François Parfaict

Claude Parfaict

1747

Notices des pièces de Molière (1670-1673) [Histoire du théâtre français, tome XI]

2018
François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus célèbres poètes dramatiques, un catalogue exact de leurs pièces, et des notes historiques et critiques, t. XI, Paris, P. G. Le Mercier et Saillant, 1747. Source : Google. N.-B. : Nous avons effectué quelques modifications sur le texte d’origine, outre une modernisation et une normalisation globales (des noms propres et communs) : ajout d’accents sur les majuscules, suppression de l’italique pour la ponctuation suivant un terme en italique ; remplacement des points par des virgules lorsqu’ils se situaient en milieu de phrase ; de même, remplacement des points faisant suite à des chiffres (pour les dates notamment) par des virgules, etc.
Ont participé à cette édition électronique : Emmanuelle Taton (Saisie et stylage sémantique) et Éric Thiébaud (Édition TEI).

Préface §

[p.I]Les poèmes dramatiques de Racine et de Molière, dont on continue de parler dans ce onzième volume, nous montrent le degré de perfection où le théâtre français est enfin parvenu, soit dans le genre tragique, soit dans le comique.

Après la mort de Molière, la salle du Palais-Royal fut accordée au célèbre Lully. La troupe qui y représentait alors ayant été augmentée de ce qu’il y avait de mieux parmi les acteurs du Marais, on fit un nouvel établissement dans une maison de la rue [p.II]Mazarine, où quelques années auparavant on avait construit un théâtre.

Personne jusqu’à présent n’avait donné ni dans un certain détail, ni avec fidélité, l’histoire de cet établissement de la troupe du Palais-Royal dans la rue Mazarine. Des manuscrits originaux et exacts nous ont mis en état de donner cette histoire avec toutes ses circonstances.

On ne trouvera pas moins de plaisir dans la lecture de l’article suivant, où nous parlons des acteurs et des actrices du Marais et du Palais-Royal.

À l’égard des pièces tragiques et comiques dont nous rendons compte dans ce volume, chacune présentera au lecteur des anecdotes instructives et amusantes, ainsi que les critiques et les éloges de ces [p.III]mêmes piècesa. Mais sans nous étendre davantage sur ce sujet, venons à quelques réflexions que nous croyons nécessaires sur les ouvrages qui parurent au théâtre français, jusqu’à la fin du siècle passé.

Le genre comique et moral, dont Molière était l’inventeur, et qu’il avait porté à sa plus grande perfection, fut peu suivi par les auteurs qui travaillèrent pour la scène comique après la mort de ce grand homme. Les raisons qu’en donne M. Riccoboni nous paraissent si sensées que nous avons cru devoir les rapporter.

[p.IV]« [*]La nature, qui semblait avoir épuisé ses dons en faveur de Molière, parut en être avare pour les poètes qui vinrent après lui : on négligea la perfection des plans et de l’intrigue ; on dédaigna les caractères, on abandonna la noble simplicité de sa diction ; et soit incapacité, soit indolence dans les auteurs qui suivirent ce grand homme, ses ouvrages occupèrent longtemps seuls le théâtre français, avec la supériorité et la justice qui leur étaient dues ; enfin les spectateurs, lassés d’attendre un génie capable d’imaginer avec l’art de Molière des fables nouvelles, et d’imiter aussi heureusement celles des anciens, refusèrent leurs applaudissements à des comédies qu’on leur présenta, parce qu’elles étaient dénuées d’intrigue, ou qu’elles en étaient trop chargées.

[p.V]« Alors les auteurs, incertains sur le parti qu’ils devaient prendre, cherchèrent à éblouir le spectateur par des saillies d’esprit et des pensées brillantes. La Nation française, naturellement portée à ce genre d’esprit, s’y prêta, le goûta, et lui donna par son approbation le moyen de s’emparer en peu de temps de la scène. C’est ce même genre d’écrire qui a passé jusques à nous, mais qui révolte ceux qui ont su se préserver de la contagion. Ces esprits justes, ces esprits vrais ne souffrent qu’avec peine que l’on préfère aujourd’hui des comédies composées simplement de saillies et d’épigrammes aux comédies qui n’ont qu’une intrigue soutenue d’une diction simple et naturelle. Il y a même des pièces d’une grande [p.VI]réputation dont l’action et le mouvement, quoiqu’elles soient en cinq actes, suffiraient à peine pour soutenir un acte seul : c’est moins une action véritable qu’une apparence d’action ; ou plutôt, c’est un simple assemblage d’autant de scènes qu’il en faut pour donner à une pièce la durée ordinaire des représentations : c’est un remplissage de dialogues semés de bons mots, de traits satiriques, qui séduisent le spectateur par leur brillant et l’empêchent de remarquer le vide et le défaut d’action. On ne saurait cependant disconvenir que ces sortes de dialogues ne soient ce qu’on appelle communément de l’esprit, mais on devrait, ce me semble, distinguer l’esprit qui convient au théâtre d’avec celui dont on peut faire parade dans un [p.VII]discours académique : or, pour savoir quelle sorte d’esprit a la comédie, il ne faut qu’étudier Molière ; alors on verra que la nature vraie ou simple, quelque variée qu’elle soit, n’admet point dans ses expressions ces gentillesses qui ne vont qu’à la travestir. »

Les comédies qui suivirent immédiatement celles de Molière étaient purement comiques ; telles furent les comédies de Montfleury, de Corneille de L’Isle, de Hauteroche, etc. On trouve dans ces pièces des intrigues passables et des scènes comiquement rendues, mais nuls portraits convenables à la correction des mœurs, et aucuns caractères : en un mot, rien de ce qui caractérise la vraie comédie, l’utile mêlé à l’agréable.

Dans la suite ce genre de comique prit encore une nouvelle [p.VIII]face. Le fonds des pièces n’était en aucune sorte intéressant, mais la finesse du dialogue y suppléait : enchâssée avec art, une scène succédait à l’autre, et ces scènes offraient toujours de quoi plaire, ou du moins de quoi amuser. Champmeslé avait ouvert cette carrière par deux comédies, l’une intitulée : Les Grisettes, et l’autre Crispin Chevalier. Mais ceux qui le suivirent le surpassèrent de beaucoup. Baron, Dancourt, Palaprat, Dufresny, Regnard, etc., obtinrent les suffrages du public, qui rendit justice à l’ingénieuse imagination de ces auteurs dans les riens spirituels qu’ils composèrent. Il faut cependant ajouter que parmi le nombre des pièces comiques dont nous venons de parler, il en parut qui méritèrent le nom de comédie. [p.IX]L’Homme à bonne fortune, Le Chevalier à la mode, Les Fables d’Ésope, Le Grondeur, Le Négligent, Les Bourgeoises à la mode, Le Muet, L’Important, Le Joueur, etc.

Après la Phèdre de M. Racine, qui fut le dernier ouvrage que cet illustre auteur donna au théâtre français, le genre tragique éprouva un changement encore plus marqué que le genre comique. En général, les tragédies n’eurent plus, au-dessus de celles de Rotrou, de Du Ryer, de Guérin de Bouscal, que la nouveauté du langage, et l’exactitude des plans. Nous passons ces faibles productions, pour parler de quelques autres qui soutinrent en partie la scène tragique ; les plus considérables sont Le Comte d’Essex, de Corneille de L’Isle ; Cléopâtre, de [p.X]La Chapelle ; Pénélope, de l’abbé Genest ; Andronic, Alcibiade, Tiridate, de Campistron ; Régulus, de Pradon ; Géta, de Péchantré ; Polixène, Manlius, de La Fosse ; Oreste et Pylade, Amasis, de La Grange Chancel, etc.

{p. 42}

1670. Les Amants magnifiques. §

Comédie-ballet en cinq actes, en prose, de M. Molière, représentée à Saint-Germain-en-Laye, au mois de février, sous le titre de DIVERTISSEMENT ROYAL, et à Paris, sur le théâtre de Guénégaud, le vendredi 15 octobre 1688a.

