VIE DE L’AUTEUR. §
Ce ne seroit pas un grand malheur pour la posterité quand elle n’auroit de Moliere que les Oeuvres qu’il a composées, & qu’elle ignoreroit les détails de sa Vie comme nous ignorons à présent les détails de la Vie de Plaute. Il faut néanmoins avouer que si nous savions certaines particularitez des anciens Comiques, nous sentirions mieux que nous ne faisons aujourd’hui, le sel dont leurs contemporains connoissoient parfaitement la bonté. Il seroit donc à souhaiter que ceux qui ont entrepris jusqu’à present d’écrire la Vie de Moliere, se fussent principalement attachez à ces circonstances critiques ; mais on voit au contraire qu’ils ne se sont étudiez la plûpart qu’à faire connoître l’Auteur, persuadez que des ouvrages si constamment applaudis n’avoient pas besoin d’éclaircissemens. Nous ne manquons point d’Ecrivains qui ont efleuré la Vie de cet excellent Comique. Le plus ancien que je connoisse est l’Auteur d’une Vie assez courte qui a été long-temps à la tête des Editions de Moliere. On l’attribue à Marcel, qui joignoit à la profession de Comedien celle d’homme de lettres ; cette Vie n’est qu’un petit abregé qui contient des dates assez justes & quelques circonstances qui ne sont pas à mépriser. En 1688. on imprima une brochure intitulée Vie de la Guerin auparavant femme & veuve de Moliere. {p. 9}Ce petit ouvrage qui certainement n’a pas été composé pour faire plaisir au Comedien Guerin second mari de la Moliere, ne laisse pas de contenir des traits singuliers touchant la personne de Moliere, & Mr. Bayle ne les a point dedaignez. Mr. Begon Intendant de Justice & de Marine, aiant fait une depense vraiment roiale pour nous donner les portraits des hommes Illustres qui ont paru en France durant le dernier siecle, ne crut pas devoir exclure Moliere dont on voit le portrait au naturel immediatement après celui du grand Corneille avec un éloge de la façon de Perrault. On n’a pas manqué de donner un article à notre Comique dans le Dictionnaire de Moreri. Cet article est très-maigre à la verité, mais les fautes qui avoient échapé aux Auteurs ont servi de pretexte à Monsieur Bayle de traiter ce sujet à sa maniere. Enfin Mr. Grimarest Ecrivain de ce dernier siecle a entrepris de nous donner une Vie de Moliere ; & cet ouvrage a eu ses partisans comme ses censeurs. On l’a blâmé d’avoir écrit la Vie de Baron en même temps que celle de Moliere ; de n’avoir pas dit tout ce qu’il savoit de certains faits sur lesquels il passe legérement ; d’avoir fait dans des Episodes, inutiles un portrait qui ne fait guéres d’honneur à la Memoire de Chapelle qui étoit plutôt un homme de plaisir qu’un débauché plongé dans une vilaine crapule, tel que le depeint Mr. Grimarest. En un mot cet ouvrage na pas été épargné ; mais l’Auteur s’est defendu en assurant qu’il n’avoit rien écrit qu’après s’être scrupuleusement informé de la verité, & il en donne pour garant son honneur & sa reputation. Je n’entre point dans les reproches qu’on lui a faits sur la hardiesse de son style. Cet Ecrivain n’a point été méprisé à cet égard & les dégoûts de son censeur n’ont pû parvenir à le décrier. Je souhaiterois qu’il eût recueilli avec plus de soin l’Histoire des Comedies de Moliere, & les premiers jugemens du public, quoique ce ne soient pas toujours les plus sûrs. J’ai été surpris de ne pas trouver dans son livre des faits qu’il lui étoit aisé d’apprendre & que je tiens de personnes {p. 10}contemporaines qui ont vu & frequenté Moliere & qui n’avoient aucun interêt personel à composer des Romans sur son compte. Mon but est de rassembler tout ce que je trouve dans ces differents ouvrages, d’en faire un tout suivi & complet, en y joignant ce que mes memoires particuliers me fournissent. Pour garantir au Lecteur ma fidelité je citerai les livres déja imprimez & pour les faits qui ne le sont point encore, j’avertirai en les inserant. Je conserverai le stile même des Auteurs autant que la liaison & l’ordre le pourront permettre.
Jean Baptiste Poquelin, naquit à Paris l’an 1620.a Il étoit fils & petit-fils de Tapissiers valets de chambre du Roi Louis XIII. Ila avoient leur boutique sous les pilliers des Halles dans une maison qui leur appartenoit en propre. Sa mere s’appelloit Boudet, elle étoit aussi fille d’un Tapissier établi sous les mêmes piliers des Halles. Il prit le nom de Moliere lors qu’il embrassa la profession de Comedien.
Ses parens l’élevérent pour être Tapissier, & ils le firent recevoir en survivance de la Charge du pere dans un âge peu avancé : ils n’épargnerent aucuns soins pour le mettre en état de la bien exercer ; ces bonnes gens n’ayant pas de sentimens qui dussent les engager à destiner leur enfant a des occupations plus élevées : de sorte qu’il resta dans la Boutique jusqu’à l’âge de quatorze ans ; & ils se contenterent de lui faire apprendre à lire & à écrire pour les besoins de sa profession.
Moliere avoit un grand-pere qui l’aimoit éperduëment ; & comme ce bon homme avoit de la passion pour la Comedie, il y menoit souvent le petit Pocquelin à l’Hôtel de Bourgogne. Le pere, qui apprehendoit que ce plaisir ne dissipât son fils, & ne lui ôtât toute l’attention qu’il devoit à son métier, demanda un jour à ce bon homme pourquoi il menoit si souvent son petit-fils au spectacle ? Avez-vous, lui dit-il avec un peu d’indignation, envie {p. 11}d’en faire un Comedien ? Plût à Dieu, lui répondit le grand-pere, qu’il fût aussi bon Comedien que Belleroze. (c’étoit un fameux Acteur de ce temps-là.) Cette réponse frappa le jeune homme, & sans pourtant qu’il eût d’inclination déterminée, elle lui fit naître du dégoût pour la profession de Tapissier ; s’imaginant que puisque son grand-pere souhaitoit qu’il pût être Comedien, il pouvoit aspirer à quelque chose de plus qu’au métier de son pere.
Cette prévention s’imprima tellement dans son esprit, qu’il ne restoit dans la Boutique qu’avec chagrin : de maniere que revenant un jour de la Comedie, son pere lui demanda pourquoi il étoit si melancholique depuis quelque temps ? Le petit Pocquelin ne put tenir contre l’envie qu’il avoit de declarer ses sentimens à son pere ; il lui avoüa franchement qu’il ne pouvoit s’accommoder de sa profession ; mais qu’il lui feroit un plaisir sensible de le faire étudier. Le grand-pere, qui étoit present à cet éclaircissement, appuya par de bonnes raisons l’inclination de son petit-fils. Le pere s’y rendit, & se détermina à l’envoyer au College des Jesuites.
Un autre Historiena de Moliere dit qu’il fit ses Humanitez au College de Clermont & que comme il eut l’avantage de suivre Monsieur le Prince de Conti dans toutes ses classes la vivacité d’esprit qui le distinguoit de tous les autres, lui fit aquerir l’estime & les bonnes graces de ce Prince qui l’a toûjours honoré de sa bienveillance & de sa protection.b
Le jeune Pocquelin étoit né avec de si heureuses dispositions pour les études, qu’en cinq années de temps il fit non seulement ses Humanitez, mais encore sa Philosophie.
Ce fut au College qu’il fit connoissance avec deux Hommes illustres de nôtre temps, M. Chapelle & M. Bernier.
Chapelle étoit fils de M. Luillier, sans pouvoir {p. 12}être son heritier de droit ; mais il auroit pû lui laisser les grands biens qu’il possedoit, si par la suite il ne l’avoit reconnu incapable de les gouverner : il se contenta de lui laisser seulement huit mille livres de rente, entre les mains de personnes qui les lui payoient regulierement.
Mr. Luillier n’épargna rien pour donner une belle éducation à Chapelle, jusqu’à lui choisir pour Precepteur le celebre M. de Gassendi, qui ayant remarqué dans Moliere toute la docilité & toute la penetration necessaires pour prendre les connoissances de la Philosophie, se fit un plaisir de la lui enseigner en même temps qu’à Messieurs Chapelle & Bernier.
Cyrano de Bergerac, que son pere avoit envoyé à Paris sur sa propre conduite, pour achever ses études, qu’il avoit assez mal commencées en Gascogne, se glissa dans la societé des disciples de Gassendi, ayant remarqué l’avantage considerable qu’il en tireroit. Il y fut admis cependant avec repugnance ; l’esprit turbulent de Cyrano ne convenoit point avec de jeunes gens qui avoient déja toute la justesse d’esprit que l’on peut souhaiter dans des personnes toutes formées. Mais le moyen de se débarasser d’un jeune homme aussi insinuant, aussi vif, aussi gascon que Cyrano ? Il fut donc reçu aux études & aux conversations que Gassendi conduisoit avec les personnes que je viens de nommer. Et comme ce même Cyrano étoit très-avide de savoir, & qu’il avoit une memoire fort heureuse, il profitoit de tout, & il se fit un fond de bonnes choses, dont il tira avantage dans la suite. Moliere aussi ne s’est-il pas fait un scrupule de placer dans ses Ouvrages plusieurs pensées que Cyrano avoit employées auparavant dans les siens. Il m’est permis, disoit Moliere, de reprendre mon bien où je le trouve.
Quand Moliere eut achevé ses études, il fut obligé, à cause du grand âge de son pere, d’exercer sa Charge pendant quelque temps ; & même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII. La Cour ne lui fit pas perdre le goût qu’il avoit pris dès sa jeunesse pour la Comedie ; ses études n’avoient {p. 13}même servi qu’à l’y entretenir. C’étoit assez la coûtume dans ce temps-là de representer des Pieces entre amis. Quelques Bourgeois de Paris formerent une Troupe, dont Moliere étoit ; ils joüerent plusieurs fois pour se divertir. Mais ces Bourgeois ayant suffisamment rempli leur plaisir, & s’imaginant être de bons Acteurs, s’aviserent de tirer du profit de leurs representations. Ils penserent bien serieusement aux moyens d’executer leur dessein ; & après avoir pris toutes leurs mesures, ils s’établirent dans le jeu de Paume de la Croix blanche, au fauxbourg Saint Germain. Ce fut alors que Moliere prit le nom qu’il a toûjours porté depuis : mais lorsqu’on lui a demandé ce qui l’avoit engagé à prendre celui-là plûtôt qu’un autre, jamais il n’en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis.
aCe silence n’a rien de fort merveilleux : peut être que la Polyxene Roman qui avoit alors quelque reputation & dont l’Auteur se nommoit Moliere, eut quelque part à ce choix. Souvent un jeune homme qui veut épargner à sa famille les chagrins qu’elle auroit de le voir embrasser une profession peu honorable, ne delibere pas beaucoup sur le nom sous lequel il veut se masquer. Je remarquerai ici que Monsieur Bayle dit que bien des gens lui avoient assuré un fait dont la premiere Vie de Moliere ne fait aucune mention, à savoir qu’il ne se fit Comedien que pour être auprès d’une Comedienne dont il étoit devenu fort amoureux. Je laisse, dit-il, à deviner si l’on s’est tû parce que cela n’est pas veritable, ou de peur de lui faire du tort. Je n’ai garde de decider cette question. Mais quand Marcel auroit omis ce fait pour ne pas attribuer à Moliere une vocation si charnelle, Mr. Grimarest n’étoit pas dans la même necessité de dissimuler ce motif qui d’ailleurs seroit assez excusable dans un jeune homme. Une Comedienne est autant & plus capable qu’une autre personne de charmer un cœur ; & d’ailleurs cet Historien {p. 14}de nôtre Auteur n’a point supprimé certaines foiblesses de son Héros. C’est ce qui détermine à croire qu’il auroit parlé de celle-là, si après un mur examen il l’avoit trouvée conforme à la verité. Il la detruit au contraire par l’éducation qu’il donne au jeune Moliere. C’est un fait constant que l’on n’a point mis sur son compte d’autres amours que le penchant qu’il eut pour la Bejart qui n’étoit rien moins que belle ; & il est aussi vraisemblable que l’habitude de se voir ensemble dans les representations forma leur liaison, que de dire que ce fut l’amour qui lui fit faire la Comedie.
Mr. Perrault* nous fait un conte à ce sujet. Il avance que le pere de Moliere fâché du parti que son fils avoit pris d’aller dans les Provinces jouer la Comedie, le fit solliciter par tout ce qu’il avoit d’amis, de quitter cette pensée, promettant, s’il vouloit revenir chez lui, de lui acheter une charge telle qu’il la souhaiteroit pourvû qu’elle n’excedât pas ses forces : que ni les prieres, ni les remontrances de ses amis soutenues de ces promesses ne purent rien sur son esprit. Ce bon pere, continue l’Auteur cité, lui envoia ensuite le maître chez qui il l’avoit mis en pension pendant les premieres années de ses Etudes, esperant que par l’autorité que ce maître avoit eue sur lui pendant ces temps-là il pourroit le ramener à son devoir ; mais bien loin que le maître lui persuadât de quiter la profession de Comedien, le jeune Moliere lui persuada d’embrasser la même profession & d’être le Docteur de leur Comedie, lui aiant representé que le peu de Latin qu’il savoit le rendoit capable d’en bien faire le personnage & que la vie qu’ils méneroient seroit bien plus agréable que celle d’un homme qui tient des Pensionnaires.
Ce fait que Mr. Grimarest juge avoir été inventé par les personnes qui l’ont fourni à Mr. Perrault, est une broderie assez inutile dont on a tâché d’égaier les efforts que la famille fit pour détourner Moliere de son dessein.
L’Auteur des Entretiens des Ombres imprimez l’année {p. 15}derniere n’a pas manqué d’adopter ce conte & de le charger avec son badinage ordinaire ; mais il raporte une autre circonstance qui ne seroit gueres vraisemblable si on ne la trouvoit que dans ce livre ; à savoir que Moliere* après avoir raisonnablement étudié se vit forcé d’exercer pendant six mois la Profession de son pere & que pour s’en retirer, il feignit de vouloir être Avocat & s’appliqua à la pratique. Mr. Grimarest dit de plus sur le témoignage de la famille de Moliere, qu’il fit son Droit avec un de ses Camarades d’étude ; que dans le temps qu’il se fit recevoir Avocat, ce Camarade se fit Comedien ; que l’un & l’autre eurent du succès chacun dans sa Profession & qu’enfin lors qu’il prit fantaisie à Moliere de quiter le barreau pour monter sur le Théatre, son Camarade le Comedien se fit Avocat.
Quoi qu’il en soit, cette troupe qui fut l’école de Moliere, ne remplit pas le titre pompeux qu’elle avoit pris en se nommant l’Illustre Theatre.† Elle n’eut point de succès parce que ceux qui la disposoient ne voulurent point suivre les avis de Moliere qui avoit le discernement & les vuës beaucoup plus justes que des gens qui n’avoient pas été cultivez avec autant de soin que lui. Cependant pour le peu qu’elle avoit paru, elle lui avoit donné occasion suffisamment de faire valoir dans le monde les dispositions extraordinaires qu’il avoit pour le Théatre, & Monsieur le Prince de Conti, qui l’avoit fait venir plusieurs fois joüer dans son Hôtel, l’encouragea. Et voulant bien l’honorer de sa protection, il lui ordonna de le venir trouver en Languedoc avec sa Troupe, pour y jouer la Comedie.
Cette Troupe étoit composée de la Béjart, de ses deux freres, de Gros René, de Du Parc, de sa femme, d’un Patissier de la ruë Saint Honoré, pere de la Damoiselle de la G**, femme-de-chambre de la De-Brie ; celle-ci étoit aussi de la Troupe avec son mari, & quelques autres.
{p. 16}Moliere en formant sa Troupe, lia une forte amitié avec la Béjart, qui avant qu’elle le connût, avoit eu une petite-fille de Monsieur de Modéne, Gentilhomme d’Avignon, avec qui j’ai sû par des témoignages très-assurez, dit Mr. Grimarest, que la mere avoit contracté un mariage caché. Cette petite-fille accoutumée avec Moliere, qu’elle voyoit continuellement, l’appella son mari, dès qu’elle sut parler ; & à mesure qu’elle croissoit, ce nom déplaisoit moins à Moliere, mais cela ne paroissoit à personne tirer à aucune conséquence. La mere ne pensoit à rien moins qu’à ce qui arriva dans la suite ; & occupée seulement de l’amitié qu’elle avoit pour son prétendu gendre, elle ne voyoit rien qui dût lui faire faire des reflexions.
Moliere partit avec sa Troupe, qui eut bien de l’applaudissement en passant à Lyon, en 1653. où il donna au Public l’Etourdi, la premiere de ses Pieces, qui eut autant de succès qu’il en pouvoit esperer. La Troupe passa en Languedoc, où Moliere fut reçu très favorablement de Monsieur le Prince de Conti alors Gouverneur de cette Province & Vice-Roi de Catalogne. Ce Prince, qui goûtoit Moliere & qui aimoit passionnément la Comedie, retint cette Troupe à son service & voulut qu’elle le suivît aux Etats de la Province qui se tenoient à Beziers. Ce fut là que Moliere fit representer sa seconde Comedie sous le titre du Depit amoureux. Mr. Grimarest croit qu’il donna aussi en Languedoc les Precieuses ridicules. Je crois qu’il se trompe, cet ouvrage parut à Paris pour la premiere fois lors qu’il y fut établi avec sa Troupe. Mr. le Prince de Conti* ayant remarqué en peu de tems toutes les bonnes qualitez de Moliere, son estime pour lui alla si loin, qu’il le voulut faire son Secretaire. Mais Moliere aimoit l’indépendance, & il étoit si rempli du desir de faire valoir le talent qu’il se connoissoit, qu’il pria Monsieur le Prince de Conti de le laisser continuer la Comedie ; & la place qu’il auroit remplie fut donnée à Monsieur de {p. 17}Simoni. Ses amis le blâmerent de n’avoir point accepté un emploi si avantageux. « Eh ! Messieurs, leur dit-il, ne nous déplaçons jamais ; je suis passable Auteur, si j’en crois la voix publique ; je puis être un fort mauvais Secretaire. Je divertis le Prince par les spectacles que je lui donne ; je le rebuterai par un travail serieux, & mal conduit. Et pensez-vous d’ailleurs, ajoûta-t-il, qu’un Misanthrope comme moi, capricieux si vous voulez, soit propre auprès d’un Grand ? Je n’ai pas les sentimens assez flexibles pour la domesticité. Mais plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j’ai amenés de si loin ? Qui les conduira ? Ils ont compté sur moi ; & je me reprocherois de les abandonner. »
Cependant j’ai sû que la Béjart lui auroit fait le plus de peine à quitter ; & cette femme, qui avoit tout pouvoir sur son esprit, l’empêcha de suivre Monsieur le Prince de Conti. De son côté, Moliere étoit ravi de se voir le Chef d’une Troupe ; il se faisoit un plaisir sensible de conduire sa petite Republique : il aimoit à parler en public, il n’en perdoit jamais l’occasion ; jusques-là que s’il mouroit quelque Domestique de son Theatre, ce lui étoit un sujet de haranguer pour le premier jour de Comedie. Tout cela lui auroit manqué chez Monsieur le Prince de Conti.
En 1658.* ses amis lui conseillerent de s’approcher de Paris en faisant venir sa Troupe dans une Ville plus voisine de la Capitale. C’étoit le moien de profiter du credit que son merite lui avoit acquis auprès de plusieurs personnes de consideration qui lui avoient promis de l’introduire à la Cour. Il avoit passé le Carnaval à Grenoble d’où il partit après Pâques & vint s’établir à Rouën. Il y sejourna pendant l’été & après quelques voiages qu’il fit secrettement à Paris il eut l’avantage de faire agréer ses services & ceux de ses Camarades à Monsieur Frere unique de sa Majesté. Ce Prince ne se contenta point de lui accorder {p. 18}sa Protection, il le presenta au Roi & à la Reine Mere.
Ses Camarades qu’il avoit laissez à Rouën en partirent aussi-tôt & le 24. Octobre 1658. ils commencerent de paroître devant leurs Majestez & toute la Cour sur un théatre dressé dans la Sale des Gardes du Vieux Louvre. Leur début fut heureux, & les femmes sur tout furent trouvées bonnes. Les Comediens de l’hôtel de Bourgogne étoient presents à cette representation ; Moliere sentoit bien que sa Troupe ne leur seroit pas superieure pour le serieux ; c’est pourquoi après la Tragedie de Nicomede qui avoit été choisie pour ce début il se presenta sur le Théatre & après avoir remercié sa Majesté de la bonté qu’elle avoit eue d’excuser ses defauts & ceux de toute sa Troupe qui n’avoit paru qu’en tremblant devant une Assemblée si auguste, il ajouta que l’envie qu’ils avoient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand Roi du Monde, leur avoit fait oublier que sa Majesté avoit à son service d’excellens originaux dont ils n’étoient que de très-foibles Copies ; mais que puis qu’elle avoit bien voulu souffrir leurs manieres de campagne il la supplioit très humblement d’avoir agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissement qui lui avoient acquis de la reputation & dont il regaloit les Provinces.
Ce compliment dont on ne raporte ici que la substance fut favorablement reçu aussi bien que la petite Comedie du Docteur amoureux. Cette Comedie qui ne contenoit qu’un Acte, & quelques autres de cette nature n’ont point été imprimées. Il les avoit faites sur quelques idées plaisantes sans y avoir mis la derniere main & il trouva à propos de les supprimer entiérement lorsqu’il vit sa reputation fondée sur des Ouvrages avec lesquels elles ne pouvoient pas bien figurer.
Comme il y avoit long temps qu’on ne joüoit plus que des Piéces serieuses à l’Hôtel de Bourgogne, & qu’on ne parloit plus de petites Comedies, l’invention en parut nouvelle. Ces Pieces étoient dans le goût Italien, & Moliere en avoit deux entre {p. 19}autres que tous les spectateurs en Languedoc, jusqu’aux personnes les plus serieuses, ne se lassoient point de voir representer. C’étoient les trois Docteurs Rivaux & le Maître d’Ecole. Peut-être que le Docteur Amoureux étoit une de ces deux Pieces ; & que la difference ne consiste que dans le titre raporté differemment. Moliere faisoit le personnage du Docteur dans celle qui fut representée ce jour-là & la maniere dont il s’en acquita le mit dans une si grande estime que sa Majesté* donna ses ordres pour faire venir sa Troupe à Paris. La Salle du petit Bourbon lui fut accordée pour y jouer alternativement avec les Italiens. Cette Troupe prit la titre de la Troupe de Monsieur & commença à representer en Public le 3. Novembre de la même année & donna pour Nouveautez l’Etourdi, qui n’avoit point encore été joué à Paris non plus que le Depit Amoureux qui fut representé le mois suivant.
Il fut près d’un an sans donner de nouveaux ouvrages au public, mais il le dédomagea de cette attente par la Comedie des Précieuses ridicules, qui fut representée pour la premiere fois le 18 Novembre 1659. Marcel dit precisément qu’il la fit cette année là. Elle eut, poursuit-il, un succès qui passa ses esperances : comme ce n’étoit qu’une Piéce d’un seul Acte, qu’on representoit après une autre de cinq, il la fit joüer le premier jour au prix ordinaire ; mais le peuple y vint en telle affluence & les applaudissemens qu’on lui donna furent si extraordinaires qu’on doubla le prix dans la suite. « Elle fut jouée, dit-on dans les Menagiana, avec un applaudissement general, & j’en fus si satisfait en mon particulier, que je vis dès lors l’effet qu’elle alloit produire. Monsieur, dis-je à M. Chapelain en sortant de la Comedie, nous approuvions vous & moi toutes les sotises, qui viennent d’être critiquées si finement, & avec tant de bon sens : mais, croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, & adorer ce que nous avons brûlé. Cela arriva, {p. 20}comme je l’avois prédit, & dès cette premiere representation l’on revint du galimathias, & du stile forcé. »
Un jour, que l’on representoit cette Piece, un Vieillard s’écria du milieu du Parterre : courage, courage, Moliere, voilà la bonne Comedie. Ce qui fait bien connoître que le Theâtre Comique étoit alors bien négligé ; & que l’on étoit fatigué de mauvais Ouvrages ; ce sont les propres termes de Mr. Grimarest qui remarque qu’elle fut representée durant quatre mois.
C’est la premiere Comedie de Moliere* qui ait été imprimée. Ce fut même malgré lui qu’on l’imprima, si on en croit la Préface qu’il mit alors à la tête de cette piéce ; supposé que ce ne soit pas un pretexte pour se montrer au public : pretexte usé parce qu’une infinité d’Auteurs s’en sont servis. L’impression fut commode pour les Censeurs. Il y en eut qui accuserent Moliere d’avoir chargé les couleurs & outré les peintures qu’il donnoit : mais Mr. Grimarest a eu raison de le justifier en disant qu’il connoissoit déjà le point de vûë du Theatre qui demande de gros traits pour affecter le public. Ce principe a toûjours réussi à Moliere dans tous les caracteres qu’il a voulu peindre.
†Le 28. Mars 1660. Moliere donna pour la premiere fois le Cocu imaginaire, qui eut beaucoup de succès. Cependant les petits Auteurs Comiques de ce temps-là, allarmez de la reputation que Moliere commençoit à se former, faisoient leur possible pour décrier sa Piece. Quelques personnes savantes & délicates répandoient aussi leur critique. Le titre de cet Ouvrage, disoient-ils, n’est pas noble, & puisqu’il a pris presque toute cette Piece chez les Etrangers, il pouvoit choisir un sujet qui lui fît plus d’honneur. Le commun des gens ne lui tenoit pas compte de cette Piece, comme des Precieuses ridicules ; les caracteres de celle-là ne les touchoient pas aussi vivement que ceux de l’autre. Cependant malgré l’envie des Troupes, des Auteurs, {p. 21}& des personnes inquietes, le Cocu imaginaire passa avec applaudissement dans le Public. Un bon Bourgeois de Paris vivant bien noblement, mais dans les chagrins que l’humeur & la beauté de sa femme lui avoient assez publiquement causez, s’imagina que Moliere l’avoit pris pour l’original de son Cocu imaginaire. Ce Bourgeois crut devoir en être offensé ; il en marqua son ressentiment à un de ses amis. Comment ! lui dit-il, un petit Comedien aura l’audace de mettre impunément sur le Theâtre un homme de ma sorte ? (car le Bourgeois s’imagine être beaucoup plus au dessus du Comedien, que le Courtisan ne croit être élevé au dessus de lui.) Je m’en plaindrai, ajoûta-t-il ; en bonne police on doit reprimer l’insolence de ces gens-là ; ce sont les pestes d’une Ville ; ils observent tout pour le tourner en ridicule. L’ami, qui étoit homme de bon sens, & bien informé, lui dit, Eh ! Monsieur, si Moliere a eu intention sur vous, en faisant le Cocu imaginaire, de quoi vous plaignez-vous ? Il vous a pris du beau côté ; & vous seriez bien heureux d’en être quitte pour l’imagination. Le Bourgeois, quoique peu satisfait de la réponse de son ami, ne laissa pas d’y faire quelque reflexion, & ne retourna plus au Cocu imaginaire.
