Eugène Despois

1853

Des influences royales en littérature (Revue des deux mondes)

2015
Source : Eugène Despois, « Des influences royales en littérature. I. Louis XIV », Revue des deux mondes, 23e année, 2e série de la nouvelle période, tome II, 1853, p. 1229-1246.
Ont participé à cette édition électronique : Charlotte Dias (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).
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Des influences royales en littérature §

Les écrivains qui recherchent dans l’histoire des langues celle des idées, ou du moins celle des prétentions de chaque époque, devraient bien nous expliquer l’heureuse fortune qu’a faite, depuis cinquante ans, le mot influence. Il n’est pas nouveau, mais il a pris de nos jours une signification plus étendue. Au XVIIe siècle, on ne l’employait guère que pour désigner l’action que les astres avaient alors sur la destinée des hommes ; aujourd’hui il sert assez souvent à désigner des influences qui ne sont pas beaucoup plus réelles. Les mots de ce genre, vagues et d’une portée douteuse, sont précieux en un temps où les généralités ambitieuses sont à la mode et où chacun, plus ou moins, aime à planer dans les espaces. On les emploie pour exprimer ces vérités équivoques qu’on peut nier, qu’on peut affirmer avec un succès égal : ressource inestimable pour les dissertations académiques. Des mots nets et précis, représentant des idées claires, sont la mort de toute discussion : si l’on comprenait bien les termes dont on se sert, peut-être parviendrait-on à s’entendre ; on écrirait moins, on penserait et on agirait davantage. C’est pour prévenir ce malheur que le {p. 1230}mot influence et quelques autres de même espèce semblent avoir été imaginés.

Depuis qu’un écrivain illustre, mêlant l’histoire et la biographie à l’étude des grandes œuvres de la pensée, a ouvert à la critique littéraire une voie nouvelle, bien des gens s’y sont précipités à sa suite ; mais, comme ils n’avaient ni le bon sens exquis, ni les lumières de M. Villemain, ils n’ont pas manqué de s’égarer. Les biographies des écrivains fameux sont devenues interminables, — non qu’on y ajoutât beaucoup de faits nouveaux ; mais des rapprochemens forcés, des rapports imaginaires ont servi à expliquer ce qu’il y a de plus inexplicable peut-être, le mystérieux développement de leur génie. J’imagine que Corneille et Molière riraient bien, s’ils pouvaient connaître les intentions qu’on leur prête et les influences qu’ils sont censés avoir subies. Ils verraient leurs inspirations interprétées par des causes tour à tour grandioses ou mesquines, également chimériques, toujours subtiles et raffinées ; les secrets les plus intimes de leur conscience littéraire exposés avec une intrépidité sans égale par des gens qui, vivant à deux siècles de distance, ne les connaissent que par leurs œuvres et par quelques anecdotes plus ou moins authentiques. Molière serait probablement un peu surpris d’apprendre, de la bouche de ses trop ingénieux commentateurs, quelles causes, toutes indubitables, quoique souvent contradictoires, ont déterminé la direction de son génie. Il saurait qu’il n’y a pas un de ses personnages qui ne soit le portrait fidèle de quelqu’un de ses contemporains, pas un trait qu’il ne doive à quelque inconnu, pas une inspiration qui lui soit propre, — de sorte que sa part d’invention est aujourd’hui réduite à bien peu de chose, et que tout le monde, au XVIIe siècle, finit par être un peu plus l’auteur des œuvres de Molière que Molière lui-même. Quant à Corneille, on lui découvrirait des choses -non moins surprenantes ; on lui révélerait par exemple que, bien des années avant Polyeucte, la mère Angélique de Port-Royal ayant, pour compléter son renoncement au monde, refusé un jour la porte de son couvent à son père qui la venait voir, c’est probablement à cette grande journée du guichet, à ce coup d’état de la grâce, que le poète a dû les plus belles scènes de Polyeucte ; qu’en conséquence lui, l’élève et l’ami des jésuites, se trouve avoir beaucoup d’obligations aux jansénistes, et qu’il peut figurer avantageusement dans une histoire de Port-Royal, où un parallèle entre Polyeucte et la mère Angélique, entre Pauline et M. Arnauld père ne laisse pas de produire un fort bel effet. Quand la critique conjecturale va jusque-là, elle n’offre plus aucun danger, et l’on aurait tort de s’en plaindre : c’est un passe-temps comme un autre, et qu’on peut ranger parmi les jeux innocens ; mais parmi les lieux communs historiques auxquels la {p. 1231}question des influences littéraires a donné lieu, il en est un dont les conséquences n’échappent à personne : c’est l’influence personnelle qu’aurait eue Louis XIV sur la littérature de son temps.

Si l’on veut dire simplement que le grand roi a été animé d’intentions excellentes à l’égard des gens de lettres, si surtout on veut parler de l’influence qu’il a eue sur leur bien-être (chose distincte du génie, quoi qu’en pensent certaines gens), sur ce point, nous n’avons aucune objection à faire. Seulement, nous nous réservons de démontrer que ces générosités si vantées n’étaient ni intelligentes, ni spontanées, ni surtout aussi abondantes qu’on le suppose à distance. Ce que nous contestons, c’est la part que l’on veut faire au roi dans la gloire littéraire du XVIIe siècle, de ce siècle qu’on a si improprement appelé le siècle de Louis XIV.

C’est à Voltaire surtout qu’il faut s’en prendre, et de cette dénomination inexacte, et de toutes les erreurs historiques qui en sont résultées. Grâce à lui, le siècle de Louis XIV est pour bien des gens le XVIIe siècle tout entier, et l’on ne songe point que c’est seulement en 1661 que Louis XIV commença à régner par lui-même, que la seconde moitié de ce siècle et les quinze premières années du siècle suivant peuvent bien lui appartenir, mais que l’époque antérieure, aussi glorieuse, ce me semble, est celle de Richelieu et de Mazarin. Ce titre seul, le Siècle de Louis XIV, donné à un ouvrage qui n’est que l’histoire du règne et non du siècle, a suffi pour populariser cette erreur, et dans le courant de son livre Voltaire a tout fait pour la fortifier. Sans doute l’admiration excessive de l’historien pour le prédécesseur de Louis XV était sincère, et ce n’est point par courtisanerie que, dans un livre publié à Berlin où il s’était réfugié, il exalte avec tant d’enthousiasme un règne dont en France même on commençait à parler avec une certaine liberté ; peut-être n’était-il pas fâché, au contraire, d’opposer le tableau fort embelli de la faveur dont avaient joui jadis les grands écrivains aux persécutions qu’ils éprouvaient de son temps, tout au moins à l’indifférence de Louis XV pour les œuvres de la pensée.