« [*]Le roi donna le sujet des Amants magnifiques. Deux princes rivaux s’y disputent, par des fêtes galantes, le cœur d’une princesse. Suivant cette idée {p. 43}générale, Molière réunit à la hâte dans différents intermèdes tout ce que le théâtre lui put fournir de divertissements propres à flatter le goût de la Coura. Le personnage de Sostrate est un caractère d’amant qu’il n’avait pas encore exposé sur la scène ; Clitidas, plaisant de cour, est plus fin que n’est Moron dans La Princesse d’Élide. Un astrologue, dont l’artifice démasqué sert à détromper les grands d’une faiblesse qui fait peu d’honneur à leurs lumières, dédommage en partie de la singularité peu vraisemblable d’un dénouement machinal. L’auteur, qui, par de solides réflexions, et par sa propre expérience, avait appris à distinguer ce qui convenait aux différents théâtres pour lesquels il travaillait, ne crut pas devoir hasarder cette comédie sur le théâtre de Paris, il ne la fit pas même imprimer, quoiqu’elle ne soit pas sans {p. 44}beautés pour ceux qui savent se transporter aux lieux, aux temps et aux circonstances dont ces sortes de divertissements tirent leur plus grand prix. »

« [*]Louis XIV lui-même donna le sujet de cette pièce à Molière. Il voulut qu’on représentât deux princes qui se disputeraient une maîtresse en lui donnant des fêtes magnifiques et galantes. Molière servait le roi avec précipitation. Il mit dans cet ouvrage deux personnages qu’il n’avait point encore fait paraître sur son théâtre, un astrologue et un fou de cour. Le monde n’était point alors désabusé de l’astrologie judiciaire, on y croyait d’autant plus qu’on connaissait moins la véritable astronomie. Il est rapporté dans Vittorio Siri qu’on n’avait pas manqué, à la naissance de Louis XIV, de faire tenir un astrologue dans un cabinet voisin de celui où la reine accouchait ; c’est dans les cours que cette superstition règne davantage, parce que c’est là qu’on a le plus d’inquiétude sur l’avenir.

« Les fous y étaient aussi à la mode, chaque prince, et chaque grand seigneur même, avait son fou, et les hommes n’ont quitté ce reste de barbarie qu’à mesure qu’ils ont plus connu {p. 45}les plaisirs de la société, et ceux que donnent les beaux-arts. Le fou qui est représenté dans Molière n’est point un fou ridicule, tel que le Moron de La Princesse d’Élide, mais un homme adroit, et qui, ayant la liberté de tout dire, s’en sert avec habileté et avec finesse. La musique est de Lully. Cette pièce ne fut jouée qu’à la Cour et ne pouvait guère réussir que par le mérite du divertissement et par celui de l’à-propos.

Noms des personnes qui ont chanté et dansé dans les intermèdes des Amants magnifiques, comédie-ballet.

Dans le premier intermède.

Éole, le sieur Estival, douze Tritons chantants. Les sieurs Le Gros, Hédouin, Dom, Gingan l’aîné, Gingan le cadet, Fernon le cadet, Rebel, Langeais, Deschamps, Morel, et deux pages de la musique de la chapelle. Huit Fleuves chantants, les sieurs Beaumont, Fernon l’aîné, Noblet, Serignan, David, Aurat, Devellois, et Gillet. Amours chantants, quatre pages de la musique de la chambre. Huit Pêcheurs de corail, dansants, les sieurs Joüan, Chicanneau, Pesan l’aîné, Magny, Joubert, Mayeu, La Montagne et Lestang. Neptune, {p. 46}le Roi. Six Dieux marins, dansants, M. le Grand, le marquis de Villeroy, le marquis de Rassent, les sieurs Beauchamp, Favier, et La Pierre.

Deuxième intermède.

Trois Pantomimes dansants, les sieurs Beauchamp, Saint-André et Favier.

Troisième intermède.
Personnages de la pastorale en musique.

La Nymphe de la vallée de Tempé. Mlle Desfronteaux.

Tircis, M. Gaye ; Licaste, M. Langeais ; Ménandre, M. Fernon le cadet ; Caliste, Mlle Hilaire. Deux Satires, MM. Estival et Morel ; Philinte, berger, le sieur Blondel. Climène, Mlle de Saint-Christolphe. Six Dryades dansantes, les sieurs Arnald, Noblet, Lestang, Favier le cadet, Foignard l’aîné, et Isaac. Six Faunes, dansants, les sieurs Beauchamp, Saint-André, Magny, Joubert, Favier l’aîné, et Mayeu. Trois petites Dryades, dansantes, les sieurs Bouilland, Vaignard et Thibauld. Trois petits Faunes, dansants, les sieurs La Montagne, Daluseau et Foignard.

Quatrième intermède.

Huit Statues, dansantes, les sieurs {p. 47}Dolivet, Le Chantre, Saint-André, Magny, Lestang, Foignard l’aîné, Dolivet fils, et Foignard le cadet.

Cinquième intermède.

Quatre Pantomimes, dansants, les sieurs Dolivet, Le Chantre, Magny, et Saint-André.

Sixième et dernier intermède.
Fêtes des jeux Pythiens.

La Prêtresse, Mlle Hilaire. Deux Sacrificateurs chantants, MM. Gaye et Langeais. Six Ministres du sacrifice, portant des haches, dansants, les sieurs Dolivet, Le Chantre, Saint-André, Magny, Foignard l’aîné et Foignard cadet. Six Voltigeurs, les sieurs Joli, Doyal, de Launoy, Beaumont, Dugard l’aîné, et Dugard le cadet. Quatre Conducteurs d’esclaves, dansants, les sieurs Le Prêtre et Jouan, les sieurs Pesan l’aîné et Joubert. Huit Esclaves dansants, les sieurs Paysan, La Vallée, Pesan le cadet, Favre, Vaignard, Dolivet fils, Girard, et Charpentier. Quatre hommes armés à la grecque, les sieurs Noblet, Chicanneau, Mayeu et des Granges. Quatre femmes armées à la grecque, les sieurs La Montagne, Lestang, Favier le cadet, et Arnald. Un Héraut, le sieur {p. 78}Rebel. Six trompettes, les sieurs de La Plaine, Lorange, du Clos, Beaupré, Carbonnet, et Ferier. Un timbalier, le sieur Daïere. Apollon, le Roi. Suivants d’Apollon, M. le Grand, le marquis de Villeroy, le marquis de Rassent, les sieurs Beauchamp, Raynal et Favier. Chœur de Peuples, chantants, MM. Legros, Hedouin, Estival, Dom, Beaumont, Bony, Gingan l’aîné, Fernon l’aîné, Fernon le cadet, Rebel, Gingan le cadet, Deschamps, Morel, Aurat, David, Devellois, Serignan, et quatre pages de la musique de la chapelle, et deux de la chambre.

On a été très exact à marquer les noms des personnes qui ont chanté et dansé dans la comédie des Amants magnifiques, et on a oublié totalement les noms des acteurs qui ont représenté cette comédie. Ce même oubli s’est répété dans le livre du ballet du Bourgeois gentilhomme.

{p. 56}

1670. Le Bourgeois gentilhomme §

Comédie-ballet, en cinq actes, en prose, de M. Molière, représentée à Chambord le mardi 14 octobre[*], et à Paris le 29 novembrea de la même année.

« [*]La Cour fut moins favorable au Bourgeois gentilhomme (qu’elle ne l’avait été aux Amants magnifiques). {p. 57}Elle confondit cette pièce avec celles qui n’ont d’autre mérite que de faire rire. Louis XIV en jugea mieux, et rassura l’auteur, alarmé du peu de succès de la première représentationa. Paris fut frappé de la vérité du tableau {p. 58}qu’on lui présentaita ; la foule imposa silence aux critiquesb. On reconnut dans M. Jourdain un ridicule commun à tous les hommes dans tous les états ; c’est la vanité de vouloir paraître plus qu’ils ne sont. Ce ridicule n’eût pas été sensible dans un rang trop bas ; pour faire effet sur la scène comique, il {p. 59}fallait que sur le choix du personnage, il y eut assez de distance entre l’état dont il veut sortir et celui auquel il aspire, pour que le seul contraste des manières propres à ces deux états peignît sensiblement, dans un seul point et dans un même sujet, l’excès du ridicule général qu’on voulait corriger. Le Bourgeois gentilhomme remplit cet objet. On voit en même temps l’homme et le personnage, le masque et le visage, tellement mis en opposition d’ombres et de lumières, qu’on démêle toujours ce qu’il est, et ce qu’il veut paraître. Le sens droit de Madame Jourdain, la complaisance intéressée de Dorante, la gaieté ingénue de Nicole, le bon esprit de Lucile, la noble franchise de Cléonte, la subtilité féconde de Covielle, et la burlesque vanité des différents maîtres d’arts et de sciences, jettent encore un nouveau jour sur le caractère de M. Jourdain ; il reçoit de tout ce qui l’environne une nouvelle espèce de ridicule qui rejaillit sur lui, et de lui sur tous les états de la vie. La cérémonie turque, à laquelle Cléonte ne devrait pas se prêter, a pu passer à la faveur de la beauté de la musique* et de la singularité du spectacle. »

{p. 60}« [*]Le Bourgeois gentilhomme est un des plus heureux sujets de comédie que le ridicule des hommes ait jamais pu fournir : la vanité, attribut de l’espèce humaine, fait que des princes prennent le titre de rois, que les grands seigneurs veulent être princes, et comme dit La Fontaine :

Tout prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

« Cette faiblesse est précisément la même que celle d’un bourgeois qui veut être homme de qualité ; mais la folie du Bourgeois est la seule qui soit comique, et qui puisse faire rire au théâtre : ce sont les extrêmes disproportions des manières et du langage d’un homme avec les airs et les discours qu’il veut affecter qui font un ridicule plaisant. Cette espèce de ridicule ne se trouve point dans des princes, ou dans des hommes élevés à la Cour, qui couvrent toutes leurs sottises du même air et du même langage ; mais ce ridicule se montre tout entier dans un bourgeois élevé grossièrement, et dont le naturel fait à tout moment un contraste avec l’art dont il veut se parer. C’est ce naturel grossier qui fait le plaisant de la comédie ; et voilà pourquoi ce {p. 61}n’est jamais que dans la vie commune qu’on prend les personnages comiques. Le Misanthrope est admirable, le Bourgeois gentilhomme est plaisant. »

Voici le compte que Robinet rendit de la représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord.

