Molière
dans
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
(sélection d’articles)

Compilation établie à partir de l’édition numérisée de l’ARTFL

MOLIERE §

MOLIERE. Voyez Meuliere.

CARACTERE §

Caractere dans les personnages §

Caracteredans les personnages, qu’un poëte dramatique introduit sur la scene, est l’inclination ou la passion dominante qui éclate dans toutes les démarches & les discours de ces personnages, qui est le principe & le premier mobile de toutes leurs actions ; par exemple, l’ambition dans César, la jalousie dans Hermione, la probité dans Burrhus, l’avarice dans Harpagon, l’hypocrisie dans Tartufe, &c.

Les caracteres en général sont les inclinations des hommes considérés par rapport à leurs passions. Mais comme parmi ces passions il en est qui sont en quelque sorte attachées à l’humanité, & d’autres qui varient selon les tems & les lieux, ou les usages propres à chaque nation : il faut aussi distinguer des caracteres généraux, & des caracteres particuliers.

Dans tous les siecles & dans toutes les nations, on trouvera des princes ambitieux qui préferent la gloire à l’amour ; des monarques à qui l’amour a fait négliger le soin de leur gloire ; des héroïnes distinguées par la grandeur d’ame, telles que Cornélie, Andromaque ; & des femmes dominées par la cruauté & la vengeance, comme Athalie & Cléopatre dans Rodogune ; des ministres fideles & vertueux, & de lâches flatteurs : de même dans la vie commune qui est l’objet de la tragédie, on rencontre par-tout & en tout tems de jeunes gens étourdis & libertins ; des valets fourbes & menteurs ; des vieillards avares & fâcheux ; des riches insolens & superbes. Voilà ce qu’on appelle caracteres généraux.

Mais parce qu’en conséquence des usages établis dans la société ces caracteres ne se produisent pas sous les mêmes formes dans tous les pays, & qu’une passion qui est la même en soi, varie d’un siecle à l’autre, n’agit pas aujourd’hui comme elle faisoit il y a deux ou trois mille ans chez les Grecs & chez les Romains où les erremens étoient compassés sur leurs usages, & que dans le même siecle elle n’agit pas à Londres comme à Rome, ni à Paris comme à Madrid ; il en résulte des caracteres particuliers, communs toutefois à chaque nation.

Enfin parce que dans une même nation les usages varient encore non-seulement de la ville à la cour, d’une ville à une autre ville, mais même d’une société à une autre, d’un homme à un autre homme ; il en naît une troisieme espece de caractere auquel on donne proprement ce nom, & qui dominant dans une piece de théatre, en fait ce que nous appellons une piece de caractere, genre dont M. Riccoboni attribue l’invention aux François : tels sont le Misantrope, le Joüeur, le Glorieux, &c.

Il faut de plus observer qu’il y a certains ridicules attachés à un climat, à un tems, qui dans d’autres climats & dans d’autres tems ne formeroient plus un caractere. Tels sont les Précieuses Ridicules, & les Femmes Savantes de Moliere, qui n’ont plus en France le même sel que dans leur nouveauté, & qui n’auroient aucun succès en Angleterre, où les singularités que frondent ces pieces n’ont jamais dominé.

Le caractere dans ce dernier sens n’est donc autre chose qu’une passion dominante qui occupe tout à la fois le coeur & l’esprit ; comme l’ambition, l’amour, la vengeance, dans le tragique ; l’avarice, la vanité, la jalousie, la passion du jeu, dans le comique. L’on peut encore distinguer les caracteres simples & dominans, tels que ceux que nous venons de nommer, d’avec les caracteres accessoires, qui leur sont comme subordonnés. Ainsi l’ambition est soupçonneuse, inquiete, inconstante dans ses attachemens qu’elle noue ou rompt selon ses vûes ; l’amour est vif, impétueux, jaloux, quelquefois cruel ; la vengeance a pour compagnes la perfidie, la duplicité, la colere, & la cruauté : de même la défiance & la lésine accompagnent ordinairement l’avarice ; la passion du jeu entraîne après elle la prodigalité dans la bonne fortune ; l’humeur & la brusquerie dans les revers : la jalousie ne marche guere sans la colere, l’impatience, les outrages ; & la vanité est fondée sur le mensonge, le dédain, & la fatuité. Si le caractere simple & principal est suffisant pour conduire l’intrigue & remplir l’action, il n’est pas besoin de recourir aux caracteres accessoires : mais si ces derniers sont naturellement liés au caractere principal, on ne sauroit les èn détacher sans l’estropier.

M. Riccoboni, dans ses Observations sur la comédie, prétend que la maniere de bien traiter le caractere, est de ne lui en opposer aucun autre qui soit capable de partager l’intérêt & l’attention du spectateur. Mais rien n’empêche qu’on ne fasse contraster les caracteres ; & c’est ce qu’observent les bons auteurs : par exemple, dans Britannicus, la probité de Burrhus est en opposition avec la scélératesse de Narcisse ; & la crédule confiance de Britannicus avec la dissimulation de Néron.

Le même auteur observe qu’on peut distinguer les pieces de caractere des comédies de caractere mixte ; & par celles-ci il entend celles où le poëte peut se servir d’un caractere principal, & lui associer d’autres caracteres subalternes : c’est ainsi qu’au caractere du Misantrope, qui fait le caractere dominant de sa fable, Moliere a ajoûté ceux d’Araminte & de Célimene, l’une coquette, & l’autre médisante, & ceux des petits maîtres, qui ne servent tous qu’à mettre plus en évidence le caractere du Misantrope. Le poëte peut encore joindre ensemble plusieurs caracteres, soit principaux {p. 2:668} soit accessoires, sans donner à aucun d’eux assez de force pour le faire dominer sur les autres ; tels sont l’Ecole des maris, l’Ecole des femmes, & quelques autres comédies de Moliere.

C’est une question de savoir si l’on peut & si l’on doit, dans le comique, charger les caracteres pour les rendre plus ridicules. D’un côté il est certain qu’un auteur ne doit jamais s’écarter de la nature, ni la faire grimacer : d’un autre côté il n’est pas moins évident que dans une comédie on doit peindre le ridicule, & même fortement : or il semble qu’on n’y sauroit mieux réussir qu’en rassemblant le plus grand nombre de traits propres à le faire connoître, & par conséquent qu’il est permis de charger les caracteres. Il y a en ce genre deux extrémités vicieuses ; & Moliere a connu mieux que personne le point de perfection qui tient le milieu entr’elles : ses caracteres ne sont ni si simples que ceux des anciens, ni si chargés que ceux de nos contemporains. La simplicité des premiers, qui n’est point un défaut en soi, n’auroit cependant pas été du goût du siecle de Moliere : mais l’affectation des modernes qui va jusqu’à choquer la vraissemblance, est encore plus vicieuse. Qu’on caractérise les passions fortement, à la bonne heure ; mais il n’est jamais permis de les outrer.

Enfin une qualité essentielle au caractere, c’est qu’il se soûtienne ; & le poëte est d’autant plus obligé d’observer cette regle, que dans le tragique ses caracteres sont, pour ainsi dire, tous donnés par la fable ou l’histoire.

Aut famam sequere, aut sibi convenientia finge,
dit Horace.

Dans le comique il est maître de sa fable, & doit y disposer tout de maniere que rien ne s’y démente, & que le spectateur y trouve à la fin comme au premier acte les personnages introduits, guidés par les mêmes vûes, agissans par les mêmes principes, sensibles aux mêmes intérêts, en un mot, les mêmes qu’ils ont paru d’abord.

Servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit, & sibi constet.
Horace, Art poët.

Voyez Moeurs. Princip. pour la lect. des poët. tom. II. page 159. & suiv.

COMÉDIE §

COMÉDIE, s. f. (Belles-Lettres.) c’est l’imitation des mœurs mise en action : imitation des mœurs, en quoi elle differe de la tragédie & du poëme héroique : imitation en action, en quoi elle differe du poëme didactique moral & du simple dialogue.

Elle differe particulierement de la tragédie dans son principe, dans ses moyens & dans sa fin. La sensibilité humaine est le principe d’où part la tragédie : le pathétique en est le moyen ; l’horreur des grands crimes & l’amour des sublimes vertus sont les fins qu’elle se propose. La malice naturelle aux hommes est le principe de la comédie. Nous voyons les defauts de nos semblables avec une complaisance mêlée de mépris, lorsque des défauts ne sont ni assez affligeans pour exciter la compassion, ni assez révoltans pour donner de la haine, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi. Ces images nous font sourire, si elles sont peintes avec finesse : elles nous font rire, si les traits de cette maligne joie, aussi frappans qu’inattendus, sont aiguisés par la surprise. De cette disposition à saisir le ridicule, la comédie tire sa force & ses moyens. Il eût été sans doute plus avantageux de changer en nous cette complaisance vicieuse en une pitié philosophique ; mais on a trouvé plus facile & plus sûr de faire servir la malice humaine à corriger les autres vices de l’humanité, à-peu-près comme on employe les pointes du diamant à polir le diamant même. C’est là l’objet ou la fin de la comédie.

Mal-à-propos l’a-t-on distinguée de la tragédie par la qualité des personnages : le roi de Thebes, & Jupiter lui-même, sont des personnages comiques dans l’Amphytrion ; & Spartacus, de la même condition que Sosie, seroit un personnage tragique à la tête de ses conjurés. Le degré des passions ne distingue pas mieux la comédie de la tragédie. Le desespoir de l’Avare lorsqu’il a perdu sa cassette, ne le cede en rien au desespoir de Philotecte à qui on enleve les fleches d’Hercule. Des malheurs, des périls, des sentimens extraordinaires caractérisent la tragédie ; des intérêts & des caracteres communs constituent la comédie. L’une peint les hommes comme ils ont été quelquefois ; l’autre, comme ils ont coutume d’être. La tragédie est un tableau d’histoire, la comédie est un portrait ; non le portrait d’un seul homme, comme la satyre, mais d’une espece d’hommes répandus dans la société, dont les traits les plus marqués sont réunis dans une même figure. Enfin le vice n’appartient à la comédie, qu’autant qu’il est ridicule & méprisable. Dès que le vice est odieux, il est du ressort de la tragédie ; c’est ainsi que Moliere a fait de l’Imposteur un personnage comique dans Tartufe, & Shakespear un personnage tragique dans Glocestre. Si Moliere a rendu Tartufe odieux au 5e acte, c’est comme Rousseau le remarque, par la nécessité de donner le dernier coup de pinceau à son personnage.

On demande si la comédie est un poëme ; question aussi difficile à résoudre qu’inutile à proposer, comme toutes les disputes de mots. Veut on approfondir un son, qui n’est qu’un son, comme s’il renfermoit la nature des choses ? La comédie n’est point un poëme pour celui qui ne donne ce nom qu’à l’héroïque & au merveilleux : elle en est un pour celui qui met l’essence de la poësie dans la peinture : un troisieme donne le nom de poëme à la comédie en vers, & le refuse à la comédie en prose, sur ce principe que la mesure n’est pas moins essentielle à la Poësie qu’à la Musique. Mais qu’importe qu’on differe sur le nom, pourvû qu’on ait la même idée de la chose ? L’Avare ainsi que le Télemaque sera ou ne sera point un poëme, il n’en sera pas moins un ouvrage excellent. On disputoit à Adisson que le Paradis perdu fût un poëme héroïque : hé-bien, dit-il, ce sera un poëme divin.

Comme presque toutes les regles du poëme dramatique concourent à rapprocher par la vraissemblance {p. 3:666} la fiction de la réalité, l’action de la comédie nous étant plus familiere que celle de la tragédie, & le défaut de vraissemblance plus facile à remarquer, les regles y doivent être plus rigoureusement observées. De-là cette unité, cette continuité de caractère, cette aisance, cette simplicité dans le tissu de l’intrigue, ce naturel dans le dialogue, cette vérité dans les sentimens, cet art de cacher l’art même dans l’enchaînement des situations, d’où résulte l’illusion théatrale.

