Jean-François de La Harpe

1800

De la comédie dans le siècle de Louis XIV (Lycée, t. II, chap. VI)

2015
Source : Jean-François de La Harpe, « De la Comédie dans le siècle de Louis XIV » [1800], in Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, Paris, Depelafol, 1825, tome II, chap. VI, p. 204-293.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Amaouche (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Introduction.
De la Comédie avant Molière. §

{p. 204} L’Italie et l’Espagne, qui donnèrent longtemps des lois à notre théâtre, durent avoir sur la comédie la même influence que sur la tragédie. Nous empruntâmes aux Italiens leurs pastorales galantes et leurs bergers beaux-esprits. La Sylvie de Mairet, écrite dans ce genre, et qui n’est qu’un froid tissu de madrigaux subtils, de conversations en pointes et de dissertations en jeux de mots, excita dans Paris une sorte d’ivresse qui prouvait le mauvais goût dominant et servait à l’entretenir. Il ne fallut rien moins que le Cid pour faire tomber ce ridicule ouvrage; et quoique Chimène, en quelques endroits, eût elle-même payé le tribut à cette mode contagieuse de faire de l’amour un effort d’esprit, cependant la vérité des sentiments répandus dans ce rôle et dans celui de Rodrigue avertit le cœur des plaisirs qu’il lui fallait, et de cette espèce de mensonge qu’un art mal entendu voulait substituer à la nature. Les pointes commencèrent à tomber, mais {p. 205} lentement : comme elles se soutenaient dans les sociétés qui donnaient le ton, le théâtre n’en était pas encore purgé, à beaucoup près, et ce furent les Précieuses ridicules et les Femmes savantes qui portèrent le dernier coup. Les théâtres étrangers avaient communiqué au nôtre bien d’autres vices non moins révoltants. Les farceurs italiens, qui avaient un théâtre à Paris, où jouait Molière dans le temps même qu’il commençait à élever le sien, nous avaient accoutumés à leurs rôles de charges, à leurs caricatures grotesques; et si les arlequins et les scaramouches leur restaient en propre, nous les avions remplacés par des personnages également factices, par des bouffons grossiers qui parlaient à peu près le langage de D. Japhet. Le burlesque plus ou moins marqué était la seule manière de faire rire. Les capitans, sorte de poltrons qui contrefaisaient les héros, comme nos Gilles de la foire contrefont les sauteurs, recevaient des coups de bâton sur la scène en parlant des empereurs qu’ils avaient détrônés, et des couronnes qu’ils distribuaient. Des personnages de ce genre firent réussir longtemps les Visionnaires de Desmarets, détestable pièce que la sottise et l’envie osèrent encore opposer aux premiers ouvrages de Molière. Corneille, entraîné par l’exemple, ne manqua pas de mettre dans son Illusion comique un capitan Matamore, qui débute par ces vers qu’il adresse à son valet :

Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel des deux je dois le premier mettre en poudre,
{p. 206} Du grand-sophi de Perse ou bien du grand-mogol.
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons et gagne les batailles.
Mon courage invaincu, contre les empereurs,
N’arme que la moitié de ses moindres fureurs.
D’un seul commandement que je fais aux trois Parques,
Je dépeuple l’état des plus heureux monarques.
La foudre est mon canon , les destins mes soldats.
Je couche d’un revers mille ennemis à bas.
D’un souffle je réduis leurs projets en fumée,
Et tu m’oses parler cependant d’une armée !
Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars.
Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards,
Veillaque!...... toutefois je songe à ma maîtresse.
Ce penser m’adoucit : va, ma colère cesse,
Et ce petit archer, qui dompte tous les dieux,
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.

Ces puériles extravagances, et les turlupinades de toute espèce étaient alors ce qu’on appelait de la comédie. Les Jodelets, les paysans bouffons, les valets faisant grotesquement le rôle de leurs maîtres, les bergers à qui l’amour avait tourné la tête, comme à Don Quichotte, parlaient un jargon bizarre, mêlé des quolibets de la halle, et d’un néologisme emphatique. On retrouve jusque dans la Princesse d’Élide, divertissement que Molière fit pour la cour, un de ces paysans facétieux, nommé Moron, que l’auteur met dans la liste des personnages, sous le nom du plaisant de la princesse : il y en a un autre du même genre dans un opéra de Quinault. C’était un reste du goût dépravé qui avait régné depuis la renaissance des lettres, et de cette {p. 207}mode ancienne d’avoir dans les cours ce qu’on nommait le fou du prince. En un mot, on reproduisait, sous toutes les formes, les personnages hors de la nature, comme les seuls qui pussent faire rire; parce qu’on n’avait pas encore imaginé que la comédie dût faire rire les spectateurs de leur propre ressemblance. Ces rôles postiches étaient distribués dans les canevas espagnols ou italiens, et dans des intrigues qui roulaient toutes sur le même fond, composées d’une foule d’incidents merveilleux, de travestissements, de suppositions de nom, de sexe et de naissance, de méprises de toute espèce. La coutume qu’avaient alors les femmes de porter des masques ou des coiffes abattues favorisait toutes ces machines qui produisent quelquefois de la surprise ou font rire un moment, mais qui ne peuvent jamais attacher, parce que tout s’y passe aux dépens du bon sens, et que, dans toutes ces inventions si péniblement combinées, il n’y a rien, ni pour l’esprit, ni pour la raison. Une grossièreté plate et licencieuse, ou des fadeurs soporifiques, formaient un dialogue qui répondait à tout le reste. Un Bertrand de Cigarral disait à sa prétendue :

Oh ça ! voyons un peu quelle est votre figure,
Et si vous n’êtes point de laide regardure.
Elle a l’œil, à mon gré, mignardement hagard.
Et en lui présentant sa main, qu’elle repoussait avec dégoût, il disait :
Ce n’est rien, ce n’est qu’un peu de gale.
{p. 208} Je tâche à lui jouer pourtant d’un mauvais tour ;
Je me frotte d’onguent cinq à six fois le jour.
Il ne m’en coûte rien : moi-même j’en sais faire ;
Mais elle est à l’épreuve, et comme héréditaire.
Si nous avons lignée, elle en pourra tenir ;
Mon père en mon jeune âge eut soin de m’en fournir.
Ma mère, mon aïeul, mes oncles et mes tantes
Ont été de tout temps et galants et galantes.
C’est un droit de famille où chacun a sa part ;
Quand un de nous en manque, il passe pour bâtard.

Tel est le ton de la plaisanterie qu’on applaudissait alors, et il ne faut pas nous en scandaliser, il n’y a guère plus de vingt ans qu’on a remis un Baron d’Albicrac, du même auteur, et qui, d’un bout à l’autre, est dans le même goût :

Ah ! petite dodue !
Pour un peu d’embonpoint vous faites l’entendue.
Ah , parbleu ! s’il ne tient qu’à vous montrer du gras,
Je m’en vais vous montrer.....

Et ces platitudes dégoûtantes faisaient beaucoup rire, et attiraient la foule, comme fait encore aujourd’hui Don Japhet. Rotrou, Thomas Corneille, Boisrobert, d’Ouville et tant d’autres avaient mis à contribution toutes les journées espagnoles et toutes les parades italiennes, et l’on n’avait encore qu’une seule pièce d’un ton raisonnable, et qui, malgré ses défauts, sut plaire aux honnêtes gens, le Menteur de P. Corneille.

Section première.
De Molière. §

{p. 209} L’éloge d’un écrivain est dans ses ouvrages; on pourrait dire que l’éloge de Molière est dans ceux des écrivains qui l’ont précédé et qui l’ont suivi, tant les uns et les autres sont loin de lui. Des hommes de beaucoup d’esprit et de talent ont travaillé après lui, sans pouvoir ni lui ressembler ni l’atteindre. Quelques-uns ont eu de la gaieté, d’autres ont su faire des vers, plusieurs même ont peint des mœurs ; mais la peinture de l’esprit humain a été l’art de Molière, c’est la carrière qu’il a ouverte et qu’il a fermée : il n’y a rien en ce genre, ni avant lui ni après.

Molière est certainement le premier des philosophes moralistes. Je ne sais pas pourquoi Horace, qui avait tant de jugement, veut aussi donner ce titre à Homère. Avec tout le respect que j’ai pour Horace, en quoi donc Homère est-il si philosophe? Je le crois grand poète, parce que j’apprends qu’on récitait ses vers après sa mort, et qu’on l’avait laissé mourir de faim pendant sa vie; mais je crois qu’en fait de vérités, il y a peu à gagner avec lui. Horace conclut de son poème de L’Iliade que les peuples paient toujours les sottises des rois; c’est la conclusion de toutes les Histoires.

Mais Molière est, de tous ceux qui ont jamais écrit, celui qui a le mieux observé l’homme, sans {p. 210} annoncer qu’il observait; et même il a plus l’air de le savoir par cœur que de l’avoir étudié. Quand on lit ses pièces avec réflexion, ce n’est pas de l’auteur qu’on est étonné, c’est de soi-même.

Molière n’est jamais fin; il est profond, c’est-à-dire que, lorsqu’il a donné son coup de pinceau, il est impossible d’aller au-delà. Ses comédies, bien lues, pourraient suppléer à l’expérience, non pas parce qu’il a peint des ridicules qui passent, mais parce qu’il a peint l’homme qui ne change point. C’est une suite de traits dont aucun n’est perdu : celui-ci est pour moi, celui-là est pour mon voisin ; et ce qui prouve le plaisir que procure une imitation parfaite, c’est que mon voisin et moi nous rions de très-bon cœur de nous voir ou sots, ou faibles, ou impertinents, et que nous serions furieux, si l’on nous disait d’une autre façon la moitié de ce que nous dit Molière.

Eh! qui t’avait appris cet art, homme divin? T’es-tu servi de Térence et d’Aristophane, comme Racine se servait d’Euripide; Corneille, de Guillin de Castro, de Calderon et de Lucain; Boileau, de Juvénal, de Perse et d’Horace? Les anciens et les modernes t’ont-ils fourni beaucoup? Il est vrai que les canevas italiens et les romans espagnols t’ont guidé dans l’intrigue de tes premières pièces; que, dans ton excellente farce de Scapin, tu as pris à Cyrano le seul trait comique qui se trouve chez lui; que, dans le Tartufe, tu as mis a profit un passage de Scarron ; que l’idée principale du sujet de L’ Ecole des Femmes est tirée aussi d’une {p. 211} Nouvelle du même auteur; que, dans le Misanthrope, tu as traduit une douzaine de vers de Lucrèce; mais toutes tes grandes productions t’appartiennent, et surtout l’esprit général qui les distingue n’est qu’à toi. N’est-ce pas toi qui as inventé ce sublime Misanthrope, le Tartufe, les Femmes savantes, et même l’Avare, malgré quelques traits de Plante que tu as tant surpassé? Quel chef-d’œuvre que cette dernière pièce ! Chaque scène est une situation, et l’on a entendu dire à un avare de bonne foi qu’il y avait beaucoup à profiter dans cet ouvrage, et qu’on en pouvait tirer d’excellents principes d’économie.

Et les Femmes savantes ! Quelle prodigieuse création ! quelle richesse d’idées sur un fond qui paraissait si stérile! Quelle variété de caractères! Qu’est-ce qu’on mettra au-dessus du bonhomme Chrysale, qui ne permet à Plutarque d’être chez lui que pour garder ses rabats? et cette charmante Martine, qui ne dit pas un mot dans son patois qui ne soit plein de sens? Quant à la lecture de Trissotin, elle est bien éloignée de pouvoir perdre aujourd’hui de son mérite : les lecteurs de société retracent souvent la scène de Molière, avec cette différence que les auteurs ne s’y disent pas d’injures, et ne se donnent pas des rendez-vous chez Barbin : ils sont aujourd’hui plus fins et plus polis, et en savent beaucoup davantage.

Oublierons-nous, dans les Femmes savantes, un de ces traits qui confondent? c’est le mot de Vadius, qui, après avoir parlé comme un sage sur {p. 212} la manie de lire ses vers, met gravement la main à la poche, en tire le cahier qui probablement ne le quitte jamais : voici de petits vers. C’est un de ces endroits où l’acclamation est universelle; j’ai vu des spectateurs saisis d’une surprise réelle; ils avaient pris Vadius pour le sage de la pièce.

Ces sortes de méprises sont ordinairement des triomphes pour l’auteur comique : ce fut pourtant une méprise semblable qui contribua beaucoup à faire tomber le Misanthrope. Il est dangereux en tout genre d’être trop au-dessus de ses juges; et nous avons vu que Racine s’en aperçut dans Britannicus. On n’en savait pas encore assez pour trouver le sonnet d’Oronte mauvais : ce sonnet d’ailleurs est fait avec tant d’art, il ressemble si fort à ce qu’on appelle de l’esprit, il réussirait tant aujourd’hui dans des soupers qu’on appelle charmants, que je trouve le parterre excusable de s’y être trompé. Mais s’il avait été assez raisonnable pour en savoir gré à l’auteur, je l’admirerais presque autant que Molière.

Cette injustice nous valut le Médecin malgré lui. Molière, tu riais bien, je crois, au fond de ton âme, d’être obligé de faire une bonne farce pour faire passer un chef-d’œuvre. Te serais-tu attendu à trouver de nos jours un censeur rigoureux qui reproche amèrement à ton Misanthrope de faire rire? Il ne voit pas que le prodige de ton art est d’avoir montré le Misanthrope de manière qu’il n’y a personne, excepté le méchant, qui ne voulut être Alceste avec ses ridicules. Tu honorais la vertu en {p. 213} lui donnant une leçon, et Montausier a répondu il y a longtemps à l’orateur genevois.

Est-il vrai qu’il a fallu que tu fisses l’apologie du Tartufe ? Quoi! dans le moment où tu t’élevais au-dessus de ton art et de toi-même, au lieu de trouver des récompenses, tu as rencontré la persécution! A-t-on bien compris même de nos jours ce qu’il t’a fallu de courage et de génie pour concevoir le plan de cet ouvrage, et l’exécuter dans un temps ou le faux zèle était si puissant, et savait si bien prendre les couleurs de la religion qui le désavoue? C’est dans ce temps que tu as entrepris de porter un coup mortel à l’hypocrisie, qui en effet ne s’en est pas relevée : c’est un vice dont l’extérieur au moins a depuis passé de mode ; mais il a été remplacé par l’hypocrisie de morale, de sensibilité, de philosophie, qui elle-même a fait place à l’impudence révolutionnaire.

Qu’est-ce qui égale Racine dans l’art de peindre l’amour? C’est Molière (dans la proportion que comporte la différence absolue des deux genres). Voyez les scènes des amants dans le Dépit amoureux, premier élan de son génie; dans le Misanthrope, entendez Alceste s’écrier: Ah! traîtresse, quand il ne croit pas un mot de toutes les protestations d’amour que lui fait Célimène, et que pourtant il est enchanté qu’elle les lui fasse : dans le Tartufe, relisez toute cette admirable scène où deux amants viennent de se raccommoder, et où l’un des deux, après la paix faite et scellée, dit pour première parole :

{p. 214} Ah çà, n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous?

Revoyez cent traits de cette force, et, si vous avez aimé, vous tomberez aux genoux de Molière, et vous répéterez ce mot de Sadi : Voilà celui qui sait comme on aime.

Qui est-ce qui égale Racine dans le dialogue? qui est-ce qui a un aussi grand nombre de ces vers pleins, de ces vers nés, qui n’ont pas pu être autrement qu’ils ne sont; qu’on retient dès qu’on les entend, et que le lecteur croit avoir faits? C’est encore Molière. Quelle foule de vers charmants ! quelle facilité ! quelle énergie ! surtout quel naturel! Ne cessons de le dire : le naturel est le charme le plus sûr et le plus durable ; c’est lui qui les fait aimer; c’est le naturel qui rend les écrits des anciens si précieux, parce que, maniant un idiome plus heureux que le nôtre, ils sentaient moins le besoin de l’esprit; c’est le naturel qui distingue le plus les grands écrivains, parce qu’un des caractères du génie est de produire sans effort; c’est le naturel qui a mis La Fontaine, qui n’inventa rien, à côté des génies inventeurs, enfin c’est le naturel qui fait que les Lettres d’une mère à sa fille sont quelque chose, et que celles de Balzac, de Voiture, et la déclamation et l’affectation en tout genre sont, comme dit Sosie, rien ou peu de chose.

