Léon Gozlan

1838

Du monument de Molière (Revue de Paris)

2015
Source : Léon Gozlan, « Du monument de Molière », Revue de Paris, nouvelle série, année 1838, tome LIV, juin 1838, p. 120-126.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Du monument de Molière. §

{p. 120} Parmi les écrivains, race assez abandonnée des dieux et des gouvernemens, il s’en est rencontré un qui du premier coup et presque à son premier ouvrage a eu des admirateurs, et, ce qui est plus précieux encore, des ennemis. A peu près sans naissance, il a souvent été traité comme un grand seigneur par la cour la plus difficile en matière de distinctions. Comparé par les plus grands écrivains de son temps aux modèles du genre qu’il traitait, il a joui de son vivant de la protection d’un roi, de l’amitié d’une noblesse avare même d’estime, et de la constante adoration du public. Plus connu, pendant sa vie, que Corneille, mieux accueilli que Racine, plus riche que Boileau, plus aimé que La Fontaine, il a continué par sa mort une renommée littéraire dont il n’y a pas d’exemple en Europe. Immuable au centre des révolutions que le bon ou le mauvais goût a produites et a déchaînées au pied de toutes les idoles, il a résisté au silence désastreux que Voltaire fit planer pendant un demi-siècle sur la tête de Corneille; il n’a éprouvé aucun des outrages que Racine a subis au moment d’une transformation récente et dont sa joue est encore chaude; il a presque soutenu à lui seul, de son pied de bronze, tout l’édifice du XVIIe siècle, fortement ébranlé. Servi par la postérité mieux que ne l’ont jamais été conquérans, inventeurs, rois, législateurs, philosophes, son nom est écrit quelque part dans chaque ville du royaume. Si ce n’est pas une rue, c’est une place publique; si ce n’est une place {p. 121} publique, c’est un théâtre qui porte son nom au fronton. Cet homme inféodé dans la pierre, incarné dans la mémoire, c’est Poquelin de Molière.

C’est à cet écrivain si peu connu, comme on voit, si peu rémunéré pendant sa vie et après sa mort, que MM. les comédiens ordinaires du roi ont voulu rendre l’honneur tardif d’un monument. Ils ont découvert une profonde injustice, et ils ont cru qu’il leur appartenait de la réparer.

Un monument s’élèvera donc pour apprendre à la postérité que, blessés de l’oubli de la nation française, de l’indifférence des Parisiens, qui ont déjà pourtant une rue Molière, un passage Molière, deux cents établissemens Molière, les comédiens français ont consacré un monument de 15,000 francs à la mémoire de Molière.

Pour subvenir aux frais de ce monument si hautement réclamé par la justice et le bon goût, des souscriptions sous toutes les formes se sont ouvertes à Paris et dans le reste de la France. Hors Paris, ces souscriptions ne produiront rien; dans Paris, elles n’iront pas à 20,000 francs : 20,000 francs, c’est moins que rien; c’est peu. Ce résultat serait presque un affront pour Molière, si Molière n’était pas plus qu’un homme, pas plus qu’un dieu, ce qui est dire moins qu’un homme peut être dans un siècle philosophique. Molière est un fait; c’est la comédie, comme Napoléon c’est la guerre, comme Homère c’est la poésie.

On l’a du moins compris ainsi, et voilà pourquoi, excepté les comédiens et quelques souscripteurs qui ne sont jamais tant hommes de lettres qu’un jour de souscription, personne n’a déboursé un petit écu enthousiaste pour le monument de Molière. On aurait tout autant ou tout aussi peu souscrit pour ériger une statue au dieu Mars, ou au demi-dieu Énée. Molière sera forcé de rester immortel sans souscription.