Au mois d’Octobre de* la même année la Salle du petit Bourbon fut, démolie pour le grand & magnifique portail du Louvre que le monde admire. Ce fut pour Moliere† une nouvelle occasion d’avoir recours aux bontez du Roi qui lui accorda sa Salle du Palais Roial où le Cardinal de Richelieu avoit donné autrefois ces spectacles dont il est parlé dans l’Histoire de l’Academie Françoise. Ce fut là que le 4. de Fevrier suivant, il fit jouer pour la premiere fois Dom Garcie de Navarre ou le Prince Jaloux, que quelques-uns regardent comme l’un de ses derniers Ouvrages parce qu’il est dans le dernier Volume de son Recueil. Mais la verité est que cette piéce devroit être placée immediatement {p. 22}après le Cocu Imaginaire. Cette Comedie n’eut point de succès. Il en sentit le foible aussi bien que le public ; aussi ne la fit-il pas imprimer, & on ne l’a ajoutée à ses Ouvrages qu’après sa mort.
Ce peu de réussite releva ses ennemis ; ils esperoient qu’il tomberoit de lui-même, & que comme presque tous les Auteurs comiques, il seroit bien-tôt épuisé. Mais il n’en connut que mieux le goût du temps : il s’y accommoda entierement dans l’Ecole des Maris, qu’il donna le 24. de Juin 1661. Cette Piece, qui est une de ses meilleures, confirma le Public dans la bonne opinion qu’il avoit conçue de cet excellent Auteur. On ne douta plus que Moliere ne fût entierement maître du Theâtre dans le genre qu’il avoit choisi. Ses envieux ne purent pourtant s’empêcher de parler mal de son Ouvrage. Je ne voi pas, disoit un Auteur contemporain, qui ne réussissoit point, où est le merite de l’avoir fait : ce sont les Adelphes de Terence ; il est aisé de travailler en y mettant si peu du sien, & c’est se donner de la reputation à peu de frais. On n’écoutoit point les personnes qui parloient de la sorte ; & Moliere eut lieu d’être satisfait du Public, qui applaudit fort à sa Piece. Elle* a perdu quelque chose de son premier agrément, parce que les modes aiant souvent changé depuis ce temps-là, on est obligé dans la representation de retrancher plusieurs Vers où il raille plaisamment la maniere de s’habiller alors, ce que l’on peut voir dans la premiere Scene du premier Acte ; & comme les Acteurs sur les habits desquels ces railleries refléchissent ne suivent plus cette mode, elles porteroient à faux, si on ne les retranchoit pas. Mais en recompense il y a dans cette Imitation des Adelphes des beautez que le temps ne change point, & cette imitation reprochée à Moliere devient au contraire le sujet d’une loüange qui lui fait beaucoup d’honneur & il faloit être déjà un grand maître pour copier Terence, comme il a fait.
Les Fâcheux,† qui parurent à la Cour au mois d’Août 1661. & à Paris le 4. du mois de Novembre {p. 23}suivant, acheverent de donner à Moliere la superiorité sur tous ceux de son temps qui travailloient pour le Theâtre Comique. La diversité de caracteres dont cette Piece est remplie, & la nature que l’on y voyoit peinte avec des traits si vifs, enlevoient tous les applaudissemens du public. On avoüa que Moliere avoit trouvé la belle Comedie ; il la rendoit divertissante & utile. Cependant l’homme de Cour, comme l’homme de Ville, qui croyoit voir le ridicule de son caractere sur le Theâtre de Moliere, attaquoit l’Auteur de tous côtez. Il outre tout, disoit-on ; il est inégal dans ses peintures, il dénouë mal. Toutes les Dissertations malignes que l’on faisoit sur ses Pieces, n’en empêchoient pourtant point le succès ; & le Public étoit toûjours de son côté.
Personne* n’ignore les louanges que Mr. Despreaux lui donna sur la facilité qu’il avoit de faire de bons Vers. Ils étoient amis & se connoissoient assez pour que l’on puisse s’en raporter au temoignage d’un homme qui doit autant sa reputation à sa sincerité qu’à la justesse de ses jugemens. M. Marcel n’avoit pas cru devoir s’écarter du sentiment de Monsieur Despreaux touchant Moliere ; mais Mr. Grimarest croiant être mieux informé que ces deux Auteurs, a soutenu que Moliere n’avoit rien moins que cette facilité de laquelle ses Contemporains l’avoient loué. On lit, dit-il, dans la Preface qui est à la tête des Pieces de Moliere, qu’elles n’avoient pas d’égales beautez, parce, dit-on, qu’il étoit obligé d’assujettir son genie à des sujets qu’on lui prescrivoit, & de travailler avec une très-grande précipitation. Mais je sai par de très-bons Memoires qu’on ne lui a jamais donné de sujets. Il en avoit un magazin d’ébauchez par la quantité de petites farces qu’il avoit hazardées dans les Provinces ; & la Cour & la Ville lui presentoient tous les jours des originaux de tant de façons, qu’il ne pouvoit s’empêcher de travailler de lui-même sur ceux qui frappoient le plus. Et quoiqu’il dise dans sa Preface des Fâcheux, qu’il ait fait cette Piece en {p. 24}quinze jours de temps, j’ai cependant de la peine à le croire ; c’étoit l’homme du monde. Qui travailloit avec le plus de difficulté ; & il s’est trouvé que des divertissemens qu’on lui demandoit, étoient faits plus d’un an auparavant.
Il y a lieu d’être surpris de ce* dementi dans le Livre d’un Historien qui nous peint Moliere comme un homme qui avoit de la probité & de la sagesse. Il étoit naturel de croire ce dernier sur sa parole après une protestation solemnelle faite à la vûë de toute la Cour qui en devoit savoir la verité.
†On voit dans les Ménagiana que dans la Comedie des Fâcheux, « qui est, dit-on, une des plus belles de M. de Moliere, le Fâcheux Chasseur qu’il introduit sur la Scène, est M. de S** : que ce fut le Roi qui lui donna ce sujet, en sortant de la premiere representation de cette Piece, qui se donna chez M. Fouquet. »
Sa Majesté voyant passer Monsieur de S** dit à Moliere : voilà un grand original que vous n’avez point encore copié. Je n’ai pû savoir absolument, dit M. Grimarest, si ce fait est veritable ; mais j’ai été mieux informé que M. Menage de la maniere dont cette belle Scene du Chasseur fut faite. Moliere n’y a aucune part que pour la versification : car ne connoissant point la chasse, il s’excusa d’y travailler. De sorte qu’une personne, que j’ai des raisons de ne pas nommer, la lui dicta toute entiere dans un jardin ; & M de Moliere l’ayant versifiée, en fit la plus belle Scene de ses Fâcheux ; & le Roi prit beaucoup de plaisir à la voir representer.
*Il dedia cette Comedie au Roi & comme la Scene que sa Majesté lui avoit fournie avoit eu un grand succès, il la flatta habilement à cette occasion & fit sa Cour, en lui disant qu’il n’avoit jamais rien fait avec tant de facilité, ni si promptement que cet endroit.
Il se passa plus d’un an avant qu’il donnât aucune Nouveauté au Public. Ce ne fut que le lendemain {p. 25}de Noël de l’an 1662. qu’il fit représenter pour la premiere fois L’Ecole des Femmes. Ce sujet est pris d’une Nouvelle Espagnole que Scarron a narrée sous le titre de la Precaution inutile ; & Moliere le trouva propre à accompagner L’Ecole des Maris. Comme les Pieces en trois Actes sont des licences de la Poésie moderne, il trouva la matiere assez fertile pour fournir une Piece entiere ; & on n’eut point à lui faire à cette occasion les mêmes reproches de s’être approprié les beautez des Anciens ; cependant il s’éleva des Critiques & les gens de spectacles furent partagez. Bien des femmes se révolterent contre un Ouvrage dont la principale maxime semble insinuer que, quelques soins qu’on prenne pour s’assurer d’une femme, il est impossible d’y compter. Moliere avoue lui-même dans sa Preface que cette Comedie fut frondée par bien des gens. Mr. Brossette dans ses notes sur la VII. Epitre de Mr. Despreaux observe que le Commandeur de Souvré n’aprouvoit pas la Comedie de l’Ecole des Femmes, & que le Comte du Broussin pour faire sa Cour au Commandeur sortit un jour au second Acte de la Comedie, disant tout haut qu’il ne savoit pas comment on avoit la patience d’écouter une Piece où l’on violoit ainsi les regles. Plapisson qui passoit pour un grand Philosophe, étoit sur le Théatre pendant la representation & à tous les éclats de risée que le parterre faisoit, il haussoit les épaules & regardoit le parterre en pitié & quelquefois aussi le regardant avec depit, il lui disoit tout haut : Ri donc, Parterre, Ri donc. Le Duc de la Feuillade ne fut pas un des moins zelez censeurs de cette Piece. Qu’y trouvez-vous à redire d’essentiel, lui disoit un Connoisseur ? Ah parbleu ! ce que j’y trouve à redire est plaisant, s’écria le Duc : Tarte à la Crême.* Mais Tarte à la Crême n’est point un défaut, repondit le bon esprit, pour décrier une Piece comme vous le faites. Tarte à la Crême est execrable, repliqua le Courtisan. Tarte à la Crême ! {p. 26}bon Dieu ! avec du sens commun peut-on soutenir une Piéce où l’on ait mis Tarte à la crême ? Cette expression se repetoit par écho parmi tous les petits esprits de la Cour & de la Ville qui ne se prêtent jamais à rien & qui incapables de sentir le bon d’un Ouvrage, saisissent un trait foible pour attaquer un Auteur beaucoup au dessus de leur portée.
Moliere fut sensible, comme il devoit l’être, à des critiques si deraisonnables ; mais il eut la satisfaction de voir que les rieurs étoient pour lui* Mr. Despreaux déja connu par ses premieres Poésies lui envoia le premier jour de l’an 1663, des Stances qui furent d’abord imprimées sans nom d’Auteur. Elles se trouvent dans le dernier Volume de cette Edition Page 537. On excita Moliere à joindre à l’Edition de l’Ecole des Femmes une Preface où il repondroit à ces Censeurs & rendroit compte de son Ouvrage. On s’attendoit qu’il ne perdroit pas cette occasion de se justifier de tout ce qu’on avoit condamné dans ses Ouvrages. Mr. Corneille lui avoit frayé le chemin & donné l’exemple en accompagnant ses Poémes dramatiques, de Dissertations où il en faisoit lui-même la critique ou l’apologie. Cependant Moliere ne fit qu’une très-courte Préface dans laquelle il menaçoit ses Censeurs d’un Dialogue auquel il travailloit alors. Une personne de grande qualité qu’il ne nomme point trouva le projet de ce Dialogue fort à son gré & non contente de le solliciter d’y mettre la main ; s’étoit mise elle-même à travailler sur la même matiere. Moliere s’y trouva traité si avantageusement qu’il n’osa en soufrir la publication, de peur qu’on ne l’accusât d’avoir mandié les louanges qu’on lui donnoit. Il travailla donc sur son propre plan & en forma une petite Comedie qu’il fit jouer le 1. de Juin 1663. & qu’il dedia à la Reine Mere, sous le titre de la Critique de l’Ecole des Femmes. La Tarte à la crême n’y étoit pas oubliée & quoique ce, mot étant devenu {p. 27}Proverbe, la raillerie que Moliere en fit dans la Critique fut partagée entre tous ceux qui l’avoient repété, le grand Seigneur qui se sentoit d’autant plus vivement outragé de ce qu’on l’avoit mis sur le Théâtre, qu’il savoit en être l’original s’avisa d’une vengeance aussi indigne d’un homme de sa qualité qu’elle étoit imprudente. Un jour qu’il vit passer Moliere par un appartement où il étoit, il l’aborda, avec des demonstrations d’un homme qui vouloit lui faire caresse. Moliere s’étant incliné, il lui prit la tête & en lui disant Tarte à la crême, Moliere, Tarte à la crême, il lui frota le visage contre ses boutons qui étant fort durs & fort tranchans lui mirent le visage en sang. Le Roi qui vit Moliere le même jour, aprit la chose avec indignation, & la marqua au Duc qui aprit à ses depens combien Moliere étoit dans les bonnes graces de sa Majesté. Je tiens ce fait d’une personne contemporaine qui m’a assuré l’avoir vû de ses propres yeux.
Le merite de Moliere ne se bornoit pas au théâtre ; les gens de Lettres ne se faisoient point un deshonneur d’être ses intimes amis. De ce nombre étoit l’Abbé le Vayer fils unique du Philosophe dont nous avons les Oeuvres imprimées en corps d’Ouvrages. Le Commentateur de M. Despreaux m’apprend que cet Abbé avoit un attachement singulier pour Moliere dont il étoit le partisan & l’admirateur : que ce fut dans une conversation entre ces trois illustres que Mr. Despreaux conçut l’idée de sa IV. Satyre qu’il adressa à l’Abbé le Vayer. Le même Auteur ajoute que Moliere avoit resolu de faire une Comedie sur le même sujet, & qu’il trouvoit que Desmarets n’avoit pas bien rempli ce dessein dans la Comedie des Visionnaires.
Les autres Troupes de Comediens, à qui le grand succès de la sienne faisoit ombrage, n’épargnoient rien pour en diminuer l’éclat. Boursaut se prêtant à leur jalousie, composa la Comedie intitulée Le Portrait du Peintre & leur atira pour réponse une Comedie qui acheva de mettre la Cour {p. 28}dans le parti de celui qu’ils vouloient tourner en ridicule. Boursaut avoit cru se reconnoître dans Lisidas Personnage de la Critique de l’Ecole des Femmes. Ce fut encore pis dans la Comedie intitulée l’Impromptu de Versailles, qui fut representé pour la premiere fois devant le Roi à Versailles le 14. d’Octobre 1663. à Paris le 4. de Novembre de la même année. Ce n’est qu’une* conversation satyrique entre les Comediens, dans laquelle Moliere se donne carriere contre les Courtisans, dont les caracteres lui déplaisoient, contre les Comediens de l’Hôtel de Bourgogne, & contre ses ennemis.
Moliere né avec des mœurs droites, & dont les manieres étoient simples & naturelles, souffroit impatiemment le Courtisan empressé, flateur, médisant, inquiet, incommode, faux ami. Il se déchaîne agreablement dans son Impromptu contre ces Messieurs-là, qui ne lui pardonnoient pas dans l’occasion. Il attaque leur mauvais goût pour les Ouvrages : il tâche d’ôter tout credit au jugement qu’ils faisoient des siens.
Mais il s’attache sur tout à tourner en ridicule Le Portrait du Peintre ; & à faire voir l’ignorance des Comediens de l’Hôtel de Bourgogne dans la declamation, en les contrefaisant tous si naturellement, qu’on les reconnoissoit dans son jeu. Il épargna le seul Floridor. Il avoit très-grande raison de charger sur leur mauvais goût ; ils ne savoient aucuns principes de leur art, ils ignoroient même qu’il en eût. Tout leur jeu ne consistoit que dans une prononciation ampoulée & emphatique, avec laquelle ils recitoient également tous leurs rôles ; on n’y reconnoissoit ni mouvemens ni passion : & cependant les Beauchateau, les Mondori, étoient applaudis, parce qu’ils faisoient pompeusement ronfler un Vers. Moliere, qui connoissoit l’action par principes, étoit indigné d’un jeu si mal reglé, & des applaudissemens que le Public ignorant lui donnoit. De sorte qu’il s’appliquoit à mettre ses Acteurs dans {p. 29}le naturel ; & avant lui pour le comique, & avant Baron qu’il forma dans le serieux, comme je le dirai dans la suite, le jeu des Comediens étoit pitoyable pour les personnes qui avoient le goût delicat.
La difference de jeu avoit fait naître de la jalousie entre les deux Troupes. On alloit à celle de l’Hôtel de Bourgogne ; les Auteurs Tragiques y portoient presque tous leurs Ouvrages ; Moliere en étoit fâché : de maniere qu’ayant sû qu’ils devoient representer une Piece nouvelle dans deux mois, il se mit en tête d’en avoir une toute prête pour ce temps-là, afin de figurer avec l’ancienne Troupe. Il se souvint qu’un an auparavant un jeune homme lui avoit apporté une Piece intitulée, Theagene & Chariclée, qui à la verité ne valoit rien, mais qui lui avoit fait voir que ce jeune homme en travaillant pouvoit devenir un excellent Auteur. Il ne le rebuta point mais il l’exhorta de se perfectionner dans la Poësie avant que de hazarder ses Ouvrages au Public ; & il lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce temps-là Moliere fit le dessein des Freres ennemis ; mais le jeune homme n’avoit pas encore paru, & lorsque Moliere en eut besoin il ne savoit où le prendre : il dit à ses Comediens de le lui déterrer à quelque prix que ce fût. Ils le trouverent. Moliere lui donna son projet, & le pria de lui en apporter un Acte par semaine, s’il étoit possible. Le jeune Auteur, ardent & de bonne volonté, répondit à l’empressement de Moliere ; mais celui-ci remarqua qu’il avoit pris presque tout son travail dans la Thebaide de Rotrou. On lui fit entendre que l’on n’avoit point d’honneur à remplir son Ouvrage de celui d’autrui ; que la Piece de Rotrou étoit assez recente pour être encore dans la memoire des Spectateurs ; & qu’avec les heureuses dispositions qu’il avoit, il falloit qu’il se fît honneur de son premier Ouvrage, pour disposer favorablement le Public à en recevoir de meilleurs. Mais comme le temps pressoit, Moliere lui aida à changer ce qu’il avoit pillé, & à achever la Piece, qui fut prête dans le temps, & qui fut d’autant plus applaudie, que le Public se prêta à la jeunesse {p. 30}de M. Racine, qui fut animé par les applaudissemens, & par le present que Moliere lui fit. Cependant, si nous en croions Mr.* Grimarest ils ne furent pas long-temps en bonne intelligence, s’il est vrai que ce soit celui-ci qui ait fait la Critique de l’Andromaque, comme M. Racine le croyoit : il estimoit cet Ouvrage comme un des meilleurs de l’Auteur ; mais Moliere n’eut point de part à cette Critique, elle est de Mr. de Subligni. Supposé que ces deux illustres soient devenus Ennemis, il est certain qu’ils étoient reconciliez en 1665. lorsque Mr. Racine donna au public sa tragedie d’Alexandre le Grand. Ce fut la troupe de Moliere qu’il préfera ; quand il eut fait cette Tragedie, dit Mr. Brossete, l’Abbé de Bernay chez qui il demeuroit, souhaita qu’elle fût representée par les Comediens de l’Hôtel de Bourgogne & Mr. Racine vouloit que ce fût par la troupe de Moliere. Comme ils étoient en grande contestation là dessus, Mr. Despreaux intervint & décida par une plaisanterie, disant qu’il n’y avoit plus de bons Acteurs à l’Hôtel de Bourgogne : qu’à la verité il y avoit encore le plus habile Moucheur de Chandelles qui fût au monde & que cela pouvoit bien contribuer au succès d’une Piéce. Cette plaisanterie seule fit revenir l’Abbé de Bernay qui étoit d’ailleurs tres obstiné & la piéce fut donnée à la troupe de Moliere.
Le Roi connoissant le merite de Moliere,† & l’attachement particulier qu’il avoit pour divertir sa Majesté, daigna l’honorer d’une pension de mille livres. On voit dans ses Ouvrages le remerciment qu’il en fit au Roi. Ce bienfait assura Moliere dans son travail ; il crut après cela qu’il pouvoit penser favorablement de ses Ouvrages ; & il forma le dessein de travailler sur de plus grands caracteres, & de suivre le goût de Terence un peu plus qu’il n’avoit fait : il se livra avec plus de fermeté aux Courtisans & aux Savans, qui le recherchoient avec empressement ; on croyoit trouver un homme aussi égayé, aussi juste dans la conversation, qu’il l’étoit dans ses Pieces ; & l’on avoit la satisfaction de trouver dans son commerce encore plus de solidité que dans ses Ouvrages. {p. 31}Et ce qu’il y avoit de plus agreable pour ses amis, c’est qu’il étoit d’une droiture de cœur inviolable, & d’une justesse d’esprit peu commune.
On ne pouvoit souhaiter une situation plus heureuse que celle où il étoit à la Cour, & à Paris, depuis quelques années. Cependant il avoit crû que son bonheur seroit plus vif & plus sensible, s’il le partageoit avec une femme ; il voulut remplir la passion que les charmes naissans de la fille de la Béjart avoient nourrie dans son cœur, à mesure qu’elle avoit crû. Cette jeune fille avoit tous les agrémens qui peuvent engager un homme, & tout l’esprit necessaire pour le fixer. Moliere avoit passé des amusemens que l’on se fait avec un enfant, à l’amour le plus violent qu’une maîtresse puisse inspirer. Mais il savoit que la mere avoit d’autres vûës, qu’il auroit de la peine à déranger. C’étoit une femme altiere, & peu raisonnable lorsqu’on n’adheroit pas à ses sentimens : elle aimoit mieux être l’amie de Moliere que sa belle-mere ; ainsi il auroit tout gâté de lui declarer le dessein qu’il avoit d’épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans en rien dire à cette femme. Mais comme elle l’observoit de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois ; c’eût été risquer un éclat qu’il vouloit éviter sur toutes choses ; d’autant plus que la Bejart, qui le soupçonnoit de quelque dessein sur sa fille, le menaçoit souvent en femme furieuse & extravagante de le perdre, lui, sa fille & elle-même, si jamais il pensoit à l’épouser. Cependant la jeune fille ne s’accommodoit point de l’emportement de sa mere, qui la tourmentoit continuellement, & qui lui faisoit essuyer tous les desagrémens qu’elle pouvoit inventer : de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’attendre le plaisir d’être femme, que de souffrir les duretez de sa mere, se détermina un matin de s’aller jetter dans l’appartement de Moliere, fortement resoluë de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme ; ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible ; la mere donna des marques de fureur, de desespoir, comme si {p. 32}Moliere avoit épousé sa rivale ; ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d’un malheureux. Neanmoins il fallut bien s’appaiser, il n’y avoit point de remede ; & la raison fit entendre à la Bejart, que le plus grand bonheur qui pût arriver à sa fille, étoit d’avoir épousé Moliere, qui perdit par ce mariage tout l’agrément que son merite & sa fortune pouvoient lui procurer, s’il avoit été assez Philosophe pour se passer d’une femme.
Celle-ci ne fut pas plûtôt Mademoiselle Moliere, qu’elle crut être au rang d’une Duchesse ; & elle ne se fut pas donnée en spectacle à la Comedie, que le Courtisan desoccupé lui en conta. Il est bien difficile à une Comedienne belle, & soigneuse de sa personne, d’observer si bien sa conduite, que l’on ne puisse l’attaquer. Qu’une Comedienne rende à un grand Seigneur les devoirs de politesse qui lui sont dûs, il n’y a point de misericorde, c’est son amant. Moliere s’imagina que toute la Cour, toute la Ville en vouloit à son épouse. Elle negligea de l’en desabuser. Au contraire, les soins extraordinaires qu’elle prenoit de sa parure, à ce qu’il lui sembloit, pour tout autre que pour lui, qui ne demandoit point tant d’arrangement, ne firent qu’augmenter ses soupçons & sa jalousie. Il avoit beau representer à sa femme la maniere dont elle devoit se conduire, pour passer heureusement la vie ensemble. Elle ne profitoit point de ses leçons, qui lui paroissoient trop severes pour une jeune personne, qui d’ailleurs n’avoit rien à se reprocher. Ainsi Moliere, après avoir essuyé beaucoup de froideurs & de dissentions domestiques, fit son possible pour se renfermer dans son travail & dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme.
*Il n’eut pas le bonheur de parvenir à cette Indifference si utile aux maris disgraciez. L’Historien de sa femme dit que l’on a donné moins de louanges à Moliere que l’on n’a dit de douceurs à sa femme : qu’elle étoit fille de la Bejart Comedienne de Campagne qui faisoit la bonne fortune de quantité {p. 33}de jeunes gens de Languedoc dans le temps de l’heureuse naissance de sa fille. C’est pourquoi, ajoute cet Auteur, il seroit tres difficile dans une galanterie si confuse de dire qui en étoit le Pere. Tout ce qu’on en sait, c’est que sa Mere assuroit que dans son déreglement, si on en exceptoit Moliere, elle n’avoit jamais pu soufrir que des gens de qualité & que pour cette raison sa fille étoit d’un sang fort noble. C’est aussi la seule chose que la pauvre femme lui recommanda toujours de ne s’abandonner qu’à des personnes d’élite. On l’a crue fille de Moliere, quoi qu’il ait été depuis son mari ; cependant on n’en sait pas bien la verité. Ce mariage si funeste au repos de notre Comique se fit peu après qu’il eut établi sa troupe à Paris, mais sa femme ne prit l’essor qu’après qu’elle eut representé la Princesse d’Elide.* Elle y parut avec tant d’éclat qu’il eut tout lieu de se repentir de l’avoir exposée au milieu de cette jeunesse brillante de la Cour. Car à peine fut elle à Chambor où le Roi donnoit ce divertissement, qu’elle devint folle du Comte de Guiche & que le Comte de† Lausun devint fou d’elle. On fit appercevoir Moliere que le grand soin qu’il avoit de plaire au public lui ôtoit celui d’examiner la conduite de sa femme & que pendant qu’il travailloit à divertir tout le monde, tout le monde cherchoit à la divertir. La jalousie reveilla dans son ame la tendresse que l’étude y avoit assoupie. Il courut aussi tôt faire de grandes plaintes à sa femme, en lui reprochant les grands soins avec lesquels il l’avoit élevée ; la passion qu’il avoit étoufée ; les manieres d’agir qui étoient plutôt d’un amant que d’un mari ; & que pour recompense de tant de bontez, elle le rendoit la risée de toute la Cour. La Moliere en pleurant lui fit une espece de confidence des sentimens qu’elle avoit eus pour le Comte de Guiche, dont elle lui jura que tout le crime avoit été dans l’intention, ajoutant qu’il faloit pardonner le premier égarement d’une jeune personne, à qui le manque d’expérience fait faire d’ordinaire ces sortes de démarches ; mais que les bontez qu’elle reconnoissoit {p. 34}qu’il avoit pour elle, l’empêcheroient de retomber dans de pareilles foiblesses. Moliere persuadé de sa vertu par ses larmes, lui fit mille excuses de son emportement & lui remontra avec douceur, que ce n’étoit pas assez pour la reputation, que la pureté de la conscience nous justifiât ; qu’il faloit encore que les apparences ne fussent pas contre nous ; sur tout dans un siécle, où l’on trouvoit les esprits disposez à croire le mal & fort éloignez de juger des choses avec indulgence. Cette Morale ne la changea point, elle recommença bientôt sa vie avec plus d’éclat que jamais. Des gens prenoient plaisir à troubler son repos & ouvrir ses yeux malgré lui.* Il renouve la ses plaintes, avec plus de violence qu’il n’avoit encore fait. Il la menaça même de la faire enfermer. Outragée de ses reproches elle pleura, s’évanouit & obligea son mari qui avoit un grand foible pour elle à se repentir de l’avoir mise en cet état. Il s’empressa fort à la faire revenir, en la conjurant de considerer que l’amour seul avoit causé son emportement & qu’elle pouvoit juger du pouvoir qu’elle avoit sur son esprit, puisque malgré tous les sujets qu’il avoit de se plaindre d’elle, il étoit prêt de lui pardonner pourvû qu’elle eût une conduite plus reservée. Un époux si extraordinaire auroit du lui donner des remords & la rendre sage. Sa bonté fit un effet tout contraire & la peur qu’elle eut de ne pas retrouver une si belle occasion de s’en separer, lui fit prendre un ton fort haut, lui disant qu’elle voioit bien que ces faussetez lui étoient inspirées ; qu’elle étoit rebutée de se voir tous les jours accusée d’une chose dont elle étoit innocente ; qu’il n’avoit qu’à prendre des mesures pour une separation & qu’elle ne pouvoit plus soufrir un homme qui avoit toujours conservé des liaisons avec la De Brie qui demeuroit dans leur maison & qui n’en étoit point sortie depuis leur mariage. C’étoit une Comedienne de la troupe que Moliere trouva à Lion la premiere fois qu’il y joua. Il devint amoureux d’elle & en fut aimé & l’attira dans sa troupe. Les soins qu’on prit {p. 35}pour appaiser la Moliere furent inutiles elle conçut dès ce moment une aversion terrible pour son mari, & lorsqu’il se vouloit servir des Privileges qui lui étoient dus par le mariage, elle le traitoit avec le dernier mepris : Enfin elle porta les choses à une telle extrémité que Moliere, qui commençoit à s’appercevoir de ses méchantes inclinations, consentit à la rupture qu’elle demandoit incessamment depuis leur querelle ; si bien que sans arrêt du Parlement ils demeurerent d’accord qu’ils n’auroient plus d’habitude ensemble. Quoique l’Auteur qui fournit ces traits, soit piqué au jeu & qu’il ait eu en vuë de faire plutôt la satire que l’histoire de la veuve de Moliere, il ne laisse pas d’être vrai que jamais mariage ne fut plus mal assorti que celui-là quant à l’humeur des Epoux. Il n’y avoit pas encore dix-huit mois qu’ils étoient mariez lorsque l’Impromptu de Versailles fut representé & Moliere tout rempli de ses chagrins domestiques, laissa échaper dans la premiere Scene quelques marques de la mesintelligence qui commençoit à se former dans son menage. J’aurai assez d’occasions d’en parler dans la suite de sa Vie ; je reviens à l’histoire de ses ouvrages.