Les crispins de Regnard, les paysans de Dancourt, font rire au théâtre; Dufresny étincelle d’esprit dans sa tournure originale; le Joueur et le {p. 215}Légataire sont d’excellentes comédies ; le Glorieux, la Métromanie et le Méchant, ont des beautés d’un autre ordre, mais rien de tout cela n’est Molière : il a un trait de physionomie qu’on n’attrape point: on le retrouve jusque dans ses moindres farces, qui ont toujours un fond de vérité et de morale. Il plaît autant à la lecture qu’à la représentation, ce qui n’est arrivé qu’à Racine et à lui; et même, de toutes les comédies, celles de Molière sont à peu près les seules que l’on aime à relire. Plus on connaît Molière, plus on l’aime ; plus on étudie Molière, plus on l’admire : après l’avoir blâmé sur quelques articles, on finit par être de son avis : c’est qu’alors on en sait davantage. Les jeunes gens pensent communément qu’il charge trop : j’ai entendu blâmer le pauvre homme! répété si souvent. J’ai vu depuis précisément la même scène, et plus forte encore, et j’ai compris que, lorsqu’on peignait des originaux pris dans la nature, et non pas, comme autrefois, des êtres imaginaires, l’on ne pouvait guère charger ni les ridicules ni les passions.

Section II.
Précis sur différentes pièces de Molière. §

Après l’avoir caractérisé en général, jetons un coup d’œil rapide sur chacune de ses pièces, ou du moins sur le plus grand nombre, car toutes ne sont pas dignes de lui. Mélicerte, la Princesse d’Élide, les Amants magnifiques, ne sont pas des {p. 216} comédies; ce sont des ouvrages de commande, des fêtes pour la cour, ou l’on ne retrouve rien de Molière. Un écrivain supérieur est quelquefois obligé de descendre à ces sortes d’ouvrages, qui ont pour objet de faire valoir d’autres talents que les siens, en amenant des danses, des chants et des spectacles. On ferait peut-être mieux de ne pas lui demander ce que tout le monde peut faire, et ce qui ne peut compromettre que lui; mais en ce genre, comme dans tout autre, il n’est pas rare d’employer les grands hommes aux petites choses, et les petits hommes aux grandes; l’on envoyait Villars faire la paix avec Cavalier, et Taillard combattre Eugène et Marlborough. Ainsi, le génie est forcé de sacrifier sa gloire pour obtenir la protection; et si Molière n’eût pas arrangé des ballets pour la cour, peut-être que le Tartufe n’aurait pas trouvé un protecteur dans Louis XIV.

Au reste, quoique le talent n’aime pas à être commandé, il se tire quelquefois heureusement de cette espèce de contrainte, et si l’auteur de Zaïre ne se retrouve pas dans le Temple de la Gloire et dans la Princesse de Navarre, qui ont passé avec les fêtes où ils ont été représentés, Racine lit Bérénice pour madame Henriette , Athalie pour Saint-Cyr; et Molière à qui l’on ne donna que quinze jours pour composer et faire apprendre les Fâcheux, qui furent jours à Vaux devant le roi, n’en fit pas à la vérité un ouvrage régulier, puisqu’il n’y a ni plan ni intrigue, mais du moins la meilleure de ces pièces qu’on appelle {p. 217} comédies à tiroir. Chaque scène est un chef-d’œuvre : c’est une suite d’originaux supérieurement peints. La partie de chasse et la partie de piquet sont des prodiges de l’art de raconter en vers. L’homme qui veut mettre toute la France en ports de mer est la meilleure critique de la folie des faiseurs de projets. La dispute des deux femmes sur cette question si souvent agitée, s’il faut qu’un véritable amant soit jaloux ou ne soit pas jaloux, est le sujet d’une scène charmante, pleine d’esprit et de raison , et qui montre ce que pouvaient devenir, sous la plume d’un grand écrivain, ces questions de l’ancienne cour d’amour, qui étaient si ridicules quand Richelieu les faisait traiter devant lui dans la forme des thèses de théologie.

Molière ne fut pas si heureux dans le Prince jaloux, ou D. Garde de Navarre, espèce de tragicomédie, mauvais genre qui était fort à la mode, et qu’il eut la faiblesse d’essayer, parce que ses ennemis lui avaient reproché de ne pas savoir travailler dans le genre sérieux. On appelait ainsi un mélange de conversation et d’aventures de roman que la galanterie espagnole avait mis en vogue, comme on donnait le nom de comédies à des farces extravagantes.

Molière, qui avait un talent trop vrai pour réussir dans un genre faux, apprit depuis à ses détracteurs, quand il fit le Misanthrope, le Tartufe et les Femmes savantes, que les comédies de caractère et de mœurs étaient le vrai genre sérieux; mais il ne leur apprit pas à y réussir comme lui.

{p. 218} Il faut bien lui pardonner si, dans ses deux premières pièces, l’Étourdi et le Dépit amoureux, il suivit la route vulgaire avant d’en frayer une nouvelle. Les ressorts forcés et la multiplicité d’incidents dénués de toute vraisemblance excluent ces deux pièces du rang des bonnes comédies. Il y a même une inconséquence marquée dans le plan de l’Étourdi : c’est que, son valet ne lui faisant point part des fourberies qu’il médite, il est tout simple que le maître les traverse sans être taxé d’étourderie. On voit trop que l’auteur voulait à toute force amener des contretemps : aussi a-t-il joint ce titre à celui de l’Étourdi; ce qui ne répare point le vice du sujet. Mais si les plans de Molière étaient encore aussi défectueux que ceux de ses contemporains, il avait déjà sur eux un grand avantage : c’était un dialogue plus naturel et plus raisonnable, et un style de meilleur goût. Ce mérite et la gaieté du rôle de Mascarille ont soutenu cette pièce au théâtre, malgré tous ses défauts. Il n’y en a pas moins dans le Dépit amoureux : le sujet est absolument incroyable. Toute l’intrigue roule sur une supposition inadmissible, qu’un homme s’imagine être marié avec la femme qu’il aime, le lui soutienne à elle-même, et soit marié en effet avec une autre. Dans l’état des choses, tel que l’auteur l’établit, et tel que la décence ne permet pas même de le rapporter ici, cette méprise est impossible. Il fallait que l’on fut bien accoutumé à compter pour rien le bon sens et les bienséances, puisque la plupart des pièces du temps n’étaient ni plus {p. 219} vraisemblables ni plus décentes. C’est pourtant dans cet ouvrage, dont le fond est si vicieux, que Molière fit voir les premiers traits du talent qui lui était propre. Deux scènes dont il n’y avait point de modèle, et que lui seul pouvait faire, celle de la brouillerie des deux amants et du valet avec la suivante, annonçaient l’homme qui allait ramener la comédie à son but, à l’imitation de la nature. Elles sont si parfaites, à deux ou trois vers près, qu’elles ont suffi pour faire vivre l’ouvrage; et ces deux scènes valent mieux que beaucoup de comédies.

Dès son troisième ouvrage, il sortit entièrement de la route tracée, et en ouvrit une où personne n’osa le suivre. Les Précieuses ridicules, quoique ce ne fût qu’un acte sans intrigue, firent une véritable révolution : l’on vit pour la première fois sur la scène le tableau d’un ridicule réel et la critique de la société. Elles furent jouées quatre mois de suite avec le plus grand succès. Le jargon des mauvais romans, qui était devenu celui du beau monde ; le galimatias sentimental, le phébus des conversations, les compliments en métaphores et en énigmes, la galanterie ampoulée, la recherche des jeux de mots, toute cette malheureuse dépense d’esprit, pour n’avoir pas le sens commun, fut foudroyée d’un seul coup. Un comédien corrigea la cour et la ville, et fit voir que c’est le bon esprit qui enseigne le bon ton que ceux qu’on appelle les gens du monde croient posséder exclusivement. Il fallut convenir que Molière avait raison ; et quand {p. 220} il montra le miroir, il fit rougir ceux qui s’y regardaient. Tout ce qu’il avait censuré disparut bientôt, excepté les jeux de mots, sorte d’esprit trop commode pour que ceux qui n’en ont pas d’autre puissent se résoudre à y renoncer.

Quand on lit ce passage de Molière , « La belle chose de faire entrer aux conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles et de la place Maubert ! La jolie façon de plaisanter pour les courtisans ! Et qu’un homme montre d’esprit lorsqu’il vient vous dire , Madame, vous êtes dans la Place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris , car chacun vous voit de bon œil! à cause que Bonneuil est un village à trois lieues de Paris : cela n’est-il pas bien galant et bien spirituel? » ne dirait-on pas que ce morceau a été écrit hier?

Il faut sans doute estimer le grand sens de ce vieillard qui, à la représentation des Précieuses, cria du milieu du parterre : Courage, Molière! voilà la bonne comédie. Mais en vérité j’admire Ménage, qui en sortant dit à Chapelain : Monsieur, nous admirions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être si finement et si justement critiquées. Le mot de l’homme du parterre n’était que le suffrage de la raison; l’autre était le sacrifice de l’amour-propre, et le plus grand triomphe de la vérité.

Si Molière, après avoir connu la bonne comédie, revint encore au bas comique dans son Sganarelle, qui ne se joue plus; si l’on en revoit quelques traces dans de meilleures pièces, surtout {p. 221} dans les scènes de valets, il faut l’attribuer au métier qu’il faisait, aux circonstances où il se trouvait, à l’habitude de jouer avec des acteurs accoutumés depuis longtemps à divertir la populace en la servant selon son goût. L’homme de génie était aussi chef de troupe, et les principes de l’un étaient quelquefois subordonnés aux intérêts de l’autre. C’est dans ce temps qu’il fit quelques-unes de ces petites pièces que lui-même condamna depuis à l’oubli, et dont il ne reste que les titres, le Docteur amoureux, le Maître d’école, les Docteurs rivaux. L’École des Maris fut le premier pas qu’il fit dans la science de l’intrigue. Ce n’est pas, comme dans Sganarelle, un amas d’incidents arrangés sans vraisemblance pour produire des méprises sans effet; c’est une pièce parfaitement intriguée, où le jaloux est dupé sans être un sot, où la finesse réussit parce qu’elle ressemble à la bonne foi, et où celui qu’on trompe n’est jamais plus heureux que lorsqu’il est trompé. Boccace et d’Ouville en ont fourni les situations principales ; mais ce qu’on emprunte d’un conte diminue seulement le mérite de l’invention sans ôter rien au mérite de l’ensemble dramatique, dont la difficulté est sans comparaison plus grande. De plus, il y a ici, ce qui alors n’était pas plus connu, de la morale et des caractères. Le contraste des deux tuteurs, dont l’un traite sa pupille et sa future avec une indulgence raisonnable, et l’autre avec une rigueur outrée et bizarre : ce contraste, dont les effets sont très-comiques, donne une leçon très-sérieuse et sagement adaptée au {p. 222} système de nos mœurs, qui, accordant aux femmes une liberté décente, rend inconséquents et absurdes ceux qui voudraient faire de l’esclavage le garant de la vertu. Quand Lisette dit si gaiement :

En effet, tous ces soins sont des choses infâmes.
Sommes-nous chez les Turcs, pour renfermer les femmes?
Car on dit qu’on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c’est pour cela qu’ils sont maudits de Dieu ;

Lisette fait rire; mais, tout en riant, elle dit une chose très-sensée, et ne fait que confirmer en style de soubrette ce qu’Ariste a dit en homme sage. En effet, du moment où les femmes sont libres parmi nous, sur la foi de leur éducation et de leur honnêteté, il est sûr que des précautions tyranniques sont une marque de mépris pour elles; et, sans parler de l’injustice et de l’offense, quelle contradiction plus choquante que de commencer par les avilir pour leur donner des sentiments de vertu! Point de milieu : il faut ou les enfermer comme font les Turcs, ou s’y fier comme font les Français. C’est ce qui signifie cette saillie de Lisette, et il faut être Molière pour donner tant de raison à une soubrette.

Le dénouement achève la leçon. La pupille d’Ariste, qu’il a eu soin de ne point gêner sur les goûts innocents de son âge, tient une conduite irréprochable, et finit par épouser son tuteur. L’autre, qu’on a traitée en esclave, risque des démarches aussi hardies que dangereuses, que sa situation excuse, et que la probité de son amant justifie. Elle l’épouse aussi ; mais on voit tout ce qu’elle {p. 223} avait à craindre s’il n’eût pas été honnête homme, et que ce surveillant intraitable, qui se croyait le modèle des instituteurs, n’allait à rien moins qu’à causer la perte entière d’une jeune personne confiée à ses soins, et qu’il voulait épouser. De tels ouvrages sont l’école du monde, et leur utilité se perpétue avec eux ; mais, si la bonne comédie peut se glorifier de ce beau titre, c’est à Molière qu’elle le doit.

L’École des Femmes n’est pas moins instructive : la conduite n’en est pas si régulière, mais le comique en est plus fort. L’auteur a indiqué lui-même le défaut le plus sensible de sa pièce, par ce vers que dit Horace au vieil Arnolphe, lorsqu’il le rencontre dans la rue pour la troisième fois :

La place m’est heureuse à vous y rencontrer.

Faire rencontrer ainsi Horace et Arnolphe à point nommé, trois fois de suite, c’est trop montrer le besoin qu’on en a pour les confidences qui font aller la pièce, comme aussi le besoin d’un dénouement se fait trop sentir par l’arrivée des deux vieillards, l’un père d’Horace, et l’autre père d’Agnès, qui ne viennent au cinquième acte que pour faire un mariage. On a beau abréger au théâtre le long roman qu’ils racontent en dialogue pour expliquer leurs aventures, j’ai toujours vu qu’on n’écoutait même pas le peu qu’on en dit, parce que l’on est d’accord avec l’auteur pour ôter Agnès des mains d’Arnolphe, n’importe comment et la donner au jeune homme qu’elle aime. On a {p. 224} reproché à Molière quelques dénouements semblables : c’est un défaut, sans doute, et il faut tâcher de l’éviter; mais je crois cette partie bien moins importante dans la comédie que dans la tragédie. Comme celle-ci offre de grands intérêts à démêler, on fait la plus sérieuse attention à la manière dont l’action se termine; mais, comme dans la comédie il ne s’agit ordinairement que d’un mariage en dernier résultat, divertissez pendant cinq actes et amenez le mariage comme il vous plaira, le spectateur ne s’y rendra pas difficile, et je garantis le succès.

Le choix d’une place publique pour le lieu de la scène occasionne aussi quelques autres invraisemblances ; par exemple, celle du sermon sur les devoirs du mariage, qu’Arnolphe devait faire dans sa maison bien plus naturellement que dans la rue ; mais ce sermon est d’un sérieux si plaisant, d’une tournure si originale, qu’il importe peu où il se fasse, pourvu qu’on l’entende.

Les défauts dont je viens de parler disparaissent au milieu du bon comique et de la vraie gaieté dont cette pièce est remplie. Situations, caractères, incidents, dialogue, tout concourt à ce grand objet de la comédie, d’instruire en divertissant. Il n’y a point d’auteur qui fasse plus rire et qui fasse plus penser : quelle réunion plus heureuse et plus sûre! et si la vérité est par elle-même triste et sévère, quel art charmant que celui qui la rend si agréable! Le rire est, sans doute, l’assaisonnement de l’instruction et l’antidote de l’ennui; mais il y a {p. 225} au théâtre plusieurs sortes de rire. Il y a d’abord le rire qui naît des méprises, des saillies, des facéties, et qui ne tient qu’à la gaieté : c’est le plus souvent celui de Regnard. Quand le Ménechme provincial est pris pour son frère l’officier par un créancier importun qui se dit syndic et marguillier, et qu’impatienté de ses poursuites, il dit à Valentin :

Laisse-moi lui couper le nez,
et que Valentin répond froidement :
Laissez-le aller ;
Que feriez-vous , monsieur, du nez d’un marguillier?

la méprise et le mot font rire, et l’on dit : Que cela est gai ! Il y a ensuite le gros rire qu’excite la farce : Patelin, par exemple, lorsqu’il contrefait le malade, et que, feignant de prendre M. Guillaume pour son apothicaire, il lui dit : «Ne me donnez plus de ces vilaines pilules, elles ont failli me faire rendre l’âme» et que M. Guillaume, toujours occupé de son affaire, répond brusquement : «Eh ! je voudrais qu’elles t’eussent fait rendre mon drap.» On rit, et l’on dit : Que cela est bouffon ! Il y a même encore le rire qu’excite le burlesque, tel que D. Japhet quand il appelle son valet :

Don Pascal Zapata,
Ou Zapata Pascal, car il n’importe guère.
Que Pascal soit devant, ou Pascal soit derrière.