Lettre en vers, du 18 octobre 1670.

      Les deux Majestés, à Chambord,
Ont reçu tout de plein abord,
Harangues mauvaises ou bonnes,
Des plus magistrales personnes.
Et depuis ce jour, profitant
Tant qu’elles peuvent du beau temps,
S’y sont comme il faut diverties,
Notamment en plusieurs parties
De chasse ; illec en bonne foi,
Plus qu’ailleurs, un plaisir de roi.
Mardia, ballet et comédie*,
Avec très bonne mélodie,
Aux autres ébats succéda,
Où tout, dit-on, du mieux alla,
Par les soins des deux grands Baptistesb,
Originaux, et non copistes,
Comme on sait, dans leur noble emploi
Pour divertir notre grand roi.

{p. 62}Lettre en vers de Robinet, du 15 novembre 1670.

      J’ajoute encore, pour la fin
Qu’à Versailles, et qu’à Saint-Germain,
La Cour s’est des mieux divertie :
Ma muse étant bien avertie
Par un officieux mortel,
Que les grands acteurs de l’Hôtel*,
Audit Versailles ont fait merveilles,
Charmant les yeux et les oreilles.
Et que ceux du Palais-Royal,
Chez qui Molière est sans égal,
Ont fait à Saint-Germain de mêmes,
Au gré des portes-diadèmes,
Dans le régale de Chambord,
Qui plut alors beaucoup encor,
Et qu’ici nous aurons en somme,
Savoir le Bourgeois gentilhomme,
Lequel est un sujet follet,
De comédie et de ballet.

Dans la lettre suivante du 22 novembre, Robinet, après avoir annoncé la première représentation de la tragédie de Bérénice, de M. Corneille l’aîné1, ajoute :

      Sur le théâtre de Molière ;
Et que par grâce singulière,
Mardi2, l’on y donne au public,
De bout en bout, et ric à ric,
{p. 63}Son charmant Bourgeois gentilhomme,
C’est-à-dire, presque tout comme,
À Chambord, et dans Saint-Germain,
L’a vu notre grand souverain :
Et même avec des entrées
De ballet, des mieux préparées,
D’harmonieux et grands concerts,
Et tous les ornements divers,
Qui firent de ce gai régale,
La petite oie à la royale.
J’ajoute encor brièvement,
Qu’on doit alternativement,
Jouer la grande Bérénice,
Qu’on loue avec tant de justice,
Et Le Gentilhomme bourgeois.
L’on pourra donc comme je crois,
Beaucoup ainsi se satisfaire.

Noms des personnes qui ont chanté et dansé dans Le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet, aux représentations de Chambord et de Saint-Germain-en-Laye.

Dans le premier acte.

Une Musicienne, Mlle Hilaire. Un Musicien, le sieur Langeais. Second Musicien, le sieur Gaye. Danseurs, les sieurs La Pierre, Saint-André et Magny.

{p. 64} Dans le second acte.

Garçons tailleurs, dansants, les sieurs Dolivet, Le Chantre, Bonnard, Isaac, Magny et Saint-André.

Dans le troisième acte.

Six Cuisiniers, dansants, (les mêmes danseurs du second acte).

Dans le quatrième acte.

Un Musicien, le sieur de La Grille. Second Musicien, le sieur Morel. Troisième Musicien, le sieur Blondel.

Cérémonie turque.

Le Muphti, chantant, le sieur Chiacherona. Dervis, chantants, les sieurs Morel, Gingan le cadet, Noblet et Philbert. Turcs assistants du Muphti, les sieurs Le Gros, Estival, Blondel, Gingan l’aîné, Hédouin, Rebel, Gillet, Fernon le cadet, Bernard, Deschamp, Langeais et Gaye. Turcs assistants du Muphti, dansants, les sieurs Dolivet, La Pierre, Favier, Mayeu, Beauchamp, Chicanneau.

{p. 65} Dans le cinquième acte.
Ballet des Nations.

Première entrée, un donneur de livres, dansant, le sieur Dolivet. Importuns dansants, les sieurs Saint-André, La Pierre et Favier. L’homme du bel air, le sieur Le Gros. Second homme du bel air, le sieur Rebel. Une femme du bel air……… Seconde femme du bel air……… Un Gascon, le sieur Gaye. Second Gascon, le sieur Gingan le cadet. Un Suisse, le sieur Philbert. Un vieux Bourgeois babillard, le sieur Blondel. Une vieille Bourgeoise babillarde, le sieur Langeais. Troupe de Spectateurs chantants, les sieurs Estival, Hédouin, Morel, Gingan l’aîné, Fernon, Deschamps, Gillet, Bernard, Noblet, quatre pages de la musique. Filles coquettes, les sieurs Jannot, Pierrot, Renier, un page de la chapelle.

Seconde entrée. Un Espagnol chantant, le sieur Morel. Second Espagnol chantant, le sieur Gillet. Troisième Espagnol chantant, le sieur Martin. Espagnols dansants, les sieurs Dolivet, Le Chantre, Bonnard, Lestang, Isaac et Joubert. Deux autres Espagnols dansants, les sieurs Beauchamp et Chicanneau.

Troisième entrée. Une Italienne chantante, Mlle Hilaire. Un Italien {p. 66}chantant, le sieur Gaye. Scaramouches dansants, les sieurs Beauchamp et Mayeu. Trivelins, dansants, les sieurs Magny et Foignard le cadet. Arlequin, le seigneur Dominique.

Quatrième entrée. Poitevins, chantants et dansants, les sieurs La Grille et Noblet. Poitevins, dansants, les sieurs La Pierre, Favier et Saint André. Poitevines dansantes, les sieurs Fors, Foignard et Favier le jeune. Les huit Flûtes, les sieurs Descoûteaux, Piéche le fils, Philidor, Boutet, du Clos, Plumet, Fossart et Nicolas Hottere.

{p. 121}

1671. Psyché §

Tragi-comédie-ballet, en vers libres, précédée d’un prologue, de MM. Corneille, l’aîné, Molière, et Quinaulta, représentée sur le théâtre du palais des Tuileries, au mois de janvier, et sur celui du Palais-Royal, le 24 juillet suivantb.

Avant de rendre compte de cette pièce, il nous paraît nécessaire de parler du théâtre où elle fut représentée. Voici ce qu’en dit un auteur {p. 122}contemporain.

* …… « C’est le grand et superbe salon que le roi (Louis XIV) conçut et fit faire fixe et permanent pour les divers Spectacles, et pour les délassements de son esprit, et le divertissement de ses peuples.

« Ce grand prince qui se connaît parfaitement à tout, et qui a de grandes .pensées jusque dans les petites choses, en donna l’ordre et le soin au sieur Gaspard Vigarani ; le lieu fut mal aisé à choisir ; et feu M. le Cardinal*, partant de Paris pour aller travailler à la paix sur la frontière, avait prétendu faire un théâtre de bois, dans la place qui est derrière son palais. L’espace était à la vérité assez grand, mais le sieur Vigarani ne le trouva ni assez propre, ni assez commode, soit pour la durée, soit pour la majesté, soit pour le mouvement des grandes machines qu’il avait projetées.

« Comme il était aussi judicieux qu’inventif, il proposa de bâtir une salle grande et spacieuse dans les alignements du dessein du Louvre, dont les dehors, symétriques avec le reste de la façade, l’affranchiraient de toute ruine et de tous changements.

« Le roi agréa fort cette proposition, et les ordres furent donnés à {p. 123}M. Ratabon (contrôleur des Bâtiments du roi) de hâter l’ouvrage, et au sieur Vigarani de préparer ses machines ; et voici les dimensions et le devis, tant du dedans que du dehors, qui m’a été donné par le sieur Charles Vigarani, fils de ·Gaspard.

