Jean-François Cailhava

1772

De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales]

2018
Jean-François Cailhava de L’Estandoux, De l’art de la comédie, ou Détail raisonné des diverses parties de la comédie et de ses différents genres, suivi d’un Traité de l’imitation où l’on compare à leurs originaux les Imitations de Moliere et celles des Modernes, t. III, Paris, Fr. Amb. Didot aîné, 1772. Source : Internet Archive. Errata intégré
Ont participé à cette édition électronique : Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Wordpro (Numérisation et encodage TEI).
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De l’Imitation en général. §

Il est si difficile de s’approprier les idées d’autrui, de les revêtir de couleurs propres à son sujet & à son pays, que je ne comprends pas pourquoi quelques Auteurs modernes, loin d’avouer qu’ils ont imité tel Romancier ou tel Auteur comique, s’en défendent au contraire comme d’un crime énorme, & regardent comme autant d’ennemis les personnes qui découvrent les sources où ils ont puisé. Cette sensibilité ne peut partir que d’un amour-propre mal entendu, ou d’une ignorance profonde, puisqu’avec la moindre teinture, avec la moindre connoissance des lettres, on n’ignore point que les Auteurs les plus illustres sont ceux qui ont imité davantage.

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Eschyle avoit puisé plusieurs de ses sujets dans l’Iliade & dans l’Odyssée : loin de le dissimuler, il s’en faisoit honneur, & disoit en plaisantant : Mes tragédies ne sont que des reliefs des festins d’Homere. Térence, Plaute ont puisé les sujets de leurs comédies dans le Théâtre grec, & l’ont avoué dans leurs prologues. La Fontaine n’a fait que mettre en vers françois Phedre, Esope, Boccace, la Reine de Navarre, & ne l’a pas dissimulé. Boileau est redevable de sa gloire à Horace, & n’en est pas moins estimé, quoique Regnard ait dit :

Ci gît Maître Boileau, qui vécut de médire,
Et qui mourut aussi par un trait de satyre :
Le coup dont il frappa lui fut enfin rendu.
Si, par malheur, un jour son livre étoit perdu,
A le chercher bien loin, Passant, ne t’embarrasse,
Tu le retrouveras tout entier dans Horace.

Le grand Corneille n’a-t-il pas imité le Cid de Guilain de Castro, & le Menteur de Lopès de Vega, Auteurs Espagnols1 ? On peut voir Cinna dans Séneque le Philosophe. Moliere, le divin Moliere lui-même, n’a pas quatre pieces qui ne soient imitées, en général ou en partie, d’un autre Auteur ; & je vais le prouver : loin de vouloir par-là diminuer le nombre de ses lauriers, je prétends leur donner un nouvel éclat, puisque Moliere a si bien embelli ses copies, qu’on les préfere aux {p. 3}originaux, qu’il est devenu lui-même un objet d’imitation pour ses successeurs, & que tous n’ont obtenu des suffrages qu’en se rapprochant de ce grand homme. Qu’il nous serve donc en tout de maître dans un art qui l’immortalise. Tâchons de lui ravir tous ses secrets. Mon dessein est de suivre, pour ainsi dire, sa main dans les différents larcins qu’il fait à Térence, à Plaute, à Lopès de Vega, à Calderon, aux Farceurs Italiens, aux Romanciers de tous les pays, même aux mauvais Auteurs ses contemporains. Nous le verrons séparer le bon d’avec le défectueux, le médiocre d’avec le détestable ; changer un défaut en beauté ; rendre cette même beauté plus sensible en la plaçant dans son véritable point de vue, & coudre à un même sujet des idées & des scenes qui paroissent tout-à-fait opposées. Nous observerons sur-tout beaucoup d’ordre dans notre marche, sans quoi nous le perdrions de vue ; ou du moins la finesse de ses opérations échapperoit à nos regards. Mettons-nous à portée de le prendre continuellement sur le fait, & de comparer les détails, les scenes, les sujets avec les originaux, à mesure qu’il s’en empare. Nous avons assez parlé des parties de la comédie & de ses différents genres, pour savoir apprécier les changements heureux ou malheureux que notre guide fera, & pour nous instruire en même-temps dans l’art de l’imitation, art si difficile, que lui seul l’a connu supérieurement : c’est ce que nous prouverons encore en plaçant quelquefois Moliere imité à côté de Moliere imitateur, & en mettant sous les yeux du public les imitations de tous nos Auteurs, depuis Moliere jusqu’à nous. Je l’ai cru nécessaire pour rendre mon ouvrage aussi instructif qu’il dépendra {p. 4}de moi. Ce seroit aussi un sûr moyen de le rendre piquant, si, en parlant de quelques pieces modernes, j’étendois un peu mes réflexions ; mais je ne me permettrai pas d’égayer ainsi le Lecteur. Je mettrai l’original auprès de la copie ; il jugera lui-même : il dira, celui-ci sait imiter ; il appliquera ces quatre vers aux autres :

Moi, je vois des Auteurs aussi froids que des marbres,
 Comme des nains difformes & courbés,
Qui, ne pouvant atteindre aux fruits qui sont aux arbres,
Vivent honteusement de ceux qui sont tombés2.

CHAPITRE PREMIER. §

L’Étourdioules Contre-temps, Comédie en vers & en cinq actes, comparée, pour le fond & les détails, avec l’Inavertito, le maître Étourdi, canevas italien ; l’Amant indiscret, comédie de Quinault ; l’Epidique de Plaute ; le Phormion de Térence, & le Tour subtil d’un Filou, Conte de d’Ouville.

C’est la premiere piece de Moliere : il la fit d’abord jouer à Lyon par la troupe qu’il avoit en société avec la Béjart ; il la donna ensuite à Paris sur le théâtre du petit Bourbon le 3 Décembre de l’année 1658. Elle est imitée presque en entier d’une piece Italienne en prose, composée par Nicolo Barbieri, imprimée en 1629, neuf ans après la naissance de Moliere. Elle est intitulée {p. 5}l’Inavertito, l’Etourdi : on la donne fort souvent à Paris, sous le titre du maître Etourdi3.

Extrait du maître Etourdi.

Gélio, fils de Pantalon, & promis à la fille du Docteur, est amoureux de Turqueta. L’amour qu’il a pour la belle esclave lui tourne si fort la cervelle, qu’il est devenu comme un homme hébêté. Il paroît chargé de rubans ; il porte un bas rouge, un autre verd : il ne sait plus ni ce qu’il fait, ni ce qu’il dit. Son valet Scapin promet de lui procurer un moment d’entretien avec sa belle, malgré Arlequin, marchand d’esclaves, qui la garde avec le plus grand soin. En effet, Turqueta sort un instant ; l’amant enchanté fait tant de bruit, qu’Arlequin l’entend & ordonne à son esclave de rentrer. Elle trouve le secret de glisser à son amant une clef du jardin. Sa joie & son imbécillité le décelent encore ; il fait voir la clef à Arlequin : celui-ci, alarmé, feint qu’on s’est moqué de lui, qu’on lui a remis la clef de la cave. Gélio donne dans la piege, fait un échange avec Arlequin qui garde les deux clefs.

Scapin propose à Arlequin de lui vendre Turqueta sur sa parole, ou de lui en faire présent. Arlequin, comme de raison, n’en veut rien faire. Scapin lui jure qu’il la lui enlevera publiquement, ou qu’il le forcera lui-même à la lui remettre. Arlequin va se déguiser, met un voile, fait semblant d’être Turqueta. Scapin s’y méprend dans l’obscurité, veut emmener la fausse esclave, qui le rosse, & lui promet de le régaler de cette façon toutes les fois qu’il approchera {p. 6}de la maison. Scapin ne se rebute pas. Le Docteur, beau-pere prétendu de Gélio, demande des nouvelles de son gendre & de son pere Pantalon. Scapin lui dit que Pantalon veut faire présent à sa belle-fille d’une esclave, mais que comme il craint que le marchand ne la lui vende trop cher, il le prie de l’acheter lui-même. Le Docteur fait le marché. Dans le moment qu’on lui livre Turqueta, & qu’il va la remettre entre les mains de Scapin, Gélio vient, par ses plaintes, s’opposer à la vente, & déclarer clairement que son pere n’en veut point. Grandes plaintes de la part de Scapin, beaucoup d’excuses de celle de Gélio. Le Docteur, instruit de l’artifice de Scapin, lui en fait des reproches : celui-ci lui persuade que tout ce qu’il a fait n’étoit que pour lui rendre service. Mon maître, lui dit-il, est amoureux de cette maudite esclave, je voulois la lui enlever pour qu’il fût tout entier à votre fille. Alors le Docteur, donnant dans un nouveau piege, prie Scapin d’acheter lui-même Turqueta, & lui remet l’argent. Gélio s’oppose au succès de cette ruse & de plusieurs autres qui se trouvent dans l’Etourdi de Moliere.

Enfin arrive un Turc, qui, sachant que sa sœur est esclave sons le nom de Turqueta, vient la racheter. Il demande à Scapin la maison du marchand ; Scapin lui dit hardiment qu’il parle à lui-même. Le Turc remet la lettre d’avis & le pouvoir qu’on lui a donné pour acheter l’esclave : Scapin lui dit qu’elle est à une maison de campagne, exhorte le Turc à l’aller joindre, &, après s’être déguisé, va lui-même avec la lettre d’avis retirer Turqueta, au moment où Gélio vient empêcher Arlequin de la livrer, en disant que ce Turc peut être un frippon. Le véritable Turc revient. Pantalon connoît Cassendre son pere, & répond de sa probité à Arlequin, qui lui livre Turqueta. Elle demande quelques jours pour voir la ville avant son {p. 7}départ. Scapin suspend un écriteau d’hôtel garni sur la porte d’une maison dont il peut disposer : l’Etourdi vient tout gâter. Scapin met adroitement un pistolet à la ceinture du Turc, & veut le faire arrêter comme un perturbateur du repos public. Gélio le défend, & veut le faire évader. Comme il faut que la piece finisse, Scapin se jette aux pieds de Pantalon, lui dit que son fils est perdu s’il ne lui accorde Turqueta. Il fléchit le vieillard, appelle son jeune maître, qui, crainte de gâter encore ses affaires, prend la fuite. Tout le monde court après lui : Scapin l’attrape, le porte sur ses épaules, & le force d’apprendre son bonheur.

 

Tout le monde connoît l’Etourdi ou les Contre-temps de Moliere ; & tout le monde peut voir, d’après l’extrait de la Piece Italienne, que Moliere en a pris presque tous ses matériaux. Il est des choses que je trouve meilleures dans l’original que dans la copie. L’aventure du Turc, qui vient tout naturellement avec une lettre d’avis retirer sa sœur d’esclavage, qui s’adresse précisément à l’homme qu’il doit le plus craindre, qui lui laisse entre les mains de quoi le tromper, & qui va ensuite à la campagne pour donner au fourbe le temps de lui nuire ; toutes ces choses, dis-je, ménagées ou arrangées par les fourberies de l’intrigant, me paroissent bien plus comiques que l’Egyptien de Moliere. Il est amoureux de l’esclave, il l’achete, & se trouve ensuite son frere, & fils de Trufaldin, marchand d’esclaves. Il ne peut en conscience épouser sa sœur ; il la cede à Lélie. Il n’y a dans tout cela que du romanesque & fort peu de plaisant.

Je trouve ensuite fort comique que l’Etourdi Italien, après avoir continuellement gâté ses affaires par sa présence, prenne la fuite quand on a {p. 8}besoin de lui. Mais, en revanche, Moliere s’est montré bien supérieur à l’Auteur Italien dans une infinité de choses. Il lui a premiérement abandonné tous ses petits moyens ; il a rejetté cette clef que Turqueta donne à Gélio, & qu’Arlequin lui reprend en lui persuadant qu’on lui a donné la clef de la cave. Il n’a pas voulu de ce pistolet que Scapin attache à la ceinture du Turc, pour l’accuser d’être un perturbateur, ou du moins ne l’a-t-il pas mis en action ; il a renchéri sur l’idée de faire acheter l’esclave par le beau-pere de Gélio, puisque c’est au pere même de son Etourdi que Mascarille propose d’acheter Lélie. Nous devons à Plaute la premiere idée de cette scene.

ÉPIDIQUE. acte II. Scene II.

PÉRIPHANE, APŒCIDE, ÉPIDIQUE.

Epidique veut procurer à son jeune maître une esclave qu’il aime, & lui dit, en voyant son pere devant la porte, accompagné d’un autre vieillard :

Epidique.

St, st ! ne dites rien ; ayez bon courage & bonne espérance, je sors sous un présage heureux. Les oiseaux volent à gauche : bon augure ! Je suis armé d’un couteau bien pointu, & tel qu’il le faut pour éventrer la bourse de votre pere. Deux vieux à la fois ! quelle capture ! Je vais donc me métamorphoser en sangsue, & je tirerai le sang de ces vénérables barbes qui passent pour les deux colonnes du Sénat.

Les vieillards cherchent entre eux un moyen pour enlever l’esclave au jeune homme ; Epidique se jette entre eux pour leur indiquer ce qu’ils doivent faire.

Epidique.

S’il étoit juste qu’un chétif esclave eût plus d’esprit que {p. 9}deux hommes consommés, tels que vous êtes, Messieurs, j’indiquerois un bon moyen, & qui, à ce que je crois, loin de vous déplaire, auroit l’approbation de l’un & de l’autre. . . . . . . . .

Voici mon sentiment : il faut que vous délivriez la joueuse de flûte, comme si c’étoit pour votre plaisir, & comme si vous en étiez passionnément amoureux. . . . .

Quand vous aurez payé la rançon de cette musicienne, vous l’enverrez quelque part hors de la ville, à moins que le cœur ne vous dise autre chose. . . . . .

Il faut jetter les yeux sur quelqu’un qui porte l’argent destiné à la délivrance de la musicienne ; car pour vous, Monsieur, il n’est ni nécessaire ni à propos que vous vous donniez cette peine. . . . . .

Voilà le Seigneur Apœcide qui est votre homme ; d’ailleurs il possede la haute science du droit & des loix : croyez-moi, sera bien fin qui pourra l’attraper.

Dans la scene que Moliere a imitée de Plaute, il introduit Hippolyte, qui, sans paroître, écoute ce que dit Mascarille. Elle n’aime point Lélie, à qui l’on veut l’unir. Mascarille lui a promis de rompre l’hymen projetté : elle l’entend cependant prendre des mesures pour le faire réussir : elle est au désespoir.

ACTE I. Scene X.

HIPPOLYTE, MASCARILLE.

Hippolyte.

Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service !
Je viens de tout entendre, & vois ton artifice :
A moins que de cela, l’eussé-je soupçonné ?
Tu payes d’imposture, & tu m’en as donné.
Tu m’avois promis, lâche, & j’avois lieu d’attendre,
Qu’on te verroit servir mes ardeurs pour Léandre ;
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Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,
Ton adresse & tes soins sauroient me dégager ;
Que tu m’affranchirois du projet de mon pere :
Et cependant ici tu fais tout le contraire !
Mais tu t’abuseras : je sais un sûr moyen
Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ;
Et je vais de ce pas...

Mascarille.

Ah ! que vous êtes prompte !
La mouche tout d’un coup à la tête vous monte ;
Et, sans considérer s’il a raison ou non,
Votre esprit contre moi fait le petit démon.
J’ai tort, & je devrois, sans finir mon ouvrage,
Vous faire dire vrai, puisqu’ainsi l’on m’outrage.

Hippolyte.

Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ?
Traître ! peux-tu nier ce que je viens d’ouir ?

Mascarille.

Non. Mais il faut savoir que tout cet artifice
Ne va directement qu’à vous rendre service ;
Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard,
Jette dans le panneau l’un & l’autre vieillard ;
Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie
Qu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie,
Et faire que l’effet de cette invention,
Dans le dernier excès portant sa passion,
Anselme, rebuté de son prétendu gendre,
Puisse tourner son choix du côté de Léandre.

Hippolyte.

Quoi ! tout ce grand projet, qui m’a mise en courroux,
Tu l’as formé pour moi, Mascarille ?

Mascarille.

Oui, pour vous.
. . . . . . . . .
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La situation d’Hippolyte est prise du Phormion de Térence.

 

Géta, esclave d’Antiphon, veut attraper de l’argent au pere de son maître & à son beau-pere prétendu. Il les engage à payer Phormion, afin qu’il se charge de la femme d’Antiphon. Antiphon, qui écoute sans être vu, croit que Géta parle tout de bon. Il lui reproche sa prétendue perfidie quand ils sont seuls.

PHORMION. acte IV. Scene IV.

ANTIPHON, GÉTA.

Antiphon.

Géta ?

Géta.

Hé !

Antiphon.

Qu’as-tu fait ?

Géta.

J’ai attrapé de l’argent aux vieillards.

Antiphon.

Est-ce donc assez ?

Géta.

Je ne sais ; vous ne m’en avez pas demandé davantage.

Antiphon.

Quoi ! maraud, tu ne répondras pas à ce que je te demande ?

Géta.

Que voulez-vous donc dire ?

Antiphon.

Ce que je veux dire ! que le beau coup que tu viens de faire me réduit à m’aller pendre sans balancer. Que les Dieux & les Déesses, le Ciel & l’Enfer fassent de toi un terrible exemple ! Voilà le pendard ! On n’a qu’à l’employer si l’on veut que quelque chose soit bien faite ! Qu’y avoit-il de moins à propos que d’aller toucher cette corde & de {p. 12}parler de ma femme ? Par-là tu as redonné à mon pere l’espérance de pouvoir s’en défaire. Dis-moi enfin, si Phormion reçoit cet argent, il faut qu’il l’épouse : que deviendrai-je ?

Géta.

Mais il ne l’épousera pas. . . . . . . . . . . . . . . .

M. Piron a mis la même situation dans la Métromanie, acte II, scenes III & IV. Finette s’intéresse aux amours de Dorante : pour le servir en piquant l’indocilité de sa maîtresse, elle conseille à Francaleu de lui défendre d’aimer précisément ce même Dorante, qui est, dit-elle, fort amoureux. Dorante écoute : il est furieux : il accable Finette de reproches.

Quant au caractere de l’Etourdi, il n’est pas merveilleusement peint dans Moliere ; mais il l’est bien mieux que dans l’Italien. Gélio est un homme maussade, imbécille, qui fait pitié. Lélie est un amant vif, pétulant : il ne réfléchit point ; mais il a des graces, & ses incartades mêmes le rendent quelquefois intéressant, parceque la vivacité de son amour les occasionne.

Louons Moliere de n’avoir pas mis sur la scene le caractere Italien ; mais gardons-nous de lui en attribuer toute la gloire. Le caractere de Lélie est exactement celui de Cléandre, le héros d’une piece de Quinault. En voici l’extrait.

L’Amant indiscret, ou le maître Étourdi, Comédie en cinq actes & en vers, jouée à Paris quatre ans avant celle de Moliere.

Acte I. Cléandre, amant aimé de Lucrece, l’attend dans un cabaret, où elle doit loger avec sa mere en descendant {p. 13}du coche. Licipe, autre amant de Lucrece, qui est arrivé avec elle & sa mere, vient reconnoître l’appartement où elles doivent loger. Cléandre, qui l’a vu autrefois, lui fait part de ses amours & de l’espoir qu’il a de les voir couronner. Licipe lui apprend qu’il est son rival, qu’il est protégé par la mere, & qu’il épousera sa maîtresse.

Acte II. Licipe conduit les deux Dames dans une autre auberge. Philipin, valet de Cléandre, entreprend d’écarter son rival. Il déguise le maître du premier cabaret en paysan, & fait dire à Licipe par le faux rustre que son pere est mort subitement. Licipe qui le croit s’apprête à partir, quand Cléandre paroît, reconnoît le cabaretier, rit de son déguisement, & avertit son rival qu’on le trompe.

Acte III. Philipin gagne Lisette, suivante de Lidame mere de Lucrece. Elle cache des papiers nécessaires au procès qui les amene à Paris, feint de les avoir oubliés à Auxerre. Licipe part pour les aller chercher. Philipin, après avoir débarrassé son maître de la présence d’un rival fâcheux, veut entrer au service de Lidame pour être plus à portée de le servir. On le présente, il plaît : on va le garder, quand Cléandre vient dire que ce domestique est à lui.

Acte IV. Philipin ménage un tête-à-tête entre Lucrece & son maître. Celui-ci dans l’obscurité rencontre la mere, croit parler à sa maîtresse, & lui fait part de toutes les bontés que sa fille a pour lui.

Acte V. Philipin obtient un second rendez-vous pour son maître. Les amants sont ensemble : la mere arrive : le maître & le valet se cachent dans un cabinet. La mere alloit sortir quand l’Etourdi éternue. Philipin feint d’avoir été surpris par le sommeil, & de s’être réveillé en éternuant : la mere, satisfaite, va se retirer. Cléandre, trop empressé de rejoindre sa maîtresse, renverse des escabelles. Philipin éteint la lumiere pour faciliter la fuite de son {p. 14}maître qui va se jetter dans les bras de la mere ; elle le retient par la manche : Philipin dit que c’est celle de son habit. Enfin Lidame saisit l’Etourdi par la main, qui, sans contrefaire sa voix, s’écrie, je suis Philipin. La mere reconnoît l’amant de sa fille, ne sait quel parti prendre, veut consulter son frere nouvellement revenu des Isles. Ce frere est le cabaretier que Philipin a fait déguiser. Il conseille à sa prétendue sœur de donner Cléandre à sa fille, quand Cléandre lui-même rit au nez du faux oncle, & découvre la supercherie. Le mariage se fait pourtant, parceque Cléandre se trouve fils unique du Bailli de Nogent, pour qui Lidame a la plus grande vénération.

 

Si quelquefois l’intrigant Italien est plus adroit que Mascarille, en revanche celui-ci est continuellement supérieur à Philipin.

Mascarille, dans le dessein de servir son maître, se met au service de son rival, comme Philipin au service de la mere & de la maîtresse de son Etourdi : mais Mascarille motive fort plaisamment sa sortie de chez son premier maître en disant qu’il lui a donné des coups de bâton, & Philipin ne se donne pas cette peine.

Lélie déguisé en Arménien pour s’introduire auprès de ce qu’il aime, vaut infiniment mieux que le cabaretier arrivant des Isles. Il en est ainsi des autres situations dont nous ne parlons pas.

Une des choses qui fait le plus rire dans l’Etourdi François est puisée dans d’Ouville. Le Lecteur se souvient sans doute que Mascarille voulant avoir de l’argent pour acheter l’esclave aimée de son maître, en emprunte d’Anselme, sous prétexte de faire enterrer Pandolphe, qu’il dit être mort subitement. Le Lecteur se souvient encore qu’Anselme voyant ensuite Pandolphe, en {p. 15}est effrayé. Il peut comparer ces scenes avec le Conte du sieur d’Ouville, partie I, page 365.

Tour subtil d’un Filou.

Il y eut deux freres dans la ville de Chartres, l’un nommé Charles d’Estampes & l’autre Philippe d’Estampes, fils d’un riche marchand de cette ville. Charles d’Estampes qui étoit l’aîné, fut par son pere envoyé à Paris chez un marchand drapier, chez lequel ayant appris le métier, il se fit recevoir maître, & s’habitua dans Paris, où il prit femme, de laquelle il eut quelques enfants. Philippe d’Estampes demeura à Chartres, faisant la profession de son pere, qui étoit orfevre. Il s’y maria ; mais il ne put avoir d’enfants. Un certain filou, natif de Chartres, étant à Paris, & connoissant fort bien les deux freres & toute leur famille, résolut de faire un coup de main chez ce Charles d’Estampes, drapier, qui demeuroit dans la rue S. Honoré. Il avertit de son dessein quelques méchants garnements de Paris qu’il hantoit. . . . . .

Ce filou, en fort mauvais équipage, & couvert seulement avec de vieux haillons qui lui servoient de chausses, vint trouver le marchand drapier, à qui il dit qu’il avoit une bonne & une mauvaise nouvelle à lui dire. La mauvaise étoit celle de la mort de son frere Philippe d’Estampes, & la bonne, que n’ayant point d’enfant, il étoit son héritier, & qu’il l’avoit laissé exécuteur de son testament. Cette nouvelle fut capable de le consoler promptement de cette perte. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce drapier retint cet homme à souper, & le fit coucher chez lui (c’étoit ce qu’il demandoit), lui disant qu’il se mettroit le lendemain au matin en chemin avec lui pour aller à Chartres, comme sa belle-sœur lui mandoit. Quand {p. 16}tout le monde fut couché, ce filou, qui n’avoit pas envie de dormir. . . . jetta par la fenêtre quelques pieces de drap à ses compagnons, n’osant pas en prendre beaucoup, ni d’autres meubles, de peur qu’on ne s’en apperçût au logis, parcequ’il falloit qu’il se fît voir.

Le lendemain au matin le drapier le fit appeller, lui disant qu’ayant songé la nuit au voyage qu’il vouloit entreprendre, il ne trouvoit pas à propos de paroître à Chartres qu’il ne fût habillé de deuil ; qu’il lui falloit du temps pour cela, & partant, qu’il l’engageoit de retourner à Chartres retrouver sa belle-sœur avec un mot de lettre qu’il lui donneroit, dans laquelle il mit la raison qui l’obligeoit de retarder encore deux ou trois jours, au bout desquels il ne manqueroit pas de se rendre, la consolant le mieux qu’il lui fut possible de l’affliction qui lui étoit arrivée. Il donna cette lettre au filou, avec de l’argent pour faire son voyage, & pour la peine qu’il avoit eue de lui apporter une si bonne nouvelle, quoiqu’il lui témoignât beaucoup plus de regret de la mort d’un si bon frere, que de sa bonne succession.

Ce filou voyant qu’il n’avoit fait qu’une partie de ce qu’il desiroit, résolut de faire à Chartres la même fourbe à Philippe d’Estampes, & lui faire entendre que son frere Charles étoit mort à Paris, pour être reçu de même dans sa maison, & attraper quelque orfévrerie. Afin de venir à bout de ce dessein, il fit faire une lettre au nom de la femme de Charles d’Estampes, lui donnant avis de l’affliction qui lui étoit arrivée d’avoir perdu un bon mari, & lui un si bon frere, disant que son mari avoit laissé quelques legs par son testament, dont il le faisoit exécuteur, & tuteur de ses enfants, le priant de venir en diligence à Paris pour donner ordre à leurs affaires, lui faisant des excuses de ce que cette lettre n’étoit pas écrite de sa main.

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Avec cette lettre il arrive à Chartres ; il la présente à Philippe d’Estampes, qui fut bien marri d’apprendre une si mauvaise nouvelle ; &, sachant que cet homme étoit venu exprès de Paris, envoyé par sa belle-sœur, il lui fit faire bonne chere, lui disant qu’il s’en retournât le lendemain au matin avertir sa belle-sœur qu’il s’alloit faire habiller de deuil, & que dans deux jours il l’iroit trouver, & lui donna un mot de lettre. Mais le filou, qui ne s’endormit point la nuit, crocheta un petit cabinet, dans lequel il prit une petite boîte où il y avoit quelques bagues & quelques perles ; de sorte qu’il fit mieux ses affaires à Chartres qu’il n’avoit fait à Paris : & dès le lendemain de grand matin, il part, feignant d’aller porter la lettre. On ne s’apperçut point si promptement de cette boîte ; car le lendemain cet orfevre ne songea qu’à faire dépêcher son deuil pour s’en aller promptement à Paris.

Le plaisant de l’aventure est qu’ils partirent le même jour, Charles de Paris, & Philippe de Chartres, pour faire leur voyage, & qu’ils vinrent tous deux coucher à Bonnelle, qui est environ la moitié du chemin de Chartres à Paris. Mais Charles étant parti un peu plutôt, arriva de meilleure heure, alla coucher au Lion d’or qu’il apprit être la meilleure hôtellerie, soupa si-tôt qu’il fut arrivé, & s’alla coucher de bonne heure pour partir le lendemain du matin. Philippe arriva fort tard, demanda la meilleure hôtellerie : on lui enseigna le Lion d’or, où il fut demander une chambre : on lui en donna une joignant celle de son frere, qui étoit couché & qui dormoit ; &, pour y aller, il falloit passer à travers celle où son frere étoit : à quoi il ne prit pas garde en passant, & s’alla coucher avec un de ses amis qu’il avoit emmené avec lui.

Comme ils discouroient ensemble dans cette chambre, Charles s’étant réveillé, ouit cette voix, qu’il jugea approcher {p. 18}de celle de son frere, quoiqu’il ne pût pas discerner les mots, dont il s’étonna fort, & commença à avoir peur que ce ne fût l’ame de son frere qui revenoit. Mais ce qui le confirma bien davantage en cette appréhension, fut qu’ayant pris envie à Philippe, étant couché, d’aller aux lieux secrets, il se leve nud en chemise, & passe à travers la chambre de son frere : celui-ci, au moyen d’un clair de lune, le reconnut ; & le voyant en cet état, il jetta un grand cri, qui ne donna pas moins d’appréhension à Philippe qui reconnut la voix de son frere, & qui s’en retourna à son lit extrêmement effrayé, croyant de son frere ce que son frere croyoit de lui ; de sorte qu’ils passerent tous deux le reste de la nuit en l’appréhension l’un de l’autre. Mais le bon fut le lendemain au matin qu’ils se rencontrerent portant le deuil l’un de l’autre, & chacun s’enfuyant de son compagnon, avec des signes de croix, pensant voir un fantôme : mais peu à peu s’étant enhardis, ils furent la fourbe qu’on leur avoit faite : de façon que chacun s’en retourna chez soi, où au bout de quelque temps ils s’apperçurent du larcin, le drapier de son drap, l’orfevre de sa boîte ; mais il fallut que l’un & l’autre prissent patience, parcequ’ils ne voyoient aucun remede à leurs pertes4.

Comme Moliere est rarement au-dessous de ses originaux, on peut, lorsque cela lui arrive, le lui reprocher hardiment, sans craindre de ternir sa gloire : il faut d’ailleurs être juste. Moliere n’a saisi qu’en partie le comique du conte. Il est sans {p. 19}doute plaisant qu’un homme à qui l’on persuade que son ami est mort, prenne ce même ami pour un revenant dès qu’il le voit, & lui promette des prieres ; mais le comique est bien plus renforcé dans l’entrevue de deux hommes qui se croient morts tous deux, se revoient en tremblant, & se rendent mutuellement la peur qu’ils se font : la situation est plus piquante du double.

Moliere ne s’est pas contenté de s’approprier les étourderies & les fourberies qui sont chez l’Auteur Italien & chez Quinault ; il en a puisé par-tout, comme l’on voit : aussi en a-t-il plus réuni dans un seul acte que Quinault dans toute sa comédie, ce qui rend sa piece aussi vive, aussi rapide que l’autre est froide & languissante. Encore une imitation heureuse, Moliere ne laissoit presque plus rien à desirer. Qu’il eût pris de Quinault l’idée de transporter la scene en France, qu’il eût banni de notre théâtre ces marchands d’esclaves, cette fille qu’on veut vendre & acheter, sa piece étoit infiniment meilleure. Comment auroit-il pu faire, dira-t-on, pour amener un si grand nombre d’événements ? C’étoit son affaire & non la nôtre. Enrichissons-nous du bien de nos voisins, c’est bien fait ; mais sachons décomposer nos larcins ou les revêtir du moins de nos couleurs. Voilà l’essentiel.

{p. 20}

CHAPITRE II. §

Le Dépit amoureux, Comédie en vers & en cinq actes, comparée, pour le fond & les détails, avec la creduta Maschio, ou la Fille crue Garçon, Piece Italienne ; gli Sdegni amorosi, ou les Dépits amoureux, Canevas Italien ; le Déniaisé, Comédie de Gillet de la Tessoniere, & Arlichino muto per paura, ou Arlequin muet par crainte.

Cette piece fut représentée à Paris sur le théâtre du Petit Bourbon, au mois de Décembre 1658. Plusieurs comédies, tant françoises qu’italiennes, ont fourni à Moliere le fond & les scenes de cet ouvrage. Nous allons commencer par donner un précis très court du Dépit amoureux, parceque nous l’avons déja fait connoître dans le premier volume5.

Extrait du Dépit amoureux.

Albert est pere de deux filles, Lucile & Ascagne. La derniere est déguisée en garçon dès sa plus tendre enfance, pour conserver un bien considérable qui auroit dû passer, sans cela, dans la maison de Polidore. Tout le monde se laisse duper par l’habit d’Ascagne, excepté l’Amour, qui la blesse pour Valere, fils de Polidore ; mais Valere est amoureux de Lucile. Ascagne, loin de s’alarmer de cette tendresse, en profite pour épouser en secret son amant, sous le nom de sa sœur. Valere se croyant bien traité de l’objet {p. 21}de ses vœux, a un air triomphant qui alarme Eraste, amant aimé de Lucile. Eraste interroge le valet de son rival. Celui-ci lui dit que son maître va passer toutes les nuits avec Lucile : il est furieux, refuse un rendez-vous que Lucile lui fait donner, & déchire une lettre qu’elle lui envoie. D’un autre côté le valet de Valere avoue à Polidore que son fils est marié secrètement avec la fille d’Albert. Polidore, troublé, fait demander un entretien secret à son vieux ami. Celui-ci craint que l’autre n’ait découvert le stratagême de sa fille déguisée en garçon : ils s’abordent en se demandant pardon mutuellement, en se mettant tous deux à genoux. Enfin, Polidore parle du mariage secret de son fils avec Lucile ; Albert sort d’un trouble pour rentrer dans un autre. Il accable de reproches Lucile : elle jure qu’elle est innocente, elle le soutient même à Valere. L’imbroglio finit quand on découvre le véritable sexe d’Ascagne. On confirme son mariage avec Valere. Lucile épouse Eraste.

La creduta Maschio, oula Fille crue Garçon, Canevas Italien en trois actes.

Par des arrangements de famille que l’Auteur ne prend pas la peine de nous expliquer, il a été convenu entre Magnifico6 & le Docteur, que si la femme de Magnifico accouchoit d’un garçon, le Docteur donneroit à Magnifico quatre mille écus ; que si au contraire la Dame mettoit au jour une fille, Magnifico donneroit une pareille somme au Docteur. Le jour de l’accouchement arrive, une fille vient au monde ; Magnifico, ne voulant {p. 22}point donner la somme convenue, montre au Docteur le fils d’un de ses cousins, né le jour même, & fait ensuite élever sa fille Diane sous le nom de Fédéric, & sous les habits d’un Cavalier. Diane a déja vingt ans quand son pere s’avise d’avoir des remords : c’est là que l’action commence.

Magnifico se promene à grands pas en rêvant. Il dit que l’intérêt corrompt l’homme. Son valet Brighel paroît, il lui confie son secret & ses remords ; il a envie de tout découvrir au Docteur : Brighel lui représente qu’il seroit obligé de rendre quatre mille écus au Docteur, & les intérêts de la somme ; que cette restitution le ruineroit. Le maître se laisse persuader par l’éloquence de son valet, & lui recommande de veiller sur le faux Fédéric. Brighel reste seul, & s’étonne qu’une fille ait pu se rendre si adroite à tous les exercices des Cavaliers, & sur-tout si habile dans le commerce. Diane paroît ; Brighel lui dit qu’il a découvert le secret de son sexe : la belle se confie à lui, & lui avoue l’amour qu’elle a pour Flaminio, l’amant de sa sœur Béatrix, & qu’elle l’a épousé en secret, sous le nom de cette même sœur. Flaminio arrive sur la scene ; le faux Fédéric lui déclare, en mots couverts, sa tendresse. Il sort & laisse son amant sur le théâtre, qui raconte à son valet Arlequin une dispute qu’il a eue avec Silvio son frere. En voici le sujet, lui dit-il :

« Je me trouvai avec mon frere un de ces jours : nous parlions, avec quelques amis, de Béatrix notre voisine : il me dit qu’il en étoit épris, & qu’il espéroit l’obtenir en mariage. Alors je fus contraint de lui avouer que je l’avois épousée en secret, & que j’étois introduit tous les soirs chez elle : il en douta. Enfin, pour le persuader, je lui proposai de me faire accompagner hier au soir par Lucindo, son meilleur ami ».

Après cette confidence, Flaminio & Arlequin quittent {p. 23}la scene. Silvio & Lucindo les remplacent : le dernier confirme à son ami le bonheur de Flaminio. Il lui dit qu’il l’a accompagné à son rendez-vous ; que Béatrix elle-même est venue ouvrir la porte du jardin, & qu’elle a tenu à son amant les propos les plus tendres. Silvio n’en veut rien croire : il voit Arlequin, & lui demande jusqu’à quelle heure son maître a resté avec Béatrix la nuit derniere : Arlequin répond, jusqu’au jour. Silvio lui donne un soufflet, en lui disant que la chose ne peut être, puisque Béatrix a passé toute la nuit à sa fenêtre, & qu’il lui a parlé continuellement de la rue avant le jour. Il se retire fort irrité contre son ami, qui le suit en le plaignant.

Le Docteur sort de sa maison avec sa fille Victoire, qui est fort mélancolique : le pere veut en savoir la cause ; la fille dit qu’elle est triste naturellement. Le Docteur exhorte Colombine à découvrir ce qui afflige sa maîtresse. Il se retire. Victoire avoue à sa suivante qu’elle aime Fédéric.

Brighel demande à Diane comment elle a pu faire pour n’être pas reconnue par son époux : elle répond qu’elle avoit soin de prendre un habit de sa sœur, & de contrefaire sa voix. Colombine, pour soulager l’ennui de sa maîtresse, cherche par-tout Fédéric : elle le rencontre enfin, le prie de venir voir Victoire, l’entraîne en appellant Victoire, qui vient déclarer sa passion au faux Fédéric. On se doute bien que le faux Cavalier répond très mal à sa flamme. L’acte finit.

Acte II. Arlequin va trouver le Docteur, & lui dit que son fils Flaminio est marié secrètement avec Béatrix ; qu’il s’introduit chaque nuit chez elle, & que les parents de la belle veulent le tuer. Le Docteur est désespéré. Il prend la résolution de demander Béatrix à Magnifico. Celui-ci arrive ; il voit le Docteur troublé, agité, croit que son secret est découvert, & qu’on sait que Fédéric est une fille. {p. 24}Il se trouble à son tour ; ce qui augmente l’embarras du Docteur. Après une scene équivoque, le Docteur s’explique : enfin Magnifico rentre sans rien répondre, accable sa fille de reproches. Grand désespoir de Béatrix qui proteste de son innocence, quand Flaminio vient demander Béatrix en mariage, & prie Magnifico de confirmer leur hymen secret. Magnifico l’accuse de fausseté. Arlequin sert de témoin à son maître, qui prétend ne vouloir d’autre garant que Béatrix elle-même. Magnifico veut confondre Flaminio, & appelle Béatrix. Flaminio la prie d’avouer la vérité, & de dire tout ce qui s’est passé entre eux. Béatrix jure qu’il ne s’est rien passé. Flaminio jure le contraire, Arlequin aussi. Le Docteur survient, qui prie Magnifico de mettre fin à ce débat, en mariant Béatrix avec Flaminio. Béatrix ne veut pas y consentir. Flaminio veut l’entraîner par force chez lui. Diane, ou le faux Fédéric, paroît avec des pistolets. La moitié des acteurs tombe de peur, l’autre prend la fuite.

Acte III. Diane est fâchée d’avoir eu dispute avec Flaminio lorsqu’il vouloit entraîner Béatrix. Elle mourra si elle ne le voit pas la nuit suivante : elle prend la résolution de lui écrire un billet sous le nom de sa sœur, comme à l’ordinaire, & de lui donner rendez-vous. D’un autre côté, Flaminio, alarmé par les menaces du faux Fédéric, est armé de pied en cap, ainsi qu’Arlequin, quand ils voient un domestique de la maison de Magnifico. Ils se mettent sous les armes. Le domestique dit à Flaminio qu’il a une lettre à lui remettre. Flaminio ordonne à Arlequin de la prendre : il s’acquitte en tremblant de la commission. Flaminio lit l’épître qui est de Diane, & qu’il croit de Béatrix : il promet de se trouver au rendez-vous ; il y va enfin. Diane le reçoit, & dit un mot tout bas à Arlequin, qui va éveiller toute la maison. On approche avec de la {p. 25}lumiere ; Diane se couvre de son voile. Magnifico s’emporte contre elle en croyant parler à Béatrix, qui entre un instant après. Tout le monde, en la voyant paroître, reste étonné. On découvre Diane, qui regarde son pere en lui faisant signe de déclarer le mystere. Magnifico n’ose, & lui fait signe de parler elle-même. Brighel leur épargne cette peine. Le Docteur somme Magnifico de lui rendre les quatre mille écus avec les intérêts ; mais tout s’accorde à l’amiable. Magnifico donne ses deux filles aux deux fils du Docteur, & tout le monde est content, à l’exception de Victoire, qui n’a pas trouvé son fait chez Diane.

 

Moliere a fait entrer dans son Dépit amoureux toutes les scenes de ce canevas, à l’exception de celles qu’amenent & la langoureuse Victoire, & le complaisant Lucindo : ces deux personnages, qui sont très inutiles dans la piece italienne, n’auroient pas mieux figuré dans la françoise, & Moliere a très bien fait de les supprimer. En revanche, je crois le dénouement de la Fille crue Garçon plus piquant & mieux amené que celui du Dépit amoureux. Quant à ce qui donne lieu à l’imbroglio des deux pieces, je veux dire la méprise que font les deux amants en épousant une sœur pour l’autre, elle est aussi peu vraisemblable en Italie qu’en France.

Les scenes de dépit entre Eraste & Lucile sont prises dans une comédie italienne dont voici l’extrait.

Gli Sdegni amorosi, oules Dépits amoureux, Canevas en trois actes.

Acte I. Diane, fille de Pantalon, aime Flaminio ; mais son pere la destine à Silvio, frere de son amant, & la presse de conclure. Elle imagine d’écrire à Silvio pour le prier de différer encore son mariage de quelques jours. {p. 26}Elle dit à Colombine sa suivante, que par ce moyen elle aura le temps de faire avertir Flaminio qu’elle croit absent, mais qui ne l’est point : il est arrivé en secret de sa terre. Il a député Brighella son domestique pour épier la conduite de Diane.

Pantalon, pere de Diane, est, d’un autre côté, épris de Béatrix ; il la demande au Docteur son pere, & l’obtient. Le Docteur exhorte sa fille à donner la main à Pantalon. Pour rendre sa joie plus parfaite, il lui annonce l’arrivée de Lucindo, ce fils bien aimé, qu’il laissa au maillot à Naples, quand il vint s’établir à Rome. Béatrix répond qu’elle se déterminera après l’arrivée de Lucindo son frere. Elle abandonne la scene à Brighella, qui gémit sur le sort de son maître, & qui, le voyant venir, lui annonce que son frere est son rival, & son rival heureux. Ils apperçoivent Arlequin qui porte à Silvio la lettre de Diane ; ils la lui enlevent. Flaminio y lit que Diane prie Silvio de différer son mariage de quelques jours. Il est dans le plus grand désespoir, & sort. Un instant après, Diane & Colombine viennent sur la scene : elles se réjouissent en voyant Brighella ; Colombine sur-tout, qui le caresse beaucoup & a le chagrin d’en être rebutée. Flaminio revient. Diane court à lui. Flaminio fait éclater tout son dépit. Ils sortent sans s’expliquer, & l’acte finit.

Acte II. Diane raconte ses chagrins à Colombine. Elle est désespérée d’être ainsi rebutée par Flaminio ; elle en cherche en vain la cause : elle se souvient de la lettre qu’elle a écrite à Silvio : elle appelle Arlequin, lui en demande des nouvelles. Arlequin lui répete les lazzis qu’on lui a faits en lui enlevant la lettre. Diane & Colombine n’y comprennent rien : elles battent Arlequin, & se retirent. Pendant ce temps-là Flaminio a résolu de donner de la jalousie à l’amante, qu’il croit infidelle. Il a pour cet effet écrit une lettre à Béatrix ; il veut en charger Arlequin, {p. 27}qui refuse d’abord de la prendre, & qui y consent ensuite. Il reste seul. Diane & Colombine qui ont observé tout ce qui s’est passé, viennent lui enlever la lettre de Flaminio. Dans le temps qu’elles la lisent, Flaminio & Brighella paroissent. Diane & Colombine veulent leur parler : ils refusent de les entendre, & sortent. Elles les suivent en tâchant en vain de se faire écouter, & cedent la place à Pantalon, qui se plaint de ce que Lucindo n’arrive point, & qu’il differe par-là son bonheur, puisque Béatrix ne le veut absolument épouser qu’après l’arrivée de ce frere. Il prie Arlequin de jouer le personnage de Lucindo. Arlequin y consent, & sort pour s’habiller. Pantalon est enchanté. Flaminio vient troubler sa joie, en lui disant qu’il va incessamment se marier avec Béatrix. Pantalon lui répond que cela ne se peut point, parcequ’elle ne veut se marier qu’après l’arrivée de Lucindo. Béatrix accourt, & dit, avec la plus grande vivacité, que s’il est question de donner la main à Flaminio, elle se passera de la présence de son frere. Flaminio & Diane se trouvent sur la scene : alors l’amant veut parler ; l’amante l’interrompt plusieurs fois, en lui ordonnant de se taire. Peu-à-peu elle écoute : elle apprend ce qui a donné lieu aux dépits amoureux de Flaminio. La cause en est belle ; c’est l’amour qui les a fait naître. Diane pardonne à son amant, & le prie de la ramener chez elle.

Acte III. Brighella craint que Colombine n’aime Arlequin ; il lui fait des reproches. Colombine copie la scene de sa maîtresse avec Flaminio, interrompt quelque temps Brighella, toutes les fois qu’il veut parler, & lui pardonne enfin : ils entrent. Pantalon paroît avec Arlequin, prêt à jouer le personnage de Lucindo. Ils frappent à la porte du Docteur, qui, n’ayant point vu son fils depuis la plus tendre enfance, croit le reconnoître dans Arlequin. {p. 28}Ils vont tous chez le Docteur pour célébrer l’heureux retour du prétendu Lucindo. Dans ce temps-là le véritable arrive : il se présente à son pere, qui le croit un fourbe. On met les deux Lucindo en présence l’un de l’autre : enfin, le véritable montre des lettres qui justifient ce qu’il est. On menace Arlequin. Celui-ci avoue qu’il agit par l’ordre de Pantalon. Ils abandonnent tous la scene pour chercher Brighella, qui a tout observé, & qui raconte à Pantalon qu’on a découvert Arlequin ; qu’il a confessé n’avoir rien fait que par l’ordre de Pantalon, & qu’on le cherche. Pantalon a peur ; Brighella le rassure, en lui disant qu’il connoît un brave qui le prendra sous sa protection : il l’appelle ; c’est Flaminio, qu’il a déja travesti. Pantalon le remercie, & fait entrer Flaminio chez lui. Dans ce temps-là le Docteur & son fils viennent armés ; ils se saisissent de Pantalon, qui appelle son brave à son secours : mais Colombine lui apprend que le brave & Diane ont pris la fuite par la porte du jardin. Pantalon est désespéré ; il s’appaise enfin en apprenant que le brave est Flaminio. Il lui donne sa fille. Silvio épouse Béatrix, & Colombine se marie avec Brighella.

 

Moliere, en rejettant tout le fatras qu’amenent dans la piece italienne, & les amours de Pantalon, & le déguisement d’Arlequin, a senti ce que valoit la partie d’intrigue filée par la jalousie de Diane & de Flaminio. Il a, sur-tout, connu tout le mérite de leurs scenes de dépit ; il a non seulement pris de cette piece les dépits amoureux d’Eraste & de Lucile, mais encore ceux de Marinette & de Gros René, qui parodient leurs maîtres à l’exemple de Brighella & de Colombine. Quant à la façon dont ces mêmes scenes sont traitées, on croira sans peine que Moliere l’emporte {p. 29}sur l’Auteur Italien. Je puis procurer au Lecteur le plaisir de s’en assurer par lui-même. Le moyen, me dira-t-on, puisque la piece n’existe qu’en canevas ? Cela est vrai. Mais comme les bons Acteurs Italiens ont soin d’écrire les scenes essentielles de leurs sujets, qu’ils appellent scenes préméditées, j’ai eu soin d’en avoir des copies autant qu’il m’a été possible, & je vais en traduire une que mes Lecteurs pourront comparer ensuite avec la troisieme scene du quatrieme acte du Dépit amoureux françois.

On a vu que Diane voulant conserver sa main à Flaminio, a écrit à Silvio, à qui on la destine, pour le prier de différer le mariage. On a encore vu que Flaminio, ayant enlevé cette lettre à Arlequin, devient jaloux, feint de s’attacher à Béatrix pour se venger de celle qu’il croit infidelle. Ils sont dans cette situation quand ils se rencontrent : l’amant veut parler ; l’amante l’interrompt à plusieurs reprises.