On rit, et l’on dit : Que cela est fou! Je ne sais si je dois parler du sourire que fait venir au bord des lèvres la finesse des petits aperçus, tels que {p. 226} ceux de Marivaux; car celui-là est si froid, qu’il se concilie fort bien avec le bâillement. Enfin, il y a le rire né de cet excellent comique qui montre le ridicule de nos faiblesses et de nos travers, et qui fait qu’après avoir ri de bon cœur, on dit à part soi : Que cela est vrai! Ainsi; lorsqu’on voit Arnolphe, bien convaincu qu’Agnès aime Horace, faire aux pieds d’une enfant cent extravagances, quand on l’entend la conjurer d’avoir de l’amour pour lui, lui dire :

Mon pauvre petit cœur, lu le peux si tu veux.
Écoute seulement ce soupir amoureux ;
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi ;
Quand ce barbon jaloux va jusqu’à dire à cette même enfant, qu’il faisait trembler un moment auparavant :
Tout comme tu voudras tu pourras te conduire :
Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire ;
Quand, tout honteux lui-même de s’oublier à ce point, il se dit à part :
Jusqu’où la passion peut-elle faire aller I et que, malgré cette réflexion si juste, il continue :
Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler.
Quelle preuve veux-tu que je l’en donne, ingrate?
Me veux-tu voir pleurer? Veux-tu que je me balle?
Veux-tu que je m’arrache un coté de cheveux?

{p. 227} tout le monde éclate de rire a la vue d’une pareille folie. Mais ce n’est pas tout; la réflexion vous dit un moment après : Voilà pourtant à quel excès de délire et d’avilissement on peut se porter quand on est assez faible pour aimer dans un âge où il faut laisser l’amour aux jeunes gens. La leçon est importante : elle pourrait fournir un beau chapitre de monde; mais aurait-il l’effet de la scène de Molière ?

Le sujet de l’Ecole des Femmes contient une autre instruction non moins utile. L’auteur avait fait voir, dans L’École des Maris, l’imprudence et le danger d’élever les jeunes personnes dans une contrainte trop rigoureuse : il fait voir ici ce qu’on risque à les élever dans l’ignorance, et à se persuader qu’en leur ôtant toute connaissance et toute lumière, on leur donnera d’autant plus de sagesse, qu’elles auront moins d’esprit. L’idée de ce système absurde, qui est celui d’Arnolphe, se trouve dans une nouvelle de Scarron, tirée de l’espagnol, qui a pour titre la Précaution inutile. Un gentilhomme grenadin, nommé D. Pèdre, est précisément dans les mêmes préjugés qu’Arnolphe. Il fait élever sa future dans l’imbécillité la plus complète ; il tient à peu près les mêmes propos qu’Arnolphe, et une femme de fort bon sens les combat à peu près par les mêmes motifs que fait valoir l’ami d’Arnolphe, l’homme raisonnable de la pièce, si ce n’est que dans Molière le pour et le contre est développé avec une supériorité de style et de comique dont Scarron ne pouvait pas {p. 228} approcher. Il y a pourtant clans ce dernier un trait d’humeur et de caractère que Molière a jugé assez bon pour se l’approprier. J’aimerais mieux, dit le gentilhomme espagnol, une femme laide et qui serait fort sotte, qu’une fort belle qui aurait de l’esprit. Et, dans l’École des Femmes, Crysale dit :

Une femme stupide est donc votre marotte !
Arnolphe répond :
Tant, que j’aimerais mieux une laide fort sotte
Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit.

Rien n’est plus propre à la comédie que ces sortes de personnages, en qui un principe faux est devenu un travers d’esprit habituel, et qui sont au point d’être dans l’ordre moral ce que les corps contrefaits sont dans l’ordre physique. Il arrive à notre Grenadin de Scarron ce qui doit arriver ; car il est clair que, pour suivre son devoir, il faut au moins le connaître, mais que, pour s’en écarter, il n’est pas nécessaire de rien savoir. Aussi, quand il se trouve la dupe de la bêtise de sa femme, il est avec elle dans le même cas que le jaloux Arnolphe avec Agnès : il ne lui reste pas même le droit de faire des reproches, puisqu’on n’est pas à portée de les comprendre. C’est une des sources du comique de la pièce, que cette ignorance ingénue d’Agnès, qui fait très naïvement des aveux qui mettent Arnolphe au désespoir sans qu’il puisse même se plaindre d’elle; et quanti elle a tout conte, et qu’il lui dit, eu parlant du jeune Horace :

{p. 229} Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède,
N’a-t-il pas exigé de vous d’autre remède?

Elle répond :

Non : vous pouvez juger, s’il en eût demandé,
Que, pour le secourir, j’aurais tout accordé.

Ce dernier trait est le plus fort de vérité et de morale; car, quoiqu’elle dise la chose la plus étrange dans la bouche d’une jeune fille, on sent qu’il est impossible qu’elle réponde autrement. Tout ce rôle d’Agnès est soutenu d’un bout à l’autre avec la même perfection. Il n’y a pas un mot qui ne soit de la plus grande ingénuité, et en même temps de l’effet le plus saillant : tout est à la fois et de caractère et de situation, et cette réunion est le comble de l’art. La lettre qu’elle écrit à Horace est admirable : ce n’est autre chose que le premier instinct, le premier aperçu d’une âme neuve et sensible, et la manière dont elle parle de son ignorance fait voir que cette ignorance n’est chez elle qu’un défaut d’éducation, et nullement un défaut d’esprit, et que, si on ne lui a rien appris, on n’a pas dû du moins en faire une sotte. Quelle leçon elle donne au tuteur qui l’a si mal élevée, lorsqu’il lui reproche les soins qu’il a pris de son enfance !

Vous avez là-dedans bien opéré vraiment,
Et m’avez fait en tout instruire joliment !
Croit-on que je me flatte, et qu’enfin dans ma tête
Je ne juge pas bien que je suis une bête !

On voit qu’en dépit d’Arnolphe, elle ne l’est pas tant qu’il l’aurait voulu, et chaque réplique de cette {p. 230} enfant qui ne sait rien le confond et lui ferme la bouche par la seule force du simple bon sens. Quand elle veut s’en aller avec Horace, qui lui a promis de l’épouser, son jaloux lui fait une querelle épouvantable. Elle ne répond à toutes ses injures que par des raisons très-concluantes.

AGNES.

Pourquoi me criez-vous?

ARNOLPHE.

J’ai grand tort en effet.

AGNÈS.

Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.

ARNOLPHE.

Suivre un galant n’est pas une action infâme ?

AGNÈS.

C’est un homme qui dit qu’il nie veut pour sa femme.
J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché Qu’il faut se marier pour ôter le péché.

ARNOLPHE.

Oui ; mais pour femme moi je prétendais vous prendre,
Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.

AGNÈS.

Oui ; mais, à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible.
Mais las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs
Que de se marier il donne des désirs.

ARNOLPHE.

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse!

AGNÈS.

Oui, je l’aime.

ARNOLPHE.

Et vous avez le front de le dire à moi-même ?

{p. 231} AGNÈS.

Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas?

ARNOLPHE.

Le deviez-vous aimer, impertinente !

AGNÈS.

Hélas !
Est-ce que j’en puis mais? Lui seul en est la cause,
Et je n’y pensais pas lorsque se fit la chose.

ARNOLPHE.

Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

AGNÈS.

Le moyen de chasser ce qui nous fait plaisir!

ARNOLPHE.

Mais ne saviez-vous pas que c’était me déplaire?

AGNÈS.

Moi ? point du tout. Quel mal cela peut-il vous faire ?

ARNOLPHE.

Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.
Vous ne m’aimez donc pas à ce compte?

AGNÈS.

Vous?

ARNOLPHE.

Oui.

AGNÈS.

Hélas ! non.

ARNOLPHE.

Comment, non !

AGNÈS.

Voulez-vous que je mente?

ARNOLPHE.

Pourquoi ne pas m’aimer, madame l’impudente?

AGNÈS.

Mon Dieu ! ce n’est pas moi que vous devez blâmer.
Que ne vous êtes-vous comme lui fait aimer?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

{p. 232} ARNOLPHE.

Je m’y suis efforcé de toute ma puissance.
Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

AGNÈS.

Vraiment il en sait donc là-dessus plus que vous,
Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

Quel dialogue ! et quelle naïveté de langage unie à la plus grande force de raison! il n’y avait, avant Molière, aucun exemple de ce comique-là. Celui qui dit : Pourquoi ne pas m’aimer? c’est celui-là qui est un sot, malgré son âge et son expérience; et celle qui répond : Que ne vous êtes-vous fait aimer? dit ce qu’il y a de mieux à dire. Toute la philosophie du monde ne trouverait rien de meilleur, et ne pourrait que commenter ce que l’instinct d’une enfant de seize ans a deviné.

Il n’y a pas jusqu’à ces deux pauvres gens, Alain et Georgette, choisis par Arnolphe comme les plus imbéciles de leur village, qui n’aient à leur manière la sorte de bon sens qui leur convient. Il faut les entendre après la peur effroyable qu’il leur a faite, quand il a su les visites d’Horace,

GEORGETTE.

Mon Dieu ! qu’il est terrible !
Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible,
Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.

ALAIN.

Ce monsieur l’a fâché : je te le disais bien.

GEORGETTE.

Mais que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse
Il nous fait au logis garder notre maîtresse?
{p. 233}D’où vient qu’à tout le monde il veut tant la cacher,
Et qu’il ne saurait voir personne en approcher?

ALAIN.

C’est que cette action le met en jalousie.

GEORGETTE.

Et d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?

ALAIN.

Cela vient cela vient de ce qu’il est jaloux.

GEORGETTE.

Oui ; mais pourquoi l’est-il? et pourquoi ce courroux ?

. ALAIN.

C’est que la jalousie entends-tu bien, Georgette,
Est une chose la qui fait qu’on s’inquiète,
Et qui chasse les gens d’autour d’une maison.

Le pauvre Alain ne doit pas être bien fort sur les définitions morales ; cependant la jalousie ne lui est pas inconnue, et, n’en sachant pas assez pour en expliquer le principe, il se jette au moins sur les effets qu’il en a vus; et comme le plus sensible de tous, c’est qu’un jaloux écarte tout le monde autant qu’il peut, ce qui lui vient d’abord à l’esprit après qu’il a bien cherché, c’est cette idée dont on ne peut s’empêcher de rire par réflexion, que la jalousie est une chose qui chasse les gens d’autour d’une maison, ce qui est très-vrai en soi-même, pas mal trouvé pour Alain, et fort bien exprimé à sa manière.

Je suis fort loin de vouloir insister sur tous les mots remarquables de cette pièce : il y en a presque autant que de vers. Mais je ne puis m’empêcher de citer encore une de ces saillies si frappantes de vérité, qu’elles paraissent très faciles à trouver, et {p. 234} en même temps si originales et si gaies, qu’on félicite l’auteur de les avoir rencontrées. Quand Arnolphe, qui a vu Horace encore enfant, est instruit que cet Horace est son rival, il s’écrie douloureusement :

Aurais-je deviné , quand je l’ai vu petit,
Qu’il croîtrait pour cela?

Assurément tout autre que lui trouverait fort simple ce qui lui paraît si extraordinaire, et c’est ce qui rend ce mot si comique. Arnolphe est vivement affecté, et ce qu’il y a de plus commun lui paraît monstrueux. C’est la nature prise sur le fait; et cette expression si naïve, qu’il croîtrait pour cela? est d’un bonheur! Qu’on juge ce qu’est un écrivain dont presque tous les vers (dans ses bonnes pièces), analysés ainsi, occasionneraient les mêmes exclamations!

Quant au comique de situation, « la beauté du sujet de l’École des Femmes consiste surtout dans les confidences perpétuelles que fait Horace au seigneur Arnolphe ; et ce qui doit paraître le plus plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive. »Cette remarque n’est point de moi ; elle est d’un homme qui devait s’y connaître mieux que personne, de Molière, lui-même, qui s’exprime ainsi mot à mot par la bouche d’un des personnages de la Critique de l’École des Femmes, petite pièce fort jolie, {p. 235} qu’il composa pour répondre à ses censeurs, et qui fut jouée avec beaucoup de succès. On peut s’imaginer combien ils se récrièrent sur l’amour-propre d’un auteur qui faisait sur le théâtre son apologie, et même son éloge: mais n’est-il pas plaisant que d’ignorants barbouilleurs, qui ont assez d’amour-propre pour régenter devant le public un homme qui en sait cent fois plus qu’eux, ne veuillent pas qu’il en ait assez pour prétendre qu’il sait son métier un peu mieux que ceux qui se chargent de le lui enseigner? Amour-propre pour amour-propre, lequel est le plus excusable? Ce qui est certain, c’est que l’un ne produit guère que des sottises et des impertinences, et que l’autre produit l’instruction. Un grand artiste qui parle de son art répand toujours plus ou moins de lumière ; aussi les critiques qu’on a faites des bons écrivains sont oubliées, et leurs réponses sont encore lues avec fruit.

On reprocha sans doute à Molière de défendre son talent; mais en le défendant il en donna de nouvelles preuves, et on l’avait attaqué avec indécence. Je conçois bien que les contemporains pardonnent plus volontiers à l’amour-propre des sots qui attaquent qu’à celui de l’homme supérieur qui se défend : les uns ne font qu’oublier leur faiblesse ; l’autre fait souvenir de sa force. Mais la postérité, qui n’est jalouse de personne, en juge tout autrement ; elle profite de tout ce qu’on lui a laissé de bon, sans croire que l’auteur ait été obligé, plus que les autres hommes, de se dépouiller de tout {p. 236} amour de soi-même. De quoi s’agit-il surtout? D’avoir raison ; et Molière a-t-il eu tort de faire une pièce très-gaie, où il se moque très spirituellement de ceux qui avaient cru se moquer de lui ? II introduit sur la scène une Précieuse, qui en arrivant se jette sur un fauteuil, prête à s’évanouir d’un mal de cœur affreux, pour avoir vu cette méchante rapsodie de l’Ecole des Femmes. Elle est soutenue d’un de ces marquis turlupins que Molière avait joués déjà dans les Précieuses, en y faisant voir des valets qui étaient les singes de leurs maîtres. Plusieurs s’étaient déchaînés contre l’École des Femmes, prétendant que toutes les règles y étaient violées ; car alors il était de mode de les réclamer avec pédantisme, comme aujourd’hui de les rejeter avec extravagance. Un homme de la cour avait affecté de sortir du théâtre au second acte, en criant au scandale. Molière se vengea en peintre : il s’amusa à dessiner ses ennemis et fit rire de leur portrait. Il peignit leur étourderie étudiée, leurs grands airs, leur froid persiflage, leur suffisance, leurs grands éclats de rire, leurs plates railleries. Il leur associa un M. Lisidor, auteur jaloux, qui, avec un ton fort discret et fort ménagé, finit par dire plus de mal que personne de la pièce de Molière. Enfin, il leur opposa un homme raisonnable, qui parle très-pertinemment et fait toucher au doigt le ridicule et la déraison des détracteurs.

Molière revint encore aux marquis dans l’Impromptu de Versailles, petite pièce du moment, qui divertit beaucoup Louis XIV et toute la cour {p. 237} C’est là qu’il se fait dire: «Quoi! toujours des marquis ! » Et il répond: « Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie; et comme dans toutes les pièces anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même maintenant il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

Les Précieuses avaient déjà valu à leur auteur plus d’une satire. Un sieur de Saumaise fit les Véritables Précieuses ; car il est bon d’observer qu’originairement ce mot, bien loin d’avoir une acception désavantageuse, signifiait une femme d’un mérite distingué et de très-bonne compagnie. Quand Molière se moqua de la prétention et de l’abus, il se crut obligé de les distinguer de la chose même ; et, non content d’énoncer cette distinction dans le titre de la pièce, il déclara dans sa préface qu’il respectait les véritables Précieuses. Mais comme en effet presque toutes alors étaient fort ridicules, le nom changea de signification et n’exprima plus qu’un ridicule. Il s’étendit même à d’autres objets, et l’on dit depuis, non seulement une femme précieuse, mais un style précieux, un ton précieux, toutes les fois que l’on voulut désigner l’affectation d’être agréable. Ainsi l’ouvrage de Molière fit un changement dans la langue comme dans les mœurs, et ce qui était une louange devint une censure.