« Le corps de la salle est partagé en deux parties inégales. La première comprend le théâtre, et ses accompagnements ; la seconde contient le parterre, les corridors et loges qui font face au théâtre, et qui occupent le reste du salon de trois côtés, l’un qui regarde la cour, l’autre le jardin, et le troisième le corps du palais des Tuileries

« La première partie, ou le théâtre, qui s’ouvre par une façade également riche et artiste, depuis son ouverture jusqu’à la muraille qui est du côté du pavillon, vers les vieilles Écuries, a de profondeur vingt-deux toises. Son ouverture est de trente-deux pieds sur la largeur, ou entre les corridors et châssis qui règnent des deux côtés. La hauteur où celle des châssis est de vingt-quatre pieds jusqu’aux nuages. Par-dessus les nuages, jusqu’au tirant du comble, pour la retraite ou pour le mouvement des machines, il y a trente-sept pieds. Sous le plancher ou {p. 124}parquet du théâtre, pour les Enfers, ou pour les changements des mers, il y a quinze pieds de profondeur. La seconde partie, ou celle du parterre qui est du côté de l’appartement des Tuileries, a de largeur entre les deux murs soixante et trois pieds ; entre les corridors quarante-neuf. Sa profondeur, depuis le théâtre jusqu’au susdit appartement, est de quatre-vingt-treize pieds. Chaque corridor est de six pieds, et la hauteur du parterre jusqu’au plafond est de quarante-neuf pieds. Ce plafond a deux beautés aussi riches que surprenantes, par sa dorure et par sa dureté. Celle-ci est toutefois la plus considérable, quoique la matière en soit commune et de peu de prix ; car ce n’est que du carton ; mais composé et pétri d’une manière si particulière qu’il est rendu aussi dur que la pierre et que les plus solides matières. Le reste de la hauteur .jusqu’au comble, où sont les rouages et les mouvements, est de soixante et deux pieds.

« Il y a encore une manière, aussi nouvelle que hardie, d’entrer une poutre l’une dans l’autre, et de confier aux deux, sur quelque longueur que ce soit, toute sorte de pesanteur et de {p. 125}machine. Il en a rendu raison à divers physiciens, et a sauvé par cette invention, et la dépense d’avoir des poutres assez grandes, ou assez fortes pour de tels bâtiments, et le péril de les voir s’affaisser, et même rompre après fort peu de durée. »

Cette description de la salle des machines du palais des Tuileries est curieuse pour les personnes qui savent l’architecture, mais elle ne satisferait peut-être pas un lecteur qui souhaite qu’on lui représente ce qui peut frapper la vue du premier abord. Nous allons le satisfaire, en rapportant une autre description de la même salle, qui est à la tête du programme in-4º du ballet de Psyché.

« Le lieu destiné pour la représentation, et pour les spectateurs de cet assemblage de tant de magnifiques divertissements, est une salle faite exprès pour les plus grandes fêtes, et qui seule peut passer pour un très superbe spectacle. Sa longueur est de quarante toises ; elle est partagée en deux parties, l’une est pour le théâtre, et l’autre pour l’assemblée. Cette dernière partie est celle que l’on voit la première ; elle a des beautés qui amusent agréablement les regards, jusqu’au {p. 126}moment où la scène doit s’ouvrir. La face du théâtre, ainsi que les deux retours, est un grand ordre corinthien, qui comprend toute la hauteur de l’édifice. On entre dans le parterre par deux portes différentes, à droite et à gauche. Ces entrées ont des deux côtés des colonnes sur des piédestaux, et des pilastres carrés, élevés à la hauteur du théâtre : on monte ensuite sur un haut dais, réservé pour les places des personnes royales, et de ce qu’il y a de plus considérable à la Cour. Cet espace est bordé d’une balustrade par-devant, et de degrés en amphithéâtre tout à l’entour : des colonnes, posées sur le haut de ces degrés, soutiennent des galeries sur lesquelles, entre les colonnes, on a placé des balcons qui sont ornés, ainsi que le plafond, et tout ce qui paraît dans la salle, de tout ce que l’architecture, la sculpture, la peinture et la dorure ont de plus beau, de plus riche et de plus éclatant. »

Cette salle ne servit qu’aux représentations que le roi fit faire de la tragi-comédie de Psyché, après lesquelles elle fut abandonnée jusqu’en 1716, qu’on l’a raccommoda pour les ballets qui y furent exécutés. Nous en parlerons sous {p. 127}cette même année. Revenons à la pièce qui fait le sujet de cet article.

« [*]Dans Psyché, tragédie-ballet en vers libres, Molière crut devoir sacrifier la régularité de la conduite à des ornements accessoires. Pressé par les ordres du roi, qui ne lui donnèrent pas le temps d’écrire sa pièce en entier, il eut recours au grand Corneillea, qui voulut bien s’assujettir au plan de Molière. Les grands hommes ne sauraient être jaloux. Quinault composa les paroles françaises, qui furent mises en musique par Lully. La magnificence royale que l’on étala dans la représentation, et le concours des auteurs illustres dont les talents s’étaient réunis {p. 128}pour exécuter plus promptement les ordres de Louis XIV. ajoutèrent un nouveau lustre à cette pièce, qui sera toujours célèbre par un grand nombre de traits ; et surtout par le tour neuf et délicat de la déclaration de l’Amour à Psyché. »

Nous terminons cet article par les noms des personnages qui ont récité, dansé et chanté dans Psyché, tragi-comédie-ballet.

Acteurs du prologue.

Flore, Mlle Hilaire. Vertumne, dieu des jardins, M. de La Grille. Palémon, dieu des eaux, M. Gaye. Vénus, Mlle de Brie. L’Amour, La Thorillière le fils. Les deux Grâces, Mlles de La Thorillière et Du Croisy. Nymphes de la suite de Flore, chantantes, Mlle Desfronteaux ; MM. Gingan, cadet, Langeais, Gillet, Oudot et Jannot. Quatre Sylvains de la suite de Vertumne, dansants, MM. Chicanneau, La Pierre, Favier et Magny. Dryades de la suite de Vertumne, MM. Delorge, Bonnard, Chauveau et Favre. Sylvains chantants, MM. Le Gros, Hédouin, Beaumont, Fernon l’aîné, Fernon le cadet, Rebel, Serignan, et Le Maire. {p. 129}Dieux des fleuves de la suite de Palémon, dansants, MM. Beauchamp, Mayeu, Desbrosses et Saint-André, cadet. Dieux des fleuves, chantants, MM. Bony, Estival, Dom, Gingan l’aîné, Morel, Deschamps, Bernard, Rossignol, Beaumavielle et Miracle. Naïades, MM. Thierry, La Montagne, Mathieu, Perchot, Pierrot et Renier. Amours de la suite de Vénus, dansants, Thorillon, Baraillon, Pierre Lionnois, Maugé, Dauphin et Duchesne.

Acteurs de la tragi-comédie de Psyché.

L’Amour, le sieur Baron. Psyché, Mlle Molière. Deux sœurs de Psyché, Mlles Marotte et Beauval. Le Roi, père de Psyché, le sieur de La Thorillière. Son Capitaine des gardes, le sieur Châteauneuf. Cléomène, Agénor, amants de Psyché, les sieurs Hubert et Lagrange. Vénus, Mlle de Brie. Deux Grâces, les petites demoiselles La Thorillière et Du Croisy. Deux petits Amours, La Thorillière le fils, et Barillonet. Un Fleuve, le sieur de Brie. Jupiter, le sieur Du Croisy. Zéphir, le sieur Molière.

Premier intermède.

Femme désolée qui plaint le malheur de Psyché, Mlle Hilaire. Deux {p. 130}Hommes affligés, chantants, MM. Morel et Langeais. Hommes affligés, dansants, MM. Dolivet, Le Chantre, Saint-André l’aîné, Saint-André le cadet, La Montagne, et Foignard l’aîné. Femmes désolées, MM. Bonnard, Joubert, Dolivet le fils, Isaac, Vaignard l’aîné, et Girard.

Second intermède.

Vulcain, chantant, le sieur de La Forest. Cyclopes dansants, MM. Beauchamp, Chicanneau, Mayeu, La Pierre, Favier, Desbrosses, Joubert et Saint-André, cadet. Fées dansantes, MM. Noblet, Magny, Delorge, Lestang, La Montagne, Foignard l’aîné, Foignard le cadet, et Vaignard l’aîné.

Troisième intermède.

Un Zéphir chantant, le sieur Jannot. Deux Amours chantants, MM. Renier et Pierrot. Zéphyrs dansants, les sieurs Bouteville, Des-Airs, Artus, Vaignard le cadet, Germain, Pecourt, du Mirail, et Lestang le jeune. Amours dansants, M. le chevalier Pol, les sieurs Rouillant (Bouillard), Thibaut, La Montagne, Dolivet fils, Daluseau, Vitrou, et La Thorillière fils.