Quoi qu’il en soit, ouvrez le livre de Voltaire ; vous y trouverez la plus singulière confusion : on y voit mentionnés les plus grands peintres français, Lesueur et Poussin, parmi les artistes célèbres du temps de Louis XIV. Or Lesueur était mort six ans avant 1661 ; Poussin mourut quatre ans après cette date, à Rome, où il vivait depuis plusieurs années, loin de l’envie et des cabales qui l’avaient chassé de France. Dans la même liste vous rencontrerez jusqu’à Descartes, mort en Suède onze ans plus tôt. Etonnez-vous après cela d’y voir figurer Corneille, qui avait, à cette date de 1661, écrit depuis longtemps tous ses chefs-d’œuvre, et Pascal, dont les Provinciales {p. 1232}étaient publiées depuis cinq ans ! Louis XIV, il est vrai, vit mourir Pascal un an après son avènement, et Corneille écrire sous son règne Agésilas et Attila ; mais c’est là un avantage qu’il ne faut pas exagérer : il serait assez étrange de lui faire honneur du génie de ces deux grands hommes, parce qu’il a eu la gloire de les enterrer.

Cela n’empêchera pas Racine d’écrire plus tard, en parlant de Corneille et de Louis XIV : « La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes. » Eh ! mon Dieu, oui, la France s’en souviendra, et la postérité le dira, parce que vous l’avez dit. La chronologie n’a pas, il est vrai, ces complaisances de courtisan ; mais elle aura beau répéter avec sa brutalité ordinaire : le Cid est de 1636, Horace et Cinna de 1639 ; Polyeucte, de 1640 ; Pompée, de 1641 ; le Menteur, de 1642, etc., et Louis XIV n’a régné qu’en 1661 : — qui se soucie de ces dates ? Rien de plus ennuyeux. Comment veut-on que l’autorité d’une date, si décisive qu’elle puisse être, tienne contre celle d’un grand écrivain, lu, relu, appris par tant de générations et répété par les historiens à la suite ? La pauvre vérité a souvent de ces chances. Quand une fois une erreur semblable est entrée dans le domaine commun, ceux même qui ne la partagent point se servent pourtant des formules consacrées, et l’on continuera à compter Pascal et Corneille parmi les écrivains du temps de Louis XIV, comme on dit que le soleil se couche et se lève, en dépit de Copernic et de Galilée.

Ainsi Descartes, Corneille, Pascal, trois noms qui suffiraient à la gloire d’une nation, sont antérieurs au règne de Louis XIV. Il n’est pas inutile d’ajouter qu’au moment où ces grands hommes fixaient la langue par leurs écrits, des esprits moins illustres, qui firent longtemps autorité, épuraient notre idiome et en déterminaient les lois : Balzac, Voiture, Vaugelas, étaient morts depuis plusieurs aimées, quand Louis XIV parut.

Mazarin léguait au jeune roi, avec la France respectée au dehors et tranquille au dedans, la plus rare réunion d’hommes illustres qu’on ait peut-être jamais vue : Turenne et Condé, qui avaient déjà remporté leurs plus brillantes victoires ; de Lyonne, Louvois1, Colbert. On sait qu’en recommandant ce dernier au roi, Mazarin mourant disait : « Je crois m’acquitter de tout ce que je dois à votre majesté, puisque je lui laisse Colbert. » Jamais en effet dette de reconnaissance ne fut plus amplement payée.

Louis XIV, pendant les premières années, continue avec fermeté {p. 1233}la politique inaugurée par Henri IV et Richelieu ; il conserve à leur place les hommes éminens que lui léguait l’administration de Mazarin : c’était faire preuve d’un bon sens rare, mais dans tout cela, on ne voit guère cette initiative personnelle qu’on se plaît à attribuer au grand roi. Tous ces hommes, qui ont entouré de tant d’éclat les premières années de son règne, il ne les a ni formés, ni choisis, ni surtout remplacés. Ses choix, quand il en fit, furent moins heureux : Villeroy et Chamillard, voilà les hommes qu’il a formés, et ce n’est pas là assurément ce qui a fait la grandeur du règne, ni l’illustration personnelle du roi.

Si son initiative est au moins fort contestable en ce qui concerne la politique, objet assidu de ses préoccupations, doit-on la croire plus réelle à l’égard de la littérature, qui, à en juger par ses Mémoires, semble avoir attiré beaucoup moins son attention qu’on ne le croit généralement ?

Avant la mort de Mazarin, on voit déjà paraître cinq écrivains illustres, qui n’ont pas, il est vrai, écrit encore leurs chefs-d’œuvre, mais dont les trois premiers surtout ont été formés sous le régime précédent : — Molière, La Fontaine, — Bossuet, Boileau, Racine.

Molière, La Fontaine, Bossuet ont à cette époque de trente-cinq à quarante ans. Doit-on croire qu’à cet âge des hommes comme ceux-là ne fussent point en possession de leur génie ? et les doit-on considérer comme des jeunes gens de quelque espérance, dont le roi aurait assuré l’avenir en encourageant leurs débuts ?