FLAMINIO, DIANA.

Diana, à part.

Mais si je ne l’écoute point, je lui paroîtrai injuste, & je veux le confondre.

Flaminio.

Avez-vous fini ?

Diana.

Je n’ai pas encore commencé, jugez si j’ai fini.

Flaminio.

Ecoutez-moi, ou je sors.

Diana.

Hé bien ! cesse-t-il de m’irriter !

Flaminio.

Oh ! vous feignez d’être irritée : vous avez trop bien pris vos mesures pour l’être réellement.

{p. 30}

Diana.

Vous ne pouvez pas en juger, parceque l’amour que vous avez pour Béatrix vous aveugle sur le mien.

Flaminio.

Il ne m’aveugle pas si fort que je ne voie avec peine votre ingratitude. J’ai dans mes mains la lettre que vous avez écrite à Silvio. Le voilà, ce témoin de votre trahison.

Diana.

J’ai écrit cette lettre, il est vrai ; mais...

Flaminio, l’interrompant.

Qu’est-ce ? que pouvez-vous dire ? Avouez votre perfidie. Oserez-vous encore vous dire innocente ?

Diana.

Laissez-moi du moins finir ce que j’ai à vous dire, & vous me condamnerez ensuite si je le mérite.

Flaminio.

Non, il n’est pas besoin de grandes réflexions quand la chose est évidente.

Diana.

C’est vous qui me faites une perfidie très évidente, lorsque, charmé des beautés de Béatrix, vous renoncez à mon amour pour devenir son époux.

Flaminio.

J’ai conservé mon amour pour vous tant que vous m’avez conservé la foi que vous m’aviez promise ; à présent que vous manquez à votre parole, il m’est permis d’épouser qui bon me semble.

Diana.

Hé bien, restez dans votre erreur, puisque vous ne voulez pas écouter ce qui peut me justifier... Mais non : admirez jusqu’où je pousse ma bonté pour vous, quoique vous en soyez indigne. Ecoutez-moi du moins ; je vous le {p. 31}demande au nom de notre ancienne tendresse, puisque vous voulez qu’elle finisse ; apprenez ce que je dis pour ma défense.... Vous êtes bien inhumain si vous me refusez cette grace.

Flaminio.

Parlez ; mais abrégez.

Diana.

Que le Ciel soit loué !... Apprenez que je n’ai écrit à Silvio que pour me conserver à vous en différant cet hymen funeste auquel mon pere vouloit me forcer ; mais j’étois résolue à mourir avant de le terminer. J’en prends à témoin tous les Dieux du Ciel, mon amour, mon innocence, & vous, ingrat, qui répondez à une tendresse aussi vive avec la plus grande ingratitude. Mon cher Flaminio, trop ingrat Flaminio, donnez-moi la mort pour me punir des torts que vous me supposez, ou rendez-moi votre amour en récompense de la foi que je vous ai conservée.

Flaminio.

En voilà suffisamment, ma chere Diana, en voilà suffisamment : je connois que je suis le seul coupable ; & pour vous avoir cru infidelle, j’avois feint d’aimer une autre personne ; mais cette feinte ne m’a été dictée que par la vengeance, mon cœur n’y pas eu la moindre part.

Diana.

Je mets tout sur le compte de quelques fausses apparences auxquelles vous avez ajouté foi trop légérement. Je vous ordonne, pour votre pénitence, de m’aimer autant que je le mérite ; & puisque mon pere est sorti, ramenez-moi dans ma maison ; nous chercherons ensemble les moyens de nous unir bientôt.

Flaminio.

Je me félicite de mon erreur, puisqu’elle me fait connoître la pureté & la vivacité de votre amour.

{p. 32}

Voyons présentement la scene de dépit françoise. Les amants y sont dans la même situation que ceux de la piece italienne.

ACTE IV. Scene III.

LUCILE, ERASTE, MARINETTE, GROS RENÉ.

Marinette.

Je l’apperçois encor ; mais ne vous rendez point.

Lucile.

Ne me soupçonne pas d’être foible à ce point.

Marinette.

Il vient à nous.

Eraste.

Non, non, ne craignez pas, Madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme :
C’en est fait ; je me veux guérir, & connois bien
Ce que de votre cœur a possédé le mien.
Un courroux si constant, pour l’ombre d’une offense,
M’a trop bien éclairci de votre indifférence ;
Et je dois vous montrer que les traits du mépris
Sont sensibles, sur-tout aux généreux esprits.
Je l’avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres
Des charmes qu’ils n’ont pas trouvés dans tous les autres ;
Et le ravissement où j’étois de mes fers,
Les auroit préférés à des sceptres offerts.
Oui, mon amour pour vous sans doute étoit extrême,
Je vivois tout en vous ; &, je l’avouerai même,
Peut-être qu’après tout j’aurai, quoiqu’outragé,
Assez de peine encore à m’en voir dégagé :
Possible que malgré la cure qu’elle essaie
Mon ame saignera long-temps de cette plaie ;
Et qu’affranchi d’un joug qui faisoit tout mon bien,
Il faudra me résoudre à n’aimer jamais rien.
{p. 33}
Mais enfin il n’importe, & puisque votre haine
Chasse un cœur tant de fois que l’amour vous ramene,
C’est la derniere ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes feux rebutés.

Lucile.

Vous pouvez faire aux miens la grace toute entiere,
Monsieur, & m’épargner encor cette derniere.

Eraste.

Hé bien, Madame, hé bien, ils seront satisfaits.
Je romps avecque vous, & j’y romps pour jamais.
Puisque vous le voulez, que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie.

Lucile.

Tant mieux : c’est m’obliger.

Eraste.

Non, non, n’ayez pas peur
Que je fausse parole : eussé-je un foible cœur
Jusques à n’en pouvoir effacer votre image,
Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage
De me voir revenir.

Lucile.

Ce seroit bien en vain.

Eraste.

Moi-même de cent coups je percerois mon sein,
Si j’avois jamais fait cette bassesse insigne
De vous revoir après ce traitement indigne.

Lucile.

Soit, n’en parlons donc plus.

Eraste.

Oui, oui, n’en parlons plus ;
Et, pour trancher ici nos propos superflus,
Et vous donner, ingrate, une preuve certaine
Que je veux sans retour sortir de votre chaîne,
{p. 34}
Je ne veux rien garder qui puisse retracer
Ce que de mon esprit il me faut effacer.
Voici votre portrait : il présente à la vue
Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue ;
Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands,
Et c’est un imposteur enfin que je vous rends.

Gros René.

Bon !

Lucile.

Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,
Voilà le diamant que vous m’avez fait prendre.

Marinette.

Fort bien !

Eraste.

Il est à vous encor ce bracelet.

Lucile.

Et cette agate à vous, qu’on fit mettre en cachet.

Eraste lit.

 « Vous m’aimez d’une ardeur extrême,
« Eraste, & de mon cœur voulez être éclairci.
 « Si je n’aime Eraste de même,
« Au moins aimé-je fort qu’Eraste m’aime ainsi.

Lucile.

Vous m’assuriez par-là d’agréer mon service :
C’est une fausseté digne de ce supplice.
(Il déchire la lettre.)

Lucile lit.

« J’ignore le destin de mon ardeur ardente,
 « Et jusqu’à quand je souffrirai :
 « Mais je sais, ô beauté charmante !
 « Que toujours je vous aimerai7.
{p. 35}
Voilà qui m’assuroit à jamais de vos feux :
Et la main & la lettre ont menti toutes deux.
(Elle déchire la lettre.)

Gros René.

Poussez.

Eraste.

Elle est de vous, suffit, même fortune.

Marinette, à Lucile.

Ferme.

Lucile.

J’aurois regret d’en épargner aucune.

Gros René.

N’ayez point le dernier.

Marinette.

Tenez bon jusqu’au bout.

Lucile.

Enfin voilà le reste.

Eraste.

Et, grace au Ciel, c’est tout.
Je sois exterminé si je ne tiens parole.

Lucile.

Me confonde le Ciel, si la mienne est frivole.

Eraste.

Adieu donc.
{p. 36}

Lucile.

Adieu donc.

Marinette.

Voilà qui va des mieux.

Gros René.

Vous triomphez.

Marinette.

Allons, ôtez-vous de ses yeux.

Gros René.

Retirez-vous après cet effort de courage.

Marinette.

Qu’attendez-vous encor ?

Gros René.

Que faut-il davantage ?

Eraste.

Ah ! Lucile, Lucile ! un cœur comme le mien
Se fera regretter, & je le sais fort bien.

Lucile.

Eraste, Eraste ! un cœur fait comme est fait le vôtre
Se peut facilement réparer par un autre.

Eraste.

Non, non, cherchez par-tout, vous n’en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.
Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie ;
J’aurois tort d’en former encore quelque envie.
Mes plus ardents respects n’ont pu vous obliger ;
Vous avez voulu rompre, il n’y faut plus songer.
Mais personne après moi, quoi qu’on vous fasse entendre.
N’aura de passion aussi pure & si tendre.

Lucile.

Quand on aime les gens, on les traite autrement :
On fait de leur personne un meilleur jugement.
{p. 37}

Eraste.

Quand on aime les gens, on peut, de jalousie,
Sur beaucoup d’apparence, avoir l’ame saisie.
Mais alors qu’on les aime, on ne peut en effet
Se résoudre à les perdre ; & vous, vous l’avez fait.

Lucile.

La pure jalousie est plus respectueuse.

Eraste.

On voit d’un œil plus doux une offense amoureuse.

Lucile.

Non, votre cœur, Eraste, étoit mal enflammé.

Eraste.

Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.

Lucile.

Eh ! je crois que cela foiblement vous soucie.
Peut-être en seroit-il beaucoup mieux pour ma vie
Si je... Mais laissons là ces discours superflus :
Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

Eraste.

Pourquoi ?

Lucile.

Par la raison que nous rompons ensemble,
Et que cela n’est plus de saison, ce me semble.

Eraste.

Nous rompons ?

Lucile.

Oui, vraiment. Quoi ! n’en est-ce pas fait ?

Eraste.

Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?

Lucile.

Comme vous.

Eraste.

Comme moi ?
{p. 38}

Lucile.

Sans doute. C’est foiblesse
De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

Eraste.

Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.

Lucile.

Moi ? point du tout : c’est vous qui l’avez résolu.

Eraste.

Moi, je vous ai cru là faire un plaisir extrême.

Lucile.

Point, vous avez voulu vous contenter vous-même.

Eraste.

Mais si mon cœur encor revouloit sa prison ?...
Si, tout fâché qu’il est, il demandoit pardon ?...

Lucile.

Non, non, n’en faites rien, ma foiblesse est trop grande ;
J’aurois peur d’accorder trop tôt votre demande.

Eraste.

Ah ! vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder,
Ni moi, sur cette peur, trop tôt la demander.
Consentez-y, Madame : une flamme si belle
Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.
Je le demande, enfin me l’accorderez-vous
Ce pardon obligeant ?

Lucile.

Remenez-moi chez nous.

Quelle scene, grands Dieux ! quel feu ! quel naturel ! Si l’on a remarqué en combien de façons Eraste & Lucile y déploient leurs cœurs, on sentira combien ils sont supérieurs en tout à Flaminio & à Diane, excepté dans l’endroit où Lucile, à l’exemple de Diane, invite son amant à la remener chez elle. L’amante Italienne a soin {p. 39}de nous dire ce qu’elle y fera ; l’amante Françoise ne se donne pas cette peine. Il est singulier de voir une jeune personne mettre fin à une dispute amoureuse par quatre mots bien expressifs dans un raccommodement :

Remenez-moi chez nous.

La scene dans laquelle Métaphraste, Précepteur d’Ascagne, impatiente le bon-homme Albert, est calquée sur la quatrieme scene du premier acte du Déniaisé, comédie par le sieur Gillet de la Tessonniere. Je vais en régaler mes Lecteurs. L’original est fort rare. La bibliotheque du Roi en a été long-temps privée ; mais M. Capperonnier, l’homme le plus fait pour sa place, tant par son savoir que par ses soins infatigables & sa complaisance pour les gens de Lettres, a su s’en procurer un exemplaire à la vente des livres de Madame de Pompadour.

LE DÉNIAISÉ. Acte I. Scene IV.

JODELET, PANCRACE.

Jodelet.

Tandis qu’ils vont dîner, un petit mot, Pancrace.
Dirois-tu qu’une fille eût de l’amour pour moi ?

Pancrace.

C’est qu’elle a reconnu quelques appas en toi.

Jodelet.

Qu’est-ce que des appas ? est-ce une belle chose ?

Pancrace.

C’est le visible effet d’une agréable cause :
C’est un enthousiasme, un puissant attractif,
Qui rend individu le passé & l’actif,
Et qui dans nos esprits domptant la tyrannie,
Forme le plus farouche au goût de son génie.
{p. 40}

Jodelet.

Je m’en étois douté ; mais...

Pancrace.

Les doutes sont grands
Pour définir s’il est des appas différents.
Pythagore, Zénon, Aristote, Socrate,
Philostrate, Bias, Eschyle, Xénocrate,
Aristippe, Plutarque, Isocrate, Platon,
Demosthene, Luculle, Hésiode, Caton,
Esope, Eusebe, Erasme, Ennius, Aulugelle,
Epictete, Carden, Boëce, Columelle,
Ménandre, Scaliger, Aristarque, Solon,
Homere, Buchanan, Polybe, Cicéron,
Ausone, Lucian, Xénophon, Thucydide,
Diogene, Tibulle, Appian, Aristide,
Anacréon, Pindare, Horace, Martial,
Plaute, Ovide, Lucain, Catulle, Juvénal,
Carnéade, Sapho, Théophraste, Lactance,
Sophocles & Séneque, Euripide & Térence,
Chrisippe...

Jodelet.

A quel besoin nommer tous ces démons ?

Pancrace.

C’est des Dieux, des Savants dont je t’ai dit les noms ;
Et j’en ai mille encor que, manque de mémoire...

Jodelet.

Ah ! ne m’en nomme plus, je suis prêt à te croire.

Pancrace.

Donc tous ces vieux Savants n’ont pu nous exprimer
D’où vient cet ascendant qui nous force d’aimer.
Les uns disent que c’est un vif éclair de flamme.
Qu’un être indépendant alluma dans notre ame,
{p. 41}
Et qui fait son effet malgré notre pouvoir,
Quand il trouve un objet propre à le recevoir.

Jodelet.

Les autres...

Pancrace.

Eclairés d’une moindre lumiere,
Enveloppent sa force au sein de la matiere,
Et nomment un instinct ce premier mouvement
Qui nous frappe d’abord avec aveuglement,
Et qui prenant du temps des forces suffisantes,
En forme dans les sens des images pressantes,
Qui n’en font le rapport à notre entendement
Qu’après s’être engagés sans son consentement.

Jodelet, levant la main pour parler.

Ainsi donc...

Pancrace, l’interrompant.

Nous perdrions le droit du libre arbitre.

Jodelet veut parler.

Mais...

Pancrace.

Il n’est point de mais, c’est notre plus beau titre.

Jodelet, encore de même.

Quoi !...

Pancrace.

C’est parler en vain, l’ame a sa volonté.

Jodelet, encore de même.

Il est vrai...

Pancrace.

Nous naissons en pleine liberté.

Jodelet, voulant parler.

C’est sans doute...

Pancrace.

Autrement notre essence est mortelle.
{p. 42}

Jodelet, voulant parler.

D’effet...

Pancrace.

Et nous n’aurions qu’une ame naturelle.

Jodelet.

Bon !...

Pancrace.

C’est le sentiment que nous devons avoir.

Jodelet.

Donc...

Pancrace.

C’est la vérité que nous devons savoir.

Jodelet.

Un mot...

Pancrace.

Quoi ! voudrois-tu des ames radicales,
Où l’opération pareille aux animales....

Jodelet, en lui voulant fermer la bouche.

Je voudrois te casser la gueule...

Pancrace, en se débarrassant.

On a grand tort
De vouloir que l’esprit s’éteigne par la mort.
Il faut, pour en avoir l’entiere connoissance,
Savoir que l’ame vient d’une immortelle essence,
Et qu’en nous animant, il est tout évident
Qu’elle est une substance, & non un accident ;
Ayant des attributs du Maître du tonnerre,
Elle n’est pas de feu, d’air, d’eau, ni moins de terre,
Ni le tempérament des quatre qualités
Qui renferme dans soi tant de diversités.

Jodelet s’apprête à parler.

Enfin...

Pancrace.

Les minéraux produits d’air & de flamme
Ont un tempérament, mais ce n’est pas une ame.
{p. 43}
L’ame est encore plus que n’est le mouvement ;
Plusieurs choses en ont sans avoir sentiment,
Et qui sur les objets agissent avec force.
D’un arbre mort le fruit, ou la feuille, ou l’écorce,
Donnent à nos humeurs un secret mouvement ;
L’ambre attire des corps, ainsi que fait l’aimant.

Jodelet, lassé.

Ah !...

Pancrace.

L’ame n’est donc pas cette aveugle puissance
Qui se meut, ou qui fait mouvoir sans connoissance.

Jodelet, jettant son chapeau à terre.

J’enrage !...

Pancrace.

Elle n’est pas le sang, comme on a dit.

Jodelet, en le regardant de colere.

Parlera-t-il toujours ? Mais...

Pancrace.

Ce mais m’étourdit.

Jodelet, fermant les poings.

Peste !...

Pancrace.

Nous pouvons voir des choses animées,
Qui sans avoir de sang avoient été formées.
Il est des animaux qui n’en répandent pas
Après le coup fatal qui cause leur trépas.
L’ame n’est pas aussi l’acte ni l’énergie ;
C’est au corps qu’appartient le mot d’autelechie.

Jodelet.

Hola...

Pancrace.

Prête l’oreille à mes solutions.
L’ame n’ayant donc point ces définitions,
Pour te faire savoir comme elle est immortelle,
Ecoute les vertus qui subsistent en elle :
{p. 44}
Par un divin génie & des ressorts divers,
Trois ames font mouvoir tout ce grand univers.
Aux plantes seulement est la végétative,
La sensitive au corps, l’ame a l’intellective,
Et donne l’existence aux deux qu’elle comprend,
Ainsi qu’un petit nombre est compris au plus grand.
Des trois la corruptible est jointe à la matiere ;
La seconde, approchant de sa clarté premiere,
Agit dans les démons sans commerce des corps ;
Et la troisieme enfin, par de divins efforts,
Pour faire un composé, sut renfermer en elle
La nature divine avecque la mortelle ;
Aussi l’ame a l’arbitre...

Jodelet.

Ah ! c’est trop arbitré.
Au diable le moment que je t’ai rencontré !

Pancrace.

Au diable le pendard qui ne veut rien apprendre !

Jodelet.

Au diable les savants, & qui les peut comprendre !

Pancrace.

Va, si tu m’y retiens, on y verra beau bruit.
Mais...

Jodelet.

Encore me parler ! Bon soir & bonne nuit.

Nous avons entendu le savant bavardage de Pancrace du Déniaisé, prêtons l’oreille au Pédant du Dépit amoureux.

ACTE II. Scene VII.

ALBERT, MÉTAPHRASTE.

Métaphraste.

Mandatum tuum curo diligenter.
{p. 45}

Albert.

Maître, j’ai voulu.

Métaphraste.

Maître est dit a magister ;
C’est comme qui diroit trois fois plus grand.

Albert.

Je meure
Si je savois cela. Mais soit, à la bonne heure.
Maître donc...

Métaphraste.

Poursuivez.

Albert.

Je veux poursuive aussi :
Mais ne poursuivez pas, vous, d’interrompre ainsi.
Donc encore une fois, Maître, c’est la troisieme,
Mon fils me rend chagrin. Vous savez que je l’aime,
Et que soigneusement je l’ai toujours nourri.

Métaphraste.

Il est vrai. Filio non potest præferri
Nisi filius.

Albert.

Maître, en discourant ensemble,
Ce jargon n’est pas fort nécessaire, me semble.
Je vous crois grand latin & grand docteur juré ;
Je m’en rapporte à ceux qui m’en ont assuré :
Mais, dans un entretien qu’avec vous je destine,
N’allez pas déployer toute votre doctrine,
Faire le pédagogue, & cent mots me cracher,
Comme si vous étiez en chaire pour prêcher.
Mon pere, quoiqu’il eût la tête des meilleures,
Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui, depuis cinquante ans dites journellement,
Ne sont encor pour moi que du haut allemand.
{p. 46}
Laissez donc en repos votre science auguste,
Et que votre langage à mon foible s’ajuste.

Métaphraste.

Soit.

Albert.

A mon fils, l’hymen semble lui faire peur ;
Et sur quelque parti que je sonde son cœur,
Pour un pareil lien il est froid & recule.

Métaphraste.

Peut-être a-t-il l’humeur du frere de Marc Tulle,
Dont avec Atticus le même fait sermon,
Et comme aussi les Grecs disent atanaton...

Albert.

Mon Dieu ! Maître éternel, laissez là, je vous prie,
Les Grecs, les Albanois, avec l’Esclavonie,
Et tous ces autres gens dont vous voulez parler ;
Eux & mon fils n’ont rien ensemble à démêler.

Métaphraste.

Eh bien donc, votre fils ?...

Albert.

Je ne sais si dans l’ame
Il ne sentiroit point une secrete flamme.
Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu ;
Et je l’apperçus hier, sans en être apperçu,
Dans un recoin du bois où nul ne se retire.

Métaphraste.

Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire ?
Un endroit écarté ? latinè, secessus,
Virgile l’a dit, est in secessu locus...

Albert.

Comment auroit-il pu l’avoir dit, ce Virgile,
Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille,
Ame du monde enfin n’étoit là que nous deux ?
{p. 47}

Métaphraste.

Virgile est nommé là comme un auteur fameux
D’un terme plus choisi que le mot que vous dites,
Et non comme témoin de ce qu’hier vous vîtes.

Albert.

Et moi je vous dis, moi, que je n’ai pas besoin
De terme plus choisi, d’auteur ni de témoin,
Et qu’il suffit ici de mon seul témoignage.

Métaphraste.

Il faut choisir pourtant les mots mis en usage
Par les meilleurs Auteurs. Tu vivendo bonos,
Comme on dit, scribendo, sequare peritos.

Albert.

Homme, ou démon, veux-tu m’entendre sans conteste ?

Métaphraste.

Quintilien en fait le précepte.

Albert.

La peste
Soit du causeur !

Métaphraste.

Et dit là-dessus doctement
Un mot que vous serez bien aise assurément
D’entendre.

Albert.

Je serai le diable qui t’emporte,
Chien d’homme ! Oh ! que je suis tenté d’étrange sorte
De faire sur ce mufle une application !

Métaphraste.

Mais qui cause, Seigneur, votre inflammation ?
Que voulez-vous de moi ?

Albert.

Je veux que l’on m’écoute,
Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.
{p. 48}

Métaphraste.

Ah ! sans doute.
Vous serez satisfait s’il ne tient qu’à cela :
Je me tais.

Albert.

Vous ferez sagement.

Métaphraste.

Me voilà
Tout prêt à vous ouir.

Albert.

Tant mieux.

Métaphraste.

Que je trépasse
Si je dis plus mot.

Albert.

Dieu vous en fasse la grace !

Métaphraste.

Vous n’accuserez pas mon caquet désormais.

Albert.

Ainsi soit-il.

Métaphraste.

Parlez quand vous voudrez.

Albert.

J’y vais.

Métaphraste.

Et n’appréhendez plus l’interruption nôtre.

Albert.

C’est assez dit.

Métaphraste.

Je suis exact plus qu’aucun autre.

Albert.

Je le crois.

Métaphraste.

J’ai promis que je ne dirois rien.
{p. 49}

Albert.

Suffit.

Métaphraste.

Dès à présent je suis muet.

Albert.

Fort bien !

Métaphraste.

Parlez, courage : au moins je vous donne audience ;
Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence :
Je ne desserre pas la bouche seulement.

Albert.

Le traître !

Métaphraste.

Mais, de grace, achevez vîtement.
Depuis long-temps j’écoute : il est bien raisonnable
Que je parle à mon tour.

Albert.

Donc, bourreau détestable !...

Métaphraste.

Hé, bon Dieu ! voulez-vous que j’écoute à jamais ?
Partageons le parler, ou du moins je m’en vais.

Albert.

Ma patience est bien...

Métaphraste.

Quoi ! vous voulez poursuivre ?
Ce n’est pas encor fait ? Per Jovem ! je suis ivre !

Albert.

Je n’ai pas dit...

Métaphraste.

Encor ? Bon Dieu ! que de discours !
Rien n’est-il suffisant d’en arrêter le cours ?

Albert.

J’enrage...
{p. 50}

Métaphraste.

De rechef ? Oh ! l’étrange torture !
Hé ! laissez-moi parler un peu, je vous conjure !
Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas
D’un savant qui se tait.

Albert, sortant.

Parbleu, tu te tairas.

Métaphraste, seul.

D’où vient fort à propos cette sentence expresse
D’un Philosophe : Parle, afin qu’on te connoisse.
Doncque, si de parler le pouvoir m’est ôté,
Pour moi, j’aime autant perdre aussi l’humanité,
Et changer mon essence en celle d’une bête.
Me voilà pour huit jours avec un mal de tête.
Oh ! que les grands parleurs sont par moi détestés !
Mais quoi ! si les savants ne sont point écoutés,
Si l’on veut que toujours ils ayent bouche close,
Il faut donc renverser l’ordre de chaque chose,
Que les poules dans peu dévorent les renards,
Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards,
Qu’à poursuivre les loups les agnelets s’ébattent,
Qu’un fou fasse les loix, que les femmes combattent,
Que par les criminels les juges soient jugés,
Et par les écoliers les maîtres fustigés,
Que le malade au sain présente le remede,
Que le lievre craintif...
Albert, revenant, sonne aux oreilles de Métaphraste avec une cloche de mulet qui le fait fuir.

Métaphraste.

Miséricorde ! à l’aide !

Le pédant Métaphraste ressemble fort au pédant Pancrace : tous les deux ont, sur-tout, la fureur de parler sans cesse, & de ne pas laisser desserrer {p. 51}les dents à leur interlocuteur ; mais le pédant de Moliere est plus comique. En outre la pédanterie est plus naturelle chez un Précepteur que chez un Intendant : Pancrace occupe cette place. D’ailleurs ce dernier n’interrompt qu’un misérable valet ; & Métaphraste, possédé par son démon babillard, ne respecte pas même le maître de la maison, qui, pour le faire taire, est obligé de l’épouvanter, en agitant à ses oreilles une énorme sonnette de mulet. Remarquons en passant que ce n’est pas dans ce dernier trait que Moliere brille, & qu’il auroit fort bien pu ne pas finir la scene par cette plate bouffonnerie qui se trouve dans plusieurs pieces italiennes8.

Dans la septieme scene du troisieme acte, Valere veut découvrir si Mascarille a trahi son secret. Il feint d’être enchanté que son pere soit instruit de son mariage ; il voudroit connoître, dit-il, l’honnête personne qui lui a rendu ce service, pour l’en remercier : alors Mascarille avoue que c’est lui. Son maître met l’épée à la main pour le tuer.

Cette scene est dans Arlequin muet par crainte, canevas italien. Célio arrive secrètement à Venise pour avoir une affaire d’honneur avec son rival dont il a juré la mort. Arlequin, valet de Célio, ouvre la scene avec un crocheteur qui porte la malle de son maître ; il l’arrête au milieu de la rue, le fait asseoir sur la malle, se place à côté de lui, & l’interroge sur tout ce qui se passe dans la ville. Lorsque le crocheteur a suffisamment satisfait sa curiosité, il lui dit de demander des nouvelles à {p. 52}son tour : l’autre répond qu’il n’est pas curieux. Arlequin le force, à grands coups de bâton, d’apprendre que son maître est arrivé exprès pour tuer un homme. Il entre dans le cabaret, & tout en goûtant les sauces, il fait la même confidence au cabaretier & aux servantes. Le cabaretier & le crocheteur avertissent Célio de l’indiscrétion de son valet. Célio, furieux, veut avant que de punir Arlequin, le faire convenir de ses torts. Il le prend en particulier & lui reproche de ne savoir pas travailler à la réputation de son maître. Comment ! lui dit-il, je viens à Venise exprès pour défier un rival, pour me couper la gorge avec lui ; c’est une action de bravoure qui me couvriroit de gloire si on la savoit, & tu ne l’apprends à personne ! Tu veux donc me réduire au point de faire comme les demi-braves, de raconter moi-même mes exploits, de vanter mon courage ? Arlequin lui répond naïvement qu’il a tort de lui faire ce reproche, puisqu’il a instruit du sujet de son voyage un crocheteur, le cabaretier, les servantes, les palefreniers, & que même en entrant dans la ville il s’en est entretenu avec son cheval, de façon à être entendu de tous les passants. Alors Célio lui reproche tout de bon son indiscrétion, & veut lui passer son épée au travers du corps. Arlequin, crainte de fâcher encore son maître, jure de ne plus ouvrir la bouche, & feint de la coudre. En effet il ne parle point durant toute la piece, ce qui donne lieu à des lazzis très plaisants.

{p. 53}

CHAPITRE III. §

Les Précieuses ridicules, comédie en un acte & en prose, comparée pour le fond & les détails avec le Cercle des Femmes, ou le Secret du Lit nuptial, & l’Académie des Femmes, Pieces de Chappuzeau.

Cette piece fut d’abord jouée à Lyon, & ensuite à Paris sur le théâtre du Petit Bourbon le 18 Novembre 1659. Elle eut un grand succès, puisque les comédiens firent payer double dès la seconde représentation, & qu’elle se soutint pendant quatre mois de suite. Elle est imitée d’un entretien comique en six entrées, dialogué en 1656 par M. Chappuzeau9, & intitulé Le Cercle des Femmes, ou le Secret du lit nuptial.

Extrait des Précieuses ridicules.

Le bon-homme Gorgibus a une fille & une niece dont il est fort embarrassé. Il voudroit les unir à la Grange & à du Croisy ; mais les deux Précieuses, rebutées par la simplicité de leur déclaration, de leurs propos, de leur parure, de leurs manieres, les rebutent à leur tour : ils sont furieux, & chargent de leur vengeance leurs valets. Mascarille & Jodelet s’introduisent chez les Précieuses sous les titres de Marquis & de Vicomte, charment les héroïnes par leur abord familier, {p. 54}une parure outrée, de grands airs, un jargon affecté. Lorsque les deux bégueules se flattent d’avoir subjugué deux Seigneurs du premier mérite, la Grange & du Croisy arrivent, font dépouiller leurs valets devant elles, en leur disant qu’elles peuvent les aimer, mais qu’ils ne veulent pas qu’ils se servent de leurs habits pour être mieux traités qu’eux. Les Précieuses sont confondues. Gorgibus craint qu’on ne fasse quelque farce de leur aventure.

Extrait du Cercle des Femmes.

Emilie, jeune veuve, se livre toute entiere à son goût pour l’étude, ne s’occupe plus que de livres, de conversations sur les sciences, & du soin d’entretenir commerce avec les savants. L’un d’eux fait sa déclaration qui est mal reçue. Le pédant, piqué, habille superbement Germain son pensionnaire & dont il ne sauroit être payé. Celui-ci est mieux reçu. Alors des archers viennent prendre Germain au collet & l’emmenent en prison comme un frippon. Emilie demeure fort honteuse d’avoir été la dupe d’un pareil maroufle.

 

La différence qu’il y a entre la piece de Moliere & celle de M. Chappuzeau, est si visible qu’elle est à la portée de tout le monde. La Précieuse de Chappuzeau n’a que le ridicule de parler science ; la Madelon & la Cathos de Moliere poussent l’affectation jusques dans les conversations les plus familieres, & la façon de se mettre. Elles veulent que leurs chaussettes soient de la meilleure faiseuse. La premiere ne rebute qu’un pédant qui le mérite ; les autres refusent, avec la derniere impertinence, deux époux aimables, parcequ’ils n’ont pas donné à leur passion un air {p. 55}de roman, & qu’ils ont débuté de but en blanc par le mariage. Le caractere de la Grange & de du Croisy, se trouvant tout-à-fait opposé à celui des Précieuses, fait plus ressortir leurs ridicules, & rend les amants plus intéressants. Leurs valets, qu’ils emploient à leur vengeance, sont bien plus propres à punir l’orgueil déplacé des héroïnes, que le pensionnaire du pédant. Enfin, il est bien plus plaisant de voir la Grange & du Croisy faire déshabiller leurs valets en présence des belles, auxquels elles ont donné la préférence, que d’assister à l’enlevement d’un homme qu’on arrête pour dettes.

Chappuzeau connut sans doute lui-même la distance qu’il y avoit de sa piece à celle de Moliere, puisqu’il la corrigea d’après lui, & la fit donner en 1661 sur le théâtre du Marais avec le titre de l’Académie des Femmes.

Extrait de l’Académie des Femmes.

Une absence de quatorze mois faisant conjecturer à Emilie que son époux a passé les sombres bords, elle se livre toute entiere à la littérature. Sa maison est sans cesse remplie de femmes aussi ridicules qu’elle, & de faux savants. L’un d’eux, appellé Hortense, déclare l’amour qu’il a pour Emilie. Il est très mal reçu, & forme le dessein de se venger. Il fait habiller superbement Guillot, & après lui avoir donné des instructions sur le personnage qu’il doit jouer, il présente le valet travesti sous le nom du Marquis de la Guilloche. Emilie & la compagnie des Précieuses reçoivent le nouveau Marquis avec beaucoup de politesse. On vient ensuite annoncer le Baron de la Roque ; c’est le mari d’Emilie, qu’on croyoit mort. Emilie s’évanouit à cette vue. Guillot, reconnu valet d’Hortense, {p. 56}est chassé comme il le mérite ; & le Baron, après une remontrance à sa femme sur sa conduite ridicule, lui ordonne de laisser ses livres, & de s’occuper dorénavant du soin de son ménage.

 

M. Chappuzeau semble n’avoir refait sa piece que pour prouver la différence qu’il y a d’un bon à un mauvais imitateur. Moliere fait d’un mauvais original une copie qui est un petit chef-d’œuvre ; & Chappuzeau qui refait son ouvrage d’après cette copie, n’en apperçoit pas les beautés, & ne sait y voir d’autre mérite que celui d’avoir substitué des valets à son Pensionnaire. M. Chappuzeau dit, dans une épître dédicatoire, que la piece a eu du succès. Je n’en sais rien ; mais je sais qu’on n’en parle plus. Je sais qu’à la représentation des Précieuses, un vieillard, frappé par la vérité des portraits qu’on lui présentoit, s’écria : Courage, Moliere, voilà la bonne Comédie : je sais que Ménage, en sortant de la premiere représentation, dit à Chapelain : « Nous approuvions, vous & moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement & avec tant de bon sens ; croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, & adorer ce que nous avons brûlé » : je sais enfin que Moliere a si fort ridiculisé ses originaux, qu’ils ont disparu, & que cependant nous voyons la piece avec plaisir10.

{p. 57}

CHAPITRE IV. §

Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, comédie en vers & en trois actes, comparée pour le fond, les détails & le style, avec une piece italienne intitulée, Il Ritratto, le Portrait, ou Arlichino cornuto per opinione, Arlequin cocu imaginaire, & une scene de Jodelet Duelliste, piece de Scarron.

Cette comédie fut jouée à Paris sur le théâtre du Petit Bourbon, le 28 Mars 1660. Elle est imitée presque en entier d’une piece italienne très ancienne, dont nous ferons l’extrait quand nous aurons rappellé au Lecteur le sujet du Cocu imaginaire de Moliere.

Extrait du Cocu imaginaire, ou de Sganarelle.

Gorgibus, après avoir promis à Lélie la main de Célie sa fille, veut profiter de l’absence de l’amant pour la donner à Valere. Il l’annonce à sa fille qui se trouve mal de chagrin, & laisse tomber le portrait de Lélie qu’elle contemploit. Sganarelle tâte Célie pour voir si elle est morte, & l’emporte chez elle. La femme de Sganarelle, qui, de sa fenêtre, a vu son époux auprès de Célie, est jalouse, accourt, ne trouve personne sur la scene, ramasse la miniature que Célie a laissé tomber. Sganarelle revient, est jaloux à son tour de voir un portrait dans les mains de sa femme, & le lui enleve. Lélie arrive ; il n’est pas peu surpris de trouver son portrait dans les mains d’un {p. 58}homme. Il lui demande de qui il le tient. Sganarelle, qui le reconnoît pour l’original de la miniature, lui dit d’un air fâché qu’il l’a surpris à sa femme. Lélie pense que Célie est mariée : le chagrin qu’il en ressent lui cause une foiblesse. La femme de Sganarelle s’en apperçoit, & le prie d’entrer chez elle où il se remet. Lorsqu’il en sort, Sganarelle le voit, ce qui le confirme encore plus dans l’idée qu’il est trompé par sa femme. D’un autre côté Célie apperçoit Lélie : elle descend, ne le voit plus, en demande des nouvelles à Sganarelle : celui-ci répond qu’il est mieux connu de sa femme que de lui. Célie, furieuse, jure de se venger. Elle promet à son pere d’épouser Valere ; mais elle revoit Lélie. Après quelques reproches de part & d’autre, la véritable histoire du portrait tombé des mains de Célie détruit la jalousie des deux amants & des époux. Pour comble de bonheur, Valere, marié secrètement, ne peut s’opposer aux vœux de Célie qui épouse son amant, de l’aveu même de Gorgibus.

Il Ritratto, le Portrait, ouArlichino Cornuto per opinione, Arlequin Cocu imaginaire.

Acte I. Arlequin & Camille parlent de leurs amours. Camille promet à son amant de l’épouser. On entend Scapin, cabaretier & frere de Camille. Arlequin se retire. Scapin trouve mauvais que sa sœur soit dans la rue ; il la querelle & lui dit ensuite qu’il veut la marier, lui ordonne de choisir un époux ; elle répond que le choix est fait. Arlequin se présente, il n’a pas le bonheur de plaire à Scapin qui le renvoie, & qui entre ensuite avec sa sœur dans le cabaret.

La scene change & représente une cuisine. Arlequin paroit {p. 59}mort sur une chaise. Camille le voit, se désespere, veut se tuer : son frere retient son bras, lui demande la cause de son désespoir, l’apprend avec chagrin ; il lui jure que si Arlequin vivoit encore il ne s’opposeroit plus à leur hymen. Arlequin se leve, le prend au mot ; Scapin fuit tout épouvanté. L’acte finit.

Acte II. Magnifico pere d’Eléonora paroît sur la scene avec elle, lui dit qu’il veut la marier au Docteur : elle feint d’y consentir ; mais quand elle est seule, elle soupire de l’absence de Célio, prend le portrait de cet amant, s’attendrit si fort qu’elle s’évanouit, & laisse tomber le portrait. Arlequin, conduit par le hasard, la soutient, & la porte chez elle. Camille vient ; elle dit qu’elle va tout préparer pour son mariage avec Arlequin : elle voit le portrait, le ramasse, loue la beauté de l’original. Arlequin revient, écoute, devient jaloux, enleve le portrait à Camille, & la renvoie. Il reste sur la scene fort en colere.

Celio arrive vêtu en pélerin : il a été obligé de prendre ce déguisement parcequ’il a tué un homme qui en vouloit à la vie du Docteur. Arlequin le reconnoît pour l’original du portrait. D’un autre côté Célio est fâché de voir son portrait entre les mains d’Arlequin ; il lui demande de qui il le tient ; Arlequin lui répond que c’est de sa femme. Célio croit qu’Eléonora est infidelle, il veut s’instruire de la vérité avec Scapin : il frappe au cabaret ; Camille lui ouvre la porte, lui fait beaucoup de politesses. Celio répond à ses honnêtetés, & veut lui faire un présent. Arlequin, qui voit tout cela de loin, devient furieux.

Eléonora a paru à sa fenêtre, elle a reconnu son cher Célio malgré son déguisement ; elle descend bien vîte, demande à Arlequin ce que le pélerin est devenu. Celui-ci lui répond qu’il l’ignore, mais qu’il sait seulement que le pélerin est l’amant de sa femme. Eléonora, outrée de la {p. 60}prétendue infidélité de Célio, exhorte Arlequin à la vengeance, & lui porte une épée. Camille de son côté a vu Arlequin avec Eléonora, est devenue jalouse, & paroît avec une autre épée. Les deux époux armés restent un instant seuls sur la scene ; Scapin vient se jetter entre eux, leur demande quel est le sujet de leur querelle. Camille dit que son époux l’a fait cornette, & qu’elle veut le tuer ; Arlequin répond que c’est sa femme qui le cocufie, & qu’il veut lui donner la mort. Scapin termine la dispute & l’acte en bâtonnant Arlequin.

Acte III. Célio veut apprendre des nouvelles touchant Eléonora, de l’ami qui s’intéresse à lui, & qui sollicite sa grace. Il va chez Scapin qui le reconnoît, lui dit que son ami est à la campagne, que sa maîtresse est sur le point de se marier ; mais il lui promet en même temps de faire son possible pour rompre ce mariage : il le fait entrer dans sa maison. Arlequin a tout entendu, croit qu’il a été question de Camille, fuit sans être apperçu, & se cache.

Camille est désespérée de ne pas voir Arlequin ; elle craint d’en être abandonnée. Elle prie son frere de lui écrire une lettre ; elle fait mettre dessus, à l’amant voyageur, parcequ’elle pense qu’Arlequin est parti. Arlequin croit que la lettre s’adresse au Pélerin ; il devient encore plus jaloux : il attend que Camille soit seule ; il s’empare de la lettre qu’elle a fait écrire, & veut la tuer. Célio vient la défendre, & rentre avec elle. Arlequin désespéré quitte la scene.

Magnifico parle au Docteur & à sa fille de leur prochain mariage. Eléonora consent à donner la main au Docteur, parcequ’elle est piquée contre Célio. Arlequin vient lui raconter toutes les perfidies de sa femme avec son amant ; il la prie de lui prêter une chambre pour examiner la conduite de Camille : elle y consent ; ils partent. Célio & Camille, {p. 61}qui les voient ensemble, font une scene, dans laquelle ils déclament beaucoup contre l’infidélité. Eléonora & Arlequin, qui les voient se parler fort vivement, sortent pour les surprendre. Eléonora exhorte Arlequin à la vengeance, & lui remet un poignard. Arlequin veut immoler sa femme à sa colere : Célio la défend encore.

Acte IV. Le Docteur est en habit de marié ; Magnifico l’accompagne. Ils veulent choisir une salle dans le cabaret de Scapin pour faire la noce ; Scapin les refuse. Ils vont chercher ailleurs. Dans ce temps-là Eléonora a fait des réflexions ; elle ne sauroit se déterminer à donner la main au Docteur ; elle aime mieux prendre la fuite, & se fait accompagner par Arlequin, vêtu en femme. Elle lui donne la clef de son cabinet, pour qu’il aille y prendre tous ses bijoux. Magnifico & le Docteur le rencontrent. Ils le prennent pour Eléonora, parcequ’il porte ses habits, & qu’il s’est couvert de son voile. On veut le forcer à donner la main au Docteur ; il contrefait sa voix, & dit qu’il a promis sa foi. On lui demande à qui : Célio se présente & dit que c’est à lui. Il enleve la prétendue Eléonora, qui lui échappe, & s’enferme chez Scapin. Célio frappe à la porte ; Scapin se prépare à lui ouvrir ; mais pendant ce temps-là le Docteur a été appeller de faux braves à son secours, qui tombent sur Célio. Il est obligé de se réfugier chez Eléonora ; ce qui augmente le dépit du Docteur.

Acte V. Arlequin s’est emparé de Camille. Il lui met les bijoux d’Eléonora. Célio croit voir en elle Eléonora, & l’emmene de force. Arlequin est dans la plus grande colere. Eléonora vient, & lui demande ce qui le chagrine ainsi. Arlequin lui raconte toutes les raisons qu’il croit avoir. Eléonora y est trop intéressée pour ne pas prendre part au chagrin d’Arlequin : elle le console. Scapin est indigné de leur familiarité. Eléonora lui ordonne de {p. 62}respecter Arlequin, parcequ’elle le prend sous sa protection. Cependant Scapin reproche à Arlequin les torts qu’il a avec sa sœur, & le rosse. Eléonora se fâche : Scapin dit qu’il ne peut souffrir qu’Arlequin traite sa sœur de coquette. Eléonora soutient qu’elle mérite cette épithete. Camille paroît, en disant que le Pélerin la poursuit partout. Célio arrive : ou découvre l’équivoque du portrait ; & le Docteur, pour qui Célio a jadis risqué sa vie, lui cede Eléonora.

 

Voilà la piece telle qu’elle est jouée en Italie, telle que les anciens Comédiens Italiens la représentoient à Paris quand Moliere jugea à propos de s’emparer du sujet. Il a senti que le second acte de cette piece étoit le meilleur ; aussi en a-t-il tiré presque en entier ses trois actes. Confrontons les scenes originales avec celles de la copie.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene I. Magnifico veut marier Eléonora sa fille avec le Docteur qu’elle n’aime point : elle feint cependant de consentir à ce mariage.

Piece Françoise, Acte I, Scene I.Gorgibus veut que sa fille Célie donne la main à Valere, pour qui elle n’a nulle inclination ; elle l’avoue à son pere : elle y est autorisée par l’approbation qu’il a déja donnée à la recherche de Lélie qu’elle aime.

 

Cette contradiction entre le pere & la fille donne à la Scene Françoise une action, une vie que l’Italienne n’a pas. Elle prévient en faveur de l’héroïne, & pique la curiosité du spectateur.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene II. Eléonora, seule sur la scene, se plaint de l’absence de Célio qu’elle aime, prend son portrait, s’attendrit & se trouve mal.

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Piece Françoise, Acte I. Scene II.Célie fait admirer à sa suivante le portrait de Lélie, est bien fâchée qu’il soit absent, & se trouve mal.

 

Célie a une suivante ; Eléonora n’en a point : aussi cette derniere est-elle obligée de faire un monologue un peu long, au lieu que la scene de Célie avec sa suivante peut être étendue sans pécher contre la vraisemblance.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene III. Arlequin vient au secours d’Eléonora, & l’emporte chez elle.

Piece Françoise, Acte I, Scene III.Sganarelle accourt aux cris de la suivante pour secourir Célie. La suivante sort pour aller chercher quelqu’un, dit-elle, qui emporte sa maîtresse.

Scene IV. Sganarelle reste avec Célie, & lui passe la main sur le sein pour voir si elle respire. La femme de Sganarelle voit cela de sa fenêtre & devient jalouse, sur-tout quand Sganarelle emporte Célie.

 

Moliere fait deux scenes d’une seule Italienne. Il est au-dessus de l’Auteur Italien lorsqu’il prépare la jalousie de la femme, en faisant passer la main de Sganarelle sur le sein de Lélie : il est au-dessous par la sortie forcée de la suivante. Sganarelle pouvoit fort bien emporter Célie chez elle, lorsque la suivante a été chercher du monde pour cela. Outre ce défaut, causé par la suivante, la suivante elle-même est inutile à la piece ; aussi ne la verrons nous plus.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene IV. Camille ramasse le portrait de Célio qu’Eléonora a laissé tomber, & l’admire.

Piece Françoise, Acte I, Scene V. La femme {p. 64}de Sganarelle trouve le portrait de Lélie, tombé des mains de Célie, & le contemple.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene V. Arlequin surprend sa femme admirant la beauté du jeune homme représenté dans le portrait, devient jaloux, lui enleve la miniature, & la renvoie.

Piece Françoise, Acte I, Scene VI. La femme de Sganarelle, non contente de louer la beauté de l’homme peint dans la miniature, sent la boîte, parcequ’elle est parfumée. Sganarelle croit qu’elle baise le portrait, est furieux, le lui arrache des mains : sa femme le reprend, & fuit : Sganarelle court après elle.

 

La Scene Françoise est meilleure que l’Italienne, en ce que la femme, en sentant le portrait, donne à croire au mari qu’elle le baise, & motive par-là sa jalousie : mais elle finit, je pense, moins bien que l’Italienne. Il n’est pas naturel, lorsqu’un mari surprend à sa femme le portrait d’un jeune homme, que cette femme le reprenne de force. Si le portrait l’intéresse, elle feint le contraire : si le portrait ne l’intéresse pas, fera-t-elle les coups de poing pour le ravoir ?

 

Piece Italienne, Acte II, Scene VI. Arlequin reste sur la scene avec le portrait qu’il injurie. Célio arrive, vêtu en Pélerin, voit son portrait dans les mains d’un inconnu, lui demande où il a pris cette miniature : l’autre lui répond que c’est dans les mains de sa femme. Colere d’Arlequin, qui reconnoît Célio pour l’original du portrait. Désespoir de Célio, qui croit Eléonora mariée avec Arlequin.

