Lettre écrite à Mr de ** sur le livre intitulé, la Vie de Mr de Molière. §
{p. 3}Je ne fais point de façon, Monsieur, de vous dire ce que je pense de la Vie de Molière ; votre discrétion m’a accoutumé à vous dire mes sentiments sans réserve : et dès que vous le souhaitez, je ne puis me dispenser de vous satisfaire sur cet article. Peut-être ne serez-vous point content de mon {p. 4}jugement ; car le Livre sur lequel vous voulez que je le porte, a ses Partisans, les Journaux en ont dit du bien ; mais tout cela ne m’impose point, et je juge, selon l’effet qu’un Ouvrage fait sur mon esprit. Voici donc de vous à moi ce que je trouve de bon et de mauvais dans celui-ci.
Apparemment que l’Auteur n’a eu intention de faire son livre que pour des Gens d’antichambre, et pour le menu peuple. Il n’y a que ces sortes de personnes qui puissent appeler Molière, Monsieur ; c’était un Comédien, c’est-à-dire un homme d’une profession ignoble, à qui la qualité de Monsieur, ne convient nullement. Le Secrétaire du Roi qui a dressé le Privilège de l’Auteur, {p. 5}sait mieux le cérémonial que lui ; que ne suivait-il son exemple ? En vérité, il répugne en ouvrant ce Livre, de lire : La Vie de Monsieur de Molière. Si l’Auteur n’avait pas chargé sur les Comédiens, j’aurais cru qu’il serait tombé dans cette faute pour leur faire plaisir ; mais je vois bien que le pauvre homme l’a fait par ignorance, puisqu’il a assez maltraité ces Messieurs-là.
Quant à son style, c’est un Auteur qui s’emporte, mais qui paraît assez le maître de son expression, qu’il hasarde aussi effrontément que s’il était le Directeur de la Langue : tout terme, toute expression l’accommode pour se faire entendre. Est-il de l’Académie pour parler si hardiment ? {p. 6}Il écrit presque sur le même ton que l’Auteur du Système du Cœur. Ce n’est point à ces Messieurs-là à défigurer notre Langue de cette force-là ; c’est à eux à suivre ce qui est établi. C’est dommage que l’Auteur en question se soit si fort écarté de la voie commune dans le choix de ses termes ; car il construit bien, et il exprime beaucoup en peu de paroles. Ce serait faire un Volume, que de vous faire remarquer toutes les expressions hardies qui sont dans ce Livre ; il en est tout rempli, et je crois, Monsieur, que vous vous en êtes aussi bien aperçu que moi ; mais n’avez-vous point laissé passer le verbe, représenter, que l’Auteur fait neutre, pour signifier remontrer ? Voilà {p. 7}la première fois que je le vois employé sans régime en cette signification : Ceux, dit-il, qui représentèrent au Roi, le firent avec de bonnes raisons, etc.
Je doute aussi que l’on ait encore écrit, cette Pièce a pris tout d’un coup
; pour dire qu’elle a eu applaudissement général dès la première fois qu’on l’a jouée. Faites-y attention, Monsieur, vous en trouverez beaucoup de cette force-là.
Il me paraît que ce Livre n’a point d’autre ordre que celui des temps ; mais l’Auteur a mal fait, selon moi, d’y assujettir les Aventures dont son Ouvrage est rempli ; cela fait oublier la suite des Pièces de Molière, qui occupent plus les Gens de lettres, que des faits peu intéressants.
{p. 8}Dans une espèce de Préface qui sert de commencement à ce Livre, l’Auteur s’étonne qu’on n’ait point encore donné la Vie de Molière. Pour moi, je ne m’en étonne point du tout, et je ne vois pas même qu’il y ait lieu de s’en étonner : nous avons de Molière tout ce qui doit nous toucher, ce sont ses Ouvrages ; et je me mets fort peu en peine de ce qu’il a fait dans son domestique, ou dans son commerce avec ses amis ; nous nous passons de la Vie de bien d’autres personnes illustres dans les Lettres ; nous nous serions aussi bien passés de la sienne. Et content de l’admirer dans ses Ouvrages, je m’embarrassais peu ni qui il était, ni d’où il était ; l’État n’est nullement intéressé {p. 9}dans sa naissance ni dans ses actions.
