un jeu de nier les dépôts, qui paie ses dettes en jurant qu’il ne doit rien, qui veut séduire toutes les femmes. Il apprend qu’un homme de son voisinage est riche & bête, il s’empresse de faire connoissance avec lui, s’empare de son esprit par quelques bonnes œuvres affectées, l’engage à déshériter sa femme, sa fille, & se fait donner tout son bien : cependant comme il craint que le testament ne soit pas valable, il tâche d’épouser la veuve. Il ménage en même temps la tendresse d’une riche Marquise qui, pour lui donner la main & déshériter son fils unique, n’attend qu’un prétexte : alors Ariste captive l’amitié de ce fils, gagne sa confiance, & l’engage à se marier sans le consentement de sa mere. Mais cet homme, si fin, si subtil, qui a de si vastes projets, se laisse duper par une suivante qui ne fait aucun effort {p. 92}pour cela, & par un Capitaine de vaisseau fort brutal, mais peu délié. Cela est-il encore bien naturel ? & le spectateur pouvoit-il s’y attendre ?

On doit s’appercevoir que Dufresny, non content d’avoir calqué son Ariste sur Tartufe, lui donne quelques traits de Don Juan. On pourroit encore reprocher à l’Auteur d’avoir fait une troisieme & mauvaise copie du Tartufe dans son Faux Sincere, puisque le héros n’affecte beaucoup de franchise que pour enlever un dépôt, & que l’Auteur, en peignant le caractere de son héros, nous dit :

Hypocrite en franchise est à-peu-près le mot.
Pourquoi pas faux sincere ? on dit bien faux dévot.

Nous avons assez parlé des imitations qui ont fait tomber les pieces de Dufresny : passons à celles qui lui ont valu des succès dans la nouveauté de ses pieces, ou à leur reprise.

LE DÉDIT, comédie en un acte, & en vers. §

Cette piece, représentée pour la premiere fois le vendredi 12 Mai 1719, n’eut que sept représentations ; elle en méritoit certainement un plus grand nombre. Il y a un excellent rôle de valet. L’Histoire du Théâtre François va nous dire de quel endroit M. Dufresny l’a tiré. « On sera surpris d’apprendre que M. Dufresny, qui n’a jamais rien tiré que de son propre fonds, ait emprunté de M. Champmeslé le principal personnage de cette comédie. Le double travestissement de Frontin qui, sous le nom du Chevalier Clique, & du Sénéchal Groux, fait en même temps l’amour aux deux tantes de Valere, n’est qu’une imitation du Chevalier Acaste, {p. 93}amant des deux filles d’un Procureur, de la comédie des Grisettes de M. Champmeslé, & qu’il a répété sous le caractere de Crispin dans celle qu’il donna depuis, sous le titre de Crispin Chevalier. A la vérité l’Auteur moderne, en saisissant cette idée, a changé le reste de l’intrigue, le dénouement, & les autres personnages ; & l’on doit d’autant plus excuser cette faute, où il n’est tombé que cette seule fois ».

Ne croiroit-on pas, d’après MM. Parfait, que Dufresny a commis le plus grand crime en rajeunissant une idée oubliée, & noyée dans une très mauvaise piece. En ce cas nous aurions rendu le plus mauvais service à Moliere en indiquant ses imitations, nous l’aurions fait bien criminel. Il est juste de justifier Dufresny, en comparant sa piece avec celle de Champmeslé. Continuons à nous instruire dans l’art de l’imitateur, en jugeant des imitations dans tous les genres.

Extrait des Grisettes, de Champmeslé.

Acte I. Le Chevalier Acaste cajole Catho & Manon, filles de Gripaut, Procureur. Le Marquis le raille sur son attachement pour de petites Grisettes. Le Chevalier lui peint les agréments de ces amourettes, & lui demande son secours, en cas qu’il ait besoin de lui. Il voit Catho, court après elle pour lui parler, & rencontre le pere, qui, le voyant se troubler, a la bonté de croire qu’il vient lui parler pour une certaine fille qu’on nomme la Comtesse de Frétille. Acaste répond que cela est vrai : le Procureur va chercher les papiers de ladite Comtesse. Le Chevalier profite de son absence pour cajoler Catho : Manon les surprend, {p. 94}est jalouse, appelle son pere. Le Chevalier la fléchit ; & quand le pere vient, elle lui demande la clef de la cave pour tirer du vin. Un instant après, Catho trouve Manon avec le Chevalier, est piquée à son tour, appelle aussi son pere : l’amant l’appaise ; & lorsque le Procureur accourt aux cris de sa fille, elle lui demande s’il veut dîner. Gripaut remet les papiers de la prétendue Comtesse au Chevalier, lui demande de l’argent : celui-ci lui dit qu’il n’a pas ordre de lui en donner. Le Procureur lui répond :

. . . . . . Serviteur.
Sans argent, il n’est point chez moi de Procureur.

Acte II. Au commencement de cet acte, Manon croit, je ne sais à quel propos, être aimée du Prince Alcidamas, qui l’a vue l’année derniere au bal. Elle fait cette confidence à Nanette sa cousine. Le Marquis vient lui demander, de la part de ce Prince, une entrevue pour la nuit suivante, à condition qu’elle l’attendra sans témoins, sans lumiere, & qu’elle lui permettra tout. Elle veut faire quelque difficulté ; le Marquis feint de se retirer, elle le rappelle & promet : sa cousine lui dit qu’elle a très bien fait. Le Chevalier félicite Manon sur sa conquête : elle lui promet sa protection. Le Procureur voyant le Chevalier chez lui, croit qu’il vient pour le procès de la Comtesse, lui demande encore de l’argent. Mais la Comtesse survient elle-même. On lui dit que le Chevalier a ses papiers : elle le traite de frippon. Il lui fait voir sa bourse, & la Comtesse s’appaise. Le Procureur sort : la Comtesse demande la bourse qu’on lui a montrée pour l’engager au silence. Le Chevalier lui dit en la lui montrant :

Savez-vous bien à quoi ces beaux & bons louis
Etoient destinés ?
{p. 95}

La Comtesse.

Non.

Le Chevalier.

Si sur ce qui me touche
Il fût encor sorti deux mots de votre bouche,
Je les aurois donnés tantôt à des laquais,
Qui tous auroient été sans bruit, à peu de frais,
Vous régaler chez vous de la belle maniere.

Acte III. Le Chevalier & le Marquis s’introduisent pendant la nuit chez Gripaut. Le dernier doit être en sentinelle, tandis que l’autre fera ses efforts pour souffler l’honneur des deux filles. Il voit Catho ; il lui persuade qu’il vient pour elle seule, & qu’elle doit se rendre à son amour. Elle est toute résignée, quand l’arrivée de son pere l’oblige à fuir. Gripaut, attiré par le bruit qu’on a fait, se cache dans l’obscurité, entend le Chevalier dire au Marquis que si Catho échappe à sa poursuite, il ne manquera pas Manon sous le nom du Prince. Gripaut envoie tout de suite chercher M. Cauclet, marchand, & M. Pindare, apothicaire, & leur donne ses filles : ceux-ci les acceptent ; mais ils se méfient d’elles. L’action se passe dans un sallon qui n’est pas éclairé ; Manon y vient pour se jetter dans les bras du Prince, Catho dans ceux du Chevalier ; le pere, pour les surprendre. Tous les Acteurs font une scene de nuit assez plaisante, si elle étoit bien amenée. On apporte de la lumiere ; tout est découvert. Le Chevalier & le Marquis sont chassés ; Cauclet & Pindare ne veulent plus de Catho & de Manon : le pere jure de punir ses filles.

Hé bien, voilà le fruit de votre impertinence !
Je m’en vais vous en faite une ample récompense.
Eh ! vous croyez en vain éviter mon courroux,
Un couvent dès demain me répondra de vous.
{p. 96}

Extrait du Dédit de Dufresny.

Valere aime Isabelle, Isabelle est sensible à son amour ; mais le pere de l’amante ne veut pas les unir, à moins que Bélise & Araminte, tantes de Valere, ne lui donnent une partie de leur bien. Loin que les tantes soient de cet avis, elles exhortent au contraire leur neveu à ne pas se marier ; & s’engagent, si elles prennent un époux, à payer chacune à Valere un dédit de cent mille livres. Voilà l’avant-scene.

Frontin, valet de Valere, entreprend de faire avoir bien vîte à son maître deux cents mille livres. Pour y réussir, il se déguise & cajole les deux tantes. L’une est gaie, vive, folâtre : Frontin, sous le nom du Chevalier Clique, avec un habit élégant & des manieres sémillantes, la séduit au point qu’elle veut l’épouser. L’autre est une prude : Frontin prend le nom & le titre du Sénéchal Groux, un habit sérieux, un maintien grave, trouve aussi le secret de lui plaire, & de la déterminer au mariage. Toutes les deux paient leurs dédits à Valere. Frontin se fait connoître pour ce qu’il est.

 

Dans la piece de Champmeslé le rôle du Marquis n’est rien moins qu’honnête ; Mad. la Comtesse figureroit mieux dans une maison de force que sur la scene ; Catho & Manon sont en train de lui ressembler dans peu ; le Chevalier est aussi mal-adroit qu’effronté ; le pere est un imbécille ; les autres personnages sans caractere ne se montrent que pour disparoître, ou sont inutiles ; l’intrigue est traînante & mal combinée. La piece de Dufresny offre au contraire des caracteres variés, {p. 97}une petite intrigue rapide & bien conduite. Quant aux deux rôles du Chevalier Acaste, Chammeslé n’a fait que les indiquer. Comment les Auteurs de l’Histoire du Théâtre ont-ils pu faire un reproche à Dufresny d’avoir deviné ce que le premier Auteur auroit dû faire ? Loin de penser comme MM. Parfait, je crois que cette imitation seroit pour nous un excellent modele, si Valere ne blessoit pas la décence, en permettant que son valet joue ses tantes.

LE MARIAGE FAIT ET ROMPU,
Comédie en trois actes, en vers. §

Cette piece parut pour la premiere fois le vendredi 14 Février 1721 ; elle eut dix-huit représentations. L’aventure du faux Martin Guerre a fourni le fonds du sujet.

Histoire abrégée du faux Martin Guerre.

Martin Guerre, né dans la Biscaye, âgé d’environ onze ans, épousa Bertrande de Rols, du village d’Artigues, au Diocese de Rieux : elle avoit à-peu-près l’âge de son mari, qui fut très long-temps sans pouvoir jouir de ses droits : sa grande jeunesse s’y opposa. Le nouveau Tantale, brûlé par ses desirs sans pouvoir les satisfaire, crut être ensorcelé ; sa femme se le persuada aussi. Elle fit dire plusieurs messes, qui n’opererent le miracle desiré qu’après la vingtieme année du pauvre maléficié. Il répara si bien le temps perdu, qu’il se dégoûta de sa femme, vola à son pere quelques sacs de bled, & partit pour voyager. Il fit connoissance en route avec un nommé Arnaud du Tilh, dit Pousette, du lieu de Sagias. La ressemblance parfaite qui se trouvoit dans leurs traits & leur structure, les lia. Martin Guerre raconta à son ami tous ses secrets, jusqu’à ceux du lit nuptial. Arnaud du Tilh en abusa, vint joindre {p. 98}Bertrande de Rols, à qui il persuada qu’il étoit son époux ; que l’amour & le repentir le ramenoient dans ses bras. La belle le crut, ou feignit de le croire ; &, pendant que l’époux se faisoit casser une cuisse à l’armée, sa femme & son ami travailloient paisiblement à réparer sa perte. Ils eurent ensemble deux enfants. Le véritable mari vint enfin troubler la fête, & le faux fut pendu pour prix de ses soins.

Précis de la Piece.

La veuve de Damis est sur le point d’épouser Ligournois, le contrat est signé ; elle voit Valere & l’aime infiniment mieux que son prétendu : Valere de son côté brûle pour la jeune veuve, peste contre le contrat qui va la lui enlever, & conte ses chagrins à l’hôtesse du cabaret dans lequel ils logent tous. Cette hôtesse a un frere qui ressemble parfaitement à feu Damis, & qui ayant voyagé avec lui possede toutes les anecdotes de sa vie. Il paroît, dit qu’il est Damis, fait beaucoup de train sur le mariage précipité de sa prétendue femme, & ne s’appaise qu’après avoir déchiré le contrat qu’elle a passé avec Ligournois. Dufresny a lardé dans sa piece un caractere de Gascon flegmatique, qui impatiente & embarrasse souvent le faux Damis ; celui d’une prude, jadis coquette, qui fut l’amante du véritable Damis : elle se doute bien de la supercherie ; mais comme celui qui représente Damis est nanti des lettres tendres qu’elle a autrefois écrites à son amant, elle est forcée, pour les ravoir, de se prêter au stratagême. Le Président, mari de cette prude, qui se laisse mener par sa femme, en affectant toujours un air d’autorité & en ordonnant sans cesse, est aussi fort plaisant.

Les caracteres que Dufresny fait entrer dans sa {p. 99}piece, & qu’il doit à la nature seulement, ajoutent à la gloire qu’il mérite pour avoir transporté sur la scene, avec décence, l’histoire d’un scélérat. Il n’est peut-être pas bien naturel que l’hôtesse & son frere, ayant un état, s’exposent à être pendus pour favoriser les amours de Valere ; mais on peut supposer aisément qu’ils en attendent une grande récompense. Livrons-nous uniquement au plaisir d’admirer Dufresny dans ses deux dernieres imitations, les seules où nous reconnoissons cet art qu’il avoit, dit-on, pour composer un dessein parfait avec des découpures, des pieces de rapport prises çà & là & réunies, mariées ensuite avec goût : jusqu’à son Dédit, nous ne l’avions que trop vu mutiler des chefs-d’œuvre pour en former des monstres.

Il ne faut pas oublier que le dénouement d’Attendez-moi sous l’orme est pris du Soldat fanfaron, de Plaute. Comme Dufresny & Regnard se disputent cette petite piece, & que nous ne saurions auquel des deux attribuer l’imitation, contentons-nous de l’indiquer.

CHAPITRE IV.
Brueys & Palaprat, imitateurs, comparés avec Térence, Blanchet10, un Auteur Italien, & la nature. §

Puisque Palaprat & Brueys, liés d’une étroite amitié, composerent ensemble la plus grande partie {p. 100}de leurs pieces ; puisque leurs ouvrages sont réunis dans le même recueil, nous allons confondre leurs noms dans ce chapitre : nous ne ferons pas des recherches pour découvrir lequel des deux travailloit aux plans ou aux détails, nous dirons seulement qu’ils furent heureux lorsqu’ils résolurent d’imiter deux ouvrages auxquels ils doivent leur gloire la plus solide. Leurs meilleures pieces sont, de l’aveu de tout le monde, l’Avocat Patelin, & le Muet.

L’AVOCAT PATELIN. §

Cette comédie avoit été faite l’année 1700 pour être représentée devant le Roi par les principaux Seigneurs de la Cour dans l’appartement de Madame de Maintenon : mais la guerre qui survint à l’occasion de la mort du Roi d’Espagne, changea sa destinée. Elle fut jouée sur le théâtre françois le vendredi 4 Juin 1706 ; elle eut sept représentations : elle tomba dans les regles à la cinquieme, & ne valut aux acteurs que 75 livres 7 sols. Elle est tirée d’une farce jouée l’an 1470, & qui décele le plus grand génie dans son Auteur. Les différentes éditions, traductions ou imitations qu’on en a faites11, prouvent qu’elle eut un grand succès dans son origine. Elle est intitulée {p. 101}Tromperies, finesses & subtilités de Maître Pierre Patelin, Avocat de Paris.

Précis de la Farce.

Patelin a beau plaider, avocasser, il est toujours misérable. Sa femme & lui sont tout déguenillés. Il voit Guillaume Joccaume, drapier : il va le cajoler, l’invite à manger une oie, marchande une piece de drap & l’emporte, en promettant de la payer lorsque Guillaume viendra souper. Guillaume part en effet pour manger l’oie & toucher l’argent du drap. Guillemette, femme de Patelin, lui dit que son époux est malade depuis six semaines. Le faux malade paroît, feint d’avoir le transport au cerveau, & fait mille folies qui déconcertent le marchand. Guillaume est aussi malheureux en berger qu’en débiteur : il a confié son troupeau à un certain Thibault Agnelet, qui mange ses moutons, & dit ensuite qu’ils sont morts de la clavelée. Il le fait assigner. Agnelet prend Patelin pour son Avocat, & celui-ci lui conseille de faire bée à toutes les questions. Le marchand est bien surpris lorsqu’il voit à l’audience le voleur de son drap ; ses idées se confondent ; il parle toujours de six aunes de mouton : ses coq-à-l’âne & les bées du berger persuadent au Juge que les deux parties sont folles ; il les met hors de cour. Patelin veut ensuite se faire payer par Agnelet. Le coquin lui répond bée, & prend la fuite.

 

Extrait de la Piece moderne.

Acte I. Patelin tout déguenillé forme le dessein de se donner un habit neuf : ses haillons rebuteroient les partis qui pourroient se présenter pour Henriette sa fille. Madame Patelin est au désespoir de voir son époux si mal vêtu, mais elle est encore plus fâchée de voir briller sa fille. Elle interroge Colette sa servante ; celle-ci déclare que Valere, fils de M. Guillaume marchand drapier, {p. 102}est amoureux d’Henriette, & qu’il vole son pere pour lui faire des présents. La mere veut faire finir tout cela ; son époux arrive, s’insinue auprès de M. Guillaume, vante son habileté, sa prudence, l’invite à manger une oie, marchande une piece de drap, promet de la payer en mangeant l’oie, & l’emporte sous sa robe. Le marchand, assez content de sa journée, se prépare à se retirer, quand son berger Agnelet vient le prier d’être satisfait des coups qu’il lui a donnés, & de ne pas le poursuivre en Justice pour les moutons qui manquent à son troupeau. Guillaume regrette trop des bêtes dont la laine lui servoit à faire de beaux draps d’Angleterre : il est inexorable, il se retire. Henriette traverse le théâtre avec Colette pour aller souper chez sa tante. Valere veut la suivre, elle lui ordonne de ne lui parler qu’après avoir obtenu le consentement de son pere. Patelin suit avec sa femme, qui le gronde, lui dit qu’il a fait une vilaine action en prenant chez Guillaume un habit qu’il ne sauroit payer : Patelin prétend qu’il est difficile d’être honnête homme lorsqu’on est pauvre.

Acte II. M. Guillaume va frapper à la porte de Patelin, & croit sentir l’oie : il est fort surpris quand Mad. Patelin lui dit que son époux est malade depuis long-temps. Patelin vient lui-même confirmer le mensonge par mille extravagances, il fait prendre la fuite à son créancier. Colette fiancée avec Agnelet exhorte ce dernier à prendre Patelin pour son Avocat : mais elle lui recommande de ne pas nommer Guillaume en le consultant, parcequ’il ne voudroit point plaider contre lui. Agnelet avoue à Patelin avoir tué les moutons qu’il a dit morts de la clavelée : Patelin {p. 103}lui ordonne de répondre bée à toutes les questions qu’on lui fera.

Acte III. Bartholin Juge donne audience, Agnelet y paroît avec la tête enveloppée : Guillaume vient lui-même plaider sa cause ; Patelin est surpris de le voir, se cache le visage : le marchand le reconnoît, fait un galimatias de six aunes de mouton, de six vingts draps, de trente écus couleur de marron. On le croit fou ; on interroge Agnelet, qui répond toujours bée : le Juge lui dit d’aller se faire trépaner, & le met hors de cour. Patelin veut ensuite être payé, Agnelet lui répond bée. Enfin on feint qu’Agnelet est mort en se faisant trépaner, on montre au Juge une tête de bœuf enveloppée dans un lit. Colette, fiancée d’Agnelet, poursuit M. Guillaume ; on le menace de le faire pendre s’il ne consent au mariage de son fils avec la fille de Patelin ; il signe en enrageant.

Comparaison des deux expositions.

Dans la farce, Patelin se détermine à faire jouer les ressorts de son imagination pour se procurer un habit neuf. Dans la piece moderne, Patelin a le même projet ; mais cet habit doit en imposer aux partis qui se présenteront pour sa fille : par-là les desseins du nouveau Patelin nous paroissent moins criminels, & nous nous intéressons en quelque façon au succès de ses ruses, le bonheur de sa fille en dépend.

Comparaison des deux intrigues.

Le fonds de l’intrigue est le même dans les deux pieces. Mais ici l’amour d’Henriette & de Valere ne rend-il pas l’action plus animée ? N’est-il pas bien plaisant que Patelin, voulant en imposer à {p. 104}ceux qui prétendront à son alliance, vole un habit précisément à l’homme que ses haillons pourroient le plus rebuter, à M. Guillaume, dont le fils aime Henriette ? Agnelet, sans être moins comique dans la nouvelle piece que dans l’ancienne, y devient plus intéressant ; il ne vole pas son vieux maître pour son compte ; son rôle est sur-tout bien plus essentiel, puisqu’il travaille de concert avec Colette au bonheur des amants.

Les Scenes des deux pieces comparées.

Les principales scenes des deux ouvrages sont celles où Patelin cajole M. Guillaume pour lui enlever son drap ; celle où M. Guillaume, croyant manger une oie & toucher de l’argent, se trouve rejetté bien loin de son attente par le faux délire de Patelin ; celle enfin de l’audience. Les Auteurs modernes les ont considérablement embellies : elles sont trop longues pour être rapportées en entier ; mais nous pouvons en citer quelques traits.

Dans la piece de Blanchet, Patelin voulant pateliner Guillaume, va le joindre sans façon, lui demande des nouvelles de sa santé, & Guillaume lie tout uniment conversation avec lui.

Patelin.

Or ainsi m’aist Dieu, que j’avoye
De vous voir grant voulenté.
Comment se porte la santé ?
Etes-vous sain & dru, Guillaume ?

Le Drapier.

Oui, par Dieu.

Patelin.

Çà, cette paulme.
Comment vous va ?
{p. 105}

Le Drapier.

Et bien vraiment,
A votre bon commandement.
Et vous ?

Patelin.

Par Saint Pierre l’Apostre,
Comme celui qui est tout vostre.

Ne croiroit-on pas que le marchand est empressé de donner dans le panneau qu’on va lui tendre ? Dans les Auteurs modernes, M. Guillaume n’entre pas en matiere si facilement.

ACTE I. Scene V.

PATELIN, M. GUILLAUME.

Patelin.

Bon ! le voilà seul : approchons.

M. Guillaume.

Compte du troupeau, &c. six cents bêtes, &c.

Patelin, à part.

Voilà une piece de drap qui feroit bien mon affaire. (Haut.) Serviteur, Monsieur.

M. Guillaume.

Est-ce le sergent que j’ai envoyé querir ? Qu’il attende.

Patelin.

Non, Monsieur. Si suis...

M. Guillaume.

Une robe ! Le Procureur dont... Serviteur.

Patelin.

Non, Monsieur ; j’ai l’honneur d’être Avocat.

M. Guillaume.

Je n’ai pas besoin d’Avocat. Je suis votre serviteur.

{p. 106}

Patelin.

Mon nom, Monsieur, ne vous est sans doute pas connu : je suis Patelin l’Avocat.

M. Guillaume.

Je ne vous connois point, Monsieur.

Le dernier Guillaume, aussi inabordable que le premier est d’un facile accès, met Patelin dans un embarras qui rend sa situation bien plus comique : nous voyons dès ce moment que l’Avocat doit être un fin matois s’il réussit à tromper le marchand : les obstacles l’animent, & il invente une ruse sublime.

Patelin, à part.

Il faut se faire connoître... (Haut.) J’ai trouvé, Monsieur, dans les mémoires de feu mon pere, une dette qui n’a pas été payée, &c.

M. Guillaume.

Ce ne sont pas mes affaires : je ne dois rien.

Patelin.

Non, monsieur ; c’est au contraire feu mon pere qui devoit au vôtre trois cents écus ; &, comme je suis homme d’honneur, je viens vous payer.

M. Guillaume.

Me payer ! Attendez, Monsieur, s’il vous plaît : je me remets un peu votre nom. Oui, je connois depuis long-temps votre famille. Vous demeuriez au village ici près : nous nous sommes connus autrefois. Je vous demande excuse : je suis votre très humble & très obéissant serviteur. Asseyez-vous là, je vous prie ; asseyez-vous là.

Patelin.

Monsieur...

M. Guillaume.

Monsieur...

{p. 107}

Patelin.

Si tous ceux qui me doivent étoient aussi exacts que moi à payer leurs dettes, je serois beaucoup plus riche que je ne suis ; mais je ne sais point retenir le bien d’autrui.

M. Guillaume.

C’est pourtant ce qu’aujourd’hui beaucoup de gens savent fort bien faire.

Patelin.

Je tiens que la premiere qualité d’un honnête homme est de bien payer ses dettes ; & je viens savoir quand vous serez de commodité de recevoir vos trois cents écus.

M. Guillaume.

Tout-à-l’heure.

Patelin.

J’ai chez moi votre argent tout prêt & bien compté : mais il faut vous donner le temps de faire dresser une quittance pardevant Notaire. Ce sont des charges d’une succession qui regarde ma fille Henriette, & j’en dois rendre un compte en forme.

M. Guillaume.

Cela est juste. Hé bien, demain matin à cinq heures.

Patelin.

A cinq heures, soit. J’ai peut-être mal pris mon temps, Monsieur Guillaume ; je crains de vous détourner.

M. Guillaume.

Point du tout ; je ne suis que trop de loisir. On ne vend rien.

Chez Blanchet, Patelin fait sa cour à Guillaume, en lui vantant la sagesse, la prudence de son pere, & la justesse des prédictions qu’il a faites jadis.

Patelin.

Ha ! qu’estoit un homme savant !
{p. 108}
Je requiers Dieu qu’il en ait l’ame
De votre pere, doulce Dame !
Il m’est advis tout clairement
Que c’est il de vous proprement.
Qu’estoit ce un bon marchand & saige :
Vous lui ressemblez de visaige,
Par Dieu, comme droite painture,
Se Dieu eut oncq de créature.
Mercy, Dieu vrai pardon lui face
A l’ame.

Le Drapier.

Amen, par sa grace,
Et de nous quand il lui plaira.

Patelin.

Par ma foi, il me déclaira
Mainte fois, & bien largement,
Le temps qu’on voit présentement :
Moult de fois m’en est souvenu :
Et puis lors il estoit tenu
L’un des bons...

Chez Palaprat & Brueys, Patelin loue M. Guillaume lui-même : les louanges doivent par conséquent bien mieux le chatouiller.

Patelin.

Vous faites pourtant plus d’affaires vous seul, que tous les négociants de ce lieu.

M. Guillaume.

C’est que je travaille beaucoup.

Patelin.

C’est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays... Voilà un assez beau drap.

M. Guillaume.

Fort beau.

{p. 109}

Patelin.

Vous faites votre commerce avec une intelligence...

M. Guillaume.

Oh ! Monsieur !

Patelin.

Avec une habileté merveilleuse !

M. Guillaume.

Oh ! oh ! Monsieur !

Patelin.

Des manieres nobles & franches qui gagnent le cœur de tout le monde !

M. Guillaume.

Oh ! point, Monsieur !

Patelin.

Parbleu, la couleur de ce drap fait plaisir à la vue.

M. Guillaume.

Je le crois ; c’est couleur de marron.

Patelin.

De marron ? Que cela est beau ! Gage, Monsieur Guillaume, que vous avez imaginé cette couleur.

M. Guillaume.

Oui, oui, avec mon teinturier.

Ce dernier mot, si simple, si naïf, a mérité de faire proverbe, aussi bien que le Revenez à vos moutons de la farce. Et lorsque nous parlons de ces prétendus beaux esprits qui brillent aux dépens de leur faiseur, nous disons avec raison, qu’ils ont fait leurs ouvrages avec leur teinturier.

Dans la premiere piece, lorsque Guillaume va pour manger l’oie & toucher de l’argent, que Patelin le régale & le paie en sornettes, il se retire bonnement en disant que le diable a sans doute pris son drap.

{p. 110}

Guillemette.

Par mon serment il se mourra
Tout parlant. Comment il escume !
Verrez-vous pas comment il fume ?
A haultaine divinité
Or s’en va son humanité ;
Or demourai-je povre & lasse.

Le Drapier.

Il fust bon que je m’en allasse
Avant qu’il eût passé le pas.
Je doute qu’il ne vousist pas
Vous dire à son trépassement
Devant moi si privéement
Aucuns secrets par aventure :
Pardonnez-moi, car je vous jure
Que je cuidoye par ceste ame
Qu’il eût eu mon drap. Adieu, Dame :
Pour Dieu, qu’il me soit pardonné.

Guillemette.

Le benoist jour vous soit donné :
Si soit à la povre dolente.

Le Drapier.

Par Sainte Marie la gente,
Je me tiens plus esbaubely
Qu’onques : le diable, en lieu de ly,
A prins mon drap pour moi tenter.
Benedicite, ententer*

* attenter.

Ne peut-il ja à ma personne.
Et puisqu’ainsi va, je le donne
Pour Dieu à quiconque l’a prins.

Le Guillaume des Auteurs modernes est plus tenace ; Patelin a beaucoup plus de peine à s’en défaire.

{p. 111}

ACTE II. Scene III.

. . . . . . . . .

M. Guillaume.

Oh ! je n’en puis plus : mais je veux de l’argent.

Patelin, à part.

Oh ! je te ferai bien décamper... (Haut.) Ma femme, ma femme, j’entends des voleurs qui ouvrent notre porte. Ne les entends-tu pas ? Ecoutons. Paix, paix, écoutons... Oui... les voilà... Je les vois... Ah ! coquins, je vous chasserai bien d’ici. Ma hallebarde, ma hallebarde. Au voleur, au voleur.

M. Guillaume, prenant la fuite.

Tubieu ! il ne fait pas bon ici...

Chez Blanchet, les coq-à-l’âne de Guillaume & les bées d’Agnelet persuadent au Juge que l’un & l’autre sont fous : mais dans la piece moderne la prétendue folie d’Agnelet est plus vraisemblable, puisqu’il est censé avoir besoin de se faire trépaner. Quant à la scene dans laquelle Agnelet combat Patelin avec les armes qu’il tient de lui, elle est meilleure dans l’original, en ce qu’elle est préparée dès l’entrevue du berger avec l’Avocat.

Le Bergier.

Dictes hardiment que j’affolle
Se je dy huy autre parolle
A vous ne à autre personne,
Pour quelque mot que l’on me sonne,
Fors bée que vous m’avez apprins.

Patelin.

Par Saint Jean ! ainsi sera prins
Ton adversaire par la moe :
{p. 112}
Mais aussi fais que je me loe,
Quand ce sera fait, de ta paye.

Le Bergier.

Monseigneur, si je ne vous paye,
A vostre mot ne me croyez
Jamais. . . . . .
. . . . . . .

Patelin.

Nostre Dame ! moquin, moquat,
Se tu ne payes largement.

Le Bergier.

Dieux ! A vostre mot, vraiement,
Monseigneur, n’en faictes nul doupte.

Dès ce moment Agnelet promet en termes clairs à son Avocat de ne répondre que par bée & de ne le payer qu’avec son mot, c’est-à-dire, en disant bée. Les détails des deux pieces sont à-peu-près les mêmes, excepté dans la scene où Patelin se félicite d’avoir si à propos prodigué des éloges à Guillaume, qu’il lui a laissé prendre son drap : Guillemette débite à ce sujet la fable du renard & du corbeau.

Guillemette.

Il m’est souvenu de la fable
Du corbeau qui estoit assis
Sur une croix de cinq à six
Toises de haut ; lequel tenoit
Un fromaige au bec. Là venoit
Un renard qui vid ce fromaige ;
Pensa à lui, comment l’aurai-je ?
Lors se mist dessouz le corbeau.
Ha ! fist-il, tant as le corps beau,
Et ton chant plein de mélodie !
{p. 113}
Oyant son chant ainsi vanter,
Si ouvrit le bec pour chanter,
Et son fromaige chet à terre,
Et maistre renard le vous serre
A bonnes dents, & si l’emporte.
Ainsi est-il (je m’en fais forte)
De ce drap ; vous l’avez happé
Par blasonner, & attrapé
En lui usant de beau langaige,
Comme fit renard du fromaige,
Vous l’en avez prins par la moue.

Les Comiques modernes, prévenus par la Fontaine, ont sagement fait de ne pas introduire la fable dans leur piece.

Les dénouements des deux pieces comparés.

Dans la farce de Blanchet, Agnelet & Guillaume sont hors de cour ; le berger paie l’Avocat en lui disant bée : tout est dit. Dans la piece nouvelle, le dénouement est plus marqué, puisqu’on marie Valere avec Henriette, & qu’on force M. Guillaume à donner son consentement. Les Auteurs ont même eu l’adresse de ramener les principaux ressorts de l’intrigue.

Scene derniere.

M. Bartolin.

Qu’est-ce donc qu’on m’a fait voir dans un lit chez le Chirurgien ?

Agnelet.

C’étoit une tête de viau, Monsieur.

M. Guillaume.

Allons, puisqu’il n’est pas mort, rendez-moi ce contrat, que je le déchire.

{p. 114}

M. Bartolin.

Cela est juste.

Patelin.

Oui, en me payant un dédit qui contient dix mille écus.

M. Guillaume.

Dix mille écus ! Il faut bien par force que je laisse la chose comme elle est : mais vous me paierez les trois cents écus de votre pere.

Patelin.

Oui, en m’apportant son billet.

M. Guillaume.

Son billet ! Et mes six aunes de drap ?

Patelin.

C’est le présent de noce.

M. Guillaume.

De noce !... Au moins je tâterai de l’oie.

Patelin.

Nous l’avons mangée à dîner.

M. Guillaume.

A dîner !... Oh ! ce scélérat paiera pour tous, & sera pendu.

Valere.

Mon pere, il est temps de l’avouer, il n’a rien fait que par mon ordre.

M. Guillaume.

Me voilà bien payé de mon drap & de mes moutons !

Cette récapitulation est très ingénieuse ; mais est-il naturel que le Juge prenne une tête de bœuf pour celle d’Agnelet ? & ce dénouement forcé ne range-t-il pas l’ouvrage dans la classe des farces, malgré la bonne volonté que nous aurions de le mettre au-dessus ? D’ailleurs, il n’est {p. 115}pas bien décent, je pense, que Guillaume, le seul honnête personnage de la derniere piece, soit le seul puni. Dans la premiere, Guillaume est un frippon qui vend son drap plus qu’il ne vaut, il l’avoue lui-même.

Le Drapier.

Or n’est-il si fort entendeur
Que ne treuve plus fort vendeur.
Ce trompeur-là est bien bec jaune,
Quand pour vingt & quatre sols l’aulne,
A prins drap qui n’en vaut pas vingt.

Guillaume veut duper Patelin ; Patelin le vole ; Agnelet trompe ce dernier : il n’y a pas grand mal à cela.

J’ai détaillé la farce de Patelin, pour faire connoître que si elle a survécu à mille autres pieces faites après elle, c’est parcequ’on y voit du simple, du naturel & du comique, nés de la situation & non du mot. C’est par la même raison que son imitation triomphera de ces farces larmoyantes, de ces drames où tout est affecté, jusqu’à la façon dont on y éteint les bougies.

LE MUET. §

Cette piece, représentée pour la premiere fois le vendredi 22 Juin 1691, n’eut que cinq représentations. Elle est imitée de l’Eunuque de Térence. Ce dernier avoit imité sa comédie de Ménandre. Palaprat dit dans un Avertissement, que le Muet ne rapporta pas beaucoup d’argent à ses Auteurs. L’Eunuque valut considérablement au Poëte Latin, puisque les Ediles lui en donnerent huit mille pieces, c’est-à-dire, deux cents écus, qui en ce temps-là étoient une somme considérable. {p. 116}Elle fut jouée deux fois dans un jour12 pendant la fête de Cybele. Les Auteurs François ne pouvoient pas introduire un eunuque sur notre scene. Voyons si les changements qu’ils ont faits sont tous heureux.

EXTRAIT DE L’EUNUQUE.

Avant-scene. Thrason, Capitaine, vit avec une courtisanne nommée Thaïs. Il achete une petite fille nommée Pamphila, qu’on avoit prise dans l’Attique, & la donne à la mere de sa maîtresse. Quelque temps après, Pamphila est exposée en vente ; le même Capitaine la rachete, & veut la donner à Thaïs, à condition qu’il sera pendant quelques jours le seul possesseur de ses charmes. Thaïs y consent, & refuse en conséquence sa porte à Phædria son nouvel amant.

Acte I. Phædria, piqué contre Thaïs, jure de ne plus la voir. Son esclave Parmenon lui peint l’affront que sa concubine lui a fait en lui fermant la porte au nez, pour mieux traiter le Capitaine. Il l’exhorte à bannir l’infidelle de son cœur. Phædria voudroit pouvoir y réussir : mais Thaïs paroît, lui dit que l’envie seule d’avoir Pamphila l’a déterminée à recevoir le Capitaine, & lui promet de congédier son rival dès qu’elle aura la jeune personne. Phædria consent à l’arrangement de Thaïs, renonce à sa possession pour deux jours, & ordonne à Parmenon de conduire chez elle une esclave d’Ethiopie, avec un Eunuque dont il lui fait présent.

Acte II. Phædria recommande encore à Parmenon de conduire bien vîte l’Eunuque chez Thaïs. Gnathon, parasite du Capitaine, mene chez cette même Thaïs Pamphila, {p. 117}qui est d’une beauté ravissante. Cherea, frere de Phædria, l’a vue, en est devenu passionné, l’a suivie ; un fâcheux est cause qu’il l’a perdue de vue : il prie Parmenon de lui dire où elle est : Parmenon imagine de le présenter à Thaïs à la place de l’Eunuque qu’elle attend, & de le mettre à portée par-là de voir celle qu’il aime.

Acte III. Parmenon conduit à Thaïs l’esclave d’Ethiopie & le faux Eunuque. Elle recommande Pamphila au dernier. Elle rentre, en ordonnant que si Chrémès vient on l’avertisse. Chrémès paroît en effet ; on l’introduit chez Thaïs. Pendant ce temps-là l’Eunuque supposé viole Pamphila. Il sort tout joyeux de son expédition, & en raconte toutes les circonstances à son ami Antiphon.

Acte IV. Le Capitaine est jaloux de Chrémès. Il veut reprendre Pamphila, & sort de chez Thaïs pour aller chercher main forte. Pendant ce temps Phædria arrive de la campagne : on lui dit que son Eunuque a violé Pamphila. Il questionne le véritable Eunuque : il découvre que son frere a fait le crime : il va le chercher. Thaïs annonce à Chrémès que Pamphila est cette sœur qu’il a perdue dès sa plus tendre enfance. Il l’exhorte à la défendre contre le Capitaine, qui vient avec plusieurs poltrons comme lui assiéger dans les regles la maison de Thaïs, & fuit bientôt après, en disant à ses braves soldats d’aller se reposer à la cuisine.

Acte V. Cherea n’a pu quitter son habit d’eunuque. Il rentre chez Thaïs, qui lui pardonne, dans l’espoir qu’il épousera Pamphila. Pythias, servante de Thaïs, se fait un jeu d’alarmer Parmenon, en lui disant qu’on a lié Cherea, & qu’on va lui faire la plus cruelle des opérations. Parmenon n’ose aller le secourir, crainte d’un sort pareil. Il rencontre Lachès son vieux patron, lui répete ce que Pythias lui a dit. Le vieillard entre chez Thaïs tout {p. 118}troublé ; Cherea en sort bientôt pour surprendre agréablement Parmenon, en lui disant que Pamphila se trouve citoyenne, qu’il l’épouse ; que Lachès permet à Phædria de vivre avec Thaïs. Il annonce cette nouvelle à Phædria lui-même. Le Capitaine l’entend ; il demande la permission de voir Thaïs de temps en temps. Son parasite conseille à Phædria de le lui permettre, parceque c’est un animal qui fera de la dépense, & qui ne sauroit plaire. Il y consent.

EXTRAIT DU MUET.

La scene est à Naples.

Avant-scene. Un Capitaine de vaisseau prend une fille de deux ans sur les côtes d’Espagne, il la confie à la Comtesse, & dix ou douze ans après il la retire. La Comtesse est au désespoir, elle veut ravoir Zaïde son éleve ; elle attend chez elle le Capitaine pour le prier de la lui rendre, elle n’est visible que pour lui. Timante amant de la Comtesse se présente, on lui refuse la porte ; un instant après il voit entrer le Capitaine, il le croit son rival, il est furieux.

Acte I. Timante ordonne à son valet Frontin de chercher un domestique muet ; celui-ci n’en trouvant point, engage un fourbe, nommé Simon, à contrefaire le muet ; il exhorte ensuite son maître à se rappeller que la Comtesse lui a fait refuser la porte. Timante jure de ne plus aimer l’infidelle, l’ingrate : elle paroît, lui dit que le desir seul d’avoir Zaïde lui a fait recevoir le Capitaine : il s’appaise, & jure qu’il mourra d’impatience pendant le voyage de deux jours qu’il doit faire avec le Vice-Roi. Cependant le Baron d’Otigni, pere de Timante & du Chevalier, est {p. 119}indigné contre le premier, parcequ’il refuse d’épouser la fille du Marquis de Sardan, & veut la donner avec tout son bien au Chevalier. Frontin, témoin de cette résolution, projette de faire en sorte que le Chevalier déplaise à son pere par quelque fredaine.

Acte II. On conduit Zaïde chez la Comtesse ; Frontin l’y voit entrer, il est satisfait. Il projette d’épouser Marine, mais Timante lui doit ses gages, & ne le paiera pas s’il est déshérité, raison de plus pour engager le Chevalier à faire quelque trait de jeune homme un peu violent. L’occasion se présente d’elle-même. Le Chevalier est amoureux de Zaïde, il la suit & peint son amour à Frontin, qui lui promet de l’habiller en muet, de l’introduire chez la Comtesse à la place de Simon, & lui jure encore de faire servir ce déguisement à l’unir avec Zaïde, de l’aveu même de son pere. Le Capitaine vient pour recommander à la Comtesse de prendre garde à un jeune drôle qui lorgnoit continuellement Zaïde à la fenêtre, il se retire. Le Chevalier paroît vêtu en muet : Marine le trouve bien fait, le conduit chez sa maîtresse, & Frontin s’applaudit d’avoir enfermé le loup avec la brebis.

Acte III. Zaïde aime le Chevalier, voudroit le fuir, & ne sauroit s’y déterminer. Il arrive : Marine surprend quelques signes, veut qu’on la mette de la confidence. Frontin survient, tremble de voir le faux Muet aux prises avec la Soubrette, feint de la croire infidelle, d’avoir vu entrer son rival dans sa chambre, & l’entraîne. Le Chevalier reste avec Zaïde, il va lui parler : son pere & le Capitaine viennent le troubler, il prend la fuite. Frontin se joue du vieillard, en {p. 120}lui disant que son fils est ensorcelé, qu’il ne parle plus, mais qu’il connoît un Médecin assez savant pour le guérir. Il paroît avec une robe & une barbe, feint de deviner que le Chevalier est amoureux de Zaïde, & conseille au Baron de faire ce mariage bien vîte, s’il veut conserver son fils, & s’il ne veut pas devenir paralytique lui-même.

Acte IV. Zaïde se détermine à fuir la maison de la Comtesse pour éviter le Chevalier. Celui-ci la suit, la prie de rester. Marine les surprend, appelle à grands cris la Comtesse : le Chevalier se jette aux pieds de la Soubrette pour lui demander le secret. La Comtesse le trouve dans cette posture : elle veut faire expliquer Zaïde, lorsque Timante, moins long-temps dans son voyage qu’il ne pensoit, revient. La Comtesse lui dit que son Muet est trop dangereux ; il prend cela pour une raillerie, sur-tout en voyant paroître Simon qui réellement est très vilain. La Comtesse assure que ce n’est point là le Muet qu’on lui a présenté. Timante ne sait ce que tout cela veut dire. Frontin ne pouvant parler en particulier à son maître, lui dit qu’après son départ il a trouvé un Muet mieux fait que Simon, & qu’il l’a pris de préférence. Alors Timante donne dix pistoles à Frontin pour remettre à Simon en le congédiant. Frontin retient la moitié de la somme. Simon oublie qu’il doit être muet, & se récrie sur le larcin qu’on lui fait. Frontin compare Simon au fils de Crésus, qui parla après avoir été long-temps muet.

Acte V. Timante gronde Frontin d’avoir engagé son frere dans une démarche extravagante. Frontin répond que la chose étoit nécessaire pour conserver l’héritage du pere. Le Baron prie le Capitaine {p. 121}d’accorder Zaïde à son fils : celui-ci ne veut pas la donner à un muet. On vient dire au Baron qu’un homme le demande dans la cour ; c’est Simon qui déclare au bon-homme toutes les fourberies de Frontin, & qui est reconnu lui-même pour le frere de la nourrice de Zaïde. Cette derniere se trouve fille du Marquis de Sardan, on la marie au Chevalier, & la Comtesse à Timante.

 

Les Auteurs François se sont piqués de laisser à Térence cette fille de joie qui prie son favori de permettre qu’elle tire parti de ses charmes, pour se faire des amis & mériter leurs présents ; ce lâche amant, qui s’absente deux jours pour laisser un champ libre à son rival, & qui partage ensuite avec lui la possession de sa belle, à condition qu’il financera ; ce parasite qui fait l’accord entre les deux rivaux ; ce pere qui permet à son fils de vivre publiquement avec sa concubine. Je demande à mes Lecteurs si Brueys & Palaprat ont bien fait de ne pas transporter toutes ces indécences sur notre théâtre. « Sans doute, va-t-on s’écrier : eût-il été possible d’y supporter de pareilles horreurs » ? Doucement, ce n’est pas sans dessein que j’ai fait une pareille question ; on pourra bientôt juger par cet exemple de la différence qu’il y a entre les mœurs de la société & les mœurs telles qu’on doit les présenter sur le théâtre. Ne voyons-nous pas tous les jours un pere, une mere, permettre à son fils d’avoir ce qu’on appelle une maîtresse, & lui donner même de quoi contenter les caprices de cette beauté commode ? Ne voyons-nous pas nombre d’amants en sous-ordre disparoître derriere le rideau lorsque monsieur arrive ? {p. 122}Ne voyons-nous pas chez les Cypris modernes Mars & Plutus, quoique rivaux, vivre en bonne intelligence par les soins de Mercure en plumet, en rabat, en bonnet monté ? Enfin ne voyons-nous pas nos beautés les plus faites pour inspirer & sentir un amour délicat, nos perruques les plus graves, notre jeunesse la plus brillante, mêler les bassesses de la débauche aux sentiments de la plus belle passion ? Les Auteurs qui voudroient introduire sur notre théâtre toutes les indécences & les impertinences possibles, & qui pensent les excuser en disant qu’elles sont dans la nature, n’ont qu’à mettre en action les abominations dont nous venons de parler, & qu’on traite de gentillesses dans le monde : ils seront peut-être approuvés par quelques personnes sans goût, sans délicatesse, sans mœurs ; mais les connoisseurs & les ames honnêtes les siffleront à coup sûr. Ce qui prouve que la véritable Thalie, amie des bienséances & de l’honnêteté, a sa façon de voir la nature, & sur-tout de la peindre.

 

Brueys & Palaprat ont très bien fait encore de substituer un Muet à l’Eunuque de Térence, personnage révoltant par lui-même, & qui le devient davantage quand Phædria prouve qu’il n’est pas ce qu’on croit. Palaprat s’applaudit d’avoir donné cette idée à son camarade. « J’avoue, dit-il en parlant de la comédie du Muet, que j’ai toujours eu pour cette piece un véritable foible d’Auteur, aussi grand que si je l’avois faite tout seul. Cependant nous avons été trois à la composer, & le troisieme vaut bien la peine d’être nommé : ce n’est seulement que Térence . . . . . . Il s’agissoit de mettre sur la scene {p. 123}quelque autre chose qu’un Eunuque ; après y avoir rêvé, j’eus le bonheur d’imaginer le premier un Muet : cette idée me rit ». Palaprat n’est pas le premier qui ait imaginé d’introduire les Muets sur la scene, il pouvoit mettre au rang de ses associés l’Auteur d’Arlequin bouffon de Cour.

Idée d’Arlequin bouffon de Cour.

Célio, favori du Roi, craint, avec juste raison, que les Ministres, jaloux de sa faveur, ne cherchent à lui nuire. Il imagine de placer auprès du Prince un homme qui puisse lui rendre compte de tout ce qu’on entreprendra contre lui : pour cet effet, il ordonne à son valet Arlequin de contrefaire le muet. Il le presente au Roi comme un bouffon qui pourra le divertir. On ne se méfie point de lui à la Cour. On croit pouvoir tout dire en sa présence impunément. Il rend un compte fidele à son maître, & lui conserve par-là non seulement la faveur du Prince, mais la vie.

 

C’est de cette piece que les Auteurs du Muet ont tiré la scene suivante.

Scene II.

SIMON, FRONTIN.

. . . . . . . . .

Frontin.

Mais, est-ce une chose si difficile, dis-moi, de ne point parler ?

Simon.

Oui, difficile, Frontin, & plus difficile que tu ne crois.

Frontin.

Pécore !

Simon.

Tiens, déja dans l’hôtellerie où tu m’as mis en attendant {p. 124}que ton maître me prenne, j’ai voulu faire le muet pour m’exercer ; je m’y attrape à tous moments.

Frontin.

Butor !

Simon.

Hier l’hôte demandoit la clef de la cave à tous ses gens, je ne pus m’empêcher de l’aller querir moi-même.

Frontin.

Ivrogne !

Simon.

Ce matin encore, une servante m’a surpris comptant les heures, parceque j’avois envie de dîner.

Frontin.

Gourmand !

Simon.

Si tu savois ce que c’est d’avoir parlé toute sa vie, & puis tout-à-coup ne parler plus !...

Frontin.

Il est vrai que le public y perdra beaucoup, & que tu as de belles choses à dire.

Pour peu qu’on soit familiarisé avec le théâtre italien, on reconnoît aisément Arlequin dans l’impatience que Simon a pour l’heure du dîner, & dans son zele ardent pour la clef de la cave. Poursuivons.

. . . . . . . . . .

Simon.

Tout coup vaille, m’y voilà déterminé.

Frontin.

Courage. Çà, tandis que nous voici seuls, repassons un peu les leçons que je t’ai données.

Simon.

Je le veux.

{p. 125}

Frontin.

Je te disois hier que ton maître te laisseroit seul au logis : il faudra qu’à son retour tu lui fasses entendre par signes quels gens l’auront demandé : comprends-tu ?

Simon.

Fort bien.

Frontin.

Ah ! voyons un peu. Quand un homme de robe, un de nos Sénateurs, par exemple, aura été au logis, comment le lui feras-tu entendre ? (Simon copie un homme de robe.) Fort bien, fort bien : vive Simon ! Et un homme d’épée, là, un cavalier du bel air ? (Simon copie mal un homme d’épée.) Fort mal, fort mal. Ce n’est pas ainsi que je t’ai dit : fi ! on diroit, à ton action, que ce seroit un archer du Prévôt qui l’auroit demandé, & non pas un homme de condition. Voici comment il t’y faut prendre. (Il lui montre, & Simon l’imite.) Oui-dà, oui-dà ; cela n’est pas déja trop mal. Et lorsqu’une femme de qualité aura été au logis ? Souviens-toi bien de ce que tu m’as vu faire, je te l’ai montré. (Ce que Simon fait déplaît à Frontin.) Oh ! fi ! fi ! que diantre fais-tu ? voilà des révérences de crieuses de vieux chapeaux. Regarde-moi bien ; remarque ces airs, ce penchement de tête, ce tour de corps. Allons, à toi. (Simon tâche de l’imiter.) Eh ! pas mal, pas mal : cela viendra avec un peu d’exercice. En voilà assez pour le coup ; retire-toi, je ne veux point que mon maître te voie encore. Il ne t’a jamais vu : mais il te reconnoîtroit à l’habit. Quand il en sera temps je t’irai querir. Adieu.

Simon.

Serviteur.

Frontin.

Voilà un drôle qui n’est pas encore stylé. Si par hasard...

{p. 126}

Simon, revenant.

A propos, Frontin, je savois bien que j’avois quelque chose à te demander.

Frontin.

Et quoi ?

Simon.

Dis-moi, je te prie, les muets rient-ils ?

Frontin.

Eh ! vraiment oui, les muets rient, imbécille !

Simon.

C’est assez, je te remercie.

Frontin.

Je crains bien de l’avoir choisi un peu sot. Si ma fourberie venoit à être découverte... Encore ?

Simon, revenant.

Et dis-moi un peu, je te prie, comment rient les muets ? Je n’en ai jamais vu rire.

Frontin.

Ah ! voici une belle question ! Et comment veux-tu qu’ils rient, nigaud ? Ils rient comme les autres hommes...

Dans la piece italienne Célio exerce tout de même Arlequin à faire le muet ; & ce dernier est toujours tenté de parler lorsqu’il est question de manger ou de boire. Son maître lui montre à contrefaire les personnes de tous les états, à demander tout ce qui lui fera plaisir ; ce qui fournit quantité de lazzis bien plus plaisants que ceux de la piece françoise. Arlequin s’y trouve dans une situation bien embarrassante lorsqu’en faisant signe qu’on lui a coupé la langue, on le croit tourmenté par le mal de dents, & qu’on envoie chercher le dentiste pour les arracher. Palaprat mériteroit que nous rapportassions la scene entiere, pour le punir d’avoir voulu nous déguiser {p. 127}ses larcins ; mais elle est trop longue. La scene dans laquelle Frontin vient sous la robe d’un Médecin persuader au Baron qu’il doit marier le Chevalier avec Zaïde, est encore prise dans le Théâtre Italien ; il suffit de la lire pour en être certain.

Scene XIII.

LE BARON, LE CHEVALIER, FRONTIN.

Frontin, en Médecin.

Frontinus, Frontinus non est hîc, iu las y plegui, ego m’en retourno, io me ne vo.

Le Baron.

Monsieur, Monsieur, ne vous en allez point. Voilà ce jeune homme dont Frontin vous a parlé.

Frontin.

Iste est mutus, aqueste ?

Le Baron.

Oui, Monsieur.

Frontin.

Non, non, non, non est mutus.

Le Baron.

Dites-vous, Monsieur, qu’il n’est pas muet ?

Frontin.

Est Frontinus, est unus fourbissimus.

Le Baron.

Il a bien raison.

Frontin.

Certenamente non est mutus ; ma veritablamente non potest parlare.

Le Baron.

Il a d’abord connu son mal.

{p. 128}

Frontin.

Bota crispo, bovi pecaire, à balisco, quante fourberie de Frontino ! Mihi dixit que iste, lui, non habet ni patrem, ni matrem, & vos, tu, vos, vostra merce. Vo, Seignori, est-il son padre ?

Le Baron, à part.

Oh ! le grand homme ! Il a connu que je suis son pere. (Haut.) Hé bien, oui, Monsieur, c’est mon fils. Je vois bien qu’on ne vous peut rien cacher. Que faut-il faire pour le guérir ?

Frontin.

Dicam tibi. Ho ho, mouchachou, friponello, campis, vos sete inamoratus !

Le Baron.

Le voilà au fait.

Frontin.

Odio, la vostra fringairo, vostra mestressa, vostra inamorata non cognoscir.

Le Baron.

Il est vrai.

Frontin.

Ma suoi parentes sont nobiles, potentes, opulentes.

Le Baron.

A la bonne heure.

Frontin.

Et la cognoscebunt un giorno.

Le Baron.

Soit. Mais qu’ordonnez-vous, Monsieur, pour tirer mon fils de cet accident ?

Frontin, présentant les deux mains.

Io lo diro tibi, ego vi lo dirai.

{p. 129}

Le Baron, à part.

Il veut être payé : c’est un vrai Médecin. (Haut.) Tenez, Monsieur.

Frontin.

Fases-me-li prendre, prenere, & vitamente fatte-li pigliar, e presto...

Le Baron.

Et quoi, Monsieur ?

Frontin.

Aquelo droleto per mouille quella ragazza, per moglie.

Le Baron.

Que je lui fasse épouser cette fille ?

Frontin.

Ouei metis hodie, hoggi, hoggi.

Le Baron.

Aujourd’hui ?

Frontin.

E presto : si lasciate inveterare lo malo...

Le Baron.

Hé bien, si on laisse invétérer le mal ?...

Frontin.

Causatum per amorem & per magiam...

Le Baron.

Causé par amour & par magie ?...

Frontin.

Non sera pas houro, non erit tempus, non sara piu tempo.

Le Baron.

Il ne sera plus temps.

Frontin.

Ille, lui, sara semper mutus.

Le Baron.

Il sera toujours muet.

{p. 130}

Frontin.

Ed in fine vo signoria paralitica.

Le Baron.

Et moi je deviendrai paralytique ?

Frontin.

Per contagionem & per sympathiam.

Le Baron.

Ah ! Dieux !

Frontin.

Ni sabi pas d’autre remedi : alterum remedium non est.

Le Baron.

Il n’y a point d’autre remede ? (Le Chevalier sort.)

Frontin.

No, no, Signore, no : allez, courez, prestare, preparare, accommodare per un remedio che non li fara male. Servitor a vo Seignoria.

Cette scene est dans plusieurs farces italiennes, avec la différence qu’Arlequin s’y contente de mêler de mauvais latin à plusieurs jargons italiens, & qu’il ne parle ni espagnol ni languedocien. On peut encore reconnoître dans le rôle du Baron la bêtise de Pantalon, & dans son affectation à traduire ce que dit Frontin la maniere des Acteurs Italiens pour se rendre intelligibles à ceux des spectateurs qui n’entendent pas leur langue.

 

Il y a, sans contredit, du mérite dans le Muet ; mais nous nous garderons bien de le citer comme un modele d’imitation ; les divers matériaux dont la piece est composée n’ont pas perdu l’air de leur pays natal en passant par les mains des Auteurs François. L’exposition & le dénouement sont tout-à-fait à la latine : une fille perdue & retrouvée {p. 131}en fait tous les frais, l’intrigue est tout-à-fait à l’italienne. C’est ainsi que Moliere imitoit, quand encore novice dans son art il composa l’Etourdi & le Dépit amoureux. Tout, dans cette piece, a l’air contraint, jusqu’à l’habit extraordinaire qu’on fait prendre au faux Muet, pour lui conserver la crainte qu’avoit Phædria de paroître dans les rues sous un vêtement d’eunuque. Il y a une infinité de choses contre nature, je n’en citerai que deux. Est-il naturel que le Baron, bête comme un dindon, sache l’espagnol, le latin, l’italien, le languedocien, & que le sachant il s’applique à traduire toutes les phrases de Frontin ? Est-il naturel encore que Frontin, voulant engager le Chevalier dans quelque fredaine qui le fasse déshériter, emploie toute son adresse pour l’excuser auprès de son pere, en lui disant que son fils est ensorcelé ; qu’il l’attendrisse sur son sort, & qu’il obtienne son consentement pour unir le Chevalier à Zaïde ? Les finesses du fourbe sont autant de bêtises, puisqu’elles sont contraires à ses projets & à ce qu’il annonce.

 

La Fontaine a fait un Eunuque ; nous n’analyserons pas sa piece, parceque le bon-homme13, qui n’étoit pas né pour le théâtre, crut qu’il étoit tout simple de traduire Térence. Gardons-nous de l’imiter en cela ; mais gardons-nous encore davantage de nous joindre à ceux qui veulent diminuer la gloire de cet Auteur, en disant qu’il n’avoit qu’un ton, qu’un style, & qu’il faisoit {p. 132}parler un héros comme Jean Lapin ou Maître Corbeau. Pour toute réponse je ferai lire à ces personnes le fable dans laquelle un renard, ne pouvant atteindre à des raisins, s’écrie, ils sont trop verds.

CHAPITRE V.
D’Ancourt imitateur, comparé à Moliere, la Fontaine, Saint-Yon, le Sage, Montfleury, &c. §

Si toutes les bonnes pieces qui sont dans le Recueil de d’Ancourt étoient de sa composition, nous nous garderions bien de ne le placer qu’après Dufresny, Brueys & Palaprat : mais personne n’ignore que l’Impromptu de la Garnison fut envoyé de Namur aux Comédiens ; que la folle Enchere est d’une Dame14, les Trois Cousines de Barrau, & que Saint-Yon est le véritable auteur du Chevalier à la mode & des Bourgeoises à la mode, deux pieces excellentes en cinq actes, qui valent elles seules toutes les comédies de d’Ancourt. {p. 133}On sait encore que d’Ancourt, assistant aux lectures faites à l’assemblée des Comédiens, mettoit à profit les bonnes choses qui se trouvoient dans les pieces refusées. Les Journaux de son temps lui ont suffisamment reproché ces larcins. Nous ne détaillerons pas les imitations qu’il a faites du Diable Boiteux & de Dom Quichotte. Ces romans étant excellents, les pieces ne peuvent être mauvaises que par la faute de l’imitateur.

 

Passons à des imitations qui soient moins à la portée de tout le monde.

LA PARISIENNE, d’un acte en prose. §

Cette piece eut neuf représentations. Les scenes les plus plaisantes sont prises de l’Ecole des Filles, comédie de Montfleury. Contentons-nous de les extraire pour donner une idée des choses imitées.

L’ECOLE DES FILLES, de Montfleury.

Léonor est avec Don Juan qu’elle aime. On annonce Don Carlos qu’elle déteste. Elle fait cacher le premier, & s’efforce de recevoir assez bien le second, lorsqu’on lui annonce encore l’arrivée de Don Maurice son frere. Alors elle prie Carlos de mettre l’épée à la main & de sortir d’un air furieux. Maurice est surpris de ce procédé ; il en demande le sujet à sa sœur : elle répond qu’étant dans la rue, elle a vu Don Carlos qui poursuivoit un homme, à dessein de le tuer ; qu’elle a voulu prévenir ce malheur en cachant l’inconnu. Elle prie son frere de l’accompagner pour que Carlos ne lui fasse pas un mauvais parti.

{p. 134}

LA PARISIENNE.

Angélique a plusieurs amants qu’elle trompe également : elle est avec Dorante lorsqu’elle voit venir Lisimon dont elle craint la pétulance ; elle cache Dorante : Lisimon s’apperçoit, dit-il, que le vent du bureau n’est pas pour lui, & se retire en jurant de couper les oreilles au rival qu’on lui préfere. Damis, amant suranné d’Angélique, arrive, entend les menaces de Lisimon : Angélique lui fait croire que Dorante & Lisimon ont eu dispute dans la rue ; qu’elle a sauvé la vie au premier en le cachant dans son appartement. Elle finit par prier Damis d’escorter le prisonnier & de le conduire chez lui.

 

Léonor fait remener son amant par son frere ; Angélique fait reconduire le sien par un autre amant ; la scene est en cela plus plaisante. Mais si dans la piece de Montfleury, Don Maurice, jeune & brave Espagnol, se charge avec plaisir d’accompagner un homme, est-il dans la nature que Damis, un vieillard tout cassé, accepte un semblable emploi ? D’ailleurs Léonor se donne tous ces soins pour un amant qu’elle aime, & Angélique pour un homme indifférent, ce qui affoiblit bien l’intérêt.

LES ENFANTS DE PARIS,
en cinq actes, & en vers libres. §

Cette comédie fut jouée dix-sept fois dans sa nouveauté, & n’a jamais eu le moindre succès dans aucune de ses reprises. Elle est malheureusement pour son Auteur une copie de l’Avare de Moliere. Harpagon a un fils & une fille qu’il laisse {p. 135}manquer du nécessaire, quoiqu’il jouisse du bien de leur mere ; Harpin marche précisément sur ses traces. Le fils d’Harpagon est contraint d’emprunter à gros intérêt, pour paroître décemment dans le monde ; Clitandre, fils de M. Harpin, est réduit à cette dure extrémité. Harpagon prête à usure ; Harpin fait ce noble métier. Harpagon aime la maîtresse de son fils, & veut l’épouser ; Harpin est amoureux de Climene amante de Clitandre, & veut lui donner la main. Harpagon fait négocier ses amours par l’intrigante Frosine ; Harpin emploie au même usage une intrigante nommée Brichone. Frosine dit à Harpagon que sa belle préfere les vieillards aux jeunes gens ; Brichone ne manque pas de faire le même mensonge. Frosine quitte le parti de l’Avare pour celui des jeunes amants ; Brichone en fait autant. L’Avare prête à gros intérêt, l’emprunteur est son fils ; Harpin & Clitandre se trouvent dans le même cas. Enfin ces deux pieces seroient tout-à-fait semblables, si l’une n’étoit excellente & l’autre détestable ; si dans la premiere tous les incidents n’étoient naturels, & dans la derniere tout-à-fait contre nature & indécents, révoltants même ; témoin une des gentillesses de Clitandre : il sait que son pere a dessein de le renfermer à Saint-Lazare, il s’amuse à faire répandre dans le monde qu’il a volé des diamants ; Harpin, enchanté d’avoir un si bon prétexte pour se défaire de son fils, est au désespoir lorsqu’il apprend que Clitandre n’est pas un scélérat à pendre.

LA TRAHISON PUNIE,
en cinq actes en vers. §

Cette comédie eut sept représentations. D’Ancourt {p. 136}l’a faite d’après le Traître puni, comédie en cinq actes en prose, traduite de l’espagnol par le Sage. La piece originale est de Don Francisco de Rojas ; elle est intitulée la Traicion busca el castigo, c’est-à-dire, la trahison cherche le châtiment. On verra ses beautés & ses défauts dans la piece de le Sage.

Parallele du Traître puni de le Sage & de la Trahison punie de d’Ancourt.

LE TRAITRE PUNI. Acte I.

La Scene est à Valence, chez Don André.

Don André, las des remontrances que lui fait son valet Mogicon, veut le battre & le mettre à la porte : Mogicon demande ses gages ; son maître lui permet alors de lui continuer ses moralités. Don Garcie vient prier Don André de cesser ses assiduités auprès de Léonor qu’il aime, & dont il est aimé. Dès qu’il est sorti, Don André dit à son valet qu’il soupçonnoit sa visite d’avoir une autre cause : je croyois, dit-il, qu’il venoit pour me défendre de parler à sa sœur qui m’adore ; mais ce qu’il m’a dit va tourner toute ma tendresse vers Léonor. Mogicon a beau lui représenter qu’il pense mal, il persiste dans sa résolution. Don Félix entre pour lui demander en grace de n’avoir plus pour Léonor sa fille des soins qui pourroient lui faire du tort, étant sur le point de se marier. Tout cela ne fait qu’irriter les desirs de Don André. Don Juan, son ancien camarade, arrive de Flandres pour se marier à Valence. Son premier empressement est pour son ami : il l’emmene chez sa future, & le prie de lui prêter Mogicon jusqu’au retour de son valet, qu’il a député vers son pere.

{p. 137}

LA TRAHISON PUNIE. Acte I.

La scene est à Valence chez Don André.

Béatrix porte un billet doux de la part de sa maîtresse à Don André ; celui-ci, accoutumé à de pareils messages, accepte le rendez-vous qu’on lui donne, & cajole la messagere, en lui disant qu’il seroit charmé de n’y trouver qu’elle. Son valet Fabrice lui représente que ce n’est pas bien à lui d’aller sur ses brisées. Don André vante les plaisirs qu’on goûte à séduire plusieurs femmes, à troubler la paix de plusieurs familles. Le reste de l’acte est tout-à-fait semblable au précédent ; nous verrons à quoi d’Ancourt fera servir Béatrix, sa maîtresse, le billet doux, le rendez-vous donné & accepté.

LE TRAITRE PUNI. Acte II.

La Scene est dans l’appartement de Léonor.

Léonor & son amie Isabelle s’entretiennent de leurs amours, découvrent que Don André partage ses soins entre elles. Isabelle est sensible pour lui. Léonor le déteste : elle est éprise de Don Garcie, frere de son amie ; mais, hélas ! c’est inutilement, son pere va disposer de sa main. Don Garcie fléchit une suivante, & s’introduit chez Léonor. Ils vont parler de leurs amours, quand Don Félix arrive avec Don Juan & Don André. Il présente Léonor au premier en qualité d’épouse, & l’oblige à lui promettre sa foi. Elle obéit en tremblant. Dans son trouble, elle prononce le nom de son amant & non celui de l’époux qu’on lui donne. Don Garcie sort, le désespoir dans le cœur. Don Juan a remarqué la méprise de Léonor, il est jaloux ; cependant il la trouve trop belle pour refuser sa main. Il {p. 138}reçoit une lettre par laquelle il apprend que son pere se meurt. Il se détermine à se lier bien vîte aux pieds des autels avec Léonor, & à partir tout de suite pour satisfaire aux devoirs d’un fils. Il prie Don André de veiller sur la conduite de son épouse pendant son absence. Don André projette tout bas de mettre à profit la confiance de son ami. Mogicon, qui connoît les mœurs corrompues de son maître, craint quelque sottise de sa part.

LA TRAHISON PUNIE. Acte II.

La scene est chez Léonor.

Dans cet acte Don Garcie est chez Léonor de son aveu : elle lui promet de se laisser enlever, si son pere combat son penchant ; ce qui n’est pas honnête. Tous les deux se trouvent mal dès que Don Félix présente à sa fille Don Juan en qualité d’époux, ce qui devient très fade : & Don Juan part pour aller voir son pere mourant, sans épouser, ce qui diminue l’intérêt qu’il doit prendre à Léonor ; ce qui rendra vraisemblablement son faux ami moins criminel, & qui affoiblira désormais toutes les situations.

LE TRAITRE PUNI. Acte III.

Don Juan vient de s’unir pour la vie à Léonor. Il prouve qu’il est obligé de partir pour se rendre auprès de son pere. Quel chagrin pour lui de quitter si brusquement une épouse adorée ! Après son départ, Léonor dit à sa confidente qu’elle est fâchée de ne pas l’aimer, qu’il le mérite, mais que Don Garcie regne sur son ame. Elle entend frapper à la cloison qui sépare la maison de son amant & la sienne. Ils se parloient ordinairement à travers une fente du mur. Don Garcie lui demande la même grace, elle ne veut point manquer à son époux. Isabelle se fait entendre à travers la {p. 139}cloison, & dit à son amie que son frere meurt de désespoir si elle ne lui accorde pas un moment d’entretien. Léonor se laisse vaincre ; mais c’est seulement pour dire à son amant qu’elle plaint son sort, & pour lui défendre de songer désormais à elle, puisque les liens les plus sacrés l’unissent à un autre. Elle entend du bruit, se retire dans sa chambre, & cede la scene à Mogicon, qui, comme domestique de Don Juan, est resté dans la maison. Son ancien maître lui a commandé de lui ouvrir la porte de la rue pendant la nuit. Il sait bien qu’il fait une sottise en lui obéissant ; mais s’il y manque, il est certain d’avoir cent coups de bâton à la premiere entrevue : il se détermine à le satisfaire. Don André s’est muni de tous les ferrements nécessaires pour ouvrir une porte ; il s’en sert pour celle de la chambre où repose Léonor. Il est quelque temps alarmé par l’énormité de son crime. Sa passion est la plus forte : il va couronner sa perfidie envers son ami. Mogicon frémit de la démarche de Don André : le scélérat, dit-il, pendant que Don Juan va rendre les derniers devoirs à son pere, il veut rendre les premiers à sa femme ! Mogicon devine : Léonor crie au secours. Elle paroît en déshabillé de nuit, se débattant avec Don André, qui veut lui échapper. Don Garcie entend ses cris par la fente de la cloison, franchit les murs du jardin, arrive dans le temps que Don André s’est échappé des bras de Léonor, & que Don Juan ayant appris la mort de son pere, revient une bougie à la main. Don André & Don Garcie prétendent tous deux avoir volé au secours de Léonor. Léonor elle-même ne peut nommer le coupable. Don Juan, furieux, ne sait sur qui faire tomber sa rage : Don Félix augmente le trouble en frappant à la porte de sa fille : Don Juan veut lui épargner le chagrin qu’il ressent, fait sortir tout {p. 140}le monde, & remet sa vengeance au lendemain, pour délibérer sur le choix de sa victime.

LA TRAHISON PUNIE. Acte III.

Les changements faits par d’Ancourt dans cet acte ne sont pas plus heureux que ceux du second. Point de scenes de cloison. « D’Ancourt a très bien fait de les négliger, diront plusieurs personnes ». Je conviens que la cloison & la fente amenées sans art auroient été ridicules ; mais préparées par une main habile, qu’elles pourroient jetter de naturel & d’intérêt dans une piece ! Quoi qu’il en soit, la Léonor de d’Ancourt n’est pas fille à passer aussi mal son temps que l’autre Léonor : elle consent que sa confidente introduise la nuit son amant dans sa chambre pour l’épouser en secret : la cérémonie va se faire quand Don André, Don Garcie & Don Juan, conduits par le même dessein, se rencontrent. Qu’est devenue cette Léonor si intéressante par l’effort qu’elle fait sur son cœur en combattant sa passion & en la sacrifiant au devoir ? Ici Don Juan fait beaucoup de train, comme dans le Sage ; mais à quel titre, puisqu’il n’est pas l’époux de Léonor ? Ce n’est pas tout : d’Ancourt, si soigneux de défigurer les beautés, conserve les défauts avec le même soin. Il est ridicule dans la piece de le Sage, ou dans celle de l’Auteur Espagnol, que Don André, muni des ferrements propres à forcer une porte, ait besoin de se faire ouvrir celle de la rue par son valet. D’Ancourt ne s’apperçoit pas d’une faute aussi grossiere : comment trois Auteurs ont-ils pu la faire ?

LE TRAITRE PUNI. Acte IV.

Don Juan n’a pas fermé l’œil. Don Félix le prie de lui {p. 141}raconter ce qui s’est passé la veille ; il cede à sa priere, & lui fait part de son incertitude. Il ne sait si Don Garcie est coupable, ou son ami. Don Félix lui conseille de questionner la suivante de Léonor : il l’appelle & la laisse avec son gendre. Celui-ci présente une bourse & un poignard à la soubrette en la pressant de tout avouer ; elle choisit la bourse, & découvre à Don Juan le mystere de la cloison. Il l’examine ; il veut que Léonor parle à son amant à travers la cloison : il découvre, par les réponses de Don Garcie, qu’il est innocent & Léonor aussi. Isabelle accourt toute troublée. Don André a fait donner un défi à Don Garcie. Elle n’a pas remis à ce dernier le billet de son ennemi : elle tremble pour les jours d’un frere & d’un amant ; elle prie Don Juan de les raccommoder. Don Juan demande quel est le lieu où Don André attend son adversaire ; il y court pour punir son trop perfide ami de la violence qu’il a voulu faire à sa femme.

LA TRAHISON PUNIE. Acte IV.