Scene VII. Célio frappe chez Scapin. Camille paroît. {p. 65}Célio lui demande s’il peut parler à son frere ; elle répond qu’oui, & le fait entrer.

Scene VIII. Arlequin voyant entrer Célio avec sa femme, est furieux ; il veut aller les troubler, quand ils reparoissent.

Scene IX. Camille accompagne fort poliment Célio, qui, charmé de son honnêteté, veut lui faire un présent ; ce qui augmente encore la colere d’Arlequin.

Piece Françoise, Acte II, Scene I.Lélie arrive avec Gros René son valet. On a dit au maître que Célie doit se marier incessamment, il est alarmé. Le domestique meurt de faim ; Lélie lui permet d’aller manger.

Scene II. Lélie, seul, est rassuré par l’amour que Célie lui a témoigné avant son départ, & par la parole du pere.

Scene III. Sganarelle revient. Lélie est surpris de voir son portrait dans ses mains. Sganarelle lui dit qu’il le tient de sa femme. Lélie ne doute plus de l’infidélité de Célie : il est au désespoir. Sganarelle croit voir en lui l’amant de sa femme, s’emporte contre elle & fort pour se plaindre à l’un de ses parents.

Scene IV. Lélie reste sur la scene pour déclamer contre la figure de Sganarelle, qu’il croit son rival, & pour se trouver mal.

Scene V. La femme de Sganarelle sort, voit Lélie prêt à tomber en foiblesse, craint pour lui les suites d’un évanouissement, & le prie d’entrer dans sa maison, en attendant que son mal soit passé.

Scene VI. Sganarelle revient avec un parent de sa femme, qui l’exhorte à ne pas s’alarmer légérement. {p. 66}Sganarelle convient tout seul que le parent a raison, & s’appaise.

Scene VII. Sganarelle reprend son courroux en voyant Lélie sortir de chez lui, & sa femme qui l’accompagne civilement, en le priant de ne pas sortir si-tôt.

Scene VIII. Sganarelle veut voir si Lélie lui adressera la parole. Lélie frémit en voyant Sganarelle, & s’écrie qu’il est trop heureux d’avoir une aussi belle femme.

 

Moliere a très bien fait de ne pas déguiser Lélie en pélerin, & de nous sauver les détails de l’affaire d’honneur qui l’a fait travestir. Mais l’action des scenes que nous venons de citer est moins rapide que celle de l’Italien. Le valet de Lélie & le parent n’y contribuent pas peu. Les personnages inutiles sont toujours mortels dans une piece. Outre cela, il est très naturel que Célio allant parler à Scapin, sa sœur le fasse entrer chez elle. Je n’aime point que Moliere donne un étourdissement au pauvre Lélie pour l’introduire dans la maison de Sganarelle ; il avoit déja tiré parti de l’évanouissement de Célie, & une pamoison suffit dans une comédie.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene X. Eléonora reconnoît de sa fenêtre Célio : elle vient demander ce qu’il est devenu à Arlequin. Celui-ci répond qu’il l’ignore ; mais qu’il sait, à n’en pas douter, que Célio est l’amant de sa femme. Eléonora le croit, & médite une vengeance.

Piece Françoise, Acte II, Scene X. Célie a vu de sa fenêtre Lélie. Elle descend pour demander à Sganarelle s’il connoît l’homme avec qui il étoit ; Sganarelle lui répond que c’est un damoiseau {p. 67}qui le fait cocu. Célie, outrée, jure de se venger.

 

Je ne détaillerai point le troisieme acte de Moliere, parcequ’il ne sert presque qu’à démêler l’imbroglio des deux premiers. Le Lecteur peut à présent décider entre l’original & la copie. Je crois que le Poëte François a très bien fait de ne prendre que la quintessence de la comédie italienne ; mais je pense aussi que dans ce qu’il en a imité, il est quelquefois moins chaud, moins rapide, moins naturel même que l’Italien. Patience ! ses modeles n’auront pas toujours le même avantage.

Au troisieme acte Sganarelle ne se déguise point en femme comme Arlequin ; mais il prend un ajustement aussi burlesque, puisqu’il s’arme de pied en cap. Nous pouvons encore reprocher à Moliere qu’il a donné à son Sganarelle le ton & les manieres des Jodelets, personnages ridicules, fort à la mode sur la scene avant qu’il y eût ramené le goût. Rapprochons Sganarelle de Jodelet, & nous verrons que s’ils ne se ressemblent pas parfaitement, ils ont du moins un air de famille très frappant.

ACTE II. Scene XI.

Sganarelle, seul.

Courons donc le chercher ce pendard qui m’affronte,
Montrons notre courage à venger notre honte.
Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens,
Et sans aucun respect faire cocus les gens.
(Il revient après avoir fait quelques pas.)
Doucement, s’il vous plaît : cet homme a bien la mine
D’avoir le sang bouillant & l’ame un peu mutine :
{p. 68}
Il pourroit bien, mettant affront dessus affront,
Charger de bois mon dos, comme il a fait mon front.
Je hais de tout mon cœur les esprits colériques,
Et porte grand amour aux hommes pacifiques.
Je ne suis point battant, de peur d’être battu,
Et l’humeur débonnaire est ma seule vertu.
Mais mon honneur me dit que d’une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance :
Ma foi, laissons le dire autant qu’il lui plaira ;
Au diantre qui pourtant rien du tout en fera.
Quand j’aurai fait le brave, & qu’un fer, pour la peine,
M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ?
La biere est un séjour par trop mélancolique,
Et trop mal-sain pour ceux qui craignent la colique.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
En tout cas, ce qui peut m’ôter ma fâcherie,
C’est que je ne suis pas seul de ma confrairie.
Voir cajoler sa femme & n’en témoigner rien,
Se pratique aujourd’hui par force gens de bien.
N’allons donc pas chercher à faire une querelle
Pour un affront qui n’est que pure bagatelle.
L’on m’appellera sot de ne me venger pas ;
Mais je le serois fort de courir au trépas.
(Mettant sa main sur sa poitrine.)
Je me sens là pourtant remuer une bile
Qui veut me conseiller une action virile.
Oui, le courroux me prend, c’est trop être poltron,
Je veux résolument me venger du larron.
Déja pour commencer, dans l’ardeur qui m’enflamme,
Je vais dire par-tout qu’il couche avec ma femme.
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ACTE III. Scene IV.

Sganarelle, armé de pied en cap, & se donnant des soufflets pour s’exciter.

Guerre, guerre mortelle à ce larron d’honneur,
Qui, sans miséricorde, a souillé notre honneur.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Ma colere à présent est en état d’agir :
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage ;
Et, si je le rencontre, on verra du carnage.
Oui, j’ai juré sa mort, rien ne peut m’empêcher :
Où je le trouverai, je veux le dépêcher.
(Tirant son épée à demi, il s’approche de Lélie.)
Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . Ah ! poltron, dont j’enrage,
Lâche, vrai cœur de poule. . . . .
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux ;
Là, hardi, tâche à faire un effort généreux,
En le tuant tandis qu’il tourne le derriere.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

JODELET DUELLISTE, Acte V. Scene I.

Jodelet, en chaussons & prêt à se battre.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Mais n’est-ce pas à l’homme une grande sottise
De s’aller battre armé d’une seule chemise,
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Si tant d’endroits en nous peuvent être percés,
Par où l’on peut aller parmi les trépassés ?
Le moindre coup au cœur est une sure voie
Pour aller chez les morts ; il est ainsi du foie :
Le rognon n’est pas sain quand il est entr’ouvert,
Le poumon n’agit point quand il est découvert :
Un artere coupé ! Dieux ! ce penser me tue ;
J’aimerois bien autant boire de la ciguë.
Un œil crevé ! Mon Dieu ! que viens-je faire ici !
Que je suis un grand sot de m’hasarder ainsi !
Je n’aime point la mort parcequ’elle est camuse,
Et que, sans regarder qui la veut ou refuse,
L’indiscrete qu’elle est, grippe, vousit ou non,
Pauvre, riche, poltron, vaillant, mauvais & bon.
Mais je suis trop avant pour reculer arriere :
C’est affaire en tous cas à rendre la rapiere.
Doncque bien loin de moi la mort & ses glaçons ;
Je veux être de ceux qu’on dit mauvais garçons.
Mon cartel est reçu, je n’en fais point de doute :
Mon homme ne vient point ; peut-être il me redoute.
Hélas ! plaise au Seigneur qu’il soit sot à tel point,
Qu’il me tienne mauvais & ne se batte point !
Mais les raisonnements sont tout-à-fait frivoles,
Où l’on a plus besoin d’effets que de paroles.
Animons notre cœur un peu trop retenu.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

On conviendra que le brave Sganarelle imite trop bien jusqu’au jargon du vaillant Jodelet. Tous les deux jouent sur des mots bas & des tournures burlesques ; mais Moliere sera désormais exempt d’un pareil reproche.

{p. 71}

CHAPITRE V. §

Don Garcie de Navarre, oule Prince Jaloux, Comédie héroïque en cinq actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec une tragi-comédie italienne intitulée il Principe geloso, le Prince jaloux, par Cicognini.

Cette Comédie fut représentée à Paris sur le théâtre du Palais Royal, le 4 Février 1651. Le même sujet a été traité en Espagne & en Italie. C’est la piece italienne que nous opposerons à celle de Moliere.

Extrait de Don Garcie de Navarre, ou du Prince jaloux.

Avant-scene.Mauregat a usurpé les Etats de Léon. Alphonse, Prince légitime de Léon, mais encore enfant, échappe au tyran par les soins de son Gouverneur, qui le confie au Roi de Castille. On lui donne le nom de Don Silve. Il se croit le fils du Roi Castillan, & passe pour tel. Sa sœur Dona Elvire reste au pouvoir du barbare Mauregat. A peine est-elle en âge d’être mariée que son ennemi projette de l’unir à son fils, pour lui assurer des droits au trône. Il veut lui-même épouser Dona Elvire, qui aime Don Silve & en est aimée. D’un autre côté, Don Garcie, Prince de Navarre, est épris des charmes de Dona Elvire ; il l’enleve à Mauregat, & la conduit dans {p. 72}Astorgue. Don Silve l’y voit, ne la reconnoît pas pour sa sœur, la préfere à Dona Ignès. Il réunit ses forces à celles de Don Garcie pour chasser l’usurpateur de Léon, & rendre l’Etat au frere de Dona Elvire.

Acte I. Dona Elvire préfere Don Garcie à Don Silve, quoiqu’elle estime beaucoup le dernier. Elle redoute la jalousie de son amant. Sa confidente lui dit que Don Garcie sera moins jaloux dès qu’il aura reçu la lettre où Dona Elvire l’assure de la préférence qu’elle lui accorde sur son rival : la Princesse change d’avis, aime mieux faire cette confidence de vive voix. Elle avoue en effet au Prince qu’il est aimé. Elle lui fait promettre qu’il ne sera pas jaloux : le Prince le jure. Dans le moment on apporte une lettre à Elvire : Don Garcie se trouble, la jalousie le tourmente ; la Princesse a pitié de ses maux, & lui remet la lettre. Don Garcie feint de ne pas vouloir la lire : il proteste qu’il n’est point jaloux : il ne lit, dit-il, la lettre que pour obéir à Dona Elvire, & voit qu’elle vient de Dona Ignès, qui fait part à son amie des chagrins que Mauregat lui prépare en voulant l’épouser malgré elle. Elvire plaint Dona Ignès, raille le Prince sur sa jalousie, lui dit qu’elle ne sera peut-être pas toujours aussi complaisante qu’elle vient de l’être. Le Prince promet d’abjurer ses mouvements jaloux. L’acte finit.

Acte II. Elise, confidente d’Elvire, reproche à Don Lope qu’il entretient le Prince dans sa jalousie. Don Lope lui répond qu’il faut flatter les foiblesses des Rois. Don Garcie arrive d’un air troublé, fait dire à la Princesse qu’il veut lui {p. 73}parler ; reste seul sur la scene, & se consulte pour voir s’il a raison de laisser éclater sa jalousie. Il lit la moitié d’une lettre écrite de la main d’Elvire. Elle est conçue en ces termes :

Quoique votre rival. . . .
Vous devez toutefois vous. . . .
Et vous avez en vous à. . . .
L’obstacle le plus grand. . . .
Je chéris tendrement ce. . . .
Pour me tirer des mains de. . . .
Son amour, ses devoirs. . . .
Mais il m’est odieux avec. . . .
Otez donc à vos feux ce. . . .
Méritez les regards que l’on. . . .
Et lorsqu’on vous oblige. . . .
Ne vous obstinez point à. . . .

Il croit voir dans cette partie de lettre les raisons les mieux fondées pour crier à la perfidie. La Princesse paroît ; il l’accable de reproches : elle appelle sa confidente, lui demande ce qu’elle a fait d’une lettre qu’elle lui avoit confiée. La confidente répond qu’elle n’en a plus qu’une partie, parceque Don Lope, qui est entré chez elle, a eu l’impertinence de vouloir la lire, qu’elle a fait ses efforts pour la reprendre, & n’a pu en conserver que la moitié, qu’on remet à Don Garcie. Il réunit les deux morceaux, & lit :

Quoique votre rival, Prince, alarme votre ame,
Vous devez toutefois vous craindre plus que lui ;
Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui
L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
{p. 74}
Je chéris tendrement ce qu’a fait Don Garcie
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs :
Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m’est odieux avec sa jalousie.
Otez donc à vos feux ce qu’ils en font paroître,
Méritez les regards que l’on jette sur eux ;
Et lorsqu’on vous oblige à vous tenir heureux,
Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l’être.

Don Garcie voit clairement que le billet dont il s’est alarmé étoit pour lui. Il demande pardon de ses emportements ; on ne veut pas le lui accorder. Il veut se jetter sur son épée. Elvire se laisse fléchir ; le Prince promet à son ordinaire de n’être plus jaloux. Don Lope accourt pour lui faire part d’une découverte qui blesse son amour ; il refuse de l’écouter, & en meurt d’envie. Don Lope feint de changer de conversation ; le Roi le prie de satisfaire sa curiosité. Don Lope l’entraîne hors de la scene, pour l’instruire sans crainte d’être entendu.

Acte III. Elvire est honteuse d’avoir aussi facilement pardonné à la jalousie du Prince. Don Silve s’introduit incognito dans la ville, & bientôt auprès d’Elvire, il lui dit qu’il va combattre pour elle, & mériter la préférence sur son rival. La Princesse l’exhorte à reprendre les fers de Dona Ignès. Don Garcie paroît, reproche à Don Silve sa démarche hasardée, & accuse Elvire d’être d’intelligence avec son rival. Elvire, outrée, veut le punir, exhorte Don Silve à la servir, en remettant son frere sur le trône, & lui promet que si elle n’est point à lui, elle ne sera pas du moins à Don Garcie. Les deux Princes restent sur la scene. Don Garcie pourroit faire {p. 75}arrêter Don Silve, qui le brave jusques dans son palais : mais il lui dit qu’il peut se retirer sans crainte ; saura bien le trouver ailleurs, pour empêcher qu’Elvire soit à lui.

Acte IV. Don Garcie n’ose paroître aux yeux de Dona Elvire. Il envoie Don Alvar pour solliciter sa grace. Elvire est d’autant plus inexorable, qu’elle vient d’apprendre la mort de Dona Ignès, & qu’elle en est au désespoir. Don Alvar se retire. Elise vient dire à la Princesse qu’un inconnu demande à être introduit secrètement auprès d’elle. La Princesse ordonne qu’on le fasse entrer dans son cabinet, & va l’y attendre. L’inconnu arrive, se fait connoître à Elise pour Dona Ignès. Elle a fait courir le bruit de sa mort pour se dérober à l’hymen auquel son tyran la destinoit. Elle va joindre son amie. Don Garcie, désespéré qu’Alvar n’ait pu obtenir son pardon, vient le solliciter lui-même, & veut entrer chez la Princesse : Elise le retient, & court avertir Elvire ; mais elle laisse la porte entr’ouverte. Le Prince voit Dona Ignès, vêtue en homme, dans les bras d’Elvire ; il est trompé par l’habit : il veut entrer pour punir le téméraire ; Elvire paroît & l’arrête. Ils font ensemble une des plus belles scenes qui soient au théâtre, du moins par la situation qui est très piquante. Je vais la transcrire, en partie, parcequ’indépendamment du plaisir que le Lecteur prendra en la lisant, il est nécessaire qu’il puisse la comparer avec la scene originale.

Scene VIII.

DONA ELVIRE, DON GARCIE.

Dona Elvire.

Hé bien ! que voulez-vous ? & quel espoir de grace,
Après vos procédés, peut flatter votre audace ?
{p. 76}
Osez-vous à mes yeux encor vous présenter ?
Et que me direz-vous que je puisse écouter ?

Don Garcie.

Que toutes les horreurs dont une ame est capable,
A vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons & le ciel en courroux
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

Dona Elvire.

Ah ! vraiment, j’attendois l’excuse d’un outrage ;
Mais, à ce que je vois, c’est un autre langage.

Don Garcie.

Oui, oui, c’en est un autre, & vous n’attendiez pas
Que j’eusse découvert le traître dans vos bras ;
Qu’un funeste hasard, par la porte entr’ouverte,
Eût offert à mes yeux votre honte & ma perte.
Est-ce l’heureux amant sur ses pas revenu,
Ou quelque autre rival qui m’étoit inconnu ?
O Ciel ! donne à mon cœur des forces suffisantes
Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes !
Rougissez maintenant, vous en avez raison,
Et le masque est levé de votre trahison.
Voilà ce que marquoient les troubles de mon ame ;
Ce n’étoit pas en vain que s’alarmoit ma flamme.
Par ces fréquents soupçons, qu’on trouvoit odieux,
Je cherchois le malheur qu’ont rencontré mes yeux ;
Et, malgré tous vos soins & votre adresse à feindre,
Mon astre me disoit ce que j’avois à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a pas de puissance,
Que l’amour veut par-tout naître sans dépendance11,
{p. 77}
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute ame est libre à nommer son vainqueur :
Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte ;
Et son arrêt livrant mon espoir à la mort,
Mon cœur n’auroit eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne sauroit trouver de trop grands châtiments,
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Non, non, n’espérez rien après un tel outrage,
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Trahi de tout côté, mais dans un triste état,
Il faut que mon amour se venge avec éclat,
Qu’ici j’immole tout à ma fureur extrême,
Et que mon désespoir acheve par moi-même.

Dona Elvire.

Assez paisiblement vous a-t-on écouté ?
Et pourrai-je à mon tour parler en liberté ?

Don Garcie.

Et par quels beaux discours que l’artifice inspire....
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Dona Elvire.

. . . . . . . . . .
. . . . Encore un peu d’attention,
Et vous allez savoir ma résolution.
Il faut que de nous deux le destin s’accomplisse :
Vous êtes maintenant sur un grand précipice ;
{p. 78}
Et ce que votre cœur pourra délibérer,
Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer.
Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre,
Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre,
Et ne demandez pas d’autre preuve que moi
Pour condamner l’erreur du trouble où je vous vois ;
Si de vos sentiments la prompte déférence
Veut, sur ma seule foi, croire mon innocence,
Et de tous vos soupçons démentir le crédit,
Pour croire aveuglément ce que mon cœur vous dit,
Cette soumission, cette marque d’estime,
Du passé, dans ce cœur, efface tout le crime :
Je rétracte à l’instant ce qu’un juste courroux
M’a fait, dans la chaleur, prononcer contre vous ;
Et, si je puis un jour choisir ma destinée,
Sans choquer les devoirs du rang où je suis née,
Mon bonheur, satisfait par ce respect soudain,
Promet à votre amour & mes vœux & ma main.
Mais prêtez bien l’oreille à ce que je vais dire.
Si cette offre sur vous obtient si peu d’empire
Que vous me refusiez de me faire, entre nous,
Un sacrifice entier de vos transports jaloux ;
S’il ne vous suffit pas de toute l’assurance
Que vous peuvent donner mon cœur & ma naissance,
Et que de votre esprit les ombrages puissants
Forcent mon inconstance à convaincre vos sens,
Et porter à vos yeux l’éclatant témoignage
D’une vertu sincere à qui l’on fait outrage,
Je suis prête à le faire, & vous serez content :
Mais il vous faut de moi détacher à l’instant,
A mes vœux pour jamais renoncer de vous-même ;
Et j’atteste du Ciel la puissance suprême,
Que, quoi que le destin puisse ordonner de nous,
{p. 79}
Je choisirai plutôt d’être à la mort qu’à vous.
Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire ;
Avisez maintenant celui qui peut vous plaire.

Don Garcie.

Juste Ciel ! jamais rien peut-il être inventé
Avec plus d’artifice & de déloyauté ?
Tout ce que des enfers la malice étudie
A-t-il rien de si noir que cette perfidie ?
Et peut-elle trouver, dans toute sa rigueur,
Un plus cruel moyen d’embarrasser un cœur ?
Ah ! que vous savez bien ici, contre moi-même,
Ingrate, vous servir de ma foiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’effort prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Parcequ’on est surprise, & qu’on manque d’excuse,
D’une offre de pardon on emprunte la ruse.
Votre feinte douceur forme un amusement
Pour divertir l’effet de mon ressentiment,
Et, par le nœud subtil du choix qu’elle embarrasse,
Veut soustraire un perfide au coup qui le menace.
Oui, vos dextérités veulent me détourner
D’un éclaircissement qui vous doit condamner ;
Et votre ame, feignant une innocence entiere,
Ne s’offre à m’en donner une pleine lumiere
Qu’à des conditions, qu’après d’ardents souhaits,
Vous pensez que mon cœur n’acceptera jamais.
Mais vous serez trompée en me croyant surprendre.
Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre,
Et quel fameux prodige, accusant ma fureur,
Peut de ce que j’ai vu justifier l’horreur.

Dona Elvire.

Songez que par ce choix vous allez vous prescrire
De ne plus rien prétendre au cœur de Done Elvire.
{p. 80}

Don Garcie.

Soit ; je souscris à tout, & mes vœux aussi-bien,
En l’état où je suis, ne prétendent à rien.

Dona Elvire.

Vous vous repentirez de l’éclat que vous faites.

Don Garcie.

Non, non, tous ces discours sont de vaines défaites,
Et c’est moi bien plutôt qui dois vous avertir
Que quelque autre dans peu pourra se repentir.
Le traître, quel qu’il soit, n’aura pas l’avantage
De dérober sa vie à l’effort de ma rage.

Dona Elvire.

Ah ! c’est trop en souffrir, & mon cœur irrité
Ne doit plus conserver une sotte bonté :
Abandonnons l’ingrat à son propre caprice,
Et puisqu’il veut périr, consentons qu’il périsse.
(Elle appelle.) (A Don Garcie.)
Elise........ A cet éclat vous voulez me forcer ;
Mais je vous apprendrai que c’est trop m’offenser.

Ignès paroît, découvre son sexe : le Prince est confondu : il veut périr, mais en servant la Princesse les armes à la main.

Acte V. Dans l’entr’acte, le Prince a fait tout ce qu’il a pu pour combattre le tyran de sa Princesse. Il est arrivé trop tard ; son rival l’avoit déja prévenu. On peint à Elvire le chagrin dans lequel il est plongé : elle veut le consoler : elle l’envoie chercher ; elle lui promet de ne pas traiter le vainqueur aussi bien qu’il le craint. Don Silve arrive triomphant, pour conduire la Princesse dans ses Etats. Don Garcie, loin de repousser son rival, lui fait ouvrir les portes d’Astorgue. Ignès est au désespoir de n’être pas unie à Don {p. 81}Silve : ses maux, dit-elle, sont adoucis en le voyant passer dans les bras de son amie. Elvire lui conseille d’espérer encore. Elle porte Don Silve à rendre son cœur à la premiere beauté qui l’avoit captivé ; elle ne peut répondre à son amour, parcequ’elle veut se retirer dans un asyle respectable. Mais elle change d’avis sur ce dernier article, quand Don Silve lui déclare qu’il est Don Alphonse son frere, qu’il n’en est instruit que depuis un instant. Il reconnoît Ignès, l’épouse ; & Dona Elvire est trop contente d’épouser son Jaloux.

 

Cette piece ne réussit point ; & on le croira sans peine, pour peu qu’on réfléchisse sur le fond du sujet & la nature des incidents, même sur le genre de l’ouvrage. Voyons si tous ses défauts appartiennent à l’original.

Il Principe geloso, oule Prince jaloux, Tragicomédie, en cinq actes.

Avant-Scene. Don Rodrigue, Roi de Valence, voit Delmire, sœur de Don Pedre, Roi d’Aragon ; il en devient épris, demande sa main ; & ne l’obtenant pas, il l’enleve à main armée, la conduit dans son palais, où il la traite avec tout le respect dû à son rang & à son sexe. Don Pedre assiege Valence. Cependant Delmire devient sensible pour Don Rodrigue. Elle écrit à son frere, & lui fait part des égards, des bons traitements que le Roi de Valence a pour elle. L’inimitié cesse par-là entre les deux Princes. On parle de paix ; on projette de terminer les différents par le mariage de Delmire avec Don Rodrigue. La Princesse seroit au comble de ses vœux si elle ne redoutoit l’excessive jalousie de son amant. L’action va commencer.

{p. 82}

Acte I. Le Théâtre représente l’appartement de la Princesse Delmire : elle est à sa toilette, entourée de ses femmes, qui sont occupées à la coeffer.

La Princesse exhorte ses femmes à ne pas orner ses cheveux de fleurs & de diamants, à se donner moins de soins pour cacher les défauts de sa figure, ou pour en augmenter les attraits, puisque sa beauté ne serviroit qu’à la rendre malheureuse en redoublant la jalousie du Prince qu’elle aime. Elle se promet bien de rompre avec lui, s’il ne met pas fin à ses transports jaloux. On entend des instruments de guerre & une décharge d’artillerie. La Princesse jette les vains ornements de son sexe, & demande à s’armer pour aller combattre auprès de Don Rodrigue, qu’elle regarde comme son époux. Elle crie, aux armes ! aux armes !

Florente, domestique de Delmire, arrive, & leur dit en riant, qu’elle aura en effet besoin de combattre, mais que l’heure n’est point encore venue. Il lui apprend que la paix est faite, que le bruit des tambours, des timbales, des trompettes, & celui de l’artillerie annonçoit, cette heureuse nouvelle, & que l’hymen de son Altesse & du Roi de Valence sera le gage de la bonne intelligence qui regnera désormais entre Valence & l’Aragon. Delmire béniroit cette heureuse journée, si elle ne craignoit la jalousie du Prince. Florente dit encore à Delmire que la Duchesse de Tyrol l’assure de ses respects, & qu’elle viendra lui rendre ses hommages, si elle est sure que sa visite lui fasse plaisir, & si la Princesse daigne le lui écrire. Delmire assure qu’elle aime trop la Duchesse de Tyrol pour y manquer. Elle ordonne à ses femmes & à Florente de la suivre. Florente perd en sortant une de ses manchettes.

Arlequin entre sur la scene en parlant de l’ordre qu’il a {p. 83}reçu du Roi pour veiller sur les actions de Delmire, & lui rendre compte de tout ce qu’il verra. Il cherche de tous côtés, il ne trouve rien qui puisse lui donner des lumieres ; &, après avoir fait beaucoup de lazzis devant le miroir, il trouve la manchette de Florente. Il va, dit-il, la porter au Roi pour lui apprendre qu’il est entré un homme dans l’appartement de Delmire. Il voit venir Délia, suivante de la Princesse, & Florente ; il se cache pour écouter ce qu’ils disent.

Délia reproche à Florente l’air d’indifférence qu’il a eu pour elle à son arrivée : Florente s’excuse sur la présence de la Princesse, à laquelle il craignoit de manquer de respect. Il se plaint à son tour de ce que Délia n’a pas fait réponse à une lettre qu’il lui a écrite : Délia lui répond qu’elle n’a pu écrire elle-même, parcequ’elle s’est blessée à la main droite, en brodant ; mais que la Princesse, sensible à sa peine, a bien voulu faire réponse pour elle. Délia ajoute que la lettre n’est point partie, n’ayant pu trouver une commodité sure ; elle la remet à Florente, qui la lit, s’écrie : Oh trop aimable Delmire ! Arlequin s’avance, se jette sur la lettre, veut l’arracher des mains de Florente, & n’en enleve qu’une partie en fuyant. On le regarde comme un bouffon ; on méprise cette aventure.

Acte II. Rodrigue demande à Pantalon, son ancien gouverneur, le sujet de sa tristesse, dans un moment où tout son peuple marque la plus grande joie de voir finir la guerre, & sur-tout dans un moment où l’hymen va combler tous ses vœux, en l’unissant à Delmire. Pantalon répond au Prince, que son chagrin est causé par la crainte où il est que sa jalousie ne le rende malheureux : il l’exhorte à bannir de son cœur cette funeste passion ; le Roi le lui promet. Pantalon sort content.

Le Roi prie Delmire de couronner ses vœux. La Princesse {p. 84}le lui promet, à condition qu’il ne sera plus jaloux : le Prince le jure. Delmire veut l’éprouver encore vingt-quatre heures, avant que de lui donner la main.

Arlequin arrête le Prince, lui dit qu’il a des choses de la derniere conséquence à lui apprendre. Rodrigue ne veut pas l’écouter, & le renvoie ; mais, cédant à la curiosité, il le rappelle. Arlequin lui apprend, après beaucoup de lazzis, qu’il a trouvé une manchette d’homme chez Delmire, & une lettre. Le Prince fait beaucoup de réflexions sur la personne qui peut être entrée dans l’appartement de la Princesse : il prend la manchette avec la lettre, & lit :

 « L’amour que tu m’as juré, mon cher. . . .
« que tu ne mépriseras point cette marque. . . .
« j’espere que je te soulagerai en t’envoyant. . . .
« avec laquelle je voudrois que tu reçusses un cœur. . . .
 « Ne sois point surpris si j’emploie une. . . .
« Tu reconnoîtras facilement ce caractere. . . .
« maîtresse. Tu es à Saragosse. Cruelle absence. . . .
« la mort ! Reviens ici au moins par pitié. . . .
« Viens trouver celle que ton éloignement. . . .
« Adieu, ma chere ame ; aime-moi autant. . . .
« Si ton retour n’est prompt, j’irai moi-même. . . .
  « Celle qui t’aimera jusqu’à la mort. . . . »

  A Valence.            Del. . . .

Le Prince, furieux, reconnoît l’écriture de Delmire. Il demande à Arlequin de qui il tient la lettre. Celui-ci répond qu’elle étoit dans les mains de Florente & de Délia. Le Roi le chasse avec emportement : il jure que Delmire, Délia & Florente mourront. Il voit venir la Princesse, il se contraint pour la mieux confondre avant que de laisser éclater sa vengeance.

La Princesse se félicite de trouver le Roi dans son appartement. {p. 85}Le Roi lui dit de laisser là ses compliments, & de lui répondre. Il lui demande s’il n’est point entré d’homme chez elle. Elle cherche dans sa mémoire avant que de répondre.

Florente vient en cherchant sa manchette. Le Roi lui demande ce qu’il a perdu : Florente le lui dit. Le Roi le lui rend, lui demande le secret, & le renvoie : il est tranquille sur un article ; mais la lettre l’inquiete toujours. Il la montre à la Princesse ; elle avoue qu’elle a écrit cette lettre, qu’elle est pleine de tendresse, qu’elle est pour un amant aimé, & assure en même temps que malgré cela elle n’est point perfide. Le Prince est encore plus furieux. Delmire appelle Délia & Florente.

Delmire demande à Florente & à Délia ce qu’ils ont fait d’une lettre qu’elle a écrite : ils répondent qu’ils n’en ont qu’une partie, parcequ’Arlequin leur a ravi l’autre. La Princesse leur ordonne de lui remettre ce qui leur en reste, & les congédie.

La Princesse prie le Roi de joindre les deux morceaux de lettre. Il lit :

L’amour que tu m’as juré, mon cher Florente, m’assure que tu ne mépriseras point cette marque de ma tendresse : j’espere que je te soulagerai en t’envoyant cette lettre, avec laquelle je voudrois que tu reçusses un cœur qui t’adore.

Ne sois point surpris si j’emploie une autre main. Tu reconnoîtras facilement ce caractere ; c’est celui de ma maîtresse. Tu es à Saragosse. Cruelle absence, qui me donnera la mort ! Reviens ici, au moins par pitié, si ce n’est par amour. Viens trouver celle que ton éloignement fait languir. Adieu, ma chere ame ; aime-moi autant que je t’aime. Si ton retour n’est prompt, j’irai moi-même te chercher.

Celle qui t’aimera jusqu’à la mort.

  A Valence.            Delia.

{p. 86}

Rodrigue reconnoît son erreur : il demande pardon ; on le lui accorde.

Acte III. Don Pedre, frere de Delmire, arrive incognito. Il voudroit voir sa sœur en secret. Il prie Don Diegue, son confident, de lui en procurer quelque moyen.

Florente paroît : Don Diegue le prie d’introduire Don Pedre chez la Princesse.

Arlequin survient, entend que Florente parle de conduire quelqu’un auprès de Delmire, il les suit.

Le théâtre représente le cabinet de Delmire. Elle écrit à la Duchesse de Tyrol. Le Roi vient à petits pas. Il brûle de lire ce que son amante écrit. Il voit au haut de la lettre, ma chere ame ; sa jalousie se réveille. La Princesse s’apperçoit qu’il est là, finit la lettre, & feint d’être surprise en voyant Don Rodrigue. Il lui demande ce qu’elle a fait depuis qu’il l’a quittée : elle répond qu’elle s’est jettée sur son lit : elle y a rêvé, dit-elle, qu’elle écrivoit un billet qui avoit réveillé la jalousie de son amant, que pour le calmer elle lui avoit remis ce même billet. Rodrigue sent la raillerie de la Princesse, se plaint qu’elle l’accuse à tort d’être jaloux, feint de ne vouloir pas lire le papier que la Princesse lui présente, en meurt pourtant d’envie, dit qu’il lira par pure complaisance, est satisfait en voyant que l’écrit est adressé à la Duchesse de Tyrol, & sort en protestant qu’il n’est plus jaloux.

Florente annonce à Delmire qu’un des premiers Cavaliers d’Aragon demande à lui parler : la Princesse ordonne qu’on le fasse entrer : Arlequin, qui a toujours suivi Florente & Don Pedre, part pour avertir le Roi.

La Princesse embrasse son frere, qui la prie de lui laisser quelque temps garder l’incognito, & de le nommer Evandre. La princesse lui demande des nouvelles de la Duchesse de Tyrol, qu’il aime ; Don Pedre espere de s’unir bientôt à elle.

{p. 87}

Arlequin reparoît avec Rodrigue, auquel il fait tout observer de loin. Delmire dit à son cher Evandre de passer dans son cabinet, afin qu’il ne soit pas découvert, & lui promet d’aller bientôt le joindre. Arlequin laisse son maître avec Delmire.

Rodrigue est dans la plus grande fureur. Il jure de poignarder son rival ; il s’emporte contre Delmire : elle lui donne deux ou trois démentis. Il veut lui percer le sein : elle l’arrête, en lui disant qu’elle sait manier les armes ; elle prend une épée, & se bat.

Don Pedre entend le bruit des armes, & sort du cabinet en disant qu’il vient défendre sa sœur. A ce mot Rodrigue voit qu’il s’est emporté à tort ; il reconnoît même Don Pedre. Delmire a la complaisance de cacher à son frere que son amant se battoit avec elle. La façon dont elle s’y prend est singuliere.

 

Le Lecteur sera certainement bien aise de voir une partie de cette scene rare dans son espece, & qui lui fera connoître le génie des nations qui l’ont imaginée ou adoptée.

Delmire, à Don Pedre.

Seigneur, je vous dirai tout. Vous savez que, malgré la foiblesse de mon sexe, je me suis toujours fait un plaisir des armes. Rodrigue me donnoit une leçon, & c’est pourquoi vous me voyez l’épée à la main. N’est-il pas vrai, Seigneur ?

Rodrigue.

Oui, Seigneur... (Bas.) Ah ! ma chere Delmire !

Delmire, bas.

Ah ! perfide Rodrigue !

Don Pedre.

Et vous prenez vos leçons avec tant d’emportement ?

{p. 88}

Delmire.

Nous disputions sur une certaine défense que le Prince veut employer avec moi. Elle peut être bonne quelquefois pour se garantir ; mais elle expose à tant d’attaques, qu’il peut en résulter de très grands inconvénients.

Rodrigue.

Pardonnez-moi, Madame, je ne me sers pas ordinairement de cette défense : c’est par pur caprice que je l’ai employée aujourd’hui. Je sais qu’elle n’est pas trop sure ; & j’ai vu par expérience que vous savez me mettre en désordre malgré elle, & me faire quitter la place lorsque je m’y attends le moins.

Don Pedre.

Je ne savois pas, Madame, que vous fussiez si habile.

Delmire.

Prince, quand il s’agit de la vie, on ne doit pas suivre son caprice dans le choix d’une défense. Il faut se tenir ferme, observer exactement les mouvements de son ennemi, & se gouverner par les yeux & non par l’opinion.

Rodrigue.

Mais que voulez-vous que je fasse si vous venez sur moi avec une attaque imprévue qui déconcerte toutes mes résolutions ?

Delmire.

C’est votre seul emportement qui déconcerte vos projets. Si vous êtes résolu à ne point quitter cette malheureuse défense, il faut que vous soyez moins violent ; car autrement je vous jure que vous vous sentirez porter de telles bottes que vous ne pourrez les prévoir.

Don Pedre.

Ma sœur, Sa Majesté vous fait une grande faveur en {p. 89}daignant devenir votre maître. Vous êtes son écoliere ; il ne vous convient pas de disputer contre lui avec tant de vivacité.

Delmire.

Et si lui-même, il n’y a que quelques moments, détestoit cette défense, & juroit de ne plus s’en servir, ne dois-je pas être irritée lorsqu’il l’emploie de nouveau, & qu’il me manque ainsi de parole ?

Don Pedre.

Ah ! ma sœur, servez-vous d’autres termes.

Rodrigue.

C’est un accident imprévu qui m’y a forcé, vous le savez. Je sais présentement qu’il est impossible de s’en servir avec avantage. Je vous promets d’abandonner cette façon de combattre, & de ne plus vous fatiguer par de pareilles leçons.

Delmire.

Vous parlez ainsi parceque mon frere est présent, sans quoi vous ne vous seriez jamais rendu à mes raisons.

Don Pedre.

Jamais je n’ai vu disputer sur l’escrime avec tant d’aigreur.

Rodrigue.

La Princesse Delmire est une écoliere peu docile.

Delmire.

Parceque vous voulez m’enseigner une façon de combat trop dangereuse.

Rodrigue.

Votre escrime est peu délicate, elle offense trop aisément.

Delmire.

Et vous, Seigneur, votre défense est trop inquiete. La moindre chose vous met en alarme.

{p. 90}

Rodrigue.

Vous disiez cependant tout-à-l’heure qu’elle étoit bonne pour se garantir.

Delmire.

Oui ; mais quelque loin que l’on soit, tous les coups portent à la tête.

Rodrigue.

Je vous cede, Madame.

Delmire.

C’est que vous avez tort.

Don Pedre.

Ma sœur, finissons cette conversation.

Don Pedre a raison d’être ennuyé ; je suis de son avis, & le lecteur aussi sans doute. Le ridicule n’amuse pas long-temps. Enfin Rodrigue prie Don Pedre de passer dans son appartement, & demande ensuite pardon à Delmire, qui est assez bonne pour se laisser fléchir.

 

Acte IV. La scene représente un sallon du Palais. Bélise, Duchesse de Tyrol, y est en habit de cavalier, avec Thérese sa suivante, déguisée en Page Thérese lui conseille, si elle veut passer pour un homme, de cacher ses oreilles percées, de mettre son chapeau en mauvais garçon, d’écarter les jambes, & de lâcher quelques maugre-bleu : elle lui fait avouer ensuite qu’elle est venue autant pour Don Pedre que pour Delmire. La Duchesse prend le nom de Célidoro, Thérese celui de Perriquito.

Florente annonce qu’il est chargé d’envoyer à Bélise la lettre de Delmire. Thérese s’avance, lâche quelques tête-bleu, veut prendre la lettre. Bélise se fait connoître, prie Florente de dire à Don Pedre qu’un inconnu le demande, & d’écarter les flambeaux : elle ordonne ensuite à Thérese {p. 91}de sortir, & de ne rentrer qu’au moment où elle l’appellera.

Thérese.

Toute seule, & sans lumiere !

Bélise.

Hé bien, que veux-tu dire ?

Thérese.

Ce que je veux dire ? hé ! rien. Je sais pourtant bien ce que d’autres en penseront.

Bélise.

Ah ! Don Pedre est la modestie même.

Thérese.

Hé ! ce n’est pas de lui que je parle, c’est de vous.

Bélise.

Tu juges des autres par toi-même.

Thérese.

Là, là, je crois que nous n’avons rien à nous reprocher.

Don Pedre succede, auprès de Bélise, à l’impertinente ou trop véridique Thérese. Bélise se dit un Peintre envoyé par la Duchesse même, pour faire voir à Don Pedre un portrait de cette malheureuse amante, si changée depuis l’absence de son amant, qu’elle est à peine reconnoissable. Don Pedre demande une lumiere pour voir ce portrait : le faux Peintre ajoute qu’il ne peut le lui faire voir, s’il ne promet avant de le baiser.

Delmire paroît en robe de chambre pour aller se coucher. Délia porte des flambeaux devant elle. Don Pedre reconnoît la Duchesse de Tyrol dans le Peintre, il l’embrasse, Delmire aussi. Le Prince prie sa sœur de faire coucher avec elle Bélise ; la sœur dit en raillant qu’il faut savoir si le parti convient à son amie. Thérese va coucher {p. 92}avec Délia, en disant que leur repos ne sera certainement pas troublé.

Acte V. Don Rodrigue est au désespoir d’avoir déplu à son amante ; elle lui a pardonné à la vérité, mais avec tant de dépit, qu’il craint de lui déplaire encore. Il sait qu’après s’être retirée elle ne se couche pas tout de suite, qu’elle s’occupe quelque temps à lire ; il veut lui parler un instant, pour entendre de sa bouche la confirmation de sa grace. Son cœur est déchiré par la crainte d’être encore odieux à l’objet de sa tendresse : il frappe à la porte de l’appartement.

Thérese entend frapper, demande, à plusieurs reprises, ce que l’on veut. Le Prince est surpris de ne pas connoître la voix de la personne qui lui parle. Thérese sort avec une lumiere & avec son épée sous le bras, en disant qu’elle se fera bien respecter. Elle demande quel est l’insolent, le téméraire, qui ose troubler le repos de la Princesse. Le Prince est pétrifié ; il croit voir un fantôme ; il ne sait quel parti prendre. Thérese continue à l’insulter, en se disant le roi des joyeux, l’empereur des vaillants & le fléau de tous les ivrognes. Elle a envie de lui donner trois ou quatre coups d’épée, pour tirer tout le vin qu’il a dans son corps. Le Prince veut entrer de force ; Thérese lui ferme la porte au nez.

Bélise veut voir le téméraire qui a dispute avec son Page. La rage de Rodrigue augmente en voyant encore un étranger dans l’appartement de Delmire.

Delmire sort, reconnoît le Prince, prie le faux Célidoro d’aller se remettre au lit. La jalousie du Prince prend de nouvelles forces ; il reste anéanti, & fait avec Delmire la belle scene qui sans doute a séduit Moliere, & lui a donné l’envie de transporter le sujet italien sur son théâtre.

{p. 93}

Scene V.

DELMIRE, RODRIGUE.

Delmire.

Seigneur, vous me demandiez, me voici. Quoi ! vous ne dites mot ? Rodrigue ne m’entend-il plus ? Votre Majesté est-elle pétrifiée ? êtes-vous une statue ? êtes-vous devenu de marbre ? Quelle froideur ! Parlez donc, Seigneur ; ou ne trouvez pas mauvais que je me retire.

Rodrigue.

Et que puis-je te dire, perfide ? Te reprocher ton crime honteux, ce seroit accroître ta joie : me plaindre de ta trahison, ce seroit augmenter les charmes de ton triomphe. Que veux tu que je te dise, Princesse infame, qui déshonores le trône où tu es née ; épouse corrompue, amante sacrilege, ennemie de ta propre gloire ; en un mot, femme que le crime & la noire perfidie accompagnent sans cesse ?

Delmire.

Rodrigue, je serois stupide si j’étois insensible aux affronts que tu fais à ma gloire par ces offensantes injures que tu viens de proférer contre moi. Non, ton discours n’est point obscur ; tu m’honores du titre d’adultere, d’infame, de perfide, de criminelle. Par ces noires couleurs, non, ce n’est pas la fille d’un Roi, ce n’est pas une Princesse que la médisance avoit respectée jusqu’ici ; ce n’est pas en un mot cette Delmire qui t’adore que tu viens de peindre, c’est un monstre vomi par l’enfer, c’est l’opprobre du monde entier, c’est...

Rodrigue.

Quoi ! peux-tu nier ?...

Delmire.

Doucement, Prince ! quand tu parlois, quand tu me déchirois {p. 94}par tes emportements, je gardois le silence ; c’est à moi de parler présentement. As-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire ? Mais que pourrois-tu ajouter aux injures dont tu m’as accablée ? C’est donc à toi à me laisser dire. La pitié me parle encore en ta faveur, quoique tu ne le mérites pas. Profite de ces dispositions tandis qu’il en est temps : n’attends pas que le dépit & la colere deviennent les plus forts dans mon cœur. Oui, je veux bien te montrer la fausseté des indignes soupçons que tu oses former.

Rodrigue.

Des soupçons !

Delmire.

C’est à moi à parler, Rodrigue. Si tu as quelque nouvelle accusation à former, parle ; sinon, attends à me répondre, que j’aie achevé mon discours.

Rodrigue.

Parlez donc.

Delmire.

Loué soit le Ciel ! Ton emportement vient d’avoir vu dans ma chambre Don Célidoro, ce jeune cavalier qui t’a répondu avec son page ; parle, n’est-ce pas la seule cause ?

Rodrigue.

Quoi ! que me diras-tu ? qu’il ne t’a pas même osé regarder ; que son amour est une flamme toute pure, une passion délicate & toute platonique ; que c’est par pure civilité que tu l’as reçu dans ta chambre, qu’il est ton parent, que tu as été abusée ? Dis, quelle fable prépares-tu pour te justifier ?

Delmire.

Eh quoi ! Prince, vous ne pouvez donc vous résoudre à me laisser parler ? Non, je ne pourrois employer aucun de ces prétextes sans offenser la vérité : au contraire, je veux {p. 95}augmenter la force de tes soupçons & de tes emportements, te fournir de nouveaux sujets de me croire coupable. Oui, j’avoue que ce cavalier & moi nous nous sommes plusieurs fois embrassés tendrement : j’avoue encore que, sans ton impatience & ton arrivée imprévue, nous serions ensemble dans le même lit ; j’avoue que je n’ai point été surprise, que c’est parceque je l’ai bien connu que je l’ai reçu dans mon appartement : ce n’est pas le sang qui nous unit, mais ce sont les plus tendres sentiments ; & la tendresse la plus vive lie nos deux cœurs. Vous le voyez, Prince, je renonce aux vaines excuses que vous me proposez ; au contraire. . . .

Rodrigue.

Et tu prétends par-là ?...

Delmire.

Oh ! Prince, je parle selon vos idées, & vous ne voulez pas me laisser finir ! Achevez donc : que voulez-vous dire ?

Rodrigue.

Ce que je veux dire, perfide ? Tu t’es flattée d’obtenir plus aisément le pardon de ce crime en l’avouant, lorsque tu en es convaincue.

Delmire.

Pardon ! Hé ! qui te le demande ce pardon ? Il n’est fait que pour les coupables, & non pas pour les innocents. Mais revenons à notre premier discours ; réponds : Pourquoi, avant que de traiter Delmire en infame, ne l’as-tu pas interrogée sur ce qui la rendoit coupable à tes yeux ? Peut-être eût-elle dissipé tes soupçons ; peut-être eût-elle satisfait une juste curiosité, & détruit une apparence qui pouvoit t’inspirer une jalousie bien fondée ? Pourquoi, malgré l’expérience toute récente que tu avois faite de l’injustice de tes soupçons, fondés cependant sur les plus fortes apparences ; {p. 96}pourquoi, malgré ces serments réitérés de bannir pour jamais la jalousie de ton esprit & de ton cœur, & de n’en pas croire même tes yeux, dès la premiere occasion qui se présente de me soupçonner, commences-tu par me déclarer coupable, & par me mettre au rang de ces femmes dont le nom seul fait rougir mon sexe ? Ah ! c’est une conduite qui ne peut se pardonner.

Rodrigue.