Mais à le prendre dans le sens de l’Auteur, je ne vois pas qu’il ait trop bien rempli son grand dessein. La Vie de cet Auteur inimitable, qui nous occupe si souvent, n’est presque rien ; ce sont de petites Aventures qui lui sont arrivées avec quelques personnes, que l’Auteur ne daigne seulement pas nous nommer. Il y en a quelques-unes qui peuvent faire rire les gens qui s’amusent de peu de chose. Mais dans tout le corps du Livre, il n’y a rien qui fasse paraître Molière aussi grand Homme que l’Auteur nous le promet, indépendamment de ses Pièces. De bonne foi, à le prendre sérieusement, est-ce là {p. 10}Molière ? Car bien que je ne sois pas de son temps, je sais néanmoins qu’il a eu des Scènes à la Cour, et ailleurs, qui auraient fait plaisir à un Lecteur de goût. Pourquoi l’Auteur ne nous les a-t-il pas données ? Nous aurions un ouvrage intéressant. Mais entrons dans le détail de celui-ci.
L’Auteur nous promet la vérité des faits, et il veut nous faire croire qu’elle lui a coûté cher. Pour moi, je n’en crois rien ; et je penserais plutôt que secouru de quelqu’un contemporain de Molière, il a broché son Ouvrage, qui est négligé en quelques endroits ; et je jurerais que ce quelqu’un est Baron : car ce Livre est autant sa Vie que celle de Molière : et ce qui me le ferait {p. 11}croire encore davantage, ce sont les louanges outrées que l’Auteur lui donne un peu trop légèrement, surtout lorsqu’il dit hardiment : Qui depuis Molière a mieux soutenu le Théâtre-Comique que Baron ?
C’est là insulter fortement Dancour pour le nombre, et plusieurs autres Auteurs pour la bonté des Pièces. Après cela je ne puis douter que Baron n’ait donné la matière de cet Ouvrage, et que l’Auteur n’y est de part que pour l’expression.
« Plût à Dieu, dit le grand-père de Molière à son fils, que ce petit garçon fût aussi bon Comédien que Bellerose. »
Ou ce bon homme radotait, ou comme habitant des piliers des Halles, il avait peu de christianisme. {p. 12}L’Auteur aurait pu se passer de rapporter cette extravagance ; mais il nous a promis vérité ; il faut lui pardonner cette étourderie.
À la vingtième page, il nous prépare adroitement au mariage de Molière : c’était un endroit délicat à toucher ; car le Public a de fâcheuses préventions sur cet article : et il n’aurait pas été mauvais de produire des pièces justificatives de ce qu’avance l’Auteur pour anéantir le préjugé général. Je ne lui sais pourtant pas mauvais gré d’avoir essayé de détruire l’opinion commune ; et je croirais pieusement, et avec plaisir, tout ce qu’il nous dit, s’il nous avait donné le reste avec sincérité.
Car je ne puis m’imaginer que M. le Prince de Conti ait voulu {p. 13}faire son Secrétaire du Héros de notre Auteur. Mais si la chose est vraie, les amis de ce pauvre Comédien avaient bien raison de le blâmer de n’avoir point accepté cet emploi. Il est vrai qu’il en donne d’assez bonnes raisons ; mais je crois qu’elles sont plutôt de la façon de l’Auteur, que de celle de Molière, qui alors ne connaissait point assez la Cour pour parler aussi sensément qu’il le fait à ses amis ; et l’honneur et l’agrément d’une telle place devaient au contraire l’éblouir, et il devait tout quitter pour la prendre, et tout employer pour s’en rendre digne.
