Georges Monval. Éditeur scientifique

1735-1740

Lettres au Mercure sur Molière, sa vie, ses œuvres et les comédiens de son temps [1735-1740]

2015
Source : Georges Monval. Éditeur scientifique, Lettres au Mercure sur Molière, sa vie, ses oeuvres et les comédiens de son temps [1735-1740], Paris, Librairie des bibliophiles, 1887.
Ont participé à cette édition électronique : Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

PRÉFACE §

{p. I} Dans la Notice qui précède le tome XI de cette collection, M. Paul Lacroix, tout en reconnaissant que « nombre de passages obscurs du Panégyrique de l’École des Femmes donneraient lieu à des explications piquantes et à des commentaires assez développés », déclarait s’être interdit, en publiant la Collection moliéresque, « d’y ajouter des notes là même où elles seraient le plus utiles ».

L’excellent bibliophile Jacob se serait assurément départi de cette règle commode, mais trop absolue, pour les Lettres au Mercure, que la mort ne lui a pas permis de réimprimer, et qui font l’objet du présent volume. N’en avait-il pas lui-même annoncé la publication avec une suite {p. II} de « notes complémentaires attribuées à Boucher d’Argis » ? Nous verrons ce qu’il faut penser de cette attribution, comme de celle des Lettres elles-mêmes à Melle Poisson.

Disons tout d’abord qu’on a trop longtemps exagéré la valeur documentaire de ces Lettres, complaisamment citées comme une source, alors qu’elles ne sont en réalité qu’une compilation de seconde ou de troisième main, faite sans ordre ni méthode, et tellement criblée d’erreurs et de lacunes qu’elle nécessiterait souvent une note plus étendue que le texte même.

La première, Lettre de M** sur la vie et les ouvrages de Molière, occupe 21 pages du Mercure de France d’août 1735. A cette date, tout était nouveau en fait d’histoire théâtrale : le premier ouvrage sur les auteurs et les comédiens, la Bibliothèque des Théâtres, de Maupoint, est de 1733 ; le premier volume de l’Histoire du Théâtre François, des frères Parfaict, paraissait à peine. Le Mercure ne s’est pas imposé grand travail : il a colligé, sans lien ni suite, des extraits de Baillet, de Rapin, de Bouhours, de Despréaux, de Bayle, de Rostaut, de M me Dacier, de Grimarest, de La Bruyère, de Muratori et de Saint-Évremond, et deux {p. III} fragments du Journal littéraire de La Haye et des Mémoires de Trévoux.

On voit que ce M**pourrait s’appeler « M. Tout-le-Monde ».

Cette lettre a été reproduite en partie dans le Choix des Mercures et autres journaux (tome XXV, p. 65-83). C’est bien de l’honneur qu’on lui a fait là.

La seconde lettre, publiée par le Mercure de mai 1738 (p. 826 à 836), sous le titre de Mémoires pour servir à l’histoire du théâtre, et spécialement à la vie des plus célèbres comédiens, se trouve presque entièrement reproduite dans les Variétés historiques, physiques et, recueil attribué au jurisconsulte Antoine-Gaspard Boucher d’Argis, avocat au Parlement (1708-1780).

La seconde partie du tome Ier de ces Variétés contient une « Histoire abrégée des plus célèbres Comédiens de l’antiquité et des Comédiens françois les plus distingués ».

Nous en avons scrupuleusement collationné les 90 pages consacrées à « Molière, aux particularités de sa vie, à ses comédies, aux extraits des divers jugements qu’on en a portés, à la suite des acteurs ou actrices les plus célèbres dont la {p. IV} plupart ont été contemporains de Molière », avec le texte préalablement publié par le Mercure, et notre conclusion peut se résumer en ce dilemme : ou Boucher d’Argis est l’auteur des Mémoires de 1738, — ce qui me paraît très probable, puisqu’il collaborait à cette époque au Mercure, — ou il aurait impudemment copié le Mercure, en se bornant à transposer certains passages.

Ce minutieux travail de comparaison nous a permis de recueillir dans les Variétés historiques quelques particularités de la vie de Molière qui ne se trouvent pas dans le Mercure1. Elles valent d’être citées ici, comme appendice au texte qu’on lira plus loin :

Molière, ayant quitté ses études, fut avocat ; quelque tems après, il s’amusa avec quelqu’autres Bourgeois, selon le goût de ce tems-là, et le sien particulier, à représenter des Pièces de théâtre en bourgeoisie, c’est-à-dire gratis, dans les maisons de quelques particuliers ; mais ses camarades et lui se croyant bons acteurs, ils se mirent à jouer la {p. V} comédie pour de l’argent, et ce fut alors que ce célèbre comédien prit le nom de Molière, sans qu’on ait jamais sçû pourquoi.

Les succès que Molière avoit sur le théâtre du Palais-Royal furent partagés et souvent diminués même par les farces italiennes de Scaramouche ; elles attiroient la foule qui rioit aussi volontiers pour des grimaces et des singeries, que pour des représentations naïves et sensées.

 Il joua toujours dans l’Etourdi le principal rôle, lequel fut rempli après sa mort successivement par les sieurs de La Grange, Hubert, Verneuil, (du Croisi, La Torillière, Montménil, et par les Dlles de Brie, du Pin, Raisin, etc.2).

 Le Roi voulut rendre Molière le chef de sa troupe avec six mille livres de pension. Il représenta à Sa Majesté que d’ami de ses camarades il deviendroit leur ennemi, et qu’il aimoit infiniment mieux être leur ami et leur confrère que leur chef. Le Roi admira ce sentiment généreux, et accorda la pension de 6,ooo livres à la troupe entière, dont elle a toujours joui, et qui fut augmentée à la jonction des troupes vers 1680, à 12,000 livres3.

Il avoit un amour de passion pour son métier, et un zèle ardent pour le divertissement du Public, {p. VI} dont il étoit très aimé ; il en donna des marques jusqu’à la fin de sa vie. A sa mort, le théâtre fut fermé pendant quinze jours4, et ce ne fut qu’après ce tems-là que la troupe, mortellement affligée, eut le courage de rejouer, car tous ses camarades le regardoient comme leur père commun et leur bienfaiteur. […]

Il fut inhumé le 20 Février5 dans le cimetière de Saint-Joseph, sa paroisse6, rue Montmartre. […]

Il ne laissa point d’enfans de Claire-Élisabeth Béjart, sa femme7.

Où Boucher d’Argis a-t-il recueilli ces notes, qui manquent parfois d’exactitude, mais dont l’une, relative à Molière directeur, nous paraît particulièrement importante ? Serait-ce un souvenir personnel de Mlle Poisson, dont le nom {p. VII} nous amène à parler de la troisième et de la quatrième de nos Lettres, insérées au Mercure de mai et de juin 1740 ?

C’est en effet à Mlle Poisson que ces deux lettres ont été jusqu’ici attribuées, non-seulement par M. Paul Lacroix, qui n’a pas été toujours heureux en attributions, mais par M. Eugène Despois, qui, dans le Molière de la collection des Grands Ecrivains8, affirme « quil ne saurait y avoir de doute » à cet égard.

M. Despois, d’ordinaire si prudent et si exact, s’est ici complètement trompé. Il n’a pas pris garde que les frères Parfaict, publiant en le portrait de Molière par Mlle Poisson, l’empruntaient au Mercure de 1740, qui l’avait pris lui-même dans les Mémoires de La Serre (1734).

Or, La Serre, qui cite Mlle Poisson pour le portrait, l’aurait aussi bien citée pour les autres passages de ses Mémoires, qui ont été presque entièrement pillés par le Mercure de 1740. Il rien a soufflé mot, et rien ri autorisait M. Despois à prendrecomme il l’a faitla partie pour le tout.

De plus, M. Despois, s’appuyant sur une {p. VIII} erreur de Jal (article Poisson de son Dictionnaire), a fait mourir Mlle Poisson à l’âge de quatre-vingt-dix ans. L’acte d’inhumation, du 13 décembre 1756, que j’ai relevé moi-même sur les registres de Saint-Germain-en-Laye9, dit qu’elle en avait quatre-vingt-dix-neuf. Jusqu’à ce qu’on ait découvert l’acte de baptême de Marie-Angélique Gassot du Croisy, nous ferons donc remonter sa naissance à l’année 1657. A cette date, son père terminait, comme chef d’une troupe de campagne, cet apprentissage des provinces qui devait le conduire, deux ans plus tard, chez Molière, au théâtre du Petit-Bour-bon ; et c’est probablement dans une ville de Bourgogne, — d’après une récente indication donnée par M. Chardon10, — que la petite Angélique dut venir au monde. Elle avait donc treize ans quand elle « créa » une Grâce dans Psyché, quinze à la mort de Molière, qui faisait venir, — comme on sait, — les enfants de ses camarades à la lecture de ses pièces. Ses souvenirs pouvaient, même à soixante-dix-sept ans, la servir encore pour donner un portrait physique de {p. IX} Molière, et il n’y a rien d’impossible à ce qu’elle soit véritablement l’auteur ou l’inspiratrice de ces lignes célèbres. Mais qu’elle ait écrit les Lettres au Mercure, où il n’est question ni de son père Du Croisy, le créateur du rôle de Tartuffe, ni de son beau-père Raymond Poisson, le. premier des Crispins, dont Molière enviait le naturel, ni de son mari Paul, excellent comédien, cela me semble inadmissible. C’est cependant « à sa plume » que les attribue M. Despois, non-seulement celles de 1740, mais encore, — et par induction, — celle de 1738.

La fille de Du Croisy était, il est vrai, retirée du théâtre depuis 1694 ; mais son mari, Paul Poisson, appartenait encore à la Comédie-Française en 1718, au moment où Jean-Louis-lgnace de La Serre y faisait recevoir, répéter et représenter son Artaxare11.

Il n’y a donc rien d’impossible à ce que l’auteur dramatique ait alors recueilli les souvenirs de la comédienne pour en profiter plus tard.

Le poète cadurcien, qu’un compatriote traitait récemment de « médiocre écrivain » dans une {p. X} revue des principaux Biographes de Molière, avait soixante-douze ans quand il donna ses Mémoires pour servir à l’histoire de Molière et de ses ouvrages, qui furent avec raison préférés par les éditeurs du Molière-Boucher à la Vie du grand homme écrite par Voltaire lui-même.

La Serre de Langlade mourut trois mois avant Mlle Poisson, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. Il était censeur royal.

Si je me suis arrêté longtemps à son sujet, c’est qu’il me semble en vérité le principal auteur de nos Lettres au Mercure, et qu’il me permet de conclure, en rétablissant simplement les faits dans leur ordre chronologique.

