Notice historique et littéraire sur L’Avare §
{p. 171}Grimarest, auteur d’une Vie de Molière, a écrit, le premier, que L’Avare, à une époque qu’il ne détermine pas avec précision, fut joué d’abord un petit nombre de fois sans succès ; que Molière le retira, et, après un intervalle de plusieurs mois, le fit reparaître sur la scène, le 9 septembre 1668. Les auteurs de l’Histoire du théâtre français, Voltaire, Bret, Cailhava, et tous ceux qui ont écrit depuis sur Molière, ont répété les mêmes faits. Ces faits sont entièrement faux, comme quelques autres de même nature, que j’ai déjà eu occasion de démentir ; et j’emploierai, pour le prouver, le même moyen dont je me suis servi, l’autorité incontestable du registre de la troupe de Molière, tenu par le comédien La Grange, qui était chargé de ce soin, et s’en acquittait avec une exactitude scrupuleuse. Dans ce registre, où, depuis l’établissement du théâtre, sont inscrits, jour par jour, les ouvrages représentés, ainsi que leur produit, il n’est fait aucune mention de L’Avare, avant le 9 septembre 1668 ; à cette époque seulement, il figure sous le titre de pièce nouvelle ; et, après neuf représentations qui ne furent pas tout à fait consécutives, il disparaît pour ne se remontrer {p. 172}que plus de deux mois après, et obtenir onze représentations, à la faveur de je ne sais quelle farce nouvelle. Voilà l’exacte vérité, fondée sur un témoignage irrécusable. Prévaudra-t-elle contre une erreur consignée dans vingt ouvrages qui se sont répétés l’un l’autre ? Des exemples qui me sont particuliers, m’autorisent à en douter.
D’après le détail même dans lequel je viens d’entrer, on voit que L’Avare, à sa naissance, ne reçut pas un accueil aussi favorable qu’il le méritait. La prose avait déjà déplu dans les cinq actes du Festin de Pierre ; elle choqua plus encore dans une comédie de caractère de la même étendue. On ne voulut pas sentir que, dans un-genre de drame destiné à peindre la vie commune, le langage mesuré ne pouvant être une condition essentielle et rigoureuse, puisqu’il établit nécessairement une différence entre l’image et le modèle, il est seulement l’objet d’une espèce de convention ou, si l’on veut, de concession aux avantages de laquelle l’artiste peut renoncer, s’il les remplace par des avantages équivalents ; que, d’ailleurs, le vers, dans nos comédies, n’est autre chose qu’une imitation de l’usage antique, et que toutefois notre vers alexandrin, le même qui sert pour l’épopée et pour la tragédie, est beaucoup moins propre à exprimer la liberté des entretiens familiers, que le système métrique des comiques grecs et latins, système large et presque irrégulier qui leur permettait d’employer des vers de toute espèce et de toute mesure, dont la structure est encore aujourd’hui un sujet de dissentiment parmi les érudits. On ne voulut pas sentir, enfin, que, s’il est des sujets qui gagnent à recevoir les ornements de la versification, il en est d’autres qui doivent y perdre ; que le sujet de L’Avare pouvait {p. 173}bien être de cette dernière espèce, et que probablement le même lançage qui embellit les nobles boutades d’Alceste, ne ferait que gêner, affaiblir, altérer les saillies plus populaires d’Harpagon1. Mais que peut la raison contre l’habitude ? En fait de grandes comédies, de comédies de caractère, on n’avait encore vu jouer, on n’avait encore applaudi que des pièces en vers. L’Avare était en prose : L’Avare donc était mauvais. On ne fit pas, on ne pouvait pas faire un autre raisonnement2. Il fallut du temps pour que cette excellente comédie triomphât du préjugé, et prît, parmi les chefs-d’œuvre de l’auteur, la place qu’elle a toujours conservée depuis.
Boileau, cette fois moins partial pour Plaute, qu’il ne l’avait été au sujet d’Amphitryon, préférait beaucoup L’Avare de Molière à celui du comique latin, et il n’avait pas attendu que le public revint de sa prévention, pour se déclarer en faveur de l’ouvrage. Je vous vis dernièrement, lui dit Racine, {p. 174}à la pièce de Molière, et vous riiez tout seul sur le théâtre. Je vous estime trop, lui répondit Boileau, pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement.
Molière a principalement fait la guerre à des ridicules. Trois fois seulement, dans toute sa carrière dramatique, on l’a vu attaquer des vices véritables. Dans Tartuffe, il a mis en scène le plus odieux de tous peut-être, l’hypocrisie ; et, dans Le Festin de Pierre, il a, pour ainsi dire, personnifié tous les vices à la fois, en montrant un scélérat qu’aucun principe moral, aucun sentiment humain ne détourne de ses affreux penchants. Mais Tartuffe ne peut appartenir qu’à certaines époques, à certains états de la société ; mais dom Juan est un être monstrueux, presque idéal, que sa perversité complète place hors de la sphère commune. Dans L’Avare, au contraire, Molière a peint un vice de tous les temps, de tous les pays, de toutes les conditions ; un vice inhérent à notre nature, et dont beaucoup d’hommes sont attaqués. Ce n’est point une supériorité que j’établis en faveur de cette dernière pièce ; c’est simplement une différence que je remarque et que je constate.
L’avarice est un vice des âmes basses, des cœurs froids et des esprits faux. Il ne peut pas être trop méprisé : mais il est généralement plus détesté que beaucoup d’autres qui le mériteraient peut-être davantage, et cela sans doute parce qu’il a son principe dans ce qu’il y a de plus antisocial, l’égoïsme ; qu’il est préjudiciable à autrui, plus encore qu’à celui qui en est possédé ; et qu’enfin aucun transport de l’âme ou des sens n’est là pour excuser sa triste et solitaire turpitude. Toutefois, à l’examiner philosophiquement, plus qu’aucun autre vicieux, l’avare est un véritable fou. Que fait-il, en effet ? {p. 175}Comme l’argent est le moyen d’échange par lequel on se procure toutes les jouissances qui satisfont les sens, et même quelques-unes de celles qui flattent l’amour-propre, l’avare, parce qu’il possède le signe représentatif de beaucoup de choses, s’imagine posséder les choses mêmes que ce signe représente, c’est-à-dire, qu’il prend l’image pour la réalité, le moyen pour la fin, et une privation pour une jouissance. N’est-ce pas là une aberration de l’esprit, une démence bien caractérisée ? Il ne faut pas pour cela, comme font quelques-uns, nier les plaisirs de l’avare, et refuser de les reconnaître : c’est assez de ne pas les comprendre. D’une source imaginaire peuvent découler des voluptés très effectives. L’homme du Pirée n’avait-il pas, en réalité, les plus douces jouissances de la propriété, bien qu’il ne fût possesseur qu’en idée des vaisseaux qu’il voyait dans le port ? Il se plaignit qu’on l’eût rendu pauvre, en le guérissant de sa manie. L’avare, qui ne possède pas autrement son trésor, puisqu’il ne fait que le contempler, serait de même fondé à dire qu’on le ruine, si on pouvait lui prouver que de l’or qui ne sert à rien, n’est pas de la richesse.
On semble croire généralement que Molière a emprunté à Plaute le sujet de sa comédie, c’est-à-dire l’idée du caractère d’Harpagon. C’est une opinion peu réfléchie. Le principal personnage de l’Aululaire, Euclion, est un indigent qui a trouvé un trésor. La possession subite et inattendue d’une si grosse somme le trouble, l’éblouit, l’embarrasse, lui ôte le repos. Il croit que tout le monde en veut à son or, et lui-même il craindrait d’y toucher. C’est un homme qu’une circonstance fortuite et inopinée a rendu avare et soucieux, et qui ne {p. 176}l’était peut-être pas naturellement ; peut-être qu’Euclion nécessiteux n’était pas même économe. Il ressemble au savetier de la fable qui perdit la gaieté, l’appétit et le sommeil,
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Cette avarice soudaine et accidentelle est une sorte de folie passagère, d’égarement momentané qui peut n’avoir pas sa racine dans le caractère, qui peut disparaître avec l’espèce de talisman qui l’a produit. Grégoire redevient joyeux dès qu’il a rendu les cent écus. Qui sait si Euclion ne recouvrerait pas de même la tranquillité, en se défaisant de son trésor ? Un érudit qui a suppléé le dénouement perdu de la pièce de Plaute, fait précisément prendre à Euclion ce parti-là que ne prendra jamais un véritable avare ; et Plaute lui-même semblerait avoir senti que son personnage est, si j’ose parler ainsi, avare par accident plutôt que par nature, puisque, pouvant appeler sa pièce, Avarus, de même qu’il a nommé Pseudolus et Miles gloriosus, deux autres comédies, dont l’une est le portrait du trompeur et l’autre celui du soldat fanfaron, il a mieux aimé l’intituler simplement Aulularia, du nom du petit pot de terre dans lequel le trésor s’était trouvé renfermé.
