Saint-Martin

1844

La fontaine Molière (La Revue indépendante)

2015
Source : Saint-Martin, « La fontaine Molière », La Revue indépendante, Paris, tome XII, 1844, p. 250-258.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

La fontaine Molière §

{p. 250} Malgré les craintes et les tergiversations de l’autorité supérieure, la fontaine Molière a été inaugurée le 15 de ce mois. Cette cérémonie a emprunté toute sa solennité au concours des représentants de la municipalité et des arts de la capitale, et à. l’enthousiasme populaire ; car le gouvernement, craignant d’honorer l’auteur de Tartufe, n’y était pas représenté, ou du moins ne l’était que par le préfet de la Seine, obligé d’ailleurs de s’y trouver par la présence du corps municipal. Au reste, la fête, pour n’avoir été que la fête de la commune et des arts, n’en a pas moins eu un caractère de grandeur ; et, comme tout ce qui porte ce cachet, elle a vivement impressionné la population-

Avant toutes choses, constatons ici la sollicitude du conseil municipal à doter la ville de Paris de monuments qui, dans son intention, doivent orner la capitale de la France eu même temps qu’ils encouragent les arts. Si l’exécution ne répond pas toujours, ou plutôt répond rarement à la bonne volonté du conseil, c’est que le choix des artistes chargés de cette exécution n’est pas de son ressort, qu’il est abandonné à l’influence gouvernementale, et que celle-ci, peu favorable au talent, n’accorde d’ordinaire ses faveurs qu’à l’intrigue et à la médiocrité. Cependant il faut bien constater que le conseil municipal n’a pas à lui seul le mérite de doter Paris du nouvel édifice. La première idée d’une statue à élever à Molière fut émise par M. Régnier, sociétaire du Théâtre-Français. Cette initiative si honorable pour la Comédie-Française méritait d’être rappelée. Une souscription fut bientôt ouverte parmi les sociétaires. Le public voulut y prendre part. Les Chambres s’y associèrent, et le conseil municipal ajouta enfin plus de la moitié de la somme totale.

{p. 251} Le château d’eau, qui se trouvait à l’angle des rues Traversière et Richelieu, était à reconstruire. Il était situé juste en face de la maison où mourut Molière, et à proximité du Théâtre-Français. M. Régnier, devenu membre de la souscription nationale, proposa alors au préfet de ne faire qu’un seul et même édifice du monument de Molière et du château d’eau. C’était tout à la fois honorer les lieux où vécut et mourut le grand poète, et populariser encore plus son souvenir en l’associant à un objet d’utilité publique et journalière. Contrairement à l’opinion qui demandait que ce monument fut élevé dans un plus beau quartier, l’emplacement nous semble avoir été bien choisi. Nous n’admettons pas qu’il y ait des quartiers privilégiés pour les monuments et d’autres qui doivent en être déshérités. Les lieux plus particulièrement consacrés par le souvenir de la vie ou de la mort des grands hommes sont aussi, à moins d’impossibilité matérielle, plus particulièrement propres à recevoir les monuments qu’on leur érige. Où leur vie terrestre commença, où elle s’éteignit, c’est là que le symbole de leur vie de gloire et d’immortalité doit s’élever. C’est fournir matière à la réflexion et à l’émulation que de rapprocher ainsi le point d’où l’homme est parti et celui qu’il a atteint, de mettre en comparaison, face à face, les circonstances au milieu desquelles s’écoula sa vie humaine et l’apothéose que son mérite lui a valu. Les anciens, nos maîtres en fait d’art et d’apothéoses, l’entendaient ainsi. Leurs monuments commémoratifs, leurs chapelles votives s’élevaient de préférence sur les lieux mêmes où le souvenir qu’ils étaient destinés à célébrer était pour ainsi dire implanté. Ils se préoccupaient peu de l’espace et de l’enclavement, et cherchaient avant tout à exprimer leur idée nettement et avec les formes vraies qu’elle comportait. On est donc, à notre avis, mal venu d’excuser ou de plaindre l’architecte du monument de Molière d’avoir dû faire son édifice dans une rue peu large, et au point de section d’un angle à côtés inégaux. C’est là le propre du talent, de savoir s’élever au-dessus des circonstances même désavantageuses au milieu desquelles il est appelé à se produire ; c’est savoir gagner sa bataille dans une position peu favorable; le mérite en est plus que doublé. Malheureusement l’architecte de la fontaine Molière a failli à l’œuvre. Non-seulement il n’a pas su triompher des difficultés qu’offrait son emplacement, mais, par une absence complète de hardiesse ou d’esprit de ressource, il a encore aggravé les circonstances dans lesquelles il se trouvait.

