Ernest Hello

1858

Molière et l’idéal moderne (Revue française)

2015
Source : Ernest Hello, Revue française, tome XII, numéro 112, 1er mars 1858, p. 230-239.
Ont participé à cette édition électronique : Chayma Soltani (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Molière et l’idéal moderne §

{p. 230}J’assistais, il y a quelque temps, au Théâtre-Français, à une représentation du Dépit amoureux. Cette comédie, me disais-je, est bien tragique. Quels sanglots sous ce rire ! Dans la grande scène de rupture et de réconciliation, vous vous demandez si c’est votre propre secret que Molière a surpris, s’il vous aurait un jour écouté derrière une porte et regardé par le trou d’une serrure. En face de ce portrait impitoyable, le spectateur se trouve eu cause ; il croit que les regards de tous vont se fixer sur lui, comme si l’auteur le dénonçait. Et cependant, si je reconnaissais là un côté de moi-même, je ne me reconnaissais pas tout entier, je n’étais pas enveloppé dans l’œuvre de Molière.

Voici à peu près ce que je me disais au fond de ma loge :

Nous avons fait des progrès. Écoutez Alceste, George Dandin, Arnolphe, tous ces représentants de l’amour au dix-septième siècle, qu’aiment-ils dans Célimène, Agnès, etc., etc. ? une femme. — Écoutez maintenant Faust, Lara, qu’aiment-ils dans celle qu’ils aiment ? un ange.

Dans Molière, la femme est une mortelle, et même une faible mortelle. L’amour qu’on lui porte semble se terminer à elle. Les hommes de ce temps-là ne sont pas des chercheurs, des coureurs inquiets et fatigués, qui demandent à une tête chérie quelques jours de repos ; ils ne croient pas voir dans celle qu’ils aiment la réalisation de l’idéal adoré : l’idéal n’existe pas pour eux. Je n’entends pas le nom de Dieu sortir de leur bouche ; Dieu n’a que faire dans ces amours qui ne sortent pas de ce monde. Trompés, moqués, à qui s’en prennent-ils dans leurs douleurs ? aux femmes, et aux femmes seulement. Ils ne maudissent pas Dieu, ils ne pensent pas à lui ; leurs croyances ne sont ni confirmées ni troublées par les accidents de leur vie, attendu {p. 231}qu’ils n’ont pas de croyances, qu’ils n’en cherchent pas, qu’ils ne savent pas ce que ce mot veut dire.

Au dix-neuvième siècle, chaque bruit qui se fait dans un petit coin de nous-même a, dans notre âme entière, des retentissements terribles ; et comme l’amour va toujours plus loin que son objet, le coup qui le frappe nous ébranle jusque dans les fondements. Notre amour va au ciel. Depuis Werther jusqu’à René, voyez tous ces malades : que demandent-ils ? l’infini. Ils se pressent en foule, cherchant la cité habitable, urbem orant ; c’est Dieu qu’ils veulent, ils le cherchent là où il n’est pas, mais ils le cherchent. Entendez-vous comme ils crient dans leur faim et dans leur soif ? Croyez-vous que la femme qu’ils pensent aimer va satisfaire l’ardeur égarée de leurs immenses désirs ? non, non ! Ils le sentent eux-mêmes, elle n’est que le prétexte. L’être aimé, c’est une idée aimée que l’imagination a revêtue de forme humaine, le rêve qui cherche à se réaliser. Ils embellissent l’image entrevue des couleurs qu’ils aiment, des couleurs idéales dont ils veulent illuminer un être réel ; puis le vent s’élève, il emporte la poussière, il éteint le feu : l’homme reste en face d’un phare sans lumière. Son trouble ne s’arrête pas à la personne qui en est l’occasion ; ses croyances mal assises, incertaines et tremblantes comme lui, menacent ruine ; la passion, comme la fondre, a passé par là ; comme la foudre éteinte, elle n’est plus visible que par ses ravages ; tout est anéanti derrière elle. L’homme se remet en marche, il cherche encore, s’égare encore, et la passion use ses forces vives jusqu’à ce qu’elle l’ait entraîné avec elle dans sa dernière mort. L’ulcère ne périt pas avant que la chair ne soit dévorée.

