Antoine-Jean Cassé de Saint-Prosper

1812

Essai sur la comédie, suivi d’analyses du Misanthrope et du Tartuffe

2015
Source : Antoine-Jean Cassé de Saint-Prosper, Essai sur la comédie, suivi d’analyses du Misanthrope et du Tartufe, Paris, J. Gratiot, 1812, 32 p.
Ont participé à cette édition électronique : Roxane Pham (Stylage sémantique) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Avertissement §

Il manquait à la littérature française un commentaire complet des comédies de Molière. Bret a bien publié une édition des œuvres de ce grand comique, avec des notes grammaticales et quelques recherches historiques ; il y a joint aussi des observations de Voltaire sur chaque pièce de l’auteur du Misanthrope ; mais ces observations, composées précipitamment, se ressentent de la rapidité avec laquelle elles ont été faites. Laharpe dans son Cours de Littérature n’a consacré que cent pages à l’examen du théâtre le plus parfait que nous connaissions.

Le nouveau Commentaire que je me propose de faire paraître, sera le plus complet ou plutôt le seul qui ait encore été fait sur Molière.

Il présentera d’abord l’analyse raisonnée de la pièce. Ensuite l’examen des caractères, du plan et du style. À la fin se trouvera le jugement qui a été porté dans le temps par le public et les gens de lettres.

En tête de mon Commentaire j’ai placé un Discours sur la Comédie. A la suite, est la vie de Molière, et le jugement que je porte sur le génie de cet écrivain, qui a contribué si puissamment à la prééminence que le théâtre français a sur tous les autres.

Mais ayant de publier mon travail, j’ai cru devoir {p. 4}soumettre au public et aux critiques le Discours que j’ai fait sur la Comédie, et qui précédera les Œuvres de Molière. Je publie aussi l’analyse raisonnée du Misanthrope et du Tartuffe qui sont à la tête du commentaire sur ces deux pièces. Si le public daigne accueillir favorablement ces parties détachées, je ferai de nouvelles recherches ; j’examinerai encore plus scrupuleusement tout ce que j’ai fait, et je tâcherai de rendre mon travail plus parfait et plus digne de son approbation.

Dans le commentaire que j’ai fait du Misanthrope, je combats l’opinion paradoxale que Rousseau a émise sur ce chef-d’œuvre dans sa lettre sur les spectacles. A la fin de l’examen du Tartuffe, je compare cette pièce avec le Misanthrope.

Quelques personnes seront peut-être étonnées en lisant les analyses du Tartuffe et du Misanthrope, de la préférence que je donne d’abord au Misanthrope, et des éloges que je prodigue ensuite au Tartuffe.

Ces deux pièces, sous le rapport de l’examen, sont aussi parfaites, aussi admirables l’une que l’autre ; mais je préfère le Misanthrope, parce que l’idée fondamentale de ce chef-d’œuvre me paraît plus profonde, plus philosophique que celle du Tartuffe. C’est ce que j’ai tâché d’établir dans le parallèle que j’ai fait des deux créations les plus sublimes d’un des plus beaux génies qui aient jamais honoré la France.

{p. 5}

Discours sur la comédie. §

S’il est un art digne d’attirer notre admiration, de plaire à notre esprit, et de charmer en même temps notre cœur, c’est celui qui, dissipant les épaisses ténèbres qui enveloppent le cœur humain, découvre ses pensées les plus secrètes, pénètre dans ses mystères les plus intimes, découvre à l’homme la marche de ses passions, tantôt l’instruit, l’amuse, tantôt lui cause les émotions les plus fortes et lui fait verser les larmes les plus délicieuses : tel est l’art dramatique.

Mais plus il est important par ses résultats, plus il présente de difficultés que le génie seul peut surmonter. Il ne suffit pas d’instruire, il faut savoir encore faire goûter les leçons que l’on donne : il faut qu’elles puissent frapper profondément.

L’homme par instinct est né imitateur ; tout ce qu’il voit, tout ce qui l’entoure se grave profondément dans sa mémoire, y laisse une impression presque ineffaçable. Son premier mouvement est {p. 6}d’imiter ; et, sans ce moyen, comment conserverait-il son existence, lui qui, pendant les deux premières années de sa vie, est privé du don de la pensée, du moins de la faculté de la communiquer.

L’art dramatique, comme tous les autres, est une combinaison d’idées puisées dans la nature, reproduites par l’imitation, que les convenances sociales, l’usage et la civilisation ont ensuite modifiées. Il montra d’abord indifféremment tous les objets que lui offrait la société presque naissante ; il dut même, dans son origine, exposer aux yeux des spectateurs les infirmités de quelques personnages connus, et, par une imitation bouffonne, exciter le rire.