La Princesse d’Elide,* qui fut representée dans une grande Fête, que le Roi donna aux Reines, & à toute sa Cour, au mois de Mai 1664. fit à Moliere tout l’honneur qu’il en pouvoit attendre. Cette piece le reconcilia, pour ainsi dire, avec le Courtisan chagrin ; elle parut dans un temps de plaisir ; le Prince l’avoit applaudie ; Moliere à la Cour étoit inimitable ; on lui rendoit justice de tous côtez ; les sentimens qu’il avoit donnez à ses Personnages, ses vers, sa prose, (car il n’avoit pas eu le temps de versifier toute sa piece) tout fut trouvé excellent dans son Ouvrage. Mais le Mariage forcé, qui fut representé le dernier jour de la Fête du Roi, n’eut pas le même sort chez le Courtisan. Est-ce le même Auteur, disoit on, qui a fait ces deux pieces ? Cet homme aime à parler au peuple : il n’en sortira jamais : il croit encore être sur son Theâtre de campagne. Malgré cette critique, qui étoit peut-être {p. 36}en sa place, Sganarelle avec ses expressions ne laissa pas de faire rire l’homme de Cour.
La Princesse d’Elide, & le Mariage forcé eurent aussi leurs applaudissemens à Paris au mois de Novembre de la même année ; mais bien des gens se recrierent contre cette derniere piece, qui n’auroit pas passé si un autre Auteur l’avoit donnée, & si elle avoit été joüée par d’autres Comediens que ceux de la Troupe de Moliere, qui par leur jeu faisoient goûter aux Bourgeois les choses les plus communes.
Moliere, qui avoit accoûtumé le Public à lui donner souvent des nouveautez, hazarda son Festin de Pierre le 15. de Février 1665. On en jugea dans ce temps-là, comme on en juge en celui-ci. Et Moliere eut la prudence de ne point faire imprimer cette Piece, dont on fit dans le temps une très-mauvaise Critique.
*Cette Comedie n’étoit pas de son Invention ; les Bateleurs l’avoient souvent representée dans les places publiques. Un Comedien nommé Villiers entreprit de la traiter en vers ; & reussit très-mal. Rosimond autre Comedien la traita aussi en vers & s’en aquita moins mal ; pour Moliere il se contenta de mettre ce sujet en prose ; mais Mr. Corneille de l’Isle aiant versifié le Festin de Pierre de Moliere, les troupes se sont accoutumées à ne le plus jouer qu’en vers, aussi bien que la Princesse d’Elide qui n’est pas tombée en de si bonnes mains à beaucoup près pour ce qui regarde la versification. On a reproché à Moliere d’avoir péché contre la vraisemblance, en laissant seul son Athée, & on a trouvé plus naturel celui de Rosimond qui a deux camarades dont l’exemple & les pernicieux conseils le replongent dans le desordre lorsqu’un remords va l’en retirer.
†C’est une question souvent agitée dans les conversations, savoir si Moliere a maltraité les Medecins par humeur, ou par ressentiment. Voici la solution de ce problême. Il logeoit chez un Medecin, dont la femme, qui étoit extrêmement avare, dit plusieurs fois à la Moliere, qu’elle vouloit augmenter {p. 37}le loyer de la portion de maison qu’elle occupoit. Celle ci, qui croyoit encore trop honorer la femme du Medecin de loger chez elle, ne daigna seulement pas l’écouter ; de sorte que son appartement fut loüé à la Du-Parc, & on donna congé à la Moliere. C’en fut assez pour former de la dissension entre ces trois femmes. La Du-Parc, pour se mettre bien avec sa nouvelle Hôtesse, lui donna un billet de Comedie ; celle-ci s’en servit avec joie, parce qu’il ne lui en coûtoit rien pour voir le spectacle. Elle n’y fut pas plûtôt, que la Moliere envoya deux Gardes pour la faire sortir de l’Amphi-theâtre ; & se donna le plaisir d’aller lui dire elle-même, que puisqu’elle la chassoit de sa maison, elle pouvoit bien à son tour la faire sortir d’un lieu où elle étoit la maîtresse. La femme du Medecin, plus avare que susceptible de honte, aima mieux se retirer que de payer sa place. Un traitement si offensant causa de la rumeur : les maris prirent parti trop vivement : de sorte que Moliere, qui étoit très-facile à entraîner par les personnes qui le touchoient, irrité contre le Medecin, pour se venger de lui, fit en cinq jours de temps la Comedie de l’Amour Medecin, dont il fit un divertissement pour le Roi le 15. de Septembre 1665. & qu’il representa à Paris le 22. du même mois. Cette piece ne relevoit pas à la verité le merite de son Auteur ; Moliere le sentit lui-même, puisqu’en la faisant imprimer il prévient son Lecteur sur le peu de temps qu’il avoit employé à la faire, & sur le peu de plaisir qu’elle peut faire à la lecture.
Depuis ce temps-là Moliere n’a pas épargné les Medecins dans toutes les occasions qu’il en a pû amener, bonnes ou mauvaises. Il est vrai qu’il avoit peu de confiance en leur savoir ; & il ne se servoit d’eux que fort rarement ; n’ayant, à ce que l’on dit, jamais été saigné. Et l’on rapporte dans deux Livres de Remarques, que M. de Mauvillain & lui étant à Versailles au dîner du Roi, Sa Majesté dit à Moliere : Voilà donc vôtre Medecin : « Que vous fait il ? Sire, répondit Moliere, nous raisonnons ensemble : il m’ordonne des remedes, {p. 38}je ne les fais point, & je gueris. ».
On m’a assuré que Moliere définissoit un Medecin : Un homme que l’on paye pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade, jusques à ce que la nature l’ait gueri, ou que les remedes l’ayent tué. Cependant un Medecin du temps & de la connoissance de Moliere veut lui ôter l’honneur de cette heureuse définition, & il m’a assuré qu’il en étoit l’Auteur. M. de Mauvillain est le Medecin pour lequel Moliere a fait le troisiéme Placet qui est à la tête de son Tartuffe, lorsqu’il demanda au Roi un Canonicat de Vincennes pour le fils de ce Medecin.
Moliere étoit continuellement occupé du soin de rendre sa Troupe la meilleure. Il avoit de bons Acteurs pour le Comique, mais il lui en manquoit pour le serieux, qui répondissent à la maniere dont il vouloit qu’il fût recité sur le Theâtre. Il se presenta une favorable occasion de remplir ses intentions, & le plaisir qu’il avoit de faire du bien à ceux qui le meritoient. Mr. Baron a toûjours été de ces sujets heureux qui touchent à la premiere vuë. Je me flatte qu’il ne trouvera point mauvais que je dise comment il excita Moliere à lui vouloir du bien ; c’est un des plus beaux endroits de la Vie d’un homme, dont la memoire doit lui être chere.
Un Organiste de Troyes nommé Raisin, fortement occupé du desir de gagner de l’argent, fit faire une Epinette à trois claviers, longue à peu près de trois pieds, & large de deux & demi, avec un corps, dont la capacité étoit le double plus grande que celles des Epinettes ordinaires. Raisin avoit quatre enfans, tous jolis, deux garçons, & deux filles ; il leur avoit appris à joüer de l’épinette. Quand il eut perfectionné son idée, il quitte son orgue, & vient à Paris avec sa femme, ses enfans, & l’Epinette. Il obtint une permission de faire voir à la Foire saint Germain le petit spectacle qu’il avoit préparé. Son affiche, qui promettoit un prodige de méchanique, & d’obéissance dans une Epinette, lui attira du monde les premieres fois suffisamment pour que tout le Public fût averti que jamais on n’avoit vû une chose aussi étonnante que l’Epinette du Troyen. On va {p. 39}la voir en foule ; tout le monde l’admire ; tout le monde en est surpris ; & peu de personnes pouvoient deviner l’artifice de cet instrument. D’abord le petit Raisin l’aîné, & sa petite sœur Babet se mettoient chacun à son clavier, & joüoient ensemble une piece, que le troisiéme clavier repetoit seul d’un bout à l’autre, les deux enfans ayant les bras levez. Ensuite le pere les faisoit retirer, & prenoit une clef, avec laquelle il montoit cet instrument, par le moyen d’une rouë qui faisoit un vacarme terrible dans le corps de la machine, comme s’il y avoit eu une multiplicité de rouës, possible & necessaire pour executer ce qu’il lui alloit faire joüer. Il la changeoit même souvent de place pour ôter tout soupçon. Hé ! Epinette, disoit-il à cet instrument, quand tout étoit préparé, joüez-moi une telle courante. Aussi-tôt l’obéissante Epinette joüoit cette piece entiere. Quelquefois Raisin l’interrompoit, en lui disant : Arrêtez vous Epinette. S’il lui disoit de poursuivre la piece, elle la poursuivoit ; d’en joüer une autre, elle la joüoit ; de se taire, elle se taisoit.
Tout Paris étoit occupé de ce petit prodige ; les esprits foibles croyoient Raisin sorcier ; les plus presomptueux ne pouvoient le deviner. Cependant la foire valut plus de vingt mille livres à Raisin. Le bruit de cette Epinette alla jusqu’au Roi ; Sa Majesté voulut la voir, & en admira l’invention. Elle la fit passer dans l’appartement de la Reine, pour lui donner un spectacle si nouveau. Mais Sa Majesté en fut tout d’un coup effrayée ; de sorte que le Roi ordonna sur le champ que l’on ouvrît le corps de l’Epinette, d’où l’on vit sortir un petit enfant de cinq ans, beau comme un Ange. C’étoit Raisin le cadet, qui fut dans le moment caressé de toute la Cour. Il étoit temps que le pauvre enfant sortît de sa prison, où il étoit si mal à son aise depuis cinq ou six heures, que l’Epinette en avoit contracté une mauvaise odeur.
Quoique le secret de Raisin fût découvert, il ne laissa pas de former le dessein de tirer encore parti de son Epinette à la foire suivante. Dans le temps il fait afficher, & il annonce le même spectacle {p. 40}que l’année precedente ; mais il promet de découvrir son secret, & d’accompagner son Epinette d’un petit divertissement. Cette foire fut aussi heureuse pour Raisin que la premiere. Il commençoit son spectacle par sa machine, ensuite de quoi les trois enfans dansoient une sarabande ; ce qui étoit suivi d’une Comedie que ces trois petites personnes, & quelques autres, dont Raisin avoit formé une Troupe, representoient tant bien que mal. Ils avoient deux petites pieces qu’ils faisoient rouler, Tricassin rival, & l’Andoüille de Troyes. Cette Troupe prit le titre de Comediens de Monsieur le Dauphin, & elle se donna en spectacle avec succès pendant du temps.
Je sai que cette Histoire n’est pas tout-à-fait de mon sujet, mais elle m’a paru si singuliere, que je ne crois pas que l’on me sache mauvais gré de l’avoir donnée. D’ailleurs on verra par la suite qu’elle a du rapport à quelques particularitez qui regardent Moliere.
Pendant que cette nouvelle Troupe se faisoit valoir, le petit Baron étoit en pension à Villejuif ; & un Oncle & une Tante ses Tuteurs avoient déja mangé la plus grande & la meilleure partie du bien que sa mere lui avoit laissé, & lui en restant peu qu’ils pussent consommer, ils commençoient à être embarrassez de sa personne. Ils poursuivoient un procès en son nom : leur Avocat, qui se nommoit Margane, aimoit beaucoup à faire de méchans vers : une piece de sa façon intitulée la Nymphe doduë, qui couroit parmi le Peuple, faisoit assez connoître la mauvaise disposition qu’il avoit pour la Poësie. Il demanda un jour à l’Oncle & à la Tante de Baron ce qu’ils vouloient faire de leur pupille. Nous ne le savons point, dirent-ils ; son inclination ne paroît point encore : cependant il recite continuellement des vers. Et bien, répondit l’Avocat, que ne le mettez-vous dans cette petite Troupe de Monsieur le Dauphin, qui a tant de succès ? Ces parens saisirent ce conseil plus par envie de se défaire de l’enfant, pour dissiper plus aisément le reste de son bien ; que dans la vûë de {p. 41}faire valoir le talent qu’il avoit apporté en naissant. Ils l’engagerent donc pour cinq ans dans la Troupe de la Raisin, car son mari étoit mort alors. Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui étoit capable de remplir tout ce que l’on souhaiteroit de lui : Et elle fit ce petit contrat avec d’autant plus d’empressement, qu’elle y avoit été fortement incitée par un fameux Medecin, qui étoit de Troyes, & qui s’interessant à l’établissement de cette veuve, jugeoit que le petit Baron pouvoit y contribuer, étant fils d’une des meilleures Comediennes qui ait jamais été.
Le petit Baron parut sur le Theâtre de la Raisin avec tant d’applaudissement, qu’on le fut voir joüer avec plus d’empressement que l’on n’en avoit eu à chercher l’Epinette. Il étoit surprenant qu’un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les principes de la déclamation, fît valoir une passion avec autant d’esprit qu’il le faisoit.
La Raisin s’étoit établie après la foire proche du vieux Hôtel de Guenegaud ; & elle ne quitta point Paris qu’elle n’eût gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la campagne ne lui seroit pas moins favorable ; mais à Roüen, au lieu de préparer le lieu de son spectacle, elle mangea ce qu’elle avoit d’argent avec un Gentilhomme de Monsieur le Prince de Monaco, nommé Olivier, qui l’aimoit à la fureur, & qui la suivoit par tout ; de sorte qu’en très-peu de temps sa Troupe fut reduite dans un état pitoyable. Ainsi destituée de moyens pour joüer la Comedie à Roüen, la Raisin prit le parti de revenir à Paris, avec ses petits Comediens, & son Olivier.
Cette femme n’ayant aucune ressource, & connoissant l’humeur bien-faisante de Moliere, alla le prier de lui prêter son Theâtre pour trois jours seulement, afin que le petit gain qu’elle esperoit de faire dans ces trois representations lui servît à remettre sa Troupe en état. Moliere voulut bien lui accorder ce qu’elle lui demandoit. Le premier jour fut plus heureux qu’elle ne se l’étoit promis ; mais ceux qui avoient entendu le petit Baron, en parlerent {p. 42}si avantageusement, que le second jour qu’il parut sur le Theâtre le lieu étoit si rempli, que la Raisin fit plus de mille écus.
Moliere, qui étoit incommodé, n’avoit pû voir le petit Baron les deux premiers jours ; mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu’il se fit porter au Palais Royal à la troisiéme representation, tout malade qu’il étoit. Les Comediens de l’Hôtel de Bourgogne n’en avoient manqué aucune, & ils n’étoient pas moins surpris du jeune Acteur, que l’étoit le Public, sur tout la Du-Parc, qui le prit tout d’un coup en amitié ; & qui bien serieusement avoit fait de grands preparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le petit homme, qui ne savoit auquel entendre pour recevoir les caresses qu’on lui faisoit, promit à cette Comedienne qu’il iroit chez elle. Mais la partie fut rompue par Moliere, qui lui dit de venir souper avec lui. C’étoit un maître & un oracle quand il parloit. Et ces Comediens avoient tant de deference pour lui, que Baron n’osa lui dire qu’il étoit retenu, & la Du-Parc n’avoit garde de trouver mauvais que le jeune homme lui manquât de parole. Ils regardoient tous ce bon accueil, comme la fortune de Baron ; qui ne fut pas plûtôt arrivé chez Moliere, que celui-ci commença par envoyer chercher son Tailleur, pour le faire habiller, (car il étoit en très-mauvais état) & il recommanda au Tailleur que l’habit fût très-propre, complet, & fait dés le lendemain matin. Moliere interrogeoit & observoit continuellement le jeune Baron pendant le souper, & il le fit coucher chez lui, pour avoir plus le temps de connoître ses sentimens par la conversation : afin de placer plus sûrement le bien qu’il lui vouloit faire.
Le lendemain matin le Tailleur exact apporta sur les neuf à dix heures au petit Baron un équipage tout complet. Il fut tout étonné, & fort aise de se voir tout d’un coup si bien ajusté. Le Tailleur lui-dit qu’il falloit descendre dans l’appartement de Moliere pour le remercier. C’est bien mon intention, répondit le petit homme, mais je ne crois pas qu’il soit encore levé. Le Tailleur {p. 43}l’ayant assuré du contraire, il descendit, & fit un compliment de reconnoissance à Moliere, qui en fut très-satisfait, & qui ne se contenta pas de l’avoir si bien fait accommoder ; il lui donna encore six loüis d’or, avec ordre de les dépenser à ses plaisirs. Tout cela étoit un rêve pour un enfant de douze ans, qui étoit depuis long-temps entre les mains de gens durs, avec lesquels il avoit souffert, & il étoit dangereux & triste qu’avec les favorables dispositions qu’il avoit pour le Theâtre, il restât en de si mauvaises mains. Ce fut cette fâcheuse situation qui toucha Moliere. Il s’applaudit d’être en état de faire du bien à un jeune homme qui paroissoit avoir toutes les qualitez necessaires pour profiter du soin qu’il vouloit prendre de lui ; il n’avoit garde d’ailleurs, à le prendre du côté du bon esprit, de manquer une occasion si favorable d’assurer sa Troupe, en y faisant entrer le petit Baron.
Moliere lui demanda ce que sincerement il souhaiteroit le plus alors : D’être avec vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnoissance de toutes les bontez que vous avez pour moi, Eh bien ! lui dit Moliere, c’est une chose faite, le Roi vient de m’accorder un ordre pour vous ôter de la Troupe où vous êtes. Moliere, qui s’étoit levé des quatre heures du matin, avoit été à saint Germain supplier sa Majesté de lui accorder cette grace, & l’ordre avoit été expedié sur le champ.
La Raisin ne fut pas long-temps à savoir son malheur ; animée par son Olivier, elle entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Moliere, deux pistolets à la main, & lui dit que s’il ne lui rendoit son Acteur elle alloit lui casser la tête. Moliere, sans s’émouvoir, dit à son domestique de lui ôter cette femme-là, Elle passa tout d’un coup de l’emportement à la douleur ; les pistolets lui tomberent des mains, & elle se jetta aux pieds de Moliere, le conjurant les larmes aux yeux, de lui rendre son Acteur ; & lui exposant la misere où elle alloit être reduite, elle {p. 44}& toute sa famille, s’il le retenoit. Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-il ; le Roi veut que je le retire de vôtre Troupe : Voilà son ordre. La Raisin voyant qu’il n’y avoit plus d’esperance, pria Moliere de lui accorder du moins que le petit Baron joüât encore trois jours dans sa Troupe. Non seulement trois, répondit Moliere, mais huit ; à condition pourtant qu’il n’ira point chez vous, & que je le ferai toûjours accompagner par un homme qui le ramenera dès que la Piece sera finie. Et cela de peur que cette femme, & Olivier, ne seduisissent l’esprit du jeune homme, pour le faire retourner avec eux. Il fallut bien que la Raisin en passât par là ; mais ces huit jours lui donnerent beaucoup d’argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l’Hôtel de Bourgogne ; mais dont le détail, & le succès ne regardent point mon sujet.
Moliere, qui aimoit les bonnes mœurs, n’eut pas moins d’attention à former celles de Baron, que s’il eût été son propre fils : il cultiva avec soin les dispositions extraordinaires qu’il avoit pour la déclamation. Le Public sait jusqu’à quel degré de perfection il l’a élevé. Mais ce n’est pas le seul endroit par lequel il nous ait fait voir qu’il a sû profiter des leçons d’un si grand Maître. Qui, depuis sa mort a soutenu plus sûrement le Theâtre Comique, que Monsieur Baron ?
*Un homme de l’humeur de Moliere ne pouvoit manquer de mettre à profit les applaudissemens du public ; mais il ne bornoit point là son ambition : il vouloit meriter ceux de la posterité par des ouvrages où l’utilité fût jointe à l’agrément, & la regularité avec le brillant de l’invention. C’est pour cela qu’il choisit pour sujet le Misantrope qui ne fut representé qu’au mois de Juin 1666. Il y en avoit deja quelque chose de fait en 1664. car Mr. Brossette raconte que Mr. Despreaux étant chez Mr. du Broussin avec Mr. le Duc de Vitri & Moliere, « ce dernier y devoit lire une Traduction de Lucrece en vers François, qu’il avoit faite dans {p. 45}sa jeunesse. En attendant le Diner on pria Mr. Despreaux de reciter la satyre addressée à Moliere ; mais après ce recit Moliere ne voulut point lire sa traduction, craignant qu’elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu’il venoit de recevoir. Il se contenta de lire le 1. acte du Misantrope auquel il travailloit en ce temps-là : disant qu’on ne devoit pas s’attendre à des vers aussi parfaits & aussi achevez que ceux de Mr. Despreaux, parce qu’il lui faudroit un temps infini, s’il vouloit travailler ses ouvrages comme lui. »
*Ce fait est remarquable à plusieurs égards, car 1. il prouve que l’Auteur travailloit à son Misantrope en 1664. & comme le public semble être convenu de reconnoitre dans ce caractere la vertu farouche de Mr. de Montausier qui néanmoins n’en a jamais été l’original, cette Epoque détruit ce qu’on a avancé dans un Libelle imprimé en 1676 à savoir que « le Roi aiant chargé ce Seigneur de distribuer ses liberalitez entre les beaux esprits de France, Moliere & Mr. Despreaux furent oubliez, que pour se vanger de cette exclusion l’un le depeignit sous la figure du Misantrope, & l’autre le designa par ces deux vers
« Et que le sort burlesque en ce siecle de ferD’un pédant quand il veut sait faire un Duc & Pair. »
Il y a bien des fautes dans ce peu de mots. Ce fut Mr. Colbert & non point Mr. de Montausier à qui le Roi confia le soin des pensions, & Mr. Colbert fit dresser la liste des gens de Lettres par Chapelain. La Satire où se trouvent ces deux vers fut composée en 1660 & l’on sait que le Pédant devenu Duc & Pair étoit l’Abbé de la Riviere, Louis Barbier, Evêque de Langres Duc & Pair de France qui avoit été Regent au College du Plessis & qui étant entré au service de Gaston Duc d’Orleans fit une fortune très-rapide. Ces vers écrits la même année du Mariage de Louis XIV. ne peuvent être appliquez sans contresens au Duc de Montausier qui ne pouvoit pas encore avoir été Gouverneur du Daufin {p. 46}qui étoit à naître. 2. Ce fait arrivé en 1664. c’est à dire un an après que le Roi eut honoré Moliere d’une pension, est une nouvelle refutation de la pretendue anecdote.
aLe Roi se plaisoit tellement aux divertissemens frequens que la Troupe de Moliere lui donnoit, qu’au mois d’Août 1665. Sa Majesté jugea à propos de la fixer tout-à fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de la Troupe du Roi, qu’elle a toûjours conservé depuis, & elle étoit de toutes les Fêtes qui se faisoient par tout où étoit Sa Majesté.
Moliere de son côté n’épargnoit ni soins, ni veilles, pour soutenir & augmenter la reputation qu’il s’étoit acquise, & pour répondre aux bontez que le Roi avoit pour lui. Il consultoit ses amis, il examinoit avec attention ce qu’il travailloit ; on sait même que lorsqu’il vouloit que quelque Scene prît le Peuple des Spectateurs, comme les autres, il la lisoit à sa servante pour voir si elle en seroit touchée. Cependant il ne saisissoit pas toûjours le Public d’abord ; il l’éprouva dans son Avare. A peine fut-il representé sept fois. La prose dérouta ce Public. Comment ! disoit Monsieur le Duc de . . . Moliere est-il fou, & nous prend-il pour des benêts, de nous faire essuyer cinq Actes de prose ? A-t-on jamais vû plus d’extravagance ? Le moyen d’être diverti par de la prose ! Mais Moliere fut bien vengé de ce Public injuste & ignorant quelques années aprés : il donna son Avare pour la seconde fois le 9. Septembre 1668. On y fut en foule, & il fut joüé presque toute l’année ; tant il est vrai que le Public goûte rarement les bonnes choses quand il est dépaïsé. Cinq Actes de prose l’avoient revolté la premiere fois ; mais la lecture & la reflexion l’avoient ramené, & il fut voir avec empressement une piece qu’il avoit méprisée dans les commencemens.
Cependant ces jugemens injustes & de cabale, & la situation domestique où se trouvoit Moliere, ne laissoient pas de le troubler, quelque heureux {p. 47}qu’il fût du côté de son Prince, & de celui de ses amis. Son mariage diminua l’amitié que la Bejart avoit pour lui auparavant, au lieu de la cimenter, de maniere qu’il voyoit bien que sa belle-mere ne l’aimoit plus, & il s’imaginoit que sa femme étoit prête à le haïr. L’esprit de ces deux femmes étoit tellement opposé à celui de Moliere, qu’à moins de s’assujettir à leur conduite, & à leur humeur, il ne devoit pas compter de joüir d’aucuns momens agreables avec elles. Le bien que Moliere faisoit à Baron déplaisoit à sa femme : sans se mettre en peine de répondre à l’amitié qu’elle vouloit exiger de son mari, elle ne pouvoit souffrir qu’il eût de la bonté pour cet enfant, qui de son côté à treize ans n’avoit pas toute la prudence necessaire pour se gouverner avec une femme, pour qui il devoit avoir des égards. Il se voyoit aimé du mari, necessaire même à ses spectacles, caressé de toute la Cour, il s’embarrassoit fort peu de plaire ou non à la Moliere : elle ne le negligeoit pas moins ; elle s’échapa même un jour de lui donner un soufflet sur un sujet assez leger. Le jeune homme en fut si vivement piqué qu’il se retira de chez Moliere : il crut son honneur interessé d’avoir été battu par une femme. Voilà de la rumeur dans la maison. Est-il possible, dit Moliere à son Epouse, que vous ayez l’imprudence de frapper un enfant aussi sensible que vous connoissez celui-là ; & encore dans un temps où il est chargé d’un rolle de six cens vers dans la Piece que nous devons representer incessamment devant le Roi ? On donna beaucoup de mauvaises raisons, piquantes même, ausquelles Moliere prit le parti de ne point répondre ; il se retrancha à tâcher d’adoucir le jeune homme, qui s’étoit sauvé chez la Raisin. Rien ne pouvoit le ramener, il étoit trop irrité ; cependant il promit qu’il representeroit son rolle ; mais qu’il ne rentreroit point chez Moliere. En effet il eut la hardiesse de demander au Roi à saint Germain la permission de se retirer. Et incapable de reflexion il se remit dans la Troupe de la Raisin, qui l’avoit excité à tenir ferme dans son ressentiment.