Si l’on considere le nombre de traits qui caractérisent un personnage comique, on peut dire que la comédie est une imitation exagérée. Il est bien difficile en effet, qu’il échappe en un jour à un seul homme autant de traits d’avarice que Moliere en a rassemblés dans Harpagon ; mais cette exagération rentre dans la vraissemblance lorsque les traits sont multipliés par des circonstances ménagées avec art. Quant à la force de chaque trait, la vraissemblance a des bornes. L’Avare de Plaute examinant les mains de son valet lui dit, voyons la troisieme, ce qui est choquant : Moliere a traduit l’autre, ce qui est naturel, attendu que la précipitation de l’Avare a pû lui faire oublier qu’il a déjà examiné deux mains, & prendre celle-ci pour la seconde. Les autres, est une faute du comédien qui s’est glissée dans l’impression.

Il est vrai que la perspective du théatre exige un coloris fort & de grandes touches, mais dans de justes proportions, c’est-à-dire telles que l’oeil du spectateur les réduise sans peine à la vérité de la nature. Le Bourgeois gentilhomme paye les titres que lui donne un complaisant mercenaire, c’est ce qu’on voit tous les jours ; mais il avoue qu’il les paye, voilà pour le Monseigneur ; c’est en quoi il renchérit sur ses modeles. Moliere tire d’un sot l’aveu de ce ridicule pour le mieux faire appercevoir dans ceux qui ont l’esprit de le dissimuler. Cette espece d’exagération demande une grande justesse de raison & de goût. Le théatre a son optique, & le tableau est manqué dès que le spectateur s’apperçoit qu’on a outré la nature.

Par la même raison, il ne suffit pas pour rendre l’intrigue & le dialogue vraissemblable, d’en exclure ces à parte, que tout le monde entend excepté l’interlocuteur, & ces méprises fondées sur une ressemblance ou un déguisement prétendu, supposition que tous les yeux démentent, hors ceux du personnage qu’on a dessein de tromper ; il faut encore que tout ce qui se passe & se dit sur la scene soit une peinture si naïve de la société, qu’on oublie qu’on est au spectacle. Un tableau est mal peint, si au premier coup d’oeil on pense à la toile, & si l’on remarque la dégradation des couleurs avant que de voir des contours, des reliefs & des lointains. Le prestige de l’art, c’est de le faire disparoître au point que non seulement l’illusion précede la réflexion, mais qu’elle la repousse & l’écarte. Telle devoit être l’illusion des Grecs & des Romains aux comédies de Ménandre & de Térence, non à celles d’Aristophane & de Plaute. Observons cependant, à propos de Térence, que le possible qui suffit à la vraissemblance d’un caractere ou d’un évenement tragique, ne suffit pas à la vérité des mœurs de la comédie. Ce n’est point un pere comme il peut y en avoir, mais un pere comme il y en a ; ce n’est point un individu, mais une espece qu’il faut prendre pour modele ; contre cette regle peche le caractere unique du bourreau de lui-même.

Ce n’est point une combinaison possible, à la rigueur ; c’est une suite naturelle d’évenemens familiers qui doit former l’intrigue de la comédie, principe qui condamne l’intrigue de l’Hecyre : si toutefois Térence a eu dessein de faire une comédie d’une action toute pathétique, & d’où il écarte jusqu’à la fin avec une précaution marquée le seul personnage qui pouvoit être plaisant.

D’après ces regles que nous allons avoir occasion de développer & d’appliquer, on peut juger des progrès de la comédie ou plûtôt de ses révolutions.

Sur le chariot de Thespis la comédie n’étoit qu’un tissu d’injures adressées aux passans par des vendangeurs barbouillés de lie. Cratès, à l’exemple d’Epicharmus & de Phormis, poëtes Siciliens, l’éleva sur un théatre plus décent, & dans un ordre plus régulier. Alors la comédie prit pour modele la tragédie inventée par Eschyle, ou plûtôt l’une & l’autre se formerent sur les poésies d’Homere ; l’une sur l’iliade & l’Odissée, l’autre sur le Margitès, poëme satyrique du même auteur ; & c’est-là proprement l’époque de la naissance de la comédie Greque.

On la divise en ancienne, moyenne, & nouvelle, moins par ses âges que par les différentes modifications qu’on y observa successivement dans la peinture des mœurs. D’abord on osa mettre sur le théatre d’Athenes des satyres en action, c’est-à-dire des personnages connus & nommés, dont on imitoit les ridicules & les vices : telle fut la comédie ancienne. Les lois, pour réprimer cette licence, défendirent de nommer. La malignité des poëtes ni celle des spectateurs ne perdit rien à cette défense ; la ressemblance des masques, des vêtemens, de l’action, désignerent si bien les personnages, qu’on les nommoit en les voyant : telle fut la comédie moyenne, où le poëte n’ayant plus à craindre le reproche de la personnalité, n’en étoit que plus hardi dans ses insultes ; d’autant plus sûr d’ailleurs d’être applaudi, qu’en repaissant la malice des spectateurs par la noirceur de ses portraits, il ménageoit encore à leur vanité le plaisir de deviner les modeles. C’est dans ces deux genres qu’Aristophane triompha tant de fois à la honte des Athéniens.

La comédie satyrique présentoit d’abord une face avantageuse. Il est des vices contre lesquels les lois n’ont point sévi : l’ingratitude, l’infidélité au secret & à sa parole, l’usurpation tacite & artificieuse du mérite d’autrui, l’intérêt personnel dans les affaires publiques, échappent à la sévérité des lois ; la comédie satyrique y attachoit une peine d’autant plus terrible, qu’il falloit la subir en plein théatre. Le coupable y étoit traduit, & le public se faisoit justice. C’étoit sans doute pour entretenir une terreur si salutaire, que non-seulement les poëtes satyriques furent d’abord tolérés, mais gagés par les magistrats comme censeurs de la république. Platon lui-même s’étoit laissé séduire à cet avantage apparent, lorsqu’il admit Aristophane dans son banquet, si toutefois l’Aristophane comique est l’Aristophane du banquet ; ce qu’on peut au moins révoquer en doute. Il est vrai que Platon conseilloit à Denis la lecture des comédies de ce poëte, pour connoître les mœurs de la république d’Athenes ; mais c’étoit lui indiquer un bon délateur, un espion adroit, qu’il n’en estimoit pas davantage.

Quant aux suffrages des Athéniens, un peuple ennemi de toute domination devoit craindre sur-tout la supériorité du mérite. La plus sanglante satyre étoit donc sûre de plaire à ce peuple jaloux, lorsqu’elle tomboit sur l’objet de sa jalousie. Il est deux choses que les hommes vains ne trouvent jamais trop fortes ; la flaterie pour eux-mêmes, la médisance contre les autres : ainsi tout concourut d’abord à favoriser la comédie satyrique. On ne fut pas longtems à s’appercevoir que le talent de censurer le vice pour être utile, devoit être dirigé par la vertu ; & que la liberté de la satyre accordée à un malhonnête homme, étoit un poignard dans les mains d’un furieux : mais ce furieux consoloit l’envie. Voilà pourquoi dans Athenes, comme ailleurs, les méchans ont trouvé tant d’indulgence, & les bons tant de sévérité. Témoin la comédie des Nuées, exemple mémorable {p. 3:667} de la scélératesse des envieux, & des combats que doit se préparer à soûtenir celui qui ose être plus sage & plus vertueux que son siecle.

La sagesse & la vertu de Socrate étoient parvenues à un si haut point de sublimité, qu’il ne falloit pas moins qu’un opprobre solennel pour en consoler sa patrie. Aristophane fut chargé de l’infâme emploi de calomnier Socrate en plein théatre ; & ce peuple qui proscrivoit un juste, par la seule raison qu’il se lassoit de l’entendre appeller juste, courut en foule à ce spectacle. Socrate y assista debout.

Telle étoit la comédie à Athenes, dans le même tems que Sophocle & Euripide s’y disputoient la gloire de rendre la vertu intéressante, & le crime odieux, par des tableaux touchans ou terribles. Comment se pouvoit-il que les mêmes spectateurs applaudissent à des mœurs si opposées ? Les héros célébrés par Sophocle & par Euripide étoient morts ; le sage calomnié par Aristophane étoit vivant : on loue les grands hommes d’avoir été ; on ne leur pardonne pas d’être.

Mais ce qui est inconcevable, c’est qu’un comique grossier, rampant, & obscene, sans goût, sans mœurs, sans vraissemblance, ait trouvé des enthousiastes dans le siecle de Moliere. Il ne faut que lire ce qui nous reste d’Aristophane, pour juger, comme Plutarque, que c’est moins pour les honnêtes gens qu’il a écrit, que pour la vile populace, pour des hommes perdus d’envie, de noirceur, & de débauche. Qu’on lise après cela l’éloge qu’en fait madame Dacier : Jamais homme n’a eu plus de finesse, ni un tour plus ingénieux ; le style d’Aristophane est aussi agréable que son espri ; si l’on n’a pas lû Aristophane, on ne connoît pas encore tous les charmes & toutes les beautés du Grec, &c.

Les magistrats s’apperçûrent, mais trop tard, que dans la comédie appellée moyenne les poëtes n’avoient fait qu’éluder la loi qui défendoit de nommer : ils en porterent une seconde, qui bannissant du théatre toute imitation personnelle, borna la comédie à la peinture générale des mœurs.

C’est alors que la comédie nouvelle cessa d’être une satyre, & prit la forme honnête & décente qu’elle a conservée depuis. C’est dans ce genre que fleurit Ménandre, poete aussi pur, aussi élégant, aussi naturel, aussi simple, qu’Aristophane l’étoit peu. On ne peut, sans regretter sensiblement les ouvrages de ce poëte, lire l’éloge qu’en a fait Plutarque, d’accord avec toute l’antiquité : C’est une prairie émaillée de fleurs, où l’on aime à respirer un air pur . . . . La muse d’Aristophane ressemble à une femme perdue ; celle de Ménandre à une honnête femme.

Mais comme il est plus aisé d’imiter le grossier & le bas, que le délicat & le noble, les premiers poëtes Latins, enhardis par la liberté & la jalousie républicaine, suivirent les traces d’Aristophane. De ce nombre fut Plaute lui-même ; sa muse est, comme celle d’Aristophane, de l’aveu non suspect de l’un de leurs apologistes, une bacchante, pour ne rien dire de pis, dont la langue est détrempée de fiel.

Térence qui suivit Plaute, comme Ménandre Aristophane, imita Ménandre sans l’égaler. César l’appelloit un demi-Ménandre, & lui reprochoit de n’avoir pas la force comique ; expression que les commentateurs ont interprété à leur façon, mais qui doit s’entendre de ces grands traits qui approfondissent les caracteres, & qui vont chercher le vice jusque dans les replis de l’ame, pour l’exposer en plein théatre au mepris des spectateurs.

Plaute est plus vif, plus gai, plus fort, plus varié ; Terence, plus fin, plus vrai, plus pur, plus élégant : l’un a l’avantage que donne l’imagination qui n’est captivée ni par les regles de l’art ni par celles des mœurs, sur le talent assujetti à toutes ces regles ; l’autre a le mérite d’avoir concilié l’agrément & la décence, la politesse & la plaisanterie, l’exactitude & la facilité : Plaute toûjours varié, n’a pas toûjours l’art de plaire ; Térence trop semblable à lui-même, a le don de paroître toûjours nouveau : on souhaiteroit à Plaute l’ame de Térence, à Térence l’esprit de Plaute.

Les révolutions que la comédie a éprouvées dans ses premiers âges, & les différences qu’on y observe encore aujourd’hui, prennent leur source dans le génie des peuples & dans la forme des gouvernemens : l’administration des affaires publiques, & par conséquent la conduite des chefs, étant l’objet principal de l’envie & de la censure dans un état démocratique, le peuple d’Athenes, toûjours inquiet & mécontent, devoit se plaire à voir exposer sur la scene, non-seulement les vices des particuliers, mais l’intérieur du gouvernement, les prévarications des magistrats, les fautes des généraux, & sa propre facilité à se laisser corrompre ou séduire. C’est ainsi qu’il a couronné les satyres politiques d’Aristophane.

