Louis-Simon Auger

1824

Notices des œuvres de Molière (VIII) : Le Bourgeois gentilhomme ; Psyché ; Les Fourberies de Scapin

2015
Louis-Simon Auger, Œuvres de Molière, avec un commentaire, un discours préliminaire et des notes, par M. Auger, de l’Académie françoise, t. VIII, Paris, T. Désoer, Paris, 1824, p. 186-204, 331-336, 460-466. Graphies modernisées. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Floria Benamer (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Notice historique et littéraire sur Le Bourgeois gentilhomme §

{p. 186}Le Bourgeois gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord, devant le Roi, le 14 octobre 1670. À cette représentation, le Roi n’avait donné aucun signe de satisfaction ; et, à son souper, il ne dit pas un seul mot à Molière. Ce silence du monarque parut aux courtisans une marque certaine de mécontentement, et ils se mirent à traiter le poète comme un homme en disgrâce, c’est-à-dire à le déchirer. J’emprunte ici les paroles d’un écrivain qui mérite, en général, peu de confiance, mais qui, cette fois, a pu faire un récit fidèle de l’aventure, d’après le témoignage de Baron, acteur dans la pièce, et confident des angoisses de l’auteur.

« Molière nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés, disait M. le duc de ***. Qu’est-ce qu’il veut dire avec son Halaba, balachou ? ajoutait M. le duc de ***. Le pauvre homme extravague ; il est épuisé. Si quelque auteur ne prend le théâtre, il va tomber. Cet homme-là donne dans la farce italienne. Il se passa cinq pu six jours, {p. 187}avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois ; et, pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre. Il appréhendait le mauvais compliment du courtisan prévenu. Il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles. Toute la cour était révoltée.

« Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le Roi, qui n’avait point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière : Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté, et aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans, qui tous d’une voix répétaient, tant bien que mal, ce que le Roi venait de dire à l’avantage de la pièce. Cet homme-là est inimitable, disait le même duc de *** ; il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait, que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. »

Cette peinture naïve et sans art porte en elle-même la meilleure des garanties : elle est vraie, car il est impossible qu’elle ne le soit pas.

Dans le mal que les courtisans dirent d’abord de la pièce, il n’y eut peut-être ni méprise, ni mauvaise foi. Abandonnés à leur propre jugement, tant que le monarque n’avait pas exprimé le sien, ils purent être offensés d’une comédie où un homme de leur sorte, un comte ayant ses entrées chez le Roi, faisait le personnage d’un vil escroc ; et, il faut le dire, le dépit assez légitime {p. 188}que leur pouvait causer cette espèce d’attaque, trouvait quelque madère à se venger dans la farce outrée et peu amusante qui termine et gâte la pièce. Dans ma supposition, leur honneur blessé n’osant se plaindre, leur goût choqué décria hautement un ouvrage où il y avait à la fois de quoi motiver leur courroux et justifier leur dédain ; et ils ne manquèrent véritablement de sincérité que lorsqu’ils répétèrent, en enchérissant, les louanges données par le Roi à une comédie dont ils avaient eu l’imprudence de dire leur avis avant de connaître assez bien celui du maître. Encore une fois, je ne donne ceci que comme une conjecture, car rien ne prouve qu’ils aient été déterminés par ce motif, et je croirais plutôt qu’ils n’en ont pas eu d’autre qu’un empressement indiscret à blâmer tout haut ce que le monarque semblait avoir désapprouvé tout bas.

Le respect que Louis XIV avait de lui-même s’étendait ordinairement jusqu’à ceux qui avaient l’honneur de l’approcher et de le servir. Mais il n’avait pas cru y manquer en permettant à Molière d’égayer plus d’une fois le public aux dépens de ces jeunes marquis éventés, dont Turlupin était le modèle, et Mascarille, des Précieuses, une copie à peine exagérée. Dorante est tout autre chose : il n’est nullement ridicule, et il est excessivement vil. Il ne se borne pas à emprunter pour ne jamais rendre, et à épuiser le coffre-fort d’un sot bourgeois, en se moquant de lui ; il fait semblant de s’entremettre pour favoriser les folles amours de M. Jourdain auprès d’une belle marquise dont il est lui-même l’amant ; et, ce qui n’est pas une feinte, il enrichit sa maîtresse, qui va devenir sa femme, des dons précieux qu’il est chargé par un autre de lui faire accepter. En un mot, il mérite, en apparence, une qualification tellement {p. 189}infâme, que la plume se refuse à récrire ; et, dans la réalité, celle de fripon lui est trop bien due. Comment le Roi ne fut-il pas choqué de l’odieuse bassesse d’un tel caractère, appliqué à un homme de sa cour, de sa suite, et presque de sa familiarité ? Cette sorte d’indifférence peut s’expliquer par deux causes.

Louis XIV, justement nommé le plus honnête homme de son royaume, était particulièrement ennemi du vice et du désordre ; mais les mœurs générales dominent l’opinion même de ceux qui n’y participent pas : or, celles de la cour se ressentirent, durant tout son règne, de cette licence, de cette dépravation qu’avaient engendrées les troubles de sa minorité, et qui devaient, après sa mort, reprendre de nouvelles forces sous une minorité nouvelle. Nombre de faits, scandaleusement célèbres, attestent que, pendant cette longue période, il exista pour la haute noblesse une sorte de morale et même de probité cavalières, tellement propres aux personnes de cette classe, qu’on les voyait se glorifier avec impunité des mêmes choses qu’un roturier n’eût pas faites sans honte ou sans châtiment. Il doit suffire ici d’un seul exemple. Dans sa jeunesse, le brillant chevalier de Grammont trouvait plaisant de voler au jeu, et même d’appeler au secours d’une adresse coupable une violence plus coupable encore en appuyant une partie de quinze d’un détachement d’infanterie ; et, vers la fin de sa longue carrière, il s’indigna des scrupules bourgeois de Fontenelle, qui, censeur du livre d’Hamilton, voulait en effacer le récit de ces charmants larcins et de ces aimables guet-apens, comme pouvant porter quelque atteinte à l’honneur d’un gentilhomme. Dorante, escroquant M. Jourdain, n’était pas plus vil ; il était {p. 190}aussi plaisant, et il ne devait pas scandaliser davantage un siècle dont l’ami de Matta continuait à faire les délices.