Suivant les progrès du temps, l’art dramatique s’agrandit bientôt. D’un côté, il attaqua les vices des grands, toujours exposés aux regards de la multitude, et que remarquent avidement ceux nés dans la classe ordinaire ; de l’autre, par la représentation des grandes infortunes et des excès affreux auxquels conduisent ordinairement les passions, il sut émouvoir. Un esprit observateur ne tarda pas à connaître la différence de ces deux genres, il en traça la ligne de démarcation. La première partie de l’art dramatique, appelée comédie, fut consacrée à corriger les hommes, à attaquer leurs vices, leurs ridicules. La seconde partie, appelée tragédie, si féconde {p. 7}en grands effets, resta uniquement destinée à montrer les grands coups du sort, ces passions terribles qui portent tour à tour dans l’âme la pitié et la terreur.

Voilà le premier pas important qu’a dû faire l’art, et que l’esprit de nouveauté et la barbarie, qui souvent ont tant de rapports, pourront seuls faire rétrograder. Cette division une fois reconnue, le génie prit bientôt l’essor le plus sublime, et la scène fut enrichie de chefs-d’œuvre.

Alors, plus régulière dans sa marche, la comédie s’attacha uniquement à scruter profondément notre cœur, à en sonder les replis, et à provoquer le rire par la peinture exacte et véridique des vices, des ridicules qui influent sur toute notre existence, nous font envisager les objets sous un point de vue absolument faux, égarent notre jugement, et nous empêchent souvent de jouir du bonheur que le sort nous avait accordé. Elle envisagea le cœur humain dans toutes les situations, le montra sous toutes les faces ; et, par le contraste continuel du personnage avec sa position, elle fit naître ces situations comiques, jaillir ces expressions si vraies, si naturelles, qu’elles peignent tout l’homme.

Le succès le plus heureux couronna ses efforts. Se reconnaissant dans les portraits que la comédie lui offrait, l’homme s’étudia et finit par se corriger : où la vertu avait échoué, l’amour propre, {p. 8}mobile de nos actions, sut triompher et nous apprendre à nous vaincre. On voit quelques personnes afficher leurs vices, leurs défauts, en faire trophée lorsqu’elles savent les couvrir d’un vernis brillant ; elles rencontrent même quelquefois des gens qui les encouragent par leurs lâches applaudissements. Mais qu’un esprit d’une trempe supérieure saisisse les traits les plus saillants du vice ou du ridicule alors à la mode, qu’il sache le dépouiller de son faux éclat, il le détruira inévitablement, il en fera même disparaître jusqu’aux traces les plus légères. Celui que ses fautes ne peuvent faire rougir, redoutera toujours d’être l’objet du rire universel.

Maintenant que j’ai fait connaître l’origine, le but et les avantages de la comédie, je vais examiner quels sont les écueils qui l’entourent et que les longues méditations du génie peuvent seules franchir.

Je n’entrerai dans aucun de ces détails fastidieux, de ces divisions éternelles créées par cet esprit froid et analytique qui, à force de vouloir faire ressortir chaque beauté, finit par enlever à nos chefs-d’œuvre leur magnifique ensemble, rétrécit l’esprit du lecteur, et d’un colosse ne fait souvent qu’un squelette informe.

Quand on parle des arts, il faut prendre un vol audacieux, planer dans les airs, être animé de ce {p. 9}feu divin qui a embrasé tout entiers ces beaux génies, dont le nom seul inspire l’admiration. Il faut enfin dominer les hauteurs de l’art dont on traite, et en embrasser toute l’étendue.

Je ne parlerai donc ici que de deux genres de comédies.

La comédie de caractère, celle de mœurs.

Aux regards de tout homme un peu réfléchi, le cœur humain offrira sept ou huit nuances bien marquées, bien décidées. Telles sont : l’avarice, l’hypocrisie, l’orgueil, la jalousie, la misanthropie, la méchanceté, la passion du jeu1 ; toutes ont fourni le sujet de comédies de caractères, qui sont les chefs-d’œuvre de notre scène.

Sans doute, le cœur humain présente encore d’autres nuances, comme l’inconstance, la colère, l’impatience, etc. ; mais, par leur nature, je les crois incapables d’avoir assez d’étendue et de profondeur pour être le sujet d’une comédie de caractère.

Beaucoup de littérateurs ont soutenu que notre cœur était une mine inépuisable où le génie comique {p. 10}trouverait toujours à faire de nouvelles découvertes. Ils ont eu raison, s’ils ont voulu uniquement parler des mœurs ; mais s’ils les ont confondues avec les caractères proprement dits, ils ont commis une grande erreur.