Quel est le véritable avare, l’avare par tempérament, par habitude, et je dirais presque par principes ? C’est celui qui, n’ayant pas connu l’indigence, n’a pas été contraint à cette parcimonie qui dégénère aisément en lésine ; qui, ayant toujours possédé plus d’or qu’il ne lui en fallait, est incessamment dévoré du désir d’en posséder davantage, et n’en possède jamais assez ; qui, au lieu d’en jouir, l’entasse et l’enfouit ; qui emploie les moyens les plus bas, les plus honteux pour {p. 177}en amasser, en amasser encore, et qui craindrait d’en détourner la moindre partie pour satisfaire aux besoins des siens et à ses propres besoins. Tel est l’avare de Molière ; tel n’est pas celui de Plaute.
Quelle que soit cette différence essentielle, fondamentale, quelque avantage qu’elle donne à l’ouvrage moderne sur l’ouvrage ancien, le comique français n’en a pas moins de grandes obligations au comique latin. Il suffit de dire ici qu’entre autres motifs de scène, il lui doit l’idée du fameux quiproquo entre Harpagon qui redemande sa cassette, et Valère qui vient s’excuser du commerce amoureux qu’il entretient avec Élise.
Il n’a pas fait aux modernes des emprunts moins nombreux et moins importants. La plus belle scène de l’ouvrage peut-être, celle du moins où le comique a le plus de force et de profondeur, la scène où le fils d’Harpagon reconnaît dans son père même l’infâme usurier qui travaille à sa ruine, n’appartient pas à Molière : il l’a prise et ne l’a pas prise seule dans La Belle Plaideuse, de Boisrobert, homme à bons mots, mais auteur plus médiocre encore que fécond, qui n’avait sans doute vu qu’une situation propre à exciter le rire, là même où son heureux plagiaire trouva la matière d’une des plus hautes leçons que puisse donner le théâtre. On peut dire de L’Avare deux choses également vraies, quoiqu’elles semblent s’exclure, c’est que, de toutes les comédies de Molière, il n’en est pas une où il ait plus imité ses devanciers et ses contemporains, et que pourtant il en est peu où il ait mis plus de création réelle et d’originalité véritable. Des traits épars qui circulent dans le monde, ou qui sont enfermés dans les livres, sont peu de chose pour l’écrivain, pour le poète : c’est {p. 178}l’art de la composition qui de ces traits fait un ouvrage, et c’est le génie qui de cet ouvrage fait un chef-d’œuvre.
Le proverbe, À père avare, enfant prodigue, renferme une observation de mœurs que Molière a développée : c’est comme un texte dont sa comédie est le commentaire. Mais, de l’avarice des pères, il a fait sortir une autre conséquence plus terrible encore et non moins naturelle, c’est le manque d’amour et de respect de la part des enfants. L’avarice, nuisible à tous, par conséquent odieuse et méprisable aux yeux de tous, doit particulièrement exciter la haine et le mépris de ceux qui ont le plus à en souffrir. Un avare a cessé d’être père ; il a même, pour ainsi dire, cessé d’être homme ; car il semble s’être dépouillé de la plus naturelle de nos affections, celle qui nous porte à nous aimer nous-mêmes et à chercher en tout notre bien-être. Puis donc qu’il n’a plus en lui aucun sentiment humain, il est inévitable, il est juste qu’il c’en rencontre aucun dans les autres. Il hait les siens, les siens le détestent ; il regrette leur naissance, ils souhaitent sa mort ; il se méfie d’eux, ils le trompent ; il les prive de ce qu’il leur doit, ils lui déroberaient volontiers ce qui lui appartient.
Horace apostrophe l’avare et lui dit :
Non uxor salvum te vult, non filias : omnesVicini oderant, noti, pueri atque puellæ.Miraris, cùm tu argento post omnia ponas,Si nemo præstet, quem non merearis, amorem !An si cognatos, nullo natura laboreQuos tibi dat, retinere velis, servareque amicos ?Infelix operam perdas,« Tu es malade ; ta femme et ton fils ne font point de vœux {p. 179}pour ta santé, pour ta vie. Tous tes voisins, tous ceux qui te commissent, ceux et celles qui te servent, te haïssent également. Quoi ! tu t’étonnes, préférant l’argent à tout, de n’inspirer à personne une affection que tu ne mérites pas ! Tu te trompes, si tu crois pouvoir, sans faire les moindres frais, conserver la tendresse des parents que t’a donnés la nature. »
Il semble que ces vers du poète de la raison pourraient être une réfutation suffisante du reproche grave et solennel adressé à Molière par le plus éloquent des sophistes. Si, suivant Horace, ou plutôt suivant la nature, un avare ne doit point compter sur l’amour et le respect de ses enfants, s’il doit, au contraire, s’attendre à leur haine et à leur mépris, quel crime a commis Molière, en donnant à Harpagon un fils qui manque à son égard de tendresse et de respect ? Voici le texte même de la sentence fulminée contre l’auteur de L’Avare par l’auteur de La Nouvelle Héloïse : « C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard, qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? Et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs3 ? »
{p. 180}Écartons les erreurs de fait, avant d’arriver à celles de raisonnement. Cléante ne vole point son père, c’est son valet qui commet le vol : il n’en est point complice, car il ne l’apprend que lorsqu’il est consommé, et c’est lui qui restitue la cassette à Harpagon. Il est faux que Molière fasse aimer le fils insolent, car il n’est pas vrai que le public l’aime. Le public, dans cette pièce, ne prend réellement personne en affection. Il hait Harpagon, plaint ses victimes, et éprouve quelque plaisir à voir l’un puni et les autres vengés : voilà tout. Un fils outrageant son père ne sera jamais, quoi qu’il arrive, un personnage intéressant pour les hommes rassemblés. Ils excuseront Cléante, parce qu’il est excusable ; mais ils ne l’approuveront pas, parce qu’il est criminel ; et le sentiment qui prévaudra dans leurs âmes sera celui de l’indignation contre un mauvais père, coupable d’avoir un mauvais fils, puisque, devant mériter son amour et sa vénération, il n’a su mériter que sa haine et son mépris. Molière ne fait rien à tout cela : ses personnages sont ce qu’ils doivent être, et les impressions qu’ils produisent sur le spectateur, sont celles que produirait la réalité même.
Maintenant le poète a-t-il eu tort en offrant une image si {p. 181}fidèle de ce qu’on voit si souvent dans le monde ? C’est là ce qu’il faut examiner, car c’est là qu’est véritablement toute la question. On ne peut nier d’abord que quiconque veut exciter l’horreur d’un vice, ne doive montrer tout ensemble ce qu’il a de plus nuisible, de plus funeste pour la société et pour le vicieux lui-même. Or, l’aversion et l’irrévérence des enfants sont, sans contredit, la punition, la plus terrible que puissent subir les pères avares, et celle qui doit le plus effrayer les hommes portés au même vice. La leçon donnée par le poète serait donc incomplète, insuffisante, si l’avare n’avait point d’enfants qu’il pût rendre victimes de ses mauvais traitements, pour devenir victime à son tour de leurs sentiments dénaturés ; et le drame serait invraisemblable, si, l’avare étant père de famille, ses enfants, réduits par lui aux plus dures et aux plus humiliantes privations, n’en étaient pas moins tendres et respectueux. Peindre de tels enfants autrement qu’ils ne sont, qu’ils ne peuvent être, c’eût été épargner à leurs tyrans ce qu’il y a de plus propre à les corriger ou du moins à les faire rougir, et leur proposer à eux-mêmes l’inutile modèle d’une vertu impraticable ; c’eût été, en un mot, pécher contre la vérité, sans aucun profit pour la morale. Représenter un vice puni par un autre vice qu’il a produit, ce n’est pas encourager celui-ci, c’est les combattre à la fois tous les deux. Si la censure du poète guérit le vice des pères, elle prévient le crime des enfants qui en est la conséquence ; et ainsi, loin d’être pernicieuse pour personne, elle devient salutaire pour tous.