Les frères Parfaict, copiant un passage des Mémoires de La Serre, publiés en tête de la belle édition in-4° de 1734, écrivent en 1747 (tome X, page 86) :

«  La femme d’un des meilleurs comédiens que nous ayons eus (Mlle Poisson, fille de Du Croisy), nous a donné (avant 1734) ce portrait de Molière  : « Il n’était ni trop gras ni trop maigre… —, pour tirer des conjectures de leurs mouvemens naturels. »

De là à lui attribuer les deux lettres de 1740, dont l’une reproduit ce passage, il y a loin{p. XI} comme on voit. D’ailleurs, les frères Parfaict citent souvent ces deux lettres, sans les attribuer à Mlle Poisson, qui avait alors quatre-vingt-trois ans, et vivait retirée à Saint-Germain-en-Laye, ne s’étant jamais mêlée d’écrire, et laissant ce petit travers, — chez une femme, — à sa fille, Mmede Gomez.

Donc, jusqu’à nouvel ordre et preuve du contraire, nous considérerons ces Lettres comme l’œuvre de Boucher d’Argis, ou plutôt comme une compilation faite par lui sans beaucoup d’ordre et d’esprit critique.

G. M.-Monval, moliériste.

LETTRE DE M** SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE MOLIERE (AOUT 1735) §

{p. 1} Il est vrai, Monsieur, qu’on a déjà beaucoup parlé de Moliere ; mais on ne sçauroit jamais en trop dire sur cet incomparable génie. « Personne, selon M. Baillet12, n’a voit reçu tant de talens de la nature que lui, pour pouvoir jouer tout le genre humain, pour trouver {p. 2}le ridicule des choses les plus sérieuses et pour l’exposer avec finesse et naïveté aux yeux du public. C’est en quoy consiste l’avantage qu’on luy donne sur tous les comiques modernes, sur ceux de l’ancienne Rome, et sur ceux même de la Grèce ; de sorte que s’il se fût contenté de suivre les intentions de M. le cardinal de Richelieu, qui avoit dessein de purifier la comédie, et de ne faire faire sur le théâtre que des leçons de vertus morales, comme on veut nous le persuader, on n’auroit peut-être pas tant de précautions à prendre pour la lecture de ses ouvrages.

Pour surpasser13 les autres poëtes comiques, comme il a fait, il a pris une route différente. Il s’est particulièrement appliqué à connoître le génie des grands, et de ce qu’on appelle le beau monde, au lieu que les autres se sont souvent bornés à la connoissance du peuple. Les anciens poètes, dit le P. Rapin14, n’ont que des valets pour les {p. 3} plaisans de leur théâtre, et les plaisans du théâtre de Moliere sont les marquis et les gens de qualité ; les autres n’ont joué dans la comédie que la vie bourgeoise et commune, et Moliere a joué tout Paris et la Cour. Ce même Père prétend que Moliere est le seul parmi nous qui ait découvert ces traits de la, nature qui la distinguent et qui la font connoître. Il ajoute que les beautez des portraits qu’il fait sont si naturelles qu’elles se font sentir aux personnes les plus grossières, et que le talent qu’il avoit à plaisanter s’étoit renforcé de la moitié par celui qu’il avoit de contrefaire15.

C’est par ce moyen qu’il a sçu réformer, non pas les mœurs des chrétiens, mais les défauts de la vie civile, et de ce qu’on appelle le train de ce monde ; et c’est, sans doute, tout ce qu’a voulu louer en lui le P. Bouhours16 par le jugement avantageux qu’il semble en avoir fait dans le monument qu’il {p. 4} a dressé à sa mémoire, où, après l’avoir appelé, par rapport à ses talens naturels,

Ornement du théâtre, incomparable acteur,
Charmant poète, illustre auteur,

il ajoute, pour nous précautionner contre ses partisans et ses admirateurs, et pour nous spécifier la qualité du service qu’il peut avoir rendu aux gens du monde :

C’est toi dont les plaisanteries
Ont guéri des marquis l’esprit extravagant.
C’est toi qui, par tes momeries,
As reprimé l’orgueil du bourgeois arrogant.
Ta muse, en jouant l’hypocrite,
A redressé les faux dévots.
La précieuse à tes bons mots
A reconnu son faux mérite.
L’homme ennemi du genre humain,
Le campagnard qui tout admire,
N’ont pas lu tes écrits en vain :
Tous deux s’y sont instruits en ne pensant qu’à rire.
Enfin tu réformas et la Ville et la Cour ;
Mais quelle en fut la récompense ?
Les François rougiront un jour
De leur peu de reconnoissance.
Il leur fallut un comédien.
Qui mît à les polir son art et son étude ;
Mais, Moliere, à ta gloire il ne manqueroit rien,
Si, parmi leurs défauts que tu peignis si bien,
Tu les avois repris de leur ingratitude.

{p. 5} M. Despreaux, aussi persuadé du mérite de Moliere que le P. Bouhours, semble n’avoir pas été du sentiment de ce Père sur le peu de reconnoissance que le public a témoigné pour tous ses services, après sa mort. Il prétend, au contraire, que l’on n’a bien reconnu son mérite qu’après qu’il eut joué le dernier rôle de sa vie, et que l’on a beaucoup mieux jugé du prix de ses pièces en son absence que lorsqu’il étoit présent. C’est ce qu’il marque à son ami Racine lorsqu’il lui dit, Ep. VII :

Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
Pour Jamais sous la tombe eût enfermé Moliere,
Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance et l’erreur, à ses naissantes pièces,   
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur vouloit la scène plus exacte,
Le vicomte indigné sortoit au second acte.
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit venger la Cour immolée au parterre-,
Mais, si-tôt que d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
{p. 6} Toute la comédie, avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

« Mais, selon M. Baillet, tous ces grands défauts, à la correction desquels on veut qu’il se soit appliqué, ne sont pas tant des qualités vicieuses ou criminelles que quelque faux goût, quelque sot entêtement, quelques affectations ridicules, telles que celles qu’il a reprises assez à propos dans les prudes, les précieuses, dans ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en marquis, qui parlent incessamment de leur noblesse, qui ont toujours quelques poésies de leur façon à montrer aux gens. »

« Voilà, dit M. Bayle, dans la République des lettres, avril 168417, les désordres dont les comédies de Moliere ont un peu arrêté le cours : car, pour la galanterie criminelle, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité et les autres crimes semblables, il ne faut pas croire, selon l’observation du même auteur, qu’elles leur ayent fait beaucoup de mal ; au contraire, il n’y a rien de plus propre pour {p. 7}inspirer la coqueterie que ces sortes de pièces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que les pères et les mères prennent de s’opposer aux engagemens amoureux de leurs enfans.

« La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Moliere, on apprend aussi les maximes les plus ordinaires du libertinage contre les véritables sentimens de la religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la bigoterie ; et l’on peut assurer que son Tartuffe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irreligion, dont les semences sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’on ose assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre, que de celle où il joue pesle et mesle bigots et dévots le masque levé. » Il faut avouer néanmoins que celles qui jouent certaines professions et certaines passions peuvent être fort utiles.

M. Rosteau18 prétend qu’il étoit également bon auteur et bon acteur, que rien {p. 8} n’est plus plaisamment imaginé que la plupart de ses pièces ; qu’il ne s’est pas contenté de posséder simplement l’art de la bouffonnerie, comme la plupart des autres comédiens, mais qu’il a fait voir qu’il étoit assez sérieusement sçavant. MmeDacier19 trouve qu’il avoit beaucoup de génie et des manières de Plaute et d’Aristophane.

M. Despreaux, qui20 a commencé son portrait pendant sa vie, et qui ne l’a achevé qu’après sa mort, relève extraordinairement cette facilité merveilleuse qu’il avoit pour faire des vers, et, s’adressant à lui-même, il lui dit21 :

Que sa fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Qu’Apollon tient pour lui tous ses trésors ouverts
Et qu’il sçait à quel coin se marquent le bons vers...
Que, s’il veut une rime, elle vient le chercher ;
Qu’au bout du vers jamais on ne le voit broncher,
Et, sans qu’un long détour l’arrête ou l’embarasse,
A peine a-t-il parlé qu’elle-même s’y place22 .

{p. 9} « Le même auteur, voyant Moliere au tombeau dépouillé de tous les ornemens extérieurs dont l’éclat avoit ébloüi les meilleurs yeux, durant qu’il paroissoit lui-même sur son théâtre, remarqua plus facilement ce qui avoit tant imposé au monde, c’est-à-dire ce caractère aisé et naturel, mais un peu trop populaire, trop bas, trop plaisant et trop bouffon23. »

Au reste, quelque capable que fût Moliere, M- Baillet assure qu’il « ne savoit pas même son théâtre tout entier, et qu’il n’y a que l’amour du peuple qui ait pû le faire absoudre d’une infinité de fautes. Aussi peut-on dire qu’il se soucioit peu d’Aristote et des autres maîtres, pourvû qu’il suivît le goût de ses spectateurs qu’il reconnoissoit pour ses uniques juges.

Le Pere Rapin prétend que « l’ordonnance de ses comédies est toujours défectueuse en quelque chose, et que ses dénoüemens ne sont point heureux24».

« Il faut avouer, continüe M. Baillet, qu’il {p. 10} parloit assez bien françois, qu’il traduisoit passablement l’italien, qu’il ne copioit point mal ses auteurs ; mais on dit, peut-être trop légèrement, qu’il n’avoit point le don de l’invention, ni le génie de la belle poésie25, quoique ses amis même convinssent que dans toutes ses pièces le comédien avoit plus de part que le poëte, et que leur principale beauté consistoit dans l’action. »

Quelques-uns trouvent qu’il outroit, dit M. de Grimarest26; mais ces gens-là ignorent les ressorts qui émeuvent le public, auquel il faut des traits marquez fortement, et lorsque Moliere en employoit de cette espèce, il n’ignoroit pas la manière d’en mettre en œuvre de plus délicats, aussi bien que Plaute et Terence auxquels bien des gens l’ont préféré. C’est ce qu’auroient dû apercevoir quelques critiques suffisans, dit le même auteur, lesquels, en méprisant certaines saillies de Moliere comme indignes des autres productions de ce poëte, n’ont pas reconnu que {p. 11} dans les pièces mêmes qu’ils blâmoient sans restriction, il y avoit des scènes d’une extrême finesse, et même prises de Terence.