Cette licence devoit être réprimée à mesure que le gouvernement devenoit moins populaire ; & l’on s’apperçoit de cette modération dans les dernieres comédies du même auteur, mais plus encore dans l’idée qui nous reste de celles de Ménandre, où l’état fut toûjours respecté, & où les intrigues privées prirent la place des affaires publiques.

Les Romains sous les consuls, aussi jaloux de leur liberté que les Athéniens, mais plus jaloux de la dignité de leur gouvernement, n’auroient jamais permis que la république fùt exposée aux traits insultans de leurs poëtes. Ainsi les premier, comiques Latins hasarderent la satyre personnelle, mais jamais la satyre politique.

Des que l’abondance & le luxe eurent adouci les mœurs de Rome, la comédie elle-même changea son âpreté en douceur ; & comme les vices des Grecs avoient passé chez les Romains, Térence, pour les imiter, ne fit que copier Ménandre.

Le même rapport de convenance a déterminé le caractere de la comédie sur tous les théatres de l’Europe, depuis la renaissance des Lettres.

Un peuple qui affectoit autrefois dans ses mœurs une gravité superbe, & dans ses sentimens une enflure romanesque, a dù servir de modele à des intrigues pleines d’incidens & de caracteres hyperboliques. Tel est le théatre Espagnol ; c’est-là seulement que seroit vraissemblable le caractere de cet amant (Villa Mediana) :

Qui brûla sa maison pour embrasser sa dame,
L’emportant à-travers la flame.

Mais ni ces exagérations forcées, ni une licence d’imagination qui viole toutes les regles, ni un raffinement de plaisanterie souvent puérile, n’ont pû faire refuser à Lopès de Vega une des premieres places parmi les poëtes comiques modernes. Il joint en effet à la plus heureuse sagacité dans le choix des caracteres, une force d’imagination que le grand Corneille admiroit lui-même. C’est de Lopès de Vega qu’il a emprunté le caractere du Menteur, dont il disoit avec tant de modestie & si peu de raison, qu’il donneroit deux de ses meilleures pieces pour l’avoir imaginé.

Un peuple qui a mis long-tems son honneur dans la fidélité des femmes, & dans une vengeance cruelle de l’affront d’être trahi en amour, a dù fournir des intrigues périlleuses pour les amans, & capables d’exercer la fourberie des valets : ce peuple d’ailleurs pantomime, a donné lieu à ce jeu muet, qui quelquefois par une expression vive & plaisante, & souvent par des grimaces qui rapprochent l’nomme {p. 3:668} du singe, soûtient seul une intrigue dépourvûe d’art, de sens, d’esprit, & de goût. Tel est le comique Italien, aussi chargé d’incidens, mais moins bien intrigué que le comique Espagnol. Ce qui caractérise encore plus le comique Italien, est ce mêlange de mœurs nationales, que la communication & la jalousie mutuelle des petits états d’Italie a fait imaginer à leurs poëtes. On voit dans une même intrigue un Bolonnois, un Vénitien, un Napolitain, un Bergamasque, chacun avec le ridicule dominant de sa patrie. Ce mêlange bisarre ne pouvoit manquer de réussir dans sa nouveauté. Les Italiens en firent une regle essentielle de leur théatre, & la comédie s’y vit par-là condamnée à la grossiere uniformité qu’elle avoit eue dans son origine. Aussi dans le recueil immense de leurs pieces, n’en trouve-t-on pas une seule dont un homme de goût soûtienne la lecture. Les Italiens ont eux-mêmes reconnu la supériorité du comique François ; & tandis que leurs histrions se soûtiennent dans le centre des beaux arts, Florence les a proscrits dans son théatre, & a substitué à leurs farces les meilleures comédies de Moliere traduites en Italien. A l’exemple de Florence, Rome & Naples admirent sur leur théatre les chefs-d’œuvre du nôtre. Venise se défend encore de la révolution ; mais elle cédera bien-tôt au torrent de l’exemple & à l’attrait du plaisir. Paris seul ne verra-t-il plus joüer Moliere ?

Un état où chaque citoyen se fait gloire de penser avec indépendance, a dû fournir un grand nombre d’originaux à peindre. L’affectation de ne ressembler à personne fait souvent qu’on ne ressemble pas à soi-même, & qu’on outre son propre caractere, de peur de se plier au caractere d’autrui. Là ce ne sont point des ridicules courans ; ce sont des singularités personnelles, qui donnent prise à la plaisanterie ; & le vice dominant de la société est de n’être pas sociable. Telle est la source du comique Anglois, d’ailleurs plus simple, plus naturel, plus philosophique que les deux autres, & dans lequel la vraissemblance est rigoureusement observée, aux dépens même de la pudeur.

Mais une nation douce & polie, où chacun se fait un devoir de conformer ses sentimens & ses idées aux mœurs de la société, où les préjugés sont des principes, où les usages sont des lois, où l’on est condamné à vivre seul dès qu’on veut vivre pour soi-même ; cette nation ne doit présenter que des caracteres adoucis par les égards, & que des vices palliés par les bienséances. Tel est le comique François, dont le théatre Anglois s’est enrichi autant que l’opposition des mœurs a pû le permettre.

Le comique François se divise, suivant les mœurs qu’il peint, en comique bas, comique bourgeois, & haut comique.Voyez Comique.

Mais une division plus essentielle se tire de la différence des objets que la comédie se propose : ou elle peint le vice qu’elle rend méprisable, comme la tragédie rend le crime odieux ; de-là le comique de caractere : ou elle fait les hommes le joüet des évenemens ; de-là le comique de situation : ou elle présente les vertus communes avec des traits qui les font aimer, & dans des périls ou des malheurs qui les rendent intéressantes ; de-là le comique attendrissant.

De ces trois genres, le premier est le plus utile aux mœurs, le plus fort, le plus difficile, & par conséquent le plus rare : le plus utile aux mœurs, en ce qu’il remonte à la source des vices, & les attaque dans leur principe ; le plus fort, en ce qu’il présente le miroir aux hommes, & les fait rougir de leur propre image ; le plus difficile & le plus rare, en ce qu’il suppose dans son auteur une étude consommée des mœurs de son siecle, un discernement juste & prompt, & une force d’imagination qui réunisse sous un seul point de vûe les traits que sa pénétration n’a pû saisir qu’en détail. Ce qui manque à la plûpart des peintres de caractere, & ce que Moliere, ce grand modele en tout genre, possédoit éminemment ; c’est ce coup d’oeil philosophique, qui saisit non-seulement les extrèmes, mais le milieu des choses : entre l’hypocrite scélérat, & le dévot crédule, on voit l’homme de bien qui démasque la scélératesse de l’un, & qui plaint la crédulité de l’autre. Moliere met en opposition les mœurs corrompues de la société, & la probité farouche du Misantrope : entre ces deux excès paroît la modération du sage, qui hait le vice & qui ne hait pas les hommes. Quel fonds de philosophie ne faut-il point pour saisir ainsi le point fixe de la vertu ! C’est à cette précision qu’on reconnoit Moliere, bien mieux qu’un peintre de l’antiquité ne reconnut son rival au trait de pinceau qu’il avoit tracé sur une toile.

Si l’on nous demande pourquoi le comique de situation nous excite à rire, même sans le concours du comique de caractere, nous demanderons à notre tour d’où vient qu’on rit de la chûte imprévûe d’un passant. C’est de ce genre de plaisanterie que Hensius a eû raison de dire : plebis aucupium est & abusus.Voyez Rire. Il n’en est pas ainsi du comique attendrissant ; peut-être même est-il plus utile aux mœurs que la tragédie, vû qu’il nous intéresse de plus près, & qu’ainsi les exemples qu’il nous propose nous touchent plus sensiblement : c’est du moins l’opinion de Corneille. Mais comme ce genre ne peut être ni soûtenu par la grandeur des objets, ni animé par la force des situations, & qu’il doit être à la fois familier & intéressant, il est difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou romanesque ; c’est la simple nature qu’il faut saisir, & c’est le dernier effort de l’art d’imiter la simple nature. Quant à l’origine du comique attendrissant, il faut n’avoir jamais lû les anciens pour en attribuer l’invention à notre siecle ; on ne conçoit même pas que cette erreur ait pu subsister un instant chez une nation accoûtumée à voir joüer l’Andrienne de Térence, où l’on pleure dès le premier acte. Quelque critique pour condamner ce genre, a osé dire qu’il étoit nouveau ; on l’en a cru sur sa parole, tant la legéreté & l’indifférence d’un certain public, sur les opinions littéraires, donne beau jeu à l’effronterie & à l’ignorance.

Tels sont les trois genres de comique, parmi lesquels nous ne comptons ni le comique de mots si fort en usage dans la société, foible ressource des esprits sans talent, sans étude, & sans goût ; ni ce comique obscene, qui n’est plus souffert sur notre théatre que par une sorte de prescription, & auquel les honnêtes gens ne peuvent rire sans rougir ; ni cette espece de travestissement, où le parodiste se traîne après l’original pour avilir par une imitation burlesque, l’action la plus noble & la plus touchante : genres méprisables, dont Aristophane est l’auteur.

Mais un genre supérieur à tous les autres, est celui qui réunit le comique de situation & le comique de caractere, c’est-à-dire dans lequel les personnages sont engagés par les vices du cœur, ou par les travers de l’esprit, dans des circonstances humiliantes qui les exposent à la risée & au mépris des spectateurs. Tel est, dans l’Avare de Moliere, la rencontre d’Arpagon avec son fils, lorsque sans se connoître ils viennent traiter ensemble, l’un comme usurier, l’autre comme dissipateur.

Il est des caracteres trop peu marqués pour fournir une action soûtenue : les habiles peintres les ont groupés avec des caracteres dominans ; c’est l’art de Moliere : ou ils ont fait contraster plusieurs de ces petits caracteres entre eux ; c’est la maniere de Dufreny, qui quoique moins heureux dans l’oeconomie de l’intrigue, est celui de nos auteurs comiques, {p. 3:669} après Moliere, qui a le mieux saisi la nature ; avec cette différence que nous croyons tous avoir apperçu les traits que nous peint Moliere, & que nous nous étonnons de n’avoir pas remarqué ceux que Dufreni nous fait appercevoir.

Mais combien Moliere n’est-il pas au-dessus de tous ceux qui l’ont précédé, ou qui l’ont suivi ? Qu’on lise le parallele qu’en a fait, avec Terence, l’auteur du siecle de Louis XIV. le plus digne de les juger, la Bruyere. Il n’a, dit-il, manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté ! quelle exactitude ! quelle politesse ! quelle élégance ! quels caracteres ! Il n’a manqué à Moliere que d’eviter le jargon, & d’écrire purement : quel feu ! quelle naïveté ! quelle source de la bonne plaisanterie ! quelle imitation des mœurs ! & quel fléau du ridicule ! mais quel homme on auroit pû faire de ces deux comiques !

La difficulté de saisir comme eux les ridicules & les vices, a fait dire qu’il n’étoit plus possible de faire des comédies de caracteres. On prétend que les grands traits ont été rendus, & qu’il ne reste plus que des nuances imperceptibles : c’est avoir bien peu étudié les mœurs du siecle, que de n’y voir aucun nouveau caractere à peindre. L’hypocrisie de la vertu est-elle moins facile à démasquer que l’hypocrisie de la dévotion ? le misantrope par air est-il moins ridicule que le misantrope par principes ? le fat modeste, le petit seigneur, le faux magnifique, le défiant, l’ami de cour, & tant d’autres, viennent s’offrir en foule à qui aura le talent & le courage de les traiter. La politesse gase les vices ; mais c’est une espece de draperie légere, à-travers laquelle les grands maîtres savent bien dessiner le nud.