{p. 131} Quatrième intermède.

Furies dansantes, les sieurs de Beauchamp, Hidieu, Chicanneau, Mayeu, Desbrosses, Magny, Foignard l’aîné, Foignard le cadet, Joubert, Lestang, Favier l’aîné, et Saint-André le cadet. Lutins faisant des sauts périlleux, les sieurs Cobus, Maurice, Poulet et Petit Jean.

Cinquième intermède.

Apollon, le sieur Langeais. Les Muses chantantes, Mlle Hilaire, Mlles Desfronteaux, Mlles Piesches sœurs, les sieurs Gillet, Oudot, Henry, Hilaire, Descouteaux, et Piesche le cadet. Arts travestis en Bergers galants, dansants, MM. Beauchamp, Chicanneau, La Pierre, Favier l’aîné, Magny, Noblet, Desbrosses, Lestang, Foignard l’aîné et Foignard le cadet. Bacchus, M. Gaye. Silène, M. Blondel. Deux Satires chantants, les sieurs de La Grille et Bernard. Deux Satires voltigeants, les sieurs Meniglaise, et de Vieux-Amant. Égipans dansants, MM. Dolivet, Hidieux, Le Chantre, Royer, Saint-André l’aîné, et Saint-André le cadet. Ménades {p. 132}dansantes, les sieurs Isaac, Paysan, Joubert, Dolivet, Breteau et Desforges. Momus, le sieur Morel. Polichinelles dansants, les sieurs Manceau, Girard, Lavallée, Favre, Lefevre et La Montagne. Matassins dansants, les sieurs Delorge, Bonnard, Arnal, Favier cadet, Goyer et Bureau. Mars, le sieur Estival. Guerriers portant des enseignes, les sieurs Beauchamp, Mayeu, La Pierre et Favier. Guerriers portant des piques, les sieurs Noblet, Chicanneau, Magny et Lestang. Guerriers portant des masses et des boucliers, les sieurs Canut, La Haye, Le Duc et Dubuisson.

La tragi-comédie de Psyché a été reprise plusieurs fois, mais la plus brillante de ces reprises est celle du mardi 1er juin 1703. Nous en parlerons sous cette année.

{p. 138}

1671. Les Fourberies de Scapin §

Comédie en trois actes, en prose, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 mai.

« [*]Si l’on faisait grâce au sac ridicule que l’on a si souvent critiqué après Despréaux, on trouverait dans {p. 139}Les Fourberies de Scapin des richesses antiques qui n’ont pas déplu aux modernesa. Plaute n’aurait pas rejeté le jeu même du sac, ni la scène de la galère, rectifiée d’après Cyrano, et se serait reconnu dans la vivacité qui anime l’intrigue. Térence ne désavouerait pas l’ouverture simple et adroite de la pièce* (nous ferons voir à la fin de cet article que Molière doit encore plus à Rotrou qu’à Térence la première scène de sa comédie). Octave y fait redire à son valet, ou plutôt répète {p. 140}lui-même une nouvelle dont il est affligé, pendant que le valet, comme un écho, la confirme par des monosyllabes. Térence se retrouverait encore dans la scène où Argante raisonne tout haut, tandis que Scapin répond sans être vu ni entendu d’Argante pour instruire le spectateur de la fourberie qu’il médite. Enfin, quoique les valets, qui, comme des esclaves dans Plaute et dans Térence, font l’âme de la pièce, ne produisent pas un comique aussi élégant que celui dont Molière a le premier donné l’exemple à son siècle, on ne peut s’empêcher d’applaudir à ce comique d’un ordre inférieur. »

« [*]Molière n’avait pas fait scrupule d’insérer dans sa comédie des Fourberies de Scapin deux scènes entières du Pédant joué, mauvaise pièce de Cyrano Bergeraca. On prétend que quand on lui reprochait ce plagiarisme, il répondait : Ces deux scènes sont assez bonnes. Cela m’appartenait de droit, il est permis de reprendre son bien partout où on le trouve. »

{p. 141}En donnant l’extrait de La Sœur, comédie de Rotrou, t. VI. p. 396 de cette Histoire, nous avons dit que la première scène de cette pièce est l’original sur lequel Molière avait composé la première scène de ses Fourberies de Scapin. Pour prouver ce que nous avons avancé à ce sujet, il faut rapporter l’une et l’autre scène. Nous commençons par celle de La Sœur.

[*]LÉLIE.

      Ô fatale nouvelle ! et qui me désespère !
Mon oncle te l’as dit ? et le tient de mon père.

ERGASTE.

Oui.

LÉLIE.

Que pour Éroxène, il destine ma foi,
Qu’il doit absolument m’imposer cette loi ?
Qu’il promet Aurélie aux vœux de Polidore ?

ERGASTE.

Je vous l’ai déjà dit, et vous le dis encore.

LÉLIE.

Et qu’exigeant de nous ce funeste devoir,
Il nous veut obliger d’épouser dès ce soir ?

ERGASTE.

Dès ce soir.

LÉLIE.

Et tu crois qu’il te parlait sans feinte ?

ERGASTE.

Sans feinte.

LÉLIE.

Ah ! si d’amour tu ressentais l’atteinte,
{p. 142}Tu plaindrais moins ces mots qui te coûtent si cher,
Et qu’avec tant de peine il te faut arracher.
Et cet avare Écho qui répond par ta bouche,
Serait plus indulgent à l’amour qui me touche.

ERGASTE.

Comme on m’a tout appris, je vous l’ai rapporté,
Je n’ai rien oublié, je n’ai rien ajouté ;
Que désirez-vous plus ? etc.

Voici la scène de Molière.

[*]OCTAVE.

Ah ! fâcheuse nouvelle pour un cœur amoureux ! dures extrémités où je me vois réduit ! Tu viens, Silvestre, d’apprendre au port que mon père revient ?

SILVESTRE.

Oui.

OCTAVE.

Qu’il arrive ce matin même ?

SILVESTRE.

Ce matin même.

OCTAVE.

Et qu’il revient dans la résolution de me marier ?

SILVESTRE.

Oui.

OCTAVE.

Avec une fille du Seigneur Géronte ,

SILVESTRE.

Du Seigneur Géronte.

{p. 144}OCTAVE.

Et que cette fille est mandée de Tarente ici pour cela ?

SILVESTRE.

Oui.

OCTAVE.

Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle ?

SILVESTRE.

De votre oncle.

OCTAVE.

À qui mon père les a mandées par une lettre ?

SILVESTRE.

Par une lettre.

OCTAVE.

Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires ?

SILVESTRE.

Toutes nos affaires.

OCTAVE.

Ah ! parle, si tu veux, et ne te fais point, de la sorte, arracher les mots de la bouche.

SILVESTRE.

Qu’ai-je à parler davantage ? vous n’oubliez aucune circonstance, et vous dites les choses tout justement comme elles sont, etc.

Molière a encore fait usage de la troisième scène du premier acte de La Sœur. Lélie raconte à son ami Éraste {p. 145}l’histoire de ses amours avec Aurélie, mais en amant passionné, qui s’arrête sur les petits détails de sa passion. Ergaste s’impatiente et dit à son maître :

      Si de ce long récit vous n’abrégez le cours,
Le jour achèvera plutôt que ce discours :
Laissez-moi le finir avec une parole, etc.

La seconde scène du premier acte des Fourberies de Scapin présente la même situation. Octave fait à Scapin le récit de son aventure avec Hyacinthe et récite si longuement que Silvestre lui dit :

SILVESTRE.

Si vous n’abrégez ce récit, nous en voilà jusqu’à demain. Laissez-moi le finir en deux mots, etc.

Cette comparaison des deux scènes de la comédie de La Sœur, de Rotrou, avec deux autres des Fourberies de Scapin, loin de faire tort à Molière, doit faire sentir la finesse du goût de cet auteur, et combien les plus faibles idées devenaient supérieures entre ses mains. On en peut dire autant des deux scènes qu’il a prises dans Le Pédant joué, de Cyrano Bergerac.

{p. 174}

1671. La Comtesse d’Escarbagnas. §

Comédie en un acte, en prose, de M. Molière, représentée à Saint-Germain-en-Laye, au mois de décembre, dans un divertissement en sept actes, intitulé : Le Ballet des Ballets, et ensuite sans intermèdes, sur le théâtre du Palais-Royal le 8 juillet 1672. (Registre de Molière.)