Léonor craint que Don Garcie son amant ne soit obligé de se couper la gorge avec Don André ou Don Juan : pour prévenir ce malheur, elle lui fait ordonner par sa suivante d’aller l’attendre chez Clarice. Les scenes de la cloison sont encore enlevées de cet acte. Nous perdons ce beau moment où Léonor, forcée par son époux de parler à son amant à travers le mur, attend de sa réponse la vie ou la mort. D’Ancourt nous laisse soupçonner que cette Clarice, chez laquelle Don Garcie doit se rendre par ordre de son amant, est la beauté qui donne un rendez-vous à Don André au commencement de la piece.

{p. 142}

LE TRAITRE PUNI. Acte V.

La Scene est derriere le jardin de Don Garcie.

Mogicon annonce que Don André attend Don Garcie pour se battre : il s’est écarté crainte d’être compromis dans leur débat. Don Juan le rencontre, le saisit au collet, lui met le poignard sur la gorge, & feint de vouloir le tuer pour avoir ouvert la veille la porte de la rue à Don Garcie : « Si c’eût été, lui dit-il, à Don André, je te le pardonnerois ; il est ton maître & mon ami ». Alors Mogicon est à son aise. Il proteste n’avoir fait entrer que Don André. Don Juan, plus certain de la scélératesse de son indigne ami, va fondre sur lui ; mais le traître trouve le secret de lui persuader tout le contraire de ce qu’a dit son valet, & de noircir si bien Don Garcie, que Don Juan veut aller le défier. Don André lui dit que l’action de Don Garcie n’étant pas d’un galant homme, il faut le traiter comme il mérite, & saute par-dessus la muraille de son jardin, pour l’assassiner chez lui. Don Juan a toutes les peines du monde à se déterminer : Don André triomphe de ses scrupules. (La scene représente l’appartement de Don Garcie.) Don Garcie réfléchit sur la cruauté de Léonor, qui lui a défendu de songer à elle. Il est sans lumiere ; il en demande. Don Juan & Don André se glissent dans sa chambre, & Don Juan croyant le frapper, poignarde son indigne conducteur, qui, avant de rendre l’ame, dévoile toute sa noirceur. Isabelle & Léonor, averties par Mogicon, apportent de la lumiere. Don Juan est satisfait. Léonor s’écrie que la trahison cherche le châtiment. Isabelle pleure son amant. Don Garcie est charmé d’avoir échappé au sort qu’on lui préparoit, & Mogicon regrette son maître, parcequ’il étoit sur le point de lui payer ses gages.

{p. 143}

LA TRAHISON PUNIE. Acte V.

Cet acte est le plus mauvais de la piece. Don André y est tué par les assassins qu’il avoit postés pour poignarder Don Juan & Don Garcie. Léonor épouse ce dernier ; & Don Juan se trouve avoir fait beaucoup de bruit pour rien. Cette Clarice, chez qui nous nous attendions à trouver tous les acteurs, & à voir par conséquent des scenes piquantes ; cette Clarice, dis-je, si bien annoncée au premier acte & au quatrieme, ne sert à rien, ainsi que son billet doux, & le rendez-vous qu’elle donne à Don André.

 

L’analyse de ces deux pieces doit non seulement prouver la mal-adresse, le peu de goût de d’Ancourt, elle peut encore nous faire juger de la gaucherie avec laquelle les Auteurs les plus spirituels15 ont transporté les pieces étrangeres sur notre théâtre, sans les accommoder à nos mœurs, à nos usages, à nos bienséances, sans même leur ôter leurs invraisemblances les plus ridicules. Ces mêmes Auteurs sont cependant venus après Moliere. Ils ont pu voir l’art qu’il a mis en usage pour fondre la discreta Enamorada dans l’Ecole des Maris, & Arlecchino Mercante prodigo dans le Tartufe.

{p. 144}

MM. Parfait disent, dans l’article de la Trahison punie, que « si cette piece avoit paru pour la premiere fois il y a dix à douze ans, elle auroit eu un tout autre succès, & que peut-être elle auroit passé pour bonne, puisque la mode s’est introduite de se passionner pour le comique larmoyant ». En vérité, l’on ne sauroit faire une critique plus sanglante du goût de ce siecle.

MADAME ARTUS, en cinq actes & en vers. §

Le Public reçut très mal cette piece ; cependant le crédit de d’Ancourt la fit traîner jusqu’à la cinquieme représentation. L’Auteur a transporté dans sa comédie presque tous les personnages & une partie de l’intrigue des Façons du temps, piece en cinq actes de Saint-Yon16 ; il en a même copié jusqu’à des scenes entieres.

LES FAÇONS DU TEMPS. Acte I. Scene cIX.

M. Grumelin, propiétaire d’une maison de campagne louée à Dorante, apprend que celui-ci a fait couper le bois qui faisoit son principal ornement ; il vient s’en plaindre.

. . . . . . . . . .

Dorante.

Ah ! votre bois ? Fort bien ! Merlin. M. Grumelin vient pour son bois qu’on a fait couper.

{p. 145}

Merlin.

Ce bois-là étoit affreux, Monsieur Grumelin : on n’y voyoit goutte.

M. Grumelin.

Qu’est-ce à dire affreux ?

Dorante.

Non, Monsieur, il étoit admirable ; il étouffoit les gens dans la maison. Cela avoit son mérite au moins ; car il ne faut point d’air à la campagne, il ne faut point de vue : vous avez raison.

Merlin.

Il se moque de vous, Monsieur Grumelin.

M. Grumelin.

Je le vois bien ; mais...

Dorante.

Je ne comprends pas comment les gens sont faits, pour moi. On prend tous les soins imaginables pour embellir la maison de Monsieur, on en fait un bijou pour la vue, en étêtant seulement un bois...

M. Grumelin.

En l’étêtant ! Les arbres sont coupés par le pied.

Dorante.

Coupés par le pied ! Cela n’est pas de mon ordonnance.

Merlin.

Non, Monsieur, c’est de la mienne.

Dorante.

Qu’est-ce à dire cela, de la tienne ?

Merlin.

Oui, Monsieur : vous vouliez qu’on les étêtât pour avoir de la vue au premier étage ; & j’ai fait tout abattre, moi, pour avoir de la vue dans la cuisine.

M. Grumelin.

Vous voyez bien, Monsieur...

{p. 146}

Dorante.

Quoi ! de la cuisine...

Merlin.

De la cave, Monsieur, de la cave, c’est une vue charmante.

Dorante.

Oh ! plaignez-vous, Monsieur Grumelin : une vue charmante dans la cuisine, dans la cave !

M. Grumelin.

Cela étoit nécessaire ! Mais le bois a été vendu. Et l’argent ?...

Dorante.

Oh ! pour l’argent, je l’ai touché : il faudra bien vous en tenir compte. A la fin du bail on verra tout cela.

M. Grumelin.

A la fin du bail !

Dorante.

Mon cher Monsieur Grumelin, laissez-moi faire, je veux accommoder votre maison à ma fantaisie : ce sera le plus joli morceau qu’il y ait aux environs de Paris. Il y a de quoi faire des choses...

M. Grumelin.

Hé ! n’y faites plus rien de nouveau, de grace : ce qui est fait, est fait ; il en faut passer par-là. Mais je vous conjure de faire souvenir Monsieur votre pere de la commission qu’il m’a promise pour mon gendre.

Dorante.

Ah ! pour cela, c’est une affaire faite. Je suis votre serviteur, Monsieur Grumelin, &c.

MADAME ARTUS. Acte I. Scene V.

Dorante a vendu un bois qui ornoit le château de sa mere. Son oncle vient le gronder.

{p. 147}

Damis.

Quoi ! vous faites l’étonné !
Ce que de vous jamais je n’aurois soupçonné...
Oui, je vous aurois pu passer toute autre affaire :
Mais oser dégrader le bien de votre mere !...
Pour quelque mille écus détruire en un moment
Un bois, de son château le plus bel ornement !...
Votre dérangement est par-là trop visible,
Et ce trait doit vous faire une honte terrible.
Ah ! fi, Dorante.

Merlin.

Hé bien, je l’avois deviné,
Que quelqu’un du pays, mal intentionné,
Aigriroit contre vous Madame votre mere,
Et donneroit un tour mauvais à cette affaire.
Ces paysans Bretons sont les plus mal appris...
Voyez : vouloir brouiller la mere avec le fils !
Tout coup vaille, le fils & la mere, il n’importe ;
C’est être bien méchant d’en user de la sorte.

Damis.

C’est le Fiscal du lieu qui l’écrit.

Merlin.

Le Fiscal !
Ce Fiscal-là, Monsieur, est un franc animal !
Parcequ’on l’a rossé pour certaine aventure...

Damis.

Quoi ! tout ce qu’il écrit seroit-il imposture ?

Merlin.

Non. Vous n’avez jamais été à Kerkameau,
Monsieur ?

Damis.

Non, jamais.
{p. 148}

Merlin.

C’est l’endroit le plus beau
Depuis ce bois coupé ; car auparavant, zeste !
C’étoit un vilain trou. A présent, malepeste,
Le beau lieu !

Damis.

Le Fiscal ne mande point cela.

Merlin.

Apprend-on rien de bon jamais de ces gens-là ?
Ce sont des...

Damis.

Mais enfin sa faute n’est pas grande :
Ce bois, vous l’avez fait couper ; il nous le mande.

Merlin.

Couper ? oui. Mais... savoir à quelle intention...
Voyez-vous, cela part de mon invention :
Et si l’on a mal fait, j’en conviens, c’est ma faute.
Kerkameau le château, Monsieur, est à mi-côte :
Pas tout-à-fait pourtant ; mais il est en bon lieu :
Le bois en question le resserroit un peu ;
Les arbres fort touffus s’élevoient jusqu’aux nues,
Et par-tout le château n’avoit aucunes vues.
Il en faut. Le fait est de savoir, d’un château,
Ce qui plaît mieux à voir, ou des bois ou de l’eau.

Damis.

J’aime l’eau.

Merlin.

Nous aussi : c’est la grande maniere.
On découvre à présent des prés, une riviere,
Qui, lentement coulante, arrose un verd gazon ;
Puis des côteaux lointains perdus dans l’horizon :
Et la vue, autrefois de toutes parts grimpante,
Du côté de ce bois est maintenant plongeante.
{p. 149}

Damis.

Mais ce bois, il falloit l’étêter seulement :
La vue...

Merlin.

On n’en eût eu que dans l’appartement.

Dorante.

Je le voulois ainsi.

Merlin.

Oui ; mais moi qui raffine,
J’ai cru qu’il en falloit jusques dans la cuisine.

Damis.

Dans la cuisine !

Merlin.

Bon ! dans la cave à présent.
En haut le coup d’œil plonge, en bas il est rasant.
Je vous suis caution qu’il a de quoi s’étendre,
Allez.

Dorante.

C’est un morceau, mon oncle, à vous surprendre.

Damis.

Dieu le veuille ! Et ce bois coupé, qu’en a-t-on fait ?
Dites.

Dorante.

Mais...

Merlin.

On l’a fait enlever à forfait :
Il n’en reste, Monsieur, aucun morceau sur terre,
Et l’endroit est tout prêt pour en faire un parterre.

Damis.

Et l’argent ?

Merlin, à Dorante.

Par vos mains cet argent a passé ;
Rendez-en compte, allons.
{p. 150}

Dorante.

Mon oncle...

Merlin.

Il est placé.
Oh ! nous en avons fait, Monsieur, un bon usage.

Damis.

Ah ! mon pauvre neveu, quand deviendras-tu sage ?

Les deux Dorante, sous prétexte d’avoir une plus belle vue, font abattre un bois qui fait l’ornement d’une maison de campagne : mais la maison appartient ou doit appartenir au dernier ; le premier n’en est que le locataire, son idée est bien plus singuliere. D’ailleurs la raison que l’un & l’autre alleguent est sans contredit bien plus plaisante adressée au propriétaire de la maison, qu’à un homme pour lequel la chose doit être très indifférente17.

D’Ancourt ne borne pas là ses plagiats & sa mal-adresse : n’a-t-il pas l’effronterie de donner à l’héroïne de sa piece le caractere du Tartufe ?

Idée de la Piece.

Une aventuriere, nommée Madame Artus, s’introduit chez Madame Argante, & s’empare de son esprit en affectant beaucoup de vertu. Dorante, fils de Madame Argante, vif, emporté comme le fils d’Orgon, veut comme lui chasser l’indigne créature qui gouverne tout dans la maison. Il va éclater quand on lui conseille de feindre avec une personne aussi fine que Madame {p. 151}Artus. Cette femme de bien, annoncée pendant trois grands actes, comme Tartufe, paroît enfin : son cœur n’est pas plus ferme à la tentation que celui de son modele ; elle aime Dorante, & lui parle ainsi.

ACTE IV. Scene VII.

Mad. ARTUS, DORANTE.

Mad. Artus.

Si je ne savois pas comme on doit se contraindre,
Je ne pourrois de vous m’empêcher de me plaindre,
Monsieur.

Dorante.

De moi, Madame ?

Mad. Artus.

Oui, Monsieur.

Dorante.

Hé ! de quoi ?
Quel sujet auriez-vous de vous plaindre de moi ?

Mad. Artus.

Je n’en ai pas pour un, je crois en avoir mille.
Vous me croyez, Monsieur, une femme inutile,
Ou très peu disposée à vous faire plaisir :
C’est un bien dont il faut malgré vous me saisir.
Peut-être à m’en prier trouvez-vous quelque honte.
Madame votre mere est prête à rendre compte :
Tous les biens du défunt, à sa garde commis,
Seront, quand vous voudrez, entre vos mains remis.

Dorante.

A cet heureux projet je n’osois pas m’attendre ;
Il vient de vous. Que j’ai de graces à vous rendre !
Ma sœur, ainsi que moi, sensible à vos bontés...

Mad. Artus.

On fait moins pour vous deux que vous ne méritez ;
{p. 152}
Et quand je fais du bien, mon cœur ne considere ;
N’a pour unique objet, que le plaisir d’en faire.

Dorante.

Votre cœur est un cœur tout-à-fait généreux,
Et nous ne pouvons trop nous en louer tous deux,
Madame.

Mad. Artus.

Non, pour vous il faut que j’en rougisse,
Monsieur, le vôtre au mien ne rend pas bien justice.
Vous me voyez trop peu pour juger en effet...

Dorante.

Il est vrai ; mais j’en crois les récits qu’on en fait.
Sur leur sincérité mon estime se fonde ;
Et votre vertu fait tant d’éclat dans le monde...

Mad. Artus.

Ah ! cet éclat n’a rien qui me puisse toucher ;
Et de ce monde-là je voudrois m’arracher.

Dorante.

La retraite vous plaît ? Le monde a pu vous plaire.
Si vous pouviez, Madame, en dégoûter ma mere.

Mad. Artus.

On y travailleroit vainement, entre nous ;
Et c’est elle qui cherche à m’y rejetter.

Dorante.

Vous,
Qui paroissez au monde avoir juré la guerre !

Mad. Artus.

Ah ! que mon foible cœur tient encore à la terre !
Et, dans l’aveuglement où je le tiens plongé,
Je crains que de long-temps il n’en soit dégagé.

Après cette déclaration maussadement calquée sur celle que Tartufe fait à Madame Elmire, elle promet à Dorante de ménager si bien l’esprit de {p. 153}sa mere, qu’ils la dépouilleront de tous ses biens : elle est d’accord pour cela avec un Notaire. Celui-ci vient lui présenter un contrat : cette femme si fine, si adroite, le signe sans le lire, & signe en même temps son arrêt, puisque le contrat unit Dorante avec la niece du Notaire. On la démasque aux yeux de Madame Argante, & on la congédie ignominieusement. Ainsi finit cette espece de piece où tout est exposé & dénoué avec invraisemblance, où le caractere principal se dément sans cesse, où tout est par conséquent d’un bout à l’autre contre nature.

Quel Démon ennemi de Dufresny & de d’Ancourt leur a persuadé qu’ils pourroient avec succès remanier le Tartufe, grands Dieux ! la piece qui doit faire tomber la plume des mains, si l’on réfléchit aux beautés réunies & inimitables qui la caractérisent ? Nous avons vu le Tartufe sortir informe du théâtre italien, nous l’avons vu embelli par Moliere, nous l’avons vu défiguré par deux Auteurs modernes ; encore un pas vers la barbarie, nous le verrons retourner vers sa source & figurer de nouveau à côté d’Arlequin : la chose seroit risible.

LES VENDANGES DE SURENE,
en un acte, & en prose. §

Quoique cette piece ait eu dans sa nouveauté vingt-sept représentations, gardons-nous bien de la croire excellente. L’intrigue est une mauvaise copie de celle de Pourceaugnac. Le héros, sot comme le Limousin de Moliere, vient épouser une fille qui ne l’aime point. On lui fait mille niches, & l’on met à ses trousses une prétendue {p. 154}fille d’Opéra, qui s’oppose à son mariage, parcequ’elle a, dit-elle, une promesse de M. Vivien. Le rôle de cette vestale est rempli par un fourbe nommé l’Orange. D’Ancourt n’a pas voulu se donner la peine de composer la scene la plus plaisante de cette farce ; il l’a copiée des Façons du temps de Saint-Yon. En voici la preuve.

LES FAÇONS DU TEMPS. Acte V. Scene V.

ANGÉLIQUE, DAMIS, Mad. DESMARTINS, LISETTE, MERLIN.

Merlin, déguisé en grisette.

Au secours ! main forte ! à l’aide ! à l’injustice !

Damis.

Quel nouvel incident est-ce encore ici ?

Merlin.

Eh ! par charité, Mesdames, ayez compassion d’une honnête fille qui s’est laissé débaucher par un méchant homme.

Lisette.

Vous êtes une fille débauchée ?

Merlin.

Hélas ! oui, pour vous rendre service ; & c’est ce petit perfide-là qui m’a mise dans mes meubles.

Angélique.

Monsieur Damis ?

Damis.

Moi ! Par ma foi, voilà une effrontée carogne !

Merlin.

Effrontée ! Madame Desmartins sait bien ce qui en est. Tenez, Madame, avant que je connusse ce libertin-là, ma réputation flairoit comme baume dans tout le quartier.

{p. 155}

Lisette.

Il perd toutes les filles de réputation ; je vous l’avois bien dit.

Merlin.

Hélas ! si vous saviez comme il m’a attrapée !

Lisette.

Il vous proposa d’abord quelque partie d’Opéra ?

Merlin.

Oui ; il m’avoit même donné un petit Maître à danser, & m’avoit promis de me faire entrer à l’Opéra, si-tôt que ma taille seroit rétablie.

Damis.

Moi ! je t’ai donné un Maître à danser ?

Lisette.

Taisez-vous, taisez-vous ; vous êtes un petit fourbe. Vous soupâtes ensuite ensemble ?

Merlin.

Justement, vous l’avez deviné, chez Madame Desmartins, qui est une fort bonne femme, où il me fit tant boire de ratafia, tant de ratafia, & manger tant de truffes...

Damis.

Voilà la plus méchante masque...

Lisette.

Il n’est pas permis d’être si débauché, au moins. Il ne faut pas demander s’il alla bientôt après vous rendre visite.

Merlin.

Hélas ! oui, dès le lendemain ; & le jour d’après il m’envoya une tapisserie de brocatelle aurore & verd, avec un canapé de même étoffe.

Damis.

Moi ! j’ai donné une tapisserie ?

{p. 156}

Lisette.

Envoyer un canapé à une Grisette ! cela est bien criminel !

Merlin.

Oh ! vraiment, il m’a envoyé bien pis encore.

Lisette.

Encore pis, dites-vous ?

Merlin.

Oui, un petit lit de damas feuille-morte.

Lisette.

Un petit lit de damas feuille-morte ! On ne vouloit que le faire interdire ; mais je vois bien qu’il faudra le faire enfermer.

Damis.

Me faire enfermer, moi !

Merlin.

Après ce qu’il m’a fait, si la Justice n’en fait pas un exemple, il n’y aura plus de bonne foi dans le commerce des filles.

Lisette.

Oh ! cette affaire-ci ira loin, sur ma parole.

. . . . . . . . .

LES VENDANGES DE SURENE. Scene XXII.

Mad. DUBUISSON, M. THOMASSEAU, VIVIEN, THIBAUT, L’ORANGE.

. . . . . . . . .

L’Orange, en demoiselle.

Monsieur, je suis votre très humble servante.

M. Thomasseau.

Je suis votre serviteur, Madame.

Vivien.

Voilà une grande fille qui n’est pas mal faite.

{p. 157}

Mad. Dubuisson.

Hé ! comment ! c’est Mademoiselle du Hasard, si je ne me trompe !

L’Orange.

Oui, ma chere Madame Dubuisson, c’est moi-même.

M. Thomasseau.

Tu connois cette personne-là, ma voisine ?

Mad. Dubuisson.

Vraiment oui ; c’est une de nos amies, une fort honnête fille, qui postule pour chanter gratis à l’Opéra, afin de se faire connoître. Hé ! qui vous amene en ce pays-ci, Mademoiselle ?

L’Orange.

Trois Officiers de Dragons de mes bons amis qui m’ont engagée d’y venir en vendanges : comme j’ai su, par occasion, que Monsieur Vivien de la Chaponnardiere y étoit pour épouser la fille de Monsieur, j’ai cru ne pouvoir me dispenser de venir mettre empêchement à ce mariage.

Vivien.

Mettre empêchement à mon mariage ! Et de quel droit, Madame ?

L’Orange.

Comment ! de quel droit, petit perfide !

M. Thomasseau.

Que veut dire ceci, mon gendre ?

Vivien.

Le diable m’emporte si j’en sais rien : je ne connois point cette créature-là.

L’Orange.

Tu ne me connois point, traître ! Je te dévisagerai, si on me laisse faire.

Mad. Dubuisson.

Hé ! ne vous emportez pas de la sorte.

{p. 158}

L’Orange.

Tu ne me connois pas ! N’est-ce pas toi qui m’as mise dans mes meubles ?

Vivien.

Moi ?

M. Thomasseau.

Mon gendre...

L’Orange.

Avant que je connusse ce libertin-là, ma réputation flairoit comme baume dans tout le quartier du Palais Royal.

Mad. Dubuisson.

Je vous le disois bien, elle a toujours passé pour une fille fort sage.

L’Orange.

Si vous saviez, Monsieur, comme il m’a attrapée !

M. Thomasseau.

Cela ne vaut rien, mon gendre : voilà de mauvaises manieres.

Vivien.

Je vous proteste, Monsieur Thomasseau...

L’Orange.

Tenez, Monsieur, il venoit quelquefois chez une honnête Marquise qui donne à jouer : il me vit, je lui plus ; je le vis, il me plut.

Mad. Dubuisson.

Il vous proposa quelques parties de plaisir ?

L’Orange.

Vraiment, nous soupâmes ensemble dès le soir même : il me fit boire tant de ratafia, & tant manger de truffes... Oh ! pour cela, l’argent ne lui coûte rien ; il fait bien les choses.

Mad. Dubuisson.

Cet homme-là est d’une grande dépense, au moins.

{p. 159}

M. Thomasseau.

Oui, cela n’accommoderoit point un ménage.

Mad. Dubuisson.

Il ne faut pas demander si le lendemain il alla vous rendre visite.

L’Orange.

Oui, Madame ; & deux jours après il m’envoya une tapisserie de brocatelle, un petit lit de damas feuille-morte, avec la petite oie.

M. Thomasseau.

Un lit de damas ! Cela est violent !

Vivien.

Si j’ai jamais vu cette coquine-là... si je sais ce que c’est que tout ce qu’elle dit...

L’Orange.

Oh ! tu as beau nier, il faut que tu m’épouses, ou que tu sois pendu.

Vivien.

Je vous épouserai, moi ?

L’Orange.

Oui, par la ventrebleu, tu m’épouseras.

Mad. Dubuisson.

Ne vous tourmentez donc point, Mademoiselle : vous vous ferez malade.

L’Orange.

Ah ! je veux que cinq cents diables me tordent le cou, Madame, si....

Vivien.

Voilà une effrontée carogne !

M. Thomasseau.

Allez, Monsieur, vous devriez mourir de honte de faire des présents à des filles qui jurent comme cela.

. . . . . . . . .

{p. 160}

Il est impossible de piller avec plus d’effronterie. Si d’Ancourt ne se lassoit pas de faire des plagiats, nous sommes ennuyés d’en voir, & nous allons passer à des imitations qui, loin de déshonorer l’Auteur, puissent contribuer à sa gloire.

LE TUTEUR, en un acte & en vers. §

Cette piece eut seize représentations. MM. Parfait disent, dans leur Histoire du Théâtre François, que le dénouement est pris d’un Conte de la Fontaine, intitulé le Cocu battu & content. MM. Parfait se trompent ; la chose est facile à prouver.

LE COCU BATTU ET CONTENT,
Nouvelle tirée de Bocace.

N’a pas long-temps de Rome revenoit
Certain cadet qui n’y profita guere ;
Et volontiers en chemin séjournoit,
Quand par hasard le galant rencontroit
Bon vin, bon gîte, & belle chambriere.
Avint qu’un jour, en un bourg arrêté,
Il vit passer une Dame jolie,
Leste, pimpante, & d’un Page suivie ;
Et la voyant il en fut enchanté.
. . . . . . . .
Et s’informant comment on l’appelloit,
C’est, lui dit-on, la Dame du village ;
Messire Bon l’a prise en mariage.
. . . . . . . .
Il renvoya dans la ville prochaine
Tous ses valets, puis s’en fut au château,
Dit qu’il étoit un jeune jouvenceau
{p. 161}
Qui cherchoit maître & qui savoit tout faire.
Messire Bon, fort content de l’affaire,
Pour fauconnier le loua bien & beau,
Non toutefois sans l’avis de sa femme.
Le fauconnier plut très fort à la Dame ;
Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,
Guere ne mit à déclarer sa flamme.
Ce fut beaucoup ; car le vieillard étoit
Fou de sa femme, & fort peu la quittoit.
. . . . . . .
Amour enfin, qui prit à cœur l’affaire,
Leur inspira la ruse que voici.
La Dame dit un soir à son mari :
Qui croyez-vous le plus rempli de zele
De tous vos gens ? Ce propos entendu,
Messire Bon lui dit : j’ai toujours cru
Le fauconnier garçon sage & fidele,
Et c’est à lui que plus je me fierois.
Vous auriez tort, repartit cette belle ;
C’est un méchant : il me tint l’autre fois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensai tomber tout de mon haut ;
Car qui croiroit une telle entreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussi-tôt
De l’étrangler & lui manger la vue :
Il tint à peu ; je n’en fus retenue
Que pour n’oser un tel cas publier :
Même à dessein qu’il ne le pût nier,
Je fis semblant d’y vouloir condescendre ;
Et cette nuit, sous un certain poirier,
Dans le jardin je lui dis de m’attendre.
. . . . . . .
Messire Bon se mit fort en colere.
{p. 162}
Sa femme dit : Mon mari, mon époux,
Jusqu’à tantôt cachez votre courroux ;
Dans le jardin attrapez-le vous-même :
Vous le pourrez trouver fort aisément :
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user de stratagême.
Prenez ma jupe, & contrefaites-vous :
Vous entendrez son insolence extrême ;
Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups...
. . . . . . .
 Onc il ne fut plus forte dupe
Que ce vieillard, bon-homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le galant,
Messire Bon se couvrit d’une jupe,
S’encornetta, courut incontinent
Dans le jardin, où ne trouva personne.
Garde n’avoit ; car, tandis qu’il frissonne,
Claque des dents, & meurt quasi de froid,
Le pélerin, qui le tout observoit,
Va voir la Dame ; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je crois,
Lorsqu’Amour seul étant de la partie,
Entre deux draps on tient femme jolie,
Femme jolie, & qui n’est pas à soi.
Quand le galant un assez bon espace
Avec la Dame eut été dans ce lieu,
Force lui fut d’abandonner la place :
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon, rempli d’impatience,
A tous moments sa paresse maudit.
Le pélerin, d’aussi loin qu’il le vit,
Feignit de croire appercevoir la Dame,
{p. 163}
Et lui cria : Quoi donc, méchante femme !
A ton mari tu brassois un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfait amour ?
Dieu soit témoin que pour toi j’en ai honte ;
Et de venir ne tenois quasi compte,
Ne te croyant le cœur si perverti
Que de vouloir tromper un tel mari.
Or bien je vois qu’il te faut un ami ;
Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.
Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,
C’est seulement pour éprouver ta foi ;
Et ne t’attends de m’induire à luxure.
Grand pécheur suis : mais j’ai là, Dieu merci,
De ton honneur encor quelque souci.
A Monseigneur ferois-je un tel outrage ?
Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera,
Et Monseigneur puis après le saura.
Pendant ces mots l’époux pleuroit de joie,
Et, tout ravi, disoit entre ses dents :
Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoie
Femme & valet si chastes, si prudents.
Ce ne fut tout ; car à grands coups de gaule
Le pélerin vous lui froisse une épaule,
De horions laidement l’accoûtra,
Jusqu’au logis ainsi le renvoya.

Extrait de la Piece.

M. Bernard, amoureux & tuteur d’Angélique, veut absolument l’épouser, & la tient renfermée dans sa maison de campagne. Dorante, amant de la belle prisonniere, découvre que M. Bernard a besoin d’un jardinier, & qu’il veut faire peindre les plafonds de sa maison. Son valet l’Olive & lui se déguisent, se présentent & sont {p. 164}reçus. Le tuteur fait si bien sentinelle que Dorante & Angélique ne peuvent pas se parler. Lucas, fermier de M. Bernard, & amoureux de Lisette suivante d’Angélique, est un second espion. Cependant l’Olive s’insinue auprès de Lisette, ils ménagent un entretien à leurs maîtres. M. Bernard & Lucas les troublent. Alors Angélique & Lisette disent à leurs surveillants que le Peintre & le Jardinier sont deux amants déguisés ; qu’elles leur ont donné un rendez-vous pour voir jusqu’à quel point ils pousseroient leur insolence, prient M. Bernard & Lucas d’y aller déguisés en femmes. Ils y vont. Dorante & l’Olive les rossent en feignant de les prendre pour Angélique & Lisette : M. Bernard remercie le faux Peintre, il est charmé d’avoir reçu ce témoignage de son zele & de son affection ; Lucas n’est pas tout-à-fait aussi content. Le Chevalier, oncle d’Angélique, arrive, est surpris de voir M. Bernard sous l’habit d’une femme, le croit fou, ne veut pas laisser sa niece en si mauvaise compagnie, & l’emmene pour la marier avec Dorante qu’il connoît.

 

Le conte du Cocu battu & content présente d’abord deux écueils à quiconque forme le dessein de le mettre en action ; premiérement, l’indécence du tête-à-tête entre les deux amants ; secondement, les coups de bâton que la femme fait donner ou laisse donner à son époux ; ce qui certainement n’est pas honnête. On livre, dans ce siecle poli, à une belle le front de son époux, mais la bienséance veut qu’elle respecte son dos. « Oui, mais dans la piece ce n’est pas une épouse qui fait battre son mari, c’est une pupille qui procure ce petit régal à son tuteur ». {p. 165}La réflexion est juste. Je réponds à cela que si nos mœurs trop indulgentes permettent aux demoiselles de faire à leurs tuteurs mille petites espiégleries pour s’affranchir de leur tyrannie, la bastonnade ne doit pas en être ; la niche est, en conscience, trop forte.

D’Ancourt a sauvé la premiere indécence en donnant à ses amants un but légitime, & une suivante à son héroïne ; mais les coups de bâton lui ont paru trop plaisants pour les ôter : il a trouvé tout simple que la pupille se vengeât ainsi des ennuis que son tuteur lui causoit. D’Ancourt n’étoit rien moins que sévere sur l’article de l’honnêteté, des bienséances : c’est beaucoup qu’il n’ait point ajouté aux indécences de son modele. Ainsi, loin de le chicaner plus long-temps là-dessus, louons-le d’avoir embelli la fausse confidence que la Dame du château fait à Messire Bon : celle qu’Angélique & Lisette font à leurs persécuteurs est beaucoup plus plaisante.

Scene XVIII.

M. Bernard se promene dans l’obscurité avec Angélique, Lucas avec Lisette : l’Olive & Dorante se rendent dans le même jardin. Lisette, en approchant de l’Olive qu’elle ne voit pas, étend la main & le prend par le collet ; dans le même temps Angélique rencontre la main de Dorante, qu’elle retient.

. . . . . . . . . .

M. Bernard.

Mais, mignonne, n’êtes-vous point lasse de vous promener, & ne serions-nous pas mieux dans la maison ?

Angélique.

Vous ne vous plaisez qu’à me contraindre.

{p. 166}

Lisette.

Elle a raison. Un peu de complaisance une fois en votre vie. Y a-t-il du mal à se promener ?

L’Olive, à voix très basse.

Je suis pris, Monsieur.

Dorante.

Et moi aussi.

Lisette.

Est-ce toi ?

L’Olive.

Moi-même.

Lisette.

Paix.

Angélique.

Ne faites point de bruit.

M. Bernard.

Hem ? Comment ? Quoi ? Que dites-vous ?

Angélique.

Je dis, Monsieur, que si vous voulez rentrer absolument, nous acheverons Lisette & moi notre caprice de promenade.

M. Bernard.

Non, je ne suis point pressé, mignonne, & je ne rentrerai qu’avec vous.

Angélique.

Quelle peine !

Lisette.

Va te coucher, Lucas, & emmene Monsieur.

Lucas.

Oh non, fatigué, je ne m’irai coucher qu’avec toi.

Lisette.

Avec moi ! Parle donc, hé ! maroufle !

M. Bernard.

Mais, mignonne, cette passion-là de vous promener {p. 167}ainsi toute la nuit me paroît bien nouvelle & bien extraordinaire. J’ai peine à croire qu’elle soit sans fondement, je vous l’avoue.

Angélique.

Et moi, Monsieur, je vous avoue naturellement que vous croyez juste. Le peintre que vous avez ici depuis quinze jours...

Dorante.

Ah ! Madame, vous me perdez.

M. Bernard.

Hé bien, ce peintre, qu’a-t-il fait ?

Angélique.

Il a eu aujourd’hui l’audace de me dire qu’il est amoureux de moi.

Lucas.

Morgué, je vous l’avois bian dit, Monsieur, que le jardinier & ly étiont deux frippons.

Angélique.

Je suis bien malheureuse, ma pauvre Lisette, d’être exposée.

Lisette.

Hem, que vous êtes bonne, Madame ! C’est par ordre de Monsieur que tout cela se fait. Il veut nous éprouver ; & cela n’est ni beau ni honnête de soupçonner ainsi de pauvres innocentes comme nous, & de faire sonder notre pudeur par un peintre & par un maraud de jardinier.

L’Olive.

Hom, masque !

M. Bernard.

Quoi ! le peintre & le jardinier...

Angélique.

Ils ont eu la hardiesse de nous demander, à Lisette & à moi, un rendez-vous cette nuit.

{p. 168}

M. Bernard.

Un rendez-vous !

Lisette.

Oui, vraiment, un rendez-vous ; & nous avons eu la foiblesse de leur accorder la chose, Monsieur.

M. Bernard.

Vous leur avez donné le rendez-vous ?

Angélique.

Oui, Monsieur.

M. Bernard.

Comment oui !

Lisette.

Que voulez-vous ? les filles sont curieuses. On est bien aise de voir jusqu’où des coquins comme cela pousseront les choses. Voici l’heure à-peu-près, Monsieur ; si vous vouliez, nous irions par curiosité encore.

M. Bernard.

Qu’est-ce à dire par curiosité ?

Lucas.

Tatigué, que cette Lisette est curieuse ! Je n’aime pas ça.

Angélique.

Pour moi, Monsieur, je ne veux pas être la dupe de cette affaire, s’il vous plaît : je démêlerai l’aventure, & vous me vengerez de ces insolents.

Lisette.

Mort de ma vie ! il les faut faire expirer sous le bâton, Madame.

L’Olive.

Si tu me laisses aller, je crierai.

Angélique.

Oh ! je saurai bien me venger de vous, s’il est vrai, comme je le pense, que ce soit vous qui, par soupçon {p. 169}de ma conduite, me fassiez faire cette mauvaise plaisanterie.

M. Bernard.

Moi, je ne sais ce que c’est, je vous jure.

Lucas.

Ni moi non plus, la peste m’étouffe.

Angélique.

Voulez-vous me le bien persuader ?

M. Bernard.

Oh ! de tout mon cœur.

Angélique.

Le rendez-vous est au coin du parterre, sous ces maronniers d’Inde : il faut que vous y alliez à ma place.

M. Bernard.

Oui, j’irai, je vous en réponds.

Angélique.

Et nous irons tout de ce pas, Lisette & moi, nous cacher derriere la palissade, pour entendre la conversation, & savoir ce que nous devons croire.

M. Bernard.

Oh ! je le veux bien : vous me rendrez justice.

Lisette.

Il faut donc que Lucas prenne aussi ma place, Madame.

Lucas.

Volontiers. Morgué, que ce sera drôle !

M. Bernard.

Ne perdons point de temps : allons, viens, Lucas.

Angélique.

Non, Monsieur, ce n’est point ainsi qu’il faut y aller.

M. Bernard.

Comment donc ?

{p. 170}

Angélique.

Il faut prendre des habits de femmes pour les mieux tromper.

M. Bernard.

Qu’en avons-nous affaire ? on n’y voit goutte.

Lucas.

On n’y voit goutte, mais on tâte, Monsieur : ça est bien pensé ; des habits de femmes !

Les alarmes de Dorante & de l’Olive, qui croient pendant quelque temps être trahis par leurs belles, rendent la scene très comique & la situation beaucoup plus piquante que dans le conte. Quant au dénouement de la comédie, comment MM. Parfait ont-ils pu dire qu’il étoit pris de la Fontaine ? Du moment que Messire Bon a reconnu le zele de son fauconnier dans les coups de bâton qu’il en a reçus, du moment qu’il l’en a remercié, qu’il en a témoigné sa joie à sa femme, tout est dit. Les personnages de la piece, parvenus au contraire à cet instant, ne sont que dans l’imbroglio de l’intrigue ; il faut pour la dénouer que M. le Chevalier tombe des nues. Concluons donc que d’Ancourt doit son intrigue à la Fontaine ou à Bocace, aussi est-elle bonne ; & qu’il ne doit le dénouement qu’à lui, aussi n’est-il pas merveilleux. Avouons cependant qu’il a quelque mérite d’avoir lié le dénouement à l’intrigue par le déguisement de M. Bernard.

LE MARI RETROUVÉ, en un acte en prose. §

Cette comédie eut vingt-trois représentations. Deux histoires réelles ont fourni à d’Ancourt le fonds & l’intrigue de cette piece ; il a pris encore chez Moliere l’idée de deux petites scenes. Commençons {p. 171}par vérifier la plus conséquente de ces imitations.

Extrait de l’histoire de Louis de la Pivardie, Sieur du Bouchet.

Louis de la Pivardie, sieur du Bouchet, très bon gentilhomme & très pauvre, épouse la Dame Menon, veuve du sieur de Billy, non pour ses beaux yeux, mais pour une petite terre qui lui rapportoit environ cent pistoles. Une fois possesseur du château de la Dame, il devint indifférent pour ses charmes : la Dame, de son côté, ne voulant pas être ingrate, eut pour lui l’indifférence la plus complette, & choisit pour son vengeur le Prieur de Meseray, son voisin & son Chapelain. L’époux s’apperçoit de sa disgrace, il ne veut pas éclater crainte de passer pour un mari qui ne sait pas vivre : son château lui devient aussi indifférent que sa femme ; il obtient de l’emploi dans un régiment, & part. En passant par Auxerre il voit sur les remparts une foule de jeunes filles qui jouoient à de petits jeux innocents ; il en distingue une qui lui paroît beaucoup plus jolie que les autres, il en devient amoureux ; il apprend qu’elle est fille d’un Huissier nommé Pillard18, qui est cabaretier dans la ville. Il prend un appartement chez le pere de sa belle, pour tâcher de la séduire : mais ses efforts sont vains, le cœur de la jeune personne est tout ce qu’il peut gagner ; & pour étendre ses conquêtes plus loin, il est obligé de parler de mariage. La tête lui tourne, il se propose pour époux, on l’accepte : il s’en tient au nom de Bouchet : le voilà possesseur de sa belle, de la charge de Pillard, & bientôt pere par-dessus le marché.

{p. 172}

Bouchet n’oublie pas tout-à-fait son premier ménage ; il fait de temps en temps des voyages à son château, dit à sa femme qu’il arrive de son régiment. La Dame qui le croit, s’empresse de lui donner de l’argent pour avoir le plaisir de le voir repartir bien vîte, & il arrive toujours à Auxerre avec une bourse assez dodue. Bientôt le diable, jaloux de son bonheur, lui suscite de grandes affaires : la premiere femme apprend tout ce qui se passe, elle est furieuse : son époux vient précisément dans ce temps à la provision, Dieu sait comment il est régalé. Il prend en homme prudent le parti de se retirer : mais comme il est sorti pendant la nuit, & qu’on ne le voit pas le lendemain, le bruit se répand qu’on l’a assassiné dans son lit : l’on arrête la femme & le Prieur. Le Lieutenant Particulier de Châtillon, ennemi du Prieur, gagne trois servantes qui déposent contre lui. Le mari n’ose reparoître crainte d’être poursuivi pour crime de polygamie. Il obtient un sauf-conduit, & se montre. Le Lieutenant Particulier qui, pour les intérêts de son inimitié, avoit besoin de la mort de Pivardie, s’obstine à ne pas vouloir le reconnoître ; il est enfin forcé de se rendre à des preuves convaincantes.

Extrait de l’histoire de la Femme retrouvée.

Dans l’année 1554, un mari irrité contre sa femme qui vivoit trop familiérement avec un Ecclésiastique, lui fit des remontrances extrêmement vives : cette femme qui n’étoit pas endurante lui répondit sur le même ton. La conversation s’échauffa, le mari fit pleuvoir sur elle un déluge de coups de bâton : la femme clabauda, & comme la partie n’étoit pas égale, elle prit la fuite & l’on ne la vit plus.

Le lendemain les voisins, qui avoient entendu pousser {p. 173}de hauts cris au milieu de la nuit, entrerent dans la maison, remarquerent des traces de sang sur le carreau, virent un feu flamboyant dans le four : ces indices leur firent juger que le mari, après avoir assommé sa femme, avoit brûlé son corps. On arrête le mari, on le condamne à la question : la crainte des douleurs lui fait avouer un crime qu’il n’a pas commis ; & bientôt on alloit lui donner la mort, quand on découvre la femme dans une maison où l’Ecclésiastique la tenoit secrètement. La Cour vouloit qu’on fît le procès à la femme à cause de la cruauté qu’elle avoit eue de ne pas se présenter tandis qu’on poursuivoit son mari. L’époux lui pardonna19.

Extrait du Mari retrouvé.

Le meûnier Julien, las d’être persécuté par Julienne sa femme, se fait Rat-de-cave, devient amoureux de mademoiselle Margot, fille du cabaretier de l’Ecu à Nemours, dit qu’il est veuf & projette de l’épouser. D’un autre côté Julienne croyant être veuve se prépare à convoler en secondes noces, quand Julien arrive dans son ancien ménage, pour faire une pacotille & l’emporter dans le nouveau. La meûniere veut faire pendre son mari ; le meûnier se cache, on accuse sa femme de l’avoir fait noyer : Agathe & Charlot servent de témoins, déposent contre la meûniere. Le Bailli qui lui en veut va la faire emprisonner quand Julien se montre, il n’a pas le courage de laisser pendre sa femme toute méchante qu’elle est. Le Bailli ne veut pas avoir {p. 174}fait des écritures pour rien ; il refuse quelque temps de reconnoître Julien, & lui soutient qu’il est noyé.

 

Il est aisé de voir que les deux histoires rapportées en abrégé sont fondues dans cette comédie. D’Ancourt a lié l’intrigue au dénouement par le moyen de Clitandre amoureux de Colette, niece de Julienne, qu’il épouse à la fin.

Remarquons que Julien, n’ayant pas encore contracté son second mariage, doit nous paroître bien moins scélérat que la Pivardie : il est plus propre par conséquent à figurer dans une comédie ; il finit même par devenir intéressant, quand, moins cruel que l’héroïne de la seconde histoire, il se montre dès qu’il sait qu’on fait le procès à sa femme, & n’a pas le courage de la laisser plus long-temps dans le chagrin. D’Ancourt mérite encore des éloges pour l’adresse avec laquelle il a peint dans la conduite de son Bailli celle du Lieutenant Particulier de Châtillon, qui gagne des témoins pour certifier la mort de la Pivardie. La façon dont le Bailli suborne Charlot & Agathe est extrêmement plaisante.

Scene XV.

Mad. AGATHE, LE BAILLI, CHARLOT.

Le Bailli.

Bon jour, Monsieur Charlot, bon jour.

Mad. Agathe.

Monsieur le Bailli, je suis bien votre servante.

Le Bailli.

Votre valet, Madame Agathe. Hé bien, qu’est-ce, mes enfants ? voilà d’étranges nouvelles. Cette scélérate de Julienne....

{p. 175}

Charlot.

Acoutez, c’est une méchante femme. Est-ce que vous sauriez quelqu’une de ses petites fredaines ?

Le Bailli.

Oui, de ses petites fredaines, une bagatelle : elle a fait noyer son mari seulement.

Charlot.

Elle a fait noyer son mari Julian ! velà pourquoi elle me mitonnoit, voyez-vous.

Mad. Agathe.

Ça ne se peut pas, Monsieur le Bailli, je viens de le voir.

Le Bailli.

Vous avez rêvé cela, Madame Agathe ; il y a plus d’un mois qu’il est défunt, je le sais de bonne part.

Mad. Agathe.

Oh ! point du tout, c’est le véritable ; elle l’a reçu comme un vrai mari : je l’ai aidée à le battre, moi, Monsieur le Bailli, puisqu’il vous faut le dire.

Le Bailli.

Bagatelle, je ne donne pas là-dedans ; & nous avons, le Procureur fiscal & moi, commencé une procédure que nous soutiendrons vigoureusement.

Charlot.

Je vous le disois bian, Madame Agathe, c’est un bian honnête homme, un habile homme que notre Monsieu le Bailli.

Mad. Agathe.

Mais le compere Julien n’est point défunt, ce sont des contes.

Charlot.

Je crois pargué bian que si, moi ; & s’il ne l’étoit pas, il faudroit qu’il le devenît, puisque Monsieu le Bailli le {p. 176}dit. Est-ce que la Justice est une menteuse, Madame Agathe ?

Le Bailli.

Monsieur Charlot prend fort bien la chose, & il n’est pas qu’il n’ait quelque connoissance du fait.

Charlot.

Moi, Monsieu le Bailli ?

Le Bailli.

Oui, vous : votre témoignage sera d’un grand poids dans cette affaire-ci.

Charlot.

Mon témoignage sera de poids !

Le Bailli.

Sans doute.

Charlot.

Pargué, bon, tant mieux, velà de quoi me venger de Madame Julianne. Çà, voyons ; qu’est-ce qu’il faut que je témoigne, Monsieu le Bailli ?

Le Bailli.

Ce que vous savez, on ne vous demande pas autre chose.

Charlot.

Morgué, je ne sais rien ; mais tout coup vaille. Si vous voulez que je nous aimions, il faut dire comme moi, Madame Agathe.

Mad. Agathe.

Je dirai la vérité.

Charlot.

Et moi itou. Mais aidez-nous à la dire, Monsieu le Bailli ; car ce que je savons nous, vous qui savez tout, vous le savez peut-être mieux que nous, par aventure.

Le Bailli.

Mais le Meûnier & la Meûniere vivoient de très mauvaise intelligence, premiérement.

{p. 177}

Charlot.

Oh ! pour stilà, oui ; tous les jours ils se battiont ou ils se querelliont très réguliérement à une certaine heure, je sis témoin de ça.

Mad. Agathe.

Et moi aussi, Monsieur le Bailli.

Le Bailli.

Bon : le reste est une suite de cela, mes enfants. Le pauvre Julien s’enivroit quelquefois.

Charlot.

Queuquefois ! Pargué très souvent ; il étoit coutumier de ça quasiment autant que vous, Monsieu le Bailli.

Le Bailli.

Voilà le fait. La femme aura pris le temps de l’ivresse du mari pour exécuter son mauvais dessein.

Charlot.

Justement. Il avoit trop bu de vin : alle ly aura voulu faire boire de l’iau ; il n’y a rien de plus naturel, ça parle tout seul.

Mad. Agathe.

Si ça est, ça est comme ça, Monsieu le Bailli.

Le Bailli.

Oui, on l’a jetté dans la riviere, & il ne se trouve point ; voilà ce qui est d’embarrassant.

Charlot.

On ly a mis une piarre au cou. Est ce une chose si rare ? En velà un gros tas tout proche du moulin, où il m’est avis qu’il en manque quelqu’une.

Le Bailli.

Oui, il en manque quelqu’une, voilà un bon indice. Mais elle n’aura pas fait cela toute seule.

Charlot.

Non, voirement, il faut ly bailler des camarades. Hé ! {p. 178}pargué, cet amoureux de Colette & son valet Monsieu de l’Epine. Le défunt ne vouloit pas qu’il épousît sa niece. C’est eux qui ont fait le coup, Monsieu le Bailli.

Le Bailli.

Vous croyez ça, Monsieur Charlot ?

Charlot.

Si je le crois ? je ly en veux, morgué, trop pour ne le pas croire. Et vous le croyez itou, vous, je gage. C’est notre rival, Monsieu le Bailli ; j’en jurerois, moi, en cas de besoin : ça suffira-t-il pour le faire pendre ?

Le Bailli.

Voilà une cruelle affaire pour ces gens-là.

Charlot.

J’allons, pargué, leur tailler de la besogne.

Le Bailli.

Je les ferai arrêter sur votre déposition, & je vais tout de ce pas chercher le Greffier pour la venir recevoir.

Charlot.

Qu’il écrive ce qu’il voudra, je sommes témoins de tout. Ne vous boutez pas en peine ; pargué, je nous en allons bien rire.

Cette scene étoit très difficile à faire, l’Auteur risquant d’y répandre un vernis de noirceur trop dégoûtant ; cependant on y rit d’un bout à l’autre. D’Ancourt a même craint que le faux témoignage de Charlot & d’Agathe ne laissât une impression désagréable dans l’esprit du spectateur ; il a soin de le rassurer sur le sort de Julienne.

Scene XVI.

Mad. AGATHE, CHARLOT.

Mad. Agathe.

Mais sais-tu bien que tu fais là une méchante action, mon pauvre Charlot ?

{p. 179}

Charlot.

Bon ! queu conte ! Ce n’est pas par méchanceté ; ce n’est que pour troubler la noce & faire enrager Madame Julianne.

Mad. Agathe.

Ce ne sont pas là des bagatelles : il y a de quoi la ruiner tout au moins ; & cela pourroit aller plus loin même.

Charlot.

Oh ! que point, point, Madame Agathe ; je nous dédirons quand on sera près de la pendre. La voici : si vous m’aimez, laissez-moi faire, ou sans ça la paille est rompue.

Si toutes les imitations de d’Ancourt étoient dans le goût de cette derniere, Regnard n’occuperoit pas la seconde place sur le Parnasse comique. Passons aux deux scenes imitées de Moliere.

Scene VII.

L’Epine, valet de Clitandre, rencontre Julien & l’engage à dire, sans le vouloir, le nom de sa maîtresse.

L’Epine.

Vous êtes prévenu contre le sexe, Monsieur Julien. J’ai pourtant oui dire qu’à Nemours il y avoit d’assez bonnes pâtes de filles, & qui promettoient....

Julien, à part.

A Nemours ! Ce drôle-là est sorcier, ou bien la meche est découverte. Faisons bonne contenance.

L’Epine.

Vous y avez passé à Nemours ?

Julien.

Oui ; mais je n’y ai passé qu’en passant... Comment se porte Julianne, Monsieur de l’Epine ? J’aime toujours cette masque-là, queuque chagrin qu’alle me baille. J’avons toujours à tout bout de champ maille à partir ensemble. {p. 180}Velà déja la troisieme fois qu’alle me fait déserter la maison.

L’Epine.

Et vous désertez toujours du côté de Nemours, Monsieur Julien ?

Julien, à part.

Il a, morgué, queuques soupçons de l’affaire.

L’Epine.

Vous avez un grand foible pour cette ville-là, Monsieur Julien.

Julien.

Et vous itou, Monsieur de l’Epine, vous en parlez souvent : y auriais-vous queuque connoissance ?

L’Epine.

Si j’y en ai ? J’y ai été rat de cave.

Julien, à part.

Rat de cave ! Il se gausse, pargué, de moi.

L’Epine.

Il y avoit dans ce temps-là une jolie fille dans une certaine hôtellerie ; là, comment l’appellez-vous ? aidez-moi à dire.

Julien.

La fille de l’Ecu ?

L’Epine.

Oui, justement, la fille de l’Ecu.

Julien, à part.

Ce drôle-là me veut faire parler : défions-nous de ly.

L’Epine.

Elle s’appelle, je pense, Mademoiselle... J’aurai oublié son nom... Mademoiselle... Mademoiselle...

Julien.

Mademoiselle Margot ?

L’Epine.

La voilà ; Mademoiselle Margot de l’Ecu : c’est elle-même.

{p. 181}

Julien, à part.

Il me tire, morgué, les vars du nez : baillons-nous de garde. . . . . . . . . .

Ce que nous venons de lire nous rappelle aisément la scene dans laquelle Eraste, feignant de connoître la famille de Pourceaugnac, l’engage à nommer tous ses parents l’un après l’autre ; mais si la scene de Pourceaugnac est forcée, celle-ci est tout-à-fait contre nature, puisque Julien s’apperçoit que l’Epine veut lui tirer les vers du nez, qu’il projette de ne rien dire, qu’il est bien plus intéressé que Pourceaugnac à se taire, & qu’il n’est pas stupide comme le héros de Limoges.

Scene X.

L’EPINE, CHARLOT.

L’Epine.

Voilà le garçon du moulin de Madame Julienne. Ah ! ventrebleu ! ne seroit-ce point lui qui lui auroit donné dans la vue, & qu’elle coucheroit en joue en cas de veuvage ?

Charlot, à part.

N’est-ce pas là le valet de ce houberiau qui fait l’amoureux de ma chere Colette ?

L’Epine, à part.

Que parle-t-il de Colette ?

Charlot.

Je ne ly ôterai, morgué, pas mon chapeau le premier ; je ly en veux trop.

L’Epine.

Qu’est-ce que c’est donc, Monsieur Charlot ? vous me paroissez bien fier aujourd’hui.

Charlot.

Parguenne, comme de couteume ; & si ça ne vous convient {p. 182}pas, je m’en gausse : je ne vous cherchons pas ; laissez-nous en repos.

L’Epine.

Vous avez quelque chose dans la tête, à ce qu’il me semble.

Charlot.

Ça est vrai ; il vous semble bien : j’y ai la volonté de vous paumer la gueule, Monsieur l’Epine.

L’Epine.

A moi ?

Charlot.

Oui, palsanguenne, à vous. Vous êtes un débaucheux de filles. Je sis garde-moulin ; le meûnier n’y est pas ; vous en voulez à la niece : mais si vous me faites prendre un gourdin...

L’Epine.

Qu’est-ce à dire un gourdin ?

Charlot.

Je ne parle pas pour à stheure : c’est une maniere d’avertissement pour en cas que vous y reveniais.

L’Epine.

J’y reviendrai quand il me plaira, Monsieur Charlot.

Charlot.

Quand il vous plaira, Monsieur de l’Epine ?

L’Epine.

Assurément, quand il me plaira.

Charlot.

Hé bian, revenez-y ; ce sont vos affaires : vous êtes le maître.

L’Epine.

Et si vous vous avisez de faire le raisonneur, savez-vous bien que vous vous attirerez mille coups de bâton, mon petit ami ?

Charlot.

Mille coups de bâton ! C’est beaucoup, Monsieur de l’Epine.

{p. 183}

L’Epine.

Vous les aurez, si vous raisonnez.

Charlot.

Hé bian, je ne raisonnerai point ; velà qui est fini.

Voilà encore un poltron qui fait le brave tant que son adversaire feint de le craindre, & qui tremble ensuite devant lui. Nous avons vu cette scene dans le Théâtre Italien, dans Quinault, Moliere, Dufresny & Regnard. Nous disons que d’Ancourt l’a prise dans Moliere, parceque celle de l’Avare est plus connue que toutes les autres. Voilà précisément ce qui rend d’Ancourt moins excusable : son bout de scene est plaisant, il est bien encadré, dialogué très naturellement ; mais la scene de Moliere a toutes ces qualités, à quoi bon remanier une situation qu’un Auteur fameux a rendue d’une façon à ne laisser rien à desirer ? Je suis fâché que d’Ancourt ait dans cette piece à se reprocher ces deux petits plagiats. Oublions-les en faveur des imitations excellentes qui sont dans le reste de l’ouvrage. L’Auteur a su composer un sujet de tous les temps avec deux faits particuliers : ils étoient naturellement tristes, il en a fait une piece pleine de gaieté. Que peut on exiger de plus ?

D’Ancourt n’a pas été aussi heureux toutes les fois qu’il a voulu mettre en action des faits particuliers. Plusieurs de ses petites pieces, comme le Fonds perdu, la Désolation des Joueuses, la Maison de campagne, la Gazette, la Foire de Bezons, les Eaux de Bourbon, la Loterie, &c. &c. sont remplies d’aventures arrivées réellement à diverses personnes ; mais elles n’étoient pas dignes d’être imitées, ou l’imitateur y a mal réussi, {p. 184}puisque les ouvrages dont elles sont l’ame n’ont fait que voir le jour & disparoître. L’oubli dans lequel ils languissent doit nous servir de leçon.

 

Avant que de finir l’article de d’Ancourt imitateur, parlons en passant d’une imitation qui n’eut pas des suites amusantes pour lui. Il y avoit à la Foire un homme nommé Lerat, qui attiroit tout Paris avec des tableaux mouvants. Il disoit aux passants avec emphase : Entrez, Messieurs, voyez mon spectacle : toute la Cour a vu cela, toute la Ville a vu cela, cela n’est pas cher, cela se voit tout de suite : vous serez contents, très contents ; si vous n’êtes pas contents, on vous rendra votre argent ; mais vous serez contents, très contents.

D’Ancourt joua Lerat dans une de ses farces du moment, intitulée la Foire S. Laurent : il fit imiter jusqu’à l’habillement, la coeffure, le son de voix de Lerat ; & l’acteur qui le représentoit eut grand soin de répéter souvent : Entrez, Messieurs, voyez mon spectacle : toute la Cour a vu cela, toute la Ville a vu cela, cela n’est pas cher, cela se voit tout de suite : vous serez contents, très contents ; si vous n’êtes pas contents, on vous rendra votre argent ; mais vous serez contents, très contents. Le coup porta ; l’homme aux tableaux fut piqué, il se vengea le lendemain, en criant aux passants : Entrez, Messieurs, voyez mon spectacle ; vous y verrez la d’Ancourt & ses deux filles : toute la Cour a vu cela, toute la Ville a vu cela, cela n’est pas cher, cela se voit tout de suite : vous serez contents, très contents ; si vous n’êtes pas contents, on vous rendra votre argent ; mais vous serez contents, très contents.

{p. 185}

CHAPITRE V.*
Destouches imitateur, comparé à Moliere, Plaute, Regnard, Shakespeare, &c. §

L’opinion commune est que Destouches inventa les rôles de Financier : il faut connoître bien peu le théâtre pour avoir une pareille idée. Qu’on se rappelle le personnage de M. Harpin dans la Comtesse d’Escarbagnas de Moliere, & l’on verra que tous les Financiers venus après ce petit Receveur des Tailles, même les Fermiers généraux les plus huppés, l’ont copié sans l’éclipser, comme toutes les Comtesses ridicules n’ont fait que suivre de bien loin Madame la Comtesse d’Escarbagnas. Si Destouches est l’inventeur de quelque chose, c’est du genre précieux & guindé. Nous ne nous arrêterons pas sur son Tambour nocturne, il nous suffit de dire qu’il n’a presque fait que le traduire de l’anglois, il y paroît bien ; & nous parlerons des imitations qui ont contribué à sa célébrité. Toutes ne sont pas aussi heureuses qu’elles pourroient l’être ; mais il en est que l’envie même seroit forcée d’admirer.

Je n’affecterai plus de rapporter le nombre des représentations de chaque piece. Je me suis assujetti jusqu’ici à des soins aussi minutieux pour faire remarquer que les meilleures comédies ont souvent été les moins courues dans leur nouveauté. La pluie, le beau temps, le froid, le chaud, une revue, une cérémonie publique, la maladie feinte ou réelle d’un acteur, peuvent interrompre le succès le plus décidé. D’ailleurs personne n’ignore que la Scene a ses charlatans comme le Pont-Neuf ; {p. 186}celui qui possede mieux l’art de se faire valoir attire la multitude. Supposons deux concurrents. Il prend fantaisie à Damon de faire une piece ; il pille, il arrange sept à huit scenes maigres, décharnées, qu’il coud au hasard à une espece d’intrigue sans exposition, sans liaison, sans dénouement ; il donne à cela le titre de comédie. Il colporte son squelette dramatique chez les petites-maîtresses, chez les demi-Grands ; ceux-ci envoient chercher un Comédien, on lui donne le principal rôle & le produit des représentations. On arrange dans la premiere assemblée la réception de la piece ; on choisit pour la jouer le temps le plus favorable de l’année ; on l’étaie avec des ouvrages excellents ; l’Auteur achete les trois quarts du parterre, assez lâche présentement pour se vendre. D’un autre côté, Cléon, livré à l’étude de son art, n’a ni le temps ni l’envie de s’enrôler dans un parti ; il croit devoir mériter la protection avant que de la solliciter ; il compose dans le silence de son cabinet une piece en cinq actes. Content du suffrage de quelques amis, il la porte aux Comédiens ; il ne leur fait pas l’affront de croire qu’il faille faire bassement la cour & renoncer à la part d’Auteur pour leur plaire. La piece est reçue froidement, persiflée aux répétitions, à peine annoncée, jouée en robe de chambre les petits jours, & dans une saison où personne n’est à Paris. On se doute bien que la piece de Damon figure très long-temps sur l’affiche, & que celle de Cléon paroît tout au plus cinq à six fois sur la scene. Soutiendra-t-on pour cela que la premiere est meilleure ? J’en ai tant vu de ces pieces à grand succès, desquelles on pourroit dire, après Boileau,

J’ai vu l’Agésilas,
 Hélas !
{p. 187}

LE CURIEUX IMPERTINENT,
en cinq actes & en vers. §

Cette piece, le premier ouvrage dramatique de l’Auteur, est imitée d’une Nouvelle de Cervantes. MM. Parfait jugent ainsi la piece & la Nouvelle.

« Il a fallu l’art & le génie supérieur de M. Destouches pour donner à cette comédie tout le mérite que l’on y trouve. Le sujet du Curieux impertinent, qu’il a emprunté du roman de Don Quichotte de Cervantes, quoiqu’assez passable à la lecture, devient froid & triste au théâtre. Le Curieux ne paroît qu’en second auprès du rival qu’il s’est choisi, & joue le rôle d’un malhonnête homme vis-à-vis de sa maîtresse. Ce n’étoit pas assez d’éviter cet écueil, il falloit encore intéresser les spectateurs pour l’amant proposé, & donner une gradation vraisemblable aux progrès que cet amant fait sur le cœur de la maîtresse éprouvée : d’ailleurs le plan de cette piece demandoit de joindre à cet intérêt un comique tiré du fonds du sujet. C’est ce que l’Auteur a très heureusement exécuté ; de sorte que ce poëme dramatique fit prédire aux connoisseurs la brillante carriere que M. Destouches a remplie au Théâtre François. On trouva l’intrigue du Curieux impertinent bien imaginée, parfaitement conduite d’acte en acte, les scenes liées & dialoguées au mieux, la versification coulante, naturelle & dans le vrai ton du noble comique. Cependant, sans nous rétracter sur la justice que nous venons de rendre à cette comédie, nous sommes obligés, comme Historiens, de dire que les reprises qu’on en a {p. 188}faites n’ont jamais excité dans le public un empressement bien marqué de la recevoir ».

Nous savons, & personne ne l’ignore, que M. Destouches est un grand homme ; mais comme il est question de juger par nous-mêmes pour nous instruire dans l’art de l’imitateur, confrontons la Piece avec la Nouvelle, & voyons si l’imitation de M. Destouches ne nous laisse rien à desirer.

Extrait de la Nouvelle intitulée le Curieux impertinent20.

Il y avoit à Florence, ville fameuse d’Italie, dans la province de Toscane, deux illustres cavaliers, Anselme & Lothaire, qui vivoient ensemble dans une si grande union & une amitié si parfaite, qu’on ne les appelloit que les deux amis. Ils étoient tous deux jeunes, d’un même âge, & avec les mêmes inclinations ; si ce n’est qu’Anselme étoit un peu plus galant, & Lothaire aimoit plus la chasse : mais ils s’aimoient tous deux encore plus que toutes choses, & renonçoient toujours l’un pour l’autre à leurs propres plaisirs. Anselme étoit devenu très passionnément amoureux d’une très belle personne de la même ville ; & c’étoit un parti si grand, & pour le bien & pour l’alliance, qu’il résolut, avec le consentement de son ami, sans quoi il ne faisoit rien, de la demander en mariage. Ce fut Lothaire lui-même qui en fit la demande, & il s’y conduisit si bien qu’en peu de jours il mit son ami en possession de sa maîtresse qui s’appelloit Camille, & reçut de l’un & de {p. 189}l’autre mille témoignages de reconnoissance. Lothaire alla tous les jours chez Anselme tant que durerent les réjouissances des noces ; il aida même à en faire les honneurs, & ne négligea rien pour en augmenter les divertissements. Mais après que les parents & les amis eurent fait leurs visites aux nouveaux mariés, il crut qu’il devoit retrancher les siennes, & que cette grande familiarité qu’il avoit eue avec Anselme n’étoit pas de bonne grace après son mariage. . . . . . . . . .

Un jour qu’ils se promenoient ensemble hors de la ville, Anselme, prenant Lothaire par la main, lui parla de cette sorte : Croirois-tu bien, mon cher Lothaire, qu’après les graces que le Ciel m’a faites en me donnant de grands biens & de la naissance, &, ce que j’estime incomparablement plus, Camille & ton amitié, je ne suis pourtant pas content, & que je n’ai guere moins d’inquiétude que si j’étois privé de tous les biens que je possede. . . . Apprends donc quelle est ma folie, puisque tu le veux bien, & me donne le secours que je ne puis attendre que de toi. Je voudrois savoir, en un mot, si Camille m’est aussi fidelle dans le cœur que je l’ai cru jusqu’ici, & je ne puis m’en assurer qu’en la mettant à la derniere épreuve. Car enfin je m’imagine que ce qu’on appelle vertu dans les femmes, est comme ces pieces fausses qui ont tout l’éclat de l’or ou de l’argent, mais que la coupelle dissipe en fumée. Ce mot de vertu est un nom spécieux & une belle apparence qui couvre souvent de grandes foiblesses ; & je crois qu’on ne peut appeller vertueuses que celles qui ne sont tentées ni par les promesses ni par les présents, & que les larmes & la persévérance d’un amant n’ont jamais émues... Voyons, je te prie, si celle de Camille est de cette nature, & éprouvons-la par tout ce qui est capable de tenter. Je sais bien que l’expérience en est dangereuse ; mais enfin je ne {p. 190}puis absolument avoir de repos si je ne suis assuré de ce côté-là. Si Camille résiste, je suis le plus heureux de tous les hommes ; & si elle succombe, j’aurai du moins l’avantage de ne m’être point trompé dans l’opinion que j’ai des femmes, & de n’avoir pas été la dupe d’une sotte confiance qui en abuse tant d’autres. Au reste, ne songe point à me détourner d’un dessein qui te paroît sans doute ridicule, tous tes efforts seroient inutiles : dispose-toi seulement à me rendre toi-même cet office : tâche de faire croire à Camille que tu l’aimes, & ne néglige rien pour t’en faire aimer : rends-lui tous les soins imaginables, & n’épargne ni les présents ni les promesses. . . . .

Lothaire, encore plus surpris qu’il ne l’avoit été d’abord, le regarda quelque temps sans parler ; & après l’avoir bien considéré : Faut-il, Anselme, lui dit-il, que je prenne sérieusement ce que tu viens de dire, & crois-tu que, si je ne l’avois pris pour une raillerie, je ne t’aurois pas interrompu au premier mot ? Tu ne me connois plus, Anselme, & tu ne te connois pas toi-même ; si tu avois fait un peu plus de réflexion, je ne crois pas que tu m’eusses voulu charger d’un emploi de cette sorte. On se sert de ses amis jusqu’à un certain point ; mais les pousser par de-là, c’est leur faire injure : & quand on est résolu de les éprouver, ce ne doit pas être en des choses qui choquent la raison, & dont on ne peut attendre aucun bien. Tu veux que je fasse l’amoureux de ta femme, & qu’à force de présents & de soins je tâche de la corrompre & de m’en faire aimer ! Mais si tu es assuré de sa vertu, que te faut-il davantage, & qu’est-ce que mes soins ajouteront à son mérite ? Sans doute tu n’es pas persuadé de ce que tu dis, ou tu ne sais pas ce que tu demandes. Si tu doutes que Camille soit plus sage que les autres, prends ton parti sans vouloir éprouver ce qui en est ; & dans la mauvaise opinion que {p. 191}tu as des femmes en général, jouis paisiblement d’une incertitude qui ne t’est point désavantageuse. Souviens-toi, mon cher Anselme, que l’honneur d’une femme ne consiste presque qu’en la bonne opinion qu’on a d’elle : contente-toi là-dessus des sentiments de tout le monde & des tiens propres ; & puisque tu connois pour le moins autant qu’un autre la foiblesse des femmes, ne va pas tendre des pieges à la tienne par la simple curiosité d’éprouver si elle pourroit les éviter ; car enfin une belle femme est une glace polie que la moindre vapeur ternit, & une fleur délicate qui se flétrit pour peu qu’on la touche. Je me souviens à propos de cela de quelques vers de comédie que je suis bien aise de te dire. C’est un bon vieillard qui conseille à un pere de veiller de près sur sa fille, de l’enfermer, & de ne s’en fier qu’à lui-même ; & il lui dit ceci entre autres choses :

 Les femmes sont comme le verre
 Qu’il ne faut jamais éprouver
S’il casseroit ou non en le jettant par terre ;
Car on ne sait enfin ce qui peut arriver :
Mais comme il casseroit selon toute apparence,
Faut-il pas être fou pour vouloir hasarder
 Une semblable expérience
 Sur un corps qu’on ne peut souder ?
. . . . . . . . .

En un mot, & pour ne te point flatter de l’espérance de me pouvoir séduire, je veux bien que tu saches que je m’offense de ta priere, & qu’assurément je ne te rendrai jamais le dangereux office que tu souhaites de moi, quand ce refus me devroit coûter ton amitié, qui est la plus sensible perte que je puisse faire. . . . . .

Mais, mon cher Lothaire, lui dit Anselme, j’avoue que je te fais une priere injuste, que si je ne suis tes conseils, {p. 192}je m’écarte entiérement de la raison pour me jetter en aveugle dans un précipice : mais je suis malade, Lothaire, & d’un mal qui s’irrite incessamment... Je t’ai long-temps caché mon mal dans l’espérance de le surmonter, je n’ai pu m’en rendre le maître... Ne m’abandonne donc point, mon cher ami... Une fois pour toutes, souviens-toi que je suis au point de ne pouvoir guérir sans remede, & que si tu m’obliges d’employer le secours d’un autre, je publie moi-même mon extravagance, & je hasarde l’honneur que tu veux me conserver. . . . . . .

Lothaire, voyant l’obstination d’Anselme, & le danger qu’il y avoit à le refuser, accepta cet étrange emploi, dans la résolution de s’y conduire si adroitement, que, sans irriter Camille, il trouvât le moyen de contenter son ami...

Quelques jours se passerent que Lothaire ne disoit rien à Camille, & faisoit toujours accroire au mari qu’il lui parloit, mais que jusques-là il n’avoit pas la moindre espérance de pouvoir en être écouté favorablement ; qu’au contraire elle l’avoit menacé de se plaindre à son mari, & de lui faire rompre tout commerce avec un ami si dangereux, si jamais il lui faisoit de semblables discours. Mais Anselme n’étoit pas homme à s’en tenir là, & sa destinée ne le vouloit pas. Camille a résisté à des paroles, dit-il ; voyons, mon cher Lothaire, si elle aura la force de tenir contre quelque chose de plus réel. Je te donnerai demain deux mille écus d’or pour les lui offrir, & autant pour acheter des pierreries : il n’y a rien que les femmes aiment tant que de se voir parées, & les plus sages même ; & si Camille résiste à cette épreuve, je ne t’importunerai pas davantage. J’acheverai puisque j’ai commencé, répondit Lothaire, & je suis bien assuré que je ferai des efforts inutiles. Dès le lendemain, Anselme, qui étoit trop exact pour manquer à sa parole, mit entre les mains de son ami {p. 193}les quatre mille écus d’or, & le jetta par-là en de nouveaux embarras : mais enfin il résolut de dire que Camille étoit à l’épreuve de tout ; que ses présents ne l’avoient pas plus émue que ses paroles, & qu’après tout il craignoit d’attirer sa haine à force de la persécuter. . . .

Mais cette retenue de Lothaire, & le silence qu’il gardoit, eurent à la fin un effet tout contraire à celui qu’il en attendoit, & les charmes de cette belle personne ne manquerent pas de faire sur lui l’impression qu’il en craignoit. Pendant qu’il s’empêchoit de lui parler, il ne laissoit pas de faire des réflexions sur sa beauté ; & croyant ne tourner les yeux vers elle que par bienséance, il commença peu à peu à la regarder avec admiration, & après cela avec tant de plaisir qu’il ne pouvoit plus s’en détacher. Enfin l’amour naissoit insensiblement dans son cœur, & avoit déja fait bien des progrès avant qu’il s’en apperçût. Que ne se dit-il point lorsqu’il vint à se reconnoître ? & quels combats ne sentit-il point en lui-même entre cet amour naissant & la sincere amitié qu’il avoit pour Anselme ? Il se repentit mille fois de la complaisance qu’il avoit eue pour cet imprudent ami, & il étoit à tout moment sur le point de prendre la fuite : mais tout autant de fois le plaisir de voir Camille le retenoit ; & dans trois ou quatre jours la beauté, la douceur, & les rares qualités de cette femme, & peut-être la destinée qui vouloit châtier l’imprudence d’Anselme, triompherent de la fidélité de Lothaire. Il crut qu’une résistance de trois jours, avec de perpétuels combats, suffisoit pour l’affranchir des devoirs de l’amitié ; & ne trouvant plus de raison qu’à aimer la plus aimable personne du monde, il franchit entiérement le pas, & fit connoître à Camille la violence de sa passion. Camille, qui se trouva dans un étonnement incroyable d’une déclaration si peu attendue, ne répondit pas une parole ; elle se {p. 194}leva seulement du lieu où elle étoit, & se retira dans une autre chambre. Mais une maniere si dédaigneuse ne rebuta point Lothaire, il en estima davantage Camille ; & l’estime augmentant encore son amour, il résolut de suivre son dessein & ne perdit point espérance. . . . . .