{p. 48}Cette femme prit la resolution de courir la Province avec sa Troupe, qui réussit assez par tout à cause de son Acteur. Mais elle se dérangea par la suite. Il s’en forma une meilleure, dans laquelle étoit la Beauval : Baron jugea à propos de s’y mettre. Cependant il étoit toûjours occupé de Moliere ; l’âge, le changement lui faisoient sentir la reconnoissance qu’il lui devoit, & le tort qu’il avoit eu de le quitter. Il ne cachoit point ses sentimens, & il disoit publiquement qu’il ne cherchoit point à se remettre avec lui, parce qu’il s’en reconnoissoit indigne. Ces discours furent rapportez à Moliere ; il en fut bien aise ; & ne pouvant tenir contre l’envie qu’il avoit de faire revenir ce jeune homme dans sa Troupe, qui en avoit besoin, il lui écrivit à Dijon une Lettre très-touchante ; & comme s’il avoit été assuré que Baron adhereroit à sa priere, & répondroit au bien qu’il lui faisoit, il lui envoya un nouvel ordre du Roi, & lui marqua de prendre la poste pour se rendre plus promptement auprès de lui.
Moliere avoit souffert de l’absence de Baron ; l’éducation de ce jeune homme l’amusoit dans ses momens de relâche ; les chagrins de famille augmentoient tous les jours chez lui. Il ne pouvoit pas toûjours travailler, ni être avec ses amis pour s’en distraire. D’ailleurs il n’aimoit pas le nombre, ni la géne, il n’avoit rien pour s’amuser & s’étourdir sur ses déplaisirs. Sa plus douloureuse reflexion étoit, qu’étant parvenu à se former la reputation d’un homme de bon esprit, on eût à lui reprocher, que son ménage n’en fût pas mieux conduit, & plus paisible. Ainsi il regardoit le retour de Baron comme un amusement familier, avec lequel il pourroit avec plus de satisfaction mener une vie tranquille, conforme à sa santé & à ses principes, débarrassé de cet attirail étranger de famille, & d’amis même, qui nous dérobent le plus souvent par leur presence importune les momens les plus agreables de nôtre vie.
Baron ne fut pas moins vif que Moliere sur les sentimens du retour, il part aussi-tôt qu’il eut reçû la {p. 49}lettre : & Moliere occupé du plaisir de revoir son jeune Acteur quelques momens plûtôt, fut l’attendre à la porte saint Victor le jour qu’il devoit arriver. Mais il ne le reconnut point. Le grand air de la campagne & la course l’avoient tellement harassé & défiguré, qu’il le laissa passer sans le reconnoître, & il revînt chez lui tout triste après avoir bien attendu. Il fut agreablement surpris d’y trouver Baron, qui ne put mettre en œuvre un beau compliment qu’il avoit composé en chemin, la joye de revoir son bienfaiteur lui ôta la parole.
Moliere demanda à Baron s’il avoit de l’argent. Il lui répondit qu’il n’en avoit que ce qui étoit resté de répandu dans sa poche ; parce qu’il avoit oublié sa bourse sous le chevet de son lit à la derniere couchée ; qu’il s’en étoit apperçû à quelques postes : mais que l’empressement qu’il avoit de le revoir ne lui avoit pas permis de retourner sur ses pas pour chercher son argent. Moliere fut ravi que Baron revînt touché, & reconnoissant. Il l’envoya à la Comedie, avec ordre de s’envelopper tellement dans son manteau que personne ne pût le reconnoître ; parce qu’il n’étoit pas habillé, quoique fort proprement, à la fantaisie d’un homme qui en faisoit l’agrement de ses spectacles. Moliere n’oublia rien pour le remettre dans son lustre. Il reprit la même attention qu’il avoit euë pour lui dans les commencemens : & l’on ne peut s’imaginer avec quel soin il s’appliquoit à le former dans les mœurs, comme dans sa profession. En voici un exemple, qui fait un des plus beaux traits de sa vie.
Un homme, dont le nom de famille étoit Mignot, & Mondorge celui de Comedien, se trouvant dans une triste situation, prit la resolution d’aller à Hauteüil, où Moliere avoit une maison, & où il étoit actuellement, pour tâcher d’en tirer quelque secours, pour les besoins pressans d’une famille, qui étoit dans une misere affreuse. Baron, à qui ce Mondorge s’adressa, s’en apperçut aisément ; car ce pauvre Comedien faisoit le spectacle du monde le plus pitoyable. Il dit à Baron, {p. 50}qu’il savoit être un assuré protecteur auprès de Moliere, que l’urgente necessité où il étoit, lui avoit fait prendre le parti de recourir à lui, pour le mettre en état de rejoindre quelque Troupe avec sa famille ; qu’il avoit été le camarade de M. de Moliere en Languedoc, & qu’il ne doutoit pas qu’il ne lui fît quelque charité, si Baron vouloit bien s’interesser pour lui.
Baron monta dans l’appartement de Moliere ; & lui rendit le discours de Mondorge, avec peine, & avec précaution pourtant, craignant de rappeller desagreablement à un homme fort riche l’idée d’un camarade fort gueux. Il est vrai que nous avons joüé la Comedie ensemble, dit Moliere, & c’est un fort honnête homme ; je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez vous, ajoûta-t’il, que je lui doive donner ? Baron se défendit de fixer le plaisir que Moliere vouloit faire à Mondorge, qui, pendant que l’on décidoit sur le secours dont il avoit besoin, devoroit dans la cuisine, où Baron lui avoit fait donner à manger. Non, répondit Moliere, je veux que vous déterminiez ce que je dois lui donner. Baron ne pouvant s’en défendre, statua sur quatre pistoles, qu’il croyoit suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de joindre une Troupe. Eh bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Moliere à Baron, puisque vous le jugez à propos : mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous : je veux qu’il connoisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rends. J’ai aussi, ajoûta-t’il, un habit de Theâtre, dont je crois que je n’aurai plus de besoin, qu’on le lui donne ; le pauvre homme y trouvera de la ressource pour sa profession. Cependant cet habit, que Moliere donnoit avec tant de plaisir, lui avoit coûté deux mille cinq cens livres, & il étoit presque tout neuf. Il assaisonna ce present d’un bon accueil qu’il fit à Mondorge, qui ne s’étoit pas attendu à tant de liberalité.
Quoique la Troupe de Moliere fût suivie, elle ne laissa pas de languir pendant quelque temps par {p. 51}le retour de Scaramouche. Ce Comedien, après avoir gagné une somme assez considerable pour se faire dix ou douze mille livres de rente, qu’il avoit placées à Florence, lieu de sa naissance, fit dessein d’aller s’y établir. Il commença par y envoyer sa femme & ses enfans ; & quelque temps après, il demanda au Roi la permission de se retirer en son pays. Sa Majesté voulut bien la lui accorder ; mais elle lui dit en même temps qu’il ne falloit pas esperer de retour. Scaramouche, qui ne comptoit pas de revenir, ne fit aucune attention à ce que le Roi lui avoit dit : il avoit de quoi se passer du Theâtre. Il part ; mais il trouva chez lui une femme & des enfans rebelles. qui le reçûrent non seulement comme un étranger ; mais encore qui le maltraiterent. Il fut battu plusieurs fois par sa femme, aidée de ses enfans, qui ne vouloient point partager avec lui la jouissance du bien qu’il avoit gagné ; & ce mauvais traitement alla si loin, qu’il ne put y resister : de maniere qu’il fit solliciter fortement son retour en France, pour se délivrer de la triste situation où il étoit en Italie. Le Roi eut la bonté de lui permettre de revenir. Paris l’avoit trouvé fort à dire ; & son retour réjouït toute la Ville. On alla avec empressement à la Comedie Italienne pendant plus de six mois, pour revoir Scaramouche : la Troupe de Moliere fut negligée pendant tout ce temps-là ; elle ne gagnoit rien ; & les Comediens étoient prêts à se revolter contre leur Chef. Ils n’avoient point encore Baron pour rappeller le public ; & l’on ne parloit pas de son retour. Enfin, ces Comediens injustes murmuroient hautement contre Moliere, & lui reprochoient qu’il laissoit languir leur Theâtre. Pourquoi, lui disoient-ils, ne faites-vous pas des ouvrages qui nous soutiennent ? Faut-il que ces Farceurs d’Italiens nous enlevent tout Paris ? En un mot, la Troupe étoit un peu dérangée, & chacun des Acteurs meditoit de prendre son parti. Moliere étoit lui-même embarrassé comment il les rameneroit ; & à la fin fatigué des discours {p. 52}de ses Comediens, il dit à la Du-Parc & à la Bejart qui le tourmentoient le plus, qu’il ne savoit qu’un moyen pour l’emporter sur Scaramouche, & gagner bien de l’argent : que c’étoit d’aller bien loin pour quelque temps, pour s’en revenir comme ce Comedien ; mais il ajoûta qu’il n’étoit ni en pouvoir, ni dans le dessein d’executer ce moyen, qui étoit trop long ; mais qu’elles étoient les maîtresses de s’en servir. Après s’être moqué d’elles, il leur dit serieusement que Scaramouche ne seroit pas toûjours couru avec ce même empressement : qu’on se lassoit des bonnes choses, comme des mauvaises, & qu’ils auroient leur tour. Ce qui arriva aussi par la premiere piece que donna Moliere.
Ce n’est pas là le seul desagrément que Moliere ait eu avec ses Comediens : l’avidité du gain étouffoit bien souvent leur reconnoissance, & ils le harceloient toûjours pour demander des graces au Roi. Les Mousquetaires, les Gardes-du-Corps, les Gendarmes, & les Chevaux-Legers entroient à la Comedie sans payer, & le Parterre en étoit toûjours rempli ; de sorte que les Comediens presserent Moliere d’obtenir de Sa Majesté un ordre, pour qu’aucune personne de sa Maison n’entrât à la Comedie sans payer. Le Roi le lui accorda. Mais ces Messieurs ne trouverent pas bon que les Comediens leur fissent imposer une loi si dure ; & ils prirent pour un affront qu’ils eussent eu la hardiesse de le demander : les plus mutins s’ameuterent ; & ils resolurent de forcer l’entrée. Ils furent en troupe à la Comedie. Ils attaquent brusquement les gens qui gardoient les portes. Le Portier se défendit pendant quelque temps : mais enfin étant obligé de ceder au nombre, il leur jetta son épée, se persuadant qu’étant desarmé, ils ne le tueroient pas : le pauvre homme se trompa. Ces furieux, outrez de la resistance qu’il avoit faite, le percerent de cent coups d’épée : & chacun d’eux en entrant lui donnoit le sien. Ils cherchoient toute la Troupe, pour lui faire éprouver le même traitement qu’aux gens qui avoient voulu soûtenir {p. 53}la porte. Mais Bejart, qui étoit habillé en vieillard pour la piece qu’on alloit joüer, se presenta sur le Theâtre. Eh ! Messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre Vieillard de soixante-quinze ans, qui n’a plus que quelques jours à vivre. Le compliment de ce jeune Comedien, qui avoit profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Moliere leur parla aussi très-vivement sur l’ordre du Roi. De sorte que reflechissant sur la faute qu’ils venoient de faire, ils se retirerent. Le bruit & les cris avoient causé une allarme terrible dans la Troupe ; les femmes croioient être mortes : chacun cherchoit à se sauver, sur tout Hubert & sa femme, qui avoient fait un trou dans le mur du Palais Royal. Le mari voulut passer le premier ; mais parce que le trou n’étoit pas assez ouvert, il ne passa que la tête & les épaules ; jamais le reste ne put suivre. On avoit beau le tirer de dedans le Palais Royal ; rien n’avançoit ; & il crioit comme un forcené par le mal qu’on lui faisoit, & dans la peur qu’il avoit que quelque Gendarme ne lui donnât un coup d’épée dans le derriere. Mais le tumulte s’étant appaisé, il en fut quitte pour la peur ; & l’on aggrandit le trou pour le retirer de la torture où il étoit.
Quand tout ce vacarme fut passé, la Troupe tint conseil, pour prendre une resolution dans une occasion si perilleuse. Vous ne m’avez point donné de repos, dit Moliere à l’Assemblée, que je n’aye importuné le Roi pour avoir l’ordre, qui nous a mis tous à deux doigts de nôtre perte ; il est question presentement de voir ce que nous avons à faire. Hubert vouloit qu’on laissât toûjours entrer la Maison du Roi, tant il apprehendoit une seconde rumeur. Plusieurs autres, qui ne craignoient pas moins que lui, furent de même avis. Mais Moliere, qui étoit ferme dans ses resolutions, leur dit que puisque le Roi avoit daigné leur accorder cet ordre, il falloit en pousser l’execution jusques au bout, si Sa Majesté le jugeoit à propos : & je parts dans ce moment, leur dit-il, pour l’en informer. {p. 54}Ce dessein ne plut nullement à Hubert, qui trembloit encore.
Quand le Roi fut instruit de ce desordre, Sa Majesté ordonna aux Commandans des Corps qui l’avoient fait, de les faire mettre sous les armes le lendemain, pour connoître & faire punir les plus coupables, & pour leur réïterer ses défenses d’entrer à la Comedie sans payer. Moliere, qui aimoit fort la harangue, fut en faire une à la tête des Gendarmes ; & leur dit que ce n’étoit point pour eux, ni pour les autres personnes qui composoient la Maison du Roi, qu’il avoit demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d’entrer à la Comedie ; que la Troupe seroit toûjours ravie de les recevoir, quand ils voudroient les honorer de leur presence. Mais qu’il y avoit un nombre infini de malheureux, qui tous les jours abusant de leur nom, & de la bandoliere de Messieurs les Gardes-du-Corps, venoient remplir le Parterre, & ôter injustement à la Troupe le gain qu’elle devoit faire ; Qu’il ne croyoit pas que des Gentilshommes, qui avoient l’honneur de servir le Roi, dûssent favoriser ces miserables contre les Comediens de Sa Majesté : Que d’entrer à la Comedie sans payer, n’étoit point une prérogative que des personnes de leur caractere dûssent si fort ambitioner, jusqu’à répandre du sang pour se la conserver. Qu’il falloit laisser ce petit avantage aux Auteurs, & aux personnes, qui n’ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyoient le spectacle que par charité, s’il m’est permis, dit-il, de parler de la sorte. Ce discours fit tout l’effet que Moliere s’étoit promis ; & depuis ce temps-là la Maison du Roi n’est point entrée à la Comedie sans payer.
Quelque temps après le retour de Baron, on joüa une piece intitulée, Dom-Quixote. (Je n’ai pû savoir de quel Auteur.) On l’avoit prise dans le temps que Dom-Quixote installe Sancho-Pança dans son Gouvernement. Moliere faisoit Sancho ; & comme il devoit paroître sur le Theâtre monté sur un âne, il se mit dans la coulisse pour {p. 55}être prêt à entrer dans le moment que la Scene le demanderoit. Mais l’âne, qui ne savoit point le rôle par cœur, n’observa point ce moment ; & dès qu’il fut dans la coulisse, il voulut entrer, quelques efforts que Moliere employât pour qu’il n’en fît rien. Sancho tiroit le licou de toute sa force, l’âne n’obeissoit point ; il vouloit absolument paroître. Moliere appelloit, Baron, la Forêt, à moi ; ce maudit âne veut entrer. La Forêt étoit une servante, qui faisoit alors tout son domestique, quoiqu’il eût près de trente mille livres de rente. Cette femme étoit dans la coulisse opposée, d’où elle ne pouvoit passer par dessus le Theâtre pour arrêter l’âne ; & elle rioit de tout son cœur de voir son Maître renversé sur le derriere de cet animal, tant il mettoit de force à tirer son licou pour le retenir. Enfin destitué de tout secours, & desesperant de pouvoir vaincre l’opiniâtreté de son âne, il prit le parti de se retenir aux deux aîles du Theâtre, & de laisser glisser l’animal entre ses jambes, pour aller faire telle Scene qu’il jugeroit à propos. Quand on fait réflexion au caractere d’esprit de Moliere, à la gravité de sa conduite, & de sa conversation, il est risible que ce Philosophe fût exposé à de pareilles avantures, & prît sur lui les Personnages les plus comiques. Il est vrai qu’il s’en est lassé plus d’une fois ; & si ce n’avoit été l’attachement inviolable qu’il avoit pour les plaisirs du Roi, il auroit tout quitté, pour vivre dans une mollesse Philosophique, dont son domestique, son travail, & sa Troupe l’empêchoient de joüir. Il y avoit d’autant plus d’inclination, qu’il étoit devenu très-valetudinaire, & il étoit reduit à ne vivre que de lait. Une toux qu’il avoit negligée, lui avoit causé une fluxion sur la poitrine, avec un crachement de sang, dont il étoit resté incommodé, de forte qu’il fut obligé de se mettre au lait pour se racommoder, & pour être en état de continuer son travail. Il observa ce regime presque le reste de ses jours. De maniere qu’il n’avoit plus de satisfaction que par l’estime dont le Roi l’honoroit, {p. 56}& du côté de ses amis. Il en avoit de choisis, à qui il ouvroit souvent son cœur.
L’amitié qu’ils avoient formée dès le College, Chapelle & lui, dura jusqu’au dernier moment. Cependant celui-là n’étoit pas un ami consolant pour Moliere, il étoit trop dissipé ; il aimoit veritablement ; mais il n’étoit point capable de rendre de ces devoirs empressez qui réveillent l’amitié. Il avoit pourtant un appartement chez Moliere à Hauteüil, où il alloit fort souvent ; mais c’étoit plus pour se réjoüir, que pour entrer dans le serieux. C’étoit un de ces genies superieurs & réjoüissans, que l’on annonçoit six mois avant que de le pouvoir donner pendant un repas. Mais pour être trop à tout le monde, il n’étoit point assez à un veritable ami : de sorte que Moliere s’en fit deux plus solides dans la personne de Messieurs Rohaut & Mignard, qui le dédommageoient de tous les chagrins qu’il avoit d’ailleurs. C’étoit à ces deux Messieurs qu’il se livroit sans reserve. Ne me plaignez-vous pas, leur disoit-il un jour, d’être d’une profession, & dans une situation, si opposées aux sentimens & à l’humeur que j’ai presentement ? J’aime la vie tranquille ; & la mienne est agitée par une infinité de détails communs & turbulens, sur lesquels je n’avois pas compté dans les commencemens, & ausquels il faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. Avec toutes les précautions, dont un homme peut être capable, je n’ai pas laissé de tomber dans le desordre, où tous ceux qui se marient sans réflexion, ont accoûtumé de tomber. Oh ! oh, dit M. Rohaut. Oui, mon cher M. Rohaut, je suis le plus malheureux de tous les hommes, ajoûta Moliere, & je n’ai que ce que je merite. Je n’ai pas pensé que j’étois trop austere pour une societé domestique. J’ai crû que ma femme devoit assujettir ses manieres à sa vertu, & à mes intentions ; & je sens bien que dans la situation où elle est, elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis, si elle l’avoit fait. Elle a de l’enjouëment, de l’esprit ; elle est sensible {p. 57}in plaisir de le faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouïr agreablement de la vie ; elle va son chemin ; & assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujetir aux précautions que je lui demande. Je prens cette negligence pour du mépris ; je voudrois des marques d’amitié, pour croire que l’on en a pour moi, & que l’on eût plus de justesse dans sa conduite, pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toûjours égale, & libre dans la sienne, qui seroit exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines ; & occupée seulement du desir de plaire en general, comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma foiblesse. Encore si je pouvois jouïr de mes amis aussi souvent que je le souhaiterois pour m’étourdir sur mes chagrins & sur mon inquietude ! Mais vos occupations indispensables, & les miennes, m’ôtent cette satisfaction. M. Rohaut étala à Moliere toutes les maximes d’une saine Philosophie, pour lui faire entendre qu’il avoit tort de s’abandonner à ses déplaisirs. Eh ! lui répondit Moliere, je ne saurois être Philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne ; & peut-être qu’en ma place vous passeriez encore de plus mauvais quarts d’heure.
*L’Histoire de la Guerin contient une triste peinture de la situation où Moliere se trouvoit par sa jalousie. Si Mr. Grimarest tâche de justifier cette femme par la bouche même du mari, comme on vient de voir, l’Historien de la Moliere dit les choses plus hardiment & tranchant le mot, il assure que la Raison la faisoit regarder à son mari comme une personne que sa conduite rendoit indigne des caresses d’un honnête homme ; mais que sa tendresse lui faisoit envisager la peine qu’il auroit de la voir sans se servir des privileges que donne le mariage. En effet un pauvre mari qui aime & n’est point aimé, doit passer de fâcheuses nuits {p. 58}quand la jalousie l’empêche de dormir, & qu’il songe que sa femme jeune, belle & coquette refuse de lui laisser prendre sa part des plaisirs qu’elle prodigue aux amans dont elle est coeffée. Il y revoit un jour dans son Jardin d’Auteuil, poursuit l’Historien de la Moliere, quand un de ses amis nommé Chapelle qui s’y venoit promener par hazard, l’aborda & le trouva plus inquiet que de coutume : il lui en demanda plusieurs fois le sujet. Moliere qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si peu à la mode, resista autant qu’il put ; mais comme il étoit alors dans une de ces plenitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, il ceda à l’envie de se soulager & avoua de bonne foi à son ami que la maniere dont il étoit forcé d’en user avec sa femme, étoit la cause de l’accablement où il se trouvoit. Chapelle qui le croioit être au dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme lui qui savoit si bien peindre le foible des autres hommes, tomboit dans celui qu’il blâmoit tous les jours, & lui fit voir que le plus ridicule de tous étoit d’aimer une personne qui ne repond pas à la tendresse qu’on a pour elle. Pour moi, lui dit-il, je vous avouë que si j’étois assez malheureux pour me trouver en pareil état & que je fusse fortement persuadé que la personne que j’aimerois accordât ses faveurs à d’autres, j’aurois tant de mépris pour elle qu’il me gueriroit infailliblement de ma passion : encore avez-vous une satisfaction que vous n’auriez pas si c’étoit une maîtresse, & la vengeance qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n’avez qu’à la faire enfermer ; ce sera même un moïen assuré de vous mettre l’esprit en repos. Moliere qui avoit écouté son ami avec assez de tranquilité, l’interrompit pour lui demander s’il n’avoit jamais été amoureux ? Oui, lui repondit Chapelle, je l’ai été comme un homme de bon sens doit l’être ; mais je ne me serois pas fait une si grande peine pour une chose que mon honneur {p. 59}m’auroit conseillé de faire, & je rougis pour vous de vous trouver si incertain. Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, lui repondit Moliere, & vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour même. Je ne vous raporterai point une infinité d’exemples qui vous feroient connoître la puissance de cette passion, je vous ferai seulement un recit fidelle de mon embaras....* Je me suis determiné à vivre avec elle comme si elle n’étoit pas ma femme, mais si vous saviez ce que je soufre vous auriez pitié de moi : ma passion est venue à un tel point, qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses interêts ; & quand je considere combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette & je me trouve plus de disposition à la plaindre qu’à la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être Poëte pour aimer de cette maniere, mais pour moi je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour & que les gens qui n’ont point senti de semblables delicatesses, n’ont jamais aimé veritablement.....† N’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connoître ma foiblesse, sans en pouvoir triompher ? Je vous avouë à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensois ; mais il faut tout esperer du temps, continuez cependant à vous faire des efforts.* Ces paroles de Moliere qui s’accordent assez avec la peinture qu’il a faite de soi-même dans le Misanthrope, où il a mis en œuvre la même pensée, ces paroles, dis-je, sont bien differentes de celles que Mr. Grimarest lui prête dans la conversation entre le Philosophe Rohaut & Moliere. Le caractere de Chapelle selon l’Historien de la Moliere est plus naturel que celui qu’on trouve du même ami dans la Vie de Moliere.
†Chapelle, dit Mr. Grimarest, n’entroit pas si intimement dans les plaintes de Moliere, il étoit contrariant avec lui ; & il s’occupoit beaucoup plus de l’esprit & de l’enjoüement {p. 60}que du cœur, & des affaires domestiques, quoique ce fût un très-honnête homme. Il aimoit tellement le plaisir, qu’il s’en étoit fait une habitude. Mais Moliere ne pouvoit plus lui répondre de ce côté-là, à cause de son incommodité, ainsi quand Chapelle vouloit se réjouir à Hauteüil, il y menoit des Convives pour lui tenir tête. Et il n’y avoit personne qui ne se fît un plaisir de le suivre. Connoître Moliere étoit un merite que l’on cherchoit à se donner avec empressement : d’ailleurs Chapelle soûtenoit sa table avec honneur. Il fit un jour partie avec Messieurs de J.. de N.. & de L.. pour aller se réjoüir à Hauteüil avec leur ami. Nous venons souper avec vous, dirent-ils à Moliere. J’en aurois, dit-il, plus de plaisir si je pouvois vous tenir compagnie ; mais ma santé ne me le permettant pas, je laisse à M. Chapelle le soin de vous regaler du mieux qu’il pourra. Ils aimoient trop Moliere pour le contraindre ; mais ils lui demanderent du moins Baron. Messieurs, leur répondit Moliere, je vous vois en humeur de vous divertir toute la nuit ; le moyen que cet enfant puisse tenir ? Il en seroit incommodé, je vous prie de le laisser. Oh parbleu, dit M. de L .. la fête ne seroit pas bonne sans lui, & vous nous le donnerez. Il fallut l’abandonner : & Moliere prit son lait devant eux, & s’alla coucher.