Voilà le vrai don Juan, fils du dix-neuvième siècle, expression de notre époque. Vous l’accusez d’inconstance, vous ne le connaissez pas. Il n’aime ni celte femme-ci, ni celle-là ; il aime l’idéal. C’est parce qu’il est fidèle à ce qu’il aime qu’il est infidèle à ce qu’il croit aimer. Aussi toutes choses sont pour lui d’un fini décourageant. Il brise son jouet dès qu’il l’a regardé : l’infini n’était pas là. Et pourquoi don Juan ne le cherche-t-il pas où il est ? Ah ! c’est qu’il faudrait du courage, et que don Juan est un lâche. Chercher l’infini là où il serait commode de le trouver, voilà la faiblesse ; vous descendez la pente. Le chercher là où il est, voilà la force ; mais il faut se redresser. Don Juan désire au lieu de vouloir ; il n’a ni foi ni force, il manque le bonheur. Quand l’homme comprendra-t-il que le bonheur n’est pas son droit seulement, mais son devoir ?

Jetons un rapide coup d’œil sur le représentant des passions humaines il y a deux cents ans, sur Molière, sur Alceste ; interrogeons ce grand rôle qui n’a pas été étudié à ce point de vue, écoutons ce qu’il nous dit, et surtout ce qu’il ne nous dit pas.

Eh bien, il ne nous parle que de ce qui est à côté de lui ; son regard ne {p. 232}s’élève jamais au-dessus de l’objet qui le frappe directement ; sa haine, je me trompe, sa mauvaise humeur, ne l’emporte pas plus que son amour vers les régions supérieures qui lui sont interdites. Nous allumons notre lanterne pour chercher un Dieu, Alceste se contenterait d’un honnête homme. Il ne le trouve pas, il se fâche : voilà tout.

Va-t-il au moins poétiser Célimène ? non pas. Lui demandera-t-il ce repos suprême dont nous sommes affamés, et la maudira-t-il après pour la punir de n’être pas infinie ? non. Il n’exige pas l’impossible, il ne réclame d’elle que les qualités d’une honnête femme, et encore, à la rigueur, il s’en passerait, pourvu que celle qui ne contente pas son amour contentât sa colère et se séparât des hommes. Elle refuse, et, chose admirable ! celui qui a pardonné tant de torts impardonnables s’irrite sérieusement pour la première fois et se détourne pour toujours ! C’est que Célimène a touché l’endroit sensible, et le coup a été sûr. La vraie passion d’Alceste, ce n’est pas l’amour, c’est la jalousie. Alceste, c’est Othello, moins le poignard. Il s’agite, il se promène, il rôde comme un voleur ; il est inquiet, non pas à notre manière, il est inquiet de Célimène. Il se résignerait, je crois, à n’être pas aimé, pourvu que personne ne fût plus heureux que lui. Dans le désert, Célimène ne l’aimerait pas plus que dans un salon ; mais, dans le désert, elle n’aimerait personne, elle ne serait aimable pour personne. Voilà le secret de cette colère pour la première fois sérieuse et définitive.

Quand ils entrent tous deux en scène au second acte, que reproche Alceste à Célimène (car il lui reproche toujours quelque chose, c’est une nécessité de sa position) ? Son peu d’affection pour lui ? non : son trop d’affection pour les autres. Alceste ne se repose pas dans son amour, il ne s’endort pas sur une pensée douce. Non, il a peur des voleurs ; il ressemble à Harpagon, sa passion est une avarice. Oronte approche ; Alceste le sait, il le sent, il le hait, il s’agite, il se dépite, il la querelle, il lui fait des scènes ! expression vulgaire et admirable qui trahit la nature des sentiments faux ! Celui qui fuit des scènes a la passion peut-être ; mais l’amour, jamais. L’amour et la passion sont en raison inverse l’un de l’autre. Les irritations, les taquineries naissent d’un essai d’amour avorté. Arrive une visite : Alceste veut sortir ou croit le vouloir, Célimène le retient ; il insiste, elle le renvoie, il reste. Le bruit des pas qu’il entend dans l’escalier l’exaspère, tout homme est son ennemi ; l’amabilité banale de Célimène irrite sans relâche sa rage impuissante. Des sièges pour tous, dit-elle. En face d’Alceste, elle ose demander des sièges pour tous !