Bossuet avait commencé trois ans auparavant à prêcher ses admirables sermons, qui suffiraient à sa gloire. Y voit-on qu’il manquât alors quelque chose à son éloquence ? et n’y trouve-t-on pas un accent plus franc, plus libre, plus original que dans ses chefs-d’œuvre officiels, dans ses oraisons funèbres, où l’étiquette du genre vient gêner son indépendance et imposer à cet esprit si fier et si honnête des altérations assez étranges de la vérité historique, quelquefois même (chose surprenante chez un génie si simple) un langage artificiel, des formules convenues ? Sans doute Louis XIV sut apprécier et récompenser le génie et la vertu de ce grand homme : Bossuet fut évêque ; d’autres, qui ne le valaient pas, avaient été cardinaux et papes. Bossuet fut nommé précepteur du dauphin, mais seulement à la mort de M. de Périgny (qui le connaît ?), auquel on avait confié l’éducation du dauphin avant de songer à Bossuet. Cette éducation nous a valu deux ouvrages immortels ; mais s’il n’eût pas eu à écrire pour ce jeune prince le Discours sur l’Histoire universelle et la Connaissance de Dieu et de soi-même, croit-on que son génie fût demeuré inactif et n’eût pas trouvé d’aussi éclatantes applications ? Et c’est pourtant à ce choix fait par Louis XIV de Bossuet, pour l’éducation {p. 1234}du dauphin, que se réduit l’influence du roi sur ce grand écrivain. Pourquoi ne soutiendrait-on pas la thèse contraire : de l’influence de Bossuet sur Louis XIV ? Elle serait assurément plus conforme à la vérité.

Molière avait composé six de ses comédies, quand Louis XIV commença à régner. Qu’héritier d’une charge de valet de chambre du roi il ait été reçu avec bienveillance par Louis XIV, qu’il ait souvent réussi à l’amuser, lui ait été utile pour ses fêtes, et ait parfois employé à composer des divertissemens et des ballets le temps qu’il eût pu consacrer à donner des successeurs au Misanthrope et au Tartufe, tout cela est vrai. Que de plus le roi ait accordé à ce poète, qui était en même temps son domestique, la protection qu’il lui devait contre l’insolence du duc de La Feuillade : tous ces petits traits ont été soit embellis par les biographes ; mais ce sont des services qu’il serait injuste de méconnaître, comme il est ridicule de s’en extasier2. Le plus grand service que le roi ait rendu à Molière et aux lettres consiste en réalité à n’avoir défendu que pendant cinq ans la représentation du Tartufe. C’est une chose dont il faut lui être d’autant plus {p. 1235}reconnaissant, que Napoléon déclare, même à Sainte-Hélène, où il était devenu si libéral, que si la pièce eût été fuite de son temps, il n’en aurait pas permis la représentation. Il faut encore savoir gré au roi d’avoir permis à Molière d’attaquer les ridicules des marquis, comme Scarron d’ailleurs l’avait fait précédemment. Voilà à quoi se réduit, après tout, cette protection si vantée : Louis XIV n’a pas étouffé le génie de Molière ! C’est très bien, sans doute ; mais prétendre faire du génie de Molière un des fruits du pouvoir absolu, un argument en faveur de ce régime, c’est une dérision, quand ces bienfaits du pouvoir envers lui se réduisent à lui avoir laissé un peu de cette liberté qu’un gouvernement plus libéral lui eût accordée tout entière.

Quant à La Fontaine, que son amour pour la rêverie et son indifférence pour la fortune tinrent toujours loin des faveurs, qui, seul avant Fénelon eut au temps de Louis XIV le goût de la solitude et le talent, de peindre la nature, comme on veut bien convenir qu’il ne doit son génie qu’à lui-même, à ses goûts et à ses auteurs favoris, les vieux écrivains du XVIe siècle, il est inutile d’insister sur ce point. Bornons-nous à rappeler qu’il vécut si bien en dehors de son siècle, que son siècle ne le comprit point, que son ami Boileau l’oublia absolument, lui et la fable, dans son Art poétique, et qu’enfin Mmede Sévigné elle-même, toujours citée parmi les rares esprits de son temps qui paraissent avoir apprécié le grand poète à sa juste valeur, parle pourtant de ses chefs-d’œuvre comme de bagatelles3, jolies, il est vrai, mais peu dignes d’occuper des gens nés pour s’occuper de questions infiniment plus graves, comme celle de savoir quel a été le costume de M. d’Hocquincourt à la dernière promotion des chevaliers de l’ordre, ou si Mmede Ventadour aura le tabouret.

Autour des trois grands écrivains que nous venons de citer s’en groupent d’autres, bien considérables encore, et qui datent de la même époque : le cardinal de Metz, La Rochefoucauld, Mmede Sévigné. Or, que l’on compare cette génération, antérieure par son éducation littéraire au règne de Louis XIV, avec celle qui va suivie, il est impossible de ne pas remarquer une différence et dans l’inspiration des écrivains et dans la langue dont ils se servent. Je ne sais s’il faut attribuer ce changement à Louis XIV ; mais ce qui parait évident, c’est que chez les écrivains de la seconde génération l’inspiration est {p. 1236}devenue moins originale et moins puissante, que la langue, plus délicate et plus souple, a perdu ce caractère de mâle vigueur qu’elle possédait chez Pascal et chez Corneille, qu’elle a conservé chez Bossuet et chez Molière, qu’elle a perdu avec Racine et Fénelon.