Mais le grand succès de l’École des Femmes, celui des deux pièces qui la suivirent, et la satisfaction {p. 238} qu’en témoigna Louis XIV, dont le bon esprit goûtait celui de Molière, et qui n’était pas fâché qu’on l’amusât des travers de ses courtisans, excitèrent bien un autre déchaînement contre le poète comique. On vit paraître successivement la Vengeance des Marquis, par de Villiers; Zèlinde ou la Critique de la critique, par Visé ; et le Portrait du Peintre, par Boursault. Les mauvais écrivains ne manquent jamais de se réunir contre le talent, sans songer que cette réunion même prouve sa supériorité. De Villiers, comédien de l’hôtel de Bourgogne, vengeait l’injure de tous ses camarades, que Molière avait joués dans l’Impromptu de Versailles, où il contrefaisait leur déclamation emphatique. Ainsi il y avait non seulement querelle d’auteur à auteur, mais de théâtre à théâtre. Visé, comme auteur de mauvaises comédies, et de plus écrivain de Nouvelles, espèce de journal qui précéda le Mercure, avait un double titre pour déchirer Molière. Il en était jaloux comme s’il eût pu être son rival, et le critiquait comme s’il avait eu le droit d’être son juge. A l’égard de Boursault, on est fâché de trouver son nom parmi les détracteurs d’un grand homme. Il avait de l’esprit et du talent, et ce qui le prouve, c’est qu’on joue encore deux de ses pièces avec succès, Esope à la cour et le Mercure galant. Mais on lui persuada que c’était lui que Molière avait eu en vue dans le rôle de Lisidor, et il fit contre lui le Portrait du. Peintre. Toutes ces satires ne firent pas grande fortune. Dans l’Impromptu de Versailles, Molière, emporté par ses ressentiments, {p. 239} eut le tort inexcusable de nommer Boursault; et quoiqu’il ne l’attaque que du côté de l’esprit, ce n’en est pas moins une violation des bienséances du théâtre et des lois de la société. La comédie est faite pour instruire tout le monde et n’attaquer personne. Chacun peut en prendre sa part; mais il ne faut la faire à qui que ce soit. Il est vrai que les ennemis de Molière lui en avaient donné l’exemple; mais il n’était pas fait pour le suivre.

Visé fut celui de tous qui se déchaîna contre lui avec le plus de fureur. Il ne put parvenir à faire jouer sa Zèlinde; mais il est curieux de voir de quelles armes se sert ce galant homme (qui fut depuis le fondateur du Mercure galant), dans une Lettre sur les affaires du théâtre. Il ne prétendait à rien moins qu’à soulever toute la noblesse de France contre Molière, et à le rendre coupable du crime de lèse-majesté. Voici comme il soutient cette belle accusation.

« Pour ce qui est des marquis, ils se vengent assez par leur prudent silence, et font voir qu’ils ont beaucoup d’esprit, en ne l’estimant pas assez pour se soucier de ce qu’il a dit contre eux. Ce n’est pas que la gloire de l’état ne les eût obligés à se plaindre, puisque c’est tourner le royaume en ridicule, railler toute la noblesse, et rendre méprisable, non seulement à tous les Français, mais encore à tous les étrangers, des noms éclatants, pour qui l’on devrait avoir du respect. Quoique cette faute ne soit pas pardonnable, elle en renferme une autre qui l’est bien moins, {p. 240}et sur laquelle je veux croire que la prudence de Molière n’a pas fait réflexion. Lorsqu’il joue toute la cour, et qu’il n’épargne que l’auguste  personne du roi, que l’éclat de son mérite rend plus considérable que celui de son trône, il ne s’aperçoit pas que cet incomparable monarque est toujours accompagné des gens qu’il veut rendre ridicules ; que ce sont eux qui forment sa cour ; que c’est avec eux qu’il se divertit ; que c’est avec eux qu’il s’entretient, et que c’est avec  eux qu’il donne de la terreur à ses ennemis. C’est pourquoi Molière devrait plutôt travailler à nous faire voir qu’ils sont tous des héros, puisque le prince est toujours au milieu d’eux, et qu’il en est comme le chef, que de nous en faire voir des portraits ridicules. Il ne suffit pas de garder le respect que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne, il faut épargner ceux qui ont le glorieux avantage de l’approcher, et ne pas jouer ceux qu’il honore de son estime. »

Les raisonnements de ce Visé sont aussi forts que ses intentions sont loyales. Il veut que des personnages de comédie soient tous des héros, parce que ce sont des gens de cour; il veut qu’ils ne puissent pas être ridicules, parce que ce sont des gentilshommes ; il veut que chacun d’eux prenne Molière à partie, et il ne songe pas que des peintures générales ne peuvent jamais offenser personne. Il serait superflu d’opposer des vérités trop connues à une déclamation trop absurde. Je ne l’ai citée {p. 241} que pour faire voir qu’en tout temps les mauvais critiques ont été aussi des hommes très-méchants, et que, non contents de dénigrer l’ouvrage, ils se croient tout permis pour perdre l’auteur. Apparemment ¡’animosité de Visé avait augmenté avec le succès de Molière; car, dans un autre passage de ses Nouvelles, imprimées un an auparavant, il avait mêlé beaucoup d’éloges à ses critiques. Il est vrai que ses louanges n’étaient pas toujours flatteuses, par exemple, lorsqu’en disant beaucoup de bien de l’École des Maris, il la place après les Visionnaires de Desmarets, et lorsqu’il regarde Sganarelle comme la meilleure des pièces de Molière. En revanche, il dit beaucoup de mal des Précieuses ridicules, dont la réussite fit connaître à l’auteur lu en aimait la satire et la bagatelle, que le siècle était malade, et que les bonnes choses ne lui plaisaient pas.

Je ne sais de quelles bonnes choses il veut parler ; ce qui est sûr, c’est que de très-mauvaises étaient depuis longtemps en possession de plaire, et que si les Précieuses firent voir que le siècle était malade, ce n’est pas parce que le tableau fut applaudi, c’est parce qu’il était fidèle ; et la réussite fit voir en même temps que le siècle n’était pas incurable. Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que le même auteur, qui voulait armer tout à l’heure contre Molière tous les grands seigneurs du royaume, leur reprocha de l’encourager, de lui fournir même des mémoires ; ce qui était arrivé en effet pour la comédie des Fâcheux. «Molière apprit, dit-il, que {p. 242} les gens de qualité ne voulaient rire qu’à leurs dépens; qu’ils étaient les plus dociles du monde, et voulaient qu’on fit voir leurs défauts en public. » Eh ! oui, M. Visé, voilà précisément ce que Molière avait deviné, et ce dont vous ne vous seriez pas douté. Il a découvert que la comédie était un miroir de la vie humaine, où personne n’était fâché de se voir, pourvu qu’il y pût voir ses voisins, parce que l’amour-propre se sauve dans la foule, et que chacun s’amuse aux dépens de tous les autres. Cela vous paraît de la bagatelle et sans doute la rareté et la curiosité des tréteaux d’Espagne et d’Italie vous paraît une bonne chose ; mais si vous en saviez autant que Molière, vous verriez que cette bagatelle c’est la comédie.

Le Mariage forcé, comédie-ballet en un acte, était encore un de ces intermèdes bouffons qui faisaient partie des spectacles de la cour. On l’appela le Ballet du Roi, parce que Louis XIV y dansa.

Le principal rôle est un Sganarelle, nom qui désignait, dans les anciennes farces, un personnage imbécile ou grotesque. Il n’y a aucune intrigue dans la pièce; mais, accoutumé à placer partout la critique des mœurs, Molière se moque ici du verbiage scientifique que les pédants de l’école avaient conservé, quoiqu’il fût passé de mode partout ailleurs, et il joue dans les deux docteurs, Pancrace et Marphurius, la manie de philosopher hors de propos, la morgue de la science et la sottise du pyrrhonisme. La fureur de Pancrace à propos de la forme du chapeau n’était point un tableau {p. 243} chargé, clans un temps où l’on rendait encore des arrêts en faveur d’Aristote ; et quand Sganarelle donne des coups de bâton au pyrrhonien Marphurius, en lui représentant que, selon sa doctrine, il ne doit pas être sûr que ce soient des coups de bâton, il se sert d’un argument proportionné à la folie de cette doctrine.

C’est malgré lui que Molière fit le Festin de Pierre. Ce vieux canevas était originaire d’Espagne, où il avait fait une grande fortune, et il était bien juste qu’un peuple qui voyait avec édification la Vierge et les diables danser ensemble, et les sept sacrements en ballet, vit avec une sainte terreur marcher une statue sur la scène, et l’enfer s’ouvrir pour engloutir un athée. Mais comme le peuple est partout le même, ce sujet n’eut pas moins de succès à Paris sur le théâtre d’Arlequin. Toutes les troupes comiques (il y en avait alors quatre à Paris) voulurent avoir et eurent en effet leur Festin de Pierre comme celle des Italiens; car il faut remarquer que ce sont toujours les ouvrages faits pour la multitude qui ont de ces prodigieux succès de mode, attachés à un nom qui suffit pour attirer la foule à tous les théâtres. Il n’y eut qu’un Misanthrope et qu’un Tartufe; mais il y eut, dans l’espace de peu d’années, cinq Festins de Pierre. Molière, pour contenter sa troupe, fut obligé d’en faire un ; mais ce fut le seul qui ne réussit pas. Ce n’est pas qu’il ne valût beaucoup mieux que tous les autres; mais il était en prose, et c’était alors une nouveauté sans exemple. On n’imaginait pas {p. 244} qu’une comédie pût n’être pas en vers, et la pièce tomba. Ce ne fut qu’après la mort de Molière que Thomas Corneille versifia le Festin de Pierre, en suivant, à peu de chose près, le plan et le dialogue de la pièce en prose. Il réussit, et c’est le seul que l’on joue encore. La scène de M. Dimanche est comique, et le morceau sur l’hypocrisie annonçait, dans l’auteur original, l’homme qui devait bientôt faire le Tartufe.

L’Amour Médecin est la première pièce où Molière ait déclaré la guerre à la Faculté, et cette guerre dura jusqu’à la fin de sa vie; car son dernier ouvrage, le Malade imaginaire, fut encore fait contre les médecins. Comme, malgré l’utilité réelle de la médecine, et le mérite supérieur de plusieurs de ceux qui l’ont cultivée, il n’y a point de science qui soit plus susceptible de tous les genres de charlatanisme, puisqu’elle domine sur les hommes par le premier de tous les intérêts, l’amour de la vie et la crainte de la mort, c’est un objet qui ne devait point échapper à un poète comique. D’ailleurs le pédantisme, qui, chez les médecins du dernier siècle, était l’enseigne de la science, prêtait beaucoup au ridicule, et l’on sait combien Molière en a tiré parti. Ce ridicule a disparu, parce qu’il ne tenait qu’aux formes extérieures; mais l’esprit de corps qui ne change point, et tous les préjugés, tous les travers qui en résultent, ont fourni au poète observateur une foule de mots heureux, devenus proverbes, et qu’on cite d’autant plus volontiers, qu’ils sont {p. 245}encore aujourd’hui tout aussi vrais que de son temps. C’est aussi dans cette pièce qu’il a caractérisé les donneurs d’avis par une scène charmante, dont tout l’esprit est dans ce mot si connu : M. Josse, vous êtes orfèvre. On assure que l’Amour médecin, qui a trois actes, fut fait et appris en cinq jours. Ce n’était pas assez pour cela d’être Molière, il fallait aussi être chef de troupe.

Section III.
Le Misanthrope. §

Autant Molière avait été jusque-là au-dessus de tous ses rivaux, autant il fut au-dessus de lui-même dans le Misanthrope. Emprunter à la morale une des plus grandes leçons qu’elle puisse donner aux hommes, leur démontrer cette vérité qu’avaient méconnue les plus fameux philosophes anciens, que la sagesse et la vertu1 même ont besoin d’une mesure, sans laquelle elles deviennent inutiles, ou même nuisibles; rendre cette leçon comique sans compromettre le respect dû à l’homme honnête et vertueux, c’était là sans doute le triomphe d’un poète-philosophe, et la comédie ancienne et moderne n’offrait aucun exemple d’une si haute conception. Aussi arriva-t-il d’abord à Molière ce que nous avons vu arriver à Racine. Les spectateurs ne purent pas l’atteindre : il avait franchi de trop loin la sphère des idées vulgaires. Le Misanthrope fut {p. 246}abandonné, parce qu’on ne l’entendit pas. On était encore trop accoutumé au gros rire : il fallut retirer la pièce à la quatrième représentation. Ces méprises si fréquentes nous font rougir, et ne nous corrigent pas de la précipitation de nos jugements. Ce n’est pas que l’exemple du Misanthrope et d’Athalie puisse se renouveler aisément; ce sont des chefs-d’œuvre d’un ordre trop supérieur; mais on peut assurer que, dans tous les temps, des ouvrages d’un très-grand mérite, confondus d’abord dans l’opinion et dans l’égalité du succès avec les productions les plus médiocres, n’arrivent à leur place qu’avec bien des années, et que la jalousie, qui est dans le secret, a le plaisir de les voir longtemps dans la foule avant que la voix publique les ait vengés d’une concurrence indigne, et proclamés dans le rang qui leur est dû.

Molière se conduisit en homme habile : il sentit que le Misanthrope n’avait besoin que d’être entendu ; et, puisque cette pièce ne pouvait par elle-même attirer le public, il trouva le moyen de l’y faire revenir en le servant selon son goût. Il donna la farce du Fagotier, et, à la faveur de Sganarelle, on eut la complaisance d’écouter le Misanthrope, dont le succès alla toujours en croissant, à mesure que les spectateurs, en s’instruisant, devenaient plus dignes de l’ouvrage. Il était, depuis un siècle, en possession du premier rang, que le Tartufe seul lui disputait, quand un écrivain d’autant plus fameux par son éloquence, qu’il la fit servir plus souvent au paradoxe qu’à la raison, a intenté à {p. 247}Molière une accusation très-grave, et lui a reproché d’avoir joué la vertu et de l’avoir rendue ridicule.

Rousseau débute ainsi : « Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste est dans cette pièce un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. C’en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. »

Il faut absolument, avec un dialecticien aussi subtil que Rousseau, se servir des mêmes armes que lui, et argumenter en forme. Ainsi d’abord je distingue la majeure, et je nie la conséquence. L’auteur donne au Misanthrope un personnage ridicule : oui ; mais ce ridicule porte-t-il sur ce qu’il est droit, sincère, homme de bien? Non. Il porte sur des travers réels, qui tiennent à l’excès de ces bonnes qualités. Et qui peut douter que l’excès ne gâte les meilleures choses? Ce principe est si reconnu, qu’il serait superflu de le prouver. Or, si tout excès est blâmable et dangereux, la comédie n’a-t-elle pas droit d’en montrer le vice et le danger? Et si elle y joint le ridicule, ne se sert-elle pas de l’arme qui lui est propre ? Je dis plus : si ce ridicule tombait sur la vertu même, il ne serait pas supporté; l’auteur le plus maladroit ne l’essaierait pas. Serait-ce donc Molière qui aurait commis une faute si grossière ? Aurait-il ignoré le respect que tous les hommes ont pour la vertu? Quand le Misanthrope est indigné de tous les traits de médisance que Célimène et sa société viennent de lancer sur les absents, sur des gens qu’ils voient tous les {p. 248}jours en qualité d’amis; quand il leur dit avec une noble sévérité :

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour;
Vous n’en épargnez point, et chacun à son tour.
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et, d’un baiser flatteur,
Appuyer le serment d’être son serviteur ;

quelqu’un alors s’avise-t-il de rire? Ceux même à qui l’apostrophe s’adresse, et qui sont de grands rieurs, ne le sont pourtant pas dans ce moment; ils sentent si bien la vérité du reproche, que l’un d’eux, pour toute excuse, cherche à rejeter la faute sur Célimène, afin d’embarrasser Alceste qui l’aime :

Pourquoi s’en prendre à nous? Si ce qu’on dit vous blesse,
Il faut que ce reproche à madame s’adresse.