Il me reste à développer une autre considération. Ici, c’est Louis XIV lui-même qu’il faut que j’accuse, et je le fais sans crainte. Quelques défauts, quelques torts, dont la plupart furent si magnanimement effacés par son propre aveu, pourraient-ils jamais obscurcir son noble caractère et son glorieux règne ? Louis XIV, accoutumé par son éducation et par la flatterie universelle à tout rapporter à sa personne, et d’autant plus avide de divertissement qu’il s’était condamné à plus d’ennui par la sévérité de son étiquette, mettait son plaisir au-dessus de beaucoup de choses, accordait de grands privilèges à ceux qui étaient chargés de le récréer, et considérait quelquefois trop peu les intérêts qui se trouvaient en opposition avec ceux de son amusement. Une circonstance qui s’attache à la représentation même du Bourgeois gentilhomme nous en fournit une nouvelle preuve. Lulli avait fait la musique des divertissements, et avait même chanté le rôle du mufti dans la cérémonie turque. Il avait, depuis longtemps, des lettres de noblesse ; mais, ayant entendu dire que, s’il avait voulu être secrétaire du Roi, la compagnie se serait opposée à ce qu’il le fût, il se mit en tête de le devenir, pour mortifier leur vanité, beaucoup plus que pour flatter la sienne. Le Roi, qu’il avait prodigieusement diverti par ses grimaces et ses contorsions grotesques sous l’énorme turban dont il s’était affublé, lui en fit des compliments. Le rusé Florentin prit un air contristé, et dit : Sire, vous me comblez de bontés ; mais j’avais dessein d’être secrétaire du roi, et vos secrétaires ne voudront plus me recevoir. — Ils ne voudront plus vous recevoir ! s’écria le Roi ; ce sera bien de l’honneur {p. 191}pour eux. Allez, voyez M. le chancelier. À cette nouvelle, tout le sceau, indigné, se répandit en murmures. Louvois, le fier Louvois, qui, en qualité de Secrétaire d’état, appartenait à la compagnie, fut indigné de la témérité du farceur italien, et la lui reprocha avec une dureté qu’il employait quelquefois plus mal. Il vous sied bien, lui dit-il, d’aspirer à une charge honorable, vous qui n’avez d’autre recommandation et d’autres services que d’avoir fait rire le Roi ! — Hé ! têtebleu, lui répondit Lulli, vous en feriez autant, si vous le pouviez. La riposte était gaillarde, et l’on fut d’avis à la cour qu’il n’y avait, dans tout le royaume, que le maréchal de La Feuillade et Lulli qui eussent pu répondre à M. de Louvois de ce ton-là. En effet, le franc-parler hautain d’un grand seigneur et la familiarité impudente d’un bouffon, sont comme deux extrêmes qui se touchent, et semblent jouir des mêmes prérogatives. Le Roi soutint le farceur qui le faisait rire contre le ministre qui le faisait vaincre ; et le chancelier, plus docile aux désirs de son maître que jaloux de la gloire du corps qu’il présidait, repoussa les remontrances de ceux qui n’étaient pas sensibles à l’honneur d’avoir Lulli pour confrère, en termes plus mortifiants que n’avait fait le monarque lui-même. Lulli obtint ses provisions avec des agréments inouïs ; et, afin que la chose finît comme elle avait commencé, c’est-à-dire par une farce, le jour de sa réception, après un magnifique repas donné à ses nouveaux confrères, il les mena tous à l’Opéra, où l’on représentait un de ses ouvrages : quarante graves personnages, en manteau noir et en grand chapeau, occupant les quatre premiers rangs de l’amphithéâtre, ne donnèrent pas au public un spectacle moins amusant que celui de la scène ; et le malicieux baladin dut bien rire en lui-même {p. 192}de ce dénouement, qui était presque aussi grotesque que la cérémonie turque. Les gens du sceau avaient répété la scène de Chambord : ceux qui avaient déclamé avec le plus de force contre l’indignité du nouveau choix, furent les plus ardents à complimenter celui qui en était l’objet. Louvois lui-même ne crut pas devoir garder sa mauvaise humeur. Suivi d’un gros de courtisans, il rencontra bientôt après Lulli, à Versailles : Bonjour, lui dit-il en passant, bonjour, mon confrère ; et cela, dans le temps, s’appela un bon mot de M. de Louvois, qui n’avait jamais été si plaisant. Les détails de cette aventure peuvent paraître assez gais ; mais il y a dans le fond quelque chose de triste. Lulli, justement décrié pour ses mœurs infâmes, ne méritait d’entrer dans aucune compagnie honorable ; et, suivant les idées du siècle, il venait peut-être de s’en rendre plus indigne encore, en montant comme farceur sur un théâtre. L’artificieux Italien avait pressenti que cette dernière circonstance, qui semblait devoir l’exclure à jamais du sceau, serait précisément le moyen qui l’y ferait arriver ; et il avait brigué à dessein cette espèce de déshonneur. Il intéressa la générosité du Roi, en paraissant avoir sacrifié son ambition au désir de l’amuser ; et il intéressa bien plus sûrement encore son orgueil, en se montrant victime des dédains de quelques officiers subalternes, pour la même action qui lui avait valu l’auguste approbation du maître ; et le Roi, si porté, en général, à respecter les bienséances, les enfreignit cette fois pour venger Lulli et lui-même d’une espèce d’injure que le Florentin avait eu l’art de rendre commune à tous deux.

La comédie du Bourgeois gentilhomme avait trop déplu à la cour, pour ne pas plaire beaucoup à la ville. Ce n’était pas, en {p. 193}cette occasion, différence de goût ; c’était opposition naturelle de sentiments et d’intérêts. La bourgeoisie se trouvait à la fois vengée des Dorantes qui l’escroquaient en se moquant d’elle, et des Jourdains qui rougissaient de lui appartenir, après s’être enrichis dans ses rangs. La pièce, jouée à Paris, le 23 novembre 1670, eut vingt-quatre représentations.

On prétendit, dans le temps, que Molière avait pris pour modèle de son principal personnage un nommé Gandouin, qui, ayant amassé une grande fortune dans l’état de chapelier, l’avait dépensée follement, en fréquentant des grands seigneurs, et en entretenant des coquettes. Molière avait-il besoin qu’un Gandouin se ruinât par sotte vanité, pour penser à mettre sur la scène un travers qui était alors une sorte d’épidémie ? Cette fureur de mettre des noms aux portraits du théâtre appartient à ces ridicules fureteurs d’anecdotes, qui, trop préoccupés du futile objet de leurs recherches, sont incapables de concevoir les procédés du génie comique. Cent mille bourgeois, peut-être, étaient atteints de la manie de s’élever au-dessus de leur condition. De cette foule de sots, Molière fit un seul homme, qu’il appela M. Jourdain ; et, loin que, dans cet homme, le public vît le chapelier Gandouin, il n’y eut peut-être pas un seul spectateur qui n’y aperçût quelqu’un de son voisinage ou de sa connaissance.

Molière, en effet, n’avait peut-être pas encore peint un travers aussi commun en France, et, pour ainsi dire, aussi national. La Fontaine a dit :

La sotte vanité nous est particulière ;
C’est proprement le mal français.

{p. 194}Elle est chez nous de tous les états, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés. La Fontaine a dit encore :

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ;
    Tout petit prince a des ambassadeurs ;
        Tout marquis veut avoir des pages.