Racine et Fénelon, voilà, de tous ces écrivains illustres, les seuls qui appartiennent réellement au règne de Louis XIV. Qu’on admire. et rien n’est plus juste, les séductions infinies du style de ces deux grands hommes, leurs écrits ne sont pas inférieurs peut-être à ceux de leurs devanciers, mais ils dénoncent autour d’eux une infériorité réelle, une décadence qui va aller en s’augmentant. Ce qui est chez eux de la douceur et de la grâce est déjà devenu chez d’autres de la faiblesse et de l’afféterie. Ces qualités charmantes, vous les trouverez aussi chez leurs prédécesseurs, chez Bossuet quand il parle de la duchesse, d’Orléans, chez Molière dans ses scènes d’amour ; mais ce qui chez eux donne tout son prix à ces qualités, c’est que la douceur y est unie à la force : elle plaît alors comme, dans l’ordre moral, la bonté jointe à l’énergie. Il semble en un mot que chez Racine et Fénelon les qualités viriles aient disparu pour faire place à des qualités plus féminines. Comme les femmes, ils ne semblent forts que quand ils sont passionnés. Aussi les rôles les plus animés chez Racine sont-ils des rôles de femmes ; ils ont tous cette vigueur fiévreuse que donnent les crises de la passion, et qui peut s’allier très bien avec l’habitude de la faiblesse. Au contraire, à coté de ces figures si saisissantes et si pathétiques, ses héros ont bien peu de physionomie : qu’est-ce que Pyrrhus auprès d’Hermione, Bajazet auprès de Roxane, Hippolyte auprès de Phèdre ? Il semble que, chez Racine comme à la cour de Louis XIV, les qualités viriles ne soient plus de mise. Regardez les portraits d’hommes qui nous restent de cette époque, ils se ressemblent tous en un point : c’est quelque chose de souriant, de poli, d’indécis. On sent l’empreinte uniforme de la règle et des convenances sur ces masques de courtisans. Les physionomies si marquées qui nous frappent dans les portraits du temps de Richelieu ont disparu pour faire place à une sorte d’uniformité décente et polie. Cet effacement des individus devant le roi ou la nation pouvait être un bien dans la société ; mais au théâtre il faut des caractères plus tranchés, des physionomies plus accentuées. Il est impossible d’être plus convenable que Bajazet et Hippolyte. Ces deux princes accomplis auraient été sans doute cités comme des modèles à la cour de Louis XIV ; mais les mines plus hautes et plus fières de Nicomède et de Rodrigue auront toujours au théâtre beaucoup plus de succès, quoique l’un et l’autre laissent échapper des vivacités que ne se seraient jamais permises ni M. de Dangeau, ni M. de Cavoie.

Est-ce au spectacle de la cour, est-ce seulement à son organisation {p. 1237}nerveuse, tour à tour passionnée et défaillante, que Racine doit ce caractère de son talent pendant sa jeunesse ? Je ne sais. Quant à l’œuvre de ses dernières années, cette merveilleuse Athalie, si différente de ses précédens ouvrages, si peu comprise par les contemporains, il faut aussi trop de complaisance pour y voir autre chose qu’une grande inspiration religieuse, due à ses souvenirs de Port-Royal, à ses amitiés jansénistes, enfin à la lecture assidue de la Bible, qui enhardit le génie de Racine et donna cette fois à son style une trempe singulière et une couleur d’un éclat inattendu. Qu’on se l’appelle le mot si souvent cité de Mmede Sévigné sur la conversion de Racine : « Il aime Dieu comme il a aimé ses maîtresses. » Mmede Champmeslé d’abord, et la religion ensuite, voilà peut-être les deux influences les plus profondes qu’il dut subir : non qu’il faille méconnaître l’ascendant que Louis XIV exerçait sur le poète, puisque Racine ne put se consoler d’avoir perdu, par une bonne action, la faveur royale et que sa disgrâce le tua.

S’il est un écrivain qui ne doive rien à son temps, c’est assurément Fénelon : il n’y a pas une de ses idées qui ne soit une protestation contre les opinions dominantes, officielles et approuvées. On sait combien le roi goûtait peu ce bel-esprit chimérique, et la correspondance de Fénelon prouve qu’il n’était guère plus juste à l’égard du roi. L’aversion que Fénelon éprouvait pour le système de Louis XIV lui a souvent inspiré des idées excessives, comme l’amour de la paix à tout prix et une simplicité par trop pastorale, dues à son horreur pour les conquêtes et pour le faste de Louis XIV. En ce sens, nous consentons à ce qu’on dise que c’est sur Fénelon que Louis XIV a eu le plus d’influence, une influence d’antipathie : n’a-t-on pas insinué que c’est aux faiblesses du roi que nous devons les plus beaux sermons de Bossuet et de Bourdaloue contre l’adultère ? Il ne s’agit que de s’entendre.

Cet inventaire, déjà bien long, des écrivains illustres que l’on rapporte au règne de Louis XIV serait incomplet, si l’on n’y joignait deux noms, moins éclatans sans doute que ceux de Fénelon et de Racine, mais qui appartiennent à la même époque, et qu’il est impossible d’oublier : La Bruyère et Boileau.

La Bruyère, qui écrivit ses Caractères vers la fin de la première moitié du règne (1687), peintre admirable de détails, n’est d’ailleurs mis par personne, je suppose, sur la même ligne que les grands moralistes qui l’ont précédé. Pascal et Bossuet ont peint l’homme en général ; La Bruyère, ses contemporains. Que ses portraits, image fidèle et précieuse de la société du temps, soient des chefs-d’œuvre de vérité et de vie, nul ne le conteste ; mais qui a jamais songé à comparer les beaux portraits que Rigaud peignait à la même époque {p. 1238}aux toiles inspirées de Lesueur et de Poussin ? Chez La Bruyère, d’ailleurs, la manière se fait déjà sentir. Le soin extrême qu’il apporte aux détails est déjà un symptôme de décadence. Quant aux inspirations nouvelles que l’on rencontre dans son ouvrage, et qui semblent un pressentiment du XVIIIe siècle, ce n’est sans doute pas aux influences contemporaines qu’il en est redevable : son horreur pour la guerre, ses réclamations en faveur des pauvres paysans, sentimens qui lui sont communs avec Fénelon, d’autres témérités encore qui n’appartiennent qu’à lui, ce n’est pas à Versailles qu’il est allé les chercher, ou du moins ce n’est chez lui, comme chez Fénelon, qu’une réaction contre les excès dont il était le témoin. Rien ne prouve d’ailleurs qu’il ait eu le moindre rapport avec le roi.