Il y a, en général, dans tout rôle, un mot caractéristique qui le résume. Écoutez Agrippine :

Moi, femme, fille, sœur et mère de vos maîtres !

Écoutez Phèdre :

{p. 233}Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.

Écoutez Joad :

Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte.

Écoulez Célimène :

Des sièges pour tous !…

C’est ce cruel pour tous qui fait le désespoir d’Alceste.

Dans la scène des portraits, pensez-vous que la fameuse sortie : Allons, ferme, poussez, parte d’un cœur désintéressé ? non. Alceste ne s’oublie pas ; Célimène a fait de l’esprit, elle a brillé devant tous après avoir donné des sièges à tous, il veut en punir tout le monde. Un amour d’un autre genre eût peut-être triomphé de ce triomphe ; Alceste en est furieux, et comme il n’ose pas s’en prendre à celle qui a parlé, il se venge sur ceux qui ont entendu. Que souhaite-t-il à Célimène ? tous les malheurs possibles, afin que lui seul tienne lieu de tous et de tout à l’abandonnée. Voilà la jalousie, voilà le contraire de l’amour, qui est avant tout la bienveillance.

Ce rôle admirable étincelle de splendeurs cachées. Il faut avoir vécu avec cet homme pour le connaître. Entre les courtisans de Célimène, aucun ne veut céder la place à l’autre, c’est à qui ne s’en ira pas. Il ne faut pas moins qu’un ordre du roi pour écarter Alceste. Mais alors :

Souffrez que je revienne avant la fin du jour,

dit-il. Avant la fin du jour est admirable. Il y a dans l’homme un besoin profond d’être satisfait aujourd’hui. Ce soir, si vous voulez ; du matin au soir, la route est courte ; du soir au matin, la route est longue, car elle est incertaine. La nuit est comme une solution de continuité dans l’existence.

Mais combien de fois reviendra-t-il avant la fin du jour ?

Je ne puis quitter Alceste sans contempler cette scène où un juge suppliant et tremblant, quoique furieux, demande grâce en pleurant à une accusée qui se moque de lui. Il rentre : je me figure qu’il vient de rôder comme un voleur autour de la maison de Célimène, suspectant tous les bruits, épiant tous les pas, interrogeant peut-être les passants. Qui est entré ? qui n’est pas entré ? Je le vois d’ici, tirant sa montre et perdant son temps. Enfin il entre ; il est bien décidé à faire une scène terrible ; je parierais qu’il a préparé son rôle pour être plus certain de ne pas faiblir ; mais Célimène joue avec son éventail. En face de ce cœur qui ne bat pas, la colère d’Alceste tombe dans le ridicule. La première punition de l’honnête homme qui approche une coquette est de tomber dans le ridicule ; la seconde c’est l’ennui. Je ne parle pas des autres. Nous avons posé le pied dans une toile tendue, {p. 234}la coquette nous enlace en nous faisant horreur, nous devenons ces complices en la méprisant, et nous encourageons par noire lâcheté une scélératesse que nous exécrons. Nous aimons ce qui nous élève, nous délestons ce qui nous abaisse. Le premier litre qu’une créature puisse avoir à notre haine, c’est de nous avoir avilis à nos yeux : de là nos colères. Nous lui reprochons notre honte : de là aussi nos soumissions. La colère, qui a débuté par un éclat, ne peut se soutenir. Le jour où vous voudrez rompre, concentrez vos forces, ne parlez pas, agissez. Mais Alceste a éclaté ; ses exigences diminuent à vue d’œil. Cette scène atteste et exprime profondément l’ascendant de l’être froid sur l’être passionné. Il se joue une partie terrible pour l’un, indifférente pour l’autre ; Alceste y met pour enjeu son cœur, son sang, sa vie, sou âme ; Célimène, une demi-heure de plaisir ou d’ennui. Aussi ne daigne-t-elle pas se défendre ; le danger est nul, elle ne tient pas à Alceste ; et d’ailleurs elle sait que l’accusateur, obligé de pardonner, pardonnera sans condition et finira par demander pardon lui-même : elle a raison. Dans celle grande page de notre histoire, nous voyons le juge qui a mis la coupable au défi de se justifier, nous le voyons la supplier de vouloir bien le faire, et celle-ci refuse, et celui-là lui pardonne et la remercie. Oh ! pauvre Alceste !

Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable.

Il est tout entier dans ces paroles comiques et déchirantes ; il sent qu’elle ment, celte femme, et il la remercie de mentir et il demande à genoux ce mensonge qu’il constate. Il se retire humilié, navré, mais presque consolé, parce qu’il a entendu, sans y croire, quelques douces paroles. Il est convenu que Célimène mentira de temps en temps, et sa pauvre victime se tiendra trop heureuse. Singulier contrat qui porte sur un fait reconnu faux par les deux contractants ! Personne ne s’y trompe, tout le monde est dans le secret. Peu importe ! Alceste dit à Célimène : « Supposons que vous m’aimez, et dites-le-moi ; c’est une hypothèse, elle est fausse, nous ferons comme si elle était vraie, et je vivrai sur elle. Vous mentirez, je ne m’y tromperai pas, et pourtant je vous écouterai avec plaisir. À défaut d’autre aumône, faites-moi celle d’un mensonge. »

Il y a une logique des pissions comme il y a une logique de la raison. Alceste a pour point de départ une absurdité ; plus il sera conséquent, plus il sera absurde.

Voici une beauté suprême qui, je crois, n’a jamais été remarquée :

Alceste traite avec le dernier mépris cette femme qu’il adore. La racine du mépris que nous inspire la coquette est plus profonde que nous ne le croyons. L’homme dur peut, jusqu’à un certain point, compenser cette faiblesse (la dureté est une faiblesse) par des qualités d’un autre genre qui lui concilient, sinon l’affection, du moins l’estime ; mais la femme sans cœur n’a rien. La {p. 235}femme peut perdre les qualités de la femme, mais elle ne peut acquérir celles de l’homme. La femme sans cœur est un monstre qui a perdu sa nature et sa forme par quelque corruption : le secret du mépris qu’elle nous inspire est dans la dégradation que nous sentons derrière sa dureté. Célimène ne peut s’empêcher d’avoir pour Alceste le genre de respect dont elle est capable. Ainsi l’un méprise ce qu’il aime, l’autre n’a pas la force d’aimer ce qu’elle estime malgré elle. Tous deux sont punis par où ils sont coupables : Alceste, épuisé par celte lutte insensée, n’est plus capable d’agir ; Célimène, incessamment préoccupée de l’amour, n’aimera jamais, jamais !

Pourquoi donc ce drame est-il comique ?

Comique ! Quel est le sens de ce mot ?

Alceste nous déclare qu’il ne se croit pas plaisant : il a parfaitement raison ; mais il est comique. Quelle est donc la différence essentielle entre le comique et le plaisant ? Le rire peut être intérieur au sujet ou extérieur à lui ; il peut naître des entrailles de la chose on venir du dehors comme un accident. Dans le premier cas, l’œuvre est comique ; dans le second cas, elle est plaisante. Le comique a sa source dans les contradictions de la nature humaine, dans le jeu multiforme des passions et des affaires, dans le choc, dans le croisement des formes et des choses, dans le contraste de ce qui est et de ce qui devrait être. La plaisanterie part de la gaieté personnelle de l’auteur ; aussi est-elle franchement gaie. Le comique est essentiellement triste, puisqu’il a pour fonds noire misère, et plus il est comique, plus il est triste.

Molière, d’un bout à l’autre, sans excepter une œuvre, une page, une ligne, un mot, est navré et navrant. La plaisanterie est volontaire ; le comique est forcé, il résulte de la vie. Dans la plaisanterie, c’est l’auteur qui rit, qui se moque, qui fait rire. Dans le comique, c’est la chose qui se moque d’elle-même. L’auteur ne fait que montrer ; peut-être l’indifférence apparente du poète, qui constate au lieu de juger, et montre tout sans rien maudire, ajoute-t-elle à la poignante horreur de la réalité.