M. Jourdain est le type de cette manie universelle : il n’y a qu’à descendre ou à monter, en idée, l’échelle des rangs ; et, dans ce bourgeois qui fait le gentilhomme, on reconnaîtra toutes les espèces de gens qui veulent sortir de leur condition. Molière a justement saisi le degré de la société où il devait placer son personnage ; et Voltaire a rendu parfaitement sensible l’excellence de son choix : « La folie du Bourgeois, dit-il, est la seule qui soit comique, et qui puisse faire rire au théâtre : ce sont les extrêmes disproportions des manières et du langage d’un homme, avec les airs et les discours qu’il veut affecter, qui font un ridicule plaisant. Cette espèce de ridicule ne se trouve point dans les princes ou dans les hommes élevés à la cour, qui couvrent toutes leurs sottises du même air et du même langage ; mais ce ridicule se montre tout entier dans un bourgeois élevé grossièrement, et dont le naturel fait à tout moment un contraste avec l’art dont il veut se parer. »

Pour sentir quels durent être à la fois l’effet comique et l’effet moral de la pièce, il faut se reporter au règne de Louis XIV, et considérer quel était, à cette époque, l’état de l’opinion, relativement à la noblesse. La noblesse, dépouillée du pouvoir féodal, mais conservant de précieuses immunités, et possédant seule, comme un vaste apanage, les emplois élevés de la magistrature et des armes, la noblesse était véritablement une classe d’hommes à part. L’orgueil et la bassesse conspirant pour un même résultat, {p. 195}des respects dus à une prééminence sociale, avaient fini par être exigés et rendus comme des hommages à une supériorité naturelle. On ne saurait affirmer si des roturiers crurent sincèrement qu’ils étaient formés d’un limon plus grossier que celui dont les nobles étaient pétris ; mais on a la preuve que quelques-uns de ceux-ci le pensèrent de bonne foi : c’était un travers dont beaucoup d’esprit ne préservait pas ; et qu’il contribuait quelquefois à faire naître. Quoi qu’il en soit, la noblesse satisfaisait en même temps les deux principales choses qui servent de mobile et de but aux actions humaines, la vanité et l’intérêt. Ces avantages réunis excitaient naturellement la fierté de ceux qui les possédaient, et la convoitise de ceux qui en étaient privés. Étrange illusion ! Bizarre inconséquence ! Une chose presque toute d’opinion, une chose qui avait communément sa source dans de grands services rendus à l’état par des ancêtres, et qui était l’ouvrage du temps seul, des hommes, enrichis dans un obscur négoce, furent assez insensés pour croire qu’ils pouvaient se la procurer à prix d’argent, en aussi peu d’instants qu’il en fallait pour compter la somme. Les besoins du gouvernement avaient mis cette taxe sur la vanité française ; et, comme on dit en langage d’économie politique, la matière imposable n’avait pas manqué. Qu’arrivait-il de ces nouveaux anoblis ? Pareils à certains animaux qu’une conformation équivoque semble faire participer de deux espèces différentes, qui s’accordent à les repousser, ils étaient également méconnus par les nobles et par les roturiers : les uns n’en voulaient pas encore, les autres n’en voulaient plus. Leur noblesse, enregistrée au sceau, mais non ratifiée par l’opinion, autorité souveraine en pareille matière, se résolvait en une constitution de rente {p. 196}perpétuelle, dont l’intérêt se payait en exemption de certaines charges publiques. Tout objet de commerce, tout monopole a ses faussaires, ses fraudeurs et ses larrons particuliers. Beaucoup de gens étant désireux de la noblesse pour ses avantages honorifiques ou pécuniaires, il s’établit des fabricateurs de faux titres, qui anoblissaient à vil prix ; et plusieurs, fraudant la fraude elle-même, se donnèrent, sans bourse délier, des qualifications, des armoiries, et même des parchemins, plutôt que de les acheter à ceux qui les vendaient en contrebande. Ils avaient, les uns et les autres, cet avantage sur les acquéreurs légitimes, qu’ils se procuraient pour peu de chose, ou pour rien, une noblesse ancienne, au lieu d’une noblesse toute neuve qu’il leur eût fallu payer cher. Plus d’une fois, le gouvernement de Louis XIV fit faire la recherche des faux nobles et des faux généalogistes.

Le gouvernement n’eût peut-être pas permis qu’on se moquât sur le théâtre de ceux qui achetaient la noblesse, puisque c’était une branche des revenus publics ; et la générosité ne permettait guère d’y attaquer ceux qui l’usurpaient, puisque les cours de justice étaient à leur poursuite. La Muse comique ne pouvait donc lancer ses traits que contre les manants qui se rendaient ridiculement malheureux en s’alliant à la gentilhommerie, ou les bourgeois qui se ruinaient follement par la fréquentation de la noblesse, et l’imitation de ses manières. Molière s’empara de ces deux sujets : il fit de l’un George Dandin, et de l’autre Le Bourgeois gentilhomme.

Presque tout, dans Le Bourgeois gentilhomme, porte l’empreinte d’une grande précipitation. Entre autres marques, les trois premiers actes sont d’une disproportion dont notre théâtre {p. 197}n’offrirait peut-être pas un autre exemple : le second est double de celui qui le précède, et tous deux ensemble n’égalent pas la longueur du troisième. Mais, quoi qu’on y puisse reprendre, cette pièce ne peut être considérée comme un ouvrage médiocre, un ouvrage du second ordre : c’est plutôt ce qu’on pourrait appeler la moitié d’un chef-d’œuvre. Les trois premiers actes, en effet (mettant à part cette différence d’étendue, qui est le moindre des défauts), sont égaux, en leur genre, à tout ce que Molière a composé de plus parfait ; et, si les deux derniers sont une farce plus folle que plaisante, c’est que les ordres du Roi ne laissèrent pas au poète le temps de finir ainsi qu’il avait commencé, ou peut-être que la destination particulière du spectacle le contraignit de terminer par un de ces divertissements de danse et de musique, qu’il est si difficile de faire sortir naturellement d’une véritable action comique. On dirait un de ces monuments à moitié construits avec la pierre ou le marbre, qu’on achève à la hâte, pour quelque fête, en charpente et en menuiserie légère.

L’exposition, par sa vraisemblance et sa simplicité, est remarquable entre toutes celles de Molière, qui n’en a guère imaginé que d’excellentes : c’est celle du caractère de M. Jourdain ; et elle se fait tout naturellement par la conversation qu’ont ensemble le maître à danser et le maître de musique, en attendant que paroisse le sot et riche bourgeois, qui paie leurs leçons sans en profiter, et salarie leurs talents sans s’y connaître.

Ces deux personnages accessoires ne font pas seulement l’exposition ; ils occupent le premier acte tout entier. Deux autres personnages de même nature, le maître d’armes et le maître de philosophie, viennent se joindre à eux ; et, tous les quatre, ils {p. 198}remplissent presque entièrement le second acte. Molière, dans plusieurs de ses chefs-d’œuvre, a un acte tout épisodique : ici, il en a deux, et ce sont les deux premiers de la pièce. Oh pourrait presque en former une petite comédie à part, qu’on intitulerait, si l’on voulait : Les Leçons en ville, ou les Coureurs de cachets. Le Bourgeois gentilhomme est donc un drame d’une composition toute particulière, et qui pourrait même sembler vicieuse, si, dans ces deux premiers actes, où la véritable action n’est pas même entamée, et où le personnage principal ne fait, en quelque sorte, que se montrer, Molière, en faisant parler seulement son héros, ne réussissait à le peindre aussi bien que s’il le faisait agir, et ne nous préparait merveilleusement, par toutes les sottises qu’il lui fait dire, à toutes les folies que bientôt il lui fera faire. Nous le connaissons : qu’il agisse enfin ; et, quoi qu’il fasse, si nous n’avons pas tout prévu, nous ne pourrons, du moins, être étonnés de rien.