« [*]Le Roi s’étant proposé de donner un divertissement à Madame, à son arrivée à la Cour, choisit les plus beaux endroits des ballets qui avaient été représentés devant lui depuis quelques années, et ordonna à Molière de composer une comédie qui enchaînât tous ces morceaux différents de musique et de danse. Molière composa pour cette fête La Comtesse d’Escarbagnas, comédie en prose, et une pastorale ; ce divertissement parut à Saint-Germain-en-Laye au mois de décembre 1671, sous le titre de Ballet des Ballets. Ces deux pièces composaient sept actes, qui étaient précédés d’un prologue, et qui étaient suivis chacun d’un {p. 175}intermède. La Comtesse d’Escarbagnas ne parut sur le théâtre du Palais-Royal qu’en un acte, au mois de juillet 1672, telle qu’on la joue encore aujourd’hui, et telle qu’elle est imprimée. Il y a apparence qu’elle était divisée d’abord en plusieurs actes. Pour ce qui est de la pastorale, il ne nous en reste que le nom des acteurs et des comédiens qui la représentaient.

Acteurs de la comédie.

La Comtesse d’Escarbagnas, Mlle Marotte. Julie, Mlle Beauval. Cléante, le sieur de La Grange. Le petit Comte, fils de la Comtesse, le sieur Gaudon. Bobinet, le sieur Beauval. M. Tibaudier, conseiller, le sieur Hubert. M. Harpin, receveur des tailles, le sieur Du Croisy. Andrée, suivante de la Comtesse, Mlle Bonneau. Criquet, le sieur Finet. Jeannot, le sieur Boulonnois.

Acteurs de la pastorale.

Une Nymphe, Mlle de Brie. La Bergère en homme, Mlle Molière. La Bergère en femme, Mlle Molière. Un Berger amant, le sieur Baron. Premier Pâtre, le sieur Molière. Second Pâtre, le sieur {p. 176}La Thorillière. Un Turc, le sieur Molière.

« Voici quel était l’ordre et la distribution des actes et des intermèdes de ce divertissement » (lorsqu’il fut représenté à Saint-Germain-en-Laye.)

PROLOGUE.

Le prologue réunissait le premier intermède des Amants magnifiques, avec les chants et les danses du prologue de Psyché. Vénus, descendue du Ciel, jetait les fondements de toute la comédie et des divertissements qui devaient suivre.

Premier acte de la comédie.

Premier intermède.

La plainte, qui fait le premier intermède de Psyché.

Second acte de la comédie.

Second intermède.

Cérémonie magique de La Pastorale comique, représentée dans la troisième entrée du Ballet des Muses.

Troisième acte de la comédie.

Troisième intermède.

Combat des Suivants de l’Amour et des Suivants de Bacchus, qui fait le quatrième intermède de George Dandin.

{p. 177}

Quatrième acte de la comédie.

Quatrième intermède.

Entrée d’une Égyptienne, dansante et chantante, suivie de douze Égyptiens dansants, tirée de La Pastorale comique, représentée dans la troisième entrée du Ballet des Muses.

Entrée de Vulcain, des Cyclopes et des Fées, qui fait le second intermède de Psyché.

Cinquième acte de la comédie.

Cinquième intermède.

Cérémonie turque du quatrième acte du Bourgeois gentilhomme.

Sixième acte de la comédie.

Sixième intermède.

Entrée d’Italiens, tirée du Ballet des Nations, représenté à la suite du Bourgeois gentilhomme.

Entrée d’Espagnols, tirée du même Ballet des Nations.

Septième et dernier acte de la comédie.

Septième et dernier intermède.

Entrée d’Apollon, de Bacchus, de {p. 178}Mome et de Mars, qui fait le dernier intermède de Psyché.

« [*]La Comtesse d’Escarbagnas n’est qu’une peinture simple des ridicules qui étaient alors répandus dans la province, d’où ils ont été bannis, à mesure que le goût et la politesse s’y sont introduits. Les rôles de la Comtesse, de M. Tibaudier et de M. Harpin sont le germe de trois caractères que les auteurs comiques ont depuis si souvent traités et développés sur le théâtre. Cette comédie, suivie d’une Pastorale comique dont il ne nous est resté que les noms des personnages, parut dans une fête que le roi donna à Madame, à Saint-Germain-en-Laye, au mois de décembre 1671. Les deux pièces, divisées en sept actes, sans qu’on en connaisse la véritable distribution, y étaient accompagnées d’intermèdes tirés de plusieurs divertissements qui avaient déjà été représentés devant le roi. »

Nous croyons devoir finir cet article par un fait qui regarde le Martial, marchand gantier, dont parle la Comtesse d’Escarbagnas ; mais pour épargner au lecteur la peine de chercher ce passage dans la pièce, nous allons le rapporter ici.

Après que M. Tibaudier a lu ses vers, {p. 179}le Vicomte dit, parlant à la Comtesse :

[*]… Je trouve ses vers admirables, et ne les appelle pas seulement deux strophes, comme vous ; mais deux épigrammes, aussi bonnes que toutes celles de Martial.

LA COMTESSE.

Quoi ? Martial, fait-il des vers ? Je pensais qu’il ne fît que des gants ?

M. TIBAUDIER.

Ce n’est pas ce Martial-là, Madame, c’est un auteur qui vivait il y a trente ou quarante ans.

Ce Martial qui ne faisait point de vers était un marchand parfumeur, et joignait à cette qualité celle de valet de chambre de Monsieur. C’est Loret qui nous apprend cette anecdote, ainsi qu’une fête singulière qu’il donna en 1652. Voici le détail que Loret en donne.

Lettre en vers du 9 novembre 1652.

      De Monsieur, un valet de chambre,
Ce grand vendeur de musc et d’ambre,
À savoir le sieur Martial,
Se voulant montrer jovial,
Fit par pure réjouissance,
Un festin de rare importance,
À douze de ses compagnons ;
Illec, on ne vit point d’oignons,
{p. 180}Mais des muscades, des eaux d’anges,
Des orangers chargés d’oranges,
Et de très excellents ragoûts,
Qui flairaient mieux que des égouts :
Mais la fine galanterie,
Que j’eusse cent fois plus chérie,
Que les plats les mieux apprêtés,
Qu’on y voyait de tous côtés
Fut, que douze charmantes filles,
Jeunes, riantes et gentilles,
Ayant toutes beaucoup d’appas,
Vers le déclin dudit repas,
D’une façon fort agréable,
Servirent le dessert sur table ;
Anis, sucres, pommes, biscuit,
Bref, chacune porta son fruit ;
Après, laquelle gaillardise,
Une musique assez exquise,
De deux, ou trois, ou quatre chœurs,
Ravit les âmes et les cœurs ;
Ensuite, on but à tasse pleine,
La santé du roi, de la reine*,
Et de Monsieur, aussi d’Anjou,
De la Cour le charmant bijou.
Ce fut chez monsieur de Bellièvre,
Que cette bande gaie et mièvre,
Vint, se rencontra, se rangea,
Puis but, chanta, dansa, mangea.
{p. 208}

1672. Les Femmes savantes §

Comédie en cinq actes, et en vers, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 11 marsa.

« [*]Molière travailla à loisir la comédie des Femmes savantes. Il a voulu y peindre le ridicule du faux bel {p. 209}esprit et de l’érudition pédantesque. Un sujet pareil ne fournit rien en apparence qui puisse être intéressant sur le théâtre ; préjugé qui nuisit d’abord au succès de la pièce, mais qui ne dura pas. On sentit bientôt avec quel art l’auteur avait su tirer cinq actes entiers d’un sujet aride en lui-même, sans y rien mêler d’étranger ; et on lui sut gré d’avoir présenté sous une face comique ce qui n’en paraissait pas susceptible.

« Des notions aussi confuses que superficielles sur les sciences, des termes d’art jetés sans choix, une affectation mal placée de pureté grammaticale, composent, quoiqu’avec des nuances différentes, le fond du caractère de Philaminte, d’Armande et de Bélise. La seule Henriette se sauve de la contagion, et devient plus chère à son père, qui voit le mal avec peine, sans avoir la force d’y remédier. {p. 210}L’entêtement de Philaminte, et la haute idée qu’elle a conçue des talents et de l’esprit de Trissotin, font le nœud de la pièce ; un sonnet et un madrigal, que ce prétendu bel esprit récite avec emphase dans la scène cinquième du troisième acte, la confirment dans la résolution qu’elle avait déjà prise de marier au plus tôt Henriette avec l’homme du monde qu’elle estime le plus. Il serait à souhaiter que Philaminte fût désabusée par un incident mieux combiné et plus raisonnable que n’est celui des deux lettres supposées qu’Ariste apporte au cinquième acte ; la générosité réciproque de Clitandre et d’Henriette fait en quelque sorte oublier ce défaut. On prétend que la querelle de Trissotin et de Vadius est copiée d’après ce qui se passa au palais de Luxembourg, chez Mademoiselle, entre deux auteurs du temps. »

Ces deux auteurs sont l’abbé Cotin et Ménage : voici de quelle façon M. l’abbé d’Olivet rend compte de ce fait1.

