Notices des œuvres de Molière (IV) : La Princesse d’Élide ; Le Festin de Pierre
Avertissement du commentateur [La Princesse d’Élide] §
{p. 7}Dans les premières éditions, La Princesse d’Élide est comme ensevelie dans le long récit de la fête dont elle fut une partie. Des éditeurs plus modernes ont séparé la pièce de la description, et imprimé celle-ci à la suite de l’autre. Je crois devoir adopter la même distribution. Cette description des Plaisirs de l’Île enchantée n’est rien moins qu’un morceau bien écrit ; mais elle est un témoignage de la noble magnificence que Louis XIV déployait dans ses plaisirs ; et, ce qui suffirait seul pour la préserver de l’oubli, elle contient une mention curieuse de la représentation des trois premiers actes du Tartuffe. Des éditeurs de Molière en ont altéré le texte sans nécessité ; je le rétablis d’après l’édition originale. Je me permets seulement, à l’exemple des autres, d’en retrancher les arguments de la comédie, qui n’ont aucune utilité, et qui, d’ailleurs, sont trop mal rédigés pour qu’on puisse croire que Molière y ait eu la moindre part.
Notice historique et littéraire sur La Princesse d’Élide §
{p. 151}Molière avait pu se convaincre, par le peu de succès de Dom Garcie de Navarre, que le genre noble, sérieux et galant ne convenait point à son génie, et probablement il ne se fût pas décidé de lui-même à tenter une seconde épreuve. Mais les ordres d’un roi qui le comblait de faveurs, qui venait, pour ainsi dire, d’embrasser sa querelle au sujet de L’École des femmes, et dont le chef-d’œuvre déjà commencé du Tartuffe devait lui rendre un jour la protection si nécessaire, ne lui permirent pas d’écouter les répugnances de son talent et les craintes de son amour-propre.
Louis XIV, dans toute l’ardeur de sa passion pour mademoiselle de La Vallière, voulut donner aux deux reines une fête dont sa maîtresse pût recevoir en secret l’hommage, et Molière fut chargé d’y contribuer. Ces plaisirs magnifiques, qui durèrent sept jours, et à la description desquels Voltaire n’a pas dédaigné de consacrer plusieurs pages, étaient dans ce goût moitié guerrier et moitié galant qui rappelle les jeux de l’ancienne chevalerie. Molière, obligé de se conformer au caractère général de la fête dans le choix de son sujet, n’avait pas cru pouvoir mieux faire que de l’emprunter au {p. 152}théâtre espagnol, dont la plupart des productions offrent un mélange remarquable de fierté castillane et de galanterie moresque. C’était déjà, d’ailleurs, flatter délicatement l’orgueil des deux princesses, dont l’une était la mère et l’autre la femme de Louis XIV, que de prendre pour modèle un des meilleurs ouvrages d’un des poètes les plus estimés de leur nation.
Molière, pressé par le temps, non seulement ne put écrire en vers que le premier acte de sa pièce et la moitié de la première scène du second acte, mais encore fut forcé d’ébaucher ou de tronquer, dans une prose souvent négligée, des situations qui demandaient à être traitées délicatement ou approfondies. La Princesse d’Élide, accompagnée d’un prologue et de cinq intermèdes, fut représentée le 8 mai 1664, c’est-à-dire le second jour des fêtes connues sous le nom de Plaisirs de l’Île enchantée. Le roi ayant applaudi l’ouvrage, la cour crut l’avoir admiré. La ville l’accueillit presque aussi favorablement, lorsque, le 9 novembre suivant, il fut joué sur le théâtre du Palais-Royal, où il eut vingt-cinq représentations consécutives. Ce nombre peut étonner, si, même en mettant à part le peu d’intérêt de la pièce, on considère qu’à Paris elle se montra dépouillée de tous ces brillants accessoires qui, à Versailles, en avaient fait du moins un plaisir pour les yeux et pour les oreilles. Molière fut exempt du soin de la faire imprimer lui-même ; elle fit partie de l’ample description que l’on publia en 1665 pour éterniser le souvenir de la fête, intention qui a été mieux remplie qu’on n’avait pu l’espérer d’abord, puisque, à la faveur de La Princesse d’Élide, cette description a joui jusqu’à {p. 153}présent de l’honneur d’être insérée dans toutes les éditions des Œuvres de Molière1.