Autour du ridicule principal qui domine toute la composition, quel nombreux et plaisant cortège de ridicules secondaires, qui, tour à tour, lui donnent ou en reçoivent du lustre ! Ici, se présentent un maître de danse et un compositeur de musique : celui-ci, qu’un art plus noble devrait rendre plus sensible à l’amour de la gloire, confesse, avec une assez basse ingénuité, qu’il est mû principalement par l’amour de l’or ; et celui-là, plus jaloux de l’honneur, précisément parce qu’il a moins droit d’y prétendre, prouve que la vanité d’un artiste est toujours proportionnée à la futilité de l’art qu’il exerce. Là, un maître d’escrime étale à nos yeux l’insolence brutale d’une profession qui est bien moins, peut-être, un apprentissage de bravoure que de poltronnerie, et qui ne voit rien de plus beau qu’un coup d’épée, {p. 199}paré, si ce n’est un coup d’épée donné ; et un précepteur de sagesse, après avoir débité d’admirables maximes contre la colère et l’orgueil, fait éclater dix fois plus d’orgueil et de colère que ceux qu’il vient de gourmander. Plus loin, un simple artisan, un tailleur, parle avec le plus risible enthousiasme d’un métier que la fatuité met en crédit ; et ses ouvriers, qui n’ont pas encore le droit d’avoir de la vanité, rançonnent, en attendant, celle d’autrui, et se font payer par un fou des qualifications qu’un homme sensé punirait comme d’insultantes moqueries.

Tandis que le ridicule et le vice sont amplement représentés dans cette comédie par un sot entouré de fripons et de flatteurs, la raison et la droiture y sont figurées par deux personnages de physionomie différente, Cléonte et madame Jourdain. Madame Jourdain appartient à cette bourgeoisie de marchands et d’artisans, que les lumières du simple bon sens, aidées des quatre règles de l’arithmétique, guidaient merveilleusement dans toutes les actions de leur vie, qui savaient s’enrichir sans qu’il en coûtât trop à leur conscience, et dont le langage, un peu grossier, était animé plutôt qu’embelli par une foule de quolibets et de dictons populaires. Cléonte fait partie de cette autre bourgeoisie plus élevée, ou (soit dit sans jeu de mots) mieux élevée, qui exerçait les professions libérales, et entrait, soit dans les charges, soit dans le service militaire. Celle-ci ne dédaignait pas la première, et, souvent, elle recherchait son alliance, afin d’y trouver la fortune ; mais une plus grande délicatesse de sentiments, une plus grande étendue de lumières, une plus grande politesse de mœurs et de langage, la plaçait à la tête de toutes les classes dont se composait la roture, et la mettait presque de niveau avec la noblesse. Puisque j’ai commencé à examiner {p. 200}comparativement les différents étages de la société, j’en prendrai occasion de faire remarquer ici que Molière, presque toujours, donne aux enfants des expressions plus élégantes, des idées plus raffinées, et même des sentiments plus élevés qu’à leurs parents. Si Lucile, par exemple, n’a pas plus de raison que madame Jourdain, sa mère, elle a, du moins, un beaucoup meilleur langage. Il en est de même d’Henriette à l’égard de Chrysale, son père. Orgon et Harpagon, les Gorgibus et les Sganarelles, tous les pères, en un mot, même ceux qui ne sont pas ridicules ou vicieux, ont, par rapport à leurs enfants, une certaine grossièreté de pensées, de discours et de manières, qui semble appartenir à un autre siècle. Ce mouvement d’ascension, que l’on croirait particulier au nôtre, et en vertu duquel tous les parents, dans les classes inférieures, donnent à leurs enfants une éducation supérieure à celle qu’ils ont reçue, pour les rendre capables d’une profession plus élevée que celle qu’ils exercent, ce mouvement existait déjà sans doute, quoique beaucoup moins fort ; et l’on dirait que Molière en a voulu marquer les progrès naissants, lorsqu’il a donné à tous les enfants, sur tous les pères, cette espèce de prééminence intellectuelle, dont il serait difficile d’assigner autrement la cause. Je reviens à madame Jourdain et à Cléonte. Aristote veut qu’aucun personnage tragique ne soit absolument vertueux ; et ce devait être la première loi d’un art qui a pour objet de peindre la nature humaine. Il est peut-être plus nécessaire encore qu’aucun personnage comique ne soit entièrement exempt de vice ou de ridicule. D’après ce principe, auquel Molière n’a jamais manqué (j’excepte quelques raisonneurs, personnages sans action, et bornés à des discours moraux), madame Jourdain, toute sensée qu’elle est, a pour {p. 201}tant certaines prétentions qui le sont assez peu : mère d’une grande fille à marier, elle se fâche de ce qu’on lui parle de son jeune âge comme d’une chose passée, et elle demande avec aigreur, si c’est que la tête lui grouille déjà. Quant à Cléonte, il a d’abord sa part, en qualité d’amoureux, de cette aimable déraison que la sagesse même envierait, et dont l’insensibilité seule pourrait gronder. Ensuite, il a plus qu’un ridicule ; il a un tort, et même assez grave, celui de donner les mains à une insolente mystification dirigée contre l’homme dont il veut devenir le gendre, et, qui plus est, d’y prendre le principal rôle. Il est vrai que son amour, approuvé de tous, n’a pour ennemi que la folle vanité de M. Jourdain ; et, dans cet état d’hostilité ouverte, il peut croire qu’où la force ne saurait être mise en usage, il doit être permis d’employer la ruse.

Dans cette revue des personnages de la pièce, pourrais-je oublier cette excellente Nicole, qui rit de si bon cœur, et dont le rire est si communicatif ? Elle est une de ces véritables servantes que Molière a mises le premier sur le théâtre, où elles ont retenu son nom, et qu’on y a remplacées, depuis, par ces élégantes et ingénieuses soubrettes, que le tablier seul distingue de leurs maîtresses. Moins spirituelle et moins bien-disante que Dorine du Tartuffe, dont les maîtres, sous ce rapport, sont supérieurs eux-mêmes à M. et à madame Jourdain, elle est moins simple et moins incorrecte en son langage que Martine des Femmes savantes, dont le patois rustique ne saurait contraster trop fortement avec le purisme pédantesque de Philaminte et de Bélise. Du reste, Nicole est tout et elle est seulement ce qu’elle doit être. Fille de bon sens et domestique dévouée, elle ne s’élève pourtant pas au-dessus de la sphère {p. 202}naturelle de ses idées et de ses intérêts : tandis que madame Jourdain se lamente sur les ruineuses folies de son mari, elle rit à gorge déployée du grotesque accoutrement de son maître ; et la seule chose qui la désole dans ce nouveau train de vie, c’est qu’elle prend beaucoup de peine pour tenir son ménage propre, sans pouvoir en venir à bout.