Quoi qu’il en soit, le succès de Moliere anima la jalousie des auteurs médiocres ; on disoit sur quelques-unes de ses pièces, que c’étoient des sujets empruntez, ce qui est vrai dans un sens ; mais il faut avouer que la manière dont il traitoit ses sujets avoit autant de grâce et de nouveauté que les sujets même qui étoient de son invention. Il prenoit ceux-ci dans les originaux que lui fournissoient abondamment la Cour et la Ville. M. de Grimarest27 remarque qu’il travailloit avec beaucoup moins de facilité et de promptitude qu’il ne laissoit voir. Il donnoit quelquefois pour des pièces faites en peu de jours celles qu’il avoit déjà avancées à loisir dans le tems qu’il estoit en province, comme sa comédie des Fâcheux qui parut commencée et achevée en quinze jours28.

{p. 12} Comme il étoit né avec de la droiture, il souffroit impatiemment le courtisan empressé, flatteur, médisant, faux ami. Il prenoit plaisir à décharger sa mauvaise humeur contre les personnes de ce caractère, qui de leur côté ne l’épargnoient pas dans l’occasion.

Moliere avoit été fort estimé du roi Louis XIV qui le gratifia de plusieurs pensions. Il avoit beaucoup profité de l’imitation de Plaute et de Terence, aussi bien que de celle des auteurs dramatiques espagnols et italiens, comme nous le disons en parlant de ses pièces.

Claude-Emmanuel Loüillier29, surnommé Chapelle30, fils naturel d’un maître des Comptes31, étoit l’intime ami de Moliere et les délices des bonnes compagnies et des agréables débauchez de son temps : on l’annonçoit six mois avant que de l’avoir dans une partie ; mais on ne le voyoit gueres hors des fumées du vin. Il avoit de plus un talent {p. 13} singulier pour faire des vers d’un tour aisé et naturel, témoin son Voyage32 avec Bachaumont, et ceux-ci qu’il fit sur le champ :

Tout bon habitant du Marais
Fait des vers qui ne coûtent guère ;
Pour moi, c’est ainsi que j’en fais,
Et, si Je les voulois mieux faire,
Je les ferois bien plus mauvais.

On prétend que c’est à lui qu’est due une grande partie des beautez que nous voyons briller dans les comédies de Moliere, qui le consultoit sur tout ce qu’il faisoit, et qui avoit une déférence entière pour la justesse et la délicatesse de son goût33.

A l’exemple des peintres et des sculpteurs, qui donnent de grands traits aux visages que l’on veut voir de loin, « Moliere outroit souvent les caractères qu’il mettoit sur le theatre, parce qu’on les y regarde comme dans un éloignement. Si d’un noble enjouement il tomboit quelquefois dans un bas comique, c’est qu’il avoit beaucoup plus d’ignorans {p. 14}que de gens d’esprit et de sçavoir à ménager, et que les grands profits qu’il tiroit des premiers le consoloient des censures des autres. C’est peut-être ce qui a fait dire à Boileau dans son Art poétique34 :

Etudiez la Cour et connoisse\ la Ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Moliere, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Terence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnois plus l’auteur du Misantrope.

Le « peut-être » qui commence le quatrième vers a été attaqué, et avec raison ; car on ne sçait pas qui peut avoir disputé, avec quelque fondement, le prix de la comédie à Moliere, et qui peut douter qu’il l’ait remporté.

Il est difficile de faire un portrait de fantaisie qu’il ne ressemble à quelqu’un ; c’est ce qui arrivoit souvent à Moliere. Des gens qu’il n’avoit jamais eu en vûë, croyoient se {p. 15}reconnoître dans ses pièces, et il avoit toujours des plaintes et des éclaircissemens à essuyer35.

Moliere a surpassé Plaute et Terence par l’invention de quelques-unes de ses comédies36, par les saillies de son imagination et la finesse de ses plaisanteries ; mais il s’oublie étrangement lui-même dans d’autres pièces ; ce n’est plus l’excellent auteur, c’est le singe de Plaute, qui devient, par ses obscénitez et par ses boufonneries, l’esclave du goût de la canaille, ou tout au plus des petits-maîtres.

Selon M. D. L. B37, « il n’a manqué à Moliere que d’éviter le jargon, et d’écrire poliment. Quel feu, dit-il, quelle naïveté ! quelle source de bonne plaisanterie ! quelle {p. 16} imitation des mœurs ! quels portraits ! et quel fléau de ridicule ! mais quel homme on au-roit pu faire de Terence et de lui ! »

Les partisans outrez de Moliere ont soutenu qu’il avoit plus corrigé de défauts à la Cour et à la Ville que tous les prédicateurs ensemble. Mais, disons la vérité, Moliere a corrigé des défauts, si l’on entend seulement par ce nom certaines qualitez qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût ou qu’un sot entêtement.

L’auteur du Journal littéraire de La Haye38 regarde Moliere comme le meilleur poète comique qu’on puisse trouver parmi les anciens aussi bien que parmi les modernes. La sagesse de ses expressions, la conduite de ses intrigues, la finesse de ses pensées, le tour naturel de son style, et surtout la beauté de ses caractères, qui tendent tous à rendre le vice ridicule et méprisable, sont des choses que quelques-uns de ceux qui lui {p. 17} ont succédé dans le genre comique, ont imité d’assez près dans un petit nombre de pièces, mais qui peut-être ne se trouvent reunis dans aucune.

Moliere a changé, parla supériorité de son génie, le goût de ses contemporains pour l’obscénité, et les a forcés à venir en foule se divertir en gens raisonnables, et non pas en grigous et en crocheteurs.

Son jugement exquis l’a toujours porté à ne jamais parler lui-même dans ses pièces, mais à y faire parler toujours ses personnages selon l’idée qu’il donne de leur condition et de leur tour d’esprit.

Le Remerciement en vers que Moliere fit à Louis XIV après qu’il l’eut honoré d’une pension de mille livres39, est un ouvrage des. plus spirituels, et une satire des plus fines des airs des courtisans.

Ce fut vers ce tems-là qu’il se maria40, selon M. de Grimarest41, et ce mariage répandit l’amertume sur tout le reste de sa vie ; les {p. 18} dégoûts qu’il eut de ce côté-là le portèrent à se renfermer dans son travail et dans ses amis.

Chapelle étoit son ami, comme on l’a dit ; mais il le trouvoit trop livré au plaisir pour tirer de lui les douceurs d’une amitié raisonnable ; c’est pourquoi il se fit des amis plus solides dans la personne de Mrs Rohaut42 et Mignard43. Il se répandoit avec eux sur ses chagrins domestiques, qui avoient souvent leurs principes dans son humeur naturellement rêveuse et bizare, qu’augmentoit encore sa mauvaise constitution ; mais cette foiblesse de santé avoit d’ailleurs un avantage : c’étoit de le dispenser des excès de ses amis, témoin l’histoire, que rapporte l’auteur de sa vie, de ceux qui, à la fin d’un repas qui avoit duré toute la nuit, formèrent le projet bizare et funeste de s’aller noyer, et que Moliere, qui en fut averti assez à temps, ramena en flattant leur manie, en leur faisant entendre qu’il vouloit être de la partie, qu’ils avoient raison, que le bonheur de la vie, et la vie {p. 19} même, n’étoit rien, qu’elle étoit pleine de traverses, etc.44.

Tout le temps que Moliere donnoit à la composition de ses pièces, ou à leurs représentations, ne l’empêchoit pas de penser à la philosophie et aux philosophes ses amis, dit M. de Grimarest45 : car il le présente toujours, aux yeux du lecteur, comme un philosophe. En faveur de la philosophie, continue-t-il, il traduisit Lucrèce presque tout entier et en vers46 ; et l’on auroit cet ouvrage, si son valet de chambre n’avoit pas pris ces feuilles volantes pour des papiers abandonnés, qu’il mit en papillotes pour mettre en boucles les perruques de son maître47. La tranquilité avec laquelle l’auteur prit un contretemps si {p. 20} piquant valoit bien la traduction même, au sentiment de M. de Grimarest48.

Ne voulant rien dissimuler des jugemens avantageux et désavantageux que diverses personnes de mérite ont fait de Moliere, on ne passera pas sous silence ce qu’en dit le signor Louis-Antoine Muratori, bibliothéquaire du grand duc49. Après avoir blâmé Corneille et Racine d’avoir fait parler avec trop d’esprit, les personnes qu’ils font paroître pénétrées de grandes passions, « Moliere, dit-il, est un auteur pernicieux » qui ne tend qu’à donner du crédit et de l’autorité au crime, en décriant ceux qui s’y oposent, ou en aprenant la maniéré dont les jeunes personnes doivent se servir pour tromper des parens chargez de leur conduite ».Il n’excepte aucune de ses pièces, et ne fait même aucune grâce au Misantrope50.

{p. 21} Tout le monde sçait à quel point Moliere étoit acharné contre la médecine. Il définissoit un médecin un homme que l’on paye pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’ayent tué. « Voilà donc votre médecin, lui dit Louis XIV un jour à son dîner, le voyant avec M. de Mau-vilain. Que vous fait-il ? — Sire, répondit Moliere, nous raisonnons ensemble, il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais point, et je guéris. »

Revenu à Paris en 1658, il joua à la Cour ses premières pièces, qui furent extrêmement goûtées, et il en produisit ensuite de nouvelles, dans le véritable goût de la comédie, que nos auteurs avoient négligé, corrompus par l’exemple des Espagnols et des Italiens, qui donnent beaucoup plus aux intrigues surprenantes et aux plaisanteries forcées qu’à la peinture des mœurs et de la vie civile.

Saint-Evremond dit qu’il s’étoit formé sur les anciens à bien dépeindre les gens et les mœurs de son siècle dans la comédie, ce qu’on n’avoit pas vû encore sur nos théâtres. {p. 22} Il prit les anciens pour modèles, et s’est rendu inimitable51, etc.

Cette merveille de nos Jours,
Moliere, aux François regrètable,
Et qu’ils regretteront toujours,
Se trouveroit inimitable
A ceux qu’il avoit imitez,
S’ils se voyoient ressuscitez52 .

Les pièces qui furent trouvées les plus excellentes, sont le Misantrope, le Tartuffe, les Femmes scavantes, l’Avare et le Festin de Pierre. Dans le Bourgeois gentilhomme, le Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin, et les autres de cette nature, il a trop donné au goût du peuple pour les situations et les pointes bouffonnes.

Les précieuses, les petits-maîtres et les {p. 23}médecins ont été les principaux objets de sa satyre.

Il étoit aussi bon acteur qu’excellent auteur ; et dans la représentation de sa dernière pièce, qui fut le Malade imaginaire, il sembloit s’être surpassé lui-même. Tout malade qu’il étoit et pressé d’une fluxion de poitrine, il entreprit d’y jouer pour la quatrième fois, le 17 de février 1673, et ne put achever qu’avec de très grands efforts. Il lui en coûta la vie, car, s’étant mis au lit en sortant du théâtre, sa toux redoubla avec tant de violence qu’il se rompit une veiné et mourut le même jour. On eut toutes les peines du monde à obtenir qu’il fût enterré en terre sainte, et il fallut un ordre du Roy. Il fut inhumé le 2053 février dans le cimetiere de Saint-Joseph, rüe Montmartre.