Dans l’inauguration de tout monument commémoratif, il y a deux parts de succès et de triomphe : la part de celui qu’on exalte et {p. 252} la part des hommes qui ont fait, exécuté 1e monument. Lorsque le voile qui cache l’œuvre vient à tomber, les applaudissements qui éclatent d’ordinaire s’adressent d’abord au grand homme, puis aux artistes qui ont élevé l’édifice. La fontaine Molière n’a pas manqué de provoquer les démonstrations de l’enthousiasme public : si avant tout elles étaient pour Molière, l’enfant de Paris, l’une des gloires hors ligne de la France, l’œuvre en elle-même y devait être pour quelque chose.

Mais cet enthousiasme peut-il et doit-il tenir devant une critique impartiale et sérieuse, qui cherche à s’appuyer sur les principes de l’art ? C’est ce que nous nous permettrons de rechercher ici.

On ne saurait refuser à la fontaine Molière un aspect assez solennel qui satisfait d’abord. La beauté et le choix des matériaux, la forme triomphale de la façade du monument, l’exécution générale en tant que main-d’œuvre, les détails d’architecture et de sculpture soigneusement faits, enfin, comme considération vulgaire mais vraie, un édifice tout neuf, tout orné qui apparaît à la place d’une ignoble masure et de laides tentures de toile, toutes ces choses ne pouvaient manquer de flatter les yeux. Mais lorsqu’on reste quelque temps à contempler l’œuvre, la réflexion s’éveille et vient demander compte des formes employées ; rechercher ce que ces formes expriment, et si elles l’expriment convenablement.

Voici le monument tel qu’il est. Sur un soubassement qui a presque la moitié de la hauteur de l’édifice, s’élève un ordre mi-parti corinthien et renaissance accouplé. Au centre est une niche vide ; à sa partie supérieure, sur une table de marbre, est inscrit le millésime de 1844. L’architrave, très-ornée, est surmontée du fronton circulaire au centre duquel, parmi des mascarons, des fleurs, des fruits, est assis un génie qui tient des couronnes. Au devant de ce frontispice, sur un piédestal à pans coupés, est assis Molière. Cette figure est en bronze. Au-dessous, de chaque côté du piédestal, sont deux figures en marbre blanc, qui tiennent des légendes où sont inscrites, par ordre chronologique, les pièces de Molière ; ces deux figures représentent la comédie grave et la comédie enjouée ; enfin en bas se trouve un bassin octogone dans lequel trois têtes de lion crachent l’eau. Les façades latérales du monument, qui regardent la rue Richelieu et la rue Traversière, et dont les lignes se raccordent avec celles de la façade principale, sont en tout semblables à des maisons ordinaires. Le monument a seize mètres de haut sur dix mètres cinquante centimètres de large.

Rappelons ici d’abord le principe fondamental du beau en architecture. {p. 253} C’est que toute œuvre doit, par son extérieur, rendre visible la pensée dans laquelle elle a été conçue, comme le but qu’elle se propose. C’est-à-dire, qu’ainsi que l’être moral s’exprime par l’être physique, que la physionomie de l’homme réfléchit son esprit et son caractère, l’œuvre d’architecture doit, par son aspect, exprimer nettement ce qu’elle est dans l’idée, ce à quoi elle est destinée.

La fontaine Molière avait un double but : d’honorer la mémoire de Molière et de servir de château d’eau. La première destination demandait des formes qui exprimassent une sorte de divinisation, l’autre an réservoir d’eau élevé au-dessus d’une construction par où le réservoir pût se remplir et se vider. Le problème était difficile, mais il n’était pas insoluble.