Pour la troisième, et heureusement pour la dernière fois, J.-J. Rousseau attaque Molière, comme favorisant les mauvaises mœurs, comme immolant l’honnêteté sotte et ridicule au vice ingénieux et élégant. « Quel est le plus blâmable, dit-il, d’un bourgeois sans esprit et vain, qui fait sottement le gentilhomme, ou du gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la pièce, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ? n’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? et le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? » Ce sont exactement les mêmes paralogismes que j’ai déjà réfutés à l’occasion de L’Avare et de George Dandin ; c’est toujours ce double vice de raisonnement, qui consiste, d’une part, non pas seulement à poser en fait ce qui est en question, mais à affirmer le contraire de ce qui est certain ; et, de l’autre, à confondre le but moral que se propose le poète, avec les moyens qu’il emploie pour y arriver. S’il s’agissait d’un sophiste vulgaire, la fausseté palpable de ces arguments dispenserait d’y répondre, surtout une troisième fois ; mais on doit à un homme tel que Rousseau, on doit principalement à ceux qu’il pourrait abuser par le prestige de son talent et de sa renommée, de plaider contre lui la cause de la vérité, toutes les fois qu’il lui plaît de prendre en main celle de l’erreur. Quel est le plus blâmable, demande Rousseau, de la dupe ou du fripon ? Je laisse de côté cette question, que Rousseau {p. 203}n’a pas proposée sérieusement ; mais dont la réponse, qui ne peut être douteuse, doit servir de fondement à sa fausse argumentation. Dans la pièce ce dernier (le fripon) n’est-il pas l’honnête homme ? Rousseau abuse ici d’un terme équivoque, et il feint de le mal comprendre, afin de l’appliquer plus mal encore. En langage de littérature dramatique, on appelle l’honnête homme de la pièce, non pas précisément le personnage le plus vertueux, mais le personnage qui, étant exactement opposé à celui dont on joue le vice ou le ridicule, obtient au dénouement le triomphe dû à la probité ou à la raison. Dans Le Bourgeois gentilhomme, quel est le personnage qui réunit ces deux conditions ? C’est Cléonte, assurément ; car la noble et périlleuse sincérité avec laquelle il convient de sa condition, est tout le contraire de la folle vanité de M. Jourdain, qui désavoue la sienne ; et, tandis que l’imbécile bourgeois finit par être dupe de la plus grossière imposture, l’estimable roturier arrive au comble de ses vœux, en obtenant la main de celle qu’il aime. Rousseau ne pouvait ignorer toutes ces choses ; mais, par une des plus étranges saillies de son humeur sophistique, il a trouvé plaisant d’appliquer cette expression convenue d’honnête homme, à un homme qui n’est rien moins qu’honnête, en en dépouillant celui à qui elle convient dans toutes ses acceptions. N’a-t-il pas (toujours le fripon), n’a-t-il pas pour lui l’intérêt, et le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? Quoi ! Dorante aurait pour lui l’intérêt ! Non : le mépris est son seul partage ; et tous les cœurs répondent à celui de madame Jourdain, lorsqu’elle lui reproche énergiquement la bassesse de sa conduite. L’intérêt est pour la femme honnête et sensée qui gémit des désastreuses folies de son mari, sans pouvoir les {p. 204}empêcher ; il est pour la jeune fille aimable et sensible qu’un père extravagant veut sacrifier à sa chimère ; il est, enfin, pour le jeune homme plein de franchise et d’amour, dont cette même manie repousse l’ardente et honorable poursuite. Quand, dans une comédie qui prétend moins qu’aucune autre à exciter l’intérêt, se trouvent trois personnages qui sont vraiment dignes d’inspirer ce sentiment, il faut supposer dans le public l’excès de la sottise ou de la dépravation, pour croire qu’il le portera de préférence sur un escroc titré, dont les brillants dehors ne peuvent dérober aux yeux la turpitude. Le public applaudit à tous les tours qu’il fait à l’autre. Oui, sans doute ; mais parce que ces tours sont la punition d’un homme ridicule et répréhensible, et non pas parce qu’ils sont l’ouvrage d’un homme élégant et vicieux. La moralité de la pièce est qu’il ne faut pas qu’un bourgeois dédaigne son état et la société de ses égaux, sous peine de trouver quelque seigneur besogneux et peu délicat qui flatte sa manie pour épuiser sa bourse ; elle n’est pas, cette moralité, qu’il faut qu’un grand seigneur sans argent tâche de rencontrer un bourgeois sans esprit, pour le voler et se moquer de lui.

Notice historique et littéraire sur Psyché §

{p. 329}Le carnaval de 1671 approchait. Le Roi, qui voulait marquer cette saison des plaisirs et de la folie par un des plus magnifiques amusements qu’il eût encore donnés à sa cour, demanda à Molière une pièce dont le genre permît de mettre en jeu toutes les merveilles de la mécanique du temps, nouvellement rassemblées dans la salle de spectacle du palais des Tuileries.

La Fontaine avait fait paraître, l’année précédente, son roman des Amours de Psyché et de Cupidon, imité d’Apulée. Ce fut probablement cette publication qui donna à Molière l’idée de traiter ce sujet si propre, satisfaire les intentions du monarque, ce sujet qui, comme a dit ingénieusement Lamotte, « eût pu faire inventer l’opéra ». Déjà son plan était entièrement tracé ; déjà il avait écrit le premier acte, la première scène du second, et la première aussi du troisième. Mais, le Roi ayant déclaré qu’il voulait voir plusieurs représentations de l’ouvrage avant le carême, il se vit trop pressé par le temps pour pouvoir achever lui-même ce qu’il avait commencé ; et il eut recours à Corneille, qui se chargea du reste de la pièce, et n’y employa qu’une quinzaine de jours. Quinault composa les paroles {p. 330}destinées à être chantées, et Lulli, qui les mit en musique, fournit les paroles italiennes du premier intermède.

La tragédie-ballet de Psyché fut représentée, pour la première fois, sur le théâtre des machines du palais des Tuileries, au mois de janvier 1671 ; et, le 24 juillet de la même année, elle parut sur le théâtre du Palais-Royal, où elle eut trente-huit représentations consécutives. Deux fois reprise dans le courant de l’année suivante, elle eut treize représentations la première fois, et trente-une la seconde1. De toutes les reprises qui suivirent, la plus brillante fut celle de 1703, dont vingt-neuf représentations attestèrent le succès, et où deux acteurs jeunes et charmants, Baron fils et mademoiselle Desmares, trouvèrent doux, à l’abri de leurs rôles, de se déclarer, de se témoigner, en face du public, l’amour dont ils étaient enflammés l’un pour l’autre.

La magnifique salle des machines, qui avait coûté des sommes considérables, et où le célèbre Vigarani avait déployé toutes les ressources de son génie pour la mécanique, ne servit qu’aux représentations de Psyché, et fut abandonnée jusqu’en 1716, époque où l’on en fit usage pour les ballets dont on amusait la jeunesse de Louis XV. C’est cette même salle qui recueillit l’Opéra après son incendie, en 1763, et qui servit ensuite d’asile à la Comédie-Française, lorsqu’en 1770 elle fut forcée d’abandonner son théâtre du faubourg Saint-Germain.