Quant à l’utilité de la comédie morale & décente, comme elle l’est aujourd’hui sur notre théatre, la révoquer en doute, c’est prétendre que les hommes soient insensibles au mépris & à la honte ; c’est supposer, ou qu’ils ne peuvent rougir, ou qu’ils ne peuvent se corriger des défauts dont ils rougissent ; c’est rendre les caracteres indépendans de l’amour propre qui en est l’ame, & nous mettre au-dessus de l’opinion publique, dont la foiblesse & l’orgueil sont les esclaves, & dont la vertu même a tant de peine à s’affranchir.

Les hommes, dit-on, ne se reconnoissent pas à leur image : c’est ce qu’on peut nier hardiment. On croit tromper les autres, mais on ne se trompe jamais ; & tel prétend à l’estime publique, qui n’oseroit se montrer s’il croyoit être connu comme il se connoît lui-même.

Personne ne se corrige, dit-on encore : malheur à ceux pour qui ce principe est une vérité de sentiment ; mais si en effet le fond du naturel est incorrigible, du moins le dehors ne l’est pas. I es hommes ne se touchent que par la surface ; & tout seroit dans l’ordre, si on pouvoit réduire ceux qui sont nés vicieux, ridicules, ou méchans, à ne l’être qu’au-dedans d’eux-mêmes : C’est le but que se propose la comédie ; & le théatre est pour le vice & le ridicule, ce que sont pour le crime les tribunaux où il est jugé, & les échafauds où il est puni.

On pourroit encore diviser la comédie relativement aux états, & on verroit naître de cette division, la comédie dont nous venons de parler dans cet article, la pastorale & la féerie : mais la pastorale & la féerie ne méritent guere le nom de comédie que par une sorte d’abus. Voyez les articlesFéerie & Pastorale.Cet article est de M. de Marmontel.

Comédie, Histoire Ancienne §

* Comédie, (Hist. anc.) La comédie des anciens prit différens noms, relativement à différentes circonstances dont nous allons faire mention.

Ils eurent les comédies Atellanes, ainsi nommées d’Atella, maintenant Aversa, dans la Campanie : c’étoit un tissu de plaisanteries ; la langue en étoit Oscique ; elle étoit divisée en actes ; il y avoit de la musique, de la pantomime, & de la danse ; de jeunes Romains en étoient les acteurs. Voy. Atellanes

Les comédies mixtes, où une partie se passoit en récit, une autre en action ; ils disoient qu’elles étoient partim stataria, partim motoriae, & ils citoient en exemple l’Eunuque de Térence.

Les comédies appellées motoriae, celles où tout étoit en action, comme dans l’Amphitrion de Plaute.

Les comédies appellées palliatae, où le sujet & les personnages étoient Grecs, où les habits étoient Grecs ; où l’on se servoit du pallium : on les appelloit aussi crepidae, chaussure commune des Grecs.

Les comédies appellées planipediae, celles qui se joüoient à piés nuds, ou plûtôt sur un théatre de plain-pié avec le rez-de-chaussée.

Les comédies appellées praetextatae, où le sujet & les personnages étoient pris dans l’état de la noblesse, & de ceux qui portoient les togae-praetextae.

Les comédies appellées rhintonicae, ou comique larmoyant, qui s’appelloit encore hilaro tragedia, ou latina comedia, ou comedia italica. L’inventeur en fut un bouffon de Tarente nommé Rhintone.

Les comédies appellées statariae, celles où il y a beaucoup de dialogue & peu d’action, telles que l’Hecyre de Terence & l’Asinaire de Plaute.

Les comédies appellées tabernariae, dont le sujet & les personnages étoient pris du bas peuple, & tirés des tavernes. Les acteurs y joüoient en robes longues, togis, sans manteaux à la Greque, palliis. Afranius & Ennius se distinguerent dans ce genre.

Les comédies appellées togatae, où les acteurs étoient habillés de la toge. Stephanius fit les premieres ; on les soûdivisa en togatae proprement dites, praetextatae, tabernariae, & Atellanae. Les togatae tenoient proprement le milieu entre les praetextatae & les tabernariae : c’étoient les opposées des palliatae.

Les comédies appellées trabeatae : on en attribue l’invention à Caïus Melissus. Les acteurs y paroissoient in trabeis, & y joüoient des triomphateurs, des chevaliers. La dignité de ces personnages si peu propres au comique, a répandu bien de l’obscurité sur la nature de ce spectacle.

Comédie sainte §

Comédie sainte, (Hist. mod. théat.) Les comédies saintes étoient des especes de farces sur des sujets de piété, qu’on représentoit publiquement dans le quinzieme & le seizieme siecle. Tous les historiens en parlent.

Chez nos dévots ayeux le théatre abhorré
Fut long-tems dans la France un plaisir ignoré.
De pélerins, dit-on, une troupe grossiere
En public à Paris y monta la premiere,
Et sottement zélée en sa simplicité
Joüa les Saints, la Vierge, & Dieu par piété.
Art poétiq.

La fin du regne de Charles V. ayant vû naître le chant royal, genre de poésie de même construction que la ballade, & qui se faisoit en l’honneur de Dieu ou de la Vierge, il se forma des sociétés qui, sous Charles VI. en composerent des pieces distribuées en actes, en scenes, & en autant de différens personnages qu’il étoit nécessaire pour la représentation. Leur premier essai se fit au bourg Saint-Maur ; ils prirent pour sujet la passion de Notre-Seigneur. Le prevôt de Paris en fut averti, & leur defendit de continuer : mais ils se pourvûrent à la cour ; & pour se la rendre plus favorable, ils érigerent leur société en confrairie, sous le titre des confreres de la passion de Notre-Seigneur. Le roi Charles VI. voulut voir quelques-unes de leurs pieces : elles lui plurent, & ils obtinrent des lettres patentes du 4 Décembre 1402, pour leur établissement à Paris. M. de la Mare {p. 3:670} les rapporte dans son tr. de pol. l. III. tom. III. ch. jx. Charles VI. leur accorda par ces lettres patentes, la liberté de continuer publiquement les représentations de leurs comédies pieuses, en y appellant quelques-uns de ses officiers ; il leur permit même d’aller & de venir par la ville habillés suivant le suject & la qualité des mysteres qu’ils devoient représenter.

Après cette permission, la société de la passion fonda dans la chapelle de la Sainte-Trinité le service de la confrairie. La maison dont dépendoit cette chapelle, avoit été bâtie hors la porte de Paris du côté de Saint-Denis, par deux gentils-hommes Allemands, freres utérins, pour recevoir les pélerins & les pauvres voyageurs qui arrivoient trop tard pour entrer dans la ville, dont les portes se fermoient alors. Dans cette maison il y avoit une grande salle que les confreres de la passion loüerent : ils y construisirent un théatre & y représenterent leurs jeux, qu’ils nommerent d’abord moralités, & ensuite mysteres, comme le mystere de la passion, le mystere des actes des apôtres, le mystere de l’apocalypse, &c. Ces sortes de comédies prirent tant de faveur, que bientôt elles furent joüées en plusieurs endroits du royaume sur des théatres publics ; & la Fête-Dieu d’Aix en Provence en est encore de nos jours un reste ridicule.

Alain Chartier, dans son histoire de Charles VII. parlant de l’entrée de ce roi à Paris en l’année 1437, pag. 109. dit que,

« tout au long de la grande rue saint-Denis, auprès d’un ject de pierre l’un de l’autre, estoient des eschaffaulds bien & richement tendus, où estoient faits par personnages l’annonciation Notre-Dame, la nativité Notre-Seigneur, sa passion, sa résurrection, la pentecoste, & le jugement qui séoit très-bien : car il se joüoit devant le chastelet où est la justice du roi. Et emmy la ville, y avoit plusieurs autres jeux de divers mysteres, qui seroient très-longs à racompter. Et là venoient gens de toutes parts criant Noel, & les autres pleuroient de joie. »

En l’année 1486, le chapitre de l’église de Lyon ordonna soixante livres à ceux qui avoient joüé le mystere de la passion de Jesus-Christ, liv. XXVIII. des actes capitulaires, fol. 153. De Rubis, dans son histoire de la même ville, liv. III. ch. liij. fait mention d’un théatre public dressé à Lyon en 1540.

« Et là, dit-il, par l’espace de trois ou quatre ans, les jours de dimanches & les fêtes après le disner, furent représentées la pluspart des histoires du vieil & nouveau Testament, avec la farce au bout, pour recréer les assistans ».

Le peuple nommoit ce théatre le paradis.

François I. qui prenoit grand plaisir à la représentation de ces sortes de comédies saintes, confirma les priviléges des confreres de la passion par lettres patentes du mois de Janvier 1518. Voici le titre de deux de ces pieces, par où le lecteur pourra s’en former quelque idée. S’ensuit le mystere de la passion de Notre Seigneur Jesus-Christ, nouvellement reveu & corrigé outre les précédentes impressions, avec les additions faites par très-éloquent & scientificque maistre Jehan Michel ; lequel mystere fut joüé à Angiers moult triumphamment, & dernierement à Paris, avec le nombre des personnages qui sont à la fin dudit livre, & font en nombre cxlj. 1541. in-4.

L’autre piece contient le mystere des actes des apôtres : il fut imprimé à Paris en 1540, in-4. & on marqua dans le titre qu’il étoit joüé à Bourges. L’année suivante il fut réimprimé in-fol. à Paris, où il se joüoit. Cette comédie est divisée en deux parties. La premiere est intitulée : Le premier volume des catholiques œuvres & actes des apôtres, rédigez en escript par saint Luc évangéliste, & hystoriographe, député par le saint-Esprit, icellui saint Luc escripvant à Théophile, avec plusieurs hystoires en icellui insérées des gestes des Césars. Le tout veu & corrigé bien & duement selon la vraie vérité, & joüé par personnages à Paris en l’hostel de Flandres, l’an mil cinq censxli.avec privilége du roi. On les vend à la grand-salle du palais par Arnould & Charles les Angeliers freres, tenans leurs boutiques au premier & deuxieme pillier, devant la chapelle de messeigneurs les présidens : in-fol. La seconde partie a pour titre : Le second volume du magnifique mystere des actes des apôtres, continuant la narration de leurs faits & gestes selon l’Escripture saincte, avecques plusieurs hystoires en icellui insérées des gestes des Césars. Veu & corrigé bien & deument selon la vraie vérité, & ainsi que le mystere est joüé à Paris cette présente année mil cinq cent quarante-ung.

Cet ouvrage fut commencé vers le milieu du xv. siecle par Arnoul Greban, chanoine du Mans, & continué par Simon Greban son frere, secrétaire de Charles d’Anjou comte du Maine : il fut ensuite revû, corrigé, & imprimé par les soins de Pierre Cuevret ou Curet, chanoine du Mans, qui vivoit au commencement du xvj. siecle. Voyez la bibliotheque de la Croix du Maine, pag. 24. 391. & 456.

Quelques particuliers entreprirent de faire joüer de cette maniere en 1542, à Paris, le mystere de l’ancien Testament, & François I. avoit approuvé leur dessein ; mais le parlement s’y opposa par acte du 9 Décembre 1541, & ce morceau des registres du parlement est très-curieux, au jugement de M. du Monteil.

La représentation de ces pieces sérieuses dura près d’un siecle & demi ; mais insensiblement les joüeurs y mêlerent quelques farces tirées de sujets burlesques, qui amusoient beaucoup le peuple, & qu’on nomma les jeux des pois pilés, apparemment par allusion à quelque scene d’une des pieces.

Ce mêlange de religion & de bouffonnerie déplut aux gens sages. En 1545 la maison de la Trinité fut de nouveau convertie en hôpital, suivant sa fondation : ce qui fut ordonné par un arrêt du parlement. Alors les confreres de la passion, obligés de quitter leur salle, choisirent un autre lieu pour leur théatre ; & comme ils avoient fait des gains considérables, ils acheterent en 1548 la place & les masures de l’hôtel de Bourgogne, où ils bâtirent un nouveau théatre. Le parlement leur permit de s’y établir par arrêt du 19 Novembre 1548, à condition de n’y joüer que des sujets profanes, licites, & honnêtes, & leur fit de très-expresses défenses d’y représenter aucun mystere de la passion, ni autre mystere sacré : il les confirma néanmoins dans tous leurs priviléges, & fit défenses à tous autres, qu’aux confreres de la passion, de joüer, ni représenter aucuns jeux, tant dans la ville, faubourgs, que banlieue de Paris, sinon sous le nom & au profit de la confrairie : ce qui fut confirmé par lettres patentes d’Henri II. du mois de Mars 1559.