Je rencontre une contradiction dans notre Auteur. Il fait dire à Molière en Languedoc qu’il {p. 14}est passable Auteur : il lui fait souhaiter de venir à Paris, parce qu’il se sentait assez de forces pour y soutenir un Théâtre Comique : et lorsqu’il y est arrivé, il se défie de lui, mal à propos ; puisque c’est après avoir plu au Roi ; après que sa Majesté lui eut accordé le Petit-Bourbon pour jouer la Comédie. Franchement ces deux sentiments ne s’accordent pas bien ; je veux croire aussi qu’ils sont échappés à l’Auteur ; et à l’insu de la vérité, qui a oublié de le guider en cet endroit.
Les Auteurs Comiques, et les Comédiens ne sont point amis de l’Auteur ; il ne perd point l’occasion de les attaquer. Ceux-là avant et depuis Molière n’ont donné que de mauvais {p. 15}Ouvrages : ceux-ci ne savent point leur métier, et ne représentent pas bien les Pièces de Molière. L’Auteur me permettra que je ne sois point de son sentiment. Nous avons eu pour le goût du temps des Pièces excellentes avant Molière. Boisrobert, Douville, Scarron, Rotrou, Tristan, nous en ont donné. Et depuis Molière, nous avons eu celles de Mrs de Brueys, Boursault, Renard, etc., sans parler de Dancour qui a fait un Théâtre Comique complet. Les bons Auteurs Modernes ne se réduisent donc pas à Baron ; et j’en appelle au succès de ses deux dernières Pièces. C’est connaître bien légèrement le Théâtre d’aujourd’hui, que de porter un jugement aussi faux que celui {p. 16}de l’Auteur ; mais aux dépens de son honneur, il a voulu faire plaisir à Baron. Ne serait-il point pour quelque chose dans ses Ouvrages, qu’il les élève si fortement ?
Quant aux Comédiens, la proposition de l’Auteur n’est pas plus juste : Molière, dit-il, ne reconnaîtrait pas ses Ouvrages, s’il les voyait représenter aujourd’hui.
Voilà un sentiment qui me paraît outré ; car je ne vois pas même que Molière ait jamais mieux représenté le Bourgeois Gentilhomme et Pourceaugnac, que Poisson les représente ; qu’il ait mieux soutenu le caractère du Misanthrope, que Beaubourg et Dancour le font valoir ; plus délicatement grimacé que la Toreillière, et ainsi des autres. Il me suffit que le Public {p. 17}soit content de leur Jeu, pour que je sois persuadé que j’ai raison, surtout aujourd’hui, que le bon goût est plus général qu’il ne l’était du temps de Molière.
L’Auteur à cette occasion nous étale fastueusement dans deux ou trois endroits de grands mots, pour nous faire entendre que le Métier de Comédien a de [trop] grands principes, pour que des gens si mal élevés puissent les savoir. Si on le pressait de les donner, il serait fort embarrassé, sur ma parole ; car je n’en comptais point d’autre que le bon sens, une belle voix, et de beaux gestes. Il semble, à l’entendre parler, que le Jeu de la Comédie soit aussi difficile à acquérir que l’Art de Prêcher. Mais quand cela serait, {p. 18}est-ce l’éducation qui donne la déclamation ? Si ce principe est vrai, les Comédiens doivent tous être de bons Acteurs, puisqu’ils n’épargnent rien pour bien élever leurs enfants. Mais nous voyons malgré le Système de notre Auteur, que ceux de leur troupe qui ont le plus étudié, sont presque les plus faibles Acteurs. C’est un don de la Nature, que l’Expérience façonne sans aucunes règles, que de s’accommoder au goût du Public.