C’est ce que je vais démontrer.

J’appelle caractères, une nuance fortement prononcée qui, abstraction faite des usages de chaque peuple, porte avec soi cette empreinte ineffaçable de vérité qui la fait reconnaître dans tous les temps.

J’appelle mœurs, une manière particulière de vivre, d’envisager les objets, certains usages propres à un état, à une classe d’hommes, souvent à une nation entière, qui changent, varient, se reproduisent sous d’autres formes, et ne peuvent laisser aucune trace de leur existence passagère.

La différence des caractères et des mœurs est donc bien réelle.

Comme plus importante dans son objet, plus difficile dans son exécution, plus digne de fixer les regards de tous les hommes, je vais d’abord traiter de la comédie de caractère. Je prouverai qu’il n’en existe qu’un petit nombre qui puissent réunir toutes les conditions imposées à ce genre de comédie.

Comédie de caractère. §

Un caractère ne plaît, n’intéresse sur la scène, qu’autant qu’il offre par lui-même assez d’étendue {p. 11}et de profondeur pour que le spectateur soit dans l’impossibilité d’en saisir à l’instant tous les rapports, toutes les faces différentes. Il faut que l’auteur puisse le développer, l’examiner dans son ensemble, dans tous ses détails, le suivre dans ses détours ; que les incidents, la marche de toute la pièce ne tendent qu’à un seul but, de le montrer tout entier.

Combien trouvera-t-on de caractères assez riches pour offrir une pareille moisson ?

Qu’un homme porté à l’observation et qui ait bien étudié le théâtre, essaie maintenant de transporter sur la scène une comédie de caractère. Comment pourra-t-il espérer raisonnablement d’intéresser pendant cinq ou au moins trois actes, absolument nécessaires pour le développement du caractère qu’il aura choisi2 ? Quel sujet sera assez fécond pour lui fournir ces aperçus profonds, ces saillies qui décèlent de nouvelles découvertes dans le cœur humain ?

Je n’ai parlé jusqu’à présent que de la seule méditation du caractère ; mais quand il faudra créer un plan, combiner la marche de la pièce, quelles nouvelles difficultés se présenteront alors ! Comment {p. 12}pourra-t-il animer la scène, intéresser, si le caractère qu’il a choisi se présente tout entier aux yeux du spectateur ? Quelles ressources lui fournira son talent ? Il se trouvera obligé de ramener plusieurs fois les mêmes situations.

Et le style, cette partie si essentielle de l’art d’écrire, le style qui est le garant du succès d’un ouvrage, ne se ressentira-t-il pas de la disette de l’auteur ? S’il a quelque étincelle du génie qui a inspiré Molière, le premier acte de sa pièce offrira des beautés ; mais, malgré tout son talent, il succombera dans les suivants.

Depuis Molière, combien comptons-nous de comédies de caractère, proprement dites, qui renferment toutes les conditions ou presque toutes les conditions exigées pour cette œuvre si rare : le Joueur, le Glorieux, le Méchant, le Philinte de Fabre d’Églantine ?

Aussi, depuis Molière qui a peint presque tous les caractères, ceux qui ont voulu s’élever jusqu’à sa hauteur, et chercher quelques filons dans cette mine qu’il avait comme épuisée, ont été forcés de partager dans leurs pièces l’attention sur plusieurs caractères à la fois ; ils ont réussi à faire de bonnes comédies de mœurs, mais non des comédies de caractère.

Je vais maintenant passer à la comédie de mœurs.

{p. 13}

Comédie de mœurs. §

Il ne faut pas conclure de ce que j’ai dit plus haut, qu’elle n’est pas digne de fixer nos regards et de mériter notre estime : ce serait une grande erreur. Si elle n’est pas aussi importante par son objet, si elle n’est pas destinée à frapper tous les hommes, à être également de tous les temps, elle n’en présente pas moins de grandes difficultés ; et, par la manière dont Molière et quelques auteurs après lui l’ont traitée, elle s’est presque élevée à la hauteur de la comédie de caractère.

Quel esprit pénétrant pour saisir les nuances, les aperçus fugitifs d’un vice ou d’un ridicule, quelque passager qu’il paraisse ! Quelle habileté pour en former un ensemble quelquefois parfait, pour le renfermer dans une action fortement conçue !

Mais le génie, resserré par la nature même des choses, ne s’est pas arrêté là. L’art le pressait ; il en a reculé les bornes, il en a agrandi l’étendue.