Molière, comme Tacite, réserve pour l’exhibition amère des faits la force que les auteurs vulgaires dépensent en déclamation. Tartuffe, qui plus que personne aurait droit au confident et au monologue, puisqu’il ne s’ouvre à personne, Tartuffe ne s’adresse pas une fois la parole à lui-même.

Il ne veut pas

À force d’attentats perdre tous ses remords.

Il ne s’écrie pas :

Et pour nous rendre heureux perdons les misérables.

Non, il ne se déclare que par ses actes ; c’est un vrai criminel qui n’a pas besoin de la rhétorique du crime.

{p. 236}Il ne fait pas non plus le mal pour le plaisir de le faire. Iago mérite ce reproche : il n’a d’autre intérêt au malheur de tous qu’un désir trop vague de vengeance. Tartuffe a toujours un but connu, un intérêt appréciable. Iago touche au démon, Tartuffe reste un homme. Iago est déjà en enfer, Tartuffe est encore de ce monde où l’on n’est guère méchant qu’à force d’être faible. Molière est modéré parce qu’il est fort. Pour nous qui sommes toujours les personnages principaux de nos drames, auteurs et acteurs à la fois, nous entrons dans nos créations, la main étendue, pour maudire ou pour bénir. Partial comme un homme passionné, le poète actuel divinise ce qu’il aime personnellement et maudit ce qui lui déplaît ; Molière regarde en pleurant et ne fait que constater. J’admire profondément dans Alceste cette haute impartialité du poète qui s’est représenté, et s’est représenté ridicule. Se faire le héros d’un poème ou d’un roman, se peindre grand, majestueux, incompris, c’est l’habitude de la médiocrité ; mais se montrer petit, ridicule, bafoué par une misérable, voilà la force. L’artiste a dominé l’homme, l’a vu, l’a jugé, et ne l’a pas vengé. Dans les drames modernes, la victime grandit jusqu’aux nuages pour écraser le bourreau. Célimène reste impunie ; nul cependant ne voudrait être à sa place. Nous respectons Alceste en riant de lui ; nous la méprisons en riant avec elle.

Pour en revenir au Dépit amoureux, que du reste nous n’avons pas quitté (car les querelles et les réconciliations remplissent Molière : sou œuvre entière pourrait être intitulée le Dépit amoureux), j’y entends un mot qui révèle le caractère de ce poète : « Je veux être fâché, » dit Gros-René. Molière, c’est la voix même de la faiblesse humaine ; il ne devait pas croire à l’héroïsme ; la faiblesse n’est pas chez lui un accident dont il se relève, il y demeure ; il commence cl finit par elle, il aboutit à la défaite. Désirez-vous peser les hommes ? écoutez le son que rend dans leur bouche le mot vouloir. Pour Molière, vouloir, c’est désirer : « Je veux être fâché. » Si je veux signifie dans votre bouche je voudrais, vous êtes un personnage de Molière. L’homme qui, quand il veut, veut absolument, ne sera jamais comique.

Molière est-il dramatique ? non. Le drame, c’est l’action. Quelle est, en ce monde, la condition de l’acte ? La lutte, la lutte de la liberté et de la nature. La personne humaine tend à son but à travers une route barrée ; les obstacles que la nature, dans le sens le plus large de ce mot, oppose à la liberté, voilà le sujet du drame, le principe de la contradiction. Le triomphe de la liberté, voilà le dénouement, voilà la victoire ; la victoire est une harmonie achetée. Tragédies et comédies sont régies par la loi unique de l’art, la loi unique de la vie humaine ; la forme diffère, l’essence est une. Que demandons-nous à l’art ? une délivrance.