Il y avait cependant un moyen de rattacher affectueusement l’attention du siècle au projet de MM. les comédiens français. S’ils étaient venus dire : Il existe dans la rue Richelieu une maison branlante, décrépite, de deux ou trois étages, qui a été habitée par Molière. Il y a vécu, il y a pensé, il y est mort. Cette maison vaut 40,000 francs; achetons-la. Nous la ferons adroitement étayer; en la laissant vieille, nous tâcherons qu’elle ne s’écroule pas. Nous supplierons le cadastre de ne pas abattre cette maison de Molière; nous l’attendrirons par de beaux vers, de l’éloquente prose, par des paroles en prose, en vers et en or; et si le cadastre ne nous écoute pas, nous irons nous plaindre {p. 122} au roi, qui essaiera d’apaiser le cadastre, ce monstre composé de papier timbré, de niveaux, de haches et de marteaux. Nous vaincrons le cadastre d’une manière ou d’une autre. Cela obtenu, les constructions nouvelles dont la rue Richelieu s’embellira s’arrêteront respectueusement à quelques pas de distance delà maison de Molière. Nous planterons autour de la maison isolée quelques arbres, comme il en croit à la place Royale, de ces petits, de ces merveilleux arbres, qui raconteraient aux vieillards de la rue du Pas-de-la-Mule les amours de Bussy-Rabutin, si les vieillards de la rue du Pas-de-la-Mule parlaient. Un gardien ouvrira la grille aux visiteurs étrangers, et leur dira : —Ici, messieurs, Molière appuyait le pied quand il composait; là il pleurait sur la légèreté de la Béjart ; là, à cette croisée, il prenait le frais après son dîner ou après le spectacle; là il mourut. — Si les comédiens français avaient ainsi intéressé au souvenir de Molière, peut-être aurait-on répondu à l’appel d’une souscription destinée à transformer en monument la maison de la rue Richelieu.

Savez-vous comment ont agi les comédiens ordinaires du roi, dès qu’ils ont eu la généreuse pensée de faire connaître Molière à la France par un monument ? Ils ont tout simplement ordonné la démolition de la maison placée en face de celle où Molière rendit le dernier soupir. Comme si le monument à bâtir, fût-il splendide comme le Louvre, pourrait jamais valoir la vieille maison de Molière. Etrange détermination ! Mais demain, si le propriétaire de cette maison le veut, il abattra ce qui rappelait Molière à la mémoire par la voie la plus sûre, par l’angle le plus net et le plus vif. La pioche crèvera une toiture sacrée, renversera les murs, effondrera les plafonds et amoncellera en tas les pierres qui étaient la maison de Molière. Ce qui fut son escalier, son abri, son appui, sera pilé sur place. Toutefois les précautions seront bien prises : on suspendra une croix pour avertir les passans que Molière est en démolition.

Que penserait-on du respect des habitans de la Brède, s’ils abattaient la maison où vécut l’auteur de L’Esprit des Lois ? Que diraient les journaux, si on détruisait la maison de Michel Montaigne, le château de Ferney, la maison de Mme de Sévigné ? Tous nous rappelleraient l’Angleterre où le château de Pope, le chêne de Shakespeare, la maison de Milton, sont vénérés comme des objets de culte. Eh bien cette fois, les journaux n’ont rien dit : probablement le fait était trop près d’eux pour qu’il les intéressât. Ces journaux qui, il y a trois ans, remplirent longuement leurs colonnes de l’histoire d’un fauteuil où s’était assis Molière lorsqu’il était à Pézenas, n’ont pas eu {p. 123} une ligne de colère contre la destruction, possible maintenant, de la maison de Molière. A deux cents lieues de Paris le fauteuil où fut créé Pourceaugnac était, pour les journalistes, une relique sainte ; à Paris la maison où fut conçu le Misanthrope est une maison comme une autre maison. Puisqu’on veut à toute force rendre Molière à la tendresse des affections privées, que ne nous montrait-on dans la même ville la maison où il naquit , sous les piliers des halles, et la maison où mourut, rue Richelieu ? — Le berceau et la tombe.

Nous n’aurons que le berceau. Grâce au bon souvenir de l’honnête propriétaire de la maison du pilier des halles, le buste de Molière et une inscription indiquent aux passans que c’est là que naquit l’auteur de L’Avare, Quant au propriétaire qui vendra un jour, pour être détruite, et ce jour n’est pas loin, la maison où mourut Molière, nous aimons à croire qu’il fera partie de la garde nationale, qu’il sera chevalier de la Légion-d’Honneur et grand admirateur des tragédies de Voltaire. C’est à lui, à ce propriétaire, qu’on devra élever une colonne, au bas de laquelle on gravera ses noms et prénoms, son âge et sa profession, avec ces mots : — Il a vendu la maison de Molière.