Le poète qui a fourni à Molière le sujet de La Princesse d’Élide, est Augustin Moreto, reconnu supérieur, dans le genre de la comédie, à Caldéron, son compatriote et son contemporain. La pièce de Moreto, intitulée El Desdèn con el desdèn (Dédain pour dédain), est divisée en trois journées, conformément aux règles du théâtre espagnol. La scène est à Barcelone, l’époque de l’action est moderne, les personnages sont des princes, et les mœurs sont tout à fait nationales. Molière a employé des personnages du même rang ; mais il en a fait des habitants de l’ancienne Grèce, et les a placés dans cette Élide si fameuse par la solennité de ses jeux olympiques, il vit sans doute, dans ce choix de circonstances, un moyen de rattacher la représentation de sa comédie aux autres épisodes d’une fête héroïque qui avait aussi ses courses, ses joutes, ses prix décernés à l’adresse et à la vigueur. Suivant un usage auquel ne dérogent jamais les poètes dramatiques delà les Pyrénées, il y a dans la pièce espagnole un valet bouffon, dont les détestables pointes ne peuvent faire rire qu’un peuple grave, peu connaisseur ou du moins peu difficile en plaisanterie. Molière, condamné à {p. 154}traiter un sujet noble, n’eut garde d’en exclure le seul personnage comique que lui offrît son original ; et, sans s’embarrasser s’il commettait une espèce d’anachronisme, il fit du gracioso espagnol un de ces fous en titre d’office, qu’autrefois les princes de notre Europe entretenaient pour leur amusement. Moron avait encore un modèle à la cour même de Louis XIV : on aurait dû nous apprendre si 1’Angeli fut content de Molière, et se trouva bien représenté.
Le poète espagnol a la gloire d’avoir imaginé un sujet heureux et d’en avoir tiré de grandes beautés : Molière a le mérite d’avoir presque toujours perfectionné dans sa copie un bon original. Les changements qu’il y a faits tiennent à plusieurs causes : quelques-uns étaient commandés par la différence de goût qui existe entre les deux nations ; d’autres sont dus au génie particulier de l’imitateur ; d’autres, enfin, doivent être attribués aux circonstances qui maîtrisaient et précipitaient son travail. L’attachante simplicité du drame français a remplacé la fatigante complication de l’imbroglio espagnol ; à de longues conversations où la subtilité s’unit à l’emphase, a été substitué un dialogue précis, simple et naturel ; des invraisemblances de caractère ou de situation ont disparu ; enfin, un dénouement, qui choque à la fois la raison et les convenances, habilement modifié, est devenu un dénouement nouveau, où sont ménagées toutes ces délicatesses de sentiment et toutes ces bienséances de mœurs qui embellissent la passion de l’amour. D’un autre côté, Molière a négligé, à son grand regret sans doute, plus d’une situation piquante, plus d’une combinaison ingénieuse que lui offrait le poème espagnol ; content de disposer avec plus d’art et de {p. 155}renfermer dans des proportions plus justes les scènes qu’il s’appropriait, il n’a fait souvent qu’en arrêter le trait, au lieu d’y appliquer la couleur, qu’en ébaucher les masses, au lieu d’en peindre avec soin les détails ; multipliant les actes, apparemment pour multiplier les divertissements qui devaient les séparer, il semble avoir quelquefois manqué de matière, et son dernier acte principalement n’est, pour ainsi dire, qu’une dernière scène, à laquelle on pourrait même trouver trop peu d’ampleur et de développements.