Ou Molière avait bien peu de raison de demander à M. Racine un Acte d’une Tragédie par semaine ; ou celui-ci était un terrible Poète alors de se charger de fournir ce pénible Ouvrage. Ce fait n’est absolument point dans {p. 19}la Nature ; et il faut que l’Auteur ait pris les semaines pour les mois.
Trouvez-vous, Monsieur, que l’histoire de la petite Épinette convienne à la Vie d’un homme grave ? Elle est entièrement épisodique, et je n’y vois pas le mot pour rire. L’Auteur aurait pu faire entrer Baron plus noblement sur la Scène, que de le mettre avec les Bateleurs de la Foire ; et je m’étonne que ce grand Homme ait souffert que son ami (car je n’en veux rien rabattre, ils se connaissent de longue main) l’ait fait passer à la postérité par une si vilaine porte. D’ailleurs, tout ce fatras de petites circonstances qui regardent les commencements de Baron, m’ennuie à la mort. Je m’embarrasse fort peu {p. 20}qu’il ait eu du bien et des Tuteurs, et qu’il ait été petit Farceur à la Foire S. Germain, ni que Molière l’ait pris tout nu, et qu’il l’ait fait habiller. En habile homme, l’Auteur devait même supprimer ces petites circonstances par rapport à Molière. Mais n’en parlons plus, aussi bien cela n’en vaut pas la peine, et ne mérite d’être relevé que pour accuser l’Auteur d’imprudence, d’être entré dans des choses si communes, qu’il nous avait pourtant promis d’écarter. Molière est le plus petit homme du monde quand l’Auteur le met avec Baron ; excepté néanmoins dans l’aventure de Mignot. Cette action de Molière est belle, et je doute qu’il y ait beaucoup de personnes {p. 21}capables d’en ménager si bien une pareille. Mais je trouve toujours en mon chemin Baron, comme un indigne pupille, et Molière comme un fade gouverneur.
L’Auteur a fait tout ce qu’il a pu pour couvrir le mauvais de la Vie de Molière ; mais comme il aime la vérité, il nous fait pourtant entendre partout, mais surtout par la conversation de Molière avec Rohaut, que celui-là avait une femme qui se conduisait en Comédienne peu scrupuleuse sur le chapitre de la vertu. Cette vérité n’était point trop bonne à dire si clairement, surtout pour un Auteur qui nous avait promis d’éviter les choses communes.
L’aventure de ces quatre {p. 22}personnes qui se vont noyer est extravagante, et hors du vraisemblable ; et je m’étonne qu’un homme de bon sens nous la donne bien sérieusement pour une vérité. Je conviens que si la chose est vraie, Molière y fait le personnage d’homme d’esprit. Mais qu’est-ce que Chapelle a fait à l’Auteur, pour le mettre toujours pris de vin sur la Scène, ou dans la disposition de s’enivrer ? Ne pouvait-il le prendre de son beau côté ? C’est de gaieté de cœur insulter à la mémoire d’un galant homme.
L’Auteur détaille assez la Comédie du Tartuffe pour ceux qui ne savent pas ce qui se passa à l’occasion de cette Pièce. Mais j’entends tous les jours bien des gens {p. 23}de ce temps-là, qui se plaignent que l’Auteur n’ait pas développé tous les mouvements que l’on se donna pour faire supprimer cette Pièce, et pour en faire punir l’Auteur. Il fallait aussi nous dire sur quel modèle Molière l’avait fait, et ce qu’on lui fit changer pour lui permettre de la jouer la seconde fois. Mais l’Auteur nous cache jusqu’au nom de celui qui en fit défendre la représentation. Le mystère est répandu dans son Livre depuis le commencement jusques à la fin : c’est une Énigme continuelle. Les égards de cet Auteur vont jusqu’à ménager le Valet qui chaussait Molière à l’envers ; et tout Paris sait qu’il se nommait Provençal ; et on le connaît sous un autre nom. {p. 24}Cette personne dont Molière fait un si indigne jugement, s’est rendue fort recommandable par son mérite dans les Affaires, et dans les Mécaniques. Il n’était pas né pour être un habile Domestique ; mais il avait toutes les dispositions pour devenir ce qu’il est. L’Auteur aurait dû lui rendre cette justice. Et en faisant connaître le malheur de son premier âge, relever le mérite de celui qui l’a suivi. Il ne dépend pas de nous de naître avec du bien ; mais c’est un grand talent d’en acquérir, comme il a fait par son assiduité, et par son intelligence. Je le nommerais, si je ne voulais épargner à l’Auteur la confusion publique de l’avoir maltraité si mal à propos.