Mais la réplique d’Alceste est accablante :

Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de; votre flatterie,
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudit pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs ou doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre.

La semonce est forte; mais elle est si bien fondée, si morale, si instructive, que ceux qui sont tancés si vertement gardent le silence; et il n’y a que Célimène, que la légèreté de son âge et de son caractère, {p. 249} et les avantages que lui donnent sur Alceste son sexe et l’amour qu’il a pour elle, enhardissent à le railler sur son humeur contrariante. Mais, quoiqu’en effet il ait parlé avec un ton d’humeur qui est un peu au-delà des convenances de la société, où l’on ne s’exprime pas si durement, cependant la vérité a tant d’empire, on en sent si bien toute l’utilité, que tous les spectateurs en cet endroit applaudissent très-sérieusement au courage du Misanthrope. Si son humeur ne portait jamais que sur de pareilles choses, ce ne serait qu’un censeur juste et rigoureux, et non plus un personnage de comédie. Mais Molière, qui vient de montrer ce qu’il a de bon, fait voir sur-le-champ, et presque dans la même scène, ce qu’il a d’outré et de répréhensible. On vient lui apprendre que la querelle qu’il a eue avec Oronte, à propos du sonnet, peut avoir des suites fâcheuses, et que, pour les prévenir, les maréchaux de France le mandent à leur tribunal. C’est ici que le caractère se montre, et que le sage commence à extravaguer.

Quel accommodement veut-on faire entre nous ?
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
A trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit.
Je les trouve méchants.

PHILINTE.

Mais d’un plus doux esprit…..

ALCESTE.

Je n’en démordrai point : les vers sont exécrables.

PHILINTE.

Vous devez faire voir des sentiments traitables.
{p. 250}Allons, venez.

ALCESTE.

J’irai : mais rien n’aura pouvoir
De me faire dédire.

PHILINTE.

Allons vous faire voir.

ALCESTE.

Hors qu’un commandement exprès du roi ne vienne,
De trouver bon les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu! qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.

On rit aux éclats, comme de raison.

Par la sambleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.

Vraiment non, il ne le croit pas, et c’est pour cela qu’il l’est beaucoup. Mais je dirai ici à Rousseau : Eh bien ! commencez-vous à croire qu’un homme droit, sincère, estimable, peut être fort ridicule? Et qui est-ce qui l’est ici? Est-ce la vertu d’Alceste, ou sa mauvaise humeur si mal placée, et son amour si mal entendu pour la vérité ? La grande importance mise aux petites choses n’est-elle pas de sa nature très ridicule? N’est-ce pas un défaut de raison, un travers de l’esprit? Et si ce travers vient ou d’une humeur chagrine et brusque, ou d’un rigorisme outré sur l’obligation d’être toujours vrai, le poète qui nous le fait sentir n’est-il pas un précepteur de morale ? Appliquons les principes aux faits. Sans doute il faut être sincère; mais quelle règle de morale nous oblige à dire à un homme qu’il fait mal des vers ? Est-ce là une vérité bien importante? Assurément {p. 251}les mauvais vers et la mauvaise prose sont le plus petit mal qu’il y ait au monde. Qu’importe à la morale d’Alceste que le sonnet d’Oronte soit bon ou mauvais ? Cette question nous ramène à la fameuse scène du sonnet : jugeons la conduite du Misanthrope sur les préceptes du bon sens. A qui était-il responsable de son jugement? Qui l’obligeait à le donner ? Parlait-il au public ? Avait-il les motifs qui peuvent, dans ce cas, faire un devoir de la sincérité, ou ceux qui peuvent la faire excuser ? S’agissait-il d’empêcher un homme de se tromper sur sa vocation, et de se livrer à des illusions dangereuses? Etait-ce un ami qui voulût être éclairé, et qu’il ne fût pas permis d’abuser? Rien de tout cela : c’est un homme du monde, qui s’est amusé à ce qu’on appelle des vers de société. Et qui ne sait que ces sortes de vers sont toujours assez bons pour ce qu’on veut en faire ? Qui empêchait Alceste de se sauver par cette excuse, qui est toujours de mise : Monsieur, je ne m’y connais pas; ou de payer l’amour-propre du rimeur de quelqu’une de ces phrases vagues qui ne signifient rien ? — Mais la vérité? — Je sais qu’on peut faire de belles phrases sur ce grand mot ; mais qu’est-ce qu’une vérité qui n’est bonne à rien ? Il y a plus : Oronte la demandait-il bien sérieusement ? Ceux qui lisent leurs ouvrages au premier venu demandent-ils la vérité ou des louanges ? Mais je suppose qu’il la demandât, à quoi bon la lui dire ? Qu’un sot s’avise de dire à quelqu’un : Monsieur, trouvez-vous que j’aie de l’esprit? Faut-il lui répondre : Non ? Eh bien ! c’est justement la question {p. 252} que fait tout homme qui vient vous lire ses vers ; et, pour le dire en passant, je crois que, dans ces sortes de confidences, on ne doit la vérité qu’à celui qui est en état d’en profiter. La critique, en particulier, n’est utile qu’au talent; en public, elle est utile au goût: hors ces deux cas, à quoi sert-elle? Je veux encore qu’Alceste, entraîné par sa franchise, se soit expliqué naïvement sur le sonnet d’Oronte, et qu’il ait cru que la vérité ne l’offenserait pas. Mais lorsqu’Oronte répond :

Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons,

n’était-ce pas, pour un homme de bon sens, un avertissement de ne pas aller plus loin ? Alceste avait satisfait à ce qu’il croyait son devoir, il avait déclaré sa pensée. Qui le forçait à soutenir si obstinément une vérité si indifférente ? N’est-il pas clair que tout le dialogue qui suit n’est qu’un combat où l’amour-propre du censeur lutte contre l’amour-propre du poète ? Un philosophe sans humeur n’eût-il pas trouvé tout simple qu’un poète, et surtout un mauvais poète, défendît ses vers à outrance? Est-ce encore le bon sens, est-ce la morale, est-ce la probité qui engage cette dispute, dont tout le fruit est un éclat fâcheux, et l’inconvénient de se faire un ennemi gratuitement? La chose en valait-elle la peine? et y avait-il quelque proportion entre l’effet et la cause?

J’ai porté cette discussion jusqu’à l’évidence; je conclus : donc le ridicule ne porte que sur ce qui est du ressort de la censure comique, sur ce qui est {p. 253}outré, déplace, répréhensible : donc la vertu n’est point compromise, puisqu’un homme honnête n’en demeure pas moins respectable, malgré des défauts d’humeur et des travers d’esprit. Donc Molière, non seulement n’est point inexcusable, mais il n’a pas même besoin d’excuse, et ne mérite que des éloges pour avoir donné une leçon très-importante, non pas, comme tant d’autres poètes, aux vicieux, aux sots, à la multitude, mais à la vertu, à la sagesse , en leur apprenant dans quelles justes bornes elles doivent se renfermer, quels excès elles doivent éviter pour être utiles, et à celui qui les possède, et à tout le reste des hommes.

Ce qui paraîtrait inconcevable, si l’on n’était pas accoutumé aux contradictions de Rousseau, c’est l’aveu qu’il fait lui-même un moment après dans ces propres termes : « Quoique Alceste ait des défauts réels dont on n’a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui, dont on ne peut se défendre. » Cette phrase si remarquable est l’éloge complet de la pièce; car elle renferme tout ce que le poète a fait, et tout ce qu’il pouvait faire de mieux. Ce que j’ai dit n’en est que le développement; mais la conséquence que j’en tire est fort différents de celle de Rousseau, qui ajoute tout de suite : « En cette occasion, la force de la vertu l’emporte sur l’art du poète. » Un homme qui aurait été d’accord avec lui-même, et qui n’aurait pas eu un paradoxe à soutenir, aurait dit : Rien ne fait mieux voir à la fois et la force de la vertu, et celle du talent de Molière, puis qu’en faisant {p. 254} rire des défauts réels, il fait toujours respecter la vertu,et ne permet pas que le ridicule aille jusqu’à elle. Ou il n’y a plus de logique au monde, ou il faut admettre cette conséquence, dont tous les termes sont contenus dans des prémisses avouées.

Quel était le but de Rousseau? Il voulait prouver que la comédie était un établissement contraire aux bonnes mœurs. S’il n’eût attaqué que quelques ouvrages où en effet elles sont blessées, et qui ne sont que l’abus de l’art, cette marche ne l’aurait pas mené loin. Il attaque une comédie regardée comme une des plus morales dont la scène puisse se vanter, bien sûr que, s’il abat le Misanthrope, ce chef-d’œuvre entraînera tout le reste dans sa chute. S’il lui échappe des aveux qui le condamnent, c’est qu’il croit pouvoir s’en tirer ; et quoique cette confiance le trompe, il a du moins rempli un objet qui n’est pas indifférent pour la célébrité, celui d’étonner par la singularité des opinions nouvelles, et par le talent de les soutenir.

C’en est une bien nouvelle assurément que celle-ci : « Molière a mal saisi le caractère du Misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur? non sans doute; mais le désir de faire rire aux dépens du personnage l’a forcé de le dégrader contre la vérité du caractère. » Et quel est celui que Rousseau voudrait qu’on ait donné au Misanthrope? Le voici : « Il fallait que le Misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont [p.255] il est la victime. » En conséquence, Alceste, selon lui, doit trouver tout simple qu’Oronte, dont il a blâmé les vers, s’en venge par des calomnies; que ses juges lui fassent perdre son procès, quoiqu’il dut le gagner, et que sa maîtresse le trompe, malgré les assurances qu’elle lui a données de son amour. Ce caractère est fort beau ; mais c’est la sagesse parfaite, et il serait plaisant que Molière eût imaginé de la jouer. Cette espèce d’imperturbabilité stoïcienne n’est pas, je crois, très-conforme à la nature ; mais, à coup sûr, elle l’est encore moins à l’esprit du théâtre. Molière pensait que la comédie doit peindre l’homme; il a cru que si jamais elle pouvait nous présenter un tableau instructif, c’était en nous montrant combien le sage même peut avoir de faiblesse dans l’âme, de défauts dans l’humeur et de travers dans l’esprit; enfin, pour me servir des expressions mêmes du Misanthrope.

Que c’est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.

Quelle leçon pour l’amour-propre, qui nous est si naturel à tous ! Quel avertissement d’être attentifs sur nous, et indulgents pour les autres ! Cela ne vaut-il pas mieux (même dans les rapports moraux, et en mettant de côté l’effet dramatique) que de nous offrir un modèle presque entièrement idéal! Ne vaut-il pas mieux nous montrer les défauts que nous avons, et dont nous pouvons corriger au moins une partie, qu’une perfection qui {p. 256} est trop loin de nous? Ce n’est donc pas seulement pour faire rire que Molière a peint son Misanthrope tel qu’il est; c’est pour nous instruire. Ainsi, lorsque Alceste veut fuir dans un désert, où, dit-il, On n’a point à louer les vers de messieurs tels, le parterre rit, il est vrai; mais la raison répond à cette boutade plaisante, que si la sagesse est bonne à quelque chose, c’est à savoir vivre avec les hommes, et non pas dans un désert, où elle ne peut servir à rien, et qu’il vaut encore mieux avoir un peu de complaisance pour les mauvais vers que de rompre avec le genre humain. Quand il s’écrie, dans son éloquente indignation, au sujet des calomnies d’Oronte :

Lui qui d’un homme honnête à la cour tient le rang,
A qui je n’ai rien fait qu’être sincère et franc,
Qui me vient malgré moi, d’une ardeur empressée,
Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
Et parce que j’en use avec honnêteté,
Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire :
Le voilà devenu mon plus grand adversaire,
Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon :
Et les hommes, morbleu , sont faits de cette sorte !

le parterre rit, mais la raison répond : Oui, c’est ainsi qu’ils sont faits, et ils ont grand tort; mais comme vous ne leur ôterez pas leur amour-propre, ne le choquez, pas du moins sans nécessité. Vous n’étiez pas tenu de démontrer en conscience à Oronte que son sonnet ne valait rien. Quelques {p. 257} compliments en l’air ne vous auraient pas plus compromis que les formules qui finissent une lettre; c’est une monnaie dont tout le monde sait la valeur, et l’on n’est pas un fripon pour s’en servir. On ne ment pas plus en disant à un auteur que ses vers sont bons qu’en disant à une femme qu’elle est jolie, et les choses restent ce qu’elles sont.

Quand on entend cet excellent dialogue entre Alceste et Philinte :

PHILINTE.

Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.

ALCESTE.

Je n’en donnerai point, c’est une chose dite,

PHILINTE.

Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite?

ALCESTE.

Qui je veux ? la raison, mon bon droit, l’équité.

PHILINTE.

Aucun juge par vous ne sera visité ?

ALCESTE.

Non. Est-ce que ma cause est injuste et douteuse ?

PHILINTE.

J’en demeure d’accord; mais la brigue est fâcheuse,
Et.....

ALCESTE.

Non, j’ai résolu de n’en pas faire un pas.
J’ai tort ou j’ai raison.

   PHILINTE.

Ne vous y fiez pas.

ALCESTE.

Je ne remuerai point.

PHILINTE.

Votre partie est forte,
{p. 258} Et peut par sa cabale entraîner.....

ALCESTE.

Il n’importe.

PHILINTE.

Vous vous tromperez.

ALCESTE.

Soit. J’en veux voir le succès.

PHILINTE.

Mais.....

ALCESTE.

J’aurai le plaisir de perdre mon procès.

le parterre rit de ces saillies d’humeur, quoique au fond Alceste ait raison sur le principe. Rousseau prouve très-bien ce que tout le monde savait déjà, qu’il serait à souhaiter que l’usage de visiter ses juges fût aboli; mais il en conclut très-mal que l’auteur a tort de faire rire ici aux dépens d’Alceste, car il y a encore ici un excès. On pourrait dire à Alceste : Sans doute il vaudrait mieux que la justice seule pût tout faire; mais d’abord ce qui est permis à votre partie ne vous est pas défendu; et si vous opposez à l’usage la morale rigide, je vais vous convaincre qu’elle est d’accord avec la démarche que je vous conseille. Ne conviendrez-vous pas qu’il vaut encore mieux empêcher une injustice, si l’on peut, que d’avoir le plaisir de perdre son procès? Eh bien! d’après ce principe que vous ne pouvez pas mer, vous avez tort de vous refuser à ce qu’on vous demande ; car sans révoquer en doute l’équité de vos juges, n’est-il pas très-possible qu’on leur ait montré l’affaire sous un faux jour, que votre rapporteur n’ait pas fait assez {p. 259} attention à des pièces probantes? Faites parler la •vérité, et vous pourrez prévenir un arrêt injuste, c’est-à-dire une mauvaise action, un scandale, un mal réel. Que pourrait opposer à ce raisonnement un homme sans passion et sans humeur? Rien. Mais le Misanthrope dira :

Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter.
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir contre elle une effroyable haine.

Son caractère est conservé : il est parti d’un principe vrai; mais l’humeur qui le domine l’emporte beaucoup trop loin, et il déraisonne. De tous les exemples que j’ai cités, Rousseau conclut: Il fallait faire rire le parterre. Je réponds : Oui, c’est ce que doit faire le poète comique; mais c’est ici le cas de rappeler le mot d’Horace : Qui empêche de dire la vérité en riant?2 et Molière l’a dite à ceux qui savent l’entendre.

Enfin, lorsque le Misanthrope propose à Célimène de l’épouser à condition qu’elle le suivra dans la solitude où il veut se retirer, et que sur son refus il la quitte avec indignation, et renonce à tout commerce avec les hommes, on peut encore lui dire : C’est vous qui avez tort. D’abord, pourquoi vous êtes-vous attaché à une coquette dont vous connaissiez le caractère? Ensuite, pourquoi poussez-vous la faiblesse jusqu’à lui pardonner toutes ses intrigues que vous venez de découvrir, et {p. 260} vouloir prendre pour votre femme celle qu’il vous est impossible d’estimer? C’est à cause de ses vices qu’il faut la quitter, et non pas parce qu’elle refuse de vous suivre dans un désert; car c’est un sacrifice qu’elle ne vous doit pas, et que personne ne s’engage à faire en se mariant. Il n’y a pas là de quoi fuir les hommes, ni même les femmes; car apparemment elles ne sont pas toutes aussi fausses que votre Célimène, et vous-même estimez beaucoup Éliante. Croyez-moi, épousez une femme qui soit telle qu’Éliante vous paraît être; elle vous donnera ce qui vous manque, c’est-à-dire plus de modération, d’indulgence et de douceur.