ÉPITAPHE54.
Cy gît Moliere, et c’est dommage ;
Il joüoit bien son personnage ;
Il fit fort bien le mort, ainsi que le cocu :
En lui seul, à la comédie,
{p. 24} Tout à la fois nous avons vu
L’original et la copie.

AUTRE55 .
Cy gît sans nulle pompe vaine.
Le singe de la vie humaine,
Qui n’aura Jamais son égal ;
De la mort comme de la vie
Voulant être le singe en une comédie,
Pour trop bien réüssir, il lui réussit mal :
Car la mort, en étant ravie,
Trouva si belle la copie
Qu’elle en fit un original.

AUTRE56 .
Passant, ici repose un qu’on dit. être mort,
je ne sçai s’il rit ou s’il dort :
La maladie imaginaire
Ne peut pas l’avoir fait mourir ;
C’est un tour qu’il joue à plaisir,
Car il aimoit à contrefaire.
Quoi qu’il en soit, cy gît Moliere :
Comme il étoit comédien,
Pour un malade imaginaire,
S’il fait le mort, il le fait bien.

{p. 25} AUTRE57 .
Sous ce tombeau gisent Plante et Térence,
Et cependant le seul Moliere y gît.
Leurs trois talens ne formoient qu’un esprit,
Dont le bel art divertissoit la France.
Ils sont partis, et fai peu d’espérance De les revoir malgré tous nos efforts ;
Pour un long tems, selon toute apparence,
Térence, Plaute et Moliere sont morts.

Voilà, Monsieur, tout ce que vous aurez de moi aujourd’hui sur les matières auxquelles vous vous intéressez ; mais je vous promets quelque chose de plus remarquable sur la vie et les ouvrages de Moliere.

Mémoires pour servir à l’histoire du théâtre et spécialement à la vie des plus célèbres comédiens françois (mai 1738) §

{p. 27} En donnant ici une idée de nos meilleurs acteurs et actrices, nous engagerons peut-être les autres nations de l’Europe à tirer de l’oubli les personnes qui ont excellé dans la même profession parmi eux, en nous aprenant leurs caractères, leurs mœurs et les diférentes parties dans lesquelles ils se sont rendus recommandables dans le rare talent {p. 28} de l’imitation. On doit rendre justice au mérite dans quelque sujet qu’il se trouve, en mettant dans tout leur jour les excellens ouvrages des plus illustres auteurs et y substituant à la place de la fiction toutes les aparences de la vérité par une charmante illusion. Au contraire, il semble qu’on ait affecté de répandre l’infamie sur ceux qui nous font tant de plaisir.

Il semble aussi que la plupart des hommes, contens de louer et d’estimer les poètes, ayent poussé le mépris pour les comédiens jusqu’à l’excès, quoique le public leur doive presque autant qu’aux poètes ; du moins, sans eux, jamais le public n’auroit eu tant de plaisir, ni les poètes tant de gloire ; et il n’est pas bien sûr qu’un excellent comédien soit une chose beaucoup plus commune qu’un excellent poète58.

{p. 29} Blandimare 59 et Gandolin sont deux personnages comiques de l’ancien théâtre. Ce dernier étoit une espèce d’arlequin60, à ce qu’on peut voir par son portrait en estampe61, avec ces vers au bas :

Gandolin par sa rhétorique
Nous fait la rate épanouir,
Et, pour n’avoir plus la colique,
Il faut tant seulement l’oüir.
Quelques fables qu’il nous raconte,
Elles ont un si bel effet
Que chacun y trouve son conte,
Et s’en retourne satisfait.

Mondory d’Orléans62. Il étoit, comme le chef de la troupe du Marais, très-excellent comédien, beau parleur ; aussi étoit-ilchargé de l’emploi d’orateur du corps, c’est-à-dire de faire les annonces et les petits discours dont on les accompagnoit en ce temps-là : {p. 30} Dorgemont63, son camarade, lui succéda dans cet office. C’étoit un homme d’une taille moyenne, mais bien prise, la mine haute, le visage agréable et expressif. Il avoit de petits cheveux crêpés avec lesquels il jouoit tous les rôles de héros sans avoir jamais voulu mettre de perruque. Cet habile acteur mourut par le trop d’ardeur qu’il avoit dans la représentation des personnages qu’il jouoit. M. de Saint-Evremond64 raporte qu’il fit de si grands efforts enjouant le rôle d’Hérode, dans la tragédie de Mariane65, que cela lui causa la mort ; ce qu’il faut entendre par là, c’est que Mondory tomba en apoplexie en jouant ce rôle ; il resta paralytique d’une partie du corps, et sa langue se trouva embarrassée. Il se retira66 dans une maison qu’il avoit auprès d’Orléans pour y finir ses jours. Cependant le cardinal de Richelieu le fit revenir à Paris et l’engagea à jouer le {p. 31} principal rôle dans la comédie de l’Aveugle de Smirne67, mais il n’en put jouer que deux actes. Il s’en retourna dans sa retraite avec une pension du cardinal de 2000 liv. Les seigneurs de ce temps-là se signalèrent aussi en libéralités, car, soit pour faire leur cour au premier ministre, soit pour récompenser le mérite de ce fameux comédien, ils lui donnèrent presque tous des pensions, ce qui fit à Mondory environ huit ou dix mille liv. de rente, dont il joüit jusqu’à sa mort, arrivée vers l’an...68, ayant vécu fort vieux.

Il jouoit les grands rôles avant Floridor. Scaron fait dire à la Rancune dans son Roman comique, en parlant des acteurs en réputation de son temps : « Belleroze étoit trop affecté, Mondory trop rude, Floridor trop froid. »

Le prince de Guimené disoit de ce fameux comédien : Homo non periit, sed periit artifex. On a dit depuis la même chose de Scaramouche dans le temps qu’il représentoit {p. 32}sur le théâtre des Italiens, à l’Hôtel de Bourgogne69.

Montfleury 70, comédien de la troupe royale, mourut en 1667. La tragédie de la Mort d’Asdrubal est de son fils71.

C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, et acteur universel. Il excelloit également dans le tragique et dans le comique. C’est un de ceux qui a le plus fait valoir les premières pièces de P. Corneille du temps du cardinal de Richelieu72. Il avoit l’air noble et les maniérés polies et agréables. Sa réputation étoit très grande.

On assure qu’il avoit joué Oreste d’original, dans l’Andromaque de Racine73, et qu’il {p. 33} mourut même dans le temps que cette pièce commençoit à être goûtée. M. de Saint-Evremond, écrivant à M. de Lionne74 en 1668 ou 1669, lui dit en parlant d’Andromaque : « Vous avez raison de dire que cette pièce est déchûë par la mort de Montfleury : car elle a besoin de grands comédiens qui remplissent par l’action ce qui lui manque… Attila75, au contraire, a dû gagner quelque chose par la mort de cet acteur. Un grand comédien eût trop poussé un rôle assés plein de lui-même, et eût fait faire trop d’impression à sa férocité sur les âmes tendres. »

On prétend qu’il mourut par les efforts violens qu’il fit enjouant Oreste, où l’on assure que son ventre s’ouvrit ; il étoit si prodigieusement gros76 qu’il étoit soutenu par {p. 34} un cercle de fer. Il faisoit des tirades de vingt vers de suite et poussoit le dernier avec tant de vehémence que cela excitoit des brouhahas et des aplaudissemens qui ne finissoient point. Il étoit plein de sentimens pathétiques, et quelquefois jusqu’à faire perdre la respiration aux spectateurs.

Le chant et l’emphase étoient le seul genre de déclamation qui fût alors connu. Moliere, dans l’Impromptu de Versailles77, osa en faire sentir le ridicule, et y critiquer, entre autres, le ton emphatique et de démoniaque de Montfleury dans la scène de Nicomède où Prusias, représenté par cet acteur, s’entretient tout seul avec son capitaine des gardes78. Montfleury étoit gros, c’est à quoi Moliere fait allusion dans la même pièce. Il joüoit les rois et les rôles emportés ; il laissa trois enfans : un fils connu par ses pièces de théâtre79, et deux filles, dont l’une, appellée Mlle d’Ennebault80 étoit {p. 35} comédienne de l’Hôtel de Bourgogne, et l’autre81 de la troupe du Marais. La demoiselle Mariane d’Angeville82, aujourd’hui actrice d’un très-grand mérite, nièce de la célèbre Charlotte Desmares, actrice inimitable, est arrière-petite-fille de Montfleury du côté de sa grand-mere, fille de la demoiselle d’Ennebault83.

Le Comédien poète, comédie en cinq actes de Montfleury84.

On donna la premiere représentation de cette pièce sur le théâtre de la rue Mazarine, le 10 novembre 1673 ; on la joüa huit fois au double, et dix fois à l’ordinaire85.

Montfleury, qui passe pour l’auteur de cette pièce, n’y avoit pas, selon toutes les aparences, la meilleure part : car on trouve dans {p. 36} les registres des comédiens de ce temps-là : « donné à Mrs de Montfleury et Corneille chacun 660 liv. de l’argent qu’on a retiré au Comédien poëte, pour lad. pièce : cela fait 1320 liv. ». Le 29 décembre 167386.

M1le de Montfleury87: elle étoit retirée et touchoit pension de la troupe royale en 1674. Lors du règlement fait en 1681 à l’occasion des deux troupes, elle eut mille livres de pension, et mourût le 1er mars 1683.

{p. 37} Le Noir de la Torillière 88, père des demoiselles Baron89 et Dancourt90, du sieur de La Torilliere91 4 dernier mort, et grand-père de celui d’aujourd’hui92. Il étoit acteur tragique et des meilleurs, et de la Troupe Royale en 1674.

C’étoit un très-gracieux comédien, quoique d’une taille médiocre, mais il avoit de beaux yeux et de belles dents. Il jouoit les rôles de rois et de paysans. On remarquoit un défaut en lui, qui étoit d’avoir un visage riant dans les passions les plus furieuses et les situations les plus tristes.