{p. 25}Je suis assez content de l’Histoire du Misanthrope : mais je n’approuve nullement que l’Auteur nomme rapsodie, une Dissertation qu’une personne de Littérature fit dans le temps pour le défendre contre les Critiques. Voilà comme sont tous les Auteurs qui s’imaginent être du premier ordre ; tout ce qu’ils n’ont pas fait, est, selon eux, détestable : cependant, cet Ouvrage dont Molière, ou notre Auteur fait tant de bruit, est le meilleur que cette personne ait fait en sa vie ; et il n’y a guère eu d’Auteur qui ait plus travaillé que lui, ni dont le nom soit plus connu. Il était inutile que notre Auteur mystérieux voulût nous, cacher sa médisance ; tout le monde sait que la défense {p. 26}du Misanthrope est de l’Auteur, qui nous apprend si galamment tous les mois ce qui se passe dans toute l’Europe. Et le jugement que l’on en fait dans ce Livre-ci ne cause aucune altération à sa réputation : elle n’a qu’une voix.
La conversation de Molière avec Bernier me paraît fort plate ; et Baron, qui est le cheval de bataille de l’Auteur, m’y semble fort mal amené, et y faire un personnage impertinent. Mais l’on commence à s’apercevoir en cet endroit que l’Auteur manque de matière, et que le donneur de mémoire ne s’est pas oublié.
Cependant l’aventure du Minime m’a réjoui ; elle est d’esprit ; et l’Auteur l’a assez bien rendue : {p. 27}car je fais justice sans prévention, et je ne prétends point, quand il verrait cette Lettre, m’attirer son mépris. Je suis sûr que s’il voulait être de bonne foi, il avouerait que j’ai raison de le reprendre en bien des endroits. Je ne l’estime pas moins pour avoir fait des fautes que la matière exigeait de lui. Il a fait voir par l’Ouvrage qu’il a donné après celui-ci, qu’il est capable de faire mieux ; et qu’il est le maître de se donner de la réputation quand il choisira de bons sujets.
Je doute que la conversation de Chapelle avec Molière sur les Ouvrages de celui-ci soit véritable. Est-il naturel que celui-là rompe en visière à un ancien ami aussi fortement qu’il fait {p. 28}dans cette conversation ? Ces deux amis se querellent sans cesse dans ce Livre, Molière mésestime toujours Chapelle, et cependant il ne saurait se défaire de l’amitié qu’il a pour lui ? Par quel endroit Chapelle faisait-il donc plaisir à Molière, puisqu’il ne pouvait s’accommoder de son caractère ? Un homme de bon esprit se serait défait honnêtement du commerce d’un ami si incommode. Mais l’Auteur n’aurait eu moyen de faire donner par Molière une belle éducation à Baron, sans Chapelle. C’est son lieu commun pour lui faire éviter le vin, et ménager ses amis ; il pouvait avoir soin de son Élève sans intéresser la réputation de personne.
La Scène du Courtisan {p. 29}Extravagant n’est point un morceau à mettre dans un Livre, elle n’est bonne que pour une Comédie ; elle est toute écrite, il n’y aurait qu’à la placer. Elle est assez dans la nature, mais le nom du Courtisan me la ferait trouver encore plus agréable.