Les Convives se mirent à table : les commencemens du repas furent froids : c’est l’ordinaire entre gens qui savent ménager le plaisir ; & ces Messieurs excelloient dans cette étude. Mais le vin eut bien-tôt-réveillé Chapelle, & le tourna du côté de la mauvaise humeur. Parbleu, dit-il, je suis un grand fou, de venir m’enyvrer ici tous les jours, pour faire honneur à Moliere ; je suis bien las de ce train-là & ce qui me fâche, c’est qu’il croit que j’y suis obligé. La Troupe presque toute yvre approuva les plaintes de Chapelle. On continuë de boire, & insensiblement on changea de discours. A force de raisonner sur les choses qui sont ordinairement la matiere de semblables repas {p. 61}entre gens de cette espece, on tomba sur la morale vers les trois heures du matin. Que nôtre vie est peu de chose, dit Chapelle ! Qu’elle est remplie de traverses ! Nous sommes à l’affût pendant trente ou quarante années pour jouïr d’un moment de plaisir, que nous ne trouvons jamais. Nôtre jeunesse est harcellée par de maudits parens, qui veulent que nous nous mettions un fatras de fariboles dans la tête. Je me soucie, morbleu, bien, ajoûta-t-il, que la Terre tourne, ou le Soleil, que ce fou de Des-Cartes ait raison, ou cet extravagant d’Aristote. J’avois pourtant un enragé Precepteur, qui me rebattoit toûjours ces fadaises-là, & qui me faisoit sans cesse retomber sur son Épicure. Encore passe pour ce Philosophe-là, c’étoit celui qui avoit le plus de raison. Nous ne sommes pas débarrassez de ces fous-là, qu’on nous étourdit les oreilles d’un établissement. Toutes ces femmes, dit-il encore en haussant la voix, sont des animaux qui sont ennemis jurez de nôtre repos. Oui morbleu, chagrins, injustice, malheur de tous côtez dans cette vie-ci ! Tu as parbleu raison, mon cher ami, répondit J... en l’embrassant ; sans ce plaisir-ci que serions-nous ? La vie est un pauvre partage ; quittons-la, de peur que l’on ne separe d’aussi bons amis que nous le sommes ; allons-nous noyer de compagnie ; la riviere est à nôtre portée. Cela est vrai, dit N.. Nous ne pouvons jamais mieux prendre nôtre temps pour mourir bons amis, & dans la joye, & nôtre mort fera du bruit. Ainsi ce glorieux dessein fut approuvé tout d’une voix. Ces yvrognes se levent, & vont gayement à la riviere. Baron courut avertir du monde, & éveiller Moliere, qui fut effrayé de cet extravagant projet, parce qu’il connoissoit le vin de ses amis. Pendant qu’il se levoit, la Troupe avoit gagné la riviere, & ils s’étoient déja saisis d’un petit bateau pour prendre le large, afin de se noyer en plus grande eau. Des Domestiques & des gens du lieu furent promptement à ces débauchez, qui étoient déja dans l’eau, & les repêcherent. Indignés du {p. 62}secours qu’on venoit de leur donner, ils mirent l’épée à la main, courent sur leurs ennemis, les poursuivent jusques dans Hauteüil, & les vouloient tuer. Ces pauvres gens se sauvent la plûpart chez Moliere, qui voyant ce vacarme, dit à ces furieux ; Qu’est-ce que c’est donc, Messieurs, que ces coquins-là vous ont fait ? Comment ventrebleu, dit J... qui étoit le plus opiniâtré à se noyer, ces malheureux nous empêchent de nous noyer ? Ecoute, mon cher Moliere, tu as de l’esprit, voi si nous avons tort. Fatiguez des peines de ce monde-ci, nous avons fait dessein de passer en l’autre pour être mieux : la riviere nous a paru le plus court chemin pour nous y rendre ; ces marauds nous l’ont bouché. Pouvons-nous faire moins que de les en punir ? Comment ! Vous avez raison, repondit Moliere. Sortez d’ici, coquins, que je ne vous assomme, dit-il à ces pauvres gens, paroissant en colere. Je vous trouve bien hardis de vous opposer à de si belles actions. Ils se retirerent marquez de quelques coups d’épée.
Comment, Messieurs, poursuit Moliere aux débauchez, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ? Quoi, vous voulez vous noyer sans moi ? je vous croyois plus de mes amis. Il a parbleu raison, dit Chapelle, voilà une injustice que nous lui faisions. Vien donc te noyer avec nous. Oh ! doucement, répondit Moliere ; ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal-à-propos : c’est la derniere action de nôtre vie, il n’en faut pas manquer le merite. On seroit assez malin pour lui donner un mauvais jour, si nous nous noyions à l’heure qu’il est : on diroit à coup sûr que nous l’aurions fait la nuit comme des desesperez, ou comme des gens yvres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, & qui réponde à nôtre conduite. Demain sur les huit à neuf heures du matin, bien à jeun & devant tout le monde, nous irons nous jetter la tête devant dans la riviere. J’approuve fort ses raisons, dit N... & il n’y a pas le petit mot à {p. 63}dire. Morbleu j’enrage, dit L... Moliere a toûjours cent fois plus d’esprit que nous. Voilà qui est fait, remettons la partie à demain ; & allons nous coucher, car je m’endors. Sans la presence d’esprit de Moliere, il seroit infailliblement arrivé du malheur, tant ces Messieurs étoient yvres, & animez contre ceux qui les avoient empêchez de se noyer. Mais rien ne le desoloit plus, que d’avoir affaire à de pareilles gens, & c’étoit cela qui bien souvent le dégoûtoit de Chapelle ; cependant leur ancienne amitié prenoit toûjours le dessus.
Chapelle étoit heureux en semblables avantures. En voici une, où il eut encore besoin de Moliere. En revenant d’Hauteüil, à son ordinaire, bien rempli de vin, (car il ne voyageoit jamais à jeun) il eut querelle au milieu de la petite prairie d’Hauteüil, avec un valet nommé Godemer, qui le servoit depuis plus de trente ans. Ce vieux domestique avoit l’honneur d’être toûjours dans le carrosse de son Maître. Il prit fantaisie à Chapelle en descendant d’Hauteüil, de lui faire perdre cette prérogative, & de le faire monter derriere son carrosse. Godemer accoûtumé aux caprices que le vin causoit à son Maître, ne se mit pas beaucoup en peine d’executer ses ordres. Celui-ci se mit en colere ; l’autre se mocque de lui. Ils se gourment dans le carrosse : le Cocher descend de son siege pour aller les separer. Godemer en profite pour se jetter hors du carrosse. Mais Chapelle irrité le poursuit, & le prend au collet ; le Valet se défend, & le Cocher ne pouvoit les separer. Heureusement Moliere & Baron, qui étoient à leur fenêtre, apperçurent les Combattans ; ils crûrent que les Domestiques de Chapelle l’assommoient : ils accourent au plus vîte. Baron, comme le plus ingambe, arriva le premier, & fit cesser les coups, mais il fallut Moliere pour terminer le different. Ah ! Moliere, dit Chapelle, puisque vous voilà, jugez si j’ai tort. Ce coquin de Godemer s’est lancé dans mon carrosse, comme si c’étoit à un Valet de figurer avec moi. Vous ne savez ce que vous dites, répondit Godemer, Monsieur sait que je suis en {p. 64}possession du devant de vôtre carrosse depuis plus de trente ans ; pourquoi voulez-vous me l’ôter aujourd’hui sans raison ? Vous êtes un insolent qui perdez le respect, repliqua Chapelle ; si j’ai voulu vous permettre de monter dans mon carrosse, je ne le veux plus ; je suis le Maître, & vous irez derriere, ou à pié. Y a-t-il de la justice à cela, dit Godemer ? Me faire aller à pié, presentement que je suis vieux, & que je vous ai si bien servi pendant si long-temps ! Il falloit m’y faire aller pendant que j’étois jeune, j’avois des jambes alors ; mais à present je ne puis plus marcher. En un mot, comme en cent, ajoûta ce Valet, vous m’avez accoûtumé au carrosse, je ne puis plus m’en passer ; & je serois deshonoré, si l’on me voyoit aujourd’hui derriere. Jugez-nous, Moliere, je vous en prie, dit M. Chapelle, j’en passerai par tout ce que vous voudrez. Et bien, puisque vous vous en rapportez à moi, dit Moliere, je vais tâcher de mettre d’accord deux si honnêtes gens. Vous avez tort, dit-il à Godemer, de perdre le respect envers vôtre maître, qui peut vous faire aller comme il voudra, il ne faut pas abuser de sa bonté : Ainsi je vous condamne à monter derriere son carrosse jusqu’au bout de la prairie : Et là vous lui demanderez fort honnêtement la permission d’y rentrer : je suis sûr qu’il vous la donnera. Parbleu, s’écria Chapelle, voilà un jugement qui vous fera honneur dans le monde. Tenez, Moliere, vous n’avez jamais donné une marque d’esprit si brillante. Oh bien, ajoûta-t-il, je fais grace entiere à ce maraut-là en faveur de l’équité avec laquelle vous venez de nous juger. Ma foi, Moliere, dit-il encore, je vous suis obligé, car cette affaire-là m’embarrassoit ; elle avoit sa difficulté. A Dieu, mon cher ami, tu juges mieux qu’homme de France.
Moliére étant seul avec Baron, il prit occasion de lui dire que le merite de Chapelle étoit effacé quand il se trouvoit dans des situations aussi desagreables que celle où il venoit de le voir : qu’il étoit bien fâcheux qu’une personne {p. 65}qui avoit autant d’esprit que lui, eût si peu de retenuë, & qu’il aimeroit beaucoup mieux avoir plus de conduite pour se satisfaire, que tant de brillant pour faire plaisir aux autres. Je ne voi point, ajoûta Moliere, de passion plus indigne d’un galant homme que celle du vin : Chapelle est mon ami, mais ce malheureux penchant m’ôte tous les agrémens de son amitié. Je n’ose lui rien confier, sans risquer d’être commis un moment après avec toute la terre. Ce discours ne tendoit qu’à donner à Baron du dégoût pour la débauche ; car il ne laissoit passer aucune occasion de le tourner au bien ; mais sur toutes choses il lui recommandoit de ne point sacrifier ses amis, comme faisoit Chapelle, à l’envie de dire un bon mot, qui avoit souvent de mauvaises suites.
Je ne puis m’empêcher de rapporter celui qu’il dit à l’occasion d’une Epigramme qu’il avoit faite contre M. le M. de..... c’étoit une espece de fat constitué en dignité, on sait que la fatuité est de tous les états. Le Marquis offensé se trouvant chez M. de M. en presence de Chapelle, qu’il savoit être l’Auteur de l’Epigramme, ou du moins il s’en doutoit, menaçoit d’une terrible force le pauvre Auteur, sans le nommer : son emportement ne finissoit point. Le Poëte devoit mourir sous le bâton, ou du moins en avoir tant de coups, qu’il se souviendroit toute sa vie d’avoir versifié. Chapelle fatigué d’entendre toûjours ce fanfaron parler sur ce ton-là, se leve, & s’approchant de M. de.... Eh ! morbleu, lui dit-il en lui presentant le dos, si tu as tant d’envie de donner des coups de bâton, donne-les, & t’en va.
On sait que les trois premiers Actes de la Comedie du Tartuffe de Moliere furent representez à Versailles dès le mois de Mai de l’année 1664. & qu’au mois de Septembre de la même année, ces trois Actes furent joüez pour la seconde fois à Villers-Coterets, avec applaudissement. La Piece entiere parut la premiere & la seconde fois au Rainci, au mois de Novembre suivant ; & en 1665. Mais Paris ne l’avoit point encore vûë en {p. 66}1667. Moliere sentoit la difficulté de la faire passer dans le Public. Il le prévint par des lectures ; mais il n’en lisoit que jusqu’au quatriéme Acte ; de sorte que tout le monde étoit fort embarrassé comment il tireroit Orgon de dessous la table. Quand il crut avoir suffisamment preparé les esprits, le 5. d’Août 1667. il fait afficher le Tartuffe. Mais il n’eut pas été representé une fois que les gens austeres se revolterent contre cette piece. On representa au Roi qu’il étoit de consequence que le ridicule de l’Hypocrisie ne parût point sur le Theâtre. Moliere, disoit-on, n’étoit pas préposé pour reprendre les personnes qui se couvrent du manteau de la dévotion, pour enfraindre les loix les plus saintes, & pour troubler la tranquillité domestique des familles. Enfin ceux qui representerent au Roi, le firent avec de bonnes raisons, puisque Sa Majesté jugea à propos de défendre la representation du Tartuffe. Cet ordre fut un coup de foudre pour les Comediens, & pour l’Auteur. Ceux-là attendoient avec justice un gain considerable de cette Piece ; & Moliere croyoit donner par cet Ouvrage une derniere main à sa reputation. Il avoit manié le caractere de l’hypocrisie avec des traits si vifs & si délicats, qu’il s’étoit imaginé que bien loin qu’on dût attaquer sa Piece, ou lui sauroit gré d’avoir donné de l’horreur pour un vice si odieux. Il le dit lui-même dans sa Preface à la tête de cette Piece ; mais il se trompa, & il devoit savoir par sa propre experience que le Public n’est pas docile. Cependant Moliere rendit compte au Roi des bonnes intentions qu’il avoit euës en travaillant à cette Piece. De sorte que sa Majesté ayant vû par elle-même qu’il n’y avoit rien dont les personnes de pieté & de probité pussent se scandaliser ; & qu’au contraire on y combattoit un vice qu’elle a toûjours eu soin elle-même de detruire par d’autres voyes ; elle permit apparemment à Moliere de remettre sa Piece sur le Theâtre.
Tous les connoisseurs en jugeoient favorablement ; & je rapporterai ici une remarque de M. {p. 67}Menage, « pour justifier ce que j’avance. La prose de M. de Moliere, dit-il, vaut beaucoup mieux que ses vers. Je lisois hier son Tartuffe. Je lui en avois autrefois entendu lire trois Actes chez M. de Mommor, où se trouverent aussi M. Chapelain, M. l’Abbé de Marolles, & quelques autres personnes. Je dis à M.... lorsqu’il empêcha qu’on ne le joüât, que c’étoit une piece dont la morale étoit excellente, & qu’il n’y avoit rien qui ne pût être utile au Public. »
Moliere laissa passer quelque temps avant que de hazarder une seconde fois la representation du Tartuffe : Et l’on donna pendant ce temps-là Scaramouche Hermite, qui passa dans le Public, sans que personne s’en plaignît. Mais d’où vient, dit-on à Monsieur le Prince deffunt, que l’on n’a rien dit contre cette Piece, & que l’on s’est tant recrié contre le Tartuffe ? C’est, répondit ce Prince, que Scaramouche jouë le Ciel & la Religion, dont ces Messieurs-là ne se soucient gueres, & que Moliere jouë les Hypocrites dans la sienne.
Moliere ne laissoit point languir le Public sans nouveauté ; toûjours heureux dans le choix de ses caracteres, il avoit travaillé sur celui du Misanthrope ; il le donna au Public : Mais il sentit dès la premiere representation que le peuple de Paris vouloit plus rire qu’admirer ; & que pour vingt personnes qui sont susceptibles de sentir des traits délicats & élevez, il y en a cent qui les rebutent faute de les connoître. Il ne fut pas plûtôt rentré dans son cabinet qu’il travailla au Medecin malgré lui, pour soutenir le Misanthrope, dont la seconde representation fut encore plus foible que la premiere ; ce qui l’obligea de se dépêcher de fabriquer son Fagotier, en quoi il n’eut pas beaucoup de peine, puisque c’étoit une de ces petites pieces, ou approchant, que sa Troupe avoit representées sur le champ dans les commencemens ; il n’avoit qu’à transcrire. La troisiéme representation du Misanthrope fut encore moins heureuse que les precedentes. On n’aimoit point tout ce serieux qui est répandu dans cette Piece. D’ailleurs le Marquis {p. 68}étoit la copie de plusieurs originaux de consequence, qui décrioient l’ouvrage de toute leur force. Je n’ai pourtant pû faire mieux, & sûrement je ne ferai pas mieux, disoit Moliere à tout le monde.
*Il y a bien de la vraisemblance dans le sentiment de ceux qui m’ont assuré que Moliere avoit songe à se peindre en formant le caractere du Misanthrope, vertueux, mais peu aimé à cause de son manque de complaisance pour les foiblesses des autres, & que Chapelle y est representé sous le nom de Philinte, qui étant d’une humeur plus liante voit les defauts d’un chacun sans s’irriter. Le Misanthrope prêt de pardonner à Celimene toutes les coquetteries dont elle vient d’être convaincue pourvû qu’elle veuille se retirer avec lui, ressemble assez à Moliere si on juge de lui par la conversation que j’ai rapportée.
†Vous voiez ce que peut une indigne tendresse,Et je vous fais tous deux témoins de ma foiblesse.Mais à vous dire vrai, ce n’est pas encor tout,Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,Et que dans tous les cœurs il est toûjours de l’homme.Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits,J’en saurai dans mon ame excuser tous les traits,Et me les couvrirai du nom d’une foiblesseOù le vice du temps porte votre jeunesse,Pourvû que vôtre cœur veuille donner les mainsAu dessein que j’ai fait de fuir tous les humains,Et que dans mon desert, où j’ai fait vœu de vivre,Vous soyez sans tarder resolue à me suivre ;C’est par là seulement que dans tous les Esprits,Vous pouvez reparer le mal de vos écrits,Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,Il peut m’être permis de vous aimer encore.
Plusieurs choses concoururent pour étoufer cette Piéce. Plusieurs personnes de la Cour y étoient tournées en ridicule d’une maniere un peu mortifiante ; car pour ne rien dire des caracteres generaux {p. 69}qui y sont en grand nombre, Oronte étoit le Duc de Saint Aignan, qui avoit eu des paroles avec un autre Seigneur pour des vers de sa façon que l’autre ne loüoit pas assez. L’homme qui crache dans un puits pour faire des ronds, & celui qui laissoit croître l’ongle du petit doit, étoient assez connus & ne contribuerent pas peu à revolter contre Moliere le parterre qui n’étoit pas comme eux au fait de ces circonstances. D’un autre côté Moliere n’osoit pas trop en donner la clé de peur de s’atirer des ennemis trop puissans.
Mr. de Visé fameux Auteur du Mercure galand composa alors une Lettre dans laquelle il examinoit le Misanthrope & en faisoit voir les beautez. Il est honteux au parterre de ce temps-là d’avoir eu besoin de cet Auteur pour les appercevoir. Il est pourtant certain que le Misanthrope ne plut point aux premieres representations, & que cette Lettre ne fut pas inutile à bien des Lecteurs & qu’elle leur fit comprendre qu’ils avoient tort de rejetter un chef-d’œuvre qui va de pair avec tout ce qui s’est jamais fait de plus excellent dans la Poesie Dramatique. Mr. Grimarest n’a pas été loué par son critique, ni même par le public d’avoir traité cette Lettre avec mepris. Voici ce qu’il en dit.
*Mr. de ** crut se faire un merite auprès de Moliere de défendre le Misanthrope : il fit une longue Lettre qu’il donna à Ribou, pour mettre à la tête de cette Piece. Moliere qui en fut irrité envoya chercher son Libraire, le gronda de ce qu’il avoit imprimé cette rapsodie sans sa participation, & lui défendit de vendre aucun exemplaire de sa Piece où elle fût, & il brûla tout ce qui en restoit ; mais après sa mort on l’a rimprimée. M. de ** qui aimoit fort à voir la Moliere, vint souper chez elle le même jour. Moliere le traita cavalierement sur le sujet de sa Lettre, en lui donnant de bonnes raisons pour souhaiter qu’il ne se fût point avisé de défendre sa Piece.
À la quatriéme representation du Misanthrope il donna son Fagotier, qui fit bien rire le Bourgeois {p. 70}de la ruë saint Denis. On en trouva le Misanthrope beaucoup meilleur, & insensiblement on le prit pour une des meilleures Pieces qui ait jamais paru. Et le Misanthrope & le Medecin malgré lui joints ensemble ramenerent tout le pêle mêle de Paris, aussi bien que les connoisseurs. Moliere s’applaudissant du succès de son invention, pour forcer le Public à lui rendre justice, hazarda d’en tirer une glorieuse vengeance, en faisant joüer le Misanthrope seul. Il eut un succès très-favorable : de sorte que l’on ne put lui reprocher que la petite Piece eût fait aller la grande.
*Une personne qui est aujourd’hui dans un âge fort avancé m’a appris que le Medecin malgré lui n’étoit point de l’invention de Moliere quant au fonds du sujet ; mais que quelqu’un aiant raconté en presence du Roi une Histoire à peu près semblable arrivée du temps de François I. qui fut lui même une des personnes de l’intrigue, Moliere la trouva très-propre à être accommodée en farce, & qu’avec quelques changemens il en fit la Comedie du Medecin malgré lui. C’est une farce à ne la regarder que du côté de l’intrigue ; mais c’est une farce de Moliere, & on l’y reconnoît par tout, quoi qu’il y soit fort au-dessous de lui-même.
†Les Hypocrites avoient été tellement irritez par le Tartuffe, que l’on fit courir dans Paris un livre terrible, que l’on mettoit sur le compte de Moliere pour le perdre. C’est à cette occasion qu’il mit dans le Misanthrope les vers suivans.
Et non content encor du tort que l’on me fait,Il court parmi le monde un livre abominable,Et de qui la lecture est même condamnable,Un livre à meriter la derniere rigueur,Dont le fourbe a le front de me faire l’Auteur ;Et là dessus on voit Oronte qui murmure,Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture ;Lui qui d’un honnête homme à la Cour tient le rang,&c.
On voit par cette remarque, que le Tartuffe fut {p. 71}joüé avant le Misanthrope, & avant le Medecin malgré lui : Et qu’ainsi la datte de la premiere representation de ces deux dernieres Pieces, que l’on avoit mise dans les Oeuvres de Moliere, n’étoit pas veritable ; puisque l’on marquoit qu’elles ont été joüées dés les mois de Mars & de Juin de l’année 1666.
Moliere avoit lû son Misanthrope à toute la Cour, avant que de le faire representer ; chacun lui en disoit son sentiment ; mais il ne suivoit que le sien ordinairement, parce qu’il auroit été souvent obligé de refondre ses Pieces, s’il avoit suivi tous les avis qu’on lui donnoit : Et d’ailleurs il arrivoit quelquefois que ces avis étoient interessez : Moliere ne traitoit point de caracteres, il ne plaçoit aucuns traits, qu’il n’eût des vûës fixes. C’est pourquoi il ne voulut point ôter du Misanthrope, ce grand Flandrin qui crachoit dans un puits pour faire des ronds, que Madame deffunte lui avoit dit de supprimer, lorsqu’il eut l’honneur de lire sa Piece à cette Princesse. Elle regardoit cet endroit comme un trait indigne d’un si bon Ouvrage : Mais Moliere avoit son original, il vouloit le mettre sur le Theâtre.
Au mois de Decembre de la même année, il donna au Roi le divertissement des deux premiers Actes d’une Pastorale qu’il avoit faite ; c’est Melicerte. Mais il ne jugea pas à propos avec raison d’en faire le troisiéme Acte, ni de faire imprimer les deux premiers, qui n’ont vû le jour qu’après sa mort.
Le Sicilien fut trouvé une agreable petite Piece à la Cour, & à la Ville, en 1667. Et l’Amphitryon passa tout d’une voix au mois de Janvier 1668. Cependant un Savantasse n’en voulut point tenir compte à Moliere. Comment ! disoit-il, il a tout pris sur Rotrou, & Rotrou sur Plaute. Je ne voi pas pourquoi on applaudit à des Plagiaires. C’a toûjours été, ajoûtoit-il, le caractere de Moliere : J’ai fait mes études avec lui ; & un jour qu’il apporta des vers à son Regent, celui ci reconnut qu’il les avoit pillez ; l’autre assura fortement {p. 72}qu’ils étoient de sa façon ; mais après que le Regent lui eut reproché son mensonge, & qu’il lui eut dit qu’il les avoit pris dans Theophile, Moliere le lui avoüa, & lui dit qu’il les y avoit pris avec d’autant plus d’assurance, qu’il ne croyoit pas qu’un Jesuite dût lire Theophile. Ainsi, disoit ce Pedant à son ami, si l’on examinoit bien les Ouvrages de Moliere, on les trouveroit tous pillez de cette force-là. Et même quand il ne sait où prendre, il se repete sans precaution. De semblables Critiques n’empêcherent pas le cours de l’Amphitryon, que tout Paris vit avec beaucoup de plaisir, comme un spectacle bien rendu en nôtre langue, & à nôtre goût.
*Mr. Bayle en travaillant ensuite à son Dictionaire, n’a eu garde d’oublier l’Article d’Amphitryon & de donner à la Comedie dont le cocuage de ce Prince fait le sujet, des louanges qui sont une agréable repetition de celles qu’on avoit données à l’Auteur. On peut voir à la fin de cette Piece dans le II. Volume de cette Edition cet Article qu’on y a inseré. Madame Dacier dans la Préface de sa traduction d’Amphitryon en Prose dit que c’est une des plus belles Pieces de Plaute. Cette Dame a rendu un bon office à Moliere par cette traduction, car en donnant à l’ancien Comique, tous les agrémens dont une version fidelle est susceptible, elle a mis les Dames & les personnes sans étude en état de comparer la copie avec l’original, & il n’y a gueres que quelques Savans accoutumez à se retrancher sur les beautez cachées de l’expression Latine qui preferent l’ancien au moderne.
La Prose n’étoit pas le seul defaut qu’on avoit reproché à la Comedie de l’Avare. Les Savans trouvoient mauvais que Plaute en eût fourni quelques Scenes assez belles ; par exemple celle qui est la troisieme du I. Acte, où Harpagon chasse la Fleche valet de son fils & demande à voir ses mains pour savoir s’il ne l’a pas volé. Elle est presque traduite de mot à mot de l’Aulularia, où Euclion après avoir fouillé Strobile, comme Harpagon fouille la *Fleche, lui dit je ne te veux plus fouiller, {p. 73}rends le moi. Ou supposoit à tort que ces imitations étoient une marque de sterilité, comme si Moliere eût été plus blâmable d’emprunter ce qui convenoit à son sujet dans les Comiques Latins, que ceux-ci d’avoir orné leurs ouvrages de ce qu’ils trouvoient dans les Comiques Grecs. Quand la mort de Moliere a eu calmé l’envie sur son chapitre & fait sentir la perte qu’on avoit faite en sa personne, on lui a rendu plus de justice & on ne lui a pas su plus mauvais gré de ses imitations qu’à Virgile de s’être approprié des endroits d’Homere. Ce fut après l’heureux succès d’Amphitryon que Moliere remit son Avare sur le Theâtre. Cette Piece avoit été imprimée, le public qui avoit eu le temps de la lire & d’en goûter les beautez, cessa de se revolter contre l’Auteur & passa du mépris à l’admiration.
*Moliere projeta ensuite de donner son George Dandin. Mais un de ses amis lui fit entendre qu’il y avoit dans le monde un Dandin, qui pourroit se reconnoître dans sa piece, & qui étoit en état par sa famille non seulement de la décrier, mais encore de le faire repentir d’y avoir travaillé. Vous avez raison, dit Moliere à son ami ; mais je sai un sûr moyen de me concilier l’homme dont vous me parlez ; j’irai lui lire ma Piece. Au spectacle, où il étoit assidu, Moliere lui demanda une de ses heures perduës pour lui faire une lecture. L’homme en question se trouva si fort honoré de ce compliment, que toutes affaires cessantes, il donna parole pour le lendemain ; & il courut tout Paris pour tirer vanité de la lecture de cette piece. Moliere, disoit-il à tout le monde, me lit ce soir une Comedie : voulez vous en être ? Moliere trouva une nombreuse assemblée, & son homme qui présidoit. La Piece fut trouvée excellente ; & lorsqu’elle fut joüée, personne ne la faisoit mieux valoir que celui dont je viens de parler, & qui pourtant auroit pû s’en fâcher, une partie des Scénes que Moliere avoit traittées dans sa Piece, étant arrivées à cette personne. Ce secret de faire passer sur le Theâtre un caractere à {p. 74}son original, a été trouvé si bon, que plusieurs Auteurs l’ont mis en usage depuis avec succès. Le George Dandin fut donc bien reçû à la Cour au mois de Juillet 1668. & à Paris au mois de Novembre suivant.