« La comédie de La Princesse d’Élide, dit Voltaire, quoiqu’elle ne soit pas une des meilleures de Molière, fut un des plus agréables ornements de ces jeux, par une infinité d’allégories fines sur les mœurs du temps, et par des à-propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité. »
Il faut croire que Voltaire, lorsqu’il écrivit ces lignes, n’avait conservé de la pièce qu’un souvenir peu fidèle. Ces allégories et ces à-propos qu’il y aperçoit en si grand nombre, n’ont existé que dans son imagination. À considérer le fond du sujet, un jeune prince, obligé de feindre l’insensibilité, pour vaincre celle de la beauté qu’il aime, n’a rien de commun avec Louis XIV, faisant partager à mademoiselle de La Vallière, sans ruse et sans effort, la passion qu’il a conçue pour elle, et n’employant dans ses amours d’autre dissimulation que celle qui pouvait en dérober quelque temps le secret à des yeux jaloux, et en augmenter le charme par le mystère. Quant aux illusions de détail, il en existe une seule. Ce gouverneur d’Euryale, qui, au lieu de blâmer ou de réprimer les tendres sentiments de son élève, les justifie et les encourage, lui confesse qu’il {p. 156}s’inquiétait jusque-là de voir qu’un jeune prince, en qui brillaient tant de belles qualités, ne possédât pas la plus précieuse de toutes, ce penchant à l’amour, qui peut tout faire présumer d’un monarque, et auquel les héros doivent leurs plus grandes actions, mais lui déclare que, rassuré par la passion dont il vient de lui faire l’aveu, il le regarde à présent comme un prince accompli
; cet Arbate, dont le langage convient si peu à son grave emploi, parle en courtisan de Louis XIV, charmé des faiblesses de son maître, et empressé de les flatter, dans l’espoir d’en tirer parti pour sa fortune, ou du moins pour ses plaisirs. La passion du roi pour mademoiselle de La Vallière avait donné à toute sa cour le signal de la galanterie et de la volupté ; parmi les jeunes seigneurs, quelques-uns étaient ses confidents, tous étaient ses imitateurs ; et, dans toutes les fêtes données par le monarque, les poètes chargés de les embellir de leurs talents, offraient l’histoire fidèle de ces nobles amours sous le voile des plus transparentes allégories. Molière fit une seule fois ce que Benserade faisait sans cesse.
La Princesse d’Élide, quoiqu’elle ne fût que la copie d’une pièce espagnole, a probablement servi, en France, de type et de modèle pour un genre de comédies, qui n’a pas laissé d’augmenter les richesses de notre théâtre. Je veux parler de ces pièces qu’on appelle quelquefois génériquement des surprises de l’amour, par allusion à deux comédies de Marivaux, nommées de ce titre qui aurait pu convenir à toutes celles du même auteur. Dans toutes, un amour mutuel, né subitement, et accéléré plutôt qu’arrêté dans sa marche par une suite de petits obstacles que suscite soit un {p. 157}préjugé, soit un malentendu, soit une bizarrerie de caractère, arrive à la conclusion désirée de part et d’autre, au moment où il en paraît le plus éloigné, et sans que les personnages intéressés aient eu autre chose à faire qu’à laisser enfin échapper de leur bouche un mot, un seul mot trop longtemps suspendu. Cette brève analyse, qui renferme le théâtre entier de Marivaux, est aussi l’analyse exacte de la comédie de Molière. L’Heureux Stratagème, de Marivaux, est une véritable copie de La Princesse d’Élide ; toutes ses autres pièces semblent en être des réminiscences ; et, en particulier, le Dubois des Fausses Confidences est visiblement une contre-épreuve de Moron.
M. Pieyre, l’estimable auteur de L’École des pères, a fait sur la Comédie de La Princesse d’Élide un travail qui a obtenu l’approbation des gens de goût. Il a versifié ce que Molière n’avait eu le temps que d’écrire en prose ; il a supprimé un des prétendants à la main de la princesse, et donné à l’autre un commencement d’amour pour Aglante, qui rend leur mariage au dénouement plus naturel et plus intéressant ; enfin, il a resserré en trois actes bien remplis la pièce divisée par Molière en cinq actes trop courts et pourtant quelquefois trop vides. Du reste, il a mis dans ces changements toute la discrétion, toute la réserve, toute l’absence de prétention personnelle, que commandait le grand nom de Molière à un écrivain digne de l’admirer ; et, comme ces artistes adroits qui rendent une seconde vie aux chefs-d’œuvre du pinceau, en les transportant sur une toile nouvelle, et en réparant les outrages qu’ils ont reçus du temps, il a, si je l’ose dire ainsi, mis sa versification au ton de {p. 158}celle de Molière, évité soigneusement tout ce qui pouvait déceler une touche trop moderne, et mérité qu’en plus d’un endroit on pût attribuer au maître lui-même l’heureux travail de l’élève.
Avertissement du commentateur [Le Festin de Pierre] §
{p. 161}Voici la première fois qu’en France Le Festin de Pierre est publié tel que l’a composé Molière. On n’a fait que suivre jusqu’ici l’édition de 1682, où la pièce fut d’abord imprimée dans son intégrité, mais d’où l’autorité fit disparaître, au moyen de nombreux cartons, tous les passages jugés répréhensibles. Vers le même temps, un libraire de Hollande publia Le Festin de Pierre, sinon mutilé par la censure, du moins fort défiguré par l’impression : en sorte que là on avait une édition correcte, mais tronquée ; ici, une édition entière, mais fautive. Il s’agissait d’obtenir un texte qui fut à la fois complet et pur. Un exemplaire de l’édition de Paris, dont la Bibliothèque du roi a fait, récemment l’acquisition, et dans lequel ne sont point cartonnés la plupart des passages dont on avait exigé la suppression ou l’adoucissement, a servi de copie pour la présente édition. Quant aux passages moins nombreux et moins importants qui se trouvent changés par des cartons dans cet exemplaire, ils ont été restitués ici d’après l’édition entière de Jacques Le Jeune, Amsterdam, 1683. Cette même édition offre quelquefois, dans le reste de la pièce, des différences qui ont paru mériter d’être admises parmi les variantes ; on a eu soin d’en indiquer la source.