L’aventure du jeune homme qui veut se faire Comédien est moderne, ou elle est double. Car je sais qu’une personne, qui a assez bonne réputation parmi les Gens de Lettres, fut un jour demander à Roselis un semblable conseil, à quelques circonstances près ; car il donna à ce Comédien l’alternative entre la profession de Jésuite, ou celle de Comédien. Roselis, très honnête homme, lui conseilla, sans balancer, de se {p. 30}faire Jésuite, Mais le jeune homme, qui croyait que ses talents pour la Comédie détermineraient son conseil de ce côté-là, fut fort étonné de le trouver opposé à sa passion. De sorte que trouvant des obstacles des deux côtés, il n’a pris ni l’un ni l’autre parti ; et il a choisi la profession de bel esprit, dont il s’acquitte avec assez d’applaudissement.
C’est en cet endroit de la Vie de Molière que les pauvres Comédiens sont accommodés de toute façon. L’Auteur fait faire ici un personnage à Molière d’homme désintéressé et juste ; mais il me semble qu’il pouvait dissuader le jeune étourdi de prendre sa profession, sans lui en faire voir le ridicule et l’indignité : C’est, {p. 31}dit-il, la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail : c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents, de monter sur le Théâtre : je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille : c’est la plus triste situation que d’être l’esclave des fantaisies des Grands Seigneurs ; le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise.
Molière avait raison de penser tout cela comme homme de bon esprit et de probité ; mais il avait grand tort de le dire, comme Comédien. Et supposé qu’il ait jamais parlé aussi étourdiment, l’Auteur devait sauver [cette peinture mortifianteI] à une troupe de gens qui ne lui ont rien fait, que de le {p. 32}divertir quand il a voulu aller à la Comédie. Il a épargné tant d’autres vérités à des personnes qui ne les valent pas, tout Comédiens qu’ils sont ; il pouvait bien encore épargner à la Troupe le chagrin que de tels sentiments partissent d’un homme qu’ils reconnaissent pour leur Maître, et qui a été si longtemps à leur tête. Car à regarder les Comédiens du côté des mœurs, ils en ont de bonnes comme les autres : et s’il y en a quelques-uns qui n’édifient pas, il y en a d’autres qui cultivent la vertu. Je vous avoue, Monsieur, que ce discours de Molière m’a révolté, il n’y a personne qui ne parlât contre eux avec plus de modération.
Mais, Monsieur, {p. 33}pourquoi l’Auteur introduit-il Chapelle pris de vin dans cette occasion ? Molière pouvait bien sans lui, faire entendre raison à ce jeune fils d’Avocat. Quelle impertinence Chapelle ne vient-il pas dire ? C’est, dit-il, un vol que ce jeune homme fera au Public s’il ne se fait Prédicateur ou Comédien. Comme si les principes de la déclamation étaient les mêmes dans ces deux professions si opposées. L’Auteur fait bien connaître par cette proposition, qu’il n’entend ni l’action de la Chaire, ni l’action du Théâtre : car je ne puis m’imaginer que cela soit sorti de la bouche de Chapelle, qui était un homme d’esprit et de goût. L’Auteur s’est imaginé qu’il n’était bon qu’à dire des {p. 34}plaisanteries, puisqu’il le fait encore parler sur le même ton dans les pages suivantes, dans des aventures, qui sont même épisodiques à son sujet. Mais je remarque à cette occasion que l’Auteur a eu une attention extraordinaire à répandre du plaisant dans la vie d’un homme sérieux. À quel dessein ? Ses actions nuement rapportées, avaient assez de quoi satisfaire ceux qui s’intéressent à le connaître, sans les faire servir de divertissement au Public. Il fait beau voir cet homme grave envoyer chercher le chapeau de Rohaut son ami, pour représenter le Philosophe dans le Bourgeois Gentilhomme ; cela est plat, et d’un mauvais caractère. Oh, mais, me dirait l’Auteur, cela {p. 35}est vrai. Eh bien, quand on n’en pourrait douter, qu’importe à la postérité d’avoir cette ridicule vérité dans la vie d’un homme dont elle ne cherchera jamais la bassesse ?