Quand Moliere vit que les Hypocrites, qui s’étoient si sort offensez de son Imposteur, étoient calmez, il se prépara à le faire paroître une seconde fois. Il demanda à sa Troupe, plus par conversation que par interêt, ce qu’elle lui donneroit, s’il faisoit renaître cette Piece. Les Comediens voulurent absolument qu’il y eût double part sa vie durant toutes les fois qu’on la joüeroit. Ce qui a toûjours été depuis très-regulierement executé. On affiche le Tartuffe ; les Hypocrites se reveillent ; ils courent de tous côtez pour aviser aux moyens d’éviter le ridicule que Moliere alloit leur donner sur le Theâtre malgré les défenses du Roi. Rien ne leur paroissoit plus effronté, rien plus criminel que l’entreprise de cet Auteur : Et accoûtumez à incommoder tout le monde, & à n’être jamais incommodez, ils porterent de toutes parts leurs plaintes importunes pour faire reprimer l’insolence de Moliere, si son annonce avoit son effet. L’assemblée fut si nombreuse que les personnes les plus distinguées furent heureuses d’avoir place aux troisiémes loges. On allume les lustres, & l’on étoit prêt de commencer la Piece quand il arriva de nouvelles défenses de la representer, de la part des personnes préposées pour faire executer les ordres du Roi. Les Comediens firent aussi-tôt éteindre les lumieres, & rendre l’argent à tout le monde. Cette défense étoit judicieuse, parce que le Roi étoit alors en Flandre. Et l’on devoit présumer que Sa Majesté ayant défendu la premiere fois que l’on joüât cette Piece, Moliere vouloit profiter de son absence pour la faire passer. Tout cela ne se fit pourtant pas sans un peu de rumeur, de la part des Spectateurs, & sans beaucoup de chagrin du côté des Comediens. La permission que Moliere disoit avoir de Sa Majesté pour joüer sa Piece n’étoit point par écrit ; {p. 75}on n’étoit pas obligé de s’en rapporter à lui. Au contraire après les premieres défenses du Roi on pouvoit prendre pour une temerité la hardiesse que Moliere avoit eûë de remettre le Tartuffe sur le Theâtre, & peu s’en fallut que cette affaire n’eût encore de plus mauvaises suites pour lui ; on le menaçoit de tous côtez. Il en vit dans le moment les consequences. C’est pourquoi il dépêcha en poste sur le champ la Torilliere & la Grange pour aller demander au Roi la protection de Sa Majesté dans une si fâcheuse conjoncture. Les Hypocrites triomphoient ; mais leur joye ne dura qu’autant de temps qu’il en fallut aux deux Comediens pour apporter l’ordre du Roi, qui vouloit qu’on joüât le Tartuffe.
Le Lecteur jugera bien, sans que je lui en fasse la description, quel plaisir l’ordre du Roi apporta dans la Troupe, & parmi les personnes de spectacle. Mais sur tout dans le cœur de Moliere, qui se vit justifié de ce qu’il avoit avancé. Si on avoit connu sa droiture & sa soumission, on auroit été persuadé qu’il ne se seroit point hazardé de representer le Tartuffe une seconde fois, sans en avoir auparavant pris l’ordre de Sa Majesté.
Tout le monde sait qu’après cela cette Piece fut joüée de suite, & qu’elle a toûjours été fort applaudie toutes les fois qu’elle a paru ; & les personnes qui ont voulu par passion la critiquer, ont toûjours succombé sous les raisons de ceux qui en connoissent le merite.
*Moliere dans la Préface apologetique de cette Piece parle des changemens qu’il y fit pour calmer les gens d’Eglise. Dans son second Placet au Roi, il marquoit à Sa Majesté qu’il en avoit changé le titre de Tartuffe en celui d’Imposteur, & deguisé le principal personnage sous l’ajustement d’un homme du Monde en lui donnant un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée & des dentelles sur tout l’habit. Il ajouta qu’il avoit mis en plusieurs endroits des adoucissemens & retranché avec soin tout ce qui pouvoit fournir l’ombre d’un pretexte aux celebres originaux {p. 76}du portrait qu’il vouloit faire. Malgré tout cela les bigots continuerent leurs cabales, & le premier President refusa la permission de jouer la Piéce, quoique le Roi l’eût accordée.
Quelques-uns ont attribué à Moliere un mot bien malin dans cette occasion, on veut que les Acteurs étant prêts à commencer lorsque les defenses vinrent de la part du premier President Moliere s’avança sur le Théatre & dit : Messieurs, nous comptions d’avoir aujourd’hui l’honneur de vous representer le Tartufe ; mais nous venons de recevoir un Ordre de Mr. le premier President qui nous defend de le jouer.
Ce même mot fut tourné d’une maniere un peu differente par une troupe de Comediens de Campagne. Elle étoit dans une Ville de Province dont l’Evêque étoit mort depuis peu. Le Successeur moins favorable au spectacle donna ordre que les Comediens partissent de là avant son entrée : ils jouerent encore la veille & comme s’ils eussent dû jouer le lendemain, celui qui annonçoit dit : Messieurs, vous aurez demain le Tartuffe.
*Un jour qu’on representoit cette Piece, Champmêlé, qui n’étoit point encore alors dans la Troupe, fut voir Moliere dans sa loge, qui étoit proche du Theâtre. Comme ils en étoient aux complimens, Moliere s’écria, ah chien ! ah bourreau ! & se frappoit la tête comme un possedé : Champmêlé crut qu’il tomboit de quelque mal, & il étoit fort embarrassé. Mais Moliere, qui s’apperçut de son étonnement, lui dit, ne soyez pas surpris de mon emportement. Je viens d’entendre un Acteur déclamer faussement & pitoyablement quatre vers de ma Piece, & je ne saurois voir maltraiter mes enfans de cette force là, sans souffrir comme un damné.
Quelque succès qu’eût le Tartuffe pendant qu’on le joüa après l’ordre du Roi, cependant la Femme Juge & Partie de Monfleuri fut joüée autant de fois au moins dans le même temps à l’Hôtel de Bourgogne. Ainsi ce n’est pas toûjours le merite {p. 77}d’une Piece qui la fait réussir ; un Acteur que l’on aime à voir, une situation, une Scene heureusement traitée, un travestissement, des pensées piquantes, peuvent entraîner au spectacle, sans que la Piece soit bonne.
La bonté que le Roi eut de permettre que le Tartuffe fût representé, donna un nouveau merite à Moliere. On vouloit même que cette grace fût personnelle. Mais Sa Majesté, qui savoit par elle-même que l’Hypocrisie étoit vivement combattuë dans cette Piece, fut bien-aise que ce vice, si opposé à ses sentimens, fût attaqué avec autant de force que Moliere le combattoit. Tout le monde lui fit compliment sur ce succès ; ses ennemis même lui en témoignerent de la joye, & étoient les premiers à dire que le Tartuffe étoit de ces Pieces excellentes qui mettoient la vertu dans son jour. Cela est vrai, disoit Moliere ; mais je trouve qu’il est très-dangereux de prendre ses interêts au prix qui m’en coûte. Je me suis repenti plus d’une fois de l’avoir fait.
Quoique Moliere donnât à ses Pieces beaucoup de merite du côté de la composition, cependant elles étoient representées avec un jeu si délicat, que quand elles auroient été mediocres elles auroient passé : Sa Troupe étoit bien composée ; & il ne confioit point ses rôles à des Acteurs qui ne sussent pas les executer, il ne les plaçoit point à l’avanture, comme on fait aujourd’hui. D’ailleurs il prenoit toûjours les plus difficiles pour lui. Ce n’est pas qu’il eût universellement l’éloquence du corps en partage, comme Baron. Au contraire dans les commencemens, même dans la Province, il paroissoit mauvais Comedien à bien des gens ; peut-être à cause d’un hoquet ou tic de gorge qu’il avoit, & qui rendoit d’abord son jeu desagreable ; à ceux qui ne le connoissoient pas. Mais pour peu que l’on fît attention à la délicatesse avec laquelle il entroit dans un caractere, & il exprimoit un sentiment, on convenoit qu’il entendoit parfaitement l’art de la déclamation. Il avoit contracté par habitude le hoquet dont je {p. 78}viens de parler : Dans les commencemens qu’il monta sur le Theâtre, il reconnut qu’il avoit une volubilité de langue, dont il n’étoit pas le maître, & qui rendoit son jeu desagreable. Et des efforts qu’il se faisoit pour se retenir dans la prononciation, il s’en forma un hoquet, qui lui demeura jusques à la fin. Mais il sauvoit ce désagrement par toute la finesse avec laquelle on peut representer. Il ne manquoit aucun des accens & des gestes necessaires pour toucher le Spectateur. Il ne déclamoit point au hazard, comme ceux qui destituez des principes de la déclamation, ne sont point assurez dans leur jeu : Il entroit dans tous les détails de l’action. Mais s’il revenoit aujourd’hui, il ne reconnoîtroit pas ses Ouvrages dans la bouche de ceux qui les representent.
Il est vrai que Moliere n’étoit bon que pour representer le Comique, il ne pouvoit entrer dans le serieux, & plusieurs personnes assurent qu’ayant voulu le tenter, il réussit si mal la premiere fois qu’il parut sur le Theâtre, qu’on ne le laissa pas achever. Depuis ce temps-là, dit-on, il ne s’attacha qu’au Comique, où il avoit toûjours du succès, quoique les gens délicats l’accusassent d’être un peu grimacier. Mais si ces personnes-là le lui avoient reproché à lui-même, je ne sai s’il n’auroit pas eu raison de leur répondre que le commun du Public aime les charges, & que le jeu délicat ne l’affecte point.
Moliere n’étoit point un homme qu’on pût oublier par l’absence. M. Bernier ne fut pas plûtôt de retour de son voyage du Mogol qu’il fut le voir à Hauteüil. Après les premiers complimens d’amitié, celui-là commença la conversation par la relation. Il fit d’abord observer à Moliere que l’on n’en usoit point avec l’Empereur du Mogol détrôné, & avec ses enfans, aussi inhumainement qu’on le fait en Turquie. On se contente, dit-il, de leur donner une drogue, que l’on nomme du Pouss, pour leur faire perdre l’esprit, afin qu’ils soient hors d’état de former un parti. Aparemment, dit Baron, que cette conversation ennuyoit {p. 79}fort, ces gens-là vous ont fait prendre du Pouss avant que de revenir. Taisez-vous, jeune homme, dit Moliere, vous ne connoissez pas M. Bernier, & vous ne savez pas que c’est mon ami, peu s’en faut que je ne prenne serieusement vôtre imprudence. Comment ! repliqua Baron, qui s’étoit donné toute liberté de parler devant Moliere, vous êtes si bons amis, & Monsieur après une si longue absence n’a à la premiere vûë que des contes à vous dire ! Le Philosophe touché de cette leçon, qui étoit en sa place, se mit sur les sentimens ; Moliere n’en fut pas fâché : Car plus homme de Cour que Bernier, & plus occupé de ses affaires que de celles du grand Mogol, la relation ne lui faisoit pas beaucoup de plaisir. On parla de santé. Moliere rendit compte du mauvais état de la sienne à Bernier : Qui au lieu de lui répondre, lui dit qu’il avoit conduit heureusement celle du premier Ministre du Grand Mogol : qu’il n’avoit point voulu être Medecin de l’Empereur lui-même, parce que quand il meurt on enterre aussi le Medecin avec lui. A la fin ne sachant plus que dire sur le Mogol, il offrit ses soins à Moliere. Oh ! Monsieur, dit Baron, M. de Moliere est en de bonnes mains. Depuis que le Roi a eu la bonté de donner un Canonicat au fils de son Medecin, il fait des merveilles ; & il tiendra Monsieur long-temps en état de divertir Sa Majesté. Les Medecins du Mogol ne s’accommodent point avec nôtre santé. Et à moins que de convenir que l’on vous enterrera avec Monsieur, je ne lui conseille pas de vous confier la sienne. Bernier vit bien que Baron étoit un enfant gâté ; il mit la conversation sur son chapitre. Moliere, qui en parloit avec plaisir, en commença l’histoire ; mais Baron rebuté de l’entendre, alla chercher à s’amuser ailleurs.
Moliere n’étoit pas seulement bon Acteur, & excellent Auteur, il avoit toûjours soin de cultiver la Philosophie. Chapelle & lui ne se passoient rien sur cet article-là. Celui-là pour Gassendi ; celui-ci pour Des-Cartes. En revenant d’Hauteüil {p. 80}un jour dans le bateau de Moliere, ils ne furent pas long-temps sans faire naître une dispute. Ils prirent un sujet grave pour se faire valoir devant un Minime qu’ils trouverent dans leur bateau, & qui s’y étoit mis pour gagner les Bons-Hommes. J’en fais juge le bon Pere, dit Moliere, si le Systême des Des-Cartes n’est pas cent fois mieux imaginé, que tout ce que M. de Gassendi nous a ajusté au Theâtre, pour nous faire passer les rêveries d’Épicure. Passe pour sa morale ; mais le reste ne vaut pas la peine que l’on y fasse attention. N’est-il pas vrai, mon Pere, ajoûta Moliere au Minime ? Le Religieux répondit par un hom ! hom ! qui faisoit entendre aux Philosophes qu’il étoit connoisseur dans cette matiere ; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation si échauffée, sur tout avec des gens qui ne paroissoient pas ménager leur adversaire, Oh ! parbleu, mon Pere, dit Chapelle, qui se crut affoibli par l’apparente approbation du Minime, il faut que Moliere convienne que Des-Cartes n’a formé son Systême que comme un Méchanicien, qui imagine une belle machine sans faire attention à l’execution : le Systême de ce Philosophe est contraire à une infinité de Phenomènes de la nature, que le bon-homme n’avoit pas prévûs. Le Minime sembla se ranger du côté de Chapelle par un second, hom ! hom ! Moliere outré de ce qu’il triomphoit, redouble ses efforts avec une chaleur de Philosophe, pour détruire. Gassendi par de si bonnes raisons, que le Religieux fut obligé de s’y rendre par un troisiéme hom ! hom ! obligeant, qui sembloit décider la question en sa faveur. Chapelle s’échauffe, & criant du haut de la tête pour convertir son Juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. Je conviens que c’est l’homme du monde qui a le mieux rêvé, ajoûta Chapelle ; mais morbleu ! il a pillé ses reveries par tout, & cela n’est pas bien. N’est-il pas vrai, mon Pere, dit-il au Minime ? Le Moine, qui convenoit de tout obligeamment, donna aussi-tôt un signe d’approbation, sans proferer une seule {p. 81}parole. Moliere, sans songer qu’il étoit au lait, saisit avec fureur le moment de retorquer les argumens de Chapelle. Les deux Philosophes en étoient aux convulsions, & presque aux invectives d’une dispute Philosophique, quand ils arriverent devant les Bons Hommes. Le Religieux les pria qu’on le mit à terre. Il les remercia gracieusement, & applaudit fort à leur profond savoir sans interesser son merite. Mais avant que de sortir du bateau, il alla prendre sous les pieds du Batelier sa besace, qu’il y avoit mise en entrant. C’étoit un Frere-lai, les deux Philosophes n’avoient point vû son enseigne ; & honteux d’avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n’y entendoit rien, ils se regarderent l’un l’autre sans se rien dire. Moliere revenu de son abbattement, dit à Baron, qui étoit de la compagnie, mais d’un âge à négliger une pareille conversation : Voyez, petit garçon, ce que fait le silence, quand il est observé avec conduite. Voilà comme vous faites toûjours, Moliere, dit Chapelle, vous me commettez sans cesse avec des ânes qui ne peuvent savoir si j’ai raison. Il y a une heure que j’use mes poumons, & je n’en suis pas plus avancé.
Chapelle reprochoit toûjours à Moliere son humeur réveuse ; il vouloit qu’il fût d’une societé aussi agreable que la sienne ; il le vouloit en tout assujettir à son caractere ; & que sans s’embarrasser de rien il fût toûjours preparé à la joye. Oh ! Monsieur, lui répondit Moliere, vous êtes bien plaisant. Il vous est aisé de vous faire ce systême de vivre ; vous êtes isolé de tout ; & vous pouvez penser quinze jours durant à un bon mot, sans que personne vous trouble, & aller après, toûjours chaud de vin, le débiter par tout aux dépens de vos amis ; vous n’avez que cela à faire. Mais si vous étiez, comme moi, occupé de plaire au Roi, & si vous aviez quarante ou cinquante personnes, qui n’entendent point raison, à faire vivre, & à conduire, un Theâtre à soutenir ; & des Ouvrages à faire pour ménager vôtre reputation, vous n’auriez pas envie de rire, sur ma parole ; {p. 82}& vous n’auriez point tant d’attention à vôtre bel esprit, & à vos bons mots, qui ne laissent pas de vous faire bien des ennemis, croyez moi. Mon pauvre Moliere, répondit Chapelle, tous ces ennemis seront mes amis dès que je voudrai les estimer, parce que je suis d’humeur & en état de ne les point craindre. Et si j’avois des Ouvrages à faire, j’y travaillerois avec tranquillité, & peut-être seroient-ils moins remplis que les vôtres de choses basses & triviales ; car vous avez beau faire, vous ne sauriez quitter le goût de la farce. Si je travaillois pour l’honneur, répondit Moliere, mes Ouvrages seroient tournez tout autrement : Mais il faut que je parle à une foule de peuple, & à peu de gens d’esprit, pour soutenir ma Troupe ; ces gens-là ne s’accommoderoient nullement de vôtre élevation dans le stile, & dans les sentimens : Et vous l’avez vû, vous-même : Quand j’ai hazardé quelque chose d’un peu passable, avec quelle peine il m’a fallu en arracher le succès. Je suis sûr que vous qui me blâmez aujourd’hui, vous me loüerez quand je serai mort. Mais vous qui faites si fort l’habile homme, & qui passez, à cause de vôtre bel esprit, pour avoir beaucoup de part à mes Pieces, je voudrois bien vous voir à l’ouvrage. Je travaille presentement sur un caractere, où j’ai besoin de telles Scénes, faites-les, vous m’obligerez, & je me ferai honneur d’avoüer un secours comme le vôtre. Chapelle accepta le défi : Mais lorsqu’il apporta son Ouvrage à Moliere, celui-ci après la premiere lecture le rendit à Chapelle ; il n’y avoit aucun goût de Theâtre ; rien n’y étoit dans la nature : c’étoit plutôt un recueil de bons mots sans place, que des Scénes suivies. Cet ouvrage de M. de Chapelle ne seroit-il point l’original du Tartuffe, qu’une famille de Paris, jalouse avec justice de la reputation de Chapelle, se vante de posseder écrit & raturé de sa main ? Mais à en venir à l’examen, on y trouveroit sûrement de la difference avec celui de Moliere.
Voici un éclaircissement très-singulier que Moliere {p. 83}essuya avec un de ces Courtisans qui marquent par la singularité. Celui-ci sur le rapport de quelqu’un, qui vouloit apparemment se moquer de lui, fut trouver l’autre en grand Seigneur. Il m’est révenu, Monsieur de Moliere, dit-il avec hauteur dès la porte, qu’il vous prend fantaisie de m’ajuster au Theâtre, sous le titre d’Extravagant ; seroit-il Bien vrai ? Moi, Monsieur ! lui répondit Moliere, je n’ai jamais eu dessein de travailler sur ce caractere : j’attaquerois trop de monde. Mais si j’avois à le faire, je vous avouë, Monsieur, que je ne pourrois mieux faire, que de prendre dans vôtre personne le contraste que j’ai accoûtumé de donner au ridicule, pour le faire sentir davantage. Ah ! je suis bien-aise que vous me connoissiez un peu, lui dit le Comte ; & j’étois étonné que vous m’eussiez si mal observé. Je venois arrêter vôtre travail ; car je ne crois pas que vous eussiez passé outre. Mais, Monsieur, lui repartit Moliere, qu’aviez-vous à craindre ? Vous eût-on reconnu dans un caractere si opposé au vôtre ? Tubleu, répondit le Comte, il ne faut qu’un geste qui me ressemble pour me désignes, & c’en seroit assez pour amener tout Paris à vôtre Piece : Je sai l’attention que l’on a sur moi. Non, Monsieur, dit Moliere : le respect que je dois à une personne de vôtre rang, doit vous être garand de mon silence. Ah ! bon, répondit le Comte, je suis bien-aise que vous soyez de mes amis ; je vous estime de tout mon cœur, & je vous ferai plaisir dans les occasions, Je vous prie, ajoûta-t-il, mettez-moi en contraste dans quelque Piece ; je vous donnerai un memoire de mes bons endroits. Ils se presentent à la premiere vûë, lui repliqua Moliere ; mais pourquoi voulez-vous faire briller vos vertus sur le Theâtre ? Elles paroissent assez dans le monde, personne ne vous ignore. Cela est vrai, répondit le Comte ; mais je serois ravi que vous les rapprochassiez toutes dans leur point de vûë ; on parleroit encore plus de moi. Ecoutez, ajoûta-t-il, je tranche fort avec N.... mettez-nous ensemble, cela fera une bonne {p. 84}Piece. Quel titre lui donneriez-vous ? Mais je ne pourrois, lui dit Moliere, lui en donner d’autre que celui d’Extravagant. Il seroit excellent, par ma foi, lui repartit le Comte ; car le pauvre homme n’extravague pas mal. Faites cela, je vous en prie, je vous verrai souvent pour suivre vôtre travail. A Dieu, Monsieur de Moliere, songez à nôtre Piece, il me tarde qu’elle ne paroisse. La fatuité de ce Courtisan mit Moliere de mauvaise humeur, au lieu de le réjoüir ; & il ne perdit pas l’idée de le mettre bien serieusement au Theâtre ; mais il n’en a pas eu le temps.
Moliere trouva mieux son compte dans la Scéne suivante, que dans celle du Courtisan ; il se mit dans le vrai à son aise, & donna des marques desinteressées d’une parfaite sincerité ; c’étoit où il triomphoit. Un jeune homme de vingt-deux ans, beau, & bien fait, le vint trouver un jour, & après les complimens lui découvrit qu’étant né avec toutes les dispositions necessaires pour le Theâtre, il n’avoit point de passion plus forte que celle de s’y attacher ; qu’il venoit le prier de lui en procurer les moyens, & lui faire connoître que ce qu’il avançoit étoit veritable. Il declama quelques Scénes détachées, serieuses & comiques, devant Moliere, qui fut surpris de l’art avec lequel ce jeune homme faisoit sentir les endroits touchans. Il sembloit qu’il eût travaillé vingt années, tant il étoit assuré dans ses tons ; ses gestes étoient menagez avec esprit : de sorte que Moliere vit bien que ce jeune homme avoit été élevé avec soin. Il lui demanda comment il avoit appris la declamation. J’ai toûjours eu inclination de paroître en public, lui dit-il ; les Regens sous qui j’ai étudié ont cultivé les dispositions que j’ai apportées en naissant ; j’ai tâché d’appliquer les regles à l’execution ; & je me suis fortifié en allant souvent à la Comedie. Et avez-vous du bien ? lui dit Moliere. Mon pere est un Avocat assez à son aise, lui répond le jeune homme. Et bien, lui repliqua Moliere, je vous conseille de prendre sa profession ; la nôtre ne vous convient point ; c’est la {p. 85}derniere ressource de ceux qui ne sauroient mieux faire, ou des libertins, qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs, c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parens, que de monter sur le Theâtre, vous en savez les raisons, je me suis toûjours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille. Et je vous avouë que si c’étoit à recommencer, je ne choisirois jamais cette profession. Vous croyez peut-être, ajoûta-t-il, qu’elle a ses agremens ; vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchez des grands Seigneurs, mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs ; & c’est la plus triste de toutes les situations, que d’être l’esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, & nous meprise. Ainsi, Monsieur, quittez un dessein si contraire à vôtre honneur & à vôtre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrois vous rendre mes services, mais je ne vous le cele point, je vous serois plûtôt un obstacle. Le jeune homme donnoit quelques raisons pour persister dans sa resolution, quand Chapelle entra, un peu pris de vin ; Moliere lui fit entendre reciter ce jeune homme. Chapelle en fut aussi étonné que son ami. Ce sera là, dit-il, un excellent Comedien ! On ne vous consulte pas sur cela, répond Molieré à Chapelle. Representez-vous, ajoûta-t-il au jeune homme, la peine que nous avons. Incommodez ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, & à donner du plaisir quand nous sommes bien souvent accablez de chagrin ; à souffrir la rusticité de la plûpart des gens avec qui nous avons à vivre, & à captiver les bonnes graces d’un Public, qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne. Non, Monsieur, croyez-moi encore une fois, dit-il au jeune homme, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris ; faites-vous Avocat, je vous répons du succès. Avocat ! dit Chapelle, & fi ! il a trop de merite pour brailler à un Barreau : Et c’est un vol qu’il fait au public, s’il ne se fait Predicateur ou Comedien. En {p. 86}verité, lui répond Moliere, il faut que vous soyez bien yvre pour parler de la sorte, & vous avez mauvaise grace de plaisanter sur une affaire aussi serieuse que celle-ci, où il est question de l’honneur & de l’établissement de Monsieur. Ah ! puisque nous sommes sur le serieux, repliqua Chapelle, je vais le prendre tout de bon. Aimez-vous le plaisir ? dit-il au jeune homme. Je ne serai pas fâché de jouïr de celui qui peut m’être permis, répondit le fils de l’Avocat. Eh bien donc, repliqua Chapelle, mettez-vous dans la tête que malgré tout ce que Moliere vous a dit, vous en aurez plus en six mois de Theâtre qu’en six années de Barreau. Moliere, qui n’avoit en vûë que de convertir le jeune homme, redoubla ses raisons pour le faire ; & enfin il réussit à lui faire perdre la pensée de se mettre à la Comedie. Oh ! voilà mon Harangueur qui triomphe, s’écria Chapelle, mais morbleu vous repondrez du peu de succès que Monsieur fera dans le parti que vous lui faites embrasser.
Chapelle avoit de la sincerité, mais souvent elle étoit fondée sur de faux principes, d’où on ne pouvoit le faire revenir ; & quoiqu’il n’eût point envie d’offenser personne, il ne pouvoit resister au plaisir de dire sa pensée, & de faire valoir un bon mot aux dépens de ses amis. Un jour qu’il dînoit en nombreuse compagnie avec M. le Marquis de M*** dont le Page, pour tout domestique, servoit à boire, il souffroit de n’en point avoir aussi souvent que l’on avoit accoûtumé de lui en donner ailleurs ; la patience lui échappa à la fin. Eh ! je vous prie, Marquis, dit il à M. de M*** donnez-nous la monnoye de vôtre Page.