Notice historique et littéraire sur Le Festin de Pierre §
{p. 305}La troupe de comédiens italiens qui jouait alternativement avec celle de Molière sur le théâtre du Petit-Bourbon, avait donné une imitation de la comédie espagnole, de Tirso de Molina, intitulée El Burlador de Sevilla y Combidado de piedra (Le Trompeur de Séville et le Convié de pierre). Paris avait couru en foule à cette pièce où une statue parlait et marchait, et dont le dénouement était un homme à la fois frappé de la foudre et englouti dans un abîme de feux. Ce sont là de ces beautés dont le peuple de tous les pays est idolâtre : il ne faut que des yeux pour les admirer.
Deux troupes françaises, jalouses du succès de la troupe italienne, voulurent en avoir leur part. De Villiers, comédien de l’hôtel de Bourgogne, et Dorimond ; comédien de Mademoiselle, firent chacun un Festin de Pierre2, et les {p. 306}deux théâtres n’eurent rien à envier pour l’abondance des recettes, au théâtre de Scaramouche. La troupe de Molière, fâchée sans doute d’avoir été devancée deux fois, mais estimant que la curiosité publique n’était pas encore épuisée, pressa Molière de faire à son tour parler et marcher la statue du commandeur ; et Molière, disposé en tout à se sacrifier aux intérêts de ses camarades, composa un troisième Festin de Pierre, qui fut représenté le 15 février 1665. Enfin, comme s’il était dit qu’aucun théâtre ne pût se dispenser d’avoir le sien, le théâtre du Marais en donna un quatre ans après celui de Molière ; et, pour surcroît de conformité, ce fut encore un comédien, Rosimond, qui en fit présent à sa troupe.
De ces quatre Festin de Pierre, trois sont des modèles d’absurdité et de mauvais goût : un seul rachète l’extravagance obligée du sujet par des beautés du premier ordre, et ce fut celui de tous qui réussit le moins. Le Festin de Pierre {p. 307}de Molière n’eut que quinze représentations : c’eût été un succès pour un ouvrage raisonnable ; c’était presque une chute pour une production monstrueuse3. Ce premier cours de représentations passé, la pièce ne fut pas reprise une seule fois. Après la mort de Molière, et à la demande de sa veuve, Thomas Corneille la mit en vers ; elle fut donnée en cet état le 12 février 1677, fut jouée treize fois d’abord, et est restée depuis au courant du répertoire.
Le Festin de Pierre avait été représenté la première fois tel qu’on le lit dans cette édition, c’est-à-dire avec la scène ou Sganarelle argumente contre son maître en faveur de Dieu, et celle où dom Juan, rencontrant un pauvre, lui donne, au nom de l’humanité
, un louis d’or que celui-ci refusait de gagner par un jurement. Ces deux scènes, qu’on peut au moins dire hardies, excitèrent un tel déchaînement, que Molière fut obligé de les retrancher dès la seconde représentation. Le courroux des rigoristes n’en fut point désarmé. Les deux scènes n’avaient été que l’occasion de leur soulèvement ; elles n’en étaient pas la véritable cause. Il existait depuis quelque temps, entre eux et Molière, une guerre sourde qui n’attendait que le moment d’éclater. La composition du Tartuffe avait précédé celle du Festin de Pierre ; les trois premiers actes avaient été représentés aux fêtes de Versailles, en mai 1664 ; et la pièce entière l’avait {p. 308}été au Raincy, chez le prince de Condé, en novembre de la même année. La ligue des faux dévots, grossie d’un assez grand nombre de personnes dont la piété sincère s’alarmait des coups portés à l’hypocrisie, travaillait sans relâche à empêcher la représentation publique de ce chef-d’œuvre. Molière en était justement irrité ; et l’on peut croire que, lorsqu’il consentit à faire Le Festin de Pierre, le désir de tirer quelque vengeance de ses ennemis, rendit plus facile sa condescendance pour le vœu de ses camarades. En effet, la scène où dom Juan expose les avantages et les privilèges de l’hypocrisie, porte un caractère bien visible de ressentiment personnel et d’application particulière. Ceux que Molière attaquait n’y furent pas trompés ; ils ne lui surent aucun gré d’avoir retranché de sa pièce ce qui semblait intéresser la religion, puisqu’il laissait subsister ce qui était dirigé contre eux-mêmes ; et d’ailleurs Le Tartuffe était là qui les menaçait toujours : c’était pour eux un double motif de continuer à diffamer l’auteur4.