Je ne suis pas mécontent de l’histoire du succès du Bourgeois Gentilhomme et des Femmes savantes à la Cour. Ce sont ces endroits-là que l’Auteur aurait dû détailler davantage, parce que ce sont les seuls qui nous touchent. Nous voyons représenter tous les jours les Pièces de Molière, et nous aurions été ravis de connaître les modèles de ses caractères, les motifs qui l’ont fait travailler, et le succès de ses Pièces dans le temps. Et même, en homme avisé, l’Auteur aurait dû {p. 36}nous donner une Dissertation sur chacune. Ç’aurait été là un Ouvrage excellent ; mais cette suite d’aventures communes n’est bonne que pour ces Lecteurs qui s’amusent de rien. Il est vrai, que l’Auteur qui a senti par avance cette objection, y répond modestement à la fin de son Livre. Un tel Ouvrage, dit-il, est au-dessus de ma portée ; et quand je l’aurais fait, c’eût été donner l’histoire du Théâtre de Molière, et non pas sa vie. Eh bien soit, celle-là m’aurait fait beaucoup de plaisir ; celle-ci ne m’intéresse point. On donne la vie d’un homme quand ses actions inspirent de la sainteté dans les mœurs, et de l’élévation dans les sentiments, ou qu’elle fournit des {p. 37}moyens de gouverner, et de se conduire dans les grands emplois.
La querelle de Baron avec ce Courtisan inconnu, à l’occasion d’une Pièce de Théâtre, me paraît impertinente. Molière y fait le personnage d’un présomptueux ; Baron, celui d’un homme qui ne se connaît pas ; le Courtisan, celui d’un malavisé, de se commettre avec lui : et tout cela est soutenu par de si mauvaises raisons, que je ne daigne pas vous en parler davantage ; d’autant plus, que je ne devine pas sûrement les personnes que l’Auteur a cachées.
Nous voici à la fin du Livre, où l’Auteur nous dit qu’il a assez fait connaître, que Molière ne vivait pas en bonne {p. 38}intelligence avec sa femme. Il a raison, puisque par tout ce qu’il nous a dit, j’ai compris aisément que la Molière était une coquette outrée, qu’elle causait continuellement du chagrin à Molière, et qu’il ne pouvait la ranger à son devoir, à cause de son humeur volontaire. Cependant l’Auteur se plaint que l’on ait fait de mauvaises histoires sur son compte ; et il attaque effrontément sur cela l’Auteur du Dictionnaire Critique, pour donner plus de poids à son ressentiment. Mais qu’a-t-on tant dit contre Molière et sa femme ? Rien autre chose que ce que l’Auteur nous en a débité, à la vérité avec beaucoup plus de politesse et de précaution. Il ne fallait point tant se récrier pour si peu de chose.
{p. 39}Si Molière, selon notre Auteur, n’était lent à travailler, que parce que les visites des Grands Seigneurs et de ses amis, qui étaient fréquentes, l’interrompaient dans son travail, pourquoi cet Auteur ne nous a-t-il pas donné ce qui se passait entre ces Grands Seigneurs, ces amis et Molière ? Nous aurions sa vie, puisqu’il a plu à l’Auteur d’essayer de nous la donner. Ces Messieurs-là n’allaient chez Molière, que pour faire valoir son esprit ; et ce que disent de Grands Seigneurs et des amis choisis, doit être agréable. Mais l’Auteur ne l’a pas su apparemment, et il a mieux aimé faire un Livre plus court, et ne point mentir ; et moi, je serais fort aise qu’il eût inventé de {p. 40}bonnes choses pour me dédommager de ses plates vérités.