« Au reste, la charmante scène (des Femmes savantes, acte III, scène V) de Trissotin et de Vadius est d’après nature ; car l’abbé Cotin était véritablement l’auteur du Sonnet à la princesse Uranie. Il l’avait fait pour {p. 211}Mme de Nemours, et il était allé le montrer à Mademoiselle, princesse qui se plaisait à ces sortes de petits ouvrages, et qui d’ailleurs considérait fort M. l’abbé Cotin, jusque-là même qu’elle l’honorait du nom de son ami1. Comme il achevait de lire ses vers, Ménage entra ; Mademoiselle les fit voir à Ménage, sans lui en nommer l’auteur : Ménage les trouva, ce qu’effectivement ils étaient, détestables : là-dessus nos deux poètes se dirent à peu près l’un à l’autre les douceurs que Molière a si agréablement rimées. »

Cette querelle, toute théâtrale qu’elle parût à Molière, ne fut qu’un accessoire au dessein qu’il avait de se venger de l’abbé Cotin, qui s’était déclaré son ennemi en plusieurs occasions. Nous allons rapporter les sujets de plaintes que Molière eut contre cet abbé.

« [*]L’abbé Cotin, irrité contre Despréaux, qui l’avait raillé, dans sa troisième Satire, sur le petit nombre d’auditeurs qu’il avait à ses sermonsa, fit une mauvaise satire contre lui, dans laquelle on lui reprochait comme un grand crime d’avoir imité {p. 212}Horace et Juvénal, etc. Cotin ne s’en tint pas à sa satire, il publia un autre ouvrage sous ce titre : La Critique désintéressée sur les satires du temps, in-8°, 1666. Il y chargea Despréaux des injures les plus grossières, et lui imputa des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi. Il s’avisa encore, malheureusement pour lui, de faire entrer Molière dans cette dispute, et ne l’épargna pas non plus que Despréauxa. Celui-ci ne s’en vengea que par de nouvelles railleries ; mais Molière acheva de le perdre de réputation en l’immolant sur le théâtre à la risée publique, dans la comédie des Femmes savantes, sous le nom de Tricotin, qu’il changea depuis en celui de Trissotin. »

Un passage du Menagiana1 nous apprend jusqu’à quel point Molière {p. 213}chercha à ridiculiser Cotin. Voici les termes de Ménage :

« On dit que Les Femmes savantes de Molière, sont mesdames de … et l’on me veut faire accroire que je suis le savant qui parle d’un ton doux1. Ce sont choses cependant que Molière désavouait, mais le Trissotin de cette même comédie est l’abbé Cotin, jusque-là que Molière fit acheter un de ses habits pour le faire porter à celui qui faisait ce personnage dans la pièce. La scène où Vadius se brouille avec Trissotin, parce qu’il critique le Sonnet sur la fièvre, qu’il ne sait pas être de Trissotin, s’est véritablement passée chez Mme de B **. Ce fut M. Despréaux qui la donna à Molièrea. »

«  *Molière joua d’abord Cotin sous le nom de Tricotin, que plus malicieusement, sous prétexte de mieux {p. 214}déguiser, il changea depuis en Trissotin, équivalent à trois fois sot. Jamais homme, excepté Montmaur, n’a été tant turlupiné que le pauvre Cotin. On fit en 1682, peu de temps après sa mort, ces quatre vers :

Savez-vous en quoi Cotin,
Diffère de Trissotin ?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.

« À l’égard de Vadius, le Public a été persuadé que c’était Ménagea ; Richelet1, au mot reprocher, ne l’a [pas] dissimulé. (Voici le passage de Richelet.) Reprocher : verb. act. faire des reproches. Cotin, dans la comédie des Femmes savantes, reproche à Ménage d’assez plaisantes choses. Ménage, à son tour, lui en reproche quelques autres, qui ne sont pas mal plaisantes aussi. »

Voici un autre auteur qui appuie encore sur le fait que Molière a prétendu jouer Ménage aussi bien que l’abbé Cotin. C’est M. Charpentier, de l’Académie française, qui parle2.

« Molière a joué dans ses {p. 215}Femmes savantes l’Hôtel de Rambouillet, qui était le rendez-vous de tous les beaux esprits. Molière y eut un grand accès, et y était fort bienvenu. Mais lui ayant été dit quelques railleries piquantes de la part de Cotin et de Ménage, il n’y mit plus le pied, et joua Cotin sous le nom de Trissotin, et Ménage sous celui de Vadius, qui, à ce que l’on prétend, eurent une querelle à peu près semblable à celle que l’on voit si plaisamment dépeinte dans Les Femmes savantes. Cotin avait introduit Ménage chez Mme de Rambouillet. Ce dernier allant voir cette dame, après la première représentation des Femmes savantes, où elle s’était trouvée, elle ne pût s’empêcher de lui dire : “Quoi ? monsieur, vous souffrirez que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte ?” Ménage ne lui fit point d’autre réponse que celle-ci : “Madame, j’ai vu la pièce, elle est parfaitement belle, on n’y peut rien trouver à redire, ni à critiquer.” » (Si ce récit est vrai, il fait honneur à Ménage.)

M. de Visé, qui entreprit au commencement de l’année 1672 son ouvrage périodique du Mercure galant, rendit compte du succès de la comédie des Femmes savantes ; mais avec sa {p. 216}partialité ordinaire contre l’auteur de cette pièce, et de grandes louanges pour le poète joué sous le nom de Trissotin. Nous allons rapporter ses termes.

« [*]Jamais dans une seule année l’on ne vit tant de belles pièces de théâtre, et le fameux Molière ne nous a point trompés dans l’espérance qu’il nous avait donnée il y a tantôt quatre ans, de faire représenter au Palais-Royal une pièce comique de sa façon, qui fût tout à fait achevée. On y est bien diverti, tantôt par ces précieuses, ou Femmes savantes, tantôt par les agréables railleries d’une certaine Henriette, et puis par les ridicules imaginations d’une visionnaire, qui se veut persuader que tout le monde est amoureux d’elle. Je ne parle point du caractère d’un père qui veut faire croire à un chacun qu’il est le maître de sa maison, qui se fait fort de tout quand il est seul, et qui cède tout dès que sa femme paraît. Je ne dis rien aussi du personnage de M. Trissotin, qui, tout rempli de son savoir, et tout gonflé de la gloire qu’il croit avoir méritée, paraît si plein de confiance de lui-même qu’il voit tout le genre humain fort au-dessous de lui. Le ridicule entêtement qu’une mère, que la {p. 217}lecture a gâtée, fait voir pour ce M. Trissotin, n’est pas moins plaisant ; et cet entêtement, aussi fort que celui du père dans Tartuffe, durerait toujours si, par un artifice ingénieux de la fausse nouvelle d’un procès perdu et d’une banqueroute (qui n’est pas d’une moins belle invention que l’exempt dans L’Imposteur), un frère, qui, quoique bien jeune, paraît l’homme du monde du meilleur sens, ne le venait faire cesser, en faisant le dénouement de la pièce. Il y a au troisième acte une querelle entre ce M. Trissotin et un autre savant, qui divertit beaucoup ; et il y a au dernier un retour d’une certaine Martine, servante de cuisine, qui avait été chassée au premier, qui fait extrêmement rire l’assemblée par un nombre infini de jolies choses qu’elle dit en son patois, pour prouver que les hommes doivent avoir la préférence sur les femmes. Voilà confusément ce qu’il y a de plus considérable dans cette comédie, qui attire tout Paris. Il y a partout mille traits d’esprit, beaucoup d’expressions heureuses, et beaucoup de manières de parler nouvelles et hardies, dont l’invention ne peut être assez louée, et qui ne peuvent être {p. 218}imitées. Bien des gens font des applications de cette comédie, et une querelle de l’auteur, il y a environ huit ans, avec un homme de lettres, qu’on prétend être représenté par M. Trissotina, a donné lieu à ce qui s’en est publié, mais M. Molière s’est suffisamment justifié de cela par une harangue qu’il fit au public, deux jours avant la première représentation de sa pièce : et puis ce prétendu original de cette agréable comédie ne doit pas s’en mettre en peine, s’il est aussi sage et aussi habile homme que l’on dit, et cela ne servira qu’à faire éclater davantage son mérite, en faisant naître l’envie de le connaître, de lire ses écrits, et d’aller à ses sermons. Aristophane ne détruisit point la réputation de Socrate en le jouant dans une de ses farces, et ce grand philosophe n’en fut pas moins estimé de toute la Grèce. Mais pour bien juger du mérite de la comédie dont je parle, je conseillerais à tout le monde de la voir, et de s’y divertir, sans examiner autre chose, et {p. 219}sans s’arrêter à la critique de la plupart des gens qui croient qu’il est d’un bel esprit de trouver à redire. »

Un passage de M. Bayle va nous apprendre l’effet que la comédie des Femmes savantes produisit sur Cotin et sur les personnes qui avaient applaudi à ses ouvrages.