Et que m’aurois-tu pu répondre, quand bien même, refusant d’en croire mes propres yeux, j’eusse été assez insensible pour t’écouter tranquillement ? M’aurois-tu dit que ce Don Célidoro s’est introduit sous mon nom, que tu l’as reçu croyant qu’il fût Don Rodrigue ? Attribueras-tu ce que j’ai vu aux illusions de la magie ? Eh ! Delmire, songe que les têtes couronnées ne se livrent pas à ces fables qui séduisent le vulgaire ignorant. Non, tu n’es pas assez simple pour te laisser abuser de cette façon : au contraire, ton cœur perfide & criminel est fait pour tromper, & non pour être trompé.

Delmire.

Enfin vous voilà où je voulois vous voir. Vous êtes maintenant sur le penchant du précipice où vous a conduit cette aveugle jalousie qui déchire votre cœur. Ecoutez-moi, je n’ai, pour preuve de mon innocence, qu’à vous dire que je suis Delmire. Si je mens, ma vie est entre vos mains ; ravissez-moi le jour, & condamnez mon nom à une éternelle infamie, je l’aurai mérité si je suis coupable : mais si je suis innocente, comme vous devez le croire, voici quelle est ma résolution, encore est-ce un supplice trop doux & une peine trop légere pour les cruelles offenses que vous m’avez faites. Rodrigue, m’entendez-vous bien ?...

{p. 97}

Rodrigue.

Oui, je vous entends.

Delmire.

Si vous voulez vous contenter de mon serment, pour seule preuve de mon innocence, je suis prête à accomplir la parole que je vous ai donnée de devenir votre épouse.

Rodrigue.

La belle proposition !

Delmire.

Doucement, Seigneur ! je vais vous contenter. Oui, si voulez m’en croire, si vous voulez vous rendre à mes serments, fondés sur la vérité, je suis prête à vous donner ma main. Mais si vous exigez de moi une justification dans les formes, si vous voulez voir les preuves de mon innocence, que je vous ferai voir plus claires que le jour, ne prétendez plus au cœur de Delmire ; oubliez même que vous l’avez connue, & perdez pour jamais le souvenir de cette malheureuse Princesse, que son innocence & sa vertu n’ont pu défendre contre votre injustice. Je ne puis croire que vous ayez le moindre sentiment d’estime pour moi, si vous ne m’en donnez aujourd’hui une preuve, en me jugeant digne de devenir votre épouse, en me croyant vertueuse sur ma parole, malgré les apparences qui déposent contre moi. Hâtez-vous, Seigneur, déterminez-vous. Je ne veux point paroître plus long-temps coupable, pas même à vos yeux, quoique je connoisse la passion qui vous aveugle. Voici l’instant fatal qui doit terminer tous mes malheurs.

Rodrigue.

Ah ! si un cœur déchiré comme le mien des plus cruelles douleurs, pouvoit se livrer à la joie pour un moment, ta ridicule proposition me forceroit à rire. Quoi ! tu te flattes que l’amour ardent dont je brûle pour toi ; que l’espérance {p. 98}de la possession que tu m’offres, me forcera de te croire, malgré le témoignage de mes yeux ; que j’aimerai mieux m’exposer à tout, que de me priver d’un bien que j’avois desiré avec tant d’ardeur ? Mais non, Delmire, ne te flatte pas de pouvoir m’abuser par tes impostures.

Delmire.

Je ne veux pas répondre par des emportements aux termes offensants que vous employez Seigneur, je sais bien que je ne puis vous contraindre d’accepter un parti aussi raisonnable ; mais il me sera libre de disposer de moi si vous le refusez.

Rodrigue.

Et que feras-tu ? parle.

Delmire.

Ce que je ferai ? je convaincrai toute la Cour de l’innocence de Delmire, & de l’injustice des soupçons extravagants de Rodrigue : je m’éloignerai pour jamais de toi ; je te fuirai comme le plus cruel ennemi de ma gloire, comme le monstre le plus odieux ; je détournerai mes yeux des endroits où tu seras, & ceux où tu ne seras pas seront les plus agréables pour moi. Allons, déterminez-vous promptement ; si vous ne prenez pas votre parti, le mien est déja pris.

Rodrigue.

Non, jamais étonnement n’approchera de celui que m’inspire l’effronterie & la hardiesse avec laquelle tu m’offres à prouver l’innocence de ton perfide cœur, de ton ame criminelle.

Delmire.

Seigneur, songez à vous-même, ne vous inquiétez point de moi ; pensez à répondre à ce que je vous demande : si je ne vous satisfais pas, ma vie, mon honneur seront {p. 99}entre vos mains ; je ne me plaindrai point. Décidez-vous sur-le-champ.

Rodrigue.

Un peu moins de hâte. Je ne puis me résoudre si promptement.

Delmire.

Et moi je ne puis retarder l’effet de ma menace. Holà, Portia, Délia, Théodore !

Rodrigue.

Que voulez-vous faire ?

Delmire.

Eveiller mes gens, afin qu’ils aillent appeller des témoins de mon innocence. Vous, cependant, restez ici, Seigneur, afin de ne pouvoir me soupçonner d’avoir fait évader le cavalier. Holà, Délia !...

Rodrigue.

Ah ! Madame, arrêtez ; j’ai pris mon parti.

Delmire.

Hé bien, parlez. Quel est-il ?

Rodrigue.

Je veux...

Delmire.

Achevez donc.

Rodrigue.

Je veux. . . . je veux que vous me fassiez voir les preuves de votre innocence.

Delmire.

Le Ciel en soit loué ! Mais ne vous flattez pas que je puisse jamais conserver la moindre tendresse pour vous. Rodrigue, pensez-y bien ; vous vous en repentirez.

Rodrigue.

Ah ! ne te repens pas toi-même de m’avoir promis une chose que tu ne peux exécuter.

{p. 100}

Delmire.

Nous l’allons voir. On ne doit pas se plaindre d’un malheur que l’on s’est attiré soi-même. Donnez-moi la main.

Rodrigue.

Pourquoi ?

Delmire.

Pour marque de l’engagement que vous prenez.

Rodrigue.

La voilà.

Delmire.

Je promets à Rodrigue de me justifier si bien, qu’il conviendra lui-même de mon innocence.

Rodrigue.

Moi.... que dois-je vous promettre ?

Delmire.

Puisque je m’engage à te faire avouer toi-même ton injustice, tu dois promettre non seulement de n’aspirer plus à ma main, mais de renoncer pour toujours à mon cœur, d’oublier que tu m’aies connue, de ne plus me regarder, & de ne pas prétendre que je jette les yeux sur toi... Ne vous y engagez-vous pas ?

Rodrigue.

Oui... je m’y engage.

Delmire.

Hé bien, Delmire jure d’accomplir sa promesse.

Rodrigue.

Rodrigue jure aussi de remplir son engagement.

Delmire.

C’est à moi de commencer. J’aurai bientôt fait. Hola, Don Perriquito ; allons donc : est-ce que tu ne m’entends pas ?

{p. 101}

Perriquito arrive, & dit que son maître acheve de s’habiller.

Le faux Célidoro paroît. Rodrigue frémit à son aspect. Delmire rappelle au Prince leurs conventions, & lui fait voir le sein de son prétendu rival. Elle lui explique la raison qui a fait déguiser Bélise avec sa suivante, & sort en promettant de ne paroître plus aux yeux de son indigne amant.

Rodrigue demeure immobile. Arlequin le cherche avec un flambeau. Ils font une scene d’équivoque, le Roi est désespéré de ce qui vient de lui arriver, & Arlequin le croit fâché de l’avis qu’il vient lui donner. Enfin Arlequin lui dit que des étrangers se sont introduits dans l’appartement de Delmire. Rodrigue, qui ne l’écoute pas, se livre au désespoir, & tire son épée pour se percer : Arlequin croit que le Prince veut le tuer, & s’enfuit tout effrayé.

Le Prince abhorre sa malheureuse jalousie, & se déteste lui-même. Il sent qu’il ne mérite plus le pardon de sa maîtresse ; mais il ne peut vivre sans elle : il leve la main pour se délivrer de la vie ; Delmire l’arrête, en lui criant que ses jours ne sont pas à lui. Elle a la générosité de lui pardonner. La possession de sa Princesse le garantira, dit-il, de ses jalousies : ils s’épousent, & Don Pedre se marie avec la Duchesse de Tyrol.

 

C’est ainsi que finit cette comédie pleine de beautés & de défauts. Son dénouement pourroit bien avoir donné lieu à celui du Dissipateur, du moins se ressemblent-ils beaucoup. Ramassons maintenant les traits les plus frappants de la piece italienne & de celle de Moliere : pesons leur juste valeur ; instruisons-nous dans l’art de l’imitation, en voyant ce que notre Poëte a bien {p. 102}ou mal imité ; & lorsqu’il sera au-dessous de l’original, un respect mal entendu ne nous empêchera pas de le dire, puisque l’Auteur s’est rendu lui-même justice sur son ouvrage. Il est si riche d’ailleurs !

Examen des deux pieces.

Dans l’avant-scene de la comédie italienne, Don Rodrigue enleve Delmire du sein de ses Etats, & la fait conduire dans son palais. Le trait est fort. Il peut ne pas choquer des Italiens, parceque le voisinage de leurs Princes & le caractere de leur nation contribuent à leur faire trouver cette violence vraisemblable ; mais elle auroit déplu aux François. Aussi, chez Moliere, Don Garcie n’enleve Elvire que pour la délivrer de la persécution d’un tyran. Jusques-là le changement est heureux ; mais quelle peine ne faut-il pas pour deviner comment le Roi de Castille a pu persuader à ses sujets que Don Silve étoit Don Alphonse son fils ? comment ce même Prince, cru Don Alphonse, a pu promener ses amours de Dona Ignès à Dona Elvire, dans les Etats qu’on lui a usurpés ? L’on a, sur-tout, de la peine à se persuader que personne ne demande où est ce Don Silve, qu’on dit être vivant, & pour lequel on veut détrôner Mauregat. L’exposition italienne est simple ; la françoise est un roman qui ne finit point, & dans lequel on se perd.

Dans il Principe geloso, Arlequin sert d’espion au Roi ; dans le Prince jaloux, c’est un courtisan. Moliere est au-dessus de l’original quand Elise reproche à Don Lope son indigne métier, lorsque Don Lope répond qu’on ne parvient auprès des Grands qu’en flattant leurs foiblesses, {p. 103}leurs caprices, leurs défauts, leurs vices même ; mais est-il décent & vraisemblable que Don Lope s’avise de vouloir lire une lettre qu’il trouve chez la confidente de la Princesse, & qu’il la déchire lorsqu’on veut la lui enlever ? Une telle action n’est excusable que dans un bouffon tel qu’Arlequin.

Dans la piece italienne, la confidente de la Princesse a mal au doigt ; elle ne peut écrire à son amant, la Princesse veut bien prendre cette peine pour elle ; & la moitié de cette lettre, en tombant dans les mains du Prince, réveille ses soupçons jaloux. Dans la piece françoise, Elvire écrit à Don Garcie qu’il obtiendra la préférence sur son rival s’il se corrige de sa jalousie : mais faisant réflexion qu’il n’est pas prudent de laisser des lettres tendres entre les mains d’un homme, elle se détermine à faire l’aveu de vive voix ; & c’est la moitié de cet écrit qui alarme le Prince. A merveille, Moliere ! Comme après avoir lu ta piece, la lettre italienne doit nous paroître gauchement amenée ! comme la françoise vient naturellement ! comme elle doit confondre le Prince, augmenter chez lui les regrets de s’être emporté pour un billet doux qui lui annonce son bonheur, & d’avoir, par des éclats impérieux, récompensé si mal les bontés d’une tendre amante ! Voilà ce qu’on peut appeller une imitation adroite.

L’Auteur Italien fait trouver par Arlequin, dans l’appartement de la Princesse, une manchette d’homme qui alarme le Roi. Moliere a rejetté cet incident. Il est vrai qu’il eût été ridicule sur notre théâtre de voir un homme perdre sa manchette ; mais il auroit été facile de substituer un gant à la manchette. M. Marmontel {p. 104}l’a fait dans un de ses Contes moraux, & a tiré grand parti de ce changement heureux.

Dans Moliere, lorsque le Prince croit voir un homme entre les bras d’Elvire, c’est par la faute d’Elise, qui laisse une porte entr’ouverte en allant avertir sa maîtresse. Elle a grand tort, connoissant la jalousie de Don Garcie ! L’Auteur auroit dû lui sauver cette maladresse.

Moliere a banni avec raison de sa piece la leçon d’escrime que Delmire prétend recevoir du Roi. Quant à la belle scene qui est dans les deux ouvrages, la situation y est à-peu-près de la même force. Je crois cependant que la scene italienne est beaucoup plus vigoureuse, & qu’elle paroît aussi vive que la françoise, quoiqu’infiniment plus longue. Je trouve d’ailleurs que le héros Italien, en tremblant au moment de pousser sa maîtresse à bout, en craignant de la perdre peut-être pour toujours, en se persuadant quelquefois qu’elle peut être innocente malgré les apparences, est beaucoup plus intéressant que Don Garcie, qui, sans frémir sur le bord du précipice où il se trouve, ne balance seulement pas, n’est point alarmé des menaces d’Elvire, & consent, sans hésiter, à la perdre en la forçant de se justifier. Ce seroit une scene à remettre sur notre théâtre.

Enfin, la piece italienne me paroît au-dessus de la françoise. Moliere, me dira-t-on peut-être, a imité le premier original qui est espagnol. J’en doute, puisqu’il emploie dans plusieurs endroits les termes mêmes de l’Auteur Italien ; cependant je ne risquerai point ma décision, parceque j’ai cherché inutilement la piece espagnole.

Quoi qu’il en soit, Moliere n’en a pas moins {p. 105}tort : imiter n’est pas copier ; c’est accommoder un ouvrage étranger aux mœurs, aux usages, au goût de son pays : par conséquent Moliere devoit imiter l’Auteur Espagnol de façon à rendre sa piece aussi propre à son théâtre que l’Auteur Italien l’a rendu propre au sien. Disons mieux ; Moliere devoit sentir que ce sujet, de quelque façon qu’il le tournât, ne pouvoit point s’accommoder à notre scene ; au lieu qu’il semble imaginé pour la scene italienne12.

CHAPITRE VI. §

L’Ecole des Maris, Comédie en trois actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec les Adelphes de Térence ; une Nouvelle de Bocace ; la Confidente sans le savoir, Conte de la Fontaine ; la discreta Enamorada, ou l’Amoureuse adroite, comédie de Lopès de Vega Carpio ; la Femme industrieuse, comédie en vers & en un acte, par Dorimon.

Cette piece peut passer pour un modele d’imitation. Elle est composée d’après cinq ouvrages différents. Si, dans les comédies dont nous avons déja parlé dans ce volume, Moliere a un peu trop copié ses originaux ; s’il nous a présenté {p. 106}des objets tout-à-fait étrangers à nos mœurs, c’est-à-dire des captifs, des vieillards dupes de la magie blanche, des revenants, &c. qu’il s’est bien corrigé dans l’Ecole des Maris ! Les matériaux qu’il a pris chez les Latins, les Italiens, les François, les Espagnols, sont revêtus de couleurs si propres au temps & au pays pour lesquels il écrivoit, qu’il éclipse ses modeles. Le Lecteur en sera bientôt convaincu.

Extrait de l’Ecole des Maris.

Le pere d’Isabelle & de Léonor a remis, en mourant, ses deux filles avec tout leur bien entre les mains de Sganarelle & d’Ariste, qui sont freres ; il leur a donné le pouvoir de les épouser ou de leur choisir des époux. Ariste s’est chargé de l’éducation de Léonor. Il lui accorde une liberté honnête, ne la gêne point sur sa parure ; lui dit que si quatre mille écus de rente qu’il possede, beaucoup d’égards & de complaisance peuvent réparer chez lui les défauts de son âge, il sera enchanté de l’épouser ; mais que si elle croit être plus heureuse avec une autre personne, il y consent de bon cœur. Sganarelle a une façon de penser & tient une conduite tout-à-fait opposée. Il traite Isabelle, sa pupille, avec toute la sévérité possible ; ne lui permet pas le moindre ajustement ; ne la laisse parler à personne : il croit, en agissant ainsi, avoir trouvé le secret de lui plaire, & veut absolument l’épouser. Isabelle frémit d’autant plus en voyant approcher le moment d’une telle union, qu’elle aime en secret Valere, jeune homme charmant. Ils n’ont pu se parler que des yeux : elle ne sait comment lui faire savoir qu’elle est sensible à sa recherche. Le {p. 107}jaloux éloigne toute espece de confident : elle imagine de se servir de lui-même pour apprendre à son rival ce qu’elle pense. Pour cet effet, elle feint d’être excédée des poursuites de Valere, prie son tuteur d’aller lui dire de sa part qu’elle a suffisamment entendu ce que ses regards signifient, qu’elle le lui auroit déja fait savoir si elle avoit pu charger quelqu’un de ce soin ; mais qu’enfin elle l’exhorte à mettre fin à ses poursuites. Valere devine Isabelle. Cependant elle craint le contraire. Elle accourt vers Sganarelle, lui dit d’un air troublé que Valere vient de jetter dans sa chambre une boîte d’or avec une lettre, & le prie d’aller lui rendre le tout, sans décacheter le billet, afin de lui faire voir le peu de cas qu’on en fait. Sganarelle se charge encore & s’acquitte avec plaisir de cette commission. Valere est instruit par le billet doux de tout son bonheur. Il doit enlever son amante dans trois jours : son tyran devient plus empressé, & veut l’épouser le soir même. Isabelle, réduite au dernier désespoir, n’a d’autre parti à prendre que celui d’aller confier son sort à son amant. Sganarelle la voit entrer dans la maison du jeune homme ; mais Isabelle a si bien préparé l’esprit de son tuteur, qu’il la prend, dans l’obscurité, pour Léonor. Il est bien aise qu’elle fasse cette équipée, afin de prouver par-là à son frere la fausseté de son systême sur l’éducation : il presse lui-même l’hymen de la fugitive avec Valere ; &, lorsqu’il croit se moquer d’Ariste, il découvre à quel point il est dupe. Ariste s’unit à Léonor. Sganarelle quitte la partie, en donnant toutes les femmes au diable.

{p. 108}

Extrait des Adelphes de Térence.

Micio & Déméa sont freres. Le premier, doux, poli, complaisant, est chéri de tout le monde ; le dernier, brutal, trop sévere pour ses enfants, toujours prêt à se plaindre & à quereller, se fait détester de tout ce qui l’entoure.

Déméa a deux fils, Eschine & Ctésiphon : Eschine, qui est l’aîné, a été adopté par Micio ; Ctésiphon reste au pouvoir de son pere. La sévérité avec laquelle il est élevé lui fait chercher les moyens de se procurer des plaisirs à l’insu de son pere. Il devient amoureux d’une esclave nommée Callidie. Eschine, touché des malheurs de son frere, se charge pour lui d’enlever l’esclave, & la conduit dans sa maison, ce qui donne lieu à tout le monde de croire que c’est pour son compte, sur-tout à Déméa, qui rencontre Micio, l’accable de reproches, lui dit que son indulgence perd Eschine, & l’exhorte à se modeler sur lui, qui, en traitant Ctésiphon avec sévérité, en a fait un jeune homme sage & prudent.

 

La surprise de Déméa amene des scenes comiques que Moliere n’a pas négligées. Le reste de la piece n’a aucun rapport avec la sienne.

Conte de Bocace, Nouvelle XXIII.

Une Dame galante, contrefaisant la dévote & la prude, se servit du ministere d’un Religieux pour faire réussir les affaires de son amant.

Il y eut autrefois à Florence une Dame de qualité, que je ne veux pas nommer, parcequ’elle a des parents considérables qui vivent encore. La nature avoit enrichi cette femme de tous les avantages qui font aimer une personne : la fortune n’avoit pas pris le même soin de son établissement, {p. 109}& sa mauvaise étoile avoit voulu qu’elle fût mariée avec un artisan, qui n’avoit d’autre mérite que beaucoup de biens.

La Dame devint passionnément amoureuse d’un jeune homme qu’elle voyoit souvent passer sous ses fenêtres ; mais elle ne savoit pas comment l’instruire de son bonheur. Elle avoit remarqué que son amant voyoit souvent un Religieux, qui, passant pour un homme de sainte vie, pourroit, sans le savoir, être utile à ses amours. Après avoir concerté dans sa tête la maniere dont elle devoit s’y prendre, elle choisit une heure commode pour aller au Couvent, demande à parler au Pere, & le prie de vouloir la confesser. Après sa confession, elle dit au Pere qu’elle avoit une confidence à lui faire, & une grace à lui demander. « Vous savez qui je suis, mon Révérend Pere, & vous connoissez mon mari, qui m’aime plus que sa vie, & qui ne me refuse rien. Je réponds à son amour comme je dois. Je serois la personne du monde la plus ingrate si je ne le faisois pas, & si je songeois seulement à la moindre chose qui pût donner atteinte à son honneur, ou altérer ses plaisirs. Vous saurez donc, mon Révérend Pere, qu’un certain homme dont je ne sais pas le nom, & qui ne me connoît pas bien, m’assiege tellement, que je le trouve par-tout, soit que je me mette aux portes, ou aux fenêtres, ou que je sorte de la maison. Il a l’air d’un honnête homme, il est grand, bien fait, assez bien mis, & je pense l’avoir souvent vu avec vous. Comme de pareilles poursuites exposent ordinairement une honnête femme à des bruits fâcheux auxquels elle n’a pas contribué, j’ai eu quelquefois envie de lui faire dire par mes freres, que je trouve fort mauvais qu’il en use de cette maniere ; mais considérant qu’il s’ensuit souvent des réponses dures, & que des duretés on en {p. 110}vient ordinairement aux mains, j’ai mieux aimé, crainte de scandale, m’adresser à vous, dont il est peut-être l’ami, & qui êtes en droit, par votre caractere, de lui faire des réprimandes. Dites-lui, je vous prie, de changer de conduite à l’avenir, & de me laisser en repos. Il me fera plaisir de s’adresser à d’autres s’il a envie de s’amuser. Il en trouvera peut-être à qui il fera plaisir ; au lieu qu’il me désoblige mortellement ». Le Religieux comprit d’abord, par le portrait du personnage, que c’étoit son ami dont il s’agissoit. Il loua la vertu de sa Pénitente, lui promit de faire ce qu’elle souhaitoit ; &, comme il savoit qu’elle étoit riche, il ne manqua pas de lui recommander la charité.... La Dame ajouta, en se retirant : « S’il nie la chose, mon Révérend Pere, vous pouvez lui dire que c’est de moi dont vous la tenez, & que je vous en ai fait mes plaintes ».

Le même jour le jeune homme vint voir le Pere, qui, après une longue conversation, lui fit une très grave censure sur les prétendues persécutions qu’il faisoit à la Dame. Le jeune homme répondit tout naturellement qu’il ne savoit ce qu’il vouloit dire, & le pria de parler plus clairement, & de lui dire au moins de quelle Dame il s’agissoit. « Elle demeure en tel endroit, répliqua le Pere ; il est inutile que vous fassiez l’ignorant. Elle-même s’est plainte à moi de vos importunités : au reste, je vous avertis que vous ne tirerez aucun fruit de votre mauvaise intention, que cette femme est la vertu & la sagesse même : ainsi je vous prie de la laisser en paix pour votre honneur ». Le jeune homme, plus fin que le bon Pere, sentit d’abord qu’il y avoit du mystere là-dedans, fit semblant d’avoir une espece de honte, & promit de ne donner à l’avenir aucun sujet de plainte. En s’en allant il passa devant la maison de la Belle, qui s’étoit mise à sa fenêtre, & qui {p. 111}témoigna tant de joie & tant de passion en le voyant, qu’il demeura convaincu de la vérité de sa conjecture. Tous les jours il passoit & repassoit dans cette rue, & ne manquoit jamais de voir la Belle, qui le confirmoit de plus en plus, par ses gestes, dans le jugement qu’il avoit fait.

La Belle qui n’étoit pas moins pénétrante que le Cavalier, s’étoit apperçue avec plaisir qu’elle lui avoit donné de l’amour. Elle retourne voir le même Pere, & commence sa conversation par les larmes. Le Pere lui demande s’il lui étoit arrivé quelque chose de fâcheux. « J’ai encore d’autres plaintes à vous faire, mon Révérend Pere, de l’homme dont je vous parlai l’autre jour. Il fait pis que jamais : il eut hier l’effronterie de m’envoyer une bourse & une ceinture, sur laquelle est cette devise : Je vous aime, & ne puis vous le dire. J’étois si outrée d’une telle impudence, que j’avois laissé le présent à la femme qui me l’avoit apporté, en la priant de le rendre à qui l’envoyoit ; mais songeant que la femme pourroit bien le retenir & faire croire que je l’avois reçu, je vous l’apporte, & je vous prie de le rendre vous-même, & de lui dire de la bonne sorte, que, s’il ne veut pas cesser de me persécuter, j’en avertirai mon époux & mes freres, quelque chose qu’il en puisse arriver ». En disant cela elle lui donna la bourse & la ceinture qui étoient d’une richesse extraordinaire. « Votre colere ne me surprend point, Madame, répondit le Religieux. Elle est sans doute juste, & bien digne d’une femme de vertu. Il ne m’a pas tenu parole : mais je vous promets que je lui parlerai d’une maniere qui l’obligera à ne plus vous chagriner. Cependant, Madame, gardez-vous bien de parler de cette affaire à votre mari & à vos freres ; vous pourriez être cause de quelque malheur. Ne craignez point la médisance : je rendrai témoignage de {p. 112}votre vertu devant Dieu & devant les hommes ». Elle parut consolée d’un discours si obligeant. . .

Le Moine envoya chercher son ami, & dans son emportement il en vint jusqu’aux injures. « Vous m’aviez solemnellement promis, lui dit-il, de ne plus persécuter cette honnête femme, & vous avez la malhonnêteté de lui envoyer faire des présents, qu’elle regarde avec exécration, & qu’elle m’a donnés pour vous rendre ». Le jeune homme nia le fait ; mais si froidement, que le Religieux demeura plus persuadé que la Dame avoit dit vrai. « Avez-vous le front de nier la chose, répliqua le Moine avec encore plus d’emportement ? Voici ce que vous avez envoyé : le reconnoissez-vous » ? « Je n’ai plus rien à dire, mon Pere, répondit le Cavalier qui faisoit semblant d’être confus : je reconnois ma faute, & je vous promets, puisque cette Dame est ainsi faite, de ne plus la chagriner ». Ce bon Pere, après l’avoir exhorté de son mieux à tenir sa parole plus religieusement qu’il n’avoit fait jusques-là, lui remit la bourse & la ceinture. Le jeune homme se retira avec une joie extrême d’avoir reçu des assurances de l’amour de sa maîtresse, & des présents magnifiques qu’il lui montra de loin en passant sous ses fenêtres. Ce fut un grand plaisir pour elle d’apprendre qu’elle étoit si bien entendue, que ses affaires étoient en bon train de réussir, & qu’il ne lui falloit plus que l’absence de son mari. Elle ne l’attendit pas long-temps cette absence ; car peu de jours après l’époux fut obligé d’aller à Genes pour des affaires de commerce. A peine est-il parti, que la Belle va retrouver le Moine, & lui dit, après plusieurs doléances : « Je reviens ici, mon Pere, pour vous avertir que je vais éclater, & que je ne saurois plus souffrir les insolences de votre ami. Vous serez étonné d’apprendre, qu’ayant su le départ de mon mari pour Genes, il est entré cette nuit dans notre {p. 113}jardin, est monté sur un arbre, & de là à la fenêtre de ma chambre. Il avoit déja ouvert la fenêtre, il étoit près d’entrer quand je me suis éveillée. Je me suis incontinent levée, & j’allois appeller du secours, si, en me demandant pardon, il ne m’eût dit que vous me tiendriez compte de la grace que je lui faisois. Je me suis donc contentée, à votre considération, de me lever toute en chemise, & de refermer la fenêtre. Je vous demande à vous même, mon Révérend Pere, si je dois souffrir un outrage de cette nature. Si vous m’aviez permis de suivre mon premier dessein, cela ne me seroit pas arrivé. Mais, Madame, répondit le bon Pere tout confus, ne vous êtes-vous point trompée, & n’avez-vous point pris une autre personne pour lui ? Nullement, mon Pere : il m’a dit lui-même qui il étoit. Voilà une impudence extrême, continua le Pere ! Vous avez fait votre devoir, Madame, & je ne saurois me lasser de louer votre vertu : mais puisque vous avez commencé à suivre mes conseils, je vous prie, Madame, de permettre que je lui parle encore avant que vos parents soient instruits. Si je puis le rendre plus sage, à la bonne heure : sinon, vous ferez tout ce qu’il vous plaira. J’y consens encore, repartit la Belle, mais en vous protestant que ce sera la derniere fois que je vous parlerai de cette affaire ». Et, en disant cela, elle se retira faisant la fâchée ».

A peine fut-elle sortie que le Cavalier arriva. Le bon Pere le prit en particulier, & lui dit mille choses sur le peu de considération qu’il avoit pour lui, de faire si peu de cas des paroles qu’il lui donnoit, & de son propre honneur. « Qu’ai-je donc fait encore, mon Révérend Pere ?... Votre criminel dessein ne vous a pas réussi. Vous étiez-vous imaginé que le mari de cette honnête femme étant absent, elle vous recevroit à bras ouverts ? Je crois {p. 114}de bonne foi, mon Pere, avec le respect que je vous dois, ajouta le Cavalier, que vous vous forgez ces chimeres pour avoir lieu de me censurer. Ah misérable ! répliqua le Moine tout transporté : ce ne sont point des chimeres, ce sont des vérités qu’on m’a rapportées. Il est bien glorieux à un honnête homme, ou qui veut du moins passer pour tel, d’escalader les murailles d’un jardin, & de grimper sur des arbres pour aller enfoncer les fenêtres d’une femme d’honneur ! Sa vertu est à l’épreuve de vos importunités : vous êtes l’objet de son aversion, & cependant vous voulez vous en faire aimer par force ! Quand elle ne vous auroit pas fait connoître le mépris qu’elle a pour vous, mes remontrances & la parole que vous m’aviez donnée auroient dû vous retenir. Je l’ai empêchée jusqu’ici d’en informer ses parents, qui vous auroient peut-être fait égorger : mais je lui ai permis de faire tout ce qu’il lui plaira, si vous continuez à la chagriner. Il faut faire une folie une fois en sa vie, mon Révérend Pere, répondit le Cavalier avec une feinte honnêteté. Je passe condamnation sur tout ce que vous dites, & je vous promets en honnête homme que vous n’entendrez plus parler de cette affaire. Vous avez plus de bonté pour moi que je ne mérite, & je vous en suis très obligé. Je profiterai de vos avis, vous pouvez compter là-dessus ». Il en profita en effet ; car ayant fort bien compris que c’étoit un avis que la Belle lui faisoit donner, il ne manqua pas, dès la nuit suivante, d’escalader le jardin, & de monter à la fenêtre par l’arbre indiqué. La Belle, qui ne dormoit pas, comme vous pouvez croire, le reçut à bras ouverts. Après qu’on eut mis ordre au plus pressé, on se divertit de la simplicité du bon Pere, qui avoit, sans y penser, si bien servi leur amour, & on prit des mesures pour se voir à l’avenir sans être obligé de revenir à lui.

{p. 115}

La Confidente sans le savoir, Conte de la Fontaine.

La Fontaine a presque traduit le conte de Bocace. Remarquons cependant qu’il a substitué au Confesseur une parente de l’amant, & au présent de la bourse & de la ceinture, celui d’un portrait. Tout le monde sait ce conte par cœur ; il est inutile d’en donner un extrait plus long.

La discreta Enamorada, oul’Amoureuse adroite,
Comédie de Lopès de Vega Carpio.

Un vieillard est amoureux de la jeune Isabelle, qu’il veut épouser ; mais elle est éprise du fils de ce même vieillard. Elle feint de consentir à lui donner la main, & demande pour toute grace un mois de délai. Ensuite elle prie son amant suranné de faire cesser l’inquiétude que lui causent les messages fréquents de son fils. Le pere, étonné d’une pareille nouvelle, fait à ce fils des reproches sanglants, l’oblige d’aller trouver sa maîtresse, & de lui demander pardon de ses importunités : le fils, qui soupçonne la ruse, obéit.

La scene se passe en présence du vieillard. Le fils se jette aux pieds de sa belle-mere prétendue qui lui pardonne, & lui donne sa main à baiser. Un instant après le jeune homme lui dit tout bas qu’il souhaiteroit de l’embrasser ; elle répond qu’elle fera semblant de tomber, & que se trouvant à côté d’elle pour la relever, il pourra lui faire une embrassade. Leur projet réussit.

 

Le reste de la fable n’a aucun rapport avec le point principal. On peut remarquer en passant que la Fontaine s’est servi de cette derniere ruse dans le Florentin. L’héroïne raconte qu’elle a fait semblant de tomber, & qu’un jeune homme a profité de cette occasion pour lui remettre un billet en lui donnant la main.

{p. 116}

La Femme industrieuse, Comédie en vers en un acte ; par Dorimon.

Isabelle, femme du Capitan, est amoureuse de Léandre, jeune écolier, qui loge dans le voisinage sous la conduite du Docteur. Le Capitan, obligé de faire un voyage, laisse sa femme sous la garde de Trapolin. Isabelle prie le Docteur de mettre ordre aux insolences de son écolier, qui vient, dit-elle, continuellement sous ses fenêtres lui parler d’amour. Réprimande très vive du Docteur à Léandre, qui avoue avoir eu la témérité de regarder plusieurs femmes, prie humblement son Précepteur de lui montrer la maison de celle qui s’en est offensée, & vole vers Isabelle qui est à sa fenêtre. Trapolin est malheureusement à la porte du logis ; l’Ecolier lie conversation avec lui, & fait des compliments très galants qui s’adressent à Isabelle.

Autre plainte d’Isabelle. Elle dit au Docteur que son Eleve a eu l’audace de passer un billet par la fente de sa porte, & d’y laisser tomber une bourse de cent louis qu’elle remet au Docteur pour rendre à Léandre. Celui-ci ne manque pas de passer un billet par la fente de la porte. Enfin Isabelle signifie au Docteur ses dernieres intentions. Léandre est incorrigible, dit-elle :

 Il est venu par le mur du jardin,
A monté par-dessus ; il s’est glissé soudain
Tout le long d’un figuier, &, sans se faire entendre,
Est venu justement au-dessus de ma chambre ;
A grimpé comme un chat, & si subitement,
Qu’il est enfin entré dans mon appartement.

Ce sont autant de leçons que Léandre suit de point en point. Mais tandis qu’il est enfermé avec Isabelle, le Capitan arrive & frappe à leur porte. La femme, après avoir donné le mot à son amant, ouvre en jettant des cris effroyables. {p. 117}Léandre paroît comme un fantôme : il dit au Capitan qu’il est l’esprit du meilleur de ses parents, qu’il est venu pour garder son honneur pendant son absence : il embrasse la femme en présence du mari qui ne le trouve pas mauvais, & disparoît.

Comparaison rapide de l’Ecole des Maris avec ces différents ouvrages.

Dans la piece de Moliere, Ariste & Sganarelle sont freres, comme dans les Adelphes. L’un est poli, complaisant, doux ; l’autre est bourru, brutal, méfiant, trop sévere, comme dans les Adelphes. Ariste est chargé de Léonor ; Sganarelle d’Isabelle, qu’ils élevent conformément à leur différent caractere. Il est clair que tout cela est imité de la piece latine ; mais Térence manque totalement le but moral de sa piece, puisque le jeune homme qu’on éleve avec une honnête indulgence, en abuse, se marie en secret, &, non content de faire des folies pour son compte, partage encore celles de son frere. C’est lui qui enleve Callidie, c’est lui qui bat le marchand d’esclaves, &c. Chez notre Poëte, Isabelle, poussée à bout par la contrainte où la tient son tuteur, se porte à mille extrémités ; & Léonor, qui jouit d’une honnête liberté, tient la conduite la plus irréprochable. Moliere, en prenant une route toute opposée à celle de Térence, a bien prouvé sa supériorité.

Dans l’Ecole des Maris, Isabelle se fait servir dans ses amours par une personne qui croit voir en elle l’honneur le plus rigide, & c’est d’après les héroïnes de Bocace, de la Fontaine, de Dorimon, de Lopès de Vega ; mais les trois premieres sont mariées, & font faire leurs messages {p. 118}amoureux, l’une par son confesseur, la seconde par une parente de l’amant, la troisieme par son précepteur. Moliere, plus délicat que nos modernes, ne pouvoit pas décemment mettre sur le théâtre une femme mariée & amoureuse, encore moins un confesseur. Il a senti, d’ailleurs, qu’un tel confident, ne prenant pas un intérêt bien vif à la chose, ainsi que la parente & le précepteur, étoit bien moins comique que le vieillard Espagnol, puisqu’il croit être sur le point d’épouser, & qu’il réunit par-là le double intérêt d’amant & de mari.

Moliere, en saisissant tout le comique que l’idée de l’Auteur Espagnol pouvoit lui fournir, a compris en même temps combien un fils qui se joueroit de son pere seroit révoltant sur notre scene. Qu’a-t-il fait ? Un coup de maître. Il a substitué au fils un jeune homme qui ne doit pas le moindre égard à son rival. Le Public auroit été indigné des seuls projets de l’un ; il s’intéresse pour l’autre, & partage ses succès.

La bourse & la ceinture que Bocace fait envoyer par la femme, ne sont pas des présents convenables selon nos mœurs. Le portrait de la Fontaine est un présent plus honnête, c’est dommage qu’il soit inutile à l’intrigue. La lettre de Dorimon est mieux imaginée ; mais la fente de la porte dans laquelle la femme prétend l’avoir trouvée, présente une idée basse. Moliere, s’emparant de ce qu’il y a de bon dans ces différents Auteurs, fait donner par Isabelle une boîte d’or ; ce qui est un présent très honnête, bien précieux, sur-tout par le billet qu’il renferme, puisque ce billet est, pour ainsi dire, l’ame de la piece.

Dorimon & Lopès de Vega font embrasser {p. 119}les amants en présence de la dupe. Cette situation, très comique par elle-même, n’étoit pas à négliger. Le moyen dont le premier se sert pour l’amener, est extravagant ; celui du second est minutieux. Moliere la fait naître comme d’elle-même, & la rend bien plus brillante. Isabelle & Valere se jurent un amour éternel, se donnent la main, conviennent d’un enlevement, tout cela en présence de Sganarelle, qui, dans ce moment même, se croit l’homme le plus heureux du monde. Que de choses dans cette scene ! quel comique ! quelle fécondité !

Il faut encore remarquer que les héroïnes de Bocace, de la Fontaine, de Lopès de Vega, de Dorimon, font très indécemment des avances à des hommes qui ne songent point à elles : Isabelle répond à une passion dont elle connoît toute la sincérité ; témoin ces vers :

ACTE I. Scene V.

Valere, voyant Sganarelle.

Ergaste, le voilà cet Argus que j’abhorre,
Le sévere tuteur de celle que j’adore.

Même Acte. Scene VI.

Valere.

Par-tout où ce farouche a conduit cette belle,
Elle m’a toujours vu comme une ombre après elle,
Et mes regards aux siens ont tâché chaque jour
De pouvoir expliquer l’excès de mon amour.

ACTE II. Scene XI.

Sganarelle, à Isabelle.

Mais il m’a tendrement conjuré de te dire
Que du moins, en t’aimant, il n’a jamais pensé
A rien dont ton honneur ait lieu d’être offensé,
{p. 120}
Et que ne dépendant que du choix de son ame,
Tous ses desirs étoient de t’obtenir pour femme.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Que, quoi qu’on puisse faire, il ne te faut pas croire
Que jamais tes appas sortent de sa mémoire ;
Que, quelque arrêt des Cieux qu’il lui faille subir,
Son sort est de t’aimer jusqu’au dernier soupir.

Isabelle, bas.

Ses feux ne trompent pas ma secrete croyance,
Et toujours ses regards m’en ont dit l’innocence.

J’ai mis le Lecteur à portée de juger Moliere & les cinq Auteurs qu’il a imités ; c’est à lui de prononcer en dernier ressort, quand nous aurons jetté les yeux sur quelques détails que notre comique a pris chez Térence.

ACTE I. Scene II.

Ariste.

Mon frere, son discours ne doit que faire rire :
Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté :
On le retient fort mal par tant d’austérité ;
Et les soins défiants, les verroux & les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles :
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner ;
Et je ne tiendrois, moi, quelque soin qu’on se donne,
Mon honneur guere sûr aux mains d’une personne
{p. 121}
A qui, dans les desirs qui pourroient l’assaillir,
Il ne manqueroit rien qu’un moyen de faillir.

Cette tirade est visiblement imitée de la premiere scene des Adelphes ; c’est Micio, qui, en parlant de son frere, dit :

Il se trompe extrêmement de croire qu’une autorité établie par la force est plus solide & plus durable que celle qui a pour fondement l’amitié. Voici quel est mon sentiment, & comme je raisonne :

Celui qui est contraint de faire son devoir par la peur qu’il a du châtiment, prend garde à lui pendant qu’il appréhende d’être découvert : qu’on lui ôte cette crainte, il retourne incontinent à son naturel. Mais celui que vous gagnez par votre douceur & par vos bienfaits, s’acquitte toujours de son devoir sans aucune contrainte, & cherche continuellement à vous donner des marques de son affection : présent, absent, il sera toujours le même.

Ariste.

Elle aime à dépenser en habits, linge & nœuds :
Que voulez-vous ? je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.

Scene II.

Micio.

Il fait de la dépense, il va au cabaret, il se parfume ; c’est de mon bien. Il a des maîtresses ; je lui donnerai de l’argent pendant que je le pourrai. . . . . Nous avons, graces aux Dieux, de quoi fournir à cette dépense, & jusqu’ici tout cela ne m’a pas chagriné.

{p. 122}

ACTE I. Scene II.

Sganarelle.

Quoi ! si vous l’épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que, fille, on lui voit prendre ?

Ariste.

Pourquoi non ?

Sganarelle.

Vos desirs lui seront complaisants
Jusques à lui laisser & mouches & rubans ?

Ariste.

Sans doute.

Sganarelle.

A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals & les lieux d’assemblée ?

Ariste.

Oui vraiment.

Sganarelle.

Et chez vous iront les damoiseaux ?

Ariste.

Et quoi donc ?

Sganarelle.

Qui joueront, & donneront cadeaux ?

Ariste.

D’accord.

Sganarelle.

Et votre femme entendra les fleurettes ?

Ariste.

Fort bien.

Sganarelle.

Et vous verrez ces visites muguettes
D’un œil à témoigner de n’en être point sou ?
{p. 123}

Ariste.

Cela s’entend.

Sganarelle.

Allez, vous êtes un vieux fou.

ACTE IV. Scene VII.

Déméa trouve mauvais que Micio soit assez bon pour recevoir une chanteuse chez lui.

Et vous croyez être en votre bon sens ?

Micio.

Oui, en vérité, je le crois.

Déméa.

Que je meure, à voir la folie dont vous êtes, si je ne pense que vous la voulez garder pour avoir toujours avec qui chanter !

Micio.

Pourquoi non ?

Déméa.

Et la nouvelle mariée apprendra aussi ces belles chansons ?

Micio.

Sans doute.

Déméa.

Vous danserez avec elle, & ce sera vous qui menerez le branle ?

Micio.

Fort bien.

Déméa.

Fort bien !

Micio.

Oui, &, s’il le faut, vous serez de la partie.

Déméa.

Ah ! mon Dieu ! n’avez-vous point de honte ?

{p. 124}

ACTE I. Scene IV.

Sganarelle, seul.

Quelle belle famille ! un vieillard insensé,
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé !
Une fille maîtresse & coquette suprême !
Des valets impudents ! Non, la sagesse même
N’en viendroit pas à bout, perdroit sens & raison
A vouloir corriger une telle maison.

ACTE IV. Scene VII.

Déméa, seul.

Grands Dieux ! quelle vie ! quelles mœurs ! quelle extravagance ! une femme sans bien, une chanteuse chez lui, une maison de dépense & de bruit, un jeune homme perdu de luxe, un vieillard qui radote ! En vérité, quand la Déesse Salus elle-même se mettroit en tête de sauver cette famille, elle ne pourroit jamais en venir à bout.

Je ne citerai pas tous les détails imités par Moliere ; ce seroit entrer dans des soins trop minutieux. J’ai rapporté ceux-ci pour faire connoître l’art avec lequel notre comique a su les rendre propres à nos mœurs & à son sujet. Ce que Sganarelle & Ariste répetent presque d’après Déméa & Micio, ne va-t-il pas aussi bien à leur caractere qu’à celui des personnages latins ? au sujet de l’Ecole des Maris, qu’à celui des Adelphes ? enfin, Sganarelle & Ariste ne disent-ils pas ce que tout homme de leur humeur diroit, s’il se trouvoit à leur place ?

{p. 125}

CHAPITRE VII. §

Les Facheux, Comédie en trois actes & en vers, comparée, pour le fond & les détails, avec un acte d’une comédie italienne intitulée le Case svaliggiate, ou gli Interompimenti di Pantalone ; les Maisons dévalisées, ou les Embarras de Pantalon ; avec deux Satyres, l’une d’Horace, l’autre de Regnier ; & avec un discours du Spectateur Anglois.

Cette piece parut à Vaux & à la Cour avant d’être jouée à Paris. Les Auteurs qui en ont parlé ne sont pas d’accord sur les dates de ces trois différentes représentations. Les uns assurent même qu’elle fut jouée pour la seconde fois à St. Germain, les autres à Fontainebleau. Nous en croirons Loret, contemporain de Moliere, & qui faisoit dans ce temps-là une Gazette rimée : nous ne risquerons pas de nous tromper. Les Fâcheux furent donc joués pour la premiere fois, le 16 Août 166113, à Vaux, chez Nicolas Fouquet, Surintendant {p. 126}des Finances. Il engagea Moliere à composer cette comédie pour une fête magnifique qu’il donna au Roi & à la Reine Mere. Quoique la piece eût été conçue, faite, apprise & représentée dans moins de quinze jours, elle plut cependant si fort au Roi, qu’il indiqua lui-même à Moliere le caractere du Chasseur qui n’y étoit pas alors14, & qu’il en ordonna une seconde représentation pour Fontainebleau, le 27 Août de la même année15. Elle ne parut à Paris que le 4 Novembre suivant. Un acte d’une piece jouée devant Moliere lui a fourni l’idée de ses Fâcheux. {p. 127}Comme nous avons beaucoup parlé de cette comédie dans le courant de cet ouvrage, il n’est pas nécessaire d’en faire un extrait bien étendu : il nous suffira d’en dire deux mots pour rappeller seulement le sujet au Lecteur.

Précis des Fâcheux.

Eraste & Orphise brûlent des mêmes feux ; mais Damis, tuteur de l’amante, s’oppose à leur amour : elle donne un rendez-vous à son amant dans une promenade : il brûle d’être exact à l’heure ; des fâcheux l’arrêtent sur différents prétextes. Orphise arrive au lieu indiqué ; des importuns l’excedent au point que, pour cacher son intrigue, elle est forcée de se retirer sans parler à celui qu’elle aime, & en feignant même de ne pas le connoître. Eraste obtient un second rendez-vous beaucoup plus précieux, puisqu’il doit se rendre chez Orphise pendant l’absence de son tuteur ; plusieurs fâcheux viennent encore à la traverse, & font manquer l’entrevue.

Précis de l’acte italien.

Pantalon est amoureux d’une jeune fille qu’il poursuit très vivement & très indécemment. Elle ne peut se débarrasser {p. 128}de lui qu’en lui promettant de ménager un tête-à-tête dans un lieu plus commode qu’elle lui indique. Un valet de cette fille, qui s’intéresse à son honneur, imagine d’envoyer successivement plusieurs personnages pour arrêter le vieillard, & lui faire manquer l’heure du rendez-vous.

 

Ce bout d’intrigue italienne est absurde. Il est sans doute naturel qu’une jeune fille, voulant se débarrasser d’un homme qui la pousse à bout, lui promette un rendez-vous, & que son persécuteur suspende sa vivacité dans l’espoir d’être traité plus favorablement ; mais si la Lucrece veut réellement échapper encore saine & sauve des mains de son Tarquin, a-t-elle besoin de lui susciter des embarras, & de faire agir son valet pour cela ? il lui suffit de ne pas se trouver au lieu indiqué, ou de ne pas y être seule. D’ailleurs, le beau tableau à présenter au public que l’amour effréné d’un vieillard libertin ! Quelle différence avec la tendresse pure & délicate d’Eraste pour Orphise ! Le spectateur, tout en riant des embarras qu’on oppose à leur impatience amoureuse, desire cependant de les voir finir pour apprendre le sort de deux amants auxquels on ne peut refuser beaucoup d’intérêt.