Dans son éloquente tirade, Rousseau semble principalement révolté de ce que Cléante se moque de la malédiction que vient de lui donner son père. Rousseau ne prend-il pas trop à {p. 182}la lettre ce mot imposant de malédiction, et n’abuse-t-il pas du sens terrible qui y est attaché ? Voyons les choses comme elles sont. Ce n’est certainement point ici l’acte solennel d’un père justement courroucé, foudroyant la tête d’un enfant coupable ; c’est simplement le trait d’humeur, la saillie de colère d’un vieillard jaloux qui, trouvant un rival dans son fils, s’irrite assez injustement d’une résistance assez légitime ; ainsi, la plaisanterie de ce fils, criminelle, si la malédiction eût été sérieuse et méritée, reste seulement indécente, dès qu’elle ne fait que répondre à une boutade ridicule et mal fondée. Telle qu’elle est toutefois, cette plaisanterie, et quoi qu’on puisse dire pour en atténuer le tort, non seulement le personnage qui la profère est coupable, mais le poète qui la lui met dans la bouche, ménage trop peu des bienséances d’un ordre supérieur et d’une nature presque sacrée, qu’on ne saurait assez ménager. Il est vrai qu’à l’époque où écrivait Molière, cette susceptibilité morale que blesse l’expression de certains sentiments contraires aux affections fondées sur le sang, était beaucoup moins délicate qu’aujourd’hui, puisque sans cesse le théâtre montrait à des spectateurs qui ne s’en scandalisaient pas, des jeunes gens prodigues et avides de jouir, s’affligeant trop peu de la mort de leurs parents ou même la hâtant de leurs vœux. Un poète comique de nos jours craindrait de faire entendre ces regrets dérisoires ou ces souhaits impies ; et il oserait encore moins peut-être présenter un fils tournant en dérision la malédiction la plus ridicule.
Passons à des reproches moins graves. On a quelquefois blâmé Molière d’avoir donné à Harpagon des chevaux, un carrosse, d’assez nombreux domestiques et jusqu’à un intendant. {p. 183}Sans doute, s’il dépendait de lui de n’avoir pas ce train dispendieux, il ne l’aurait pas ; et, s’il l’a, c’est que son état, sa position dans le monde l’exige. Quel est cet état, cette position ? Molière nous le laisse ignorer, et peut-être eût-il dû nous en instruire. Mais, d’après le caractère donné, puisque Harpagon a un équipage et des valets, il est évident qu’il est d’une condition à ne pouvoir s’en dispenser. Il n’est pas toujours permis d’être avare à sa manière et selon son goût. L’avare, à qui ses pères ont transmis de grandes richesses connues du public, ne peut pas vivre avec la même lésine que l’obscur usurier, unique artisan d’une fortune ignorée. L’avarice de celui-ci est un vice, qu’aucune bienséance ne combat, qu’aucun respect humain n’enchaîne, et qui se satisfait sans obstacle : on n’en pourrait supporter au théâtre l’abjecte monotonie et la dégoûtante uniformité. L’avarice de l’autre, au contraire, sans cesse aux prises avec le sentiment des convenances sociales, et la crainte des jugements publics, sans cesse en butte aux plaintes, aux ruses et aux sarcasmes d’une famille qui pâtit au sein de la richesse, offrira ce conflit, cette lutte du caractère et de la situation, qui est le véritable ressort de l’intérêt comique. Quel lustre ne donnent pas à l’avarice d’Harpagon, la notoriété de son opulence et l’obligation qui en résulte pour lui de vivre à peu près selon son état ? Quelles occasions ne lui fournissent-elles pas de s’exercer ? Il a des chevaux, mais ils meurent de faim ; il a des valets, mais ils ne sont ni vêtus ni nourris ; il a un intendant, mais il ne lui coûte rien, et il semble enchérir sur lui-même en épargne sordide ; il donne un repas, mais il voudrait qu’on le fît sans argent, comme il veut qu’on épouse sa fille sans dot. On a tenté {p. 184}de mettre au théâtre l’avare fastueux : c’était presque avoir oublié la pièce de Molière et le rôle d’Harpagon. Harpagon, en effet, est aussi fastueux qu’un avare peut l’être : il ne l’est point par goût, ce qui impliquerait avec son vice ; mais il l’est par une sorte de nécessité ; et cette nécessité est la gêne, la torture morale qui, si j’ose m’exprimer ainsi, fait prendre au personnage tant d’attitudes plaisantes, et donne à sa figure un jeu de physionomie si comique.
C’est par un même trait de génie, et pour produire un même effet, que Molière a rendu Harpagon amoureux. Quoi de plus contraire à l’avarice, et en même temps de plus propre à la balancer, à l’emporter sur elle, que l’amour, la plus prodigue et la plus impérieuse de toutes les passions ? L’amour d’Harpagon pour Mariane est donc un autre genre d’épreuve où est mis son amour pour l’or ; mais c’est encore ce dernier qui triomphe, et c’est là sans doute sa plus belle victoire. Obligé de recevoir à souper son gendre futur, Harpagon profite de l’occasion pour inviter sa maîtresse : il n’aurait garde de faire les frais d’un repas pour elle seule. Une espièglerie de son fils fait passer de son doigt à celui de Mariane un diamant d’un grand prix : le voilà au supplice, et à rien ne tient qu’il ne se jette sur la main qu’embellit cette bague, pour l’en arracher. Enfin, lorsqu’il s’agit de choisir entre sa cassette et sa maîtresse, de perdre l’une ou de renoncer à l’autre, il n’hésite pas, la cassette est préférée. Voilà ce qui s’appelle traiter un caractère en grand maître, le montrer sous toutes ses faces, le placer à tous les jours, le faire passer par toutes les épreuves. Qu’Harpagon n’ait ni maison, ni train, ni valets, ni en-fans, ni maîtresse, qu’enfermé dans l’amour de l’or et dans la {p. 185}crainte de le perdre, il soit inaccessible à tout autre désir, à tout autre souci, il n’aura plus cette avarice diversifiée, animée, passionnée, qui fait de lui un personnage éminemment dramatique : ce ne sera plus le sublime Harpagon, ce sera quelque ignoble pince-maille, dont l’image ne vaudra pas mieux que la figure, aussi rebutant à voir au théâtre qu’à rencontrer dans le monde.
Les Anglais ont une expression bien philosophique pour désigner un avare : ils l’appellent miser. C’est en effet un misérable qu’un avare, mais un misérable volontaire, et pour lequel il n’y a point de pitié. The Miser est le titre d’une imitation qu’a faite de la pièce de Molière, un nommé Shadwell dont l’impertinence a ému la bile de Voltaire. Ce Shadwell dit en propres termes, que nos meilleures pièces, maniées par les plus mauvais auteurs de son pays, y gagnent toujours ; qu’on peut juger, d’après cela, si L’Avare a perdu à passer par ses mains ; qu’au reste, s’il a eu recours à Molière, ce n’est ni faute d’esprit ni faute d’invention, c’est simplement par paresse. « Quand on n’a pas assez d’esprit, dit judicieusement Voltaire, pour mieux cacher sa vanité, on n’en a pas assez pour faire mieux que Molière. »
Fielding, l’auteur de Tom Jones, qui avait plus d’esprit que Shadwell et qui ne s’en croyait pas tant, a aussi traduit L’Avare ; et son ouvrage, approprié au goût de sa nation, a obtenu le plus brillant succès.
Avertissement du commentateur [Relation de la fête de Versailles] §
{p. 285}La comédie de George Dandin fit partie des divertissements dont se composa la fête magnifique donnée, à Versailles, par Louis XIV, le 18 juillet 1668, après la conquête de la Franche-Comté, et la paix d’Aix-la-Chapelle. La Relation qu’on va lire, écrite par Félibien4, parut, l’année suivante, en un volume grand in-folio, imprimé par Mabre-Cramoisy, et orné de cinq belles planches. En 1760, un éditeur de Molière, au lieu de se borner à extraire de cette Relation, les intermèdes dont la représentation de la comédie fut accompagnée à Versailles seulement, imagina d’imprimer la Relation toute entière, à la suite de George Dandin. Son exemple a passé en usage ; et aucun éditeur de Molière ne peut maintenant se dispenser de l’imiter. Il aurait pu se dispenser lui-même, en réimprimant l’ouvrage de Félibien, {p. 286}d’y faire certains changements et même certaines suppressions, dont il est impossible d’apercevoir le motif. Je rétablis le texte, d’après l’édition originale de Mabre-Cramoisy.
Notice historique et littéraire sur George Dandin §
{p. 333}Dans l’hiver de 1668, la Franche-Comté avait été conquise en moins d’un mois par Louis XIV en personne ; et, le 2 mai de la même année, un traité de paix avait été signé à Aix-la-Chapelle, entre la France et l’Espagne. Le roi, par ce traité, renonçait à sa nouvelle conquête, sans en perdre la gloire, et il conservait, du consentement même de l’Espagne, tout ce qu’il avait conquis précédemment sur elle dans les Pays-Bas. Tandis que le monarque et son armée faisaient tomber en leur pouvoir les places de la Franche-Comté, Paris et surtout Saint-Germain étaient sevrés des plaisirs que l’hiver y ramenait chaque année. Louis XIV, pour dédommager sa cour de la privation qu’elle avait éprouvée pendant son absence, et en même temps pour célébrer les succès que venaient d’obtenir ses armes et ses négociations, voulut qu’une fête magnifique fût donnée, le 18 juillet, dans les jardins de Versailles. Après la collation et avant le souper, la comédie de George Dandin fut représentée sur un théâtre dressé tout exprès, avec des intermèdes dont Molière avait fait les paroles et Lulli la musique. Le 9 novembre suivant, la pièce fut jouée à Paris, sans les {p. 334}intermèdes, et elle eut une dizaine de représentations presque consécutives.