« [*]Cotin, qui n’avait été déjà que trop exposé au mépris public par les satires de M. Despréaux, tomba entre les mains de Molière, qui acheva de le ruiner de réputation, en l’immolant sur le théâtre à la risée de tout le monde. Je vous nommerais, si cela était nécessaire, deux ou trois personnes de poids, qui, à leur retour de Paris, après les premières représentations de la comédie des Femmes savantes, racontèrent en province qu’il fut consterné de ce coup, qu’il se regarda, et qu’on le considéra comme frappé de la foudre, qu’il n’osait plus se montrer, que ses amis l’abandonnèrent, qu’ils se firent une honte de convenir qu’ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et qu’à l’exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d’Apollon et des neuf Sœurs, proclamé indigne de sa charge, {p. 220}et livré au bras séculier des satiriques. Je veux croire que c’était des hyperboles, mais on n’a point vu qu’il ait donné depuis ce temps-là nul signe de viea, et il y a toute apparence que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de M. l’abbé Dangeau, son successeur à l’Académie française, ne l’avait notifié.

« Cette réception fut cause que M. de Visé, qui l’a décrite avec beaucoup d’étendue, dit en passant* que M. l’abbé Cotin était mort au mois de janvier 1682. Il ne joignit à cela aucun mot d’éloge, et vous savez que ce n’est pas sa coutume. Les extraits qu’il donna amplement de la harangue de M. l’abbé Dangeau nous font juger qu’on s’arrêta peu sur le mérite du prédécesseur, et qu’il semblait qu’on marchait sur la braise à cet endroit-là. Rien n’est plus contre l’usage que cette conduite. La réponse du directeur de l’Académie, si nous en jugeons par les extraitsb, fut entièrement muette {p. 221}par rapport au pauvre défunt. Autre inobservation de l’usage. Je suis sûr que vous voudriez que M. Despréaux eût succédé à Cotin, l’embarras qu’il aurait senti en composant sa harangue, aurait produit une scène fort curieusea. Mais que direz-vous du sieur Richelet qui a publié que l’on enterra l’abbé à Saint-Merry l’an 1673 ? Il lui ôte huit ou neuf années de vie : et ils demeuraient l’un et l’autre dans Paris. M. Baillet le croyait encore vivant en 1684*. Voilà une grande marque d’abandon et d’obscuritéb{p. 222}Quelle révolution dans la fortune d’un homme de lettres ! il avait été loué par des écrivains illustres : il était de l’Académie française depuis quinze ans1. Et il s’était signalé à l’Hôtel de Luxembourg2 et à l’Hôtel de Rohan3, qu’il y exerçait la charge de bel esprit juré, et comme en titre d’office : et personne n’ignore que les Nymphes qui y présidaient n’étaient pas dupes. Ses Œuvres galantes avaient eu un si prompt débit, et il n’y avait pas fort longtemps, qu’il avait fallu que la deuxième édition suivît de près la première ; et voilà que tout d’un coup il devient l’objet de la risée publique, et qu’il ne se peut jamais relever de cette funeste chute : le goût de la vieille Cour n’est pas un rempart bien ferme ; la république du bel esprit est comme la cour de Roboam, l’avis des jeunes conseillers est préféré à celui des vieux.

« Vous n’étiez point encore en état de lire, lorsque le premier volume du Mercure galant fut imprimé : cela me fait croire que vous n’avez point de {p. 223}connaissance d’un fait que l’on y trouve. Le voici.

« [*]M. l’archevêque de Paris, directeur de l’Académie française, la mena ces jours passés à Versailles, pour remercier le roi de l’honneur qu’il a fait à cette illustre compagnie, d’en vouloir prendre la place de protecteur, qu’avait feu M. le chancelier. Il fit un compliment au roi, à sa manière ordinaire, c’est-à-dire plein d’esprit et d’éloquence… M. Dangeau, gouverneur d’Anjou, destiné à l’ambassade de Suède, qui est aussi de l’Académie, traita magnifiquement ce prélat avec tous les académiciens ses confrères. M. Cotin n’était point de ce nombre, de peur (dit-on) qu’on ne crût qu’il s’était servi de cette occasion pour se plaindre au roi de la comédie qu’on prétend que M. Molière ait fait contre lui : mais on ne peut croire qu’un homme qui est souvent parmi les premières personnes de la Cour, et que Mademoiselle honore du nom de son ami, puisse être cru l’objet d’une si sanglante satire. Le portrait en effet qu’on lui attribue ne convient point ·à un homme qui a fait des ouvrages qui ont eu une approbation aussi {p. 224}générale que ses Paraphrases sur le Cantique des Cantiques. Je ne parle point de ses Œuvres galantes, dont il y a plusieurs éditions. Ce sont des jeux où il s’amusait avant qu’il fît la profession qu’il a embrassé avec autant d’austérité qu’on sait qu’il la fait maintenant.

« Je crois qu’on se trompe (continue M. Bayle, après avoir rapporté le passage ci-dessus) quand on dit qu’une querelle de Molière avec l’auteur, représenté sous le personnage de Trissotin, a donné lieu aux applications1.

« Bien des gens ont cru que ce fut plutôt la querelle qu’eut M. Ménage avec Cotin, au sujet de Mlle de Scudéry. Vous en trouverez le détail dans un petit livre intitulé : La Ménagerie2, que l’abbé Cotin dédia à Mademoiselle. C’est une pièce très piquante et assez ingénieuse, etc. »

Nous espérons qu’on ne nous reprochera pas d’être sortis de notre sujet, en joignant à l’article des Femmes savantes, plusieurs faits sur l’abbé Cotin ; cet auteur tient trop à la pièce dont nous rendons compte pour avoir supprimé ce qui fut dit à son sujet, et sa triste catastrophe.

{p. 280}

1673. Le Malade imaginaire. §

Comédie-ballet, en trois actes, en prose, avec un prologue en vers lyriques, par M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le vendredi 10 février. (La musique du Malade imaginaire est de M. Charpentier.)

« [*]Le Malade imaginaire fut la dernière production de Molière. On retrouva, dans le rôle de Béline, un caractère malheureusement trop ordinaire dans la vie civile ; et l’on vit avec {p. 281}plaisir la sensible Angélique oublier les intérêts de sa passion pour ne voir, dans son père mort, que l’objet de sa douleur et de ses regrets. Les médecins ne sont point épargnés dans cette pièce, Molière ne s’y borne pas à les plaisanter, il attaque le fond de leur arta. Par le rôle de Béralde, comme dans celui du Malade imaginaire, il joue la faiblesse la plus universelle de l’homme, l’amour inquiet de la vie, et les soins {p. 282}trop multipliés pour la conservera. Il joue même la Faculté en corps dans le troisième intermèdeb, qui, quoique mieux lié au sujet que les deux premiers, n’en est pas plus vraisemblablec. »

Boursault, dans une lettre à l’évêque de Langres, rapporte un fait sur la comédie du Malade imaginaire qui peut être placé ici.

« [*]Notre langue a cet {p. 283}avantage sur les autres, qu’elle est beaucoup plus sage et plus retenue. La langue latine, surtout, dit presque toutes choses par leur nom, au lieu que la française se contente de faire entrevoir celles qui peuvent blesser la pudeur. Dans le comique même, on veut que les obscénités soient enveloppées ; et Molière, tout Molière qu’il était, s’en aperçut bien dans Le Malade imaginaire, qui est la dernière pièce qu’il a mise au jour. Il y a dans cet ouvrage un M. Fleurant apothicaire, brusque jusqu’à l’insolence, qui vient une seringue à la main, pour donner un lavement au Malade imaginaire. Un honnête homme, frère de ce prétendu Malade, qui se trouve là dans ce moment, le détourne de le prendre, dont l’apothicaire s’irrite, et lui dit toutes les impertinences dont les gens de sa sorte sont capables. La première fois que cette comédie fut jouée, l’honnête homme répondait à l’apothicaire : Allez, monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu’à des culs. (Pardon, Monseigneur, si ce mot m’échappe, je ne le dis que pour le mieux faire condamner.) Tous les auditeurs qui étaient à la première représentation s’en indignèrent, au lieu qu’on {p. 284}fut ravi à la seconde d’entendre dire : Allez, monsieur, on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages. C’est dire la même chose, mais la dire plus finement. »