Chapelle se seroit fait un scrupule de refuser une partie de plaisir, il se livroit au premier venu sur cet article-là : il ne falloit pas être son ami pour l’engager dans ces repas, qui percent jusques à l’extremité de la nuit. Il suffisoit de le connoître legerement. Moliere étoit desolé d’avoir un ami si agreable & si honnête homme, attaqué de ce défaut, il lui en faisoit souvent des reproches ; & {p. 87}Chapelle lui promettoit toûjours merveilles, sans rien tenir. Moliere n’étoit pas le seul de ses amis, à qui sa conduite fît de la peine. M. des P*** le rencontrant un jour au Palais, lui en parla à cœur ouvert. Est-il possible, lui dit-il, que vous ne reviendrez point de cette fatigante crapule qui vous tuera à la fin ? Encore si c’étoit toûjours avec les mêmes personnes, vous pourriez esperer de la bonté de vôtre temperament, de tenir bon aussi long-temps qu’eux. Mais quand une Troupe s’est outrée avec vous, elle s’écarte ; les uns vont à l’armée, les autres à la campagne, où ils se reposent ; & pendant ce temps-là une autre compagnie les releve ; de maniere que vous êtes nuit & jour à l’attelier. Croyez-vous de bonne foi pouvoir être toûjours le plastron de ces gens-là sans succomber ? D’ailleurs, vous êtes tout agreable, ajoûta M. des P**. Faut-il le prodiguer cet agrément indifferemment à tout le monde ? Vos amis ne vous ont plus d’obligation, quand vous leur donnez de vôtre temps pour se rejouïr avec vous ; puisque vous prenez le plaisir avec le premier venu qui vous le propose, comme avec le meilleur de vos amis. Je pourrois vous dire encore que la Religion, vôtre reputation même, devroient vous arrêter, & vous faire faire de serieuses reflexions sur vôtre dérangement. Ah ! voila qui est fait, mon cher ami, je vais entierement me mettre en regle, répondit Chapelle la larme à l’œil, tant il étoit touché ; je suis charmé de vos raisons, elles sont excellentes, & je me fais un plaisir de les entendre ; redites-les moi, je vous en conjure, afin qu’elles me fassent plus d’impression. Mais, dit-il, je vous écouterai plus commodément dans le cabaret qui est ici proche ; entrons-y, mon cher ami, & me faites bien entendre raison, car je veux revenir de tout cela. M. des P** qui croyoit être au moment de convertir Chapelle, le suit ; & en bûvant un coup de bon vin, lui étale une seconde fois sa Rhetorique ; mais le vin venoit toûjours, de maniere que ces Messieurs, l’un en prêchant, & l’autre en écoutant, {p. 88}s’enyvrerent si bien, qu’il fallut les reporter chez eux.
Si Chapelle étoit incommode à ses amis par son indifference, Moliere ne l’étoit pas moins dans son domestique par son exactitude & par son arrangement. Il n’y avoit personne, quelque attention qu’il eût, qui y pût répondre : une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant ou après le temps qu’il l’avoit ordonné, mettoit Moliere en convulsion ; il étoit petit dans ces occasions. Si on lui avoit dérangé un livre, c’en étoit assez pour qu’il ne travaillât de quinze jours ; il y avoit peu de domestiques qu’il ne trouvât en défaut ; & la vieille servante la Forest y étoit prise aussi souvent que les autres, quoiqu’elle dût être accoûtumée à cette fatigante regularité que Moliere exigeoit de tout le monde. Et même il étoit prévenu que c’étoit une vertu ; de sorte que celui de ses amis qui étoit le plus regulier, & le plus arrangé, étoit celui qu’il estimoit le plus.
Il étoit très-sensible au bien qu’il pouvoit faire dire de tout ce qui le regardoit : ainsi il ne negligeoit aucune occasion de tirer avantage dans les choses communes, comme dans le serieux ; & il n’épargnoit pas la dépense pour se satisfaire, d’autant plus qu’il étoit naturellement très-liberal. Et l’on a toûjours remarqué qu’il donnoit aux pauvres avec plaisir ; & qu’il ne leur faisoit jamais des aumônes ordinaires.
Il n’aimoit point le jeu ; mais il avoit assez de penchant pour le sexe ; la de Brie l’amusoit quand il ne travailloit pas. Un de ses amis, qui étoit surpris qu’un homme aussi delicat que Moliere eût si mal placé son inclination, voulut le dégoûter de cette Comedienne. Est-ce la vertu, la beauté, ou l’esprit, lui dit-il, qui vous font aimer cette femme-là ? Vous savez que la Barre & Florimond sont de ses amis ; qu’elle n’est point belle, que c’est un vrai squelette ; & qu’elle n’a pas le sens commun. Je sai tout cela, Monsieur, lui répondit Moliere ; mais je suis accoutumé à ses défauts ; & il faudroit que je prisse trop sur moi, pour {p. 89}m’accommoder aux imperfections d’une autre ; je n’en ai ni le temps, ni la patience. Peut-être aussi qu’une autre n’auroit pas voulu de l’attachement de Moliere ; il traittoit l’engagement avec negligence, & ses assiduitez n’étoient pas trop fatigantes pour une femme ; en huit jours une petite conversation, c’en étoit assez pour lui, sans qu’il se mît en peine d’être aimé, excepté de sa femme, dont il auroit acheté la tendresse pour toute chose au monde. Mais ayant été malheureux de ce côté-là, il avoit la prudence de n’en parler jamais qu’à ses amis, encore falloit-il qu’il y fût indispensablement obligé.
C’étoit l’homme du monde qui se faisoit le plus servir ; il falloit l’habiller comme un grand Seigneur, & il n’auroit pas arrangé les plis de sa cravate. Il avoit un valet, dont je n’ai pû savoir ni le nom, ni la famille, ni le pays ; mais je sai que c’étoit un domestique assez épais, & qu’il avoit soin d’habiller Moliere. Un matin qu’il le chaussoit à Chambord, il mit un de ses bas à l’envers. Un tel, dit gravement Moliere, ce bas est à l’envers. Aussi-tôt ce Valet le prend par le haut ; & en dépouillant la jambe de son Maître, met ce bas à l’endroit. Mais comptant ce changement pour rien, il enfonce son bras dedans, le retourne pour chercher l’endroit ; & l’envers revenu dessus, il rechausse Moliere. Un tel, lui dit-il encore froidement, ce bas est à l’envers. Le stupide domestique, qui le vit avec surprise, reprend le bas, & fait le même exercice que la premiere fois ; & s’imaginant avoir reparé son peu d’intelligence, & avoir donné seurement à ce bas le sens où il devoit être, il chausse son Maître avec confiance : mais ce maudit envers se trouvant toûjours dessus, la patience échappa à Moliere. Oh, parbleu ! c’en est trop, dit-il, en lui donnant un coup de pied qui le fit tomber à la renverse : Ce maraud-là me chaussera éternellement à l’envers ; ce ne sera jamais qu’un sot, quelque métier qu’il fasse. Vous êtes Philosophe ! vous êtes plutôt le Diable, lui répondit ce pauvre garçon, qui fut {p. 90}plus de vingt-quatre heures à comprendre comment ce malheureux bas se trouvoit toûjours à l’envers.
On dit que le Pourceaugnac fut fait à l’occasion d’un Gentilhomme Limousin, qui un jour despectacle, & dans une querelle qu’il eut sur le Theâtre avec les Comediens, étalla une partie du ridicule dont il étoit chargé. Il ne le porta pas loin ; Moliere, pour se venger de ce Campagnard, le mit en son jour sur le Theâtre ; & en fit un divertissement au goût du Peuple, qui se réjouït fort à cette Piece, laquelle fut joüée à Chambord au mois de Septembre de l’année 1669. & à Paris un mois après.
Le Roi s’étant proposé de donner un divertissement à sa Cour au mois de Février de l’année 1670. Moliere eut ordre d’y travailler : Il fit les Amans Magnifiques, qui firent beaucoup de plaisir au Courtisan, qui est toujours touché par ces sortes de spectacles.
Moliere travailloit toujours d’après la nature, pour travailler plus seurement. M. Rohaut, quoique son ami, fut son modelle pour le Philosophe du Bourgeois Gentilhomme ; & afin d’en rendre la representation plus heureuse, Moliere fit dessein d’emprunter un vieux chapeau de M. Rohaut, pour le donner à du Croisy, qui devoit representer ce personnage dans la Piece. Il envoya Baron chez M. Rohaut, pour le prier de lui prêter ce chapeau, qui étoit d’une si singuliere figure, qu’il n’avoit pas son pareil. Mais Moliere fut refusé ; parce que Baron n’eut pas la prudence de cacher au Philosophe l’usage qu’on vouloit faire de son chapeau. Cette attention de Moliere dans une bagatelle fait connoître celle qu’il avoit à rendre ses representations heureuses. Il savoit que quelque recherche qu’il put faire, il ne trouveroit point un chapeau aussi philosophe que celui de son ami, qui auroit cru être deshonoré, si sa coëffure avoit paru sur la Scene.
*Cette réfléxion qui est de Mr. de Crimarest {p. 91}aussi bien que ce detail, ne justifie point Moliere, d’avoir fait tout son possible pour réjouir le parterre aux depends de son ami. On ne pouvoit que le louër d’avoir tourné en ridicule une certaine espece de gens qui sous le nom de Philosophie debitoient des puerilitez très-sotes, & très-inutiles ; mais il n’étoit pas excusable de jetter ce ridicule sur un ami, & qui pis est, sur un ami qui n’étoit rien moins que Philosophe de cette espece. Les Conferences que Rohaut tenoit chez lui & son Traité de Physique ont contribué à ramener le gout Philosophique, & à proscrire le Galimatias scholastique, si funeste à cette Science. Il auroit eu tort de prêter son chapeau pour se faire ensuite montrer au doit dans les ruës & il y avoit plus que de l’indiscretion à Moliere de le lui demander.
*Cette inquietude de Moliere sur tout ce qui pouvoit contribuer au succès de ses Pieces, causa de la mortification à sa femme à la premiere representation du Tartuffe. Comme cette Piece promettoit beaucoup, elle voulut y briller par l’ajustement ; elle se fit faire un habit magnifique, sans en rien dire à son mari, & du temps à l’avance elle étoit occupée du plaisir de le mettre. Moliere alla dans sa loge une demi-heure avant qu’on commençât la Piece. Comment donc, Mademoiselle, dit-il en la voyant si parée, que voulez-vous dire avec ces ajustement ? ne savez-vous pas que vous êtes incommodée dans la Piece ? Et vous voilà éveillée & ornée comme fi vous alliez à une fête ! deshabillez-vous vîte, & prenez un habit convenable à la situation où vous devez être. Peu s’en fallut que la Moliere ne voulut pas joüer, tant elle étoit desolée de ne pouvoir faire parade d’un habit, qui lui tenoit plus au cœur que la Piece.
Le Bourgeois Gentilhomme fut joüé pour la premiere fois à Chambord au mois d’Octobre 1670. Jamais piece n’a été plus malheureusement reçuë que celle-là, & aucune de celles de Moliere ne lui a donné tant de déplaisir. Le Roi ne lui en dit {p. 92}pas un mot à son souper : & tous les Courtisans la mettoient en morceaux. Moliere nous prend assurément pour des Gruës, de croire nous divertir avec de telles pauvretez, disoit M. le Duc de ***. Qu’est-ce qu’il veut dire avec son balaba, balachou ? ajoûtoit M. le Duc de ***, le pauvre homme extravague : il est épuisé ; si quelque autre Auteur ne prend le Theâtre, il va tomber : Cet homme-là donne dans la Farce Italienne. Il se passa cinq jours avant que l’on representât cette piece pour la seconde fois ; & pendant ces cinq jours, Moliere tout mortifié se tint caché dans sa chambre : Il apprehendoit le mauvais compliment du Courtisan prévenu : Il envoyoit seulement Baron à la découverte, qui lui rapportoit toujours de mauvaises nouvelles. Toute la Cour étoit revoltée.
*Il faut excepter de ces Courtisans Mr. Colbert. C’étoit à lui qu’il auroit falu se prendre des balachou, balaba & de la ceremonie Turque. Un homme de cette Nation étoit venu à la Cour avec une commission : le Roi qui aimoit alors à briller en toute occasion, lui donna audience avec un habit superbe & chargé de pierreries. Cet Envoié sortant des appartemens témoigna de l’admiration pour la bonne mine, & l’air majestueux de Sa Majesté, sans dire un seul mot de la richesse des pierreries. Quelque Courtisan voulant savoir ce qu’il en pensoit s’avisa de le mettre sur ce chapitre, & eut pour réponse qu’il n’y avoit rien-là de fort admirable pour un homme qui avoit vule Levant ; & que quand le grand Seigneur sortoit son Cheval étoit plus richement orné que l’habit qu’il venoit de voir. Mr. Colbert qui entendit cette réponse recommanda à Moliere celui qui l’avoit faite, & comme il travailloit alors au Bourgeois Gentilhomme, & qu’il savoit que l’Excellence Turque viendroit à la Comedie, il y fourra le spectacle ridicule qui sert de dénouement à sa Piéce. Je tiens ce fait d’une personne encore vivante qui étoit alors à la Cour. Quant à l’execution il est à remarquer que Lulli qui étoit aussi excellent Grimacier {p. 93}qu’excellent Musicien voulut chanter lui-même le Rôle du Moufti ; en quoi personne n’a été capable de l’égaler. Celui que l’on vouloit mortifier par cette extravagante Peinture des ceremonies de sa Nation, en fit une critique fort moderée : il trouva à redire, que l’on donnât la bastonade à Mr. Jourdain sur le dos puisqu’on la lui vouloit donner sans aucune raison. Il le faloit, dit-il, fraper sur les pieds soulevez par une corde entortillée autour d’un bâton que deux personnes tiendroient par les deux bouts. Moliere répondoit que par là, on auroit privé le Parterre des grimaces de Mr. Jourdain ; sans parler de l’indecence de la posture. Il ajoûtoit qu’il n’avoit pas pretendu representer au juste les ceremonies Turques, mais en imaginer une qui fut risible ; & il faut avouër qu’il a réussi.
*Cependant on joüa cette piece pour la seconde fois. Après la representation, le Roi, qui n’avoit point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Moliere : Je ne vous ai point parlé de vôtre piece à la premiere representation, parce que j’ai apprehendé d’être séduit par la maniere dont elle avoit été representée : Mais en verité, Moliere, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, & vôtre piece est excellente. Moliere reprit haleine au jugement de Sa Majesté ; & aussi-tôt il fut accablé de loüanges par les Courtisans, qui tous d’une voix repetoient tant bien que mal ce que le Roi venoit de dire à l’avantage de cette piece. Cet homme-là est inimitable, disoit le même M. le Duc de ***. Il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait, que les Anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. Quel malheur pour ces Messieurs, que Sa Majesté n’eût point dit son sentiment la premiere fois ! ils n’auroient pas été à la peine de se retracter, & de s’avoüer foibles connoisseurs en ouvrages. Je pourrois rappeller ici qu’ils avoient été auparavant surpris par le Sonnet du Misanthrope. A la premiere lecture ils en furent saisis, ils le trouverent admirable, {p. 94}ce ne furent qu’exclamations. Et peu s’en fallut qu’ils ne trouvassent fort mauvais que le Misanthrope fît voir que ce Sonnet étoit detestable.
En effet, y a-t-il rien de plus beau que le premier Acte du Bourgeois Gentilhomme ? il devoit du moins frapper ceux qui jugent avec équité par les connoissances les plus communes. Et Moliere avoit bien raison d’être mortifié de l’avoir travaillé avec tant de soin, pour être payé de sa peine par un mépris assommant. Et si j’ose me prévaloir d’une occasion si peu considerable par rapport au Roi, on ne peut trop admirer son heureux discernement, qui n’a jamais manqué la justesse dans les petites occasions, comme dans les grands évenemens.
Au mois de Novembre de la même année 1670. que l’on representa le Bourgeois Gentilhomme à Paris, le nombre prit le parti de cette piece. Chaque Bourgeois y croyoit trouver son voisin peint au naturel ; & il ne se lassoit point d’aller voir ce portrait. Le spectacle d’ailleurs, quoiqu’outré, & hors du vrai-semblable, mais parfaitement bien executé, attiroit les spectateurs ; & on laissoit gronder les Critiques, sans faire attention à ce qu’ils disoient contre cette piece.
Il y a des gens de ce temps-ci qui pretendent que Moliere ait pris l’idée du Bourgeois Gentilhomme dans la personne de Gandoüin Chapelier, qui avoit consommé cinquante mille écus avec une femme que Moliere connoissoit, & à qui ce Gandoüin donna une belle maison, qu’il avoit à Meudon. Quand cet homme fut abîmé, dit-on, il voulut plaider pour rentrer en possession de son bien. Son neveu, qui étoit Procureur, & de meilleur sens que lui, n’ayant pas voulu entrer dans son sentiment ; cet oncle furieux lui donna un coup de couteau, dont pourtant il ne mourut pas. Mais on fit enfermer ce fou à Charanton, d’où il se sauva par dessus les murs. Bien loin que ce Bourgeois ait servi d’original à Moliere pour sa piece, il ne l’a connu, ni devant, ni après l’avoir {p. 95}faite ; & il est indifferent à mon sujet que l’avanture de ce Chapelier soit arrivée ou non après la mort de Moliere.
Les Fourberies de Scapin parurent pour la premiere fois le 24. de Mai 1671.* Cette piéce est à proprement parler une farce, où Moliere s’est livré à son penchant. Car enfin on a beau l’excuser sur le besoin qu’il avoit de menager le petit peuple de Paris qui lui apportoit son argent, il avoit commencé par les Farces Italiennes & avoit conservé une pente naturelle pour ce genre de Comedie, s’il est permis de donner ce nom à des spectacles où l’on se dispense des régles de la vraisemblance & de la raison. Dans la Comedie de Scapin les caracteres sont poussez bien au delà du naturel, & Mr. Despreaux, qui d’ailleurs étoit grand Admirateur de Moliere, n’a pu s’empêcher de lui reprocher, à l’occasion de cette piéce, qu’il avoit allié Terence à Tabarin.
Dans le Sac ridicule où Scapin s’Envelope,Je ne reconnois plus l’Auteur du Misanthrope.
On a reproché au Satyrique à son tour d’avoir dit mal à propos que Scapin s’envelope dans un Sac, au lieu que c’est le vieillard Géronte que Scapin engage à entrer dans le Sac. On peut voir dans les Notes de Mr. Brossete ce que Mr. Despreaux répondoit à cette censure. Il est encore plus aisé de le justifier de l’accusation d’avoir encensé Moliere pendant sa vie & de l’avoir satyrisé après sa mort. Ceux qui lui ont imputé cette lâcheté ont marqué plus de malignité que de jugement, ils devoient considerer que dans l’Epitre à Moliere Mr. Despreaux étoit autorisé à lui donner les loüanges dont il le croioit digne & qu’il meritoit en effet. Mais dans l’Art Poëtique où il étoit question de proposer des Modelles, & de marquer en même temps jusqu’à quel point ils étoient modelles, il étoit indispensablement obligé d’avertir ses Lecteurs que tous les Ouvrages de Moliere n’étoient pas également {p. 96}dignes de lui. Il louë le Misanthrope comme un chef-d’œuvre, mais méprise les Fourberies de Scapin, comme une Farce d’autant moins estimable que son Auteur avoit fait voir par de très-bons Ouvrages qu’il étoit capable de faire mieux.
La Comtesse d’Escarbagnas, est encore un de ces enfans qui ne font point d’honneur à leur Pere. Cette Comedie parut à la Cour au mois de Fevrier de l’année suivante & à Paris, le 8. de Juillet. Moliere y tombe jusques dans l’ordure dans la Scene VII. lorsqu’il fait scander au pedant Bobinet le premier vers de Despautere,
Omne vi--ro so--li quod convenit esto vi-rile.
Cependant ces deux Comedies ont des Scenes, & des Dialogues où Moliere se fait reconnoître facilement ; & il seroit à souhaiter que ceux qui ont donné après lui des Farces encore plus mal digerées que celles-là, nous en eussent dedomagez comme il a fait. Je compare les beautez placées dans ces Piéces de Moliere, à du velours dont on se seroit servi pour faire des siquenilles. On m’a assuré que le caractere de Bobinet est un trait de vengeance contre un bon Ecclesiastique nommé Gobinet célébre par des écrits de pieté, qui se déchaînoit contre la Comedie & les Spectacles. Quel qu’ait été le Jugement des Connoisseurs sur ces deux dernieres pieces* le peuple, pour qui Moliere avoit eu intention de les faire, les vit en foule, & avec plaisir.
Si le Roi n’avoit eu autant de bonté pour Moliere à l’égard de ses Femmes Savantes, que Sa Majesté en avoit eu auparavant au sujet du Bourgeois Gentilhomme, cette premiere piece seroit peut-être tombée. Ce divertissement, disoit on, étoit sec, peu interessant, & ne convenoit qu’à des gens de Lecture. Que m’importe, s’écrioit M. le Marquis... de voir le ridicule d’un Pedant ? Est-ce un caractere à m’occuper ? Que Moliere en prenne à la Cour, s’il veut me faire {p. 97}plaisir. Où a-t-il été déterrer, ajoûtoit M. le Comte de... ces sottes Femmes, sur lesquelles il a travaillé aussi serieusement que sur un bon sujet ? Il n’y a pas le mot pour rire à tout cela pour l’homme de Cour, & pour le peuple. Le Roi n’avoit point parlé à la premiere representation de cette piece. Mais à la seconde qui se donna à Saint Cloud, Sa Majesté dit à Moliere, que la premiere fois elle avoit dans l’esprit autre chose, qui l’avoit empêché d’observer sa piece ; mais qu’elle étoit très-bonne, & qu’elle lui avoit fait beaucoup de plaisir. Moliere n’en demandoit pas davantage, assuré que ce qui plaisoit au Roi étoit bien reçû des connoisseurs, & assujettissoit les autres. Ainsi il donna sa piece à Paris avec confiance l’onze de Mai 1672.
*Personne n’ignore que Moliere en peignant Vadius & Trissotin, avoit en vuë Menage & l’Abbé Cotin. Il réüssit mieux à l’égard de ce dernier qu’à l’égard de Rohaut, car aiant envie que le Public ne le méconnût pas, il trouva le moyen d’avoir un de ses habits qu’il ne portoit plus & le donna à l’Acteur qui le devoit representer. Ce qu’il dit à Vadius,
Nous avons vû de vous des Eglogues d’un stile,Qui passe en doux attraits Theocrite & Virgile ;
refléchit sur la complaisance que Menage ; avoit pour quelques Eglogues de sa façon & sur-tout pour celle qui est intitulée Christine. Il en paroissoit si content lui-même qu’en plusieurs endroits de ses Oeuvres il repete fort souvent ces mots, j’ai dit dans mon Eglogue, intitulée Christine, & cite ainsi ce Poëme comme l’un de ses favoris. Si nous en croions les Menagiana, il fut assez debonnaire pour ne se pas vouloir reconnoître dans un portrait si bien marqué.
†Moliere étoit vif quand on l’attaquoit. Benserade l’avoit fait ; mais je n’ai pû savoir à quelle {p. 98}occasion. Celui-là resolut de se venger de celui-ci, quoiqu’il fût le bel Esprit d’un grand Seigneur, & honoré de sa protection. Moliere s’avisa donc de faire des vers du goût de ceux de Benserade, à la loüange du Roi, qui representoit Neptune dans une fête. Il ne s’en declara point l’Auteur ; mais il eut la prudence de le dire à Sa Majesté. Toute la Cour trouva ces vers très-beaux, & tout d’une voix les donna à Benserade, qui ne fit point de façon d’en recevoir les complimens, sans neanmoins se livrer trop imprudemment. Le grand Seigneur, qui le protegeoit, étoit ravi de le voir triompher ; & il en tiroit vanité, comme s’il avoit lui-même été l’Auteur de ces vers. Mais quand Moliere eut bien préparé sa vengeance, il declara publiquement qu’il les avoit faits. Benserade fut honteux ; & son Protecteur se fâcha, & menaça même Moliere, d’avoir fait cette piece à une personne qu’il honoroit de son estime & de sa protection. Mais le grand Seigneur avoit les sentimens trop élevez, pour que Moliere dût craindre les suites de son premier mouvement.
*Celui qui a composé la Vie de Benserade que l’on voit à la tête de ses Poësies, raconte cette querelle avec des circonstances un peu differentes. Voici ses propres termes, « il eut une affaire avec Moliere qui entendoit assez l’art de se vanger de ceux qui l’offensoient. Celui-ci avoit composé une piece dans laquelle on chantoit ces Vers.
Et tracez sur les herbettes,L’image de nos chansons.
« Sur quoi Bensserade dit tout haut qu’il faloit dire :
Et tracez sur les herbettes,L’image de vos chaussons.
« Moliere avoit fait seul ce ballet & même les {p. 99}vers pour les personnages & Bensserade de chagrin, avoit fait la plaisanterie que je viens de citer. Moliere pour s’en vanger d’une maniere nouvelle, fit des vers pour le Roi representant Neptune & le Soleil d’un style fort ressemblant à celui de Bensserade, un peu outré à la verité par les jeux de mots & ces vers furent vus de toute la Cour & la rejouïrent. »
Pour bien comprendre cette querelle il faut remarquer que Bensserade s’étoit fait un merite unique à la Cour, à savoir faire des vers pour les balets, où par des raports menagez, il faisoit dire à la personne qui parloit des choses qui lui convenoient également comme à ce qu’elle representoit. La querelle entre ces deux Poëtes vint de ce que Moliere s’étoit ingeré de faire les vers pour le balet des Amans magnifiques. Les vers critiques sont dans la V. Scene du III. Intermede, & sont suivis d’un Dialogue traduit de l’Ode d’Horace,
Donec gratus eram tibi.
Les vers qu’il fit à l’imitation de Bensserade sont dans le premier Intermede & dans le VI. On voit par la Vie de Bensserade, qu’ils furent faits pour une representation differente de la premiere & ajoûtez après coup.
*Bien des gens s’imaginent que Moliere a eu un commerce particulier avec M. R... Je n’ai point trouvé que cela fût vrai, dans la recherche que j’en ai faite. Au contraire, l’âge, le travail, & le caractere de ces Messieurs étoient si differens, que je ne crois pas qu’ils dussent se chercher ; & je ne pense pas même que Moliere estimât R.... J’en juge par ce qui leur arriva à l’occasion de B... R... ayant fait cette piece, la promit à Moliere pour la faire joüer sur son Theâtre ; il la laissa même annoncer. Cependant il jugea à propos de la donner aux Comediens de l’Hôtel de Bourgogne ; ce qui indigna Moliere & Baron contre {p. 100}lui. M. de P... ayant dit à celui-ci à Fontainebleau, qu’il étoit fâché que sa Troupe n’eût pas B... parce que cette piece lui auroit fait honneur ; Baron lui répondit qu’il en étoit fort aise, pour n’avoir point affaire à un mal-honnête homme. M. de P... lui repliqua qu’il étoit bien hardi de lui parler mal de son ami. Baron animé ne fit pas de façon de soûtenir sa these, qui dégenera en invectives ; & ils en étoient presque aux mains derriere le Theâtre, quand Moliere arriva ; & qui après les avoir separez, & s’être fait rendre compte du sujet de la querelle, dit à Baron qu’il avoit grand tort de dire du mal de R... à M. de P... qu’il savoit bien que c’étoit son ami, & que c’étoit pour un jeune homme trop s’écarter de la politesse. Qu’à la verité, lui Moliere répandoit par tout la mauvaise foi de R... & qu’il faisoit voir son indigne caractere à tout le monde, mais qu’il se donnoit bien de garde d’en venir dire du mal à M. de P.. qui, quoique très-mal satisfait de la remontrance de Moliere à Baron, prit le parti de ne rien répondre, & de se retirer.