Quant aux personnages qui croisent successivement les desseins de Pantalon, on se doute bien qu’ils sont dignes de l’intrigue, & l’on ne se trompe point. Tantôt un homme sans bras vient se dire un excellent maître d’armes, & prie Pantalon de lui procurer des écoliers. Ensuite paroissent un cul-de-jatte qui prétend être un grand danseur ; des sauteurs, des chanteurs, des joueurs de gobelets, des faiseurs d’équilibres, &c. selon les différents talents des acteurs qui se {p. 129}trouvent dans la troupe. Opposons à tous ces bateleurs le moindre Fâcheux de la comédie françoise, & tous disparoîtront devant lui.

ACTE III. Scene II.

CARITIDÈS, ERASTE.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Eraste.

Monsieur Caritidès, soit. Qu’avez-vous à dire ?

Caritidès.

C’est un placet, Monsieur, que je m’en vais vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J’ose vous conjurer de présenter au Roi.

Eraste.

Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

Caritidès.

Il est vrai que le Roi fait cette grace extrême ;
Mais, par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Le voici ; mais au moins oyez-en la lecture.

Eraste.

Non.

Caritidès.

C’est pour être instruit, Monsieur, je vous conjure.

PLACET AU ROI.

Sire,

Votre très humble, très obéissant, très fidele & très savant sujet & serviteur Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands & notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, {p. 130}boutiques, cabarets, jeux de boules & autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants, compositeurs desdites inscriptions, renversent, par une barbare, pernicieuse & détestable orthographe, toute sorte de sens & de raison, sans aucun égard d’étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la République des Lettres & de la Nation Françoise, qui se décrient & se déshonorent par lesdits abus & fautes grossieres envers les étrangers, & notamment envers les Allemands, curieux lecteurs & spectateurs desdites inscriptions...

Eraste.

Ce placet est fort long & pourroit bien fâcher...

Caritidès.

Ah ! Monsieur, pas un mot ne s’en peut retrancher.

(Il continue.)

Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son Etat & la gloire de son Empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, reviseur & restaurateur général desdites inscriptions, & d’icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare & éminent savoir, que des grands & signalés services qu’il a rendus à l’Etat & à Votre Majesté, en faisant l’anagramme de Votredite Majesté en françois, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe. . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne ferai nulle comparaison de la critique fine qui regne dans cette scene, avec tout le sel qu’il peut y avoir dans l’acte entier de la piece italienne. Je n’entreprendrai pas de louer Moliere sur l’invention du projet de Caritidès ; je laisse ce soin à l’Auteur du Spectateur Anglois, il s’en acquitte mieux que je ne saurois faire, peut-être {p. 131}sans avoir eu dessein de donner des applaudissements à notre Comique : n’importe, les éloges ne sont pas moins pour lui. Le lecteur va voir si je me trompe ; mais il est nécessaire que nous parcourions auparavant une ou deux pages du Spectateur.

Discours XXII.

                                             Neque semper arcum
                                             Tendit Apollo...

                                        Hor. L. II. Od. X.

Apollon ne tient pas toujours son arc bandé.

Je régalerai ici le Public de la lettre d’un faiseur de projets, qui voudroit établir un nouvel office, dans l’espérance qu’il contribueroit beaucoup à l’embellissement de la ville, & à chasser la barbarie de nos rues. Pour moi, je la regarde comme une satyre délicate sur tous les faiseurs de projets en général, & comme une vive peinture de toute la critique moderne. La voici telle que je l’ai reçue.

Monsieur,

Après avoir vu d’un côté que vous aviez dessein d’établir quelques Officiers subalternes, pour avoir inspection sur certaines petites choses auxquelles vous ne sauriez prendre garde vous-même, & remarqué de l’autre qu’il se commet tous les jours de lourdes bévues dans les enseignes de cette ville, au grand scandale des étrangers, & de ceux de nos patriotes qui en sont les curieux admirateurs, je vous prie, en toute humilité, de vouloir bien me choisir pour votre surintendant. . . . . parceque, faute d’un tel officier, on ne voit rien dans ces objets qui se présentent par-tout à nos yeux, qui sente la belle littérature ou le bon goût. Nos rues sont pleines de sangliers bleus, de cygnes noirs, & de lions rouges, pour ne rien dire des cochons volants. . . . . Quoi qu’il en soit, si j’obtenois cet emploi, ma premiere {p. 132}tâche seroit, à l’exemple d’Hercule, de nettoyer la ville de monstres.... En troisieme lieu, j’ordonnerois à tout marchand en détail d’avoir une enseigne qui eût quelque rapport avec ce qu’il vend. Qu’y a-t-il en effet de plus absurde que de voir une débauchée loger à l’enseigne de l’Ange, & un tailleur à celle du Lion ? Il me semble qu’un rôtisseur ne devroit pas être logé à la Botte, ni un cordonnier au Cochon rôti : mais, faute du réglement que je sollicite, j’ai vu l’enseigne du Bouc à la maison d’un parfumeur, &c. . . . . . . .

Je crois devoir faire remarquer en passant que l’Auteur Anglois, en imitant le placet du Fâcheux, lui donne une tournure un peu trop basse, & lui enleve en même temps toute la vigueur comique, même la morale, qui naît des prétentions ridicules de Caritidès adressant directement un placet au Roi, & se vantant d’un savoir aussi rare qu’éminent. Quoi qu’il en soit, l’idée appartient à Moliere. Concluons donc, d’après l’Auteur Anglois, que Moliere en l’imaginant a fait la critique de tous les faiseurs de projets.

Une Satyre d’Horace a fourni à notre Poëte comique la scene d’exposition de ses Fâcheux. Comme Regnier a, long-temps avant Moliere, imité cette même Satyre, voyons auquel des deux imitateurs nous donnerons la pomme.

Horace, Satyre IX.
Le Poëte raconte qu’il a eu toutes les peines du monde à se défaire d’un fâcheux.

Je marchois dans la rue Sacrée, en rêvant, selon ma coutume, à certaines affaires qui m’occupoient tout entier, quand un homme, dont je savois à peine le nom, accourt à moi. — Eh ! vous voilà, mon cher ami, me dit-il en me serrant la main ! comment vous portez-vous ? — Assez {p. 133}bien ; prêt à vous servir. | Comme il marchoit à côté de moi, je lui demandai si je pouvois lui être utile à quelque chose. — Vous devez me connoître, me dit-il, j’ai fait des livres. — Soit, je vous en estime davantage. | Je mourois d’envie de me débarrasser du personnage : je marche vîte ; je m’arrête ; je parle tout bas à mon valet : je suois à grosses gouttes. . . . . . . Il me dit tout ce qui lui vient dans l’esprit. — Que cette ville est grande ! voilà une belle rue ! | De mon côté, pas le mot. — Vous avez, me dit-il, envie de m’échapper ; il y a long-temps que je m’en apperçois ; mais vous n’y réussirez pas : je n’ai garde de vous laisser aller seul. Où allez-vous ainsi ? — Il est inutile de vous fatiguer. Je vais faire une visite à un homme que vous ne connoissez pas : il demeure fort loin d’ici, au-delà du Tibre, près des jardins de César. — Moi, je n’ai rien à faire, & je marche bien : je vais avec vous. | Je baisse l’oreille à-peu-près comme un âne qui se sent trop chargé.

Il recommence à jaser. — Si je me connois un peu, un ami tel que moi vous serviroit au moins autant que Varius ou Viscus. S’agit-il de faire des vers ? je défie Poëte d’en faire mieux que moi, & plus vîte. Je danse à merveille : je chante à faire sécher Hermogene. | C’en est trop, je l’arrête. — Avez-vous encore une mere, quelques parents, qui s’intéressent à ce qui vous regarde ? — Dieu merci, il ne me reste personne ; je les ai tous enterrés. — Qu’ils sont heureux ! Pour moi, voici ma derniere heure, dis-je tout bas : allons, acheve-moi, bourreau ! Voilà le moment fatal qui me fut prédit dans mon enfance par une magicienne fameuse, après avoir tiré mon horoscope. « Cet enfant, dit-elle, ne mourra ni par le poison, ni par le fer de l’ennemi ; il ne mourra ni de fluxion de poitrine, ni de pleurésie, ni de goutte : ce sera un causeur impertinent {p. 134}qui le fera expirer tôt ou tard : s’il est sage, qu’il évite, quand il sera plus âgé, les grands parleurs ».

Nous étions vis-à-vis du Temple de Vesta ; il étoit plus de dix heures. Cet homme devoit se trouver à l’audience, sans quoi il couroit risque de perdre un procès. — Vous êtes de mes amis, me dit-il, aidez-moi un moment. — Moi ! que je meure si j’entends rien aux affaires : d’ailleurs, je suis pressé d’arriver où vous savez. — Je ne sais trop ce que je dois faire, vous laisser, ou mon procès. — C’est votre procès qu’il faut suivre. — Non, je vais avec vous. Et le voilà qui marche devant moi. . . . . — Etes-vous toujours bien chez Mécene ? C’est un homme de sens, & d’un mérite qui n’est pas commun. Personne ne s’est conduit plus adroitement que lui dans sa fortune. Si vous vouliez me procurer sa connoissance, que je vous servirois bien ensuite auprès de lui ! . . . . . . . . . . . . . . Pendant ce bel entretien, se présente Fuscus Aristius, un de mes amis, & qui connoissoit mon homme à merveille. On s’arrête. D’où venez-vous ? où allez-vous ? Je commence à le tirer par la manche : je lui prends la main ; il ne sent rien. Je lui fais signe de la tête, des yeux ; il feint de ne pas m’entendre : le cruel ! il sourit. Je seche de dépit. — A propos n’aviez-vous, pas à me parler en particulier d’une affaire importante ? — Oui, je m’en souviens très bien ; mais nous prendrons mieux notre temps. | ... Le traître s’enfuit, & me laisse sous le couteau. Falloit-il qu’il y eût pour moi un jour si malheureux ! Par hasard, l’adverse partie de mon tyran le rencontre : Où vas-tu, coquin, s’écrie-t-il ? Monsieur, je vous prends à témoin, si vous le voulez bien. Je consens. On veut le traîner en justice : on fait grand bruit ; on accourt. C’est ainsi qu’Apollon m’a conservé la vie.

{p. 135}

REGNIER. Satyre VIII.

Charles, de mes péchés j’ai bien fait pénitence.
O toi, qui te connois aux cas de conscience,
Juge si j’ai raison de penser être absous.
J’oyois un de ces jours la Messe à deux genoux,
Faisant mainte oraison, l’œil au Ciel, les mains jointes,
Le cœur ouvert aux pleurs & tout percé de pointes
Qu’un dévot repentir élançoit dedans moi,
Tremblant des peurs d’enfer, & tout brûlant de foi :
Quand un jeune frisé, relevé de moustache,
De galoche, de botte & d’un ample panache,
Me vint prendre, & me dit, pensant dire un bon mot :
Pour un poete du temps vous êtes trop dévot !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Sortis, il me demande : Etes-vous à cheval ?
Avez-vous point ici quelqu’un de votre troupe ?
Je suis tout seul à pied. Lui, de m’offrir la croupe.
Moi, pour m’en dépêtrer, lui dire tout exprès :
Je vous baise les mains, je m’en vais ici près
Chez mon oncle dîner. O Dieu ! le galant homme !
J’en suis. Et moi pour lors, comme un bœuf qu’on assomme,
Je laisse cheoir la tête, & bien peu s’en fallut,
Remettant par dépit en la mort mon salut,
Que je n’allasse lors, la tête la premiere,
Me jetter du Pont-neuf à bas en la riviere.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Encor n’est-ce pas tout : il tire un long escrit,
Que voyant je frémis. Lors, sans cajolerie :
Monsieur, je ne m’entends à la chicanerie,
{p. 136}
Ce lui dis-je, feignant l’avoir vu de travers.
Aussi n’en est-ce pas : ce sont de méchants vers.
Je cogneus qu’il étoit véritable à son dire.
. . . . . . . . .
Il les serre, & se met lui-mesme à se louer.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Ceci n’est-il pas vrai ?... Il est vrai, sur ma foi,
Lui dis-je, souriant. Lors se tournant vers moi,
M’accolle à tour de bras, & tout pétillant d’aise,
Doux comme une espousée, à la joue il me baise :
Puis me flattant l’espaule, il me fit librement
L’honneur que d’approuver mon petit jugement.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Il vint à reparler dessus le bruit qui court,
De la Royne, du Roy, des Princes, de la Cour ;
Que Paris est bien grand, que le Pont-neuf s’acheve ;
Si plus en paix qu’en guerre un Empire s’éleve.
Il vint à définir que c’étoit qu’amitié,
Et tant d’autres vertus, que c’en étoit pitié.
Mais il ne définit, tant il étoit novice,
Que l’indiscrétion est un si fâcheux vice,
Qu’il vaut bien mieux mourir de rage ou de regret,
Que de vivre à la gêne avec un indiscret.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Voyant un Président, je lui parle d’affaire ;
S’il avoit des procès, qu’il étoit nécessaire
D’être toujours après ces Messieurs bonneter ;
Qu’il ne laissât, pour moi, de les solliciter ;
Quant à lui, qu’il étoit homme d’intelligence,
Qui savoit comme on perd son bien par négligence ;
{p. 137}
Où marche l’intérêt, qu’il faut ouvrir les yeux.
Ha ! non, Monsieur, dit-il, j’aimerois beaucoup mieux
Perdre tout ce que j’ai que votre compagnie,
Et se mit aussi-tôt sur la cérémonie.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Mais comme Dieu voulut, après tant de demeures,
L’horloge du Palais vint à frapper onze heures ;
Et lui qui pour la soupe avoit l’esprit subtil :
A quelle heure, Monsieur, votre oncle disne-t-il ?
Lors bien peu s’en fallut, sans plus long-temps attendre,
Que de rage au gibet je ne m’allasse pendre.
Encor l’eussé-je fait, estant désespéré ;
Mais je crois que le Ciel, contre moi conjuré,
Voulut que s’accomplît ceste aventure mienne,
Que me dit, jeune enfant, une bohémienne :
Ni la peste, la faim, la vé.... la toux,
La fievre, les venins, les larrons, ni les loups
Ne tueront cestui-ci, mais l’importun langage
D’un fâcheux : qu’il s’en garde, estant grand, s’il est sage.
. . . . . . . . .
Voici venir quelqu’un d’assez pauvre façon.
Il se porte au devant, lui parle, le cajole :
Mais cet autre à la fin se monta de parole :
Monsieur, c’est trop long-temps... Tout ce que vous voudrez...
Voici l’arrest signé... Non, Monsieur, vous viendrez...
Quand vous serez dedans, vous ferez à partie...
Et moi qui cependant n’étois de la partie,
J’esquive doucement, & m’en vais à grands pas,
La queue en loup qui fuit, & les yeux contre bas,
Le cœur sautant de joie, & triste d’apparence.
{p. 138}
Depuis aux bons Sergents j’ai porté révérence,
Comme à des gens d’honneur par qui le Ciel voulut
Que je receusse un jour le bien de mon salut.
. . . . . . . . .

LES FACHEUX. Acte I. Scene I.

ERASTE, LA MONTAGNE.

Eraste.

Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné !
Il semble que par-tout le sort me les adresse,
Et j’en vois chaque jour d’une nouvelle espece.
Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui :
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîner de voir la comédie,
Où pensant m’égayer, j’ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire,
Car je m’en sens encor tout ému de colere.
J’étois sur le théâtre en humeur d’écouter
La piece qu’à plusieurs j’avois ouï vanter :
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence ;
Lorsque d’un air bruyant & plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant, holà, ho, un siege promptement.
. . . . . . . . .
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme & constant, n’en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s’étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
{p. 139}
Ah ! Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? souffre que je t’embrasse.
Au visage sur l’heure un rouge m’est monté,
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étois peu pourtant. . . . . .
. . . . . . . . .
Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit ; & moi, pour l’arrêter,
Je serois, ai-je dit, bien aise d’écouter.
Tu n’as point vu ceci, Marquis ? Ah ! Dieu me damne,
Je le trouve assez drôle, & je n’y suis pas âne :
Je sais par quelles loix un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait.
Là-dessus de la piece il m’a fait un sommaire,
Scene à scene averti de ce qui s’alloit faire ;
Et jusques à des vers qu’il en savoit par cœur,
Il me les récitoit tout haut avant l’acteur.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant à tous coups quelque retraite honnête :
Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé :
Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé :
Et sortis de ce lieu, me la donnant plus seche ;
Marquis, allons au cours faire voir ma caleche :
Elle est bien entendue, & plus d’un Duc & Pair
En fait à mon faiseur faire une du même air.
Moi de lui rendre grace, &, pour mieux m’en défendre,
De dire que j’avois certain repas à rendre.
Ah ! parbleu, j’en veux être, étant de tes amis,
Et manque au Maréchal à qui j’avois promis.
De la chere, ai-je dit, la dose est trop peu forte
{p. 140}
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
Non, m’a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j’y vais pour causer avec toi seulement.
Je suis de grands repas fatigué, je te jure.
Mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure.
Tu te moques, Marquis : nous nous connoissons tous ;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestois contre moi, l’ame triste & confuse
Du funeste succès qu’avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir,
Pour sortir d’une peine à me faire mourir ;
Lorsqu’un carosse fait de superbe maniere,
Et comblé de laquais & devant & derriere,
S’est avec un grand bruit devant nous arrêté ;
D’où sortant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun & lui courant à l’embrassade,
Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire ;
Non sans avoir long-temps gémi d’un tel martyre,
Et maudit le fâcheux, dont le zele obstiné
M’ôtoit au rendez-vous qui m’est ici donné.

Regnier étoit un grand homme, quoi qu’en ait dit Boileau. Il s’est emparé des traits les plus saillants imaginés par son maître. Il est abordé comme lui par un homme dont il sait à peine le nom, qui s’opiniâtre à le suivre malgré tout ce qu’il peut faire pour s’en débarrasser, & l’excede d’ennui, en lui parlant de mille choses qui ne l’intéressent point. Regnier ne laisse pas échapper l’horoscope de cette magicienne lui prédisant dans son enfance que le fer, le poison & toutes les maladies {p. 141}respecteront ses jours, mais qu’un causeur impertinent le fera mourir d’ennui. Il se garde bien de négliger l’endroit sublime où le fâcheux, après avoir balancé entre le risque de perdre son procès ou le plaisir de jaser avec un inconnu, abandonne enfin généreusement sa cause. Le Satyrique François a même quelquefois renchéri sur le Latin. Il se fait relancer par son importun jusques dans une église. Horace, voulant se débarrasser de son homme, lui dit qu’il va faire une visite bien loin : Regnier ajoute qu’il va dîner chez un parent ; & son tyran s’invite, ce qui est bien plus fort. Enfin, chez Horace l’adverse partie de son fâcheux l’en délivre ; il en remercie Apollon ; je ne sais pourquoi plutôt ce Dieu que Thémis. Chez Regnier, des créanciers & des gens de Justice enlevent l’importun & le conduisent en prison ; le Poëte en est si content qu’il jure d’avoir désormais la plus grande vénération pour les Sergents, & de les regarder comme des hommes d’honneur & de probité.

On ne peut nier que Moliere n’ait imité en homme d’esprit les deux Satyriques, puisqu’en lisant la scene comique nous y reconnoissons les mœurs du siecle pour lequel elle fut faite ; & qu’aucun vernis d’ancienneté, aucun air étranger ne fait soupçonner son origine à ceux qui ne la connoissent point. Moliere n’a pas fait comme ces Architectes ignorants & sans goût qui mêlent à un bâtiment moderne les débris d’Herculanum, sans se donner la peine de les réparer ou de les rajeunir. Mais Moliere a-t-il employé tous les matériaux propres à son sujet ? n’auroit-il pas pu mettre à profit, par le moyen de la Montagne, la prédiction de la magicienne ? pourquoi n’a-t-il {p. 142}pas tiré parti de ce fâcheux qui aime mieux perdre sa fortune que d’abandonner son martyr ? Je regrette encore dans Moliere, ainsi que dans Regnier16, cet ami d’Horace qui connoît son embarras & qui se fait une maligne joie de l’abandonner à son persécuteur. Ce sont de simples réflexions {p. 143}que je propose au discernement de mes Lecteurs. Quant au dernier trait des deux Satyres, si des créanciers ou des sergents ne délivrent pas Eraste de son Marquis, c’est que l’idée, bonne, excellente, plaisante même dans une satyre, n’auroit pas été réjouissante pour une assemblée composée à coup sûr d’un grand nombre de débiteurs : la piece auroit pu s’en ressentir.

CHAPITRE VIII. §

L’Ecole des Femmes, Comédie en vers & en cinq actes, comparée pour le fond & les détails avec l’Histoire de Nérin & de Jeanneton, Fable IV de la quatrieme Nuit du Seigneur Straparole ; le Maître en Droit, Conte de la Fontaine ; la Précaution inutile, Nouvelle de Scarron ; la Précaution inutile, ou l’Ecole des Cocus, Comédie de Dorimon.

Cette piece parut sur le théâtre du Palais Royal, le 26 Décembre 1662. Moliere a fait encore voir dans cette comédie l’art avec lequel il savoit prendre l’esprit de plusieurs ouvrages pour en composer un seul. Avant que de rapprocher les originaux de la copie, il est bon d’avoir sous les yeux les principaux traits du drame avec lesquels ils ont quelque rapport.

Extrait de l’Ecole des Femmes.

Arnolphe, connu depuis peu sous le nom de M. de la Souche, s’amuse beaucoup des disgraces {p. 144}qui arrivent aux pauvres maris : mais il craint leur sort ; &, pour l’éviter, il fait élever dans la plus grande ignorance celle qu’il destine à l’honneur de sa couche, malgré Chrisalde qui lui dit très prudemment :

Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
Outre qu’il est assez ennuyeux, que je crois,
D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
Pensez-vous le bien prendre, & que sur votre idée
La sureté d’un front puisse être bien fondée ?
Une femme d’esprit peut trahir son devoir,
Mais il faut pour le moins qu’elle ose le vouloir ;
Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie, & sans penser le faire.

Arnolphe n’écoute point les conseils de son ami. Aussi a-t-il bientôt lieu de s’en repentir, puisqu’Agnès, sa belle innocente, reçoit favorablement les vœux d’un jeune homme qui s’est introduit chez elle par le secours d’une vieille intrigante. La Souche rencontre ce galant, dont il n’est connu que sous le nom d’Arnolphe ; il le trouve de taille à faire des Cocus ; il brûle d’apprendre de lui quelque conte gaillard pour mettre sur ses tablettes : il lui demande s’il a eu déja quelque aventure dans la ville. Le jeune homme lui raconte toute son histoire avec Agnès, & vient ensuite très exactement lui faire confidence de tout ce qui lui arrive avec elle. Le jaloux prend là-dessus des mesures qu’il croit infaillibles ; mais la jeune & simple Agnès, instruite par l’amour seul, les rend toutes inutiles.

Le plaisant de cette piece doit naître nécessairement {p. 145}des confidences multipliées que l’amant fait à son rival, du caractere d’Arnolphe qui rit des malheurs arrivés aux maris, qui craint cependant pour lui, & doit la disgrace qu’il redoute si fort, précisément aux précautions qu’il prend pour l’éviter. Le comique naît encore de la simplicité de l’héroïne, qui blesse mortellement son jaloux sans penser faire le moindre mal, & le lui avoue avec l’ingénuité la plus piquante. Voilà sans contredit les traits les plus saillants de la piece, & ceux que Moliere a puisés chez Straparole, chez la Fontaine & chez Scarron. Fouillons tour-à-tour & par ordre dans chacune de ces sources, & voyons avec quelle adresse Moliere a su épurer les richesses qu’il en a tirées.

Straparole, Nuit quatrieme, Fable quatrieme du premier volume.

Je vais rapidement extraire tout ce qui n’a pas servi à Moliere. Nérin, fils de Galois Roi de Portugal, n’avoit jamais vu d’autre femme que sa mere, lorsqu’il partit pour faire ses études à Padoue. Il y trouva toutes les femmes bien inférieures à celle qui lui avoit donné le jour. Raimon, maître de physique du Prince, fut piqué de son injustice. Il avoit une très belle femme ; il lui ordonne de se parer, & d’aller à la messe dans une Eglise où son écolier alloit ordinairement. Il réussit dans ses projets. Le Prince cessa de donner la pomme à sa mere ; mais en l’accordant à la femme de Raimon, il résolut de faire un autre présent au mari de la belle. Il eut l’art de s’introduire chez la dame, sans savoir qu’elle étoit l’épouse de son maître : il eut l’art de lui {p. 146}plaire : il eut l’art enfin de pousser l’aventure bien loin. Staparole va la continuer.

Etant ainsi ces deux amants conjoints d’un amour réciproque, cependant qu’ils étoient en ces propos amoureux, voici venir Maître Raimon, qui frappe à la porte. Jeanneton, entendant que c’étoit son mari, fit coucher son amant sur le lit, & ayant abattu les courtines, le fit demeurer jusqu’à tant que son mari fût parti. Si-tôt que Maître Raimon fut arrivé, il prit quelques petites drogues qui lui étoient lors nécessaires, puis s’en alla sans appercevoir aucune chose. Autant en fit Nérin, car il ne se douta oncques que Maître Raimon fût le mari de cette femme. Le jour suivant, ainsi que Nérin se promenoit par la place, par fortune, Maître Raimon vint à passer, & Nérin lui fit signe qu’il vouloit un peu lui parler ; & s’étant approché de lui : « Mon Maître, dit-il, il y a bien des nouvelles. Et quoi, répondit Maître Raimon ? Que diriez-vous, dit Nérin, que je sais bien où se tient cette belle Dame ? & qu’ainsi soit j’ai devisé longuement avec elle ? mais parceque son mari arriva, elle me cacha sur le lit & tira les courtines de peur qu’il ne me vît, & tout incontinent après il se partit. Est-il possible ? répondit Maître Raimon. S’il est possible ! repartit Nérin : je vous dis qu’il n’y a rien plus vrai, & ne vis oncques plus gracieuse ni plus plaisante Dame qu’elle. Je vous supplie, Monsieur mon ami, me faire ce bien, que vous me recommandiez à elle si vous la voyez, en la priant de ma part qu’elle me maintienne toujours en sa bonne grace ». Ce que Maître Raimon lui promit de faire, & se partit bien fâché contre lui. Toutefois, avant que prendre congé de lui, il lui dit : « Monsieur, y retournerez-vous plus ? En doutez-vous ? dit Nérin ». Alors Maître Raimon s’en alla au logis, & ne voulut dire mot à sa femme, mais épier le {p. 147}temps qu’ils fussent ensemble. Le jour ensuivant venu, Nérin retourna vers Jeanneton : cependant qu’ils étoient en plaisirs amoureux & propos gracieux, le mari arriva. Au moyen de quoi elle cacha incontinent Nérin dedans un coffre, & mit au-devant plusieurs robes qu’elle avoit secouées de peur que les tignes ne les gâtassent. Le mari, feignant de chercher quelques besognes, renversa quasi toute la maison, & regarda jusques dedans le lit ; mais voyant qu’il n’y avoit rien, se partit un peu plus content qu’il n’étoit venu, & s’en alla en pratique. Nérin pareillement se partit bientôt après, & ayant trouvé Maître Raimon, lui dit : « Ecoutez, Monsieur le Docteur, que diriez-vous que je suis retourné vers cette Dame ? mais la mauvaise & envieuse fortune m’a rompu tous mes plaisirs, parceque le mari est survenu & a gâté tout le mystere. Comme donc avez-vous fait à vous sauver, répondit Maître Raimon ? Je me suis, dit-il, caché dedans un coffre ; &, de peur que le mari ne me trouvât, la femme mit au-devant beaucoup de vêtements qu’elle avoit tirés hors du coffre, de peur qu’ils ne fussent mangés de la vermine ; tellement que le mari ayant renversé tout ce qui étoit dans la maison, jusques au lit, & ne trouvant aucune chose, se partit ». Vous pouvez penser, mêmement ceux qui ont expérimenté amour, combien tous ces discours étoient agréables à Maître Raimon. Or Nérin avoit donné à Jeanneton un beau & riche diamant, où sa tête & son nom étoient gravés à l’entour de l’enchassure. Si-tôt que Maître Raimon fut allé en pratique, Nérin fut mandé par la Dame. Comme ils passoient leurs temps en plaisirs & propos amoureux, le mari retourna au logis, tellement que Jeanneton, se voyant ainsi surprise, ouvrit incontinent une garde-robe qui étoit assez grande, & qui {p. 148}étoit dans sa chambre, & cacha dedans Nérin. Maître Raimon ne fut pas plutôt entré au logis, feignant de chercher je ne sais quoi, qu’il retourna & brouilla quasi tout ce qui étoit en la chambre ; & ne trouvant aucune chose ni au lit, ni aux coffres, comme étourdi & hors de sens, prit du feu & le mit aux quatre coins de la chambre, délibérant de la brûler & tout ce qui étoit dedans. Le ménage de bois commençoit déja à brûler, quand Jeanneton se tourna vers le mari, & lui dit : « Que voulez-vous faire ? êtes-vous hors de sens ? Puisque vous voulez brûler la maison, faites ce qui vous plaira ; mais je ne veux pas que vous brûliez la garde-robe, où sont les écritures & les instruments de mon mariage ». Et ayant fait appeller quatre porte-faix puissants, leur fit sauver la garde-robe, & la fit mettre au logis de la vieille ma...., & l’ayant secrètement ouverte, sans que nul s’en apperçût, s’en retourna au logis. Le seul Maître Raimon attendoit cependant s’il ne sortiroit point quelqu’un, mais il ne put rien voir sortir sinon la fumée & le feu ardent qui brûloit la maison. Tous les voisins étoient déja accourus pour éteindre le feu, & firent tant qu’ils y donnerent ordre. Le jour ensuivant, ainsi que Nérin s’en alloit aux champs, il vint, par fortune, à rencontrer Maître Raimon, & lui dit, en le saluant : « Bon jour, Maître Raimon : je vous veux raconter une chose qui vous plaira grandement. Et quoi ? répondit Maître Raimon. J’ai échappé, dit Nérin, le plus extrême danger que fit jamais homme vivant. Je m’en allai où loge la Dame que vous savez ; & ainsi que j’étois en propos amoureux avec elle, le mari survint ; lequel, après avoir cherché & tracé par toute la maison, a mis le feu aux quatre coins de la chambre, & a brûlé tout ce qui étoit dedans. Et vous, dit Maître Raimon, où étiez-vous ? {p. 149}J’étois caché, dit Nérin, dedans une garde-robe que la Dame jetta hors du logis, &c17 ».

Nérin enleve Jeanneton, & le reste du conte n’a plus rien de semblable à la piece. On voit bien que les confidences multipliées de Nérin à Raimon ont fait imaginer celles qu’Horace fait à M. de la Souche. Mais les premieres sont-elles amenées & filées avec vraisemblance ? Est-il naturel que le Prince ne sût pas où logeoit son maître de physique, & que, le sachant, il n’eût pas reconnu sa maison ? Est-il naturel qu’il ait été plusieurs fois en bonne fortune chez une femme sans s’informer du nom & de la qualité de son époux ? Moliere a su mettre ordre à tous ces inconvénients ; il a rendu sa fable vraisemblable, &, sur-tout, beaucoup plus piquante, en donnant un double nom au Seigneur Arnolphe, {p. 150}& en le faisant assez jaloux pour cacher sa maîtresse dans une maison éloignée de la sienne, crainte que les gens qu’il est obligé de recevoir chez lui ne voient Agnès & ne deviennent ses rivaux. Voilà Moliere au-dessus de Straparole. Comparons-le maintenant avec la Fontaine ; le rival est plus digne de lui. Deux grands hommes sont faits pour lutter ensemble.

Le Maitre en Droit, Conte.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
 Rome eut naguere un maître dans cet art
Qui du tien & du mien tire son origine,
Homme qui hors de là faisoit le goguenard ;
  Tout passoit par son étamine :
  Aux dépens du tiers & du quart
Il se divertissoit. Avint que le Légiste,
Parmi ses écoliers, dont il avoit toujours
   Longue liste,
Eut un François moins propre à faire en Droit un cours
   Qu’en Amours.
Le Docteur un beau jour, le voyant sombre & triste,
Lui dit : Notre féal, vous voilà de relais ;
Car vous avez la mine, étant hors de l’école,
   De ne lire jamais
    Bartole.
Que ne vous poussez-vous ? Un François être ainsi
  Sans intrigue & sans amourettes !
Vous avez des talents, nous avons des coquettes,
  Non pas pour une, Dieu merci.
L’étudiant reprit : Je suis nouveau dans Rome ;
Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens
   Pour la somme,
{p. 151}
  Je ne vois pas que les galants
  Trouvent ici beaucoup à faire.
  Toute maison est monastere :
Double porte, verroux, une matrone austere,
Un mari, des Argus : qu’irai-je, à votre avis,
  Chercher en de pareils logis ?
Prendre la lune aux dents seroit moins difficile.
Ha, ha, la lune aux dents, repartit le Docteur !
  Vous nous faites beaucoup d’honneur.
J’ai pitié des gens neufs comme vous : notre ville
Ne vous est pas connue, autant que je puis voir :
  Vous croyez donc qu’il faille avoir
Beaucoup de peine à Rome en fait que d’aventures ?
Sachez que nous avons ici des créatures
  Qui feront leurs maris cocus
  Sous la moustache des Argus.
  La chose est chez nous très commune.
Témoignez seulement que vous cherchez fortune :
Placez-vous dans l’église, auprès du bénitier.
Présenter sur le doigt aux dames l’eau sacrée,
  C’est d’amourettes les prier.
Si l’air du suppliant à quelque dame agrée,
  Celle-là, sachant son métier,
  Vous enverra faire un message.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Les avis du Docteur furent bons. Le jeune homme
Se campe en une église où venoit tous les jours
  La fleur & l’élite de Rome,
Des Graces, des Vénus, avec un grand concours
    D’Amours.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
{p. 152}
Il offroit l’eau lustrale. Un ange entre les autres
En prit de bonne grace : alors l’étudiant
  Dit en son cœur, elle est des nôtres.
Il retourne au logis : vieille vient ; rendez-vous.
D’en conter le détail, vous vous en doutez tous.
  Il s’y fit nombre de folies :
  La Dame étoit des plus jolies,
  Le passe-temps fut des plus doux.
Il le conte au Docteur. Discrétion Françoise
Est chose outre nature & d’un trop grand effort.
  Dissimuler un tel transport,
  Cela sent son humeur bourgeoise.
Du fruit de son conseil le Docteur s’applaudit,
Rit en Jurisconsulte, & des maris se raille.
  Pauvres gens, qui n’ont pas l’esprit
  De garder du loup leur ouaille !
Un berger en a cent : des hommes ne sauront
  Garder la seule qu’ils auront !
Bien lui sembloit ce soin chose un peu mal-aisée,
Mais non pas impossible ; &, sans qu’il eût cent yeux,
  Il défioit, graces aux Cieux,
  Sa femme, encor que trop rusée.
  A ce discours, ami Lecteur,
Vous ne croiriez jamais, sans avoir quelque honte,
  Que l’héroïne de ce conte
  Fût propre femme du Docteur ?
Elle l’étoit pourtant. . . . . .
. . . . . . . . .

C’est à la Fontaine, comme on vient de le voir, que Moliere doit l’humeur goguenarde de cet Arnolphe qui rit des malheurs arrivés aux maris, & qui se trouve ensuite au rang des infortunés. Le Maître en Droit est peut-être plus plaisant {p. 153}qu’Arnolphe, en ce qu’il dicte lui-même à son rival le moyen dont il doit se servir pour séduire les Romaines, & qu’il l’avertit d’aller au but dès qu’il aura obtenu le premier rendez-vous. D’un autre côté, Moliere a un trait impayable & qu’il ne doit à personne. Arnolphe prête de l’argent à son rival pour l’aider à triompher de sa maîtresse. Horace le lui avoue ensuite d’une façon très ingénieuse, & très piquante pour le public.

ACTE I. Scene VI.

ARNOLPHE, HORACE.

Arnolphe, après avoir lu une lettre qu’Horace lui a remise de la part de son pere.

Il faut, pour des amis, des lettres moins civiles ;
Et tous ces compliments sont choses inutiles.
Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.

Horace.

Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j’ai présentement besoin de cent pistoles.

Arnolphe.

Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi,
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.

Horace.

Il faut....

Arnolphe.

Laissons ce style.
Hé bien, comment encor trouvez-vous cette ville ?

Horace.

Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments,
Et j’en crois merveilleux les divertissements.
{p. 154}

Arnolphe.

Chacun a ses plaisirs, qu’il se fait à sa guise :
Mais pour ceux que du nom de galants on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se contenter ;
Car les femmes y sont faites à coqueter :
On trouve d’humeur douce & la brune & la blonde,
Et des maris aussi les plus bénins du monde :
C’est un plaisir de Prince ; &, des tours que je vois,
Je me donne souvent la comédie à moi.
Peut-être en avez-vous déja féru quelqu’une ?
Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.

Horace.

A ne vous rien cacher de la vérité pure,
J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure ;
Et l’amitié m’oblige à vous en faire part.

Arnolphe.

Bon ! voici de nouveau quelque conte gaillard,
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.

Horace.

Mais, de grace, qu’au moins ces choses soient secretes.

Arnolphe.

Oh !

Horace.

Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions,
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avouerai donc, avec pleine franchise,
Qu’ici d’une beauté mon ame s’est éprise.
Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un libre accès ;
Et, sans trop me vanter, ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.
{p. 155}

Arnolphe, en riant.

Et c’est ?...

Horace, lui montrant le logis d’Agnès.

Un jeune objet qui loge en ce logis,
Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis :
Simple à la vérité, par l’erreur sans seconde
D’un homme qui la cache au commerce du monde ;
Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir :
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,
Dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre.
Mais peut-être il n’est point que vous n’ayez bien vu
Ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu ;
C’est Agnès qu’on l’appelle.

Arnolphe, à part.

Ah ! je creve !

Horace.

Pour l’homme,
C’est, je crois, de la Sousse, ou Source qu’on le nomme :
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom :
Riche, à ce qu’on m’a dit ; mais des plus sensés, non ;
Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
Le connoissez-vous point ?

Arnolphe, à part.

La fâcheuse pilule !

Horace.

Hé ! vous ne dites mot !

Arnolphe.

Hé ! oui, je le connois.

Horace.

C’est un fou, n’est-ce pas ?

Arnolphe.

Hé !...
{p. 156}

Horace.

Qu’en dites-vous ? quoi ?
Hé ! c’est-à-dire, oui. Jaloux à faire rire ?
Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on m’a pu dire.
Enfin l’aimable Agnès a su m’assujettir.
C’est un joli bijoux, pour ne vous point mentir ;
Et ce seroit péché qu’une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir d’un homme si bizarre.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux
Vont à m’en rendre maître, en dépit du jaloux ;
Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise,
N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,
En amour comme en guerre avance les conquêtes.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Voilà deux rivaux que Moliere laissé derriere lui. Vraisemblablement Scarron ne lui disputera pas la victoire. Nous allons voir ce que Moliere lui doit, & comment il en a fait usage.

La Précaution inutile, Nouvelle, tome I des dernieres Œuvres de Scarron.

Un Gentilhomme de Grenade, qu’il plaît à Scarron de nommer Don Pedre, parcequ’il ignore son vrai nom, éprouve mille aventures que nous supprimerons, & qui lui donnent très mauvaise opinion des femmes. Il prend cependant la résolution d’épouser une jeune innocente qu’il a fait élever dans un couvent. L’Auteur va nous dire s’il eut lieu de s’en féliciter ou de s’en repentir.

{p. 157}

Toutes les personnes de condition de la ville assisterent aux noces, & furent autant satisfaites de la beauté de Laure, qu’elles le furent peu de son esprit. La noce finit de bonne heure, & les nouveaux mariés demeurerent seuls. Don Pedre fit coucher ses valets, & ayant fait retirer les servantes de sa femme après qu’elles l’eurent déshabillée, s’enferma avec elle dans sa chambre ; & là Don Pedre, par un raffinement de prudence qui étoit la plus grande folie du monde, exécuta le plus capricieux dessein que pouvoit jamais former un homme qui avoit passé toute sa vie pour un homme d’esprit. Plus sot encore que sa femme, il voulut voir jusqu’où pouvoit aller sa simplicité. Il se mit dans une chaise, fit tenir sa femme debout, & lui dit ces paroles, ou d’autres encore plus impertinentes : « Vous êtes ma femme, dont j’espere que j’aurai sujet de louer Dieu tant que nous vivrons ensemble. Mettez-vous bien dans l’esprit ce que je m’en vais vous dire, & l’observez exactement tant que vous vivrez, de peur d’offenser Dieu, & de peur de me déplaire ». A toutes ces paroles dorées, l’innocente Laure faisoit de grandes révérences, à propos ou non, & regardoit son mari entre deux yeux, aussi timidement qu’un écolier nouveau fait un pédant impérieux.

Moliere fait mettre comme Scarron son héros dans un fauteuil, & lui donne un ton de pédant. Il place aussi devant lui l’héroïne, qui, se tenant debout, le regarde entre deux yeux, & fait la révérence lorsqu’Arnolphe lui parle de l’honneur qu’il lui fait en l’épousant, & du courroux du ciel lorsqu’on trompe son mari. Enfin, l’on voit clairement que le discours de Don Pedre a fourni l’idée de celui d’Arnolphe. Mais quelle différence malgré cela de l’un à l’autre ! Nous l’avons rapporté {p. 158}ailleurs, nous ne le répéterons point ici : il est assez généralement connu. Scarron va continuer.

« Savez-vous, poursuivit Don Pedre, la vie que doivent mener les personnes mariées ? Je ne le sais pas, poursuivit Laure, faisant une révérence plus basse que toutes les autres ; mais apprenez-le-moi, & je le retiendrai comme mon Ave, Maria ». Et puis autre révérence. Don Pedre étoit l’homme le plus satisfait du monde de trouver dans sa femme encore plus de simplicité qu’il n’en eût osé espérer. Il tira de l’armoire une paire d’armes fort riches & fort légeres qui lui avoient autrefois servi en une magnifique réception que la ville avoit faite au Roi d’Espagne ; il en arma son idiote. Il lui couvrit la tête d’un petit morion doré, couvert de plumes, lui ceignit une épée, & lui ayant mis une lance à la main, lui dit « que la vie des femmes mariées qui vouloient être estimées vertueuses, étoit de veiller leurs maris pendant leur sommeil, armées de toutes pieces comme elle étoit ». Elle lui répondit par deux ou trois révérences ordinaires qui ne finirent que lorsqu’il lui fit faire deux ou trois tours de chambre ; ce qu’elle fit par hasard de si bon air, sa beauté naturelle & son air de Pallas y contribuant beaucoup, que le trop fin Grenadin en demeura charmé. Il se coucha, & Laure demeura en faction jusqu’à cinq heures du matin. Le plus prudent & le plus avisé de tous les maris du monde, ou du moins se croyant tel, se leva, s’habilla, désarma sa femme, l’aida à se déshabiller, & l’ayant fait coucher dans le lit qu’il venoit de quitter, en pleurant de joie d’avoir trouvé, à son avis, ce qu’il cherchoit, il lui ordonna de dormir bien tard ; & ayant recommandé à ses servantes de ne la point réveiller, il s’en alla à la Messe & à ses affaires.

{p. 159}

Moliere fait dire par son héros à la belle Agnès que les femmes mariées ont des devoirs très rigides ; mais nous devons lui savoir gré d’avoir substitué à l’exercice burlesque d’une femme armée de pied en cap, les prudentes leçons que nous allons lire.

ACTE III. Scene II.

Les Maximes du mariage, ou les devoirs de la femme mariée, avec son exercice journalier.

Maxime I.

  Celle qu’un lien honnête
  Fait entrer au lit d’autrui,
  Doit se mettre dans la tête,
  Malgré le train d’aujourd’hui,
Que l’homme qui la prend, ne la prend que pour lui.

Maxime II.

  Elle ne doit se parer
  Qu’autant que peut desirer
  Le mari qui la possede.
C’est lui que touche seul le soin de sa beauté,
  Et pour rien doit être compté
  Que les autres la trouvent laide.

Maxime III.

  Loin ces études d’œillades,
  Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
Et mille ingrédients qui font des teints fleuris :
A l’honneur tous les jours ce sont drogues mortelles,
  Et les soins de paroître belles
  Se prennent peu pour les maris.

Maxime IV.

Sous sa coeffe, en sortant, comme l’honneur l’ordonne,
Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups ;
{p. 160}
  Car, pour bien plaire à son époux,
  Elle ne doit plaire à personne.

Maxime V.

Hors ceux dont au mari la visite se rend,
  La bonne regle défend
  De recevoir aucune ame.
  Ceux qui, de galante humeur,
  N’ont affaire qu’à Madame,
  N’accommodent point Monsieur.

Maxime VI.

  Il faut des présents des hommes
  Qu’elle se défende bien ;
  Car dans le siecle où nous sommes,
  On ne donne rien pour rien.

Maxime VII.

Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes.
 Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
 Ecrire tout ce qui s’écrit chez lui.

Maxime VIII.

  Ces sociétés déréglées,
  Qu’on nomme belles assemblées,
Des femmes tous les jours corrompent les esprits :
En bonne politique, on les doit interdire ;
   Car c’est là que l’on conspire
   Contre les pauvres maris.

Maxime IX.

Toute femme qui veut à l’honneur se vouer,
  Doit se défendre de jouer,
  Comme d’une chose funeste :
   Car le jeu, fort décevant,
   Pousse une femme souvent
   A jouer de tout son reste.
{p. 161}

Maxime X.

   Des promenades du temps,
   Ou repas qu’on donne aux champs,
   Il ne faut pas qu’elle essaie.
   Selon les prudents cerveaux,
   Le mari, dans ces cadeaux,
   Est toujours celui qui paie.

Je pense que les gens de goût ne balanceront pas pour prononcer entre les deux exercices. Continuons à fouiller chez Scarron.

La premiere nuit des noces se passa donc de la maniere que je vous viens de dire, & le mari fut assez sot pour n’employer pas mieux la seconde. Le Ciel l’en punit ; il arriva une affaire pour laquelle il fallut nécessairement qu’il prît la poste le jour même, & qu’il allât à la Cour. Il n’eut le temps que de changer d’habit, & de dire adieu à sa femme, lui ordonnant, sous peine d’offenser Dieu, & de lui déplaire, d’observer exactement, en son absence, la vie des personnes mariées. Ceux qui ont des affaires à la Cour ne peuvent savoir en combien de temps elles seront terminées. Don Pedre ne pensoit y être que cinq à six jours, il y fut cinq à six mois. Cependant l’imbécille Laure ne manquoit pas de passer les nuits armée de toutes pieces, & de passer les jours auprès d’un ouvrage qu’elle avoit appris à faire au couvent. Un gentilhomme de Cordoue vint en ce temps-là pour suivre un procès à Grenade : il n’étoit pas sot, & étoit bien fait. Il vit souvent Laure à son balcon, la trouva fort belle, passa & repassa souvent devant ses fenêtres, à la mode d’Espagne ; & Laure le laissa passer & repasser sans savoir ce que cela vouloit dire, & sans même avoir envie de le savoir. Une bourgeoise, femme de médiocre condition, qui demeuroit vis-à-vis {p. 162}de la maison de Don Pedre, charitable de son naturel, & prenant grande part aux peines de son prochain, s’apperçut bientôt & de l’amour de l’étranger, & du peu de progrès qu’il faisoit auprès de sa belle voisine. Elle étoit femme d’intrigue, & sa principale profession étoit d’être conciliatrice des volontés, possédant éminemment toutes les conditions requises à celles qui s’en veulent acquitter, comme d’être perruquiere, revendeuse, distillatrice, d’avoir quantité de secrets pour l’embellissement du corps humain ; & sur-tout elle étoit un peu soupçonnée d’être sorciere. Elle saluoit si exactement le gentilhomme de Cordoue toutes les fois qu’il passoit devant les fenêtres de Laure, qu’il crut que ce n’étoit pas sans dessein. Il l’accosta tout d’un temps, fit connoissance & amitié avec elle ; il lui découvrit son amour, & lui promit de faire pour le moins sa fortune, si elle le servoit auprès de sa voisine. La vieille damnée ne perdit point de temps, se fit introduire par les sottes servantes auprès de leur sotte maîtresse, sous prétexte de lui faire voir des hardes à vendre ; loua sa beauté, la plaignit d’être si-tôt séparée de son mari, &, aussi-tôt qu’elle se vit seule avec elle, lui parla du beau gentilhomme qui passoit si souvent devant ses fenêtres. Elle lui dit qu’il l’aimoit plus que la vie, & qu’il avoit une forte passion de la servir, si elle le trouvoit bon. « En vérité, je lui en suis fort obligée, répondit l’innocente Laure, & j’aurois son service fort agréable ; mais la maison est pleine de valets, & jusqu’à tant que quelqu’un d’eux s’en aille, je ne l’oserois recevoir en l’absence de mon mari : je lui en écrirai, si ce gentilhomme le souhaite, & je ne doute point que je n’en obtienne tout ce que je lui demanderai ». Il n’en falloit pas tant à la rusée entremetteuse pour lui faire reconnoître que Laure étoit la simplicité même. Elle lui fit donc entendre, {p. 163}le mieux qu’elle put, de quelle façon ce gentilhomme la vouloit servir ; lui dit qu’il étoit aussi riche que son mari, &, si elle en vouloit voir les preuves, qu’elle lui apporteroit, de sa part, des pierreries de grand prix, & des hardes aussi riches qu’elle les pourroit souhaiter. « Ha ! Madame, lui dit Laure, j’ai tant de ce que vous dites, que je ne sais où le mettre. Puisque cela est ainsi, répondit l’ambassadrice de Satan, & que vous ne vous souciez pas qu’il vous régale, souffrez au moins qu’il vous visite. Qu’il le fasse, à la bonne heure, dit Laure, personne ne l’en empêche. Voilà qui est fort bien, répondit la vieille ; mais il seroit encore mieux que vos valets & vos servantes n’en sussent rien. Il est fort aisé, répondit Laure, car mes servantes ne couchent point dans ma chambre, & je me mets au lit sans leur aide & fort tard. Prenez cette clef, qui ouvre toutes les portes de la maison, & sur les onze heures du soir il pourra entrer par la porte du jardin où donne un petit escalier qui conduit à ma chambre ». La vieille lui prit les mains & les lui baisa cent fois, lui disant qu’elle alloit redonner la vie à ce pauvre gentilhomme qu’elle avoit laissé demi-mort. « Eh ! pourquoi, s’écria Laure toute effrayée ? C’est vous qui l’avez tué, lui dit alors la fausse vieille ». Laure devint pâle comme si on l’eût convaincue d’un meurtre, & alloit protester de son innocence, si la méchante femme, qui ne jugea pas à propos d’éprouver davantage son ignorance, ne se fût séparée d’elle, lui jetant les bras au cou, & l’assurant que le malade n’en mourroit pas.

