SATIRE II
À MONSIEUR
DE MOLIÈRE §
{p. 14}
Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers.
Dans les combats d’esprit, savant Maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la Rime.
On dirait, quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et sans qu’un long détour t’arrête, ou t’embarrasse,
À peine as-tu parlé, qu’elle même s’y place.
Mais moi qu’un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir Rimeur :
Dans ce rude métier, où mon esprit se tue,
En vain pour la trouver, je travaille, et je sue.
Souvent j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir,
{p. 15}
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir :
Si je veux d’un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l’Abbé de Pure :
Si je pense exprimer un Auteur sans défauts,
La raison dit Virgile, et la Rime Kainaut.
Enfin quoi que je fasse, ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
Triste, las, et confus, je cesse d’y rêver :
Et maudissant vingt fois le Démon qui m’inspire,
Je fais mille serments de ne jamais écrire :
Mais quand j’ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paraît, quand je n’y pense plus.
Aussitôt, malgré moi, tout mon feu se rallume :
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume,
Et de mes vains serments perdant le souvenir,
J’attends de vers en vers qu’elle daigne venir,
Encor, si pour rimer, dans sa verve indiscrète,
Ma Muse au moins souffrait une froide épithète :
Je ferais comme un autre ; et sans chercher si loin,
J’aurais toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louais Philis, En miracles féconde ;
Je trouverais bientôt, À nulle autre seconde.
Si je voulais vanter un objet Nonpareil ;
Je mettrais à l’instant, Plus beau que le Soleil.
Enfin parlant toujours d’Astres, et de Merveilles
{p. 16}
De Chef-d’œuvres des Cieux, de Beautés sans pareilles,
Avec tous ces beaux mots souvent mis aux hasard,
Je pourrais aisément, sans génie, et sans art,
Et transposant cent fois et le Nom et le Verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièce Malherbe.
Mais mon esprit tremblant sur le choix de ses mots,
N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos :
Et ne saurait souffrir, qu’une phrase insipide
Vienne à la fin d’un vers remplir la place vide.
Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j’écris quatre mots, j’en effacerai trois.
Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d’un vers renferma la pensée,
Et donnant à ses mots une étroite prison,
Voulut avec la rime enchaîner la Raison.
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours, pleins de loisir couleraient sans envie,
Je n’aurais qu’à chanter, rire, boire d’autant ;
Et comme un gras Chanoine, à mon aise, et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire,
Mon cœur exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son Ambition,
Et suivant des grandeurs la présence importune,
Je ne vais point au Louvre adorer la Fortune :
{p. 17}
Et je serais heureux, si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m’avait fait rimer.
Mais depuis le moment que cette frénésie,
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu’un Démon jaloux de mon contentement,
M’inspira le dessein d’écrire poliment :
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’esprit,
Voudrait pour son repos n’avoir jamais écrit.
Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier,
J’envie en écrivant le sort de Pelletier.
Bienheureux Scuderi dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un Volume :
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,
Semblent être formés en dépit du bon sens ;
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un Marchand pour les vendre, et des Sots pour les lire ;
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu’importe que le reste y soit mis de travers ?
Malheureux mille fois celui, dont la manie
Veut aux règles de l’Art asservir son génie !
Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir :
Et toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
{p. 18}
Ravi d’étonnement, en soi-même il s’admire.
Mais un esprit sublime, en vain veut s’élever
À ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toujours mécontent de ce qu’il vient de faire :
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire ;
Toi donc qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
Ou, puisqu’enfin tes soins y seraient superflus,
Molière, enseigne-moi l’Art de ne rimer plus.
ÉPÎTRE VII
À MONSIEUR
RACINE §
{p. 155}
Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un Acteur
Émouvoir, étonner, ravir un Spectateur !
Jamais Iphigénie en Aulide immolée
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
N’en a fait sous son nom verser la Chanmeslé.
Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
Entraînant tous les cœurs gagner tous les suffrages.
Si tôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s’amassent,
Ses Rivaux obscurcis autour de lui croassent,
Et son trop de lumière importunant les yeux
De ses propres Amis lui fait des Envieux.
La mort seule ici bas, en terminant sa vie,
Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie,
Faire au poids du droit sens peser tous ses écrits,
{p. 156}
Et donner à ses vers leur légitime prix.
Avant qu’un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantés
Furent des sots Esprits à nos yeux rebutés.
L’Ignorance et l’Erreur à ses naissantes pièces
En habit de Marquis, en robes de Comtesses
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le Commandeur voulait la scène plus exacte.
Le Vicomte indigné sortait au second acte.
L’un défenseur zélé des Bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots, le condamnait au feu.
L’autre, fougueux Marquis lui déclarant la guerre
Voulait venger la Cour immolée au parterre.
Mais sitôt que, d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eût rayé du nombre des Humains ;
On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
L’aimable Comédie avec lui terrassée
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Tel fut chez nous le sort du Théâtre Comique.
Toi donc, qui t’élevant sur la Scène Tragique
Suis les pas de Sophocle, et seul de tant d’Esprits
De Corneille vieilli sais consoler Paris,
Cesse de t’étonner, si l’Envie animée
{p. 157}
Attachant à ton nom sa rouille envenimée,
La calomnie en main, quelquefois te poursuit.
En cela comme en tout le Ciel qui nous conduit,
Racine, fait briller la profonde sagesse.