Quant à Boileau, qui s’était déjà, comme Racine, annoncé sous Mazarin, mais qui ne publia que plus tard ses principaux ouvrages, c’est avant tout un critique, épris d’une double passion, l’horreur des mauvais vers, l’amour des bons, se préoccupant uniquement de la poésie, et surtout des finesses et des secrets du métier. Ce qui le frappe surtout chez Molière, c’est la facilité avec laquelle l’auteur du Misanthrope trouve la rime. Ce qu’il va chercher dans la solitude, ce qu’il finit par trouver au coin d’un bois, c’est le mot qui l’avait fui. Sa vraie supériorité est dans la satire littéraire ; dans la satire morale, il est déclamateur : c’est Juvénal et Horace qui lui fournissent son indignation. Si les femmes romaines n’avaient point provoqué par leurs excès la colère de Juvénal, il est à croire que les Françaises du XVIIe siècle auraient trouvé dans Boileau un peintre plus indulgent. Je ne sais s’il est vrai, comme l’affirmait un de ses contemporains, qu’avec lui on ne put parler que de vers, et des siens ; mais c’est une nature exclusivement littéraire, et qui ne dut subir que des influences du même genre : les satiriques romains, et chez nous Régnier et Molière, sont peut-être les seules influences qui aient déterminé la direction de son talent. Or, quand il fut présenté pour la première fois à Louis XIV, en 1669, il avait déjà écrit ses satires littéraires, et ce qui est notable, c’est que, au sortir de cet entretien qui lui valut les premières faveurs qu’il reçut du roi, une pension de deux mille livres, — sa première réflexion, dit Brossette, fut un sentiment douloureux sur la perte de sa liberté, qu’il regardait comme une suite inévitable des bienfaits dont il venait d’être honoré. Peut-être se souvint-il alors des défiances d’Horace à l’égard d’Auguste, et de l’indépendance du poète romain, si facile à effaroucher.

Ainsi, pour nous résumer, Descartes, Corneille, Pascal, sont antérieurs à Louis XIV. Quant aux écrivains formés sous Mazarin, mais dont la fécondité glorieuse est contemporaine des premières années {p. 1239}de ce long règne, ce sont Molière, Bossuet, La Fontaine, Boileau, Racine. Voilà le personnel illustre qu’il trouve en montant sur le trône. Par quoi le remplace-t-il ? Il n’y a peut-être pas un seul exemple, dans notre littérature, d’une stérilité aussi déplorable que celle que présentent les vingt dernières années du grand roi. En prose, Fontenelle ; en poésie, Jean-Baptiste Rousseau.

Que ceux qui, en dépit des dates, attribuent à l’influence de Louis XIV l’éclat littéraire des premières années de son règne, se piquent au moins d’être conséquens. Qu’on l’admire pour avoir recueilli cette moisson glorieuse qu’il n’a pas semée, soit ; mais qu’on daigne alors nous expliquer pourquoi à cette fécondité puissante succède une si surprenante stérilité. S’il eût été pour quelque chose dans l’enfantement des talens contemporains, c’était, ce semble, pendant la seconde moitié de son règne que devaient paraître ces génies éclos sous son aile. Nés de son temps, formés sous ses yeux, on pourrait, avec quelque vraisemblance, lui en faire honneur. Ce sont, dit-on, les poètes qui ont le plus besoin d’un puissant patronage, ce sont les Auguste qui font les Virgile, et voilà qu’à Corneille, à La Fontaine, à Molière, à Racine, succède, sous l’influence du nouvel Auguste, qui ? Jean-Baptiste Rousseau !

En outre, si l’on doit croire, comme nous le pensons, que les génies supérieurs ne relèvent que d’eux-mêmes, qu’ils se forment seuls et échappent à ces prétendues influences dont on fait tant de bruit, on conçoit que les talens secondaires, plus souples et plus dociles, puissent subir plus aisément l’action du pouvoir. Eh bien ! à ce nouveau point de vue, comparez encore les deux époques : au-dessous de Corneille, vous trouvez, parmi ses contemporains, des poètes qui ont souvent un goût équivoque, mais où l’on sent encore une véritable sève ou tout au moins beaucoup d’esprit : Rotrou, Racan, Scarron, Sarrazin, Voiture. À la fin du règne, immédiatement au-dessous de Jean-Baptiste Rousseau, commence la platitude absolue : vous avez Campistron.

On comprend que Boileau, vieux et chagrin, voyant cette décadence, s’écriât : « En vérité, les Pradons, dont nous nous sommes tant moqués, étaient des aigles auprès de ces gens-là. »

Il faut être juste cependant : à cette époque où, sous Mmede Maintenon, la cour voyait succéder la dévotion et la tristesse aux fantaisies brillantes d’autrefois, où Louis XIV, frappé dans ses affections les plus chères, après avoir vu mourir autour de lui ses fils et ses petits-fils, restait presque seul de sa famille dans son palais morne et silencieux, il y a encore un coin de la littérature où toute la vie intellectuelle du temps semble s’être réfugiée : c’est la comédie. Étrange contraste avec la situation de la cour ! jamais la comédie n’a été d’une {p. 1240}si folle gaîté qu’en ce temps de désolation, jamais si licencieuse qu’en ces années de dévotion austère. Si l’on voulait juger de l’esprit de l’époque par les pièces contemporaines, celles de Regnard et de Lesage, qui toutes se rapportent à ces lugubres années, on croirait vraiment qu’alors la France était déjà la France de la régence ; valets escrocs, financiers ridicules, coquettes effrontées, gentilshommes aux gages de quelque vieille débauchée, tous ces héros de Lesage et de Regnard ne songent qu’à se bien divertir, sans scrupule et sans fin. La France agonise ; l’ennemi a envahi nos campagnes ; la famine, la misère les désolent ; les saisons y ajoutent leurs rigueurs, et c’est au milieu du lugubre hiver de 1709 que paraît Turcaret, le chef-d’œuvre du genre. En même temps Fontenelle et quelques autres préludent discrètement aux témérités philosophiques du siècle qui va suivre. Voilà la littérature d’alors, y reconnaît-on l’influence du gouvernement ?