Molière se disposait, dit-on, à faire jouer sa comédie, lorsqu’un de ses amis l’avertit qu’il y avait à Paris un homme qui pourrait bien se reconnaître dans le personnage de George Dandin, et qui était en état, par ses nombreux entours, de nuire beaucoup à un ouvrage où il se croirait insulté. Cet homme était fort assidu au théâtre : Molière l’y aborde, lui témoigne le désir de lui faire entendre sa nouvelle comédie, et le prie de choisir son jour. Enchanté de cette flatteuse marque de déférence, notre homme donne parole pour le lendemain, court aussitôt tout Paris, et rassemble un nombreux auditoire. La pièce fut jugée excellente, surtout par le maître de la maison ; et, quand elle fut représentée, elle n’eut pas de partisan plus zélé que celui même dont elle retraçait les aventures. L’anecdote est assez peu vraisemblable, et c’est Grimarest qui la rapporte : double raison pour en douter.
Deux choses sont à remarquer dans la comédie de George Dandin, l’intrigue et les caractères. L’intrigue est d’une extrême simplicité. Lubin, messager d’amour du vicomte, fait trois fois au mari la confidence de ce qu’on a, fait ou de ce qu’on va faire contre lui. Le mari, bien averti, croit chaque fois avoir le moyen de prouver aux parents de sa femme qu’elle se conduit mal ; et chaque fois la malice de cette femme fait tourner à la confusion de son mari ce qui devait tourner à la sienne. C’est à peu près l’intrigue de L’École des femmes, où Arnolphe, informé par son rival de tous les tours qu’on lui a joués ou qu’on lui prépare, n’en peut éviter aucun, et s’engage dans le piège par les efforts mêmes qu’il fait pour s’en garantir.
{p. 335}La fable particulière de George Dandin est empruntée à deux Nouvelles de Boccace : l’une a donné l’idée de la principale scène du second acte, et l’autre a fourni le sujet du dénouement. Ce sujet est de la plus haute antiquité : on le trouve dans tous les siècles et dans tous les idiomes. Les modernes l’ont aperçu, pour la première fois, dans Le Dolopathos, ou Roman du Roi et des Sept Sages, ouvrage bizarre, originairement composé en indien, cent ans avant Jésus-Christ, et successivement traduit en arabe, en hébreu, en syriaque, en grec, en latin, en roman, en français, en allemand et en italien. De ce recueil de contes, assez semblable aux Mille et Une Nuits, Boccace a tiré plusieurs de ses Nouvelles, et entre autres, celle dont Molière a fait son dénouement. Molière, qui avait déjà employé la même idée dans sa farce de La Jalousie du Barbouillé, l’avait prise sans doute dans le conteur italien ; mais il aurait pu la prendre également dans un de nos vieux rimeurs français, Pierre d’Ansol, qui, avant Boccace même, en composa un fabliau ayant pour titre, La Femme qui, ayant tort, parut avoir raison.
La partie essentielle de l’ouvrage, les caractères et les mœurs appartiennent à Molière ; il les avait trouvés dans la société qu’il observait sans cesse, et dont il ne détournait sûrement pas ses regards, pour aller chercher dans les livres ce qui se présentait à lui de toute part. Je ne tairai cependant pas que, dans une des deux Nouvelles de Boccace qui lui ont servi pour l’intrigue de sa pièce, on voit, comme dans cette pièce même, une belle-mère noble, reprochant au roturier qui est son gendre, la bassesse de son extraction, l’injustice des plaintes qu’il forme contre sa femme, et l’indignité de sa propre conduite. {p. 336}Mais que sont quelques paroles dures et hautaines, comparées aux deux rôles si comiques de monsieur et de madame de Sotenville ? Je rappellerai aussi qu’on a cru s’apercevoir le germe de l’idée morale développée par Molière, dans un passage de l’Aululaire de Plaute. Mégadore prie Euclion de lui donner sa fille en mariage. Euclion répond : « Voulez-vous savoir ce que je pense, Mégadore ? Vous êtes un homme riche et puissant ; moi, je suis le plus pauvre des hommes. Si je vous donne ma fille, vous serez le bœuf, et moi je serai l’âne. Accouplé avec vous, je ne pourrai porter une aussi forte charge, et je tomberai dans le bourbier. Vous, bœuf, vous ne me regarderez pas plus que si je n’existais pas. J’éprouverai vos mépris, et mes pareils se moqueraient de moi. Si nous en venons à rompre ensemble, je ne trouverai nulle part une étable où me réfugier. Les ânes me mordront à belles dents, et les bœufs me perceront de leurs cornes. Il y a un trop grand danger pour moi à sortir du rang des ânes, pour m’élever au rang des bœufs. »
Molière, a-t-on dit, qui devait avoir souvent sous les yeux l’Aululaire, en composait son Avare, a pu être frappé de ce passage sur le danger des alliances inégales, et concevoir dès lors le projet de le mettre en action. Je ne repousse pas cette conjecture ingénieuse et même plausible ; mais je dirai encore, Qu’est-ce qu’un passage de quelques vers, comparé à toute une comédie ? et enfin, quel besoin Molière avait-il de Plaute, pour former le projet d’attaquer un travers de mœurs que la cour et la ville offraient incessamment à ses regards ? Sous Louis XIV, plus qu’à aucune autre époque de la monarchie, la noblesse parut être un objet d’envie et de convoitise. {p. 337}Quand on ne la possédait pas, on l’achetait ; et, quand on ne pouvait l’acheter, on la prenait, on se la donnait à soi-même. Les anoblis et les faux nobles abondaient. Il fallut plus d’une fois que le gouvernement fît la recherche de ces derniers, et les contraignît, sous des peines assez sévères, à déposer les qualités et les armoiries qu’ils avaient usurpées. D’honnêtes et riches bourgeois, désespérant de devenir nobles de leur chef, voulaient du moins s’allier à des familles nobles : les uns donnaient leur fille à quelque gentilhomme obéré, qu’une grosse dot affranchissait de la poursuite de ses créanciers ; les autres, en plus petit nombre, épousaient eux-mêmes quelque fille de qualité, dont les parents recevaient, pour prix de cette mésalliance, de quoi rétablir leurs affaires délabrées. Dans ces unions ridicules de la roture opulente et de la noblesse nécessiteuse, l’une était presque toujours condamnée à supporter les mépris de l’autre. La demoiselle, dont le nom et les quartiers venaient s’abîmer dans un hymen plébéien, rougissait du mari qui l’avait tirée de son orgueilleuse misère, et se croyait plus que quitte envers lui quand elle n’avait fait que l’humilier. L’homme de qualité, en vertu de son rang, dédaignait celle qui lui avait donné les moyens de le soutenir, et souvent portait à d’autres femmes les prodigalités qu’elle l’avait mis en état de faire. Cette espèce de désordre social appelait, méritait certainement la censure de Molière. On peut regretter qu’il n’ait pas donné à ses figures de plus grandes proportions ; à sa composition plus de noblesse, de mouvement et de variété ; à son tableau un cadre plus étendu. Le ridicule et le danger des alliances inégales auraient peut-être été présentés d’une manière plus frappante, plus utile et même plus vraie, si, agrandissant ses {p. 338}personnages, et les plaçant sur un théâtre plus élevé, il eût montré quelque homme considérable de la bourgeoisie de Paris, indignement méprisé, bafoué, trompé, déshonoré par quelque fille d’une grande et illustre maison. Le sujet, ainsi traité, eût porté jusqu’à la haute comédie de mœurs un ouvrage qui, par sa forme un peu vulgaire, semble n’appartenir qu’à la petite comédie d’intrigue. Tel qu’il est toutefois, l’intention de l’auteur n’y saurait être méconnue. Si l’alliance d’un riche paysan et d’un gentillâtre campagnard n’est pas la satire directe de certaines unions ridiculement fameuses qui scandalisaient ou égayaient Paris et Saint-Germain, elle est du moins une espèce d’apologue dont il est facile de tirer la moralité et de faire l’application5.
Monsieur et madame de Sotenville sont de ces personnages vrais, réels, que. Molière est allé prendre dans le monde, et qu’il a placés tout vivants sur le théâtre, où ils ont, pour ainsi dire, fait souche. On y voit, en effet, paraître, par intervalles, quelques-uns de leurs descendants. Entre autres, le comte et {p. 339}la comtesse de. L’Impromptu de campagne, le baron et la baronne de La Fausse Agnès, sont incontestablement de cette lignée.