La fable de Psyché est une des plus ingénieuses et des plus {p. 331}intéressantes que nous ait laissées l’antiquité. On ne peut douter qu’elle ne soit d’origine grecque : quand le nom seul de l’héroïne2 n’en serait pas une preuve certaine, la grâce de la fiction suffirait pour l’attester. Cette fable est aussi très ancienne, car on la trouve empreinte dans de nombreux monuments des arts de la Grèce, qui appartiennent à l’âge reculé de leur plus grande perfection. Le premier écrivain à qui nous devions la connaissance des aventures de Psyché, est Apulée, né à Madaure, ville d’Afrique, vers la fin du deuxième siècle : elles font partie de son roman de La Métamorphose, plus connu sous le titre de L’Âne d’or. La latinité d’Apulée, comme celle de tous les Africains qui ont écrit dans la langue des Romains, est rude, obscure, remplie de termes à la fois barbares et affectés ; mais ses idées sont plus naturelles que ses expressions ; son style, infecté des vices communs à son siècle et propres à son pays, brille néanmoins de toutes les qualités d’un esprit vif et gracieux, éloquent et poétique.

La littérature du moyen âge nous parle aussi de Psyché. Fulgence, écrivain du sixième siècle, à qui l’on doit un ouvrage intitulé Mythologicum, y donne un précis de la fable d’Apulée, renvoyant ceux qui désireraient un récit plus détaillé au philosophe de Madaure et à l’Athénien Aristophante : les ouvrages de celui-ci ne nous sont point parvenus, et nous ignorons s’il vivait après ou avant Apulée.

L’histoire de Psyché a exercé la sagacité de plusieurs de ceux qui ont essayé de découvrir les vérités morales ou physiques cachées sous le voile des fables. La plupart, et Fulgence le premier, {p. 332}y ont vu une image de l’union de l’âme et du corps, ou plutôt de l’empire des passions sur l’âme ; d’autres y ont aperçu la peinture de l’homme profane régénéré par son admission aux mystères ; des théosophes, sans s’inquiéter si une fiction du paganisme pouvait se prêter raisonnablement à une interprétation toute chrétienne, y ont reconnu le péché originel effacé par la rédemption ; enfin, un savant danois de nos jours y a découvert un mythe moral, faisant partie de ces mystères (sacra) auxquels les femmes seules étaient initiées, et destiné à être représenté devant elles, sous la forme d’un drame symbolique (symbolica et dramatica representatio), afin de leur rappeler les dangers qui assiègent la beauté, les devoirs que la femme mariée doit accomplir au milieu des difficultés et des épreuves de tout genre, et les récompenses qui sont réservées à celle dont la chasteté et la foi conjugale ne se seront point démenties. Ce qui se passait dans les mystères ne pouvait être divulgué sans crime : c’est par là que l’auteur de la dissertation explique ce silence absolu, difficile à exprimer autrement, que jusqu’au siècle d’Apulée, les écrivains, surtout les poètes de la Grèce et de Rome, ont gardé sur les aventures si poétiques de Psyché. Quant aux ouvrages du ciseau ou du burin antique qui en retracent quelques circonstances, ils avaient été exécutés en secret pour ces cérémonies secrètes ; et, d’ailleurs, ils pouvaient sans danger être mis sous les yeux des profanes, puisqu’ils ne donnaient qu’une idée partielle et par là même insuffisante de la mystérieuse allégorie3.

{p. 333}Les arts, qui n’ont point à s’occuper du sens emblématique des fables, n’ont vu, dans celle de Psyché, que ce qui pouvait les inspirer, c’est-à-dire une foule de sujets gracieux, touchants ou même terribles. Raphaël le premier, rouvrant cette mine que les artistes de l’antiquité avaient exploitée comme à l’envie, en tira la matière de douze des tableaux dont il orna le palais Chigi, autrement nommé la Farnésine ; et, bientôt après, son crayon traduisit en entier l’histoire de Psyché dans une suite de trente-deux dessins qu’a reproduits le burin de Marc-Antoine ou plutôt de ses élèves. Deux siècles après, la France a, pour ainsi dire, répondu au signal donné par l’Italie. Le couple charmant de Psyché et de l’Amour a respiré de nouveau sous les pinceaux du chef de notre école actuelle, d’un de ses plus dignes élèves devenu à son tour un grand maître, et d’un plus jeune peintre qui marche avec honneur sur leurs traces4. Enfin, la pantomime, qui est aussi une peinture, mais une peinture animée et vivante, a retracé le triomphe, l’infortune et l’apothéose de la beauté qui enflamma Cupidon d’amour, et Vénus de jalousie5.

Le premier des arts, la poésie, ne pouvait négliger la fable de Psyché, et il semblait appartenir à notre La Fontaine d’être le premier à nous la raconter. Il n’est point de mon sujet d’examiner son roman, ouvrage un peu long, un peu inégal, mais gracieux dans ses négligences et naïf dans ses divagations, où une prose, trop uniformément badine, est le fond sur lequel {p. 334}sont semés çà et là, et comme sans dessein, les vers que laissait échapper sa Muse.

L’ouvrage plut, le sujet devint populaire, et dès lors le théâtre ne devait pas tarder à s’en emparer. La pièce de Molière parut. Tous les arts qui concourent à l’embellissement des représentations théâtrales firent de leur mieux pour orner celle de la tragédie-ballet de Psyché des pompes et des prestiges qu’exigeait le merveilleux de la fable. Mais, quand la magnificence de Louis XIV eut élevé ce théâtre magique, où la baguette d’Armide semble disposer de l’univers entier, Psyché vint prendre naturellement sa place sur une scène destinée aux enchantements et aux métamorphoses, chanter, comme a dit Lamotte, les mêmes amours qu’elle n’avait encore que déclamées. En 1678, sept ans après la Psyché de Molière et de Corneille, parut, sous le même titre, un opéra dont Lulli avait aussi fait la musique. L’auteur était Fontenelle, qui ne s’était point fait connaître. Peut-être se faisait-il un scrupule respectueux d’avoir traité un sujet auquel son oncle, le grand Corneille, avait mis la main, et voulait-il, au moins, que d’autres ne pussent pas lui reprocher cette espèce de témérité.

Comme si le roman de La Fontaine et deux pièces de théâtre n’eussent pas suffi pour rendre l’histoire de Psyché assez vulgaire, la féerie l’emprunta à l’antique mythologie, et en fit, sous le titre de La Belle et la Bête, un conte destiné à l’amusement des enfants. Ce conte eut la même fortune que la fable originale, c’est-à-dire fut aussi transporté sur la scène dans l’opéra-comique de Zémire et Azor.