La façade de M. Visconti a bien un aspect général de destination votive; les colonnes, le fronton, la niche, le piédestal, les statues qui se dressent de chaque côté de la figure principale, expriment bien l’apothéose de Molière ; mais, par contre, où le château d’eau est-il exprimé ? Si l’architecte voulait réserver toute la façade principale à Molière, pourquoi n’a-t-il pas profité des deux façades latérales pour indiquer que là, derrière ce frontispice, se trouve le château d’eau? Pourquoi dissimuler, sous les dehors d’une petite maison particulière, la construction du réservoir ? Exprimée extérieurement, cette construction fournissait des surfaces planes, des lignes graves qui eussent donné aux façades latérales un aspect monumental, tandis qu’elles n’ont qu’un aspect commun. A ces fenêtres ornées d’appuis, à ces petites moulures, à ces ornements coquets, à ces grandes portes en croisillons, ne dirait-on pas un hôtel en miniature, tandis que c’est une machine hydraulique ? En résumé, c’est une maison en tout semblable aux maisons environnantes, sinon que sur sa troisième façade, qui se trouve à l’angle des deux rues, on a appliqué une décoration dédiée à Molière. Le logement à donner au distributeur des eaux nécessitait, dira-t-on, un extérieur d’habitation ; mais était-il indispensable de lui donner cet aspect ridiculement bourgeois ? Ce logement n’était qu’un accessoire ; à la rigueur il n’était pas indispensable ; il ne fallait pas du moins lui donner autant d’importance. C’était, avant tout, un monument qu’on avait à faire ; toute considération secondaire devait être subordonnée à cette première et principale considération.

Maintenant si, nous plaçant devant la fontaine, nous la considérons dans son ensemble, l’œil est aussitôt blessé par l’irrégularité des lignes des façades latérales, qui coupent obliquement, et sous un angle {p. 254} différent, les ligues de la façade principale. Pourquoi cette irrégularité qui devient plus choquante quand on la regarde et finit par être insupportable ? M. Visconti a encore sacrifié ici le monument à une préoccupation puérile. Il a voulu faire suivre, à chaque face de son édifice, l’alignement des rues : toujours parce qu’il n’a pas su ou n’a pas voulu se pénétrer de l’idée qu’un monument n’est pas un bâtiment bourgeois, et que le mettre en harmonie avec ce qui l’entoure et ce qui sert d’habitation, c’est justement lui ôter son caractère de dignité et de vérité relative. D’ailleurs si, comme il en est question, la ville de Paris vient à acheter plus tard la maison qui est derrière l’édifice, si elle se décide à l’abattre pour dégager la fontaine, comme cela devrait être, il faudra donc faire disparaître les deux côtés du monument parce qu’alors ils ne se relieront plus à rien ; il y avait pourtant un moyen de parer à cette éventualité, et d’éviter l’irrégularité si déplaisante de ces lignes, de ces angles différents. En se plaçant d’équerre, l’architecte pouvait prendre la façade principale comme bonne largeur, et faire les deux faces latérales perpendiculaires à cette façade. On obtenait ainsi un ensemble qui, il est vrai, ne s’accordait plus avec l’alignement des rues, mais isolait ainsi le monument par l’effet, et lui donnait une importance plus complète.

Quant aux détails de cette architecture, pour ne parler que des principaux, il nous semble que l’attique qui couronne l’édifice est chose désagréable à l’œil; il est, sans doute, destiné à masquer le toit du bâtiment, sinon il est inutile ; mais, tel qu’il est, ses angles font des ressauts qui ajoutent encore à l’irrégularité des lignes. Le fronton, coupé aux angles, est lourd et trop avançant. La faute en est aux colonnes, demi-circulaires, qui ont nécessité une grande saillie de l’architrave. Pour rattraper le niveau de cette architrave, il a fallu avancer le fronton ; celui-ci a acquis ainsi une profondeur qui en fait presque une voûte. De plus, l’architecte, ayant, on ne sait trop pourquoi, coupé sa corniche, a été forcé de rentrer son tympan jusqu’au nu du mur. De là aussi, ces gros mascarons qui garnissent les angles du fronton, et se présentent maladroitement de profil, comme s’ils se regardaient entre eux ; de là, les ornements trop multipliés qui servent à remplir la profondeur du fronton et à la dissimuler; enfin, la lourdeur totale. M. Visconti aurait dû mieux étudier le modèle qui semble l’avoir inspiré, nous voulons dire la fontaine de la rue de Grenelle. Il y aurait vu que la saillie moindre de l’architrave, la continuité Je la corniche, ont donné au fronton une légèreté que n’a pas le sien. Nous nous permettrons aussi de lui demander à quoi sert cette niche qui {p. 255}ne renferme rien. Ordinairement, ces sortes de renfoncements dans le mur sont destinés à abriter des statues ; mais ici, la statue est sur un piédestal éloigné de cette niche, qui devient ainsi tout à fait inutile, et en architecture ce qui est inutile est ordinairement mauvais. La fontaine Grenelle est encore ici mieux entendue. Le réservoir d’eau qui est derrière la façade, et que celte façade fait pressentir, forçait l’architecte à avancer ses figures sur un piédestal en saillie. Il a accepté franchement la forme que lui donnait la nature des choses, il a laissé entre les colonnes une surface plane, sur laquelle il a gravé son inscription ; et comme le beau est le frère jumeau du bien, la tranquillité de cet espace uni a fait valoir l’ornementation des colonnes et de l’architrave. et ajouté ainsi à l’effet total de son monument.