Il étoit contemporain de La Fleur93, et lui succéda dans les rôles de rois94. L’auteur de la Recherche sur les théâtres95 dit qu’il étoit {p. 38} gentilhomme96 et officier dans les troupes du Roy97. On prétend que le goût qu’il avoit pour la comédie le détermina à demander à Sa Majesté la permission d’entrer dans la troupe de Moliere98. Le Roy, surpris de cette demande, lui donna quelque temps pour faire des réflexions sur le parti qu’il vouloit prendre ; La Torilliere persista dans le dessein de se faire comédien, et le Roy y consentir En 166799, Moliere le chargea d’aller avec La Grange, son camarade, à Lille en Flandre, présenter un placet à Sa Majesté sur la défense qui fut faite à Moliere et à sa troupe, le 6 août, de jouer le Tartuffe jusqu’à nouvel ordre. Après la mort de Moliere, il fut un de ceux qui quittèrent le Palais Royal pour passer de leur gré à l’Hôtel de Bourgogne100.

{p. 39} Nanteuil101 , comédien de la Reine, et auteur de ces pièces :

Les Brouillards nocturnes102, 1669 ;

Le Comte de Roquefeuille103, ou le Docteur extravagant, id. ;

L’Amour sentinelle, ou les Cadenas forcés104, 1672 ;

Dorimond105, comédien de Mademoiselle106, et auteur de :

{p. 40} La Rosélie, ou Dom Guillot, 1641107 ;

L’Amant de la Seine108, 1661 ;

L’Inconstance punie, id. ;

L’Amant de sa femme, id. ;

L’École des cœurs109 ou la Précaution inutile, id. ;

Les Amours de Trapolin, ou la Comédie de la Comédie, 1662110 ;

La Femme industrieuse, 1692111.

Françoise-Jacob d’Ennebault, sœur de Mlle Dupin, fille de Montfleury, grand-mere maternelle de Mlle.Desmares.

C’étoit une des plus anciennes actrices de l’Hôtel de Bourgogne en 1674. Elle vint {p. 41} dans la troupe de Guenegaud en 1681112, avec une part. Son fort étoit ses rôles de travestissement en homme113. C’étoit une grande personne fort puissante et de bonne mine. Elle chantoit dans les intermèdes du Malade imaginaire.

De Villiers114, poète comique, et très-bon comédien de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, dont il s’étoit retiré avant l’année 1674. Ses pièces de théâtre sont :

Le Festin de Pierre, tragi-comédie, 1660 ;

L’Apotiquaire dévalisé, id. ;

Les Ramoneurs, 1662 ;

Les Trois Visages ;

La Magie sans magie115.

De Salbray, comédien de l’Hôtel de Bourgogne en 1674116, et poète dramatique. Les pièces qu’on connoît de lui sont :

{p. 42} L ’ Enfer divertissant   ;

La Belle Égyptienne117 ;

Andromaque, pièce en machines 118;

La Troades119 .

Juvenon de La Fleur120, père de La Thuillerie. C’étoit un grand homme, beau de visage, fort bien fait, et excellent acteur pour jouer les rôles de rois ; il étoit des plus anciens comédiens de la Troupe Royale en 1674. Il excelloit encore pour les caractères de Gascons et de Capitans : on dit de lui, que c’est le premier acteur qui ait eu ce qu’on appelle des entrailles, c’est-à-dire l’art de s’émou voir, pour toucher ensuite les autres, ce que Floridor n’a voit point à ce degré de perfection. Il joua d’original, en 1672121, le rôle du vizir {p. 43} Acomat dans la tragédie de Bajazet. Il succéda à Montfleury pour les rois122.

Jean Juvenon de La Thuillerie123, comédien et poète, fils de La Fleur, mort à trente-quatre ans124 ou environ, d’un coup qu’il se donna à la tête : il étoit fort débauché.

C’étoit un très-grand et bel homme, fort bien fait ; il jouoit les rôles de jeunes rois. Il étoit dans la Troupe Royale en 1674125 et seroit arrivé à un haut degré de perfection, s’il eût vécu plus longtemps. C’étoit un très bon joueur de paume, entrant dans les plus grandes parties des paumiers du Roy, à Fontainebleau et ailleurs, et qu’on s’empressoit d’aller voir ; il faisoit bien tous les exercices des armes, etc.

Il a joué d’original tous les rôles de rois des pièces de Capistron126, hors Tyridate127 : {p. 44} il avoit sa part entiere lors de la jonction des troupes en 1680 ; il joua aussi d’original Antonin, dans la tragédie de Geta128.

La Thuillerie n’étoit que le prête-nom des pièces recueillies dans le volume qui porte son nom129; elles sont pour la plupart de l’abbé Abeille. Les complimens qu’il en recevoit le flaterent jusqu’au point de croire qu’il les avoit faites, ce qui donna lieu à cette épitaphe :

Ici gît, qui se nommoit Jean ;
Il croyait avoir fait Hercule et Soliman130 .

Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps (mai 1740) §

{p. 45} Puisque vous n’êtes point rebuté, Monsieur, de ce que je vous ai déjà écrit notre illustre poète Comique, et sur lequel vous me pressez encore, je vais satisfaire du mieux que je pourrai à votre envie. Au reste, je ne croyois pas que Moliere fût aussi connu et aussi chéri en Allemagne ; vous trouverez peut-être bien des minuties dans ces Lettres {p. 46} mais je ne vous promets pas autre chose.

A l’égard des répétitions, je tâcherai de vous les épargner ; et pour commencer, puisque vous avez une suite exacte des Mercures de France, je vous renvoie à celui du mois de février 1722, page 121, pour la Princesse d’Elide, ou les Plaisirs de l’Isle enchantée, comédie-ballet, représentée à Versailles au mois de may 1664131. « Cette pièce réussit, et la Cour ne traita point avec sévérité un ouvrage fait à la hâte, pour la divertir. Moliere n’avoit eu le temps d’écrire en vers que le premier acte, et la première scène du second. L’applaudissement du Prince, récompense aussi juste que flateuse pour Moliere, les allusions vrayes ou fausses qui pouvoient avoir quelque chose de mystérieux, les agrémens de la musique et de la danse, et plus encore l’espece d’yvresse que produisent le mouvement et l’enchaînement des plaisirs, contribuèrent au succès de la Princesse d’Elide. Paris en jugea moins favorablement ; il la vit132 séparée des ornemens qui {p. 47} l’avoient embellie à la Cour, et, comme le spectateur n’étoit ni au même point de vûe, ni dans la situation vive et agréable où s’étoient trouvés ceux pour qui elle étoit destinée, on ne tint compte à l’Auteur que de la finesse avec laquelle il dévelope quelques sentimens du cœur, et de l’art qu’il employe pour peindre l’amour propre et la vanité des femmes. »

Cette piece fut donnée à Paris au mois de novembre suivant, et fut jouée 24 fois133 de suite ; la recette monta à 15,2oo livres. La musique du divertissement est de Lambert134, pour laquelle les comédiens lui firent présent de trente pistoles.

On sçait que cette piece est imitée de la comedie espagnole qui a pour titre, El Desden con el desden, d’Augustin Moret.

135 « Le Roy Louis XIV donna-le sujet des {p. 48} Amans magnifiques, comedie-ballet en cinq actes, en prose, etc. Deux princes rivaux s’y disputent par des fêtes galantes le cœur d’une princesse. Suivant cette idée générale, Moliere réünit à la hâte, dans différens intermedes, tout ce que le théâtre lui put fournir de divertissemens propres à flater le goût de la Cour. Le personnage de Sostrate est un caractere d’amant qu’il n’avoit pas encore exposé sur la scène ; Clitidas, plaisant de Cour, est plus fin que n’est Moron dans la Princesse d’Elide136. Un astrologue, dont l’artifice démasqué sert à détromper les Grands d’une foiblesse qui fait peu d’honneur à leurs lumières, dédommage en partie de la singularité peu vraisemblable d’un dénoüement machinal. L’auteur, qui, par de solides réflexions et par sa propre experiencé, avoit apris à distinguer ce qui convenoit aux differens théâtres pour lesquels il travailloit, ne crut pas devoir hasarder cette comédie sur le théâtre de Paris. Il ne la fit pas même imprimer137, quoi qu’elle ne soit pas sans {p. 49} beautés pour ceux qui sçavent se transporter aux lieux, aux temps et aux circonstances dont ces sortes de divertissemens tirent leur plus grand prix »

Dans l’Etourdi, qui est la premiere comedie de Moliere, on doit observer que le valet fourbe ne fait pas l’intrigue de la fable, comme il le paroît d’abord ; car il imagine toutes ses fourberies avec tant de jugement qu’il n’auroit besoin que de la premiere pour arriver à ses fins ; mais, l’étourdi détruisant par son caractère tout ce que fait le valet, et ce valet se piquant de réussir, ils composent tous deux une intrigue, dont on peut dire que le caractère de l’Etourdi est le premier mobile. On reprocha à Moliere que le valet paroît plus étourdi que ce principal personnage, puisqu’il n’a presque jamais l’attention de l’avertir de ce qu’il veut faire.

Le sujet de cette piece est pris dans l’Inavvertito, comédie italienne en prose, composée par Nicolo Barbieri, dit Beltrame, imprimée en 1629.

{p. 50} Le Dépit amoureux, comédie de Moliere en vers et en cinq actes, fut joué à Paris immédiatement après l’Etourdi138. Ce sont particulièrement les deux dernieres scènes du quatrième acte qui donnent le titre à la pièce. On ne peut mieux exprimer le mouvement d’un cœur extrêmement amoureux, qui, étant agité de jalousie, voudroit rompre avec l’objet aimé, sans pourtant en pouvoir venir à bout. On a toujours trouvé dans cette comédie le déguisement d’une fille en garçon peu vraisemblable, mais on admire la scène de la brouillerie et du raccommodement d’Eraste et de Lucile.

Moliere imita le sujet de cette comedie de deux pièces italiennes, l’une intitulée l’lnteresse, de Nicolo Secchi, en prose, imprimée en 1581, et l’autre, d’un ancien canevas ou farce, jouée à l’impromptu, qui a pour titre gli Sdegni amorosi.

Les Précieuses ridicules, comédie en un acte et en prose, qui fut faite d’abord pour la province139; elle fut si aplaudie à Paris qu’on {p. 51} la joua quatre mois de suite140, et l’on prétend que c’est à l’occasion de cette pièce que la troupe de Moliere haussa le prix des places, qui alors n’étoient que de dix sols au parterre141.

Le Cocu imaginaire. Cette pièce fut jouée pour la premiere fois sur le theatre du Petit Bourbon, le 28 may 1660, et l’on en donna quarante représentations de suite, quoiqu’en été142. Elle a pour intrigue des aparences d’infidélité qui font un jeu de théâtre fort agréable, et dont le sujet est pris d’un canevas italien joué à l’impromptu, lequel a pour titre : Il Ritratto, ou Arlichino cornuto per opinione.