Molière, le Sage, Dancourt, Dalainval, après avoir d’abord montré ce qu’avait de plus saillant le vice ou le ridicule qu’ils ont exposé à nos regards, ont su attacher à la contexture de leurs pièces plusieurs personnages dont ils ont peint à grands traits la physionomie. Par ce moyen, ils ont ménagé le peu d’étendue de leur sujet principal, par la richesse, la variété de leurs portraits ; ils ont racheté les développements si précieux de la {p. 14}comédie de caractère, et ont instruit et amusé en même temps leurs spectateurs. Qui ne connaît les Femmes Savantes, l’École des Maris, l’École des Femmes, Turcaret, l’École des Bourgeois,  le Chevalier à la Mode ?

Ainsi, les auteurs de ces différents ouvrages ont enrichi le théâtre de nouvelles découvertes, se sont fait remarquer par des observations profondes, un naturel, une gaieté souvent admirables, et par des traits pleins de force et de vérité.

Si la comédie de caractère et celle de mœurs sont bien distinctes, tous les deux exigent les plus grandes connaissances de l’art dramatique.

Quel talent, quelle force comique Molière n’a-t-il pas déployé dans les Précieuses ridicules ! Que de beautés dans ce seul petit acte ! Et cependant il ne s’agit que d’un langage apprêté, que de sentiments romanesques alors à la mode.

Je vais maintenant examiner les qualités qui constituent l’invention de la comédie.

Elle se compose de trois parties.

Les caractères, le plan et le style. §

Des Caractères3. §

Il ne suffit pas d’être doué d’un esprit observateur, de savoir lire dans le cœur humain, d’en {p. 15}arracher les secrets, il faut encore savoir intéresser par la manière dont on présente ses découvertes.

Un auteur doit donc commencer par montrer les traits principaux et distinctifs du caractère qu’il a mis en scène, en bien établir la réalité. Le premier pas fait, il faut qu’il pénètre plus avant, qu’il arrache en entier le voile sous lequel se cache le vice ou le ridicule qu’il attaque ; qu’il agrandisse sa marche, qu’il peigne en traits vifs et profonds, qu’il ne laisse pas échapper la nuance la plus légère.

Que d’art pour bien graduer la peinture qu’il offre aux jeux du public, pour ne pas dissiper en un instant tous les matériaux qu’il a pu amasser ?

Il faut toujours qu’il réserve pour la fin, ces expressions énergiques, ces profondes saillies qui souvent décèlent ce que le cœur humain a de plus mystérieux, que le dernier mot d’une comédie soit le plus pénétrant. Aussi, un caractère doit-il toujours être le même jusqu’à la fin : en convertissant son personnage, un auteur détruit lui-même tout son ouvrage ; il ne peut atteindre le véritable but. Au théâtre comme à la tribune, la dernière impression est celle qui se conserve le plus longtemps. Eh ! comment espérer de corriger ses semblables, lorsqu’au lieu de leur inspirer du mépris pour un vice ou un ridicule, on ne laisse dans leur esprit que le souvenir de la vertu ?

{p. 16}

Il faut encore que tous les personnages accessoires servent à développer le caractère principal auquel tout doit se rapporter. Dans toutes ses meilleures comédies, Molière a toujours opposé avec la plus grande habileté au caractère qu’il veut faire connaître, un autre caractère absolument différent. Par ce moyen, il a produit des beautés du premier ordre et multiplié les effets ; mais en même temps, il a toujours su fixer l’attention du spectateur sur le sujet principal ?

Du Plan. §

Le plan est la manière dont l’auteur fait agir ses personnages, les met en situation ; il doit contenir l’exposition, le nœud et le dénouement.

Lorsque les caractères d’une pièce sont parfaitement dessinés, il reste encore des difficultés capables de décourager celui qui ne possède pas véritablement le génie dramatique. Il s’agit de créer le plan, écueil où tant de fois le genre est venu se briser, et que Molière, si parfait dans tout le reste, n’a pas franchi toujours heureusement. Ici, c’est par la représentation vive et animée des objets qui ont frappé l’auteur plus profondément que les autres, qu’il doit intéresser et instruire à la fois le spectateur : tous les traits que son esprit observateur réunis doivent alors être vivifiés par des situations pleines de force et de vérité.

Mais quelle difficulté de rassembler dans une {p. 17}action unique toutes les nuances qui n’ont pu être aperçues que dans une multitude de circonstances ; de savoir réunir ce qu’elles ont de plus intéressant !