 

Malgré mes soins pour resserer la Nouvelle, elle ne doit déja paroître que trop longue ; achevons de la faire connoître par un précis plus rapide ; d’ailleurs le commencement est ce que l’Auteur dramatique a le plus imité.

 

Camille écrit à son mari qu’elle ne peut supporter plus long-temps son absence, & le prie de revenir bien vîte reprendre le soin de la maison, parceque Lothaire songe plus à ses propres affaires qu’à celles de son ami. Anselme comprend par ce billet que Lothaire a parlé, il en est enchanté ; il répond froidement à l’avis de sa femme : elle en est piquée, fait attention au mérite de Lothaire. Celui-ci avoue qu’il ne s’est d’abord déclaré que pour céder aux instances de son ami, mais que l’amour s’est bien vengé de sa résistance. L’épouse devient aussi infidelle que l’ami : ils jouissent tranquillement de leur perfidie, grace aux soins de Léonelle qu’ils admettent dans leur confidence. Le mari revient de la campagne, conseille à son ami d’employer le secours de la poésie pour rendre Camille sensible ; il offre de faire des vers tendres, sans se douter qu’il auroit à chanter le bonheur de son rival. Cependant Léonelle, se voyant la confidente de sa maîtresse, ne se gêne plus, fait venir dans sa chambre un jeune homme dont elle est amoureuse. Lothaire le voit sortir un soir avec mystere, se persuade qu’il est venu pour Camille, est furieux, ne songe qu’à se venger de celle qu’il croit doublement perfide, va dire au mari que sa femme lui a promis de se rendre {p. 195}à ses desirs le lendemain, l’exhorte à se cacher dans une chambre voisine de l’appartement de Camille pour s’assurer par lui-même de sa perfidie, paroître à ses yeux & la punir. L’époux ne respire que vengeance. La scene la plus tragique se prépare ; mais Lothaire apprend que l’homme qu’il a vu sortir est l’amant de Léonelle. Il est désespéré de la confidence qu’il a faite au mari. Il avoue sa faute à Camille, la rejette sur l’excès de sa passion ; Camille la lui pardonne, & projette de la tourner au profit de leur amour. En effet, elle s’arme le lendemain d’un poignard dès que Lothaire paroît dans sa chambre, elle s’élance sur lui, en lui disant qu’elle n’a feint de vouloir couronner sa tendresse que pour le punir de l’affront qu’il lui fait en espérant de la séduire, & pour venger son mari qu’il veut déshonorer. Lothaire s’évade alors : Camille paroît au désespoir d’avoir manqué le traître ; elle veut, dit-elle, se poignarder & se donne un coup très léger dans le bras. Le mari se félicite d’avoir la plus fidelle des femmes, & le meilleur des amis : il dit à ce dernier qu’il n’y a désormais qu’à faire des vers pour chanter la vertu de Camille. Quelque temps après il apprend son infortune, & meurt de chagrin.

 

Telle est la Nouvelle que MM. Parfait trouvent assez passable à la lecture, mais point du tout propre au théâtre. Je ne suis pas tout-à-fait de leur avis ; j’ai toujours regardé la Nouvelle espagnole comme un très bon fonds de comédie. J’exposerai mes raisons lorsque nous aurons vu les changements faits par l’Auteur dramatique.

Extrait du Curieux impertinent.

Acte I. Crispin demande à Damon son maître {p. 196}pour quelle raison il revient à la ville. Damon répond que c’est pour plaire à son ami Léandre ; il est fâché de n’avoir pu fuir Paris, il est secrètement amoureux de Julie que Léandre est sur le point d’épouser par ses soins. Crispin l’exhorte à souffler la conquête de son ami. Damon dit que de pareils procédés ne lui conviennent point, & sort pour chercher Léandre.

Crispin rit des scrupules de son maître, & se promet d’enlever Nérine à l’Olive s’il le peut.

Crispin fait les premieres tentatives auprès de Nérine, il est mal reçu.

Crispin annonce à Julie le retour de Damon, qui croyoit, dit-il, la noce faite. Julie sera bien aise de le voir, son valet le va chercher.

Nérine est surprise de voir Léandre alléguer des raisons pour différer son bonheur : elle l’avoue à sa maîtresse. Julie lui répond que Léandre l’a conjurée d’attendre son ami Damon, & qu’elle y a consenti sans peine.

Léandre présente son ami à Julie ; cette derniere sort pour apprendre à son pere Géronte l’arrivée de Damon.

Léandre reste avec son ami, lui dit qu’il veut éprouver le cœur de Julie, le charge de ce soin : Damon se défend, lui peint l’excès de sa folie, & cede enfin.

L’Olive, valet de Léandre, feint d’arriver de Lorraine & d’apporter des nouvelles propres à retarder le mariage de son maître.

Géronte se félicite de marier bientôt sa fille. L’Olive paroît en faisant claquer son fouet, & lui dit que le pere de Léandre, échappé depuis peu d’une grande maladie, le prie de différer le mariage, {p. 197}parcequ’il espere que les plaisirs de la noce lui rendront entiérement la santé : Géronte y consent & va joindre Léandre.

L’Olive veut, à l’imitation de son maître, prier Crispin d’éprouver Nérine.

Acte II. Léandre s’applaudit d’avoir déterminé Damon, & recommande le secret à l’Olive.

L’Olive dit que le secret est à lui aussi bien qu’à son maître.

L’Olive prie Crispin de lui rendre auprès de Nérine le bon office que Damon rend à son maître : Crispin se charge volontiers de ce soin.

Léandre est impatient de savoir si Damon a parlé.

Damon vient dire à Léandre qu’il ne peut se déterminer à parler d’amour à Julie, il craint que la feinte ne devienne une réalité. Léandre en seroit charmé, parceque Julie essuieroit encore une plus forte épreuve.

Damon réfléchit sur sa situation : Julie paroît, Damon lui fait sa déclaration ; Julie indignée le traite avec mépris, & lui promet d’avertir son ami.

Nérine est charmée que Damon aime Julie, ne fût-ce que pour ranimer Léandre.

Crispin, magnifiquement paré, se donne devant Nérine tous les airs ridicules d’un petit-maître ; il déclare son amour, & reçoit un soufflet.

Acte III. L’Olive dit à son maître que s’ils sont la dupe de leur folie, ils le méritent bien.

Nérine fait des reproches à Léandre sur son indifférence, & dit à l’Olive qu’elle peut se venger de la sienne, si elle veut. L’Olive connoît par cette menace que Crispin a parlé. Léandre voudroit bien savoir si Damon en a fait autant.

{p. 198}

Julie déclare à Léandre la perfidie apparente de Damon, Nérine celle de Crispin : elles croient voir éclater leurs amants en transports jaloux ; ils sortent froidement pour aller joindre leurs rivaux.

Nérine & Julie sont piquées.

Julie veut fuir Damon qui paroît ; Nérine veut éviter Crispin : ils disent que leurs rivaux approuvent leur tendresse : elles les trouvent moins coupables, mais ne veulent plus les voir.

Léandre vient apprendre à Damon, d’un air joyeux, que Julie le nomme un traître, un perfide ; il le prie de continuer à lui rendre des soins. Damon lui avoue que son cœur s’intéresse à la feinte ; Léandre en est enchanté, & le prie de persuader à Julie qu’un autre objet le captive. L’Olive imite en tout son maître.

Lisimon, pere de Léandre, écrit qu’il est en parfaite santé ; il demande si la noce est faite : tout cela ne s’accorde point avec le mensonge qu’a fait l’Olive. Nérine & Julie viennent demander à Damon & à Crispin ce que tout cela veut dire ; Damon & Crispin leur disent qu’elles sont effacées du cœur de Léandre & de l’Olive par des objets nouveaux.

Crispin & Damon esperent être le pis-aller de Julie & de Nérine, ce qui n’est pas bien délicat.

Acte IV. L’Olive jure contre le courier qui a porté la lettre de Lisimon :

Ah ! le maudit courier ! la foudre l’accompagne !
Qu’il est à la malheure arrivé de Bretagne21 !
{p. 199}

Géronte demande, d’un ton ironique, à l’Olive s’il est fatigué de son voyage à Tours, & appelle ses gens.

Un laquais paroît ; Géronte lui ordonne d’aller chercher deux de ses camarades pour donner la bastonnade à l’Olive.

L’Olive dit à Géronte de respecter en lui son maître ; Géronte n’est point intimidé.

Les trois laquais paroissent, & disent qu’ils sont prêts ; l’Olive demande qu’on remette la cérémonie.

L’Olive déclare à Géronte quelle est la folie de son maître, avec tout ce qu’il fait pour contenter son impertinente curiosité.

Léandre demande comment Julie a reçu la nouvelle de sa fausse infidélité : Damon lui répond que Julie l’aime toujours & veut le voir ; il lui conseille de s’en tenir à ces preuves. Léandre n’en veut rien faire, il exige de son ami qu’il aille demander à Géronte la main de Julie.

Crispin annonce à Damon que Julie & Nérine sont dans la plus grande colere contre eux, parcequ’elles soupçonnent leur tendresse de n’être que feinte.

Nérine & Julie viennent accabler de reproches Crispin & Damon ; elles apprennent d’eux que Léandre & l’Olive leur ont permis de les épouser. Le dépit agit sur leurs cœurs.

Crispin presse Nérine de couronner son amour ; elle veut suivre en tout l’exemple de sa maîtresse & ne s’expliquer qu’avec elle.

Acte V. Nérine peint à Julie les travers de Léandre ; Julie avoue qu’elle ne l’aimoit déja plus que par devoir.

Julie, voyant Léandre, feint d’être sensible à {p. 200}son infidélité ; il va cesser de feindre, lorsqu’il est interrompu.

Léandre, seul, vante sa félicité.

Léandre embrasse Damon, le remercie du bonheur pur qu’il goûte, lui demande ce qu’a dit Géronte, apprend avec plaisir que le bon-homme laisse sa fille maîtresse de son sort : il espere qu’elle refusera toute autre main que la sienne.

Tous les acteurs sont sur la scene : Léandre s’attend à voir Julie rejetter Damon, malgré l’aveu de son pere ; mais elle le détrompe bientôt. Damon & Crispin sont heureux : Léandre & l’Olive sont congédiés.

Les principaux personnages de la Nouvelle & de la Comédie comparés.

Si Anselme apprend que sa femme n’est pas aussi vertueuse qu’il le croit, il ne peut apporter aucun remede à ce malheur, & il se prépare gratuitement des chagrins éternels. Il est donc un fou, ou tout au moins un homme ridicule. Mais Léandre, tâchant de découvrir si son amante le préfere à tout autre, est un amant délicat qui veut être sûr de suffire au bonheur de la personne avec laquelle il va s’unir, ou qui aime mieux la voir passer dans d’autres bras. Sa curiosité, trop délicate peut-être pour ce siecle, n’est rien moins qu’impertinente. Or, comme la folie ou le ridicule méritent bien mieux d’être joués que la délicatesse, le caractere d’Anselme est bien plus théâtral que celui de Léandre.

Lothaire, forcé par l’amitié de céder aux instances d’Anselme, s’y détermine dans l’espoir de le rendre plus heureux : il est très long-temps sans parler d’amour à Camille, & persuade à son ami {p. 201}qu’elle résiste aux attaques les plus vives. Enfin c’est la folie de son ami qui donne naissance à sa tendresse, & il n’apperçoit sa foiblesse que lorsqu’il n’est plus en son pouvoir de fuir. Mais, dans la comédie, le personnage fait pour intéresser est déja amoureux de Julie lorsque son ami le prie de feindre auprès d’elle. Est-il honnête, ou du moins est-il prudent à lui de céder à une pareille proposition ? S’il a dessein de séduire Julie, il est un scélérat ; s’il croit la trouver insensible à sa flamme, il est plus fou que Léandre de s’exposer à voir croître son tourment, & c’est lui qui devroit être le personnage joué & méprisé de la piece. Ajoutons que Lothaire cache long-temps à Camille la folie de son époux ; il ne lui dit que des choses vraies, lors même que l’amour l’a séduit. Damon persuade à Julie que Léandre est infidele, quoiqu’il sache bien le contraire. On m’avouera que ce trait est assez perfide pour diminuer l’intérêt qu’on seroit tenté de prendre à lui.

Camille aime son époux ; le dépit seul de le voir peu sensible aux avis délicats qu’elle lui donne, la refroidit sur son compte, & lui fait prendre peu-à-peu du goût pour Lothaire. L’extravagante curiosité du mari acheve de la déterminer en faveur de l’amant : mais du moins elle aime toujours quelque chose. La froide Julie n’aime réellement ni l’amant qu’elle quitte, ni l’époux qu’elle prend ; par conséquent Léandre n’avoit pas grand tort de se méfier d’elle ; & Damon manque à son ami pour bien peu de chose. Ce dernier est aussi peu délicat en amour qu’en amitié ; aussi dit-il en parlant de Julie :

Dans cette occasion serai-je si coupable
{p. 202}
De saisir auprès d’elle un instant favorable ?
Et que doit, après tout, m’importer que son cœur,
Par goût ou par dépit, consente à mon bonheur ?
Je serai trop heureux de posséder Julie.

Les deux intrigues comparées.

Dans la Nouvelle, Anselme & Camille sont mariés. Il eût été indécent de mettre sur la scene les infidélités d’une femme mariée ; d’accord : mais le héros de la Comédie ne risque rien en faisant son épreuve. Il falloit mettre à sa place un personnage qui réunît en quelque sorte le double intérêt d’amant & de mari, comme tous les Tuteurs de Moliere, & qui, en perdant une maîtresse infidelle, perdît au moins une somme considérable pour prix de sa curiosité, supposée impertinente par l’Auteur.

L’exposition de l’intrigue est adroitement filée dans la Nouvelle : elle eût été trop languissante dans la piece si nous eussions vu naître la passion de Damon : mais aussi, n’y est-elle pas un peu trop brusquée ? L’Auteur auroit peut-être pu supposer que Damon avoit jadis été charmé de Julie, & qu’il se croyoit guéri ; par là il eût été moins criminel en acceptant la proposition de son ami ; par là le spectateur auroit joui du plaisir de voir renaître sa passion, & de son embarras pour l’accorder avec l’amitié.

Léonelle joue chez Cervantes un rôle qui donne du ressort à ceux de Camille, de Lothaire & d’Anselme, qui les met tous dans des situations pressantes. Chez Destouches, les valets, la soubrette ne servent qu’à parodier burlesquement leurs maîtres {p. 203}& à détourner le peu d’intérêt qui pourroit rejaillir sur eux.

La jalousie mal fondée de Lothaire, l’aveu qu’il fait au mari dans son désespoir, le chagrin qu’il en a dans la suite, la ruse dont la femme se sert pour tourner cette faute à l’avantage de leur passion, la rage du mari changée par cette ruse même en sentiments d’admiration, tout cela ranime l’intrigue, & lui donne une vivacité que celle de la piece n’a certainement pas. « Il eût été beau, me dira-t-on, de voir Julie s’armer d’un poignard pour tromper Léandre, & pousser la feinte jusqu’à se frapper » ! Non sans doute : aussi ne dis-je pas qu’il eût fallu copier l’intrigue, mais l’imiter & produire à-peu-près les mêmes effets en changeant quelques ressorts.

Dans la Nouvelle, Anselme offre de faire des vers pour favoriser les projets de son rival & rendre sa femme plus sensible. Croit-on qu’un amant, invoquant les neuf Muses & se grattant le front pour un pareil motif, n’eût pas été bien plaisant sur la scene ? Croit-on que le trait n’offre pas naturellement un comique propre à tous les temps & à toutes les nations ?

Enfin, si le dénouement de la Nouvelle est tragique, celui de la comédie n’est rien moins que comique : il n’a d’ailleurs aucune des autres qualités nécessaires ; il ne surprend pas, puisqu’on le devine dès le commencement de la piece ; il est encore moins moral. Veut-on absolument que Léandre soit coupable par trop de délicatesse ? Il n’est point puni en perdant une femme qui l’aimoit foiblement. Veut-on encore que Damon soit un homme intéressant ? Il n’est pas bien récompensé, puisqu’il épouse une personne qui {p. 204}n’a tout au plus que du goût pour lui. Quant à Julie, comme on ne sait ce qu’elle a voulu dans le courant de la piece, on ne sait si elle est contente ou mécontente à la fin, & le spectateur s’en inquiete peu.

Malgré ce que je viens de dire, convenons que nombre d’Auteurs auroient peut-être imité plus mal la Nouvelle espagnole, & que la comédie ne mérite pas l’épigramme suivante faite par quelque malin après les trois ou quatre premieres représentations :

 On représente maintenant
 Le Curieux impertinent.
Pour moi, j’ai vu la piece, & j’ose en être arbitre.
 Voici ce que je crois de mieux.
Pour la voir une fois on n’est que curieux :
Mais qui la verra deux en remplira le titre.

LE DISSIPATEUR, en cinq actes & en vers. §

Cet ouvrage est imité d’une piece de Shakespeare, intitulée Timon ou le Misanthrope. Nous le prouverons quand nous aurons rapporté une scene prise dans Plaute ou dans Regnard. Le Lecteur doit se rappeller que chez le premier22 un captif accusé de mensonge persuade à son patron que son accusateur est frénétique ; & que chez le dernier23 Merlin emploie la même ruse, en mettant aux prises son maître avec Madame Bertrand. Voyons Destouches retourner la même idée.

Acte III. Scene VI.

Pasquin & Finette disent à Géronte que son {p. 205}neveu n’est plus dissipateur, qu’il passe les nuits à l’étude. Il entend les convives de Cléon, on lui persuade que ce sont des savants qui disputent : mais le Baron vient le détromper.

Le Baron.

Allez, vous radotez, s’il faut que je le dise.
Entendez-vous le bruit que l’on fait là-dedans ?

Géronte.

Oui, mon neveu chez lui rassemble des savants
Qui disputent entre eux.

Le Baron.

Des savants ! La cervelle
Vous tourne, assurément. Vous me la donnez belle,
Avec vos savants !

Géronte.

Mais.

Le Baron, à Géronte.

Suivez-moi ; vous verrez
Des docteurs avec qui vous vous divertirez,
Et qui font rude guerre à la mélancolie.

Cléon, bas à Géronte.

Mon oncle, vous voyez jusqu’où va sa folie.

Géronte, bas à Cléon.

Il me fait grand’pitié !

Le Baron, en riant.

Parbleu, vous en tenez,
Avec vos savants ! Ah !

Géronte, d’un ton piqué.

Pourquoi me rire au nez ?

Pasquin, bas à Géronte.

Eh ! ne l’irritez point ; il est dans son délire :
Souvent dans ses accès il se pâme de rire.
{p. 206}

Le Baron, riant à gorge déployée.

Des savants ! Le bon tour que l’on vous joue ici !
Des savants !

(Il rit encore plus fort.)

Géronte, à Cléon.

Sur mon ame, il me fait rire aussi.
Oui, Baron, des savants.

(Il rit de tout son cœur.)

Le Baron, riant de plus en plus.

La scene est excellente.
. . . . . . . . . .

Pas si excellente qu’elle ne soit inférieure de beaucoup aux deux qui l’ont précédée. Ce n’étoit pas la peine de les imiter : la feinte folie du Baron n’est pas du tout préparée.

Extrait du Timon ou du Misanthrope de Shakespeare.

(La scene est à Athenes, dans le Palais de Timon, Seigneur Athénien.)

Acte I. Démétrius, Intendant de Timon, voyant que tout le monde ruine son maître, se détermine à s’enrichir à ses dépens ; un Poëte, un Musicien, un Jouaillier, un Peintre, un Marchand, s’empressent à flatter Timon & à profiter de sa prodigalité. Les Sénateurs Athéniens viennent l’encenser & rendre hommage à ses richesses. Le Philosophe Apemantus rit de la bassesse des flatteurs, & de la sottise de celui qui se laisse flatter ; il leur dit les vérités les plus dures : Timon se moque de ses remontrances, vole embrasser Nicias, pere de Mélisse qu’il aime, & pour laquelle il abandonne Evandra. Peu à peu sa cour se dissipe, il est seul ; Evandra saisit ce moment pour lui reprocher son inconstance. Timon lui dit en vain qu’elle jouira toujours de ses largesses. Le cœur de son {p. 207}amant est tout ce qui la touché, elle mourra si elle ne le possede. Timon la renvoie en lui promettant de l’aimer toujours ; mais il avoue à part qu’il adore Mélisse.

(La scene représente l’appartement de Mélisse ; elle est à toilette.)

Acte II. Mélisse vante ses charmes : le blanc dont elle se sert, est le plaisir de conquérir tous les cœurs. Cloé sa femme-de-chambre lui demande si elle ne se souvient plus d’Alcibiade. Elle convient qu’il est aimable : mais le Sénat, en le bannissant, a confisqué ses biens ; un amant pauvre n’a plus d’agréments pour elle. Timon arrive, ils se font mille protestations jusqu’au moment où l’on avertit qu’on a servi.

(La scene représente l’appartement de Timon.)

Le Poëte & plusieurs domestiques travaillent à préparer une fête destinée à réjouir Timon : le Philosophe Apemantus les raille. Timon paroît entouré de ses convives, il se félicite d’en avoir un si grand nombre : Apemantus se moque de lui. On apporte les plats au son des tymbales & des trompettes. Apemantus, seul à une petite table, ne mange que des racines, ne boit que de l’eau, & continue ses réflexions sur le luxe de Timon & sur la bassesse de ses parasites. Après le repas le bal commence : Timon adresse toutes ses galanteries à Mélisse : Evandra, masquée, en est témoin ; elle attend que tout le monde sorte pour reprocher encore à Timon son infidélité ; elle souhaite qu’il soit heureux avec Mélisse & veut se poignarder. Timon l’arrête, la fait reconduire chez elle ; il demande sa cassette & l’emporte. Son Intendant annonce dans un monologue que Timon est ruiné, & songe à se retirer pour n’être pas obligé de lui prêter ce qu’il a gagné chez lui.

{p. 208}

Acte III. Timon apprend de son Intendant qu’il est ruiné, appelle ses gens, leur ordonne d’aller chercher de l’argent chez ses amis qu’il a si souvent obligés, & d’emprunter de sa part cinq cents talents au Sénat.

(Le théâtre représente le Portique d’Athenes.)

Apemantus se promene avec des Sénateurs & des Philosophes, en déclamant avec aigreur contre les vices des hommes & contre le Gouvernement. Les domestiques de Timon demandent de l’argent à plusieurs personnes, qui toutes refusent. Apemantus les apostrophe.

(Le théâtre représente l’appartement de Mélisse.)

Mélisse se récrie sur la ruine de Timon, elle reçoit favorablement Alcibiade qui s’introduit secrètement chez elle.

(La scene change encore & représente l’appartement de Timon.)

Timon est entouré de créanciers qui présentent leur mémoire : ce spectacle le déchire, il croit que Mélisse l’aidera ; elle passe, évite ses regards & fuit bien vîte. Evandra vient au contraire offrir à son amant tout ce qu’elle possede : il la prie de le laisser un moment avec ses faux amis ; il leur a fait dire qu’il est toujours riche, qu’il a voulu les éprouver, & qu’il les invite à dîner : ils paroissent en s’excusant sur leur refus : on porte sur la table des plats vuides & couverts. Timon fait cette priere :

Dieux immortels, si vous voulez être applaudis de vos bienfaits, prenez ce soin vous-mêmes, l’homme est trop ingrat pour les sentir. Ménagez vos dons envers les mortels, si vous ne voulez bientôt en être méprisés, & gardez-vous d’attendre rien de leur reconnoissance : faites, parmi ces tigres, que le repas soit toujours plus estimé que celui qui le donne ; que, dans une assemblée de vingt personnes, {p. 209}il se trouve toujours plus de dix-neuf frippons, & que leurs femmes soient dignes d’eux ! Que ta juste colere, ô Ciel ! enveloppe & confonde à la fois les Sénateurs & le Peuple d’Athenes ! Et quant à ceux qui sont ici présents, ne les épargne qu’autant qu’ils furent mes amis, & remplis toujours leurs vœux comme Timon va satisfaire leur appétit !

Il chasse ses faux amis en leur jettant les plats à la tête.

(La scene est hors des murs d’Athenes.)

Acte IV. Timon lance mille malédictions sur Athenes en fuyant cette ville.

(Le théâtre représente le Sénat d’Athenes.)

Alcibiade, quoique banni d’Athenes, se présente hardiment devant le Sénat pour solliciter la grace de Thrasibule qui a tué un Citoyen ; on l’exile de nouveau.

(Le théâtre représente une forêt.)

Timon, la bêche à la main, creuse la terre pour y chercher des racines, sa seule nourriture, & trouve un trésor. L’or qu’il voit ne peut le tenter : cependant il veut faire publier dans Athenes qu’il ne fut jamais plus opulent. Evandra vient joindre Timon, elle lui porte toutes ses richesses. Timon est forcé de convenir que l’univers n’est pas sans vertu : il montre son trésor à Evandra, lui déclare qu’il veut sans cesse le tenir caché pour prévenir les maux dont on le feroit l’instrument. Evandra approuve son dessein, joint tout son or au trésor de Timon, & veut partager avec lui son honnête misere. Le Philosophe vient se moquer encore de Timon. « Superbe imbécille, lui dit-il, tu ne connus jamais que les extrêmes ». Evandra se livre à la joie de manger des racines & de boire de l’eau avec son cher Timon. Le Poëte, le Musicien & Mélisse ont appris que Timon a trouvé un trésor viennent lui faire la cour, & font exécuter une symphonie {p. 210}champêtre. Timon chasse les premiers à coups de pierres, il rejette les fausses caresses de Mélisse. Evandra est au comble de ses vœux.

Acte V. Timon a creusé son tombeau. Athenes lui envoie des députés pour le prier de revenir dans le sein de sa patrie : il va, dit-il, choisir des arbres commodes pour que tous les Sénateurs puissent se pendre. Alcibiade paroît à la tête de son armée, fait halte, s’avance vers Timon, est surpris de le voir dans la misere, veut partager ce qu’il possede avec lui. Timon refuse ses offres : il donne à Phriné & à Thaïs, concubines d’Alcibiade, beaucoup d’or, afin qu’elles aillent dans Athenes corrompre les Athéniens par leurs charmes, & couvrir la terre de plus de maux qu’il n’en sortit de la boîte de Pandore. Alcibiade promet de venger Timon & de se venger lui-même, en réduisant Athenes en cendres.

(Le théâtre représente les murs d’Athenes.)

On délibere dans Athenes sur ce qu’on fera pour appaiser Alcibiade. Les Sénateurs montent sur les remparts, & capitulent avec lui.

(Le théâtre représente la forêt & la caverne de Timon.)

Timon est accablé sous le poids de ses chagrins. Evandra veut en vain le consoler. Il la prie (comme nous l’avons dit en passant dans le premier volume, chapitre de l’intérêt), de le conduire vers son tombeau ; il veut lui faire promettre de vivre heureuse : loin d’y consentir, elle se tue en voyant expirer son amant.

(Le théâtre représente la ville d’Athenes.)

Mélisse, instruite du triomphe d’Alcibiade, revient à lui : il la traite avec le dernier mépris. Il monte ensuite dans la Tribune pour haranguer ses compatriotes, & leur prouver qu’il a conquis Athenes pour leur bonheur. Un {p. 211}messager annonce que Timon est mort, & qu’on a trouvé cette inscription sur sa tombe :

Affranchi des liens qui l’attachoient au monde,
Ci gît Timon. Lecteur, que le Ciel te confonde !

On a dû nécessairement remarquer dans cette piece les traits les plus mâles, les scenes les plus délicates à côté des choses les plus invraisemblables, les plus forcées, ajoutons, les plus ridicules. Tels sont les chefs-d’œuvre anglois pour la plupart. Voyons si l’Auteur François recueille autant de beautés qu’il évite de défauts.

 

Le Dissipateur est représenté journellement : tout le monde sait que le prodigue Cléon dissipe une fortune immense ; que Pasquin, ne pouvant empêcher sa ruine, imite le chien de la fable, & mange ce qu’il ne peut garantir ; que Cléon sacrifie l’honnête Julie à la coquette Cidalise ; que ses faux amis, ceux qu’il a le plus généreusement obligés, lui ferment leur bourse quand il est dans le besoin. L’on sait enfin que Cidalise abandonne Cléon après sa ruine, & que le désespoir va le porter à se tuer, lorsque Julie oublie ses torts, lui rend les biens qu’elle tient de lui, y joint les siens & lui donne sa main. « A merveille ! vont s’écrier plusieurs de mes Lecteurs. Destouches ne laisse donc rien à desirer dans son imitation, puisqu’il abandonne à Shakespeare cet Alcibiade qui se promene avec une armée & deux concubines, ces imprécations que vomit Timon, & Timon lui-même, lorsque de poli, charmant qu’il étoit, il devient une bête féroce ; puisqu’il nous dispense d’assister aux délibérations du {p. 212}Sénat d’Athenes ; puisqu’il nous épargne l’horreur de voir Evandra se poignarder sur le tombeau & sur le cadavre d’un forcené ; puisqu’enfin à travers tout le fatras anglois il ramasse de quoi faire une piece en cinq actes, à caracteres, & très morale ». A merveille ! vais-je m’écrier à mon tour. Mais le caractere de Cléon n’est peint pendant cinq actes que par des récits précipités & monotones : dans la piece angloise Timon acheve de se ruiner sous nos yeux, & ses générosités nous font aisément concevoir qu’il a pu dépenser des sommes immenses. Chez Destouches, la coquetterie de Cidalise n’est qu’indiquée : chez Shakespeare, la fausseté de Mélisse est en action. Julie, froide, insipide, ne se réchauffe que pour faire le dénouement : Evandra, la sensible Evandra, est toujours attachante ; elle respire continuellement l’amour le plus pur, la tendresse la plus délicate ; c’est la passion elle-même qui parle par sa bouche, elle la fait passer dans l’ame du spectateur ; tous desirent une maîtresse qui lui ressemble. D’ailleurs, où est dans la piece françoise ce Philosophe qui, quoique trop cynique, fronde si bien les flatteurs & leurs dupes ? Concluons que les coquetteries de Mélisse, l’aimable sensibilité d’Evandra, la rigidité du Philosophe, manquent à la comédie du Dissipateur ; que toutes ces richesses variées l’auroient rendu moins seche, & qu’on feroit peut-être encore une bonne piece des beautés négligées ou dédaignées par l’Auteur François.

LE GLORIEUX, en cinq actes & en vers. §

Destouches calqua le caractere de son Glorieux sur celui de Dufresne, Comédien auquel il destinoit {p. 213}le principal rôle. Nous avons remarqué (dans le second volume de cet Ouvrage, Chapitre XXXIX, de l’action dans les pieces à caractere) qu’un Glorieux, fier des avantages qu’il possede réellement, les soutient avec une noblesse qui lui sied ; tandis que le suffisant, le présomptueux) vains des avantages qu’ils croient avoir, les annoncent avec une insolence qui ajoute un ridicule à leurs sottes prétentions. Nous avons vu que le Comte de Tufiere est plus souvent suffisant, présomptueux, impertinent, que glorieux : par conséquent, Destouches, voulant nous donner simplement le portrait d’un Glorieux, a très mal fait de ne pas laisser à son modele ce qui, loin de peindre le caractere annoncé, pouvoit au contraire l’éclipser ; il a copié servilement : c’est tout ce qu’il auroit pu faire, s’il eût intitulé la piece Dufresne24.

Nous avons déja dit qu’un poëte, un peintre doivent chercher dans la nature entiere les traits convenables au dessein de leur tableau, & ne pas la peindre comme elle se présente dans un seul objet : nous citons en passant un exemple qui s’offre de lui-même pour venir à l’appui de cette vérité.

LE TRIPLE MARIAGE, en un acte, en prose. §

Une aventure qui fit quelque bruit dans Paris a fourni l’idée de cette petite piece, excellente dans son genre. Nous serons plus à portée {p. 214}de rendre justice à l’Auteur, quand nous aurons vu le fonds sur lequel il a bâti.

« Un homme d’un âge avancé, pere d’un fils & d’une fille qui avoient déja passé le printemps de leur âge, s’avisa d’épouser en secret une jeune personne qui, au bout de quelques mois, l’engagea à déclarer son mariage. Le bon-homme jugea à propos de faire cette confidence à la fin d’un grand repas, où il avoit invité ses plus intimes amis, son fils, sa fille, & les parents de sa femme. Son fils, après l’avoir félicité sur le choix qu’il avoit fait, ajouta qu’il se trouvoit dans le même cas, en montrant une très jolie personne qui étoit de l’assemblée, & qu’il avoit épousée depuis quelques années. La fille du bon-homme fit le même aveu pour un cavalier de la même compagnie. Le pere, un peu surpris, mais se rendant justice, approuva ce que ses enfants avoient fait, & on but une santé générale à ces trois mariages ».

Extrait de la Piece.

Oronte seul se plaint des embarras que lui causent son fils & sa fille ; il voudroit bien les marier, mais il voudroit en même temps ne pas se défaire de son bien.

Nérine demande à Oronte ce qu’il veut faire de tant de chanteurs, de danseurs. Il les fait venir, dit-il, pour célébrer la convalescence de sa fille. Nérine lui répond qu’au lieu d’employer tant de gens pour réjouir sa fille, il n’a qu’à la marier. Oronte feint de ne pas l’entendre.

Nérine conseille à sa maîtresse de jetter les yeux sur quelque honnête homme, & de se marier {p. 215}sans l’aveu de son pere. Isabelle avoue que la chose est déja faite, & qu’elle est secrètement l’épouse de Cléon.

Cléon & l’Epine son valet se sont déguisés en danseurs pour s’introduire chez Oronte ; ils paroissent aux yeux d’Isabelle & de Nérine. Cléon se jette aux pieds d’Isabelle pour lui faire de nouvelles protestations d’amour & de fidélité.

Javotte, petite sœur d’Isabelle, surprend les amants, reconnoît Cléon, & promet de ne rien dire à son papa, à condition qu’on favorisera ses amours lorsqu’elle sera grande.

On craint que la petite Javotte ne parle.

Oronte paroît, on se persuade que Javotte a tout découvert ; au contraire elle a fait tout son possible pour empêcher son pere d’entrer. Oronte annonce à sa fille qu’il va l’unir à M. Michault, homme riche, avec lequel il ne déboursera rien.

L’Epine qui est ivre félicite la future Madame Michault. Les amants sont au désespoir ; Nérine promet de les servir, & veut sonder Pasquin valet de Valere.

Pasquin en habit de chasse donne du cor pour persuader à M. Oronte que Valere & lui reviennent de la terre de Clitandre où ils ont feint d’aller chasser pendant huit jours ; mais ils n’ont été qu’à un quart de lieue de Paris, & sont revenus bien vîte à la ville.

Oronte arrive furieux contre son fils ; la Comtesse de la Trufardiere, tante de Clitandre, lui a dit que Valere n’avoit point paru au château de son neveu. Oronte veut vainement apprendre de Pasquin dans quel lieu ils ont resté pendant huit jours.

Pasquin annonce à Valere que la Comtesse de {p. 216}la Trufardiere vient d’irriter son pere contre lui ; Valere déteste la vieille folle qui veut absolument l’épouser.

La Comtesse vient elle-même se plaindre à Valere de ce qu’il n’a pas été la joindre au château de Clitandre, elle lui reproche son insensibilité pour elle. Pasquin a beau lui représenter qu’elle a tort de n’être pas venue au monde vingt ans avant son maître, elle n’entend pas raison.

Valere & Isabelle se plaignent mutuellement de la tyrannie de leur pere : Isabelle avoue à son frere qu’elle est mariée : Valere enchanté lui rend confidence pour confidence, & lui déclare qu’il a secrètement épousé Julie.

Oronte arrive avec la Comtesse & M. Michault : Isabelle & Valere frémissent.

Plusieurs Masques entrent.

La Comtesse ne veut voir danser qu’après son mariage. Oronte ordonne à son fils d’épouser la Comtesse : celui-ci déclare son mariage avec Julie : le pere se laisse fléchir. La Comtesse sort en menaçant Valere de le faire enlever.

Oronte dit à Nérine d’aller chercher Julie : elle est dans l’assemblée, elle se démasque & remercie son beau-pere. Oronte présente ensuite Michault à sa fille : elle embrasse ses genoux, & lui dit qu’elle est l’épouse de Cléon. M. Michault, moins tenace que la Comtesse, prend congé de la compagnie sans rien dire.

Oronte ordonne qu’on avertisse Cléon ; il est de la mascarade & se présente : alors Oronte saisit cette occasion pour déclarer son mariage secret : ses enfants demandent à voir leur belle-mere. Célime ôte son masque ; Javotte s’avance ; son pere lui demande si elle est aussi mariée secrètement ; {p. 217}elle est trop jeune pour cela, mais elle prie qu’on ne tarde pas à la mettre en ménage.

 

On ne peut trop louer la façon dont M. Destouches a rempli, étendu & brodé le fonds présenté par l’aventure de société. Ajoutons que cette petite piece est très vivement, très naturellement & très plaisamment dialoguée. Je vois avec le plus grand chagrin que l’Auteur n’ait pas employé le même ton, le même coloris pour tous ses ouvrages dramatiques, & qu’il ait donné la préférence à la dignité, toujours froide & guindée dans sa marche & dans ses expressions.

 

Nous placerions l’article de Boissy immédiatement après celui de Destouches, si nous pouvions puiser des leçons bien utiles dans ses imitations : plusieurs de ses petites pieces oubliées nous rappellent seulement qu’il ne faut pas imiter ces faits minutieux, incapables de figurer sur la scene, ou de l’occuper plus d’un jour. Sa premiere piece peut nous apprendre encore à ne pas remanier des aventures traînées dans tous les romans : elle est intitulée, la Rivale d’elle-même. Le fonds n’en est pas nouveau, il est usé depuis long-temps. C’est une femme qui aime son mari de bonne foi : l’ingrat se refroidit pour elle ; mais il la voit dans un bal, déguisée en Vénitienne, & il en devient passionnément amoureux. Le même sujet avoit été traité par Dorimon, sous le titre de l’Amant de sa femme, comédie en vers & en un acte, représentée en 1661, & depuis dans le Ballet des Fêtes de Thalie : le troisieme acte, intitulé la Femme, fait voir également un mari qui devient amoureux de sa femme, dans un bal où il la prend pour {p. 218}une autre sous le masque. Après beaucoup de propos tendres & de promesses d’oublier son épouse, celle-ci se démasque, & le mari demande galamment pardon de son inconstance. M. de Boissy a joint à ce sujet principal une partie du Jaloux désabusé, c’est-à-dire, une jeune sœur de l’époux inconstant, qui est sous la tutele de ce dernier : il ne veut point la marier, pour jouir de son bien ; il est cependant obligé d’y consentir, s’il veut faire la paix avec sa femme. Dorante, ami de la maison, est de concert pour tromper le mari coquet.

CHAPITRE VI.
Baron, imitateur, comparé à Moliere, à Cicognini, à Térence, &c. §

Baron est particuliérement imitateur, traducteur, ou copiste, dans trois de ses pieces ; le Jaloux, l’Andrienne, & les Adelphes ou l’Ecole des Peres. Nous n’analyserons ni cette derniere piece ni la façon dont elle est imitée ou traduite des Adelphes de Térence. Rien n’y mérite de nous occuper. Nous avons vu avec quelle adresse Moliere fait usage de la piece latine dans l’Ecole des Maris, comme il sait accommoder le fonds du sujet à nos mœurs, à nos usages, comme il trouve moyen d’en tirer une morale saine. Disons hardiment que Baron semble s’être étudié à faire tout le contraire, puisque ses Adelphes sont très propres à corrompre les mœurs, à autoriser le {p. 219}libertinage, & qu’ils ont l’air barbare au milieu de Paris25.

LE JALOUX, en cinq actes, & en vers. §

Nous avons comparé, dans le volume précédent, Chapitre V, le Prince jaloux de Moliere au Principe geloso italien : voyons si Baron aura tiré grand parti de ses modeles.

(La scene est à Paris dans une salle de la maison de Julie.)

Acte I.Pasquin, valet de Moncade, commence à peindre la jalousie de son maître en l’attendant.

Moncade sort furieux de l’appartement de Julie, il est jaloux du Marquis, il bat Pasquin ; celui-ci veut parler, son maître met l’épée à la main pour le tuer.

Damis arrête Moncade, lui représente le tort qu’il a de tirer l’épée chez Julie, lui demande ce qui le met en fureur ; Moncade dit qu’il a vu le Marquis parler à Mariane, fille de Julie.

Marton, femme de chambre de Julie & de Mariane, étonnée de les voir se cacher dans leur appartement pour pleurer, pour gémir, & de trouver Moncade en colere, en demande la cause ; Moncade avoue ses torts & rentre dans l’appartement pour demander pardon à son amante & à sa mere.

Marton augure qu’on ne voudra point écouter Moncade.

Moncade revient avec une joie apparente : on l’a traité indignement ; il est guéri de sa passion, {p. 220}dit-il ; il se propose de vendre son régiment & d’aller vivre dans ses terres. Il offre sa sœur à Damis. On veut l’envoyer coucher, il n’en veut rien faire, & prie qu’on le laisse.

Moncade dit à Pasquin de lui faire un conte pour le distraire ; Pasquin est fort embarrassé, il ne prononce pas un mot que son maître ne trouve occasion de se rappeller Mariane & de renouveller ses transports jaloux.

Marton vient demander à Moncade s’il veut passer la nuit à crier, lui fait voir que l’heure ni le lieu ne sont point propres à cela, & le renvoie chez lui en disant que tous les fous ne sont pas aux Petites-Maisons.

Jusqu’ici la piece de Baron ne ressemble pas beaucoup à celles de Moliere & de Cicognini. Nous avons vu chez eux, dès le premier acte, les héros se peindre par des actions aux yeux du spectateur : dans celui-ci, Moncade nous apprend qu’il est jaloux ; mais tout s’y passe en récit, à l’exception des soufflets & des coups de pied que Pasquin reçoit. L’endroit où Moncade ordonne à son valet de lui dire un conte, ressemble d’abord à cette scene de la vie n’est qu’un songe, dans laquelle Sigismond veut qu’Arlequin le fasse rire, & le menace de le faire voler par le balcon s’il n’y réussit pas ; cependant la ressemblance ne dure pas long-temps.

Scene VII.

MONCADE, PASQUIN.

Moncade continue.

Donne-moi ce fauteuil, approche cette chaise,
Sieds-toi.
{p. 221}

Pasquin.

Monsieur...

Moncade.

Je veux que tu sois à ton aise.
C’en est donc fait, Pasquin, je vais quitter ces lieux,
Où je ne vois plus rien qui ne blesse les yeux ?

Pasquin.

Oui, Monsieur, s’il vous plaît ; car le Suisse à la porte
Attend, pour la fermer, que tout le monde sorte.

Moncade.

Mariane, dis-tu ?... Comment donc, & pourquoi
Oses-tu seulement la nommer devant moi ?

Pasquin.

Moi ! je n’en ai rien dit, Monsieur, je vous assure.

Moncade.

Parle-moi d’autre chose : apprends...

Pasquin.

Ah ! je vous jure...

Moncade.

Que ce nom, dont tu viens ici m’entretenir,
Est un nom dont je veux perdre le souvenir.
Je le veux, je le veux.

Pasquin.

Ah ! pauvre misérable !

Moncade.

Çà, fais-moi quelque conte.

Pasquin.

Oh ! voici bien le diable !

Moncade.

Dépêche ; me voilà tout prêt à t’écouter.

Pasquin.

Il faut donc qu’un démon me le vienne dicter.
{p. 222}
Mais, ce conte... (Ma foi, je ne sais que lui dire.)
Doit-il faire pleurer, Monsieur, ou faire rire ?

Moncade.

Tout comme tu voudras.

Pasquin.

Un jour, à l’Opéra,
Un homme qu’on pressoit...

Moncade.

Ah ! justement, c’est là
Que ses trompeurs appas, dont le poison me tue,
Pour la premiere fois s’offrirent à ma vue :
C’est là, sur l’escalier, que, l’ingrate à dessein
Chancelant, je m’offris pour lui donner la main.
Voilà comme j’en fis la triste connoissance,
Voilà de mon amour la fatale naissance.
Et tu viens dans mon cœur, malheureux ! retracer
Des objets qu’à jamais je veux en effacer !
Ah ! ne présente plus, te dis-je, à ma mémoire
Des trahisons qu’un jour on aura peine à croire.

Pasquin.

Que je suis malheureux de rencontrer si mal !
Un jour, je m’en souviens, à la porte d’un bal
Où je vous attendois...

Moncade.

N’acheve donc pas, traître !
Oui, c’étoit dans ce bal, où je crois encore être,
Qu’un masque eut avec elle un si long entretien...
Ah ! c’étoit ce Marquis, je le reconnois bien.
Pour servir ce rival, as-tu formé l’envie,
Dis-moi, de m’arracher & le cœur & la vie ?
Va, ne lui prête point un si cruel secours,
Et ma douleur dans peu terminera mes jours.
{p. 223}

Pasquin.

Tout ce que je vous dis & tout ce que j’écoute,
Me fait, ma foi, Seigneur, suer à grosse goutte.
Heureux cent fois celui qui dans le fond d’un bois...

Moncade.

Ah ! tu me fais mourir & mille & mille fois.
Dans le bois de Vincenne, au plus fort d’un orage,
Ne me laissa-t-on pas la nuit sans équipage ?

Empressons-nous de donner des éloges à Baron, il n’en méritera pas souvent dans cette piece, & convenons que cette scene peint bien la passion.

Acte II. La Comtesse aime Moncade, elle a son portrait qu’elle admire aux yeux du Marquis, quoique celui-ci soit amoureux d’elle : non contente de lui faire cet affront, elle exige de lui qu’il tente d’enlever Mariane à Moncade ; elle promet de l’aider.

Julie fait part à la Comtesse des chagrins que lui causent les extravagantes jalousies de Moncade : il a pincé sa fille, il l’a égratignée, il lui a pressé la main avec son coude. La Comtesse saisit ce moment pour lui conseiller de donner un autre époux à Mariane : elle va parler du Marquis, quand Julie trop chagrine la prie de remettre l’entretien à une autre fois.

Julie veut savoir si sa fille est éprise de Moncade.

Marton paroît, Julie lui ordonne de faire venir Mariane.

Julie soupçonne que Moncade est aimé, puisqu’il ose maltraiter Mariane.

Mariane paroît ; sa mere lui dit d’appeller Marton, elle veut aussi lui parler.

{p. 224}

Julie craint de chagriner sa fille en lui demandant l’aveu de sa passion.

Marton revient ; Julie lui ordonne d’aller chercher Mariane, elle veut parler à toutes deux en même temps.

Julie devine que sa fille craint une explication.

Mariane & Marton paroissent enfin ensemble : la premiere veut déguiser son amour pour Moncade ; tout la décele : sa mere la prie de cacher une partie de sa tendresse afin de guérir Moncade de sa jalousie, avant le mariage. Son fils ne lui écrit point, elle a des chagrins de toutes parts : elle sort.

Mariane est au désespoir des peines que sa mere ressent pour elle ; son cœur voudroit pouvoir lui sacrifier Moncade.

Pasquin apporte une lettre de Moncade ; il y confesse ses torts, il mourra s’il n’obtient un généreux pardon. Mariane est alarmée : elle écrit en réponse une lettre très consolante : elle change d’avis, elle croit Moncade indigne de grace, & déchire le billet.

Moncade vient lui-même jurer de mourir aux pieds de Mariane, si elle s’obstine à ne pas oublier ses offenses : elle le fuit, il suit ses pas.

Pasquin & Marton restent sur la scene. Le premier prévoit que, si jamais Moncade & Mariane sont unis, ils seront souvent brouillés. Marton, plus connoisseuse, assure que l’amant le plus jaloux devient mari commode.

Moncade & Mariane reparoissent.

{p. 225}

Scene XV.

MONCADE, MARIANE, PASQUIN, MARTON.

Mariane.

Vous me jurez ?...

Moncade.

Que je perde la vie,
Si jamais contre vous la moindre jalousie...
Si jamais...

Mariane.

Achevez.

Moncade.

Montrez-moi ce papier.

Mariane.

Ramassez-le, Marton.

Moncade.

Il n’est pas tout entier.

Mariane.

On le voit aisément.

Moncade.

C’est votre caractere ?

Mariane.

Je me garderai bien de dire le contraire.

Moncade.

Je vois ici pour moi d’étranges sentiments.

Mariane.

Vous n’osez plus, Moncade, achever vos serments.

Moncade lit.

Moitié de lettre.

 « Profitez du moment
« & faites vos efforts
« cet odieux jaloux
« Que je ne le voie plus,
{p. 226}
« & que je retrouve,
« soumis & rempli
« que mérite une
« trop éprouvé
A qui donc écrit-on un billet de la sorte ?

Pasquin.

Hé ! Monsieur, c’est à vous, ou le diable m’emporte.

Moncade.

Hem ! de quel coup mortel je me sens pénétré !
Vous ne m’attendiez pas lorsque je suis entré.
Mariane interdite & Marton éperdue...
Juste Ciel ! que d’horreur se présente à ma vue !

Mariane.

Cherchez l’autre moitié, Marton, dépêchez-vous.

(A Moncade.)

Lisez, & redoutez ma haine & mon courroux.

Moncade lit les deux morceaux de la lettre.

 « Profitez du moment qui vous accorde votre grace,
« & faites vos efforts pour ne plus me montrer
« cet odieux jaloux dont l’idée m’importune.
« Que je ne le voie plus, je vous en conjure,
« & que je retrouve, s’il est possible, Moncade tendre,
« soumis & rempli de toute la confiance
« que mérite une personne dont il n’a que
« trop éprouvé les bontés.
Quelle injuste fureur m’agite & me possede !

(Il sort.)

Mariane.

A ma juste douleur il n’est plus de remede.

(Elle sort.)

Marton.

On ne sauroit jamais trouver un pareil fou.

(Elle sort.)

{p. 227}

Pasquin.

Que le diable l’emporte & lui torde le cou !

Cette derniere situation est dans le Prince jaloux de Moliere, & dans il Principe geloso de Cicognini. Une lettre déchirée l’a produite dans les deux pieces. Nous avons comparé les deux Auteurs ; qu’on mette maintenant à côté d’eux Baron, il paroîtra certainement bien petit. On conçoit aisément que le caractere de son Moncade n’est pas agrandi par les égratignures dont il régale son amante ; elles sont de l’invention de Baron, & ses prédécesseurs ne les lui envieront pas. Elles sont cependant dans la nature, me dira-t-on. Cela est vrai ; mais, excellentes pour peindre la jalousie de deux enfants ou de deux domestiques, elles dégradent Moncade. Les héros des deux premieres pieces ne s’amusent pas à de pareilles minuties. La façon dont Baron alonge cet acte, en envoyant chercher Marton par Mariane, & Mariane par Marton, est encore due à la rare imagination de Baron, à moins qu’il n’ait puisé cette idée dans une scene italienne très ancienne ; elle est rajeunie dans le Prince de Salerne. La femme d’Arlequin, déguisée en Princesse, veut éprouver la fidélité de son époux ; elle lui dit d’approcher une chaise : comme il n’y en a que deux dans la chambre, elle demande ensuite l’autre ; Arlequin éloigne la premiere, avance la seconde : sa femme lui demande encore l’autre ; il fait le même lazzi, accuse la Princesse de caprice, jusqu’à ce qu’elle demande les deux chaises. Arlequin ne devine pas que la Princesse veut le faire asseoir à côté d’elle : il est surpris qu’elle ait besoin de deux {p. 228}sieges, il lui dit de prendre garde au proverbe26. Je ne sais si Baron a connu la scene italienne ; mais elle est plaisante, & les siennes sont ennuyeuses. La femme d’Arlequin a besoin de deux chaises, puisqu’elle en destine une à son époux. Julie fait appeller Marton pour rien.

Acte III. La Comtesse veut parler à Julie, Marton lui dit qu’elle est sortie.

La premiere laisse tomber une boîte à portrait en prenant un mouchoir, & sort.

Marton ramasse la boîte, reconnoît le portrait de Moncade, se propose d’en faire présent à Mariane, & de garder les diamants qui l’entourent ; elle met la miniature dans une boîte de chagrin.

Julie arrive, fait ôter ses coeffes, ordonne à Marton d’appeller Mariane ; elle vient à point nommé.

Julie dit à sa fille qu’elle va tout préparer pour la marier à Moncade. Mariane la remercie, veut, avant que de s’unir à son amant, qu’il soit digne des bontés de sa mere.

Marton gronde Mariane ; celle ci répond qu’elle veut guérir Moncade de sa jalousie.

La Comtesse rentre, en cherchant & en demandant la boîte qu’elle a perdue ; Marton n’a garde de la lui rendre.

Après le départ de la Comtesse, Marton donne le portrait à Mariane, & la laisse seule pour qu’elle puisse le considérer à son aise.

Mariane parle au portrait.

Moncade arrive, prend son portrait pour celui {p. 229}d’un rival, &, furieux, accable Mariane de reproches : elle est trop irritée pour le désabuser.

Marton accourt aux cris des deux amants, leur demande s’ils sont fous de crier de la sorte : Moncade la croit complice & s’emporte contre elle.

Julie paroît, Moncade se plaint à elle de l’infidélité de Mariane : la mere ordonne à sa fille de s’excuser ; elle le fait, en jettant le portrait à Moncade, & sort.

Pasquin ramasse le portrait & reconnoît son maître : Moncade, désespéré d’avoir déplu à Mariane, jure que jamais il ne s’est fait peindre.

On apporte à Moncade une lettre, par laquelle il apprend qu’on enleve sa sœur ; il veut courir après le ravisseur.

On dit à Moncade qu’un Officier de son Régiment le demande, & semble annoncer qu’il faut partir incessamment pour rejoindre : Moncade frémit, il ne pourra vivre loin de ce qu’il aime.

Il n’y a rien dans le Prince jaloux d’Italie, ni dans celui de Moliere, qui ressemble à cet acte. La scene du portrait seroit bonne, si la miniature parvenoit naturellement entre les mains de Mariane, si la Comtesse pouvoit avec vraisemblance avoir le portrait de Moncade sans qu’il le sût, s’il étoit dans la nature que Mariane ne fût pas agitée d’un mouvement jaloux, ou du moins d’un mouvement de curiosité, en apprenant que la Comtesse avoit le portrait de Moncade, & qu’elle ne fît pas la moindre réflexion là-dessus.

Acte IV. Marton vient sur le théâtre pour respirer, elle est lasse de voir pleurer ses deux maîtresses.

{p. 230}

La Comtesse veut parler à Julie, elle entre dans l’appartement.

Marton déclare que la Comtesse est sa bête.

Damis veut appaiser Julie sur le compte de Moncade qui perd l’esprit : Marton entend la Comtesse, & le fait cacher.

Marton rêve pour savoir ce que la Comtesse a pu faire avec Julie.

Julie ordonne à Marton de la laisser seule avec la Comtesse.

La Comtesse propose à Julie le Marquis pour gendre ; Julie y consent, si sa fille l’accepte.

Julie fait appeller Mariane & Marton.

Julie propose le Marquis à sa fille, qui n’ose refuser : Marton parle pour elle, & déclare que Mariane ne peut vivre sans Moncade.

Damis sollicite la grace de Moncade : il a ordre de rejoindre son Régiment, il ne veut point partir sans voir Mariane & Julie ; il se fera plutôt casser.

Pasquin accourt pour dire que son maître est mort si on ne lui pardonne.

Julie consent à voir Moncade.

Le Marquis avoue que la Comtesse l’a pressé de se déclarer rival de Moncade ; mais que, loin de suivre un tel projet, il veut servir la flamme de Moncade, & faire prolonger son congé.

Moncade se jette aux genoux de Julie, qui lui pardonne à condition qu’il ira joindre son Régiment le lendemain.

Le frere de Julie écrit qu’il est malade, & prie sa sœur de se rendre chez lui ; elle y verra son fils qu’une affaire importante y retient caché, Julie toute troublée emmene Mariane.

Moncade se persuade que Julie va marier Mariane {p. 231}au Marquis, & qu’elle le force à partir pour faire le mariage plus tranquillement.

Pour cet acte, aucun Auteur ne le réclamera, il est trop mauvais : nous ne comparerons pas les situations à la nature, puisqu’il n’y en a pas une seule : quant aux entrées & aux sorties des acteurs, on voit bien qu’aucune n’est motivée.

Acte V. La Comtesse persuade à Moncade qu’il est trahi, lui conseille en lui offrant sa main, d’oublier une ingrate. Moncade lui déclare qu’il ne sauroit l’aimer ; il la prie cependant de lui peindre les torts de Mariane. La Comtesse espere toujours.

Pasquin a suivi Mariane & Julie par ordre de son maître, il les a vues monter en carrosse avec un jeune homme beau comme le jour : Mariane sur-tout l’a souvent baisé. Moncade est déchiré par la jalousie ; il veut confondre sa perfide, & se cache.

La Comtesse sent des remords, mais elle n’a point à balancer, dit-elle.

Je n’ai rien à choisir que Moncade ou la mort.

Julie demande à la Comtesse si Moncade est sorti, la Comtesse assure qu’il est bien loin.

Julie fait entrer Léonor en habit d’homme sous le nom de Clitandre ; Mariane l’embrasse & lui promet de l’aimer toujours.

Moncade paroît, furieux, l’épée à la main ; on le laisse seul.

Moncade se trouve mal.

Marton ne sait où donner de la tête : on se trouve mal là haut, on se trouve mal en bas, elle va chercher des gouttes d’Angleterre.

{p. 232}

Pasquin, seul avec son maître, ne sait comment le faire tenir debout.

Marton revient avec Julie, Moncade reprend ses esprits.

Damis annonce à Moncade que le Marquis a fait prolonger son congé de trois mois. L’état dans lequel il le trouve, l’effraie ; il en demande la cause à Julie.

. . . . . . . . .

Julie.

Je ne suis point injuste, & conviens qu’aujourd’hui,
Qui ne me connoîtroit, penseroit comme lui.
Mais, cent fois convaincu de cent erreurs pareilles,
Il devoit démentir ses yeux & ses oreilles.
Malgré tous ses serments & malgré ses erreurs,
A la moindre apparence il reprend ses fureurs :
Il me charge en son cœur de crimes effroyables ;
Vos yeux seuls en seront les juges équitables.
Voici son procédé ; je n’en cacherai rien,
Et dans le même instant vous jugerez du mien.

Moncade.

Cet éclaircissement, Madame, est inutile ;
Ne l’entreprenez point, la chose est difficile ;
Et, pour vous épargner un funeste embarras,
Je sors ; mais si content...

Julie.

Moi je ne le suis pas.
Vous attaquez ma fille : il est bon de détruire
Un soupçon qui m’offense & qui pourroit lui nuire.

Moncade.

Puisque vous le voulez, Madame, j’y consens :
Détrompez, s’il se peut, ma raison & mes sens ;
Justifiez la fille aussi bien que la mere.
{p. 233}

Julie.

Je ne sais rien, Monsieur, de plus facile à faire.

Moncade.

Lorsque je vous entends, Madame, & que je vois...

Damis.

Vos yeux vous ont trompé déja plus d’une fois.

Moncade.

Oh ! pour le coup, Monsieur, votre discours m’assomme.
Ici Madame amene un je ne sais quel homme,
Le présente à sa fille en qualité d’époux :
Sa fille le reçoit. Hé bien, qu’en dites-vous ?
Ai-je perdu l’esprit ? Me fera-t-on accroire
Que la nuit en dormant j’ai forgé cette histoire ?
J’étois dans cet endroit, j’ai fort bien entendu :
C’est de ce cabinet que mes yeux ont tout vu.

Julie.

Malgré ces grands témoins, vous avouerez peut-être
Que ce qu’on prend pour vrai, souvent ne sauroit l’être.

Damis.

A sa place, Madame, un autre eût pu penser...

Julie.

Et ce sont ces soupçons que je veux effacer.
Les égards que je dois à toute ma famille,
L’intérêt que je prends à l’honneur de ma fille,
M’oblige à vous donner un éclaircissement
Quand j’ai mille raisons d’en user autrement.
Et souvenez-vous bien, avant que je le fasse,
Qu’il n’est point de retour : n’espérez plus de grace,
Si vous ne vous servez de ce dernier moment
Pour prendre de ma main ma fille aveuglément.
Mais si vous me forcez à vous la montrer telle
Qu’elle a toujours été, malheureuse & fidelle ;
{p. 234}
Sur mon honneur, voyez le serment que je fais,
Ingrat, attendez-vous de ne la voir jamais.

Damis.

A d’affreuses rigueurs ce serment vous condamne.

Moncade.

Damis, je ne sens plus d’amour pour Mariane.

Damis.

Si son cœur innocent à vos yeux vient s’offrir...

Moncade.

Que ne la puis-je voir innocente, & mourir !
. . . . . . . . .

Julie jure à Moncade de garder son courroux contre lui.

Marton vient dire qu’on ne peut appaiser Clitandre. Julie ordonne qu’on le fasse entrer.

Scene derniere.

MONCADE, DAMIS, LE MARQUIS, JULIE, LÉONOR, PASQUIN, MARTON.

Marton.

Entrez, beau Cavalier.

Moncade.

C’est ma sœur !

Léonor.

Ah ! mon frere,
Je me jette à vos pieds ; calmez votre colere.

Julie.

Son frere, juste Ciel !

Damis.

Quoi ! c’est là votre sœur ?

Moncade.

C’est elle. Levez-vous ; je connois mon erreur.
Que faites-vous ici ?
{p. 235}

Léonor.

Mon frere, mon cher frere,
Notre oncle, qui nous sert de tuteur & de pere,
Sous les loix de l’hymen vouloit m’assujettir.
Un vieux Président veuf, à ne vous point mentir,
Me déplut ; &, pour rompre un pareil mariage,
Je ne le cele point, je mis tout en usage.
Valere...

Julie.

C’est mon fils !

Léonor.

par Grenoble passa :
Il m’aima, je l’aimai. Mon oncle me pressa.
Mon frere, la rougeur me couvre le visage :
Vous me dispenserez d’en dire davantage.

Moncade.

Madame...

Damis.

Le destin, malgré votre courroux,
Vous force à consentir à des liens si doux ;
Et l’intérêt d’un fils, son honneur & sa flamme,
Vous doit, sans balancer, déterminer, Madame.

Julie.

Moncade, c’en est fait, je me rends ; & le sort,
Malgré vous, malgré moi, se montre le plus fort.

Marton.

Et que deviendra donc cette bonne Comtesse,
Madame ? Elle est là-haut : le remords qui la presse...

Damis.

Allons, & que l’hymen, terminant ce grand jour,
Fasse oublier enfin les fautes de l’amour.

Chez Moliere, Don Garcie voit dans les bras de son amante une femme en habit d’homme : {p. 236}alarmé par ce déguisement, il devient furieux. Dona Elvire profite de ce moment pour mettre le cœur du jaloux à la plus forte épreuve : elle avoue d’abord que les apparences sont contre elle ; elle dit ensuite à son amant que s’il veut la croire innocente sur sa parole, elle est prête à lui donner la main, mais que s’il exige des preuves de son innocence, il doit s’attendre à la perdre pour toujours. Nous avons vu27 le parti que Moliere a tiré de cette situation ; nous avons admiré dans l’italien la scene originale : nous sommes convenus que dans ce moment les deux Auteurs étoient sublimes. Opposons-leur Baron, & convenons qu’il faut être bien maudit du goût pour défigurer si platement deux bons modeles.

Baron, non content d’affoiblir la plus belle situation en substituant la mere de l’amante à l’amante même, acheve de gâter par ses personnages le sujet traité par Moliere & Cicognini. Marton & Pasquin sont deux mauvais bouffons, Damis & le Marquis deux sots inutiles à la piece. La Comtesse mérite des épithetes que je ne puis décemment lui donner ici. Mariane est un enfant, Julie une mere imbécille qui couronne les feux de Moncade au moment où elle a plus lieu de croire qu’il ne se corrigera jamais. Le héros enfin, insupportable à tout le monde, est un brutal bon à jetter par les fenêtres.

Si quelque Auteur moderne étoit tenté de faire une nouvelle guerre aux jaloux, & de réunir les traits de jalousie épars dans les différentes pieces qui ont pour objet cette passion, je dois l’avertir qu’il trouvera dans Pantalon jaloux, {p. 237}piece italienne, une scene plaisante. Rosaura, femme de Pantalon, reçoit une lettre de son frere : son époux la surprend & veut la décacheter. Rosaura tente plusieurs moyens pour l’en empêcher ; elle s’avise enfin de lui dire qu’il mourra subitement s’il ouvre la lettre : Pantalon, alarmé, craint que l’on n’ait mis un poison subtil dans le papier : il tremble, il hésite, la crainte de la mort & la jalousie l’agitent tour à tour ; mais la jalousie est la plus forte ; il est prêt à tomber à la renverse en lisant au haut de l’écrit : Ma chere Rosaura. Sa femme se moque de lui : « Eh bien, lui dit-elle, ne vous disois-je pas que vous mourriez en ouvrant ce billet » ? Il continue & trouve enfin de quoi se rassurer.

L’ANDRIENNE, en cinq actes, en prose. §

Baron avoue, au commencement de la préface qui précede cette piece, n’avoir fait que la traduire de Térence. « Baif, dit-il, qui vivoit sous Charles IX, fit une traduction de l’Eunuque en vers françois, qui, si je ne me trompe, ne fut pas représentée publiquement, puisqu’il n’y avoit pas encore à Paris de Comédiens véritablement établis. Je n’ai point oui dire que devant lui, ni depuis lui, nous ayons eu en vers d’autres traductions de Térence ; & l’Andrienne que voici, est, je crois, la premiere de ses Comédies qui ait paru sur notre Théâtre. Toutes les fois que j’ai lu cet Auteur, je me suis étonné comment, depuis tant de siecles, personne ne s’est avisé de nous donner une de ses pieces telles qu’elles sont. J’en ai parlé souvent à ceux que je croyois plus capables que moi de l’entreprendre : n’ayant pu les persuader, {p. 238}j’ai mis la main à l’œuvre, & je ne crois pas avoir lieu de m’en repentir ». Baron ajoute plus bas : « Je ne faisois uniquement cette préface que pour y marquer les endroits où je m’écarte de l’original : mais je comprends que cela me meneroit trop loin. Cet excellent Poëte est dans les mains de tout le monde ; il sera fort aisé de connoître les changements que j’y ai faits, en comparant l’original avec la copie ; & les gens éclairés démêleront sans peine ce qui m’a contraint à le faire ». Baron dit d’abord qu’il a traduit Térence ; il annonce ensuite qu’il a fait des changements à la piece ; il est donc imitateur. Dans quel moment devons nous le croire ? Je suis d’avis que nous jugions en même temps l’Auteur, & comme imitateur, & comme traducteur ; l’occasion ne s’est point présentée jusqu’ici, & nous devons la saisir.

Parallele des deux Pieces.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte I. Scene I.

Simon ordonne à deux esclaves qui le suivent avec des provisions, de les porter dans la maison : il arrête Sosie pour lui dire qu’il est mécontent de Pamphile son fils, qu’il l’a cru pendant long-temps amoureux de Chrysis : mais après la mort de cette courtisanne, il a découvert que ses vœux s’adressoient à Glycerion. Il veut persuader à son fils que son mariage avec la fille de Chrémès est prêt à être conclu : s’il ne refuse pas d’épouser, il n’aura rien à lui dire ; mais s’il marque de la répugnance pour cet hymen, il aura pour lors tout sujet de s’emporter contre lui & contre Dave le plus scélérat des esclaves.

{p. 239}

L’ANDRIENNE FRANÇOISE, Acte I, Scene I.

Baron a traduit cette scene mot à mot. Nous avons remarqué dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre VII, de l’Exposition, que Térence étoit bien long dans le récit de son avant-scene, & qu’il avoit tort de faire une aussi longue confidence à un personnage qui n’avoit aucune part à l’action. Baron auroit dû sentir ce défaut comme nous, & le corriger ; mais au contraire, trouvant trop courte une scene sans action & de cent quarante-quatre vers, il l’a alongée de quatre-vingt-trois. Voilà déja le Traducteur & l’Imitateur en défaut : que seroit-ce si nous avions le temps de marquer les endroits moins expressifs que l’original ?

L’ANDRIENNE LATINE, Scene II.

Simon se doute que son fils refusera de se marier ; il a trop bien remarqué le trouble de Dave à la nouvelle du mariage.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Tout-à-fait égale, avec la différence que Baron emploie six vers pour en rendre trois.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene III.

Dave réfléchit à part sur le mariage de son maître avec la fille de Chrémès : il apperçoit Simon. Celui-ci l’appelle ; Dave feint de ne le voir pas & de le chercher. Simon lui parle de son fils, de ses amours, des chagrins qu’il doit ressentir en voyant approcher l’heure de son mariage, du tort qu’il se fait en suivant les conseils d’un fourbe : il prie Dave de ne pas détourner Pamphile du mariage projetté. {p. 240}Dave feint de ne pas comprendre ce qu’il veut dire. Hé bien, répond Simon, je veux me rendre plus intelligible.

Simon.

Je te dis donc que si dorénavant tu entreprends quelque fourberie pour empêcher mon fils de se marier, ou que tu veuilles en cette occasion faire briller ton esprit rusé, je te ferai donner mille coups d’étriviere & t’enverrai sur l’heure au moulin pour ta vie, à condition & avec serment que si je t’en retire, j’irai moudre à ta place. Hé bien, as-tu compris ce que je t’ai dit ? cela a-t-il encore besoin d’éclaircissement ?

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Tout de même : si vous en exceptez l’endroit où Simon, au lieu de menacer Dave du moulin, lui promet de le faire mourir sous le bâton, & veut être assommé s’il ne lui tient parole. Cette scene est encore beaucoup plus longue que celle de Térence : Baron fait cinquante-trois vers pour en traduire trente-deux.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene IV.

Dave, alarmé par les menaces de Simon, délibere s’il servira son jeune patron, ou s’il l’abandonnera : il annonce que l’Andrienne, femme ou maîtresse de Pamphile, est prête d’accoucher, qu’on veut élever l’enfant ; il sort pour avertir Pamphile de ce qui se passe.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Ici Dave fait à-peu-près les mêmes réflexions : mais l’Andrienne est secrètement mariée à Pamphile depuis un an : il n’est pas question qu’elle soit enceinte ; elle est cependant très malade, sans {p. 241}quoi Dave lui conseilleroit de se jetter aux pieds de Simon.

Baron n’ose pas annoncer la grossesse de l’Andrienne : louons-le de cette délicatesse, & d’avoir laissé deviner au spectateur le genre de maladie de l’héroïne. Peut-être, entraîné par l’exemple, seroit-il moins scrupuleux, s’il vivoit à présent : tant pis pour lui.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene V.

Mysis ne veut pas aller chercher la sage-femme indiquée par Archillis, parcequ’elle est sujette à boire : elle prie les Dieux de ne pas permettre que la sage-femme fasse quelque faute en accouchant sa maîtresse : elle apperçoit de loin Pamphile ; elle voit le trouble répandu sur son visage : elle l’attend pour savoir ce qui l’afflige.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Baron a fait deux petites scenes de la latine. Dans la premiere, Dave demande à Mysis des nouvelles de l’Andrienne ; elle répond que sa maîtresse appréhende de voir casser son mariage, & que cette crainte redouble son mal. Dans la seconde, Mysis seule redoute quelque malheur nouveau pour l’Andrienne, & prie les Dieux de ne pas l’abandonner.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene VI.

Pamphile déplore son malheur. Chrémès, qui ne vouloit pas lui donner sa fille, y consent maintenant ; son pere le presse de conclure ce mariage. Mysis l’entend, tremble qu’il n’abandonne l’Andrienne, & le conjure de n’en rien faire : il se souvient trop bien des serments qu’il lui fit, de la façon dont elle s’est donnée à lui ; il jure que rien ne {p. 242}pourra les séparer : il prie Mysis de ne point parler à sa maîtresse du mariage auquel on veut le forcer.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Tout-à-fait semblable quant au fonds ; mais la latine n’a que soixante-sept vers, & la françoise cent huit.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte II. Scene I.

Charinus, amoureux de Philumene, est au désespoir qu’on veuille l’unir à Pamphile : il apperçoit son ami, lui avoue qu’il mourra de désespoir s’il n’obtient Philumene. Pamphile lui dit qu’il meurt au contraire s’il l’épouse. Ils projettent de rompre ou du moins de différer ce mariage. Charinus renvoie Byrrhia qui n’est bon à rien.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE. ACTE II. Scene I.

Tout le changement que Baron a fait dans cette scene, est de la séparer en deux, & de faire quatre-vingts vers pour trente-huit. Puisqu’il étoit averti par Térence même de l’inutilité de Byrrhia, il pouvoit se dispenser de l’amener sur la scene françoise.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene II.

Dave cherche par-tout son jeune patron pour le rassurer sur le mariage qu’il redoute : il le trouve enfin, il est charmé de le voir avec Charinus. Il sait que l’un craint d’épouser Philumene, & l’autre de ne pas l’épouser ; il leur rend l’espérance en leur apprenant que chez Chrémès on ne fait aucun préparatif pour la noce, que Simon a vraisemblablement supposé le mariage qui les alarme. Charinus va faire agir ses amis pour obtenir la main de Philumene.

{p. 243}

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Exactement traduite : soixante & dix-huit vers pour trente-cinq.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene III.

Pamphile ne peut comprendre à quel propos son pere le presseroit d’épouser Philumene, s’il étoit vrai que Chrémès la lui refusât. Dave assure que son pere veut l’éprouver : si vous refusez, lui dit-il, il verra bien que vous êtes épris ailleurs, & il fera chasser l’Andrienne : feignez d’être prêt à lui obéir, il n’aura plus le mot à dire, & lui-même sera bien attrapé. Pamphile résiste quelque temps ; la crainte de trouver Chrémès favorable aux desirs de Simon, l’alarme : son esclave le rassure.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Mot à mot : soixante vers pour vingt-neuf.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene IV.

Simon vient savoir quelle est la résolution de son fils, & le résultat du conseil qu’il a tenu avec Dave : celui-ci exhorte tout bas son maître à surprendre son pere, en lui disant qu’il est prêt à s’unir avec Philumene.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Comme la latine.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene V.

Pamphile dit à son pere qu’il peut disposer de sa main. Le vieillard est surpris. Dave triomphe. Byrrhia, valet de Charinus, écoute à part, & sort pour raconter à son maître que Pamphile, loin de refuser Philumene, comme il le lui avoit promis, l’accepte.

