Rien ne manque à sa gloire.
De la nature humaine immortel interprète,
Comédien, penseur, philosophe, poète,
Qui, planant de si haut sur l’univers moral,
Gai comme Rabelais, profond comme Pascal,
Des mœurs que châtiait ta verve satirique,
Traças pour tous les temps la peinture historique,
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Ô Molière ! Vrai sage et hardi novateur,
Qui, même en imitant, demeuras créateur,
Tu parus sur la scène où ton astre domine,
Entre le vieux Corneille et le jeune Racine.
Glorieux ornement du siècle des grandeurs,
Tu brillas dans ces jours de royales splendeurs.
Où, Louis, rassemblant la France dans Versailles,
Régnait, maître absolu des arts et des batailles.
Son trône à l’univers commandait le respect.
Tout n’offrait pas pourtant un sérieux aspect.
La Fronde, dans ses jeux parodiant la Ligue,
Jusques au dénouement de sa bizarre intrigue
Déroula devant toi son long imbroglio,
Spectacle pour Thalie apprêté par Clio,
Et de ton Étourdi dans ce drame frivole
Tu vis plus d’un acteur anticiper le rôle.
En contrastes fécond, le siècle où tu naquis,
S’il eut ses grands héros, eut ses petits marquis,
Ses faux savants gonflés de leurs minces mérites,
Ses méchants écrivains, ses dévots hypocrites.
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Gloire à toi qui, de front attaquant ces travers,
Les atteignis des coups d’un implacable vers !
De Scapin ou d’Alceste empruntant le visage,
Tu divertis la foule et fis penser le sage.
Modèle inimitable, es-tu mort tout entier,
Laissant mille bâtards et pas un héritier ?
Parmi nous des fâcheux, des sots et des avares
Les types sont communs, mais leurs peintres sont rares.
Dans l’art de juger l’homme et de le définir
D’avance ton génie a vaincu l’avenir.
Mais je songe à quel prix tu conquis cette gloire
Dont les tardifs rayons couronnent ta mémoire.
Méconnu de son siècle, un grand homme souvent
N’expia que trop cher le tort d’être vivant.
Tu vécus sérieux, toi qui nous fais tant rire.
Austère philosophe armé de la satire,
Des secrets dont les yeux creusaient la profondeur,
Tu ne pus sans tristesse observer la laideur,
Et puis, le sort cruel, pour tourmenter ta vie,
Déchaîna deux démons, la Béjart et l’envie.
De l’hôtel Rambouillet le héros favori,
Cotin, le grand Cotin, Boursault et Montfleuri
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Lançaient contre tes mœurs d’injurieux libelles,
Ou même décriaient tes œuvres les plus belles.
Père désespéré, sous leurs coups triomphants
Tu faillis au berceau voir mourir tes enfants.
Paris demeura froid aux vers du Misanthrope.
En vain, pour te venger, l’arbitre de l’Europe,
Louis devant sa cour t’admirait hautement,
D’un public égaré cassait le jugement,
Vainqueur, se reposait du bruit de ses conquêtes
Aux accents de ta muse invitée à ses fêtes,
Et faisait, glorieux de s’égaler à toi,
Du fils d’un tapissier le commensal d’un roi.
En vain tu rencontrais pour auguste patronne
La faveur de Condé, l’amitié de Vivonne ;
En vain, quand du faux goût hardi persécuteur,
Ton bon sens le livrait aux ris du spectateur,
De la postérité devançant le suffrage,
Un vieillard t’applaudit et te cria : Courage !
Portant avec terreur un douloureux regard
Sur tes chefs-d’œuvre ; exemple et désespoir de l’art,
Victime de la haine et de la calomnie,
Peut-être as-tu douté de ton propre génie.
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Rassure-toi ! Le temps dont tu subis l’essai,
Le temps vieillit le faux et rajeunit le vrai ;
Tu vivras donc toujours, et ton riche domaine
N’est pas moins éternel que la pensée humaine.
Le monde saluera l’autel monumental
Où ton culte renaît dans ton séjour natal.
Que ce tribut vengeur réjouisse tes mânes !
Jadis tes ennemis, dévotement profanes,
Te repoussant loin d’eux comme un de ces maudits
Qu’une austère consigne exclut du Paradis,
D’une tombe à regret t’accordèrent l’aumône,
Tandis que le Seigneur, qui juge et qui pardonne,
Tel qu’un père indulgent t’accueillait dans ses bras,
Et réparait là-haut tes affronts d’ici-bas.