Interrompons un instant le Seigneur Scarron, qui a déja beaucoup parlé, pour voir comment Moliere a su tirer parti de la bêtise de Laure, des discours que lui tient la vieille sorciere, même {p. 164}de l’assiduité de son galant à passer sous ses balcons.

ACTE II. Scene VI.

ARNOLPHE, AGNÈS.

. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Arnolphe.

Le monde, chere Agnès, est une étrange chose.
Voyez la médisance, & comme chacun cause !
Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu
Etoit en mon absence à la maison venu,
Que vous aviez souffert sa vue & ses harangues ;
Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j’ai voulu gager que c’étoit faussement.

Agnès.

Mon Dieu ! ne gagez pas ; vous perdriez, vraiment.

Arnolphe.

Quoi ! c’est la vérité qu’un homme...

Agnès.

Chose sure,
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

Arnolphe, bas.

Cet aveu qu’elle fait avec sincérité,
Me marque pour le moins son ingénuité.
(Haut.)
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j’avois défendu que vous vissiez personne.

Agnès.

Oui, mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi,
Et vous en auriez fait sans doute autant que moi.

Arnolphe.

Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.
{p. 165}

Agnès.

Elle est fort étonnante & difficile à croire.
J’étois sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque j’ai vu passer, sous les arbres d’auprès,
Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,
D’une humble révérence aussi-tôt me salue.
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fais la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence :
Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d’une troisieme aussi-tôt repartant,
D’une troisieme aussi j’y repars à l’instant.
Il passe, vient, repasse, & toujours de plus belle,
Me fait à chaque fois révérence nouvelle :
Et moi, qui tous ses tours fixement regardois,
Nouvelle révérence aussi je lui rendois :
Tant que si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serois tenue,
Ne voulant point céder ni recevoir l’ennui
Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

Arnolphe.

Fort bien.

Agnès.

Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m’aborde, en parlant de la sorte :
« Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
« Et dans tous vos attraits long-temps vous maintenir !
« Il ne vous a pas fait une belle personne
« Afin de mal user des choses qu’il vous donne ;
« Et vous devez savoir que vous avez blessé
« Un cœur qui de s’en plaindre est maintenant forcé. »

Arnolphe, à part.

Ah ! suppôt de satan ! exécrable damnée !
{p. 166}

Agnès.

Moi ! j’ai blessé quelqu’un ? fis-je toute étonnée.
« Oui, dit-elle, blessé ; mais blessé tout de bon ;
« Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon. »
Hélas ! qui pourroit, dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
« Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
« Et c’est de leurs regards qu’est venu tout le mal ».
Hé, mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde.
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
« Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
« Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
« En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
« Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable,
« Que votre cruauté lui refuse un secours,
« C’est un homme à porter en terre dans deux jours. »
Mon Dieu, j’en aurois, dis-je, une douleur bien grande.
Mais, pour le secourir, qu’est-ce qu’il me demande ?
« Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
« Que le bien de vous voir & vous entretenir.
« Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
« Et du mal qu’ils ont fait être la médecine. »
Hélas ! volontiers, dis-je ; &, puisqu’il est ainsi,
Il peut tant qu’il voudra me venir voir ici.

Arnolphe, à part.

Ah ! sorciere maudite, empoisonneuse d’ames !
Puisse l’enfer payer tes charitables trames !

Agnès.

Voilà comme il me vit & reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?
Et pouvois-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance,
{p. 167}
Moi, qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir,
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir ?

Ne nous amusons pas à louer présentement la façon dont Moliere a imité Scarron ; il suffit dans cette occasion de placer l’un à côté de l’autre. Le dernier va reprendre le fil de sa nouvelle.

La vieille alla trouver son impatient amoureux, & lui rendit compte de ce qu’elle avoit avancé, elle souriant d’un souris d’enfer, & lui sautant de joie. Il la récompensa en homme libéral, & attendit la nuit avec impatience. La nuit vint, il entra dans le jardin, & monta le plus doucement qu’il put jusqu’à la chambre de Laure, dans le temps que la stupide se promenoit à grands pas dans sa chambre, armée de toutes pieces, & la lance dans la main, suivant les salutaires instructions de son extravagant mari. Il n’y avoit qu’une lumiere en un endroit éloigné de la chambre, & la porte en étoit ouverte, sans doute pour recevoir le galant de Cordoue. Mais lui, qui entrevit une personne armée, ne douta point qu’on ne le voulût attraper. Sa peur alors domina sur son amour, tout violent qu’il étoit, & il s’enfuit plus vîte qu’il n’étoit venu, s’imaginant qu’il ne pouvoit assez tôt gagner la rue. Il alla chez sa médiatrice, & lui fit part du danger qu’il avoit couru. Elle alla, toute scandalisée, trouver Laure, qui lui demanda d’abord pourquoi le gentilhomme n’étoit pas venu, & s’il étoit malade. Il n’est pas malade, dit la vieille, & il n’a pas manqué d’y venir ; mais il trouva un homme armé dans votre chambre. Laure fit un long éclat de rire, & ensuite deux ou trois de pareille étendue, à quoi la vieille ne comprenoit rien. Enfin quand la grande envie qu’elle avoit de rire fut assez satisfaite, & lui laissa la liberté de parler, elle dit à la vieille qu’il falloit bien que ce gentilhomme n’eût jamais {p. 168}été marié, & que c’étoit elle qui se promenoit dans sa chambre, toute armée. La vieille ne comprenoit rien à ce que lui disoit Laure, & la crut long-temps tout-à-fait folle ; mais à force de questions & de réponses, elle apprit ce qu’elle n’eût jamais pu croire, tant de la simplicité d’une fille de quinze ans, qui devoit tout savoir à cet âge, que de l’extravagante précaution dont son mari se servoit pour s’assurer de l’honneur de sa femme. Elle voulut laisser Laure dans son erreur, & au lieu de se montrer surprise de la nouveauté de la chose autant qu’elle l’étoit, elle se mit à rire avec Laure de la frayeur qu’avoit eu le galant. La partie fut remise à la nuit suivante. La vieille rassura le galant, & admira avec lui la sottise du mari & de la femme. La nuit vint, il entra dans le jardin, monta le petit escalier, & trouva encore sa Dame qui s’acquittoit de son devoir. Il l’embrassa toute armée de fer qu’elle étoit, & elle le reçut comme si elle l’eût vu toute sa vie. Enfin il lui demanda ce qu’elle vouloit faire de ces armes. Elle lui répondit en riant, qu’elle ne pouvoit les quitter ni passer la nuit dans un autre équipage, & lui apprit, puisqu’il ne le savoit pas, que c’étoit faire un gros péché que d’y manquer. Le madré Cordouois eut toutes les peines du monde à la désabuser & à lui persuader qu’elle étoit trompée, & que la vie des personnes mariées étoit toute autre. Enfin il la fit condescendre à se désarmer, & à vouloir bien apprendre une autre façon d’exercer le mariage, plus commode & plus plaisante que celle que lui faisoit pratiquer son mari, que Laure lui avoua être de grande fatigue. Il ne fut pas paresseux à la désarmer ; il aida aussi à la déshabiller. . . . . . . Enfin elle reçut une lettre de son mari, qui lui apprit qu’il la revenoit trouver, & que ses affaires à la Cour étoient faites. Et celle du Cordouan l’étant aussi de Grenade, {p. 169}le drôle s’en retourna dans Cordoue sans prendre congé de Laure : & je crois que ce fut aussi sans la regretter, rien n’étant si fragile que l’amour que l’on a pour une sotte. Laure ne le trouva point à redire, & reçut son mari avec autant de joie & aussi peu de ressentiment de la perte de son galant que si elle ne l’eût jamais vu. Don Pedre & sa femme souperent ensemble avec grande satisfaction l’un de l’autre. L’heure du coucher arriva : Don Pedre se mit au lit selon sa coutume, & fut bien étonné de voir sa femme en chemise qui se vint coucher auprès de lui. Il lui demanda, tout troublé, pourquoi elle n’étoit point armée ? Ha ! vraiment, lui dit-elle, je sais bien une autre façon de passer la nuit avec son mari, que m’a enseigné un autre mari. Vous avez un autre mari, lui répliqua Don Pedre ? Oui, lui dit-elle ; mais si beau & si bien fait, que vous serez ravi de le voir : je ne sais pourtant quand nous le verrons, car depuis la derniere lettre que vous m’avez écrite, il n’est pas venu me voir. . . . Le malheureux Don Pedre feignit d’être malade, & se représentant qu’il avoit choisi une femme idiote, qui non seulement l’avoit offensé en son honneur, mais encore qui ne croyoit pas s’en devoir cacher, il se ressouvint des bons avis de la Duchesse, détesta son erreur, & reconnut, mais trop tard, qu’une honnête femme sait garder les loix de l’honneur, & que si, par fragilité, elle y manque, elle sait du moins cacher sa faute. . . . .

Avouons que Moliere a de grandes obligations au burlesque Scarron. Il lui doit, comme nous l’avons vu, la matrone & ses discours : il lui doit l’opposition sublime d’une fille simple avec un Jaloux qui se croit fort rusé : il lui doit la morale amenée naturellement par les malheurs que le héros éprouve en préférant une sotte à une femme d’esprit. {p. 170}Convenons aussi que nous devons de grands éloges à Moliere pour s’être servi de la matrone sans la mettre sur le théâtre. Les propos qu’elle a tenus à la jeune Agnès deviennent plaisants dans une bouche innocente ; ils seroient révoltants dans celle de la vieille sorciere. Moliere n’a-t-il pas bien fait encore d’abandonner à Scarron sa bête brute & dégoûtante, qui croit vaquer aux devoirs du mariage en se promenant dans sa chambre par l’ordre d’un extravagant avec une armure sur le corps & la lance à la main, qui prodigue des faveurs à un inconnu par instinct seulement ? Moliere, dis-je, n’a-t-il pas bien fait de nous offrir à la place une jeune innocente qui, à travers la simplicité à laquelle son éducation l’a forcée, fait voir de l’esprit à mesure qu’elle est éclairée par le sentiment ? Enfin, les couleurs qui nous peignent le caractere de M. de la Souche, ne sont-elles pas plus vraies, plus naturelles que celles qui caractérisent les folies de Don Pedre ?

Il faut sur-tout remarquer que Straparole, la Fontaine, Scarron, ont pour héroïnes des femmes mariées, dont plusieurs personnes ne sauroient voir les succès amoureux avec plaisir ; & que Moliere, ami des bienséances, intéresse les ames honnêtes à une passion pure & délicate, que la vertu même approuve, & qui n’est pas couronnée de la main du vice.

Moliere a pris encore l’idée d’une petite scene dans une piece italienne intitulée Pantalon jaloux. Pantalon veut interdire l’entrée de sa maison au Docteur. Il ordonne à ses domestiques de lui fermer la porte au nez quand il viendra, &, s’il résiste, de lui donner des coups de bâton. Ensuite, pour exercer ses gens à bien faire ce qu’il {p. 171}leur ordonne, il leur dit de supposer qu’il est le Docteur. Il se présente, prie qu’on le laisse entrer ; on lui refuse : il prie encore ; on lui donne des coups de bâton : il s’écrie que cela est bien, & s’en va fort content. Voyons la même scene transportée par Moliere sur le théâtre françois. Arnolphe recommande à Georgette & à Alain de repousser Horace lorsqu’il viendra.

ACTE IV. Scene IV.

ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Georgette.

Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

Arnolphe.

Mais à ses beaux discours gardez-vous de vous rendre.

Alain.

Oh ! vraiment.

Georgette.

Nous savons comme il faut s’en défendre.

Arnolphe.

S’il venoit doucement : « Alain, mon pauvre cœur,
« Par un peu de secours soulage ma langueur.

Alain.

Vous êtes un sot.

Arnolphe.

Bon !... « Georgette, ma mignonne,
« Tu me parois si douce & si bonne personne !

Georgette.

Vous êtes un nigaud.

Arnolphe.

Bon !... « Quel mal trouves-tu
« Dans un dessein honnête & tout plein de vertu ?
{p. 172}

Alain.

Vous êtes un frippon.

Arnolphe.

Fort bien !... « Ma mort est sure
« Si tu ne prends pitié des peines que j’endure.

Georgette.

Vous êtes un benêt, un impudent.

Arnolphe.

Fort bien !
« Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien :
« Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire.
« Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire ;
« Et voilà pour t’avoir, Georgette, un cotillon.
(Ils tendent tous deux la main & prennent l’argent.)
« Ce n’est de mes bienfaits qu’un foible échantillon.
« Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,
« C’est que je puisse voir votre belle maîtresse. »

Georgette, le poussant.

A d’autres.

Arnolphe.

Bon cela !

Alain.

Hors d’ici.

Arnolphe.

Bon !

Georgette.

Mais tôt.

Arnolphe.

Bon ! holà, c’est assez.

Georgette.

Fais-je pas comme il faut ?

Alain.

Est-ce de la façon que vous voulez l’entendre ?
{p. 173}

Arnolphe.

Oui, fort bien ; hors l’argent qu’il ne falloit pas prendre.

Georgette.

Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

Alain.

Voulez-vous qu’à l’instant nous recommençions ?

Arnolphe.

Point.
Suffit, rentrez tous deux.

Alain.

Vous n’avez rien qu’à dire.

Arnolphe.

Non, vous dis-je, rentrez, puisque je le desire.
Je vous laisse l’argent. Allez, je vous rejoins :
Ayez bien l’œil à tout, & secondez mes soins.

Moliere a conservé tout le plaisant de la scene italienne, sans nous faire voir un maître qui, pour exercer ses gens à maltraiter un de ses anciens amis, s’avilit jusqu’à recevoir des coups de bâton de la main même de ses domestiques. Rien n’eût paru plus révoltant sur notre théâtre.

J’entends plusieurs de mes Lecteurs se dire intérieurement qu’il est bien aisé de composer des pieces quand on a sous la main d’aussi bons matériaux. Ils pensent, je gage, que Moliere n’a pas eu grand mérite à faire les changements que nous avons remarqués ; ils jugent que tout homme à sa place auroit eu le même art. Ils se trompent bien fort. Je vais le leur prouver par une comédie qui a paru un an avant celle de Moliere. Elle est bâtie sur le même fonds ; l’Auteur avoit les mêmes ressources. Voyons le parti qu’il en a tiré.

{p. 174}

La Précaution inutile, oul’Ecole des Cocus, en vers & en un acte, par Dorimon.

Le Capitan veut se marier ; le Docteur lui conseille de n’en rien faire, & lui peint les dangers qu’on court dans le mariage. Le Capitan croit les prévenir par les précautions qu’il a prises auprès de la sage Lucinde, qu’il n’a pas quittée d’un pas, ou qu’il a fait soigneusement observer. Lucinde vante elle-même sa vertu : elle est interrompue par une douleur subite qui l’oblige à se retirer, & l’on apprend aussi-tôt qu’elle vient de mettre au jour un enfant. Le Capitan, que cette aventure déconcerte, refuse la main de Philis, parceque la belle lui paroît d’une humeur trop folâtre. Le Docteur, persuadé au contraire que les meilleures précautions sont inutiles, épouse Philis, au hasard de ce qui pourra lui arriver. Enfin le Capitan se détermine en faveur de la niaise Cloris, avec laquelle il s’imagine que son honneur n’essuiera aucun accident fâcheux. Pour plus grande sureté, il fait armer de pied en cap sa jeune épouse, & lui ordonne de rester ainsi pendant son absence. Cet équipage singulier excite la curiosité de Léandre ; il aborde Cloris.

Scene IX.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Léandre.

Beauté, l’étonnement des hommes & des Dieux !
N’étoit-ce pas assez des armes de vos yeux ?
Pourquoi vous mettez-vous en ce fier équipage ?
Votre visage doux aime-t-il le carnage ?

Cloris.

Monsieur, vous étonnant de l’état où je suis,
Ignorez-vous les loix de ce fâcheux pays ?
{p. 175}
Les femmes de ce lieu sont en cet équipage,
Pour garder leur honneur dedans le mariage.

Léandre.

Vraiment, dans ce pays on fait de rudes loix !
Dans le nôtre on agit d’un air bien plus courtois.
Ah ! si vous le saviez ! . . .

Cloris.

Je brûle de l’entendre.

Léandre.

Venez avecque moi, je pourrai vous l’apprendre.
(Ils sortent.)
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene XI.

LE DOCTEUR, LE CAPITAN, PHILIS.

Le Capitan.

Je n’ai pu demeurer long-temps à la campagne,
Et je reviens trouver ma gentille compagne.
De sa simplicité je dois tout espérer.

Le Docteur.

Capitan, nous verrons qui s’en pourra parer.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Le Capitan.

Si je savois quelqu’un qui se pût figurer
De cajoler ma femme & me déshonorer ;
Il seroit hors d’état de faire des caresses,
Car je déchirerois son corps en mille pieces.

Philis.

Ceux qui parlent beaucoup n’ont jamais grand effet.

Le Capitan.

Par la mort ! je ferois. . . .
{p. 176}

Scene derniere.

Les précédents, CLORIS, LÉANDRE.

Léandre.

Adieu, divin objet ;
Je vous baise les mains.

Philis.

Capitan, faites rage.

Le Capitan.

La prudence sied bien avecque le courage.

Philis.

Quoi ! vous souffrez ainsi cet outrage à vos yeux ?

Le Capitan.

Je fais ce que je puis pour être furieux.

Léandre.

Adieu, divin objet !

Le Capitan.

Rage ! fureur ! feu ! haine !
(A Léandre.)
Tu mourras, suborneur !

Léandre, le regardant fiérement.

A qui donc parlez-vous ?
Est-ce à moi ?

Le Capitan.

Non, Monsieur, non, ce n’est pas à vous.

Philis.

Vraiment vous êtes brave, & brave à toute outrance !

Le Capitan.

Je le suis quand je veux, donnez-moi patience.
Je ne l’ai pas tué, le traître, en ce moment ;
Je retarde sa mort d’une heure seulement.
Mais venez là, traîtresse : où sont, où sont vos armes ?
{p. 177}

Cloris.

Cet étranger, courtois, civil & plein de charmes,
Me les a fait quitter, & m’a dit, ébahi,
Que l’on n’exerçoit pas ces loix en son pays ;
Que les femmes avoient, après le mariage,
Des armes à la main qui faisoient moins d’outrage ;
Qu’elles avoient des loix plus douces qu’en ces lieux.
Aussi-tôt mon esprit s’est montré curieux :
J’ai brûlé du desir de les pouvoir apprendre,
Et lui-même a voulu me les faire comprendre.

Le Capitan, au Docteur.

Ah ! vous me disiez bien qu’une sotte feroit
Son pauvre homme cocu, & l’en avertiroit.
(A Cloris.)
Je vous enfermerai désormais, ignorante.
Rentrez, rentrez ici, sotte, bête, innocente.

Le Docteur.

Adieu, cher Capitan, adieu, consolez-vous.
Allez-vous-en chanter avecque les coucous.

Philis.

Allez dire aux maris des champs & de la ville
Que la précaution leur est chose inutile.

Dans trois originaux, Dorimon n’a pu prendre qu’une piece d’un acte dans laquelle il a exactement encadré tous les défauts de ses modeles. Moliere a étendu son sujet : les fautes ont disparu ; les beautés ont été placées dans un jour favorable. L’un est un metteur-en-œuvre maladroit, qui monte gauchement un diamant brut ; l’autre un artiste excellent qui en connoît le prix, le taille, le polit, & l’enchâsse de façon qu’il a le plus grand éclat, & qu’il est digne de {p. 178}parer une divinité. Le plus fâcheux pour Dorimon est que Moliere lui a pris l’idée de son sot Docteur, & a mis à la place un Chrisalde, dans la bouche duquel il met des choses excellentes.

Dans la nouveauté de cette piece, les ennemis de Moliere lui reprocherent beaucoup toutes ses imitations qu’on taxoit de plagiat, & lui en faisoient un crime. Nous ne serons pas aussi injustes, & nous lui saurons gré au contraire d’avoir mis à contribution ses prédécesseurs & ses contemporains, pour nous donner une piece unique dans son genre, & nous serons de l’avis d’Apollon.

Arrêt d’Apollon en faveur de l’Ecole des Femmes18.

Apollon, graces au Destin,
Du Parnasse Prince divin,
Et les trois fois trois Sœurs pucelles,
Grandes d’esprit & de corps belles,
A tous qui ces Lettres verront :
Ceux qui sauront lire liront.
Devant nous querelle s’est mue
Pour une piece assez connue,
Et qui vient d’Auteur assez bon,
Moliere, notre mignon.
Les uns en ont dit pis que pendre,
Les autres ont su la défendre.
Bien informés de leurs raisons,
Tout considéré : Nous disons
{p. 179}
Que cette piece est belle & bonne.
Commandons à toute personne
De bien soutenir son parti ;
Et donnons un beau démenti
A qui sera si téméraire
D’oser avancer le contraire.
L’Ecole des Femmes enfin
Doit passer pour ouvrage fin.
Permettons à chacun d’en rire ;
Défendons à tous d’en médire ;
Et déclarons que son Auteur
Dans son style a de la douceur,
De la netteté, de la grace ;
Qu’avec tant de nature il trace
Les sujets & les passions,
Et débite des mots si bons,
Qu’un esprit bien fait, quoi qu’on die,
Doit admirer sa comédie,
Et le prendre, tout bien compté,
Pour Térence ressuscité.
Commandons à tous les Poëtes
D’être fideles interpretes
De l’Ecole & de sa beauté,
D’en dire bien la vérité,
Et d’en parler en conscience.
Et quoique quelqu’un s’en offense,
Voulons que cette piece ait cours ;
Qu’en ce lieu19 l’on vienne toujours,
Et sans craindre que Moliere
Se lasse jamais de bien faire.
{p. 180}

CHAPITRE IX. §

La Princesse d’Elide, Comédie-Ballet, en cinq actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec el Desden con el desden, Dédain pour dédain, comédie espagnole ; Ritrosia per ritrosia, Rebut pour rebut, comédie italienne ; les Amours à la chasse, comédie de Coypel ; l’Heureux stratagême, comédie de Marivaux ; avec quelques vers de Virgile, du Pastor fido, & de la Phedre de Racine.

Cette piece fut jouée le 8 Mai 1664 à Versailles, & le 9 Novembre de la même année, à Paris, sur le théâtre du Palais Royal. Moliere doit ses plus grandes beautés au célebre Augustin Moreto, Auteur Espagnol : ceux de mes Lecteurs qui entendent sa langue peuvent s’en convaincre en recourant à l’original ; il suffit aux autres de lire un extrait de la comédie, dans lequel j’aurai soin de faire connoître le génie du Poëte, & celui de sa nation.

Extrait de la Princesse d’Elide.

Acte I. Euriale, Prince d’Ithaque ; Aristomene, Prince de Messene ; Théocle, Prince de Pile, sont tous amoureux de la Princesse d’Elide. Elle dédaigne également leurs hommages, parcequ’elle n’aime qu’à combattre dans les forêts les loups & les lions. Les trois Princes ont préparé des courses & des fêtes magnifiques dans l’espoir de mériter la main de la Princesse ; mais elle déclare à son pere que l’hymen lui déplaît, que ce seroit {p. 181}lui donner la mort que la forcer à prendre un époux. Aristomene & Théocle n’ont plus d’ardeur pour la course dès que la Princesse n’en doit pas être le prix. Euriale, instruit du caractere de la Princesse par Moron son bouffon, projette de vaincre ses dédains par des dédains affectés : il lui dit qu’ayant toute sa vie fait profession de ne rien aimer, il n’a aucune prétention, & que l’honneur du triomphe est le seul avantage qu’il desire. La Princesse piquée veut rabaisser son orgueil, & projette de se trouver à la fête pour lui donner de l’amour. On lui peint le danger de l’entreprise ; elle répond d’elle.

Acte II. Dans l’entr’acte, Euriale a remporté le prix de la course : la Princesse a dansé & chanté devant lui, pour toucher son cœur ; elle voudroit être instruite des sentiments que le Prince a éprouvés. Elle lui demande pourquoi il fuit le beau sexe ; il répond que c’est par insensibilité. Elle ajoute que telle personne pourroit l’aimer, qu’il changeroit bientôt : le Prince assure que la liberté sera toujours son unique maîtresse. Alors la Princesse, encore plus piquée, donneroit volontiers tout ce qu’elle possede pour en être aimée. Elle lui dit qu’elle est devenue sensible pour le Prince de Messene. Euriale interdit lui rend confidence pour confidence : il est, dit-il, épris de la belle Aglante, & feint de sortir pour en faire la demande au Roi.

La Princesse prie Aglante de repousser les vœux d’Euriale. Aglante promet d’obéir, mais avec peine. Aristomene accourt pour remercier la Princesse de ses bontés pour lui ; le Prince d’Ithaque vient de l’instruire de son bonheur : la Princesse le désabuse, & ordonne qu’on la laisse {p. 182}seule. Elle s’indigne de sa foiblesse, & dit au monstre qui la persécute de se rendre visible, pour qu’elle puisse le combattre avec ses dards.

Acte III. Le Prince d’Ithaque découvre, par Moron, qu’il est aimé. Le Roi le remercie de sa feinte, & approuve son amour. La Princesse qui survient, croit que son pere approuve la tendresse du Prince pour Aglante ; elle se jette à ses pieds, & le prie de ne pas unir sa cousine avec un mortel qu’elle hait. Le Roi lui conseille d’avouer qu’elle aime ; elle soutient le contraire. On lui dit que, pour empêcher le Prince d’épouser Aglante, elle n’a qu’à lui donner la main ; elle y consent. Aristomene & Théocle font un autre choix, & s’unissent à Cinthie & à Aglante, parentes de la Princesse d’Elide.

El Desden con el desden, Comedia famosa ; Dédain pour dédain, Comédie.

Premiere JournéeouActe I. Don Carlos, Comte d’Urgele, a entendu vanter, par la renommée, les charmes de Diana. Il vole dans sa Cour, & l’admire. Bientôt le mépris que la Princesse a pour l’amour enflamme le cœur du Prince. Il a, dit-il, puisé son feu dans la neige, expression vraiment espagnole. Il forme le dessein de réduire la cruelle, & d’obtenir la préférence sur deux rivaux qu’il a déja, Don Gaston, Comte de Fox, & le Prince de Béarn. Il prie son valet Polilla de l’aider dans son entreprise ; celui-ci lui répond du succès. Il compare Diana à une figue sur le haut d’un figuier, & les trois Princes à des enfants qui veulent faire tomber la figue à coups de pierre. Il ajoute que la figue a beau résister quelque temps, qu’attendrie par les coups de pierre des enfants, elle tombe enfin au profit de l’un d’eux. Les rivaux de Don Carlos arrivent en faisant part de leur passion au {p. 183}Comte de Barcelone, pere de Diana. Polilla dit assez plaisamment que les amants, semblables aux aveugles, chantent leurs amours dans les rues.

Le Prince de Béarn & Don Gaston peignent au Comte de Barcelone le chagrin que leur donne l’humeur dédaigneuse de la belle Diana. Le Comte de Barcelone voit avec autant de peine qu’eux l’indifférence de sa fille : il exhorte les amants à faire leurs efforts pour la vaincre. Polilla trouve un secret excellent pour que la Princesse ne fuie plus les deux Princes : il veut qu’on l’enferme dans une tour, qu’on la laisse quatre jours sans lui donner à manger, que le Prince de Béarn & Don Gaston passent ensuite devant elle, l’un avec six poulets & deux pains, l’autre avec un gigot ; loin de les fuir, elle courra après eux. Le pere sort, en espérant que les Princes trouveront des secrets plus efficaces, & brûle de se voir des successeurs.

Gaston & le Prince de Béarn concertent entre eux le moyen de fléchir l’humeur altiere de la Princesse. Leur honneur y est intéressé. Carlos leur dit qu’il veut bien les aider dans leur entreprise, quoiqu’il ne soit pas amoureux. Les rivaux sortent pour ordonner des fêtes.

Polilla demande à son maître pourquoi il a nié sa tendresse ; Carlos lui répond que, pour vaincre la fierté de son inhumaine, il veut prendre une route opposée à celle des deux Princes. Il exhorte Polilla à faire en sorte de s’introduire chez Diana. Ils sortent.

Cintia, Laura & plusieurs Dames suivent la Princesse ; elle est précédée par des musiciens qui chantent la fuite de Daphné devant Apollon. Diana marque le mépris qu’elle a pour l’amour, qui n’est qu’un enfant. Les musiciens finissent par un couplet dont voici le sens : Il ne faut pas se fier à l’amour ; il cache sa puissance sous la forme d’un petit enfant.

{p. 184}

Polilla paroît vêtu en Médecin. Il possede, dit-il, des remedes excellents pour les amoureux : il amuse la Princesse par ses bouffonneries. Elle le retient auprès d’elle.

Le Comte de Barcelone vient avec les trois Princes. Diana lui annonce qu’avant de se marier elle préféreroit de passer un cordon à son cou. Son pere ne veut pas la contraindre à prendre un époux ; il la prie seulement de voir les fêtes préparées par les Princes. Il sort.

Don Gaston & le Prince de Béarn essaient de vaincre, par leurs raisonnements, la haine que la Princesse a pour l’amour ; mais c’est en vain. Ils fondent leur espoir sur leur constance. Ils se retirent.

Don Carlos, loin de combattre les sentiments de Diana, lui annonce qu’il pense comme elle ; qu’il ne lui donne des fêtes que pour lui prouver son respect, & non la sincérité d’une passion qu’il n’a jamais sentie, qu’il ne sentira jamais, quand même le Ciel, pour le toucher, formeroit une beauté chez qui toutes les graces des autres seroient réunies. La Princesse sent un dépit secret ; elle projette de mortifier l’orgueil du Prince, en le rangeant au nombre de ses soupirants. Les Dames de sa fuite lui peignent le danger de cette entreprise : cependant elle feint de plaisanter avec le Prince, & lui annonce qu’elle veut le faire changer de sentiment. Don Carlos & Polilla se félicitent du succès de la feinte ; ils en esperent beaucoup.

Acte II. Polilla annonce à Don Carlos que la Princesse n’a pas fait la moindre attention aux fêtes de ses rivaux ; il l’exhorte à piquer de plus en plus sa vanité. « Feignez, lui dit-il, dix jours, le onzieme elle enragera, le douzieme elle ira vous chercher, le treizieme elle vous priera ». Son maître lui dit que si on lui fait quelque avance, il ne pourra s’empêcher de céder. « Fort bien, répond le valet ; une jeune fille ne diroit pas {p. 185}mieux ». Il ajoute que l’usage est à Barcelone de donner des fêtes dans lesquelles on tire des rubans au sort ; que le Cavalier qui a la couleur d’une Dame est obligé de lui dire des douceurs pendant toute la journée, & que la Dame est forcée d’y répondre. « Je sais, lui dit-il, que la Princesse veut tirer parti de cette loterie amoureuse ».

Diana paroît avec Cintia & Laura ; elle leur dit tout bas de lui laisser la couleur qu’on a destinée au Prince. Le Médecin d’amour l’exhorte à donner à Carlos quelques menues faveurs en pilule. Elle agace en effet le Prince, lui demande ce qu’il feroit s’il étoit aimé d’une Princesse comme elle : il lui répond qu’il ne pourroit s’empêcher d’être ingrat : il parle de l’amour avec le dernier mépris. La Princesse, toujours plus piquée, fait commencer la fête.

Les musiciens exhortent, par leurs chants, les Dames & les Cavaliers à tirer au sort. Le Prince de Béarn amene un ruban verd. Cintia a la même couleur ; elle lui donne une ceinture verte. On danse, on chante. La même cérémonie se répete pour toutes les Dames de la Cour. Enfin Don Carlos tire un ruban incarnat : la Princesse lui fait voir que le sien est incarnat aussi, & lui donne une ceinture de la même couleur. On danse, on défile deux à deux. Don Carlos & Diana, qui ferment la marche, restent sur le théâtre.

Don Carlos déclare son amour, & le fait si vivement, que la Princesse croit l’avoir vaincu : elle est satisfaite, retire sa main que le Prince tenoit, & le traite avec la plus grande fierté. Don Carlos lui dit que c’est à tort, puisqu’il ne s’est efforcé de feindre que pour suivre les regles de la fête ; il le lui prouve en prenant un prétexte pour se retirer.

{p. 186}

La Princesse enrage ; elle donneroit sa couronne pour voir mourir le Prince d’amour. Elle projette de l’attendrir par les charmes de sa voix : elle ordonne au Médecin de le conduire dans le jardin. Le Médecin lui conseille de régaler le Prince d’une chanson bien gaie, d’un Requiem æternam, par exemple. La Princesse part pour se rendre au jardin. Le faux Médecin lui dit que c’est pour y jouer le rôle d’Eve, & causer la chûte d’un Adam.

Carlos vient encore se féliciter de sa ruse avec son valet. On entend chanter derriere le théâtre.

La scene change & représente un jardin. La Princesse y est entourée de ses Dames : elle chante. Le Prince est conduit par Polilla. Les sons mélodieux de Diana vont jusqu’au fond de son cœur : il veut aller se jetter à ses pieds ; Polilla le menace de le poignarder s’il le fait, parcequ’il perdroit dans un moment tous ses soins. La Princesse croit que Don Carlos ne l’a pas vue, ne l’a pas entendue. Elle le fait avertir deux fois qu’elle est dans le jardin, que c’est elle qui chante : tout cela est inutile. Elle va enfin le joindre. Le Prince lui dit galamment que les beautés du jardin l’avoient empêché de remarquer ses charmes. Il sort.

La Princesse est désespérée. Le Médecin d’amour augmente son dépit, en lui disant que Carlos, loin d’être touché de sa voix, a trouvé qu’elle chantoit comme un polisson d’école. Il lui conseille d’oublier l’ingrat ; elle répond qu’elle est plus intéressée à le réduire. Elle sort. Polilla la suit, en disant tout bas que la danse va bien.

Acte III. Les trois Princes & Polilla entrent sur la scene : le Comte de Béarn & Gaston proposent à Don Carlos un expédient pour réduire la fierté de la Princesse, qui est de cesser tous en même temps de lui rendre des soins, & de n’avoir des égards que pour les Dames de sa Cour. Carlos {p. 187}dit qu’il y consent d’autant plus volontiers, que, n’étant pas amoureux, la feinte ne lui coûtera rien. Ses rivaux sortent.

Polilla félicite son maître, que tout sert, jusqu’à la conduite de ses rivaux. Il le fait sortir en voyant Diana.

Diana entend chanter derriere le théâtre la beauté des Dames de sa Cour. Elle est indignée de n’entendre pas prononcer son nom. Elle se plaint à Polilla de Don Carlos, qui auroit dû, par simple politesse, lui rendre les soins qu’on rend aux autres femmes. Polilla l’excuse, en disant qu’il n’est pas amoureux.

Les Cavaliers & les Dames, précédés de la musique, défilent devant la Princesse, & se disent mille douceurs. Don Carlos est avec eux. Ils sortent tous en chantant, sans dire un mot à Diana. Polilla lui fait remarquer leur gaieté : Ils ressemblent, dit-il, à des Prieurs qui sont avec des Abesses.

La Princesse ordonne à Polilla d’appeller Carlos. Il vient, en disant qu’il étoit à la suite de sa Dame. Diana frémit, lui demande le nom de cette beauté. Carlos la rassure un peu, en lui disant que sa Dame est la liberté. La Princesse lui avoue qu’elle a changé de sentiment, & que le bien de ses sujets va la déterminer à prendre un époux, Don Carlos triomphe. Diana le mortifie, en nommant le Prince de Béarn, & en lui en faisant un éloge pompeux. Don Carlos, désespéré, avoue à son tour qu’il est vaincu. Diana triomphe & demande le nom du vainqueur. Carlors nomme malignement Cintia. Il exalte sa beauté. La Princesse piquée répond qu’elle est surprise de le voir soupirer pour une femme qui ne le mérite pas. Carlos ajoute que le Prince de Béarn lui paroît aussi au-dessous de l’éloge qu’elle lui en a fait, mais que l’amour les aveugle tous deux apparemment. En feignant de peindre Cintia, {p. 188}il peint avec enthousiasme tous les charmes de la Princesse, dit qu’il en est si fort frappé, qu’il croit les voir, & sort pour féliciter le Prince de Béarn de son bonheur.

 

Mes Lecteurs s’apperçoivent sans doute que cette scene doit être de toute beauté.

 

Diana reste avec le prétendu Médecin, qui lui tâte le pouls, prétend qu’elle est amoureuse & jalouse. La Princesse le menace de le faire jetter par les fenêtres. Il sort.

La Princesse, seule, dit qu’elle sent le feu dans son cœur. Elle est surprise qu’un sein de marbre puisse brûler. Elle convient enfin qu’ayant voulu enflammer Carlos, elle mérite d’être enflammée, parceque les incendiaires sont punis par le feu.

Le Prince de Béarn accourt pour remercier Diana des bontés qu’elle a pour lui. Elle a beau vouloir s’en défendre, Don Carlos l’a informé de son bonheur. Il va l’annoncer au Roi, & le prier de lui être favorable.

La Princesse, seule, se plaint de son sort. Elle brûle ; elle est embrasée : la neige est changée en feu. Elle ne peut cacher plus long-temps son amour ; elle délibere si elle l’avouera.

Cintia vient se féliciter avec la Princesse du bonheur qu’elle a de plaire à Don Carlos, & lui demande son consentement. Diana prie sa cousine de maltraiter le Prince. Cintia n’en veut rien faire. La Princesse éclate ; passe de la priere aux menaces, des fureurs à l’expression de l’amour le plus tendre. Son cœur s’envole en pieces de son sein ; il en sort des éclairs : elle arrachera le cœur à Don Carlos, & déchirera ensuite le sien pour détruire le portrait de l’ingrat. Elle déclame contre l’amour, qui est un enfant dans ses jeux, mais un Dieu dans sa vengeance. Elle prie Cintia d’avoir pitié d’elle, & sort dans le plus grand trouble.

{p. 189}

Don Carlos arrive. Cintia lui apprend que Diana a été vaincue par ses dédains, qu’elle le lui a avoué. Elle cede son amant à la Princesse.

Le Roi vient avec les Princes de Béarn & de Fox. Il est enchanté que le premier ait triomphé de sa fille, & dit que ce service vaut sa couronne.

La Princesse écoute à part. Son pere est enchanté de l’amour de Carlos pour Cintia ; il va les unir. Don Carlos apperçoit la Princesse, dit au Roi qu’il aime Cintia en effet, mais qu’il ne veut rien conclure sans le consentement de Diana. Elle avance, fait consentir les trois Princes à suivre ses volontés, & donne sa main à celui qui a su vaincre ses dédains par le dédain même. Les autres Princes prennent parti dans la Cour. Le Roi leur donne sa bénédiction, & leur souhaite un bonheur éternel. Amen20.

 

L’extrait de cette piece suffit pour en marquer les grandes beautés & les défauts. Le caractere de l’héroïne est beau : les motifs & les moyens principaux y sont puisés dans le sentiment : les degrés des passions y sont traités avec des nuances très fortes & même très délicates ; elles annoncent, dans l’Auteur, toutes les finesses de son art : les situations sont intéressantes : il y a des scenes où le cœur de l’homme est développé en entier. Moliere les a vues presque toutes, s’en est emparé, & les a traitées en grand homme : mais pourquoi n’a-t-il pas mis en action, sous les yeux du spectateur, le moment où la Princesse chante pour charmer {p. 190}son amant ? Une femme qui a le dépit de voir manquer les armes qu’elle croit les plus puissantes pour ranger un homme sous ses loix, la contrainte d’un amant qui est forcé de cacher les progrès que l’amour & les talents de sa maîtresse font sur son cœur, tout cela auroit-il paru à Moliere indigne d’attacher le spectateur ?

Je regrette encore beaucoup cette fête qui oblige le Prince à faire des déclarations amoureuses à la Princesse, qui force sur-tout la Princesse à les écouter, à répondre favorablement. Quelle situation attachante ! quel beau moment pour l’amant, pour l’amante & pour le spectateur ! Je conçois qu’il étoit difficile de l’introduire avec bienséance sur notre théâtre : mais puisque le Poëte François a transporté le spectateur dans le siecle des tournois, il pouvoit aisément, surtout dans une comédie-ballet, introduire la fête avec quelques légers changements, en la préparant avec adresse, en observant sur-tout de ne pas faire répéter quatre fois sur la scene la loterie de rubans.

J’aime encore mieux Diana préférant l’étude à la tendresse, que la Princesse d’Elide fuyant l’amour pour suivre les ours dans les bois. Je suppose pour un moment que l’amour soit un monstre comme le prétendent les amants dans un moment de dépit, les vieillards dans leur humeur chagrine ; il n’est pas pas naturel qu’une jeune beauté préfere le monstre des forêts à celui qui est civilisé, dont la griffe n’est rien moins que mortelle, & qu’elle peut enchaîner si facilement.

Quant aux défauts qui sont dans l’original espagnol, Moliere les a tous évités. Il est ridicule, par exemple, qu’une Princesse collet monté {p. 191}comme Madame Diana fasse confidence de son amour à un plat original, un inconnu qui se présente sous le titre de Médecin d’Amour, & qu’elle le retienne tout de suite à son service. Dans la Princesse d’Elide, le Bouffon est à la Cour depuis long-temps.

Il est encore contre toutes les regles de la bienséance & de la vérité, que Diana, demandant la permission de choisir un époux entre les trois Princes, nomme celui qui lui a marqué un plus grand dédain, & qu’elle croit épris d’une autre beauté : n’avoit-elle pas à craindre le refus le plus outrageant ? Dans la piece françoise, la Princesse est sure, avant de se rendre, que celui qu’elle aime a pour elle les plus tendres sentiments. Il les lui apprend lui-même.

ACTE V. Scene II.

Iphitas.

Mais afin d’empêcher que le Prince Euriale ne puisse jamais être à la Princesse Aglante, il faut que tu le prennes pour toi.

La Princesse.

Vous vous moquez, Seigneur, & ce n’est pas ce qu’il demande.

Euriale.

Pardonnez-moi, Madame, je suis assez téméraire pour cela, & je prends à témoin le Prince votre pere, si ce n’est pas vous que j’ai demandée. C’est trop vous tenir dans l’erreur, il faut lever le masque, &, dussiez-vous vous en prévaloir contre moi, découvrir à vos yeux les véritables sentiments de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que vous, & jamais je n’aimerai que vous. C’est vous, Madame, qui {p. 192}m’avez enlevé cette qualité d’insensible que j’avois toujours affectée ; & tout ce que j’ai pu vous dire n’a été qu’une feinte qu’un mouvement secret m’a inspirée, & que je n’ai suivie qu’avec toutes les violences imaginables. Il falloit qu’elle cessât bientôt sans doute, & je m’étonne seulement qu’elle ait pu durer la moitié du jour ; car enfin je mourois, je brûlois dans l’ame quand je vous déguisois mes sentiments, & jamais cœur n’a souffert une contrainte égale à la mienne. Que si cette feinte, Madame, a quelque chose qui vous offense, je suis tout prêt de mourir pour vous en venger ; vous n’avez qu’à parler, & ma main sur-le-champ fera gloire d’exécuter l’arrêt que vous prononcerez.

Moliere épargne à sa Princesse jusqu’à la honte de faire un aveu formel de sa défaite.

La Princesse.

Seigneur, je ne sais pas encore ce que je veux ; donnez-moi le temps d’y songer, je vous prie, & m’épargnez un peu la confusion où je suis.

Les Italiens & leurs partisans prétendent que Moliere a pris l’idée de sa Princesse d’Elide dans une comédie italienne, intitulée Ritrosia per Ritrosia, qui est imitée del Desden con desden ; mais une légere esquisse de l’ouvrage italien prouvera que notre Poëte a puisé dans la source même.

Ritrosia per ritrosia, Rebut pour rebut, Piece en cinq actes.

Lélio ne sait plus quel parti prendre pour toucher l’indifférente Flaminia. Scapin imagine de piquer la jalousie de Flaminia. Il lui fait entendre, avec beaucoup d’adresse & sous le sceau du secret, que son maître doit épouser {p. 193}Silvia. A l’instant Flaminia passe de l’indifférence à l’amour le plus violent ; &, après avoir prié Scapin de détourner Lélio de ce mariage, & celui-ci ayant refusé de se charger de cette commission, crainte de déplaire à son maître, elle prend sur elle de lui écrire & de lui envoyer sa lettre par Violette sa suivante. A peine est-elle entrée chez Lélio, que Scapin, qui l’a introduite, prie tout bas son maître de lui donner quelques coups de bâton. Lélio ne comprend rien à cette demande ; mais Scapin l’en instruit, & Lélio lui dit, après l’avoir frappé en présence de Violette : « Je t’apprendrai, maraud, à introduire chez moi une suivante de Flaminia, pour apporter une lettre de sa part ». Violette est fort étonnée de la maniere dont on l’a reçue, & fait le récit de tout ce qui s’est passé à Flaminia, qui ne sait plus comment faire pour fléchir Lélio : elle découvre enfin à Scapin qu’elle aime son maître. Scapin conduit Flaminia chez Lélio, où, après quelques reproches obligeants de part & d’autre, Lélio lui découvre l’amour qu’il a toujours eu pour elle : Flaminia lui dit à-peu-près la même chose, & l’hymen acheve de les réunir.

 

Après avoir rendu justice à Moliere sur le discernement & le goût avec lequel il choisissoit des sujets chez l’étranger, & les imitoit, ne pourrions-nous pas desirer qu’il eût banni de sa Princesse d’Elide, & les tournois, & les bouffons de Cour, du moins les bouffons du genre de Moron qui n’y sont plus de mode ? Je vais plus loin : ne pourrions-nous pas souhaiter qu’un Auteur adroit, en s’emparant des beautés de Moliere & de celles de Moreto, remaniât le même fond plus heureusement que Coypel & Marivaux, & le rendît tout-à-fait propre à nos mœurs ?

{p. 194}

Les Amours a la chasse, par Coypel21.

Flaminia, fille de Pantalon, ne se plaît que dans les bois, n’aime que la chasse : l’amour n’a pu la soumettre ; les soins & la constance de Lélio n’ont pu toucher son cœur.