{p. 244}

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Baron retranche quelques plaisanteries de Byrrhia, & cette petite tirade :

Est-il possible qu’on ne puisse plus se fier à personne ! Il est vrai que charité bien ordonnée commence par soi. Je me souviens d’avoir vu Philumene ; elle est belle, & Pamphile est excusable d’aimer mieux l’avoir la nuit au-près de lui, que de la savoir entre les bras d’un autre. Je vais dire à mon maître tout ce qui se passe ; il me récompensera de la bonne nouvelle que je lui apporte.

Nous avons dit ailleurs que Moliere avoit fait usage d’une partie de cette scene dans l’Etourdi, avec la différence que l’amante intéressée écoute, & non un valet.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene VI.

Dave dit à part que son vieux maître s’attend à quelque fourberie. Simon le prie de lui dire la vérité, & lui demande si le mariage ne fait aucune peine à son fils : il craint le contraire à cause de son amour pour l’Andrienne. Dave assure que son jeune maître n’y pensera plus au bout de deux ou trois jours. Il avoit pourtant l’air triste, ajoute Simon. Alors Dave saisit cette occasion pour se moquer du vieillard, & lui dit que Pamphile est piqué du peu de dépense qu’on fait pour son mariage.

Dave.

A peine, dit-il, mon pere a-t-il dépensé dix drachmes pour le souper : diroit-on qu’il marie son fils ? Qui de mes amis pourrai-je prier à souper, un jour comme aujourd’hui ? Et ma foi aussi, entre nous, vous faites les choses avec trop de lésine : je n’approuve pas cela.

{p. 245}

Simon.

Je te prie de te taire.

Dave, à part.

Je lui en ai donné.

Simon.

J’aurai soin que tout aille comme il faut. Que signifie tout ce dialogue ? & que veut dire ce vieux routier ? S’il arrive quelque désordre en cette affaire, il ne faudra pas aller chercher l’auteur ailleurs.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

La scene de Baron est encore plus animée que celle de Térence : Dave y est plus malin, & le Lecteur sera certainement bien aise de la trouver ici.

Scene VII.

SIMON, DAVE.

Dave, à part.

Il me regarde : il croit, je gagerois ma vie,
Que je reste en ce lieu pour quelque fourberie.

Simon.

Si de ce scélérat, par quelque heureux moyen,
Je pouvois... A quoi donc s’occupe Dave ?

Dave.

A rien.

Simon.

A rien !

Dave.

A rien du tout, ou qu’à l’instant je meure.

Simon.

Tu me semblois pensif, inquiet tout-à-l’heure.

Dave.

Moi ? non.
{p. 246}

Simon.

Tu marmotois pourtant je ne sais quoi.

Dave.

(A part.)

Quel conte ! Il ne sait plus ce qu’il dit, par ma foi.

Simon.

Hem.

Dave.

Plaît-il ?

Simon.

Rêves-tu ?

Dave.

Très souvent dans les rues
Je fais châteaux en l’air, je bâtis dans les nues ;
Et rêver de la forte, est, vous le savez bien,
Rêver à peu de chose, ou, pour mieux dire, à rien.

Simon.

Quand je te fais l’honneur de te parler (j’enrage)
Tu devrois bien au moins me tourner le visage.

Dave.

Ah ! que vous voyez clair ! C’est encore un défaut
Dont je me déferai, Monsieur, tout au plutôt.

Simon.

Ce sera fort bien fait : une fois en ta vie...

Dave.

Vous voulez bien, Monsieur, que je vous remercie.

Simon.

De quoi ?

Dave.

De vos avis donnés très à propos.

Simon.

J’y consens.

Dave.

En effet, aller tourner le dos
Lorsque quelqu’un vous parle...
{p. 247}

Simon.

Ah ! quelle patience !...

Dave.

C’est choquer tout-à-fait l’exacte bienséance.

Simon.

Auras-tu bientôt fait ?

Dave.

Une telle leçon
Me fait ouvrir les yeux de la bonne façon.

Simon.

Oh ! tu m’avertiras, quand ton oreille prête...

Dave.

Je m’en vais ; je vois bien que je vous romps la tête.

Simon.

Hé, non, bourreau, viens çà, je te veux parler.

Dave.

Bon !

Simon.

Oui, je te veux parler : le veux-tu bien, ou non ?

Dave.

Si j’avois cru, Monsieur...

Simon.

Ah ! bon Dieu ! quel martyre !

Dave.

Que vous eussiez encor quelque chose à me dire,
Je me fusse gardé...

Simon.

Chien !

Dave.

D’interrompre un instant...

Simon.

Et ne le fais-tu pas, bourreau, dans le moment ?
{p. 248}

Dave.

Je me tairai.

Simon.

Voyons.

Dave.

Je n’ouvre plus la bouche.

Simon.

Tant mieux.

Dave.

Et me voilà, Monsieur, comme une souche.

Simon.

Et moi, si je t’entends, je ne manquerai pas,
Du bâton que voici, de te casser le bras.
Or sus, puis-je espérer qu’aujourd’hui, sans contrainte,
La vérité pourra, sans recevoir d’atteinte,
Une fois seulement de ta bouche sortir ?

Dave.

Qui voudroit devant vous s’exposer à mentir ?

Simon.

Ecoute, il n’est pas bon de me faire la nique.

Dave.

Je ne le sais que trop. Qui s’y frotte, s’y pique.

Simon.

Eh bien, cela compté comme tu me le dis,
Cet hymen ne fait-il quelque peine à mon fils ?
N’as-tu pas remarqué quelque trouble en son ame
A cause de l’amour qu’il a pour cette femme ?

Dave.

Qui ? lui ! Voilà, ma foi, de plaisantes amours !
Ce trouble sera donc de trois ou quatre jours.
Puis, ne savez-vous pas qu’ils sont brouillés ensemble ?

Simon.

Brouillés ?
{p. 249}

Dave.

Je vous l’ai dit.

Simon.

Non, à ce qu’il me semble.

Dave.

Oh bien, tout va, vous dis-je, au gré de vos souhaits.
Ils sont brouillés, brouillés à ne se voir jamais.
Vous voyez qu’à vous plaire il fait tout son possible ;
De l’état de son cœur c’est la preuve sensible.

Simon.

Il est vrai que j’ai lieu d’en être fort content.
Mais il m’a paru triste, embarrassé, pourtant.

Dave.

Ma foi, je ne puis plus le cacher davantage,
Je crois que vous verriez au travers d’un nuage.

Simon.

Hé bien ?

Dave.

Vous l’avez dit, il est un peu chagrin.

Simon.

Tu vois ?...

Dave.

Peste ! Je vois que vous êtes bien fin.

Simon.

Dis-moi donc.

Dave.

Ce n’est rien, c’est une bagatelle...

Simon.

Mais encor ?

Dave.

Que se forge une jeune cervelle.

Simon.

Quoi ! je ne puis savoir...
{p. 250}

Dave.

Il conçoit de l’ennui...
Mais ne me brouillez pas, s’il vous plaît, avec lui.

Simon.

Je ne le saurai point ?

Dave.

Il dit qu’on le marie
Sans éclat ; qu’on l’expose à la plaisanterie...

Simon.

Comment donc ?

Dave.

Quoi ! dit-il, personne n’est commis
Pour prier seulement nos parents, nos amis !
Pour un fils, poursuit-il, rempli d’obéissance,
Epargne-t-on les soins autant que la dépense ?

Simon.

Moi ?

Dave.

Vous. Il a monté dans son appartement :
Il y croyoit trouver un riche ameublement...
Il n’a pas tort, au moins. Si j’osois...

Simon.

Je t’en prie.

Dave.

Je vous accuserois d’un peu de ladrerie.

Simon.

Retire-toi, maraud.

Dave, à part.

Il en tient.

J’aime que Dave impatiente quelque temps le vieillard, lorsque celui-ci a la plus grande envie de le faire parler : j’aime sur-tout qu’au moment où il va l’accuser de ladrerie, il lui fasse attendre ce compliment comme quelque {p. 251}chose de flatteur. Il faut encore remarquer que Térence finit l’acte sans préparer le troisieme, & que Baron corrige ce défaut.

Scene VIII.

Simon, seul.

Sur ma foi,
Je crois que ce coquin se moque encor de moi :
Ce traître, ce pendard, à toute heure m’occupe.
Hé quoi ! serai-je donc incessamment sa dupe ?
Si j’allois... C’est bien dit : que sert-il de rêver ?
Bon ou mauvais, n’importe ; il faut tout éprouver.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte III.

Simon est avec Dave ; il entend Lesbia, sage-femme, & Mysis qui s’entretiennent de Pamphile : il veut, disent-elles, faire élever l’enfant dont va bientôt accoucher Glycerion. Elles entrent. Dave est désespéré : son embarras croît lorsqu’on entend l’Andrienne qui, dans les douleurs de l’enfantement, appelle Lucine à son secours.

Lesbia sort, dit que Glycerion est accouchée heureusement, qu’on n’a plus qu’à la baigner à lui donner ce qu’elle a ordonné. Simon prend tout cela pour des faussetés imaginées par Dave : celui-ci tâche de gagner sa confiance, en lui disant que l’accouchement de l’Andrienne n’est qu’une feinte pour rompre le mariage projetté, & qu’on poussera l’artifice jusqu’à lui montrer un enfant nouveau né. Simon lui dit d’aller tout préparer pour le mariage.

Simon ne sait pas trop s’il doit se fier à Dave : en tout cas, il va, dit-il, chez Chrémès pour lui demander sa fille. Chrémès arrive fort à propos.

Le bon-homme Chrémès refuse d’abord, & consent ensuite à ce que Simon demande.

{p. 252}

Dave croit plaisanter le vieillard en le pressant de faire venir l’accordée. Simon lui avoue que Chrémès ne vouloit pas consentir à cet hymen quelques instants avant, mais qu’il a changé d’avis. Il va joindre son fils pour lui répéter ce qu’il vient de dire à Dave.

Dave déplore son malheur ; il a jetté son maître dans le plus grand des embarras : il l’apperçoit, il voudroit trouver un précipice sous ses pas.

Pamphile fait les reproches les plus vifs à Dave, qui avoue ses torts, & promet de tout réparer. Son maître n’a pas le temps de le traiter comme il mérite : ils sortent.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.
Acte III.

Simon peut, dit-il, se moquer de ceux qui ont voulu le jouer.

Simon appelle Sosie, lui peint sa joie, lui dit que Chrémès consent à donner sa fille, après cela il le renvoie.

Chrémès vient dire à Simon qu’il a changé d’avis, & qu’il craint de rendre sa fille malheureuse. Simon lui proteste que son fils est brouillé avec l’Andrienne, & brûle d’épouser Philumene. Cachez-vous, lui dit-il, je ferai parler Dave, & vous verrez que je suis vrai.

Dave persiffle Simon, en lui disant que son fils languit après le moment d’épouser Philumene ; qu’il a peint son impatience dans une chanson.

Simon tousse pour avertir Chrémès de faire attention aux discours de Dave.

Scene V.

SIMON, CHRÉMÈS caché, DAVE.

Dave.

Pourquoi nous laissez-vous dans cette peine extrême ?
{p. 253}
Il se fait déja tard. C’est se moquer aussi !
L’épouse ne vient point, & devroit être ici.
Nous sommes de la voir dans une impatience...

Simon.

Va, Dave, elle y sera plutôt que l’on ne pense.

Dave.

Elle n’y peut venir assez tôt.

Simon.

Je le crois.
Et Pamphile ?

Dave.

Il l’attend plus ardemment que moi.

Simon, toussant.

Hem, hem, hem.

Dave.

Vous toussez.

Simon.

Ce n’est rien.

Dave.

Je l’espere.
Tous ces petits enfants, dont vous serez le pere,
Auront besoin de vous, cela donne à rêver :
Et pour eux & pour nous il faut vous conserver.

Simon.

Que fait mon fils ?

Dave.

Il court, il arrange, il ordonne,
Et se donne, ma foi, plus de soin que personne.

Simon.

Mais encor, que dit-il ?

Dave.

Oh ! vraiment, ce qu’il dit !
Je crois qu’à tous moments il va perdre l’esprit.
{p. 254}

Simon.

Hé ! comment donc cela ?

Dave.

Son ame impatiente
Ne sauroit supporter une si longue attente.

Simon, toussant encore.

Hem, hem.

Dave.

Mais cependant ce rhume est obstiné.

Chrémès n’est pas caché, dans la piece latine ; Simon n’y tousse point ; & nous louerions Baron d’avoir animé sa scene par ce changement, si après Elmire28 on pouvoit tousser de bonne grace sur le théâtre.

Dave est comme écrasé d’un coup de foudre. Simon le remercie du soin qu’il s’est donné pour mettre son fils dans le bon chemin.

Dave, désespéré d’avoir fait le malheur de son jeune patron, ne sait où donner de la tête : il voudroit se noyer, encore craindroit-il qu’un démon ne le retînt en l’air pour conserver sa vie.

Pamphile est furieux contre Dave : Carin fait à Pamphile les reproches les plus vifs ; ils se réunissent ensuite pour accabler Dave, qui leur promet de tout réparer.

Cette derniere scene est plus vive que la latine : Baron y fait venir Carin, qui dans l’original commence le quatrieme acte. Mais le reste du troisieme est bien plus pathétique, bien plus intéressant, bien plus chaud chez Térence que chez Baron. Ce dernier ne pouvoit mettre décemment {p. 255}sur la scene la sage-femme, ses ordonnances, & les cris de l’accouchée ; cela est vrai : mais il devoit substituer quelque chose d’équivalent, & non pas refroidir l’action par les inconstances de Chrémès, & sur-tout en traînant encore une fois sur la scene le malheureux Sosie pour lui faire entendre un second récit.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte IV.

Charinus se plaint à Pamphile du tort qu’il lui fait en épousant Philumene. Celui-ci jure que c’est malgré lui.

Mysis annonce à Pamphile que l’Andrienne veut absolument lui parler. Pamphile promet de ne la jamais abandonner.

Mysis, seule, déplore l’infortune de sa maîtresse.

Dave porte l’enfant nouveau né, & ordonne à Mysis de le mettre sur des herbes devant la porte de Chrémès.

Chrémès sort, voit l’enfant : Mysis dit que c’est l’enfant de Pamphile : Dave lui soutient le contraire afin de l’animer, & dit à Chrémès de ne pas ajouter foi aux propos de cette femme. Elle vous en soutiendra bien d’autres, si vous l’écoutez, dit-il ; elle vous dira que sa maîtresse est citoyenne. Mysis assure que rien n’est plus vrai. Chrémès troublé va joindre Simon.

Misis regarde Dave comme un monstre déchaîné contre sa maîtresse : il lui dit qu’il n’a feint que pour donner plus de vraisemblance à ses discours. Criton arrive de l’isle d’Andros afin de recueillir l’héritage de Chrysis : on lui dit que Glycerion est malheureuse ; il entre pour la voir.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.
Acte IV.

Les changements que Baron a faits dans cet acte sont adroits ; au lieu d’alarmer Chrémès par {p. 256}la vue de l’enfant, il fait venir Glycerie, qui, toute abattue par sa maladie, & plus encore par ses chagrins, se jette aux pieds de Chrémès, lui montre son contrat de mariage, l’assure qu’elle est citoyenne, & le conjure de ne pas faire son malheur. Alors Dave vient soutenir que rien de tout cela n’est vrai : Glycerie le regarde avec la derniere indignation ; il lui dit qu’il l’a contredite pour la rendre plus éloquente. Les autres scenes sont à-peu-près semblables à l’original.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte V.

Chrémès raconte à Simon ce qu’il a vu, ce qu’on lui a dit, & retire sa parole.

Dave sort de chez Glycerion, exhorte encore Simon à faire venir la mariée : il rapporte qu’un homme arrivé de l’isle d’Andros soutient que Glycerion est citoyenne. Simon indigné appelle Dromon, & donne ordre qu’on lie Dave : il appelle ensuite son fils.

Simon demande à Pamphile s’il est prêt à soutenir, comme les autres, que Glycerion est citoyenne : Pamphile lui répond qu’on l’assure.

Criton vient certifier la chose, en donne des preuves : Glycerion se trouve fille de Chrémès : on la marie à Pamphile, qui prie son pere de faire délier Dave.

Charinus cherche Pamphile ; celui-ci croit à l’immortalité des Dieux, parcequ’ils font son bonheur. Il voit Dave & court à lui pour lui faire part de sa félicité : il est sûr de la lui voir partager.

Pamphile raconte à Dave les changements heureux qui sont arrivés dans sa fortune : Dave lui parle du mauvais traitement qu’on lui a fait, il l’oublie en voyant son maître content. Charinus les écoute : il partage leur joie, Pamphile le conduit vers Chrémès pour solliciter en sa {p. 257}faveur la main de Philumene. Dave exhorte les spectateurs à ne pas attendre les gens de la noce, parceque la fête se fera dans la maison. Il les prie d’applaudir.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.
Acte V.

Tout entier comme le latin, avec cette seule différence qu’à la fin Dave ne s’adresse pas aux spectateurs.

 

Nous avons dit, si je ne me trompe, dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre des Dénouements, que celui de Térence étoit fait dès que Chrémès reconnoît Glycerion pour sa fille, & que les deux vieillards consentent à l’unir avec Pamphile. Nous avons remarqué combien il étoit ridicule & contre nature, que l’amant heureux ne volât pas vîte aux pieds de sa maîtresse pour partager avec elle sa félicité, & qu’il s’amusât à faire deux scenes avec des personnes qui devoient bien moins l’intéresser. Baron n’a pas senti ce défaut, puisqu’il ne l’a pas corrigé. Nous ne ferons pas ici une récapitulation des fautes qu’il a conservées, des changements heureux qu’il a faits ; nous avons pris soin de les remarquer à mesure qu’ils passoient sous nos yeux. Nous nous contenterons de dire que Baron n’est exempt de blâme, ni comme traducteur, puisqu’il est beaucoup plus long que l’original, & bien moins élégant ; ni comme imitateur, puisque l’ouvrage imité perd en passant sur notre scene quelques beaux traits, y conserve des défauts, & sur-tout son air étranger. Cependant la traduction & l’imitation quoiqu’imparfaites méritent des éloges. Je suis surpris que Buron ayant rendu au troisieme {p. 258}acte sa Glycerie si attendrissante, si intéressante, il ne l’ait pas amenée sur la scene au dénouement.

 

Baron se peint, dit-on, dans son Homme à bonne fortune, & met en action quelques-unes de ses propres aventures. Si cela est, voilà Baron imitateur dans un genre à-peu-près égal à Destouches, lorsque celui-ci fait entrer dans le Philosophe marié, son portrait, celui de sa famille, & les circonstances de son mariage.

Si nous n’avons point parlé, dans le Chapitre précédent, de ce genre d’imitation, c’est pour ne pas nous répéter ici. Soyons brefs, & voyons ce que la Bruyere dit de l’Homme à bonne fortune.

« Ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient instructives : il peut y avoir un ridicule si fade & si indifférent, qu’il n’est ni permis aux Poëtes d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir ».

Voilà le reproche qu’on pourroit faire à la plupart des personnages du Philosophe marié. Nous avons déja dit que ce qui paroît fort de situation & de comique dans la société devient froid & minutieux sur le théâtre. Reprenons la Bruyere.

« C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets & d’y faire réponse : mettez ce rôle sur la scene ; plus long-temps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel, & conforme à son original : mais aussi il sera froid & insipide ».

Le Théophraste François se trompe : le caractere {p. 259}d’un homme efféminé, qui passe son temps à se parer pour séduire des femmes, qui se fait une gloire de porter le trouble dans leur cœur & de les afficher, qui croit établir sa gloire sur le déshonneur de vingt familles ; un tel personnage, dis-je, pouvoit être pendant cinq actes très utile à la correction des mœurs. Mais il eût fallu pour cela que Baron, en transportant sur la scene ses aventures, ne se fût pas abusé sur leur compte, & leur eût donné la vie & la force qu’exige l’optique du théâtre. Il eût encore fallu que Baron, trop indulgent pour son vice favori, ne se fût pas contenté de chatouiller Moncade, & qu’il l’eût traité comme il le méritoit.

 

Avant que d’abandonner Baron & Térence, tirons de ces deux Auteurs tout le parti possible, & demandons-leur raison de la négligence avec laquelle ils se sont défendus, lorsqu’on les a taxés de n’être que les peres adoptifs des pieces jouées sous leur nom. On disoit à Rome que Scipion & Lelius aidoient Térence à faire ses comédies ; Quintus Memmius assure même positivement que Scipion empruntoit le nom de Térence pour donner au théâtre ce qu’il faisoit chez lui en se divertissant. Le Comique Latin, loin de repousser ces bruits avec l’empressement & la vigueur d’un homme sensible à la gloire, se contente de dire dans le prologue des Adelphes :

Pour ce que disent les envieux, que les premiers de Rome & de la République aident l’Auteur à faire ses pieces & travaillent tous les jours avec lui, bien loin d’en être offensé, comme ils se l’imaginent, il trouve qu’on ne sauroit lui donner une plus grande louange ; c’est une marque qu’il a l’honneur de plaire à des personnes qui {p. 260}vous sont agréables, Messieurs, & à tout le Peuple Romain, & qui, en paix, en guerre & dans toutes sortes d’affaires, ont rendu à la République en général & à chacun en particulier des services très considérables, sans en être pour cela plus fiers ni plus orgueilleux.

On publia de même à Paris, lorsque la Coquette & l’Homme à bonne fortune y parurent, que ces deux pieces étoient de M. d’Alegre, & l’on donna l’Andrienne à un Jésuite. Baron, peu sensible à ces bruits injurieux, dit froidement dans la Préface de cette derniere piece : « On a dit que je prêtois mon nom à l’Andrienne, & que d’autres que moi l’avoient faite ; j’aurois ici un beau champ pour me plaindre de l’injustice qu’on m’a voulu faire. Je tâcherai d’imiter encore Térence, & je ne répondrai à mes envieux que ce qu’il répondit au calomniateur qui l’accusoit de ne prêter que son nom aux ouvrages des autres. Il disoit qu’on lui faisoit beaucoup d’honneur de le mettre en commerce avec des personnes qui s’attiroient l’estime & le respect de tout le monde. Je dirai donc la même chose aujourd’hui ».

N’imitons en cela ni Térence ni Baron. Un Auteur consacre ses veilles à sa propre gloire & non à celle des autres. Qu’il n’achete donc point des amis, du crédit, la protection, la fortune même, aux dépens de sa réputation. Loin qu’on doive la sacrifier à quelque chose au monde, elle seule doit au contraire nous mener à tout. Si nous rencontrons sur notre chemin quelque frelon du Parnasse, qui veuille s’attacher à nous pour partager l’honneur de nos succès, & nous laisser la honte de nos chûtes, chassons-le bien {p. 261}loin de nous. Si le lâche est avide de miel, qu’il ait l’art de le pomper lui-même dans le calice des fleurs, ou qu’il soit victime de son incapacité. Moliere peut encore ici nous servir de modele : il n’avoit que fort peu de temps pour composer les Fâcheux, Chapelle offrit de versifier la scene de Caritidès ; il le fit en effet, mais si mal qu’elle ne put servir à rien. Cependant on publioit dans le monde que Chapelle aidoit Moliere dans son travail. Le premier se défendoit de maniere à faire accréditer ce bruit. Le terrible fléau des Cotins, des Femmes savantes, des Précieuses, &c. lui écrivit que s’il ne dissuadoit pas bien vîte toutes ses connoissances, il le couvriroit de ridicule en publiant sa scene telle qu’il l’avoit faite. Chapelle se le tint pour dit, & fit prudemment. Point de complaisance sur un pareil sujet, elle dégénere tout au moins en foiblesse ; & la calomnie ou la médisance, toujours éveillées sur les Gens de Lettres, peuvent la soupçonner d’être enfantée par un lâche intérêt.

{p. 262}

CHAPITRE VII.
La Chaussée, imitateur de Regnard, d’un Auteur Espagnol, d’un Auteur Italien, d’un Romancier François, &c. §

Les Auteurs larmoyants seront sans doute bien indignés de nous voir placer la Chaussée si loin de Moliere, ce Farceur qu’ils honorent d’un souverain mépris. Je ne sais si la Chaussée, gâté par son genre ou ses succès, dédaigna sur la fin de ses jours la véritable Thalie ; mais il est certain qu’épris de ses beautés, il tenta de mériter ses faveurs en entrant dans la carriere du Théâtre : sa Fausse Antipathie & son Amour Castillan le prouvent assez. Bientôt rebuté par une maîtresse trop exigeante, il en chercha une plus facile. Nous avons, je pense, suffisamment fait voir, dans le second volume, que le genre larmoyant & romanesque est inférieur au genre vraiment comique, & beaucoup plus aisé. Forçons maintenant la Chaussée à nous prouver qu’il est plus difficile d’être imitateur dans le vrai genre que dans le genre bâtard. Nous ne nous épuiserons pas en longs raisonnements pour cela, les exemples nous en éviteront la peine, & nous opposerons les deux uniques comédies de la Chaussée, toutes les deux très mauvaises, toutes les deux imitées, au meilleur de ses drames dû pareillement à une imitation, mais plus heureuse, parcequ’elle étoit plus facile.

LA FAUSSE ANTIPATHIE. §

Cette piece est imitée des scenes que Strabon {p. 263}fait avec Cléanthis dans Démocrite amoureux Nous l’avons remarqué dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre XXIII, des Reconnoissances. Les héros de la Chaussée, mariés comme chez Regnard, se sont quittés par antipathie, se trouvent sans se connoître, & s’aiment. Nous sommes convenus que cette piece, fondée sur l’invraisemblance comme l’original, ne pouvoit être bonne.

L’AMOUR CASTILLAN. §

Nous avons encore vu dans le second volume de cet ouvrage, Chapitre XIX, des Pieces intriguées par un déguisement, que cette comédie, imitée de l’espagnol, étoit passée sur notre théâtre avec tous les défauts de son modele, puisque, comme dans l’original, l’héroïne déguisée en femme y suit son amant, vit familiérement avec lui, le charme par les agréments de sa voix, & lui donne son portrait sans en être reconnue, quoiqu’elle ait déja été très bien avec lui sous l’habit de femme.

MÉLANIDE, en cinq actes, en vers. §

La Chaussée a pris cette piece entiere dans un roman intitulé, Mémoires de Mademoiselle Bon-temps, ou de la Comtesse de Marlou. Je vais rapporter les principaux endroits qui lui ont servi.

Extrait du Roman.

Parmi les personnes que nous voyons le plus souvent & le plus familiérement, étoit Madame la Marquise de Lon... c’étoit une dame âgée au plus de quarante ans, extrêmement aimable. Elle avoit un fils unique de vingt-un ans, qui servoit avec mes freres, & qu’elle aimoit très tendrement. Son mari, qui pouvoit avoir cinquante-cinq {p. 264}ans, étoit un homme de très bonne mine. Il l’avoit épousée par inclination ; on prétendoit même qu’il l’avoit enlevée ; &, depuis son mariage, il avoit toujours eu pour elle toutes les attentions possibles, lorsque, malheureusement pour Madame de Lon... il devint passionnément amoureux de la veuve d’un Officier subalterne sur les galeres. Cette femme, jeune & extrêmement jolie, n’avoit pas eu la réputation d’une Vestale. M. le Marquis de Lon... sans faire attention à son âge, s’étoit flatté d’écarter bientôt tous ses rivaux. Il fit inutilement avec elle beaucoup de dépense ; elle recevoit ses présents : mais comme il n’en étoit pas plus avancé, l’amour l’aveugla au point de lui proposer de l’épouser. La veuve, étonnée de ce discours, sachant qu’il avoit une femme & un fils, crut que la tête lui tournoit. Elle le rebuta comme un homme qui se moquoit d’elle. Mais le Comte la rassura bientôt à ce sujet. — Il est vrai, lui dit-il, que Madame de Lon... passe pour être ma femme ; mais elle ne l’est point, & il manque tant de formalités à notre prétendu mariage, que je le regarde comme nul. La principale est que je l’ai épousée dans la chapelle d’un château, & que c’est un moine qui nous a donné la bénédiction. Enfin, Madame, pourvu que, délié de mes engagements, je puisse légitimement vous offrir ma main, dois-je me flatter que vous l’accepterez ? | Cette veuve, qui, sans faire attention aux bienséances, & aux suites d’une pareille aventure, n’avoit que l’ambition de devenir Marquise, reçut avidement ses propositions. Il exigea d’elle qu’elle lui promît par écrit de l’épouser lorsqu’il auroit prouvé clairement qu’il étoit libre ; &, sur cet écrit, il prit le parti le plus extravagant qu’un homme de sa sorte pût choisir.

M. de Lon... étant entré un matin dans l’appartement de sa femme, dont il fit sortir tous les domestiques : — Madame, {p. 265}lui dit-il, il y a déja du temps que nous ne nous convenons plus. Vous savez de quelle maniere je vous ai épousée ; il y a eu des nullités essentielles dans notre union ; &, comme nous ne sommes pas liés ensemble par des nœuds indissolubles, je vous prie de prendre votre parti sans bruit, & de vous retirer dans tel endroit qu’il vous plaira. Outre votre bien que je vous rendrai, je vous y ferai mille écus de pension pour votre fils & pour vous, qui vous seront exactement payés. . . . . .

Une nouvelle aussi singuliere révolta toute la ville. Il n’y eut pas une personne de considération qui ne prît sans balancer le parti de la Marquise, & qui n’allât lui offrir sa bourse & ses amis. Livrée à la plus amere douleur, elle n’avoit recours qu’à ses larmes. — Qu’ai-je donc fait à M. le Marquis de Lon... disoit-elle, pour qu’il m’outrage ainsi ? S’il m’a séduite au point de m’engager de me retirer dans le château où il m’a épousée, doit-il aujourd’hui se prévaloir contre moi de quelque manque de formalité que j’ai toujours ignorée ? Etoit-ce à moi à les savoir ? & depuis que nous sommes ensemble, a-t-il eu sujet de se plaindre de moi ? Dieu m’est témoin que je ne me suis jamais écartée de mon devoir. Eh ! que veut-il que devienne notre fils ? Cet enfant si cher, seul fruit de notre mariage, sera donc regardé comme un enfant illégitime ? Ah ! je ne survivrai jamais à un pareil affront, que je n’ai point mérité.

Des plaintes aussi justes furent portées jusqu’aux oreilles de M. l’Evêque de Marseille, à qui le Marquis étoit allié. Il alla voir dans son couvent cette illustre malheureuse ; &, bien informé des faits, il rendit ensuite une visite au Marquis. Il le trouva plus aveuglé que jamais pour sa nouvelle maîtresse, & dans la ferme résolution de faire rompre son mariage. Il employa inutilement les prieres {p. 266}les plus tendres & les remontrances les plus vives. — S’il a manqué quelque chose aux cérémonies de votre mariage, lui dit-il, je suis en état d’y suppléer. Songez, Monsieur, que, devant Dieu, Madame la Marquise est votre épouse, & que devant les hommes, après vous être deshonoré, ils vous condamneront à la regarder comme telle. Pendant qu’il en est encore temps, & que cette affaire n’a pas entiérement éclaté, croyez-moi, rendez à Madame de Lon... toute la justice qui lui est due.

Le Marquis fut sourd à tout ce que l’Evêque put lui dire de plus touchant ; &, malgré les conseils des plus honnêtes gens de la ville, il intenta une action contre sa femme, & prétendit que son mariage étoit nul. Les Avocats de part & d’autre étoient prêts d’expliquer leurs raisons, & tout Marseille étoit attentif à ce qui s’alloit décider, lorsque le jeune Comte de Lon... à qui sa mere avoit écrit à Paris, à l’Hôtel des Mousquetaires, arriva en poste. Il descendit droit au Couvent où sa mere s’étoit retirée ; &, ayant été informé par elle de l’indigne procédé du Marquis son pere, il courut dans le premier mouvement à sa maison.

M. de Lon... qui ne s’attendoit pas à l’arrivée de ce jeune homme, étoit alors avec mon pere, mon mari & trois personnes de la plus haute considération de Marseille. Le Comte entra dans son appartement, fondant en larmes. Il se jetta aux pieds de son pere avec la soumission la plus respectueuse. — Quoi ! Monsieur, lui dit-il, pouvez-vous faire mourir de désespoir une personne qui vous a été si chere & qui vous aime uniquement, en la déshonorant, & voulant la faire passer pour une infame concubine ? Avez-vous bien fait réflexion que vous me privez par-là du doux nom de votre fils, que vous m’avez donné jusqu’à présent ? Avons-nous, ma mere ou moi, tenu à {p. 267}votre égard une conduite qui puisse à ce point nous attirer votre colere ? Et quand nous serions envers vous les plus coupables du monde, ma mere en seroit-elle moins votre légitime épouse, & moi votre fils ? Songez, Monsieur, que tout le sang qui coule dans mes veines est le vôtre. Je suis prêt à le verser pour vous jusqu’à la derniere goutte : mais, au nom de ma mere, que vous avez si tendrement aimée jusqu’aujourd’hui, ne me réduisez pas au désespoir. Puis-je rester avec honneur dans une compagnie où vous avez eu la bonté de me placer vous-même ? Faites attention, Monsieur, à l’état déplorable où vous me réduisez si vous persistez dans des sentiments aussi barbares. Non, Monsieur, vous n’êtes pas capable d’une pareille action.

Le Marquis de Lon... eut la patience d’écouter toutes ses plaintes sans en paroître ému. — Monsieur, répliqua-t-il au jeune Comte, si j’ai eu quelque bonté pour vous, ç’a été uniquement par rapport à votre mere, que je ne me défends pas d’avoir aimée. J’ai bien voulu feindre de croire, sur sa parole, que vous m’apparteniez : mais comme j’ai des preuves du contraire, & que je n’ai jamais épousé votre mere suivant les regles de l’Eglise, je vous déclare que vous n’êtes pas mon fils, & je vous défends désormais d’en prendre le nom. Je veux bien seulement, par bonté, & sans tirer à conséquence, vous assurer de quoi vivre... — Ah ! Monsieur, répliqua vivement le jeune Comte, si vous n’êtes pas mon pere, je ne veux rien recevoir de vous. Mais vous ne pouvez nier au fond de votre cœur, que je ne vous doive le jour. Une malheureuse passion vous fait oublier ce que vous devez à Madame de Lon... à moi, à vous-même. Eh ! Monsieur, continua-t-il, en embrassant ses genoux, souffrirez-vous que je n’emporte aujourd’hui que la honte d’un refus qui nous plonge, ma {p. 268}mere & moi, dans l’état le plus vil & le plus méprisable ? — J’en suis fâché, Monsieur, interrompit le Marquis ; c’est une affaire décidée ; rien ne peut m’ébranler. Je vous le répete, vous n’êtes point mon fils. Vos discours artificieux n’exciteront pas ma pitié. Retirez-vous, & ne vous présentez jamais devant mes yeux. — Eh ! de quel droit me parles-tu avec tant d’empire, si tu n’es pas mon pere, reprit le jeune Comte en se relevant avec fureur ? Ai-je des ordres à recevoir d’un inhumain, qui a l’ame plus féroce que les animaux les plus cruels ? Je ne suis donc pas ton fils ? — Non, répliqua fiérement le Marquis, tu ne l’es pas : c’est pour la troisieme fois que je t’en assure. — J’avois encore besoin que tu me le disses de ce ton, poursuivit le Comte, pour sortir entiérement du respect que j’ai cru te devoir jusqu’à présent, & pour rejetter de mon cœur toute la tendresse que j’ai eue pour toi, & dont tu es indigne. Eh bien ! puisque tu n’es pas mon pere, il me suffit aujourd’hui que tu veuilles ôter l’honneur à ma mere, je ne te connois plus que pour un tigre altéré de mon sang ; &, puisque tu en as soif, viens donc percer ce cœur que tu dis qui ne t’appartient pas. Tu n’en viendras pas à bout à si bon marché que tu l’esperes, & je répandrai tout le tien avant que tu y parviennes. Allons, mets l’épée à la main : ces Messieurs sont trop honnêtes gens pour empêcher que nous terminions ici notre différend. | Le jeune Comte en même temps, les yeux pleins de rage, s’avançoit contre le Marquis, prêt à le percer, lorsque celui-ci, voyant l’extrémité à laquelle il étoit réduit, mit la main sur la garde de son épée. — Songez-vous bien, lui dit-il, à quoi vous voulez m’obliger ? Vous allez peut-être commettre un parricide, ou me forcer à tuer un homme qui... — Un parricide ! Monsieur, reprit le Comte en baissant la pointe de son épée, vous venez de m’assurer trop affirmativement, {p. 269}que je ne vous appartiens pas. — Eh ! puis-je faire autrement, dans la malheureuse situation où je me trouve, interrompit le vieux Marquis, d’un ton de voix mal assuré, & les yeux remplis de larmes ? — Ah ! Monsieur, s’écria le jeune Comte en jettant son épée à ses pieds, & lui prenant la main qu’il baisa respectueusement, vous êtes mon pere : je vous reconnois à ces mouvements, que la seule nature sait inspirer. Je vous demande pardon de mes emportements : lavez dans mon sang la faute que je viens de commettre ; je n’en murmurerai point, pourvu que vous rendiez à ma mere l’honneur de vos bonnes graces. Elle les mérite, Monsieur, par le tendre attachement qu’elle a toujours eu pour vous. Permettez-moi donc de me flatter que mes larmes vous ont touché ; ou souffrez que, pour me punir de vous avoir offensé, je m’arrache une vie qui me devient odieuse si j’ai le malheur de vous déplaire encore. | Le jeune Comte ayant alors ramassé son épée, la tourna contre lui-même, & attendoit la réponse du Marquis, qui le releva, & l’embrassa tendrement. — Vous venez, mon cher fils, lui dit-il, de déchirer le voile de ténebres qui me couvroit la vue. Oui, je rends à votre mere un cœur qui lui est dû légitimement, & je déteste en ce moment la personne pour qui je me sentois forcé à commettre tant d’injustices ; je ne la verrai de ma vie. J’allois, sans vous, me couvrir d’un opprobre éternel. Venez, Comte, venez être témoin de mon repentir, & des pardons que je suis prêt à demander à votre mere. Je vous rends à l’un & à l’autre toute ma tendresse. | Alors étant tous montés en carrosse, ils se transporterent aux V... où le Marquis, ayant embrassé tendrement son épouse, la pria d’oublier ses égarements.

{p. 270}

Précis de Mélanide.

Le Marquis d’Ormancé épouse Mélanide sans l’aveu de ses parents. Le mariage est découvert, on le fait casser. On enleve Mélanide, elle accouche, dans sa retraite forcée, d’un fils auquel elle donne le nom de Darviane. Le Marquis d’Ormancé perd ses parents, se fait appeller le Marquis d’Orvigni, croit Mélanide morte, & devient amoureux de Rosalie, fille de Dorisée. Le hasard veut que Mélanide soit chez cette même Dorisée avec Darviane qu’elle fait passer pour son neveu. Elle n’a pu voir son époux, parcequ’elle se cache toujours lorsqu’il vient du monde chez son amie. Un jour elle l’apperçoit, révele son secret à Théodon : celui-ci parle au Marquis, qui, trop épris de Rosalie, avoue que Mélanide prend mal son temps pour se faire reconnoître. Cependant Darviane aime Rosalie ; il s’emporte contre son rival : Mélanide alarmée lui fait les reproches les plus vifs ; il se doute de la vérité ; & pour faire cesser son incertitude, il va joindre le Marquis : ils ont ensemble la scene suivante.

Acte V. Scene II.

DARVIANE, LE MARQUIS.

Le Marquis, à part.

Théodon ne doit pas avoir eu l’imprudence
De faire à Darviane aucune confidence.

Darviane.

Quand, jusqu’au fond du cœur pénétré de regret,
Je cherche à réparer un transport indiscret,
Avec quelque bonté daignerez-vous m’entendre ?
Je viens chercher ma grace ; à quoi dois-je m’attendre ?
{p. 271}

Le Marquis.

Dès que vous souhaitez que tout soit effacé,
Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé.

Darviane.

Je craignois de trouver un rival inflexible,
Prévenu contre moi d’une haine invincible.
Si vous me haïssiez, mon sort seroit affreux.

Le Marquis.

On ne hait pas toujours ceux qu’on rend malheureux.

Darviane.

Cet aveu n’adoucit mes maux qu’en apparence,
Si vous ne me voyez qu’avec indifférence.

Le Marquis.

(A part.)

Croyez que je vous plains. Tous mes sens sont troublés.

Darviane.

Votre pitié m’est chere. Ah ! si vous la réglez
Sur l’état où je suis, elle doit être extrême.

Le Marquis.

Je sais qu’il est cruel de perdre ce qu’on aime.

Darviane.

J’ai bien d’autres sujets de me désespérer.
Je serois trop heureux de n’avoir à pleurer
Qu’une si douloureuse & si triste infortune :
Cette perte après elle en entraîne encore une :
On n’éprouva jamais un revers plus affreux.
Hélas ! j’avois un pere illustre, généreux,
Digne d’être à jamais ma gloire, mon modele :
Je ne pouvois sortir d’une source plus belle.
Vain bonheur ! au mépris de l’amour paternel,
Il veut couvrir son sang d’un opprobre éternel :
{p. 272}
A ses premiers liens il s’arrache de force,
Et va sacrifier au plus affreux divorce
La nature, l’hymen & l’amour gémissant.
Je serai dénué de tout ce qu’en naissant
Le plus vil des mortels apporte avec la vie :
Malheureux d’être né, je vais porter envie
A tous ceux qui devoient me voir au-dessus d’eux :
J’en deviens le dernier & le plus malheureux !
Je vous vois attendri ! Je me flatte, j’espere
Que vous ne prenez pas le parti de mon pere.

Le Marquis.

Il seroit mal aisé de le justifier.

Darviane.

En vous entiérement je puis donc me fier.
Je suis trop malheureux pour n’être pas timide.
Dans cette extrémité, je vous prends pour mon guide.

Le Marquis.

Moi ?

Darviane.

Vous-même. A qui donc puis-je mieux m’adresser ?
Ma confiance, hélas ! doit-elle vous blesser ?
Par bonté, dites-moi ce qu’il faut que je fasse.
Mon pere va bientôt combler notre disgrace.
Avant qu’un autre hymen le sépare de nous,
Ne pourrois-je en tremblant embrasser ses genoux...
Croyez-vous qu’un refus puniroit mon audace ?
Quoi ! mon pere... Ah ! Monsieur, mettez-vous à ma place :
Supposez un moment que je sois votre fils,
Que feriez-vous ? parlez :

Le Marquis, à part.

Sauroit-il qui je suis ?
{p. 273}

(A Darviane.)

Je vous offre à jamais l’amitié la plus tendre ;
De mes soins les plus doux vous devez tout attendre.

Darviane.

Puis-je me contenter d’un vain soulagement,
Cruel ? Je ne veux point de dédommagement.
Vous avez dû m’entendre. A quoi sert le mystere ?
Ou laissez-moi périr, ou rendez-moi mon pere.
C’est moi qui suis le fruit de vos premiers soupirs.
Songez que ma naissance a comblé vos desirs.
Du plus grand des malheurs doit-elle être suivie ?
Qu’une seconde fois je vous doive la vie !
Je ne veux en jouir que pour vous honorer,
Je ne veux respirer que pour vous adorer...
N’osez-vous voir les pleurs que vous faites répandre ?
A tant de fermeté je ne pouvois m’attendre.
Vous me feriez penser que je me suis mépris,
Qu’en effet je n’ai point le titre que j’ai pris,
Et que je n’ai sur vous aucun droit à prétendre.
Vous êtes vertueux, & vous seriez plus tendre.
J’ai cru de faux soupçons... Ah ! daignez m’excuser :
Ils étoient trop flatteurs pour ne pas m’abuser.
On m’avoit mal instruit. Rentrons dans la misere.
Avant que de sortir de l’erreur la plus chere,
Et de quitter un nom que j’avois usurpé,
Vous-même, montrez-moi que je m’étois trompé ;
Vous pouvez m’en donner la preuve la plus sure :
Je vous ai fait tantôt une assez grande injure :
En rival furieux je me suis égaré ;
Si vous ne m’êtes rien, je n’ai rien réparé.
L’excuse n’a plus lieu. Votre honneur vous engage
A laver dans mon sang un si sensible outrage.
{p. 274}
Osez donc me punir puisque vous le devez ;
Prenez aussi ma vie, elle me désespere.

Le Marquis.

Malheureux !... Qu’oses-tu proposer à ton pere !

Darviane.

Ah ! je renais.

Le Marquis.

Que vois-je ? ô Ciel ! En est-ce assez !

Mélanide paroît, tombe avec son fils aux pieds du Marquis, qui reconnoît ses torts, embrasse sa femme, & marie Darviane avec Rosalie.

 

La Chaussée ajoute au roman la rivalité du fils avec le pere. Le changement n’étoit pas bien difficile ; mais il est heureux. En revanche est-il naturel que durant l’espace de vingt ans le Marquis & Mélanide n’aient pu se donner de leurs nouvelles ? Est-il naturel que Mélanide, logée chez Dorisée, ait si bien évité la compagnie, qu’elle n’y ait jamais vu le Marquis ? Est-il naturel que Darviane soit parvenu à son âge sans s’opiniâtrer à découvrir quels sont les auteurs de ses jours, & qu’il se soit cru tout bonnement le neveu de sa mere ? L’on m’avouera que tout cela est bien forcé, s’il n’est tout-à-fait invraisemblable. Quant au reste de l’ouvrage, le Romancier a fourni le fonds, & même des scenes toutes faites au Dramatique. Ce dernier n’a pas eu beaucoup de peine en transportant l’un & l’autre sur la scene. Il en est ainsi de tous les Poëtes qui se bornent à mettre en action des romans, & sur-tout des romans françois. La raison en est bien simple. Un roman, s’il est passable, est conforme à nos mœurs ; les incidents sont amenés & dénoués avec vraisemblance ; {p. 275}ce que les personnages y font, y disent, est dans la nature ; le fonds est ordinairement attachant ; il y a même souvent des caracteres bien dessinés. Que faut-il de plus dans la comédie ? Quelle peine a-t-on à faire passer tout cela dans une piece ? celle de changer le titre de l’ouvrage, voilà tout. Au lieu que pour transplanter sur notre théâtre une piece latine, espagnole, italienne, angloise, &c. il faut non seulement changer les mœurs, les caracteres, les bienséances ; il faut encore décomposer toute la machine pour lui donner une forme convenable aux regles établies parmi nous ; il faut sur-tout l’assujettir à la vraisemblance, dont les autres nations se passent. Tout cela ne peut se faire, si l’imitateur, habile dans l’art d’imaginer, ne crée un plan, une marche, des personnages, des incidents propres à faire briller les traits qui l’ont frappé dans la piece étrangere, & les dégager du fatras qui les dépareroit à nos yeux. Cet exemple nous manquoit pour mettre le Lecteur à portée d’apprécier ce dernier genre d’imitation : il est sans contredit le moins estimable.

 

Ne laissons pas ignorer que la Chaussée a fait le Préjugé à la mode d’après le caractere de M. de la Feuillade, & d’après une aventure qui lui arriva. Il étoit amoureux de sa femme, il n’osoit l’avouer, il lui donnoit des rendez-vous dans une petite maison. Une de ses maîtresses, piquée d’être dédaignée, renvoya les lettres de l’époux à l’épouse. Tout le monde connoît la piece, & peut voir qu’elle est exactement bâtie sur ce fonds. L’Ecole des Meres est encore calquée sur un canevas italien intitulé, Il Padre di Famiglia, le Pere de Famille. Dans ces deux pieces, les deux meres prévenues pour {p. 276}un fils très mauvais sujet lui sacrifient leurs autres enfants, & finissent par recevoir de lui les chagrins les plus mortifiants.

Nous glissons sur ces dernieres imitations pour passer à celles des Auteurs dont la Parque respecte encore les jours.

 

Grace à la revue que nous venons de faire dans ce volume, les Comiques qui ont figuré sur la scene, depuis Moliere jusqu’à nous exclusivement, ne pourront pas reprocher au pere de la comédie ses imitations. Tous doivent la portion de gloire dont ils jouissent à des choses imitées : elle eût été plus grande s’ils eussent imité comme lui. Aucun ne l’a fait avec tant d’adresse ; il étoit nécessaire de convaincre mes Lecteurs de cette vérité : sans cette précaution les ennemis de Moliere n’auroient pas manqué de prodiguer aux Auteurs modernes le titre de créateurs, & de donner à leur maître celui de plagiaire, de traducteur, de copiste. Mais nous avons fait voir que ces titres étoient dus seulement à ceux qui transportent sur la scene de petits incidents pris dans la société, qui ne font que dialoguer des romans, qui pillent de bons ouvrages pour en parer de mauvais ; ceux enfin qui font passer sur notre théâtre les pieces de nos voisins ou des anciens avec tous leurs défauts. Qui, plus que Moliere, est exempt d’un pareil reproche ?

{p. 277}

CHAPITRE VII.*
M. PIRON.

La Métromanie, mise à côté d’une anecdote ; &les Fils ingrats, à côté de l’histoire d’un Marchand d’Anvers. §

Le mérite ne va plus décider ici du rang des Auteurs, ce sera la date de leur premiere entrée chez l’une ou l’autre Thalie. Jusqu’à ce moment nous avons dit notre façon de penser sur toutes les imitations bien ou mal faites qui sont passées sous nos yeux, nous allons suivre une autre méthode. En jugeant les Auteurs morts nous n’avons fait, ou du moins nous sommes censés n’avoir fait, que recueillir les divers sentiments des hommes lettrés & des personnes de goût de toutes les nations : mais de quel droit nous aviserions-nous de prononcer sur les vivants, tandis que la renommée encore incertaine répete confusément ce que les partisans ou les ennemis de leur genre disent tour à tour sur leur compte. C’est lorsque l’Auteur repose sous la tombe, qu’on juge sainement ses productions ; jusques-là les petites haines particulieres, les rivalités, ou les enthousiastes, répandent un nuage trop épais sur le vrai mérite de l’artiste. Quand même un homme auroit l’esprit assez juste, le goût assez épuré pour ne se laisser corrompre ni par les admirateurs ni par les critiques outrés, quand même il seroit en état de se dépouiller de tout esprit de parti & {p. 278}de porter un jugement sain, il doit attendre, pour le prononcer, que la voix publique l’ait confirmé29.

Nous nous contenterons donc désormais de mettre les choses qui nous paroîtront imitées à côté de celles qui leur ressembleront. Nous pousserons la circonspection jusqu’à ne pas dire si l’Auteur moderne se rencontre avec son prédécesseur par hasard ou de dessein prémédité. Malgré cette précaution, dictée par la politesse françoise, par l’estime que j’ai pour mes confreres, par les égards que je dois à leur célébrité, les personnes qui me veulent du bien appréhendent que je ne me fasse des ennemis : leurs craintes m’ont souvent affecté, je les ai partagées quelque temps ; mais la réflexion les a totalement bannies loin de moi, elles sont trop offensantes pour les imitateurs que je vais faire admirer. Ne semble-t-il pas, à vous entendre, ai-je dit à mes amis, que je sois prêt à faire la guerre aux petits filous du Parnasse, à ces faméliques rimailleurs qui pensent se faire un nom en pillant dans un livre inconnu des vers adressés à la premiere des Cloris, à la doyenne des Hébé. Les Auteurs dont je vais parler sont des hommes. J’ai démontré que les imitations étoient permises principalement sur la scene : j’ai prouvé que tous les bons Poëtes comiques, depuis Plaute jusqu’à la Chaussée, doivent leur plus grande gloire à leurs imitations. Je veux faire voir que tous nos Dramatiques30 vivants sont imitateurs {p. 279}à leur tour. Quel d’entre eux voudroit le cacher, ou rougiroit de l’avouer ? Aucun sans doute n’a assez de petitesse d’esprit pour cela. Si toutes leurs imitations ne sont pas également heureuses, Moliere lui-même n’en a-t-il pas de mauvaises ? Quoi qu’il en soit, il est essentiel pour mon ouvrage, que des imitations les plus anciennes je passe aux plus modernes ; l’honnêteté la plus scrupuleuse dirigera ma plume. Si je me fais des ennemis, j’aurai du moins la consolation de ne pas les mériter ; voilà l’essentiel.

Le crime fait la honte, & non pas l’échafaud.

LA MÉTROMANIE, en cinq actes, en vers. §

Tout le monde sait par cœur cette piece immortelle. Personne n’ignore que M. de l’Empyrée y est amoureux d’une Bretonne qui lui adresse des vers tendres dans le Mercure, à laquelle il répond réguliérement tous les mois, & qu’il veut absolument épouser, lorsque M. Francaleu lui remet sa foi, déclare qu’il est sa belle amante, s’avoue pour l’auteur des vers qui, sous le masque femelle, ont agacé tant de lecteurs & fait un si grand nombre d’enthousiastes.

Anecdote.

M. des Forges-Maillard composa pour le prix de poésie de l’Acad. Franç. un poëme dont le sujet étoit le Progrès de l’art de la navigation sous le Regne de Louis XIV. Sa piece ne fut point couronnée : il crut devoir en appeller au public. Il étoit alors au Crosil, petite ville de Bretagne où il a presque toujours fait sa résidence ; il envoya son poëme au Chevalier de la Roque qui faisoit {p. 280}alors le Mercure de France. Un parent de l’Auteur présenta très humblement la piece à M. de la Roque. Celui-ci la refusa, alléguant pour toute raison qu’il ne vouloit pas se brouiller avec MM. de l’Académie Françoise. Le parent insista ; la Roque se fâcha, & jetta le poëme au feu, en jurant qu’il n’imprimeroit jamais rien de la façon de M. des Forges-Maillard. Celui-ci en fut inconsolable. Il étoit occupé de ce désastre à Bréderac, petite maison de campagne de laquelle dépend une vigne qu’on nomme Malcrais. Il lui vint dans l’esprit de forcer l’inflexible la Roque, malgré son serment ; il se féminisa sous le nom de Mademoiselle Malcrais de la Vigne ; il fit part de son idée à une femme d’esprit de ses amies, qui se chargea d’être son Secrétaire. Elle transcrivit plusieurs pieces de vers, on les adressa à la Roque qui en fut enchanté ; il se prit même de belle passion pour la Minerve du Crosil : il s’émancipa dans une de ses lettres jusqu’à dire : je vous aime, ma chere Bretonne ; pardonnez-moi cet aveu, mais le mot est lâché. Il ne fut pas la seule dupe de la supercherie. Mademoiselle Malcrais de la Vigne devint la dixieme Muse, la Sapho, la Deshoulieres du temps. Il n’y eut pas de Poëte qui ne lui rendît ses hommages par l’entrepôt du Mercure. On feroit un volume de tous les vers à sa louange. On connoît ceux de M. de Voltaire. M. Destouches se signala, il fit sa déclaration amoureuse à Mademoiselle Malcrais de la Vigne. On conçoit aisément quel fut l’étonnement des soupirants, lorsque M. des Forges vint à Paris se montrer à tous ses adorateurs.

 

Que d’éloges ne faudroit-il pas donner à la façon {p. 281}dont cette aventure est mise en action & encadrée dans la Métromanie, si nous n’avions résolu de laisser entiérement au Lecteur le plaisir de prononcer sur les Auteurs vivants.

LES FILS INGRATS, en cinq actes, en vers. §

J’ai vu sur un écran, & dans l’Esprit des Conversations, ouvrage de Gayot de Pitaval, une histoire qui a beaucoup de rapport avec cette comédie : je vais transcrire l’histoire.

Un riche marchand d’Anvers, qu’on appelloit Jean Conaxa, maria deux filles qu’il avoit, & leur constitua une dot de Duchesse. Leurs maris, qui étoient gentilshommes titrés, jouerent, après leur mariage, graces à leurs richesses, avec plus de dignité, le rôle de gens de distinction. Conaxa quitta son commerce, & se retrancha à faire valoir son argent, afin de pouvoir figurer avec ses gendres & se tirer de la foule des personnes de sa condition. Il avoit sa maison, ses domestiques ; il vivoit séparément de ses gendres ; ils les régaloit de temps en temps. Il entra dans la vieillesse ; après avoir voyagé quelque temps dans ce pays-là, il approchoit à grands pas de celui de la décrépitude, à mesure que sa démarche en devenoit plus lente. Ses gendres & ses filles qui mouroient d’impatience de le voir à la fin de sa carriere, parcequ’ils convoitoient ses trésors, lui persuaderent de s’en dépouiller : vous ne devez, lui-dirent-ils, songer qu’à vivre tranquillement, & à mettre un espace entre le temps & l’éternité ; votre vie achevera de s’user par les soucis que votre bien vous cause. Vous n’avez qu’à nous le remettre, nous vous sauverons toutes vos inquiétudes, & nous travaillerons de concert à vous donner toutes les commodités de la vie, & à vous sauver des embarras des richesses. Il les crut ; il leur partagea {p. 282}ses biens. Les premiers jours il goûta la douceur du repos ; ses gendres & ses filles disputerent à qui le chériroit, le révéreroit le plus. Sa maison étoit entretenue avec la même magnificence ; ses domestiques le servoient également. Bientôt ses enfants se lasserent du joug qu’ils s’étoient imposé, & leur intérêt ne les aidant plus à porter le fardeau, ils le laisserent tomber à terre. On retrancha le nombre de ses domestiques ; ceux qui lui resterent, le mépriserent ; sa table fut servie par la frugalité elle-même : ses gendres & ses filles se mirent de niveau avec lui, enfin le placerent au-dessous d’eux, & le regarderent comme un ancien domestique à charge, qui ne tenoit à leur cœur que par un petit filet de bienséance, si mince, si délié, qu’on admiroit à tout moment qu’il ne se rompît point. Ce n’étoit plus un pere qui étoit le Roi de sa famille, mais c’étoit un bon-homme qui n’étoit d’aucun usage, qu’on souffroit par commisération, & que bientôt on se lasseroit de supporter si le poison lent, qu’on lui donnoit par un pareil procédé, ne faisoit pas plus de progrès. Le voilà en proie à de cruelles réflexions ; donnez-lui une plume & de l’encre, il va faire un beau livre sur l’ingratitude des enfants en faveur de qui un pere s’est dépouillé. Avec quelles couleurs ne vous dépeindra-t-il pas l’intérêt ? N’êtes-vous pas épouvanté de la figure monstrueuse qu’il lui donne ? Et n’êtes-vous pas frappé de l’éloquence avec laquelle il vous représente ce tyran de l’univers ? Quel est le fruit de sa méditation ? il ouvre son cœur à un riche Banquier son ami. Voici la piece qu’ils concerterent ensemble. Le Banquier remplit le coffre-fort de Conaxa d’un million d’or : il connoissoit sa probité ; il étoit sûr que Conaxa lui rendroit cette somme, quand il en auroit fait l’usage qu’ils méditerent.

Conaxa invita le lendemain ses filles & leurs maris à {p. 283}venir dîner chez lui, leur disant qu’il vouloit les régaler. Où prendrez-vous, lui dit l’un deux, de l’argent ? Je ne vous en demanderai point, lui dit Conaxa, venez seulement : ils se rendirent tous dans son appartement : c’étoit en hiver. Il les reçut auprès d’un grand feu ; ils virent les apprêts d’un festin, ils furent très surpris. Pour les guérir de la crainte où ils étoient de payer les frais du repas, le vieillard avança de l’argent au Traiteur qui étoit venu prendre ses ordres. La chere fut délicate & somptueuse ; des vins exquis en furent l’ame. Après le repas, un facteur du Banquier vint demander le vieillard, qui le fit approcher. Monsieur, lui dit le facteur, je venois querir les mille écus que vous avez promis de prêter à mon maître. Les conviés ouvrirent les oreilles ; le vieillard leur dit : je vous laisse, je reviens à vous dans un moment, j’aurai bientôt compté cette somme. La cadette plus curieuse le suivit de loin : elle entra dans son cabinet après lui ; elle le vit aller à son coffre-fort ; elle marchoit doucement. Il feignit de ne la point voir ; & pendant qu’il regardoit ses registres, il la laissa contempler à son aise dans le coffre qu’il avoir ouvert, où elle vit le million éparpillé. Elle s’échappa aussi-tôt, & alla porter la nouvelle aux autres qui tinrent conseil ensemble. Le résultat fut qu’ils ne pouvoient trop témoigner de tendresse & de respect à un pere si riche qui avoit du moins cent mille vertus en ducats bien comptés. A peine fut-il de retour, qu’il s’apperçut du résultat du conseil. On vint au devant de lui : Ah ! mon pere, lui dit sa fille aînée, approchez-vous du feu ; vous vous serez refroidi, c’est pour en mourir. La cadette joua une scene pareille : tous unanimement représenterent un même rôle varié en cent façons. Il se regarda comme s’il eût été à la Comédie, & siffla intérieurement les acteurs.

{p. 284}

La conversation tomba sur son trésor. Mes enfants, leur dit-il, je vais vous découvrir ma manie : je n’ai pu refuser ces mille écus à ce Banquier qui est mon intime ; à cela près je ne fais aucun usage de mon argent de peur qu’il ne se dissipe ; mon dessein est de n’y pas toucher tant que je vivrai, vous le trouverez après ma mort : je le destine à celle de vous deux dont je serai le plus content ; je le partagerai si je m’apperçois que votre tendresse soit égale. Ils lui jurent tous fidélité, amour, vénération ; ils auroient promis, s’il eût voulu, qu’ils l’adoreroient : les anciens sentiments qui avoient déserté leur cœur, revinrent ; je juge toujours par les apparences. Il fut flatté, loué, caressé, respecté, chéri au delà de tout ce qu’il pouvoit espérer, grace au million qui fut rendu au Banquier le lendemain, à la réserve des frais du repas qu’il voulut bien sacrifier à son ami. Le vieillard vécut cinq ou six ans : il eut le plaisir de voir toujours ses enfants dans cette même crise de sentiments : il n’avoit qu’à souhaiter, on se rendoit à ses desirs, on le prévenoit même, on ne lui épargna rien. Par son testament il partagea son coffre-fort entre ses deux filles ; il leur imposa la loi de ne l’ouvrir que quarante jours après son décès, en présence de son Confesseur à qui il en remit une clef ; chacun de ses deux gendres en avoit une aussi : le coffre ne se pouvoit ouvrir qu’avec les trois clefs. On fit au vieillard des obseques magnifiques. Le quarantieme jour si desiré arriva enfin ; on ouvrit le coffre-fort, on n’y trouva qu’un vuide affreux, & seulement une petite massue de fer dans un coin, avec ces vers écrits sur un morceau de papier :

  On a forgé cette massue
  Pour assommer le fils ingrat
  Dont l’esprit, le cœur scélérat,
A mépriser un pere aisément s’habitue
{p. 285}
Dès qu’il s’est dépouillé pour lui de son trésor.
  En contemplant ce coffre-fort,
 Mourez de honte à l’aspect de ce vuide.
Que votre sort effraie un cœur aussi perfide !

Le faiseur d’écran a pris cette histoire dans l’Esprit des conversations agréables. Gayot de Pitaval l’a copiée lui-même d’un autre Auteur. M. Piron s’en est emparé, & a très bien fait. Un extrait concis des Fils ingrats mettra le Lecteur à portée de comparer tout de suite le Conte avec la Piece, & lui procurera le plaisir de rendre justice au Poëte.

LES FILS INGRATS.

Géronte a trois fils, Damis, Valere, Eraste ; le premier est Financier, le second Capitaine, & le troisieme Auditeur. Géronte encore à la fleur de son âge s’est sacrifié pour ses chers enfants ; il leur a cedé tous ses biens, & ne s’est réservé pour vivre qu’une petite métairie qui suffit à peine à ses besoins les plus pressants. Chrisalde, frere de Géronte, lui reproche sa complaisance outrée pour trois fils ingrats. Le pere, aveuglé par sa tendresse, excuse ses enfants, ne se repent pas de sa libéralité ; il est seulement fâché de n’être plus assez riche pour faire un sort heureux à la belle Angélique, fille d’un homme auquel il doit lui-même sa fortune & la vie. Il prie ses fils de l’acquitter en épousant l’orpheline ; tous trois la refusent par avarice sans la connoître. Ce qu’il y a de fort plaisant, c’est que tous trois sont amoureux de cette même Angélique qui, grace au mensonge de Nérine sa suivante, passe dans leur esprit pour un parti très noble & très opulent.

{p. 286}

Le frere du pere infortuné, & son valet Pasquin, se liguent pour lui faire voir dans tout son jour l’ingratitude de ses enfants, & pour lui faire rattrapper une partie des biens qu’il leur a cédés. Pour cet effet ils donnent le mot à Grégoire, métayer de Géronte & pere de Pasquin, qui vient la larme à l’œil annoncer à son maître que le feu du ciel est tombé sur sa maison de campagne & l’a réduit à la mendicité. Les trois fils, loin de s’empresser à relever la petite fortune de leur pere, se disputent à qui ne le fera pas, & achevent par-là d’indigner tout le monde contre eux.

Pasquin fait une fausse confidence aux trois freres. Il leur dit que leur pere, loin d’être ruiné, est plus riche qu’il ne l’a jamais été ; que des vaisseaux lui ont rapporté des sommes considérables. Pour achever de les faire donner dans le panneau, il les place de façon qu’ils peuvent voir de loin Grégoire entouré de sacs remplis de foin, qui compte beaucoup de louis sur une table. Alors les trois ingrats, autant pour plaire à la fausse Comtesse, qui ne peut estimer, dit-elle, des fils dénaturés, que pour arracher quelque nouvelle somme à leur bon-homme de pere, feignent d’être touchés de son sort, & font à qui mieux mieux pour se surpasser en générosité.

L’avare Financier, d’une main de forfante,
Lâche sur un contrat trois mille écus de rente ;
 On a de l’Auditeur
Quarante mille écus en billets au porteur ;

le Capitaine cede un coffret plein de neuf ou dix mille pistoles : & quand ils pensent venir recueillir le fruit de leur fausse générosité & de leur amour intéressé, on leur avoue le tour qu’on leur {p. 287}a joué. L’oncle donne tout son bien à la belle orpheline, qui se fait un plaisir d’offrir son cœur & sa main au bon & généreux Géronte, & sollicite, en faveur de cet hymen, la grace des trois fils.

CHAPITRE VIII.
M. DE SAINT-FOIX.

Les Graces, en un acte, en prose. §

Voici encore une piece trop connue pour qu’il soit besoin d’en faire l’extrait. L’Auteur dit dans la Préface : « En lisant les odes d’Anacréon, la troisieme & la trentieme me firent naître l’idée de cette petite comédie ; il me parut que le tableau en seroit riant ».

Voyons les deux odes.

ODE III.

Il y a quelque temps que l’Amour frappa la nuit à ma porte. Qui est là, m’écriai-je, & qui vient interrompre mon sommeil ? Ouvre, me dit-il, n’appréhende rien ; tu verras un petit enfant qui est tout mouillé & qui s’est perdu dans l’obscurité. Cela me fait pitié, j’ouvre, & je vois en effet un petit enfant qui avoit un arc, des ailes, & un carquois : je le fais asseoir auprès du feu ; je réchauffe ses petites mains entre les miennes, & j’essuie ses cheveux. Il ne fut pas plutôt réchauffé, que se levant : Allons, voyons, dit-il, si la pluie n’auroit pas un peu gâté la corde de mon arc. Il le tend en même temps, vise, & me perce le cœur ; ensuite il se met à sauter en riant de toute sa force, & en {p. 288}me disant : Mon hôte, réjouis-toi avec moi, mon arc est en bon état, mais ton cœur est bien malade.

Dans la Piece, l’Amour, voulant s’insinuer dans le cœur de trois Nymphes & les séduire, s’annonce comme un malheureux jeune homme qui vit depuis trois jours de fruits sauvages, qui a passé la nuit au pied d’un arbre : cette idée paroît effectivement prise dans Anacréon.

ODE XXX.

L’autre jour les Muses, ayant lié l’Amour avec des fleurs, le donnerent en garde à la Beauté. A présent Vénus le cherche, elle offre une rançon pour le délivrer ; mais, quoiqu’on lui ôte ses chaînes, il ne s’en ira point, & préférera la servitude à sa liberté.

Dans la comédie, l’Amour est tout de même enchaîné par des Nymphes au pied d’un arbre avec des fleurs, quand Vénus paroît & fait tomber ses liens ; mais il ne veut pas se séparer des trois Nymphes. J’ai vu dans l’Esprit des conversations de Gayot de Pitaval une historiette qui ressemble encore beaucoup à la principale scene des Graces. Euphrosine a lié l’Amour avec des chaînes de fleurs, sous prétexte de l’emmener avec plus de sureté. Ses compagnes arrivent.

Scene IX.

L’AMOUR, EUPHROSINE, AGLAÉ, CYANE.

(Elles s’asseyent toutes les trois au pied de l’arbre, autour de l’Amour.)

Aglaé.

Ah ! vous voilà donc pris ?

{p. 289}

L’Amour.

Qu’appellez-vous pris ? Est-ce que vous avez dessein de me faire du mal ?

Aglaé.

Non, en vérité : nous venons vous chercher pour vous emmener avec nous, & nous aurons bien soin de vous. Mais il me semble qu’une aventure avec trois jeunes filles, qui n’attendent que la nuit pour vous introduire mystérieusement chez elles, devroit vous inspirer un certain air gai, triomphant, que je ne vous vois pas. La facilité avec laquelle nous cédons à ce que vous desirez, vous rendroit-elle déja moins vif, moins empressé ?

L’Amour.

Oh ! il ne dépend que de vous de me voir tout aussi vif, tout aussi empressé qu’on peut l’être. Mais voilà une plaisante façon de céder aux desirs des gens, que de les tenir liés !

Aglaé.

Qu’est-ce que cela fait ?

L’Amour.

Comment ! ce que cela fait ? Cela fait tout.

Euphrosine.

Songez donc que si vous ne l’étiez pas, nous serions timides, contraintes, embarrassées avec vous : au lieu que vous possédant comme vous voilà, nous vous ferons mille petites amitiés...

L’Amour.

Toutes ces petites amitiés-là seroient en pure perte pour moi : je ne veux point qu’on m’en fasse, que je n’y puisse répondre, & je vous prie de commencer par ne me point tant approcher.

{p. 290}

Euphrosine, le caressant.

Que vous avez bien le ton & toutes les façons d’un enfant gâté !

Cyane, le caressant aussi.

Comment ne l’auroit-on pas gâté ? Il est si joli !

Aglaé, le regardant tendrement.

Il est vrai que sa figure est charmante ! Il faudra le garder au moins un mois avec nous.

L’Amour.

Toujours lié ?

Euphrosine.

Oh ! toujours : mais aussi toujours caressé. Il m’a paru tantôt que vous preniez bien du plaisir à me baiser la main : tenez, baisez-la encore...

L’Amour, en colere.

Finissons, finissons, vous dis-je.

Euphrosine.

Mais qu’est-ce donc que ce petit garçon-là ? Voyez, je vous prie, comme il est mutin ! Allons, qu’on baise tout-à-l’heure ma main, puisque je l’ordonne. Aglaé, donne-lui la tienne.

Aglaé.

Volontiers.

Euphrosine.

Et toi, Cyane.

Cyane.

De tout mon cœur.

(Elles lui font baiser leurs mains.)

L’Amour.

O Ciel !

Euphrosine, à l’Amour.

Fi ! que cela est vilain d’avoir de l’humeur ! On lui montre l’inclination qu’on a pour lui, & il se fâche !

{p. 291}

L’Amour.

Mais tandis qu’auprès de vous je n’aurai que les yeux de libres, tout ce que vous me montrerez ne peut que me faire enrager. Il y a de la barbarie à me faire ces caresses, ces agaceries-là.... Pardi, si vous ne voulez pas me délier entiérement, du moins rendez-moi un bras.

Euphrosine.

Non.

L’Amour.

Une main.

Euphrosine.

Rien du tout.

L’Amour.

C’en est trop ; écoutez : si je me mets moi-même en liberté, je vous attraperai à mon tour, & vous aurez beau dire, comme tantôt, j’appellerai, j’appellerai, vous me paierez tout ceci.

Euphrosine, d’un ton railleur.

Vous vous croyez donc un petit garçon bien redoutable ?

L’Amour, faisant des efforts pour rompre ses liens.

Ah ! pardi, nous allons voir.

Cyane & Aglaé, se levant & voulant s’enfuir.

Euphrosine, il va rompre ses liens !

Aglaé.

Nous sommes perdues !

Euphrosine.

Ne craignez pas : j’ai bien pris mes précautions ; il est trop bien attaché.

L’Amour, à Euphrosine.

Scélérate !

Euphrosine, à l’Amour.

Soyez donc tranquille. Il faut avouer que les hommes {p. 292}sont bien capricieux ! bien inconstants ! Avec quelle ardeur ne souhaitoit-il pas tantôt d’être avec nous ? l’y voilà, il voudroit déja nous échapper. Mais nous vous garderons bien... Levez donc la tête... Regardez-nous... Allons, faites-nous quelque petite histoire pour nous amuser.

L’Amour.

Non, je veux dormir.

Euphrosine.

Dormir entre nous trois ! Cela seroit joli !

L’Amour.

Cela ne vous fera pas trop d’honneur.

Euphrosine.

Nous vous en empêcherons bien. Emmenons-le.

L’Amour.

Vous ne m’emmenerez point si vous ne me déliez.

Euphrosine.

Nous ne vous délierons point, & nous vous emmenerons malgré vous. (Elles se levent, & veulent l’emmener.)

Voici présentement l’histoire telle qu’elle est dans Gayot de Pitaval. Le héros lui-même la raconte.