Le mal est fait : Paris aura le bonheur de jouir, dans un an, d’un exécrable monument de plus. Il avait déjà le paillasse de bronze de la place des Victoires; le bon Henri IV du Pont-Neuf ; très bon en effet de ne pas se jeter dans la Seine de douleur de se trouver si laid; et le Louis XIII de la Place-Royale dont le cheval évacue un arbre, pour me servir d’une expression qui ne rend pas mon idée. Nous aurons un Molière presque aussi laid qu’un roi de France à cheval. On l’entourera d’attributs, de palmes académiques et de vers latin. Thalie pleurera d’un côté, les muses se désoleront de l’autre; on personnifiera le fanatisme; la charade sera complète. La charade de pierre coûtera 20,000 fr. et elle reproduira tout, tout excepté Molière, son regard si intelligent dans le buste de Caffieri, ce regard qui a cent lieues de profondeur, et cette bouche qui a mordu l’humanité à la joue. On reculera devant le prosaïsme des habits, de la cravate, des souliers, où bien on trouvera un sculpteur juste-milieu qui sculptera , sur le dos de Molière, un habit homérique, et à ses pieds des souliers héroïques.

Peut-être sortira-t-on d’embarras en élevant à Molière une colonne de granit avec un beau socle en marbre de Bretagne. Nous tenons beaucoup à la colonne; la pyramide n’a pas eu chez nous le môme succès. C’est que la colonne est romaine; elle appartient aux traditions littéraires dont l’influence a été si longue en France. Pourquoi {p. 124} l’excepter du vaste emprunt fait aux habitudes de Rome ? Elle est aussi peu à nous que les tragédies et les arcs-de-triomphe. Et en vérité la colonne n’est pas plus ridicule que les arcs de triomphe, lorsqu’il n’y a plus de triomphateurs. Elle est tout simplement aussi ridicule. Une des joies de mes loisirs est de voir une colonne de quarante ou cinquante pieds monter comme une borne exagérée au milieu d’un embarras de maisons dont la moindre a deux fois la hauteur des plus hautes colonnes. Celle de la place Vendôme est beaucoup moins satisfaisante à l’œil que les tuyaux de briques de nos usines. J’en suis fâché pour la poésie des inscriptions et belles-lettres, mais les cheminées manufacturières de Chaillot et de Passy sont les seules colonnes possibles de notre temps. Les colonnes antiques dominaient les villes romaines, les hérissaient, leur donnaient une physionomie distincte; mais nos colonnes, au contraire, s’enfoncent dans des tourbillons de maisons, sont submergées, et l’on devrait dire, de nos jours, qu’on abaisse une colonne à la gloire d’un homme, et non qu’on la lui élève.

Que ne dirais-je pas de l’arc de triomphe, en général, ce fragment de mur sans commencement ni fin, ce joujou qu’il n’appartient qu’aux fabricans de chocolat et aux confiseurs de la rue des Lombards d’ériger à la gloire de la gourmandise du 1er janvier ?

Mais que faire, demandera-t-on, pour consacrer la renommée d’un homme illustre ? Laissez au peuple, au hasard des choses, le soin de créer des points  de rappel, qui ne manqueront jamais, soyez-en sûrs. Pourquoi des colonnes ? Pourquoi des arcs de triomphe ? N’avez-vous pas des rues qui portent les noms de Corneille, de Racine et de Molière ? Encore une millième fois, votre architecture, ce sont les rues, les places publiques, les ponts suspendus, les bateaux à vapeur. Vous ne sortirez pas de là sans ridicule. Voyez les Américains, qui n’ont pas de goût, mais du bon sens, ont-ils des colonnes ? Pas l’ombre. Mais leurs villes se nomment Washington, Lafayette, etc. N’est-ce pas beau de changer un homme en une ville, c’est-à-dire faire de son nom le nom de tout un peuple ? Les habitans de Washington, les mœurs de Washington, les richesses de Washington. Cela est grand à prononcer. Un citoyen de Lafayetteville ! Comparez maintenant votre asperge de colonne à une contrée américaine, grande, forte, peuplée, et qui se nomme Penn !

Laissons maintenant cette question plastique qui a bien aussi son côté moral, pour dire deux mots encore sur le peu d’opportunité qu’il y a, selon nous, à bâtir un monument à la gloire de Molière.