Il nous fait un long narré de la mort de Molière, comme si nous étions ses petits parents, qui voulussions en savoir jusqu’aux plus basses circonstances. Les bouillons de la Molière, son oreiller, le fromage de Parmesan relèvent beaucoup le mérite de ce grand Homme : Oh, je ne dis tout cela, dit l’Auteur, que pour ôter au Public le préjugé qu’il a sur la mort de Molière. Et bien, il n’y avait qu’à dire qu’il ne mourut point sur le Théâtre, c’en était assez : on l’aurait cru sans ces particularités ridicules : il faut bien qu’on le croie sur le reste, dont il ne dit pas la moitié de ce qu’il faut dire, par exemple, sur {p. 41}son enterrement dont il aurait eu de quoi faire un volume aussi gros que son Livre, et qui aurait été rempli de faits fort curieux, qu’il sait sans doute ; car pour être mystérieux avec esprit, comme l’Auteur, il faut savoir toutes les circonstances des faits que l’on rapporte. Pour moi, je n’en juge que par le bruit public : on accuse l’Auteur de n’avoir pas dit tout ce qu’il devait, ou du moins tout ce qu’il pouvait dire : et dès que je suis prévenu sur cela, je ne saurais être content de l’Auteur, qui devait tout dire ou se taire. Il a manqué à ce qu’il devait à la vérité, comme Historien, dès qu’il a supprimé des faits ou des circonstances.
Voilà, Monsieur, mon {p. 42}sentiment sur la Vie de Molière. Je ne suis point entré dans une Critique exacte du Livre ; je vous ai dit seulement ma pensée. D’autres Critiques plus chagrins que moi, y auraient peut-être plus trouvé à redire que je ne l’ai fait : mais persuadé que je suis, que les sentiments ne sont jamais généraux sur le bon ou le mauvais d’un Ouvrage, je ne voudrais pas répondre que ce Livre n’eût son mérite pour le plus grand nombre ; il est amusant pour les gens qui se contentent de lire sans réflexion. Il y a des noms en blanc ; on s’occupe à les deviner ; cela suffit pour faire dire : Voilà un Livre excellent, pour exciter la curiosité, pour faire admirer l’ordre et le style. En ce cas l’Auteur {p. 43}aura eu raison, et moi, j’aurai eu tort de le reprendre. Cependant débarrassé de tout préjugé, j’ai cherché la Vie de Molière telle que l’Auteur nous la promet au commencement de son Livre, je ne l’ai point trouvée, le Livre ne m’a point plu. Je me suis rabattu sur l’expression au défaut de la matière ; celle-là m’a paru trop hardie pour un Auteur qui n’est point en droit de s’écarter de la voie commune. J’ay vu de plus que les aventures qui offusquent la Vie de Molière, en défiguraient quelques traits sérieux assez passablement touches. Je crois néanmoins que le tout ensemble a coûté à l’Auteur, il a travaillé son Ouvrage avec autant de soin que si c’était la Vie d’un Héros, à {p. 44}quelques endroits près, qui sont un peu négligés.
Mais, Monsieur, comme je ne veux point m’attirer les traits d’un Auteur en colère, je vous prie que cette Lettre soit de vous à moi ; car s’il en a connaissance, il ne se tiendra jamais de me commettre dans le public pour son honneur, et je serais très fâché que lui ou moi nous eussions tort publiquement. Ainsi soyez fidèle à notre amitié ; car j’aurais peut-être bien de la peine à me retenir, si l’Auteur me maltraitait par une Réponse ; et nous pourrions donner aux Gens de lettres des Scènes qui tourneraient à notre confusion. Je suis, etc.
FIN.
Approbation. §
J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, cette Lettre écrite à M. de *** sur le Livre intitulé, la Vie de M. de Molière ; je n’y ai rien trouvé qui doive en empêcher l’Impression. Fait à Paris le 28 de Novembre 1705.