L’organe du parti fut un sieur de Rochemont, avocat en parlement, qui publia, sous le titre d’Observations sur le Festin de Pierre, un odieux libelle où Molière était dénoncé {p. 309}au roi et à l’église comme un athée, un scélérat pire que son héros, et digne plus que lui de tous les châtiments de la justice humaine et de la justice divine. Il fut fait à cette infâme diatribe deux réponses, dont une, en forme de lettre, mérite seule qu’on en fasse quelque mention. Elle fut attribuée à un auteur de profession dont le nom, répandu alors dans le public, n’est point arrivé à notre connaissance. De quelque plume qu’elle soit sortie, cette apologie ne manque ni d’art, ni de solidité : les faux raisonnements du sieur de Rochemont y sont victorieusement combattus ; surtout sa mauvaise foi et sa malveillance y sont mises dans le plus grand jour. On y remarque cette phrase où est assignée nettement la véritable cause des fureurs auxquelles Molière était en butte. « À quoi songiez-vous, Molière, quand vous fîtes dessein de jouer les tartuffes ? Si vous n’aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel. »
Lorsqu’en 1682, neuf ans après la mort de Molière, La Grange et Vinot donnèrent une édition de ses œuvres, divisée en deux parties, dont la seconde était consacrée aux ouvrages posthumes, ils comprirent dans celle-ci Le Festin de Pierre, tel qu’il avait été représenté la première fois. La pièce avait tout à fait disparu de la scène, où elle était remplacée par l’imitation en vers de Thomas Corneille : l’impression était un mode de publicité qui n’avait ni le même éclat, ni les mêmes inconvénients que la représentation ; il semble qu’il eût dû au moins être, permis de lire dans le cabinet, ce qu’il n’était plus possible d’entendre réciter au théâtre. Mais, à cette époque, les pieux scrupules de {p. 310}Louis XIV allaient croissant avec ses années, et les dépositaires de son autorité se montraient de plus en plus sévères sur tout ce qui pouvait toucher la religion. Ils exigèrent donc, non seulement que l’on supprimât les deux scènes en question, mais encore qu’on retranchât ou qu’on adoucit un certain nombre de passages, dans lesquels Molière n’avait pas craint de faire proférer par des comédiens quelques-uns de ces mots qui semblent ne devoir sortir que de la bouche des catéchistes ou des prédicateurs. Des cartons, dont la sagacité d’un bibliographe a depuis peu découvert et prouvé l’existence, remplacèrent tous les feuillets frappés de réprobation ; et il est vraisemblable que la pièce fut alors rétablie dans l’état on Molière l’avait réduite lui-même après la première représentation. Comme il est presque sans exemple qu’un livre supprimé en tout ou en partie disparaisse entièrement, et que toujours quelque exemplaire échappe à la proscription, ne fût-ce que pour passer dans les mains de ceux qui l’ont ordonnée, un ou deux exemplaires peut-être du Festin de Pierre entier survécurent à la mutilation du reste ; mais ils demeurèrent enfouis, ignorés pendant près d’un siècle et demi, et ce n’est que depuis fort peu d’années que leur existence a été révélée. Il est certain toutefois que, dans le temps, un de ces exemplaires ou du moins une copie manuscrite fut envoyée de Paris en Hollande ; car Jacques Le Jeune, libraire d’Amsterdam, qui, en 1683, avait imprimé Le Festin de Pierre en vers, de Dorimond, pour celui de Molière, donna, la même année, la pièce de Molière même, avec les scènes et les passages supprimés ou adoucis ; et ce qu’il y a de vraiment extraordinaire, c’est que cette {p. 311}édition hollandaise, qui fut suivie de quelques autres, resta presque aussi inconnue que les exemplaires non cartonnés de l’édition de Paris, puisque, cinquante ans après (en 1730) Voltaire crut faire une révélation au public, en lui donnant quelques traits de la scène du pauvre qu’il déclarait avoir lue écrite de la main de l’auteur, entre les mains du fils de Pierre Marcassus, ami de Molière. C’est certainement d’après une de ces éditions de Hollande, que Nicolas Castelli, auteur d’une traduction italienne des œuvres de Molière, publiée, pour la première fois, en 1697, a traduit Le Festin de Pierre. Sa version est d’une fidélité si servile, qu’en la retraduisant mot à mot, on ne pourrait manquer de retrouver le texte original presque sans aucune altération. L’existence de cette traduction, qui a eu deux éditions, est une raison de plus de s’étonner que l’existence des deux fameuses scènes du Festin de Pierre ait été ignorée ou mise en doute jusqu’à nos jours. Enfin, ce singulier point d’histoire littéraire et bibliographique est maintenant éclairci ; et, ce qui vaut mieux encore, le public aura désormais dans son intégrité, sinon un des plus beaux, du moins un des plus étonnants ouvrages qu’ait enfantés le génie de Molière.