Qui croirait que l’esprit humain ait pu s’élever jusque-là ? Il a pourtant surmonté ces obstacles dont l’imagination seule est effrayée. Si Molière n’a pas été heureux dans les dénouements de toutes ses pièces, dans plusieurs aussi il a triomphé de toutes les entraves que l’art semble avoir créées pour le désespoir des hommes ordinaires, et qui servent souvent à augmenter la gloire du génie.

Dans toutes les bonnes pièces, il faut que l’exposition soit claire, fasse connaître au spectateur les traits les plus prononcés du caractère principal, et mette au fait de tout ce qui doit contribuer à la marche de l’action.

Le nœud est le centre où aboutissent tous les fils que dirige la main de l’auteur : il représente le moment où l’action est le plus compliquée ; mais, à partir de ce point, tout doit tendre à préparer le dénouement.

Le dénouement que les anciens appelaient catastrophe, est l’instant où tout s’explique, se découvre, s’éclaircit : il faut qu’il naisse, qu’il découle du sujet même.

Du Style. §

Le style est l’expression des personnages mis {p. 18}en scène ; il doit être proportionné à la situation présente de chaque personnage ; que tantôt il soit simple, familier, tantôt qu’il s’élève, s’anoblisse :

Interdùm tamen et vocem comœdia tollit
Iratusque Chremes tumido delitigat ore.

Mais il faut toujours aussi qu’il soit d’accord avec l’âge, l’état et la condition des individus. Sans doute, dans la même situation, deux hommes d’un rang différent, un prince, un valet, éprouveront des sentiments semblables, leurs impressions seront les mêmes ; mais leur langage sera distinct, leur manière de s’exprimer différera. C’est à faire sentir ces diverses nuances que les auteurs doivent s’appliquer ; qu’ils ne mettent jamais dans la bouche d’un homme sans éducation, des discours qu’un homme bien élevé peut seul tenir.

Des unités d’action, de lieu et de temps. §

Après ce que nos grands maîtres ont écrit sur cette matière, il est impossible d’en parler sans s’exposer à répéter leurs idées. Au reste, ces règles, essentiellement fondées sur la nature, reconnues par la raison et le goût, ont produit de si grandes beautés, qu’elles sont universellement connues.

Unité d’action. §

Une pièce de théâtre est la représentation d’un {p. 19}fait unique, elle ne peut montrer à la fois plusieurs actions : car, que deviendrait alors l’intérêt ? il se diviserait, s’anéantirait : le spectateur, d’abord occupé à saisir le fil de tous les événements qu’on lui présente, épuise toute son attention et n’éprouve bientôt que de la fatigue et de l’ennui.

Par action unique, il faut entendre celle à laquelle tout se rapporte dans la pièce. Les personnages peuvent avoir des intérêts opposés, mais il faut toujours qu’ils tendent à développer l’action principale.

Unité de lieu. §

Si un auteur ne doit montrer qu’une seule action proprement dite, est-il possible qu’il transporte ses personnages d’un lieu dans un autre ? C’est violer la vraisemblance.

Unité de temps. §

 La comédie ne représente qu’un seul fait, elle ne doit donc durer que le temps nécessaire pour sa consommation.

Mais l’impossibilité de bien traiter certains caractères dans un espace si court, a fait étendre l’unité de temps jusqu’à vingt-quatre heures. L’auteur a alors plus de facilité pour développer et faire connaître son sujet.

On a aussi étendu l’unité de lieu à toute l’enceinte d’un palais.

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De l’intérêt. §

On appelle intérêt tout ce qui attache ou l’esprit ou le cœur. Un ouvrage dramatique qui manque par l’intérêt, quelque mérite qu’il offre sous d’autres rapports, ne peut jamais obtenir un succès durable. Dans les comédies de caractère et de mœurs, l’intérêt principal doit résulter des développements que l’auteur a su donner à ses personnages principaux et des situations où il les a placés. Mais comme le cœur humain a un attrait irrésistible pour tout ce qui peut toucher sa sensibilité, Molière tout en instruisant ses spectateurs, a voulu leur plaire et leur causer de tendres émotions. Dans presque toutes ses meilleures comédies, on voit de jeunes amants sacrifiés par leurs parents, et sur le point d’être arrachés pour toujours à ce qu’ils aiment ; par la peinture de leur amour, des maux, des tourments qu’ils éprouvent, de ceux qu’ils se causent d’eux-mêmes, de leurs légères brouilleries et de leurs raccommodements, le cœur du spectateur est satisfait, en même temps que son esprit s’instruit et se forme. Dans une seule comédie (le Tartuffe), Molière a porté l’intérêt jusqu’au dernier degré de pathétique ; mais aussi quelle force comique, quelle gaieté brillent à côté !