À Paris et à Saint-Germain, l’éclat des plus grands noms était absorbé par la splendeur du trône : c’était comme ces comètes qui, suivant quelques physiciens, tombent dans le soleil et servent à alimenter son foyer. Les nobles d’illustrations les grands seigneurs de la cour ne pouvant briller que d’une lumière réfléchie dans cette atmosphère éblouissante qui environnait le monarque, et pouvant encore moins exercer le despotisme du privilège sous les regards d’un prince, aux yeux de qui tous ses sujets étaient égaux, comme tous les hommes le sont aux yeux de Dieu, avaient cherché à se créer dans la société un autre genre de prérogative, celle de l’élégance des mœurs et des manières, du ton et du langage : noblement familiers avec leurs supérieurs, ils n’étaient fiers qu’avec leurs égaux, et ils étaient envers leurs inférieurs d’une politesse qui, par son excès même, avait presque les effets de la hauteur.
C’est dans les provinces seulement qu’on voyait subsister quelques restes de la rudesse, de l’arrogance et de la tyrannie féodale ; c’est là que vivaient, dans des manoirs délabrés, ces gentilshommes d’ancienne famille, dont les aïeux s’étaient obscurément ruinés et fait tuer pour le service de l’état. Ils se consolaient, se dédommageaient de leur noble indigence, par un profond respect pour eux-mêmes et pour ceux de leur classe ; par un mépris non moins profond pour ceux qui n’en étaient pas ; enfin par toutes ces petites jouissances de vanité, que leur procuraient les hommages de leurs paysans et les honneurs du banc seigneurial. Plaider leur cure, courre le {p. 340}lièvre, vider ou arranger quelques affaires selon toutes les règles du point d’honneur, telles étaient leurs occupations, leurs amusements, leur existence entière. Voilà les originaux que Molière a peints avec une vérité si amusante. Il y en avait en foule dans son siècle ; la race n’en est pas éteinte dans le nôtre. Il y a encore, au fond de quelques provinces, des Sotenville et des bons, des Sotenville en ligne directe : ils ne sont pas vêtus tout à fait comme leurs ancêtres, ils ont un langage et des manières un peu différentes ; mais les qualités héréditaires subsistent en eux, et l’air de famille est profondément empreint sur leur figure.
Nous retrouvons encore ici J.-J. Rousseau gourmandant Molière, et l’accusant d’avoir fait du théâtre une école de mauvaises mœurs, en nous montrant toujours le triomphe du vice sur le ridicule, de la méchanceté sur la sottise. « Quel est, dit-il, le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son mari ? Que penser d’une pièce où le public applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? »
Dans ses idées de justice distributive, Rousseau voudrait-il donc qu’Angélique et son complice fussent punis, et que George Dandin triomphât de leurs machinations coupables ? Mais Molière n’a point voulu faire une pièce où les amants adultères apprissent que leurs complots contre l’honneur d’un mari peuvent être renversés et retomber sur eux-mêmes. C’est une leçon que le monde leur donne quelquefois, et qu’ils n’ont pas besoin de venir chercher au théâtre où elle ne leur profiterait guère : cette leçon, d’ailleurs, ne serait pas une répréhension suffisante d’un désordre qui viole les {p. 341}lois divines et humaines ; et la Muse de la comédie n’a pas caractère pour prêcher en matière aussi grave sur le ton qui conviendrait. Molière a voulu simplement corriger les hommes de la sotte vanité qui les porte à chercher des alliances dans un rang plus élevé que le leur. Les moyens qu’il a employés pour arriver à ce but sont-ils ceux qui doivent l’y conduire ? En un mot, a-t-il bien fait et pou voit-il faire autrement ce qu’il voulait faire ? C’est là ce qu’il s’agit d’examiner. Rousseau prétend que, dans cette pièce, le public applaudit à la femme infidèle, et rit du mari trompé. Rousseau, par un artifice familier à tous les sophistes, pose d’abord en fait ce qui est en question. Est-il bien vrai que le public applaudisse à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence
d’Angélique ? Je ne le pense pas. Rire des tours qu’on joue à un sot qui s’y est exposé volontairement, ce n’est pas approuver l’aigrefin, le fourbe, le fripon qui le trompe. Il y a une grande différence entre ces deux choses, et Rousseau se plaît à les confondre. Il faut en revenir ici aux principes que j’ai rappelés, à l’occasion de L’Avare, sur la fin et les moyens de la comédie, en ce qui regarde la leçon morale. La mission du poète comique consiste à combattre les vices et les ridicules, et plus souvent ; les ridicules que les vices, par la raison que ceux-ci ont quelque chose d’odieux et de révoltant qui répugné à une condition essentielle du genre, celle d’amuser et de faire rire les honnêtes gens. Mais, soit qu’il attaque un vice, soit qu’il fronde un ridicule, il faut, de toute nécessité, qu’il montre ce que l’un ou l’autre a de préjudiciable, de nuisible, de funeste, et pour l’individu qui en est attaqué, et pour la société, si elle y est intéressée. L’impiété perverse de dom Juan et la scélérate hypocrisie de Tartuffe sont {p. 342}des vices ou plutôt des crimes qui n’appartiennent pas à la justice ordinaire du théâtre comique : les personnages mis en scène, quoi qu’ils fissent, ne sauraient les châtier suffisamment Que fait alors le poète ? Il livre l’un de ces coupables à la vengeance du ciel, et l’autre à la vindicte du prince. Hors de ces cas qui doivent être fort rares, le poète ne peut placer la punition d’un personnage vicieux ou ridicule que dans l’action des autres personnages qui l’entourent ; et ceux-ci sont, pour ainsi dire, chargés de représenter les désordres, les disgrâces, les dangers, les inconvénients de tout genre, conséquences naturelles et accoutumées du défaut qu’il s’agit de corriger. Prenons toujours nos exemples dans le théâtre de Molière, et choisissons les pièces mêmes que Rousseau a condamnées comme contraires aux bonnes mœurs. Le poète veut-il préserver les hommes de l’avarice, il leur dit : Si vous êtes avares, vous aurez des enfants dissipateurs qui, privés par vous du nécessaire, se procureront le superflu par des moyens ruineux ; des enfants qui, victimes de votre odieuse passion et témoins du mépris qu’elle inspire, n’auront pour vous ni affection ni respect. Veut-il les garantir de la vaniteuse faiblesse de dédaigner la condition de leurs pères et la société de leurs égaux, de fréquenter et d’imiter les personnes du haut parage ; il leur dit : Vous trouverez quelque brillant escroc, quelque fripon titré qui flattera votre manie pour s’en faire un revenu, vous fera payer ses propres folies, et ne vous remboursera de tous vos frais qu’en vous accablant de ridicules. Veut-il enfin les détourner des alliances disproportionnées, il leur dit : Votre noble épouse aura honte de vous, de vos manières, de vos liaisons ; du mépris de votre personne, elle passera facilement à celui du nœud qui vous lie ; {p. 343}elle en violera tous les devoirs, et vous porterez inutilement vos plaintes, de vos nouveaux alliés qui s’en offenseront, à vos anciens égaux qui n’en feront que rire. Il n’est pas de moraliste, de prédicateur même, en qui l’on ne dût applaudir une aussi saine doctrine et d’aussi utiles enseignements. Ce qui, sortant de la plume du moraliste ou de la bouche du prédicateur, obtiendrait l’approbation publique, le poète comique le met en action. Comment le tableau dramatique, qui ne fait que rendre la leçon morale plus frappante et plus persuasive, pourrait-il être nuisible et coupable, quand cette leçon elle-même est salutaire pour ceux qui la reçoivent, et méritoire pour ceux qui la font ?
C’est donc à tort que les comédies de Molière en général, et celle de George Dandin en particulier, ont été condamnées comme ménageant le vice et même le favorisant. Elles attaquent principalement les ridicules, mais comme d’abondantes sources de désordres et de vices ; elles peignent de mauvaises mœurs, mais pour combattre les travers qui les engendrent et les nourrissent : elles ne sont donc pas, elles ne peuvent donc pas être immorales. Ceux qui les ont flétries de cette qualification, ont confondu la morale et la décence. On peut, en prêchant l’une, offenser quelquefois l’autre : c’est ce qui est arrivé aux satiriques de l’antiquité ; c’est ce qui est arrivé à la plupart de nos anciens sermonnaires ; c’est ce qui est arrivé à Molière lui-même dans George Dandin. Je ne conviendrai jamais que Clitandre et Angélique soient intéressants : Molière, qui possédait si bien l’art de rendre ses amoureux aimables, n’a répandu sur ceux-ci aucune de ces teintes douces et naïves qui donnent tant de charme à la peinture des autres ; mais il ne leur a pas imprimé {p. 344}non plus ce sceau de réprobation que tout vicieux doit porter à la scène, et qui, au milieu même de son triomphe, fait présager sa punition prochaine. Molière eût satisfait à cette justice du théâtre, il eût vengé la morale publique outragée par la conduite coupable d’Angélique, s’il lui eût donné pour amant un des libertins pervers, un de ces vils chevaliers d’industrie, en qui le vice né peut être que hideux, et qui se chargent le punir eux-mêmes, tôt ou tard, les complices de leur dérèglement.