La pièce de Tirso de Molina joint, au merveilleux le plus bizarre, l’irrégularité la plus désordonnée. Dons les trois journées qui la composent, le lieu de la scène change une douzaine de fois ; c’est Naples d’abord, c’est ensuite l’Espagne ; et là il faut suivre les personnages d’une cité à l’autre, de la ville aux champs, et des champs à la cour. La durée de l’action est indéterminée ; mais, à en juger par le nombre des événements et des déplacements, elle ne comprend {p. 312}pas moins de plusieurs mois. Quant à l’action elle-même, elle n’est formée que d’une succession d’incidents qui n’ont aucune liaison entre eux, et n’aboutissent pas même à un terme commun : on dirait que l’auteur, en outrant sur ce point la licence du théâtre espagnol, a voulu peindre en partie, par le mouvement capricieux de l’intrigue, l’humeur changeante et vagabonde de son héros, qui se pique d’aller de belle en belle, et de les abandonner l’une après l’autre pour toujours.
Les Italiens, dont la poétique dramatique, calquée sur celle des anciens, ne repousse point le joug des unités, n’ont pu y soumettre le sujet essentiellement irrégulier du Convié de pierre ; mais du moins ils en ont atténué le vice, et l’ont rendu plus tolérable, en rapprochant les distances de lieu et de temps, en diminuant le nombre des événements, et en les unissant par une sorte de lien. Du reste, ils ont conservé soigneusement le merveilleux absurde de la fable originale ; et, remplaçant le gracioso espagnol par un des masques bouffons de leur théâtre, ils ont encore renforcé le contraste de l’horrible et du burlesque.
Les deux auteurs français, qui ont traité le sujet avant Molière, de Villiers et Dorimond, ont imité la pièce italienne, ou se sont imités l’un l’autre. Les deux pièces sont d’un style également plat et ridicule : ce n’est pas une de leurs moindres ressemblances.
Molière, en se laissant imposer l’extravagant sujet du Festin de Pierre, ne renonça pas du moins à en diminuer, à en pallier la monstrueuse irrégularité ; et, de ce qu’il ne pouvait l’asservir à toutes les lois du théâtre, il n’en conclut {p. 313}pas, comme ses devanciers, qu’il dût l’affranchir de toutes à la fois. L’action de sa pièce, pour la durée, est à peu près resserrée dans les bornes prescrites ; et ce qu’elle a d’extension par-delà les vingt-quatre heures, est autorisé par l’exemple des dramatistes les plus scrupuleux. Quant à l’unité de lieu, règle beaucoup moins étroite, dont l’infraction s’est fait absoudre plus d’une fois par le succès, elle est violée presque aussi souvent qu’elle peut l’être, puisque la scène change d’acte en acte ; et Molière a peut-être voulu qu’il en fût ainsi dans une pièce qui, renonçant à contenter la raison, devait s’attacher d’autant plus à satisfaire l’imagination et les yeux : mais il a eu le soin de circonscrire ces nombreux déplacements dans un petit espace ; et l’action, commencée dans une ville maritime de la Sicile, borne ses excursions à la côte voisine ou à la campagne environnante.
Je ne puis le taire ; pour réduire son sujet aux proportions de temps et de lieu qu’exige la scène française, Molière l’a étrangement mutilé ; le peu d’unité qu’il y avait dans l’action, a tout à fait disparu ; le commencement, le milieu et la fin sont autant de pièces à la suite l’une de l’autre ; enfin, le tout n’est qu’un assemblage, un entassement d’épisodes qui ne s’engendrent pas ; mais se succèdent, qui ne se terminent pas, mais s’arrêtent, et que remplace, en manière de dénouement, un épisode nouveau qui n’a point son origine dans ceux dont il est précédé.