Je m’étois attaché tout à la fois à deux Dames fort aimables ; l’une étoit brune & l’autre blonde : leurs appas différents ne donnoient aucun avantage dans mon cœur à l’une sur l’autre, & ne servoient qu’à me tenir dans l’équilibre, & à me les faire aimer toutes deux également. Elles se connoissoient, sans que je le susse parcequ’elles logeoient dans des quartiers fort éloignés l’un de l’autre, & se voyoient rarement. La brune m’invita d’aller à sa campagne, je m’y rendis après avoir pris congé de la blonde pour quelques jours. Je fus surpris, sans être déconcerté, lorsque, le même jour que j’arrivai, il survint chez la brune une {p. 293}compagnie de laquelle étoit la blonde : je soutins parfaitement bien son abord ; quand je la pus trouver seule, je lui dis : Je vous défends tous soupçons : écoutez mes raisons. Je lui parlai d’une affaire de famille que j’avois en effet avec la brune, & que je voulois accommoder : je racontat cela avec tant d’ingénuité, qu’on me crut, ou qu’on jugea du moins qu’on ne pouvoit point se dispenser de feindre de me croire. Voilà une affaire bien replâtrée en apparence : malgré tout cela, la brune, qui avoit démêlé certains regards qu’on avoit jettés sur moi, chercha à s’éclaircir. A peine fut-elle en liberté avec la blonde, que d’abord elle vint au fait : elles ne se cacherent rien ; la conclusion fut qu’il falloit faire une piece à ce perfide, à ce traître qui les jouoit. Toute la compagnie se retira, à la réserve de la blonde que la brune retint. Voici ce qu’elles imaginerent : la brune, accompagnée de la blonde, me dit le lendemain : Il y a un gentilhomme qui est un fat, dont nous voulons nous divertir ; il doit venir cette après-dînée, il couchera même ici ; il ne faut pas que vous paroissiez devant lui, afin qu’il ne puisse pas vous reconnoître lorsque vous agirez dans la piece que nous voulons lui faire. Je me prétai volontiers à ce qu’elles me demanderent ; je me tins caché toute l’après-dînée dans ma chambre, où l’on m’apporta à souper : elles me venoient voir de temps en temps. Sur les onze heures du soir elles me vinrent trouver. La brune me dit : Voici ce que nous avons imaginé : le gentilhomme est arrivé en bonne compagnie, il est engagé au jeu, il n’en sortira que dans une heure ; il faut que vous vous laissiez emmaillotter comme une momie ; nous vous coefferons de nuit en femme, & nous vous mettrons dans le lit destiné au gentilhomme, nous tirerons les rideaux ; dès qu’il voudra se coucher, vous lui direz que vous êtes la belle Cléopatre qui sort de son tombeau pour passer une nuit avec {p. 294}lui. Nous vous mettons sur les voies ; vous lui ferez le compliment amoureux que vous jugerez à propos ; nous ne sommes pas en peine de la façon dont vous jouerez votre rôle. En disant cela la brune faisoit de grands éclats de rire : la blonde, qui étoit aussi rieuse qu’elle, l’imitoit parfaitement. Ma complaisance me fit consentir à ce qu’on voulut ; je riois même de tout mon cœur de la malice que j’allois faire. Ces Dames m’envelopperent, tout habillé que j’étois, je crois, avec plus de cent aunes de toile coupée comme des langes : elles ne pouvoient pas se lasser de faire avec ce linge des tours autour de moi. Quand je fus bien emmaillotté31, elles me donnerent une coeffure de femme pour la nuit. Les fripponnes me mirent des mouches ; elles se récrioient, en me disant : Mon Dieu, qu’il est beau en femme ! Quand tout cela fut fait, la blonde me dit : Vraiment il ne s’agit pas de faire une piece à un gentilhomme, il est bien question d’une autre scene : nous sommes amoureuses de vous, & comme nous craignons que l’une de nous ne vous enleve à l’autre, nous sommes convenues que nous vous posséderions tour à tour ; ainsi nous venons coucher avec vous sans façon. Ah ! scélérates, leur dis-je, ôtez-moi donc tous ces langes. Voilà comme nous vous voulons, me répondirent-elles. Elles me mirent dans mon lit entre deux draps, équipé comme j’étois : elles vinrent ensuite tranquillement se coucher auprès de moi ; elles me caressoient & rioient comme des folles. Je les priai vainement de me dégager seulement un bras, une main, {p. 295}un doigt ; je faisois les plus grands efforts du monde pour me débarrasser de mes liens ; jusques-là que les Dames crurent, peu de temps après, que je les avois rompus. Elles se leverent toutes deux, sauterent du lit en criant, nous sommes perdues : elles se calmerent quand elles virent que les langes tenoient bien ; elles reprirent leurs places : je les menaçai de leur faire l’affront de m’endormir ; elles ne me répondirent qu’en m’insultant sur les bonnes fortunes que je perdois. Jamais on n’a été dans un état plus violent ; Tantale ne souffre pas tant que je souffris ; mes yeux, mon imagination s’accordoient pour me tourmenter & rendre mon supplice cruel. Cette nuit fut délicieuse à la malignité & à la vengeance des Dames. Elles se leverent une heure avant le jour, & me promirent que si je voulois être sage, & que je ne pleurasse pas, on me démaillotteroit dans quelques heures. Je me consolai un peu par l’espérance de me venger. Sur les huit heures du matin, une vieille vint me démaillotter ; & lorsque je lui demandai où étoient les Dames : elles sont bien loin, me dit-elle ; elles doivent à présent être arrivées à Paris.

Dans la comédie des Graces, l’Amour, attaché à un arbre par les Nymphes qu’il veut surprendre, est en butte à leurs railleries, & il les prie en vain de lui laisser un bras libre, comme le héros de l’histoire : il les menace comme lui de s’endormir, & leur dit que cela ne leur fera pas honneur. Tout cela paroît bien ressemblant, cependant M. de Saint-Foix dit dans sa Préface : « Je finis vîte, en ajoutant que la fable ou l’invention du sujet étant, sans contredit, la partie du théâtre la plus difficile, elle est aussi celle qui peut faire le plus d’honneur. On doit donc, je crois, s’attacher à créer les sujets de ses comédies. {p. 296}J’ai tiré de mon imagination tous ceux que j’ai traités ; je ne les ai pris en aucune historiette ni roman ». Que penser de la déclaration de M. de Saint-Foix & des ressemblances qui se trouvent entre l’historiette rapportée & la piece ? Il faut en conclure que le hasard est bien singulier dans ses jeux.

 

Il existe un petit poëme latin intitulé, Amor crucifixus, l’Amour crucifié ; je me souvìens très bien que plusieurs Nymphes y attachent l’Amour à un arbre, mais je n’ai pu le retrouver. J’ai encore vu une estampe représentant Ovide enchaîné par les Graces : il semble que le graveur ait copié exactement le tableau de la comédie.

CHAPITRE IX.
M. PALISSOT.

Misà côté de Lacroix, d’un Auteur Anglois, de celui des Mille & une Nuits, de Moliere, d’Aristophane, &c. §

LES TUTEURS, en trois actes & en vers. §

Avant-scene. Julie, par la mort de son pere, est passée sous la domination de trois tuteurs. L’un est antiquaire ; le second, nouvelliste ; le dernier, grand amateur des voyageurs. Julie aime Damis ; mais comme elle ne peut lui donner la main sans le consentement de ses trois tuteurs, elle a peur que son amant ne puisse réunir leurs suffrages.

{p. 297}

Acte I. Les amants sont fort embarrassés pour faire approuver leurs feux par trois originaux. Marton peint à Damis leurs différentes manies, lui conseille de les flatter toutes l’une après l’autre : il sort. Les Tuteurs viennent proposer trois partis à leur pupille : l’un veut lui donner un antiquaire ; l’autre, un nouvelliste ; le troisieme, un voyageur. Elle les refuse. Les Tuteurs sont très en colere, & se querellent.

Acte II. Damis & Crispin son valet, ridiculement habillés, jouent auprès du premier Tuteur les rôles d’antiquaires. Ils lui montrent une lanterne qu’ils prétendent être celle de Diogene. Le Tuteur, enchanté de ce morceau rare, offre à Damis de le troquer contre sa pupille, & lui signe un dédit. Le Tuteur nouvelliste paroît ensuite. Damis lui fait sa cour, en lui montrant une lettre qui lui vient, dit-il, du Mogol, & qui lui est adressée par le grand Eunuque noir. Bavardin charmé lui promet sa pupille, & lui donne son suffrage par écrit.

Acte III. Dans l’entr’acte Damis s’est présenté au dernier Tuteur comme un voyageur fameux. Il a confondu un autre faux voyageur qui prétendoit à la main de Julie. Géronte vient sur la scene remercier Damis de l’avoir débarrassé d’un fourbe, admire le fruit qu’il a retiré de ses voyages, & lui donne par écrit son consentement pour épouser Julie. Alors Damis se démasque, avoue qu’il n’est ni antiquaire, ni nouvelliste, ni voyageur. Les trois Tuteurs sont furieux32.

{p. 298}

Ressemblance dans le fond du sujet & de l’intrigue.

Précis de l’Amant Prothée, comédie en trois actes, en prose, par M. Lacroix33.

Lélio est amoureux d’Isabelle, fille de M. Baroquin. Ce dernier ne veut pas unir les deux amants, parcequ’il est l’ennemi mortel du pere de Lélio ; il donneroit plutôt sa fille au premier homme qui se présenteroit. Entre plusieurs prétendants, il nomme un certain Crispin grand rodomont ; un Musicien, Maître d’Opéra, nommé M. Dessonates ; un Docteur, & un riche Vénitien. Lélio joue ces quatre rôles différents. Le dernier lui réussit.

Ressemblance dans les caracteres.

M. Palissot parle. « Qu’il y a loin d’une petite piece presque sans nœud & sans intrigue, dont le dénouement est prévu dès les premieres scenes : qu’il y a loin, dis-je, de cet essai à la perfection de l’art ! Vous savez, Madame, qu’une comédie angloise fort irréguliere (comme le sont la plupart des drames d’une nation d’ailleurs si riche) m’a fourni les caracteres que j’ai peints, & qui sont presque étrangers à nos mœurs ».

{p. 299}

Ressemblance dans les détails.

LES TUTEURS. Acte II. Scene V.

Damis.

Cette lettre,
Que dans le moment même on vient de me remettre,
En est un sûr garant.

Bavardin.

Monsieur, peut-on la voir ?

Crispin.

Lisez ; elle est, Monsieur, du grand Eunuque noir.

Bavardin.

Mais je n’y comprends rien ; & plus je l’examine...

Crispin.

Quoi ! vous n’entendez pas cette langue divine ?

Bavardin.

Non, vraiment.

Crispin.

Ecoutez : A bon mulah maki,
Salamalec sierac. Cela veut dire :
« Le souffle empoisonné de la guerre sanglante
« A porté dans nos murs la mort & l’épouvante.
« Notre grand Empereur ne s’en alarme pas ;
« Il a pour lui nos vœux & l’ange des combats.

Bavardin.

Quoi ! dans ces quatre mots ?...

Damis.

Monsieur, il les explique
Très littéralement. Cette langue énergique
En dit plus en deux mots que la nôtre dans dix.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
{p. 300}

LE BOURGEOIS GENTILHOMME.
Acte IV. Scene VI.

CLÉONTE en Turc, TROIS PAGES portant la veste de Cléonte, M. JOURDAIN, COVIELLE.

Cléonte.

Ambousahim oqui boraf, Giourdina, salamalequi.

Covielle, à M. Jourdain.

C’est-à-dire : Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. Ce sont façons de parler obligeantes de ce pays-là.

M. Jourdain.

Je suis très humble serviteur de Son Altesse Turque.

Covielle.

Carigar Camboto oustin moraf.

Cléonte.

Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.

Covielle.

Il dit que le Ciel vous donne la force des lions & la prudence des serpents.

M. Jourdain.

Son Altesse Turque m’honore trop ; & je lui souhaite toutes sortes de prospérités.

Covielle.

Ossa binamen sadoc baballi oracaf ouram.

Cléonte.

Bel-men.

Covielle.

Il a dit que vous alliez vîte avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, & de conclure le mariage.

M. Jourdain.

Tant de choses en deux mots ?

{p. 301}

Covielle.

Oui, la langue turque est comme cela ; elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vîte où il souhaite.

LE BARBIER DE BAGDAD,
Facétie en un acte, en prose. §

Almanzor est amoureux de Zulime fille du Cadi. Le chagrin de ne pouvoir parler à l’objet de son amour l’a réduit à l’extrémité. Il est convalescent. Voilà l’avant-scene.

 

Fatmé a parlé d’Almanzor à Zulime ; elle lui a peint sa tendre langueur ; elle l’annonce à l’amant, qui lui donne sa bourse & ses bijoux, en la priant de revoir Zulime, & de l’attendrir en sa faveur.

Arlequin arrive la tête pleine d’un conte qu’un barbier lui a fait ; &, tandis que son maître lui parle de sa passion, il ne rêve qu’aux particularités du conte. Il est sur-tout charmé de cette tortue aux écailles dorées qui monte sur un éléphant volant.

Fatmé annonce à Almanzor qu’elle l’introduira chez Zulime dès que le Bailli sera sorti. Elle rit de la figure d’Arlequin, & trouve le singe de Zulime plus joli.

Almanzor demande un barbier ; Arlequin va chercher le barbier qui l’a fait rire avec son conte.

Almanzor peste contre la lenteur du barbier.

Arlequin & le Barbier arrivent. Le dernier impatiente Almanzor par mille questions, se souvient qu’il n’a pas ses rasoirs sur lui ; il va les chercher.

{p. 302}

Almanzor s’impatiente. Arlequin lui dit que le Barbier sera bientôt de retour.

Le Barbier revient, passe gravement une serviette au cou d’Almanzor, & s’approche comme pour commencer : mais tout-à-coup il quitte ses rasoirs, ouvre une fenêtre, prend son astrolabe, consulte les astres, trouve l’heure très propice pour faire la barbe, vante son savoir, fait l’énumération des sciences qu’il possede, & veut absolument accompagner Almanzor par-tout où il ira. Il sort pour se parer.

Almanzor se félicite d’être débarrassé d’un importun. Arlequin exhorte son maître à ne point partir sans le Barbier. Almanzor le menace ; il fuit.

Almanzor se présente devant la maison de Zulime ; la porte s’ouvre : il la ferme bien vîte au nez du Barbier qui accourt pour entrer avec lui.

Le Barbier se doute qu’Almanzor est amoureux de Zulime. Il voit venir le Cadi : il tremble pour les amants.

Le Barbier arrête le Cadi sous prétexte de lui porter plainte contre un homme qui lui a volé sa provision : il accuse Arlequin du vol.

Arlequin paroît. Le Cadi lui fait donner la bastonnade.

Le Barbier prie Arlequin de lui pardonner le traitement qu’il vient de recevoir, lui dit pour quelle raison il le lui a procuré : ils entendent du bruit chez le Cadi ; ils sont alarmés, & frappent à coups redoublés.

Le Cadi est attiré par le tapage qu’on fait à sa porte. Arlequin & le Barbier lui demandent Almanzor. Ce dernier leur fait en vain des signes {p. 303}de la fenêtre, ils soutiennent toujours que le Cadi fait assassiner leur maître.

Almanzor se montre au Cadi, & lui avoue son amour.

Zulime vient se jetter aux pieds de son pere, pour le prier de l’unir avec Almanzor : le Cadi donne son consentement, & l’officieux Barbier va tout disposer pour les apprêts de la noce.

Avertissement de M. Palissot, ou de l’Editeur.

« Le sujet de cette bagatelle est tiré des Contes Arabes, connus sous le nom des Mille & une Nuits. C’est une des meilleures histoires du livre, & peut-être la gaieté françoise n’a-t-elle rien imaginé de plus comique dans ce genre.

« Le personnage d’Arlequin est le seul qui soit de l’invention de l’Auteur ; il parut se soutenir à côté du rôle principal : l’entreprise n’étoit pas aisée ; on ne appelle à tous ceux qui ont lu le Conte. Le reste de la piece n’est que le sujet même mis en dialogue : on a cru devoir conserver jusqu’aux expressions, qui dans l’original sont en effet aussi plaisantes qu’elles puissent l’être ».

LES PHILOSOPHES, en trois actes, en vers.
Extrait de la Piece. §

Avant-Scene.Cidalise a promis Rosalie sa fille à Damis, jeune Officier ; mais elle s’est depuis entêtée de la philosophie, & veut donner Rosalie à Valere, Philosophe.

Acte I. Damis est surpris du changement de Cidalise : Marton lui apprend que sa maîtresse est {p. 304}éprise du bel esprit, qu’elle en est ensorcelée, & veut en conséquence marier sa fille avec Valere : elle lui dit pourtant d’espérer, & lui promet de s’armer en sa faveur contre la philosophie.

Rosalie paroît, dit à Damis que son cœur est toujours à lui. Marton exhorte l’amant à se retirer pour qu’on ne le surprenne pas avec son amante, & lui conseille d’aller voir Cidalise.

Marton exhorte Rosalie à parler avec fermeté à sa mere. Rosalie le promet, & tremble au seul nom de Cidalise.

Cidalise entre sur la scene en ordonnant à Marton d’aller renfermer son Platon.

La mere avoue à sa fille qu’elle ne l’aime pas précisément parcequ’elle est sa fille, mais en qualité d’être34. Rosalie lui parle de son amour, lui représente que son pere, avant que de mourir, avoit projetté de l’unir à Damis. Cidalise a beaucoup de mépris pour les dernieres volontés d’un homme qui n’étoit qu’un sot, & ordonne à sa fille d’accepter Valere, qui, non content de l’aimer, saura la conduire. Elle l’exhorte encore à lire un livre de sa composition intitulé les Devoirs tels qu’ils sont. Elle quitte la scene.

Rosalie déplore son sort. Marton, qui a tout {p. 305}entendu, paroît, la console, lui promet de la servir, & jure que la philosophie ne tiendra pas contre Crispin, Marton & l’Amour.

Acte II. Valere a fait entrer chez Cidalise, en qualité de Philosophe & de Secrétaire, sous le nom de Carondas, un valet nommé Frontin. Il dévoile à ce gredin le mépris qu’il a pour Cidalise, l’adresse qu’ont les Philosophes d’insérer des traits hardis dans les ouvrages qu’ils dictent à la vieille folle, & qu’elle croit composer. Il lui dit sur-tout que l’intérêt doit seul guider les gens d’esprit, & que tous les biens sont communs. Carondas profite de l’avis, & vole Valere qui s’en apperçoit, & lui conseille d’être plus adroit s’il veut éviter certains accidents fâcheux.

Carondas, seul, dit qu’il est malheureux dans son coup d’essai.

Cidalise cherche une préface pour mettre à la tête de son ouvrage, essaie plusieurs tournures, brusque son Secrétaire à mesure qu’elle est mécontente d’elle-même, & s’arrête à cette idée : Jeune homme, prends & lis.

On annonce Damis. Cidalise trouve qu’il prend mal son temps.

Damis essaie en vain de combattre la prévention de Cidalise pour les Philosophes, elle le quitte en lui protestant qu’il n’aura pas sa fille.

Crispin accourt pour savoir si Damis son maître a fléchi Cidalise. Il le voit au désespoir, lui propose d’enlever Rosalie, de faire peur à Valere ; il s’arrête enfin au projet de supplanter ce dernier. Il a jadis été copiste d’un Philosophe, & compte en imposer à Cidalise comme un autre.

Marton annonce à Damis une bonne nouvelle, elle l’entraîne pour lui dire ce que c’est.

{p. 306}

Acte III. Marton a surpris sur la table de Carondas un billet qui doit dissuader Cidalise sur le compte des Philosophes. Crispin se charge de le porter dès que les Philosophes seront assemblés. Il part avec son maître.

Les Philosophes paroissent, Marton sort pour les annoncer.

Les Philosophes félicitent Valere sur son mariage. Il avoue qu’il n’aime point Rosalie, qu’il épouse son bien, qu’elle donne sa main de très mauvaise grace, mais qu’il s’en moque. On parle des ouvrages de Cidalise. Valere méprise celui qui a pour titre les Devoirs des Rois ; Théophraste l’estime parcequ’il en est secrètement l’auteur. Ils se querellent, sont prêts à se battre, on les sépare.

Cidalise a, dit-elle, entendu qu’on se disputoit, elle demande à quel sujet ; on lui persuade que Théophraste la comparoit à Aspasie, & que Valere trouvoit la comparaison indigne d’elle.

Cidalise demande s’il y a quelque nouvelle. On s’occupe du projet de faire réussir le comique larmoyant. On parle d’un Auteur qui doit jouer les Philosophes dans une Comédie. Un Colporteur arrive. Le Colporteur propose plusieurs livres dont on fait l’éloge ou la critique.

Cidalise a retenu le Discours sur l’Inégalité, & goûte d’avance le plaisir de relire son livre favori.

Marton annonce un Philosophe.

Crispin paroît marchant à quatre pattes, & mangeant une laitue ; il prouve sa philosophie en se renfermant dans la vie animale.

Carondas vient & se trouble en reconnoissant Crispin. Celui-ci donne à Cidalise la lettre qu’on {p. 307}a trouvée chez Carondas, elle est de l’écriture de Valere ; Cidalise la lit : « Je te renvoie, mon cher Frontin, ce recueil d’impertinences que Cidalise appelle son livre : continue de flatter cette folle, à qui ton nom savant en impose. Théophraste & Dortidius viennent de me communiquer un projet excellent qui achevera de lui tourner la tête, & pour lequel tu nous seras nécessaire. Ses ridicules, ses travers, ses ... ». Cidalise n’acheve point & chasse tous les Philosophes.

Damis paroît, Cidalise couronne ses vœux en abjurant les sentiments que les Philosophes lui avoient inspirés. Marton épouse Crispin. La piece finit par ces deux vers :

Des sages de nos jours nous distinguons les traits :
Nous démasquons les faux, & respectons les vrais.

Ressemblance dans le fond de la Fable.

Le fond de la Fable des Philosophes ressemble fort, si je ne me trompe, à celui des Femmes Savantes. Cidalise veut donner sa fille à un homme qui flatte sa manie : Philaminte a la même foiblesse. Rosalie déteste le parti que sa mere lui présente, elle aime Damis : Henriette a la tendresse la plus vive pour Clitandre, & la haine la plus décidée pour Trissotin. Le pere de Rosalie vouloit avant sa mort marier sa fille avec Damis : Chrisale, vivant, veut unir sa fille avec Clitandre. Cidalise méprise les volontés de son époux : Philaminte a le même dédain pour celles de son mari. On fait revenir Cidalise en démasquant son héros à ses yeux : on change Philaminte en lui faisant connoître le sien. Cidalise bannit le Philosophe {p. 308}pour couronner les vœux de Damis : Philaminte est charmée d’être débarrassée de Trissotin, & prend Clitandre pour gendre. La seule différence qu’il y ait entre ces deux pieces, du moins quant au fond, la voici. Dans les Femmes savantes, Trissotin, croyant Kenriette ruinée, se retire : dans les Philosophes ainsi que dans le Méchant de M. Gresset, on démasque le héros en montrant des horreurs écrites de sa propre main contre la personne qui faisoit tout pour lui, & on le chasse ignominieusement.

Ressemblance dans les Caracteres.

Cidalise est entêtée de philosophie & de bel esprit, comme la Philaminte des Femmes Savantes : l’une & l’autre font des livres. Rosalie échappe, comme Henriette, à l’enthousiasme qui regne dans sa maison pour les choses spirituelles, & se rabaisse aux temporelles. Cidalise peint ainsi son époux :

Votre pere ! Il est vrai que je n’y songeois guere.
Plaisante autorité que la sienne, en effet !
L’être le plus borné que la nature ait fait :
Nul talent, nul essor, espece de machine,
Allant par habitude, & pensant par routine ;
Ayant l’air de rêver, & ne songeant à rien ;
Gravement occupé du détail de son bien,
Et de mille autres soins purement domestiques.

Ce portrait est presque celui du bon-homme Chrisale. Damis pense & raisonne sur les Philosophes qui ont séduit Cidalise, & sur leur science, précisément comme Clitandre sur Trissotin & ses écrits. Enfin Valere n’a-t-il pas la fausse philosophie {p. 309}de Trissotin ? N’a-t-il pas son avarice, puisqu’il s’introduit chez Cidalise & la flatte bassement pour avoir le bien de sa fille ? N’a-t-il pas son peu de délicatesse, ou plutôt sa lâcheté, puisqu’il s’embarrasse peu de posséder le cœur de son épouse, pourvu qu’il jouisse de sa fortune ? Le héros des Femmes Savantes & celui des Philosophes seroient, je pense, tout-à-fait ressemblants, si Valere n’avoit en même temps & les traits de Trissotin & ceux du Méchant.

Ressemblance dans les Scenes.

LES FEMMES SAVANTES. Acte III. Scene V.

. . . . . . . . .

Trissotin, à Vadius.

Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fievre qui tient la Princesse Uranie ?

Vadius.

Oui ; hier il me fut lu dans une compagnie.

Trissotin.

Vous en savez l’auteur ?

Vadius.

Non : mais je sais fort bien
Qu’à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien.

Trissotin.

Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

Vadius.

Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable.
Et, si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.

Trissotin.

Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout,
Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.
{p. 310}

Vadius.

Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !

Trissotin.

Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;
Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.

Vadius.

Vous ?

Trissotin.

Moi.

Vadius.

Je ne sais donc comment se fit l’affaire.

Trissotin.

C’est qu’on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.

Vadius.

Il faut qu’en écoutant j’aie eu l’esprit distrait,
Ou bien que le lecteur m’ait gâté le sonnet.
Mais laissons ces discours, & voyons ma ballade.

Trissotin.

La ballade, à mon goût, est une chose fade :
Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps.

Vadius.

La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

Trissotin.

Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise.

Vadius.

Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise.

Trissotin.

Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

Vadius.

Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas.

Trissotin.

Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

(Ils se levent tous deux.)

{p. 311}

Vadius.

Fort impertinemment vous me jettez les vôtres.

Trissotin.

Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.

Vadius.

Allez, rimeur de balle, opprobre du métier.

Trissotin.

Allez, frippier d’écrits, impudent plagiaire.

Vadius.

Allez, cuistre...

Philaminte, à Vadius.

Hé ! Messieurs, que prétendez-vous faire ?

Trissotin, à Vadius.

Va, va restituer tous les honteux larcins
Que réclament sur toi les Grecs & les Latins.

Vadius.

Va, va-t’en faire amende honorable au Parnasse,
D’avoir fait à tes vers estropier Horace.

Trissotin.

Souviens-toi de ton livre & de son peu de bruit.

Vadius.

Et toi, de ton Libraire à l’hôpital réduit.

Trissotin.

Ma gloire est établie, en vain tu la déchires.

Vadius.

Oui, oui, je te renvoie à l’Auteur des Satyres.

Trissotin.

Je t’y renvoie aussi.

Vadius.

J’ai le contentement
Qu’on voit qu’il m’a traité plus honorablement.
Il me donne en passant une atteinte légere
Parmi plusieurs Auteurs qu’au Palais on révere :
{p. 312}
Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,
Et l’on t’y voit par-tout être en bute à ses traits.

Trissotin.

C’est par-là que j’y tiens un rang plus honorable.
Il te met dans la foule ainsi qu’un misérable :
Il croit que c’est assez d’un coup pour t’accabler,
Et ne t’a jamais fait l’honneur de redoubler.
Mais il m’attaque à part comme un noble adversaire,
Sur qui tout son effort lui semble nécessaire ;
Et ses coups contre moi redoublés en tous lieux,
Montrent qu’il ne se croit jamais victorieux.

Vadius.

Ma plume t’apprendra quel homme je puis être.

Trissotin.

Et la mienne saura te faire voir ton maître.

Vadius.

Je te défie en vers, prose, grec & latin.

Trissotin.

Hé bien, nous nous verrons seul à seul chez Barbin.

LES PHILOSOPHES. Acte III. Scene III.

. . . . . . . . .

Théophraste, à Valere.

Connois-tu son discours sur les devoirs des Rois ?

Valere.

Ah ! ne m’en parle pas, je l’ai relu vingt fois :
Il falloit à toute heure essuyer cet orage.

Dortidius, sérieusement.

Entre nous, cependant c’est son meilleur ouvrage.
Le crois-tu de sa main ?

Valere.

Bon ! tu veux plaisanter.
{p. 313}

Dortidius, toujours sérieusement.

Non, d’honneur, il me plaît.

Valere.

Et tu peux t’en vanter ?

Dortidius.

Je te dis qu’il est bien, mais très bien.

Valere.

Tu veux rire.
C’est une absurdité qui va jusqu’au délire.

Dortidius.

Si j’en pensois ainsi, je le dirois très bas.

Valere.

Va, ton air sérieux ne m’en impose pas.

Dortidius, fâché.

Enfin, Monsieur décide, & chacun doit se taire.

Valere.

Mais, au ton que tu prends, je t’en croirois le pere.

Dortidius.

Hé bien, s’il étoit vrai...

Valere.

Ma foi, tant pis pour toi.

Dortidius, plus fâché.

Mais, mon petit Monsieur...

Valere.

Je suis de bonne foi.

Dortidius.

Je pourrois en venir à des vérités dures.

Valere.

Toujours, quand on a tort, on en vient aux injures.

Dortidius.

Vous me poussez à bout.

Valere.

Et j’en ris, qui plus est.
{p. 314}

Dortidius, furieux.

Ah ! c’en est trop enfin.

Théophraste.

Eh ! Messieurs, s’il vous plaît.

Dortidius.

Plaisant original pour me rompre en visiere.

Théophraste, se mettant entre eux.

Messieurs, n’imitons pas les pédants de Moliere.
Permettez-moi tous deux de vous mettre d’accord.

Valere.

Moi, j’ai raison.

Théophraste, à Valere.

Sans doute.

Dortidius.

Et moi, je n’ai pas tort.

Théophraste, à Dortidius.

Vraiment non. Mais enfin on pourroit vous entendre,
Et déja Cidalise auroit pu nous surprendre.

Dortidius.

L’estime qui toujours devroit nous animer...

Théophraste.

Il n’est pas question, Messieurs, de s’estimer :
Nous nous connoissons tous : mais du moins la prudence
Veut que de l’amitié nous gardions l’apparence.
C’est par ces beaux dehors que nous en imposons ;
Et nous sommes perdus si nous nous divisons.
Il faut bien se passer certaines bagatelles.
Tenez, on vient à nous : oubliez vos querelles.

On a vu, dans les Fourberies de Scapin, le héros exhorter Octave à soutenir avec fermeté l’abord de son pere. Octave promet, & tremble ensuite lorsqu’on annonce l’arrivée du vieillard. Nous avons dit à ce sujet, dans le troisieme volume, {p. 315}que la scene de Moliere étoit imitée du Phormion de Térence : celle qui suit leur ressemble un peu.

ACTE I. Scene III.

ROSALIE, MARTON.

Marton.

Vous, soyez sans foiblesse. Allons, point de langueur.
La fermeté, Madame, en impose au malheur.

Rosalie.

Si tu pouvois sentir combien je hais Valere !

Marton.

Oui, Damis sort d’ici. Mais c’est à votre mere
Qu’il importe sur-tout de parler avec feu.
Si vous aimez Damis, ce fut de son aveu :
Je le suppose au moins.

Rosalie.

Certainement.

Marton.

Les filles
Ne font rien, comme on sait, sans l’avis des familles :
C’est la regle. Il faut donc déclarer sans détour,
Pour l’un tous vos mépris, pour l’autre votre amour.

Rosalie.

Oh ! oui.

Marton.

Vous sentez-vous cette fermeté d’ame ?

Rosalie.

Assurément, Marton.

Marton, malignement.

Allons, j’entends, Madame.

Rosalie, effrayée.

Ah ! Marton...
{p. 316}

Marton.

Comment donc ! c’est très bien débuter.
Cela promet.

Rosalie.

Aussi, pourquoi m’épouvanter ?
L’amour, dans le besoin, me rendra du courage.

Ressemblance dans le détail.

Dans le Tartufe, l’imposteur entre sur la scene en ordonnant à son valet de serrer sa haire avec sa discipline. Dans les Philosophes, Cidalise dit en paroissant :

                                              Retirez-vous, Marton,
Prenez mes clefs, allez, renfermez mon Platon.

Ressemblance dans l’intrigue.

M. Palissot va parler, ou bien son Editeur.

« L’Auteur révele aujourd’hui son secret : ce fut celui d’Aristophane dans la comédie des Nuées, & dans la plupart de ses pieces. Ce grand Poëte ne s’occupoit que foiblement de l’intrigue, & n’offroit pour l’ordinaire aux spectateurs qu’un objet indéterminé ».

Nous avons dit dans le second volume de cet Ouvrage, Chapitre XV, à quoi ressemblent le Rival par ressemblance, & l’Homme dangereux : ajoutons que le héros de cette derniere piece ressemble beaucoup au Méchant, au Complaisant, & l’intrigue à celle des Philosophes.

{p. 317}

CHAPITRE X.
M. DIDEROT.

Misà côté de Goldoni, de Riccoboni, de Moliere, &c. §

Le Fils naturel, ou l’Epreuve de la Vertu,
Comédie en cinq actes & en prose, avec l’histoire véritable de la Piece. §

Histoire de la Piece.

« Le sixieme volume de l’Encyclopédie venoit de paroître, & j’étois allé35 chercher à la campagne du repos & de la santé, lorsqu’un événement, non moins intéressant par les circonstances que par les personnes, devint l’étonnement & l’entretien du canton. On n’y parloit que de l’homme rare qui avoit eu dans un même jour le bonheur d’exposer sa vie pour son ami, & le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune, & sa liberté.

« Je voulus connoître cet homme, je le connus, & je le trouvai tel qu’on me l’avoit dépeint, sombre & mélancolique. Le chagrin & la douleur, en sortant d’une ame où ils avoient habité trop long-temps, y avoient laissé la tristesse. Il étoit triste dans sa conversation & dans son maintien, à moins qu’il ne parlât de {p. 318}la vertu, ou qu’il n’éprouvât le transport qu’elle cause à ceux qui en sont fortement épris ; alors vous eussiez dit qu’il se transfiguroit. . . .

« Tel étoit d’Orval. Soit qu’on l’eût prévenu favorablement, soit qu’il y ait, comme on le dit, des hommes faits pour s’aimer sitôt qu’ils se rencontreront, il m’accueillit d’une maniere ouverte qui surprit tout le monde excepté moi ; & dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, & de ce qui venoit de s’y passer. Il satisfit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreuves auxquelles l’homme de bien est quelquefois exposé ; & je lui dis qu’un ouvrage dramatique dont ces épreuves seroient le sujet, feroit impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu, & quelque idée de la foiblesse humaine.

« Hélas ! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même idée que mon pere. . . .

« En cet endroit, d’Orval, détournant son visage & cachant ses larmes, me dit du ton d’un homme qui contraignoit sa douleur : La piece est faite : mais celui qui l’a commandée n’est plus. . . . . . .

« Dimanche prochain nous nous acquittons, pour la premiere fois, d’une chose qu’on s’accorde à regarder comme un devoir. Ah ! d’Orval, lui dis-je, si j’osois... Je vous entends, me répondit-il. . . . . .

« Nous nous séparâmes d’Orval & moi ; c’étoit le Lundi : il ne me fit rien dire de toute la semaine ; mais le Dimanche matin il m’écrivit : Aujourd’hui à trois heures précises à la porte du jardin. Je m’y rendis, j’entrai dans {p. 319}le sallon par la fenêtre ; & d’Orval, qui avoit écarté tout le monde, me plaça dans un coin d’où, sans être vu, je vis & j’entendis ce qu’on va lire ».

Je ne transcris pas l’histoire, parcequ’on la verra dans l’extrait de la piece ; ce seroit, je crois, nous répéter fort mal-à-propos.

Extrait de la piece.

Acte I. Il est six heures du matin : d’Orval essaie en vain de dormir dans un fauteuil. Il prend la résolution d’abandonner Passy où la scene se passe.

Il appelle Charles son domestique, lui demande sa chaise & des chevaux ; Charles lui représente qu’il a tort de partir sans prendre congé de Clairville, de Constance, de Rosalie, sur-tout au moment où le pere de cette derniere est sur le point d’arriver, où Rosalie & Clairville se sont flattés de l’avoir pour témoin de leur mariage : d’Orval donne des ordres plus pressants.

D’Orval laisse entrevoir qu’il est amoureux de Rosalie, & qu’il part pour ne pas manquer à son ami Clairville.

Constance, jeune veuve, sœur de Clairville, a perdu le sommeil comme d’Orval, l’amour le lui a ravi ; elle est alarmée en apprenant que d’Orval va partir, elle l’aime, elle le lui avoue.

Constance apprend à Clairville que d’Orval veut partir : d’Orval suppose des lettres qui l’obligent de se mettre vîte en route : Clairville le prie de rester pour parler en sa faveur à Rosalie qui l’aimoit jadis & qui n’a plus pour lui que de l’indifférence.

{p. 320}

D’Orval, désespéré de plaire à Constance, & craignant d’être deviné par Rosalie, ne sait comment paroître aux regards de la derniere.

Acte II. Rosalie travaille avec Justine sa femme-de-chambre ; elle soupire, elle est triste, rêveuse : Justine ne trouve point cela naturel à la veille d’un mariage & de l’arrivée d’un pere : Rosalie avoue qu’elle n’aime plus Clairville.

D’Orval parle à Rosalie pour son ami ; elle lui déclare qu’elle en aime un autre, & lui laisse entrevoir qu’il est l’objet de sa nouvelle passion.

D’Orval réfléchit sur les charmes touchants de Rosalie, & sur l’effet produit dans son cœur par les mots qui lui ont découvert la tendresse de Rosalie.

Clairville, impatient, vient apprendre son sort de la bouche de d’Orval, & se croit perdu en voyant les yeux de son ami se remplir de larmes. D’Orval cherche à le rassurer, & lui dit que Rosalie attend le retour de son pere pour se déterminer. Clairville regrette toujours le cœur de son amante, & dit à d’Orval que sa sœur, sortie pour vérifier quelques bruits répandus sur la fortune de Rosalie & sur le retour de son pere, le prie de l’attendre.

D’Orval se représente avec horreur le trouble qu’il cause dans la maison qu’il habite. Il appelle Charles.

Charles paroît. Son maître le trouble au point qu’il alloit oublier de lui remettre une lettre, il la lui donne.

D’Orval lit la lettre qui contient une déclaration en forme de Rosalie. D’Orval, poursuivi par l’amour, la honte & le remords, répond au billet.

{p. 321}

Charles annonce qu’on assassine Clairville. D’Orval cesse d’écrire, saute sur son épée, vole au secours de son ami.

Constance est surprise de voir fuir d’Orval : au moment qu’elle arrive elle voit la lettre qu’il écrivoit, elle y lit ces mots : « Je vous aime & je fuis... hélas ! beaucoup trop tard !... Je suis l’ami de Clairville.... Les devoirs de l’amitié, les loix sacrées de l’hospitalité... »

Constance se récrie sur le bonheur qu’elle a de plaire à son amant, elle trouve mal fondée la crainte qu’il a de fâcher par-là Clairville ; elle appréhende qu’il ne parte au moment même, & sort pour l’arrêter.

Acte III. Clairville remercie d’Orval du secours qu’il lui a donné. D’Orval veut savoir la cause de son combat ; Clairville se fait prier, & dit enfin qu’il s’est battu contre deux hommes, dont l’un disoit que Constance aimoit d’Orval, & l’autre que d’Orval étoit amoureux de Rosalie.

Constance vient peindre à son frere & à d’Orval les alarmes qu’elle a ressenties à la nouvelle du combat, & dit que Rosalie en est à demi morte : Clairville tremble pour les jours de Rosalie & pour ceux de son ami qu’il voit triste ; Constance le rassure en lui disant que Rosalie est plus tranquille, & qu’il est un moyen de calmer les chagrins de d’Orval : elle donne à son frere la lettre qu’elle a trouvée sur la table : elle laisse les deux amis pour qu’ils puissent librement arranger son mariage.

Clairville reproche à son ami le mystere qu’il lui faisoit de son amour pour sa sœur : Avez-vous eu peur, lui dit-il, de me voir contrarier vos desirs ? Auriez-vous craint que ma sœur, instruite des circonstances {p. 322}de votre naissance... D’Orval répond que si Constance étoit capable d’un pareil préjugé, elle ne seroit pas digne de lui. Rosalie paroît.

Clairville va au devant de Rosalie, se félicite de lui avoir donné de tendres alarmes par son combat, lui apprend que tout le monde sera bientôt content dans la maison, qu’il l’épousera, que d’Orval s’unira à Constance. A cette nouvelle Rosalie se trouve mal ; & lorsque Clairville veut la secourir, elle lui dit, en le repoussant, laissez-moi, je vous hais.

Clairville furieux réfléchit sur la dureté des derniers mots de Rosalie : il consulte d’Orval sur le parti qu’il doit prendre.

On annonce qu’un inconnu veut parler à Clairville.

L’inconnu paroît ; il se nomme André, il est le domestique du pere de Rosalie : il raconte que son maître a jadis été forcé de quitter son vrai nom ; qu’en partant des Isles il s’est souvent écrié, je vais donc embrasser mes chers enfants ; qu’il a perdu tous ses biens ; qu’il a langui dans l’esclavage & dans la misere, & qu’il est sur le point d’arriver.

Clairville, craignant que la médiocrité de sa fortune n’ait refroidi Rosalie sur son compte, tremble de la trouver plus indifférente à présent qu’elle est elle-même sans biens. D’Orval est encore ému du récit d’André. Ce vieillard... son caractere... ce changement de nom... tout a troublé son ame : il prie son ami de le laisser seul : celui-ci lui recommande ses intérêts.

D’Orval projette de faire mettre dans les papiers publics que le vaisseau du pere de Rosalie étoit assuré, & d’employer la moitié de sa fortune {p. 323}pour rétablir celle de son amante, afin qu’elle épouse Clairville : il appelle Charles : Charles paroît, d’Orval lui donne une lettre & lui dit : A Paris chez mon Banquier.

Acte IV. Rosalie compte pour rien la fortune si la santé de son pere n’est pas altérée : elle est outrée contre d’Orval, elle croit en être trompée.

Constance vient pour consoler Rosalie, & y réussit très mal puisqu’elle lui dit qu’en épousant d’Orval elle lui demandera la permission de garder Posalie auprès d’elle. Cette derniere voit venir d’Orval, & fuit.

D’Orval veut éluder son mariage avec Constance, en lui disant qu’il est sombre, mélancolique, qu’il est né d’une mere trop sensible, qui le mit au jour & mourut avant de s’unir à son amant par des liens sacrés : Constance passe pardessus tout cela, lui peint la vertu des enfants qu’ils auront : elle le quitte pour aller travailler au bonheur de son frere.

D’Orval se souvient de la vertu de Constance pour dire que Rosalie est son éleve & qu’elle a reçu ses principes.

D’Orval conseille à Clairville de s’attacher plus fortement à Rosalie ; il lui dit que le vaisseau du pere étoit assuré, & le presse d’aller annoncer cette nouvelle à sa future.

Charles porte à son maître le reçu de Rosalie.

D’Orval trouve qu’il a peu fait de sacrifier sa fortune, il veut voir Rosalie & la déterminer à s’unir avec Clairville.

Acte V. Rosalie songe à l’union de d’Orval & de Constance, elle ne peut supporter cette idée, elle veut quitter la maison & empêcher son pere d’y entrer.

{p. 324}

Clairville, instruit par André, vient s’opposer aux desseins de Rosalie, il veut la fléchir ou mourir à ses pieds : Rosalie lui dit que d’Orval est un méchant, & qu’il le trompe. Clairville n’a pas l’injustice de le croire.

D’Orval paroît ; il éleve l’ame de Rosalie jusqu’au point de la faire consentir à renoncer à sa passion & à donner la main à Clairville.

Rosalie a la force de présenter d’Orval à Constance en qualité d’époux. Le pere de Rosalie arrive, reconnoît d’Orval pour son fils. D’Orval & Rosalie voyent clair dans leur cœur.

 

Je ne sais si dans la nouveauté de cette piece les ennemis de M. Diderot tenterent de diminuer sa gloire en lui disputant l’invention de son Drame. On le croiroit en lisant ce que dit M. Diderot lui-même dans des réflexions adressées à son ami M. Grimm. Il parle ainsi :

De la Poésie Dramatique.

« Charles Goldoni a écrit en italien une comédie ou plutôt une farce en trois actes, qu’il a intitulée l’Ami sincere36. C’est un tissu des caracteres de l’Ami vrai, & de l’Avare de Moliere. La cassette & le vol y sont ; & la moitié des scenes se passe dans la maisond’un pere avare.

« Je laissai là toute cette portion de l’intrigue ; car je n’ai dans le Fils naturel ni avare, ni pere, ni vol, ni cassette ».

« Je crus que l’on pouvoit faire quelque chose de supportable de l’autre portion, & je m’en emparai comme d’un bien qui m’eût appartenu. {p. 325}Goldoni n’avoit pas été plus scrupuleux : il s’étoit emparé de l’Avare, sans que personne se fût avisé de le trouver mauvais, & l’on n’avoit point imaginé parmi nous d’accuser Moliere ou Corneille de plagiat, pour avoir emprunté tacitement l’idée de quelque piece, ou d’un Auteur Italien, ou du Théâtre Espagnol.

« Quoi qu’il en soit, de cette portion d’une farce en trois actes, j’en fis la comédie du Fils naturel en cinq ; & mon dessein n’étant pas de donner cet ouvrage au théâtre, j’y joignis quelques idées que j’avois sur la poétique, la musique, la déclamation & la pantomime ; & je formai du tout une espece de Roman que j’intitulai le Fils naturel ou les Epreuves de la vertu, avec l’histoire véritable de la piece.

« Sans la supposition que l’aventure du Fils naturel étoit réelle, que devenoit l’illusion de ce Roman & toutes les observations répandues dans les entretiens sur la différence qu’il y a entre un fait vrai & un fait imaginé, des personnages réels & des personnages fictifs, des discours tenus & des discours supposés ; en un mot toute la poétique, où la vérité est mise sans cesse en parallele avec la fiction ?

« Mais comparons un peu plus rigoureusement l’Ami vrai du Poëte italien avec le Fils naturel.

« Quelles sont les parties principales d’un Drame ? l’intrigue, les caracteres & les détails.

« La naissance illégitime de d’Orval est la base du Fils naturel. Sans cette circonstance, la fuite de son pere aux Isles reste sans fondement : d’Orval ne peut ignorer qu’il a une sœur, & qu’il vit à côté d’elle : il n’en deviendra {p. 326}pas amoureux : il ne sera plus le rival de son ami. Il faut que d’Orval soit riche, & son pere n’aura plus aucune raison de l’enrichir. Que signifie la crainte qu’il a de s’ouvrir à Constance ? La scene d’André n’a plus lieu. Plus de pere qui revienne des Isles, qui soit pris dans la traversée, & qui dénoue : plus d’intrigue : plus de piece.

« Or y a-t-il dans l’Ami sincere aucune de ces choses, sans lesquelles le Fils naturel ne peut subsister ? Aucune. Voilà pour l’intrigue.

« Venons aux caracteres. Y a-t-il un amant violent tel que Clairville ? Non. Y a-t-il une fille ingénue telle que Rosalie ? Non. Y a-t-il une femme qui ait l’ame & l’élévation des sentiments de Constance ? Non. Y a-t-il un homme du caractere sombre & farouche de d’Orval ? Non. Il n’y a donc dans l’Ami vrai aucun de mes caracteres ? Aucun, sans en excepter André. Passons aux détails.

« Dois-je au Poëte étranger une seule idée qu’on puisse citer ? Pas une.

« Qu’est-ce que sa piece ? Une farce. Est-ce une farce que le Fils naturel ? Je ne le crois pas.

« Je puis donc avancer :

« Que celui qui dit que le genre dans lequel j’ai écrit le Fils naturel est le même que le genre dans lequel Goldoni a écrit l’Ami vrai, dit un mensonge.

« Que celui qui dit que mes caracteres & ceux de Goldoni ont la moindre ressemblance, dit un mensonge.

« Que celui qui dit qu’il y a dans les détails un mot important qu’on ait transporté de l’Ami vrai dans le Fils naturel, dit un mensonge.

« Que celui qui dit que la conduite du Fils {p. 327}naturel ne differe point de celle de l’Ami vrai, dit un mensonge.

« Cet Auteur a écrit une soixantaine de pieces. Si quelqu’un se sent porté à ce genre de travail, je l’invite à choisir parmi celles qui restent, & à en composer un ouvrage qui puisse nous plaire.

« Je voudrois bien qu’on eût une douzaine de pareils larcins à me reprocher ; & je ne sais pas si le Pere de Famille aura gagné quelque chose à m’appartenir en entier ».

M. Diderot prononce sur les ressemblances qui se trouvent entre sa piece & celle de M. Goldoni : en voilà suffisamment pour que nous nous interdisions un plus long examen là-dessus. Riccoboni fit jouer, le 8 Février 1717, un canevas italien qui ressemble encore beaucoup au Fils naturel. Je ne sais si M. Diderot le connoît ; je vais en donner l’extrait, & je le copierai tel que je l’ai trouvé dans l’Histoire du Théâtre Italien, pour qu’on ne puisse pas m’accuser de le flatter, & de lui donner des traits de ressemblance qu’il n’avoit pas dans son origine.

Extrait de la Force de l’Amitié, canevas italien, en trois actes.

Pantalon, établi à Milan, est obligé de faire un voyage à Venise, & d’y mener sa fille Flaminia : Lélio la voit, en devient amoureux, & s’en fait aimer. Dans ces entrefaites une affaire fâcheuse l’oblige de s’éloigner pour quelque temps. Il part après avoir fait & obtenu une promesse mutuelle de s’aimer toujours.

Il se retire à Milan auprès de Mario, qui lui découvre {p. 328}l’état de son cœur, & lui apprend qu’il souffre en ce moment tous les maux que l’absence d’un objet adoré & l’attente d’un bonheur prochain peuvent faire éprouver à un amant passionné : il n’attend que le retour de cette personne chérie, que le Docteur son pere a demandée & obtenue : elle arrive enfin, & Mario la présente à Lélio. Quelle surprise cruelle pour celui-ci ! Cette maîtresse chérie de son ami est Flaminia qu’il a connue à Venise, qu’il aime & dont il est aimé.

Tandis que Lélio se trouve dans cette déplorable situation, Silvia, fille du Docteur & sœur de Mario, devient amoureuse de l’ami de son frere, quoiqu’elle soit promise au Comte Octavio, cavalier de grande considération. Cependant Lélio, sentant qu’il ne peut éteindre sa passion pour Flaminia, ni éviter les persécutions de Silvia, se résout à mourir plutôt que de trahir son ami & de lui enlever sa maîtresse : il charge son valet de se préparer secrètement à partir de Milan ; mais différents obstacles l’empêchent d’exécuter ce dessein. C’est ici que l’action de la piece commence.

Flaminia presse vivement Lélio de tenir la parole qu’il lui a donnée à Venise, & de la délivrer par ce moyen des poursuites de Mario, qu’elle ne peut souffrir : elle lui fait ensuite des reproches, & lui témoigne beaucoup de jalousie. Ces sentiments sont excités par un portrait que Silvia a fait mettre dans la poche de Lélio par Arlequin : ce même portrait, & une lettre de Lélio qui est perdue par Arlequin, causent une équivoque qui persuade à Mario que la mélancolie qu’il a remarquée dans son ami n’est causée que par l’amour qu’il a pour sa sœur, & par les efforts que l’amitié fait pour ne point apporter d’obstacle à l’hymen avantageux de Silvia avec le Comte Octavio. Dans cette pensée, Mario engage Pantalon & Flaminia à {p. 329}se joindre à lui pour obtenir du Docteur son pere une grace qu’il vient lui demander pour son ami Lélio ; en effet le Docteur s’y détermine à leur sollicitation. On imagine bien que celles de Flaminia ne sont pas pressantes. Alors Mario déclare à son ami qu’il n’ignore plus que l’amour est la seule cause de son chagrin ; qu’il fait de vains efforts pour la cacher, & qu’il lui veut faire connoître à quoi l’amitié peut l’engager en sa faveur.

Lélio, à qui Mario ne permet pas de l’interrompre, se trouble, & semble balancer entre la crainte & l’espérance, l’amour & la générosité. Mais Mario, continuant toujours avec le transport d’un ami qui oblige son ami, lui dit qu’il a découvert son amour pour sa sœur Silvia ; que, malgré son hymen arrêté avec le Comte Octavio, il veut qu’il l’épouse le jour même, & qu’il a obtenu la promesse de son pere.

Lélio se défend d’aimer Silvia : mais Mario, qui prend ce discours pour un effet de son amitié, l’interrompt & le presse de donner promptement la main à Silvia, que ses prieres, celles de Pantalon & de Flaminia lui ont obtenues. Lélio, troublé, saisi, accablé par ce dernier coup, tombe évanoui.

Pendant qu’on est empressé à le secourir, Scapin, encouragé par l’amitié que Mario a témoignée à son maître, découvre l’amour de Lélio pour Flaminia, & les efforts qu’il s’est faits pour sacrifier son amour à son ami. Mario ne veut pas montrer moins de générosité ; &, lorsque Lélio est revenu de son évanouissement, il lui fait de tendres plaintes du peu de confiance qu’il a eu pour lui, & l’engage à recevoir la main de Flaminia, qu’il lui cede : mais Lélio refuse ses offres. Après un long combat de générosité, ils conviennent de s’en remettre à la décision de Flaminia, qui, pressée par son pere & par les deux amants, déclare {p. 330}qu’elle ne peut aimer que Lélio. Il est enfin contraint de céder à son ami, & d’épouser Flaminia, qui lui est accordée par son pere.

 

Cette piece intéressante fut jouée avec beaucoup de succès, & on en fit imprimer l’argument dont on a tiré cet extrait. Elle a été remise par Veronese en 1748.

LE PERE DE FAMILLE,
Comédie en cinq actes, & en prose. §

Acte I. Scene VII.

Saint-Albin.

Mon pere, vous saurez tout. Hélas ! je n’ai que ce moyen pour vous fléchir !... La premiere fois que je la vis, ce fut à l’église. Elle étoit à genoux aux pieds des autels, auprès d’une femme âgée, que je pris pour sa mere. Elle attachoit tous les regards... Ah ! mon pere, quelle modestie ! quels charmes !... Non, je ne puis vous rendre l’impression qu’elle fit sur moi. Quel trouble j’éprouvai ! avec quelle violence mon cœur palpita ! Ce que je ressentis ! ce que je devins !... Depuis ce temps je ne pensai, je ne rêvai qu’elle. Son image me suivit le jour, m’obséda la nuit, m’agita par-tout. J’en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J’allois par-tout où j’esperois la revoir. Je languissois, je périssois, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée, qui l’accompagnoit, se nommoit Madame Hebert ; que Sophie l’appelloit sa bonne ; & que, releguées toutes deux à un quatrieme étage, elles y vivoient d’une vie misérable... Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ? Que j’eus lieu d’en rougir, lorsque {p. 331}le Ciel m’eut inspiré de m’établir à côté d’elle !... Ah ! mon pere, il faut que tout ce qui l’approche devienne honnête, ou s’en éloigne... Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l’ignorez... Elle m’a changé. Je ne suis plus ce que j’étois... Dès les premiers instants, je sentis les desirs honteux s’éteindre dans mon ame, le respect & l’admiration leur succéder. Sans qu’elle m’eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu’elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage, & bientôt il ne me fut pas plus libre d’attenter à sa vertu qu’à sa vie. . . . . . . . . .

Hier j’arrivai à mon ordinaire. Sophie étoit seule ; elle avoit les coudes appuyés sur la table, & la tête penchée sur sa main : son ouvrage étoit tombé à ses pieds. J’entrai sans qu’elle m’entendît : elle soupiroit : des larmes s’échappoient d’entre ses doigts, & couloient le long de ses bras. Il y avoit déja quelque temps que je la trouvois triste... Pourquoi pleuroit-elle ? qu’est-ce qui l’affligeoit ? Ce n’étoit plus le besoin : son travail & mes attentions pourvoyoient à tout... Menacé du seul malheur que je redoutois, je ne balançai point. Je me jettai à ses genoux. Quelle fut sa surprise ! Sophie, lui dis-je, vous pleurez ! Qu’avez-vous ? Ne me celez pas votre peine. Parlez-moi, de grace, parlez-moi. Elle se taisoit. Ses larmes continuoient de couler. Ses yeux, où la sérénité n’étoit plus, noyés dans les pleurs, se tournoient sur moi, s’en éloignoient, y revenoient.

Il est singulier que cette scene touchante, pathétique, sur laquelle est bâtie une comédie qui fait larmoyer les Spectateurs, soit cependant si ressemblante avec une autre qui sert de fondement à la piece la plus comique de tous les Théâtres, & qu’on range, dans ce siecle délicat, au {p. 332}nombre des farces faites pour la populace. Dans les Fourberies de Scapin, Octave n’est-il pas devenu épris « des charmes d’une jeune fille, belle, touchante, qu’il a vue dans l’état le plus affreux au fond d’une vilaine maison & dans une petite rue ? Elle pleuroit, mais ses larmes n’étoient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage : elle avoit, à pleurer, une grace touchante, & sa douleur étoit la plus belle du monde : elle faisoit fondre tout le monde en larmes. Une autre auroit paru effroyable en l’état où elle étoit, car elle n’avoit pour habillement qu’une méchante petite jupe, avec des brassieres de nuit qui étoient de simple futaine, & sa coeffure étoit une cornette jaune retroussée au haut de sa tête, qui laissoit tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules : & cependant, faite comme cela, elle brilloit de mille attraits ; ce n’étoit qu’agréments & que charmes que toute sa personne, &c. » Nous ne rapporterons pas la scene, parceque, dans le premier volume de cet Ouvrage, Chapitre XI du Dialogue, nous l’avons mise à côté de la deuxieme du premier acte du Phormion de Térence dont elle est imitée.

{p. 333}

CHAPITRE XI.
M. SAURIN.

La Piece des Mœurs du Temps mise à côté de l’Ecole des Bourgeois, & Béverley à côté du Joueur Anglois. §

[LES MŒURS DU TEMPS] §

Précis des Mœurs du Temps.

Géronte, riche Financier, a une fille nommée Julie qu’il fait sortir du couvent pour la marier. Il amene Dorante à sa campagne, lui laissant espérer la main de Julie : mais bientôt ses réponses ne sont plus qu’équivoques. C’est ici que l’action commence. Dorante dit à Cidalise qu’il craint tout pour son amour. Cidalise lui reproche de n’avoir pas assez flatté Géronte, & surtout la Comtesse qui gouverne son bon-homme de frere, quoiqu’elle le méprise, & qui le fait consentir à tout ce qu’elle veut en feignant d’avoir des vapeurs dès qu’elle est contredite. Cidalise ajoute qu’elle soupçonne la Comtesse de lui enlever le Marquis & de vouloir se l’assurer en lui donnant sa niece. Pour en être certaine, elle feint de partir & vient le soir au bal de Géronte avec un domino pareil à celui de la Comtesse. Le Marquis, trompé par le déguisement, dit à Cidalise beaucoup de mal d’elle-même : elle se démasque, le Marquis feint de l’avoir reconnue & d’avoir voulu la punir du piege qu’elle lui tendoit. La Comtesse paroît, Cidalise la met à sa place : le Marquis croyant toujours parler, à cette derniere, {p. 334}persifle impitoyablement la Comtesse, qui est furieuse, & se fait connoître. D’un autre côté Géronte qui n’aime pas le Marquis, quoique celui-ci le flatte sur son opulence, qui déteste ses airs de Cour, qui craint de le voir bientôt mépriser sa fille, & qui ne consent au mariage que par foiblesse pour sa sœur, entend le Marquis disant à Cidalise : Quant au beau-pere, c’est un intendant que je prends, & un intendant d’espece nouvelle... D’ordinaire nos intendants nous ruinent, & je compte bien que ce sera moi qui ruinerai celui-ci. On le prie de se pourvoir d’un autre intendant. On donne Julie à Dorante, & le Marquis part en disant d’un ton de grandeur à Géronte : Monsieur, je vous baise bien les mains.

Une partie du fond de cette piece, de sa morale & de son intrigue, ressemble beaucoup au fond, à la morale & à l’intrigue de l’Ecole des Bourgeois, comédie en trois actes & en prose, de d’Allainval.

Précis de l’Ecole des Bourgeois.

Moncade, homme de Cour, & Marquis très ruiné, doit cent mille livres à Madame Abraham, veuve d’un banquier, très riche, & qui n’a qu’une fille nommée Benjamine. Moncade lorgne cette derniere, ou plutôt ses biens considérables, étale ses airs de grandeur auprès de la mere & de la fille, leur tourne la tête. On congédie Damis, amant & cousin de Benjamine. M. Mathieu, frere de Madame Abraham, homme de très bon sens & fort riche, entend parler du mariage extravagant que sa sœur va faire, accourt, lave la tête à Madame Abraham, à Benjamine, promet à Damis de le protéger, & se propose de {p. 335}relancer comme il faut M. le Marquis. Celui-ci paroît, fait tant de politesses à son cher oncle, l’accable de tant d’honnêtetés, lui demande son amitié avec une vérité si apparente, toujours en se moquant de lui, que le cher oncle devient son plus grand partisan ; & le mariage va se conclure, quand le coureur du futur, chargé de deux lettres, l’une pour un Duc, l’autre pour Benjamine, fait un quiproquo. On prend la lettre, on l’ouvre sans regarder le dessus. On lit :

« Enfin, mon cher Duc, c’est ce soir que je m’encanaille ; ne manque pas de venir à ma noce, & d’y amener le Vicomte, le Chevalier, le Marquis, & le gros Abbé. J’ai pris soin de vous assembler un tas d’originaux qui composent la noble famille où j’entre. Vous verrez premiérement ma belle-mere Madame Abraham : vous connoissez tous, pour votre malheur, cette vieille folle37. Vous verrez ma petite future Mademoiselle Benjamine, dont le précieux vous fera mourir de rire. Vous verrez mon très honoré oncle M. Mathieu, qui a poussé la science des nombres jusqu’à savoir combien un écu rapporte par quart d’heure. Enfin vous y verrez un Commissaire, un Notaire, une accolade de Procureurs. Venez vous réjouir aux dépens de ces animaux-là, & ne craignez point de les trop berner ; plus la charge sera forte, & mieux ils la porteront. Ils ont l’esprit le mieux fait du monde, & je les ai mis sur le pied de prendre les brocards des gens de Cour pour des compliments. A ce soir, mon cher Duc. Je t’embrasse. »

Le Marquis de Moncade.

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Le Coureur s’apperçoit de sa méprise, vient reprendre la lettre, la porte à son adresse. Moncade paroît avec tous ses amis : ils accablent de railleries la famille de Madame Abraham : ils signent le contrat. Après cela les parents de la future prennent leur revanche, disent à Moncade que lui & ses amis viennent de signer le contrat de mariage de Damis. Le Marquis, un peu surpris, se remet, & dit :

Parbleu, mes amis, voilà une royale femme que Madame Abraham ! Je ne connoissois pas encore toutes ses bonnes qualités. Je m’oubliois, je me deshonorois, j’épousois sa fille : elle a plus soin de ma gloire que moi-même : elle m’arrête au bord du précipice. Ah ! embrassez-moi, bonne femme ; je n’oublierai jamais ce service. Mais vous paierez le dédit, n’est-ce pas ?

Mad. Abraham.

Il le faut bien, puisque j’ai été assez sotte pour le faire. Monsieur, je vous rendrai, pour m’acquitter, les billets que j’ai à vous.

Le Marquis.

Ah ! Madame Abraham, vous me donnez là de mauvais effets. Composons à moitié de profit argent comptant.

M. Mathieu.

Non, Monsieur ; c’est assez perdre.

Le Marquis.

Adieu, Madame Abraham. Adieu, Mademoiselle Benjamine. Adieu, Messieurs. Adieu, Maître Damis : épousez, épousez, je le veux bien. Allons, allons, mes amis, allons souper chez Payen.

Dans l’une & l’autre de ces pieces, les deux Marquis ont avec leur intendant une scene où il est question de signer un écrit où l’on parle {p. 337}beaucoup de créanciers, & où la négligence des Grands pour leurs affaires & leur penchant à se laisser voler sont bien peints.

Acte II. Scene II.

LE MARQUIS, M. POT-DE-VIN.

Le Marquis.

Eh bien, qu’est-ce ? qu’y a-t-il de nouveau, Monsieur Pot-de-vin ? Quoi ! me venir relancer jusqu’ici ? En vérité, vous êtes un terrible homme, un homme étrange, un homme éternel, une furie attachée à mes pas ! Çà, parlez donc, que voulez-vous ? qui vous amene ?

Pot-de-vin.

Monsieur le Marquis, c’est par votre ordre que je viens ici.

Le Marquis.

Par mon ordre ? Ah ! oui, à propos, vous avez raison ; c’est moi qui vous l’ai ordonné : je n’y pensois pas, je l’avois oublié, j’ai tort. Monsieur Pot-de-vin, c’est ce soir que je me marie.

Pot-de-vin.

Monsieur le Marquis, je le sais.

Le Marquis.

Vous le savez donc ? Et tout est-il prêt pour la cérémonie ? Mes équipages ?...

Pot-de-vin.

Oui, Monsieur le Marquis.

Le Marquis.

Mes carrosses sont-ils bien magnifiques ?

Pot-de-vin.

Oui, Monsieur le Marquis : mais le Carrossier...

Le Marquis.

Bien dorés ?

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Pot-de-vin.

Oui, Monsieur le Marquis : mais le Doreur...

Le Marquis.

Bien brillants ?

Pot-de-vin.

Oui, Monsieur le Marquis : mais le Sellier...

Le Marquis.

Ma livrée bien riche, bien leste, bien chamarrée ?

Pot-de-vin.

Oui, Monsieur le Marquis : mais le Tailleur, le Marchand de galon...

Le Marquis.

Le Tailleur, le Marchand de galon, le Doreur, le diable : qui sont tous ces animaux-là ?

Pot-de-vin.

Ce sont ceux...

Le Marquis.

Je ne les connois point, & je n’ai que faire de tous ces gens-là. Voyez, voyez avec eux & avec Mad. Abraham.

Pot-de-vin.

Mais, Monsieur le Marquis...

Le Marquis.

Oui, voyez avec eux. N’entendez-vous pas le françois ? cela n’est-il pas clair ? Arrangez-vous, ce sont vos affaires.

Pot-de-vin.

Avec la permission de Monsieur le Marquis...

Le Marquis.

Avec ma permission ! M. Pot-de-vin, vous êtes mon intendant, je vous ai pris pour faire mes affaires. N’est-il pas vrai que si je voulois prendre la peine de m’en mêler moi-même, vous me seriez inutile, & que je serois fou de vous payer de gros gages ? Vous savez que je suis le {p. 339}meilleur maître du monde ; j’en passe par-tout où il vous plaît ; je signe tout ce que vous voulez, & aveuglément ; je ne chicane sur rien : du moins, usez-en de même avec moi ; laissez-moi vivre, laissez-moi respirer.

Pot-de-vin, tirant un papier de sa poche.

Monsieur le Marquis, voici mon dernier mémoire que je vous prie d’arrêter.

Le Marquis.

Vous continuez de me persécuter ! Arrêter un mémoire ici ! Est-ce le temps ? le lieu ? Eh ! nous le verrons une autre sois.

Pot-de-vin.

Il y a une semaine que vous me remettez de jour à autre. Je n’ai que deux mots.

Le Marquis.

Voyons donc : il faut me défaire de vous.

Pot-de-vin lit.

« Mémoire des frais, mises & avances faits pour le service de Monsieur de Moncade, par moi Pierre Roch Pot-de-vin, Intendant de mondit Sieur le Marquis.

Le Marquis.

Ah ! laisse-là ce maudit préambule.

(Il se jette dans un fauteuil.)

Pot-de-vin.

« Premiérement...

(Le Marquis siffle, & Pot-de-vin s’arrête.)

Le Marquis.

Continuez, continuez ; je vous écoute.

Pot-de-vin.

« Pour un petit dîner que j’ai donné au Procureur, à sa maîtresse, à sa femme & à son clerc, pour les engager à veiller aux affaires de Monsieur le Marquis, cent sept livres.

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Le Marquis se leve & répete des pas de ballet.

Pot-de-vin.

« Item, pour avoir mené les susdits à l’Opéra, voiture, rafraîchissements y compris, soixante-huit livres onze sols six deniers.

Le Marquis chante.

C’est trop languir pour l’inhumaine ;
C’est trop, c’est trop...

Pot-de-vin.

Pardonnez-moi, Monsieur le Marquis, ce n’est pas trop ; en honnête homme, j’y mets du mien.

Le Marquis, riant.

Eh ! qui diable vous conteste rien, Monsieur Pot-de-vin ? Je n’y songe seulement pas. Quoi ! voulez-vous encore m’empêcher de chanter ? c’est une autre affaire. Achevez vîte.

Pot-de-vin.

« Item, pour avoir été parrain du fils de la femme du commis du secrétaire du Rapporteur de Monsieur le Marquis, cent livres. Item...

Le Marquis, lui arrachant son mémoire.

Eh ! morbleu, donnez. Item ! item ! quel chien de jargon me parlez-vous là ? Donnez ; j’ai tout entendu : j’arrête votre mémoire. Votre plume ? Voilà qui est fait. Dorénavant je serai obligé de vous faire une trentaine de blancs signés, que vous remplirez de vos comptes, afin de n’avoir plus la tête rompue de ces balivernes.

Passons à la scene des Mœurs du Temps, & l’on verra que, différente par la marche, le style & le dialogue, elle est tout-à-fait ressemblante par le fond.

{p. 341}

Scene VII.

LE MARQUIS, M. DUMONT.

Le Marquis.

Eh bien, Monsieur, aurai-je de l’argent ?

M. Dumont.

Oui, Monsieur le Marquis, vous en aurez : mais...

Le Marquis.

Ah ! vous êtes un homme charmant, adorable !

M. Dumont.

Il faut auparavant signer ce papier : c’est une délégation sur....

Le Marquis signe sans lire.

Fort bien, fort bien.

M. Dumont.

Mais je ne puis, en honnête homme, m’empêcher de dire à Monsieur le Marquis qu’il se ruine, & que s’il ne met ordre à ses affaires...

Le Marquis.

Ah ! Monsieur l’honnête homme, volez-moi, pillez-moi, cela est dans l’ordre : mais ne m’ennuyez pas de vos remontrances. Je ne vous en fais pas, moi ; & je crois cependant que, de nous deux, celui qui a le plus de droit de se fâcher, ce n’est pas vous, Mons Dumont.

M. Dumont.

Monsieur le Marquis plaisante : mais on a une conscience, &...

Le Marquis.

Une conscience ! Là, regardez-moi sans rire, si vous le pouvez, Mons Dumont. La conscience d’un Intendant !

M. Dumont.

Eh ! mais... chacun a la sienne.

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Le Marquis.

Oh çà, Monsieur l’Intendant, mettez la main sur la vôtre... puisque vous en avez une ; & convenez franchement que vous seriez bien fâché que je prisse plus garde à mes affaires : mais, parbleu, laissez-moi du moins la satisfaction de me ruiner gaiement, & sans y penser.

M. Dumont.

Ma foi, Monsieur, il n’est point agréable de se voir continuellement aboyé par une meute de créanciers.

Le Marquis.

Ne m’avez-vous pas fait arrêter leurs mémoires ?

M. Dumont.

Il est vrai.

Le Marquis.

De quoi se plaignent donc ces marauds-là ?

M. Dumont.

S’ils ne faisoient que se plaindre, patience ; ce seroit des plaintes perdues : mais ils refusent tout net de rien fournir davantage.

Le Marquis.

Ils ne savent donc pas que je me sacrifie pour eux, que je me marie... Il me semble que c’est assez bien m’exécuter.

M. Dumont.

J’avoue que votre mariage avec Cidalise...

Le Marquis.

Et si j’épousois la fille de ce logis, la petite Julie... Hem ?

M. Dumont.

Quoi ! Monsieur le Marquis ?..

Le Marquis.

Motus. La chose n’est pas encore sure, & jusqu’à ce {p. 343}qu’elle soit faite, le secret est nécessaire. Je veux, à tout événement, ménager Cidalise. (Il tire sa montre.) Il est près de cinq heures ; il doit être jour chez la Comtesse. Bon jour, Monsieur Dumont ; dites à mes créanciers que, s’ils se fâchent, je resterai garçon.

A toutes les représentations de cette piece, la conscience d’un intendant fait beaucoup d’effet, & cela doit être ainsi par la regle des contrastes. Toutes les fois qu’un Auteur aura le secret d’opposer avec art deux choses contraires, il peut être sûr d’arracher des applaudissements : Le Sage & Dufresny l’ont bien senti, lorsque l’un parle de la conscience d’un Maquignon dans Turcaret, & l’autre de la conscience d’un Tailleur dans une scene déja rapportée. Moliere avoit dit avant ces trois Auteurs, dans les Fourberies de Scapin, acte II, scene XI : Vraiment oui, de la conscience à un Turc !

BÉVERLEY, en cinq actes & en vers libres.
Parallele de la Piece Françoise & de l’Angloise. §

PIECE FRANÇOISE, Acte I.

(Le théâtre représente un sallon mal meublé & dont les murs sont presque nuds, avec des restes de dorure.)

Madame Béverley & Henriette sa belle-sœur travaillent en attendant Béverley qui a passé la nuit à jouer. Henriette déteste la malheureuse passion de son frere qui ruine sa femme & son fils. Elle craint pour son bien que son frere lui garde. Madame Béverley la rassure sur ce dernier article, & regrette peu son ancienne fortune {p. 344}pourvu que le Ciel lui conserve son époux : rien ne lui manque dans sa maison quand elle y voit Béverley ; & son fils, obligé de valoir, en vaudra mieux.

Jarvis, ancien domestique de la maison, paroît. On l’a renvoyé parcequ’on n’avoit pas de quoi le nourrir : son bon cœur le ramene toujours.

Arrive Stukéli : il apprend à Madame Béverley que son époux, malgré ses remontrances, a passé la nuit à jouer chez Vilson, & que, dans l’espoir de lui voir réparer ses pertes, il lui a confié sa bourse. On dit à Jarvis d’aller voir si son maître est encore au jeu, & de le ramener en évitant de lui dire un seul mot qui puisse le fâcher.

Tomi, fils de Béverley, dit un mot à l’oreille de sa tante qui le suit après que sa mere l’a embrassé, & lui a recommandé de bien caresser son pere à son arrivée.

Stukéli tâche d’alarmer Madame Béverley sur la fidélité de son mari : elle rejette les soupçons qu’on veut lui donner, & se retire.

Stukéli, seul, dévoile son infame caractere : il aimoit Madame Béverley avant son mariage : elle l’a dédaigné : il veut, pour s’en venger, ruiner son mari, le perdre dans l’esprit de sa femme, & la séduire.

Leuson reproche à Stukéli qu’il partage les vols faits à Béverley : ils sortent pour se battre.

Henriette retient Leuson qui lui fait voir son mépris pour Stukéli ; il la remercie du tendre intérêt qu’elle prend à lui, & la prie de couronner son amour en lui donnant sa main : elle ne peut s’y déterminer tant que sa belle-sœur est dans le chagrin.

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PIECE ANGLOISE, Acte I.

La moitié de cet acte renferme à-peu-près tout ce qui est dans le drame françois ; mais le fils de Béverley ne paroît pas. Dans le reste de l’acte, Jarvis arrête à la porte un créancier de son maître dont la vue chagrineroit les Dames, & s’engage à le payer. Leuson, ayant acheté les meubles de Béverley, les fait rapporter. La scene change & représente la maison de Stukéli : on l’y voit méditant d’engager Béverley à jouer les bijoux de sa femme, & projettant de la séduire en les lui rendant : on le voit encore complotant, avec un frippon nommé Bates, les moyens de voler Béverley au jeu. Ils doivent pour cela le faire jouer avec des coquins qui sont à leurs gages. Stukéli finit l’acte en disant :

Que des hommes formés d’une trempe commune,
Esclaves de l’honneur, ennemis du repos,
Achetent la richesse au prix de leurs travaux :
Le fourbe bien plus vîte arrive à la fortune38.

PIECE FRANÇOISE, Acte II.