Il est encore une chose que nous ne saurions passer sous silence : c’est la hauteur du soubassement de l’édifice ; elle nous semble dépasser toute proportion admise. Le soubassement est une espèce de piédestal sur lequel est assis un édifice, la base visible sur Laquelle il pose. Il doit donc laisser dominer l’édifice même, et ne faire que le supporter. Telle nous semble être la règle. Ici, le soubassement coupe le monument presque en deux étages distincts ; dans l’un domine la ligne horizontale, dans l’autre la ligne perpendiculaire. Il nous semble pourtant que le monument, forcé d’être en hauteur, n’eût rien perdu à exprimer nettement un parallélogramme; il y eût même gagné en légèreté et en élégance, au milieu de l’espace assez rétréci où il s’élève : au lieu que la hauteur de son soubassement, jointe à la lourdeur de l’attique et du fronton, raplatit le monument.

Ce défaut devient surtout sensible dès qu’on s’en éloigne, et qu’on regarde la fontaine du haut de la rue Richelieu. De là aussi, la statue de Molière manque complètement son effet. Le choix de la matière dans laquelle elle est exécutée, et qui fait une tache sombré au milieu du frontispice blanc, en est peut-être, en partie, cause. Mais, avec le temps, cette discordance, ce manque d’harmonie, s’affaibliront, sans doute : les monuments noircissent à l’air de Paris. Malgré cela, nous regrettons que, sous notre ciel, trop souvent brumeux, on n’ait pas préféré le marbre au bronze. Le marbre a de la transparence et par conséquent une légèreté qui lui est propre; il réfléchit les jeux de la lumière et de l’ombre, ses contours ont un moelleux que n’a jamais le bronze. N’est-il pas mieux approprié à un pays tel que le nôtre ?

Cependant, à part la matière, la statue de Molière peut encore encourir le reproche de lourdeur. Elle est assise la tête légèrement inclinée ; d’une main elle tient un livre, de l’autre un style. Les deux {p. 256} jambes sont posées à peu près sur le même plan ; l’une, cependant, est exhaussée sur un escabeau. L’artiste a voulu donner à Molière l’attitude de la méditation et peut-être exprimer le caractère mélancolique que lui valut une vie maladive et chargée d’ennuis. Nous craignons qu’il n’ait réussi qu’à rendre l’abattement. Cette tête inclinée, ce corps affaissé sur lui-même, ces mains qui semblent s’abandonner, toute la pose enfin pleine de laisser-aller, ne rendent pas l’idée glorieuse qui s’attache à Molière. Pour nous, ce n’est pas là l’homme triste et grave qui avait sondé tous les replis du cœur humain, qui avait percé de son regard tous les voiles sous lesquels se cachent les vices et les ridicules, puis était venu dire sur la scène avec toute la hardiesse du génie ce qu’il savait de la société humaine, et stygmatiser à jamais par le ridicule les misères et les perversités du cœur et de l’esprit. Molière put être mélancolique dans sa vie privée, nais il n’eut certainement pas cette mélancolie pleine de langueur et d’abattement des âmes maladives. L’énergie de son style en est un sûr garant. « Le style, c’est l’homme,» a dit Buffon. Les détails connus de sa vie active et charitable, sa mort, causée par sa persistance à jouer alors qu’il était déjà fort malade, viennent, du reste, corroborer l’idée qu’on se fait de la force d’esprit et de caractère dévolue à Molière. On cherche en vain l’expression de cette force dans la statue de M. Seurre. Et d’ailleurs, quand bien même la réalité physique eût donné à l’artiste cet abattement que son œuvre exprime, une apothéose est-elle la réalité? et s’il y avait lieu, n’aurait-on pas dû ennoblir celui qu’il exaltait ainsi ? Mais ce n’était pas ici le cas. L’artiste n’avait qu’à copier son modèle tel qu’il pose dans ses œuvres. Il eût fait une figure imposante, tandis que la sienne manque d’élévation. Au reste, le costume dont est revêtu Molière ajoute à la lourdeur de cette statue. Cette perruque, ce manteau, ces dentelles, l’élargissent et lui font perdre de sa hauteur. Peut-être, puisqu’on avait à lutter contre ces accessoires défavorables, eût-il mieux valu représenter Molière debout ; alors la tête se fût mieux dégagée des épaules, le manteau tombait le long du corps au lieu de se ramasser pesamment ; alors au moins on aurait distingué la figure de loin, tandis que telle qu’elle est, à la hauteur de la bibliothèque royale, on n’aperçoit qu’une masse sombre écrasée. Mais ce reproche s’adresse à l’architecte plutôt qu’au sculpteur. Ce dernier a dû sans doute suivre le programme qui lui a été donné. Quant à l’exécution de la statue en elle-même, elle nous a paru soignée et consciencieuse ; l’idée du statuaire acceptée, sa ligure est bien assise et bien composée, ses draperies sont bonnes {p. 257}et bien entendues, et M. Seurre a su donner presque de la pureté de style à une perruque et à des dentelles.