Il vivoit en vrai Philosophe ; & toûjours occupé de plaire à son Prince par ses ouvrages, & de s’assurer une reputation d’honnête homme, il se mettoit peu en peine des humeurs de sa femme, qu’il laissoit vivre à sa fantaisie, quoiqu’il conservât toûjours pour elle une veritable tendresse. Cependant ses amis essayerent de les racommoder, ou, pour mieux dire, de les faire vivre avec plus de concert. Ils y réussirent, & Moliere, pour rendre leur union plus parfaite, quitta l’usage du lait, qu’il n’avoit point discontinué jusqu’alors ; & il se mit à la viande. Ce changement d’alimens redoubla sa toux & sa fluxion sur la poitrine. Cependant il ne laissa pas d’achever le Malade Imaginaire, qu’il avoit commencé depuis du temps ; car, comme je l’ai déja dit, il ne travailloit pas vîte, mais il n’étoit pas fâché qu’on le crût expeditif. Lorsque le Roi {p. 101}lui demanda un divertissement, & qu’il donna Psyché au mois de Janvier l’an 1672.*il dit dans un court avertissement que ce qui étoit de lui dans cette piece fut fait en suite des ordres du Roi, cependant M. Grimarest dit savoir, qu’il étoit travaillé un an & demi auparavant ; & ne pouvant pas se resoudre d’achever la piece en aussi peu de temps qu’il en avoit, il eut recours à M. de Corneille : il faut y ajoûter M. Quinaut. Moliere n’en versifia que le Prologue, le premier Acte, la premiere Scene du second & la premiere du troisieme. M. Corneille l’aîné fit tous les autres vers qui se recitent, & Moliere avertit lui-même que ce grand homme n’avoit emploié qu’une quinzaine de jours à ce travail. Mr. Quinaut se chargea de tout ce qui devoit être chanté à la reserve de la plainte Italienne dont on m’a dit que les paroles furent fournies par Lulli. Quinaut aiant ensuite jugé à propos de faire une Tragedie en Musique sur le même sujet, reprit tout ce qu’il avoit prêté à Moliere ; de là vient que les airs qui se chantent dans la Tragedie-ballet, se retrouvent dans l’opera de Psyché. Celle de Moliere eut à Paris au mois de Juillet 1672. tout le succès qu’elle meritoit.† Il n’y a pourtant pas lieu de s’étonner du temps que Moliere mettoit à ses ouvrages ; il conduisoit sa Troupe, il se chargeoit toûjours des plus grands rôles, les visites de ses amis & des grands Seigneurs étoient frequentes, tout cela l’occupoit suffisamment, pour n’avoir pas beaucoup de temps à donner à son cabinet. D’ailleurs sa santé étoit très-foible, il étoit obligé de se menager.
Dix mois aprés son racommodement avec sa femme, il donna le dixiéme de Fevrier de l’année 1673. le Malade Imaginaire, dont on pretend qu’il étoit l’original. Cette Piece eut l’applaudissement ordinaire que l’on donnoit à ses ouvrages, malgré les critiques qui s’éleverent. C’étoit le sort de ses meilleures Pieces d’en avoir, & de n’être goutées qu’aprés la reflexion. Et l’on a remarqué qu’il n’y a gueres eu que les Precieuses. {p. 102}Ridicules & l’Amphitryon, qui ayent pris tout d’un coup.
*Dans cette piece qui est la derniere, qu’il ait faite il jouoit la Faculté de Medecine en corps, après avoir joué les Medecins en particulier dans plusieurs autres où il savoit les placer. Ce qui a fait dire que les Medecins étoient pour Moliere ce que le vieux Poëte étoit pour Terence. On a deja dit qu’il avoit contracté peu à peu une toux qui l’incommodoit fort & qui ayant été long-tems negligée étoit enfin devenue une maladie incurable. Il s’étoit joué lui-même sur cette incommodité, dans la cinquieme Scene du second Acte de l’Avare lors qu’Harpagon dit à Frosine : Je n’ai pas de grandes incommoditez, Dieu merci, il n’y a que ma fluxion qui me prend de temps en temps : à quoi Frosine répond : vôtre fluxion ne vous sied pas mal & vous avez grace à tousser. Ce fut cependant cette toux qui lui abbregea la vie parce qu’il la negligea trop, car d’ailleurs il étoit d’une assez bonne constitution.
†Les Auteurs ne s’accordent pas entre eux sur le nombre des representations du Malade imaginaire, qui precederent la mort de Moliere. Le peuple croit qu’il mourut à la premiere & même qu’on l’emporta mort du Théatre, ce qui est entierement faux. Marcel dit que ce fut à la quatrieme representation. Voici comme il raconte cette mort.
Le 17. de Fevrier 1673. jour de la quatriéme representation du Malade Imaginaire, il fut si fort travaillé de sa fluxion qu’il eut de la peine à jouer son Rôle. Il ne l’acheva qu’en souffrant beaucoup & le public connut aisément qu’il n’étoit rien moins que ce qu’il avoit voulu jouer : en effet la Comedie étant finie il se retira promptement chez lui & à peine eut-il le temps de se mettre au lit que la toux continuelle dont il étoit tourmenté redoubla sa violence. Les efforts qu’il {p. 103}fit furent si grands qu’une veine se rompit dans ses poumons : un moment après il perdit la parole & fut suffoqué en demie heure par l’abondance du sang qu’il perdit par la bouche.
Ce recit d’un homme contemporain & de la même profession que Moliere n’a rien que de vraisemblable. Cependant comme M. Grimarest est entré dans un détail dont il y a bien de l’apparence que M. Baron lui avoit fourni les memoires, je dois ajouter ici ce qu’il en dit, sans dissimuler les railleries que lui ont attirées de la part du censeur de son livre le Fromage de Parmesan de Moliere, & les Bouillons de sa Femme, & autres Badineries qu’il pouvoit retrancher d’un recit aussi serieux que celui des dernieres heures d’un homme dont il écrivoit la vie.
*Le jour que l’on devoit donner la troisiéme representation du Malade Imaginaire, Moliere se trouva tourmenté de sa fluxion beaucoup plus qu’à l’ordinaire : ce qui l’engagea de faire appeller sa femme, à qui il dit, en presence de Baron : Tant que ma vie a été mêlée également de douleur & de plaisir, je me suis cru heureux, mais aujourd’hui que je suis accablé de peines, sans pouvoir compter sur aucuns momens de satisfaction & de douceur, je voi bien qu’il me faut quitter la partie ; je ne puis plus tenir contre les douleurs & les deplaisirs, qui ne me donnent pas un instant de relâche. Mais, ajoûta-t-il, en reflechissant, qu’un homme souffre avant que de mourir ! cependant je sens bien que je finis. La Moliere & Baron furent vivement touchez du discours de M. de Moliere, auquel ils ne s’attendoient pas, quelque incommodé qu’il fût. Ils le conjurerent, les larmes aux yeux, de ne point joüer ce jour-là, & de prendre du repos, pour se remettre. Comment voulez vous que je fasse ? dit-il ; il y a cinquante pauvres Ouvriers, qui n’ont que leur journée pour vivre ; que feront-ils, si l’on ne joüe {p. 104}pas ? Je me reprocherois d’avoir negligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. Mais il envoya chercher les Comediens, à qui il dit que se sentant plus incommodé que de coûtume, il ne jouëroit point ce jour-là, s’ils n’étoient prêts à quatre heures precises pour joüer la Comedie. Sans cela, leur dit-il, je ne puis m’y trouver, & vous pourrez rendre l’argent. Les Comediens tinrent les lustres allumez & la toile levée, précisement à quatre heures. Moliere representa avec beaucoup de difficulté ; & la moitié des Spectateurs s’apperçûrent qu’en prononçant Juro, dans la ceremonie du Malade Imaginaire, il lui prit une convulsion. Ayant remarqué lui même que l’on s’en étoit apperçû, il se fit un effort, & cacha par un ris forcé, ce qui venoit de lui arriver.
Quand la Piece fut finie il prit sa robe de chambre, & fut dans la loge de Baron, & il lui demanda ce que l’on disoit de sa Piece. M. Baron lui répondit que ses Ouvrages avoient toûjours une heureuse réussite à les examiner de près, & que plus on les representoit, plus on les goûtoit. Mais, ajoûta-t-il, vous me paroissez plus mal que tantôt. Cela est vrai, lui répondit Moliere, j’ai un froid qui me tuë. Baron après lui avoir touché les mains, qu’il trouva glacées, les lui mit dans son manchon, pour les rechauffer ; il envoya chercher ses Porteurs pour le porter promtement chez lui, & il ne quitta point sa chaise, de peur qu’il ne lui arrivât quelque accident depuis le Palais Royal jusqu’à la ruë de Richelieu, où il logeoit. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon, dont la Moliere avoit toûjours provision pour elle ; car on ne pouvoit avoir plus de soin de sa personne qu’elle en avoit. Eh ! non, dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraye eau forte pour moi ; vous savez tous les ingrediens qu’elle y fait mettre : donnez-moi plûtôt un petit morceau de Fromage de Parmesan. La Forest lui en apporta ; il en {p. 105}mangea avec un peu de pain ; & il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un moment qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avoit promis pour dormir. Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je l’éprouve volontiers ; mais les remedes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. Un instant après il lui prit une toux extrêmement forte, & après avoir craché il demanda de la lumiere, voici, dit-il, du changement. Baron ayant vû le sang qu’il venoit de rendre, s’écria avec frayeur. Ne vous épouvantez point, lui dit Moliere, vous m’en avez vû rendre bien davantage. Cependant, ajoûta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. Il resta assisté de deux Sœurs Religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le Carême, & ausquelles il donnoit l’hospitalité. Elles lui donnerent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l’on pouvoit attendre de leur charité, & il leur fit paroître tous les sentimens d’un bon Chrétien, & toute la resignation qu’il devoit à la volonté du Seigneur. Enfin il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes Sœurs, le sang qui sortoit par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi quand sa femme & Baron remonterent ils le trouverent mort. J’ai crû que je devois entrer dans le détail de la mort de Moliere, pour desabuser le Public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion. Il mourut le Vendredi 17. du mois de Fevrier de l’année 1673. âgé de cinquante-trois ans, regreté de tous les Gens de Lettres, des Courtisans, & du Peuple. Il n’a laissé qu’une fille : Mademoiselle Pocquelin fait connoître par l’arrangement de sa conduite, & par la solidité & l’agrement de sa conversation, qu’elle a moins herité des biens de son pere, que de ses bonnes qualitez.
Aussi tôt que Moliere fut mort, Baron fut à Saint Germain en informer le Roi ; Sa Majesté {p. 106}en fut touchée, & daigna le témoigner. C’étoit un homme de probité, & qui avoit des sentimens peu communs parmi les personnes de sa naissance ; on doit l’avoir remarqué par les traits de sa vie que j’ai rapportez : & ses Ouvrages font juger de son esprit beaucoup mieux que mes expressions. Il avoit un attachement inviolable pour la personne du Roi ; il étoit toûjours occupé de plaire à Sa Majesté, sans cependant negliger l’estime du Public, à laquelle il étoit fort sensible. Il étoit ferme dans son amitié, & il savoit la placer. Mr. le Maréchal de Vivone étoit celui des grands Seigneurs qui l’honoroit le plus de la sienne. Chapelle fut saisi de douleur à la mort de son ami, il crut avoir perdu toute consolation, tout secours ; & il donna des marques d’une affliction si vive, que l’on doutoit qu’il lui survêcût long-temps.
*Les Comediens se disposoient à lui faire un convoy magnifique, mais Mr. de Harlay Archevêque ne voulut pas permettre qu’on l’inhumât. La femme de Moliere alla sur le champ à Versailles se jetter aux pieds du Roi, pour se plaindre de l’injure que l’on faisoit à la Memoire de son Mari, en lui refusant la sepulture. Mais le Roi la renvoia en lui disant que cette affaire dépendoit du Ministere de l’Archevêque, & que c’étoit à lui qu’il se falloit adresser : Cependant Sa Majesté fit dire au Prélat qu’il fit en sorte d’éviter l’éclat & le scandale. Mr. l’Archevêque révoqua donc sa defense, à condition que l’enterrement seroit fait sans pompe & sans bruit. Il fut fait par deux Prêtres qui accompagnerent le corps sans chanter & on l’enterra dans le cimetiere, qui est derriere la Chapelle de Saint Joseph dans la rue Montmartre. Tous ses amis y assisterent ayant chacun un flambeau à la main. La Moliere s’écrioit par tout : Quoi ! l’on refusera la sepulture à un homme qui a merité des autels. C’est ainsi que Mr. Brossette {p. 107}explique ces deux vers de M. Despreaux dans sa VII. Epitre.
Avant qu’un peu de terre, obtenu par priére,Pour jamais sous la tombe eût enfermé Moliere.
Ce detail essentiel à la vie de Moliere, est omis par M. Grimarest dont je reprends la narration, après avoir averti que ce ne fut point après des informations qu’on leva les difficultez ; quelles informations y avoit il à faire ? Le Clergé de Paris regarde les Comediens comme excommuniez & ne les admet point au viatique qu’ils n’abjurent leur profession. Il s’agissoit de la profession du defunt & non point de ses mœurs, dont il n’étoit pas question.
Le jour qu’on le porta en terre il s’amassa une foule incroyable de Peuple devant sa porte. La Moliere en fut épouvantée ; elle ne pouvoit penetrer l’intention de cette Populace : On lui conseilla de répandre une centaine de pistoles par les fenêtres. Elle ne hesita point ; elle les jetta à ce Peuple amassé ; en le priant avec des termes si touchans de donner des prieres à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur.
Le Convoi se fit tranquillement à la clarté de près de cent flambeaux, le Mardi vingt-un de Fevrier. Comme il passoit dans la ruë Montmartre on demanda à une femme, qui étoit celui que l’on portoit en terre ? Et c’est ce Moliere, répondit-elle. Une autre femme, qui étoit à sa fenêtre & qui l’entendit, s’écria : Comment malheureuse ! il est bien Monsieur pour toi.
Mr. Grimarest marque exactement le jour que Moliere mourut. Marcel que Mr. Bayle a suivi dit aussi que ce fut le 17. de Fevrier. Je ne sais où l’Auteur de la Description de Paris (septieme Edition) a pris que ce fut le 13. mais la remarque {p. 108}qu’il ajoute* est curieuse, savoir que Brecourt & Rosimond, aussi Comediens renommez, sont morts des maladies qu’ils avoient gagnées dans la representation du même personage, mais moins subitement à la verité.
†Moliere ne fut pas mort, que les Epitaphes furent répanduës par tout Paris. Il n’y avoit pas un Poëte qui n’en eût fait ; mais il y en eut peu qui réussirent. Un Abbé crut bien faire sa cour à Monsieur le Prince de lui presenter celle qu’il avoit faite. J’aimerois bien mieux, dit ce Prince, que celui dont vous avez fait l’Epitaphe fût ici pour me presenter la vôtre.
*Monsieur Huet Sous-precepteur de Monseigneur le Dauphin, & ensuite Evêque d’Avranches, ne crut pas qu’il fût indigne de lui d’exercer sur ce sujet son talent pour la Poësie Latine. Il composa quatre vers qui commencent par ces mots.
Plaudebat, Moleri, &c.
C’est-à-dire,
La Cour qui t’honora d’un suffrage éclatant,Moliere, après ta mort pleure, gemit, soupire ;Si tu nous avois fait moins rire,Nous ne te pleurerions pas tant.
Menage qui ne manquoit gueres les sujets favorables pour exercer ses Muses Latines, Grecques, Françoises, & Italiennes composa cette Epitaphe à Moliere,
Delicia procerum, tota notissimus aulâ,Ille idem Scena Pieridumque decus :Et Gravis Æsopus & Doctus Roscius idemEt risum & lacrimas voce movere potens :{p. 109}Qui spectatores ipsos fecisse Cleanthas :Qui potuit Crassos dissoluisse graves :Cui Plautus salibus cessitque Terentius arte :Ille sub hoc situs est marmore Molerius.
Mezerai voulut montrer en cette occasion qu’il savoit faire des vers Latins. Il écrivit les Hendecasyllabes, qu’on lit à la page 483. du IV. Volume de cette Edition.
Hic facunde jaces, &c.
Marcel Comedien que j’ai quelquefois cité dans la Vie de Moliere composa le Madrigal, qui se trouve dans la même page aussi bien que l’Epitaphe Latine, & la traduction Françoise qu’on lit dans la page suivante.
La Fontaine ne voulant pas qu’un si grand Poëte que Moliere mourût sans une Epitaphe de sa façon, fit celle qui commence par ce vers,
Sous ce tombeau gisent Plaute & Terence.
On la trouve a la page 472. du IV. Volume de cette Edition.
Il n’y eut pas jusqu’au Pere Bouhours Jesuite, qui sans autre talent pour la Poësie, que l’envie de faire des vers, s’avantura d’en faire à la loüange de Moliere. Ils commencent ainsi,
Ornement du Theâtre, incomparable Acteur, &c.
Moliere n’a jamais été plus loué qu’après que le public a senti la perte qu’il avoit faite, & qu’il ne s’est trouvé personne pour le remplacer : c’est ce que Mr. Despreaux a parfaitement exprimé par ces vers de son Epitre VII.
{p. 110}Avant qu’un peu de terre, obtenu par priere,Pour jamais sous la tombe eût enfermé Moliere,Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantez,Furent des sots esprits à nos yeux rebutez.L’Ignorance & l’Erreur à ses naissantes Piéces,En habits de Marquis, en robes de Comtesses,Venoient pour diffamer son Chef-d’œuvre nouveau,Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.Le Commandeur vouloit la Scene plus exacte,Le Vicomte indigné sortoit au second acte,L’un defenseur zélé des bigots mis en jeu,Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu.L’autre fougueux Marquis, lui déclarant la guerre,Vouloit vanger la Cour immolée au Parterre.Mais si-tôt que d’un trait de ses fatales mains,La Parque l’eût raié du nombre des humains,On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.L’aimable Comedie avec lui terrassée,En vain d’un coup si rude espera revenir,Et sur ses Brodequins ne put plus se tenir.
En effet jamais homme n’eût plus de mauvais censeurs à mépriser que n’en eut Moliere. Ils revenoient toûjours à la charge, &, comme dit M. Grimarest, leur ignorance les tenoit toûjours dans le même genre de critique. Comme on ne peut pas contenter tout le monde, si un habile homme trouvoit quelque endroit qui lui deplût dans une Piece, cette troupe d’envieux saisissoit ce sentiment, se l’attribuoit, & faisoit ses efforts pour décrier l’Auteur ; mais il triomphoit toûjours. Moliere connoissoit les trois sortes de personnes qu’il avoit à divertir, le Courtisan, le Savant, & {p. 111}le Bourgeois. La Cour se plaisoit aux spectacles, aux beaux sentimens, de la Princesse d’Elide, des Amans Magnifiques, de Psyché ; & ne dedaignoit pas de rire à Scapin, au Mariage forcé, à la Comtesse d’Escarbagnas. Le Peuple ne cherchoit que la farce, & negligeoit ce qui étoit au dessus de sa portée. L’habile homme vouloit qu’un Auteur comme Moliere conduisît son sujet, & remplît noblement, en suivant la nature, le caractere qu’il avoit choisi à l’exemple de Terence. On le voit par le jugement que M. Despreaux fait de Moliere dans son Art Poëtique, Chant III. 389. & suiv.
Ne faites point parler vos Acteurs au hazard,Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.Etudiez la Cour & connoissez la Ville ;L’une & l’autre est toûjours en modeles fertile ;C’est par là que Moliere illustrant ses écrits,Peut-être de son art eût remporté le prix,Si moins ami du peuple en ses doctes peintures,Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,Quitté, pour le bouffon, l’agreable & le fin,Et sans honte à Terence allié Tabarin.Dans ce sac ridicule où Scapin s’envelope,Je ne reconnois plus l’Auteur du Misantrope, &c.
M. de la Bruyere en a jugé ainsi : « Il n’a, dit-il, manqué à Terence que d’être moins froid : Quelle pureté ? quelle exactitude ? quelle politesse ? quelle élegance ? quels caracteres ? Il n’a manqué à Moliere que d’éviter le jargon, & d’écrire purement : Quel feu ? quelle naïveté ? quelle source de la bonne plaisanterie ? quelle imitation des mœurs ? & quel fleau du ridicule ? {p. 112}Mais quel homme on auroit pû faire de ces deux Comiques ! »
Tous les Savans ont porté à peu près le même jugement sur les Ouvrages de Moliere ; mais il divertissoit tour à tour les trois sortes de personnes dont je viens de parler ; & comme ils voyoient ensemble ses Ouvrages, ils en jugeoient suivant qu’ils en devoient être affectez, sans qu’il s’en mît beaucoup en peine, pourvû que leurs jugemens répondissent au dessein qu’il pouvoit avoir, en donnant une piece, ou de plaire à la Cour, ou de s’enrichir par la foule, ou de s’acquerir l’estime des connoisseurs.
Il avoit laissé quelques fragmens de Pieces qu’il devoit achever : Il en avoit aussi quelques-unes entieres, qui n’ont jamais paru. Mais sa femme, peu curieuse des Ouvrages de son mari, les donna tous quelque temps après sa mort au Sieur de la Grange Comedien, qui connoissant tout le merite de ce travail, le conserva avec grand soin jusqu’à sa mort. La femme de celui-ci ne fut pas plus soigneuse de ses Ouvrages que la Moliere : Elle vendit toute la Bibliotheque de son mari, où apparemment se trouverent les manuscrits qui étoient restez après la mort de Moliere.
Cet Auteur avoit traduit presque tout Lucrece : & il auroit achevé ce travail, sans un malheur qui arriva à son ouvrage. Un de ses domestiques, à qui il avoit ordonné de mettre sa perruque sous le papier, prit un cahier de sa traduction pour faire des papillotes. Moliere n’étoit pas heureux en domestiques, les siens étoient sujets aux étourderies, ou celle-ci doit être encore imputée à celui qui le chaussoit à l’envers. Moliere, qui étoit facile à s’indigner, fut si piqué de la destinée de son cahier de traduction, que dans la colere il jetta sur le champ le reste au feu. A mesure qu’il y avoit travaillé il avoit lû son ouvrage à M. Rohaut, qui en avoit été très-satisfait, comme il l’a témoigné à plusieurs personnes. Pour donner plus de goût à sa traduction, Moliere avoit rendu en Prose toutes les matieres Philosophiques, {p. 113}& il avoit mis en Vers ces belles descriptions de Lucrece.
*Après la mort de Moliere, le Roi eut dessein de ne faire qu’une Troupe de celle qui venoit de perdre son illustre chef, & des Acteurs qui occupoient l’Hôtel de Bourgogne ; mais les divers interêts des familles des Comediens n’ayant pû s’accommoder, ils supplierent Sa Majesté d’avoir la bonté de laisser les Troupes separées comme elles étoient ; ce qui leur fut accordé, à la reserve de la Salle du Palais Royal, qui fut destinée pour la representation de l’Opéra. Ce changement obligea les camarades de Moliere à chercher un autre lieu ; & ils s’établirent avec la permission, & sur les ordres de Sa Majesté, ruë Mazarine, au bout de la ruë de Guenegaud, toûjours sous le même titre de la Troupe du Roi. Ce Theâtre est fermé depuis long-temps.
Les commencemens de cet établissement furent heureux, & les suites très avantageuses ; les Comediens de Moliere ayant suivi les maximes de leur Fondateur, & soutenu sa reputation d’une maniere satisfaisante pour le Public, enfin il plut au Roi d’y joindre tous les Acteurs & Actrices des autres Troupes de Comediens qui étoient dans Paris, pour n’en faire qu’une seule Compagnie. Ceux du Marais y avoient été incorporez en 1673. suivant les intentions de Sa Majesté ; & par Ordonnance de Monsieur de la Reynie Lieutenant General de la Police, donnée le 25. Juin de la même année, ce Theâtre fut supprimé pour toûjours.
Les Comediens de l’Hôtel de Bourgogne, qui depuis un grand nombre d’années portoient le titre de la seule Troupe Royale, furent réunis avec la Troupe du Roi le 25. Août 1680. Cela se fit suivant l’ordre de Sa Majesté, donné à Charleville {p. 114}le 18. du même mois, par Monsieur le Duc de Crequi, Gouverneur de Paris, Premier Gentil-homme de la Chambre en année ; & confirmé par une Lettre de Cachet, en datte du 21. Octobre.
Cette réunion des deux Troupes fut d’autant plus agréable à Sa Majesté, qu’elle avoit eu dessein de la faire, incontinent après la mort de Moliere. Cette seule Compagnie de Comediens du Roi entretenus par Sa Majesté est établie en son Hôtel, qu’elle a fait bâtir exprès au Fauxbourg saint Germain, ruë des Fossés, & represente tous les jours sans interruption, ce qui a été une nouveauté utile aux plaisirs de cette superbe Ville, dans laquelle, avant la jonction, il n’y avoit Comedie que trois fois chaque semaine, savoir, le Mardi, le Vendredi, & le Dimanche, ainsi qu’il s’étoit toûjours pratiqué.
Cette Troupe est si nombreuse, que fort souvent en même jour il y a Comedie à la Cour & à Paris, sans que la Cour ni la Ville s’aperçoivent de cette division.
*Voilà, ce que j’ai pu recueillir de plus essentiel sur la vie du fameux Moliere. Il a été pour le Comique, ce que Corneille a été pour le Tragique, mais Corneille a vu avant que de mourir un jeune Rival lui disputer la premiere place, & faire balancer entre eux le jugement du Parterre. Moliere n’a encore eu personne qu’on puisse lui comparer. On a reproché à Moliere qu’il donnoit des Farces pour des Comedies ; & ceux qui examinent si une piece, qui les fait rire, est dans toute la rigueur des regles, voudroient que tous ses Ouvrages fussent aussi justes, & aussi travaillez que le Misanthrope & le Tartufe. Mais ils ne font pas assez de réflexion sur la necessité où étoit l’Auteur de faire subsister une Troupe fort nombreuse. Il faloit menager un peuple qui apportoit l’argent necessaire pour l’entretien de tant de personnes, & qui fournissoit abondamment aux grands frais des representations. C’est à la faveur {p. 115}de ces sortes de compositions que le gros des Spectateurs avoit pris goût pour l’Auteur, & plus de gens vont à la Comedie pour rire qu’il n’y en va pour admirer. M. Bayle l’a fort bien justifié dans l’article, que l’on trouve dans le IV. Volume de cette Edition, page 464. il ne seroit pas facile de justifier Moliere du reproche que le même Critique lui fait d’avoir quelquefois negligé la pureté de la langue, dans les vers où il devoit être le plus exact ; mais c’est dans cette occasion, ou jamais, qu’on doit dire avec Horace,
Hic ubi plura nitent in carmine non ego paucisOffendar maculis, &c.
Et il seroit à souhaiter pour le public que les Auteurs Comiques qui travaillent aujourd’hui, lui donnassent des negligences compensées par de si grandes beautez. Moliere ne rimoit pas toûjours fort richement. On voit au commencement du Prologue d’Amphitryon arrêter rimer avec Jupiter, & dans la derniere Scene de la même Piece, on retrouve encore Jupiter qui rime avec douter. Il avoit encore le défaut sur-tout dans ses premiers Ouvrages de ne pouvoir quitter une pensée qu’il ne l’eût tournée en quatre ou cinq façons differentes, & enfin on lui a reproché que la plûpart de ses dénoûmens n’étoient pas heureux. Malgré ces defauts, c’est de tous nos Auteurs Comiques celui qui a mieux sçu menager le goût du Parterre, par la beauté du Dialogue, par un fonds inépuisable d’ingenieuse plaisanterie, & par des situations très-interessantes. Accablé des détails où l’engageoit la direction d’une Troupe dont il étoit l’ame, devoré par les chagrins domestiques au sujet de sa femme qui le desoloit, distrait par des infirmitez qui augmenterent jusqu’à sa mort ; il est étonnant qu’il ait {p. 116}pu en vingt ans fournir trente & une Comedies qui sont aujourd’hui la ressource des Comediens, lors qu’ils veulent rapeller le public rebuté par quelque Comedie des Auteurs modernes.