Voilà ce que la réflexion pouvait suggérer au Misanthrope; mais il fallait qu’il soutînt son caractère, et le parti extrême qu’il prend à la fin de la pièce est le dernier trait du tableau. Il est toujours dans l’excès, et c’est l’excès que Molière a voulu livrer au ridicule.

Quoique son dessein soit si clairement marqué, Rousseau est tellement déterminé à ne voir en lui que le projet absurde d’immoler la vertu à la risée publique, qu’il croit saisir cette intention jusque dans une mauvaise pointe que se permet Alceste , quand Philinte dit à propos de la fin du sonnet :

La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

Le Misanthrope dit, en grondant entre ses dents:

La peste de ta chute, empoisonneur au diable!
En eusses-tu fait une à te casser le nez !

Là-dessus Rousseau se récrie qu’il est impossible {p. 261} qu’Alceste, qui, un moment après, va critiquer les jeux de mots, en fasse un de cette nature. Mais ne dit-on pas tous les jours en conversation ce qu’on ne voudrait pas écrire? Et qui ne voit que ce quolibet échappe à la mauvaise humeur qui se prend au dernier mot qu’elle entend, et qui veut dire une injure à quelque prix que ce soit? La colère n’y regarde pas de si près, et l’homme de l’esprit le plus sévère peut manquer de goût quand il se fâche. Cette excuse est si naturelle, que Rousseau l’a prévue; mais il la trouve insuffisante, et revient à son refrain : Voilà comme on avalit la vertu. En vérité, s’il ne faut qu’un calembour pour la compromettre, elle est aujourd’hui bien exposée.

Rousseau fait une autre chicane au Misanthrope ; il lui reproche de tergiverser d’abord avec Oronte, et de ne pas lui dire crûment, du premier mot, que son sonnet ne vaut rien ; et il ne s’aperçoit pas que le détour que prend Alceste pour le dire, sans trop blesser ce qu’un homme du monde et de la cour doit nécessairement avoir de politesse, est plus piquant cent fois que la vérité toute nue. Chaque fois qu’il répète je ne dis pas cela, il dit en effet tout ce qu’on peut dire de plus dur; en sorte que, malgré ce qu’il croit devoir aux formes, il s’abandonne à son caractère dans le temps même où il croit en faire le sacrifice. Rien n’est plus naturel et plus comique que cette espèce d’illusion qu’il se fait, et Rousseau l’accuse de fausseté dans l’instant où il est le plus vrai, car qu’y a-t-il de plus vrai que d’être soi-même en s’efforçant de ne pas l’être?

{p. 262} Le censeur genevois n’épargne pas davantage le rôle de Philinte : il prétend que ses maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons. Il est vrai que Rousseau n’en donne pas la moindre preuve, et qu’il ne cite rien à l’appui de son accusation : c’est que le langage de Philinte est effectivement celui d’un honnête homme qui hait le vice, mais qui se croit obligé de supporter les vicieux, parce que, ne pouvant les corriger, il serait insensé de s’en rendre très inutilement la victime. Ses principes de douceur et de prudence ne ressemblent nullement à ceux des fripons : Rousseau a oublié que ceux-ci ne manquent jamais de mettre en avant une morale d’autant plus sévère, qu’elle ne les engage à rien dans la pratique : il a oublié que personne ne parle plus haut de probité que ceux qui n’en ont guère.

Je n’aurais pas entrepris cette réfutation après celle de deux écrivains supérieurs, MM. d’Alembert et Marmontel, si elle ne m’eût servi à répandre un plus grand jour sur une partie des beautés de cette admirable comédie. Comme elle m’a entraîné un peu loin, je passe rapidement sur les autres parties de l’ouvrage, sur le contraste de la prude Arsinoé et de la coquette Célimène, aussi frappant que celui d’Alceste et de Philinte; sur les deux rôles de marquis, dont la fatuité risible égaie le sérieux que le caractère du Misanthrope et sa passion pour Célimène répandent de temps en temps dans la pièce; sur les traits profonds dont cotte passion est peinte, sur la beauté du style qui réunit tous les {p. 263} tons; et je dois d’autant moins fatiguer l’admiration, que d’autres chefs-d’œuvre nous attendent et vont la partager.

Section IV.
Des Farces de Molière, d’Amphitryon, de l’Avare, des Femmes savantes, etc. §

La Comtesse d’Escarbagnas, le Médecin malgré lui, les Fourberies de Scapin, le Malade imaginaire, M. de Pourceaugnac, sont dans ce genre de bas comique qui a donné lieu au reproche que le sévère Despréaux fait à Molière d’avoir allié Tabarin à Térence. Le reproche est fondé : nous avons vu quelle excuse pouvait avoir l’auteur, obligé de travailler pour le peuple. Mais ne pourrait-on pas excuser aussi jusqu’à un certain point ce genre de pièces, du moins tel que Molière l’a traité? Convenons d’abord qu’il n’y attachait aucune prétention ; et ce qui le prouve, c’est que presque toutes ne furent imprimées qu’après sa mort. Convenons encore que la variété d’objets est si nécessaire au théâtre, comme partout ailleurs, et le rire une si bonne chose en elle-même, que, pourvu qu’on ne tombe pas dans la grossière indécence ou la folie burlesque, les honnêtes gens peuvent s’amuser d’une farce sans l’estimer comme une comédie. Mais à cette tolérance en faveur de l’ouvrage ne se mêlera-t-il pas encore de l’estime pour l’auteur, si, lors même qu’il descend à la portée du peuple, il se fait reconnaître aux honnêtes gens par des scènes {p. 264} où le comique de mœurs et de caractères perce au milieu de la gaieté bouffonne ? C’est ce que Molière a toujours fait. Quand deux médecins assis près de M. de Pourceaugnac, l’un à droite, l’autre à gauche, délibèrent gravement en sa présence, et dans tous les termes de l’art, sur les moyens de le guérir de sa prétendue folie, et que, sans lui adresser seulement la parole, ils le regardent comme un sujet livré à leurs expériences, cette scène n’est-elle pas d’autant plus plaisante, qu’elle a un fond de vérité, qu’un pareil tour n’est pas sans exemple, et qu’il y a encore des médecins capables de faire devenir presque fou d’humeur et d’impatience l’homme le plus raisonnable, s’il était mis entre leurs mains comme insensé? Quand Scapin démontre au seigneur Argante qu’il vaut encore mieux donner deux cents pistoles que d’avoir le meilleur procès, et qu’il lui détaille tout ce qu’on peut avoir à souffrir et à payer dès que l’on est entre les griffes de la chicane, cette leçon si vivement tracée qu’elle frappe même un vieil avare, et le détermine à un sacrifice d’argent, cette leçon n’est-elle pas d’un bon comique? et n’est-il pas à souhaiter qu’on ne se borne pas toujours à en rire, et qu’on s’avise quelque jour d’en profiter? Si la thèse de réception soutenue par le Malade imaginaire, si le mauvais latin, et la cérémonie et l’argumentation, ne sont qu’une caricature, le personnage du Malade imaginaire, tel qu’il est dans le reste de la pièce, n’est-il pas trop souvent réalisé? La fausse tendresse d’une belle-mère qui caresse un mari {p. 265} qu’elle déteste pour s’approprier la dépouille des enfants est-elle une peinture chimérique dont l’original n’existe plus? La Comtesse d’Escarbagnas ne représente-t-elle pas au naturel cette manie provinciale de contrefaire gauchement le ton et les manières de la capitale et de la cour? A l’égard des valets intrigants et fourbes, tels que le Mascarille de l’Étourdi, Scapin, Hali, Sylvestre, Sbrigani et tous les Crispins que Regnard mit à la mode, à compter du premier Crispin qui se trouve dans le Marquis ridicule de Scarron, ce n’était dans Molière qu’un reste d’imitation de l’ancienne comédie grecque et latine. C’est dans Plaute et Térence, qui copiaient les Grecs, qu’existe le modèle de ces sortes de personnages, bien plus vraisemblables chez les anciens que parmi nous : c’étaient des esclaves, et, en cette qualité, ils étaient obligés de tout risquer pour servir leurs maîtres. Mais dans nos mœurs, ce dévouement dangereux est incompatible avec la liberté qu’on laisse aux domestiques : aussi les intrigues de valets sont-elles passées de mode sur la scène, parce que les valets, du moins ceux qui sont en livrée, ne mènent plus aucune intrigue dans le monde. Regnard, qui avait de la gaieté, et qui en mit beaucoup dans ses rôles de Crispins, ne put pas se résoudre à se passer d’un ressort qu’il savait mettre en œuvre, mais Molière ne s’en servit jamais dans aucune de ses bonnes pièces.

J’avoue que je ne saurais me résoudre à ranger le Bourgeois gentilhomme dans le rang de ces {p. 266} farces dont je viens de parler. J’abandonne volontiers les deux derniers actes : je conviens que, pour ridiculiser dans M. Jourdain cette prétention si commune à la richesse roturière, de figurer avec la noblesse, il n’était pas nécessaire de le faire assez imbécile pour donner sa fille au fils du Grand-Turc et devenir mamamouchi : ce spectacle grotesque est évidemment amené pour remplir la durée de la représentation ordinaire de deux pièces, et divertir la multitude, que ces sortes de mascarades amusent toujours. Mais les trois premiers actes sont d’un très-bon comique : sans doute celui du Misanthrope et du Tartufe est beaucoup plus profond; mais il n’y en a pas un plus vrai ni plus gai que le personnage de M. Jourdain. Tout ce qui est autour de lui le fait ressortir : sa femme, sa servante Nicole, ses maîtres de danse, de musique, d’armes et de philosophie, le grand-seigneur, son ami, son confident et son débiteur; la dame de qualité dont il est amoureux, le jeune homme qui aime sa fille, et qui ne peut l’obtenir de lui parce qu’il n’est pas gentilhomme, tout sert à mettre en jeu la sottise de ce pauvre bourgeois, qui est presque parvenu à se persuader qu’il est noble, ou du moins à croire qu’il a fait oublier sa naissance, si bien que, quand sa femme lui dit : Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ? M. Jourdain dit naïvement : Ne voilà pas le coup de langue ? Il faut être M. Jourdain pour se plaindre d’un coup de langue quand on lui rappelle qu’il est le fils de son père.

{p. 297} Mais d’ailleurs, sous combien de faces diverses Molière a multiplié ce ridicule si commun, et fait voir tout ce qu’il coûte! On lui emprunte son argent pour parler de lui dans la chambre du roi y on prend sa maison pour régaler à ses dépens la maîtresse d’un autre, et tout le monde, femme, servante, valets, étrangers, se moquent de lui. Mais Molière a su tirer encore des autres personnages un comique inépuisable : l’humeur brusque et chagrine de madame Jourdain ; la gaieté franche de Nicole; la querelle des maîtres sur la prééminence de leur art ; les préceptes de modération débités par le philosophe, qui un moment après se met en fureur, et se bat en l’honneur et gloire de la philosophie; la leçon de M. Jourdain, à jamais fameuse par cette découverte qui ne sera point oubliée, que depuis quarante ans il faisait de la prose sans le savoir ; la futilité delà scolastique si finement raillée ; le repas donné à Dorimène par M. Jourdain, sous le nom du courtisan Dorante; la galanterie niaise du bourgeois, et le sang-froid cruel de l’homme de cour qui l’immole à la risée de Dorimène, tout en lui empruntant sa maison, sa table et sa bourse; la brouillerie des deux jeunes amants et de leurs valets, sujet traité si souvent par Molière, et avec une perfection toujours la même et toujours différente : tous ces morceaux sont du grand peintre de l’homme, et nullement du farceur populaire. C’est là sans doute le mérite qui avait frappé Louis XIV lorsqu’on représenta devant lui le Bourgeois gentilhomme, que la cour ne goûta pas, apparemment à cause de la {p. 267} mascarade des derniers actes. Le roi, dont l’esprit juste avait senti tout ce que valaient les premiers, dit à Molière, qui était un peu consterné : Vous ne m’avez jamais tant fait rire: et aussitôt la cour et la ville furent de l’avis du monarque.

Si j’ai cru devoir réfuter Rousseau au sujet du Misanthrope, je crois devoir convenir qu’il a raison sur George Dandin, dont il trouve le sujet immoral. Ce n’est pas que, sous le point de vue le plus général et le plus frappant, la pièce ne soit utilement instructive, puisqu’elle enseigne à ne point s’allier à plus grand que soi, si l’on ne veut être dominé et humilié ; mais aussi l’on ne peut nier qu’une femme qui trompe son mari le jour et la nuit, et qui trouve le moyen d’avoir raison en donnant des rendez-vous à son amant, ne soit d’un mauvais exemple au théâtre; et il peut être plus dangereux de ne voir dans la mauvaise conduite de la femme que des tours plaisants, qu’il n’est utile de voir dans George Dandin la victime d’une vanité imprudente. Au reste, M. et Madame de Sotenville sont du nombre de ces originaux qui venaient souvent se placer sous les pinceaux de Molière, et qui dans ses moindres compositions font retrouver la main du maître.

Amphitryon, dont le sujet est pris dans un merveilleux mythologique et des transformations hors de nature, ne peut par conséquent blesser la morale, puisqu’il est hors de l’ordre naturel; mais il blesse un peu la décence, puisqu’il met l’adultère sur La scène, non pas, à la vérité, en intention, mais en action. On a toléré ce qu’il y a d’un peu {p. 269} licencieux dans ce sujet, parce qu’il était donné par la Fable et reçu sur les théâtres anciens; et on a pardonné ce que les métamorphoses de Jupiter et de Mercure ont d’invraisemblable, parce qu’il n’y a point de pièce où l’auteur ait eu plus de droit de dire au spectateur : Passez-moi un fait que vous ne pouvez pas croire, et je vous promets de vous divertir. Peu d’ouvrages sont aussi réjouissants qu’Amphytrion. On a remarqué, il y a longtemps, que les méprises sont une des sources de comique les plus fécondes; et comme il n’y a point de méprise plus forte que celle que peut faire naître un personnage qui paraît double, aucune comédie ne doit faire rire plus que celle-ci : mais comme le moyen est forcé, le mérite ne serait pas grand, si l’exécution n’était pas parfaite. Nous avons vu, à l’article de Plaute, ce que l’auteur moderne lui avait emprunté, et combien il avait enchéri sur son modèle. Je ne sais pourquoi Despréaux, si l’on en croit le Bolœana, jugeait si sévèrement Amphitryon, et semblait même préférer celui de Plaute. Il blâme la distinction, un peu longue, il est vrai, et même un peu subtile, de l’amant et de l’époux, dans les scènes d’Alcmène et de Jupiter : c’est un défaut qui n’est pas dans Plaute ; mais ce défaut tient à beaucoup de différents mérites que Plaute n’a pas non plus. En effet, il fallait une scène d’amour à la première entrevue de Jupiter et d’Alcmène, qui devait nécessairement être un peu froide, comme toute scène entre deux amants également satisfaits ; mais celle-ci amène la querelle entre Alcmène et Amphitryon, {p. 270} querelle qui produit la réconciliation entre Jupiter sous la forme du mari, et la femme qui le croit tel réellement ; et cette réconciliation , qui par elle-même n’est pas sans intérêt , en répand beaucoup sur le rôle d’Alcmène, qui, par la vivacité de sa douleur et de ses ressentiments, nous montre combien elle est sincèrement attachée à son époux. Cet aperçu n’était rien moins qu’indifférent dans le plan de la pièce ; il était même très-important que la pureté des sentiments d’Alcmène et sa sensibilité vraie rachetât et couvrît ce qu’il y a d’involontairement déréglé dans ses actions : rien n’était plus propre à sauver l’immoralité du sujet. Plaute est peut-être excusable de n’y avoir pas même songé, sur un théâtre beaucoup plus libre que le nôtre, mais il faut savoir gré à Molière d’en être venu à bout, par une combinaison dont personne ne lui avait fourni l’idée, et que personne, ce me semble, n’avait encore observée.