Don Garde de Navarre, ou le Prince jaloux, comédie héroïque en vers et en cinq actes, fut représenté dans sa nouveauté le 4 février 1661, sur le théâtre du Palais-Royal. Moliere y joua le rôle du héros de la piece, {p. 52} et l’on trouva qu’il n’avoit point de talent pour le sérieux, comme comédien ; la comédie fut très-mal reçue143, ne se releva point de sa chute, et ne fut imprimée qu’après la mort de l’auteur144. Le sujet est tiré de l’espagnol145.

L’École des Maris. Dans cette pièce de caractère et d’intrigue, Moliere avouoit lui-même avoir pris quelque idée des Adelphes de Terence ; mais il faut convenir aussi qu’il a fait honneur à son original, et qu’il l’a surpassé. Cette imitation consiste dans les deux frères que Terence met sur la scène ; celui qu’il nomme Micion, est ici apelle Ariste, et son Demea est Sganarelle. Ce que Moliere fait dire à ces deux frères convient infiniment mieux, et leur dialogue est si bien accommodé à nos manières, qu’il n’y a pas lieu de soupçonner notre auteur d’avoir {p. 53}ni traduit, ni même imité Terence. Les deux frères ici ne sont point mariés ; ils sont les tuteurs de deux filles qu’un de leurs amis leur a laissées, pour les épouser ou pour les pourvoir, comme bon leur semblera. Ariste permet que Leonor voye le beau monde et qu’elle aille vêtue comme une fille de qualité, sans néanmoins donner dans le ridicule outré des modes. Sganarelle, au contraire, tient la sienne renfermée et la traite rudement : l’une et l’autre sont parfaitement sages, et n’ont rien qui ressemble à Eschinus ny à Ctésiphon. Pour Sganarelle, il conserve jusqu’à la fin son caractère d’homme sauvage et bizarre, ce qui n’est point dans Terence.

On trouve la fable de cette pièce dans la troisième nouvelle du Decameron de Boccace146. Le denoüement de cette comédie passe pour le meilleur de toutes celles de Moliere, et l’on regarde cet ouvrage comme le chef d’œuvre des pièces en trois actes.

Les Fâcheux. Le roi Louis XIV donna à Moliere le caractère du chasseur impertinent qu’on voit dans cette pièce, et comme il {p. 54} n’entendoit point du tout la chasse, ce prince l’envoya de sa part au comte de Soyecourt, qui étoit très au fait de cet exercice147, et avec lequel Moliere fit la prose de cette agreable scène, qu’il versifia ensuite en son particulier.

L’opinion la plus reçue sur la comédie des Fâcheux est que Moliere en a tiré le sujet d’une ancienne comedie italienne intitulée : Le Case svaliggiate, ou Gli interrompt menti di Pantalone. C’est la même comedie que nous avons vû jouer par les comédiens italiens de l’Hôtel de Bourgogne d’aujourd’hui, sous le titre d’Arlequin dévaliseur de maisons148.

« Moliere n’étoit ni trop gras ni trop maigre ; il avoit la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchoit gravement, avoit l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvemens qu’il leur {p. 55} donnoit lui rendoient la physionomie extrêmement comique. A l’égard de son caractère, il étoit doux, complaisant, généreux. Il aimoit fort à haranguer ; et, quand il lisoit ses pièces aux comediens, il vouloit qu’ils y amenassent leurs enfans149, pour tirer des conjectures de leurs mouvemens naturels150. »

151La fécondité de Moliere est encore plus sensible dans les sujets qu’il a tirés des auteurs anciens et modernes, ou dans les traits qu’il {p. 56} a empruntés d’eux. Toujours supérieur à ses modèles, et en cette partie égal à lui-meme, il donnait une nouvelle vie à ce qu’il avoit copié. Les modèles disparoîssoient, il devenoit original. C’est ainsi que Plaute et Térence avoient imité les Grecs. Mais les deux poètes latins, plus uniformes dans le choix des caractères et dans la maniéré de les peindre, n’ont représenté qu’une partie des mœurs générales de Rome. Le poète françois a non seulement exposé sur la scène les vices et les ridicules communs à tous les âges et à tous les pays, il les a peints encore avec des traits tellement propres à sa nation, que ses comédies peuvent être regardées comme l’histoire des mœurs, des modes et du goût de son siècle ; avantage qui distinguera toujours Moliere de tous les auteurs comiques.

     « La nature, qui lui avoit été si favorable du côté des talens de l’esprit, lui avoit refusé ces dons exterieurs, si nécessaires au théâtre, surtout pour les rôles tragiques. Une voix sourde, des inflexions dures, une volubilité de langue qui précipitoit trop sa déclamation, le rendoient, de ce côté, fort inférieur aux acteurs de l’Hôtel de Bourgogne. Il se rendit {p. 57} justice, et se renferma dans un genre où ces défauts étoient plus suportables. Il eut même bien des difficultés à surmonter pour y réussir, et ne se corrigea de cette volubilité si contraire à la belle articulation que par des efforts continuels, qui lui causèrent un hoquet qu’il a conservé jusqu’à la mort, et dont il sçavoit tirer parti en certaines occasions. Pour varier ses inflexions, il mit le premier en usage certains tons inusités, qui le firent d’abord accuser d’un peu d’affectation, mais auxquels on s’accoûtuma. Non seulement il plaisoit dans les rôles de Mascarille, de Sganarelle, d’Hali, etc., il excelloit encore dans les rôles de haut comique tels que ceux d’Arnolphe, d’Orgon, d’Harpagon. C’est alors que, par la vérité des sentimens, par l’intelligence des expressions et par toutes les finesses de l’art, il séduisoit les spectateurs au point qu’ils ne distinguoient plus le personnage représenté d’avec le comédien qui le représentait152 ; aussi se chargeoit-il toujours des {p. 58} rôles les plus longs et les plus difficiles. Il s’étoit encore réservé l’emploi d’orateur de sa troupe153.

Claire- Elisabeth - Armande - Gresinde Béjar, veuve de Moliere ; elle épousa François Guérin154, excellent comedien de la Troupe du Roy, d’où elle sortit en 1694. Après la mort de son mari, elle entra dans la troupe de la rue Mazarine lors de son établissement en 1673. Elle avoit la taille mediocre, mais un air engageant, quoiqu’avec de très petits yeux, une bouche fort grande et fort plate, mais faisant tout avec grâce, jusqu’aux plus petites choses, quoiqu’elle se mît très-extraordinairement, et d’une maniéré presque toujours oposée à la mode du temps.

Lors du Règlement fait en 1681, elle avoit une part entière à l’Hôtel de Guenegaud. Le portrait que fait Cléonte dans le troisième acte du Bourgeois gentilhomme est lait d’après elle. Elle jouoit tous les grands rôles {p. 59} dans les pièces de son mari155, qu’il travailloit exprès pour ses talens. Elle avoit de la voix, et chantoit ordinairement avec la Grange dans le second acte du Malade imaginaire156.

Genevieve Bejar157, sa sœur cadette158, épouse de M. Aubri159, actrice à l’Hôtel de Guenegaud en 1684160. II y avoit une troisième sœur morte avant 1673161.

N. Béjar, oncle162 des Dlles Bejar, jouoit le rôle de la Flèche dans l’Avare. Il avoit quitté la troupe du Palais-Royal avant la mort de Moliere.

{p. 60} N. de Beaupré, tante de la Dlle Marotte Beaupré, épouse de Verneuil163. Elle étoit actrice de la troupe du Marais et avoit quitté la comédie avant la démolition de ce théâtre. C’est une des premieres actrices qui ayent joué en femme sur le théâtre, car auparavant il n’y avoit que des hommes ; c’est en quoi consistoit son plus grand mérite. On lui fait dire dans le Segresiana : « M. Corneille nous a fait un grand tort ; nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois écus, que l’on nous faisoit en une nuit, on y étoit accoûtumé, et nous gagnions beaucoup. Présentement les pièces de M. Corneille nous coûtent bien de l’argent, et nous gagnons peu de chose. Il est vrai que ces vieilles pièces étoient misérables, mais les comediens étoient excellens, et ils les faisoient valoir par la représentation. »

{p. 61} N. Valiote, morte avant 1673164, mere de la Dlle Chanvalon, bonne actrice comique du Théâtre-François, retirée depuis 18 ans165.

N. Duclos166, excellente dans le grand tragique, morte vers l’an 1673, mère ou grand’-mère de l’actrice inimitable du Théâtre-François qui porte le même nom.

N. Petit de Beauchamp167, dite la Belle Brune168, grand’mère maternelle du Sr du Boccage, acteur de la Troupe du Roy. Elle étoit de la {p. 62} troupe du Marais, et joüa d’original, dans une des tragedies.de P. Corneille, le rôle de Rodogune, pour lequel le cardinal de Richelieu169 lui fit présent d’un habit magnifique à la romaine. C’étoit une excellente actrice, grande et bien Faite, d’une représentation avantageuse, morte en Allemagne, dans la troupe des comédiens du duc de Zell.

Elle refusa d’entrer à l’Hôtel de Bourgogne, parce qu’on ne vouloit donner qu’une demi-part à son mari, qui avoitun talent singulier pour jouer tous les déguisemens en femme.

N. Rozely170, de la troupe du Marais, ex-celloit dans les rois et les paysans.

A.-P. P. De Chateauneuf171, comédien et {p. 63} poète, auteur de la Feinte Mort de Pancrace, comédie en vers de quatre pieds, en un acte, représentée par les comédiens de Monsieur le Prince, en 1663.

N. Du Parc, ou Gros René172, mort avant 1673. Sa femme étoit aussi comédienne ; elle étoit belle et bien faite, et dansoit très-bien ; elle brilloit aux ballets du Roy dans les danses hautes ; elle faisoit certaines caprioles remarquables, car on voyoit ses jambes et partie de ses cuisses par le moyen de sa jupe fendue des deux cotés, avec des bas de soye, attachés au haut d’une petite culotte.

N. Nanteuil173, poète ; il prenoit la qualité de Comédien de la Reine. On a de lui :

L’Amour sentinelle, ou le Cadenat forcé, comédie, en 1672 ;

{p. 64} Le Comte de Roquefeuille, ou le Docteur extravagant, comédie en un acte, 1672174 ;

Les Brouilleries nocturnes, comédie, 1669 ;

Le Campagnard dupé, comédie, 1671.

Beauchateau175, morte à Versailles le 6 janvier 1683. C’étoit la plus ancienne comédienne de l’Hôtel de Bourgogne en 1674. Elle avoit quitté la comédie lors de la jonction des troupes ; il lui fut accordé une pension de 1,000 livres par le Règlement de 1681.

D’Orgemont176, mort avant 1673, étoit de la troupe du Marais, fort bien fait de sa personne et très-capable dans sâ profession ; il parloit bien et de bonne grâce, ce qui lui fit conferer par ces camarades l’emploi qu’on apelloit parmi eux, en ce temps-là, de {p. 65} harangueur de la troupe ; il succéda177 au fameux Mondory, qui avant lui faisoit toujours les annonces et les complimens.