Une fête que cet amant a fait préparer, doit décider de son sort ; s’il ne peut rendre sa maîtresse sensible, il est résolu de partir, afin de tâcher de se guérir par l’absence. Trivelin, son valet, profite de cette circonstance, & s’avise d’un stratagême propre à éprouver les véritables sentiments de Flaminia pour son maître : il feint qu’autrefois charmé d’une jeune personne qu’il a vue à Ferrare, & fatigué {p. 195}des rigueurs continuelles de Flaminia, Lélio va partir pour reprendre ses anciennes chaînes Cet artifice produit son effet. Flaminia est outrée de dépit ; elle accable Lélio de reproches. La colere qu’il fait éclater contre Trivelin, la confirme encore dans cette pensée. Les chasseurs arrivent, & ne voulant plus écouter son amant, elle part pour la chasse, mais avec le trait dans le fond du cœur. Elle ordonne de sonner le départ, afin de dissiper son chagrin. Au lieu de sons vifs & guerriers, les cors n’en donnent que de tendres & de languissants : elle ne sait à quoi attribuer ce changement ; & son embarras redouble, quand tout-à-coup elle voit l’Amour sortir d’un buisson de {p. 196}rosiers, & s’avancer vers elle avec sa suite. Il lui fait de tendres reproches sur son insensibilité passée, & lui apprend que c’est lui qui a fait naître dans son cœur le changement qu’elle a ressenti depuis peu : il ordonne en même temps à sa suite de célébrer sa victoire, & il se forme une lutte entre les Amours & les Chasseurs, qui est imitée par les instruments entre les violons & les cors : les Amours enchaînent les Chasseurs avec des guirlandes, & tous ensemble forment un ballet au son des cors réunis avec les violons. L’Amour prend la main de Lélio & la met dans celle de Flaminia. Les peres sont contents, les amants sont heureux ; & l’Amour, glorieux de sa victoire, la fait célébrer par des chants & des danses qui terminent le divertissement & la piece.

 

M. de Marivaux, appellé par quelques personnes le Moliere du théâtre italien, a donné aussi une imitation de la Princesse d’Elide.

L’heureux Stratagême, comédie en trois actes & en prose.

Un Chevalier Gascon est l’amant déclaré d’une Marquise. Dorante est sur le point de s’unir à une Comtesse. Tout d’un coup il prend fantaisie à Madame la Comtesse de laisser là son amant, pour enlever le Chevalier à son amie. Dorante est furieux : la Marquise lui conseille de feindre de l’amour pour elle. La Comtesse est la dupe de cette feinte : son amour-propre est indigné de voir qu’une conquête lui échappe ; elle retourne à Dorante, & lui donne sa main.

 

Coypel, en imitant la Princesse d’Elide, n’en a pris que le fabuleux, en a même ajouté. Marivaux n’a pas senti qu’il affoiblissoit son personnage principal, en substituant à la fierté de la Princesse d’Elide la foiblesse d’une femme légere, {p. 197}qu’on perd & qu’on ramene dans l’instant. Mais si Marivaux avoit conservé à sa Marquise le caractere de la premiere héroïne, il eût été obligé de faire de la dépense en sentiment, & tout le monde sait qu’il n’avoit que de l’esprit. Gardons-nous bien de lui disputer & de lui envier cette sorte de gloire : elle lui coûte assez cher.

Dans la premiere scene de la Princesse d’Elide, Arbate, Gouverneur d’Euriale, exhorte ce Prince à se livrer au penchant de l’amour.

Arbate.

Moi, vous blâmer, Seigneur, des tendres mouvements
Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon ame
Contre les doux transports de l’amoureuse flamme :
Et bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai que l’amour sied bien à vos pareils ;
Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage,
De la beauté d’une ame est un vrai témoignage ;
Et qu’il est mal-aisé que, sans être amoureux,
Un jeune Prince soit & grand & généreux.
C’est une qualité que j’aime en un Monarque :
La tendresse du cœur est une grande marque
Que d’un Prince à votre âge on peut tout présumer,
Dès qu’on voit que son ame est capable d’aimer.
Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle :
Aux nobles actions elle pousse les cœurs,
Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.
Devant mes yeux, Seigneur, a passé votre enfance,
Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance :
{p. 198}
Mes regards observoient en vous des qualités
Où je reconnoissois le sang dont vous sortez ;
J’y découvrois un fonds d’esprit & de lumiere ;
Je vous trouvois bien fait, l’air grand & l’ame fiere ;
Votre cœur, votre adresse éclatoient chaque jour :
Mais je m’inquiétois de ne point voir d’amour.
Et puisque les langueurs d’une plaie invincible
Nous montrent que votre ame à ses traits est sensible,
Je triomphe ; & mon cœur, d’alégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un Prince accompli.

Bien des personnes assurent que cette tirade est imitée du Pastor Fido. Linco y exhorte en effet Silvio a partager la tendresse qu’une Nymphe belle, jeune, charmante, ressent pour lui.

Quoi ! ton cœur est insensible pour une Nymphe si belle, si charmante ! Que dis-je une Nymphe ? c’est bien plutôt une Déesse, plus tendre, plus fraîche que la rose cueillie avant le lever du soleil, & dont la blancheur est plus éclatante que celle du cygne : aussi n’est-il point de digne pasteur parmi nous qui ne soupire pour elle, mais, hélas ! qui ne soupire en vain. A toi seul destinée par les hommes & les Dieux, à toi seul elle se réserve ; tu peux la posséder aujourd’hui sans te plaindre, sans pousser des soupirs Cependant tu la dédaignes, tu la fuis !... Et je ne dirai point que ton ame est de pierre ou de fer...

Il se peut très bien que Moliere, en composant la scene, se soit rappellé les vers italiens ; mais l’imitation n’est certainement pas assez marquée pour qu’on puisse prononcer là dessus. La tirade de Moliere auroit bien plus de rapport avec le commencement du quatrieme livre de Virgile, où la sœur de Didon conseille à cette Princesse de {p. 199}ne plus résister aux charmes de l’amour. Voici comme s’exprime cette digne confidente :

O sœur plus chérie que la lumiere du jour ! quoi ! livrée à d’éternels chagrins, vous seule ne jouirez point des charmes de votre jeunesse ! Ignorez-vous quel est la douceur de se voir renaître dans des enfants chéris ? Ne connoissez-vous pas quelle volupté procurent les faveurs de Vénus ? Craignez-vous, en les goûtant, d’offenser les mânes des morts ? Que font à leurs cendres les plaisirs des vivants ? N’avez-vous pas assez honoré celles d’un époux, en repoussant les vœux de tous les Monarques & de tous les Héros de l’Afrique & de la Libye ? N’avez-vous pas dédaigné Iarbe & le Tyrien ? Pourquoi fermer maintenant votre cœur au tendre sentiment qui combleroit vos desirs ? . . . . . . . . . . .

De toutes ces imitations, la plus incontestable sans contredit est celle de Racine, dans Phedre. Le Gouverneur d’Hippolyte & celui d’Euriale donnent à-peu-près les mêmes conseils à leurs éleves.

ACTE I. Scene I.

Théramene.

Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?
S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?
En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?
Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?
Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domtés ?
Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,
Si toujours Anthiope, à ses loix opposée,
D’une pudique ardeur n’eut brûlé pour Thésée ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
{p. 200}

Théramene est aussi galant qu’Arbate. Tous les deux traitent l’amour avec la même gentillesse, tous les deux l’érigent en vertu, tous les deux conseillent à leurs éleves de se livrer aux charmes de l’empire amoureux : mais ce qui est un agrément dans une comédie ou dans un poëme épique, peut fort bien être déplacé dans une tragédie. Le gentil Théramene dit au jeune Hippolyte qu’il ne seroit point né sans l’amour d’Anthiope pour Thésée. La naïve & maligne Henriette tient dans la premiere scene des Femmes Savantes le même propos, à-peu-près, à la prude Armande sa sœur.

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,
Si ma mere n’eût eu que de ces beaux côtés ;
Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie
N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.

Le Lecteur peut décider dans laquelle des deux pieces cette petite saillie de gaieté est mieux à sa place.

{p. 201}

CHAPITRE X. §

Le Mariage forcé, Comédie-Ballet en un acte, en prose, comparée pour le fond & les détails avec un canevas italien intitulé il Falso Bravo, le Faux Brave, ou bien il Punto d’honore, le Point d’honneur ; avec deux scenes italiennes, & une aventure arrivée au Comte de Gramont.

Cette petite piece fut jouée au Louvre le 29 Janvier 1664. Le Roi y dansa une entrée, ce qui lui fit donner d’abord le titre de Ballet du Roi. Elle fit ensuite partie des divertissements de l’Isle enchantée22, & parut sur le théâtre du Palais Royal avec quelques changements, le 15 Novembre de la même année. Riccoboni dit que plusieurs lazzis de cette comédie sont pris dans le théâtre italien : comment a-t-il pu ignorer que le fond même du sujet est imité d’un canevas apporté en France par ses Confreres ? Riccoboni, Auteur & Acteur Italien, ne connoissoit donc pas tout le théâtre de sa nation ?

Extrait du Mariage forcé.

Sganarelle a cinquante-trois ans ; il s’avise cependant d’être amoureux de Dorimene, jeune {p. 202}coquette. Il consulte Géronimo, pour savoir s’il doit l’épouser ; son ami lui conseille de n’en rien faire. Il demande encore conseil à Pancrace, Philosophe Aristotélicien ; celui-ci, tout échauffé d’une dispute qu’il vient d’avoir pour savoir s’il faut dire la forme ou la matiere d’un chapeau, ne l’écoute pas d’abord, & l’impatiente ensuite en lui demandant en quelle langue il veut lui parler, & en ne lui donnant pas le temps de dire un mot. Il s’adresse ensuite à Marphurius, Docteur Pyrrhonien, qui, doutant de tout, ne le rassure pas beaucoup sur les craintes qu’il a d’être cocu, puis à des Bohémiennes qui lui rient au nez lorsqu’il leur demande s’il le sera. Enfin Sganarelle surprend Dorimene avec Lycaste son amant, à qui elle dit :

Je vous considere toujours de même ; & mon mariage ne doit point vous inquiéter. C’est un homme que je n’épouse point par amour, & sa seule richesse me fait résoudre à l’accepter. Je n’ai point de bien, vous n’en avez point aussi ; & vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, & qu’à quelque prix que ce soit il faut tâcher d’en avoir. J’ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise, & je l’ai fait sur l’espérance de me voir bientôt délivrée du barbon que je prends. C’est un homme qui mourra avant qu’il soit peu, & qui n’a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis ; & je n’aurai pas longuement à demander pour moi au Ciel l’heureux état de veuve.

Sganarelle n’a plus besoin de consulter ni amis, ni Docteurs, ni Bohémiennes. Il va trouver Alcantor, pere de la Demoiselle, pour lui dire qu’il ne veut pas se marier. Alcantor lui répond que les volontés sont libres. Mais son fils Alcidas le {p. 203}remplace avec deux épées & un bâton : il prie fort poliment Sganarelle de se couper la gorge avec lui, ou d’épouser sa sœur. Sganarelle ne veut faire ni l’un ni l’autre. Alcidas lui demande la permission de lui donner une volée de coups de bâton, & la prend sans attendre sa réponse. Il lui propose encore une fois de se battre ou de se marier, & sur le refus qu’il en fait, il recommence à le battre. Sganarelle aime mieux épouser Dorimene que risquer sa vie.

Précis du Canevas Italien.

Arlequin est un original qui fait le brave à toute outrance : rien ne peut lui résister. Il refuse d’épouser une fille à laquelle il a promis sa foi. On vient lui proposer de remplir sa parole ou de se battre ; il ne veut faire ni l’un ni l’autre : on lui donne des coups de bâton. On lui fait ensuite la même proposition ; il réfléchit que s’il se bat il risque d’être tué, & que le point d’honneur ne lui ordonne point de perdre sa vie. Il prend généreusement son parti à l’aspect du bâton & des épées qu’on ne cesse de lui présenter, & il épouse.

 

L’histoire d’Arlequin est en gros celle de Sganarelle, avec la différence que le héros François n’est pas un faux brave. Il avoue tout naturellement qu’il n’a pas de gorge à couper ; & je ne sais, n’en déplaise à Moliere, si par cette raison même les coups de bâton ne deviennent pas moins plaisants. En tout cas, si notre Auteur cede en cela aux Italiens, nous allons le voir prendre sa revanche dans une scene qui est visiblement imitée de deux scenes italiennes. C’est lorsque Sganarelle veut consulter le Docteur Pancrace.

{p. 204}

Scene VI.

PANCRACE, SGANARELLE.

Pancrace, se tournant du côté par où il est entré.

Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme ignare de toute bonne discipline, bannissable de la République des Lettres.

Sganarelle.

Ah ! bon ! en voici un fort à propos.

Pancrace, sans voir Sganarelle.

Oui, je te soutiendrai par vives raisons, je te montrerai par Aristote, le Philosophe des Philosophes, que tu es un ignorant, un ignorantissime, ignorantifiant & ignorantifié par tous les cas & modes imaginables.

Sganarelle, à part.

Il a pris querelle contre quelqu’un. (Haut.) Seigneur...

Pancrace.

Tu veux te mêler de raisonner, & tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

Sganarelle, à part.

La colere l’empêche de me voir. (Haut.) Seigneur...

Pancrace.

C’est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

Sganarelle, à part.

Il faut qu’on l’ait fort irrité. (Haut.) Je...

Pancrace.

Toto cœlo, totâ viâ aberras.

Sganarelle.

Je baise les mains à Monsieur le Docteur.

Pancrace.

Serviteur.

{p. 205}

Sganarelle.

Peut-on...

Pancrace, se tournant vers l’endroit par où il est entré.

Sais-tu bien ce que tu as fait ? un syllogisme in balordo.

Sganarelle.

Je vous...

Pancrace.

La majeure en est inepte, la mineure impertinente, & la conclusion ridicule.

Sganarelle.

Je...

Pancrace.

Je creverois plutôt que d’avouer ce que tu dis ; & je soutiendrai mon opinion jusqu’à la derniere goutte de mon encre.

Sganarelle.

Puis-je ?...

Pancrace.

Oui, je défendrai cette proposition, pugnis & calcibus, unguibus & rostro.

Sganarelle.

Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colere ?

Pancrace.

Un sujet le plus juste du monde.

Sganarelle.

Et quoi encore ?

Pancrace.

Un ignorant m’a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable !

Sganarelle.

Puis-je demander ce que c’est ?

Pancrace.

Ah ! Seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd’hui, {p. 206}& le monde est tombé dans une corruption générale ! Une licence épouvantable regne par-tout ; & les Magistrats, qui sont établis pour maintenir l’ordre dans cet Etat, devroient mourir de honte en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler.

Sganarelle.

Quoi donc ?

Pancrace.

N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au Ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

Sganarelle.

Comment ?

Pancrace.

Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau & non pas la forme, d’autant qu’il y a cette différence entre la forme & la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés ; & la figure, la disposition extérieure des corps qui sont inanimés. Et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau & non pas la forme. (Se tournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’il faut parler ; & ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

Sganarelle.

Je pensois que tout fût perdu. Seigneur Docteur, ne pensez plus à tout cela...... (Se tournant vers la coulisse.) Oui, vous êtes un impudent de vouloir disputer contre un Docteur qui sait lire & écrire. Voilà qui est fait. Je vous prie de m’écouter. . . . . . . . . . . . . . . .

Cette partie de scene est imitée d’une autre scene épisodique, que les acteurs Italiens joignent, {p. 207}tant bien que mal, à plusieurs canevas. Arlequin y veut consulter, comme Sganarelle, un Docteur qui l’impatiente en se tournant souvent vers la cantonnade, pour apostropher un prétendu savant avec lequel il vient d’avoir une dispute très vive. Il étoit question de décider si la matiere passe avant la forme. Arlequin, instruit du sujet de la querelle, en rit, & demande ensuite gravement au Docteur quel est son avis. Le Savant fait un grand raisonnement pour prouver que de tout temps la matiere fut avant la forme. Arlequin lui donne un démenti, soutient que la forme a le pas avant la matiere, & prétend le démontrer clairement par une aventure qui lui est arrivée.

J’avois besoin, dit-il, de souliers. J’entre chez un cordonnier, il m’en donne plusieurs à essayer ; mais tous étoient si courts, que la moitié de mon pied n’y entroit point. J’étois comme ces petites maîtresses qui, pour paroître avoir un pied en miniature, portent des mules qui couvrent seulement le bout des doigts. Je le fis remarquer au cordonnier, & je lui dis : Maître, ces souliers ne vont pas bien. — Monsieur, ils vont à merveille. — Comment ! ils vont à merveille ! ils sont étroits & courts. — Vous vous trompez, Monsieur, ils sont au contraire trop longs & trop larges ; vous ne les aurez pas portés cinq à six mois, que vous verrez.... — Oui, mais en attendant ils me blessent. — Non, Monsieur, cela n’est pas possible. — Comment ! cela n’est pas possible ! ils m’estropient. — Non, Monsieur, vous vous trompez. — Sanguédimi, je sens bien que je souffre. — Non Monsieur, vous ne souffrez pas... Lassé de l’opiniâtreté de cet homme, je lui dis : Maître Savate, vous êtes un impertinent, entendez-vous ; il me répondit que j’étois un sot : je lui répliquai {p. 208}qu’il étoit un coquin ; il me riposta que j’étois un frippon. Je ne lui parlai plus ; mais je lui donnai des coups de bâton, & je pris bravement la fuite. Il ne me suivit pas, mais il envoya après moi ; devinez. — Ses garçons ? — Non. — Ses chiens ? — Non, une forme. Cette forme alla plus vîte que moi, elle m’attrapa : poufeté, me voilà avec une tumeur à la tête. Peu à peu cette tumeur grossit, ensuite elle mûrit, ensuite elle creva, ensuite parut la matiere ; mais ce ne fut que huit jours après le coup de forme. Ergo, donc, par conséquent, vous voyez que la forme a le pas avant la matiere ; que je suis un habile homme, & que vous n’êtes qu’un âne vous, M. le Docteur.

Le plaisant de cette scene est d’entendre Arlequin prendre alternativement le ton du Cordonnier & le sien dans la dispute dont il rend compte ; de le voir peindre la forme qui l’atteint, s’envelopper la tête d’un linge, & feindre des douleurs graduées : mais du moment qu’il est question de la matiere, il ne peut que devenir fastidieux. Et supposé que Moliere eût pu ajouter encore quelques larcins à ceux qu’il a faits dans cette scene, nous devons lui savoir gré de ne l’avoir pas prise en entier. La nouvelle Troupe Italienne23 ne l’a jamais risquée sur son théâtre. {p. 209}Reprenons Moliere, nous aurons encore des éloges à lui donner.

. . . . . . . . .

. . . . . . . . .

Sganarelle, à part.

La peste soit de l’homme ! (Haut.) Hé ! Monsieur le Docteur, écoutez un peu les gens ! On vous parle une heure durant, & vous ne répondez pas à ce qu’on vous dit.

Pancrace.

Je vous demande pardon. Une juste colere m’occupe l’esprit.

Sganarelle.

Eh ! laissez tout cela, & prenez la peine de m’écouter.

Pancrace.

Soit ; que voulez-vous me dire ?

Sganarelle.

Je veux vous parler de quelque chose.

Pancrace.

Eh ! de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ?

Sganarelle.

De quelle langue !

{p. 210}

Pancrace.

Oui.

Sganarelle.

Parbleu, de la langue que j’ai dans la bouche. Je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin.

Pancrace.

Je vous dis de quel idiôme, de quel langage ?

Sganarelle.

Ah ! c’est une autre affaire.

Pancrace.

Voulez-vous me parler italien ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Espagnol ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Allemand ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Anglois ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Latin ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Grec ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Hébreu ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Syriaque ?

{p. 211}

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Turc ?

Sganarelle.

Non.

Pancrace.

Arabe ?

Sganarelle.

Non, non ; françois, françois.

Pancrace.

Ah ! françois !

Sganarelle.

Fort bien !

Pancrace.

Passez donc de l’autre côté ; car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques & étrangeres, & l’autre est pour la vulgaire & la maternelle.

Sganarelle.

Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci.

. . . . . . . . .

Ce bout de scene est encore une des selles à tous chevaux des Farceurs Italiens. Ils le lardent par-tout, & à propos de bottes bien souvent. Dans l’Arbre enchanté, canevas qu’on nous a donné l’année derniere, Arlequin l’a renouvellé. Il ne manque pas de faire les mêmes questions à celui qui l’interroge ; il le prend ensuite par le bout du nez, & le fait passer du côté destiné à la langue qu’il veut lui parler.

Pancrace.

Que voulez-vous ?

Sganarelle.

Vous consulter sur une petite difficulté.

{p. 212}

Pancrace.

Ah ! ah ! Sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

Sganarelle.

Pardonnez-moi, je...

Pancrace.

Vous voulez peut-être savoir si la substance & l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

Sganarelle.

Point du tout... Je...

Pancrace.

Si la logique est un art ou une science ?

Sganarelle.

Ce n’est point cela. Je...

Pancrace.

Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisieme seulement ?

Sganarelle.

Non, je...

Pancrace.

S’il y a dix catégories ou s’il n’y en a qu’une ?

Sganarelle.

Point : je...

Pancrace.

Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

Sganarelle.

Nenni, je...

Pancrace.

Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité ou dans la convenance ?

Sganarelle.

Non, je...

Pancrace.

Si le bien se réciproque avec la fin ?

{p. 213}

Sganarelle.

Eh ! non : je...

Pancrace.

Si la fin nous peut émouvoir par son être réel ou par son être intentionnel ?

Sganarelle.

Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.

Pancrace.

Expliquez donc votre pensée ; car je ne puis la deviner.

Sganarelle.

Je vous la veux expliquer aussi ; mais il faut m’écouter.

Même lazzi, même bavardage dans la scene italienne ; avec la différence que lorsqu’Arlequin se déguise en Docteur pour la jouer, il ne manque pas, en faisant l’énumération des sciences, de demander à son interlocuteur s’il veut apprendre l’orthographe. C’est peut-être d’après cela que le Bourgeois Gentilhomme de Moliere veut que le Philosophe la lui montre.

. . . . . . . . .

. . . . . . . . .

Pancrace.

La parole a été donnée à l’homme pour expliquer ses pensées ; & tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées. (Sganarelle impatienté ferme la bouche du Docteur avec sa main à plusieurs reprises, & le Docteur continue de parler, d’abord que Sganarelle ôte sa main.) Mais ces portraits different des autres portraits, en ce que les autres portraits sont distingués par-tout de leurs originaux, & que la parole enferme en soi son original, puisqu’elle {p. 214}n’est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d’où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

Sganarelle pousse le Docteur dans sa maison, & tire la porte pour l’empêcher de sortir.

Peste de l’homme !

Pancrace, au-dedans de sa maison.

Oui, la parole est animi index & speculum ; c’est le truchement du cœur, c’est l’image de l’ame. (Il monte à la fenêtre & continue.) C’est un miroir qui nous représente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus ; & puisque vous avez la faculté de ratiociner & de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée ?

Sganarelle.

C’est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m’écouter.

Pancrace.

Je vous écoute, parlez.

Sganarelle.

Je dis donc, Monsieur le Docteur, que...

Pancrace.

Mais sur-tout soyez bref.

Sganarelle.

Je le serai.

Pancrace.

Evitez la prolixité.

Sganarelle.

Hé ! Monsi...

Pancrace.

Tranchez-moi votre discours d’un apophtegme à la laconienne.

{p. 215}

Sganarelle.

Je vous...

Pancrace.

Point d’ambages, de circonlocution.

(Sganarelle, de dépit de ne point parler, ramasse des pierres pour lui en casser la tête.)

. . . . . . . . .

. . . . . . . . .

Enfin, sans prendre la peine de copier toute la scene de Moliere, il suffit de savoir que Pancrace impatiente encore Sganarelle en voulant lui prouver, par raisons démonstratives & convaincantes & par arguments in barbara, qu’il n’est qu’une pécore de s’emporter contre le Docteur Pancrace, homme de suffisance, de capacité ; homme consommé dans toutes les sciences naturelles, morales & politiques ; homme savant, savantissime, per omnes modos & casus ; homme qui possede Fable, Mythologie, Histoire, Grammaire. Là-dessus il lui fait une énumération de sciences qui ne finit point. On ne peut pas dire que tout soit exactement copié de l’italien, puisque la scene italienne n’est pas écrite, & que chaque Docteur la remplit à sa fantaisie ; mais le fond est le même pour la coupe & pour les lazzis. Lorsqu’Arlequin la joue sous le déguisement du Docteur, il ajoute ordinairement, pour se faire respecter : « Savez-vous ce que c’est qu’un Docteur ? tout ce qu’un homme a été obligé de faire avant que d’être Docteur ? Il faut qu’il sache lire & écrire ; pour lire & écrire, il faut connoître les lettres ; pour connoître les lettres, il faut aller à l’école ; pour aller à l’école, il faut marcher ; pour marcher, il faut des jambes ; pour avoir des jambes & leur donner la force d’agir, {p. 216}il faut manger ; pour manger, il faut avoir une bouche ; pour avoir une bouche, il faut vivre ; pour vivre, il faut naître ; pour naître il faut sortir du sein de sa mere ; pour sortir du sein de sa mere, il faut être engendré ; pour être engendré, il faut avoir un pere ». On lui ferme la bouche à plusieurs reprises, & on le chasse24.

Une aventure réelle, arrivée quelque temps avant la représentation du Mariage forcé, donna à cette piece une vogue singuliere. On dit dans le temps, que Moliere avoit composé l’intrigue de sa piece d’après cette même aventure. Voici comme on la rapporte.

Le fameux Comte de Gramont, pendant son séjour à la Cour d’Angleterre, avoit fort aimé Mademoiselle Hamilton. Leurs amours avoient même fait du bruit, & il repassoit en France sans avoir conclu avec elle. Les deux freres de la Demoiselle le joignirent à Douvres, dans le dessein de faire avec lui le coup de pistolet. Du plus loin qu’ils l’apperçurent, ils lui crierent : Comte de Gramont, Comte de Gramont, n’avez-vous rien oublié à Londres ? Pardonnez-moi, répondit le Comte, j’ai oublié d’épouser votre sœur, & j’y retourne avec vous pour finir cette affaire.

{p. 217}

L’histoire du Comte de Gramont peut avoir rappellé à Moliere l’intrigue italienne, & lui avoir fait naître l’idée de la transporter sur son théâtre ; mais voilà tout.

CHAPITRE XI. §

Don Juan ou le Festin de pierre, Comédie en prose & en cinq actes, comparée, pour le fond & les détails, avec une piece espagnole intitulée el Burlador de Sevilla y Combidado de piedra, le Trompeur de Seville & le Convié de pierre ; une piece italienne imitée de la précédente, & quelques autres de de Villiers, de Dorimon, de Rosimon, de Goldoni, de Thomas Corneille, de l’Abbé Chiari.

La troupe italienne avoit donné il Convitato di pietra, le Convié de pierre, appellé par corruption le Festin de pierre, & cette piece informe avoit fait courir tout Paris. De Villiers, Rosimon, Dorimon avoient traité le même sujet, quand Moliere, sollicité par ses camarades de mettre ce monstre dramatique sur son théâtre, y consentit avec peine. Sa complaisance fut punie par le peu de succès de sa piece. On la représenta pour la premiere fois sur le théâtre du Palais Royal le 15 Février 1650.

Extrait du Festin de pierre de Moliere.

Acte I. Sganarelle rape du tabac, en fait l’éloge, en donne à Gusman, & lui demande ce qu’il vient faire. Gusman lui répond qu’il est l’Ecuyer {p. 218}d’Elvire, jeune personne de qualité séduite par Don Juan au moment où elle alloit entrer dans un couvent ; qu’il a feint de l’épouser & qu’il l’a délaissée : elle vient lui reprocher sa perfidie. Sganarelle prévoit qu’elle sera mal reçue : Don Juan le confirme dans cette opinion, en lui peignant les plaisirs d’un cœur volage, & en lui faisant part du dessein qu’il a formé depuis peu. Il vient de voir une jeune personne fiancée à un paysan qu’elle aime beaucoup : il est jaloux de leur bonheur ; il veut le troubler en enlevant la petite paysanne. Elvire l’arrête, lui reproche de l’avoir trompée, de l’avoir entraînée dans le précipice ; lui demande si elle a perdu son cœur pour toujours. Don Juan lui avoue qu’il la fuira sans cesse, pour ne plus s’opposer à sa premiere vocation pour le cloître : Elvire, indignée, lui prédit une punition céleste. Sganarelle espere que son maître aura quelques remords ; Don Juan lui prouve le contraire, en sortant pour préparer l’enlevement projetté.

Acte II. Pierrot raconte à Charlotte son accordée, qu’il a rétiré de l’eau Don Juan & son valet. Don Juan n’a pu enlever la fiancée, parcequ’un coup de vent a renversé la barque dans laquelle il la poursuivoit ; mais en sortant de l’eau il a rencontré la jeune Mathurine, & l’a déja persuadée. Il voit Charlotte, la trouve aussi très jolie, & lui promet de l’épouser. Il l’embrasse ; Pierrot se fâche. Don Juan le bat, & le récompense ainsi de lui avoir sauvé la vie. Mathurine arrive ; elle est fâchée de voir Don Juan avec Charlotte. Elles veulent le faire expliquer pour l’une ou pour l’autre ; il promet tout bas à chacune de lui donner la préférence, & sort. Les {p. 219}petites filles sont très contentes. Sganarelle les arrête pour leur dire que son maître est un fourbe, & qu’il ne faut pas se fier à lui. Don Juan reparoît : Sganarelle le voit, & change bien vîte de langage. La Ramée avertit Don Juan que deux Cavaliers le cherchent pour lui faire un très mauvais parti. Il veut obliger Sganarelle à se revêtir de ses habits ; celui-ci n’en veut rien faire, & lui conseille de chercher un autre déguisement.

Acte III. Don Juan paroît en habit de campagne ; Sganarelle avec une robe de Médecin. Le maître voit de loin un homme attaqué par trois personnes ; il vole à son secours, & sauve la vie à Don Carlos, frere d’Elvire, dont il n’est pas connu. Un instant après, Don Alonse, second frere d’Elvire, paroît & reconnoît Don Juan pour le séducteur de leur sœur : il veut fondre sur lui. Don Carlos l’arrête, en lui disant qu’il doit la vie à Don Juan ; qu’il veut s’acquitter de cette obligation, en lui donnant le temps de réparer l’affront dont il a couvert leur famille, se réservant le droit de ne pas lui faire quartier s’il n’épouse pas bientôt Elvire. Don Juan rit de ses menaces. Il apperçoit le tombeau d’un Commandeur qu’il a tué, adresse quelques railleries à la Statue qui représente le mort, & dit à Sganarelle de l’inviter à dîner. Celui-ci rit de la bizarrerie de cet ordre, & l’exécute. La Statue baisse la tête, & fait signe qu’elle accepte l’invitation. Grande frayeur du valet ; surprise du maître.

Acte IV. Sganarelle est toujours effrayé par le coup de tête de la Statue : Don Juan prétend qu’ils ont été trompés par un faux jour. On lui annonce M. Dimanche, son marchand drapier, {p. 220}qui vient lui demander de l’argent ; mais il l’accable de tant de politesses, il lui demande si à propos, dès qu’il veut ouvrir la bouche, si sa femme peut résister à la fatigue du ménage, si sa fille est toujours jolie, si son fils fait toujours bien du bruit avec son tambour, si son petit chien Brusquet mord toujours les gens aux jambes, que le benin créancier n’a ni le temps ni le courage de demander ce qui lui est dû. Don Juan n’esquive pas aussi heureusement une vive réprimande que lui fait son pere, en le menaçant de prévenir sur lui le courroux du ciel. Il fait des vœux pour la mort d’un pere si fâcheux, quand Elvire voilée, & vêtue de noir, vient lui annoncer une punition céleste s’il ne se corrige promptement. Il la trouve jolie sous son habit de pénitence, & lui propose de passer quelques jours avec lui. Elle sort indignée. Don Juan se met à table avec son valet. On frappe ; la Statue paroît, s’assied, invite Don Juan pour le lendemain. Don Juan promet de se rendre à l’invitation avec Sganarelle ; celui-ci, qui meurt de peur, jure de n’en rien faire.

Acte V. Don Juan feint de s’être converti : son pere en est enchanté. Sganarelle en verse des larmes de joie. Son maître le détrompe bientôt, en lui dévoilant ses vrais sentiments. Il n’a pris le parti de l’hypocrisie que pour mieux se livrer à toutes sortes de vices. Don Carlos vient lui demander si sa résolution est prise, & s’il se détermine enfin à donner la main à sa sœur : il lui répond que le ciel s’oppose à cette union, & qu’il ne pourroit faire son salut dans l’état du mariage. Le spectre d’une femme voilée paroît : Don Juan veut le faire parler. Le Temps, armé {p. 221}d’une faulx, lui succede. Enfin, la Statue vient sommer Don Juan de tenir sa parole. Le tonnerre tombe sur lui avec un grand bruit & de grands éclairs ; la terre s’ouvre & l’abîme : il sort beaucoup de feu de l’endroit où il est tombé. Sganarelle désesperé moralise, en disant que la mort venge le ciel offensé, les loix violées, les filles séduites, les femmes mises à mal, & les maris poussés à bout.

Passons présentement à la comédie espagnole. Le Lecteur sera sans doute bien aise de voir une piece que plusieurs Nations & tant d’Auteurs divers ont imitée. Elle est de Tirso de Molina.

El Burlador de Sevilla 25 y Combidado de piedra, le Trompeur de Séville et le Convié de pierre.

La scene est à Naples.

Premiere Journée. La Duchesse Isabelle a donné un rendez-vous dans son appartement au Duc Octave. Don Juan en est instruit, & va dans l’obscurité prendre la place de l’amant heureux. La Duchesse passe une partie de la nuit avec lui, sans s’appercevoir de la tromperie : elle l’accompagne pour qu’il sorte sans courir aucun danger ; elle s’apperçoit enfin qu’elle n’est point avec son cher Octave. Il est bien temps, comme on le voit. Elle appelle la garde.

Le Roi accourt au bruit. Il demande qui va là. Don Juan répond en plaisantant, que c’est un homme avec une femme. Le Roi appelle ses soldats. Isabelle prend la fuite.

{p. 222}

Don Pedre, Ambassadeur d’Espagne, vient à la tête de quelques soldats. Le Roi lui ordonne d’arrêter l’homme & la femme qui profanent son palais. Il sort.

Don Juan se fait connoître à Don Pedre pour son neveu, lui avoue la tromperie qu’il a faite à la Duchesse Isabelle sous le nom d’Octave. Don Pedre craint pour ses jours ; lui conseille de sauter par le balcon, & d’aller à Milan ou en Sicile.

Le Roi, revient, & demande où est le criminel. Don Pedre, après avoir fait une description de sa bravoure, dit qu’il a pris la fuite, mais qu’il l’a reconnu pour le Duc Octave. Il lui apprend ensuite que la coupable est Isabelle. Le Roi ordonne qu’on la conduise devant lui.

Isabelle paroît. Le Roi, toujours jaloux de l’honneur de son palais, lui reproche de l’avoir profané avec Octave. Isabelle veut excuser Octave ; mais le Roi l’empêche de parler, ordonne qu’on la mette dans une tour, & charge Don Pedre d’aller arrêter Octave, afin qu’il répare l’honneur d’Isabelle en l’épousant. Tous sortent.

Le Duc Octave arrive avec son valet, qui lui demande où il va si matin : son maître lui déclare sa passion pour Isabelle, & lui dit qu’il se rend à un rendez-vous qu’elle lui a donné.

Un domestique annonce au Duc que l’Ambassadeur d’Espagne le cherche pour le mettre en prison.

Don Pedre, suivi de ses gardes, reproche au Duc d’avoir séduit Isabelle en lui promettant de l’épouser, lui dit qu’Isabelle même l’accuse, que le Roi est furieux, & lui conseille de prendre la fuite par la porte du jardin.

Tisbéa, fille d’un pêcheur, paroît une ligne à la main. Elle se félicite de conserver son honneur & d’être insensible aux soupirs de ses amants. Elle entend des hommes qui se débattent entre les flots de la mer, & qui demandent du secours.

{p. 223}

Don Juan & son valet Catalinon sont jettés sur le bord de la mer. Le maître a perdu connoissance : le valet, plus robuste, confie Don Juan à la jeune fille, & court vers quelques cabanes voisines, pour demander de quoi faire revenir son patron.

Don Juan, en reprenant connoissance, se trouve entre les bras d’une jeune paysanne ; il est ravi de l’aventure, projette de la séduire, & lui promet de l’épouser.

Catalinon conduit deux pêcheurs qui se font un plaisir d’emmener Don Juan chez eux pour le régaler.

 

Le Lecteur s’est apperçu que la scene a souvent changé, mais il ignore qu’elle est présentement en Castille.

 

Le Roi de Castille s’entretient avec Gonzalo, lui demande des nouvelles de Lisbonne. Gonzalo emploie environ deux cents vers pour en faire une description : le Roi a la complaisance de la trouver très courte, & en reconnoissance il lui promet de marier sa fille Dona Anna avec Don Juan. Ils sortent.

Don Juan & son valet s’emparent de la scene. Catalinon reproche à son maître le dessein qu’il a de séduire Tisbéa, & de manquer aux loix de l’hospitalité. Don Juan s’excuse sur l’exemple d’Enée avec Didon.

Tisbéa paroît. Don Juan emploie les serments les plus forts pour lui persuader qu’il l’épousera. La jeune innocente se rend : ils se cachent dans un bosquet de roseaux.

Coridon, Anfriso & Bélisa conduisent des musiciens. Ils appellent Tisbéa pour la faire danser. Ils ignorent que Don Juan les a prévenus, sur-tout Anfriso, qui est amoureux de Tisbéa, & qui, en attendant l’arrivée de sa maîtresse, ordonne aux musiciens de chanter. Ils disent le couplet suivant :

{p. 224}
A pescar saliò la niña,
Tendiendo redes :
Y en lugar de peces,
Las almas prende.

« La jeune fille sort pour pêcher & tendre des filets : au lieu de poissons, elle y prend les cœurs ».

Tisbéa accourt désespérée, en criant, au feu ! à l’eau ! Son ame brûle d’amour & de chagrin d’avoir été déshonorée par un homme, elle qui se moquoit tant des amants. Elle prie tous les pêcheurs de courir après le traître Don Juan qui a joui d’elle en lui promettant de l’épouser. Les pêcheurs vont chercher le séducteur. Tisbéa crie encore derriere la coulisse, au feu ! à l’eau ! quoiqu’elle répande assez d’eau par les yeux, à ce qu’elle dit elle-même.

Seconde Journée. Le pere de Don Juan a reçu des lettres qui lui apprennent l’affront fait par son fils à la Duchesse Isabelle. Le Roi indigné ne veut plus le marier à Dona Anna, fille de Gonzalo, & le bannit.

On annonce au Roi le Duc Octave : il paroît, & dit qu’il fuit de son pays, parcequ’une Dame l’a accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Le Roi se doute que la Dame en question est Isabelle : il promet au Duc de l’excuser auprès de son Prince, & lui offre la main de cette même Dona Anna, qu’il destinoit à Don Juan. Le Duc se félicite avec son valet de son bonheur.

Le Duc & Don Juan se reconnoissent. Ils s’applaudissent mutuellement de s’être retrouvés.

Le Marquis de la Mota, digne d’être un Marquis François, joint Don Juan ; dit du mal de plusieurs femmes dont il a été bien traité, les lui nomme, & finit par lui faire confidence de l’amour que Dona Anna ressent pour lui.

{p. 225}

Don Juan ordonne à son valet de suivre le Marquis, pour voir apparemment où loge Dona Anna.

Une duegne a vu d’une fenêtre grillée Don Juan avec le Marquis ; elle le croit son grand ami, lui jette une lettre à travers les barreaux, & le prie de la remettre au Marquis. Don Juan jure de le faire avec exactitude, & se promet tout bas de soutenir le titre qu’il a si bien mérité : le trompeur de toutes les femmes. Il lit la lettre, conçue en ces termes :

« Mon pere a promis ma main sans me consulter ; je ne puis lui résister. Je ne sais si je survivrai au coup mortel qu’il m’a porté ; mais si tu fais quelque cas de ma tendresse & de mes ordres, si ton amour fut vrai, tu peux me le prouver dans cette occasion. Je veux te faire voir combien je t’estime. Tu n’as qu’à venir ce soir à onze heures, tu trouveras ma porte ouverte : ton espérance ne sera pas trompée ; &, en récompense de ton amour, tu jouiras le premier de mon honneur. Prends un manteau de couleur, il servira de signal à Léonorilla & aux duegnes. Mon amour t’abandonne le soin de tout. Adieu ».

Catalinon annonce à Don Juan que le Marquis approche. Don Juan dit à son valet qu’une bonne fortune l’attend. Celui-ci veut lui faire des réprimandes, mais il est bientôt obligé de se taire.

Don Juan se garde bien de montrer au Marquis la lettre qu’il a reçue pour lui : il lui dit simplement qu’on l’a chargé de lui donner un rendez-vous pour onze heures à la porte de Dona Anna, & qu’on lui recommande de prendre un manteau de couleur. Le Marquis embrasse à plusieurs reprises le traître qui a résolu d’aller au rendez-vous avant lui, & d’agir avec Dona Anna comme avec Isabelle. Le Marquis sort pour changer de manteau.

{p. 226}

Don Diego fait une mercuriale très vive à son fils Don Juan, qui s’en moque. Don Diego irrité l’abandonne au courroux du Ciel, & se retire.

Don Juan tourne en ridicule les vieillards qui pleurent, qui grondent sans cesse, & se prépare à jouir bientôt de Dona Anna.

Le Marquis, accompagné de quelques musiciens, revient sur le théâtre. Il craint d’être dérangé par un brave qui fait sentinelle au bout de la rue ; il prie Don Juan d’aller reconnoître le terrein, & lui prête son manteau. On chante.

La scene change encore, & représente l’appartement de Dona Anna. Elle paroît aux prises avec Don Juan, lui dit qu’il est un imposteur, qu’il n’est pas le Marquis. Don Juan lui jure le contraire.

Don Gonzalo entend les cris de sa fille : il paroît avec son épée nue. Dona Anna crie toujours, & demande si quelqu’un n’aura pas la bonté de tuer le meurtrier de son honneur. Le pere est furieux. Don Juan lui commande de le laisser sortir. Le vieillard lui répond qu’il ne passera que par la pointe de son épée. Don Juan se bat, lui donne un coup mortel, & prend la fuite.

Don Gonzalo blessé se débat entre les bras de la mort. Il expire, on l’emporte.

La scene change derechef. Le Marquis revient avec ses musiciens : il est surpris de ne pas voir Don Juan.

Don Juan accourt, remet au Marquis son manteau, & fuit.

Le Marquis ne sait à quoi attribuer la fuite de Don Juan. Il entend du bruit ; il apperçoit quantité de flambeaux : il va voir ce que c’est.

Don Diego, pere de Don Juan, vient, suivi de la garde, & arrête le Marquis, que son manteau fait prendre pour le meurtrier de Gonzalo.

{p. 227}

Le Roi paroît pour ordonner qu’on fasse promptement le procès au Marquis, & qu’on lui coupe la tête.

Le théâtre est abandonné à une noce champêtre & à des bergers qui dansent & qui chantent.

Le valet de Don Juan se mêle parmi les gens de la noce.

Don Juan vient, voit la mariée, la trouve à son gré, s’assied auprès d’elle, la caresse, & l’accompagne ensuite, malgré le marié qui meurt de jalousie.

Troisieme Journée. Le marié, qui se nomme Patricio, est très jaloux de Don Juan. Il peint sa jalousie dans un monologue.

Don Juan appelle Patricio, lui dit en confidence qu’il connoît depuis long-temps Aminta son accordée, qu’il a souvent joui d’elle. Patricio le croit, & cesse d’y prétendre.

Don Juan s’applaudit d’avoir alarmé Patricio, & rit de la sottise des paysans, qui sont délicats sur leur honneur, & semblent toujours le tenir à deux mains.

La scene représente apparemment la chambre de la mariée. Bélisa y dit à la belle Aminta que son mari viendra bientôt la joindre. Elle l’exhorte à se déshabiller en attendant. Aminta se plaint de ce que Don Juan donne de la jalousie à son mari & rend triste ce qu’elle aime.

Don Juan entre dans la chambre de la mariée, qui n’est pas peu surprise, & se fâche. Don Juan lui dit que son mari la méprise, & qu’il lui a permis de l’épouser à sa place. Aminta lui dit de jurer que s’il n’accomplit point sa parole, il veut être maudit de Dieu. Don Juan ne se fait point prier ; & veut, dit-il ; être tué par un homme mort. Elle s’abandonne à lui, & ils sortent.

La Duchesse Isabelle suit le traître qui l’a déshonorée : elle a quitté Naples, & la voici sur la scene.

Tisbéa, cette petite fille de pêcheur que Don Juan a séduite, court aussi après lui. Les deux infortunées se rencontrent, {p. 228}& se font mutuellement part d’une partie de leurs malheurs.

Catalinon apprend à son maître qu’Isabelle est dans le pays ; mais il n’est occupé que d’Aminta. On voit le mausolée de Gonzalo : sa Statue est sur le tombeau. Don Juan l’invite à souper ; elle accepte.

Le théâtre représente l’appartement de Don Juan : ses domestiques mettent le couvert.

Don Juan arrive. Il force Catalinon à se mettre à table. On frappe ; un domestique va pour ouvrir la porte : il revient en fuyant. Catalinon se croit plus brave ; il va à la porte, & se laisse tomber de frayeur. Don Juan met l’épée à la main, & s’avance vers la porte.

La Statue paroît & s’assied à table. Don Juan veut que Catalinon reprenne sa place. Il s’excuse, en disant qu’il ne mange point avec des gens d’un autre monde & des convives de pierre.

On fait à la Statue plusieurs questions sur l’autre monde. On lui demande si le pays est beau, si la poésie y est en crédit. Elle répond à tout avec la tête. On la régale de quelques couplets. On leve le couvert. Elle invite Don Juan à souper dans sa chapelle, & se retire. Don Juan veut l’éclairer ; elle lui répond qu’elle n’en a pas besoin, parceque son ame est en grace devant Dieu.

Don Juan avoue qu’il a peur ; mais il promet d’être fidele à la parole qu’il a donnée à la Statue, afin qu’on parle de sa valeur. Il sort.

Le Roi ordonne qu’on fasse sortir Isabelle du couvent où elle s’est retirée. Il veut la marier à Don Juan.

Le Duc vient demander au Roi la permission de se couper la gorge avec Don Juan ; le Roi la lui refuse, & sort avec sa Cour.

Aminta court après Don Juan, qui a promis de l’épouser.

{p. 229}

Don Juan va souper avec la Statue ; il ordonne à Catalinon d’entrer dans l’église & d’appeller : le valet n’en veut rien faire.

La Statue paroît avec deux lutins qui servent à table. On soupe ensuite. Le mort embrasse Don Juan : il crie qu’il brûle. Il demande un Prêtre, afin qu’il puisse se confesser à lui & recevoir l’absolution : la Statue lui répond qu’il s’y prend trop tard. Don Juan tombe mort. Le tombeau, la chapelle, l’église, tout s’engloutit.

Le Roi reparoît avec sa Cour. Patricio lui demande justice contre Don Juan qui lui a ravi sa femme.

Tisbéa & Silvia demandent aussi raison de l’affront que Don Juan leur a fait en les déshonorant.

Aminta vient se joindre aux autres malheureuses que Don Juan a trompées.

Le Marquis prouve qu’il est innocent de la mort de Gonzalo, & que Don Juan l’a tué.

Catalinon accourt & raconte au Roi tout ce que nous avons vu en action, c’est-à-dire, la façon dont le scélérat Don Juan a plusieurs fois outragé la Statue, & la maniere dont elle s’est vengée. Il ajoute que Don Juan, avant de mourir, a confessé n’avoir pas eu le temps de mettre à mal Dona Anna. Le Marquis, charmé, l’épouse. Le Duc Octave prend Isabelle comme si elle étoit veuve de Don Juan. Le Roi loue le Ciel, qui a puni le criminel Don Juan. Il ordonne que le tombeau de Gonzalo soit transporté à Madrid, dans l’Eglise de S. François.

(Extrait de la Piece Italienne.)

Avant-scene. Isabelle, fille de Don Pedre, voit à la Cour le Duc Octave, en devient éprise, & lui inspire en même temps le goût le plus vif. Le Duc s’apperçoit de sa {p. 230}conquête, prie Isabelle de l’introduire chez elle pendant la nuit. Elle refuse quelque temps, & finit par lui accorder sa demande : mais le Duc ne profite pas de la permission ; c’est Don Juan qui, à la faveur de l’obscurité, s’introduit dans l’appartement d’Isabelle sa cousine, passe quelque temps avec elle, & veut se retirer ensuite. Isabelle, surprise, se doute qu’elle n’est point avec Octave. Elle s’accroche au manteau de l’imposteur, qui l’entraîne sur le théâtre. C’est ici que l’action commence.