Mais la raison triomphe et, n’en déplaise à Rome,
Un acteur aujourd’hui peut rester honnête homme,
À ses devoirs chrétiens consacrer ses loisirs
Et faire son salut en faisant nos plaisirs.
La scène ne craint plus les foudres de l’Église ;
Paris qui te damnait, Paris t’immortalise.
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Si tu voyais les Arts, courtisans de Louis,
Du faste de son règne esclaves éblouis,
Demander leur salaire à son royal caprice,
C’est le peuple à présent dont la main protectrice,
De ses dignes élus sanctifiant les droits,
Couronne les héros, les poètes, les rois.
L’or semble une faveur lorsqu’un seul le dispense ;
Donné par tous, est-il plus juste récompense ?
Qui donc te décerna ta grande ovation ?
Est-ce un prince ?… C’est plus, c’est une nation
Jalouse de payer dans sa reconnaissance
Deux siècles de plaisirs dont tu dotas la France.
Combien à ces tributs d’un vœu concitoyen
L’Académie ajoute en y joignant le sien !
Vois les quarante dieux réunis dans son temple
D’un fraternel respect donner l’auguste exemple ;
Si devant ton génie elle ferma le seuil
Qui conduit au repos du bienheureux fauteuil,
Pardonne ! sa justice, offrant à ta mémoire
D’un bronze mérité l’hommage expiatoire,
Veut d’un laurier posthume au moins te décorer,
Et s’honore elle-même en sachant t’honorer.
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Dans la Ferté Racine, et dans Rouen Corneille
Renaissent, et Paris, ô comble de merveille !
Dresse ton monument près du funèbre lieu
Où deux modestes sœurs, deux servantes de Dieu,
Seules, la nuit, témoins de ton heure dernière,
À ta voix expirante unirent leur prière,
Quand des jeux de la scène au drame du trépas
Tu passais tout d’un coup, et devais faire, hélas !
En la déshéritant de ta gaîté hardie,
Pour la première fois pleurer la Comédie !
Tout un peuple ameuté, t’outrageant par ses cris,
D’un cortège bruyant d’insulte et de mépris
Poursuivit ton convoi ; maintenant, ô contraste !
La foule que transporte un zèle enthousiaste,
Avec des chants de fête, aux rayons d’un soleil
Orgueilleux d’éclairer ce pompeux appareil,
Inaugure le temple où ta gloire repose
Dans la solennité de son apothéose.
Ô d’un vaste chef-d’œuvre aspect harmonieux !
Là ce Génie ailé semble, du haut des cieux,
Déposant sur ta tête une double couronne,
Sacrer la royauté que l’univers le donne ;
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Ici, cette fontaine, en jets toujours nouveaux
Épanchant le bienfait de ses limpides eaux,
Figure ta pensée abondante et profonde.
Source d’enseignements ouverte à tout le monde,
Où tant d’imitateurs, sans tarir son trésor,
Vinrent déjà puiser et puiseront encor.
Au centre ta statue apparaît sur un trône.
D’un poétique éclair ton visage rayonne ;
Voilà ton large front, ton œil contemplateur,
Des replis de notre âme intime scrutateur,
Tes deux épais sourcils que ta sage malice
Semblait froncer exprès pour effrayer le vice,
Tes lèvres d’où jaillit ce langage nerveux,
Qui, sans prudes détours disant ce que tu veux,
Fort comme ta raison, vrai comme la nature,
Reste du monde entier l’éternelle lecture.
Assis sur tes lauriers, du geste et du regard
Tu fécondes au loin le domaine de l’art,
Et tu vois à tes pieds deux Muses que rassemble
Ce bas-relief surpris de les trouver ensemble.
Habiles à parler et la prose et les vers,
Quoique sœurs, elles ont des visages divers :
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L’une a l’air plus pensif sans être sérieuse ;
Égayant les salons de son humeur rieuse,
Sur les amis de cour, le fat et le pédant
Elle aime à décocher le sarcasme mordant,
Attache un misanthrope au char d’une coquette.
Des mains d’un riche avare enlève sa cassette,
Ou, vengeant les saints droits de la société,
Écrase Don Juan sous son impiété,
Et démasque cet homme au regard faux et louche,
Qui, l’enfer dans le cœur et le ciel dans la bouche,
Cachant ses noirs projets sous un manteau chrétien,
Trompait tous les regards, tous, excepté le tien.