((La scene est dans une place près de la maison de Béverley.)

Béverley frémit en approchant de sa maison, & se peint les plaisirs qu’il y goûtoit jadis.

Jarvis, qui n’a pas trouvé son maître chez Vilson, se félicite de le rencontrer, lui peint les chagrins de sa femme, lui offre le peu d’argent qu’il a.

Stukéli avoit promis de l’argent à Béverley, il vient lui dire qu’il n’en trouve point, qu’il s’est {p. 346}ruiné pour lui, & lui propose de faire ressource avec les diamants de sa femme : Béverley frémit à cette proposition, mais s’y détermine, pour ne pas laisser dans l’infortune un ami qu’il croit avoir entraîné dans son malheur.

Henriette exhorte son frere à ne pas paroître ainsi défait aux regards de sa femme, elle lui demande compte de son bien : Béverley la remet au lendemain.

Madame Béverley accourt avec son fils pour embrasser son mari & lui peindre le plaisir que lui cause son retour.

Leuson dit à Béverley de se méfier de Stukéli ; mais Béverley s’offense des soupçons qu’on a de son meilleur ami, dit-il, d’un homme qui s’est ruiné pour lui.

Béverley veut dire à sa femme qu’il a besoin de ses diamants, il ne sait comment s’y déterminer.

Stukéli envoie à Béverley une lettre conçue en ces termes :

« Venez me voir le plus promptement que vous pourrez ; c’est la seule marque d’amitié qu’actuellement je desire de vous : depuis que je vous ai quitté, j’ai pris la résolution d’abandonner l’Angleterre : j’aime mieux me bannir de ma patrie que de devoir ma liberté au moyen dont nous avons parlé tantôt. Ainsi n’en dites rien à Madame Béverley ; & hâtez-vous de venir recevoir les adieux de votre ami ruiné ».

Stukéli.

Béverley ne peut résister à l’idée de voir partir son ami, il demande les bijoux. Sa femme se fait un plaisir de ce nouveau sacrifice.

{p. 347}

PIECE ANGLOISE, Acte II.

Cet acte est tout-à-fait semblable à celui de la piece françoise, avec la différence qu’il n’y a point d’enfant ; que les scenes de Jarvis & de Stukéli se passent dans une salle de jeu où Béverley déplore son malheur auprès d’une table couverte de dés & de cornets ; que Stukéli exhorte encore Bates à se tenir prêt pour ruiner Béverley, & que Leuson, voulant prouver à son ami la fausseté de Stukéli, lui dit :

« J’ai connu ce Stukéli au College. Il étoit malin, sournois, avare & méchant, lent à ses devoirs, mais plein de feu pour trouver des faux-fuyants & inventer de mauvais tours. Il imaginoit des moyens de faire punir les autres, & il se disculpoit si habilement, qu’au lieu de le châtier, on le combloit de récompenses & d’éloges. Quand un enfant s’est annoncé avec ce caractere, ses vices se fortifient nécessairement avec l’âge. Je veux le mettre à l’épreuve & le développer à vos yeux. Jusques-à tenez-vous sur vos gardes : je le connois, ainsi je vous conseille de le fuir ».

Béverley finit l’acte par ces vers :

Plaisirs faux & trompeurs, pleins d’horreur & d’alarmes,
Le repentir vous chasse à jamais de mon cœur.
En vain m’offrirez-vous un appât enchanteur :
Ma chere Béverley, je ne veux de bonheur
Que celui d’adorer tes vertus & tes charmes.

PIECE FRANÇOISE, Acte III.

Stukéli annonce que Béverley a tout perdu : tandis que son ami se désole chez Vilson, il va, dit-il, porter le dernier coup au cœur de Madame Béverley.

Stukéli veut faire croire à Madame Béverley {p. 348}que son époux a pris ses diamants pour les donner à une rivale méprisable : elle lui dit qu’elle n’en croit rien, le menace de faire part à Béverley de son imposture, & réfléchit ensuite qu’un sang aussi vil souilleroit les mains de son époux. Stukéli sort en jurant de se venger.

Madame Béverley voit l’artifice de Stukéli, & soupire pourtant.

Henriette, trouvant sa belle-sœur toujours plus affligée, tâche en vain de la consoler : Madame Béverley lui dit qu’elle a besoin d’un peu de repos, & la laisse avec Leuson.

Leuson a le plus grand secret à dévoiler ; Henriette veut savoir ce que c’est : son amant exige, avant de l’instruire, qu’elle jure de l’épouser. Il lui dit ensuite qu’elle est sans bien, que Béverley l’a ruinée. Henriette admire la délicatesse de Leuson, & fait des efforts pour cacher à Béverley qui paroît, le juste dépit qui l’anime contre lui.

Béverley est dans la plus grande joie, & demande son épouse pour lui annoncer une grande nouvelle.

Il montre à sa femme un porte-feuille valant cent mille écus, qui sont le produit d’une entreprise heureuse dans le commerce. Son projet est de racheter une terre vendue presque pour rien, & d’aller s’y occuper du bonheur de sa femme & de l’éducation de son fils. Il jure de ne plus jouer, & va, dit-il, acquitter une dette pressante.

Stukéli a su que la fortune rit à Béverley, il vient le féliciter, lui conseille de ne plus jouer, & tâche de lui en faire naître l’envie par une peinture séduisante des heureux retours du sort : il l’entraîne chez Vilson en lui disant qu’il y trouvera les personnes auxquelles il doit.

{p. 349}

PIECE ANGLOISE, Acte III.

La scene généreuse de Leuson avec Charlotte est dans l’anglois ainsi que celle où Stukéli veut persuader à Madame Béverley que son époux a donné ses diamants à une maîtresse. Ici Stukéli conseille clairement à Madame Béverley de se venger, & de tirer parti de ses charmes pour écarter la misere. Il n’y est pas question des cent mille écus. Le reste de l’acte se passe tantôt chez Stukéli où ce scélérat fait l’éloge de la fourberie en exhortant Bates à ne pas ménager Béverley ; & tantôt chez Vilson où Béverley, désespéré d’avoir perdu sur sa parole, se détermine par les conseils de Stukéli à vendre l’héritage qui doit lui revenir de son oncle : Stukéli lui dit que Bates le lui achetera. Le traître a déja donné sous main de l’argent pour cela. Madame Béverley, après avoir ordonné à sa femme-de-chambre de lui chanter une chanson pour la distraire, débite cette sentence :

Mais le Ciel venge enfin les pleurs de l’innocence ;
Et plus elle a souffert, plus il la récompense.

Nous verrons si la prédiction s’accomplira.

PIECE FRANÇOISE, Acte IV.

(La Scene est dans la rue : il est nuit.)

Béverley a tout perdu : il ne parle que de fer, de poison. Il s’emporte contre Stukéli & lui fait tour à tour des excuses.

Béverley se peint sa malheureuse situation.

Béverley voit venir Leuson, contre lequel Stukéli l’a aigri, en lui disant qu’il devoit lui demander compte des biens de Henriette. Il veut lui faire mettre l’épée à la main : Leuson refuse de se battre avec son ami, lui dit que Stukéli {p. 350}est un perfide, & promet de le lui prouver bientôt.

Béverley, seul, veut se tuer avec l’épée qu’il a tournée contre Leuson.

Jarvis entre sur la scene, cherche à reconnoître son maître dans l’obscurité, & lui arrache l’épée. Béverley n’ose entrer chez lui, & veut passer la nuit sur une pierre.

Madame Béverley entend la voix de son mari : elle sort avec une lanterne, le voit, le console : les ouvrages qu’elle faisoit jadis pour s’amuser, serviront, dit-elle, à faire vivre ce qu’elle aime.

Un Sergent paroît, arrête Béverley, & l’entraîne en prison : les deux époux s’embrassent.

PIECE ANGLOISE, Acte IV.

Tout ce qui est dans l’acte françois est ici, à l’exception de la scene intéressante que Madame Béverley fait avec son époux. Mais cet acte est beaucoup plus long : Jarvis y vient annoncer que Stukéli a obtenu une sentence contre son maître. Stukéli apprend que Béverley a mis l’épée à la main contre Leuson, & se promet de mettre à profit ce combat : Leuson va chez Stukéli lui demander raison des mensonges qu’il a dits à Madame Béverley, & des fripponneries qu’il a faites au mari. Stukéli propose à Bates d’assassiner Leuson. Bates refuse d’abord, & promet ensuite. Stukéli se livre à l’espoir d’être vengé.

L’avarice n’a plus d’empire sur mon cœur ;
Il ne respire plus que vengeance & fureur.
J’attends en frémissant que mon destin s’acheve.
Avant la fin du jour la fortune m’éleve
Au faîte du bonheur, au comble de mes vœux,
Ou creuse sous mes pas un précipice affreux.
{p. 351}

PIECE FRANÇOISE, Acte V.

(La scene représente la chambre d’une prison : il doit y avoir d’un côté une table sur laquelle est un pot d’eau & un verre dans une jatte ; & de l’autre un fauteuil & une chaise à côté : Tomi est dans le fauteuil, & Jarvis sur la chaise.)

Jarvis arrange l’enfant, le félicite de dormir sans avoir peur d’être éveillé par le remords, tandis que son pere a le cœur déchiré.

Madame Béverley veut profiter du temps où son époux repose pour aller en ville solliciter en sa faveur : elle recommande à Jarvis de ne pas le laisser seul, & sort en le priant d’avoir soin & du pere & du fils.

Jarvis réfléchit sur les vertus de sa maîtresse, sur le bonheur dont son maître eût pu jouir : il le voit venir pâle, défiguré.

Béverley feint d’être plus calme : il ordonne à Jarvis d’aller chercher Leuson. Jarvis refuse de le quitter ; il le lui ordonne.

Béverley a prononcé son arrêt : il approche de la table, met de l’eau dans un verre, & y mêle la liqueur d’un flacon qu’il tire de sa poche : il fait des réflexions sur la mort, sur ses suites, veut prier, n’en a pas la force, prend le verre, sent frémir la nature, & boit : le poison le déchire. Il voit son fils, se peint les malheurs auxquels il le laisse exposé, s’assied auprès de lui, se leve, veut le délivrer de la vie, prend un couteau dans sa poche : le fils s’éveille, lui tend les bras : le fer tombe des mains du pere.

Madame Béverley paroît avec Henriette ; Tomi se sauve dans leurs bras : elles frémissent du danger qu’il a couru, & des projets du pere.

{p. 352}

Leuson annonce à Béverley que James & Stukéli ont eu dispute en partageant ses dépouilles, que le premier a poignardé l’autre, qu’il est arrêté, que tout lui sera rendu : Béverley en est charmé, à cause de sa femme & de Tomi : il n’a plus besoin de rien ; il a violé les loix du ciel & de la nature. On envoie Jarvis chercher du secours : Béverley meurt ; sa femme s’évanouit : la toile tombe.

PIECE ANGLOISE, Acte V.

Bates & Dawson assurent à Stukéli qu’ils ont assassiné Leuson. Stukéli veut faire accuser Béverley de cette mort : non content de l’avoir dépouillé de ses biens, de l’avoir fait mettre en prison, il veut le voir mourir sur un échafaud. Il sait que Jarvis a surpris son maître l’épée à la main : il projette de faire servir sa déposition à perdre Béverley. Dans le temps qu’il dresse son plan, Jarvis annonce à Madame Béverley & à sa belle-sœur, que l’oncle de son maître est mort, & qu’il lui laisse des biens considérables. Elles volent vers la prison porter cette heureuse nouvelle à Béverley : mais il s’est déja empoisonné : il a d’ailleurs vendu & perdu l’héritage de son oncle : la mort de ce bon vieillard ne fait qu’accroître son désespoir : quand Stukéli, feignant de le plaindre, vient l’accuser d’avoir assassiné Leuson. Les garants de ce crime sont Bates & Dawson : un troisieme témoin se présente, & surprend tout le monde par son apparition ; c’est Leuson. Bates, loin de l’assassiner, lui a dévoilé les complots & les fripponneries de Stukéli : celui-ci est confondu, arrêté ; la joie renaît dans le cœur de la plupart des personnages. Mais le poison agit déja sur Béverley ; il avoue qu’il a fait passer la mort dans son sein. On envoie Jarvis chercher du secours : il revient trop tard. Son maître est déja mort. {p. 353}Après avoir adressé les prieres les plus touchantes au Ciel, Leuson débite ces vers moraux :

Tel qu’un torrent fougueux, le vice nous entraîne.
Si dans son premier cours il n’est point arrêté,
Rien ne s’oppose alors à sa rapidité.
La raison est trop foible, & la prudence est vaine.
 La nature & l’honneur,
 Tout cede à sa fureur.
 Déplorables victimes
 D’un penchant malheureux,
Nous nous précipitons d’abîmes en abîmes,
Pour nous perdre à la fin dans des gouffres affreux.

Ainsi finit cette piece remplie de beautés, mais noyées dans beaucoup de verbiage. Madame Béverley a mal fait d’annoncer au troisieme acte que la vertu seroit récompensée. Je ne vois pas qu’elle ait deviné, à moins qu’elle n’ait secrètement desiré d’être veuve. Le Héros Anglois auroit encore dû, je crois, ne s’empoisonner qu’après avoir été accusé de l’assassinat. La crainte de mourir sur un échafaud pouvoit seule le déterminer à laisser sa femme & son fils dans la misere, & rendre sa mort excusable.

{p. 354}

CHAPITRE XII.
M. COLLÉ.

Dupuis et Desronais, Comédie, mise à côté d’une histoire des Illustres Françoises ; la Partie de chasse, à côté du Roi & du Meûnier, Piece Angloise ; & le Galant Escroc, mis à côté d’un Conte de La Fontaine. §

DUPUIS ET DESRONAIS,
Comédie en trois actes & en vers libres. §

L’Auteur annonça sur l’affiche, aux premieres représentations, que la piece étoit tirée d’une histoire insérée dans les Illustres Françoises, Roman de M. de Challes. Comme cette histoire a plus de cent pages, nous allons l’extraire.

Précis de l’Histoire de M. Desronais & de Mademoiselle Dupuis.

Dupuis, homme d’épée, plein d’esprit, franc, sincere, reçoit, au siege de Charenton, trois coups dans le corps : tous les Sacrements lui sont administrés, après une confession générale de ses péchés, dont il n’obtient l’absolution qu’en promettant de changer de vie, & d’épouser une femme avec laquelle il vit, & qui est enceinte.

Dupuis guérit, devient veuf : sa femme ne lui laisse qu’une fille fort belle. Desronais la voit, & l’aime ; la jeune Demoiselle est sensible à son tour, & le lui apprend en refusant de nommer un enfant avec lui, parcequ’elle entend {p. 355}dire que les mariages entre compere & commere ne sont pas heureux.

Desronais la demande à son pere : celui-ci répond qu’il est vieux, infirme, fort peu riche ; qu’il a fait sortir sa fille du Couvent pour qu’elle le serve, & qu’il ne veut pas la faire passer avec son bien entre les mains d’un étranger. On a beau le prier, lui faire parler par son Confesseur, rien ne le fait changer de résolution. S’il est un moment vaincu par les larmes des amants, la crainte de se voir négligé par eux-mêmes, après leur mariage, le ramene bientôt à son sentiment. Cependant il veut avoir l’air d’être fondé dans ses refus : en conséquence, il joue un tour de vieux renard. Il apprend qu’un jeune homme, nommé Dupont, benêt s’il en fut jamais dans la bonne ville de Paris, recherche sa fille. Il dit à Desronais qu’il faut se défier des femmes, que leur cœur est changeant ; lui fait naître des soupçons sur la constance de son amante, & lui promet de la lui accorder, si elle y consent. Desronais court annoncer cette nouvelle à Mademoiselle Dupuis. Pendant ce temps-là Dupuis envoie chercher l’autre amant avec son pere, & prend des engagements formels. Au moment même arrivent Mademoiselle Dupuis & Desronais, fort surpris de rencontrer les Messieurs Dupont. La Demoiselle se déclare en faveur de Desronais : Desronais s’emporte ; Dupont le fils est plus sot qu’à l’ordinaire. Dupuis dit malignement à sa fille que ne pouvant accorder ses deux amants, il ne veut faire du tort à aucun, & qu’elle restera fille jusqu’à ce qu’elle puisse disposer de sa main par elle-même. Il triomphe : mais Dupont le pere dit qu’il ne veut pas gêner les inclinations de Mademoiselle Dupuis, que son fils renonce à toutes ses prétentions : il fait plus, il prie son ami de couronner les vœux des deux amants. Dupuis, déconcerté, est obligé de convenir {p. 356}qu’il ne veut pas marier sa fille : il a cependant une grande amitié pour Desronais : il lui offre sa table : il lui prête de l’argent pour acheter une charge, & pour calmer une fille à laquelle il a fait un enfant ; il le regarde enfin comme son gendre : mais ce n’est qu’à son dernier moment qu’il veut l’unir à sa fille. Mademoiselle Dupuis devient infidelle. Le reste de l’histoire n’a aucun rapport avec la comédie.

Extrait de la Piece.

Acte I. M. Dupuis a fait prier Desronais de descendre chez lui : mais, obligé de sortir pour une affaire, il recommande que Desronais l’attende. Celui-ci voudroit parler à Mariane, fille de M. Dupuis : elle est à sa toilette. Il demande si M. Clénard, ancien Précepteur d’un neveu de M. Dupuis, est dans la maison : on va l’avertir.

Desronais réfléchit sur ce que M. Dupuis peut vouloir. Si c’étoit pour m’unir à Mariane, dit-il ! Mais non, il differe toujours : il prend pour prétexte des galanteries qu’il me suppose.

Ciel ! qu’arriveroit-il s’il savoit ma foiblesse,
La seule qui soit vraie & qui m’a tourmenté,
 Ma sotte intrigue avec cette Comtesse ?
Dieu veuille qu’elle échappe à sa sagacité !

M. Clénard arrive : Desronais voudroit savoir de lui pourquoi M. Dupuis l’a fait appeller si matin, & sur-tout la raison pour laquelle il differe de l’unir avec Mariane. Clénard ne sait rien. Il soupçonne pourtant que M. Dupuis, trompé jadis par ses amis, sa femme, ses parents, est devenu défiant, & qu’il est peut-être alarmé par la galanterie de Desronais.

{p. 357}

Desronais, seul, se reproche son aventure avec la Comtesse, & jure qu’il n’a pas cessé d’adorer Mariane.

Mariane est surprise de voir Desronais si matin ; elle sait que son pere a mandé un Notaire, elle espere que c’est pour leur contrat de mariage. Desronais l’exhorte, si cela n’est pas, à faire valoir ses droits : elle déclare qu’elle n’en a point : elle apprend à son amant qu’elle est née avant le mariage de sa mere & de son pere, qui ne subit le joug de l’hymen que pour lui faire un sort. Ils reviennent au projet de leur mariage, & s’occupent des égards qu’ils auront après leur union pour leur pere commun.

Dupuis paroît au fond du théâtre avec un Notaire auquel il ordonne d’aller dans son cabinet dresser un contrat. Mariane & Desronais ne doutent plus que ce contrat ne soit celui qui doit les rendre heureux.

Dupuis annonce à Desronais qu’il se défait en sa faveur de sa charge, & lui dit d’aller remercier le Ministre qui a bien voulu donner son agrément. Desronais sort dans la plus grande joie, parceque Dupuis, en lui cédant sa charge, semble lui annoncer qu’il lui donne sa fille.

Dupuis feint d’être surpris de la joie que montre Desronais pour une charge : Mariane dit que ce n’en est pas là le sujet, & dévoile la véritable cause de ses transports. Alors Dupuis annonce que le mariage est encore loin ; il cherche à donner des alarmes à sa fille sur la légéreté de Desronais : elle le croit fidele, & sort pénétrée du chagrin que Desronais va ressentir à son retour.

Dupuis, seul, est quelque temps attendri par le sort malheureux des deux amants : mais il ajoute {p. 358}avec fermeté que l’hymen une fois fait il seroit abandonné, & qu’il ne veut pas se rendre infortuné pour faire le bonheur des autres.

Acte II. Dupuis est fâché que sa fille ne croie pas à l’inconstance de Desronais : il fait appeller Clénard.

Dupuis demande à Clénard s’il ne connoîtroit pas quelque intrigue secrete à Desronais, ou le nom de quelqu’une de ses maîtresses. Clénard fâche Dupuis en lui disant qu’il ne sait rien.

On apporte à Dupuis un paquet de lettres, il en trouve une cruellement ambrée, elle étoit destinée à Desronais. On s’est trompé en mettant l’adresse : au lieu d’écrire à M. Desronais chez M. Dupuis, on a mis à M. Dupuis, chez M. Desronais. M. Dupuis lit, & voit qu’une grande Dame donne un rendez-vous à Desronais pour le jeudi prochain : il triomphe. Desronais vient se plaindre à M. Dupuis, en présence de Mariane, des bruits qu’il fait courir sur sa galanterie, des soupçons qu’il veut faire naître dans le cœur de sa fille. Dupuis feint de se laisser fléchir, il veut prendre jour pour le mariage ; on choisit le jeudi. Dupuis dit à Desronais qu’il est un étourdi, qu’il n’est pas libre ce jour-là, montre la lettre de la Comtesse : Desronais est anéanti ; Mariane sent la plus vive douleur : Dupuis est enchanté ; mais Mariane, touchée des remords de Desronais, lui pardonne. Le pere, autant embarrassé qu’il l’étoit avant d’avoir reçu la lettre, dit que Desronais sera l’époux de sa fille, mais qu’il lui faut des preuves d’une conduite plus réguliere, & sort.

Desronais veut se jetter aux pieds de Mariane : elle desire d’être seule un moment, & le prie de la laisser.

{p. 359}

Desronais, seul, va chercher le moyen de faire éclater toute la pureté de son amour.

Acte III. Desronais a écrit une lettre à la Comtesse pour rompre avec elle : il la fait voir à Mariane.

Mariane lit la lettre, veut faire adoucir quelques expressions, & finit par la déchirer. Desronais projette de faire un dernier effort auprès de Dupuis : il prie Mariane de rester dans la galerie prochaine, & de venir le seconder quand il en sera temps : il sort pour donner un ordre à la Brie, & reviendra dans un instant.

Dupuis est fâché de voir la paix loin de sa maison. Si on le persécute encore, il dira nettement sa façon de penser.

Desronais vient en effet demander un éclaircissement à Dupuis. Celui-ci, après plusieurs faux-fuyants, déclare qu’il se défie de tous les hommes, & que le mariage ne se fera qu’après sa mort.

Mariane accourt, demande à son pere s’il veut qu’elle attende le bonheur à sa mort. Les amants attaquent ensemble Dupuis : il les combat vigoureusement, en leur peignant le chagrin d’un vieillard délaissé par ce qu’il a de plus cher ; mais il cede enfin à leur amour, à leurs transports, & à leurs tendres protestations d’être toujours dignes de leur pere.

LA PARTIE DE CHASSE DE HENRI IV,
Comedie en trois actes & en prose. §

Cette comédie, de l’aveu de l’Auteur, est imitée d’une piece Angloise traduite sous ce titre : Le Roi & le Meûnier de Mansfield, Conte {p. 360}dramatique. En faisant l’extrait de cette derniere piece, j’aurai soin de transcrire les détails qui ne sont point dans la Françoise, & qui peignent le génie Anglois.

Extrait de la Piece Angloise.

(Le théâtre représente la forêt de Sherword.)

Quatre Seigneurs égarés entrent sur la scene, se plaignent des fatigues de la chasse, trouvent qu’une biche apprivoisée de Londres est plus amusante à poursuivre que les biches sauvages des bois ; songent à se tirer d’embarras comme de bons Courtisans, sans s’embarrasser de ce que deviendra leur Maître ; déclament contre l’obscurité.

Le premier Seigneur.

Ma foi, c’est une chose terrible que d’être perdu dans l’obscurité.

Le second Seigneur.

Sans doute, & pourtant c’est quelque chose de si commun, qu’on auroit peine à croire que cela dût avoir rien d’affreux. En effet, est-il un seul jour de notre vie, où nous ne soyons perdus dans l’obscurité ? Les fourbes nous y tiennent par leurs subtiles inventions, les sots par leur ignorance, les Théologiens39 par leurs mysteres, les Avocats par leurs chicanes, les gens d’Etat par leurs intrigues. Que dis-je ? cette raison même que nous vantons si fort, qu’est-ce autre chose qu’une lanterne obscure, qui nous sert peut-être quelquefois à nous empêcher de nous casser le nez contre un poteau, mais qui, dans le fond, n’est pas plus capable de nous guider hors des brouillards épais de l’erreur & de l’ignorance, que ne le seroit un feu follet de nous conduire hors de ce bois.

{p. 361}

Ils s’enfoncent dans le bois.

Le Roi, seul, dit :

Non, non : ce ne peut être ici une route publique ; cela est certain. Je suis perdu, tout-à-fait perdu. De quel avantage peut m’être à présent ma Royauté ? La nuit n’a pour moi aucun égard : je ne puis voir mieux que le moindre paysan, ni marcher aussi bien que lui. Qu’est-ce qu’un Roi ? N’est-il pas plus éclairé qu’un autre homme ? Non, à moins qu’il n’ait son Conseil avec lui ; c’est ce que je vois à merveille. N’est-il pas plus puissant ? On me l’a dit sans doute bien des fois ; mais maintenant à quoi peut me servir mon pouvoir ? N’est-il pas plus grand, plus magnifique ? Il le peut croire, lorsqu’assis sur son trône il est entouré de sa Cour & de ses Flatteurs ; mais perdu dans un bois, hélas ! qu’a-t-il au dessus de l’homme ordinaire ? Sa sagesse ne peut lui apprendre à distinguer le nord d’avec le midi. Sa puissance n’empêche point le chien d’un mendiant d’aboyer après lui, & le mendiant lui-même ne salueroit pas sa grandeur. Cependant combien de fois nous enflons-nous de ces faux attributs ! Graces au Ciel, en perdant le Monarque, j’ai trouvé l’homme. (On entend un coup de fusil.) Ah ! il y a ici quelque voleur. Que faut-il que je fasse ? Ma Majesté me défendra-t-elle ? Non ; laissons-la de côté, & que l’homme seul agisse.

Le Meûnier court au bruit du coup de fusil, saisit le Roi au collet, le prend pour le braconnier qui a tiré, le traite de coquin, de menteur, lui demande son nom. Le Roi, qui n’est pas accoutumé, ni à de pareilles épithetes, ni à de pareilles questions, lui dit qu’il est de la suite du Roi, & qu’il ne ment jamais. Le Meûnier est surpris qu’il soit courtisan & qu’il ne mente point, il l’emmene chez lui.

{p. 362}

(La scene change & représente la ville de Mansfield.)

Richard, fils du Meûnier, lit cette lettre.

« Mon cher Richard, je suis convaincue, quoique trop tard pour mon malheur, de l’injure affreuse que nous a fait à tous deux ce vil Seigneur, dont les séductions m’ont portée à vous croire perfide. Il avoit forgé les lettres que je vous envoie, pour me persuader que vous étiez sur le point de vous marier à une autre ; c’est cette pensée que je n’ai pu soutenir avec patience, & qui, m’excitant à me venger de vous, m’a fait consentir à ma propre ruine. Pour l’amour de vous-même revenez ici, je vous en conjure ; j’ai tout lieu d’espérer qu’il ne me sera pas impossible de vous faire quelque sorte de réparation. C’est la seule joie que puisse goûter dans son affliction votre désolée, mais toujours tendre & affectionnée Peggy ».

(La scene représente une chambre dans une maison de Mansfield.)

Phébé exhorte Peggy à ne pas se désoler, & lui promet qu’elle sera vengée du perfide Lord qui l’a séduite.

Peggy ne peut se consoler après avoir perdu la fleur d’innocence que Richard estimoit tant, & qu’il regarde comme la plus grande beauté du sexe.

Richard arrive, se tient quelque temps sur la porte sans rien dire, regarde son amante : elle pleure, & s’excuse sur les fourberies du Lord. Il ne s’est pas contenté de lui persuader que Richard étoit infidele, il a engagé une de ses anciennes maîtresses à dire qu’elle étoit enceinte de Richard, & à le faire arrêter. Richard s’est vu contraint à fuir la maison paternelle. Les amants projettent de demander vengeance au Roi la premiere fois qu’il chassera dans ce canton. Richard part pour se rendre chez son pere. Peggy promet de l’y joindre.

{p. 363}

(La scene représente le moulin.)

Marguerite, femme du Meûnier, & Catherine sa fille, tricottent en faisant des contes de lutins, d’esprits. On frappe, elles ont peur, n’osent aller ouvrir. Richard se fait entendre : elles craignent que ce ne soit un esprit.

Richard embrasse sa mere, sa sœur, demande des nouvelles de son pere. On a entendu tirer, lui dit-on ; il est sorti pour arrêter le coquin.

Le Meûnier arrive avec le Roi qu’il croit toujours un Seigneur de la Cour, le présente en cette qualité à sa femme ; ordonne qu’on tue deux volailles, & qu’on aille tirer de la petite biere pour le régaler. Il voit son fils, lui saute au cou, & lui demande des nouvelles de son voyage.

Eh bien, Richard, que dis-tu de Londres ? Viens-çà ; dis-nous ce que tu as vu.

Richard.

Ce que j’ai vu ? J’ai vu la terre de promesse.

Le Meunier.

La terre de promesse ! Que veux-tu dire par-là ?

Richard.

La Cour, mon pere.

Le Meunier.

Tu ne cesseras jamais de gausser ?

Richard.

Eh bien, pour parler sérieusement, je me suis vu trompé dans mon attente & dans mes espérances. N’est-ce pas là plus qu’on ne voudroit en voir ?

Le Meunier.

Comment donc ! Est-ce que le Milord à qui tu étois recommandé, n’a rien fait pour toi ?

{p. 364}

Richard.

Si fait, si fait ; il a bien voulu me promettre jusqu’au dernier moment.

Le Meunier.

Palsambleu ! les Courtisans croient-ils que leurs protégés ne mangent que des promesses ?

Richard.

Eh ! mon Dieu ! c’est là le moindre de leurs soucis, de savoir si vous mangez, ou non. Voilà déja plusieurs années que je me tiens auprès de mon protecteur, vivant sans cesse dans l’attente de ce qu’il me faisoit espérer. Cette année on me promet un poste ; la seconde, un autre poste ; la troisieme, on me donne l’espérance sure & certaine... & de quoi ? d’un refus. Une place vient à vaquer... elle étoit déja promise. Une seconde ; j’arrive précisément trop tard d’une demi-heure. Une troisieme ; elle appaise la faim d’un créancier. Une quatrieme ; elle paie les gages d’un flatteur. Une cinquieme ; cela corrompt une voix40. Une sixieme enfin ; l’on continue à me promettre. Mais après avoir ainsi dormi toute l’année, j’ai vu finir mon rêve, & je me suis apperçu que Milord, bien loin d’être en état de me donner un poste, avoit été occupé tout ce temps-là à en demander un pour lui-même.

Le Meunier.

Pauvre Richard ! La probité pure & simple ne peut donc jamais servir à la Cour de recommandation ?

Richard.

Elle peut vous en servir pour être valet-de-chambre, peut-être ; mais rien de plus, rien de plus en vérité. Si vous portez vos vues plus haut, munissez-vous d’autres qualités. Il vous faut apprendre à dire à propos oui & {p. 365}non, à courir à propos, à vous arrêter de même, à porter & à rapporter, à faire mille singeries au moindre commandement : il faut se faire passer maître dans les arts pervers de flatterie, d’insinuation, de dissimulation, & savoir donner habilement, là... vous m’entendez, si vous avez quelque espérance de réussir.

Le Roi.

Vous ne songez guere que je suis Courtisan, à ce que je puis voir.

Richard.

Moi, Monsieur, ce ne sont pas là mes affaires. Si le portrait général que je fais de la Cour se trouve vrai, & qu’il vous déplaise, ce n’est point ma faute. J’avoue qu’il y a des exceptions particulieres à faire, & je veux croire que vous en êtes la preuve.

Le Roi.

Passons, passons : je n’aime point à être flatté. La premiere fois que vous reviendrez à Londres, je vous promets plus de succès.

Richard.

Très obligé : je n’ai point envie d’y retourner si-tôt.

Le Meunier.

Non, non, Richard, crois-moi : au lieu de t’attendre aux promesses des Seigneurs, ne compte que sur le travail de tes propres mains : n’espere jamais que ce que tu pourras te procurer, & tu ne compteras jamais sans ton hôte. Mais, écoute : il me faut une description de Londres. Tu ne nous as rien dit encore de ce que tu as vu.

Richard.

Londres ! oh ! c’est une ville charmante ! J’ai vu de grandes maisons & très peu d’hospitalité ; de grands hommes faire de petites actions, de belles Dames ne rien faire qui vaille. J’ai vu les honnêtes Avocats de Westminster, {p. 366}& les vertueux habitants de la Bourse, les fous politiques des cafés, & les graves Législateurs de Bedlam41. J’ai vu des tragédies plaisantes, & des comédies lugubres, de la dévotion à un opéra, de la gaieté à un sermon. J’ai vu des beaux habits à S. James42, & de longs mémoires à Ludgate-hill43. J’ai vu de la grandeur pauvre, & de la pauvreté riche ; de hautes dignités avec une basse flatterie ; beaucoup d’orgueil, point de mérite. Enfin j’ai vu des sots titrés, des coquins pensionnés, & l’honnête homme vêtu de bure. Je vous prie, comment trouvez-vous Londres ?

Le Meunier.

Est-ce là la meilleure description que tu puisses nous faire ?

Richard.

Oui, mon pere.

Le Roi.

Comment, Richard, vous êtes satyrique, à ce que je vois.

Richard.

Moi, Monsieur, j’aime à dire la vérité : s’il arrive par-là que je satyrise, je ne sais qu’y faire.

Le Meunier.

Fort bien : si c’est là Londres, qu’on me laisse ma chaumiere : ma maison n’est point une grande maison ; mais telle qu’elle est, elle m’appartient, & je puis en montrer le contrat. Mais sortons, Monsieur ; notre souper est prêt, à ce que j’imagine. Il n’étoit préparé que pour nous ; mais, si vous vous en contentez, je vous l’offre de tout mon cœur.

(La scene représente la forêt de Scherword.)

Plusieurs Gardes entrent sur la scene, ils ont entendu le coup de fusil, ils courent pour arrêter celui qui a tiré.

{p. 367}

Les Courtisans égarés reviennent sur le théâtre.

Le premier Courtisan.

Ne venez-vous pas d’entendre quelqu’un ? Ma foi, je commence à avoir peur que nous ne rencontrions ce soir quelque mauvaise aventure.

Le second Courtisan.

Oui-dà, si l’on nous prend ce que nous avons, nous aurons fait de jolie besogne !

Le troisieme Courtisa.

Qu’on nous le prenne si l’on veut ; je suis si excédé de fatigue, que je ne me défendrai guere.

(Les Gardes sautent sur eux.)

Le second Garde.

Ah ! ah ! coquins ! bandits ! scélérats ! Vous l’avez donc, n’est-ce pas ?

Le second Courtisan.

En vérité, nous n’avons que très peu de chose ; mais nous vous l’abandonnons volontiers, si vous consentez seulement à nous traiter avec douceur.

Le premier Garde.

Oh ! oui, avec grande douceur ! Vous méritez, à coup sûr, d’être traités fort honnêtement !

Le quatrieme Courtisan.

Comment ! Qu’avons-nous fait qui nous en empêche ?

Le premier Garde.

Allons, allons : point de temps perdu ; qu’on se rende.

Le premier Courtisan.

Je n’ai que trois écus sur moi.

Le second Courtisan.

En voici quatre pour vous, Messieurs.

Le troisieme Courtisan.

Voici ma montre : il ne me reste pas un sol.

{p. 368}

Le quatrieme Courtisan.

D’honneur, je n’ai rien dans ma poche que ma tabatiere.

Le quatrieme Garde.

Comment diable ! Je crois que les drôles veulent nous corrompre ! Plaît-il ? Non, non, marauds : vous irez devant la Justice demain matin : comptez là-dessus.

Le quatrieme Courtisan.

Devant la Justice ! Comment ! Pour avoir été volés ?

Le premier Garde.

Pour avoir été volés ! Que voulez-vous dire ? Qui diantre vous a volés ?

Le quatrieme Courtisan.

Fort bien, Messieurs : ne venez-vous pas de nous demander nos bourses ?

Le second Garde.

Oh ! les bandits ! Ils jureront demain que nous les avons volés, je parie.

Le quatrieme Courtisan.

Sans contredit, nous le ferons.

Le premier Garde.

Non, non, marauds ; nous ne vous avons point demandé votre argent : nous n’en voulons qu’à la bête que vous avez tuée.

Le quatrieme Courtisan.

Que le diable emporte la bête ! nous l’avons chassée six mortelles heures sans pouvoir la joindre.

Les Gardes les arrêtent & les emmenent.

(La scene est dans le moulin.)

Le Roi est à table avec toute la famille du Meûnier, on boit à la santé du Roi : la Meûniere fait des façons que le Meûnier désapprouve : le Roi est de son avis, & dit :

Je pense comme vous. Les compliments dans le commerce {p. 369}de la vie ressemblent aux cérémonies dans la Religion. Celles-ci détruisent l’esprit de la vraie piété ; ceux-là, toute sincérité & toute bonne foi.

Le Roi enchanté se livre à la joie avec ses hôtes, & demande une chanson : on fait venir un valet nommé Joseph qui a une voix admirable.

Joseph paroît, & chante plusieurs couplets.

I. Que l’état de Meûnier est heureux ! il ne se soucie pas de devenir plus grand, il ne craint pas d’être plus petit. Il n’attend le soutien de sa vie que de ses bras & de son moulin. Cela ne vaut-il pas mieux que de ramper à la Cour ?

II. Qu’importe qu’il soit plein de poussiere, & qu’il ait le visage tout enfariné ? Plus il a la tête couverte de poudre, plus il ressemble aux gens du bel air. Un Paysan dans cet habit peut se conduire bien plus honnêtement que le Milord altier qui se quarre avec sa Jarretiere.

III. Quoique ses mains soient si sales qu’elles ne sont pas faites pour être vues, celles des gens au-dessus de lui ne sont guere plus propres que les siennes. L’or qui poisse leurs mains, s’attache comme le miel aux doigts de ceux qui le touchent.

IV. Quelquefois, il est vrai, lorsqu’il manque de pouding pour son dîner, il en dérobe du sac de son camarade : mais il suit en cela l’exemple des grands, qui empruntent librement les uns des autres, dans le dessein de ne point rendre.

V. Lorsqu’il lui prend envie d’amasser quelque chose, il imite encore les Ministres d’Etat. On dit que tout leur but est de remplir leur coffre. Le sien est de faire venir la farine dans son moulin.

VI. Il mange quand il a faim, il boit quand il a soif : quand il est las, il se couche à terre & dort sans inquiétude ; {p. 370}il se releve ensuite gai comme un pinson, & court en chantant se remettre à l’ouvrage. Puisqu’un Meûnier est si heureux, qui diantre voudroit être Roi ?

 

Peggy arrive ; le Meûnier est surpris : elle & Richard racontent tout ce que le Lord leur a fait ; ils demandent à leur hôte sa protection auprès du Roi, qui la leur promet.

Les Gardes ont pris, disent-ils, des coquins : le Roi reconnoît ses Courtisans, rit du titre qu’on leur donne. Les Courtisans le reconnoissent à leur tour : le Meûnier & toute sa famille restent dans l’étonnement. Le Roi dit à Milord Lurewell, qu’il est charmé de le voir, que Richard lui fait l’affront de lui imputer un crime, qu’il le lui livre & qu’il n’a qu’à le condamner : Lurewell exige que Richard lui demande pardon, & qu’il épouse la créature au sujet de laquelle il l’a calomnié. Richard demande la permission de faire paroître un témoin irrévocable. Peggy se montre, fait voir au Roi les lettres que Milord lui a écrites pour la séduire, & la promesse de mariage qu’il lui a faite : Milord traite tout cela de petite affaire de galanterie.

Le Roi.

Une petite affaire, Milord ! dites une affaire basse & indigne. Ce que vous appellez galanterie, je l’appelle infamie. Pensez-vous, Milord, que la grandeur doive servir à la méchanceté, ou que ce soit la prérogative des Grands d’être injustes & inhumains ? Vous vous rappellez la sentence que vous avez prononcée vous-même contre ce jeune homme, quoiqu’innocent : vous ne devez pas trouver trop dur que je vous la fasse subir, puisque vous êtes le coupable.

Lurewell.

J’espere, Sire, que Votre Majesté considérera mon rang, & ne m’obligera point à l’épouser.

{p. 371}

Le Roi.

Votre rang, Milord ! La grandeur qui s’abaisse à des actions aussi viles, perd son rang & se dépouille de tous ses honneurs. D’où la tirez-vous cette grandeur que vous me vantez ? De votre équipage fastueux & de vos riches habits ? couvrez votre dernier valet de ce vain attirail, & le voilà aussi grand que vous. De vos richesses & de vos terres ? le scélérat qui vous en dépouilleroit, seroit donc alors aussi grand que vous. Non Milord, non, le véritable grand homme est celui qui fait de grandes actions. Je crois donc que vous devez, par justice, épouser celle que vous avez injuriée.

Peggy, aux genoux du Roi.

Que mes larmes, Sire, soient mes seuls remerciements. Mais, hélas ! je craindrois d’épouser ce jeune Seigneur, cela ne feroit que lui donner le droit de me traiter encore plus mal, & qu’augmenter ma misere. Je supplie donc Votre Majesté de ne lui point donner un pareil ordre.

Le Roi.

Levez-vous, & écoutez-moi. Milord, vous voyez à quel degré de bassesse les actions infames réduisent les plus grands Seigneurs. Voici une promesse absolue de mariage que vous avez signée vous-même à cette jeune fille. Sa prudence l’engage à ne rien exiger par la connoissance qu’elle a de votre caractere. Je ne veux donc point insister là-dessus : mais je vous commande, sous peine d’encourir mon indignation, de lui donner sur le champ un contrat annuel de trois cents livres sterling.

Peggy.

Daigne le juste Ciel récompenser un Prince aussi bon ! Vous en faites trop pour moi, Sire ; mais si Votre Majesté le juge à propos, faites passer le contrat à ce jeune {p. 372}homme qui a bien plus souffert que moi : puisse-t-il regarder ce présent comme une légere satisfaction des torts que j’ai eus vis-à-vis de lui ! Pour moi je n’ai cherché qu’à prouver l’innocence de celui que j’ai aimé & que j’ai rendu malheureux. Il ne me reste plus qu’à me cacher loin du monde, & qu’à mourir dans l’oubli.

Richard.

Cette action noble & généreuse répare tous tes torts : viens dans mes bras, ma chere Peggy, & laisse-moi reprendre mon premier amour.

Peggy.

Non, vous ne devez point, vous ne pouvez point me pardonner.

Richard.

Je le dois, je le puis. Je veux t’acquérir pour toujours.

Peggy.

Malheureuse que je suis ! faut-il que j’aie offensé un amour si généreux !

Le Meûnier se prosterne aux genoux du Roi pour le remercier ; le Roi lui fait présent de son épée, le nomme Sir, & lui donne un revenu de mille marcs d’argent : le Meûnier reçoit les faveurs du Roi avec plaisir, parcequ’il n’a fait aucune bassesse pour les obtenir.

Extrait de la Piece françoise.

(La scene est à Fontainebleau, dans la Galerie des Réformés, au bout de laquelle est l’antichambre du Roi.)

Acte I. Dans cet acte l’Auteur peint au naturel l’ame de Henri IV, celle d’un Ministre digne de lui, & les cabales auxquelles les plus grands {p. 373}hommes sont exposés. Rien dans la piece angloise qui ressemble à cela.

(Le Théâtre représente l’entrée de la Forêt de Sénart, du côté de Lieursain.)

Acte II. On entend donner du cor dans l’éloignement : Lucas & Cateau courent pour voir la chasse, se rencontrent, ont ensemble de petites querelles d’amants. Cateau finit la dispute en jettant galamment son bouquet au nez de Lucas, & fuit : Lucas réfléchit sur la maniere gentille avec laquelle Cateau lui donne son bouquet, lorsqu’il voit venir Agathe, une perfide, dit-il, qui a trahi Richard, frere de Cateau, pour suivre un Marquis. Elle lui jure qu’elle est innocente, que le Marquis l’a fait enlever, qu’elle s’est évadée en attachant les rideaux de son lit à la fenêtre : elle prie Lucas de remettre une lettre à Richard, & sort. Lucas, surpris de s’être laissé toucher par cette mijaurée, apperçoit Richard, court à lui, le trouve bien chagrin de n’avoir pu se jetter aux pieds du Roi, comme il l’avoit projetté, pour lui demander justice contre le Marquis de Concini. Lucas lui donne la lettre d’Agathe, elle est pleine de tendresse & de protestations d’amour : mais Lucas remarque que la mijaurée a passé six semaines chez le Marquis, & que bonnement on ne doit pas l’épouser ; après cela Richard au désespoir va se reposer chez Lucas. Le Duc de Bellegarde, le Marquis de Concini, le Duc de Sully, leur succedent sur la scene ; ils se sont égarés, il est nuit. Sully tremble pour le Roi : Concini est piqué de ne pouvoir aller mettre fin à son aventure avec Agathe, comme il l’avoit projetté. Ils rencontrent un Bûcheron qui les prend pour des voleurs, se jette à genoux, {p. 374}leur demande la vie, & leur sert ensuite de guide pour les conduire à Lieursain. Henri arrive, se détermine à passer la nuit dans le bois, dit qu’il en a passé de plus mauvaises, n’est inquiet que pour Sully qui va s’alarmer : il met la main sur la garde de son épée, parcequ’il entend un coup de fusil : les Braconniers qui ont tiré prennent la fuite dès qu’il parle. Le Meûnier Michaud accourt, prend le Roi pour un Braconnier, l’arrête, le traite de coquin, de menteur : Henri cache son cordon bleu, répond à toutes les questions du paysan, avec cette bonhommie qui lui gagna tous les cœurs ; se dit un petit Officier de la suite du Roi, lui demande une retraite pour la nuit. Michaud le trouve bon compagnon : ils partent.

(Le Théâtre représente l’intérieur de la maison du Meûnier.)

Acte III. Cateau & sa mere Margot ont mis le couvert & préparé le souper : elles font des contes d’esprits en attendant Michaud. Richard se fait entendre, elles tremblent que ce ne soit son esprit ; il entre, les embrasse, & bien-tôt le Meûnier arrive avec son hôte qu’on fait rafraîchir en attendant le souper. Le bon Henri est enchanté de se voir traité comme un homme ordinaire : il aide à préparer tout ce qu’il faut pour le couvert ; il trouve Cateau gentille, lui dit des douceurs : il délibere à part, si pour abréger les formalités il lui dira ce qu’il est ; mais il rejette cette idée & respecte les droits de l’hospitalité. On se met à table, on boit à la santé du Roi, on chante des couplets qui lui peignent l’amour de ses sujets : il répand des larmes de joie. Agathe vient raconter chez Michaud la violence {p. 375}que lui a faite le Marquis de Concini : il arrive précisément dans ce temps-là avec Sully & Bellegarde : ils nomment le Roi, aux pieds duquel le Meûnier tombe avec toute sa famille. Henri releve tout le monde avec bonté : il jette un regard menaçant sur Concini, lui montre Agathe, lui reproche son crime. Le Marquis avoue qu’Agathe est vertueuse : le Roi le condamne à faire une rente de deux cents écus d’or à cette fille : elle n’en veut point, se croiroit déshonorée si elle acceptoit des bienfaits qui laisseroient des soupçons sur son compte. Alors le bon Henri se charge de la dette de Concini, donne dix mille francs à Richard & à Agathe, autant pour Lucas & Cateau : Sully applaudit à cette générosité : le Roi veut rester l’ami de Michaud : tout le monde bénit un si grand Prince44.

A FEMME AVARE, GALANT ESCROC,

Nouvelle tirée de Bocace.

Qu’un homme soit plumé par des coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort : plus d’amours sans payer :
En beaux louis se comptent les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur, si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut, nonobstant leur adresse,
En attraper au moins une entre cent,
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
{p. 376}
Je choisirai pour exemple Gulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudar :
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Ceci notez, & qu’il vous en souvienne,
Galants d’épée ; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu nécessaire.
Je trouverois maintenant à la Cour
Plus d’un Gulphar si j’en avois affaire.
Celui-ci donc chez sire Gasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle étoit jeune & belle créature ;
Plaisoit beaucoup, fors un point qui gâtoit
Toute l’affaire, & qui seul rebutoit
Les plus ardents ; c’est qu’elle étoit avare.
Ce n’est pas chose en ce siecle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare,
Qui l’or en main n’explique ses desirs.
Le jeu, la jupe & l’amour des plaisirs
Sont les ressorts que Cupidon emploie :
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus, que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât. Chacun sait ce que c’est
Que de parler : le lecteur, s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, & si bien qu’il propose
Deux cents écus. La belle l’écouta,
Et Gasparin à Gulphar les prêta,
{p. 377}
Ce fut le bon, puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence des gens :
Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,
Qu’à votre époux vous donnerez, Madame.
La belle crut qu’il avoit dit cela
Par politique & pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux en femme de parole.
Le drôle en prit le jour & les suivants
Pour son argent, & même avec usure :
A bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar lui dit, son épouse présente :
J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avois cru :
Déchargez-en votre livre, de grace.
A ce propos, aussi froide que glace,
Notre galante avoua le reçu.
Qu’eût-elle fait ? On eût prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs : c’est ce qui la fâchoit.
Voyez un peu la perte que c’étoit !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la ville,
Le publier, le prêcher sur les toits.
De l’en blâmer il seroit inutile :
Ainsi vit-on chez nous autres François.

Extrait du Galant Escroc.

Avant-Scene. Madame Gasparin, femme de M. Gasparin, Financier, a une niece nommée {p. 378}Sophie. Cette derniere est amoureuse du Chevalier : mais la tante ne trouve pas le Chevalier assez riche, & ne veut pas unir les amants. On a pourtant besoin de son consentement, puisqu’un parent de Sophie a remis en mourant à Madame Gasparin deux cents mille livres pour donner à Sophie le jour de son mariage, à condition qu’elle prendra un époux de sa main. Le caractere intéressé de Madame Gasparin paroît non seulement dans l’opposition qu’elle met à l’union des amants, elle est avare jusques dans ses amours même.

Le Comte de Gulphar, parent du Chevalier, a du goût pour la Dame : elle s’en apperçoit, lui écrit une lettre fort tendre, & lui donne un rendez-vous, en le priant de lui prêter deux cents louis qu’elle a perdus au jeu. Le Comte se doute bien que la perte n’est que feinte, & arrive de la campagne pour terminer cette aventure.

 

Action. Le Comte réfléchit sur la prétendue perte de Madame Gasparin. Il ne sait à qui emprunter les deux cents louis. Le Chevalier paroît, & lui assure que la Dame n’a point perdu au jeu. Le Comte lui demande où il en est de ses amours avec Sophie ; s’il a la petite. Le Chevalier rejette bien loin une pareille idée. Le Comte le persiffle sur sa discrétion, lui reproche d’être amoureux comme un roman45, & veut le marier pour l’en punir. Il le renvoie en lui disant qu’il lui vient une idée excellente : il projette d’avoir Madame Gasparin, en lui jouant un tour sanglant, & de {p. 379}se venger de M. Gasparin, qui, à force d’argent, lui a ravi la petite Souris de l’Opéra. Il emprunte en conséquence les deux cents louis au mari, pour avoir, lui dit-il, une honnête citoyenne, les donne ensuite à la femme en présence du Chevalier & de Sophie, en lui disant : Tenez, Madame, voilà deux cents louis que vous aurez la bonté de remettre à Monsieur votre mari. La Dame croit que le Comte a voulu donner le change à sa niece & au Chevalier : elle répond au Comte qu’il lui faut sans doute une petite reconnoissance, & lui propose d’entrer dans un cabinet : il la suit en disant aux amants qu’il va travailler pour eux. Ceux-ci parlent, en attendant, de leurs amours : Sophie fait entendre qu’elle a tout accordé au Chevalier : il est honnête homme, & n’en desire que plus d’être uni à sa généreuse amante ; il se jette à ses pieds pour l’en assurer. M. Gasparin arrive, leur dit qu’ils sont des imprudents, les félicite de n’avoir pas été surpris par sa femme qui est une honesta, & promet de s’intéresser pour eux. Le Comte reparoît avec Madame Gasparin : les deux amants esperent qu’il aura fait de la bonne besogne, parcequ’on lui trouve un air riant qui annonce son succès. M. Gasparin lui demande des nouvelles de son aventure : le Comte lui dit qu’elle est terminée, lui détaille tous les charmes de sa femme qui est présente, & bien embarrassée pour imposer silence au Comte. M. Gasparin lui représente qu’elle ne doit pas être jalouse d’entendre louer dans une autre ce qu’elle possede, à l’exception pourtant de la vivacité. Enfin le Galant Escroc dit au mari que la Dame, enchantée de son mérite, n’a pas voulu de ses deux cents louis, & qu’il les a remis à Madame Gasparin. {p. 380}Le mari exige qu’elle les lui rende. La Dame regarde le Comte comme un monstre, surtout lorsqu’il la menace de publier son aventure & de montrer sa lettre, si elle ne consent au mariage du Chevalier avec Sophie. Elle envoie chercher le Notaire, & M. Gasparin fait présent des deux cents louis à Sophie.

 

Je ne parlerai pas de l’art avec lequel le Conte est mis en action, puisque nous nous sommes interdit tout éloge ; mais j’ai cité le Galant Escroc exprès pour faire sentir les différentes nuances qu’il doit y avoir entre une Piece destinée au Théâtre public ou à un Théâtre particulier, pour conseiller aux Auteurs d’imiter M. Collé dans son respect pour la Nation assemblée. Il n’a jamais livré qu’aux Théâtres de société les Pieces dans lesquelles il s’est permis des saillies un peu vives. Il est affreux qu’un Auteur s’expose à se faire dire en pleine assemblée par un Comédien : Monsieur, votre Piece peche contre les mœurs, je n’y jouerai point.

{p. 381}

CHAPITRE XIII.
M. ROCHON DE CHABANNES.

Mis à côté de M. de Marmontel, de Dalainval, de Cerou, de Riccoboni ou de Joli, de Pierre Bassecourt ou de Guarini, &c. §

HEUREUSEMENT,
Comédie en un Acte & en Vers. §

Caractere des Personnages.

Portrait de Lindor.

Mad. Lisban.

Marton, l’aimable enfant !
Toujours dansant, chantant, sautant, gesticulant,
Rêvant, imaginant cent tours d’espiéglerie ;
Riant, riant sans cesse à vous en faire envie ;
Parlant sans raisonner, mais déraisonnant bien,
Disant avec esprit une fadaise, un rien :
Ah ! Marton, à seize ans, & doué sans partage
Des agréments divins qui parent ce bel âge,
Que tout cela sied bien !... Oh ! je rafolle, moi,
De ce petit frippon.

Marton.

Moi de même, ma foi.
Mais pour ma sureté, lorsque je l’envisage,
Je voudrois lui trouver un air un peu plus sage.

Mad. Lisban.

Cela le gâteroit ; il est charmant, Marton.
{p. 382}

Marton.

Il ne le sait que trop, le dangereux frippon.

Mad. Lisban.

J’en conviens ; mais il mêle à cet enfantillage
Des sentiments si fiers d’honneur & de courage,
Que tout cela, Marton, le rend intéressant.

Marton.

C’est un vrai polisson, un polisson charmant.
Il s’aime, il se contemple, il court dans une glace
Admirer de son port l’élégance & l’audace ;
Il nous fait remarquer sa jambe, son mollet :
« S’ils étoient emportés, dit-il, par un boulet,
La... sérieusement ce seroit bien dommage :
Eh bien, j’aurois la croix, oui la croix à mon âge.
La croix pour une jambe ! ah ! de bon cœur, ma foi,
Je les sacrifierois toutes deux pour le Roi ».
Il tire son épée, & bravant nos alarmes,
« Une, deux, trois, à vous, & rendez-moi les armes, »
Nous dit-il. Un fusil vient à frapper ses yeux,
Il le met sur l’épaule, & fait le merveilleux,
Enfonce fiérement son chapeau sur la tête,
Va de droite & de gauche, avance un pas, arrête,
Nous ajuste, fait feu, s’amuse de nos cris,
Et vole dans nos bras pour calmer nos esprits.

Portrait de Mr Lisban.

Mad. Lisban.

Monsieur Lisban, Marton, n’est pas un homme aimable,
Je le sais.

Marton.

Lui, Madame, il se croit adorable.
{p. 383}

Mad. Lisban.

Je connois là-dessus sa sotte vanité.

Marton.

De son petit mérite il est fort entêté.

Mad. Lisban.

Il vise à la finesse, à la plaisanterie.

Marton.

C’est ce qui met le comble à sa maussaderie.
Avant que d’entreprendre un récit ennuyeux,
Il dit qu’il fera rire, & l’on bâille à ses yeux.
Il croit rendre rêveur un objet qu’il ennuie.
Quand on se rit de lui, c’est une agacerie,
Le sexe se l’arrache & le trouve charmant.

Mad. Lisban.

Il m’aime par bonté, comme on aime un enfant ;
Et, sans rendre justice à ma délicatesse,
Il ne fait qu’à lui seul honneur de ma sagesse.
Nos âges par malheur ne se rapportent point.

Marton.

Il n’entend pas raison, entre nous, sur ce point.
Il est frais & gaillard, il s’admire sans cesse,
Et pense valoir mieux que toute la jeunesse.

Les caracteres de Marton & de Madame Lisban sont peints en détail dans l’action.

Extrait de la Piece.

Madame Lisban a la migraine, & ne veut pas accompagner son époux chez Dormene : elle est surprise de n’avoir pas encore vu de la journée Lindor son petit-cousin : elle le trouve charmant : Marton ne le trouve pas moins aimable, il lui en conte : elle demande à sa maîtresse si elle n’est {p. 384}pas alarmée du goût qu’elle ressent pour Lindor, & de l’indifférence qu’elle a pour son époux : Madame Lisban répond qu’elle aime Lindor comme un enfant, & qu’on est sage quand on le veut. Marton se connoît mieux, & dit qu’on est sage quand on le peut : sa vertu a couru de grands risques ; &, si elle a triomphé, c’est de si peu de chose, qu’elle ne doit pas en être vaine.

M. Lisban vient railler sa femme sur sa migraine, sur le refus qu’elle fait de souper chez Dormene, & la croit jalouse de cette Dame. Il annonce que tous les Officiers ont ordre de partir pour l’armée : Madame Lisban se trouble, & demande si Lindor doit partir aussi : M. Lisban rit des alarmes de sa femme : que seroit-ce, lui dit-il, si ton époux étoit d’épée ? Il ne donne pas le bon soir à sa femme, il le lui garde : il sort.

Marton se confirme dans l’idée où elle étoit que sa maîtresse aime Lindor.

Pasquin demande, de la part de Lindor son maître, la permission de voir Madame Lisban avant son départ. Madame Lisban craint la médisance : Marton la rassure, lui dit de se livrer au conseil que son cœur lui donne. Pasquin part pour rejoindre son maître : Madame Lisban ordonne qu’on la fasse avertir dès qu’il arrivera.

Marton, seule, avoue qu’elle aime Lindor : elle seroit embarrassée de son amour, si l’absence n’en débarrassoit pas avec un militaire.

Lindor paroît, fait admirer son habit d’ordonnance, vante son cheval de bataille, se promet de faire des merveilles à l’armée, & veut embrasser Marton lorsque sa cousine rentre sur la scene.

Lindor dit à sa belle cousine qu’il a formé deux souhaits, celui d’être utile à sa patrie, & de réduire {p. 385}une belle. Il part pour remplir le premier ; il espere qu’à son retour sa belle cousine s’attendrira pour lui, sur-tout s’il revient blessé : s’il meurt, il lui fera remettre ses tablettes dont elle occupe toutes les pages. Ils se mettent à table : Lindor s’émancipe, Marton lui donne un verre d’eau, quand on entend M. Lisban. Marton entraîne Lindor pour le cacher.

M. Lisban se trouve bien bon de venir causer avec sa femme ; il lui demande si elle ne rougit pas de l’aimer si constamment, & de désespérer pour lui tous ses amants : il est vrai qu’il compte moins sur la vertu de sa femme que sur son étoile ; elle ne permet pas qu’on lui fasse des infidélités : il est si sûr de son fait, qu’il offre de sortir, si sa femme a donné rendez-vous à quelqu’un. Madame Lisban rougit, & veut se retirer : son époux offre de l’accompagner dans son appartement : mais avant que d’entrer, il va, dit-il, lui lire un conte intitulé Heureusement, & sort pour le prendre dans sa bibliotheque.

Madame Lisban, voyant aller son époux vers l’endroit où Marton a conduit Lindor, est dans les plus grandes alarmes : elle tombe dans un fauteuil.

M. Lisban accourt en faisant de grands éclats de rire : il a surpris Lindor dans le plus vif tête-à-tête avec Marton : il est venu fort heureusement pour la petite, & souhaite ne pas arriver aussi mal-à-propos, si sa femme a jamais quelque goût frippon. Madame Lisban, connoissant le danger qu’elle a couru, dit à son époux :

Comptez que je prendrai tout le soin nécessaire
Pour sauver ma vertu d’un lâche attachement :
{p. 386}
Mais si je me pouvois oublier un moment,
Personne ne sauroit, en ce malheur extrême,
Plus à mon gré, Monsieur, survenir que vous-même.

M. Lisban.

Fort bien. Puissé-je donc, en cas d’événement,
Rentrer comme aujourd’hui toujours heureusement.

On dit dans le monde que cette piece est entiérement imitée d’Heureusement, Conte moral de M. de Marmontel ; on se trompe. Il y a dans le Scrupule, autre Conte du même Auteur, un jeune militaire, nommé Lindor, qui ressemble beaucoup à celui de la comédie.

LE SCRUPULE,
ou l’Amour mécontent de lui-même,
Conte moral.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lindor venoit d’obtenir une Compagnie de Cavalerie, au sortir des Pages. La fraîcheur de la jeunesse, l’impatience du desir, l’étourderie & la légéreté, qui sont des graces à seize ans, & des ridicules à trente, rendirent intéressant aux yeux de Bélise cet enfant bien né, qui avoit l’honneur d’appartenir à la famille de son époux. Lindor s’aimoit beaucoup lui-même, comme de raison ; il savoit qu’il étoit bien fait & d’une figure charmante : il le disoit quelquefois ; mais il rioit de si bon cœur après l’avoir dit, il montroit en riant une bouche si fraîche & des dents si belles, qu’on pardonnoit ces naïvetés à son âge. Il mêloit d’ailleurs des sentiments si fiers & si nobles aux enfantillages de l’amour-propre, que tout cela ensemble n’avoit rien que d’intéressant. Il vouloit avoir une jolie maîtresse, & un excellent cheval de bataille ; il se regardoit dans une {p. 387}glace faisant l’exercice à la Prussienne. Il prioit Bélise de lui prêter le sopha couleur de rose, & lui demandoit si elle avoit lu le Polybe de Folard. Il lui tardoit d’être au printemps pour avoir un habit délicieux en cas de paix, ou pour entrer en campagne s’il y avoit guerre. Ce mêlange de frivolité & d’héroïsme est peut-être ce qu’il y a de plus séduisant pour une femme. Le pressentiment confus de cette jolie petite créature qui badine à une toilette, qui se caresse, qui se mire, qu’elle va peut-être dans deux mois se précipiter à travers les batteries sur un escadron ennemi, ou grimper comme un grenadier sur une breche minée ; ce pressentiment donne aux gentillesses d’un petit-maître un caractere de merveilleux qui étonne & qui attendrit : mais la fatuité ne sied qu’à la jeunesse militaire. C’est un avis que je donne en passant aux petits-maîtres de tous états.

Bélise fut donc sensible aux graces naïves & légeres de Lindor. Il s’étoit passionné pour elle à la premiere visite. Un jeune Page est pressé d’aimer. Ma belle Cousine, lui dit-il un jour (car il la nommoit ainsi à cause de leur alliance), je ne demande au Ciel que deux choses, de faire mes premieres armes contre les Anglois, & avec vous. Vous êtes un étourdi, lui dit-elle, & je vous conseille de ne desirer ni l’un, ni l’autre : l’un n’arrivera peut-être que trop tôt, & l’autre n’arrivera jamais. Cela est bien fort, ma belle Cousine. Mais je m’attendois à cette réponse : elle ne me rebute point. Tenez, je gage qu’avant ma seconde campagne, vous cesserez d’être cruelle. A présent que je n’ai pour moi que mon âge & ma figure, vous me traitez comme un enfant ; mais quand vous aurez entendu dire : Il s’est trouvé à telle affaire, son Régiment a donné dans telle occasion, il s’est distingué, il a pris un poste, il a couru mille dangers : c’est alors que votre petit cœur palpitera {p. 388}de crainte, de plaisir, peut-être d’amour ; que sait-on ? Si j’étois blessé, par exemple. . . Oh ! cela est bien touchant ! Pour moi, si j’étois femme, je voudrois que mon amant eût été blessé à la guerre ; je baiserois ses cicatrices, je trouverois une volupté infinie à les compter. Ma belle Cousine, je vous montrerois les miennes. Vous n’y tiendriez pas. — Allez, jeune fou, faites votre devoir en galant homme, & ne m’affligez point par des présages qui me font trembler. — Voyez-vous si je n’ai pas dit vrai ? Çà, ma belle Cousine, vous pouvez vous fier à moi : ne me donnez-vous point quelque à-compte sur les lauriers que je vais cueillir ? . . . . . . . . . . . . . . .

La guerre vint donner l’alarme aux amours. . . . . . . . . . . . .

Lindor eut à peine le temps de prendre congé de Bélise. Elle s’étoit reproché cent fois les rigueurs qu’elle n’avoit pas. Ce pauvre enfant, disoit-elle, m’aime de toute son ame : rien de plus naturel ni de plus tendre que l’expression de ses sentiments. Il est fait à peindre, il est beau comme le jour : il est étourdi (qui ne l’est pas à son âge ?) ; mais il a le cœur excellent. Il ne tient qu’à lui de s’amuser. Il trouveroit peu de cruelles : cependant il ne voit que moi, il ne respire que pour moi, & je le traite avec une hauteur ! . . . . Je ne sais pas comment il y tient. J’avoue que, si j’étois à sa place, je laisserois bien vîte cette Bélise si sévere s’ennuyer avec sa vertu : car enfin, la sagesse est bonne quelquefois ; mais toujours de la sagesse ! Comme elle faisoit ces réflexions, on vient lui dire que les négociations de la paix étoient rompues, & que les Officiers avoient ordre de rejoindre leurs Corps sans différer d’un seul instant. A cette nouvelle tout son sang se gela dans ses veines. Il va partir ! s’écria-t-elle, le cœur saisi & {p. 389}pénétré. Il va se battre ! Il va mourir peut-être, & je ne le verrai plus ! Lindor arrive en uniforme. Je viens vous dire mes adieux, ma belle Cousine ; je pars ; nous allons nous voir de près avec l’ennemi. La moitié de mes vœux est remplie, & j’espere qu’à mon retour vous remplirez l’autre moitié. Je vous aime bien, ma belle Cousine ; souvenez-vous un peu de votre petit cousin : il reviendra fidele, il vous en donne sa parole. S’il est tué, il ne reviendra pas ; mais on vous remettra sa bague & sa montre. Vous voyez ce petit chien d’émail ? il vous retracera mon image, ma fidélité, ma tendresse, & vous le baiserez quelquefois. En prononçant ces dernieres paroles, il sourioit tendrement, & ses yeux étoient mouillés de larmes. Bélise, qui ne pouvoit plus retenir les siennes, lui dit de l’air du monde le plus affligé : Vous me quittez bien gaiement, Lindor ! Vous me dites que vous m’aimez ; sont-ce là les adieux d’un amant ? Je croyois qu’il étoit affreux de s’éloigner de ce qu’on aime. Mais il n’est pas temps de vous faire des reproches ; venez, embrassez-moi. Lindor transporté usa de cette permission jusqu’à la licence, & elle ne s’en fâcha point. Et à quand votre départ, lui dit-elle ? — Tout à l’heure. — Tout à l’heure ! Quoi ! vous ne soupez point avec moi ? — Cela est impossible. — J’avois mille choses à vous dire. — Dites-les-moi bien vîte : mes chevaux m’attendent. — Vous êtes bien cruel de me refuser une soirée ! — Ah ! ma belle Cousine, je vous donnerois ma vie ! mais il y va de mon honneur : mes heures sont comptées, il faut que j’arrive à la minute. Songez, s’il y avoit une affaire, & que je n’y fusse point, je serois perdu : votre petit cousin ne seroit plus digne de vous. Laissez-moi vous mériter.

Bélise le baisa de nouveau en le baignant de ses larmes. Allez, lui dit-elle, je serois au désespoir de vous attirer {p. 390}un reproche : votre honneur m’est aussi cher que le mien. Soyez sage, ne vous exposez qu’autant que le devoir l’exige, & revenez tel que je vous vois. Vous ne me donnez pas le temps de vous en dire davantage ; mais nous nous écrirons. Adieu. — Adieu, ma belle Cousine. — Adieu, adieu, mon cher enfant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le reste de ce Conte n’a rien de commun avec la piece ; c’est dans le suivant qu’on trouvera les plus grandes ressemblances.

HEUREUSEMENT,
Conte moral.

Non, Madame, disoit l’Abbé de Châteauneuf à la vieille Marquise de Lisban, je ne puis croire que ce qu’on appelle vertu dans une femme soit aussi rare qu’on le dit ; & je gagerois, sans aller plus loin, que vous avez toujours été sage. — Ma foi, mon cher Abbé, peu s’en faut que je ne vous dise comme Agnès : Ne gagez pas. — Perdrois-je ? — Non, vous gagneriez ; mais de si peu, si peu de chose, que, franchement, ce n’est pas la peine de s’en vanter. — C’est-à-dire, Madame, que votre sagesse a couru des risques. — Hélas ! oui : plus d’une fois je l’ai vue au moment de faire naufrage. Heureusement la voilà au port. — Ah ! Marquise, confiez-moi le récit de ces aventures. — Volontiers. Nous sommes dans l’âge où l’on n’a plus rien à dissimuler ; & ma jeunesse est si loin de moi, que j’en puis parler comme d’un beau songe.

Si vous vous rappellez le Marquis de Lisban, c’étoit une de ces figures froidement belles, qui vous disent, Me voilà ; c’étoit une de ces vanités gauches, qui {p. 391}manquent sans cesse leur coup. Il se piquoit de tout, & n’étoit bon à rien ; il prenoit la parole, demandoit le silence, suspendoit l’attention, & disoit une platitude. Il rioit avant de conter, & personne ne rioit de ses contes ; il visoit souvent à être fin, & il tournoit si bien ce qu’il vouloit dire, qu’il ne savoit plus ce qu’il disoit. Quand il ennuyoit les femmes, il croyoit les rendre rêveuses : quand elles s’amusoient de ses ridicules, il prenoit cela pour des agaceries. — Ah ! Madame, l’heureux naturel ! — Nos premiers tête-à-tête furent remplis par le récit de ses bonnes fortunes. Je commençai par l’écouter avec impatience ; je finis par l’entendre avec dégoût ; je pris même la liberté d’avouer à mes parents que cet homme-là m’ennuyoit à l’excès : on me répondit que j’étois une sotte, & qu’un mari étoit fait pour cela. Je l’épousai. On me fit promettre de l’aimer uniquement : ma bouche dit oui, mon cœur non, & ce fut mon cœur qui lui tint parole. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Chevalier de Luzel parut chez moi. Je le traitois d’abord comme un enfant ; & cet empire de ma raison sur la sienne ne laissoit pas d’être flatteur à mon âge ; mais c’étoit à qui me l’enleveroit. Je commençai à en avoir de l’inquiétude. Ses absences me donnoient de l’humeur ; ses liaisons, de la jalousie. J’exigeai des sacrifices, & je voulus imposer des loix.

Ma foi, me dit-il un jour que je lui reprochois sa dissipation, voulez-vous faire un petit miracle ? Rendez-moi sage tout d’un coup ; je ne demande pas mieux. J’entendis bien que pour le rendre sage il falloit cesser de l’être moi-même. Je lui demandai pourtant à quoi tenoit ce petit miracle. — A peu de chose, me dit-il : nous nous aimons, à ce qu’il me semble ; le reste n’est pas mal-aisé. — Si nous {p. 392}nous aimions, comme vous le dites, & comme je ne le crois pas, le miracle seroit opéré : l’amour seul vous eût rendu sage. — Oh non ! Madame, il faut être juste : j’abandonne volontiers tous les cœurs pour le vôtre ; perte ou gain, c’est le sort du jeu, & j’en veux bien courir les risques : mais il y a encore un échange à faire, & en conscience vous ne pouvez pas exiger que je renonce au plaisir. Madame, interrompit encore l’Abbé, le Chevalier n’étoit pas si dépourvu de bon sens que vous le dites, & le voilà qui raisonne assez bien. J’en fus étonnée, dit la Marquise ; mais plus je sentois qu’il avoit raison, plus je tâchois de lui persuader qu’il avoit tort. Je lui dis même, autant qu’il m’en souvient, les plus belles choses du monde sur l’honneur, le devoir, la fidélité conjugale : il n’en tint compte ; il prétendit que l’honneur n’étoit qu’une bienséance, le mariage une cérémonie, & le serment de fidélité, un compliment, une politesse qui, dans le fond, n’engageoit à rien. Tant fut disputé de part & d’autre, que nous nous perdions dans nos idées, quand tout à coup mon mari arriva.