Molière a bien d’autres avantages sur Plaute. En établissant la mésintelligence d’un mauvais ménage entre Sosie et Cléanthis, il donne un résultat tout différent à l’aventure du maître et du valet, et double ainsi la situation principale en la variant. Il donne à Cléanthis un caractère particulier, celui de ces épouses qui s’imaginent avoir le droit d’être insupportables, parce qu’elles sont honnêtes femmes. il porte bien plus loin que Plaute le comique de détails, qui naît de l’identité des personnages. Enfin, ne pouvant, par la nature extraordinaire du sujet, y mettre autant de vérité caractéristique {p. 271} et d’idées morales que dans d’autres pièces, il y a semé plus que partout ailleurs les traits ingénieux, l’agrément et les jolis vers. Il a surtout tiré un grand parti du mètre et du mélange des rimes; et, par la manière dont il s’en est servi, il a justifié cette innovation, et prouvé qu’il entendait très-bien ce genre de versification, que l’on croit aisé, et dont les connaisseurs savent la difficulté, le mérite et les effets.

La prose, qui avait fait tomber le Festin de Pierre dans sa nouveauté, nuisit d’abord au succès de l’Avare et le retarda; mais cependant, comme cette comédie est infiniment supérieure au Festin de Pierre, son mérite l’emporta bientôt sur le préjugé, et l’Avare fut mis au nombre des meilleures productions de l’auteur. On a souvent demandé de nos jours s’il valait mieux écrire les congédies en prose qu’en vers. Celui qui le premier a mis dans le dialogue en vers autant de naturel qu’il pourrait y en avoir en prose a résolu la question, puisque, sans rien ôter à la vérité, il a donné un plaisir de plus, et cet homme-là, c’est Molière. S’il ne versifia point l’Avare, c’est qu’il n’en eut pas le temps; car il était obligé de s’occuper, non seulement de sa gloire particulière, mais aussi des intérêts de sa troupe, dont il était le père plutôt que le chef, et il fallait concilier sans cesse deux choses qui ne vont pas toujours ensemble, l’honneur et le profit.

L’Avare est une de ses pièces où il y a le plus d’intentions et d’effets comiques. Le principal caractère {p. 272} est bien plus fort que dans Plaute, et il n’y a nulle comparaison pour l’intrigue. Le seul défaut de celle de Molière est de finir par un roman postiche, tout semblable à celui qui termine si mal l’Ecole des Femmes ; et il est reconnu que les dénouements sont la partie faible de l’auteur. Mais, à cette faute près, quoi de mieux conçu que l’Avare ? L’amour même ne le rend pas libéral, et la flatterie la mieux adaptée à un vieillard amoureux n’en peut rien arracher. Quelle leçon plus humiliante pour lui, et plus instructive pour tout le monde, que le moment où il se rencontre, faisant le métier du plus vil usurier, vis-à-vis de son fils qui fait celui d’un jeune homme à qui l’avarice de ses parents refuse l’honnête nécessaire ! Tel est le faux calcul des passions : on croit épargner sur des dépenses indispensables, et l’on est contraint tôt au tard de payer des dettes usuraires. Molière d’ailleurs n’a rien oublié pour faire détester cette malheureuse passion, la plus vile de toutes et la moins excusable. Son avare est haï et méprisé de tout ce qui l’entoure : il est odieux à ses enfants, à ses domestiques, à ses voisins, et l’on est forcé d’avouer que rien n’est plus juste. Rousseau fait un reproche très-sérieux à Molière de ce que le fils d’Harpagon se moque de lui quand son père lui dit : Je te donne ma malédiction. La réponse du fils, je n’ai que faire de vos dons, lui paraît scandaleuse. Il prétend que c’est nous apprendre à mépriser la malédiction paternelle; mais voyons les choses telles qu’elles sont. La malédiction {p. 273} paternelle est sans doute d’un grand poids, lorsque, arrachée à une juste indignation, elle tombe sur un fils coupable qui a offensé la nature et que la nature condamne. Mais, en vérité, le fils d’Harpagon n’a offensé personne en avouant qu’il est amoureux de Marianne quand son père offre de la lui donner; et s’il persiste à dire qu’il l’aimera toujours, quand Harpagon convient que ses offres n’étaient qu’un artifice pour avoir le secret de son fils, et veut exiger qu’il y renonce, sa résistance n’est-elle pas la chose du monde la plus naturelle et la plus excusable? La malédiction d’Harpagon est-elle même bien sérieuse? Est-ce autre chose, dans cette occasion, qu’un trait d’humeur d’un vieillard jaloux et contrarié? Le fils a-t-il tort de n’y mettre pas plus d’importance que son père n’en met lui-même? La malédiction dans la bouche d’Harpagon n’est qu’une façon de parler, et Rousseau nous la représente comme un acte solennel : c’est ainsi qu’on parvient à confondre tous les faits et toutes les idées.

La scène où maître Jacques le cuisinier donne Je menu d’un repas à son maître, qui veut l’étrangler dès qu’il en est au rôti, et où maître Jacques le cocher s’attendrit sur les jeûnes de ses chevaux; celle où Valère et Harpagon se parlent sans jamais s’entendre, l’un ne songeant qu’aux beaux yeux de son Elise, et l’autre ne concevant rien aux beaux jeux de sa cassette; celle qui contient l’inventaire des effets vraiment curieux qu’Harpagon veut faire prendre pour de l’argent comptant, et bien d’autres {p. 274} encore, sont d’un comique divertissant, dont il faut assaisonner le comique moral.

Le sujet des Femmes savantes paraissait bien peu susceptible de l’un et de l’autre. Il était difficile de remplir cinq actes avec un ridicule aussi mince et aussi facile à épuiser que celui de la prétention au bel-esprit. Molière, qui l’avait déjà attaqué dans les Précieuses, l’acheva dans les Femmes savantes. Mais on fut d’abord si prévenu contre la sécheresse du sujet, et si persuadé que l’auteur avait tort de s’obstiner à en tirer une pièce en cinq actes, que cette prévention, qui aurait dû ajouter à la surprise et à l’admiration, s’y refusa d’abord, et balança le plaisir que faisait l’ouvrage et le succès qu’il devait avoir. L’histoire du Misanthrope se renouvela par un autre chef-d’œuvre, et ce fut encore le temps qui fit justice. On s’aperçut de toutes les ressources que Molière avait tirées de son génie pour enrichir l’indigence de son sujet. Si, d’un côté, Philaminte, Armande et Bélise sont entichées du pédantisme que l’hôtel de Rambouillet avait introduit dans la littérature et du platonisme de l’amour, qu’on avait aussi essayé de mettre à la mode, de l’autre se présentent des contrastes multipliés sous différentes formes : la jeune Henriette, qui n’a que de l’esprit naturel et de la sensibilité, et qui répond si à propos à Trissotin qui veut l’embarrasser :

Monsieur, excusez-moi, je ne sais pas le grec :

la bonne Martine, cette grosse servante, la seule de tous les domestiques que la maladie de l’esprit n’ait {p. 275} pas gagnée; Clitandre, homme de bonne compagnie, homme de sens et d’esprit, qui doit haïr les pédants, et qui sait s’en moquer; enfin, et par-dessus tout, cet excellent Chrysale, ce personnage tout comique et de caractère et de langage, qui a toujours raison, mais qui n’a jamais une volonté ; qui parle d’or quand il retrace tous les ridicules de sa femme, mais qui n’ose en parler qu’en les appliquant à sa sœur, qui, après avoir mis la main de sa fille Henriette dans celle de Clitandre, et juré de soutenir son choix, un moment après trouve tout simple de donner cette même Henriette à Trissotin, et sa sœur Armande à l’amant d’Henriette, et qui appelle cela un accommodement. Le dernier trait de ce rôle est celui qui peint le mieux cette faiblesse de caractère, de tous les défauts le plus commun, et peut-être le plus dangereux. Quand Trissotin, trompé par la ruine supposée de Philaminte et de Chrysale, se retire brusquement, et qu’Henriette, de l’aveu même de Philaminte, détrompée sur Trissotin, devient la récompense du généreux Clitandre, Chrysale, qui dans toute cette affaire n’est que spectateur et n’a rien mis du sien, prend la main de son gendre, et, lui montrant sa fille, s’écrie d’un air triomphant :

Je le savais bien, moi, que vous l’épouseriez,
et dit au notaire du ton le plus absolu :
Allons, monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

{p. 276} que voilà bien l’homme faible, qui se croit fort quand il n’y a personne à combattre, et qui croit avoir une volonté quand il fait celle d’autrui ! Qu’il est adroit d’avoir donné ce défaut à un mari d’ailleurs beaucoup plus sensé que sa femme, mais qui perd, faute de caractère, tout l’avantage que lui donnerait sa raison ! Sa femme est une folle ridicule, elle commande : il est fort raisonnable, il obéit. Voltaire a bien raison de dire à ce grand précepteur du monde :

Et tu nous aurais corrigés
Si l’esprit humain pouvait l’être.

En effet, les hommes reconnaissent leurs défauts plus souvent et plus aisément qu’ils ne s’en corrigent : mais pourtant c’est un acheminement à se corriger, et il n’en est pas de tous les défauts comme delà faiblesse, que ne se corrige jamais, parce qu’elle n’est que le manque de force, et qu’elle n’en est pas un abus.

Mais si Chrysale est comique quand il a tort, il ne l’est pas moins quand il a raison : son instinct tout grossier s’exprime avec une bonhomie qui fait voir que l’ignorance sans prétention vaut cent fois mieux que la science sans le bon sens. Le pauvre homme ne met-il pas tout le monde de son parti quand il se plaint si pathétiquement qu’on lui ôte sa servante, parce qu’elle ne parle pas bien français?

Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu  qu’à la cuisine elle ne manque pas?
{p. 277} J’aime bien mieux, pour moi, qu’un épluchant ses herbes
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Qu’elle dise cent fois un bas et méchant mot,
Que de brûler ma viande et saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage.
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute la maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire.
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était point infectée,
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas !
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse ;
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse.
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce monsieur Trissotin.
C’est lui qui dans des vers vous a tympanisées ;
Tous les propos qu’il tient sont des billevesées.
On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé,
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.

Ce style-là, il faut l’avouer, est d’une fabrique qu’on n’a point retrouvée depuis Molière : cette foule de tournures naïves confond lorsqu’on y réfléchit. Est-il possible, par exemple, de peindre mieux l’effet que produit le phébus et le galimatias {p. 278} dans la conversation comme dans les livres, que par ce vers si heureux ?

On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé.

Ce pourrait être encore la devise de plus d’un bel-esprit de nos jours.

Molière n’a pas même négligé de distinguer les trois rôles de Savantes par différentes nuances; Philaminte, par l’humeur altière qui établit le pouvoir absolu qu’elle a sur son mari; Armande, par des idées sur l’amour follement exaltées, et par une fierté à la fois dédaigneuse et jalouse, qu’on est bien aise de voir humiliée par les railleries fines d’Henriette et par la franchise de Clitandre ; Bélise, par la persuasion habituelle où elle est que tous les hommes sont amoureux d’elle, persuasion poussée, il est vrai, jusqu’à un excès qui passe les bornes du ridicule comique, et qui ressemble à la démence complète. Ce rôle m’a toujours paru le seul, dans les bonnes pièces de Molière, qui soit réellement ce qu’on appelle chargé. Il est sûr qu’une femme à qui l’on dit le plus sérieusement du monde, je veux être pendu si je vous aime, et qui prend cela pour une déclaration détournée, a, comme le disait tout à l’heure le bon homme Chrysale, le timbre un peu fêlé.

On sait que la querelle de Trissotin et de Vadius est tracée d’après une aventure toute semblable qui se passa chez Mademoiselle au palais du Luxembourg. On a blâmé Molière, avec raison, de s’être {p. 279} servi des propres vers de l’abbé Cotin : c’est sûrement la moindre de toutes les personnalités; mais il ne faut s’en permettre aucune sur le théâtre : les conséquences en sont trop dangereuses. Il eût été si facile de construire un madrigal ou un sonnet, comme il avait fait celui d’Oronte ! Peut-être craignit-il que le parterre n’allât s’y tromper encore une fois, et voulut-il, pour être sûr de son fait, donner du Cotin tout pur. Quoi qu’il en soit, ce Cotin était un homme très-savant, qui d’abord n’eut d’autre tort que de vouloir être orateur et poète à force de lectures, et de croire qu’il suffisait d’entendre les anciens pour les imiter : c’est ce qui nous valut de lui de fort mauvais ouvrages. Il eut ensuite un tort encore plus grand, qui lui valut de fort bons ridicules; ce fut d’imprimer une satire contre Despréaux, et d’intriguer à la cour contre Molière : tous deux en firent une justice cruelle. Il ne faut pourtant pas croire, comme on l’a rapporté dans vingt endroits, qu’il en mourut de chagrin : si le chagrin le tua, ce fut un peu tard ; il mourut à quatre-vingt-cinq ans.

Section V.
Le Tartufe. §

J’ai réservé le Tartufe pour la fin de ce chapitre : c’est le pas le plus hardi et le plus étonnant qu’ait jamais fait l’art de la comédie. Cette pièce en est le nec plus ultra : en aucun temps, dans aucun pays, il n’a été aussi loin. Il ne fallait rien moins que le {p. 280} Tartufe pour l’emporter sur le Misanthrope; et pour les faire tous les deux, il fallait être Molière. Je laisse de côté les obstacles qu’il eut à surmonter pour la représentation, et dont peut-être il n’eût jamais triomphé, s’il n’avait en affaire à un prince tel que Louis XIV, et de plus, s’il n’avait eu le bonheur d’en être particulièrement aimé; je ne m’arrête qu’aux difficultés du sujet. Que l’on propose à un poète comique, à un auteur de beaucoup de talent, un plan tel que celui-ci : Un homme dans la plus profonde misère vient à bout, par un extérieur de piété, de séduire un homme honnête, bon et crédule, au point que celui-ci loge et nourrit chez lui le prétendu dévot, lui offre sa fille en mariage, et lui fait, par un acte légal, donation entière de sa fortune. Quelle en est la récompense? Le dévot commence par vouloir corrompre la femme de son bienfaiteur, et n’en pouvant venir à bout, il se sert de l’acte de donation pour le chasser juridiquement de chez lui, et abuse d’un dépôt qui lui a été confié pour faire arrêter et conduire en prison celai qui l’a comblé de bienfaits.— J’entends le poète se récrier : Quelle horreur! on ne supportera jamais sur le théâtre le spectacle de tant d’atrocités, et un pareil monstre n’est pas justiciable de la comédie. Voilà sans doute ce qu’on eût dit du temps de Molière, et ce que diraient encore ceux qui ne font que des comédies; car d’ailleurs ce sujet, tel que je viens de l’exposer, pourrait frapper les faiseurs de drames, et en le chargeant; de couleurs bien noires, ils ne désespéreraient pas d’en venir à bout. {p. 281} Molière seul, qui n’alla pas jusqu’au drame, comme la dit très-sérieusement le très-sérieux M. Mercier, s’avance et dit : C’est moi qui ait imaginé ce sujet qui vous fait trembler, et quand vous en verrez l’exécution, il vous fera rire, et ce sera une comédie. On ne le croirait pas s’il ne l’eût pas fait; car à coup sûr, sans lui, il serait encore à faire.

Molière, qui croyait que la comédie pouvait attaquer les vices les plus odieux pourvu qu’ils eussent un côté comique, n’eut besoin que d’une seule idée pour venir à bout du Tartufe. Il est vrai qu’elle est étendue et profonde, et son ouvrage seul pouvait nous la révéler. —L’hypocrisie, telle que je veux la peindre, est vile et abominable; mais elle porte un masque, et tout masque est susceptible de faire rire. Le ridicule du masque couvrira sans cesse l’odieux du personnage; je placerai l’un dans l’ombre, et l’autre en saillie, et l’un passera à la faveur de l’autre. Ce n’est pas tout : je renforcerai mes pinceaux pour couvrir de comique les scènes où je montrerai mon Tartufe ; je rendrai la crédulité de la dupe encore plus risible que l’hypocrisie de l’imposteur; Orgon, trompé seul quand tout s’unira pour le détromper, en sera si impatientant, qu’on désirera de le voir amené à la conviction par tous les moyens possibles, et ensuite je mettrai l’innocence et la bonne foi dans un si grand danger, qu’on me pardonnera de les en tirer par un ressort aussi extraordinaire que tout le reste de mon ouvrage.