On pourrait donc compter deux sortes d’intérêt : {p. 21}l’un qui découle toujours de la manière dont l’auteur a fait envisager aux spectateurs ses personnages ; l’autre qui naît de la peinture des contrariétés, des maux ordinaires que l’on éprouve dans la société. Mais cette seconde espèce d’intérêt, par sa nature, doit toujours être dépendante et subordonnée au but de la comédie, d’instruire en attaquant les vices. Il doit même, comme nous en avons plusieurs exemples dans Molière, tendre à faire connaître le caractère principal, par les nouveaux contrastes qu’il crée : c’est ainsi que dans le Tartuffe, dans les Femmes savantes, par l’heureux mélange que Molière a su faire de ces deux espèces d’intérêt, l’avarice de Trissotin et la scélératesse de Tartuffe ressortent davantage.

Tout auteur qui dans une comédie saura parler à l’esprit et au cœur, est assuré d’avance du succès le plus éclatant.

Cependant il existe plusieurs pièces très estimables, où tout l’intérêt ne roule que sur le ridicule et les vices des personnages. Telles sont, entre autres, le Légataire universel, Turcaret, le Chevalier à la Mode, de Dancourt.

De la vraisemblance. §

S’il est un principe certain, avéré, à l’abri de toute contestation, c’est que toute action dramatique doit reposer sur cette base, la vraisemblance : {p. 22}c’est sur elle que l’auteur doit porter l’œil le plus attentif ; qu’il évite surtout de la confondre avec le vrai. Il n’est pas tenu de montrer aux spectateurs un fait essentiellement réel, il suffit seulement qu’il ait pu arriver.

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Mais qui saura jamais déterminer précisément les traits qui distinguent la vraisemblance ? A quels signes parfaitement sûrs peut-on la reconnaître ? Que d’avis différents sur le degré de possibilité, de vraisemblance de certaines situations des chefs-d’œuvre ! Sur ce seul point, combien n’avons-nous pas vu de littérateurs du plus grand mérite, professer une opinion toute contraire sur les plus beaux ouvrages de la scène, la soutenir même par des raisonnements capables d’ébranler et de faire douter !

Dans nos plus grands maîtres, il y a des invraisemblances ; et cependant à la lecture, à la représentation, elles échappent ; ce n’est qu’après un examen approfondi qu’on les aperçoit. Mais que nous importe, lorsqu’elles produisent les plus grandes beautés, et que l’auteur, par la magie de son talent, sait les cacher ?

Il me semble qu’on devrait être moins sévère, examiner avec une attention moins scrupuleuse, ne {p. 23}pas éplucher, si je puis me servir de cette expression, la possibilité physique de la marche et des incidents d’une pièce. Toutes les fois qu’une invraisemblance est déguisée avec art, qu’elle produit des beautés du premier ordre, on doit la pardonner à l’auteur ; mais c’est à ces seules conditions : autrement le théâtre retomberait dans sa barbarie primitive.

Je ne parle pas ici des invraisemblances convenues, on ne peut les éviter. Sans doute, il est impossible qu’un paysan, un valet parlent en vers ; mais c’est une illusion qu’il faut se faire.

J’ai souvent entendu plusieurs personnes marquer leur étonnement sur le peu d’effet que nos excellentes comédies produisent sur le peuple, sur les gens sans éducation si sensibles aux sentiments gigantesques, à l’enflure, aux images presque toujours fausses et exagérées des mélodrames. Comment peut-il se faire, dit-on, que les individus placés le plus près de la nature, ne sachent pas distinguer le vrai et le discerner du faux, tandis que les hommes instruits saisissent le naturel, la vérité, savent même les démêler. Véritable problème. Non ! tout s’explique.

Dans l’état actuel de la société, et depuis bien longtemps, la civilisation a fait de si grands progrès, qu’elle s’est répandue sur toutes les classes de la société. Le peuple a perdu son caractère {p. 24}primitif, il n’a plus ce naturel si précieux qui seul peut distinguer le faux du vrai ; seulement l’éducation ne l’ayant pas poli, il a conservé quelque chose du langage grossier de ses pères. Le tact que la nature lui avait accordé s’est trouvé émoussé ; il n’a pu le remplacer par la lecture, la méditation de ces auteurs qui, au-dessus des mœurs, des usages des nations, ont peint, ont représenté la nature telle qu’elle est, et ont écrit pour tous les temps. Les gens instruits, au contraire, pénétrés dès leur enfance de la lecture des grands écrivains, ont conservé, ont même augmenté cet amour que la nature nous a donné pour tout ce qui est essentiellement vrai et simple.