Les confreres de la passion qui avoient seuls le privilége, cesserent de monter eux-mêmes sur le théatre ; ils trouverent que les pieces profanes ne convenoient plus au titre religieux qui caractérisoit leur compagnie. Une troupe d’autres comédiens se forma pour la premiere fois, & prit d’eux à loyer le privilége, & l’hôtel de Bourgogne. Les bailleurs s’y reserverent seulement deux loges pour eux & pour leurs amis ; c’etoient les plus proches du théatre, distinguées par des barreaux, & on les nommoit les loges des maîtres. La farce de Patelin y fut joüée : mais le premier plan de comédie profane est dû à Etienne Jodelle, qui composa la piece intitulée la rencontre, qui plut fort à Henri Il. devant lequel elle fut représentée. Cléopatre & Didon sont deux tragédies du même auteur, qui parurent des premieres sur le théatre au lieu & place des tragédies saintes. {p. 3:671}

Dès qu’Henri III. fut monté sur le throne, il infecta le royaume de farceurs ; il fit venir de Venise les comédiens Italiens surnommés li Gelosi, lesquels au rapport de M. de l’Etoile (que je vais copier ici),

« commencerent le dimanche 29 Mai 1577 leurs comédies en l’hostel de Bourbon à Paris ; ils prenoient quatre souls de salaire par teste de tous les François, & il y avoit tel concours, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avoient pas tous ensemble autant quand ils preschoient... Le mercredi 26 Juin, la cour assemblée aux Mercuriales, fit défenses aux Gelosi de plus joüer leurs comédies, pour ce qu’elles n’enseignoient que paillardises. ..... Le samedi 27 Juillet, li Gelosi, après avoir présenté à la cour les lettres patentes, par eux obtenues du roi, afin qu’il leur fût permis de joüer leurs comédies, nonobstant les défenses de la cour, furent renvoyés par fin de non-recevoir, & défenses à eux faites de plus obtenir & présenter à la cour de telles lettres, sous peine de dix mille livres parisis d’amende, applicables à la boîte des pauvres ; nonobstant lesquelles défenses, au commencement de Septembre suivant, ils recommencerent à joüer leurs comédies en l’hôtel de Bourbon, comme auparavant, par la jussion expresse du roi : la corruption de ce tems étant telle, que les farceurs, bouffons, put...... & mignons, avoient tout crédit auprès du roi ».

Journal d’Henri III. par Pierre de l’Etoile, à la Haye 1744, in-8°. tom. I. pag. 206. 209. & 211.

La licence s’étant également glissée dans toutes les autres troupes de comédiens, le parlement refusa pendant long-tems d’enregistrer leurs lettres patentes, & il permit seulement en 1596 aux comédiens de province, de joüer à la foire saint-Germain, à la charge de payer par chacune année qu’ils joüeroient, deux écus aux administrateurs de la confrairie de la passion. En 1609, une ordonnance de police défendit à tous comédiens de representer aucunes comédies ou farces, qu’ils ne les eussent communiquées au procureur du roi. Enfin on réunit le revenu de la confrairie de la passion à l’hôpital-général. Voyez sur tout ceci Pasquier, rech. liv. VII. ch. v. De la Mare, traité de pol. liv. III. tom. III. Œuvres de Despréaux, Paris, 1747, in-8°. &c.

Les accroissemens de Paris ayant obligé les comédiens à se séparer en deux bandes ; les uns resterent à l’hôtel de Bourgogne, & les autres allerent à l’hôtel d’Argent au Marais. On y joüoit encore les pieces de Jodelle, de Garnier, & de leurs semblables, quand Corneille vint à donner sa Mélite, qui fut suivie du Menteur, piece de caractere & d’intrigue. Alors parut Moliere, le plus parfait des poëtes comiques, & qui a remporté le prix de son art malgré ses jaloux & ses contemporains.

Le comique né d’une dévotion ignorante, passa dans une bouffonnerie ridicule ; ensuite tomba dans une licence grossiere, & demeura tel, ou barbouillé de lie, jusqu’au commencement du siecle de Louis XIV. Le cardinal de Richelieu, par ses libéralités, l’habilla d’un masque plus honnête ; Moliere en le chaussant de brodequins, jusqu’alors inconnus, l’éleva au plus haut point de gloire ; & à sa mort, la nature l’ensevelit avec lui. Article de M. le Chevalierde Jaucourt.

Comédie ballet §

Comédie ballet : on donne ce nom au théatre François, aux comédies qui ont des intermedes, comme Psiché, la princesse d’Elide, &c.Voyez Intermede. Autrefois, & dans sa nouveauté, Georges Dandin & le Malade imaginaire étoient appellés de ce nom, parce qu’ils avoient des intermedes.

Au théatre lyrique, la comédie ballet est une espece de comédie en trois ou quatre actes, précédés d’un prologue.

Le Carnaval de Venise de Renard, mis en musique par Campra, est la premiere comédie ballet qu’on ait représentée sur le théatre de l’opéra : elle le fut en 1699. Nous n’avons dans ce genre que le Carnaval & la Folie, ouvrage de la Mothe, fort ingénieux & très-bien écrit, donné en 1704, qui soit resté au théatre. La musique est de Destouches.

Cet ouvrage n’est point copie d’un genre trouvé. La Mothe a manié son sujet d’une maniere originale. L’allégorie est le fond de sa piece, & c’est presque un genre neuf qu’il a créé. C’est dans ces sortes d’ouvrages qu’il a imaginés, où il a été excellent. Il étoit foible quand il marchoit sur les pas d’autrui, & presque toûjours parfait, quelquefois meme sublime, lorsqu’il suivoit le feu de ses propres idées. Voyez Pastorale & Ballet. (B)

COMEDIEN §

COMEDIEN, s. m. (Belles-Lettres.) personne qui fait profession de représenter des pieces de théatre, composées pour l’instruction & l’amusement du public.

On donne ce nom, en général, aux acteurs & actrices qui montent sur le théatre, & joüent des rôles tant dans le comique que dans le tragique, dans les spectacles où l’on déclame : car à l’opéra on ne leur donne que le nom d’acteurs ou d’actrices, danseurs, filles des chœurs, &c.

Nos premiers comédiens ont été les Troubadours, connus aussi sous le nom de Trouveurs & Jongleurs ; ils étoient tout-à-la-fois auteurs & acteurs, comme on a vû Moliere, Dancour, Montfleury, le Grand, &c. Aux Jongleurs succéderent les confreres de la passion, qui représentoient les pieces appellés mysteres, dont il a été parlé plus haut. Voyez Comédie sainte.

A ces confreres ont succédé les troupes de comédiens, qui sont ou sédentaires comme les comédiens François, les comédiens Italiens établis à Paris, & plusieurs autres troupes qui ont des théatres fixes dans plusieurs grandes villes du royaume, comme Strasbourg, Lille, &c. & les comédiens qui courent les provinces & vont de ville en ville, & qu’on nomme comédiens de campagne.

La profession de comédien est honorée en Angleterre ; on n’y a point fait difficulté d’accorder à Mile Olfilds un tombeau à Westminster à côté de Newton & des rois. En France, elle est moins honorée. L’église Romaine les excommunie, & leur refuse la sépulture chrétienne, s’ils n’ont pas renoncé au théatre avant leur mort. Voyez Acteurs. (G)

* Si l’on considere le but de nos spectacles, & les talens nécessaires dans celui qui sait y faire un rôle avec succès, l’état de comédien prendra nécessairement dans tout bon esprit, le degré de considération qui lui est dû. Il s’agit maintenant, sur notre théatre François particulierement, d’exciter à la vertu, d’inspirer l’horreur du vice, & d’exposer les ridicules : ceux qui l’occupent sont les organes des premiers génies & des hommes les plus célebres de la nation, Corneille, Racine, Moliere, Renard, M. de Voltaire, &c. leur fonction exige, pour y exceller, de la figure, de la dignité, de la voix, de la mémoire, du geste, de la sensibilité, de l’intelligence, de la connoissance même des mœurs & des caracteres, en un mot un grand nombre de qualités que la nature réunit si rarement dans une même personne, qu’on compte plus de grands auteurs que de grands comédiens. Malgré tout cela, ils ont été traités très durement par quelques unes de nos lois, que nous allons exposer dans la suite de cet article, pour satisfaire à la nature de notre ouvrage. Voyez Geste, Déclamation, Intonation, &c.

Comédiens (Jurisprudence) §

Comédiens, (Jurisprudence.) Chez les Romains, les comédiens étoient dans une espece d’incapacité {p. 3:672} de s’obliger, tellement que quoiqu’ils se fussent engagés sous caution, & même par serment, ils pouvoient se retirer. Novell. 51. Cette loi ne s’observe point parmi nous.

Il a toûjours été défendu aux comédiens de représenter sur le théatre les ecclésiastiques & les religieux. Novell. 123. ch. xljv. Et l. minus cod. de episcop. aud. […] omnibus auth. de sanctiss. episcop.

Les comédiens étoient autrefois regardés comme infâmes (l. si fratres cod. ex quibus causis infamia irrogat. C. lib. II. cap. xij.) ; & par cette raison on les a regardés comme incapables de rendre témoignage. Voyez Perchambaut, sur l’artic 151. de la coûtume de Bretagne. Le canon definimus, 4. quest. j. dit qu’un comédien n’est pas recevable à intenter une accusation : & le […]causas auth. ut cum de appell. cognos. porte qu’un fils qui, contre la volonté de son pere, s’est fait comédien, encourt son indignation.

Charlemagne, par une ordonnance de l’an 789, mit aussi les histrions au nombre des personnes infâmes, & auxquelles il n’étoit pas permis de former aucune accusation en justice.

Les conciles de Mayence, de Tours, de Reims, & de Châlons-sur-Saone, tenus en 813, défendirent aux évêques, aux prêtres, & autres ecclésiastiques, d’assister à aucun spectacle, à peine de suspension, & d’être mis en pénitence ; & Charlemagne autorisa cette disposition par une ordonnance de la même année. Voyez les capitul. tome I. col. 229. 1163. & 1270.

Mais il faut avoüer que la plûpart de ces peines ont moins été prononcées contre des comédiens proprement dits, que contre des histrions ou farceurs publics, qui mêloient dans leurs jeux toutes sortes d’obscénités ; & que le théatre étant devenu plus épuré, on a conçû une idée moins desavantageuse des comédiens.

On tient néanmoins toûjours pour certain que les comédiens dérogent ; mais il en faut excepter ceux du Roi qui ne dérogent point, comme il résulte d’une déclaration de Louis XIII. du 16 Avril 1641, registrée en parlement le 24 du même mois, & d’un arrêt du conseil du 10 Septembre 1668, rendu en faveur de Floridor comédien du roi, qui étoit gentilhomme ; par lequel il lui fut accordé un an pour rapporter ses titres de noblesse, & cependant défenses furent faites au traitant de l’inquiéter pour la qualité d’écuyer.

Les acteurs & actrices de l’opéra ne dérogent pas non plus, attendu que ce spectacle est établi sous le titre d’académie royale de Musique.

La part que chaque comédien a dans les profits peut être saisie par ses créanciers. Arrêt du 2 Juin 1693. Journ. des aud.