C’est l’histoire du Tartufe, et j’aurai plus d’une {p. 282} fois occasion de démontrer que la conception de plusieurs chefs-d’œuvre tient essentiellement à une seule idée, mais qui suppose, comme de raison, la force nécessaire pour l’exécuter. Jamais Molière n’en a déployé autant que dans le Tartufe; jamais son comique ne fut plus profond dans les vues, plus vif dans les effets; jamais il ne conçut avec plus de verve et n’écrivit avec plus de soin. Il eut même ici un mérite particulier, celui d’une intrigue plus intéressante qu’aucune autre qu’il eût faite. C’est un spectacle touchant que toute cette famille désolée autour d’un honnête homme, prêt à être si cruellement puni de son excessive bonté pour un scélérat qui le trompait; et cet intérêt n’est point romanesquement échafaudé ni porté au-delà des bornes raisonnables de la comédie.

L’exposition vaut seule une pièce entière : c’est une espèce d’action. L’ouverture de la scène vous transporte sur-le-champ dans l’intérieur d’un ménage, où la mauvaise humeur et le babil grondeur d’une vieille femme, la contrariété des avis et la marche du dialogue font ressortir naturellement tous les personnages que le spectateur doit connaître, sans que le poète ait l’air de les lui montrer. Le sot entêtement d’Orgon pour Tartufe, les simagrées de dévotion et de zèle du faux dévot, le caractère tranquille et réservé d’Elmire, la fougue impétueuse de son fils Damis, la saine philosophie de son frère Cléante, la gaieté caustique de Dorine, et la liberté familière que lui donne une longue habitude de dire son avis sur tout, la {p. 283} douceur timide de Marianne ; tout ce que la suite de la pièce doit développer, tout, jusqu’à l’amour de Tartufe pour Elmire, est annoncé dans une scène qui est à la fois une exposition, un tableau, une situation. A peine Orgon a-t-il parlé, qu’il se peint tout entier par un de ces traits qui ne sont qu’à Molière. On peut s’attendre à tout d’un homme qui, arrivant dans sa maison, répond à tout ce qu’on lui dit par cette seule question : Et Tartufe? et s’apitoie sur lui de plus en plus quand on lui dit que Tartufe a fort bien mangé et fort bien dormi. Cela n’est point exagéré : c’est ainsi qu’est fait ce que les Anglais appellent l’infatuation, mot assez peu usité parmi nous, mais nécessaire pour exprimer un travers très-commun. La distinction entre la vraie piété et la fausse dévotion, si solidement établie par Cléante, est en même temps la morale de la pièce et l’apologie de l’auteur. Elle est si convaincante, que le bon Orgon n’y trouve d’autre réponse que celle qui a été, et qui sera à jamais sur cette matière le refrain des imbéciles ou des fripons :

Mon frère, ce discours sent le libertinage.

On sait la réplique de Cléante :

Voilà de vos pareils le discours ordinaire.

Et tous deux disent ce qu’ils doivent dire.

Le jargon mystique que Tartufe mêle si plaisamment à sa déclaration tempère par le ridicule ce que son hypocrisie et son ingratitude ont de vil et {p. 284} de repoussant. Il était de la plus grande importance que cette scène fût conduite de manière à préparer et à motiver celle du quatrième acte, où le grand nœud de la pièce est tranché, et Tartufe démasqué. Mais combien de ressorts devaient y concourir! D’abord il fallait que cette déclaration, qui, dans la bouche d’un homme tel que Tartufe, et dans les circonstances du moment, doit paraître si révoltante, fût pourtant reçue de façon qu’Elmire, dans l’acte suivant, ne parût pas revenir de trop loin, quand elle est obligée, pour faire tomber le fourbe dans le piège, de risquer une démarche qui ressemble à des avances. Il fallait de plus qu’Elmire ne s’empressât pas d’accuser Tartufe, et laissât ce premier mouvement à la jeunesse bouillante de son fils. Comme l’imposteur vient à bout, à force d’adresse, d’infirmer le témoignage de Damis, et de le tourner à son avantage au point d’augmenter encore la prévention et l’aveuglement d’Orgon, si Elmire eût figuré dans cette première tentative, son mari n’eût pas même voulu l’entendre dans une seconde. Mais le poète a eu soin d’accommoder à ses fins le caractère et la conduite d’Elmire: non seulement il lui attribue une sagesse indulgente et modérée, fort éloignée de la pruderie qui s’effarouche d’une déclaration, et qui fait un éclat de ses refus, mais il parle plus d’une fois, dans les premiers actes, des visites et: des galanteries que lui attirent ses charmes, en sorte qu’on peut lui supposer un peu de cette coquetterie assez innocente qui ne hait pas les hommages, et qui s’en {p. 285} amuse plus qu’elle ne s’en offense. Il ne fallait rien de moins pour ne pas rompre en visire à un personnage aussi abject et aussi dégoûtant que Tartufe parlant d’amour en style béatifique à la femme de son bienfaiteur.

Mais si la scène où Orgon est caché sous la table était difficile à amener, était-il plus aisé de l’exécuter ? Ce n’était pas trop de tout l’art de Molière pour faire passer une situation si délicate et si périlleuse au théâtre. Si ce n’eût pas été la leçon la plus forte et la plus nécessaire par les circonstances, c’eût été le plus grand scandale : si le spectateur n’était pas bien convaincu de l’honnêteté d’Elmire, bien indigné de la fausseté atroce de Tartufe, bien impatienté de l’imbécile crédulité d’Orgon, la situation la plus énergique où le génie de la comédie ait placé trois personnages à la fois était trop près de l’extrême indécence pour être supportée sur la scène. Heureusement elle est si connue, qu’il suffit de la rappeler ; car elle est si hardie, qu’il ne serait pas possible d’analyser ici, sans blesser les bienséances, ce qui, sur le théâtre, ne s’en éloigne pas un moment, pas même lorsque Tartufe rentre dans la chambre d’Elmire après avoir été visiter la galerie qui en est voisine. Qu’on se représente ce seul instant et tout ce qu’il fait envisager, et qu’on juge ce que l’auteur hasardait. On objecterait en vain que la présence d’Orgon, quoique caché, justifie tout : non ce n’était pas assez ; les murmures éclateraient, et l’on trouverait le tableau beaucoup trop licencieux, si le {p. 286} spectateur ne voulait pas avant tout la punition d’un monstre qu’il est impossible de confondre autrement, et si l’on n’avait pas affaire à un homme tel qu’Orgon, qui a besoin de pouvoir dire au cinquième acte :

Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qui s’appelle vu.

En un mot, si la scène n’avait pas été fort sérieuse sous ce rapport, elle pouvait devenir, sous tous les autres, beaucoup trop gaie.

Mais quel surcroît de comique ! et comme l’auteur enchérit sur ce qu’il semble avoir épuisé, quand madame Pernelle joue avec Orgon le même rôle que cet Orgon a joué avec tous les autres personnages de la pièce, lorsqu’elle refuse obstinément de se rendre à toutes les preuves qu’il allègue contre Tartufe !

Juste retour, monsieur, des choses d’ici—bas!
Vous ne vouliez pas croire, et l’on ne vous croit pas.

Cette progression d’effets comiques, si imprévue et pourtant si naturelle, est le plus grand effort de l’art.

Il y en a beaucoup aussi sans doute dans la manière dont Tartufe s’y prend pour en imposer à sa dupe, quand Damis l’accuse en présence d’Elmire, qui n’en disconvient pas, d’avoir voulu déshonorer Orgon. Mais ici Molière, qui savait se servir de tout, a employé très-heureusement un moyen que Scarron lui avait indiqué. Jamais il ne fut mieux dans le cas de dire, Je prends mon bien ou je le trouve, car une idée perdue dans une assez mauvaise nouvelle que personne ne lit lui a fourni une scène admirable. Voici ce qu’il a trouvé dans Scarron : un gentilhomme rencontre dans les rues de Séville un insigne fripon nommé Montafer, qu’il avait connu à Madrid, où il avait été témoin de tous ses crimes. Il voit tout le peuple attroupé autour de ce scélérat, qui avait su, à force de grimaces, se donner dans Séville la réputation d’un saint. Il ne peut contenir son indignation, et le charge de coups en lui reprochant son impudente hypocrisie. Le peuple irrité se jette sur l’imprudent gentilhomme, et le maltraite au point de le mettre en danger de la vie, si Montafer, saisissant en habile coquin l’occasion de jouer une nouvelle scène, plus capable que tout le reste de le faire canoniser par la multitude, ne se jetait au-devant des plus emportés, et ne prenait la défense de son accusateur. Il faut entendre ici Scarron: on jugera mieux l’usage que Molière a fait de ce morceau : « Il le releva de terre où on l’avait jeté, l’embrassa et le baisa, tout plein qu’il était de sang et de boue, et fit une réprimande au peuple. Je suis le méchant, disait-il; je suis le pécheur; je suis celui qui n’a jamais rien fait d’agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même? Vous vous trompez, mes frères : faites-moi le but de vos injures et {p. 288} de vos pierres, et tirez sur moi vos épées. Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s’alla jeter, avec un zèle encore plus faux, aux pieds de son ennemi, et les lui baisant, il lui demanda pardon. »

Voilà précisément les actions et le langage de Tartufe lorsqu’il défend Damis contre la colère de son père, et qu’il se met à genoux en s’accusant lui-même et se dévouant à tous les châtiments possibles. On ne peut nier que Molière ne doive à Scarron cette idée si ingénieuse, de faire de l’aveu d’une conscience coupable un acte d’humilité chrétienne. Mais d’abord la situation est bien plus forte dans Tartufe, parce que l’accusation est bien plus importante et plus directe : et quelle comparaison de la prose qu’on vient de lire à des vers tels que ceux-ci !

Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez, ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous.
Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.
Ah! laissez-le parler : vous l’accusez a tort,
Et vous ferez bien mieux de croire son rapport.
{p. 289} Pourquoi sur un tel fait m’être si favorable?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous liez-vous, mon frère, à mon extérieur?
Et pour tout ce qu’on voit me croyez—vous meilleur?
Non , non, vous vous laissez tromper par l’apparence,
Et je ne suis rien moins, bêlas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.

Ce caractère de Tartufe est d’une profondeur effrayante. Il ne se dément pas un moment ; il n’est jamais déconcerté; il prend ici Orgon par son faible, et se tire du plus grand embarras par le seul moyen qui puisse lui réussir. Un honnête homme faussement accusé ne tiendrait jamais ce langage; mais aussi Orgon n’est pas un homme qui connaisse le langage de la vertu et de la probité. Celui de la raison, dans la bouche de Cléante, lui a paru du libertinage; et celui de l’imposture, dans la bouche de Tartufe, lui paraît le sublime de la dévotion.

Remarquons encore que Tartufe, tout amoureux qu’il est d’Elmire, est en garde contre elle autant qu’il peut l’être. Il commence par la soupçonner d’un intérêt très-vraisemblable, celui qu’elle peut avoir à le détourner du mariage qu’on lui propose avec la fille d’Orgon. Les premiers mots qu’on lui dit sont d’un homme toujours de sang-froid, et qu’il n’est pas aisé de tromper.

Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d’un autre style.

Enfin, malgré toutes les douceurs que lui prodigue {p. 290} Elmire, il ne prend aucune confiance en ses discours, et il veut d’abord, pour être en pleine sûreté, la mettre dans sa dépendance. Il devine tout, excepté ce qu’il ne peut absolument deviner, et quand il se trouve surpris par Orgon, il pourrait dire ce vers d’une ancienne comédie :

J’avais réponse à tout, hormis à qui va là?

La dernière observation que je ferai sur ce rôle, c’est que l’auteur ne lui a donné ni confident ni monologue ; il ne montre ses vices qu’en action. C’est qu’en effet l’hypocrite ne s’ouvre jamais à personne; il ment toujours à tout le monde, excepté à sa conscience et à Dieu, supposé qu’un hypocrite achevé ait une conscience et qu’il croie à un Dieu; ce qui n’est nullement vraisemblable. S’il peut y avoir de véritables athées, ce sont surtout les hypocrites.

Le seul reproche qu’on ait fait à cette inimitable production, c’est un dénouement amené par un ressort étranger à la pièce ; mais je ne sais si cette prétendue faute en est réellement une. Tartufe est si coupable, qu’il ne suffisait pas, ce me semble, qu’il fût démasqué; il fallait qu’il fût puni, et il ne pouvait pas l’être par les lois, encore moins par la société. Un hypocrite brave tout en se réfugiant chez ses pareils et en attestant Dieu et la religion; et n’était-ce pas donner un exemple instructif et faire au moins du pouvoir absolu un usage honorable, que de l’employer à la punition d’un si abominable homme, et de montrer que le méchant {p. 291} peut quelquefois se perdre par sa propre méchanceté , et tomber dans le piège qu’il tendait aux autres? Je conviens que ce dénouement n’est pas conforme aux règles ordinaires; mais dans un ouvrage où le talent de Molière lui avait appris à agrandir la sphère de la comédie, l’art pouvait lui apprendre aussi à franchir les limites de l’art; et si dans ce dénouement il a le plaisir de satisfaire sa reconnaissance pour Louis XIV, il y trouve un moyen de satisfaire en même temps l’indignation du spectateur.

Molière est surtout l’auteur des hommes mûrs et des vieillards : leur expérience se rencontre avec ses observations, et leur mémoire avec son génie. Il observait beaucoup : il y était porté par son caractère, et c’est sans doute le premier secret de son art; mais il faudrait avoir ses yeux pour observer comme lui. Il était habituellement mélancolique, cet homme qui a écrit si gaiement. Ceux dont il saisissait les travers et les faiblesses étaient souvent bien plus heureux que lui : j’en excepterais les jaloux, s’il ne l’avait pas été lui-même.

Molière jaloux, lui qui s’est tant moqué de la jalousie! Eh! oui, comme les médecins qui recommandent la sobriété, et qui ont des indigestions ; comme les hommes sensibles qui prêchent l’indifférence. Chapelle prêchait aussi Molière, et lui reprochait sa jalousie : Vous n’avez donc pas aimé? lui dit l’homme infortuné qui aimait. Il aima sa femme toute sa vie, et toute sa vie elle fit son {p. 292} malheur. Il est vrai que, lorsqu’il fut mort, elle parvint à lui obtenir la sépulture; elle demandait même pour lui des autels. Cela fait souvenir des Romains, qui mettaient leurs empereurs au rang des dieux quand ils les avaient égorgés.

Il fit plus de trente pièces de théâtre en moins de quinze ans, et pas une ne ressemble à l’autre. Il était cependant à la fois auteur, acteur et directeur de comédie. On lui a reproché de trop négliger la langue, et on a eu raison. Il aurait sûrement épuré sa diction, s’il avait eu plus de loisir, et si sa laborieuse carrière n’eût pas été bornée à cinquante-cinq ans.

Il était d’un caractère doux et de mœurs pures : on raconte de lui des traits de bonté. Il était adoré de ses camarades, quoiqu’il leur fît du bien ; et il mourut presque sur le théâtre, pour n’avoir pas voulu leur faire perdre le profit d’une représentation. Il écoutait volontiers les avis, quoique probablement il ne fit pas grand cas de ceux de sa servante. Il encourageait les talents naissants. Le grand Racine, alors à son aurore, lui lut une tragédie : Molière ne la trouva pas bonne, et elle ne l’était pas; mais il exhorta l’auteur à en faire une autre, et lui fit un présent. C’était mieux voir que Corneille, qui exhorta Racine à faire des comédies et à quitter la tragédie.

Molière n’était point envieux : quelques grands hommes l’ont été. Ce fut son suffrage qui contribua, autant que celui de Louis XIV, à ramener le public {p. 293} aux Plaideurs, qui étaient tombés. Il était alors brouillé avec Racine : ce moment dut être bien doux à Molière.

On s’occupait, quelque temps avant sa mort, à lui faire quitter l’état de comédien, pour le faire entrer à l’Académie française. Cette compagnie, qui n’a jamais éloigné volontairement aucun talent supérieur, a du moins adopté Molière, dès qu’elle l’a pu, par l’hommage le plus éclatant. Elle lui a décerné un éloge public, et a placé son buste chez elle, avec cette inscription également honorable pour nous et pour lui :

Rien ne manque à sa gloire : il manquait à la nôtre.