Judith de Nevers, dite Guyot, actrice de Guenegaud en 1679178. Après avoir quitté la Comédie179, elle fut longtemps180 à la porte pour recevoir les billets. Elle mourut181 d’un coup à la tête, et par son testament elle donna tout son bien aux comédiens, par forme de restitution182

Edme Villelain183, sieur de Brie. Il succéda à Du Parc184 dans les rôles de Gros René, et joua d’original Loyal dans le Tartuffe. Il étoit difficile à vivre et grand bretteur ; {p. 66} Moliere ne l’aimoit point : c’étoit le plus ancien comédien lors de l’établissement de la troupe de Guenegaud185

Pierre Messier186, dit Bellerose, comédien en 1629 et mort avant 1670. Acteur tragique ; on croit que c’est lui qui a joué d’original le rôle de Cinna dans la tragédie de ce nom. Il étoit en grande réputation du temps du cardinal de Richelieu. On n’avoit point encore vu de si parfait comédien dans la troupe royale de l’Hôtel de Bourgogne, dont il étoit l’orateur ; il annonçoit de bonne grâce, parloit facilement, et ses petits discours faisoient toujours plaisir à entendre par les traits nouveaux dont il prenoit soin chaque jour de les orner. Floridor lui succéda187 dans cet emploi. Il a joué le rôle du Menteur d’original. Le cardinal de Richelieu lui avoit fait présent d’un habit magnifique pour le jouer, ce qui piqua si fort l’acteur qui jouoit le rôle d’Alcipe, qui étoit fort inférieur au rôle du Menteur, qu’il fit valoir {p. 67}cet Alcipe autant et plus qu’il ne pouvoit valoir.

Dans les Mémoires du Cardinal de Retz, on voit que Mme de Montbason ne pouvoit pas se résoudre à aimer M. de La Rochefoucault, parce qu’il ressembloit à Bellerose, qui avoit, disoit-elle, l’air fort fade.

Louise Jacob, épouse de Joseph du Landas, sieur Dupin188, fille de Montfleury, et sœur de la Dlle Ennebault. Elle entra avec son mari dans la troupe de la rue Mazarine, lors de son établissement en 1673189. Elle avoit auparavant été admirée sur le théâtre du Marais, où elle jouoit tous les premiers rôles sérieux et comiques. Elle avoit joué la comédie à la cour d’Hanovre190, d’où elle vint dans la troupe du Marais.

{p. 68} Dorimont191, comédien de Mademoiselle et poète, mari de Marote Ozillon. Ses pièces de théâtre sont :

L’Ecole des cocus, ou la Précaution inutile, comédie en vers et en un acte, 1661 ;

L’Inconstance punie, en un acte en vers, 1661 ;

La Femme industrieuse, en vers, en un acte, 1661 ;

La Comedie de la Comedie, ou192les Amours de Trapolin, en un acte en vers, 1662 ;

La Roselie, ou le Dom Guillot, en cinq actes en vers, 1661 ;

L’Avare dupé, ou l’Homme de paille193, en trois actes en vers, 1663 ;

Le Festin de Pierre, ou l’Athée fou-droyé, tragi-comédie, 1665 ;

Le Médecin dérobé, comédie194.

Marie du Mont Ozillon, veuve de {p. 69}Dorimont, et de Pierre Ozillon195 portier fameux par sa résistance et ses combats, etc. Elle entra dans la troupe de la rue Mazarine, lors de son établissement, en 1673 ; médiocre actrice, mais fort considérée de la troupe par rapport à son mari. Elle avoit quitté la Comédie lors de la jonction des troupes, et il lui fut accordé 1,000 livres de pension annuelle lors du Règlement fait le 12 avril 1679196.

A. J. De Montfleury197, poète comique, fils du comédien du même nom. On compte, parmi ses pièces de théâtre, la Dame médecin, jouée à Guenegaud, en 1678198 ;

l’Impromptu199  ;

{p. 70} Les trois petites pièces de la Didon lardée. (Voyez le Mercure de janvier 1725 et celui d’octobre 1726.)

Deuxième lettre sur la vie et les ouvrages de moliere et sur les comédiens de son temps (juin 1740) §

{p. 71} Voici, Monsieur, la suite des Mémoires qu’on a pû ramasser sur l’état de nos théâtres depuis environ soixante-dix ans.

L’École des femmes, comédie en vers et en cinq actes. Beaucoup de personnes croyent que Moliere a pris l’idée de cette pièce dans un nouvelle espagnole, qu’on trouve dans les œuvres de Scarron traduite en notre langue, {p. 72} et intitulée la Précaution inutile200. Elle roule sur l’experience d’un homme galant, qui, ayant vu quantité de femmes d’esprit infidelles, en voulut épouser une d’une sotise extrême, de laquelle il fut aussi trompé.

Après la mort de Moliere201, cette pièce fut jouée par les Srs Rosimont, de la Grange, Verneuil, la Tuillerie, Raisin, du Croisy, et par les Dlles Raisin et de la Grange. Elle fut donnée dans sa nouveauté, au mois de décembre 1662202.

La Critique de L’Ecole des femmes, petite comedie en prose ou plûtôt dialogue divisé en sept scènes, représentée pour la premiere fois à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, {p. 73} le vendredi premier juin 1663 par la troupe de Monsieur. Elle eût un très-grand succès jusqu’au 13203 août qu’on l’interrompit. On la joua toûjours après la comédie de l’École des femmes, et elle raporta 29,963 livres en 32204 représentations.

On assure que le poète Boursaut crût se reconnoître dans le portrait de Lisidas, et que, pour s’en venger, il donna sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne une petite comedie dans le goût de celle-ci, intitulée le Portrait du peintre, ou la Contre-critique.

Moliere à son tour, pour se venger de Boursaut, fit l’Impromptu de Versailles, où il le nomma par son nom et le traita très-mal.

Cette petite comedie en prose fut d’abord représentée à Versailles au mois d’octobre 1663, et, le 4 novembre suivant, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal. On la joua dix neuf fois de suite, et elle raporta 12,136 liv. aux comédiens.

{p. 74}205« Le Mariage forcé, comédie ballet en un acte, en prose, ainsi intitulé206 parce que le Roy y avoit dansé une entrée dans la représentation qui en fut faite au Louvre le 29 janvier 1664. Elle parut sous le même titre, le 13 mai, Septième jour de la fête donnée aux Reines207. On veut qu’une avanture réelle, qui avoit un raport éloigné à l’intrigue, ait alors donné à cette pièce un sel qu’elle n’a plus. Elle parut à Paris208 sous le titre de comédie, avec des changemens209. Le plus considérable est l’addition de la scène de Dorimene et de Lycaste, dont Sganarelle est témoin ; elle suplée au magicien chantant, qui détournoit Sganarelle de son mariage. »

La scène des deux philosophes210 nous aprend que les sujets les plus graves peuvent être traités d’une maniéré facetieuse, etc.

{p. 75} Après la mort de Moliere, cette pièce fut reprise et jouée par les Srs la Grange, du Croisy, Verneuil, Rosimont, et par les Dlles Guerin, de Brie et la Grange211.

On lit dans la nouvelle édition des œuvres de Moliere212, dont on a déjà emprunté quelques fragments213, que « ce ne fut point par son propre choix que cet auteur traita le sujet de Don Juan, ou le Festin de Pierre, comedie en cinq actes en prose, représentée en février 1665214, sur le theatre du Palais-Royal. Les Italiens, qui avoient tiré ce sujet des Espagnols, le firent connoitre en France sur leur theatre, où il eût un extreme succès. Un scélérat odieux par ses noirceurs et par son hypocrisie, le prodige insensé d’une statue qui parle et qui se meut, le spectacle extravagant de l’Enfer, ne révoltèrent point la multitude, toujours avide du merveilleux. Seduite par le jeu des acteurs, frapée d’une {p. 76} nouvelle espèce de tragi-comique, elle fit grâce à un mélange monstrueux de religion et d’impiété, de morale et de bouffonneries, etc. »

A l’égard, M. de ce que vous me demandez des comédiens du temps de Moliere, je pourrai bien vous donner quelques instructions là-dessus ; mais ne vous attendez pas à plus d’ordre que j’en ai gardé jusqu’à présent, et contentez-vous, s’il vous plait, du petit ramassis sur quelques acteurs et actrices du temps de Moliere.

Josias de Soulas, Sr de Floridor, mort vers l’an 1671215. Cet acteur avoit tous les talens imaginables pour le théâtre dont il a été la gloire dans son temps ; il avoit beaucoup de noblesse dans l’air et dans les manières ; il étoit fort aimé de toute la Cour, et particulièrement connu du feu Roy, de qui il avoit reçû plusieurs grâces, pour lui en son particulier, et pour la troupe en général. Il étoit de la Troupe Royale de l’Hôtel de Bourgogne ; le talent de la parole, qu’il possédoit au {p. 77} souverain degré, le fit succeder à Bellerose216 dans l’emploi de harangueur. Ces deux illustres comediens s’attiroient l’estime et l’amitié du public, qui, par le profond silence qu’il observoit lorsqu’ils paroissoient, marquoit bien le cas qu’il en faisoit. Leurs complimens étoient ordinairement courts, bien tournés, et faisoient souvent autant et plus de plaisir que la pièce qu’on venoit de jouer.

Hauteroche succéda à Floridor217, et fut longtemps ensuite l’orateur de la même troupe.

Il avoit été de la troupe du Marais, d’où l’on remarque que les meilleurs sujets qui ayent paru dans la suite sur les autres théâtres de Paris, étoient sortis ; il avoit succédé dans cette troupe-là à Dorgemont dans l’emploi d’orateur, dont il s’étoit acquitté avec de grands aplaudissemens. Il entra dans la suite à l’Hôtel de Bourgogne, où il parût avec éclat en 1643.

La Roque218, son camarade, remplit sa place {p. 78} au Marais dans l’emploi d’orateur de cette troupe.

En 1666, Floridor, qu’on ne vouloit pas reconnoitre pour gentilhomme parce qu’il étoit acteur jouant la comédie, défendit bien sa cause, et la gagna contre les traitans, faisant valoir une déclaration du Roy Louis XIII rendue en 1641, très favorable pour la comédie et les comédiens. Le Roy Louis XIV a toujours considéré l’acteur dont nous parlons comme un gentilhomme, quoique comédien.

Il représentoit tous les premiers rôles d’une maniéré si originale, si imposante et si naturelle, qu’il faisoit oublier tous les grands acteurs qui les avoient joués avant lui ; et un mérité qui lui étoit particulier, c’est qu’il jouoit toujours également bien sans être journalier.