Mais si le peuple a perdu cet amour du naturel, fondement de tous les arts, il n’en est pas de même des enfants, trop jeunes pour être parfaitement imbus de nos idées sociales : partout ils reconnaissent la nature. Aussi, Molière recommandait-il toujours à ses camarades d’amener leurs enfants à la répétition de ses pièces ; souvent il les regardait comme ses juges.S’il lisait aussi ses pièces à sa servante, s’il tenait à son approbation, c’est que ce grand homme lui avait reconnu ce naturel, cette justesse, qui seuls saisissent à l’instant la vérité d’un portrait ; mais jamais on ne nous a dit que Molière fît répéter ses pièces en présence de gens sans éducation : il connaissait trop leur incapacité.

{p. 25}

Les gens du peuple ne sont émus que par des mouvements extraordinaires et presque toujours hors nature. C’est pour eux qu’il faut frapper plus fort que juste : telle est la maxime constante de ceux qui travaillent pour nos petits théâtres ; tous leurs ouvrages réussissent ; leurs spectateurs accoutumés versent des larmes, tandis qu’un habitué des Français, que la curiosité seule a attiré, baille et finit par s’endormir.

C’est ainsi que, désespérant de reproduire cette belle simplicité des formes primitives, un artiste malheureux ne suit plus pour guide que sa seule imagination, et se jette dans le bizarre et le monstrueux, souvent même il prend pour un élan du génie ce qui n’est que la saillie de son mauvais goût. Quelquefois son siècle l’encourage, l’applaudit ; les véritables amateurs gémissent et se taisent ; mais le temps renverse en un jour tous ces systèmes créés par la médiocrité et le mauvais goût. La vérité et la nature sont un cercle autour duquel nos préjugés, nos idées nous font souvent tourner ; mais tôt ou tard nous sommes forcés d’y rentrer. Ecrivains, artistes, sachez dédaigner une gloire passagère et frivole, ne travaillez que pour la postérité ! Si vous voulez que vos noms soient répétés d’âge en âge, prenez toujours pour modèle de vos compositions la nature et la vérité : elles seules peuvent leur assurer un rang durable et distingué.

{p. 26}

Analyse du Misanthrope. §

Me voilà parvenu à l’examen d’un des ouvrages les plus parfaits qu’ait jamais conçus l’esprit humain ; à cette composition si sublime, si étincelante de beautés, où le génie de Molière s’est pénétré d’un feu divin, s’est élevé au-dessus de lui-même, s’est surpassé, s’est agrandi, et d’un seul élan a franchi l’espace le plus immense. Il semble que, pressé par un sentiment secret, il ait voulu rassembler toutes ses forces, toute sa vigueur pour créer, pour enfanter le chef-d’œuvre de tous les temps, et marquer le terme où l’art doit s’arrêter à jamais. S’élançant dans une nouvelle route où personne n’a pu le suivre depuis, ce n’est pas une seule nuance de notre cœur, c’est tout son ensemble, la société entière, qu’il a peints ; il a voulu enrichir son siècle, la postérité la plus reculée de ses découvertes. C’est une vaste galerie où il a prodigué tous les trésors de son coloris, où il a tracé tous les portraits que sa connaissance approfondie de l’homme, ses longues méditations lui avaient fait connaître.

{p. 27}

Ce n’était pas assez pour Molière d’attaquer nos vices, de les poursuivre jusque dans leurs derniers retranchements, et de les livrer à la risée publique ; il ne pouvait pas s’arrêter là, il devait donner une leçon à la vertu même, lui apprendre à être heureuse au sein de la plus extrême corruption, en conservant encore sa pureté. Concevant avec cette profondeur que lui seul a connue, d’un côté il lui a découvert tout le cœur humain, lui a montré la société entière, tous les vices attachés à son essence même, les inutiles efforts qu’elle ferait pour les corriger, les maux inévitables qu’elle s’attirerait ; de l’autre, il lui a imposé l’obligation de compatir aux faiblesses de ses semblables, en lui prouvant que son inflexibilité ne ferait qu’irriter les hommes et troubler la société.

Le but de Molière a été de dépouiller la vertu de son austérité, de lui marquer ses véritables limites, de la pénétrer de cette grande vérité, que l’excès en tout peut devenir répréhensible ; que, fait pour vivre avec ses semblables, le sage, pour son propre bonheur et la tranquillité de la société, doit être indulgent pour les fautes des autres hommes.