Je reviens à la tragédie-ballet de Molière, véritable et seul objet de cette Notice. C’est sans doute un fait remarquable dans {p. 335}l’histoire des lettres, qu’une pièce de théâtre composée par trois hommes de génie, créateurs en France, l’un de la tragédie, l’autre de la comédie, et l’autre de l’opéra. Mais ce qui est presque aussi singulier qu’une telle association, c’est que l’ouvrage qui en fut le résultat ne s’élève pas au-dessus du médiocre, et n’est, dans sa totalité, digne d’aucun des trois poètes illustres qui y contribuèrent. Auteur du plan tout entier, Molière, jeté, pour ainsi dire, par un ordre suprême, hors de sa sphère accoutumée, ne put déployer, dans ce sujet merveilleux, héroïque et galant, aucune des ressources de son génie. L’action, quoique peu développée, est froide et languissante. Les deux sœurs de Psyché sont, dans leur jalousie, d’une férocité révoltante, et les deux princes qui prétendent à sa main sont, dans leur rivalité, comme dans leur amour, d’une générosité plus que romanesque. Dans ce que Molière eut le temps d’exécuter lui-même, quelques traits d’observation comique percent, par intervalle, à travers la dignité obligée du langage ; mais ils sont déplacés, et semblent n’être là que pour attester combien peu le caractère du sujet convient à celui du poète. Les intermèdes versifiés par Quinault égalent, s’ils ne le surpassent, tout ce que les échos de l’Opéra ont redit de plus fade et de plus insipide. Corneille seul se montra digne de lui-même : ce n’est pas assez dire, il fit preuve d’une délicatesse, d’une suavité, d’une mollesse de style que la jeunesse de son talent n’avait pas possédées au même degré, et dont il semblait, d’ailleurs, que le déclin de ses années eût dû le priver entièrement. « Ce génie mâle, dit Voltaire, que l’âge rendait sec et sévère, s’amollit pour plaire à Louis XIV. L’auteur de Cinna fit, à l’âge de soixante-cinq ans, cette déclaration de l’Amour à Psyché, qui {p. 336}passe encore pour être un des morceaux les plus tendres et les plus naturels qui soient au théâtre. » Fontenelle convient, avec tout le monde, que jamais Corneille n’exprima avec autant de douceur les doux emportements de l’amour ; mais, ne laissant échapper aucune occasion de témoigner sa haine contre Racine, il prend le parti de ravaler un genre de sentiments que ce poète excellait à rendre, afin de le déprimer lui-même, et il prétend que, si Corneille réussit une fois dans ce genre qui n’était pas le sien, et qu’il dédaignait, c’est qu’étant à l’ombre du nom d’autrui, il s’abandonna à un excès de tendresse dont il n’aurait pas voulu déshonorer son nom. Voilà bien de l’esprit employé pour faire vainement insulte à Racine, sans faire plus d’honneur à Corneille.

Notice historique et littéraire sur Les Fourberies de Scapin §

{p. 460}Les comédies de Molière peuvent se diviser en trois classes. La première renferme ces grands tableaux de mœurs et de caractères qu’il composait d’après la seule impulsion de son génie, tels que Le Misanthrope, Tartuffe, L’Avare et Les Femmes savantes. La seconde comprend ces pièces, tantôt héroïques, comme La Princesse d’Élide, Les Amants magnifiques et Psyché ; tantôt comiques ou même bouffonnes, comme L’Amour médecin et Le Mariage forcé, George Dandin et Pourceaugnac, qu’il concevait et exécutait à la hâte, pour obéir aux ordres du Roi. La troisième, enfin, consiste dans un petit nombre de farces ou de pièces populaires, que le chef de troupe commandait, en quelque sorte, à l’auteur de comédies, soit pour réparer quelque échec reçu par son théâtre, soit pour y ramener, par quelque heureuse nouveauté, la foule qui commençait à s’en éloigner. Le Festin de Pierre, Le Médecin malgré lui et Les Fourberies de Scapin appartiennent à cette dernière classe. Comment, dans l’ordre des travaux et des pensées de Molière, Les Fourberies de Scapin auraient- elles pu prendre place entre {p. 461}Le Bourgeois gentilhomme et Les Femmes savantes ? comment une farce, pleine de sel et de gaieté sans doute, mais privée de cette vérité, de cette profondeur d’observation, qui font du théâtre un miroir de l’homme et de la société, serait-elle venue, pour ainsi dire, séparer deux admirables peintures de caractères et de mœurs, si Molière, en la composant, n’avait cédé à d’autres suggestions qu’à celles de son génie, n’avait obéi à d’autres intérêts qu’à ceux de sa gloire ?

Molière, dont l’esprit, si je puis parler ainsi, assimilait naturellement à sa propre substance tout ce qui se présentait à lui de comique, soit dans les livres, soit dans le monde, avait été frappé des beautés vives et naturelles qu’offrent plusieurs scènes du Phormion, de Térence ; deux scènes originales, perdues dans l’extravagant fatras du Pédant joué, de Cyrano de Bergerac, lui avaient paru mériter d’en être tirées ; et quelques traits heureux d’une comédie de Rotrou, La Sœur, depuis longtemps exilée de la scène, lui avaient inspiré l’envie d’en faire jouir de nouveau le public, en se les appropriant. Son théâtre demande une pièce : ces éléments étrangers se reproduisent à son souvenir, se rassemblent dans sa tête ; il les dispose, il les unit par le lien d’une même action, et, sur ce tout, formé de parties empruntées, il répand avec profusion les brillantes saillies nées de sa propre verve. Voilà, si je ne me trompe, l’histoire de la composition des Fourberies de Scapin.

Cette comédie fut jouée sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 mai 1671, et elle eut seize représentations consécutives.

Tirée presque entièrement du Phormion, la pièce se sent de son origine : elle peint des personnes et des mœurs plus anciennes que modernes. Ce sont celles que représentait la comédie {p. 462}antique, celles qui ont passé sur nos théâtres nouveaux, à l’époque de leur naissance, avec les imitations de Plaute et de Térence, et qui s’y sont perpétuées dans ces innombrables pièces où, sous les noms de Sbrigani, de Scapin, de Crispin, et autres valets de noms et de costumes divers, figurent des Daves et des Sosies déguisés, qui font métier de tromper les pères et de corrompre les fils, tour à tour servant et trahissant leurs maîtres, dont ils reçoivent alternativement des caresses et des menaces, de l’argent et des coups de bâton. Tels étaient, en effet, les esclaves de l’antiquité, êtres dégradés, avilis par leur condition, et plus encore peut-être par les passions de ceux dont ils étaient la propriété ; espèces d’animaux domestiques, à la fois insolents et craintifs, que pouvaient battre et tuer impunément de jeunes fils de famille, sur qui ils avaient eux-mêmes, comme gouverneurs, droit de surveillance et de répréhension ; obligés, par conséquent, de complaire à leurs penchants les plus vicieux, ou de subir leurs plus cruels traitements ; enfin, exposés sans cesse aux étrivières, aux fers, à la croix même, et ne pouvant presque jamais y échapper qu’en les méritant. Il n’en est pas, il n’en peut pas être ainsi dans nos sociétés modernes, où les maîtres n’ont pas droit de vie et de mort sur leurs serviteurs, et où ceux-ci peuvent rompre à chaque instant le contrat qui les assujettit à la volonté d’autrui.