Il y a plusieurs reglemens pour la profession des comédiens & pour les spectacles en général, qui sont rapportés ou cités dans le tr. de la police, tome I. liv. III. tit. iij. & dans le dictionn. des arrêts, au mot comédien. (A)

COMIQUE §

Comique, genre de la comédie §

Comique, pris pour le genre de la comédie, est un terme relatif. Ce qui est comique pour tel peuple, pour telle société, pour tel homme, peut ne pas l’être pour tel autre. L’effet du comique résulte de la comparaison qu’on fait, même sans s’en appercevoir, de ses mœurs avec les mœurs qu’on voit tourner en ridicule, & suppose entre le spectateur & le personnage représenté une différence avantageuse {p. 3:682} pour le premier. Ce n’est pas que le même homme ne puisse rire de sa propre image, lors même qu’il s’y reconnoît : cela vient d’une duplicité de caractere qui s’observe encore plus sensiblement dans le combat des passions, où l’homme est sans cesse en opposition avec lui-même. On se juge, on se condamne, on se plaisante, comme un tiers, & l’amour propre y trouve son compte. Voyez Raison, Sentiment, Identité.

Le comique n’étant qu’une relation, il doit perdre à être transplanté ; mais il perd plus ou moins en raison de sa bonté essentielle. S’il est peint avec force & vérité, il aura toûjours, comme les portraits de Vandeyk & de Latour, le mérite de la peinture, lors même qu’on ne sera plus en état de juger de la ressemblance ; & les connoisseurs y appercevront cette ame & cette vie, qu’on ne rend jamais qu’en imitant la nature. D’ailleurs si le comique porte sur des caracteres généraux & sur quelque vice radical de l’humanité, il ne sera que trop ressemblant dans tous les pays & dans tous les siecles. L’avocat patelin semble peint de nos jours. L’avare de Plaute a ses originaux à Paris. Le misantrope de Moliere eût trouvé les siens à Rome. Tels sont malheureusement chez tous les hommes le contraste & le mêlange de l’amour propre & de la raison, que la théorie des bonnes mœurs & la pratique des mauvaises, sont presque toùjours & par-tout les mêmes. L’avarice, cette avidité insatiable qui fait qu’on se prive de tout pour ne manquer de rien ; l’envie, ce mêlange d’estime & de haine pour les avantages qu’on n’a pas ; l’hypocrisie, ce masque du vice déguisé en vertu ; la flatterie, ce commerce infame entre la bassesse & la vanité : tous ces vices & une infinité d’autres, existeront par-tout où il y aura des hommes, & par-tout ils seront regardés comme des vices. Chaque homme méprisera dans son semblable ceux dont il se croira exempt, & prendra un plaisir malin à les voir humilier ; ce qui assûre à jamais le succès du comique qui attaque les mœurs générales.

Il n’en est pas ainsi du comique local & momentané. Il est borné pour les lieux & pour les tems, au cercle du ridicule qu’il attaque ; mais il n’en est souvent que plus loüable, attendu que c’est lui qui empêche le ridicule de se perpétuer & de se répandre, en détruisant ses propres modeles ; & que s’il ne ressemble plus à personne, c’est que personne n’ose plus lui ressembler. Ménage qui a dit tant de mots, & qui en a dit si peu de bons, avoit pourtant raison de s’écrier à la premiere représentation des précieuses ridicules : courage Moliere, voilà le bon comique. Observons, à-propos de cette piece, qu’il y a quelquefois un grand art à charger les portraits. La méprise des deux provinciales, leur empressement pour deux valets travestis, les coups de bâton qui font le dénouement, exagerent sans doute le mépris attaché aux airs & au ton précieux ; mais Moliere, pour arrêter la contagion, a usé du plus violent remede. C’est ainsi que dans un dénouement qui a essuyé tant de critiques, & qui mérite les plus grands éloges, il a osé envoyer l’hypocrite à la greve. Son exemple doit apprendre à ses imitateurs à ne pas ménager le vice, & à traiter un méchant homme sur le théatre comme il doit l’être dans la société. Par exemple, il n’y a qu’une façon de renvoyer de dessus la scene un scélérat qui fait gloire de séduire une femme pour la deshonorer : ceux qui lui ressemblent trouveront mauvais le dénouement ; tant mieux pour l’auteur & pour l’ouvrage.

Le genre comique François, le seul dont nous traiterons ici, comme étant le plus parfait de tous (voy. Comedie), se divise en comique noble, comique bourgeois, & bas comique. Comme on n’a fait qu’indiquer cette division dans l’article Comedie, on va la développer dans celui-ci. C’est d’une connoissance profonde de leurs objets, que les Arts tirent leurs regles, & les auteurs leur fécondité.

Le comique noble peint les mœurs des grands, & celles-ci different des mœurs du peuple & de la bourgeoisie moins par le fond, que par la forme. Les vices des grands sont moins grossiers, leurs ridicules moins choquans ; ils sont même, pour la plûpart, si bien colorés par la politesse, qu’ils entrent dans le caractere de l’homme aimable : ce sont des poisons assaisonnés que le spéculateur décompose ; mais peu de personnes sont à portée de les étudier, moins encore en état de les saisir. On s’amuse à recopier le petit maître sur lequel tous les traits du ridicule sont épuisés, & dont la peinture n’est plus qu’une école pour les jeunes gens qui ont quelque disposition à le devenir ; cependant on laisse en paix l’intrigante, le bas orgueilleux, le prôneur de lui-même, & une infinité d’autres dont le monde est rempli : il est vrai qu’il ne faut pas moins de courage que de talent pour toucher à ces caracteres ; & les auteurs du faux-sincere & du glorieux ont eu besoin de l’un & de l’autre : mais aussi ce n’est pas sans effort qu’on peut marcher sur les pas de l’intrépide auteur du tartufe. Boileau racontoit que Moliere, après lui avoir lû le misantrope, lui avoit dit : vous verrez bien autre chose. Qu’auroit-il donc fait si la mort ne l’avoit surpris, cet homme qui voyoit quelque chose au delà du misantrope ? Ce problême qui confondoit Boileau, devroit être pour les auteurs comiques un objet continuel d’émulation & de recherches ; & ne fût-ce pour eux que la pierre philosophale, ils feroient du moins en la cherchant inutilement, mille autres découvertes utiles.

Indépendamment de l’étude refléchie des mœurs du grand monde, sans laquelle on ne sauroit faire un pas dans la carriere du haut comique, ce genre présente un obstacle qui lui est propre, & dont un auteur est d’abord effrayé. La plûpart des ridicules des grands sont si bien composés, qu’ils sont à peine visibles. Leurs vices sur-tout ont je ne sai quoi d’imposant qui se refuse à la plaisanterie : mais les situations les mettent en jeu. Quoi de plus sérieux en soi que le Misantrope ? Moliere le rend amoureux d’une coquete ; il est comique. Le Tartufe est un chef-d’œuvre plus surprenant encore dans l’art des contrastes : dans cette intrigue si comique, aucun des principaux personnages ne le seroit, pris séparément ; ils le deviennent tous par leur opposition. En général, les caracteres ne se développent que par leurs mêlanges.

Les prétentions déplacées & les faux airs font l’objet principal du comique bourgeois. Les progrès de la politesse & du luxe l’ont rapproché du comique noble, mais ne les ont point confondus. La vanité qui à pris dans la bourgeoisie un ton plus haut qu’autrefois, traite de grossier tout ce qui n’a pas l’air du beau monde. C’est un ridicule de plus, qui ne doit pas empêcher un auteur de peindre les bourgeois avec les mœurs bourgeoises. Qu’il laisse mettre au rang des farces Georges Dandin, le Malade imaginaire, les Fourberies de Scapin, le Bourgeois gentilhomme, & qu’il tâche de les imiter. La farce est l’insipide exagération, ou l’imitation grossiere d’une nature indigne d’être présentée aux yeux des honnêtes gens. Le choix des objets & la vérité de la peinture caractérisent la bonne comédie. Le Malade imaginaire, auquel les Medecins doivent plus qu’ils ne pensent, est un tableau aussi frappant & aussi moral qu’il y en ait au théatre. Georges Dandin, où sont peintes avec tant de sagesse les mœurs les plus licentieuses, est un chef-d’œuvre de naturel & d’intrigue ; & ce n’est pas la faute de Moliere si le sot orgueil plus fort que ses leçons, perpétue encore {p. 3:683} l’alliance des Dandins avec les Sotenvilles. Si dans ces modeles on trouve quelques traits qui ne peuvent amuser que le peuple, en revanche combien de scenes dignes des connoisseurs les plus délicats ?

Boileau a eu tort, s’il n’a pas reconnu l’auteur du Misantrope dans l’éloquence de Scapin avec le pere de son maître ; dans l’avarice de ce vieillard ; dans la scene des deux peres ; dans l’amour des deux fils, tableaux dignes de Térence ; dans la confession de Scapin qui se croit convaincu ; dans son insolence dès qu’il sent que son maître a besoin de lui, &c. Boileau a eu raison, s’il n’a regardé comme indigne de Moliere que le sac où le vieillard est enveloppé : encore eût-il mieux fait d’en faire la critique à son ami vivant, que d’attendre qu’il fût mort pour lui en faire le reproche.

Pourceaugnac est la seule piece de Moliere qu’on puisse mettre au rang des farces ; & dans cette farce même on trouve des caracteres, tel que celui de Sbrigani, & des situations telles que celle de Pourceaugnac entre les deux medecins, qui décelent le grand maître.

Le comique bas, ainsi nommé parce qu’il imite les mœurs du bas peuple, peut avoir, comme les tableaux Flamands, le mérite du coloris, de la vérité & de la gaïeté. Il a aussi sa finesse & ses graces ; & il ne faut pas le confondre avec le comique grossier : celui-ci consiste dans la maniere ; ce n’est point un genre à part, c’est un défaut de tous les genres. Les amours d’une bourgeoise & l’ivresse d’un marquis, peuvent être du comique grossier, comme tout ce qui blesse le goût & les mœurs. Le comique bas au contraire est susceptible de délicatesse & d’honnêteté ; il donne même une nouvelle force au comique bourgeois & au comique noble, lorsqu’il contraste avec eux. Moliere en fournit mille exemples. Voyez dans le Dépit amoureux, la brouillerie & la réconciliation entre Mathurine & Gros-René, où sont peints dans la simplicité villageoisie les mêmes mouvemens de dépit & les mêmes retours de tendresse, qui vie ment de se passer dans la scene des deux amans. Moliere, à la vérité, mêle quelquefois le comique grossier avec le bas comique. Dans la scene que nous avons citée, voilà ton demi-cent d’épingles de Paris, est du comique bas. Je voudrois bien aussi te rendre ton potage, est du comique grossier. La paille rompue, est un trait de génie. Ces sortes de scenes sont comme des miroirs où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l’art, se répete dans toute sa simplicité. Le secret de ces miroirs seroit-il perdu depuis Moliere ? Il a tiré des contrastes encore plus forts du mêlange des comiques. C’est ainsi que dans le Festin-de-Pierre, il nous peint la crédulité de deux petites villageoises, & leur facilité à se laisser séduire par un scélérat dont la magnificence les éblouit. C’est ainsi que dans le Bourgeois gentilhomme, la grossiereté de Nicole jette un nouveau ridicule sur les prétentions impertinentes & l’éducation forcée de M. Jourdain. C’est ainsi que dans l’Ecole des femmes l’imbécillité d’Alain & de Georgette si bien nuancée avec l’ingénuité d’Agnès, concourt à faire réussir les entreprises de l’amant, & à faire échoüer les précautions du jaloux.

Qu’on nous pardonne de tirer tous nos exemples de Moliere ; si Menandre & Térence revenoient au monde, ils étudieroient ce grand maître, & n’étudieroient que lui. Cet article est de M. de Marmontel.

FACHEUX §

* FACHEUX, adj. (Gramm.) terme qui est du grand nombre de ceux par lesquels nous désignons ce qui nuit à notre bien-être : nous l’appliquons aux personnes & aux choses. Si l’on fait à un commerçant quelque banqueroute considérable au moment où il est pressé par des créanciers, la banqueroute est un évenement fâcheux ; la conjoncture où il se trouve est fâcheuse, ses créanciers sont des gens fâcheux. On voit par les fâcheux de Moliere, qu’un fâcheux est un importun qui survient dans un moment intéressant, occupé, où la présence même d’un ami est de trop, & où celle d’un indifférent embarrasse & peut donner de l’humeur, quand elle dure.