Mais plus cette leçon était importante, plus Molière a multiplié son talent pour la rendre à la fois instructive et amusante. Par un prodige inouï, en attaquant l’excès de la vertu, en en montrant {p. 28}tous les dangers, il n’a pas cessé de la respecter ; et, par l’opposition continuelle de sa sévérité et de la dépravation de nos mœurs, il a fait naître des situations pleines d’un comique en même temps, noble et naturel. A la suite est l’examen des caractères, du plan et du style.

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Analyse du Tartuffe. §

De tous les vices qui dégradent l’homme, lui font perdre l’estime de ses semblables, le rendent digne du mépris général, celui contre lequel la société entière doit réunir tous ses efforts, qu’elle doit attaquer et poursuivre continuellement, c’est l’hypocrisie. Se parant du langage de la vertu, elle cache sous cette égide sacrée tout ce que la méchanceté, la bassesse et la perfidie ont de plus odieux, couvre ses crimes, son infamie des dehors les plus respectables, satisfait impunément ses passions, ses désirs, dispute souvent le prix à la vertu et le lui arrache quelquefois. C’est contre elle que nous allons voir Molière déployer toute l’énergie de son talent, combattre et triompher avec cette gloire que son génie seul pouvait lui promettre. Si, habile à saisir tous ses avantages, l’hypocrisie se présente sous toutes les formes, prend tous les aspects, change, varie suivant les temps, ses principaux traits cependant sont éternels, dureront aussi longtemps que le cœur humain ; et ce sont eux que Molière a saisis avec une vérité admirable, {p. 30}qu’il a représentés avec un coloris qui sera de tous les siècles.

La religion est le masque dont les imposteurs de tous les temps se sont le plus volontiers servis, et à l’aide duquel ils sont parvenus à leur but.

Dans le dix-septième siècle, le monarque4 religieux dont la grandeur et la puissance ont étonné et effrayé en même temps toute l’Europe, se plaisait à entourer l’église de la plus haute considération. A l’exemple de la cour, toutes les autres classes de la société se faisaient remarquer par leur piété. C’était un moment heureux pour les hypocrites : car rien n’est plus facile que de tromper par de faux dehors de religion. On les vit bientôt étaler fastueusement une fausse piété, et, par des grimaces et des simagrées, s’attirer tous les regards. C’était, à eux qu’on prodiguait et les honneurs et les marques d’estime. Les gens de bien, si faciles à tromper, furent les premières dupes. Indigné de cet abus, de tout ce qu’il y a de plus sacré, Molière osa l’attaquer, et employer contre lui toutes les ressources de son art.

Des difficultés sans nombre entouraient ce sujet : comment peindre la fausse dévotion sans alarmer la véritable, la première prenant adroitement le masque de l’autre ? Pour inspirer l’horreur de {p. 31}l’hypocrisie, il faut montrer tous les crimes dont elle est capable. Mais comment démêler en même temps le côté comique qu’elle peut offrir ? Le génie médita, les écueils disparurent, un nouveau chef-d’œuvre naquit.

Molière représenta d’abord les signes caractéristiques de l’imposture, son affectation, son faux rigorisme, avec l’habileté la plus rare, il en saisit tout le côté comique, et, par ce moyen, cacha tout l’odieux de son principal caractère. Rattachant ensuite à son idée principale le plan le plus vaste, il fit voir l’imbécillité, l’emportement d’un homme qui se laisse tromper par de fausses apparences de dévotion, et jusqu’où il peut porter l’oubli des nœuds les plus sacrés ; il leur opposa en même temps la douceur, la raison, le juste discernement qui doivent toujours accompagner la véritable piété. Il montra, en outre, le trouble, le désordre et tous les maux que sème l’hypocrisie. Mais avec quelles couleurs ne traça-t-il pas le tableau touchant d’une famille ruinée par la scélératesse d’un imposteur, qui paie de la plus noire ingratitude les bienfaits les plus signalés ! Quelle impression n’éprouve-t-on pas à la lecture ou à la représentation de ce chef-d’œuvre ; qui n’est pas ému, attendri au moment où un vil dénonciateur plonge une famille entière dans un abîme de maux ! Honneur au talent dramatique de Molière ! gloire à ce génie immortel qui, d’un seul {p. 32}effort renversant tous les obstacles que l’art semblait avoir accumulés, donne une des leçons les plus intéressantes que présente la scène, crée un chef-d’œuvre rempli de beautés du premier ordre, et qui, réunissant les qualités les plus précieuses, offre ce que l’éloquence a de plus sublime, l’intérêt de plus pathétique, le comique de plus vrai et de plus naturel, et inspire enfin l’horreur et le mépris que l’on doit avoir pour l’hypocrisie !