Le style n’a jamais été la partie de l’art dans laquelle brille M. Pradier ; il en a encore donné une preuve dans ces deux figures de muses qui décorent la fontaine Molière, la Comédie grave et la Comédie enjouée. Tout en accordant aux muses comiques de l’aisance dans les allures et dans la tournure, une grâce légère et rieuse, de la hardiesse même, nous ne saurions admettre le caractère licencieux et banal que M. Pradier s’est plu à leur donner. Assurément, ni dans l’expression ni dans la pose elles ne sentent le goût du théâtre, et surtout du nôtre. Ce sont deux courtisanes effrontées, qui insultent à la pudeur par leur pose et leurs vêtements entr’ouverts ; il y a telles figures dans les musées secrets d’Italie, moins indécentes d’intention que ces deux courtisanes, exposées sur la voie publique aux regards de nos femmes et de nos filles. Il est du devoir de la critique de protester contre cette haute inconvenance. Au reste, elle frappe tout le inonde. Et ce seraient là les personnifications du talent de Molière le grand moraliste ? La sculpture de M. Pradier a presque toujours encouru le blâme d’être licencieuse et vulgaire, et il n’est guère à supposer qu’elle se modifie jamais. Quant au modelé de ces statues, il est fin, souple, digne du talent matérialiste de M. Pradier ; la tête de la Comédie enjouée, copiée sur la tête de l’Ariane antique, est par cela même d’un meilleur caractère que celle de sa compagne, qui manque d’esprit et d’élévation. Les draperies fines sont parfaitement exécutées ; nous ne pouvons en dire autant des manteaux qui enveloppent les figures, les plis en sont trop abondants et leur disposition de mauvais goût.

Somme toute, pour ne nous arrêter qu’aux défauts les plus saillants, le monument de Molière ne nous paraît pas à la hauteur de sa destination. Et après l’avoir examiné attentivement, nous regrettons que, dans un pays comme la France, où les artistes de talent sont en grand nombre, on ne parvienne pas à créer des monuments plus homogènes dans leurs parties, et exprimant mieux les sains et véritables principes de l’art. La faute en est-elle à l’ignorance où l’on est de ces principes ou à l’isolement dans lequel se tiennent les artistes les uns des autres ? Nous tenons la seconde cause pour l’unique dans ce cas. Et cependant ce n’est que par un commun accord qu’on parviendra à donner aux œuvres d’art cet ensemble harmonieux sans lequel elles ne sont jamais belles et durables.

Avant de terminer, qu’il nous soit permis d’émettre ici un vœu, {p. 258} qui, nous n’en doutons pas, ne peut être que bien accueilli par la majorité du public. Molière a obtenu la justice qui lui était due. Mais il est un autre enfant de Paris, qui a porté haut et loin l’honneur de l’esprit français, et dont le nom semble résumer le dix-huitième siècle. Voltaire n’a pas de monument dans Paris, sa ville natale. Une statue, magnifique il est vrai, mais cachée sous le vestibule du Théâtre-Français, est là seule pour l’honorer. Ne serait-il pas temps de réparer cet oubli, et d’élever sur la place publique, comme un témoignage d’orgueil national, un monument à celui qui fut si souvent et énergiquement l’apôtre de la vérité et du sens commun, et qui, comme Molière, n’a eu son pareil chez aucun peuple moderne ? Aussi, espérons-nous que bientôt une souscription viendra réparer cet oubli, qui serait une preuve d’ingratitude s’il se prolongeait plus longtemps.

SAINT-MARTIN.