POÈTE §

Poete comique §

Poete comique, (Art dramat.) la tragédie imite le beau, le grand ; la comédie imite le ridicule. De-là vient la distinction de poëtes tragiques & comiques. Comme dans tous les tems la maniere de traiter la comédie étoit l’image des moeurs de ceux pour lesquels on travailloit, on reconnoit dans les pieces d’Aristophane, de Ménandre, de Plaute, de Térence, de Moliere, & autres célebres comiques, le goût du siecle de chaque peuple, & celui de chaque poëte.

Le peuple d’Athènes étoit vain, leger, inconstant, sans moeurs, sans respect pour les dieux, méchant & plus prêt à rire d’une impertinence, qu’à s’instruire d’une maxime utile. Voilà le public à qui Aristophane se proposoit de plaire. Ce n’est pas qu’il n’eût pu s’il eût voulu, réformer en partie ce caractere du peuple, en ne le flatant pas également dans tous ses vices ; mais l’auteur lui-même les ayant tous, il s’est livré sans peine au goût du public pour qui il écrivoit. Il étoit satyrique par méchanceté, ordurier par corruption de moeurs, impie par goût ; par-dessus tout cela pourvu d’une certaine gaieté d’imagination qui lui fournissoit des idées folles, ces allégories bisarres qui entrent dans toutes ses pieces, & qui en constituent quelquefois tout le fond. Voilà donc deux causes du caractere des pieces d’Aristophane, le goût du peuple & celui de l’auteur.

Le grec né moqueur, par mille jeux plaisans
Distila le venin de ses traits médisans ;
Aux accès insolens d’une bouffonne joie,
La sagesse, l’esprit, l’honneur furent en proie.
On vit, par le public un poëte avoué,
S’enrichir aux dépens du mérite joué ;
Et Socrate par lui dans un choeur de nuées,
D’un vil amas de peuple attirer les huées.

Le Plutus d’Aristophane qui est une de ses pieces les plus mesurées, peut faire sentir jusqu’à quel point ce poëte portoit la licence de l’imagination, & le libertinage du génie. Il y raille le gouvernement, mord les riches, berne les pauvres, se mocque des dieux, vomit des ordures ; mais tout cela se fait en traits, & avec beaucoup de vivacité & d’esprit : de sorte que le fond paroît plus fait pour amener & porter ces traits, que les traits ne sont faits pour orner & revêtir le fond.

Aristophane vivoit 436 ans avant J. C. Les Athéniens qu’il avoit tant amusés, lui décernerent la couronne de l’olivier sacré. De 50 pieces qu’ils fit jouer sur le théâtre, il nous en reste 11, dont nous devons à Kuster une édition magnifique, mise au jour en 1710 in-fol. La comédie d’Aristophane intitulée les Guepes, a été fort heureusement rendue par Racine dans les Plaideurs.

Ménandre, un peu plus jeune qu’Aristophane, ne donna point comme lui dans une satyre dure & grossiere, qui déchire la réputation des plus gens de bien ; au contraire il assaisonna ses comédies d’une plaisanterie douce, fine, délicate & bienséante. La licence ayant été réformée par l’autorité des magistrats :

Le théâtre perdit son antique fureur,
La comédie apprit à rire sans aigreur,
Sans fiel & sans venin sçut instruire & reprendre,
Et plut innocemment dans les vers de Ménandre.

La muse d’Aristophane, dit Plutarque, ressemble à une femme perdue ; mais celle de Ménandre ressemble à une honnête femme. De 80 comédies que cet aimable poëte avoit faites, & dont 8 furent couronnées, il ne nous en reste que des fragmens qui ont été recueillis par M. le Clerc. Ménandre mourut à l’âge de 52 ans, admiré de ses compatriotes.

Les Romains avoient fait des tentatives pour le comique, avant que de connoître les Grecs. Ils avoient des histrions, des farceurs, des diseurs de quolibets, qui amusoient le petit peuple ; mais ce n’étoit qu’une ébauche grossiere de ce qui est venu après. Livius Andronicus, grec de naissance, leur montra la comédie à-peu-près telle qu’elle étoit alors à Athènes, ayant des acteurs, une action, un noeud, un dénouement, c’est-à-dire les parties essentielles. Quant à l’expression, elle se ressentit nécessairement de la dureté du peuple romain qui ne connoissoit alors que la guerre & les armes, & chez qui les spectacles d’amusemens n’avoient d’abord été qu’une sorte de combat d’injures. Andronicus fut suivi de Mévius & d’Ennius, qui polirent le théâtre romain de plus en plus, aussi bien que Pacuvius, Cecilius, Attius. Enfin vinrent Plaute & Térence qui porterent la comédie latine aussi loin qu’elle ait jamais été.

Plaute (Marcus Actius Plautus), né à Sarsine ville d’Ombrie, ayant donné la comédie à Rome, immédiatement après les satyres qui étoient des farces mêlées de grossieretés, se vit obligé de sacrifier au goût regnant. Il falloit plaire, & le nombre des connoisseurs étoit si petit, que s’il n’eût écrit que pour eux, il n’eût point du tout travaillé pour le public. De-là vient qu’il y a dans ces pieces de mauvaises pointes, des bouffonneries, des turlupinades, de petits jeux de mots. L’oreille d’ailleurs n’étoit pas de son tems assez scrupuleuse ; ses vers sont de toutes especes & de toutes mesures. Horace s’en plaint, & dit nettement qu’il y avoit de la sotise à vanter ses bons mots & la cadence de ses vers ; mais ces deux défauts n’empêchent pas qu’il ne soit le premier des comiques latins. Tout est plein d’action chez lui, de mouvemens & de feu. Un génie aisé, riche, naturel, lui fournit tout ce dont il a besoin ; des ressorts pour former les noeuds & les dénouer ; des traits, des pensées pour caractériser ses acteurs ; des expressions naïves, fortes, moëlleuses, pour rendre les pensées & les sentimens. Par-dessus tout cela, il a cette tournure d’esprit qui fait le comique, qui jette un certain vernis de ridicule sur les choses ; talent qu’Aristophane possédoit dans le plus haut degré. Son pinceau est libre & hardi ; sa latinité pure, aisée, coulante. Enfin c’est un poëte des plus rians & des plus agréables. Il mourut l’an 184 avant J. C. Entre les 20 comédies qui nous restent de lui, on estime sur-tout son Amphytrion, l’Epidicus & l’Aululaire.Les meilleures éditions de cet auteur sont celles de Douza, de Gruter & de Gronovius.

Térence (Publius Terentius, afer), naquit à Carthage en Afrique, l’an de Rome 560. Il fut esclave de Terentius Lucanus sénateur romain, qui le fit élever avec beaucoup de soin, & l’affranchit fort jeune. Ce sénateur lui donna le nom de Térence, suivant la coutume qui voulut que l’affranchi portât le nom du maître dont il tenoit sa liberté.

Térence a un genre tout différent de Plaute : sa comédie n’est que le tableau de la vie bourgeoise ; tableau où les objets sont choisis avec goût, disposés avec art, peints avec grace & avec élégance. Décent partout, ne riant qu’avec réserve & modestie, il semble être sur le théâtre, comme la dame romaine dont parle Horace, est dans une danse sacrée, toujours craignant la censure des gens de goût. La crainte d’aller trop loin le retient en-decà des limites. Délicat, poli, gracieux, que n’a-t-il la qualité qui fait le comique : Utinam scriptis adjuncta foret vis comica ! C’étoit {p. 12:843} César qui faisoit ce voeu ; il gémissoit, il séchoit de dépit, maceror, de voir que cela manquoit à des drames d’une élocution si parfaite. Térence étoit homme trop bon pour avoir cette partie ; car elle renferme en soi avec beaucoup de finesse, un peu de malignité. Savoir rendre ridicules les hommes, est un talent voisin de celui de les rendre odieux. Ce poëte a imprimé tellement son caractere personnel à ses ouvrages, qu’il leur a presque ôté celui de leur genre. Il ne manque à ses pieces dans beaucoup d’endroits, que l’atrocité des événemens pour être tragiques, & l’importance pour être héroïques : c’est un genre de drames presque mitoyen.

Rien de plus simple & de plus naïf que son style ; rien en même tems de plus élégant. On a soupçonné Lélius & Scipion l’Africain d’avoir perfectionné ses pieces, parce que ce poëte vivoit en grande familiarité avec ces illustres romains, & qu’ils pouvoient donner lieu à ces soupçons avantageux par leur rare mérite & par la finesse de leur esprit. Ce qu’il y a de sûr, de l’aveu de Cicéron, c’est que Térence est l’auteur latin qui a le plus approché de l’Atticisme, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus délicat & de plus fin chez les Grecs, soit dans le tour des pensées, soit dans le choix de l’expression. On doit sur-tout admirer l’art étonnant avec lequel il a scu peindre les moeurs, & rendre la nature : on sait comme en parle Despréaux.

Contemplez de quel air un pere dans Térence,
Vient d’un fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet amant écoute ses leçons,
Et court chez sa maitresse oublier ses chansons ;
Ce n’est pas un portrait, une image semblable,
C’est un amant, un fils, un pere véritable.

Térence sortit de Rome à 35 ans, & mourut dans un voyage qu’il alloit faire en Grece, vers l’an 160 avant J. C. Suétone, ou plutôt Donat, a fait sa vie. Il nous reste de lui six comédies que madame Dacier a traduites en françois, & qu’elle a publiées avec des notes.

Jean-Baptiste Pocquelin, si célebre sous le nom de Moliere, ne à Paris en 1620, mort en 1673, a tiré pour nous la comédie du chaos, ainsi que Corneille en a tiré la tragédie. Il fut acteur distingué, & est devenu un auteur immortel.

Epris de passion pour le théâtre, il s’associa quelques amis qui avoient le talent de la déclamation, & ils jouerent au fauxbourg S. Germain & au quartier S. Paul. La premiere piece réguliere que Moliere composa fut l’Etourdi, en cinq actes, qu’il représenta à Lyon en 1653 ; mais ses Précieuses ridicules commencerent sa gloire. Il alla jouer cette piece à la cour qui se trouvoit alors au voyage des Pyrénées. De retour à Paris, il établit une troupe accomplie de comédiens, formés de sa main, & dont il étoit l’ame : mais il s’agit ici seulement de le considérer du côté de ses ouvrages, & d’en chanter tout le mérite.

Né avec un beau génie, guidé par ses observations, par l’étude des anciens, & par leur maniere de mettre en oeuvre, il a peint la cour & la ville, la nature & les moeurs, les vices & les ridicules, avec toutes les graces de Térence, le comique d’Aristophane, le feu & l’activité de Plaute. Dans ses comedies de caractere, comme le Misantrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, c’est un philosophe & un peintre admirable. Dans ses comédies d’intrigues il y a une souplesse, une flexibilité, une fécondité de génie, dont peu d’anciens lui ont donné l’exemple. Il a sçu allier le piquant avec le naïf, & le singulier avec le naturel, ce qui est le plus haut point de perfection en tout genre. On diroit qu’il a choisi dans ses maîtres leurs qualités éminentes pour s’en revêtir éminemment. Il est plus naturel qu’Aristophane, plus resserré & plus décent que Plaute, plus agissant & plus animé que Térence. Aussi fécond en ressorts, aussi vif dans l’expression, aussi moral qu’aucun des trois.

Le poëte grec songeoit principalement à attaquer ; c’est une sorte de satyre perpétuelle. Plaute tendoit sur-tout à faire rire ; il se plaisoit à amuser & à jouer le petit peuple. Térence si louable par son élocution, n’est nullement comique ; & d’ailleurs il n’a point peint les moeurs des Romains pour lesquels il travailloit. Moliere fait rire les plus austeres. Il instruit tout le monde, ne fâche personne ; peint non seulement les moeurs du siecle, mais celles de tous les états & de toutes les conditions. Il joue la cour, le peuple & la noblesse, les ridicules & les vices sans que personne ait un juste droit de s’en offenser.

