Deux pièces inédites de J.-B. P. Molière [La Jalousie du Barbouillé, Le Médecin volant] §
{p. 1}Toutes les personnes un peu versées dans la littérature du théâtre savent que Molière, dans sa jeunesse, et lorsqu’il parcourait la province en jouant la comédie, a composé plusieurs farces dont les titres seuls étaient connus jusqu’ici. Ces farces, au nombre de cinq, sont : Le Docteur amoureux, Les trois Docteurs rivaux, Le Maître d’école, Le Médecin volant, et La Jalousie du Barbouillé. On croit que Molière lui-même a supprimé les trois premières ; mais on assurait que les deux autres existaient manuscrites dans le cabinet de quelque curieux, et l’on n’avait pas encore tout à fait désespéré de les voir paraitre au jour. Ces deux farces sont tombées entre nos mains, et nous nous empressons d’en faire jouir le public. Afin de prévenir les doutes qui pourraient s’élever sur leur authenticité, nous renvoyons le lecteur au recueil des Lettres de (J.-B.) Rousseau, 5 vol. in-12. {p. 2}Ils y verront que Rousseau, possesseur des deux manuscrits, les avoir envoyés à M. Chauvelin, pour l’édition des Œuvres de Molière, qui a paru en 1754, 6 vol. in-4 ; et, dans une lettre à Brossette, sous la date du 12 décembre 1751, ils liront une analyse du Barbouillé, tout à fait conforme à la pièce qu’ils ont maintenant sous les yeux. Cette farce est le canevas du troisième acte de George Dandin, de même que Le Médecin volant est l’ébauche du Médecin malgré lui. Cette circonstance suffirait seule pour donner du prix aux deux ouvrages. On aura du plaisir à examiner ces premiers essais du génie de Molière, et à les comparer, dans les mêmes sujets, avec les productions de sa maturité. Nous ne voulons pas dissimuler que Rousseau, tout en consentant à reconnaître que le fond des deux farces appartient à Molière, en trouve le style trop ignoble pour le lui attribuer. Il pense que ces farces se jouaient à l’improvisade, comme celles des Italiens, et que quelque comédien de campagne en a rempli les canevas à sa manière. Cette opinion nous paraît manquer tout-à-fait de probabilité. Le style est bas, sans {p. 3}doute ; mais il convient au genre des pièces et à la condition des personnages. La farce amusait alors les gens de la meilleure compagnie ; alors, sur la même scène où l’on représentait les premiers chefs-d’œuvre de Corneille, des acteurs enfarinés faisaient rire les spectateurs de leurs quolibets et de leurs équivoques souvent licencieuses. Ces farces, qui se jouaient à la suite des grandes pièces, avoient principalement pour but d’allonger convenablement la durée du spectacle, et elles ont donné naissance à nos petites comédies en un, deux ou trois actes. Molière ne fît donc que se conformer au goût du public et à l’usage établi, en composant ces espèces d’atellanes où, sans s’écarter de la trivialité obligée du genre, il mit du moins une bouffonnerie plus ingénieuse que celle des farces tant vantées alors de Guillot-Gorju de Gauthier-Garguille. Ce n’était sûrement pas des farces insipides et abjectes que celles qui contenaient le germe des plus plaisantes scènes du Médecin malgré lui, et de George Dandin, et dont plusieurs traits ont été transportés par Molière lui-même dans ses meilleures comédies. Ni sous le {p. 4}rapport de l’action, ni sous celui du dialogue, les deux farces du Barbouillé et du Médecin volant ne seront jugées indignes de Molière par aucun de ceux qui voudront bien considérer à quelle époque, à quel âge et pour quelle destination il les a composées. D’ailleurs, l’homme de génie, à son entrée dans la carrière, ne donne pas toujours une idée des pas qu’il doit y faire par la suite, et il y a certainement plus loin des strophes sur Port-Royal à Phèdre ou à Athalie, que de La Jalousie du Barbouillé au Tartuffe, ou aux Femmes savantes.