La langue a suivi, comme toujours, les destinées du génie littéraire. Ce n’est plus le parler mâle et franc de Molière et de Pascal ; en quelques années, quelle chute ! quel épuisement ! Féminisée par Racine et par Fénelon, chez Fontenelle elle n’a plus de sexe : malgré tout son esprit, c’est quelque chose d’uni, de clair et de froid. Tout est mesuré et compassé ; point de cris, point de gestes, point d’accent ; c’est une conversation à demi-voix, dans un salon : Fontenelle a peur de fatiguer sa poitrine et évite les émotions. Les derniers survivans de nos grands écrivains s’étaient déjà aperçus de cette décadence et la déploraient ; La Bruyère et Fénelon regrettent le vieux et rude langage du XVIe siècle, et en même temps, par une contradiction singulière et comme pour payer aussi leur tribut aux faiblesses du temps, ils condamnent le style de Molière. L’un lui trouve du jargon, l’autre veut bien convenir que ses pièces en prose sont moins mal écrites que ses comédies en vers. Ainsi, quelques années après la mort de Molière, sa langue n’est déjà plus comprise, même par La Bruyère et par Fénelon !

Voilà où est descendue, pendant les vingt dernières années du règne, cette littérature si grande avant Louis XIV ! Et pourtant, selon le préjugé vulgaire, soigneusement entretenu par les gens intéressés, le règne d’Auguste et celui de Louis XIV sont les deux grandes époques de la littérature, parfaitement isolées de ce qui les précède et de ce qui les suit ; avant elles la barbarie, après elles la décadence. Rien de moins conforme à l’histoire, et les deux règnes présentent au contraire à cet égard une analogie singulière qui a bien peut-être quelque signification.

Avant Auguste, Plaute, Térence, Lucrèce, Catulle, Cicéron, Salluste, César ; c’est quelque chose, j’imagine. Dans la première partie de son règne, Virgile, Horace, Tibulle, formés avant lui, {p. 1241}écrivent leurs chefs-d’œuvre4. Un peu plus tard paraît Ovide ; c’est déjà une bien prompte décadence, et, Ovide une fois exilé, silence absolu.

Le génie littéraire n’a-t-il pas suivi les mêmes phases sous le règne de Louis XIV ? Il serait fort ridicule de comparer Racine et Fénelon à Ovide ; mais avant eux on remarque également une génération d’écrivains d’une trempe plus vigoureuse ; après eux, la littérature s’énerve et dépérit. En outre, comme le règne d’Auguste, celui de Louis XIV, loin de commencer une nouvelle époque littéraire, continue d’abord une glorieuse période qu’il clôt fort tristement. Depuis le milieu du XVIe siècle, quelle succession ininterrompue de grands écrivains ? Leur caractère est aussi original que leur intelligence et se reflète dans leurs écrits. Ce sont des penseurs passionnés, ce sont des hommes ; plus tard, on aura des gens de lettres et des académiciens. C’est que, bien qu’on en puisse dire, la pensée, a besoin, pour développer toute sa puissance, d’être soutenue par les préoccupations politiques ou religieuses, d’être animée par la passion. Les grandes émotions qui bouleversent le monde, les désastres même qui le désolent, impriment à l’intelligence humaine de salutaires secousses. Le XVIe siècle, ce siècle si malheureux, est celui qui a jeté dans le monde toutes les idées fécondes sur lesquelles nous avons vécu depuis. Dans cet enfantement laborieux et sanglant de la société moderne, que d’œuvres puissantes, éternelle méditation des âges suivans ! Les écrivains ont agi, ont souffert ; ils ont vu les grandes catastrophes, ils ont connu les passions qui vivifient l’intelligence et l’expérience qui l’éclaire. Chose bizarre, ce siècle, qui paraît le plus érudit de notre littérature, en est le plus original : l’étude de l’antiquité, à laquelle il s’est voué, n’est pour lui que le commentaire éloquent des événemens contemporains. La langue est encore imparfaite, nous dit-on : il semble pourtant que Rabelais, Calvin, Montaigne, La Boétie, Montluc, Régnier, d’Aubigné, ont bien trouvé la forme qui convenait à leurs pensées, et qu’elle a conservé l’inimitable empreinte des idées qui les agitaient. Que de langages divers, tour à tour énergiques ou charmans, tous pittoresques et savoureux ! Cette fermentation est entretenue au commencement du XVIIe siècle par les querelles politiques et par le grand mouvement catholique qui donnera à l’église, avec l’Oratoire, Port-Royal et la Trappe, des hommes d’une antique austérité. Bientôt, sous Louis XIV, tout se calmera et se régularisera ; plus de variété ; tout le monde parlera le même langage, un langage convenu. La société y a gagné peut-être, ce n’est pas ici le lieu de discuter ce point ; mais, quand la pensée se calme, elle est bien près de s’endormir : elle ne se réveillera en effet que dans le {p. 1242}siècle suivant, quand des passions nouvelles viendront la ranimer, et qu’à une époque stationnaire succédera une époque vivante et agitée, celle de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau.

S’il est vrai, comme le prouve le simple exposé des faits, que notre littérature, pleine de force et de vie avant Louis XIV, soit arrivée promptement sous son règne à un véritable dépérissement, qu’en faut-il conclure ? C’est que l’influence littéraire du grand roi a été ou nulle ou fatale.

Je sais que cette conclusion choque le préjugé vulgaire ; mais, pour apprécier la valeur de l’opinion commune, il serait sage d’examiner comment elle s’est établie. Tous les gens de lettres ne sont pas absolument désintéressés : n’est-il point permis de croire qu’en répétant depuis des siècles

Qu’un Auguste aisément peut faire des Virgiles,

quelques-uns d’entre eux avaient principalement pour but de stimuler la libéralité des princes ? Pour devenir un Auguste aux yeux de quelques gens de lettres, de tout temps le procédé a été bien simple : il s’agît uniquement de distribuer des pensions : les Virgiles qui les touchent n’ont garde de révoquer en doute l’efficacité de ce moyen. Le vulgaire d’ailleurs, trop disposé à assimiler la production littéraire à toutes les autres, croit volontiers que pour avoir de grands écrivains, il suffit d’en faire la commande et de ne pas trop lésiner sur les frais. Napoléon lui-même eut cette illusion. Avec un zèle vraiment louable, il chercha à se procurer un Corneille et n’y épargna point la dépense : on sait ce qu’il obtint. Convenons que les encouragemens accordés à l’industrie betteravière avaient produit de meilleurs résultats. Il va sans dire que cette expérience malheureuse n’a pas désabusé tout le monde. Il reste prouvé pour bien des gens que le régime qu’il faut regretter quand on est poète, imiter quand on est prince, c’est celui des royales munificences, où les pensions et les encouragemens allaient, dit-on, éveiller le génie : le règne de Louis XIV. Voyons donc si, même à ce point de vue assez peu élevé, le règne de Louis XIV mérite sa réputation.