On lui reproche de n’être pas souvent heureux dans ses dénouemens ; mais la perfection de cette partie est-elle aussi essentielle à l’action comique, surtout quand c’est une piece de caractere, qu’elle l’est à l’action tragique ? Dans la tragédie le dénouement a un effet qui reflue sur toute la piece : s’il n’est point parfait, la tragédie est manquée. Mais qu’Harpagon avare, cede sa maîtresse pour avoir sa cassette, ce n’est qu’un trait d’avarice de plus, sans lequel toute la comédie ne laisseroit pas de subsister.

Quoi qu’il en soit, on convient généralement que Moliere est le meilleur poëte comique de toutes les nations du monde. Le lecteur pourra joindre à l’éloge qu’on vient d’en faire, & qui est tiré des Principes de littérature, les réflexions de M. Marmontel aux mots Comique & Comédie.

Cependant les meilleures pieces de Moliere essuyerent, pendant qu’il vécut, l’amere critique de ses rivaux, & lui firent des envieux de ses propres amis ; c’est Despréaux qui nous l’apprend.

Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance & l’erreur à ces naissantes pieces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d’oeuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur vouloit la scene plus exacte ;
Le vicomte indigné sortoit au second acte.
L’un défenseur zelé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit venger la cour immolée au parterre.
Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
La Parque l’eût rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable comédie avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Epître vij.

En effet le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, l’Avare, les Précieuses ridicules & le Bourgeois gentilhomme, sont autant de pieces inimitables. Toutes les oeuvres de Moliere ont été imprimées à Paris en 1734, en 6 volumes in 4°. Mais cette belle édition est fort susceptible d’être perfectionnée à plusieurs égards.

Enfin je goûte tant cet excellent poëte, que je ne puis m’empêcher d’ajouter encore un mot sur son aimable caractere.

Moliere étoit un des plus honnêtes hommes de France, doux, complaisant, modeste & généreux. Quand Despréaux lui lut l’endroit de sa seconde satyre, où il dit au vers 91:

Mais un esprit sublime en vain veut s’élever, &c.

« Je ne suis pas, s’écria Moliere, du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais tel {p. 12:844} que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content ».

J’ai dit qu’il étoit généreux, je ne citerai qu’un trait pour le prouver. Un pauvre lui ayant rapporté une piece d’or qu’il lui avoit donnée par mégarde :

« Où la vertu va-t-elle se nicher, s’écria Moliere, tiens, mon ami, je te donne la piece, & j’y joins cette seconde de même valeur ; tu es bien digne de ce petit présent » !

Il apprit dans sa jeunesse la Philosophie du célebre Gassendi, & ce fut alors qu’il commença une traduction de Lucrece en vers françois. Il n’étoit pas seulement philosophe dans la théorie, il l’étoit encore dans la pratique. C’est cependant à ce philosophe, dit M. de Voltaire, que l’archevêque de Paris, Harlay, si décrié pour ses moeurs, refusa les vains honneurs de la sépulture. Il fallut que le roi engageât ce prélat à souffrir que Moliere fût déposé secrétement dans le cimetiere de la petite chapelle de saint Joseph, fauxbourg Montmartre. A peine fut-il enterré, que la Fontaine fit son épitaphe, si naïve & si spirituelle.

Sous ce tombeau gisent Plaute & Térence,
Et cependant le seul Moliere y gît.
Leurs trois talens ne formoient qu’un esprit
Dont son bel art enrichissoit la France.
Ils sont partis, & j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long-tems selon toute apparence,
Plaute, Térence & Moliere sont morts.

(D. J.)

POURPOINT §

POURPOINT, s. m. (Ouvrage de Tailleur.) le pourpoint est un vêtement dont on se servoit autrefois beaucoup en France ; il descendoit jusque au défaut des reins, où il finissoit par des basques, & avoit des manches dans lesquelles on mettoit les bras. C’étoit la partie d’un habit d’homme qui couvroit le dos, l’estomac & les bras. Il étoit composé du corps du pourpoint, des manches, d’un collet, de busques & de basques ; on n’ignore pas ces vers de Moliere.

Nos peres sur ce point étoient gens bien sensés,
Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connoître un pourpoint d’avec un haut de chausse.

La communauté des marchands Pourpointiers a été réunie en 1655, à celle des tailleurs d’habits.

PRÉOCCUPATION §

PRÉOCCUPATION, s. f. (Métaphysiq.) la préoccupation, selon le pere Mallebranche, ôte à l’esprit qui en est rempli, ce qu’on appelle le sens commun. Un esprit préoccupé ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de sa préoccupation ; il en infecte tout ce qu’il pense. Il ne peut même guere s’appliquer à des sujets entierement éloignés de ceux dont il est préoccupé. Ainsi, un homme entêté, par exemple, d’Aristote ne peut goûter qu’Aristote : il veut juger de tout par rapport à Aristote : ce qui est contraire à ce philosophe lui paroît faux : il aura toujours quelque passage d’Aristote à la bouche : il le citera en toutes sortes d’occasions, & pour toutes sortes de sujets ; pour prouver des choses obscures, & que personne né conçoit, pour prouver aussi des choses très-évidentes, & desquelles des enfans même ne pourroient pas douter ; parce qu’Aristote lui est ce que la raison & l’évidence sont aux autres.

La préoccupation se rencontre dans les commentateurs, parce que ceux qui entreprennent ce travail, qui semble de soi peu digne d’un homme d’esprit, s’imaginent que leurs auteurs méritent l’admiration de tous les hommes. Ils se regardent aussi comme ne faisant avec eux qu’une même personne ; & dans cette vue l’amour-propre joue admirablement bieu son jeu. Ils donnent adroitement des louanges avec profusion à leurs auteurs ; ils les environnent de clartés & de lumiere ; ils les comblent de gloire, sachant bien que cette gloire rejaillira sur eux-mêmes. Cette idée de grandeur n’éleve pas seulement Aristote ou Platon dans l’esprit de beaucoup de gens, elle imprime aussi du respect pour tous ceux qui les ont commentés, & tel n’auroit pas fait l’apothéose de son auteur, s’il ne s’étoit imaginé comme enveloppé dans la même gloire.

Les inventeurs de nouveaux systèmes sont sur-tout extrémement sujets à la préoccupation. Lorsqu’ils ont une fois imagine un systeme qui a quelque vraissemblance, on ne peut plus les en détromper. Leur esprit se remplit tellement des choses qui peuvent servir en quelque maniere à le confirmer, qu’il n’y a plus de place pour les objections qui lui sont opposées. Ils ne peuvent distraire leur vue de l’image de vérité que portent leurs opinions vraissemblables, pour la porter sur d’autres faces de leurs sentimens, lesquelles leur en découvriroient la fausseté.

La préoccupation se décele d’une maniere bien sensible dans les personnes, à qui il suffit qu’une opinion soit populaire pour qu’ils la rejettent. Les opinions singulieres ont seules le privilege de captiver leurs esprits, soit que l’amour de la nouveauté ait pour eux des appas invincibles, soit que leur esprit, d’ailleurs éclairé, ait été la dupe de leur coeur corrompu, soit que l’irréligion soit l’unique moyen qu’ils aient de percer la soule, de se distinguer, & de sortir de l’obscurité, à laquelle le sort jaloux semble les avoir condamnés. Ce que la nature leur refuse en talent, l’orgueil le leur rend en impiété. Ils méritent qu’on les méprise assez pour leur laisser cette estime flétrissante, qu’ils ambitionnent comme leur plus beau titre, d’hommes singuliers.

Il y a encore des gens qui se préoccupent d’une maniere à n’en revenir jamais. Ce sont par exemple des personnes qui ont lu beaucoup de livres anciens & nouveaux, où ils n’ont point trouvé la vérité. Ils ont eu plusieurs belles pensées, qu’ils ont trouvées fausses, lorsque leur ardeur ralentie leur a permis de les examiner avec une attention plus exacte & plus sérieuse. De-là ils concluent que tous les hommes leur ressemblent, & que, si ceux qui croient avoir découvert quelques vérités, y faisoient une réflexion plus sérieuse, ils se détromperoient aussi bien qu’eux. Cela leur suffit pour les condamner sans entrer dans un examen plus particulier, parce que s’ils ne les condamnoient pas, ce seroit en quelque maniere tomber d’accord qu’ils ont plus d’esprit qu’eux ; & cela ne leur paroît pas vraissemblable.

Je ne puis m’empêcher de citer ici un trait admirable de la comédie du Tartuffe, où le divin Moliere peint la préoccupation d’Orgon contre tous les gens de bien, parce qu’il avoit été dupé par les grimaces {p. 13:296} pieuses d’un franc hypocrite, avec la réponse sensée que lui fait son frere pour l’en guérir.

Orgon.

C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien.
J’en aurai désormais une horreur effroyable,
Et m’en vais devenir pour eux, pire qu’un diable.

Cléante.

Hé bien, ne voilà pas des vos emportemens !
Vous ne gardez en rien les doux tempéramens.
Dans la droite raison, jamais n’entre la vôtre,
Et toujours, d’un excès, vous vous jettez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, & vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu :
Mais pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu’avecque le coeur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les coeurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austere grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences,
Démêlez la vertu d’avec ses apparences ;
Ne hazardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez, pour cela, dans le milieu qu’il faut.
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture,
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure ;
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.

SUAVE §

SUAVE, adj. SUAVITÉ, s. f. (Langue françoise.) ces deux mots ne se disent plus qu’en matiere de dévotion, d’odeurs & de peinture. Moliere a dit ingénieusement :

J’aurai toujours pour nous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Tartuffe.
Ces mots dans tous mes sens, font couler à longs traits
Une suavité qu’on ne goûta jamais.
Le même.

Mais ce mot est surtout d’usage dans les écrits de spiritualité.

« Cet encens, dit M. Fléchier, que vous avez vu fumer sur vos autels, & monter vers le ciel en odeur de suavité, est le symbole de vos prieres ».

Cette expression est prise de l’Ecriture, comme il paroît par la Genese, viij. 21. Exod. xxix. 41. Lévit. ij. vers. 9. 12. &c. où l’on lit odeur de suavité pour odeur suave, parce que les Hébreux mettent souvent les abstraits pour les concrets. Nous disons la suavité des parfums ; & en fait de peinture, un tableau plein de suavité ; tels sont les tableaux de l’Albane & du Correge. (D. J.)

Suave §

Suave, (Peinture.) couleur suave, se dit d’un tableau où la couleur a une certaine sérénité & une douleur qui affecte agréablement la vue sans la frapper trop vivement.

TRUAND §

TRUAND, s. m. (Langue franç.) truand, truande, truander, truandaille, sont de vieux mots qui étoient autrefois fort en usage, comme il paroît par le roman de la Rose, Villon, l’auteur de la comédie de Pathelin, & autres.

Truand signifioit un mendiant valide qui fait métier de gueuser ; truander, demander l’aumône par fainéantise, par libertinage ; truandaille, nom collectif pour dire de la gueuserie, des gueux, des vauriens : ce mot se trouve dans la vieille bible des noëls.

Vous n’êtes que truandaille,
Vous ne logerez point céans.

Truande s’est dit encore dans le dernier siecle au figuré, pour une salope. {p. 16:723}

Ah ! truande, as-tu bien le courage
De me faire cocu à la fleur de mon âge.
Mol.

Ces mots pourroient donc bien venir de truillon, qui en langage celtique ou bas breton, signifie guenille. Nicod prend aussi le mot de truand pour un bateleur.

Borel a dit trualté pour gueuserie. Il ajoute que truand, truande, truandaille, se prennent pour des souillons, des souillones, & comme qui diroit, tripiers, tripieres, triperia, d’où vient la rue de la Truanderie, qu’on appelloit anciennement par cette raison, vicus Trutenariae, selon le chartulaire de S. Lazare. (D. J.)