Mais, si, dans Le Festin de Pierre, il n’y a point unité d’action, ni, par conséquent, unité d’intérêt, on peut dire que du moins il y a unité de caractère. C’est à ce mérite, si brillant dans l’ouvrage, que Molière semble avoir sacrifié {p. 314}tous les autres ; c’est là qu’en quelque sorte il a placé la compensation de tous les défauts originels du sujet, et de ceux qu’il s’est vu contraint d’y ajouter lui-même. Pour faire la juste part du blâme et de la louange, le théâtre français n’a pas une pièce plus mal construite que Le Festin de Pierre ; il n’a pas un personnage plus largement dessiné que dom Juan.
Molière n’a trouvé que dans son génie le type de cette figure extraordinaire. Le Burlador, c’est-à-dire le trompeur, le fourbe de Séville, n’est qu’un scélérat vulgaire, sans profondeur et sans éclat, qu’un abusent de femmes, dont le stratagème ordinaire est de surprendre le secret d’un rendez-vous amoureux accordé à un autre, et de l’y remplacer à la faveur de la nuit et d’un déguisement. Il trompe aussi bassement les hommes que les femmes ; il injurie grossièrement son père ; il égorge lâchement un vieillard qu’il pouvait se borner à désarmer.
Le don Juan italien, copié par de Villiers et Dorimond, n’est pas d’une perversité moins abjecte et moins brutale.
Le dom Juan créé par Molière est aussi noble, aussi élégant dans ses manières et dans ses discours, qu’il est affreux dans ses principes et dans ses actions. Insolent et cruel avec politesse envers les femmes qu’il a cessé d’aimer, il n’est que trop séduisant auprès de celles qu’il désire, et nulle n’a le pouvoir de lui résister. Tour à tour barbare et généreux à l’égard des hommes, il est prêt à leur ôter froidement la vie, plutôt que de contrarier le plus léger de ses goûts, en leur donnant la plus juste des satisfactions ; et, pour sauver leurs jours attaqués, il n’hésite pas à exposer les siens. Il {p. 315}repousse, il brave l’autorité paternelle ; mais il n’éclate point en paroles outrageantes, et son insulte est presque respectueuse. Enfin, dom Juan, orné de mille qualités brillantes dont il s’est fait des instruments de vices, et capable de subjuguer ou de séduire tout ce qui l’entoure, soit par la vigueur de son caractère, soit par le charme de sa personne et de son langage, dom Juan est, si j’ose m’exprimer ainsi, un monstre sublime et le beau idéal de la scélératesse. On ne peut lui comparer que Lovelace, qui évidemment a été fait à son image.
Il me reste à considérer le personnage sous un point de vue particulier, celui des opinions qu’il professe en matière de religion. Le don Juan de Tirso de Molina n’est point un athée ; c’est un homme qui écarte l’idée de Dieu comme importune, sans la rejeter comme chimérique. Lorsqu’il semble braver avec quelque audace l’avertissement que le ciel lui donne en faisant mouvoir et parler une statue, son assurance n’est que de la forfanterie, son courage n’est autre chose que la crainte de paraître céder à des terreurs qu’il a toujours eu l’air de mépriser : au fond de l’âme, il ressent un effroi véritable, et la religion à laquelle il insulte est loin d’avoir perdu sur lui tout son empire.
Molière excepté, tous les imitateurs de Tirso de Molina ont, comme lui, fait de don Juan un de ces hommes qui ne sont au fond ni croyants ni incrédules, un de ces libertins de mœurs plutôt que d’opinions, à qui une vie toute de désordres a fait perdre de vue les principes religieux, sans que jamais leur esprit se soit appliqué à les combattre. A la vérité, le comédien Dorimond a donné pour second titre à {p. 316}sa pièce celui de L’Athée foudroyé ; mais ce n’est qu’une qualification sans exactitude ; car ce prétendu athée reconnaît formellement la divinité en plus d’une occasion, sans qu’on puisse supposer en lui l’intérêt ni la volonté de tromper.