Remarquons d’abord qu’il est parfaitement faux de dire, comme on le répète chaque jour, que, le premier, Louis XIV eut le mérite de dérober les gens de lettres à la protection humiliante des grands seigneurs, en leur donnant des pensions, qui les faisaient dépendre, non plus d’un particulier, mais de l’état incarné en sa personne. Sans remonter plus haut que Henri IV, nous trouvons que ce roi, de peu généreuse mémoire, pensionnait déjà des gens de lettres : exemple suivi par sa veuve devenue régente5. Mais ce fut Richelieu {p. 1243}surtout qui se montra envers les gens de lettres d’une libéralité inconnue jusqu’alors. Sans doute il encourageait beaucoup plus efficacement les lettres en leur donnant conscience de leur valeur par sa déférence pour les écrivains, par sa familiarité avec eux, et quand il exigeait que Chapelain et Gombault ne lui parlassent que couverts 6, il servait mieux la littérature qu’en leur donnant des pensions, comme il le fit d’ailleurs. — Si l’on sait tant de gré à Louis XIV de sa munificence, au moins ne faut-il pas oublier celle de Richelieu. Il est vrai qu’immédiatement après la mort de son ministre, Louis XIII s’empressa de rayer de sa main toutes ces pensions7. Mazarin en rétablit quelques-unes, et, si l’on en croit Ménage, il avait fait dresser un rôle de toutes les personnes de lettres8, auxquelles il voulait étendre ses libéralités, lorsque les troubles de la fronde et la guerre extérieure lui donnèrent d’autres préoccupations.

Parmi les pensionnaires de Richelieu et de Mazarin se trouvent deux noms qui eussent peut-être été moins favorisés sous Louis XIV : Descartes et Campanella. Lorsque les restes du premier furent rapportés en France sous Louis XIV, un ordre de la cour défendit de prononcer son oraison funèbre. Quant à Campanella, il est permis de croire que ses témérités de tout genre auraient effrayé ceux que la prudence de Descartes ne rassurait point.

Louis XIV devenu roi, Colbert eut l’idée de donner des pensions à tous les auteurs qui semblaient tenir un rang distingué dans l’estime des contemporains. C’était lui qui, sous Mazarin, avait été chargé par ce ministre de faire dresser par Costar une liste des gens de lettres ; il n’eut qu’à faire revivre ce projet et à le faire approuver par Louis XIV. Déjà, depuis longtemps, le surintendant Fouquet avait ouvert sa cassette aux écrivains et aux savans, et parmi ses pensionnaires figuraient Corneille et La Fontaine. Après la disgrâce de Fouquet, à laquelle il n’avait pas peu contribué, Colbert crut qu’il était convenable que le roi se chargeât de cette portion de son héritage, et il fit dresser, par Costar et par Chapelain, deux listes des gens de lettres auxquels on pourrait accorder des pensions. De ces deux listes, on en fit une seule, devenue l’état des pensions de 1663, si souvent cité comme une véritable curiosité. Nous nous bornerons à rappeler que Chapelain s’y est fait la plus belle part, 3,000 livres, {p. 1244}comme au plus grand poète français qui ait jamais été (ainsi s’exprime ce document) ; que Corneille y est porté pour 2,000 livres, Molière pour 1,000 seulement. Vingt-deux écrivains sur cette liste, qui contient une trentaine de noms, y sont mieux rentés que Molière, et parmi eux figurent Cotin, Cassagne et les autres victimes de Boileau, sans parler de noms plus inconnus encore, qui n’ont pas même conservé l’illustration du ridicule. La pension de Molière lui fut conservée pendant neuf ans et supprimée deux ans avant sa mort. Quant à l’historien Mézeray, on lui maintint la pension de 4,000 livres qu’il tenait de Mazarin, jusqu’au moment où, quelques hardiesses ayant été signalées dans son histoire de France, cette pension fut réduite à 2,000. En vain le pauvre Mézeray déclara-t-il, dans deux lettres d’une rare platitude, qu’il était prêt à passer l’éponge sur tous les endroits de son livre que l’on jugerait dignes de censure. Il paraît qu’on fut inflexible et que la pension fut définitivement supprimée, car on trouva, dit-on, chez lui après sa mort, un sac d’argent, avec cette étiquette : « C’est ici le dernier argent que j’ai reçu du roi. Aussi depuis ce temps n’ai-je jamais dit du bien de lui. » Rapprochez de ce fait l’aventure de Fréret, mis sous Louis XV à la Bastille pour avoir avancé que les Francs pourraient bien ne pas descendre de Francus, petit-fils d’Hector, comme on l’enseignait officiellement, et vous saurez ce que pouvait être l’histoire sous l’ancien régime.

Ce qu’il importe de remarquer dans cette liste, c’est que, parmi les écrivains célèbres du temps, il n’en est aucun dont la munificence royale ait encouragé les débuts, à l’exception de Racine, qui y figure pour 800 livres ; il n’avait produit alors que quelques vers de circonstance. Boileau ne reçut une pension qu’après la publication de ses satires ; l’ancien pensionnaire de Fouquet, La Fontaine, n’en reçut jamais. Quant à Corneille, il avait alors écrit tous ses chefs-d’œuvre, et Molière était déjà célèbre9. Il reste donc prouvé que les libéralités du roi ont pu récompenser les écrivains que l’opinion publique désignait à ses faveurs, mais qu’à l’exception de Racine il n’en est aucun dont Louis XIV ait soutenu les premiers pas. Si les pensions ont le don que bien des gens leur supposent, celui d’éveiller le génie, au moins celles de Louis XIV n’ont pas eu ce mérite-là.