Dans ces comédies latines, dont presque toujours un esclave dirige l’intrigue, il est presque toujours aussi question des amours d’un jeune homme libre pour une jeune fille de même condition, enlevée à ses parents dès l’enfance, vendue comme esclave, devenue courtisane, et reconnue à la fin par quelque {p. 463}honnête citoyen. Ces événements étaient fréquents chez les peuples de l’antiquité, où la guerre, la piraterie et l’exposition des enfants séparaient de leur famille nombre de jeunes garçons et de jeunes filles, qui la plupart étaient vendus à l’encan, et passaient de main en main comme objet de commerce.

La comédie des Fourberies de Scapin a donc les deux caractères principaux d’une comédie grecque ou romaine, puisqu’un valet, Scapin, est la cheville ouvrière de l’action, et que le dénouement consiste dans la reconnaissance de deux jeunes filles, ravies depuis longtemps à l’amour de leurs pères, et que des incidents inattendus remettent entre leurs bras. Comme nos bienséances théâtrales eussent repoussé le personnage d’une courtisane, Molière y a substitué, pour l’une d’elles, ce qui s’en rapproche le plus, c’est-à-dire une Égyptienne ou Bohémienne, ainsi qu’il l’avait déjà pratiqué dans L’Étourdi.

Du reste, Molière a senti qu’une pièce moderne, fondée sur des aventures et des mœurs particulières à l’antiquité, manquerait trop de vraisemblance, si le lieu de la scène, du moins, ne se prêtait à cette espèce d’anachronisme. Voilà pourquoi l’action des Fourberies de Scapin se passe à Naples, de même que celle de L’Étourdi se passe à Messine, de même aussi qu’il est question de Naples dans le dénouement de L’Avare. Naples et Messine, en effet, étant situées sur le bord de la mer, dans le voisinage des états barbaresques, leurs habitants sont particulièrement exposés aux insultes des pirates, sans compter tous les autres hasards de la navigation. C’est dans le royaume de Naples aussi que, suivant une ancienne tradition, peu démentie par l’état de choses actuel, se trouvent le plus de ces hommes d’intrigue et d’exécution, qui, pour le moindre salaire, {p. 464}sont capables de tout, même d’une bonne action ; et voilà encore pourquoi Molière, attentif aux mœurs et au costume dans les pièces mêmes où il semble les avoir le moins observés, a fait de Scapin et de Sbrigani deux Napolitains.

Antique ou moderne, grec ou napolitain, le personnage de Scapin est, sans contredit, de tous les fourbes mis au théâtre, celui qui a le plus de fertilité dans l’imagination, et de verve dans le langage. Il se vante, mais il ne va pas au-delà de la vérité ; il promet beaucoup, mais il fait plus encore. Ses dupes manquent d’esprit, sans doute ; mais elles ont une passion qui leur en tient lieu : tirer de l’argent de deux avares est peut-être plus difficile que de tromper dix aigrefins.

De ces deux avares, celui qui l’est le plus, est un aussi mauvais père qu’Harpagon ; et c’est celui-là même qui a un aussi mauvais fils que Cléante. Cléante se moque de la malédiction de son père, et se fait le receleur de la cassette qu’on lui a volée : Léandre abandonne le sien à la vengeance de Scapin, qui use de la permission en l’assommant de coups. Ainsi, Molière, faisant toujours sortir une grande moralité de la peinture des plus mauvaises mœurs, place, à côté d’un vice, le vice même qui en est, à la fois l’effet et le châtiment.

L’intrigue de la pièce est double ; mais elle l’est aussi dans Térence ; d’ailleurs, serait-ce assez d’une seule intrigue pour le génie de Scapin, et ne lui en faut-il pas deux, pour le moins, à mener de front ? Au surplus, ces deux intrigues sont entrelacées habilement par le fourbe qui en tient les fils, et elles aboutissent à un dénouement commun, où chacun des deux pères, retrouvant une fille, trouve un gendre dans chacun des deux fils et des deux amants. Ce dénouement n’est qu’à moitié {p. 465}celui du Phormion, où l’un des deux jeunes gens, du consentement de son père et de sa mère, reste en possession de sa courtisane, sans que celle-ci change d’état ni de mœurs. Nous n’eussions pas toléré un pareil accommodement, et deux mariages étaient absolument nécessaires.

Boileau a dit, dans son Art poétique :

Étudiez la cour et connaissez la ville ;
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile :
C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n’eût pas fait souvent grimacer ses figures,
Quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans bonté à Térence allié Tabarin :
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Ces vers ont donné lieu à de nombreux commentaires. Ceux-ci n’ont trouvé l’arrêt que juste, et ceux-là l’ont trouvé trop rigoureux ; d’autres ont blâmé seulement Boileau d’avoir loué Molière avec restriction, lorsqu’il était mort, lui qui l’avait loué sans réserve, quand il était vivant ; d’autres ont distingué, et, abandonnant la scène du sac que personne ne défend, ont défendu des scènes de la même pièce que Boileau n’attaque pas. Ce vers,

Peut-être de son art eût remporté le prix,

semble prêter à deux sens, l’un relatif, l’autre absolu ; il peut vouloir dire que Molière l’eût emporté sur tous ses rivaux, il peut signifier que Molière eût atteint, dans son art, le comble de la perfection. Ce dernier sens est raisonnable : le premier serait injuste ; et c’est celui qu’a choisi Voltaire, peut-être uniquement {p. 466}pour s’écrier : « Qui donc aura ce prix, si Molière ne l’a pas ? »

Je n’entrerai point dans la discussion du passage entier ; je n’examinerai point si Boileau, dans ces mêmes vers où il paie un juste tribut de louange à Molière, n’exprime pas, avec trop de sévérité, avec trop peu de précision surtout, un blâme qu’il avait le droit de prononcer. Je m’attacherai seulement aux paroles qui se rapportent plus directement à la pièce dont je viens de m’occuper moi-même ; et mon zèle prouvé pour la gloire de Molière, ne m’empêchera pas de souscrire à la sentence portée par l’auteur de l’Art poétique. Oui, sans doute, dans Les Fourberies de Scapin, Molière a allié Térence à Tabarin ; et ce n’est point là une figure, c’est une expression littérale, puisqu’en effet il a pris au comique latin presque tout le sujet de sa pièce, de même qu’il a emprunté au farceur populaire cette ridicule scène du sac que le goût en voudrait retrancher. Oui, sans doute, l’auteur du Misanthrope est descendu trop au-dessous de lui-même, et a, pour ainsi dire, donné lieu de le méconnaître, lorsqu’il a transporté sur le théâtre illustré par tant de chefs-d’œuvre comiques sortis de ses mains, une bouffonnerie grossière qui avait déjà traîné sur les plus ignobles tréteaux. Voilà ce qu’ont refusé de voir quelques aveugles enthousiastes de Molière, devenus, en cette occasion, de ridicules adversaires de Boileau, qui n’ont su défendre l’un qu’en attaquant l’autre avec indécence, et qui ont prouvé par là qu’ils étaient incapables de les apprécier tous les deux.