L’autre, dans son allure et libre et familière,
Du vieil esprit français pétulante écolière,
L’œil ardent, le pied leste, et l’air toujours dispos,
Amuse les passants de ses joyeux propos,
Transforme chaque scène en plaisante querelle,
Confond George Dandin, tourmente Sganarelle,
Enveloppe en riant Géronte dans un sac,
Lance la pharmacie au dos de Pourceaugnac,
Et, se moquant d’Argan sous sa robe d’hermine,
Dans un patois latin berne la Médecine.
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Par quel secret, Molière ! As-tu su constamment
Offrir tant de sagesse avec tant d’enjouement !
Dans tes jeux les plus fous quelle raison t’anime !
Grâce à toi le bouffon est presque le sublime,
Et l’homme entier respire en ces cadres légers,
De ton malin pinceau caprices passagers,
Comme en ces grands tableaux pleins d’images si vives,
Des mœurs de ton époque admirables archives.
Tes ouvrages, voilà ton plus beau monument,
Et celui-là, scellé d’un éternel ciment,
Debout, environné d’universels hommages,
Aura pour piédestal l’appui de tous les âges.
L’autre qui maintenant, chef-d’œuvre somptueux,
Élève vers le ciel son front majestueux,
Par l’injure des ans dépouillé de son lustre,
Un jour ne sera plus qu’une poussière illustre.
Puisse-t-il, consacrant ta popularité,
Prouver longtemps du moins à la postérité,
Qu’aussi bien que la Grèce et l’antique Ausonie,
La France honore, excite, enfante le génie !
Eh ! qui ne sentirait à ton grand souvenir
Fermenter dans son âme un fécond avenir,
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Et d’un divin transport sa lyre réchauffée
Frémir d’enthousiasme en touchant ton trophée ?
Ô prodige ! le bronze a paru tressaillir ;
J’ai vu de tes regards le feu sacré jaillir ;
Ta bouche s’est ouverte, et la sagesse même
Proclame par ta voix son oracle suprême :
« Ô poètes ! Dis-tu, sans crainte ni pitié
Que le vice insolent soit par vous châtié !
Vertueux délateurs, poursuivez le coupable,
Et que d’un coup mortel votre haine l’accable !
Mais qu’à son tribunal citant le genre humain,
Toujours votre justice ait la marotte en main.
Le monde, vieil enfant que notre fouet corrige,
Demande un précepteur qui gaîment le fustige.
Imitez-moi ; j’ai su divertir tour à tour
L’une aux dépens de l’autre et la ville et la cour.
La source du comique est loin d’être tarie ;
Le fonds n’en change pas, l’aspect seul en varie.
Ne pourrais-je aisément retrouver parmi vous
Et mes maris trompés et mes amans jaloux ?
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Des Josse, des Agnès l’espèce est-elle éteinte ?
Trissotin n’est-il plus loué par Philaminte ?
Sous des noms différents n’est-il plus d’Harpagon,
N’est-il plus de Cathos au précieux jargon,
Et de monsieur Jourdain la race qui fourmille
N’a-t-elle pas toujours le même air de famille ?
Les fils à leurs aïeux ne ressemblent-ils point ?
Le frac a seulement remplacé le pourpoint.
S’il est quelques travers, que ma muse peut-être
Railleuse inexorable, empêcha de renaître,
J’en vois d’autres qui, pleins de force et de santé,
Menacent l’avenir de leur longévité.
Poètes ! Démasquez au nom de la morale
Tant de sots parvenus, couronnés de scandale,
Et des grandes vertus, source des grands talents,
Que mon exemple en vous excite les élans !
L’âme est l’ardent foyer où la verve s’enflamme ;
Un vers est toujours beau s’il vient d’une belle âme.
Travaillez, dût l’envie insulter vos travaux.
Le génie est en proie à de lâches rivaux ;
Tant qu’il respire encor, la haine le déchire,
Mais l’avenir le venge et l’univers l’admire.
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Si des défauts puissants que je frappais au cœur,
Votre art désespérait de se rendre vainqueur,
Pour voir par la raison l’imposture abattue,
Relisez mon Tartufe au pied de ma statue.
L’un vous dira comment, suppléant à la loi,
La Comédie au vice inspire un juste effroi ;
L’autre comment les Arts, pour glorieux salaire,
Décernent au génie un culte populaire,
Et, fiers de partager l’encens de ses autels,
En l’immortalisant deviennent immortels. »
fin.