Plus tard, après la mort de Colbert, ces pensions furent {p. 1245}considérablement réduites, et l’on sait que Corneille, près de mourir, aurait perdu la sienne sans l’intervention de Boileau ; mais, dans l’année où elles atteignirent le chiffre le plus élevé, la dépense totale ne dépassa pas 100,000 livres, savoir : 53,000 livres pour les nationaux, 16,000 pour les étrangers, et le reste en gratifications. Il est vrai qu’en 1673 le roi s’avisa envers les académiciens d’une générosité vraiment grandiose : comme ils travaillaient alors au Dictionnaire et se réunissaient une ou deux fois par semaine, pour stimuler leur activité, il fut réglé qu’une somme de 40 livres serait allouée pour chaque séance, soit 1 livre par membre ; il est juste d’ajouter que les membres présens devaient partager entre eux la part des absens.

Voilà donc le budget de la littérature au grand siècle. Je demande pardon de ces détails, car j’avoue ne pas trop comprendre quelle relation mystérieuse existe entre un sac d’écus et l’inspiration qui fait les Misanthrope et les Athalie ; mais peut-être ces chiffres ne sont-ils pas inutiles. Au moins peuvent-ils servir à prouver qu’on a peu de raison de regretter à cet égard le temps passé, et qu’il n’est aucun gouvernement en France, depuis un demi-siècle, qui n’ait été à proportion beaucoup plus libéral envers les lettres que le grand roi.

Les gouvernemens seraient moins généreux qu’il n’y aurait pas encore lieu de s’en plaindre. Les protections élevées, si intelligentes qu’on les suppose, ont leurs inconvéniens ; la dignité du poète en souffre toujours, sans parler des mauvais vers que lui arrache la reconnaissance, et dont il est trop puni par le ridicule de les avoir faits. Il est vrai que les grands talens échapperont plus aisément que d’autres à des périls de ce genre ; par bonheur, les Mécènes ont presque toujours une prédilection marquée pour les écrivains abandonnés du public ; ils les consolent avec des pensions. Chapelain leur plaît toujours plus que Molière. Cette préférence se conçoit : un homme de génie peut bien s’abaisser à quelques complaisances ; mais il y a en lui une sorte d’indiscipline, une indépendance naturelle qui tôt ou tard se révolte et le brouille infailliblement avec ses protecteurs. La médiocrité est plus docile, et c’est cette qualité que l’on apprécie particulièrement.

D’ailleurs, depuis le XVIIIe siècle, les lettres sont émancipées et n’ont plus besoin de protection ; les écrivains le savent : loin de méconnaître la puissance de la pensée, ils seraient plutôt tentés de l’exagérer. Il se peut qu’il y ait encore quelques gens modestes qui soupirent pour les beaux yeux de la cassette ; mais en général c’est faute de mieux. Il existe aujourd’hui une puissance courtisée par les gens de lettres, plus courtisée que ne l’a jamais été Louis XIV : c’est le public ; ceux qui s’adressent à un autre pouvoir ne le font guère que quand ils désespèrent de plaire à celui-ci. Cette protection est la seule utile, la seule dont les préférences soient vraiment {p. 1246}flatteuses. Ce n’est pas que parfois, comme toutes les puissances du monde, elle ne place singulièrement ses faveurs et ne les prodigue un peu au hasard ; mais comparez ses appréciations à celles des protecteurs les plus éclairés des temps anciens ; relisez la liste des pensions dressée par Colbert, approuvée par Louis XIV, et dites si jamais le public, s’est aussi grossièrement trompé que le grand ministre et le grand roi. Plus judicieux dans ses affections, il est aussi plus libéral ; si seul aujourd’hui il donne la gloire, seul également il donne la fortune ; les rentes qu’il fait à ses écrivains, en achetant leurs ouvrages, sont bien autre chose que les maigres générosités accordées jadis par la munificence royale à Corneille, à Molière, à tant d’écrivains illustres. Ce n’est plus par quarante ou cinquante mille francs, comme au temps de Louis XIV, c’est par millions que se compte aujourd’hui la recette annuelle de la littérature. Par malheur, il y a aussi là un danger auquel on ne s’expose pas impunément. La facilité de gagner augmente chez nos contemporains la passion de s’enrichir : l’art d’écrire est trop souvent devenu une industrie où beaucoup de talent se perd, se gaspille chaque jour. Chez ceux qui ont cédé à ces séductions de la fortune, la décadence s’est bientôt fait sentir. L’inspiration ne se prête pas comme l’homme lui-même, aux spéculations de librairie ; elle est capricieuse et ne vient qu’à son heure ; elle ne répond plus à l’appel de l’écrivain acharné à sa besogne lucrative. Trouve-t-on que beaucoup de ces chefs-d’œuvre de commande vaillent ce qu’on les a payés ?

Quels que soient ces inconvéniens attachés aux faveurs du public, il faut convenir au moins qu’ils lui font honneur. Cette majesté collective a bien d’autres avantages sur Louis XIV et tous les autres protecteurs des lettres, quand ce ne serait que de permettre, d’aimer même la contradiction ; car un moyen de plaire au public, moyen un peu usé aujourd’hui, a été souvent de lui rompre en visière, de lui dire de brutales vérités, de le calomnier même, et il l’a souffert, et il s’en est réjoui. Que peut-on donc reprocher à ce Mécène tout débonnaire ? Trop d’indulgence, trop de générosité ? Ce sont des défauts sans doute, mais ceux qui en profitent les lui pardonneront bien aisément.

En considérant ces destinées nouvelles faites aux lettres par la révolution, nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de regretter le temps passé : nous ne croyons guère à l’heureux effet des hautes influences en littérature ; impuissantes pour le bien, elles ne l’ont pas toujours été pour le mal. On ne donne pas des ailes au génie ; mais on peut les lui couper. On peut faire pis encore : quoi qu’en dise Boileau, Auguste n’a pas fait Virgile ; mais il a tué Cicéron. C’est, de toutes ses influences littéraires, la seule qu’il ne soit pas permis de contester.

EUGENE DESPOIS.