Heureusement, Madame ! — Oh ! très heureusement, je l’avoue : jamais mari ne vint plus à propos. Nous étions troublés ; ma rougeur m’eût trahie ; & sans avoir le temps de réfléchir, je dis au Chevalier : Cachez-vous. Il se sauva dans mon cabinet de toilette. — Retraite dangereuse, Madame la Marquise ! — Il est vrai ; mais ce cabinet avoit une issue, & je fus tranquille sur l’évasion du Chevalier. Madame, dit l’Abbé avec son air réfléchi : je gage que M. le Chevalier est encore dans le cabinet. Patience, reprit la Marquise, nous n’en sommes pas encore au dénouement. Mon mari m’aborda avec cet air content de soi qu’il portoit toujours sur son visage ; & moi, pour lui cacher mon embarras, je courus vîte l’embrasser avec {p. 393}un air de surprise & de joie. Hé bien ! petite folle, me dit-il, te voilà bien contente ! tu me revois ! Je suis bien bon de venir passer la soirée avec cet enfant ! Tu ne rougis donc pas d’aimer ton mari ? Sais-tu bien que cela est ridicule, & qu’on dit dans le monde qu’il faut nous ensevelir ensemble, ou m’exiler d’auprès de toi ; que tu n’es bonne à rien depuis que tu es ma femme ; que tu désoles tous les amants, & que cela crie vengeance ? — Moi, Monsieur, je ne désole personne. Ne me connoissez-vous pas ? Je suis la meilleure femme du monde. — Quel air ingénu ! On l’en croiroit. Ainsi, par exemple, Palmene doit trouver bon que tu n’aies fait avec lui que le rôle d’une coquette ? Le Chevalier doit être content qu’on lui préfere un mari ? Et quel mari encore ! Un ennuyeux, un maussade qui n’a pas le sens commun, n’est-ce pas ? Quelle comparaison avec l’élégant Chevalier ! — Assurément je n’en fais aucune. — Le Chevalier a de l’esprit, de la légéreté, des graces. Que sais-je ? il a peut-être le don des larmes. A-t-il jamais pleuré à tes genoux ? Tu rougis ! C’est presque un aveu. Acheve, conte-moi cela. Finissez, lui dis-je, ou je quitte la place. — Hé quoi ! ne vois-tu pas que je plaisante ? — Cette plaisanterie mériteroit bien... — Comment donc, le dépit s’en mêle ! Tu me menaces ! Tu le peux ; je n’en serai pas moins tranquille. — Vous vous prévalez de ma vertu. — De ta vertu ? Oh ! point du tout : je ne compte que sur mon étoile, qui ne veut pas que je sois un sot. — Et vous croyez à votre étoile ? — J’y crois fort ; j’y compte si bien, que je te défie de la vaincre. Tiens, mon enfant, j’ai connu des femmes sans nombre ; jamais aucune, quoi que j’aie fait, n’a pu se résoudre à m’être infidelle. Ah ! je puis dire sans vanité que quand on m’aime on m’aime bien. Ce n’est pas que je sois mieux qu’un autre : je ne m’en fais pas accroire ; mais c’est un {p. 394}je ne sais quoi, comme dit Moliere, qu’on ne peut expliquer. A ces mots, se mesurant des yeux, il se promenoit devant une glace. Aussi, poursuivit-il, tu vois si je te gêne. Par exemple, ce soir as-tu quelque rendez-vous ? quelque tête-à-tête ? Je me retire. Ce n’est qu’en supposant que tu sois libre, que je viens passer la soirée avec toi. Quoi qu’il en soit, lui dis-je, vous ferez bien de rester. — Pour plus de sureté, n’est-ce pas ? — Peut-être bien. — Je te remercie : je vois qu’il faut que je soupe avec toi. Soupez donc bien vîte, interrompit l’Abbé ; M. le Marquis m’impatiente : il me tarde que vous sortiez de table, que vous soyez retirée dans votre appartement, & que votre mari vous y laisse. — Hé bien ! mon cher Abbé, m’y voilà dans le trouble le plus cruel que j’aie éprouvé de ma vie. L’ame combattue (j’en rougis encore) entre la crainte & le desir, je m’avance à pas tremblants vers le cabinet de toilette, pour voir enfin si mes alarmes étoient fondées : je n’y vois personne, je le crois parti ce perfide Chevalier ; mais heureusement j’entends parler à demi-voix dans la chambre voisine ; j’approche, j’écoute : c’étoit Luzel lui-même avec la plus jeune de mes femmes. Il est vrai, disoit-il, je suis venu pour la Marquise ; mais le hasard me sert mieux que l’amour. Quelle comparaison, & que le sort est injuste ! Ta maîtresse est assez bien ; mais a-t-elle cette taille, cet air leste, cette fraîcheur, cette gentillesse ? Par exemple, c’est cela qui devroit être de qualité ! Il faut qu’une femme soit ou bien modeste, ou bien vaine, pour avoir une suivante de ta figure & de ton visage ! Ma foi, Louison, si les graces sont faites comme toi, Vénus ne doit pas briller à sa toilette. — Réservez, M. le Chevalier, vos galanteries pour Madame, & songez qu’elle va venir. — Hé non ! elle est avec son mari ; ils sont le mieux du monde ensemble ; je {p. 395}crois même, Dieu me pardonne, avoir entendu tantôt qu’ils se disoient des choses tendres. Il seroit plaisant qu’il vînt passer la nuit avec elle ! Quoi qu’il en soit, elle ne me sait point ici, & dès ce moment je n’y suis plus pour elle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

LA MANIE DES ARTS,
ou la Matinée a la mode,
Comédie en un acte & en prose. §

Forlise, le héros de la piece, est un de ces prétendus protecteurs qui voudroient avilir les véritables personnes à talent, & s’engouent des originaux qui savent leur en imposer à force d’impudence. Il promet à Dorilas de le prendre chez lui, & le sacrifie ensuite au Gascon qui vient faire la scene suivante.

Scene XII.

FORLISE, LA COMTESSE, DORILAS, UN MAITRE D’HOTEL, UN GASCON.

Le Maitre d’Hôtel.

Allons nous mettre à table.

Le Gascon, l’arrêtant.

Un moment, Mouseu, s’il vous plaît ; un moment, Mouseu. Après avoir eu le bonheur inespéré d’esquiver vos valets, il né séra pas dit qué vous m’échappérez. Jé né vous aurois peut-être pas vu d’aujourd’hui, si j’avois rencontré lé moindre dé vos gens, votre pétit houssard ; car avant qué ces Messieurs s’avisent d’annoncer un galant homme, qué vous leur fassiez réponse, & qu’ils s’avisent {p. 396}dé nous la porter, Dieu mé damne, la Justice feroit vendre les terres d’un Gascon par décret.

Forlise.

Je serois fâché, Monsieur, que leur impertinence m’eût privé du plaisir ...

Le Gascon.

Eh donc ! jé lé crois bien. Jé viens vous rendre un pétit service.

Forlise.

A moi, Monsieur ? Eh ! comment reconnoître....

Le Gascon.

Point dé réconnoissance. J’ai appris dé par lé monde qué vous aviez bésoin d’un Secrétaire.

Forlise.

Il est vrai.

Le Gascon.

Vous êtes un homme dé mérite ; vous avez des talents, des connoissances : jé né suis pas un sot, un ignorant. Eh bien ! jé viens mé présenter.

Forlise.

Vous ?

Le Gascon.

Moi-même ; personne n’est plus en état qué moi dé vous dire à quoi jé suis propre, & cé qué jé vaux.

Forlise.

Mais, Monsieur ......

Le Gascon.

On né sé loue pas ordinairement, jé lé sais ; mais quand on veut sé faire connoître tout d’un coup, il faut bien faire les honneurs de sa personne.

la Comtesse.

Il a quelque raison.

{p. 397}

Le Gascon.

Jé n’ai de récommandation qué moi-même, & cé pétit placet dé ma façon, dont jé veux vous régaler.

Forlise.

Madame, qu’en dites-vous ? Monsieur veut vous régaler d’un placet.

Le Gascon.

Jé mé flatte qu’il vous féra plaisir.

La Comtesse.

C’est un fou dont il faut se débarrasser.

Le Gascon.

C’est un placet en vers, Madame.

La Comtesse.

Un placet en vers, Monsieur !

Forlise.

L’idée est neuve !

La Comtesse.

Originale, plaisante !

Dorilas.

L’impudent va leur tourner la tête.

La Comtesse, à Forlise.

Nous pourrions bien en avoir été la dupe. (Au Gascon.) Voyons votre placet, Monsieur, nous vous écoutons.

La Comtesse.

Je suis toute oreille.

Le Gascon.

Jé commence, écoutez :

Jé suis faiseur dé petits vers
Et de bourgeoises comédies ;
Compositeur dé pétits airs,
Dé parade & dé parodies ;
Rieur & bouffon excellent,
{p. 398}
Le singe d’une compagnie.
Jé possede l’heureux talent
D’amuser un Grand qui s’ennuie.
J’ai fait rire à temps un Anglois
Qui songeoit à ses funérailles ;
Un Allemand, un Hollandois,
Un Ministre allant à Versailles.
Plaise, de grace, à Monseigneur
Laisser, du haut de sa Grandeur,
Tomber un regard protecteur
Sur son très humble serviteur.

La Comtesse.

A miracle ! voilà qui est charmant, délicieux, divin ! C’est le plus joli placet du monde : qu’en dites-vous, Monsieur Dorilas ?...

Dorilas.

Moi, Madame... Mais je le trouve bien .. (A part.) Adieu mon secrétariat.

Forlise.

On ne sauroit demander mieux.

La Comtesse.

Avec plus d’esprit.

Forlise.

Et à plus de titres. S’il tient tout ce qu’il promet, mais ..... c’est un homme impayable.

Le Gascon.

Jé passe.

La Comtesse.

Voilà mon protégé, moi ; voilà mon protégé. Je veux avoir votre placet ; Monsieur, vous me le copierez.

Le Gascon.

Oui, Madame ; jé ferai plus, j’aurai soin dé vous le noter. Jé l’ai mis en musique.

{p. 399}

Forlise.

En musique !

Le Gascon.

Oui, Mouseu.

La Comtesse.

Votre placet en musique ! Oh ! je vais raffoler de vous, mon cher petit Monsieur. Son placet en musique, M. le Marquis, M. Dorilas !... Oh ! il n’y a rien au-dessus de cela. Si vous ne le prenez pas, M. le Marquis, je le prends, moi..... Votre air, mon cher Monsieur ; ne nous faites pas languir.

Le Gascon.

J’en ai justément sur moi les parties copiées, jé vais les distribuer à vos Musiciens, si vous lé trouvez bon, & nous exécutérons ensemble mon pétit placet.

(Il distribue aux Musiciens les parties de son placet.)

Le Maitre d’Hôtel.

Mais, Monsieur le Marquis, votre dîner ?

Forlise.

Le placet, le placet.

Le Gascon chante.

Jé suis faiseur, &c.

La Comtesse.

Bravo ! de mieux en mieux ! l’air surpasse les paroles ! on n’y tient pas !... C’est un homme unique, incomparable ! Hâtez-vous de vous l’attacher : craignez qu’on ne vous l’enleve, qu’on ne vous l’accroche....

Forlise.

Je commence à sentir comme vous tout le prix de cette acquisition.

Dorilas.

Et la bassesse de l’état que j’ambitionnois. Sortons.

(Il sort.)

{p. 400}

Le Gascon.

Ce n’est pas tout encore, c’est qué l’air est dansant, & qué j’en ai fait une danse de caractére.

La Comtesse.

Eh ! mais ... voilà qui est d’une folie unique. Voyons, dansons le placet.

Forlise.

Très volontiers, cela sera charmant, allons.

(On avertit qu’on a servi.)

Il y a dans l’Hiver, Comédie en un acte en vers & en prose, par Dallainval, une scene qui ressemble beaucoup à celle que nous venons de rapporter. La voici.

Scene VIII.

COMUS, CRIQUET.

(Criquet est habillé de noir, avec un manteau, une grande perruque sans poudre, & un grand rabat.)

Comus.

  Mais que cherche ici ce visage ?
Seroit-ce encore un Dieu ? Je n’en vis jamais tant,
 Ni de plus sots. Ecoutons-le pourtant.

Criquet.

C’est sans doute ici le Palais du Dieu de l’hiver ?

Comus.

Oui, Monsieur.

Criquet.

Et c’est au Dieu Comus que j’ai apparemment l’honneur de parler ?

Comus.

Oui, Monsieur. Vous suis-je nécessaire ?
{p. 401}

Criquet.

Seigneur, j’ai appris que vous cherchiez un nombre de gens pour contribuer par leurs talents aux plaisirs de l’Hiver pendant son séjour en France.

Comus.

Il est vrai.

Criquet.

Avec votre permission, & sauf le meilleur avis de votre Divinité, ne seroit-il pas beaucoup plus avantageux, au lieu de multiplier les êtres à l’infini, de trouver un sujet qui rassemblât en lui tous les divers talents ?

Comus.

 Ce seroit une bonne affaire ;
 Car moins de gens, moins d’ennemis.
 Mais dans quel climat pourroit être
 Un original d’un tel prix ?

Criquet.

Je le connois ; c’est une véritable encyclopédie, id est, l’abrégé de toutes les sciences.

Comus.

Ah ! de grace, Monsieur, faites-le-moi connoître.

Criquet.

J’ai trop de modestie pour vous le nommer : mais voici un petit placet où vous trouverez, avec ses mérites détaillés, ses noms & demeure.

Comus.

  Je le lirai.

Criquet.

Je reviendrai demain matin savoir quel cas vous aurez fait de mon placet. Serviteur, Seigneur, serviteur. (Il fait deux pas, & revient.) Comme vous êtes un Dieu, j’ai mis le placet en votre langage, je l’ai écrit en vers.

{p. 402}

Comus.

  Tant mieux,
 Il m’en sera plus précieux.

Criquet.

Si vous me le permettez, j’aurai l’honneur de vous déclamer mon placet.

Comus.

 Très volontiers.

Criquet, déclamant ridiculement.

A Monseigneur
Comus, Dieu de la joie & de la bonne chere,
Et du Dieu de l’Hiver Intendant ordinaire,
 Mais Intendant tout plein d’honneur.
 Monseigneur, humblement supplie
   Hector Criquet,
 Et vous remontre en ce placet,
Qu’il montre l’éloquence & la philosophie,
Les langues, le blason & la géographie,
  La médecine & les loix,
 La marine & l’astrologie,
  La guerre & la magie,
 Et mille autres arts à la fois.
 Ledit Hector Criquet demeure
  Depuis plusieurs saisons
 Auprès des petites-maisons,
  On l’y trouve à toute heure.

Comus.

 Le charmant placet ! les beaux vers !
 Vous savez tous ces arts divers ?

Criquet.

Non, Seigneur ; mais je les enseigne. A demain, Seigneur : serviteur. (Il fait six pas.)

{p. 403}

Comus.

 La peste soit du fanatique !

Criquet.

S’il vous plaisoit, je vous chanterois mon placet ; car je l’ai mis en musique.

Comus.

 Voyons un placet en musique.

Criquet.

En quelle musique voulez-vous que je le chante ? Musique italienne, françoise, angloise, allemande, suisse, turque, chinoise ? car je compose en toutes ces musiques, sans les avoir apprises que par les mathématiques46. Oh ! cela fait de beau chant ! Parlez.

Comus.

 Chantez celle qu’il vous plaira.

Criquet.

Vous en êtes pour l’italienne, je le vois : c’est là le grand goût : aussi, qu’est-ce que cette musique françoise ? elle approche trop des paroles.

Comus.

Oui ; mais de ce défaut on la corrigera.

Criquet.

La la la . . . . . . Quelle voix voulez-vous ? car je les ait toutes, haut-dessus, bas-dessus, haute-contre, taille, concordant, discordant, voix entiere, voix claire, basse-taille, basse-contre. Parlez, choisissez.

Comus.

La voix que vous voudrez, il ne m’importe guere.
{p. 404}

Criquet.

La la la... Je n’ai pas mis le titre du placet en musique. Si vous vouliez pourtant . . . .

Comus.

 Non, non, il n’est pas nécessaire.

Criquet chante en musique italienne.

Monseigneur, humblement supplie, &c. jusqu’à ces mots, Ledit Ector Criquet.

Comus.

 Je suis enchanté de votre air,
 Et j’en ferai rire l’Hiver.

Criquet.

J’abuse de vos bontés. A demain, Seigneur. Serviteur. (Il fait huit pas.)

Comus.

Fut-il jamais pareille extravagance !

Criquet, revenant.

(Il tire de dessous son manteau un violon qu’il présente à Comus.)

Un Dieu sait toutes choses. Sauriez-vous jouer du violon ?

Comus.

Non, je n’ai pas toute votre science.

Criquet.

C’est que je vous danserois mon placet ; j’ai composé des pas dessus.

Comus.

 Ah ! voyons danser un placet.
 Je n’oublierai jamais ce trait.

Criquet chante, joue du violon, & danse en même temps.

Dans la Matinée à la mode, ou la Manie des {p. 405}arts, Forlise s’est levé avec l’envie de faire une Tragédie. Il donne la derniere main à l’ouvrage, quand Dumont, voyant son maître dans les transports de la composition, sent des démangeaisons d’écrire, se place à l’autre bout du théâtre, & fait des vers pour Philis.

Scene VI.

FORLISE, DUMONT.

Forlise.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voyons, & continuons ce que nous avons si bien commencé. Dumont, ne m’interromps plus, mon démon me saisit, j’entre en verve ; écrivons.

Dumont.

Si je faisois aussi des vers... Qu’est-ce qui m’en empêche ? En les faisant corriger par un autre, cela n’est pas difficile. M. Dorilas aura bien la complaisance de faire pour moi ce qu’il fait pour mon maître . . . Poétisons . . . . . . Mais pour qui ? Comment ! Pour Philis . . . ma maîtresse. Elle a un petit nez troussé, bien capable d’ouvrir la veine.

Forlise.

Quelle rapidité ! quelle foule d’idées ! comment cela se présente !

Dumont.

Voilà une plume, de l’encre, du papier ; il y aura bien du malheur si je ne fais pas des vers avec tout cela. Il faut d’abord se frotter le front, se ronger les ongles, regarder le ciel, fixer les yeux en terre, frapper du pied, battre la muraille de sa tête, marcher à grands pas, s’arrêter tout court, s’asseoir tantôt sur une chaise, tantôt {p. 406}sur une autre. Essayons toutes ces manieres-là. . . . Bon ! je commence à entrevoir quelques idées ; promenons-les, pour les étendre. . . . M’y voilà. . .

De même qu’un taureau . . . .

Mais cette comparaison-là effraiera ma maîtresse . . . . . . Tout coup vaille, écrivons.

Forlise.

Voyons, que j’arrange ma situation, que je mesure un peu l’étendue de la scene pour mon coup de théâtre . . . . Bon . . . il y aura de la place ; l’effet sera merveilleux ! On auroit mis là autrefois du sentiment, le cri de la douleur, du désespoir : mais nous nous y entendons bien mieux aujourd’hui ; une déclamation, un coup d’œil philosophique, voilà tout ce qu’il faut.

Dumont.

De même qu’un taureau bondissant dans les airs . . .

Forlise.

Courage, Forlise !

Dumont.

Courage, Dumont !

Forlise.

Que je suis content de moi !

Dumont.

Que je suis enchanté de ma petite personne ! Je me caresserois, je me baiserois volontiers !

Forlise.

Comment ai-je pu trouver cela ?

Dumont.

Comment l’esprit humain peut-il aller jusques-là ?

Forlise, embrassant son papier.

O trop heureux Forlise !

{p. 407}

Dumont, le regardant.

C’est encore apparemment une des cérémonies de la magie. (Faisant comme son maître.) O trop heureux Dumont ! . . . En effet, je sens que cela m’échauffe l’imagination. . . . O trop heureux Dumont !

Forlise.

Voilà de quoi faire tourner la tête à toutes nos femmes.

Dumont.

Je ne sais si la tête en tournera à Philis : mais elle m’en tourne à moi.

Forlise.

Je ne me possede pas . . . je suis dans une ivresse . . .

Dumont.

Et moi je suis comme un homme ivre-mort. Ce que c’est que la poésie !

Forlise.

Si Dumont n’étoit pas si bête . . . .

Dumont.

Si mon maître ne croyoit avoir tant d’esprit . . . .

Forlise.

Je lui lirois ce morceau.

Dumont.

Je lui ferois voir ce petit plat de mon métier.

Forlise.

Mais non, il ne sentira point . . . .

Dumont.

Mais non, il se moquera de moi.

Forlise.

Dumont, te tairas-tu ?

Dumont.

Non, ma Philis, non . . . .

Forlise, se levant.

Comment, non ! . . . maraud !

{p. 408}

Dumont.

Monsieur, je parlois à Philis.

Forlise.

Qu’est-ce à dire Philis ?

Dumont.

Ce sont de petits vers.

Forlise.

Je crois, Dieu me pardonne, que le marouffle . . . .

Dumont.

Oui, Monsieur.

Forlise.

Ah ! voyons cela, Monsieur Dumont, voyons cela.

Dumont.

Eh ! mais, cela n’est pas si mauvais que vous vous l’imaginez bien.

Forlise.

Tu te fâches ?

Dumont.

Vous croyez qu’il n’y a que vous qui ayez de l’esprit ; M. Dorilas dit que j’en ai aussi.

Forlise.

Assurément . . . . Voyons donc . . . Mais voici M. Dorilas ; il vient fort à propos pour admirer un chef-d’œuvre.

Il y a dans l’Amant Auteur & Valet, Comédie en un acte de M. Cerou, une scene qui ressemble beaucoup à celle de Forlise & de Dumont. Eraste, jeune Auteur, est secrètement amoureux de Lucinde. Il s’introduit chez elle à titre de valet : il n’ose lui parler de son amour ; mais il peint sa passion dans de petits ouvrages qu’il a soin de faire tomber sous sa main. Il corrige les épreuves d’un roman ; son laquais Frontin, qui les lui porte, ne peut le voir écrire sans avoir envie de {p. 409}barbouiller du papier. Ils sont très occupés l’un & l’autre, quand Lucinde, qui se doute du déguisement d’Eraste, & de son amour, arrive à petit bruit, & se place derriere le fauteuil du maître.

Scene X.

ERASTE, FRONTIN, LUCINDE.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Frontin.

Les doigts me démangent dès que je vois écrire : aussi porté-je toujours avec moi mon ouvrage. Allons, cédons au noble transport qui nous anime ; écrivons, instruisons l’univers . . Trouvons d’abord un titre heureux : Le parfait Domestique. Fort bien ! Ou l’Histoire curieuse & véritable du célebre Frontin. Charmant début ! . . . . . . . . . . . . . .

Lucinde.

Lisette vient de m’étonner. Les sentiments que ce garçon fait paroître annonceroient en lui des inclinations plus relevées. Mais j’ai des soupçons sur sa naissance, que je veux éclaircir. Le voilà, si je ne me trompe, dans quelque occupation sérieuse. Approchons doucement, & sachons ce que ce peut être.

Eraste.

Le désagréable métier que celui de corriger des ouvrages ! Voilà déja plus de dix fautes dans le premier feuillet. Tu lui diras de ma part que je suis tout-à-fait mécontent.

Lucinde.

Je n’y manquerai pas.

{p. 410}

Frontin.

Comment diable ! j’écris comme un ange ! Si cela continue, l’ouvrage sera court : je n’en ai fait que trois pages, & me voilà presque à la fin. Eh bien ! il ennuiera moins.

Eraste.

Si tu voulois bien ne pas parler si haut.

Frontin.

Au reste, c’est une belle qualité, & même assez rare, que de savoir être laconique ; mais aussi ne faut-il rien omettre des principales actions de ma vie. Récapitulons un peu. Dans les circonstances de ma naissance, je n’ai rien oublié que le nom de mon pere : mais ce n’est pas ma faute ; que ne s’est-il fait connoître ? Voilà mes campagnes sur mer ; de Toulon à Marseille, & de Marseille à Toulon.

Eraste.

On a bien raison de dire qu’un ouvrage n’est pas encore achevé quand il est entre les mains de l’imprimeur.

Frontin.

Chapitre troisieme. Comme quoi Frontin paroît à la Cour, rend de grands services à un jeune Seigneur, & le met dans le monde au moyen des bonnes connoissances qu’il lui donne.

Lucinde, à part.

Votre style me paroît beau.

Eraste.

Trouvez-vous cela, Monsieur Frontin ? Je suis fort aise qu’il soit de votre goût.

Frontin.

Frontin entre valet de chambre de Monsieur ***. Il faut avoir de la discrétion, & ne point nommer les masques. Il vole son maître qui s’en apperçoit & ne le chasse point. Je connoissois mon homme ; il m’auroit chassé si je l’avois servi fidellement.

{p. 411}

Eraste.

Il n’est pas permis de tenir contre tant de sottises. Demande-lui s’il se moque de moi.

Lucinde, à part.

Cela suffit, je lui dirai.

Eraste.

Monsieur Frontin fait l’agréable ; il adoucit sa voix : il en est sans doute à quelque endroit tendre de son roman.

Frontin.

Me voici à l’infidélité de ma coquette. Allons, broyons du noir ; barbouillons-la des plus affreuses couleurs ; que ce tableau effraie tout son sexe ; qu’il soit semé de réflexions ; les réflexions sont la rocambole des romans.

Lucinde, à part.

Son héroïne ne ressemble guere au portrait qu’il en fait.

Frontin.

J’entre dans un bosquet pour rêver à la perfide ; je la trouve sur un lit de gazon, en pet-en-l’air.

Eraste.

Frontin ! Frontin !

Frontin.

Attendez, Monsieur, je n’ai plus qu’un mot à écrire. Je lui jette un coup d’œil assez farouche : elle veut fuir mes reproches ; mais un orage épouvantable inonde tout-à-coup le jardin. Déja le bosquet est entouré d’eau ; ma perfide en a jusqu’à mi-jambe : je ne daigne pas lui donner le moindre secours, & je monte sur un arbre. Quelle magnifique description !

Eraste.

Frontin !

Frontin.

Je suis à vous. . . . Ah ! nous sommes perdus !

(Il tousse, & fait des signes à Eraste en voyant Lucinde.)

{p. 412}

Nous avons dit dans le second volume, Chapitre VIII, du genre gracieux, qu’une petite piece de M. Rochon, intitulée Hylas & Silvie, ressembloit à Mylas, Pastorale de Pierre Bassecourt ; que cette Pastorale ressembloit elle-même au Pastor fido de Guarini : ajoutons que dans le Tour du Carnaval, ou les Valets-Maîtres, de M. Rochon, les scenes de jalousie ressemblent beaucoup à deux ou trois scenes de la Moglie gelosa, l’Epouse jalouse, Canevas de Riccoboni, dont M. Joli a tiré sa Femme jalouse. Je trouvai M. Rochon chez Mademoiselle Hus après la premiere représentation de ses Valets-Maîtres, & je lui dis en plaisantant : Je te connois, beau masque. Vous allez donc quelquefois aux Italiens ; vous avez vu l’Epouse jalouse. Il en convint de bonne foi. Un petit esprit eût été piqué contre moi.

CHAPITRE XIV.
M. BARTHE.

Mis à côté de Shakespeare, de M. de la Dismerie, &c. §

Lorsque les Fausses Infidélités parurent, le grand succès de cette piece réveilla les rivaux, les jaloux, les partisans, les personnes indifférentes. On commença à se dire tous bas à l’oreille que l’intrigue des Fausses Infidélités étoit imitée des Commeres de Windsor, Comédie en cinq {p. 413}actes de Shakespeare. Bientôt on l’écrivit : on le mit dans les journaux. Les esprits s’échaufferent ; on fit imprimer des réponses, dans lesquelles on cria à l’injustice, & l’on s’efforça de prouver que M. Barthe n’avoit peut-être pas lu les Commeres de Windsor. Nous n’entrerons ni dans l’un ni dans l’autre parti. Que l’Auteur ingénieux des Fausses Infidélités ait eu le dessein d’imiter les Commeres de Windsor, ou que l’idée ne lui en soit pas venue, peu nous importe. Mais rapprochons sans partialité les choses qui se ressemblent dans les deux pieces.

Dans la comédie angloise, Sir Jean Falstaf est un lourd animal qui projette de séduire Madame le Ford & Madame Page. Il écrit en même temps à toutes les deux : elles se communiquent ses lettres, & promettent de se venger du fat en feignant de répondre à sa tendresse. Les deux époux sont instruits secrètement de l’amour de Falstaf : M. Page ne fait qu’en rire ; M. le Ford devient jaloux : le premier accuse son ami de croire trop légérement tout ce qui flatte sa jalousie ; le dernier lui reproche d’avoir trop de confiance en la vertu de sa femme.

Nous avons déja vu dans le second volume de cet ouvrage, Chapitre XIII, des pieces intriguées par les Maîtres, que, dans les Fausses Infidélités, un fat maussade, nommé Mondor, entreprend de subjuguer les maîtresses de deux de ses amis ; qu’il leur écrit ; qu’elles se montrent les lettres ; qu’elles veulent punir l’original par un feint retour ; que l’un des rivaux de Mondor est jaloux ; que l’autre ne fait que rire d’une pareille rivalité ; que le premier reproche à son ami son sang-froid ; que le second le raille sur sa jalousie, &c.

{p. 414}

Dans les Fausses Infidélités, Dorimene détermine son amie Angélique à répondre au billet doux de Mondor, & lui dicte cette lettre.

Scene V.

DORIMENE, ANGÉLIQUE.

. . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . .

Dorimene, dictant.

« Je ne sais, Monsieur, si je fais bien de vous répondre.

Angélique.

Je sais que je fais mal.

Dorimene, dictant.

« J’ai combattu long-temps. . . .

Angélique répete ce qu’elle écrit.

« Long-temps.

Dorimene, dictant.

« Mais je suis si excédée de Monsieur Dornili. . . .

Angélique, écrivant.

Dites que je l’abhorre ;
Je l’aimerois autant.

Dorimene.

Eh bien !
« Je suis . . . si cruellement tourmentée . . . .

Angélique.

Plus dure encore,
Vous vous divertissez.

Dorimene.

Cent fois vous m’avez dit
Qu’il vous tourmentoit fort.
{p. 415}

Angélique.

Oui ; mais quand on écrit...

Dorimene.

Otez cruellement.

Angélique, avec vivacité.

J’y pensois.

Dorimene, dictant.

« En vérité, dans les impatiences qu’il me cause . . .

Angélique.

A merveille.

Dorimene, dictant.

« Je ne sais qui je ne lui préférerois pas.

Angélique.

Je ne mettrai jamais d’expression pareille.

Dorimene.

Quelle enfance !

Angélique.

Jamais. Cédez-moi sur ce point,
Ou . . . .

Dorimene.

Qu’importe le mot, quand la chose n’est point ?

Angélique.

Il est fort, ce billet.

Dorimene.

Et moi, j’ose prétendre
Qu’un jaloux ou qu’un fat peuvent seuls s’y méprendre.

Le connoisseurs voient sans peine que si Angélique avoit tout uniment écrit sa lettre, sans se la faire dicter par Dorimene, & sur-tout sans l’interrompre par ses réflexions, la scene eût été beaucoup moins piquante. Cette façon ingénieuse d’animer une action commune & froide par elle-même, {p. 416}avoit déja été mise en usage avec succès par M. de la Dismerie dans un de ses Contes philosophiques & moraux.

LE QUIPROQUO, ou TOUS FURENT CONTENTS.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Damon, croyant son amour rejetté par Lucile, tombe malade. Dorval est alarmé par la maladie de son ami ; il va chez Lucile, & veut l’engager à rassurer son amant par un billet tendre. Le temps presse, lui dit-il ; chaque minute pourroit diminuer mon zele, & augmente à coup sûr le mal de Damon. Mais, Monsieur, reprenoit Lucile, que voulez-vous que j’écrive ? — Ce que le cœur vous dictera : que la main ne fasse qu’obéir, & tout ira bien. — Oh ! je vous proteste que mon cœur ne s’est encore expliqué pour personne. — Il s’expliquera. — Point du tout, dit Lucile toute troublée ; je ne sais par où commencer. — Je vois bien, s’écria Dorval, qu’il faut m’immoler sans réserve. Eh bien ! écrivez, je vais dicter. | Lucile prit la plume en tremblant, & Dorval lui dicta ce qui suit :

« Votre absence m’inquiétoit, & cependant j’en ignorois la vraie cause ; maintenant que je la sais, cette inquiétude redouble. . . . »

Mais, Monsieur, interrompit Lucile, après toutefois avoir écrit, cela n’est-il pas bien fort ? Point du tout, reprit froidement Dorval ; il n’y a point de prude qui voulût se contenter d’expressions si mitigées ; continuez sans rien craindre. — Mais cela doit du moins suffire. — Laissez-moi faire. — Lucile continua donc à écrire, & Dorval à dicter.

{p. 417}

« On m’a dit que vous vous croyez malheureux, sachez qu’il n’en est rien. . . . »

En vérité, Marquis, interrompit encore Lucile, vous me faites dire là des choses bien surprenantes. — Bagatelle, reprit Dorval, rien de plus simple que cette maniere d’écrire. Encore une phrase, & nous finissons. — De grace, Monsieur, songez bien à ce que vous allez me dicter. — Reposez-vous-en sur moi. | Voici quelle fut cette phrase.

« Cessez d’être ingénieux à vous tourmenter, & conservez-vous pour la tendre Lucile. »

Oh ! je vous jure, s’écria-t-elle, que je n’écrirai jamais ces derniers mots. — Il le faut cependant, repliqua Dorval. — Je vous proteste que je n’en ferai rien. — Il le faut, vous dis-je ; autrement le secours sera trop foible, & demain je vous livre Damon trépassé. — Comment, Monsieur, vous prétendez m’arracher un aveu de cette nature ? — Eh ! quoi ! Mademoiselle, qu’a donc cet aveu d’extraordinaire ? Savez-vous que je ménage prodigieusement votre délicatesse : avec plus d’expérience vous me rendriez plus de justice ; je vous jure qu’on ne s’est jamais acquitté si facilement envers moi. J’exige en pareil cas les expressions les plus authentiques. — Pour moi, repliqua Lucile, je ne veux point écrire des choses de cette espece. . . . . . . . . . . . . . . Il fallut cependant se laisser vaincre en partie, c’est-à-dire que, de quatre mots, Lucile consentit à en écrire trois. Dorval disputa encore beaucoup ; il ne put toutefois empêcher que l’épithete de tendre ne fût supprimée. La lettre finissoit ainsi :

« Conservez-vous pour Lucile. »

Un jeune Acteur, nommé Desforges, & présentement en province, a long-temps lu dans les {p. 418}sociétés de Paris une piece47 bien ressemblante aux Fausses Infidélités. Comme elle est manuscrite, & que l’Auteur a pu ou peut y faire des changements à chaque instant, nous n’en donnerons point l’extrait.

Je parus pour la premiere fois sur la scene comique à peu près dans le temps où M. Barthe l’enrichissoit de ses productions. Si je fais un Chapitre pour parler des imitations répandues dans mes pieces, on trouvera peut-être mauvais que j’occupe le lecteur de moi-même ; si je n’en parle point, on m’accusera d’avoir voulu cacher mes larcins. Quel parti prendre ? que faire ? Me glisser modestement & bien vîte à la fin de ce Chapitre.

J’ai donné aux François la Présomption à la mode, Comédie en cinq actes & en vers : le Tuteur dupé, Comédie en cinq actes en prose : le Mariage interrompu, Comédie en trois actes en vers : les Etrennes de l’Amour, Comédie-Ballet en un acte. La seconde de ces pieces est faite d’après une scene du Soldat fanfaron de Plaute ; la troisieme est imitée d’une partie de l’intrigue des Vingt-six Infortunes d’Arlequin, piece italienne, & d’une scene des Bacchides de Plaute.

J’ai fait jouer par la troupe Italienne le Cabriolet volant, ou Arlequin Mahomet, Drame philoso-comi-tragique extravagant en quatre actes ; & la suite du Cabriolet volant, ou Arlequin cru fou, Sultane & Mahomet, piece en trois actes, dans le même genre que la précédente. La fable de ces deux Drames graves, sérieux, imposants, & {p. 419}dignes du célebre Carlin48, est prise dans les Mille & un jour, Contes arabes, dans le Cousin de Mahomet, roman. Les situations les plus pathétiques sont puisées dans nos Drames & dans nos Tragédies modernes.

Quant à mes pieces données au théâtre italien par la troupe lyrique, un Conte m’a fourni l’idée du nouveau Marié, ou les Importuns, opéra comique d’un acte. La Buona Figliuola, ou la Bonne Enfant, piece lyrique en trois actes, est imitée de la Buona Figliuola, opéra comique de Goldoni, lequel opéra comique Goldoni a imité lui-même d’une de ses Comédies, laquelle Comédie est imitée de la Nanine de M. de Voltaire, laquelle Nanine est imitée de Paméla, roman anglois, lequel roman est une imitation de Grisélidis, &c. &c.49.

{p. 420}

CHAPITRE XV.
M. DE CHAMFORT.

La jeune Indienne, mise à côté de l’Histoire d’Inkle & d’Yarico, insérée dans le Spectateur anglois, & d’Arlequin sauvage, Comédie de Delisle : le Marchand de Smyrne, à côté de l’Aventure d’un jeune Génois, recueillie dans les Contes de Prevost ; & des Amazones modernes, Comédie de Legrand. §

LA JEUNE INDIENNE. §

Extrait de la Piece.

(La scene est à Charles-town, Colonie angloise de l’Amérique septentrionale.)

Avant-scene.

L’ardeur de voyager domine la jeunesse de Belton : il quitte son pere au moment où le Quakre Mowbrai alloit lui donner sa fille Arabelle ; il s’embarque, est jetté par une tempête dans une isle sauvage : il étoit près de périr ; une jeune fille & un vieillard prennent soin de ses jours. Au bout de quelque temps le vieillard meurt ; l’ennui, l’inquiétude, le desir de revoir un pere, tout rend à Belton sa retraite importune. Il s’expose sur les eaux avec sa compagne, cette jeune personne qui lui a sauvé la vie : bien-tôt ils alloient être engloutis, quand ils rencontrent un vaisseau dans lequel ils sont reçus : ils {p. 421}arrivent à Charles-town. Le pere de Belton est à Boston : il pourra le voir dans moins de trois jours.

Action.

Milford, ami de Belton, apprend son retour, vole dans ses bras, est surpris de le voir triste, lui promet que Mowbrai sera toujours dans le même sentiment, & l’unira avec Arabelle. Il sort pour parler à cette derniere.

Belton, seul, peint l’amour que sa compagne la jeune Belti a pour lui, les preuves qu’il en a, le bonheur dont il a joui avec elle ; mais Arabelle rétablira sa fortune : il espere que Belti excusera cet hymen quand elle connoîtra les mœurs & les usages du pays qu’elle habite.

Mowbrai exhorte Belton à laisser là ses saluts & son chapeau, à se corriger en cessant d’être poli, à le tutoyer ; il lui promet Arabelle & son bien : la reconnoissance l’y oblige ; le pere de Belton l’a jadis empêché de faire une faillite, en lui prêtant généreusement cinquante mille écus. Il trouve Belti charmante, la voit venir, & sort.

Belti est enchantée de retrouver son ami après quelques instants d’absence : tout le monde l’a assiégée pour lui faire des questions ; elle a répondu de son mieux ; elle a remarqué avec plaisir qu’on rioit ; elle est surprise de ne voir pas rire Belton ; elle lui demande le sujet de sa tristesse : Belton lui dit qu’elle est causée par sa misere ; qu’il va bientôt manquer de tout ; qu’il n’a point d’or. Elle est surprise qu’un métal, dédaigné dans ses forêts soit si estimé dans son nouveau séjour : sa surprise augmente quand on lui {p. 422}dit que l’on méprise ceux qui n’en ont point.

Milfort revient : Belti s’empresse de lui dire que Belton n’a pas d’or : Milfort offre tout ce qu’il possede : Belti est étonnée que Belton refuse : celui-ci la prie de le laisser avec son ami : elle est fâchée qu’il ait des secrets pour elle, & sort en soupirant.

Milfort annonce à Belton qu’Arabelle accepte sa main avec transport : Belton est au désespoir d’abandonner Belti : ses remords redoublent en la voyant.

Belti veut arracher à Belton le secret qu’il lui cache.

Mowbrai apporte, dit-il, une heureuse nouvelle : Arabelle sera dans un instant la femme de Belton. Belti frémit, réclame la foi de Belton au nom de tout ce qu’elle a fait pour lui dans son désert, au nom de son pere, qui, en mourant, leur a recommandé de s’aimer sans cesse : elle déteste un pays où l’on peut trahir la flamme d’une amante, & où les loix autorisent une pareille perfidie : elle dit à Belton de la remener dans son bois. Mowbrai, touché, appelle John.

Mowbrai ordonne à John de faire venir le Notaire : il félicite Belton de posséder le cœur de Belti.

Le Notaire paroît : Mowbrai lui dit d’effacer le nom d’Arabelle, de mettre celui de Belti à la place : il lui donne cinquante mille écus de dot. Belton conduit la main de Belti qui ne sait pas signer : elle s’écrie :

Quoi ! sans cet homme noir je n’aurois pu t’aimer !

HISTOIRE D’INKLE ET D’YARICO.

M. Thomas Inkle, troisieme fils d’un de nos riches {p. 423}Citoyens de Londres, âgé de vingt ans, s’embarqua aux Dunes le 16 de Juin 1647, sur le vaisseau nommé l’Achille, destiné pour les Indes Occidentales. Il entreprit ce voyage dans la vue de s’enrichir par le commerce, & il avoit les talents nécessaires pour y réussir ; il étoit sort rompu dans la science des nombres, & il pouvoit calculer d’un coup de plume ce qu’il y avoit de profit ou de perte dans quelque négoce. En un mot son pere n’avoit rien oublié pour lui inspirer de bonne heure l’amour du gain, & l’attacher à ses intérêts d’une maniere capable de prévenir l’ardeur naturelle de ses autres passions. Avec ce tour d’esprit, il n’étoit pas mal fait de sa personne ; il avoit le visage vermeil, l’air robuste & vigoureux, & sa chevelure longue & frisée lui pendoit négligemment sur les épaules. Il arriva dans le cours de son voyage que l’Achille manqua de vivres, & qu’il entra dans un petit Port-brute sur la côte d’Amérique pour y faire de nouvelles provisions. Notre jeune homme y descendit à terre avec plusieurs autres Anglois ; & sans prendre garde à un parti d’Indiens qui s’étoient cachés dans les bois pour les observer, ils s’éloignerent un peu trop du bord de la mer, de sorte que les Naturels du pays fondirent sur eux, & les massacrerent presque tous. Monsieur Inkle eut le bonheur de s’échapper, avec quelques autres, dans une forêt, où, accablé de fatigue & hors d’haleine, il se jetta sur une petite éminence à l’écart. Il n’y fut pas plutôt qu’une jeune Indienne sortit d’un endroit couvert de buissons qu’il y avoit derriere lui, & le vint trouver. Surpris d’abord l’un & l’autre de cette entrevue, ils ne tarderent pas à se regarder d’un œil favorable. Si l’Européen fut charmé de la tournure, des traits & des graces un peu sauvages de l’Américaine toute nue ; celle-ci n’admira pas moins l’air, la taille & le teint d’un Européen habillé de pied en cap. Elle devint {p. 424}même si amoureuse de lui, qu’inquiete pour sa vie elle le conduisit dans une caverne, & qu’après l’y avoir régalé de fruits délicieux, elle eut soin de le mener boire dans une source d’eau vive. Au milieu de tous ces bons offices, elle se plaisoit quelquefois à badiner avec ses cheveux blonds, & à les opposer à la couleur de ses doigts. Tantôt elle se divertissoit à lui découvrir le sein & à le regarder, ou à se moquer de lui & à rire lorsqu’il vouloit le cacher. Il n’y a nul doute que cette Indienne, nommée Yarico, ne fût une personne de distinction, puisqu’elle se paroit tous les jours de nouveaux colliers des plus beaux coquillages, ou de grains de verre, & qu’elle lui apportoit quantité de riches dépouilles de ses autres amants : c’est-à-dire que la caverne de notre jeune Anglois étoit garnie de toutes sortes de peaux marquetées & des plus belles plumes de différentes couleurs qu’il y eût dans le pays. Pour lui rendre même sa prison plus supportable, elle se hasardoit quelquefois de le conduire, entre chien & loup & au clair de la lune, à des bocages reculés ou à des solitudes charmantes ; & après lui avoir indiqué un endroit où il pouvoit reposer tranquillement au doux murmure des eaux & au chant du rossignol, elle faisoit sentinelle, ou le tenoit endormi entre ses bras, & l’éveilloit dès qu’il y avoit quelque danger à craindre de la part des Indiens. C’est ainsi qu’ils passoient le temps l’un & l’autre, jusqu’à ce qu’ils eussent inventé un nouveau langage, à la faveur duquel notre jeune héros dit à sa maîtresse, qu’il s’estimeroit bien heureux de la pouvoir posséder dans le pays de sa naissance, où elle iroit habillée d’étoffe de soie, comme celle de sa veste ; où il la feroit porter dans des maisons traînées par des chevaux à l’abri du vent & de la pluie, & où ils ne seroient pas exposés à toutes ces craintes & à ces alarmes qui les agitoient alors. Ils avoient déja {p. 425}vécu plusieurs mois au milieu de leurs tendres amours, lorsqu’Yarico apperçut un navire sur la côte, & qu’instruite par son amant elle fit divers signaux à ceux qui le montoient. Dès que la nuit arriva ils se rendirent l’un & l’autre sur le rivage, où ils eurent la joie & la satisfaction de trouver quelques-uns des gens de ce vaisseau qui étoit Anglois & qui alloit aux Barbades. Pleins d’espérance de se voir bientôt délivrés de leurs inquiétudes, & de jouir d’un bonheur moins interrompu, ils monterent dessus. Mais à l’approche de cette isle, notre jeune homme, rêveur & pensif, vint à considérer le temps qu’il avoit perdu & à calculer tous les jours que son capital ne lui avoit produit aucun intérêt. Afin donc de se mettre en état de réparer ses pertes & de pouvoir rendre bon compte de son voyage à ses parents & à ses amis, il résolut de se défaire d’Yarico à son arrivée au port, où un vaisseau n’a pas plutôt mouillé qu’il se tient un marché public sur le bord de la mer pour la vente des esclaves Indiens ou autres qu’il y amene, à-peu-près comme on vend ici les chevaux & les bœufs. Cette pauvre malheureuse eut beau fondre en larmes, & lui représenter qu’elle étoit enceinte de ses œuvres ; insensible à toute autre voix qu’à celle de l’intérêt, il ne pensa qu’à profiter de son aveu pour en tirer une plus grosse somme d’un Marchand de la Colonie auquel il la vendit.

M. Gellert, célebre Fabuliste Allemand, a traité ce sujet ; il en a fait une espece de narration que M. de Riveri a traduite en vers françois. C’est d’après la même histoire que M. Dorat a composé sa Lettre de Zéila, jeune Sauvage, esclave à Constantinople, à Valcourt, Officier François : il n’a pas mis sous les yeux du lecteur l’ingratitude horrible d’Inkle qui vend sa bienfaitrice {p. 426}& sa maîtresse. On a dû remarquer que M. de Chamfort s’est aussi gardé de faire entrer une pareille horreur dans sa piece. Au reste, Belti vantant la façon dont on aime dans les bois, méprisant l’or & l’usage qu’on en fait chez les peuples policés, demandant si elle est riche, voulant qu’on la remene dans les bois où elle ne connoissoit pas la pauvreté, blâmant nos loix, se moquant de nos femmes indolentes, a beaucoup de ressemblance avec Arlequin Sauvage, voulant manger l’argent qu’on lui présente, & ne comprenant pas à quel autre usage il peut être bon ; décidant que nous sommes des frippons en naissant, puisque nous avons besoin de loix pour être bons ; félicitant un plaideur d’avoir perdu son procès qui l’importunoit ; demandant si la Justice est un animal, & s’il mord ; se moquant des personnes qui se font servir comme si elles n’avoient ni bras ni jambes, & sur-tout des hommes qui font avec eux le métier de bêtes ; priant enfin son Capitaine de le remener dans ses bois, où, ne connoissant pas la pauvreté, il étoit son maître & son roi.

LE MARCHAND DE SMYRNE,
Comédie en un acte & en prose.
Extrait de la Piece. §

(La scene est à Smyrne, dans un jardin commun à Hassan & à Kaled, dont les deux maisons sont en regard sur le bord de la mer.)

Hassan, seul, se rappelle ses malheurs passés ; il en goûte mieux son bonheur présent : il y a {p. 427}deux ans qu’il étoit esclave chez les Chrétiens à Marseille ; il jouit présentement chez lui de la liberté & de la compagnie d’une épouse qu’il aime : il n’en a qu’une, tandis que ses voisins en ont plusieurs, il ne sait pas pourquoi faire : il ne gêne pas la sienne ; on lui a dit en France que cela portoit malheur.

Zaïde vient joindre son mari ; elle s’est amusée à voir rentrer dans le port leurs Corsaires : ils amenent des esclaves Chrétiens. Hassan veut en racheter un pour célébrer l’anniversaire de son mariage : la reconnoissance l’y oblige, puisqu’un Chrétien lui a jadis rendu généreusement la liberté à Marseille. Voici ce qu’il dit à Zaïde.

J’étois couché à terre, je songeois à vous, & je soupirois ; un Chrétien s’avance & me demande la cause de mes larmes. J’ai été arraché, lui dis-je, à une maîtresse que j’adore : j’étois près de l’épouser, & je mourrai loin d’elle faute de deux cents sequins. A peine eus-je dit ces mots, des pleurs roulerent dans ses yeux. Tu es séparé de ce que tu aimes, dit-il ! tiens, mon ami, voilà deux cents sequins, retourne chez toi, sois heureux & ne hais point les Chrétiens. Je me leve avec transport, je retombe à ses pieds, je les embrasse, je prononce votre nom avec des sanglots : je lui demande le sien pour lui faire remettre son argent à mon retour. Mon ami, me dit-il, en me prenant par la main, j’ignorois que tu pusses me les rendre. J’ai cru faire une action honnête. Permets qu’elle ne dégénere pas en simple prêt, en échange d’argent. Tu ignoreras mon nom. Je restai confondu, & il m’accompagna jusqu’à la chaloupe, où nous nous séparâmes, les larmes aux yeux.

Fatmé, l’esclave de Zaïde, annonce que tout {p. 428}le monde s’empresse pour acheter les captifs nouvellement débarqués : Hassan va chercher de l’argent pour en racheter un. Zaïde voudroit qu’il donnât la liberté à une femme : son mari lui représente qu’une captive a des ressources pour adoucir les rigueurs de l’esclavage.

Zaïde laisse entrevoir qu’elle veut surprendre son mari : elle se retire pour n’être pas attendrie par les malheureux que le Marchand conduit.

Kaled est à la tête de ses esclaves. L’un d’eux, nommé Dornal, gémit d’avoir été pris avec Amélie la veille de leur mariage. Le Marchand se félicite d’avoir déja vendu un Antiquaire & un Médecin François qui étoient de très mauvaise défaite.

Nébi, furieux, se plaint du Marchand : le Médecin qu’il lui a vendu vient d’ordonner l’air natal à son esclave favorite. Il est encore fâché de lui avoir acheté un Savant qui lui a fait perdre six cents sequins en lui conseillant d’ensemencer sa terre suivant une nouvelle méthode de son pays.

Le Marchand dit que tout n’est pas profit dans son métier. Il n’a jamais pu se défaire d’un Baron Allemand, d’un Procureur, & de trois Abbés. Il a encore le malheur d’avoir acheté un Anglois qui s’est tué.

Un vieillard paroît, marchande Amélie ; le Marchand annonce qu’elle est Françoise, & que cela se vend bien ; il la taxe quatre cents sequins. Le vieillard les donne. Dornal prie en vain le vieillard de l’acheter en même temps. On les sépare.

Le Marchand se félicite de n’être pas tendre : il n’auroit pu résister aux larmes des amants.

Hassan interroge les esclaves sur leur état, leur {p. 429}pays ; il veut racheter André qui le prie de donner la préférence à son malheureux maître. Hassan s’approche de Dornal, le reconnoît pour son libérateur, l’embrasse, en donne tout ce que le Marchand demande, ainsi que du fidele domestique.

Hassan, seul avec son ami, se livre à la joie : mais Dornal ne peut la partager ; il regrette sa chere Amélie : elle est si belle ; il craint qu’on ne l’ait achetée pour quelque Pacha.

Hassan présente son libérateur à Zaïde.

Fatmé demande mystérieusement à Zaïde s’il est temps ; Zaïde dit, oui.

Hassan veut savoir quel est ce mystere : Zaïde lui apprend qu’elle s’est servie de ses bienfaits pour acheter une esclave Chrétienne.

L’esclave Chrétienne paroît : c’est Amélie. Dornal se jette dans ses bras : Hassan veut envoyer chercher un Cadi pour les unir ; mais il se ressouvient qu’ils sont Chrétiens. On délivre tous les compagnons d’esclavage de Dornal. Ils forment un Ballet, & témoignent leur reconnoissance en dansant.

Le roman de cette piece charmante ressemble beaucoup à une histoire recueillie dans le second volume des Contes, Aventures, Faits singuliers, & Anecdotes de l’Abbé Prevost : la voici.

AVENTURE D’UN JEUNE GÉNOIS.

Un jeune Génois quitta sa patrie pour aller visiter les principales villes d’Italie. S’étant arrêté d’abord à Ligourne, il y passa quelque temps à parcourir la ville, pour satisfaire sa curiosité. Rien ne le frappa si sensiblement que la vue d’une infinité de Turcs captifs, que les habitants {p. 430}prennent, ou achetent sur mer, & qu’ils emploient de toutes sortes de manieres à leur service, quoiqu’avec moins de rigueur que les Turcs n’en usent avec leurs esclaves Chrétiens. Le Génois, touché de leur misere, fit quelques légers présents à ceux que le hasard lui fit rencontrer, & leur donna d’autres marques de compassion. Peu de jours après, il fit attention qu’un de ces malheureux s’arrêtoit vis-à-vis des fenêtres de sa chambre, comme s’il eût été accablé de fatigue, & que n’appercevant personne, il s’asseyoit à terre d’un air triste & languissant. Il l’observa dans cette posture, & la bonté de son caractere le porta même à se cacher derriere son rideau, pour s’attendrir plus long-temps par ce spectacle. Le visage consterné du Turc, ses soupirs, quelques larmes qu’il voyoit couler de ses yeux par intervalles, lui firent croire que son sort étoit plus triste que celui de ses pareils, ou qu’il étoit né dans une condition qui le lui rendoit plus sensible. Par le même sentiment de pitié qui l’avoit saisi d’abord, il le fit appeller ; & lui ayant offert une aumône, il lui demanda de quelle maniere il étoit tombé dans l’esclavage. La réponse du malheureux Turc commença d’un ton assez tranquille : mais lorsqu’après avoir confessé en général qu’il étoit né quelque chose, & que c’étoit un malheur de fortune qui l’avoit fait tomber entre les mains des Chrétiens, il fut pressé d’une maniere tendre de s’expliquer davantage, son cœur s’ouvrit avec violence, & fit passage à une infinité de sanglots. Un pere à l’extrémité de sa vie, une épouse adorée, quatre aimables enfants, & une fortune des plus douces, qu’il avoit perdus avec sa liberté : tous ces malheurs enfin se présenterent à sa mémoire, & le récit qu’il en fit au Génois, le toucha lui-même jusqu’aux larmes. Il avoit été pris dans un voyage qu’il faisoit vers quelque isle, pour aller rendre les derniers devoirs à son {p. 431}pere expirant ; & ses Maîtres l’avoient vendu à un Marchand de Ligourne.

Le jeune Génois ajouta quelques pieces d’argent à sa premiere aumône, en lui souhaitant une meilleure fortune. Cependant étant demeuré seul, sa générosité naturelle le sollicita à faire quelque chose de plus pour la consolation de cet Etranger. Il s’informa quel prix l’on mettoit ordinairement à la rédemption des captifs : il crut le pouvoir fournir, en retranchant quelque chose à ses plaisirs ; &, sans perdre un moment, il s’employa avec tant de succès auprès du Marchand, qu’il obtint ce qu’il desiroit pour la somme de cent quarante ducats. Il se réserva la satisfaction d’annoncer lui-même cette nouvelle au captif. Elle fut reçue avec transport. Ce pauvre Turc lui baisa mille fois les pieds en l’appellant son Dieu & son Sauveur, & lui protesta que son premier soin, en revoyant sa famille, seroit de lui faire compter, à Ligourne ou à Genes, le décuple de sa rançon. Non, lui dit le Génois, je vous ai rendu service sans intérêt, & je m’en crois déja trop bien payé : mais si vous vous croyez obligé à quelque reconnoissance, je vous prie de l’exercer dans votre patrie envers quelques-uns de ces malheureux Chrétiens qui y gémissent dans l’état d’où vous sortez. Tachez d’en trouver un qui mérite votre attention, & traitez-le comme vous souhaiteriez de me traiter moi-même. Le Turc s’y engagea par mille serments, & quitta Ligourne en bénissant son bienfaiteur.

D’autres soins occuperent le voyageur Génois pendant la suite son voyage. Il se rendit à Venise après différentes courses. Ses inclinations tendres l’y retinrent plus long-temps qu’il n’avoit prévu. La niece du correspondant de son pere, chez lequel il étoit logé, le toucha si sensiblement, qu’il forma le dessein de l’épouser. Elle étoit fille {p. 432}d’un marchand Maltois qui étoit retourné dans son isle, après l’avoir amenée chez son frere à Venise. Le parti n’ayant rien que de fort avantageux pour lui, il écrivit à Genes, d’où il reçut aussi-tôt le consentement de son pere ; &, de concert avec l’oncle de sa maîtresse, il résolut d’aller célébrer son mariage à Malte. Ils s’embarquerent tous trois dans les plus douces espérances. Un vent favorable les porta jusqu’à la vue de Malte. Ils croyoient toucher au port, lorsqu’un Corsaire Turc, qui cherchoit sa proie, fondit sur leur vaisseau, & le prit sans résistance. Ils furent conduits sur le champ à Smyrne, où leur sort devoit être d’entrer dans les chaînes des Turcs, & d’y mener une vie misérable dans l’esclavage.

On ne tarda point à les produire dans le lieu où se fait la vente des esclaves, avec la triste parure de leur nouvelle condition. On imagine assez leur tristesse & leurs pleurs dans ces circonstances. Tout cela se suppose sans peine dans un riche Marchand de Venise, dans un jeune homme passionné, & dans une fille de dix-huit ans qui n’alloit pas malgré elle à ses noces. Divers Turcs, divers habitants de Smyrne se présenterent pour les acheter. La jeune fille fut enlevée la premiere. La consternation de l’amant, à cette funeste séparation, ne peut s’exprimer. Perdre en peu de jours sa fortune, sa liberté & sa maîtresse, c’est ressentir tout à la fois trois coups dont chacun peut passer tour à tour pour le plus cruel de tous les malheurs. Si l’on suppose que la derniere de ces trois pertes empêche un amant d’être sensible aux deux autres, c’est donner à son amour le dernier degré d’impétuosité, & par conséquent rendre encore plus terrible la douleur de s’en voir arracher l’objet. Ajoutez que le Turc qui acheta la jeune Maltoise, étoit lui-même un jeune homme qui parut charmé d’elle au premier coup d’œil, & qui se {p. 433}retira comme en triomphe avec une si belle proie.

Le triste Génois s’abandonnoit au désespoir, lorsqu’il se vit marchander lui-même par un Turc qui paroissoit content de sa taille & de sa personne. Ces infideles ne ménagent pas plus un esclave Chrétien que nous ne faisons un cheval : de sorte que le jeune homme, tenant la tête baissée dans l’accablement de sa douleur, devoit s’attendre à se la voir hausser rudement, pour donner la liberté de considérer son visage. Cependant le Turc qui examinoit sa figure, se contenta de lui lever le menton avec beaucoup de douceur. Un seul coup d’œil lui fit connoître dans cet esclave son libérateur de Ligourne. C’étoit ce même Turc que le Génois avoit délivré de ses chaînes quatre mois auparavant. L’étonnement lui coupa d’abord toute expression ; il n’en croyoit pas ses yeux ; il leva vingt fois les mains au ciel pour attester son Prophete & tout ce qu’il avoit jamais révéré. Enfin, le cœur gros de tendresse & de joie, dans un transport inexprimable de reconnoissance, il se jetta, à la vue de tout le monde, aux pieds de son bienfaiteur ; il s’écria, en les embrassant : O le meilleur de tous les Chrétiens ! ô le plus cher & le plus généreux de tous les hommes ! C’est donc à vous-même que le ciel me met en état d’offrir mes biens, ma vie, & tout ce que j’ai de plus précieux ! Tout vous appartient ; venez être mon maître à Smyrne ; je suis à vous comme j’étois au Marchand de Ligourne.

Ces caresses touchantes, qui durerent fort long-temps, causerent une étrange surprise à tous les autres Turcs. Le bruit s’en répandit dans la ville. Quelque sensible que le Génois pût être à cette faveur si inespérée de la fortune, ses premiers soins ne tomberent point sur lui-même, ni sur tout ce qui l’environnoit. Il confessa au Turc, en deux mots, que sa rencontre étoit ce qui pouvoit lui {p. 434}arriver de plus heureux. Mais ce n’est point la liberté que je vous demande, c’est la vie. Je la perds si vous ne trouvez le moyen de me rendre ma maîtresse. Un de vos jeunes Turcs me l’enleve. Je ne veux point de la vie ni de la liberté sans elle. Le Musulman, après s’être informé au maître des esclaves de ce qui s’étoit passé, se rapprocha encore plus satisfait qu’auparavant. Il lui dit qu’il n’avoit plus rien à desirer au monde, puisqu’il pouvoit non seulement lui rendre la liberté, mais le rejoindre sur le champ à ce qu’il aimoit. C’étoit son propre fils qui avoit acheté la jeune Maltoise pour le service de sa mere. Cet heureux achat étoit l’occasion dont le ciel s’étoit servi pour le conduire au marché, parcequ’en voyant arriver chez lui l’esclave Chrétienne, il avoit demandé à son fils s’il restoit d’autres Chrétiens à vendre, & que, dans le dessein qu’il entretenoit d’en délivrer quelques-uns, suivant la promesse qu’il avoit faite à Ligourne, il s’étoit hâté de se rendre au marché des esclaves.

Deux événements si extraordinaires furent admirés de tous les habitants des Smyrne, & les Turcs n’y parurent pas les moins sensibles. Il restoit à délivrer le Marchand de Venise, qu’on n’eut pas de peine non plus à retrouver. Le bon esclave de Ligourne paya libéralement le prix qui fut demandé, & remplit tous les autres devoirs avec une ouverture de cœur & une générosité dignes du christianisme. Les deux amants quitterent l’Asie avec leur oncle, & tous ensemble allerent goûter dans leur patrie un bonheur d’autant plus sensible, qu’il suivoit de rudes traverses.

M. de Chamfort donne à ses héros plusieurs compagnons d’esclavage, & fait la critique de leurs états, de leurs professions, de leurs ridicules. {p. 435}Il y a dans les Amazones modernes, Comédie de Legrand, une idée à peu près semblable. Nous allons rapprocher les scenes qui se ressemblent.

LE MARCHAND DE SMYRNE. Scene X.

KALED, DORNAL, ANDRÉ, L’ESPAGNOL, L’ITALIEN, HASSAN.

Hassan, à Kaled.

Eh bien ? voisin, comment va le commerce ?

Kaled.

Fort mal ; le temps est dur. (A part.) Il faut toujours se plaindre.

Hassan.

Voilà donc tes pauvres malheureux ! Je ne puis les délivrer tous. J’en suis bien fâché. Tâchons au moins de bien placer notre bonne action. C’est un devoir que cela, c’est un devoir. (A l’Espagnol.) De quel pays es-tu ? Parle. Tu as l’air bien haut. . . . Parle donc. . . .

L’Espagnol.

Je suis Gentilhomme Espagnol.

Hassan.

Espagnol ! Braves gens ! Un peu fiers, à ce qu’on m’a dit en France. . . . Ton état ?

L’Espagnol.

Gentilhomme.

Hassan.

Gentilhomme ! je ne sais pas ce que c’est. Que fais-tu ?

L’Espagnol.

Rien.

{p. 436}

Hassan.

Tant pis pour toi, mon ami, tu dois bien t’ennuyer. (A Kaled.) Vous n’avez pas fait là une trop bonne emplette.

Kaled.

Ne voilà-t-il pas que je suis encore attrapé ! Gentilhomme, c’est sans doute comme qui diroit Baron Allemand. C’est ta faute aussi ; pourquoi vas-tu dire que tu es Gentilhomme ? Je ne pourrai jamais me défaire de toi.

Hassan, à l’Italien.

Et toi, qui es tu avec ta jaquette noire ? Ton pays ?

L’Italien.

Je suis de Padoue.

Hassan.

Padoue ! Je ne connois point ce pays-là. . . . . Ton métier ?

L’Italien.

Homme de Loi.

Hassan.

Fort bien. Mais quelle est ta fonction particuliere ?

L’Italien.

De me mêler des affaires d’autrui pour de l’argent ; de faire souvent réussir les plus désespérées, ou du moins de les faire durer dix ans, quinze ans, vingt ans.

Hassan.

Bon métier ! Et, dis-moi, rends-tu ce beau service-là à ceux qui ont tort, à ceux qui ont raison, indifféremment ?

L’Italien.

Sans doute, la justice est pour tout le monde.

Hassan.

Et on souffre cela à Padoue ?

{p. 437}

L’Italien.

Assurément.

Hassan, riant.

Le drôle de pays que Padoue ! Il se passera bien de toi, je m’imagine.

LES AMAZONES MODERNES.

Acte II. Scene XX.

LA MAJOR, Me. ROBERT, UN PETIT-MAITRE, UN PROCUREUR, UN POETE, UN APOTHICAIRE, plusieurs ACTEURS d’un Opéra de campagne.

(Le Petit-Maître file avec une quenouille. Le Procureur coud du linge. Le Poëte carde de la laine. L’Apothicaire fait de la tapisserie. Un autre personnage fait des nœuds. Les Acteurs de l’Opéra de campagne font diverses autres bagatelles.)

Me. Robert continue.

Je leur avois donné à chacun leur tâche, comme vous voyez, pour connoître à quels métiers ils sont propres ; mais il me paroît qu’ils n’ont pas encore fait beaucoup de besogne.

La Major.

En effet, & je m’apperçois que le vaisseau que nous avons pris étoit chargé d’assez mauvaise marchandise.

Me. Robert.

Voici la liste de leurs noms & surnoms ; je vais les appeller, & vous pourrez les interroger tour à tour. (Il lit.) Bonnaventure Papillotin de Lorgnenville.

Lorgnenville.

Me voilà.

La Major.

Ton état ?

{p. 438}

Lorgnenville.

Garçon.

La Major.

Ton pays ?

Lorgnenville.

Paris.

La Major.

Ton métier ?

Lorgnenville.

Petit-Maître.

La Major.

De robe ou d’épée ?

Lorgnenville.

Amphibie.

La Major.

Condamné à filer la quenouille.

Me. Robert lit.

Cornardet. Oh ! pargué, celui-là se sera marié, à coup sûr.

Cornardet.

Hélas ! il n’est que trop vrai !

La Major.

Ton pays ?

Cornardet.

Je suis Manceau.

La Major.

Ton métier ?

Cornardet.

Procureur.

La Major.

Nous n’avons pas besoin ici de Procureur ; tout s’y juge militairement. As-tu été pris avec ta femme ?

{p. 439}

Cornardet.

Non ; avant de m’embarquer je l’avois fait enfermer par arrêt de la Cour.

La Major.

Tu as fait enfermer ta femme ! Aux galeres.

Cornardet.

Quel diable de pays est-ce ci ?

La Major.

Allons, à d’autres.

Me. Robert lit.

Anonyme de Pestenville.

La Major.

Ton état ?

Pestenville.

Veuf.

Me. Robert.

Tant mieux.

La Major.

Ton pays ?

Pestenville.

Normand.

Me. Robert.

Tant pis.

La Major.

Ton métier ?

Pestenville.

Poëte satyrique.

La Major.

Poëte satyrique ! Condamné à la bastonnade.

Pestenville.

Mais, Madame, j’en ai déja reçu dans mon pays.

La Major.

Cela te paroîtra moins étrange.

{p. 440}

Me. Robert lit.

Gabriel Poupin. Oh ! celui-là est garçon sans doute.

Poupin.

Vous l’avez dit.

La Major.

Ton pays ?

Poupin.

Toulousain.

La Major.

Ton métier ?

Poupin.

Rien.

Me. Robert.

Rien ! Eh ! morgué, voilà un métier qui ne paroît pas propre à grand’chose.

La Major.

Condamné à faire des nœuds.

Poupin.

Oh ! pour cela j’en fais à merveille.

Me. Robert lit.

Fleurant Cuirace Canon.

Canon.

C’est votre petit serviteur.

La Major.

Canon ! Diable, voilà un nom bien guerrier ; est-ce que vous êtes bombardier ?

Canon.

Non, Madame ; Apothicaire, pour vous servir.

La Major.

Ah ! fi !

Canon.

J’ai un secret merveilleux pour rafraîchir les Dames.

{p. 441}

Me. Robert.

Nos Amazones ne prennent point leurs rafraîchissements chez les Apothicaires.

La Major.

Allons, allons. Renvoyé tout au plutôt. Mais finissons. Qui sont ces autres ?

Me. Robert.

C’est une rapsodie d’un Opéra de campagne, composé de chant & de danse.

La Major.

Je les renverrai en France ; il y a là des Académies de musique qui ont grand besoin d’être recrutées.

Me. Robert.

Ne gardez-vous pas les femelles ?

La Major.

Eh ! ventrebleu, qu’en faire dans nos troupes ? Nous n’avons pas ici de Financiers à mettre à contribution.

Me. Robert.

Eh ! morgué, Madame, puisque vous en renvoyez tant, que ferez-vous ici de ces trois ou quatre malotrus que vous avez condamnés ?

La Major.

Je leur donne grace à tous.

Me. Robert.

Quoi ! sans rançon, Madame ?

La Major.

Sans rançon.

Me. Robert.

C’est morgué bien dit ; les danseurs nous la paieront en cabrioles. Allons, mes enfants, réjouissez-vous d’être tombés en si bonnes mains, & baillez-moi ici un petit plat de votre métier, pour faire passer mon chagrin.

{p. 442}

CHAPITRE XVI.
M. DE BEAUMARCHAIS.

Mis à côté de Scarron, de M. Darnaud de Baculard, de Thomas Corneille, de Boisrobert, & de Moliere, &c. §

EUGÉNIE, Drame en cinq actes & en prose. §

Nous avons déja beaucoup parlé de cette piece dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre XVI, de l’entr’acte ; il nous suffira donc d’en donner un précis bien rapide, pour faire voir à quoi elle ressemble, & nous séparerons l’intrigue en deux parties pour ne pas confondre les traits de ressemblance.

Premiere partie de l’intrigue d’Eugénie. §

Le Baron Hartley a deux enfants ; il croit Sir Charles son fils à l’armée, & part avec Eugénie sa fille pour Londres. Le Lord Clarandon l’a séduite en feignant de l’épouser secrètement. Il a un rendez-vous la nuit dans l’appartement de la belle : il y va, quand il rencontre un jeune homme prêt à périr sous les coups de plusieurs assassins, le défend, le conduit avec lui chez Eugénie, le laisse dans une chambre voisine de celle où il entre. Le Baron arrive, veut aller chez sa fille ; le jeune homme l’arrête : ils mettent l’épée à la main : on apporte des flambeaux ; le {p. 443}Baron reconnoît son fils dans son adversaire : Sir Charles voit avec le dernier étonnement qu’il a mis l’épée à la main contre son pere. Le Baron l’instruit de l’affront fait à sa famille par le Lord : on le sait chez Eugénie : on veut le faire assassiner : Sir Charles se souvient qu’il lui doit la vie, la lui rend en le délivrant des assassins armés contre lui, & jure de se venger plus noblement ; mais le Lord, reconnoissant ses torts, épouse solemnellement Eugénie.

Cette portion d’intrigue ressemble beaucoup à celle de l’Ecolier de Salamanque, ou les Généreux Ennemis, par Scarron : il n’en est pas l’inventeur, puisque les Espagnols l’ont insérée dans dix romans au moins, dans autant de comédies, & que Thomas Corneille ainsi que Boisrobert l’avoient mise sur notre scene avant le Poëte burlesque, mais d’une façon encore plus imparfaite que lui. On sera sans doute bien aise de voir comme, une fois parvenue en France, elle a perdu par degrés une partie de ses invraisemblances & du fatras espagnol.

LES ILLUSTRES ENNEMIS,
Comédie en cinq actes & en vers, par Thomas Corneille.

Acte I. Enrique accuse fort légérement Don Sanche, respectable vieillard, d’avoir tenu des propos contre sa famille, & le fait maltraiter dans l’obscurité par des lâches à ses gages. Alonse lui reproche cette violence. Enrique, loin d’en être fâché, veut la faire servir pour traverser l’amour que D. Lope son frere a pour Jacinthe fille de Don {p. 444}Sanche. Il prie Alonse de persuader au vieillard offensé que Don Lope lui-même a fait l’offense. Alonse, quoiqu’indigné de la proposition d’Enrique, feint cependant de vouloir seconder ses desseins, & projette de servir la tendresse de Don Lope.

(La scene change & représente l’appartement de Jacinthe.)

Don Lope ayant appris l’affront fait à Don Sanche, vient offrir son bras à son amante. Si ton frere vivoit, lui dit-il, ce seroit lui qui vengeroit son pere : il est mort, c’est à moi de tenir sa place. On entend du bruit, on le fait cacher. Alonse paroît en disant à Don Sanche qu’il est chargé par son offenseur de lui demander excuse d’un affront fait par méprise ; il offre, dit-il, de le réparer en donnant la main à votre fille, & ne veut se nommer qu’après la parole donnée. Jacinthe presse son pere d’accepter cette réparation. Il sort pour consulter sa famille. Don Lope reproche à Jacinthe sa légéreté : mais c’est à tort, puisqu’elle n’accorde sa main qu’afin de pouvoir poignarder son indigne époux.

(La scene se passe chez Don Lope.)

Acte II. Don Lope raconte à Cassandre sa sœur la résolution que Jacinthe a prise, lorsqu’elle vient elle-même dire à son amant qu’elle a changé d’avis, puisqu’il est l’offenseur de son pere & qu’elle ne sauroit le poignarder. Don Lope s’excuse, mais conseille à Jacinthe de ne pas désabuser Don Sanche, leur union devant naître de son erreur : elle ne veut pas d’un bonheur qui terniroit la gloire de l’un & de l’autre, & qui la rendroit indigne de son amant : elle lui ordonne de se montrer innocent en découvrant quel est le coupable. Il sort pour lui obéir. Cassandre console son amie & dit qu’elle est plus à plaindre qu’elle, puisque la mort lui a ravi l’amant qu’elle adoroit, & qu’on veut l’obliger d’épouser un homme qu’elle {p. 445}hait. Cette idée l’afflige au point qu’elle se trouve mal : dans ce temps l’amant qu’elle regrette paroît, elle le prend long-temps pour son esprit : mais elle reconnoît Don Alvar lui-même en qui Jacinthe retrouve son frere.

Acte III. Don Sanche apprend que son fils n’est pas mort ; il change alors de dessein, ne veut plus donner sa fille à celui qui l’offensa, veut charger son fils d’une vengeance que sa vieillesse l’empêche de prendre lui-même ; il lui écrit de se rendre bien vîte auprès de lui. Don Alvar est avec Cassandre, lorsqu’Enrique paroît. Elle se trouble, prie Don Alvar d’empêcher qu’elle ne soit suivie par le cavalier qui vient. Don Alvar exécute ses ordres : Enrique indigné lui fait mettre l’épée à la main : Alvar le blesse, est poursuivi par trois braves50 : il alloit être accablé par le nombre, lorsque Don Lope le défend & apprend un moment après qu’il a secouru le meurtrier de son frere.