Ce que Dorimond n’avait mis que dans son titre, Molière l’a mis dans sa pièce, c’est-à-dire que son dom Juan est un athée véritable, un athée systématique, dont les idées sont arrêtées et, à ce qu’il croit, inébranlables. Il nie l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme en termes qui, pour n’être pas explicites, n’en sont ni moins clairs ni moins décisifs, et il fait une allusion blasphématoire de la dernière évidence au dogme le plus mystérieux et le plus important de la foi chrétienne.
Molière doit-il être blâmé, peut-il être excusé d’avoir mis sur le théâtre, même pour le dévouer à l’exécration des spectateurs, et le montrer expirant sous les coups de la vengeance céleste, un homme qui tourne en dérision les mystères de la religion révélée, et repousse même les premiers fondements de la religion naturelle ? C’est une question de morale publique et presque d’administration que je ne veux pas discuter ici. Historien des travaux de Molière, je rapporte un fait ; et critique, j’en examine les conséquences littéraires. On ne peut nier que Molière, en faisant de dom Juan un athée, ne soit le seul qui en ait fait un personnage conséquent, et jusqu’au bout d’accord avec lui-même. Pour refuser de voir le doigt de Dieu marqué dans un événement où les lois de la nature sont renversées, pour résister au témoignage de ses yeux et de ses oreilles, et mieux aimer les accuser d’erreur, que de se rendre à l’évidence d’un fait {p. 317}miraculeux, il faut avoir été conduit, par l’abus du raisonnement, à rejeter tout ce qui est d’un ordre surnaturel, et à ne voir dans l’univers que la matière mise en mouvement par sa propre énergie, comme disent les docteurs en athéisme. Dom Juan, accoutumé à traiter de chimères tout ce qui contrarie sa raison et ses sens, méprise d’abord, comme une illusion d’optique, une déception de sa vue, la merveille d’une statue mouvante. Lorsque ensuite il ne lui est plus possible de douter de la réalité de ce phénomène, il s’en irrite plutôt qu’il n’en est troublé ; il appelle au secours de son incrédulité aux abois, son orgueil qui rougirait de reconnaître un pouvoir qu’il a toujours méconnu ; et, sans avouer, sans éprouver peut-être ni terreur ni repentir, il se précipite en déterminé dans l’abîme d’éternels supplices que le ciel ouvre enfin sous ses pas.
Un autre avantage, sous le rapport dramatique, résulte encore du parti pris par Molière. L’athéisme de dom Juan non seulement fait ressortir, mais encore motive et rend vraisemblable l’hypocrisie à laquelle il a recours à la fin pour masquer ses vices et protéger ses forfaits. On peut, sans être coupable de cette odieuse imposture, affecter une foi plus ardente et une conduite plus régulière qu’on ne l’a réellement : c’est moins feindre un sentiment qu’en outrer les apparences, et soi-même alors on est dupe le premier de sa propre exagération ; mais celui qui cache une âme perverse et des mœurs infâmes sous les dehors d’une piété profonde, et qui allègue l’intérêt du ciel pour commettre et justifier tous les crimes, celui-là est un véritable hypocrite, et cet hypocrite est nécessairement un athée. Tartuffe et {p. 318}dom Juan sont deux scélérats de même trempe. Tartuffe ne croit pas en Dieu, cela est incontestable ; c’est parce que dom Juan n’y croit pas davantage, qu’il se revêt du même manteau que Tartuffe.
Avertissement du commentateur [Le Festin de Pierre, version Thomas Corneille] §
{p. 321}Je ne pense pas qu’on puisse être surpris ni fâché de trouver, à la suite du Festin de Pierre, de Molière, l’imitation en vers qu’en a faite Thomas Corneille. Il est impossible que deux ouvrages aient entre eux un rapport plus immédiat, et que l’un attire plus naturellement l’autre à sa suite. Voltaire n’a pas craint de faire entrer, dans son Commentaire de Corneille, la Bérénice, de Racine, afin qu’on pût la comparer avec celle de son auteur. Les deux Festin de Pierre peuvent aussi donner lieu à une comparaison utile et agréable. Celui de Thomas Corneille, qui est resté seul en possession du théâtre, n’est pas seulement une copie élégamment versifiée de la pièce de Molière : les idées de l’original y sont quelquefois corrigées ou étendues avec bonheur. De ces divers changements, j’ai noté les plus considérables dans le Commentaire du Festin de Pierre, en prose ; je {p. 322}laisserai au lecteur le soin d’apercevoir les autres. Je me dispenserai aussi de faire des remarques grammaticales sur le style de Thomas Corneille : Molière est l’unique objet de mon travail ; et de simples accessoires ne doivent pas être traités à l’égal de ses ouvrages.