Notice historique et littéraire sur Monsieur de Pourceaugnac §
{p. 460}Monsieur de Pourceaugnac fut représenté, pour la première fois, devant Louis XIV, le 6 octobre 1669, dans ce même château de Chambord, que naguère des Vandales qui ne viennent pas de la Scandinavie, allaient faire tomber sous leur marteau, et que la France a racheté de leurs mains avides, pour en faire hommage à l’enfant royal sur qui reposent nos destinées futures. Cette comédie, qui fait aujourd’hui lever le cœur des garçons de boutique au parterre, et des filles de comptoir en loge, amusa beaucoup Louis XIV et sa cour, qui apparemment se connaissaient moins en bonne plaisanterie, et n’avaient pas un sentiment aussi délicat des bienséances. Lulli, qui avait composé la musique des divertissements, et même, dit-on, fait les paroles italiennes de la fin du premier acte, chanta le rôle d’un des deux médecins grotesques. Il est inscrit au livre du ballet sous le nom de il signor Chiacchierone, qui signifie en italien, grand babillard, grand hâbleur, grand diseur {p. 461}de balivernes, et qui convenait parfaitement à celui qui se l’était donné par une impudente vanité de bouffon6.
Monsieur de Pourceaugnac fut joué à Paris le 15 novembre de la même année, ne fit pas moins rire la ville que la cour, et eut vingt représentations consécutives.
On prétendit, dans le temps, que Pourceaugnac était la peinture d’un original qui était venu s’offrir lui-même aux pinceaux de Molière. C’était un gentilhomme limousin qui, un jour de spectacle, dans une querelle qu’il eut sur le théâtre avec les comédiens, étala tous les ridicules d’un sot et d’un hobereau. Robinet, dans sa gazette rimée, rendant compte de la première représentation donnée au public, s’exprime en ces termes :
L’original est à Paris ;En colère, autant que surpris,{p. 462}De l’y voir dépeint de la sorte,Il jure, il tempête et s’emporte,Et vent faire ajourner l’auteur,En réparation d’honneur,Tant pour loi que pour sa famille,Laquelle en Pourceaugnacs fourmille.
« Pourceaugnac est une farce, dit Voltaire ; mais il y a dans toutes les farces de Molière des scènes dignes de la haute comédie. Un homme supérieur, quand il badine, ne peut s’empêcher de badiner avec esprit. »
Diderot enchérit sur cette idée : « Une farce excellente, dit-il, n’est pas l’ouvrage d’un homme ordinaire. Elle suppose une gaîté originale ; les caractères en sont comme les grotesques de Calot, où les principaux traits de la figure humaine sont conservés. Il n’est pas donné à tout le monde d’estropier ainsi. Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que Le Misanthrope, on se trompe. »
La pièce de Pourceaugnac est une farce. Pourquoi ? Ce n’est pas parce que la plaisanterie y est moins fine, la moquerie moins délicate et la gaîté plus facétieuse ; c’est parce qu’elle ne peint ni vice, ni travers, ni passion ; qu’elle n’est une censure ni de l’homme ou de la société, ni des caractères ou des mœurs. Le sujet de la pièce, Pourceaugnac, est un sot, voilà tout : or, un sot ne peut être le héros d’une fiction morale, comme est une comédie ou un roman, parce que, de sa nature, la sottise est incorrigible ; il sera tout au plus l’objet de ce qu’on appelle aujourd’hui une mystification ; et une mystification n’est qu’une farce, c’est-à-dire une chose plaisante et non comique, une chose qui fait rire comme risible et non comme ridicule.
{p. 463}La sottise, de même que l’esprit, a ses degrés et ses variétés ; elle a son originalité et sa perfection propre, elle a enfin ses saillies et presque son sublime. Un sot, formé des mains de Molière, ne pouvait être le sot commun qui court les rues et qu’on voit partout. À la bêtise qui fait le fond de l’espèce, Pourceaugnac joint tous les ridicules qui peuvent en assaisonner l’insipidité, toutes les prétentions qui peuvent provoquer la malice et désintéresser la pitié. Il croit réunir tous les avantages naturels et acquis ; il a toutes les disgrâces que la nature et l’art peuvent rassembler sur une personne. Tout simplement sot, il ne mériterait pas, il ne vaudrait pas les tours sanglants qu’on lui joue ; et l’extrême facilité qu’on trouve à le berner, nous ferait trouver peu de plaisir à en être les témoins : mais sot avec présomption, avec jactance, et plaçant tout de travers sa confiance ou ses soupçons, il nous amuse de ses infortunes, dont sa suffisance est toujours étonnée ; il nous divertit de ses fureurs, qu’exalte toujours l’idée du mérite qu’il possède et des égards qu’on lui doit.
J’ai dit que la pièce de Pourceaugnac ne peignait ni la société ni les mœurs. Je n’en veux pour preuve que les personnages de Nérine et de Sbrigani. S’il existe aujourd’hui des misérables qui joignent, à la vivacité d’esprit dont ils font preuve, la perversité d’âme dont ils font parade, quel jeune homme bien né, même pour les plus chers intérêts de son amour, songerait à employer, à salarier leur coupable industrie ? Où les irait-il chercher ? Il lui faudrait, pour les trouver, pénétrer dans les repaires où le crime médite ses complots, et jusque dans les prisons où il les expie. Il est évident que, sous la casaque du subtil Napolitain, Molière a caché un de {p. 464}ces Sosies, de ces Daves de la comédie antique, que la jeunesse inexpérimentée de son talent nous avait déjà fait voir deux fois sous le manteau de Mascarille et de Gros-René, et qu’un dernier caprice de son génie doit nous montrer encore sous celui de Scapin. C’est la même fourberie, la même impudence, le même orgueil des méfaits commis, des dangers courus, des châtiments éludés avec adresse ou soufferts avec constance. Il suffirait de ces rapports frappants pour faire plus que soupçonner l’identité des personnages, malgré la différence des costumes ; mais, en ce qui regarde Pourceaugnac, cette identité est un fait dont un passage de l’Asinaire, de Plaute, m’a fourni la démonstration complète. Deux fripons d’esclaves, Liban et Léonida, s’y entre-félicitent de leurs prouesses, c’est-à-dire de leurs crimes, comme font entre eux Nérine et Sbrigani : les intrigants modernes ne font que traduire presque littéralement les fourbes antiques. De l’emploi des mêmes acteurs, résulte nécessairement une action du même genre. Dans Pourceaugnac, comme dans les comédies de Plaute et de Térence, un personnage subordonné par sa condition, mais supérieur par l’audace et les ressources de son esprit, anime tout, conduit tout ; et, se réservant en entier le danger et la gloire de l’entreprise, ne laisse à ceux qui en ont fait les frais, que le soin d’en recueillir les fruits. Les amants dont on fait les affaires par de tels moyens, ne peuvent intéresser en aucune manière ; et il y a du bonheur s’ils n’en sont pas un peu avilis.
L’intrigue de Pourceaugnac a un autre caractère qui lui est particulier. Il y a comédie dans la comédie. Ce n’est pas une action de bonne foi, où les incidents naissent les uns des autres ; {p. 465}c’est une pièce concertée d’avance. Tous dans le secret, à l’exception de deux, les personnages s’appellent eux-mêmes des acteurs, et ils nomment râles ce qu’ils vont faire. Ils s’amusent entre eux d’un sot qu’ils bafouent. Nous nous en amusons comme eux et avec eux : voilà tout l’effet dramatique. On se divertirait encore plus au parterre, si l’on se divertissait moins sur le théâtre : le public aime à rire tout seul ; et c’est surtout le sérieux des autres qui le fait rire.
Quelque étranger à nos mœurs que soit le fond de la comédie de Pourceaugnac, quelque conventionnel et factice qu’en soit le genre, il était impossible que Molière n’y plaçât pas quelques-unes de ces scènes éminemment vraies, où se montre l’homme tel que la nature ou la société l’a fait. Il en est une qui passe justement pour un chef-d’œuvre, c’est celle où Éraste persuade à Pourceaugnac qu’il a demeuré deux ans à Limoges, et qu’il y a fréquenté toute sa famille et lui-même. Pourceaugnac, cette fois, ne donne pas tête baissée dans le panneau : dupe d’un artifice habilement gradué, il passe de l’incrédulité au doute, et du doute à la conviction ; prévenu et en même temps flatté de l’idée qu’on connaît lui, les siens et sa ville, il aide à la lettre, vient au secours des hésitations, redresse les erreurs, achève les discours, répond quand il devrait questionner, et s’émerveille ensuite de voir un homme si bien informé de tout ce qu’il vient de lui apprendre lui-même. Il dit toute la parenté
, s’écrie-t-il dans son naïf et stupide étonnement ! Harpagon n’est certainement pas un sot, et toutefois, après l’interrogatoire où maître Jacques donne sur la cassette des détails tout aussi justes, tout aussi précis, qu’Éraste sur Limoges et les Pourceaugnacs, Harpagon ne s’écrie-t-il pas de {p. 466}même : Il n’y a point de doute, c’est elle, assurément !