Acte IV. Don Alvar & Don Lope se rencontrent : ce dernier veut venger la mort de son frere : l’autre le prie de permettre qu’il soit digne de se mesurer avec lui, & de souffrir qu’il se lave auparavant d’un affront fait à sa famille. Dans ce temps-là on vient dire à Don Lope que Jacinthe l’attend chez elle : il a tout à craindre dans la maison d’un homme qui se croit déshonoré par lui. Son généreux ennemi offre de l’accompagner : il le suit en effet, & {p. 446}l’attend dans une chambre voisine de celle où se passe le rendez-vous. Son pere paroît, ils se reconnoissent. Don Alvar se souvient que Don Lope lui a sauvé la vie, il facilite sa fuite ; son pere lui raconte ensuite que Don Lope l’a fait insulter par des lâches, & que pour modeler la réparation sur l’offense, il vient d’aposter des assassins, qui le délivreront de son ennemi. Don Alvar vole au secours de Don Lope.

Acte V. Don Lope avoue qu’il doit la vie au meurtrier de son frere. Don Alvar vient lui dire que s’il tient de lui la vie, il lui a rendu le même service ; qu’ils ne se doivent plus rien de ce côté-là, mais qu’ils sont obligés présentement de se battre, l’un pour venger la mort d’un frere, l’autre pour laver l’affront fait à son pere. Heureusement pour eux Enrique a confessé avant de mourir qu’il avoit fait insulter Don Sanche, & qu’il méritoit la mort pour avoir attaqué Don Alvar avec l’avantage du nombre. Don Lope épouse Jacinthe, & Don Alvar s’unit à Cassandre.

 

Voyons le même sujet remanié par Boisrobert. Il ne nous dit pas s’il a prétendu faire une Tragédie ou une Comédie. On n’avoit pas encore imaginé de donner le titre de Drame aux pieces amphibies.

LES GÉNÉREUX ENNEMIS,
Comédie en cinq actes, de Boisrobert.

(La scene est à Lisbonne.)

Acte I. Léonore est amoureuse du Comte de Bellefleur ; elle l’introduit dans sa chambre & le fait ensuite cacher dans le balcon, parcequ’elle entend Timandre son {p. 447}pere qui déplore son sort. Léonore croit son intrigue découverte : mais son pere ne se plaint que des prodigalités de Don Pedre son fils qui a joué à Cascaye l’argent de sa pension. Phlipin excuse son jeune maître, reçoit du vieillard deux cents ducats & feint de repartir bien vîte pour Cascaye : mais il annonce tout bas que Don Pedre est secrètement à Lisbonne. Léonore est tout-à-fait rassurée, lorsque son pere ayant oublié de dire quelque chose à Phlipin, ouvre le balcon pour l’appeller, y trouve le Comte, se doute qu’il est là pour sa fille, crie au secours & veut le retenir ; le Comte le repousse, le fait tomber & prend la fuite : le vieillard projette d’écrire à son fils pour qu’il vienne bien vîte punir l’insolent qui les déshonore.

Acte II. Don Pedre est incognito à Lisbonne, parcequ’il est amoureux de Constance sœur du Comte & d’Arnest : ce dernier découvre son intrigue, l’attend avec quatre braves & son valet Orcame, lui fait mettre l’épée à la main, & reçoit un coup qui le jette à terre. Ses braves veulent le venger : le Comte indigné de voir cinq hommes contre un, fait prendre la fuite aux assassins, & engage Don Pedre à se réfugier chez lui. Dans l’instant même le Commissaire frappe à sa porte, lui apprend qu’Arnest vient d’être tué, & que le meurtrier est dans sa maison : le Comte apprend à Don Pedre qu’il a donné la mort à son frere, qu’il n’a pas voulu le livrer à la justice, mais qu’ils doivent se battre pour venger le sang d’Arnest. Don Pedre voudroit ne pas se couper la gorge avec son libérateur : son valet lui porte les deux cents ducats que son pere lui envoie avec une lettre que le bon vieillard lui a fait remettre ; ils quittent la scene pour la lire.

Acte III. Le Comte ne manque point d’affaires. Léonore lui a donné un rendez-vous chez elle : il veut {p. 448}venger la mort de son frere : & un Florentin nommé Octavien, à qui il a jadis donné un soufflet, est arrivé pour l’en punir. Don Pedre lui communique la lettre de son pere, & le prie de lui laisser venger l’affront fait à sa famille avant de l’obliger à se battre contre lui : le Comte le loue de sa délicatesse, lui dit à son tour qu’il a un rendez-vous & qu’il y court quelques dangers : Don Pedre offre de l’accompagner. (La scene change & représente l’appartement de Léonore.) Léonore croit le Comte parjure & lui a écrit de se rendre chez elle pour fournir à son pere une vengeance plus facile : l’amour la fait bien vîte changer de sentiment ; elle souhaite qu’il ne vienne point, quand il arrive. Don Pedre reconnoît sa maison, voit que le Comte est l’amant de sa sœur. Le pere paroît, loue la diligence de son fils, lui ordonne de fondre avec lui sur leur ennemi commun : Don Pedre défend au contraire le Comte, favorise sa fuite, lui sauve à son tour la vie : ils projettent de se voir ailleurs.

Acte IV. Don Pedre allant au lieu indiqué pour se battre avec le Comte, est arrêté & conduit en prison ainsi que son valet Phlipin : il est confronté avec Orcame valet d’Arnest ; mais Orcame, né gentilhomme & rempli d’honneur, feint de ne pas le connoître, signe sa décharge & lui apprend qu’un Florentin doit attirer le Comte dans un endroit écarté sous prétexte de s’y battre avec lui, & le faire assassiner par des coquins apostés. Don Pedre & Orcame projettent de s’opposer à cet assassinat, s’ils peuvent sortir de prison. Constance rend visite à son amant & lui apprend qu’Arnest n’est pas mort : elle fuit à l’approche du Comte qui vient d’obtenir l’élargissement de Don Pedre : ils remettent leur duel au lendemain, parceque le Comte veut ce jour-là satisfaire le Florentin ; ils s’embrassent précisément dans le temps que Timandre arrive : {p. 449}ce dernier accable son fils de reproches, le taxe de lâcheté, ne veut plus le voir. Don Pedre ordonne à Phlipin de suivre le Comte & de l’instruire de toutes ses démarches.

Acte V. Phlipin annonce à son maître que le combat du Comte ne sera pas sanglant, puisqu’il est tête à tête avec Léonore derriere une Eglise. Don Pedre, furieux, y court : Léonore prend la fuite ; son frere veut que le Comte mette sur-le-champ l’épée à la main : celui-ci lui rappelle que leur duel est fixé au lendemain & qu’il doit auparavant satisfaire le Florentin. La scene change & fait voir le Florentin exerçant ses braves armés de poignards & de fusils : ils se cachent à l’arrivée du Comte & l’entourent ensuite : mais Don Pedre & Phlipin, masqués, les mettent en fuite : le Florentin est obligé de se battre à armes égales ; il est tué par le Comte. Don Pedre se démasque : le Comte admire sa générosité ; ils vont se battre pour vuider leur différent, quand Orcame survient, les sépare, leur assure qu’Arnest ne mourra pas. Le Comte offre d’épouser Léonore : Don Pedre demande la main de Constance, & l’obtient.

 

Il n’est pas nécessaire, je pense, de marquer les changements légers que Boisrobert a faits ; le lecteur les apperçoit assez.

L’ÉCOLIER DE SALAMANQUE,
ou les Généreux Ennemis,
Tragi-comédie de Scarron en cinq actes & en vers.

Il est encore inutile de donner un extrait bien étendu de cette piece, puisque nous ne pourrions le faire sans répéter en plusieurs endroits ce que {p. 450}nous avons dit des Généreux Ennemis par Boisrobert. Indiquons seulement ce qui rapproche Scarron de M. de Beaumarchais. L’Ecolier, délivré de ses assassins par le Comte, l’escorte généreusement au rendez-vous qu’on lui a donné, sans se douter qu’il le conduit auprès de sa sœur. Le pere de l’Ecolier veut entrer chez sa fille, trouve un homme qui s’oppose à son passage.

Acte III. Scene IV.

DON FÉLIX, DON PEDRE.

D. Félix entre sans lumiere.

Je ne me trompe pas,
Je viens d’ouir du bruit, des paroles, des pas,
Je veux m’en éclaircir. . . . . . .
A ce bruit que j’entends, si j’en crois ma colere,
Si le fer à la main je cours où j’ois du bruit....
On se sauve aisément à l’aide de la nuit :
Ayons de la lumiere.

D. Pedre.

En toute cette rue,
Que j’ai cent & cent fois visitée & courue,
Il ne logea jamais Dame de qualité,
Ni fille de mérite ou de rare beauté,
Qui méritât d’un Comte être galantisée.
L’aventure est pourtant suspecte & mal-aisée,
Puisqu’un homme de Cour y trouve du danger,
Et se munit ainsi d’un secours étranger.
Un homme vient à moi l’épée toute nue.
Défendons notre poste.... Arrête, ou je te tue.

D. Félix.

Tu mourras le premier.
{p. 451}

D. Pedre

C’est mon pere !

D. Félix.

Est-ce toi,
Don Pedre, mon cher fils ?

D. Pedre.

Ah ! qu’est-ce que je vois !
Mon pere ici !

D. Félix.

Mon fils, qui t’a dit ma demeure ?
Et comment as-tu pu la trouver à telle heure ?

D. Pedre.

O que non sans sujet ce discours me fait peur !

D. Félix.

Il faut mourir, Don Pedre, ou venger mon honneur.
Mais, mon fils, je te vois l’ame toute interdite,
Et tu me parois froid alors que je t’excite.
Sais-tu déja par où notre honneur est taché,
Car un pareil malheur n’est pas long-temps caché :
Où ton bras, punissant une vie ennemie,
Auroit-il pu déja venger notre infamie ?

D. Pedre.

Venger votre infamie !

D. Félix.

Oui, mon fils, la venger :
Au prix de notre mal c’est un fardeau léger.
Venge-moi, venge-toi.

D. Pedre.

Ne sachant pas l’offense...

D. Félix.

Tu la sauras trop tôt, courons à la vengeance :
{p. 452}
C’est par ce seul moyen que notre honneur perdu,
Ou le sera sans honte, ou nous sera rendu.
Mais, mon fils, sans rougir te puis-je rendre compte
Du commun déplaisir qui nous couvre de honte ?
Epargne-moi, mon fils, la honte & le regret
De révéler moi-même un si fâcheux secret :
Dispense-moi, mon fils, d’un récit si funeste.
Va-t’en trouver ta sœur, apprends d’elle le reste :
Mais si tu m’aimes bien parle-lui doucement,
Parle-lui de pardon plus que de châtiment ;
En apprenant son mal, apprends-lui son remede ;
Car enfin, dans mon cœur, mon sang pour elle plaide :
Et souviens-toi qu’elle est & ma fille & ta sœur.

D. Pedre.

Je sers mon ennemi contre mon propre honneur.
O Dieu ! que de malheurs sur moi le Ciel assemble !

D. Félix.

Don Pedre, faisons mieux, allons la voir ensemble,
Et flattant sa douleur, tâchons de lui montrer...

D. Pedre.

Non, mon pere, attendez, vous n’y pouvez entrer.

D. Félix.

Moi, je n’y puis entrer !

D. Pedre.

Je vous dis vrai, mon pere,
Vous n’y pouvez entrer moi vivant.

D. Félix.

Quel mystere
Ou quelle extravagance ? Es-tu dans ton bon sens ?
Et pourquoi ces soupirs & ces yeux languissants
Ote-toi.

D. Pedre.

N’entrez pas, je garde cette porte.
{p. 453}

D. Félix.

Résister à son pere & parler de la sorte !
Il ne me manquoit donc pour combler mon malheur,
Que ta raison blessée autant que mon honneur !

D. Pedre.

Mon pere, ma raison ne fut jamais plus saine :
Mais un juste sujet....

D. Félix.

Ne crains-tu point ma haine.
Fils ingrat ?

Scene V.

LÉONORE, LE COMTE, D. PEDRE, D. FÉLIX.

Léonore, derriere le théâtre.

C’est en vain, tu ne sortiras pas.

Le Comte, derriere le théâtre.

Madame, ouvrez la porte, ou je la mets à bas.

D. Félix.

Un homme chez ma fille ! ô Dieu !

D. Pedre.

Contre son pere.
Défendre un ennemi !

Léonore, entrant sur le théâtre.

Quoi ! mon pere, & mon frere !

Le Comte.

Don Pedre, à vos côtés je viens vaincre ou mourir.

Léonore.

Cher Comte, à tes côtés je suis prête à périr.

D. Félix.

Mon fils, c’est l’ennemi qui nous perd & nous brave.

Le Comte.

Il le nomme son fils !
{p. 454}

D. Félix.

Il faut que son sang lave
Notre commune offense ; il faut que notre honneur
Revive dans la mort d’un lâche suborneur.

D. Pedre.

Je n’ai point à choisir, il faut sauver le Comte.
Manquer à sa parole est la derniere honte.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Comte, tu te vois seul & connois aisément
Que plusieurs nous pouvons te perdre en un moment,
Puisque je le pourrois seul & sans avantage.
Mais je dois pour le moins t’égaler en courage.
Tu sais que perdre un frere & perdre son honneur,
N’est pas perte pareille entre les gens de cœur.
Ma générosité surpasse donc la tienne,
D’autant que ton offense est moindre que la mienne.
Je paie avec usure un bien que tu m’as fait ;
Mais ce n’est pas assez que tu sois satisfait :
Il faut que je le sois, ta mort seule est capable,
Si ton crime envers nous peut être réparable,
De mettre mon honneur en son premier éclat.
Sors donc, mais pour entrer tôt après au combat.
Un combat satisfait les manes de ton frere :
Ta mort satisfera, moi, ma sœur & mon pere.
Etant homme de cœur tu la disputeras :
Mais le Ciel est injuste, ou bien tu périras.

Le Comte.

La chose gît en fait. Où te faut-il attendre ?

D. Pedre.

Dans la place, où je vais tout à l’heure me rendre.

Le Comte.

Je n’attends pas long-temps.
{p. 455}

D. Pedre.

J’ai hâte plus que toi
De te voir seul à seul aux mains avecque moi.
Va-t’en donc.

Nous allons voir les mêmes situations, le même mouvement dans la piece de M. de Beaumarchais. Sir Charles, secouru par Milord dans le temps qu’on alloit l’assassiner, l’accompagne au rendez-vous que Madame Murer lui a fait donner de la part d’Eugénie.

Acte IV. Scene XIV.

LE BARON, SIR CHARLES.

Le Baron.

Le projet de ma sœur m’inquiete. Clarandon seroit-il ici ?

Sir Charles tire son épée, &, marchant fiérement au Baron, lui met la pointe sur le cœur.

Qui que vous soyez, n’avancez pas.

Le Baron, portant la main à la garde de son épée.

Quel est donc l’insolent ?...

Sir Charles.

N’avance pas, ou tu es mort.

Scene XV.

(Des valets entrent précipitamment avec des flambeaux allumés.)

Le Baron.

Mon fils !

Sir Charles.

O Ciel ! mon pere !

{p. 456}

Le Baron.

Par quel bonheur es-tu chez moi à cette heure ?

Sir Charles.

Chez vous ! Eh ! quel est donc cet appartement ? (montrant celui où il a vu entrer le Comte.)

Le Baron.

C’est celui de ta sœur.

Sir Charles.

Ah ! grands Dieux ! quelle indignité !

Scene XVI.

MADAME MURER, LE BARON, SIR CHARLES, LES GENS ARMÉS.

Mad. Murer.

Sir Charles !... C’est le Ciel qui nous l’envoie.

Sir Charles.

Affreux événement ! je n’ai plus que le choix d’être ingrat ou déshonoré.

Mad. Murer.

Il va sortir.

Sir Charles.

Ma sœur ! mon libérateur ! je suis épouvanté de ma situation.

Mad. Murer.

Osez-vous balancer ?

Sir Charles, les dents serrées.

Balancer !... Non, je suis décidé.

Mad. Murer, aux valets.

Approchez tous.

{p. 457}

Scene XVII.

Les précédents, EUGÉNIE, LE COMTE.

Eugénie, retenant le Comte.

Ils sont armés ! ô Dieux ! ne sortez pas.

Le Comte, la repoussant.

Je suis trahi... Mon ami, donnez-moi mon épée.

Eugénie.

C’est mon frere.

Le Comte.

Son frere !

Sir Charles.

Oui, son frere.

. . . . . . . . . . .

Mad. Murer, aux valets.

Saisissez-le.

Sir Charles se jette entre le Comte & les valets.

Arrêtez. . . . . . . . . . . . . . . . Le premier qui fait un pas...

Le Baron.

Laissez faire, mon fils.

Sir Charles, au Comte.

Ma présence vous rend ici, Milord, ce que vous avez fait pour moi : nous sommes quittes. Les moyens qu’on emploie contre vous sont indignes des gens de notre état. Voilà votre épée ; c’est désormais contre moi seul que vous en ferez usage. Vous êtes libre, Milord, sortez. Je vais assurer votre retraite : nous nous verrons demain.

Moliere, avant M. de Beaumarchais, avoit fait entrer dans son Festin de Pierre quelques-unes des idées imitées de l’espagnol par Thomas Corneille, Boisrobert & Scarron. D. Juan a séduit {p. 458}Elvire sur la foi d’un feint mariage, & l’a quittée ensuite : D. Carlos & D. Alonse, freres d’Elvire, courent après le scélérat pour venger l’affront fait à leur famille, ou forcer D. Juan à s’unir avec leur sœur. D. Carlos & D. Alonse se séparent dans un bois ; des voleurs attaquent le premier, & sont près de l’assassiner, quand il est délivré par D. Juan. Il remercie son libérateur. Son frere arrive.

Acte III. Scene VI.

D. Alonse.

O Ciel ! que vois-je ici ? Quoi ! mon frere, vous voilà avec notre ennemi mortel ?

D. Carlos.

Notre ennemi mortel !

D. Juan, mettant la main sur la garde de son épée.

Oui, je suis Don Juan, & l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom.

D. Alonse, mettant l’épée à la main.

Ah ! traître, il faut que tu périsses, &c...

(Sganarelle court se cacher.)

D. Carlos.

Ah ! mon frere, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie, & sans le secours de son bras, j’aurois été tué par des voleurs que j’ai trouvés.

D. Alonse.

Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance ? Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d’aucun mérite pour engager notre ame ; & s’il faut mesurer l’obligation à l’injure, votre reconnoissance, mon frere, est ici ridicule ; & comme l’honneur {p. 459}est infiniment préférable à la vie, c’est ne devoir rien proprement, que d’être redevable de la vie à qui nous a ôté l’honneur.

D. Carlos.

Je sais la différence, mon frere, qu’un Gentilhomme doit toujours mettre entre l’un & l’autre, & la reconnoissance de l’obligation n’efface point en moi le ressentiment de l’injure : mais souffrez que je lui rende ici ce qu’il m’a prêté, & que je m’acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance, & lui laisse la liberté de jouir cependant du fruit de son bienfait.

D. Alonse.

Non, non, c’est hasarder notre vengeance que de la reculer, & l’occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le Ciel nous l’offre ici, c’est à nous d’en profiter. Lorsque l’honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures ; & si vous répugnez à prêter votre bas à cette action, vous n’avez qu’à vous retirer, & laisser à ma main la gloire d’un tel sacrifice.

D. Carlos.

De grace, mon frere...

D. Alonse.

Tous ces discours sont superflus, il faut qu’il meure.

D. Carlos.

Arrêtez, vous dis-je, mon frere. Je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours ; & je jure le Ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, & je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée ; & pour adresser vos coups il faudra que vous me perciez.

D. Alonse.

Quoi ! vous prenez le parti de notre ennemi contre moi ; & loin d’être saisi à son aspect des mêmes transports que {p. 460}je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur !

D. Carlos.

Mon frere, montrons de la modération dans une occasion légitime ; & ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, & qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, & non point par le mouvement d’une aveugle colere. Je ne veux point, mon frere, demeurer redevable à mon ennemi, & je lui ai une obligation dont il faut que je m’acquitte avant toutes choses. Notre vengeance, pour être différée, n’en sera pas moins éclatante ; au contraire, elle en tirera de l’avantage, & cette occasion de l’avoir pu prendre, la fera paroître plus juste aux yeux de tout le monde.

Seconde Partie de l’intrigue d’Eugénie. §

Le Lord Clarandon devient épris d’Eugénie ; elle est trop vertueuse pour qu’il puisse se flatter de l’avoir en qualité de maîtresse : il lui propose un hymen secret, afin de ménager, dit-il, un oncle qui s’indigneroit d’un mariage trop inégal. L’intendant du perfide est métamorphosé en Ministre : Eugénie se croit unie à son amant par des liens sacrés, devient enceinte, découvre que son hymen n’est que simulé, apprend que le Lord, cédant aux instances de son oncle, va faire un riche mariage : elle s’évanouit : son pere indigné veut s’aller jetter aux pieds du Roi. Le Lord, touché de la vertu d’Eugénie, attendri sur le sort de la malheureuse victime qu’elle porte dans son sein, se repent d’avoir plongé dans le chagrin une honnête famille, demande pardon à sa {p. 461}chere Eugénie, & devient solemnellement son époux.

PRÉCIS DE FANNI,
ou de l’Heureux Repentir.

Le Lord Thatley est dans cet âge que l’on peut appeller l’orage des passions : il se promene dans son parc après avoir fait un dîner agréable avec ses amis, entre chez un de ses fermiers nommé Adams, est frappé d’une figure céleste. Fanni, fille d’Adams, est un ange descendu sur la terre : elle parle ; chaque mot va se lancer en trait de feu dans le cœur de Thatley. Un de ses amis, nommé Thoward, rit de sa passion, propose au Fermier de céder sa fille au Lord moyennant une somme : le pere frémit d’indignation : le Lord désavoue son indigne ami : sa tendresse prend de nouvelles forces : il ne peut vivre s’il ne possede Fanni, il la demande au vertueux Adams qui lui oppose la distance qu’il y a de son maître à sa fille. Thatley insiste, & demande seulement que le mariage soit secret jusqu’à la mort du Lord Dirton, son oncle, dont il attend des biens considérables. Ses amis, informés de son dessein, le raillent. Thowart trouve, dit-il, un bon expédient pour accorder l’honneur de son ami avec la jouissance de Fanni : il lui conseille de ne faire avec elle qu’un mariage simulé, qu’il pourra rendre plus valable si sa passion subsiste après le bonheur. Thatley frémit d’abord d’une pareille perfidie : peu-à-peu il se familiarise avec elle, il devient heureux, autant qu’on peut l’être quand on sent des remords. Bientôt il est entraîné dans le tourbillon des plaisirs tumultueux de Londres. Son oncle l’engage à s’unir avec Miss Bari, le fait nommer Envoyé dans une des Cours de l’Europe les plus éloignées de l’Angleterre, se charge d’appaiser {p. 462}Adams & Fanni, leur envoie un billet de deux mille livres sterlings qui est refusé. Adams voudroit se jetter aux pieds du Roi, mais le crédit du Lord l’éloigne du trône, & il passe sept ans dans les larmes, la douleur & la plus affreuse misere. Thatley devient veuf. Un honnête homme lui reproche ses indignes procédés pour Fanni : ils la cherchent ensemble, ils voient sur un chemin écarté un enfant de sept ans, beau comme le jour, qui, la larme à l’œil, leur peint ses besoins, ceux de sa mere & de son grand papa : ils le suivent ; le Lord reconnoît Fanni, se jette à ses pieds, lui demande pardon : elle lui présente son fils & le conduit vers le lit de son pere. Tous versent de ces larmes délicieuses, l’expression du sentiment. Fanni montée au rang des Ladis leur sert de modele.

CHAPITRE XVII.
M. DORAT.

Les deux Reines, Drame héroïque en cinq actes & en prose, mis à côté de l’Histoire de Sainte Genevieve de Brabant, & d’une piece italienne, &c. §

Rien de plus singulier que les burlesques rivalités auxquelles on est exposé sur le Parnasse, surtout lorsqu’on travaille d’après un fonds connu. L’Auteur minutieux en est indigné ; l’homme de génie en rit. Promenez-vous sur les boulevards, vous y verrez dans une parade Arlequin Enfant prodigue mangeant du son avec les pourceaux qu’il garde : passez sur le Pont-neuf, vous entendrez {p. 463}nos chantres en plein vent faire l’admiration de la populace en détonnant avec emphase le cantique de l’Enfant prodigue : lisez l’Enfant prodigue du Pere du Cerceau, vous bâillerez : allez à la Comédie Françoise, vous vous attendrirez avec les gens de goût à la représentation de l’Enfant prodigue de M. de Voltaire, & vous verrez que malgré les beautés de ce dernier ouvrage, & l’ennui ou la bêtise qui caractérise les autres, il leur reste toujours un air de ressemblance. Que conclure de là ? Le voici. C’est que sans louer & sans critiquer les productions d’un Auteur, on peut leur trouver quelque rapport avec les chefs-d’œuvre du génie ou de la sottise. Il en est des ouvrages comme des physionomies ; les uns ressemblent en beau, les autres en laid.

 

J’ai cru remarquer quelques ressemblances dans l’avant-scene des deux Reines : je puis me tromper : voyons si le lecteur sera de mon avis.

Avant-scene racontée par l’une des héroïnes.

ACTE I. Scene VI.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eumélie.

Je vivois à la Cour de mon pere dans le calme de l’innocence & les délices de la grandeur. Margiste, cette Margiste que vous allez connoître, avoit élevé mon enfance ; j’étois soumise à ses conseils comme aux ordres de ma mere. Son adresse avoit si bien séduit ma raison, que je croyois m’égarer si je faisois un pas sans elle. La perfide ! à quel point elle abusa de ma crédulité ! Elle avoit une fille qu’on appelloit Alise ; c’est celle qui regne aujourd’hui {p. 464}sous le nom d’Adélaïde qui est le mien. La ressemblance de nos traits trompoit l’œil même de ma mere. Elle ne nous distinguoit qu’à une marque insensible pour tout autre. Cette ressemblance commença notre union qui s’acheva bientôt par la sympathie de nos caracteres. Il sembloit que la nature, par ces rapports, voulût encore rapprocher deux amies. Je l’associois à mes jeux, je lui ouvrois mon cœur. Mes foibles attraits, l’éclat d’une alliance utile, tournerent vers moi les vœux de plusieurs Princes. Pepin se présenta, demanda ma main, & fut écouté ; vous savez tous les titres qu’il avoit pour l’obtenir. Il fallut quitter mes parents, ma patrie, une Cour dont j’étois l’idole : &, si quelque chose pouvoit me consoler, c’étoit d’emmener Alise. Margiste saisit ce moment pour la dérober à tous les yeux & faire courir le bruit de sa mort. Je connus la douleur, & mes larmes coulerent pour l’amitié. Le jour de mon départ me parut le dernier de mes jours. Quel vuide autour de moi, quand je vis fuir le rivage où j’étois née & où j’avois été si long-temps heureuse ! J’appellois Alise ; Alise, hélas ! ne pouvoit plus me répondre. J’approche, les tours de votre capitale se découvrent. Pepin vient à ma rencontre ; il me reçoit près des lieux où les Rois François ont choisi leur sépulture ; il me conduit au Temple, le serment de l’hymen nous unit, je suis à lui. Le jour finissoit alors. On marche vers Paris, on arrive, on entre dans le Palais. Je ne vous peindrai point les fêtes de cette soirée si brillante & si cruelle. Quand le temps de se retirer fut venu, Margiste demande de m’accompagner seule dans l’appartement qui m’étoit destiné. Voici le moment du crime ; le souvenir m’en glace encore d’effroi. La barbare ! Elle avoit tout préparé pour son abominable complot. A peine suis-je seule avec elle, elle gémit, pleure, sanglote, & feint le plus affreux désespoir. {p. 465}Je me jette dans ses bras, je l’interroge avec la plus tendre inquiétude : sa douleur, ma curiosité, augmentent ; la terreur me saisit. J’exige qu’elle s’explique, elle insiste ; je la presse, elle finit par s’écrier avec des torrents de larmes : O ma Maîtresse ! c’est sur vous que je pleure ; cette nuit est la derniere pour Adélaïde. Pepin... Si vous saviez !... Il est le plus fourbe, le plus cruel de tous les hommes. Ah ! Ciel ! vous périrez ! — Que devins-je à ces mots, ô mon cher Ricomer ! Simple, sans expérience, pleine d’une confiance aveugle en cette femme qui ne m’avoit jamais abusée, je crus tout. Mon courage m’abandonne, je tremble, je veux fuir, & retombe sans force aux pieds de cette furie. On me fait voir alors un poignard sous le chevet de Pepin, on me présente des spectres, on trouble mon imagination ; la fourberie est jointe à l’atrocité. Qu’on m’arrache d’ici, m’écriai-je ; qu’on m’entraîne, n’importe en quel lieu. Eh bien, me dit cette infame Margiste, mon cœur s’est vaincu, mon devoir est de m’immoler ; mon zele, mes serments, l’amour de mes anciens maîtres, tout me crie d’étouffer pour vous la voix de la nature. Alise respire encore ; sa vie m’étoit nécessaire pour sauver la vôtre : je vais profiter de la ressemblance que le Ciel a mise entre elle & vous ; elle entrera dans le lit de Pepin & y recevra la mort. D’un mot je pouvois la confondre ; mais elle n’avoit que trop compté sur mon trouble & mon effroi. Mes cheveux se dressoient sur ma tête : l’horreur de ce qu’on me proposoit m’empêcha de sentir la joie de savoir Alise vivante. Tant de coups redoublés suspendirent toutes les facultés de mon ame ; je demeurai sans mouvement, sans connoissance ; c’est dans ce moment que tout s’exécuta. Alise, qui sans doute n’étoit pas si mourante que moi, fut traînée au lit de Pepin ; & moi, je fus livrée à deux parents de Margiste qui m’enleverent {p. 466}& me conduisirent dans une forêt où ils devoient me massacrer pour détruire les traces du crime. Mais, là, ces deux scélérats furent touchés de mon sort. Mes pleurs, ma beauté, mon âge, ce spectacle attendrissant d’une jeune Reine qui leur tendoit les bras, firent tomber les poignards de leurs mains. Je leur parus si infortunée qu’ils n’oserent attenter à mes jours.

Ces spectres que la Gouvernante peint à l’imagination de la Princesse, ce poignard qu’elle lui fait voir sous le chevet du lit, afin de lui persuader que le Roi l’a épousée pour la tuer la premiere nuit de ses noces, tout cela ne nous rappelle-t-il pas ces contes d’Ogre51 avec lesquels les Bonnes amusent ou endorment les petits enfants ? Eumélie, abandonnée dans le bois aux deux parents de Margiste qui doivent la tuer, ressemble beaucoup à Sainte Genevieve de Brabant livrée à deux hommes chargés de la conduire dans une forêt pour la poignarder. Ce n’est pas tout ; les conducteurs d’Eumélie ressemblent encore à ceux de Sainte Genevieve, qui sont également attendris par les charmes de la Princesse, & l’abandonnent dans la forêt sans la faire mourir. Témoin ce sublime couplet :

Se regardant, l’un dit : Qu’allons-nous faire ?
Quoi ! un massacre ! Je n’en ferai rien.
Faire mourir notre belle maîtresse,
Peut-être un jour elle nous fra du bien.
  Sauvez-vous, Dame
  Pleine de charmes,
   Dans la forêt :
 Qu’on ne vous voye jamais.
{p. 467}

La même situation est dans une farce italienne intitulée l’Oracle accompli. On charge Arlequin de conduire une jeune Princesse dans la forêt voisine, & de l’y poignarder. Il est touché de ses charmes & de sa jeunesse ; il la prie de ne le pas regarder, parcequ’il n’auroit jamais le courage de la faire mourir : il finit par tuer un mouton dont il porte le cœur à son maître, en lui disant que c’est celui de la Princesse, & en faisant bée : ce qui rend la chose burlesquement touchante.

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.

Boileau.

CHAPITRE XVIII.
M. GOLDONI.

Mis à côté de M. de Voltaire. §

Il ne sera pas question ici des imitations répandues dans la quantité prodigieuse de pieces que M. Goldoni a composées en Italie, ou pour notre troupe italienne. Deux volumes ne nous suffiroient pas : chaque page, à la vérité, nous feroit admirer de plus en plus ce célebre Auteur ; mais nous sortirions des bornes que nous nous sommes prescrites. Nous ne parlerons donc que du Bourru bienfaisant, comédie en trois actes & en prose, la seule que M. Goldoni ait donnée sur le théâtre françois. Le caractere principal m’a paru ressembler beaucoup au caractere de {p. 468}Freeport52, personnage de l’Ecossoise, ou le Café, comédie en prose & en cinq actes de M. de Voltaire.

Caractere de Freeport dans l’Ecossoise. §

Acte II. Scenes V & VI.

Freeport ennuyé de réussir plus aisément à s’enrichir qu’à s’amuser, entre dans un café, demande au maître des nouvelles de ce qui se passe dans sa maison. Une jeune étrangere très vertueuse & qui manque des choses les plus nécessaires y loge : Freeport ne l’admire point ; mais il l’estime, veut la voir, passe brusquement dans son appartement, se fait apporter la gazette & du chocolat, lui parle sans ménagement de sa misere, lui reproche sa fierté, & lui dit. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En un mot, ayez de l’orgueil ou non, peu m’importe. J’ai fait un voyage à la Jamaïque, qui m’a valu cinq mille guinées ; je me suis fait une loi (& ce doit être celle de tout bon Chrétien) de donner toujours le dixieme de ce que je gagne ; c’est une dette que je dois payer à l’état malheureux où vous êtes & dont vous ne voulez pas convenir. Voilà ma dette de cinq cents guinées payée ; point de remerciement, point de reconnoissance ; gardez l’argent & le secret.

(Il jette une grosse bourse sur la table.)

Acte III. Scene IV.

L’Ecossoise est arrêtée par ordre du gouvernement. Le {p. 469}Messager d’Etat veut une caution, on va la traîner en prison. Freeport brusque le Messager.

On n’a jamais arrêté les filles par ordre du gouvernement. Fi ! que cela est vilain ! Vous êtes un grand brutal, Monsieur le Messager d’Etat. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je dépose cinq cents guinées, mille, deux mille, s’il le faut ; voilà comme je suis fait ; je m’appelle Freeport. Je réponds de la vertu de la fille autant que je peux, mais il ne faudroit pas qu’elle fût si fiere.

Le Messager.

Venez, Monsieur, faire votre soumission.

Freeport.

Très volontiers, très volontiers.

Fabrice.

Tout le monde ne place pas ainsi son argent.

Freeport.

En le plaçant à faire du bien, c’est le placer au plus haut intérêt.

Acte V. Scene I.

L’Ecossoise voudroit s’éloigner de Londres avec son pere : Fabrice lui représente qu’elle ne peut partir sans faire perdre cinq cents guinées à Freeport ; celui-ci répond :

Oh ! qu’à cela ne tienne : quoiqu’elle ait je ne sais quoi qui me touche, qu’elle parte si elle en a envie ; il ne faut point gêner les filles : je me soucie de cinq cents guinées comme de rien. (Bas à Fabrice.) Fourre-lui encore ces cinq cents autres guinées dans sa valise. Allez, Mademoiselle, partez quand il vous plaira ; écrivez-moi, revoyez-moi quand vous reviendrez, car j’ai conçu pour vous beaucoup d’estime & d’affection.

{p. 470}

Caractere de Géronte dans le Bourru bienfaisant. §

Géronte a le ton brusque & le cœur excellent ; il dit lui-même qu’on doit s’en rapporter à son cœur & non à sa voix. Il répete seul en grondant une partie d’échecs qu’il a perdue : il aime beaucoup sa niece, lui demande d’un ton dur si elle veut être mariée, oui ou non, &, sur sa réponse, lui promet de lui donner un époux : il lui demande encore si elle a fait un choix ; elle dit que non, parcequ’elle est épouvantée par le ton de son oncle. Il fait avec son valet la scene suivante.

Acte II. Scene XXI.

PICARD, M. GÉRONTE.

Picard.

Monsieur ?

M. Géronte.

Coquin ! tu ne réponds pas ?

Picard.

Pardonnez-moi, Monsieur ; me voilà.

M. Géronte.

Malheureux ! je t’ai appellé dix fois.

Picard.

J’en suis fâché....

M. Géronte.

Dix fois, malheureux !

Picard, à part, d’un air fâché.

Il est bien dur quelquefois....

M. Géronte.

As-tu vu Dorval ?

{p. 471}

Picard, brusquement.

Oui, Monsieur.

M. Géronte.

Où est-il ?

Picard.

Il est parti.

M. Géronte, vivement.

Comment, il est parti ?

Picard, brusquement.

Il est parti comme l’on part.

M. Géronte, très fâché.

Ah ! pendard ! est-ce ainsi que l’on répond à son maître ?

(Il le menace & le fait reculer.)

Picard, en reculant d’un air très fâché.

Monsieur, renvoyez-moi....

M. Géronte.

Te renvoyer, malheureux !

(Il le menace, le fait reculer. Picard, en reculant, tombe entre la chaise & la table ; M. Géronte court à son secours, & le fait lever.)

Picard.

Ahi !

(Il s’appuie au dos de la chaise, & il marque beaucoup de douleur.)

M. Géronte, embarrassé.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Picard.

Je suis blessé, Monsieur ; vous m’avez estropié.

M. Géronte, d’un air pénétré, & à part.

J’en suis fâché. (A Picard.) Peux-tu marcher ?

Picard, toujours fâché, essaie, & marche mal.

Je crois qu’oui, Monsieur.

{p. 472}

M. Géronte, brusquement.

Va-t’en.

Picard, tristement.

Vous me renvoyez, Monsieur ?

M. Géronte, vivement.

Point du tout. Vas-t’en chez ta femme, qu’on te soigne. (Il tire sa bourse, & veut lui donner de l’argent.) Tiens, pour te faire panser.

Picard, à part & attendri.

Quel maître !

M. Géronte, en lui offrant de l’argent.

Tiens donc.

Picard, modestement.

Eh ! Monsieur, j’espere que cela ne sera rien.

M. Géronte.

Tiens toujours....

Picard, en refusant par honnêteté.

Monsieur.....

M. Géronte, vivement.

Comment ! tu refuses de l’argent ? Est-ce par orgueil ? est-ce par dépit ? est-ce par haine ? Crois-tu que je l’aie fait exprès ? Prends cet argent, prends-le, mon ami ; ne me fait pas enrager.

Picard, prenant l’argent.

Ne vous fâchez pas, Monsieur ; je vous remercie de vos bontés.

M. Géronte.

Va-t’en tout à l’heure.

Picard.

Oui, Monsieur. (Il marche mal.)

M. Géronte.

Va doucement.

{p. 473}

Picard.

Oui, Monsieur.

M. Géronte.

Attends, attends ; tiens ma canne.

Picard.

Monsieur.....

M. Géronte.

Prends-la, te dis-je, je le veux.

Picard prend la canne, & dit en s’en allant :

Quelle bonté ! (Il sort.)

Géronte est en colere contre son neveu & contre la femme de ce dernier, parcequ’ils se sont ruinés : il ne veut pas les voir ; il passe devant eux sans les regarder : jamais il ne leur donnera le moindre secours. Dans le temps qu’il s’emporte le plus contre eux, ils tombent à ses genoux. Il leur pardonne, & rétablit leur fortune. Sa niece, qui lui a dit n’avoir pas fait un choix, aime cependant Valere : Géronte veut punir cette supercherie, ne pas l’unir à son amant : elle pleure ; il consent au mariage qu’elle desire, & peste contre son chien de caractere qui ne lui permet pas de garder sa colere : il se souffletteroit volontiers.

 

La premiere générosité de Freeport, le prétexte qu’il prend pour donner sa bourse à l’Ecossoise, est à peu près dans une piece de M. Goldoni, intitulée Il Cavaliere e la Dama, Le Cavalier & la Dame. La Dama est dans la plus grande misere. Il Cavaliere lui dit qu’il vient de jouer heureusement, qu’il l’a associée à son jeu, & lui remet une somme considérable. J’ignore si M. de Voltaire a puisé le trait généreux de Freeport chez M. Goldoni ; j’ignore si le caractere de Freeport {p. 474}a donné à M. Goldoni l’idée de faire son Bourru bienfaisant : en tout cas c’est un prêté pour un rendu, & il y a grand plaisir à voir commercer ainsi les grands hommes.

Jamais piece ne m’a fait sentir aussi bien que le Bourru bienfaisant combien il est utile pour un Auteur comique d’être à l’affût des traits qui échappent aux divers caracteres répandus dans la société, de les recueillir avec un soin extrême, de les mettre chacun dans leur case pour les en retirer au besoin ; sur-tout combien il est heureux d’être amené par les circonstances dans les lieux & dans les instants les plus favorables pour prendre la nature sur le fait, & faire une ample moisson. Le sort contribue quelquefois autant au grand mérite d’une piece que le génie de l’Auteur. Les Femmes savantes seroient moins parfaites, si le hasard n’avoit pas conduit Boileau à l’hôtel de Luxembourg, lorsque Cotin & Ménage y firent la scene de Trissotin avec Vadius ; & la piece de M. Goldoni seroit peut-être encore meilleure, si, avant que de la livrer au grand jour, il eût été témoin de ce qui s’est passé sous mes yeux précisément pendant les premieres représentations de sa comédie.

Une Dame venoit d’acheter deux ou trois pieces d’étoffe ; sa niece entre, fait l’éloge des étoffes, trouve sur-tout l’une des pieces charmante. La tante s’apperçoit bien que sa niece en a fantaisie ; elle a elle-même la plus grande envie de lui en faire présent ; elle enrage qu’on ne la lui demande point ; tout à coup elle s’écrie : « Voilà qui est bien désagréable ! je veux faire présent d’une robe à Mademoiselle, la piece que j’aime est précisément celle qui lui {p. 475}plaît le plus : ne faudra-t-il pas que je m’en prive ? Eh bien ! tenez, la voilà ; je crois en effet qu’elle vous siera. Voilà comme sont toutes les nieces ; elles sont enchantées quand elles dépouillent une tante ». La Demoiselle, qui connoissoit l’humeur de sa parente, la remercia en riant ; & je demandai tout bas à la Dame si elle avoit vu représenter le Bourru bienfaisant.

Damis va se promener à sa maison de campagne ; son nouveau Jardinier s’empresse à faire travailler toute sa famille devant lui : Damis apperçoit un pauvre diable tout contrefait, bossu devant & derriere, se traînant à peine sur deux jambes torses : « Qu’est-ce que c’est que cela, s’écrie aussi-tôt notre homme fort en colere ? Cela peut-il travailler ? Comment, morbleu, est-ce ainsi qu’on me trompe ? On me dit qu’on a deux enfants, & l’on compte celui-là qui n’en vaut pas le quart d’un ! Voilà un plaisant Jardinier ! Je ne veux plus le voir ; il n’est bon qu’à servir d’épouvantail : pourquoi ne pas lui donner un autre métier ? Eh ! Monsieur, répond le pere la larme à l’œil, il ne peut faire que celui-là, ou celui de Cordonnier ; mais il en coûte tant pour faire l’apprentissage & pour passer Maître ! — Eh bien ! que fait cela, continue Damis ? Voilà bien de quoi pleurer. Allons, cherchez-lui une place, & je paierai ; je ne veux pas d’un Jardinier tourné comme un Z. »

La derniere fois qu’on donna le Festin de Pierre aux Italiens, Madame Baccelli, Actrice sublime lorsqu’elle est en situation, qui a l’art de varier continuellement toutes les scenes jouées à l’inpromptu, & sur-tout de leur donner un caractere, en fit une qui, selon moi, n’auroit pas déparé le {p. 476}dénouement du Bourru bienfaisant. Madame Baccelli est dans cette piece une riche fermiere : sa fille & le valet de la ferme s’aiment secrètement ; mais l’humeur de la mere les effarouche ; ils n’osent pas lui déclarer leur tendresse. Elle les surprend dans le temps qu’ils se peignent tous les chagrins d’un amour traversé ; elle jette feu & flamme contre eux ; elle est furieuse, elle les accable de reproches ; ils se croient perdus. « Voyez, ajoute-t-elle, cette grande imbécille qui depuis quelque temps maigrit à vue d’œil ! Voyez ce benêt ! Je ne m’étonne plus si depuis six mois il a perdu sa belle humeur ; il ne chante plus. Je n’avois qu’à ne pas les surprendre, ils auroient dépéri de jour en jour, & j’en aurois été la cause sans le savoir. Approche, grande sotte. Je suis donc une mere bien cruelle ? Viens ici, benêt. Sur quoi as-tu pu t’imaginer que je n’avois pas un cœur compatissant ? Allons, vîte, la main l’un & l’autre. Dépêchez-vous donc. Voulez-vous me fâcher ? Là, je vous marie, soyez heureux, & ayez meilleure opinion de mon cœur une autre fois, bêtes que vous êtes. »

 

Je ne sais si le lecteur sera de mon avis ; mais il me semble, je le répete, que ces trois scenes remaniées, retournées par la main habile de M. Goldoni, & modelées sur le ton du Bourru bienfaisant, n’auroient pas nui à l’embonpoint de la piece.

 

Il est encore plus d’un Auteur vivant dont les productions sont certainement bien dignes de figurer parmi celles dont nous venons de parler ; mais les uns veulent garder l’anonyme, les autres semblent avoir abandonné la carriere. Nous avons {p. 477}d’ailleurs suffisamment prouvé, je pense, qu’aucun des successeurs de Moliere n’a le droit de lui reprocher ses imitations, encore moins celui de le traiter de copiste, de traducteur, de plagiaire. Nous voilà donc quittes de l’un de nos derniers engagements. Nous nous sommes secondement obligés à faire voir que les Auteurs venus après Moliere se sont plus ou moins rapprochés de la perfection à mesure qu’ils se sont plus ou moins rapprochés de ce grand homme ; & nous avons encore rempli notre tâche à cet égard, en mettant sous les yeux du lecteur, chemin faisant & sans affectation, les beautés & les défauts de chaque moderne. Nous n’avons donc qu’à réfléchir sur ce que nous venons de lire, & nous nous rappellerons aisément que nos Comiques n’ont mérité des éloges que lorsqu’ils ont mis dans leurs ouvrages, à l’imitation de Moliere, une exposition simple & claire, des scenes bien filées & qui se font desirer, des actes bien enchaînés, des situations amenées sans effort, un dialogue aussi vrai que précis ; lorsqu’à l’imitation de Moliere, loin d’ériger le jargon affecté en agrément, ils l’ont ridiculisé ; lorsqu’ils ont dédaigné l’esprit, les pointes, les épigrammes, les madrigaux, les détails plus propres à parer un almanach qu’à figurer dans une comédie ; qu’ils ont tiré tout le comique de la situation ; qu’ils ont rendu leur morale amusante ; qu’ils ont porté sur notre théâtre les beautés de l’étranger, & non ses absurdités ; lorsqu’enfin, à l’imitation de Moliere, ils ont fait un tout rendu parfait par la justesse de toutes ses parties.

Nous verrons en même temps, en revenant sur nos pas, que les Auteurs les plus critiqués, & {p. 478}ceux qui n’ont obtenu que des applaudissements de surprise, se sont attiré cette disgrace faute d’avoir voulu ou d’avoir pu marcher sur les traces du pere de la comédie. Nous remarquerons encore sur-tout que Regnard, si inférieur à Moliere du côté du style, des plans, des dénouements, de la morale, des caracteres, du comique même, ne marche, de l’aveu de tout le monde, immédiatement après lui que parcequ’il l’a singé, qu’il a déridé le front de ses auditeurs. Que seroit-ce si, plus savant dans l’art d’imiter son maître, il eût fait rire l’ame ?

Le rang décerné à Regnard par tous les connoisseurs prouve incontestablement qu’on veut rire à la comédie & non y pleurer. J’ai entendu dire très sérieusement à des gens fort respectables d’ailleurs : « Si Moliere revenoit, il seroit bien étonné de voir qu’on a trouvé le vrai genre de la comédie ». Peut-on raisonner ainsi ? Il seroit bien étonné sans doute, j’en conviens, mais de notre ridicule. Il le feroit bien vîte disparoître en le mettant sur la scene, & en nous forçant d’en rire. Par conséquent ne perdons jamais de vue le double but de la comédie, qui est d’instruire en divertissant, & tâchons, en imitant Moliere, le meilleur des imitateurs, l’imitateur de la nature, tâchons, dis-je, de nous former un empire sur la scene entre lui & Regnard. Le champ est vaste ; mais je l’ai déja dit, je crois, & je le répete, qu’on ne s’attende pas à détrôner Moliere. J’ose dire hardiment qu’un homme assez favorisé des cieux pour naître aujourd’hui avec autant de génie que Pocquelin, ne pourroit se flatter de monter aussi haut sur le Parnasse. Premiérement, toutes les richesses dont il {p. 479}a dépouillé les anciens & nos voisins, sont autant de larcins faits à ses successeurs. Secondement, une éducation trop égale ne donnoit pas à tous les hommes de son temps un masque uniforme, & un vernis d’agrément à tous les vices. Troisiémement, en qualité de chef de troupe, il étoit à portée de faire des voyages à la Cour, d’y puiser des caracteres, de s’y faire des protecteurs. Quel autre que lui eût obtenu trois ordres consécutifs pour faire donner le Tartufe malgré les hommes puissants qu’il y peignoit ? S’il n’eût été maître de ses Comédiens, auroit-il pu leur faire jouer le Misanthrope qu’ils trouvoient détestable ? Quand l’Avare, les Femmes savantes & ses meilleures pieces sont tombées aux premieres représentations, auroit-il été le maître de les faire reprendre dans un temps plus favorable ? Enfin, s’il n’eût eu un théâtre à lui, eût-il été en son pouvoir d’y faire paroître les mêmes sujets que les autres troupes représentoient journellement ? Indépendamment de tout cela, mille circonstances ont concouru à seconder la nature pour former en lui l’homme extraordinaire, & s’opposent trop bien présentement aux progrès d’un Auteur comique. Nous en trouverons des preuves dans les causes de la décadence de notre théâtre, & dans les moyens de le faire refleurir.

{p. 480}

CHAPITRE XIX & dernier.
Des causes de la décadence du Théâtre, & des moyens de le faire refleurir. §

Le théatre françois, ce théâtre élevé sur les ruines de tous les autres ; ce théâtre, l’objet de l’admiration & de la jalousie de toutes les nations policées ; ce théâtre qui a si bien contribué à porter la langue françoise dans tous les pays où l’on sait lire ; ce théâtre enfin que les peuples instruits veulent voir chez eux, ou qu’ils tâchent d’imiter, est aujourd’hui sacrifié au mauvais goût dans le sein de cette même capitale où il prit naissance, & qu’il couvrit de gloire.

Nos voisins, corrigés par nos bons modeles, & riches des traductions ou des imitations de nos meilleures pieces, sont honteux pour nous de nous voir ramasser chez eux avec soin les rapsodies, les extravagances que nos anciens chefs-d’œuvre les instruisirent à mépriser. Nous seuls ne rougissons point de notre avilissement. A la place de ces traits mâles, vrais, vigoureux, qui démasquent le cœur humain, qui agrandissent l’ame, qui nous initient dans la connoissance si nécessaire de nous-mêmes, qui nous développent enfin la nature, nous substituons hardiment des colifichets, des enluminures, des situations traînées dans les plus misérables romans, des pieces qui ne décelent pas la moindre connoissance du cœur humain, & qui annonceroient aussi peu d’imagination si elles n’étoient remplies de caracteres imaginaires.

{p. 481}

Veut-on une preuve bien convaincante de l’état déplorable où notre scene est réduite ? voyons Poinsinet53 se faire regarder, avec une petite piece décousue & pillée çà & là, comme l’espoir de la scene françoise.

La décadence de notre théâtre est si claire, si visible, que nous sommes forcés de l’avouer nous-mêmes, malgré notre orgueil ; on le dit hautement dans tous les cercles, au spectacle même, sur tout aux représentations des nouveautés. Les Auteurs écrivent que c’est la faute des Comédiens & du Public ; de son côté le Public en accuse les Auteurs & les Comédiens ; ceux-ci ne manquent pas de s’en prendre aux premiers. Disons mieux, tous sont victimes de la décadence du théâtre, tous y contribuent ; mais tous y sont entraînés par une cause premiere. Nous la développerons bientôt : il est bon auparavant de détruire une idée très fausse qu’on a sur ce sujet.

« La nature épuisée n’enfante plus, dit-on, de grands hommes ». Quelle erreur ! La nature toujours également féconde, toujours également bonne mere, se plaît à faire naître dans chaque siecle un certain nombre de talents dans tous les genres, & chacun de ces talents languit ou produit des fleurs & des fruits en abondance selon qu’il est plus ou moins secondé par les circonstances. Elles seules étouffent les talents dans leur berceau, ralentissent leurs progrès, ou les poussent au grand. Cette vérité est si bien accréditée parmi les personnes instruites, qu’il suffit d’indiquer en passant ce qui fit fleurir les arts dans ces jours heureux où ils enfanterent des merveilles.

{p. 482}

Du temps de Philippe, la Grece ne craignant plus d’être envahie par des barbares, ses citoyens pouvoient s’occuper de leurs plaisirs, & donner aux gens à talent cette attention qui les encourage avec tant de succès. Le titre d’homme illustre égaloit l’homme sans naissance à ce qu’il y avoit de plus grand & de plus important dans l’Etat. Jugeons de l’empressement des Artistes à perfectionner des talents auxquels ils devoient la considération, par l’ardeur que nous remarquons dans nos contemporains pour amasser cet or qui la donne si bien aujourd’hui.

Quand Virgile, Horace, Tibulle, firent tant d’honneur à Rome, cette capitale étoit florissante & goûtoit les douceurs du repos sous le gouvernement d’un Prince qui aimoit le mérite. D’ailleurs Auguste vouloit faire un bon usage de son autorité naissante ; les richesses, les honneurs & les distinctions voloient au-devant des gens à talent.

Nous avons vu sous deux Papes consécutifs les arts en vigueur, parceque ces deux Souverains desiroient de laisser des monuments illustres de leur pontificat, & qu’ils étoient par conséquent forcés de rechercher dans tous les genres des Artistes qui voulussent les immortaliser en s’immortalisant eux-mêmes.

François I, Charles-Quint, Henri VIII furent jaloux de leur réputation ; & leur émulation passa dans l’ame des Savants & des Artistes fameux qu’ils favoriserent.

Le regne de Louis XIV fut un temps de prospérité pour les Arts & les Lettres, parceque ce Prince fit les établissements les plus favorables aux hommes de génie, & que Colbert s’attachoit {p. 483}à récompenser les personnes qui servoient bien son maître, préférablement à celles qui lui faisoient une cour servile. Il offroit sa protection au vrai mérite, lui enlevoit la honte de la mendier, & sur-tout celle d’avoir pour concurrents des rivaux indignes de cet honneur : le talent étoit alors un patrimoine.

Jettons un coup d’œil impartial sur notre siecle ; nous y verrons une infinité de grands hommes ne sortir de la foule commune, ne s’élever au sublime de leur art que par les bontés du meilleur des Princes. La postérité comptera parmi nous dix Peintres fameux, autant de Sculpteurs, autant d’Architectes illustres, & dira : « Tant d’Artistes distingués n’ont pu faire des progrès, qu’au sein d’un pays où les talents naissants trouvent des ressources gratuites chez des Maîtres entretenus par la générosité du Monarque ; tant d’Artistes distingués n’ont pu se perfectionner, que dans un pays où l’Eleve, parvenu au point de laisser entrevoir la moindre étincelle de génie, est envoyé à grands frais dans l’ancienne patrie des beaux arts, peut s’y enrichir des plus belles connoissances, & revenir, précédé de sa réputation, dans la capitale pour être accueilli dans le palais des Rois. »

Qui pourroit ne pas voir toute l’utilité du plus respectable des établissements, de cette Ecole d’honneur, de bravoure, dans laquelle est admis quiconque puise dans un sang noble l’ardeur de défendre sa patrie ? Nos ennemis éprouveront ce que peuvent les marques de distinction imaginées par un Ministre éclairé pour rapprocher le dernier des Soldats du premier des Officiers, pour lui assurer l’avantage de prouver qu’il fut utile à {p. 484}son pays, qu’il a marché long-temps dans le sentier de la gloire. Un cœur françois ne voit pas de récompense plus flatteuse. Toutes les sciences, depuis les plus abstraites jusqu’aux plus faciles, ont chez nous des Ecoles gratuites & des récompenses ; les arts de pur agrément y sont même accueillis avec la plus grande distinction, couronnés des mains de la fortune : soyons donc justement étonnés d’y voir les Lettres dédaignées : soyons surpris sur-tout que l’art dramatique54, le plus beau sans contredit, le plus difficile, le plus propre à former l’ame & les mœurs des citoyens, & le plus sûr de donner l’immortalité à ses protecteurs, ait été négligé au point de plonger dans le découragement ceux qui l’exercent, & de les soumettre à des démarches avilissantes, si quelque chose au monde pouvoit avilir un homme à talent qui se respecte.

Thalie & Melpomene languissent : pourquoi ? « Parceque mille abus se sont glissés à la comédie, me répondra-t-on, parceque les ouvrages dans le mauvais genre y sont seuls en crédit, {p. 485}parceque la cabale, la protection y tiennent lieu de mérite ». Tout cela précipite en effet la décadence & la chûte du théâtre ; mais rien de tout cela n’en est la primitive cause : la voici. C’est le privilege exclusif accordé à une seule troupe sur les choses les plus libres, les plus franches, les plus respectées chez toutes le nations, c’est-à-dire, le plaisir du public, les talents & le génie.

Ce que j’avance paroît-il un paradoxe ? il est aisé de faire voir le contraire. Loin de nous la pitoyable affectation de déclamer avec humeur contre les Comédiens : loin de nous sur-tout la plus petite envie de dégrader leur profession ; elle est estimable comme toutes les autres, quand on y porte des sentiments honnêtes & du talent. Ne disons donc que ce que nous voyons journellement, ce que nous éprouvons, ce dont conviennent les vrais Comédiens, c’est-à-dire, ceux qui, voués au public par le desir de se faire un nom, s’écrient journellement : « Ah ! pauvre Comédie ! pauvre Comédie ! que deviens-tu ? qu’es-tu devenue » ? gémissent de voir l’esprit de parti, la haine, la trahison regner dans une carriere où la gloire devroit seule enfanter une honnête rivalité ; ceux enfin qui désespérant de pouvoir arrêter le désordre, tombent dans l’indifférence si funeste aux talents, & achevent nonchalamment leur carriere en comptant par leurs doigts, non les couronnes qu’ils ont encore à cueillir, mais les désagréments qu’ils ont à essuyer.

Une troupe munie d’un privilege exclusif peut malheureusement dire à la France entiere : « Nous ne voulons vous donner dans le courant de {p. 486}cette année, qu’une ou deux nouveautés, encore serez-vous forcée de les prendre dans le genre qu’il nous plaira d’adopter. Si vous voulez rire, nous prétendons que vous pleuriez ; desirez-vous pleurer, nous vous forcerons à rire. N’est-il pas en notre pouvoir de jouer ce que nous voulons, de recevoir les mauvaises pieces, de condamner à l’oubli les bonnes, de favoriser les Auteurs médiocres, de dégoûter ceux qui pourroient soutenir la scene » ? Une troupe qui jouit d’un privilege exclusif, peut enchaîner le génie, lui arracher ses ailes, & lui dire : « Il n’est plus question de prendre l’essor, & de t’élever à ton gré dans les nues : il faut te modeler à notre taille, à nos gestes. Sois notre esclave. Si tu te glisses dans le sanctuaire des arts, que ce soit sous nos auspices ; ou, loin de nous, loin du théâtre, ton audace infructueuse55. »

{p. 487}

Il suffit de penser, pour sentir qu’un pouvoir aussi illimité, aussi despotique, n’a pu que détruire le théâtre. Je crois que le moyen le plus facile, le plus prompt, ajoutons, le seul propre à rétablir sa gloire, seroit une seconde troupe françoise. Parcourons rapidement l’histoire de toutes les pieces depuis l’instant où elles sont offertes aux Comédiens jusqu’après leur représentation ; les preuves de ce que j’avance s’accumuleront naturellement, & deviendront, je pense, très convaincantes.

Vous lisez les ouvrages des anciens : le desir de vous illustrer sur la scene s’empare de votre cœur ; il vous dévore ; vous lui sacrifiez vos veilles : elles ne sont pas infructueuses ; vous enfantez une piece ; vous la présentez ; vous demandez une lecture ; souvent vous attendez la réponse pendant quatre ans ; l’impatience vous prend ; vous renoncez à une carriere si désagréable, ou bien l’incertitude vous tient long-temps dans l’oisiveté. Admettons une seconde troupe : vous allez la prier de décider votre sort ; que dis-je ? la premiere, moins occupée ou plus empressée, ne vous fait pas languir.

Les Comédiens, avant de s’assembler, veulent savoir si la piece est digne d’être lue à l’assemblée générale. Rien n’est plus juste. On charge un Comédien de l’examiner : c’est dans ses mains que votre sort est remis ; il peut à son gré vous fermer ou vous ouvrir les premieres avenues du temple de mémoire : reste à savoir s’il est assez éclairé {p. 488}pour juger de l’effet que la piece peut produire au théâtre ; si elle est dans le genre qu’il aime ou qu’il protege ; s’il est lui-même votre ami ou votre ennemi ; s’il ne voudra pas favoriser un autre Auteur. Que de choses n’avez-vous pas à craindre, sur-tout quand vous vous rappellez que le Glorieux a resté pendant trois ans sur le ciel du lit de Dufresne, que la Métromanie n’auroit jamais été lue sans la protection d’un Ministre ! Admettons une seconde troupe, vos craintes disparoissent. La premiere a grand soin de nommer un juge aussi connoisseur qu’impartial ; ce juge craint lui-même que votre piece, s’il la condamne, ne soit jugée différemment par l’autre troupe, & que sa mauvaise foi ou son ignorance ne paroisse au grand jour.

Vous êtes admis à la lecture ; vous la faites en tremblant. Malheur à vous si vous n’avez pas eu soin de vous ménager un parti en promettant les meilleurs rôles, si vous avez dédaigné de faire votre cour à Marton, si vous avez riposté aux épigrammes d’Amarinthe, si vous n’avez pas composé de petits vers pour Angélique, si vous n’avez pas constamment applaudi Dorimene ! que sais-je ? malheur encore à vous si vous n’avez pas une jolie figure ! il va peut-être vous en coûter le fruit de quatre mille veilles. On vous juge, vous frémissez : on recueille les voix, une seule fait pencher la balance ; la piece est rejettée. Vous avez beau dire que rien n’est plus ridicule que cette diversité de sentiments si opposés les uns aux autres : vous avez beau faire voir combien il est absurde qu’un ouvrage de génie, sur lequel les gens de l’art peuvent à peine prononcer après l’avoir examiné à tête reposée, soit condamné à {p. 489}l’oubli sur une simple lecture faite en l’air dans une assemblée tumultueuse : vous avez beau vous écrier que vous ne comprenez pas comment des personnes, fort aimables d’ailleurs, mais qui étoient avant-hier occupées de toute autre chose que de la comédie, peuvent aujourd’hui, moyennant leur ordre de réception, avoir acquis tout de suite la connoissance nécessaire pour juger les productions de l’art le plus compliqué & le plus étonnant56 : vous avez beau représenter modestement que vous pouvez avoir mal lu, que vos juges peuvent s’être trompés comme ceux qui refuserent jadis la Mélanide de la Chaussée, l’Œdipe de M. de Voltaire, & quantité de nos meilleures pieces ; tout cela est inutile, si vous n’avez les plus grandes protections. Admettons une seconde troupe ; la premiere ne regardera plus comme une chose de peu de conséquence qu’un ouvrage soit refusé ou reçu : les petites haines, les raisons particulieres ne l’emporteront plus sur l’intérêt général devenu très pressant : on écoutera attentivement, & l’on réfléchira avant de rejetter un poëme qui peut attirer la foule à un autre théâtre.

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Supposons que le sénat comique vous soit favorable, vous n’aspirez plus qu’au moment d’être joué. Quand viendra-t-il ? Vous l’attendez souvent en vain pendant plusieurs années. Il arrive enfin ; mais une piece tombée des nues passe avant la vôtre, parceque l’Auteur est titré, ou parcequ’il abandonne le produit des représentations. Soyez surpris, avec raison, de voir la qualité & l’intérêt s’établir des privileges dans le sanctuaire des arts : dites-vous à vous-même qu’au théâtre les vrais nobles, les vrais riches, sont ceux qui ont hérité de Moliere, de Corneille, & qui les approchent de plus près : gémissez en secret ; mais gardez-vous d’insister si vous desirez qu’on vous joue par grace dans les petits jours, ou pendant les chaleurs de l’été57, encore serez-vous très heureux. Je connois des pieces reçues qui attendent depuis cinq ans les honneurs de la scene. Les Comédiens ont-ils trop de pieces, dispersez-les entre deux troupes. Y a-t-il de la part de la premiere de l’humeur, de l’indolence, vous immole-t-elle à la protection ; portez votre ouvrage à une autre, ayez du succès, & vous voilà vengé.

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On indique une répétition : un Acteur est fâché de n’avoir pas de tirades à débiter ; l’autre desire une imprécation, un songe : celui-ci exige tel changement ; celui-là est d’avis que la piece trop languissante a besoin d’être réduite en un acte. Tous peuvent avoir raison ; mais tous peuvent avoir tort. Vous sentez qu’en resserrant votre ouvrage, qu’en retranchant ses développements, vous allez l’étrangler ; n’importe, vous êtes réduit à mutiler impitoyablement votre enfant chéri si vous voulez le voir paroître au grand jour. Admettons un second théâtre, vous aurez du moins le plaisir d’y voir vos productions, & non celles de Crispin, de Damis, d’Alexandre, qui vouloient vous forcer à mettre leurs idées sur la scene, au risque de vous faire essuyer pour eux une bordée de huées. N’est-il pas juste que chacun soit sifflé pour son propre compte ?

Enfin vous obtenez les honneurs de la représentation : mais l’un des Acteurs est mécontent de son rôle, ou peut-être ne le sent-il point ; en conséquence il le rend mal, n’y fait aucune sensation ; la piece déplaît, & le public vous attribue votre chûte. Quelle ressource vous reste-t-il pour {p. 492}le détromper ? Aucune, puisqu’une de ses inconséquences est de ne lire que les pieces représentées avec fracas. Admettons un second théâtre, donnez-y votre ouvrage sous un autre titre, un jugement nouveau appréciera son juste mérite. Si nos Comédiens Italiens n’eussent pas eu une petite troupe françoise du temps de Dalainval, de Legrand, de Boissi, de Marivaux, ces Auteurs auroient souvent essuyé des jugements définitifs très injustes. Un de leurs drames ne réussissoit-il pas sur un théâtre, ils le portoient à l’autre ; & le plus grand succès les a plusieurs fois consolés d’une honte passagere qu’ils ne méritoient pas.

Je ne trace aux yeux de mes lecteurs que la plus foible partie des désagréments auxquels est en bute tout Auteur dramatique. Il est à parier que si Moliere les eût éprouvés, il auroit cédé aux bontés du Grand Condé qui vouloit se l’attacher.

Je demande présentement si de cent jeunes gens qui s’élancent dans la carriere, la plus grande partie, effrayée du temps qu’il faut perdre, des démarches rebutantes qu’il faut faire, n’est pas dégoûtée dès les premiers pas. L’un entreprend des ouvrages moins difficiles ; l’autre est détourné du plus pénible des sentiers par un pere tendre justement alarmé sur l’avenir que son fils s’y prépare. Il frémit. Il n’ignore point qu’entre mille audacieux qui veulent se faire un nom à la suite des peres de la comédie & de la tragédie, un seul y réussit à peine, & que les autres, après avoir consumé leur santé dans des travaux inutiles, traînent une vieillesse prématurée. Quel portrait effrayant pour un pere sensible ! Il fait voir à son fils la fortune & les plaisirs à la suite de mille états bien moins pénibles. Le jeune homme, {p. 493}encore dans cet âge où l’on n’a pas un sentiment à soi, cede à l’attrait flatteur qu’on lui présente, & quitte la route qui l’auroit peut-être conduit à l’immortalité. La nature le destinoit à illustrer sa patrie : le discrédit des Lettres, les privileges tyranniques d’une seule troupe en font quelquefois une des sangsues de l’Etat, ou du moins un homme inutile.

Tout veut qu’on élargisse la carriere de l’immortalité58. Quand une troupe adoptera des monstres dramatiques, l’autre, toujours ferme dans le bon genre, empêchera le goût de se corrompre, ou nous ramenera au vrai beau. Une rapsodie protégée ne forcera plus les étrangers à ne voir qu’elle pendant tout un hiver ; le public se réchauffera en voyant multiplier sous ses yeux le nombre des athletes ; les Auteurs pouvant donner la préférence à ceux des Comédiens qui leur plairont davantage, & qui auront de meilleurs procédés, ceux-ci leur sauront gré du choix ; les soins, les égards, la politesse, succéderont à des {p. 494}tracasseries, à des haines si peu faites pour les gens à talent, & qui font autant la honte & l’opprobre des uns que le malheur des autres.

J’entends plusieurs personnes s’écrier qu’il faut protéger le théâtre de la nation, lui conserver ses droits, le faire jouir d’une magnificence, d’une supériorité, d’une pompe imposante. Que veut-on dire par le théâtre de la nation ? Parle-t-on de vingt Comédiens qui, malgré leurs grands talents, se succedent & se font oublier mutuellement ? Ou bien le Tartufe, Cinna, Phedre, le Joueur, Rhadamiste, le Glorieux, Mahomet, la Métromanie, tous ces ouvrages immortels, tous ces monuments éternels du génie françois, quoique joués par différentes troupes, ne composent-ils pas bien plus essentiellement le vrai théâtre de la nation, même lorsqu’ils sont représentés dans les pays les plus lointains ?

« Mais, ajoutera-t-on, si vous admettez deux troupes, celle que nous avons gagnera moins ». C’est encore une erreur. A Paris une seconde troupe françoise ne sauroit faire aucun tort aux autres Comédiens. Au contraire, tirez-les de leur léthargie, piquez leur émulation, vous verrez leur réputation & leur fortune s’accroître. Le peuple François prodigue l’or & les applaudissements à qui sait lui procurer des plaisirs variés ; témoin l’empressement avec lequel, las de voir toujours les mêmes pieces & les mêmes Acteurs sur nos grands théâtres, il court entendre criailler à l’Ambigu comique, & voir des sauts périlleux chez Nicolet. Sachez l’amuser, il vous donnera la préférence, & le goût triomphera {p. 495}sans peine de la futilité la plus déshonorante pour la nation59.

Enfin, s’il est vrai qu’un Empire soit plus ou moins illustre à mesure qu’il produit plus ou moins d’hommes de génie, d’hommes immortels, pourquoi ne pas admettre le seul moyen qui peut nous rapprocher de ce temps fameux où les Corneille, les Moliere, les Racine, s’immortalisoient chacun sur un théâtre différent ? Quel dommage, grand Dieu ! si ce siecle n’eût eu qu’une seule troupe ! L’un des génies que nous venons de nommer l’auroit occupée ; les autres se seroient découragés, & la France eût perdu cent chefs-d’œuvre qui lui feront à jamais le plus grand honneur60.

Quels ennemis de nos plaisirs & de notre gloire pourroient donc contrarier l’établissement d’un {p. 496}second théâtre ? Ce ne sera pas certainement un public toujours avide de nouveautés, ni les Auteurs qui n’ont plus rien à espérer sans cet heureux changement ; encore moins MM. les Gentilshommes de la Chambre, puisqu’un théâtre de plus leur fournit un double moyen de faire des heureux, de placer des gens à talent, de s’assurer l’immortalité en protégeant les Muses qui la donnent, & leur facilite des ressources pour varier les fêtes de la Cour, ou pour les rendre plus brillantes, soit en y appellant les deux troupes séparément, soit en réunissant l’élite de l’une & de l’autre61. Quant à nos Comédiens actuels, je suis sûr que les trois quarts & demi gémissent de la chûte du théâtre ; qu’ils donneroient tout au monde pour le voir dans son ancienne gloire, & qu’on peut leur reprocher tout au plus cette foiblesse, cette indolence avec laquelle ils souffrent que deux ou trois esprits remuants profitent des abus anciens pour en glisser de nouveaux, qu’ils en imposent à leurs supérieurs trop occupés d’affaires plus importantes, qu’ils bouleversent les anciens réglements62, ou s’en fassent à leur guise pour persécuter leurs camarades & rebuter les Auteurs.

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Qu’on accumule les bienfaits sur les Comédiens estimables, qu’on les enrichisse, qu’on leur dresse des statues, rien n’est plus juste, ils servent le public : mais qu’on ôte aux mal-intentionnés les moyens de déshonorer leur profession, & de la perdre en coupant à la racine les rejettons qui doivent en faire le principal ornement & lui donner une nouvelle vie. Où peuvent-ils avoir puisé la basse & folle jalousie qui les anime contre les Poëtes dramatiques ? eux qui se font un plaisir de les chanter dans leurs préfaces, dans leurs épîtres, qui conservent leurs noms à la postérité, qui, pour prix de leurs travaux, ne demandent qu’à partager avec eux les honneurs de la scene. Quelle chose au monde devroit être plus intéressante pour un Comédien, que les gens de Lettres ? n’ont-ils pas travaillé bien efficacement pour faire disparoître la honte dont le public a couvert pendant long-temps ceux qui l’amusoient au théâtre ? Un Comédien qui chercheroit à mettre ses bienfaiteurs à la place d’où ils l’ont tiré, qui voudroit les plonger dans l’avilissement, n’auroit-il pas une ame de boue, ne seroit-il pas un monstre ?

Il est certain que notre théâtre, réduit au point où il est, ne peut qu’être incessamment culbuté par le mauvais goût, ou reprendre une forme nouvelle plus favorable. Mais nous avons tout lieu d’espérer que la derniere de ces révolutions s’opérera bientôt : à la Cour, Jupiter, Hébé, les Graces veulent rire à la comédie, & pleurer à la tragédie : à la Ville les drames ont désormais besoin de s’étayer de la musique & de toutes les contorsions d’une pantomime ridicule. Deux Poëtes couronnés des mains de la Muse tragique {p. 498}viennent d’être honorés des bienfaits63 du maître : les Comédiens ont ordre de ne plus confier aux doubles64 les pieces de Moliere : encore un pas, {p. 499}& nous pourrons revoir les beaux jours de Thalie & de Melpomene.

FIN.