Nous n’admettons pas de contradiction sur ce point. C’est que si {p. 125} nous n’avons pas eu plus de bonnes comédies en France depuis Molière, la faute en est à Molière ou à ses prôneurs exclusifs, à ses admirateurs forcenés, qui, à genoux devant son image, donnent des coups de pied à tous ceux qui veulent prendre une petite place sur le socle, où on l’a scellé pour l’effroi bien plus que pour l’exemple des écrivains.

Le grand Molière, le sublime Molière, le divin Molière ! Avec cette massue admirative, on écrase toutes les tentatives, on amortit tous les succès, ou éloigne les dévouemens les plus hardis. J’aimerais autant être possédé de l’ambition de Prométhée, que de songer à écrire une comédie pour le Théâtre-Français. Aurais-je en moi le talent de style, l’esprit, le génie, la grâce, l’imagination, la verve de toute notre époque, qui est pour moi, à beaucoup d’égards, la plus grande des époques, je ne me hasarderais pas à faire une comédie en un acte pour MM. les comédiens du roi.

Que sera-ce pour un homme illustre, intéressé à ne pas compromettre sa réputation ? Sa peur s’accroîtra à raison de sa renommée; plus il pourrait écrire une comédie, moins il l’écrira. Je sais des poètes autrement inspirés que Molière, je sais des romanciers autrement observateurs que Molière, je sais des vaudevillistes de génie autrement adroits que Molière à combiner un plan ; d’où vient qu’aucun d’eux n’écrit des comédies? Je vous l’ai dit, parce que Molière est là. Molière empêche, décourage, dévore. Qu’on défende aux journalistes de nommer Molière, dans leurs feuilletons, pendant dix ans, et dans moins de dix ans vous n’en serez plus aux regrets de n’avoir rencontré personne pour remplacer Molière.

Je crois encore, car, si j’ai la critique rare, je l’ai causeuse, que toutes les comédies sont à peu près bonnes pour leur époque. Excellentes pour le temps, celles de Molière étaient déjà moins une réalité qu’un tableau pour la régence, comme elles ne sont plus pour nous qu’une gravure d’un fort beau fini. La régence a eu les siennes, qui sont d’un esprit délicieux; sous Louis XV, on a écrit des comédies charmantes; à la fin du XVIIIe siècle même, et à la veille de la révolution, le théâtre a eu des comédies très remarquables. — Citez-les, me dira-t-on. — Jouez-les d’abord, vous répondrai-je; et la citation sera inutile. Nous fera-t-on croire que la France n’a produit qu’un seul homme capable d’écrire de bonnes comédies? La comédie ! Ce genre si facile, si naturel aux Français ? Ce qu’on ne me fera pas croire, car je le sais déjà, c’est que nous sommes un peuple jaloux, envieux, routinier; nous nous cabrons contre toute supériorité ; jusqu’au jour {p. 126} où la supériorité nous ayant mis la griffe au cou et sur la tête, nous acceptions la supériorité victorieuse et nous nous en fassions une arme. Avec Corneille on a battu Racine, avec Racine on a souffleté Voltaire, avec Voltaire vous savez qui. Molière a été la plus rude latte avec laquelle on ait fustigé jusqu’ici.

Il y aurait bien d’autres questions à soulever ; je les laisse, non pas à de plus convaincus, mais à de plus intéressés dans la discussion. Depuis longtemps j’ai mon opinion arrêtée sur ce qu’il y a de vrai, de rare mérite dans Molière; et sur ce qu’il y a d’incomplet en lui. Sans tenter ridiculement de le faire descendre du trône un peu fastueux où il est placé, je tiens compte en moi des taches qui m’obscurcissent son soleil.

Mais que ceux pourtant qui sont revêtus du pouvoir exécutif dans les arts, directeurs de théâtres, journalistes et autres, y prennent garde. Pas plus que les systèmes politiques, les systèmes littéraires ne peuvent être exploités avec despotisme, même avec la raison pour soi. J’ai souvent pensé à l’ostracisme, et je n’ai pas tout-à-fait blâmé le paysan à la coquille. Aristide était peut-être trop juste. S’il eût été Molière, il aurait eu, aux yeux du paysan, le tort de se faire jouer trois fois par semaine.

Léon Gozlan.