M. de S. Evremond parloit de Floridor et de Montfleury comme des deux meilleurs comédiens du monde. Floridor joüoit le rôle de Ptolémée dans la tragédie de la Mort de Pompée de P. Corneille et celui d’Achille dans l’ Iphigénie de Racine ; Baron lui succéda.

{p. 79} Il fut rendu un arrêt du Conseil d’Etat du Roy, en 1668219, en faveur du Sr Floridor, comédien du Roy, contre les commis de la recherche des usurpateurs de la noblesse, qui fait connoître que la qualité de comédien ne déroge point.

En voici le précis :

Sur la requête présentée au Roy en son Conseil, par Josias de Soulas, écuyer, sieur de Floridor, contenant qu’il a été assigné par devant les sieurs commissaires généraux, députés par Sa Majesté à la suite de son Conseil, pour la recherche des usurpateurs de noblesse de la ville et fauxbourgs de Paris, pour représenter les titres en vertu desquels il prend la qualité d’écuyer ; et bien qu’il soit véritable que Lazare-Victorin de Soulas, écuyer, sieur d’Iolata, son bisayeul, capitaine d’une compagnie de chevau-légers allemans et faisant profession de la religion prétendue réformée, fut envelopé dans la disgrâce de l’amiral de Chastillon, duquel il avoit été nourri page, dans la maison duquel il fut massacré et tué avec ledit sieur amiral, par le malheur que personne n’ignore dans le royaume ; que Jean de Soulas, son fils, lors cornette de cavalerie, ayant apris la mort de son père, fut obligé de se retirer à Gênes, et depuis à {p. 80}Lauzane, au canton de Berne, avec sa famille, où il a toujours depuis vécu noblement ; que Georges de Soulas, son second fils, père du supliant, après avoir achevé ses études à Bâle en Suisse, vint en France au commencement du regne de Henry-le-Grand, où il eût l’honneur d’être placé auprès de Madame la duchesse de Bar, sœur de Sa Majesté, en qualité de ministre de la R. P. R., après le décès de laquelle il se maria en la province de Brie, où il embrassa la vraie religion, et quelque temps après plaça ledit supliant, son fils aîné, dans les gardes du Roy Louis XIII, père de Sa Majesté, où il porta le mousquet dans la compagnie de M. de la Besne, et depuis servit en qualité d’enseigne dans le régiment de Rambure, et après, la réforme de quelques compagnies de ce régiment lui fit prendre le parti de la comédie, dans laquelle il a servi depuis vingt-cinq ans, comme il fait encore à présent, au divertissement de Sa Majesté. Néanmoins, parce que les titres de la noblesse dudit supliant sont dès-lors demeurés entre les mains de Josias de Soulas, oncle dudit supliant, comme aîné et chef de la maison, lequel dans le même temps de la retraite dudit Georges, son cadet, père dudit supliant, en Suisse, se retira en Allemagne, où il fut fait page de l’électeur palatin du Rhin, et depuis capitaine de cavalerie dans les troupes du duc de Savoye, où il se maria, après avoir aussi embrassé la vraie religion. Cet établissement hors du royaume dudit Josias, aîné et chef {p. 81} de la famille, saisi et en la possession de tous les titres justificatifs de leur noblesse, a réduit jusqu’à présent ledit supliant dans l’impossibilité de leur représentation par devant lesdits sieurs commissaires : requeroit le supliant à ce que, attendu qu’il ne peut abandonner le service de Sa Majesté que dans la mi-carême prochain, il plût à Sa Majesté lui accorder un délai d’un an pour raporter par devant lesdits sieurs commissaires les titres justificatifs de sadite noblesse, etc. Ouï le raport du sieur d’Aligre, conseiller ordinaire de Sa Majesté en ses conseils et directeur de ses finances, commissaire à ce député, et tout considéré : Le Roy, en son conseil royal des finances, ayant égard à ladite requête, a donné et donne délai d’un an au supliant pour raporter les titres justificatifs de sa noblesse par devant lesdits sieurs commissaires généraux ; et cependant fait défenses audit Scard et autres commis à la recherche des usurpateurs de noblesse de ladite ville et fauxbourgs de Paris, de faire aucunes poursuites ni contraintes pour raison de ladite qualité d’écuyer contre ledit supliant, à peine de nullité, cinq cent livres d’amende, dépens, dommages et intérêts. Fait au Conseil d’État du Roy, etc.

N. Des Œillets 220, morte vers l’an 1673. {p. 82} C’étoit une très excellente et même gracieuse comédienne, quoique laide, point jeune et fort maigre, mais, malgré cela, pleine d’agrément. Le tragique étoit son fort : on prétend qu’elle a joué d’original le rôle d’Hermione dans l’Andromaque de Racine, que M1Ie Champmêlé joua ensuite, en concurrence221; sur quoy on fait dire au feu Roy, dont le goût étoit si sûr en toutes choses, que, pour remplir ce rôle parfaitement, il faudroit que la des Œillets joüât les deux premiers actes, et la Champmêlé les deux autres, voulant faire entendre par là que celle-ci avoit plus de feu, pour faire sentir les emporte-mens du personnage représenté dans les derniers actes de cette pièce, et l’autre, plus de délicatesse et de finesse.

L’actrice dont nous parlons n’avoit contre elle que sa figure qui n’étoit pas belle ; mais elle se mettoit si bien, et avoit un si grand air de noblesse et d’autorité, qu’elle plaisoit toujours infiniment par le mérite extraordinaire qu’elle avoit d’ailleurs. Elle joüoit {p. 83}aussi parfaitement les amoureuses comiques. C’est-à-dire alternativement jusqu’à la mort de la créatrice, soit pendant une année seulement.Elle a joué Ariane d’original222 dans la tragédie de Th. Corneille ; Agrippine, mere de Néron dans le Britannicus de Racine223.

Noël le Breton, sieur d’Hauteroche224, poète comique. C’étoit le plus ancien comedien de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne en 1674.

Il étoit d’une taille avantageuse, mais fort maigre et décharné ; il est mort à Paris, dans un âge tres-avancé, en 1707225, après avoir été dix ans aveugle. C’étoit un homme d’honneur et estimable non seulement par ses talens, mais encore par sa probité et sa droiture.

Il avoit été de la troupe du Marais226, où il jouoit les premiers rôles ; mais, quand il fut à l’Hôtel de Bourgogne, il ne jouoit que les {p. 84} seconds. En 1681227, il se joignit avec le reste de la Troupe Royale au théâtre de Guenegaud.

Hauteroche jouoit parfaitement les grands confidens, comme Phénix dans l’Andromaque de Racine, Arbate dans Mithridate, Narcisse dans Britannicus, et plusieurs rôles comiques dans la plus grande originalité, tels que le baron de la Crasse, M. de Sottenville dans George Dandin228, Chicaneau dans les Plaideurs, etc.

Outre les pièces de théâtre qui ont paru sous son nom, il est encore auteur de plusieurs Nouvelles et Historiettes que le public a bien reçues : il avoit beaucoup d’esprit, et avoit fort bien étudié ; il écrivoit facilement en prose et en. vers, et avoit la parole si aisée qu’il succéda à Floridor dans l’emploi de harangueur229, dont il s’acquitta très dignement.

Pièces d’Hauteroche :

L’Amant qui ne flate point, en vers et en cinq actes, représentée à l’Hôtel de Bourgogne, 1668 ;

{p. 85} Le Souper mal aprêté, d’un acte, en vers, 1669 ;

Les Aparences trompeuses, ou les Maris fideles230, de trois actes, en vers, 1672. Elle n’a pas été jouée ;

Les Nobles de province, de cinq actes, en vers, 1678 ;

Crispin musicien, de cinq actes, en vers, 1674231. Cette pièce fut jouée d’abord232 par les sieurs Baron, Poisson, Hauteroche, Raisin, Beauval, la Thorillière, et par les Dlles Dupin, Raisin, Beauval et d’Ennebaud.

Le Deüil, en un acte et en vers, 1672233 ;

Le Cocher suposé, d’un acte, en prose, 1685234 ;

{p. 86} La Dame invisible, ou l’Esprit folet, de cinq actes, en vers, 1684235, comedie purement d’intrigue. L’original espagnol est une des meilleures pièces de Don Pedro Calderon, qui l’a intitulée la Dama duenda ; en 1664, Douville traita ce même sujet, sous le titre de l’Esprit folet236, et cet ouvrage, quoique presque sans vraisemblance, et plutôt en prose rimée qu’en vers, parût si plaisant par ses incidens, qu’il eût un très-grand succès. Hauteroche la mit dans l’état où nous la voyons237 ;

Le Feint Polonois, ou la Veuve impertinente, de trois actes, en prose, 1686238 ;

Les Bourgeoises de qualités239, de cinq actes, en vers, 1691240;

{p. 87} Crispin médecin, de trois actes, en prose, 1680241;

Les Nouvellistes, en trois actes, 1678, à l’Hôtel de Bourgogne ;

La Bassette, comédie242, jouée à l’Hôtel de Bourgogne en mai 1680243, différente de celle de Guenegaud, jouée en même temps sous le même titre244. M. Devisé dit que cette derniere est de plusieurs auteurs245, et qu’un gentilhomme de Bourges246 y a bonne part.

De Villiers247, acteur et poète comique, gentilhomme d’extraction, mort à une terre qu’il avoit acquise auprès de Paris. Il étoit retiré de la Troupe Royale, et il en touchoit une pension en 1674.

{p. 88} C’étoit un petit homme qui jouoit les seconds rôles comiques, et les jouoit très-bien ; il avoit la voix claire, légère, et beaucoup de finesse dans son jeu. Ses pièces de théâtre sont :

Le Festin de Pierre248, en vers. Cette pièce parut avant celle de Moliere ;

Les Trois Visages 249 ;

Les Ramoneurs250 ;

L’Apoticaire dévalisé251.

Guyot, dit Lecomte252, comédien du temps de Moliere, sorti de la troupe avec la pension, en 1704, et mort en 1707253.

Il étoit propre à jouer les grands confidens. {p. 89} C’est lui qui joua d’original M. de la Paraphardiere, greffier, dans les Vacances, de Dancourt, et Bastien, dans les Vendanges, autre petite comédie du même auteur.

Romainville, mort à Dresde vers 1704254, comédien du roy de Pologne, électeur de Saxe.

C’étoit un excellent acteur pour les rôles de roy et pour le grand comique, surtout pour les rôles de Moliere. Il ne voulut jamais se présenter pour entrer dans la Troupe du Roy voulant être reçu sans être obligé de débuter. Il n’a jamais joué à Paris255.