Il nous élève au-dessus de notre forme réelle, il nous admet à la {p. 237}contemplation de notre forme idéale, il nous inspire le respect de notre âme, le désir, l’espoir de réaliser les splendeurs entrevues. La joie qu’il nous apporte est la joie du triomphe : la solidarité nous prend au cœur, et toutes les gloires humaines sont les nôtres. Molière nous refuse ces transports, la faiblesse incurable est passive. L’élément dramatique, c’est la faiblesse combattue, transfigurée par la force, ramenée à elle, fondue en elle. Jamais l’homme ne sera content si vous ne lui parlez pas de sa grandeur. Quand la lutte apparaît dans Molière, ce n’est pas la lutte de la force et de la faiblesse, c’est la lutte de deux faiblesses entre elles ; celle-ci n’élève pas l’âme, elle ne fait jaillir aucune étincelle. C’est l’auteur qui parle quand George Dandin pose en principe que le meilleur parti à prendre, c’est de se jeter dans la rivière. Molière est un analyste, n’essayons pas d’en faire un moraliste. Confronté avec la science et avec la vie, il est une pièce du grand procès et aide l’homme à juger l’homme. Pris en lui-même, isolé des principes qui dominent et expliquent la vie, il est faux et dangereux : il n’a pas compris l’immoralité du désespoir, il n’a pas non plus le sens de certains respects. Vous rappelez-vous, dans Corneille, avec quelle majesté le père du menteur reproche à son fils le déshonneur de leur nom ?

Molière méprise la vieillesse et semble aimer le coquin qui la trompe adroitement ; il est pour Scapin contre Géronte. En l’écoutant, nous regretterions le trait de lumière qui déjouerait l’intrigant dans ses malices. Tous les vieillards de Molière sont des imbéciles qu’on fait bien de duper, la proie naturelle et légitime de leurs neveux. La femme de George Dandin, dit La Harpe, trouve moyen d’avoir raison contre son mari. Fidèle à son habitude, La Harpe n’a rien compris ; et cependant, comme son observation le prouve, Molière ne tourne pas du côté vrai les colères du spectateur ; on dirait presque que George Dandin a mérité son sort. Je soupçonne là-dessous des ironies qui, quoique terribles, sont insuffisantes. Molière nous autorise à croire qu’il déleste le ridicule plutôt que le vice.

Chez Molière, la femme est toujours le fléau de l’homme ; elle n’est jamais son ange, la fleur, la couronne et la pureté de sa vie. Il sent en elle l’instrument de la chute, il ne sent pas celui de la rédemption. Il ne s’est jamais élevé au-dessus d’Henriette, qui n’est, après tout, qu’une bonne fille.

Pour lui, l’idéal, c’est le bon sens. Je respecte le bon sens, mais je ne me prosterne pas devant lui. Le bon sens a des pieds, il n’a pas d’ailes ; l’âme humaine est faite pour apercevoir au-dessus de lui des horizons qu’il n’ouvre pas. Toute sa vie, Molière a regardé fixement les mêmes points ; il a analysé des faiblesses isolées ; jamais il n’a mesuré l’homme ; il n’a soupçonné ni nos hauteurs, ni nos abîmes ; il a ignoré toutes nos gloires. Ni les souvenirs, ni les regrets, ni les aspirations, ni les enthousiasmes n’ont d’écho dans son œuvre. Le veut des montagnes n’a pas soufflé sur lui, l’origine de l’homme ne l’a {p. 238}pas inquiété, il n’a pas connu nos titres de noblesse. Il étale nos plaies, et, pour nous consoler, les déclare incurables.

Résoudre dans une harmonie supérieure les contradictions qui nous agitent, cette glorieuse vocation de l’art, Molière la méconnue pleinement. Au lieu d’un sourire céleste, c’est un sourire moqueur qu’il nous donne pour adieu ; le rideau tombe, et nous n’avons pas vu l’arc-en-ciel. L’espérance, qu’un grand homme a nommée le caractère même et le signe distinctif de l’espèce humaine sur la terre, l’espérance n’a pas dit un mot.

Vous n’entendez pas non plus chez Molière l’expression du repentir. Le repentir est la marque des grandes âmes. L’innocence même le connaît par je ne sais quel reflet sympathique ; une solidarité merveilleuse, en l’unissant aux coupables, lui permet des larmes dont, sans le repentir, elle serait privée. Toutes les grandeurs, toutes les puretés, tous les enthousiasmes, sans doute pour nous indiquer la route du ciel, portent l’âme au repentir. Le ciel, source vive des grandes eaux, est fermé pour Molière, comme s’il était d’airain. L’intervention divine, cette nécessité suprême de l’art qui apparaît avec lui au commencement du monde, qui ne disparaîtrait que s’il disparaissait, cette apparition de la main qui gouverne, n’est pas du domaine de Molière. S’il l’eût entrevue, il l’eût considérée comme une ressource, une ficelle ; mais il n’a fait que la parodier une fois. À la fin d’une comédie, j’entends ce cri honteux :

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur !

À la fin de Tartuffe, la toute-puissance apparaît, non pas en vertu d’un besoin profond et d’une nécessité supérieure, mais pour tirer l’auteur d’embarras, et elle apparaît sous la figure de Louis XIV. On a reproché à Molière la faiblesse de ses dénouements. Celte observation, juste en elle-même, manque d’élévation. Il fallait lui reprocher d’avoir ignoré l’essence même du dénouement, c’est-à-dire l’invasion de l’idée planant sur les faits, les ramenant à elle, les illuminant, les pacifiant, les transfigurant.

Les idées, au dix-septième siècle, étaient isolées comme les sentiments. L’un faisait des vers, l’autre de la prose ; celui-ci une comédie, celui-là une tragédie ; chacun secouait une branche de l’arbre, et personne n’avait aperçu le tronc ; personne n’avait conscience de la sève circulante, de la vie intérieure, de la végétation une et ardente. Nous savons aujourd’hui que l’art est le glorieux langage de l’humanité créatrice. Mais la vérité absolue, qui n’avait rien à faire entre Alceste et Célimène, n’avait rien à faire non plus entre l’auteur et son œuvre. L’art et l’amour s’étaient détachés de l’infini ; l’unité régnait au commencement, elle régnera à la fin. Eschyle et Homère n’auraient pas compris nos fractionnements, nos descendants les comprendront moins encore. Aujourd’hui déjà l’homme a conscience de ses grands désirs.

{p. 239}Qu’appellerons-nous progrès si cette grande révélation n’est pas un progrès ?

Pourquoi cette ascension a-t-elle été entravée ? Pourquoi l’œuvre n’est-elle que désirée à l’heure où elle pourrait être avancée ? Pourquoi l’acte n’a-t-il pas suivi le sentiment ? Parce que nous n’avons pas fait notre devoir, parce que l’art a été trahi, parce que les hommes qui se sont faits ses apôtres

N’ont, pour servir sa cause et venger ses injures,
Ni le cœur assez droit, ni les mains assez pures.

De grands coupables ont égaré nos aspirations. Notre siècle a de l’idéal, il a deviné que l’homme a quelque chose en lui de plus profond que les passions : c’est la passion. Cette soif de bonheur qui nous dévore, nous révèle, avec la profondeur de nos besoins, la hauteur de notre origine. Le bonheur, voilà la passion de l’homme. Son devoir est de s’estimer trop grand pour se contenter de ce qui n’est pas infini ; son devoir est d’être heureux. Mais si le bonheur est une passion, il est aussi et surtout une action. L’âme humaine est une substance et une force ; cette force est active, et les passions en sont les défaillances. Jusqu’ici la littérature s’est attachée à l’étude des accidents, sans regarder le fonds commun qui les supporte, — au détail des maladies, sans étudier le malade lui-même, l’homme. N’ayant pas pénétré dans l’intime de nos souffrances, elle n’aperçoit pas le remède dont le secret est toujours caché dans la cause du mal. Sa médecine est une médecine de symptômes, c’est celle de Dorine qui réconcilie les deux amants, sans soupçonner le motif de leur querelle, aussi profond en réalité qu’il est vain en apparence. L’art ne s’est pas placé assez haut pour embrasser l’horizon d’un coup d’œil, et, quand il a essayé de gravir la montagne, le vertige l’a pris, parce que le point d’appui lui manquait. Il trouvera à la fois l’immense et le vrai, le grandiose et le simple, le jour où il s’adressera à la vérité absolue qui lève et qui résout toute contradiction, — à la solution universelle de tous les problèmes, le jour où il touchera le centre de perspective d’où toute chose est vue à sa vraie place, le cœur de la science et le cœur de la vie. L’art, comme l’homme, étouffe si l’espace lui est interdit. Comme l’homme, il s’égare si l’espace lui est ouvert sans guide.

Ernest Hello.