Le Mérite en repos s’endort dans la paresse :
Mais par les Envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté
Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
Au Cid persécuté, Cinna doit la naissance,
Et peut-être ta plume aux Censeurs de Syrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
Moi-même, dont la gloire ici moins répandue
Des pâles Envieux ne blesse point la vue,
Mais qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis
De bonne heure a pourvu d’utiles Ennemis :
Je dois plus à leur haine, il faut que je l’avoue,
Qu’au faible et vain talent dont la France me loue.
Leur venin qui sur moi brûle de s’épancher,
Tous les jours en marchant m’empêche de broncher.
Je songe à chaque trait que ma plume hasarde,
Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde :
Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C’est en m’en guérissant que je sais leur répondre :
Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
{p. 158}
Plus croissant en vertu je songe à me venger.
Imite mon exemple ; et lorsqu’une Cabale,
Un tas de vains Auteurs follement te ravale,
Profite de leur haine, et de leur mauvais sens :
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
Le Parnasse Français anobli par ta veine
Contre tous ces complots saura te maintenir.
Et soulever pour toi l’équitable Avenir.
Et qui voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
D’un si noble travail justement étonné,
Ne bénira d’abord le siècle fortuné
Qui rendu plus fameux par tes illustres veilles
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?
Cependant laisse ici gronder quelques Censeurs,
Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.
Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ?
Que l’Auteur du Jonas s’empresse pour les lire ?
Pourvu qu’ils sachent plaire au plus puissant des Rois :
Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
Qu’Enguien en soit touché, que Colbert, et Vivone,
Que la Rochefoucaut, Marsillac, et Pompone,
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
À leurs traits délicats se laissent pénétrer.
{p. 159}
Et plût au Ciel encor, pour couronner l’ouvrage
Que Montauzier voulût leur donner son suffrage.
C’est à de tels Lecteurs que j’offre mes écrits.
Mais pour un tas grossier de frivoles Esprits
Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,
Que non loin de la place, ou Brioché préside,
Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
Il s’en aille admirer le savoir de I***
L’Art poétique, chant III, v. 359-428 §
{p. 257}Que la Nature donc soit votre étude unique,
Auteurs, qui prétendez aux honneurs du Comique.
Quiconque voit bien l’Homme, et d’un esprit profond
De tant de cœurs cachés a pénétré le fond ;
Qui sait bien ce que c’est qu’un Prodigue, un Avare,
Un honnête Homme, un Fat, un Jaloux, un Bizarre,
Sur une scène heureuse il peut les étaler,
Et les faire à nos yeux vivre, agir, et parler.
Présentez-en partout les images naïves ;
Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives.
La Nature féconde en bizarres portraits,
Dans chaque âme est marquée à de différents traits.
Un geste la découvre, un rien la fait paraître :
Mais tout esprit n’a pas des yeux pour la connaître.
{p. 258}
Le temps qui change tout, change aussi nos humeurs.
Chaque Âge a ses plaisirs, son esprit, et ses mœurs.
Un jeune homme toujours bouillant dans ses caprices
Est prompt à recevoir l’impression des vices,
Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,
Rétif à la censure, et fou dans les plaisirs.
L’Âge vieil plus mûr, inspire un air plus sage,
Se pousse auprès des Grands, s’intrigue, se ménage,
Contre les coups du sort, songe à se maintenir,
Et loin dans le présent regarde l’avenir.
La Vieillesse chagrine incessamment amasse,
Garde non pas pour soi, les trésors qu’elle entasse ;
Marche en tous ses desseins d’un pas lent et glacé,
Toujours plaint le présent, et vante le passé,
Inhabile aux plaisirs, dont la jeunesse abuse,
Blâme en eux les douceurs, que l’Âge lui refuse.
Ne faites point parler vos Acteurs au hasard,
Un Vieillard en jeune Homme, un jeune Homme en Vieillard
Étudiez la Cour, et connaissez la Ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Molière illustrant ses écrits
Peut-être de son Art eût remporté le prix ;
Si moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
{p. 259}
Quitté pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où 1 Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’Auteur du Misanthrope.
Le Comique ennemi des soupirs et des pleurs
N’admet point en les vers de tragiques douleurs ;
Mais son emploi n’est pas d’aller dans une place,
De mots sales et bas charmer la populace.
Il faut que ses Acteurs badinent noblement :
Que son nœud bien formé se dénoue aisément :
Que l’Action marchant où la raison la guide,
Ne se perde jamais dans une Scène vide :
Que son style humble et doux se relève à propos :
Que ses discours partout fertiles en bons mots
Soient pleins de passions finement maniées ;
Et les scènes toujours l’une à l’autre liées.
Aux dépens du Bon sens gardez de plaisanter.
Jamais de la Nature il ne faut s’écarter.
Contemplez de quel air, un Père dans Térence
Vient d’un Fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet Amant écoute ses leçons,
Et court chez sa Maîtresse oublier ces chansons.
Ce n’est pas un portrait, une image semblable ;
C’est un Amant, un Fils, un Père véritable.
J’aime sur le Théâtre un agréable Auteur
{p. 260}
Qui, sans se diffamer aux yeux du Spectateur,
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais pour un faux Plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté ;
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur deux tréteaux monté,
Amusant le Pont-neuf de les sornettes fades,
Aux Laquais assemblés jouer ses Mascarades.