L’un a la crédulité de la sottise ; l’autre a celle de la passion.
Molière, dans Pourceaugnac, revient à la charge contre les médecins, à qui il n’accordait pas de longues trêves. Mais, cette fois, il change son plan d’attaque ; il ne va pas chercher dans leur doctrine ce qu’il y a de plus absurde, dans leur langage ce qu’il y a de plus ridicule, pour le rendre plus ridicule et plus absurde encore. Ici, c’est la représentation fidèle et point exagérée d’une consultation au dix-septième siècle : les deux médecins disent ce qu’auraient dit, en pareille occasion, Braver, Valot, Esprit, Daquin, Desfougerais, Guénaut, et Gui Patin lui-même qui se moquait d’eux tous. Ils ne citent point à faux Hippocrate et Galion ; leur théorie est fondée sur des phénomènes véritables ; de ceux-ci ils tirent des conséquences assez justes, soit pour l’explication des causes, soit pour l’application des remèdes : enfin, sauf un peu de galimatias et de pédanterie, sauf quelques opinions chimériques et quelques pratiques superstitieuses, ce qu’ils disent est assez bon, ce qu’ils prescrivent n’est pas mauvais : tout le malheur, c’est que Pourceaugnac n’a pas la maladie dont ils lui trouvent tous les symptômes. Il n’était pas nécessaire, il ne convenait même pas qu’ils fussent ignorants et sots. Leur savoir, leur capacité donne du relief à leur bévue, et atteste d’autant mieux l’insuffisance d’un art qui semble ne laisser à ceux qui le pratiquent avec le plus de succès, que le choix entre ces deux erreurs également funestes : voir ce qui n’est pas, et ne pas voir ce qui est.
Si l’on jugeait du mérite d’un ouvrage d’après le nombre des imitations qu’il a produites, Pourceaugnac serait le chef-d’œuvre {p. 467}de Molière. Pourceaugnac est, si je l’ose dire ainsi, le moule d’où sont sortis depuis un siècle, et d’où sortent chaque jour encore ces milliers de petites pièces destinées à faire rire le parterre de la capitale, des ridicules d’un homme de province, qui vient par le coche à Paris, pour y épouser une jolie fille, et qui s’en retourne dans la même journée, bafoué, tourmenté, excédé par des fourbes de profession qu’un rival préféré a su mettre dans ses intérêts. Ne serait-il pas temps, enfin, de laisser en paix les Pourceaugnacs, et d’imiter autrement Molière, qu’en refaisant sans cesse une de ses moins bonnes comédies ?
Notice historique et littéraire sur Les Amants magnifiques §
{p. 563}Dans l’avant-propos qui précède la comédie des Amants magnifiques, on lit ces mots : « Sa Majesté a choisi pour sujet deux princes rivaux qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des Jeux Pythiens, régalent à l’envie une jeune princesse et sa mère, de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. »
Ainsi, Louis XIV qui, jusque-là, s’était contenté de protéger, d’applaudir, de récompenser les ouvrages de Molière, cette fois s’associe au poète, et se met, pour ainsi dire, de moitié avec lui dans la composition d’une comédie. C’est un collaborateur embarrassant, qu’un monarque : il y a une sorte de danger à s’écarter de ses idées ; il peut y en avoir une autre à les suivre. Heureusement Louis XIV, satisfait de réussir dans son noble métier de roi, ne trouvait pas mauvais que les hommes de lettres fussent plus connaisseurs et plus habiles que lui en littérature. Du reste, son idée était excellente. Il voulait des divertissements nombreux, variés et magnifiques : quoi de plus propre à les amener sur le théâtre, que la rivalité de deux princes qui se disputent, par ce moyen, le cœur d’une jeune {p. 564}princesse ? Mais il n’y avait pas là d’intrigue, de nœud, de dénouement, conséquemment pas de pièce ; il en fallait trouver une, et c’est Molière que ce soin regardait : la chose était en bonnes mains. Probablement fort pressé par le temps, il invoqua sa mémoire plutôt que son génie, et il alla prendre dans le théâtre de Corneille, ce qu’il n’avait pas le loisir de chercher dans son imagination. Don Sanche d’Aragon lui fournit l’idée principale des Amants magnifiques. Dans les deux comédies, une grande princesse, dont la main est disputée par des rivaux à qui leur naissance permet d’y aspirer, et dont le cœur est en secret épris d’un jeune guerrier couvert de gloire, mais d’une condition obscure, qui l’adore en secret lui-même, s’en remet à cet amant du soin de choisir pour elle entre ses prétendants. De cette idée dramatique commune aux deux pièces, sort un dénouement commun, mais dont les moyens et les circonstances diffèrent. Don Sanche et Sostrate voient tous deux couronner leur flamme par un auguste hymen ; mais, avant d’obtenir ce prix, don Sanche, cru fils d’un pêcheur, venait d’être reconnu pour fils d’un roi ; tandis que Sostrate, d’amant devient époux sans changer d’état, et demeure ce qu’il était, le premier de sa race et le fils de ses propres œuvres. L’aventure de Sostrate est plus brillante, et sa destinée plus véritablement glorieuse ; mais ce qui n’était point contraire aux mœurs des antiques monarchies de la Grèce, eût trop choqué des mœurs modernes, formées de l’orgueil féodal et de la fierté castillane. Corneille et Molière ont diversement, mais également observé le costume.
Molière, chaque fois qu’il composait pour la cour une comédie ornée de divertissements, de danse et de musique, excitait {p. 565}un jaloux dépit dans l’âme de Benserade, qui, dès le commencement du règne, était en possession de faire les paroles pour les ballets dansés par le roi, et qui avait gagné, à ce métier, fortune, faveur et célébrité. Il excellait, à la vérité, dans l’art de faire des allusions délicatement hardies aux intrigues politiques ou galantes de la cour ; et, comme dit le privilège pour l’impression de ses œuvres (car la grave chancellerie elle-même ne crut pas se commettre en libellant l’éloge des petits vers de Benserade) : « La manière dont il confondait le caractère des personnages qui dansaient, avec le caractère des personnages qu’ils représentaient, était une espèce de secret personnel qu’il n’avait imité de personne, et que personne n’imitera peut-être jamais de lui. »
Molière, il n’en coûte rien de l’avouer, n’avait pas au même degré ce genre de mérite. Peut-être avait-il la faiblesse de ne le pas croire, ou du moins d’en être affligé ; ce qui est bien sûr, c’est que Benserade avait celle de craindre la concurrence de Molière : c’était, comme on voudra, lui faire trop d’honneur, ou ne pas lui en faire assez. Quoi qu’il en soit, tandis que Molière travaillait à ses divertissements, Benserade, qui eut connaissance de ces deux vers du troisième intermède :
Et traces sur les herbettesLes images de nos chansons,
dit tout haut qu’il fallait les changer ainsi :
Et traces sur les herbettesLes images de vos chaussons.
Le petit distique ne valait rien ; mais la turlupinade ne valait pas grand-chose. Elle déplut à Molière, qui, dit-on, voulant {p. 566}s’en venger, fit pour le roi, représentant Neptune et ensuite Apollon, des vers où la manière de Benserade était habilement saisie, et mit le roi lui-même dans la confidence. Les vers furent trouvés fort beaux ; la cour, en les applaudissant, les attribua, tout d’une voix, à Benserade, qui en reçut les compliments, et ne les repoussa pas assez franchement. Molière alors se déclara l’auteur des vers ; et Benserade fut puni, par des moqueries, de sa ridicule vanité. S’il en fallait croire un autre narrateur de ce petit fait, Molière n’aurait pas voulu que les vers fussent crus l’ouvrage de Benserade ; mais il y aurait outré à dessein les vices de son style, afin que la cour se divertît à ses dépens. Il est peu probable que Molière ait composé, à la louange du roi, des vers qui n’eussent été que la parodie d’un style ridicule ; il ne l’est pas davantage que le monarque lui-même se fût prêté à ce badinage indécent. C’est bien assez que Molière ait cherché simplement à imiter Benserade, et qu’il ait su se rapetisser assez pour descendre à son niveau.
La comédie des Amants magnifiques fut représentée devant le roi, à Saint-Germain-en-Laye, suivant les uns, dans la première quinzaine de février 1670, et, suivant les autres, le 7 septembre de la même année. Molière, ne la fit point jouer à Paris, et ne la fit même pas imprimer. Elle parut, pour la première fois, dans le recueil de ses œuvres, publié en 1682. Elle fut remise, au théâtre de la rue de Guénégaud, le 15 octobre 1688, et elle eut neuf représentations. Au commencement du siècle suivant, le 21 juin 1704, Dancourt la fit reparaître avec un prologue et de nouveaux intermèdes de sa façon : elle eut encore moins de succès. Molière avait jugé sa {p. 567}pièce mieux que personne, en la condamnant à l’oubli. Après le mérite de faire un bon ouvrage, il y en a un autre, moins brillant sans doute, mais peut-être encore plus rare, c’est de reconnaître qu’on en a fait un mauvais. Molière possédait à la fois l’un et l’autre.
Molière ne s’était pas borné à imiter Corneille ; il s’était aussi imité lui-même. Les Amants magnifiques rappellent, en plusieurs points, La Princesse d’Élide, comédie faite également par ordre du roi, et destinée de même à servir de cadre pour des divertissements. Le principal rapport des deux pièces consiste dans l’intervention d’un personnage subalterne, mais assez bien venu à la cour, ici à titre de fou, là en qualité de bouffon, et qui, prenant en main les intérêts d’un amant timide, emploie tout ce que les prérogatives de son office lui donnent d’accès et de privauté auprès d’une princesse, pour sonder son cœur, s’assurer s’il ne renferme pas le germe d’une passion réciproque ; l’y déposer, s’il est nécessaire ; le développer par ses soins, et forcer enfin le double orgueil du rang et du sexe à confesser sa défaite. Le Moron de La Princesse d’Élide et le Clitidas des Amants magnifiques sont deux personnages dont l’humeur est semblable, dont le rôle est pareil, et dont le costume seul diffère quelque peu. Tous deux avaient eu naguère leurs modèles dans le lieu même où on les voyait figurer : l’un rappelait ce fameux L’Angéli, dont le grand Condé avait fait présent à Louis XIV ; l’autre faisait souvenir de ce non moins fameux Bautru, dont les bons mots facétieux avaient souvent égayé l’enfance du monarque, à la cour de sa mère. Tous deux (je veux dire Moron et Clitidas) ont servi de modèles à leur tour ; tous deux ont été copiés plus d’une {p. 568}fois par l’auteur de L’Heureux Stratagème et des Fausses confidences : le Dubois de cette dernière pièce est tout ensemble Clitidas et Moron.
Je n’arrive pas, sans quelque crainte, à la déclaration d’un fait qui va trouver d’abord beaucoup d’incrédules, qu’on va traiter peut-être de calomnieux et de blasphématoire. Ce fait, le voici : c’est Molière qui a engendré Marivaux. Sans doute, aucune procréation, dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, n’a droit de surprendre davantage. Quelle est l’explication de cet étrange phénomène ? Je vais essayer de la donner. Molière, jeté deux fois hors des voies de la bonne comédie, et transporté, comme de force, dans le domaine de la galanterie romanesque, essaya de parler la langue du pays, et eut le triste avantage d’y réussir. En l’absence de l’amour naïf et des sentiments naturels, il développa la théorie subtile et quintessenciée de l’amour métaphysique ; à la place des discours énergiquement passionnés, il mit les entretiens fadement polis et spirituels ; aux mots de caractère et de situation, il substitua les phrases fines et recherchées ; aux saillies d’une gaîté vive et franche, les traits d’une plaisanterie froide et forcée. Toutefois, si sa gloire en pouvait tirer quelque lustre, si plutôt elle n’avait besoin de s’en excuser, je dirais qu’il fit mieux que personne dans un genre où il est impossible de faire bien. Qu’est-il arrivé cependant ? Marivaux, porté par son instinct vers ce même genre que Molière n’avait traité qu’involontairement, Marivaux, parmi toutes les productions de l’auteur du Misanthrope, de Tartuffe et des Femmes savantes, n’a vu que La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques, qui méritassent d’être imités par lui. Faisant descendre le sujet {p. 569}uniforme de ces deux comédies, de la hauteur héroïque où l’avait élevé Molière, et le ramenant à l’époque où nous vivons, mais conservant soigneusement les moyens de l’action, le caractère et le style des personnages, il en a fait plusieurs de ses pièces les plus vantées : ce n’est pas assez dire ; il en a fait toutes les pièces de son théâtre ; car cet écrivain, dans sa fécondité stérile, n’a guère traité qu’un même sujet, comme il n’a eu qu’une seule manière ; et l’on sait que le titre de deux de ses comédies, La Surprise de l’amour, a paru propre à les dénommer toutes plus exactement qu’il n’avait fait lui-même.
Quelque gêné que Molière pût être par les ordres d’un monarque et par les convenances d’un sujet, il ne pouvait rien produire d’où la comédie fût entièrement exclue, où elle ne se montrât pas du moins par intervalles. Il lui en coûtait moins de faire quelque anachronisme ou quelque faute de costume : témoin La Princesse d’Élide, sujet des premiers âges de la Grèce, où il introduisit un fou de cour, quoique cette espèce d’office n’eût été créée que dans les temps de la barbarie féodale, dont elle était assurément bien digne. Il ne commit pas la même faute, en plaçant un astrologue dans Les Amants magnifiques. L’art chimérique, qui prétend lire nos destinées dans les aspects et dans les positions des corps célestes, remonte à la plus haute antiquité ; et c’est surtout parmi les puissants de la terre, que les promesses ou les menaces de cet art ont trouvé des esprits disposés à y croire. Comment penser, en effet, quand tout relève de vous, aboutit à vous ici-bas, que les astres se lèvent nonchalamment sur votre tête, et continuent d’y rouler, comme sur celle d’un obscur artisan, sans daigner régler ou du moins pronostiquer votre sort ? Un homme d’esprit, qui {p. 570}n’avait pas d’autre titre, se moquait un jour, devant un grand seigneur, de l’effroi qu’inspirent les comètes, considérées comme présages de quelque grand et funeste événement : Vous en parlez à votre aise, lui dit le grand seigneur ; on voit bien que cela ne vous regarde pas, vous autres.
En attaquant l’astrologie judiciaire, Molière ne combattait pas une chimère tombée en désuétude, une folie passée de mode. Elle avait, pour ainsi dire, présidé à la naissance de Louis XIV : un astrologue avait été placé, pour tirer son horoscope, dans un cabinet voisin de la chambre où Anne d’Autriche le mettait au monde. Vingt ans avant la représentation des Amants magnifiques, un nommé Morin, qui, ne trouvant pas apparemment la médecine assez conjecturale, l’avait quittée pour l’astrologie, s’avisa de prédire l’année et le jour où mourrait Gassendi, le maître même de Molière. Son thème astrologique ne fut pas plus infaillible que l’aurait été son pronostique médical : le philosophe, que son extrême affaiblissement condamnait au moins à une mort peu éloignée, la différa de cinq années, comme pour fournir un argument de plus contre une science dont il avait été longtemps l’antagoniste. L’astrologie judiciaire, décriée, mais non tout à fait détruite, à la fin du dix-septième siècle, comptait encore quelques adeptes au commencement du siècle suivant. Le plus remarquable de tous fut le célèbre comte de Boulainvilliers, cet homme savant et systématique, qui ne voyait dans le passé que le gouvernement féodal, voyait tout l’avenir dans les planètes. Il prédit à Voltaire qu’il ne passerait pas sa trente-deuxième année : Voltaire fit mentir sa prédiction de cinquante-deux années seulement ; ce ne fut pas une de ses moins bonnes malices.
{p. 571}Tandis que la scène offrait en spectacle l’union d’une grande princesse de l’antique Thessalie avec un simple officier de fortune, une grande princesse du sang royal de France, Mademoiselle songeait en secret à réaliser cette fable, en donnant sa main et ses riches apanages à un cadet de Gascogne, à Péguillin, comte de Lauzun, qui comptait moins d’exploits guerriers que Sostrate, mais beaucoup plus de bonnes fortunes, et qui était aussi avantageux, que le héros grec se montre modeste. Ce fut très peu de temps après la représentation des Amants magnifiques, que Mademoiselle fit confidence au roi de son projet, et obtint de lui un consentement qui fut presque aussitôt révoqué. L’exacte coïncidence de ces deux aventures, l’une imaginaire, l’autre réelle, mais toutes deux semblables, au dénouement près, méritait d’être remarquée par l’histoire littéraire. Elle est assez extraordinaire pour que, dans ce temps, quelques personnes aient pu soupçonner Molière d’avoir été dans le secret de la moderne Ériphile, et d’avoir cherché à disposer les esprits en faveur de sa résolution. On peut être surpris, du moins, que Mademoiselle, qui, dans ses Mémoires, cite, pour justifier soit amour, de fameux vers d’une comédie de Corneille sur le pouvoir de la sympathie, n’ait pas allégué, à l’appui de la même cause, la comédie des Amants magnifiques. Les deux autorités étaient de même nature, de même valeur ; et des exemples tirés du théâtre convenaient merveilleusement dans une aventure aussi romanesque.