Acte I. Isabelle presse l’homme qu’elle tient de se faire connoître, il n’en veut rien faire. Isabelle, désespérée, crie. Don Pedre vient avec une bougie : sa fille prend la fuite. Don Juan éteint la lumiere. Don Pedre étonné menace, & finit par prier son adversaire de se nommer. Don Juan lui avoue la faute que l’amour lui a fait commettre, & se fait connoître à lui pour son neveu. Don Pedre excuse les torts de son parent, craint qu’il ne soit arrêté, lui conseille de sauter par le balcon, & de fuir dans un autre climat la colere du Roi, qu’il a méritée en déshonorant son palais. Arlequin cherche son maître : il paroît avec une lanterne de papier au bout d’un bâton, & une épée traînée par une longue corde, & dit, en admirant la longueur & la largeur de sa lame : « Si tous les couteaux n’étoient qu’un couteau, ah ! quel couteau ! si tous les arbres n’étoient qu’un arbre, ah ! quel arbre ! si tous les hommes n’étoient qu’un homme, ah ! quel homme ! si ce grand homme prenoit ce grand couteau & qu’il en donnât un grand coup à ce grand arbre, & qu’il lui fît une fente, ah ! quelle fente » ! Don Juan arrive. Lazzis de peur d’Arlequin, qui laisse tomber sa lanterne : elle s’éteint. Don Juan met l’épée à la main : Arlequin tient la sienne droite, après s’être couché sur le dos. Don Juan la rencontre toujours, sans pouvoir atteindre {p. 231}son adversaire. Il reconnoît enfin son valet, lui raconte le tour galant qu’il vient de jouer à sa cousine. Ils partent ensemble pour la Castille. Pendant ce temps-là Don Pedre a comploté avec sa fille Isabelle de soutenir que le Duc Octave s’est réellement introduit dans son appartement. Ils vont ensemble porter plainte au Roi, qui charge Don Pedre d’arrêter l’audacieux. On voit le Duc tranquille dans sa chambre. Don Pedre arrive, lui annonce l’ordre du Roi, & lui conseille de fuir dans un autre climat, pour échapper au courroux du Monarque. Il lui promet de l’appaiser dans la suite.

Acte II. (La scene représente la mer ; elle paroît agitée par une tempête.)

Arlequin & Don Juan luttent contre les flots. La fille d’un pêcheur les voit, a pitié d’eux, leur donne du secours. Don Juan est à demi mort ; Arlequin est moins fatigué, parcequ’il est entouré de vessies. Il en creve une en se laissant tomber sur le derriere : Bon ! dit-il, voilà le canon qui tire en signe de réjouissance. Il ajoute qu’il a bu assez d’eau, & demande du vin. Don Juan revient à lui ; il trouve la petite fille qui l’a secouru fort jolie26, il feint de vouloir la prendre pour sa femme, afin de lui prouver sa reconnoissance ; il le lui jure. Il quitte le théâtre avec elle. On voit clairement qu’il va jouir des droits de mari. Arlequin s’en doute ; il dit tout bas : Ah ! pauvre malheureuse, que je vous plains de vous laisser abuser par mon maître ! il est si libertin, que s’il va aux enfers, comme il faut le croire, il tentera, je crois, de séduire Proserpine. Don Juan {p. 232}revient, & veut partir : la petite fille veut être du voyage, & lui rappelle les serments qu’il a faits. Don Juan lui dit qu’il lui a promis de la prendre pour sa femme, mais qu’il a voulu dire par-là qu’elle seroit au service de sa femme : il la quitte ; elle est au désespoir. Arlequin tâche de la consoler, en lui faisant voir la liste27 des femmes que son maître à mises dans le même cas. La jeune innocente reste seule, se peint toute l’horreur de sa situation, & se jette dans la mer, en la priant de bien cacher sa honte.

Acte III. (La scene est en Castille.)

Le Duc Octave est déja très bien auprès du Roi de Castille, qui, pour le consoler de Naples, veut lui faire épouser Dona Anna, fille du Commandeur d’Oliola. Le Roi en parle lui-même au Commandeur, qui est charmé de cette alliance, & qui en remercie le Prince. Don Juan est aussi arrivé en Castille avec Arlequin. Celui-ci reconnoît le Docteur Gouverneur du Duc, & lui fait de grands compliments. D’un autre côté, le Duc fait part de son bonheur à Don Juan, lui dit qu’il est sur le point d’épouser Dona Anna. Don Juan est jaloux de la félicité de son ami. Arlequin blâme cette jalousie, quand un page de Dona Anna demande le Duc pour lui remettre une lettre : Don Juan se nomme effrontément le Duc Octave, prend la lettre, la lit, voit qu’on y donne un rendez-vous au Duc, projette d’en profiter, & s’introduit chez Dona Anna. On entend dans la maison un grand bruit. Don Juan fuit l’épée à la main : le Commandeur le poursuit : ils se battent ; le Commandeur tombe mort. Don Juan {p. 233}prend la fuite. Dona Anna arrive avec des flambeaux, jette les hauts cris. Deux domestiques emportent le mort : sa fille suit en pleurant.

Acte IV. Le Duc prie le Roi d’ordonner bien vîte les apprêts de son mariage. Dona Anna paroît en fondant en larmes : elle raconte le malheur qui lui est arrivé, demande vengeance, promet six mille écus à celui qui lui fera voir l’assassin mort, & dix mille à celui qui le prendra vivant. Arlequin a tout entendu : il est tenté de gagner les dix mille écus en accusant son maître. Celui-ci l’écoute, le saisit au collet, & veut le tuer. Arlequin lui soutient qu’il l’avoit vu, & ne parloit ainsi que pour plaisanter. Don Juan sort. Arlequin regrette les dix mille écus. Il rencontre Pantalon, & lui propose de gagner la moitié de la somme. « Comment cela, demande Pantalon » ? « La chose est simple, répond Arlequin. J’irai dire au Roi que vous avez tué le Commandeur, on me comptera les dix mille écus, & nous partagerons ». Le Docteur n’est pas tenté de gagner de l’argent à ce prix.

Acte V. On voit un mausolée. Don Juan reconnoît la Statue du Commandeur : il oblige Arlequin de l’inviter à souper. Après bien des lazzis, Arlequin suit les ordres de son maître. La Statue baisse la tête. Arlequin a peur : il fait de grands raisonnements sur l’ame : Don Juan lui répond des impiétés. Ils se retirent. Le Duc & le Docteur sont surpris qu’on n’ait pas encore découvert le meurtrier du Commandeur. La scene fait voir la salle à manger de Don Juan : plusieurs domestiques préparent le couvert & servent. Don Juan oblige Arlequin de se mettre à table : il obéit. Plusieurs lazzis interrompus par l’arrivée de la Statue. Elle vient prendre un couvert, invite à son tour Don Juan. Lazzis de peur d’Arlequin.

Le théâtre représente une place. On a découvert que {p. 234}Don Juan est le meurtrier du Commandeur. Le Roi donne des ordres pour qu’il soit arrêté mort ou vif. On vient demander justice au Roi contre Don Juan qui a séduit une bergere en lui promettant de l’épouser. Don Juan se prépare à fuir dans un autre pays, quand il apperçoit la Statue qui le prend par la main & s’engloutit avec lui. Arlequin lui souhaite bon voyage. La scene représente enfin les enfers, & l’on y voit danser les diables28.

 

Nous avons dit que Moliere avoit traité ce sujet malgré lui : nous voilà donc les maîtres de critiquer hardiment le fond de sa piece. De toutes celles qu’il a composées, celle-ci peut, sans contredit, nous donner les meilleures leçons sur l’art de l’imitation : ses défauts nous serviront mieux que les beautés des autres : ils nous apprendront, lorsque nous voudrons nous emparer d’un sujet étranger, à méditer sur les traits les plus frappants de l’ouvrage, à voir de quelle nature ils sont, si on ne les affoiblira pas en les transplantant, même s’ils ne déplairont pas hors de leur pays natal. Il est très naturel qu’une nation romanesque, superstitieuse, amoureuse du merveilleux, ait vu avec grand plaisir des filles simples subornées par un scélérat, des rendez-vous nocturnes, des combats, un mélange de religion & d’impiété, le spectacle d’une statue qui marche, & la punition miraculeuse d’un homme odieux par ses crimes. Il est aussi peu surprenant {p. 235}que les mêmes choses aient charmé les Italiens, aussi romanesques, aussi superstitieux, aussi amoureux de merveilles que les Espagnols, mais plus bouffons ; aussi ont-ils ajouté un ridicule de plus à l’ouvrage, qui est le mélange de la morale avec la bouffonnerie. Par la même raison, il est impossible qu’un sujet calqué, modelé sur des caracteres tout-à-fait opposés au nôtre, puisse nous plaire29. Moliere l’a si bien senti, qu’il n’a osé mettre qu’en récit, ou dans l’avant-scene, une infinité de choses que les Espagnols & les Italiens mettent hardiment sous les yeux du spectateur, qui sont réellement faites pour lui plaire, & qui nous paroîtroient encore plus monstrueuses que le reste de la piece. Rappellons-nous cet exemple lorsque nous voudrons prendre un sujet chez nos voisins.

 

Les Auteurs d’Italie & d’Espagne ne font pas déguiser Don Juan & son valet comme Moliere ; mais il avoit pris cette idée de de Villiers, le premier Auteur François qui ait traité le fameux sujet espagnol.

Le Festin de pierre, oule Fils criminel, tragi-comédie30.

Amarille, fille de Don Pedre, promet à Don Philippe son amant de l’attendre le soir même à son balcon. Lorsqu’elle est sortie, paroissent Don Alvaros pere de Don {p. 236}Juan, & Philippin valet de ce dernier. Don Alvaros se plaint des désordres de son fils : il est interrompu par les mauvaises bouffonneries du valet. Don Juan paroît : il est fâché de rencontrer son pere & d’être obligé d’écouter ses ennuyeuses remontrances. Las de l’entendre, il le maltraite, & donne quelques coups de bâton à Philippin. Le premier acte finit par les imprécations du bon-homme.

A l’ouverture du second acte, Don Juan enleve Amarille. Don Pedre venant à son secours est blessé par le ravisseur, qui fuit à l’approche des domestiques. Don Philippe tâche de consoler Amarille. Ils prennent des mesures pour que Don Juan n’échappe point. Celui-ci, craignant d’être reconnu, troque d’habit avec Philippin. Le Prévôt & ses archers prennent le valet pour le maître, & s’enfuient : Philippin surpris s’écrie :

Où diable ai-je donc pris ce morceau de courage ?

Dans la premiere scene du troisieme acte, Don Juan force un pauvre pélerin à lui donner ses habits, & sous ce travestissement il assassine Don Philippe. Il fait naufrage. Il paroît touché de remords ; mais la vue de deux jolies paysannes les dissipe bien vîte. Il emmene ces jeunes personnes, dans le dessein de les violer. Peu de temps après, Oriane, l’une d’elles, revient baignée de larmes : il n’est pas difficile d’en deviner le sujet. Philippin essaie de la consoler en lui disant qu’elle a force compagnes :

La consolation de tous les misérables,
Comme dit le proverbe, est d’avoir des semblables.
Si cela n’est point faux, qu’elle seche ses pleurs :
D’autres ont eu par lui de semblables malheurs.
J’en connois plus de cent ; Amarillis, Céphise,
Violante, Marcelle, Amarante, Bélise.
. . . . . . . . .
{p. 237}

Don Juan revient, voit un tombeau, reconnoît la Statue de Don Pedre, mort du coup d’épée qu’il lui a donné. Il ordonne à son valet de la prier à dîner. La Statue accepte, se rend à l’invitation, & file une scene très longue, en y débitant une ennuyeuse morale, Don Juan beaucoup d’impertinences, & Philippin de fades plaisanteries hors de saison. L’Ombre invite les deux convives à venir souper dans son tombeau : Don Juan promet, s’amuse en attendant à prendre de force une jeune mariée ; ensuite il va voir l’Ombre, qui fait couvrir la table de crapauds, de serpents. Cette piece est terminée par un coup de tonnerre qui met en poudre Don Juan.

 

En 1669 Dorimon, comédien de Mademoiselle, régala le public d’un nouveau Festin de pierre. Il imita si bien de Villiers, qu’il l’a presque copié mot à mot. Rosimon donna immédiatement après, sur le théâtre du Marais, un autre Festin de pierre, ou l’Athée foudroyé, & ne se fit pas aussi un scrupule de s’éloigner du naturel pour se livrer au merveilleux. Il est vrai qu’il étoit plus excusable que les autres poëtes, en ce que sa troupe brillant particuliérement par les décorations & les superbes ornements, il lui auroit nui s’il eût écarté de son ouvrage le surnaturel, toujours favorable au jeu des machines. Il expose lui-même cette raison dans sa préface31. Les extraits différents que nous avons {p. 238}déja donnés, nous dispensent de nous étendre sur la piece de Rosimon ; il suffit de dire qu’elle est un peu au-dessus de celles de Dorimon & de de Villiers, mais fort inférieure à celle de Moliere. D’abord, pour éviter la censure, il feint que ses personnages sont païens. Il retranche une partie des événements de la vie de Don Juan, & les jette dans l’avant-scene ou dans les entr’actes, comme Moliere. Ce vuide est rempli par les scenes de Don Félix & de Don Lope, camarades de débauche de Don Juan. Ils périssent à table en sa présence, & viennent après leur mort l’avertir de changer de vie. Ajoutez que les scenes de la Statue sont extrêmement longues. Il résulte de tout cela que le poëme est mauvais, mais qu’il y a beaucoup de spectacle ; & c’est, comme nous l’avons dit, ce qui convenoit au théâtre du Marais : aussi la gazette rimée de Grimaret a-t-elle dit dans ce temps-là :

. . . . . . .
. . . . . . .
. . . . Messieurs du Marais,
N’épargnant pas pour ce les frais,
L’ont représenté sur la scene,
Oui, c’est une chose certaine,
{p. 239}
Avec des nouveaux ornements
Qui sembloient des enchantements ;
Et Rosimon, de cette troupe,
Grimpant le mont à double croupe,
A mis ce grand sujet en vers,
Avec des agréments divers,
Qui chez eux attirent le monde,
Dont notre vaste ville abonde.

Entre ces différents Auteurs, Thomas Corneille est celui qui remporte le prix de l’imitation. Il n’a fait que très peu de changements à la piece de Moliere ; mais il les a faits en homme adroit, en homme qui connoît le goût du peuple, celui du grand monde, & qui sait prendre un milieu pour ménager les deux partis. Il a senti que le sujet del Combidado de piedra ne pouvoit pas absolument être dénué de merveilleux : il a senti en même temps qu’il seroit possible d’en retrancher une partie pour dégager & laisser ressortir les traits fins, délicats, les scenes vraiment comiques, que Moliere avoit fondus dans son ouvrage, & qui sont écrasés par les choses surnaturelles. Il a supprimé le spectre représentant une femme voilée, & le Temps armé d’une faulx.

Moliere déguise son valet en médecin, & ne tire point parti de ce déguisement. Thomas Corneille le fait servir à filer une petite intrigue entre une jeune fille que Don Juan veut séduire, & une tante que Sganarelle amuse pendant ce temps-là, en lui vantant ses secrets merveilleux pour toute sorte de maladies, & en lui donnant, comme une poudre très rare, du tabac qu’il lui ordonne de prendre dans un œuf frais. Par ce {p. 240}moyen, l’éloge du tabac, qu’on fait dans la premiere scene, devient moins étranger au drame ; aussi voyons-nous que sa piece survit à toutes les autres, & le mérite. Je regrette cependant une petite scene de Moliere, & je suis bien surpris que Corneille ne s’en soit pas emparé. Ne seroit-elle pas aussi bonne que je le crois ? Mes Lecteurs vont être à portée de décider.

ACTE V. Scene VIII.

D’abord après la belle scene dans laquelle Don Juan déclare qu’il a feint de se convertir pour se livrer plus commodément à toutes sortes de vices, & pour usurper en même temps l’estime publique, Don Carlos, frere d’Elvire, le rencontre.

Don Carlos.

Don Juan je vous trouve à propos, & suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, & que je me suis, en votre présence, chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cele point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur. Il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, & pour voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.

Don Juan, d’un ton hypocrite.

Hélas ! je voudrois bien de tout mon cœur vous donner la satisfaction que vous desirez ; mais le Ciel s’y oppose directement : il a inspiré à mon ame le dessein de changer de vie, & je n’ai point d’autre pensée maintenant que de quitter entiérement tous les attachements, de me dépouiller au plutôt de toutes sortes de vanités, & de corriger {p. 241}désormais, par une autre conduite, tous les déréglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

Don Carlos.

Ce dessein, Don Juan, ne choque pas ce que je dis ; & la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.

Don Juan.

Hélas ! point du tout. C’est un dessein que votre sœur elle-même a pris : elle a résolu sa retraite, & nous avons été touchés tous deux en même temps.

Don Carlos.

Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous ferez d’elle & de notre famille, & notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

Don Juan.

Je vous assure que cela ne se peut. J’en avois, pour moi, toutes les envies du monde, & je me suis même encore aujourd’hui conseillé au Ciel pour cela ; mais lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devois pas songer à votre sœur, & qu’avec elle assurément je ne ferois point mon salut.

Don Carlos.

Croyez-vous, Don Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?

Don Juan.

J’obéis à la voix du Ciel.

Don Carlos.

Quoi ! vous voulez que je me paie d’un semblable discours ?

Don Juan.

C’est le Ciel qui le veut ainsi.

{p. 242}

Don Carlos.

Vous aurez fait sortir ma sœur d’un couvent pour la laisser ensuite !

Don Juan.

Le Ciel l’ordonne de la sorte.

Don Carlos.

Nous souffrirons cette tache en notre famille !

Don Juan.

Prenez-vous-en au Ciel.

Don Carlos.

Hé quoi ! toujours le Ciel !

Don Juan.

Le Ciel le souhaite comme cela.

Don Carlos.

Il suffit, Don Juan, je vous entends. Ce n’est pas ici que je veux vous prendre, & le lieu ne le souffre pas ; mais avant qu’il soit peu je saurai vous trouver.

Don Juan.

Vous ferez ce que vous voudrez. Vous savez que je ne manque point de cœur, & que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout-à-l’heure dans cette petite rue écartée qui mene au grand couvent. Mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui veux me battre, le Ciel m’en défend la pensée ; &, si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

Il me semble que cette scene, embellie des charmes de la versification comme toutes les autres, auroit pu figurer avec grace dans la piece de Corneille. Je la trouve d’autant plus sublime, qu’elle peint bien le fond du caractere de Don Juan, qu’elle est revêtue du vernis hypocrite qu’il s’est donné nouvellement, qu’elle le rend encore plus odieux, qu’elle va merveilleusement {p. 243}au sujet, à l’intrigue, & qu’elle décele dans l’Auteur une grande connoissance du cœur humain ; peut-être même annonce-t-elle le seul homme qui pouvoit faire le Tartufe.

Il est encore très singulier que Moliere, Corneille, la plus grande partie des Auteurs qui ont traité le sujet dont il est question, aient fait mettre le valet de Don Juan à table avec son maître, sans adoucir l’invraisemblance qu’il y a dans une pareille conduite. Ils n’avoient, pour corriger cette faute, qu’à imiter un canevas italien très ancien. Voici la scene à-peu-près. Le théâtre représente la salle à manger. Arlequin soupire en voyant la table couverte d’une infinité de mets, auxquels il n’ose pas toucher. Il s’avise d’un expédient, & dit qu’il voudroit bien souper parcequ’il a un rendez-vous avec une veuve très jolie. Don Juan prend feu là-dessus, est fort tenté de la jeune veuve, fait mettre son valet à table pour lui faire plus commodément des questions, & pour l’engager à lui être favorable. Arlequin répond sans perdre un coup de dent.

Don Juan.

De quelle taille est cette jeune veuve ?

Arlequin.

Courte.

Don Juan.

Comment se nomme-t-elle ?

Arlequin.

Anne.

Don Juan.

A-t-elle pere & mere ?

Arlequin.

Oui.

{p. 244}

Don Juan.

Tu dis qu’elle t’aime ?

Arlequin.

Fort.

Don Juan.

Combien a-t-elle d’années ?

Arlequin.

Vingt.

Don Juan.

En quel endroit la verrons-nous ?

Arlequin, en s’étouffant.

Oh ! vous parlez trop aussi. Que diable ! on ne sait pas ce que l’on mange. L’endroit que vous me demandez là me feroit perdre six bouchées.

Don Juan lui demande des nouvelles de la Signora Lizetta, pour l’empêcher de manger en le faisant parler.

Don Juan.

Comment se porte-t-elle ?

Arlequin.

J’ai été chez elle & ne l’ai pas trouvée.

Don Juan.

Tu mens.

Arlequin.

Si cela n’est pas vrai, que ce morceau puisse m’étrangler !

Don Juan.

Et la suivante ?

Arlequin.

Elle étoit sortie aussi.

Don Juan.

Cela est faux.

Arlequin.

Si je vous en impose, que ce morceau me serve de poison.

{p. 245}

Don Juan.

Arrête, ne jure plus, j’aime mieux t’en croire sur ta parole.

Nous avons vu le Festin de pierre arriver d’Italie tout monstrueux : nous avons vu le peuple françois courir pour le voir, avec le même empressement, la même curiosité qu’on montre pour des animaux bizarres : nous l’avons vu successivement passer dans les mains de plusieurs personnes qui, pour attirer la foule, ont tâché d’ajouter à sa singularité ; il est juste de le voir aussi de retour en Italie. Les voyages l’ont bien changé ; le monstre a mué totalement.

Don Giovanni Tenorio, o siail Dissoluto, comedia del Signor Avvocato Goldoni, Veneziano. Don Juan Tenorio, oule Dissolu, comédie de M. Goldoni, Avocat Vénitien.

La scene est en Castille. (Le théâtre représente l’appartement de Don Alphonse.)

Don Alphonse, premier Ministre du Roi de Castille, est grand ami du Commandeur de Lopa, pere de Dona Anna. Il annonce à cette belle que le Roi, charmé de sa beauté, veut l’unir au sang royal. Dona Anna se flatte en secret de plaire au Roi. Le Commandeur arrive de son ambassade, veut parler au Ministre avant que de paroître devant son Monarque. Son ami lui annonce le bonheur de sa fille, lui apprend que le Roi veut la marier avec le Duc Octave son neveu. Dona Anna rougit, pâlit tour à tour. Son pere croit que la pudeur en est la cause. Point du tout : c’est l’antipathie qu’elle a pour celui qu’on lui destine. Elle l’avoue à l’auteur de ses jours. Celui-ci veut lui persuader qu’une fille bien née aime l’époux qu’on lui donne. Il lui commande d’obéir.

{p. 246}

Acte II. (La scene représente une campagne.)

Elisa, sur le point d’épouser Carino, le boude de ce qu’il la quitte sitôt. Carino l’adore ; mais la nuit le chasse : il jure de la rejoindre le lendemain. Elle est surprise d’aimer aussi sincérement Carino, elle qui s’est toujours moquée de l’amour des autres bergers. Don Juan paroît presque nu. Des voleurs l’ont attaqué, & l’ont déshabillé. Elisa lui offre le secours dont elle sera capable. Don Juan la trouve jolie, lui promet de l’épouser ; elle le conduit à sa cabane, en disant tout bas que Carino n’a qu’à se consoler, parceque les femmes sacrifient leur amour à la fortune. Dona Isabella, vêtue en homme, paroît avec le Duc Octave qui l’a secourue dans le temps qu’elle alloit tomber entre les mains des voleurs. La reconnoissance l’oblige à déclarer à son libérateur qu’elle est à la suite de Don Juan, un scélérat qui l’a séduite à Naples, & qui a pris la fuite. Le Duc promet de lui faire rendre justice. Ils sortent.

Carino se félicite de leur départ, il n’aime pas les gens de la ville, qui, pour la plupart, méprisent les paysans. Il se cache, parcequ’il voit venir Elisa avec un autre homme. C’est Don Juan vêtu en berger. Elisa lui dit les choses les plus tendres pour le retenir : il la quitte, en lui promettant de la rejoindre bientôt. Carino paroît. Elisa veut le ménager, pour ne pas se trouver au dépourvu ; Carino l’accable de reproches : il a tout entendu. Son infidelle veut lui prouver qu’elle est innocente ; elle y réussit, en feignant de se tuer. L’idiot s’attendrit, lui donne du secours, se croit le plus heureux des amants. Elisa se moque de lui à part.

Acte III. (La scene représente les appartements de Don Alphonse.)

Alphonse annonce à Dona Anna l’arrivée du Duc Octave, {p. 247}qui paroît avec Dona Isabella toujours vêtue en homme. Si le Duc ne plaît pas à Dona Anna, celle-ci ne charme pas davantage le Duc Octave. Dona Anna feint de se retirer, & revient sur ses pas pour écouter. Elle entend que la personne arrivée avec Octave est une femme déguisée, qui vient demander justice d’une offense : elle saisit ce prétexte pour refuser la main d’Octave. Isabella est au désespoir du trouble qu’elle cause. Elle voit son perfide qui feint de la méconnoître. Elle l’oblige à mettre l’épée à la main : il se bat avec elle, quand le Commandeur arrive, veut savoir la cause de ce combat. Dona Isabella refuse de la dire, pour ne pas rendre son histoire publique. Son perfide part de là pour la faire passer pour une personne extravagante, qui ne sait ce qu’elle veut. Don Alphonse vient reprocher à Don Juan sa perfidie pour une beauté qui l’a suivi, déguisée en homme, & l’exhorte à rentrer dans son devoir. Don Juan soutient que la femme déguisée est une aventuriere, qu’Isabella ne lui ressembla jamais, & la fait encore passer pour folle. Elisa impatiente de rechef Don Juan, en le pressant de lui tenir la parole qu’il lui a donnée de l’épouser. Carino survient & l’exhorte à ne pas se fier à une infidelle qui l’a trompé. Don Juan feint de se vaincre, & cede Elisa à Carino, qui n’en veut plus : mais Elisa compte toujours sur les charmes que la nature donne aux femmes ainsi qu’aux autres animaux.

Acte IV. (Le théâtre représente une chambre de l’appartement du Commandeur, qui est à table avec sa fille Anna & Don Juan.)

Don Juan affecte de lorgner Dona Anna ; elle n’y est pas insensible. Un page annonce au Commandeur qu’on le demande : il fort. Don Juan profite de l’absence du pere pour faire une déclaration à la fille. Elle lui dit d’obtenir {p. 248}l’agrément du Commandeur ; mais Don Juan, plus pressé, veut l’épouser tout de suite : elle résiste : il prend son poignard & la menace de la tuer si elle ne se rend pas : elle crie. Le pere accourt l’épée à la main ; Don Juan le tue, & prend la fuite. Desespoir d’Anna ; regrets de Don Alphonse. Le Duc Octave ordonne qu’on instruise le Roi du crime de Don Juan, & qu’on courre après lui.

Acte V. (La scene fait voir plusieurs mausolées, entre lesquels paroît la Statue du Commandeur.)

Elisa offre à Don Juan de le faire évader, s’il veut l’épouser : deux gardes sont ses parents, & la serviront : il promet. Dona Isabella l’arrête. Il essaie encore de la faire passer pour folle dans l’esprit d’Elisa, & veut fuir. Isabella met l’épée à la main ; ils se battent de rechef. Alphonse vient avec la garde, arrête Don Juan : Elisa sort. Don Juan se voyant pris fait un discours très pathétique à Don Alphonse, pour lui prouver que sa passion excessive pour Dona Anna doit le rendre excusable. Dona Anna paroît vêtue de noir, pour aller demander vengeance. Don Juan lui exagere son amour, & parvient à la fléchir. Elle en demande excuse à l’Ombre de son pere, en lui disant qu’elle est femme, & foible par conséquent. Don Alphonse doit solliciter la grace de Don Juan, quand on apporte une lettre, dans laquelle le Roi de Naples demande qu’on lui renvoie un scélérat nommé Don Juan, qui a séduit Dona Isabella, & qui est cause que sa malheureuse victime court après lui, déguisée en homme. Le sort de Don Juan change tout-à-fait. Le supplice l’attend de tous côtés. Il prie Carino de le tuer : un coup de tonnerre lui rend ce service. Alphonse laisse entrevoir à Dona Isabella qu’il l’épousera quelque jour ; elle est bien aise de cette consolation. Elisa veut encore tenter Carino, qui la refuse impitoyablement ; {p. 249}mais elle n’en mourra pas de chagrin, dit-elle, parcequ’on ne manque pas d’amants quand on a des attraits.

 

Une espece de préface qui est à la tête de cette piece, annonce que M. Goldoni a fait foudroyer Don Juan, à l’exemple de Moliere. Le Poëte italien n’a-t-il trouvé dans le Poëte françois que ce trait digne d’être imité ? Les deux petites paysannes séduites par notre scélérat ne lui paroissent-elles pas plus intéressantes qu’Elisa, cette fourbe se faisant un jeu de tromper les hommes, & que Dona Anna devenant sensible à la feinte passion d’un homme qu’elle voit pour la seconde fois, qui à la premiere a voulu la violer le poignard sur la gorge, & qui vient de tuer son pere ? Goldoni est un grand homme ; il mérite qu’on lui laisse le soin de se juger sur la façon dont il a imité Moliere.

Il Signor Abbate Chiari, M. l’Abbé Chiari, Poëte comique, contemporain & digne émule de M. Goldoni, a fait représenter à Venise une comédie intitulée : Le Vicende della Fortuna, les Vicissitudes de la Fortune, dans laquelle est imitée la scene de M. Dimanche, du Festin de pierre de Moliere.

 

Un joueur perd tout son bien : il est persécuté par plusieurs créanciers. Pour les éviter il fuit dans une autre ville, où il trouve un de ses freres qui vient d’épouser une femme fort riche, & qui le présente à sa moitié. Comme le joueur est très mal vêtu, la Dame le rebute. Il revient au jeu, gagne des sommes considérables, prend un équipage magnifique, va voir sa belle-sœur, qui veut pour lors lui donner un appartement chez elle : il refuse ses offres avec fierté.

 

{p. 250}

C’est pendant sa premiere infortune qu’il appaise un marchand, en lui demandant des nouvelles de sa fille, de sa femme, de son fils & du petit chien.

CHAPITRE XII. §

l’Amour Médecin, comédie-ballet en trois actes, en prose, comparée, pour le fond & les détails, avec il Medico volante, le Médecin volant, du Théâtre Italien ; le Médecin volant, de Boursault ; le Pédant joué, de Cyrano ; le Phormion, de Térence ; la finta Ammalata, la feinte Malade, de Goldoni.

Cette piece fut représentée à Versailles, le 15 Septembre 1665, & à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 22 du même mois. Pierre de Sainte Marthe avoit déja donné, en 1618, une comédie qui portoit ce titre. Comme c’est tout ce qui nous en reste, nous ne pouvons savoir si Moliere lui est redevable de quelque chose ; mais nous allons reconnoître dans l’Amour Médecin, de l’italien, du Boursault, du Cyrano, du Térence ; le tout élagué, étendu, ou corrigé avec discernement, & encadré avec goût.

Précis de l’Amour Médecin.

Lucinde est amoureuse de Clitandre : elle est dans une langueur mortelle. Sganarelle, son pere, se doute bien que l’amour en est la seule cause ; mais il feint de ne pas s’en appercevoir. Il en dit lui-même la raison.

{p. 251}

Il est bon quelquefois de ne point faire semblant d’entendre les choses qu’on n’entend que trop bien ; & j’ai fait sagement de parer la déclaration d’un desir que je ne suis pas résolu de contenter. A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les peres ? Rien de plus impertinent & de plus ridicule que d’amasser du bien avec de grands travaux, & élever une fille avec beaucoup de soin & de tendresse, pour se dépouiller de l’un & de l’autre entre les mains d’un homme qui ne nous touche de rien ? Non, je me moque de cet usage, & je veux garder ma fille & mon bien pour moi.

Il est dans cette résolution, quand Lisette vient lui annoncer que sa fille s’est trouvée mal. Sganarelle fait vîte appeller des Médecins pour les consulter sur la maladie de Lucinde. Après leur consultation, il est plus embarrassé qu’avant. Clitandre se déguise en Médecin. Il est introduit par l’officieuse Lisette auprès de Sganarelle & de la feinte malade. Le Docteur devine, dit-il, la cause de la maladie de Lucinde. Elle a grande envie d’être mariée. Il dit tout bas au pere qu’il va flatter sa manie, en feignant de venir dans la maison pour l’épouser. Le pere se prête à cette feinte, qui devient une réalité, parceque le Médecin & la malade s’évadent ensemble, & que Sganarelle signe un véritable contrat de mariage en croyant plaisanter.

Dans le Médecin volant italien, Arlequin se déguise en Médecin pour servir les amours d’Octave & d’Eularia qui feint d’être malade. Dans le Médecin volant de Boursault, piece calquée sur l’italienne, un valet a recours au même déguisement pour favoriser la tendresse de son maître & s’introduire {p. 252}auprès de l’amante, qui a, comme Eularia, une maladie de commande. Moliere a donc emprunté de l’un des deux Auteurs la fausse maladie de Lucinde & le déguisement de Clitandre en Médecin ; mais l’amant même déguisé nous intéresse bien mieux que son valet.

Dans il Medico volante, Arlequin tâte le pouls de Pantalon.

Arlequin.

Monsieur, vous me paroissez être très mal.

Pantalon.

Vous vous trompez, Monsieur le Médecin ; c’est ma fille qui est malade, & non pas moi.

Arlequin.

N’avez-vous jamais lu la loi Scotia sur la puissance paternelle, qui dit : Tel est le pere, tels sont les enfants ? Votre fille n’est-elle pas votre chair & votre sang ?

Pantalon.

Oui, Monsieur.

Arlequin.

Hé bien, le sang de votre fille étant échauffé, altéré, le vôtre doit l’être aussi.

Pantalon.

Le raisonnement est spécieux : mais...

Arlequin.

Mais, mais enfin, Seigneur Pantalon, votre fille est-elle légitime ou bâtarde ?. . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le Médecin volant de Boursault, scene XI, Crispin en habit de Docteur, prend le bras du pere de Lucrece.

{p. 253}

Crispin.

Votre bras, que je tâte
Si pour vous il est vrai que la mort ait si hâte ;
Donnez, dis-je... Tudieu, comme il bat votre pouls !
J’aurois bien de la peine à répondre de vous,
Et votre maladie est sans doute mortelle ;
Prenez-y garde.

Fernand.

O Dieux ! quelle triste nouvelle !
Je suis donc bien malade, ô Monsieur ?

Crispin.

Vous ? pourquoi ?

Fernand.

Vous n’avez pris le bras à personne qu’à moi ?

Crispin.

Et cela vous étonne ! Une tendresse extrême
Rend la fille le pere, & le pere elle-même.
Entre eux deux la nature est propice à tel point,
Que le sort les sépare & le sang les rejoint :
Etant vrai que l’enfant est l’ouvrage du pere,
Sa douleur sur lui-même aisément réverbere,
Et le sang l’un de l’autre est si fort dépendant,
Que l’enfant met le pere en un trouble évident.

Fernand.

Il est vrai. . . . . . .
. . . . . . . . .

On ne sait ce que Boursault32 veut dire. On {p. 254}ne comprend pas s’il a dessein de suivre la bouffonnerie de l’Auteur Italien, ou bien si son Crispin prétend connoître la maladie d’une fille en tâtant le pouls de son pere, à cause de la sympathie : en tout cas, son idée est exprimée d’une façon bien louche. Voyons comment Moliere l’a rendue. Clitandre, déguisé en Médecin, projette de passer pour un homme extraordinaire : il prend le bras de Sganarelle.

ACTE III. Scene V.

Clitandre.

Votre fille est bien malade.

Sganarelle.

Vous connoissez cela ici ?

Clitandre.

Oui, par la sympathie qu’il y a entre le pere & la fille.

Les connoisseurs verront facilement combien Moliere est plus simple, plus clair, plus naïf que ses prédécesseurs, & ils le loueront d’avoir passé légérement sur une plaisanterie aussi folle. D’ailleurs notre Poëte faisant jouer le rôle de faux Médecin à un premier personnage, ne pouvoit mettre dans sa bouche un verbiage ridicule qui auroit affadi le plaisant de l’idée.

La scene dans laquelle Sganarelle consulte les Médecins sur la maladie de sa fille, est visiblement imitée du Phormion de Térence. Démiphon y consulte des Avocats ; & voici leur scene :

{p. 255}

ACTE II. Scene III.

DÉMIPHON, GÉTA, HÉGION, CRATINUS, CRITON.

Démiphon.

Dans quels soins & dans quelles inquiétudes ne m’a pas plongé mon fils, en s’embarrassant & en nous embarrassant tous dans ce beau mariage ! Encore si après cela il venoit à moi, afin qu’au moins je puisse savoir ce qu’il dit, & quelle est sa résolution ! Géta, va voir s’il est revenu.

Géta.

J’y vais.

Démiphon.

Vous voyez, Messieurs, en quel état est cette affaire. Que faut-il que je fasse ? Hégion, parlez.

Hégion.

Moi ! C’est à Cratinus à parler, si vous le trouvez bon.

Démiphon.

Parlez donc, Cratinus.

Cratinus.

Qui ? moi ?

Démiphon.

Oui, vous.

Cratinus.

Moi, je voudrois que vous fissiez ce qui vous sera le plus avantageux. Je suis persuadé qu’il est juste & raisonnable que votre fils soit relevé de tout ce qu’il a fait en votre absence, & vous l’obtiendrez : c’est mon avis.

Démiphon.

A vous, Hégion.

Hégion.

Moi, je crois fermement que Cratinus a dit ce qu’il a cru de meilleur ; mais le proverbe est vrai : autant de têtes, autant d’avis : chacun a ses sentiments & ses manieres. {p. 256}Il ne me semble pas que ce qui a été une fois jugé selon les loix, puisse être changé ; & je soutiens même qu’il est honteux d’entreprendre un procès de cette nature.

Démiphon.

Et vous, Criton ?

Criton.

Moi, je suis d’avis de prendre plus de temps pour délibérer : c’est une affaire de grande conséquence.

Hégion.

N’avez-vous plus besoin de nous ?

Démiphon.

Je vous suis fort obligé : me voilà beaucoup plus incertain que je n’étois.

Passons présentement à Moliere.

ACTE II. Scene IV.

SGANARELLE, MM. TOMÈS, DESFONANDRES, MACROTON, BAHIS.

Sganarelle.

Messieurs, l’oppression de ma fille augmente : je vous prie de me dire vîte ce que vous avez résolu.

M. Tomès, à M. Desfonandres.

Allons, Monsieur.

M. Desfonandres.

Non, Monsieur ; parlez, s’il vous plaît.

M. Tomès.

Vous vous moquez.

M. Desfonandres.

Je ne parlerai pas le premier.

M. Tomès.

Monsieur, si...

{p. 257}

M. Desfonandres.

Monsieur....

Sganarelle.

Hé ! de grace, Messieurs, laissez toutes ces cérémonies, & songez que les choses pressent.

(Ils parlent tous quatre à la fois.)

M. Tomès.

La maladie de votre fille...

M. Desfonandres.

L’avis de tous ces Messieurs...

M. Macroton.

A-près a-voir bien con-sul-té...

M. Bahis.

Pour raisonner...

Sganarelle.

Hé ! Messieurs, parlez l’un après l’autre, de grace !

M. Tomès.

Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille, & mon avis à moi, est que cela procede d’une grande chaleur de sang ; ainsi je conclus à la saigner le plutôt que vous pourrez.

M. Desfonandres.

Et moi je dis que sa maladie est une pourriture d’humeur, causée par une trop grande réplétion ; ainsi je conclus à lui donner l’émétique.

M. Tomès.

Je soutiens que l’émétique la tuera.

M. Desfonandres.

Et moi, que la saignée la fera mourir.

M. Tomès.

C’est bien à vous de faire l’habile homme.

{p. 258}

M. Desfonandres.

Oui, c’est à moi ; & je vous prêterai le collet en tout genre d’érudition.

M. Tomès.

Souvenez-vous de l’homme que vous fîtes crever ces jours passés.

M. Desfonandres.

Souvenez-vous de la Dame que vous avez envoyée en l’autre monde il y a trois jours.

M. Tomès, à Sganarelle.

Je vous ai dit mon avis. Si vous ne faites saigner tout-à-l’heure votre fille, c’est une personne morte. (Il sort.)

M. Desfonandres.

Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure. (Il sort.)

Sganarelle, au désespoir, s’écrie : Me voilà justement un peu plus incertain que je n’étois auparavant.

Ces deux scenes sont exactement tout-à-fait ressemblantes. Cependant celle de Moliere est beaucoup plus plaisante. Pourquoi ? Premiérement parcequ’il a substitué les Médecins aux Avocats. Ce changement, qui ne paroît rien aux yeux du vulgaire, décele l’homme de génie aux yeux des connoisseurs. On y voit un Auteur philosophe qui dit : « Les hommes sont plus attachés à la conservation de la vie qu’ils ne tiennent au gain ou à la perte d’un procès : par conséquent, la crainte de la mort leur fait regarder les Médecins avec plus de vénération que les Avocats. Les premiers, proportionnant leur morgue au crédit que la foiblesse humaine leur donne, prêtent bien plus au ridicule que les derniers : d’ailleurs, en peignant leur incertitude {p. 259}sur une chose d’aussi grande conséquence que la santé, on corrigera les hommes d’une aveugle foiblesse que leur inspire l’amour trop inquiet de la vie, & on démasquera les charlatans qui en abusent. Le comique croîtra avec l’importance de la matiere ». Secondement, Moliere a considérablement embelli sa scene par la façon dont il l’a encadrée. Il l’a placée entre deux autres qui ne peuvent qu’ajouter à son mérite. Dans la premiere, les Médecins, au lieu de consulter sur l’état de la malade, racontent les courses que leurs mules ont faites. Dans la derniere, un cinquieme Médecin, indigné contre les quatre premiers, qui ont fini par se quereller, vient leur reprocher de ruiner leur art par leurs contestations, & de découvrir aux yeux du peuple toute la forfanterie & le charlatanisme dont les Savants se sont déja apperçus. La scene de Moliere, ainsi encadrée, a dû nécessairement mieux ressortir que celle du Poëte latin.

Le dénouement de cette piece est tout-à-fait calqué sur celui du Pédant joué, de Cyrano. Ici un amant, déguisé sous l’habit de Médecin, dit à Sganarelle que sa fille ayant la manie de vouloir être mariée, il faut se prêter à sa folie ; qu’il va feindre de se marier avec elle, & que l’homme qui écrit ses remedes, feindra d’écrire le contrat. Sganarelle approuve la plaisanterie, signe : le Médecin & sa fille s’évadent : il demande où ils sont ; on lui répond qu’ils sont allés achever le reste du mariage. Dans Cyrano, Granger pere est amoureux de la maîtresse de son fils ; par conséquent, il ne veut pas consentir à leur mariage : {p. 260}on lui persuade de jouer une comédie. Corbineli, fourbe, lui en dit le sujet en gros.

Corbineli.

Je vous en cache la conduite, parceque si je vous l’expliquois à cette heure, vous auriez bien le plaisir maintenant de voir un beau démêlement, mais non pas celui d’être surpris. En vérité, je vous jure que lorsque vous verrez tantôt la péripétie d’une intrigue si bien démêlée, vous confesserez vous-même que nous aurions été des idiots si nous l’avions découverte. Je veux toutefois vous en ébaucher un raccourci.

Donc, ce que je desire vous représenter est une véritable histoire, & vous le connoîtrez quand la scene se fermera. Nous la passons à Constantinople, quoiqu’elle se passe autre part. « Vous verrez un homme du tiers état, riche de deux enfants & de force quarts d’écus. Le fils restoit à pourvoir : il s’affectionne d’une Demoiselle de qualité, fort proche parente de son beau-frere : il aime, il est aimé ; mais son pere s’oppose à l’achevement mutuel de leurs desseins. Il entre en désespoir, sa maîtresse de même. Enfin les voilà près, en se tuant, de finir cette piece : mais ce pere, dont le naturel est bon, n’a pas la cruauté de souffrir à ses yeux une si tragique aventure. Il prête son consentement aux volontés du Ciel, & fait les cérémonies du mariage, dont l’union secrete de ces deux cœurs avoit déja commencé le sacrement ».

Granger pere consent à jouer la piece d’après l’exposition qu’on lui en a faite.

{p. 261}

Scene derniere.

CORBINELI, GRANGER, CHASTEAUFORT, PAQUIER, GAREAU, LA TREMBLAY, GRANGER le jeune, GENEVOTE, MANON.

Corbineli, à Granger.

Toutes choses sont prêtes : faites seulement apporter un siege, & vous y colloquez, car vous avez à paroître pendant toute la piece.

Paquier, à Châteaufort.

Pour vous, ô Seigneur de vaste étendue, plongez-vous dans celle-ci ; mais gardez d’ébouler sur la compagnie, car nos reins ne sont pas à l’épreuve des pierres, des montagnes, des tours, des rochers, des buttes & des châteaux.

Granger.

Çà donc, que chacun s’habille. Hé ! quoi ! je ne vois point de préparatifs ! Où sont donc les masques des Satyres ? les chapelets & les barbes d’Hermites ? les trousses des Cupidons ? les flambeaux poirésins des Furies ? Je ne vois rien de tout cela.

Genevote.

Notre action n’a pas besoin de toutes ces simagrées. Comme ce n’est pas une fiction, nous n’y mêlons rien de feint, nous ne changeons point d’habits : cette place nous servira de théâtre, & vous verrez toutefois que la comédie n’en sera pas moins divertissante.

Granger.

Je conduis la ficelle de mes desirs au niveau de votre volonté. Mais déja le feu des gueux fait place à nos chandelles. Çà, qui de vous le premier estropiera le silence ?

{p. 262}
(Commencement de la Piece.)

Genevote.

Enfin, qu’est devenu mon serviteur ?

Granger le jeune.

Il est si bien perdu, qu’il ne souhaite pas de se retrouver.

Genevote.

Je n’ai point encore su le lieu ni le temps où commença votre passion.

Granger le jeune.

Hélas ! ce fut aux Carmes, un jour que vous étiez au sermon.

Granger pere, interrompant.

Soleil, mon soleil, qui tous les matins faites rougir de honte la céleste lanterne ; ce fut au même lieu que vous donnâtes échec & mat à ma pauvre liberté. Vos yeux toutefois ne m’égorgerent pas du premier coup ; mais cela provint de ce que je ne sentois que de loin l’influence porte-trait de votre rayonnant visage ; car ma rechignante destinée m’avoit colloqué superficiellement à l’ourlet de la sphere de votre activité.

Corbineli.

Je pense, ma foi, que vous êtes fou de les interrompre : ne voyez-vous pas bien que tout cela est de leur personnage ?

Granger le jeune.

Toutes les épées de votre beauté vinrent en gros assiéger ma raison ; mais il ne me fut pas possible de haïr mes ennemis, après que je les eus considérés.

Granger pere, interrompant.

Allons, ma nymphelette ; il est vergogneux aux filles de colloquiser diu & privatim avec tant vert jouvenceau. {p. 263}Encore si c’étoit avec moi ! ma barbe jure de ma sagesse. Mais avec un petit cajoleur...

Corbineli.

Que diable ! laissez-les parler si vous voulez, ou bien nous donnerons votre rôle à quelqu’un qui s’en acquittera mieux que vous.

Genevote, à Granger le jeune.

Je m’étonne donc que vous ne travailliez plus courageusement aux moyens de posséder une chose pour qui vous avez tant de passion.

Granger le jeune.

Mademoiselle, tout ce qui dépend d’un bras plus fort que le mien, je le souhaite & ne le promets pas. Mais au moins suis-je assuré de vous faire paroître mon amour par mon combat, si je ne puis vous témoigner ma bonne fortune par ma victoire. Je me suis jetté aujourd’hui plusieurs fois aux genoux de mon pere, le conjurant d’avoir pitié des maux que je souffre ; & je m’en vais savoir de mon valet s’il lui a dit la résolution que j’avois prise de lui désobéir, car je l’en avois chargé. Viens çà, Paquier : as-tu dit à mon pere que j’étois résolu, malgré son commandement, de passer outre ?

Paquier.

Corbineli, souffle-moi.

Corbineli, tout bas.

Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.

Paquier.

Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.

Granger le jeune.

Ah ! maraud, ton sang me vengera de ta perfidie.

(Il tire l’épée sur lui.)

Corbineli.

Fuis-t’en donc, de peur qu’il ne te frappe.

{p. 264}

Paquier.

Cela est-il de mon rôle ?

Corbineli.

Oui.

Paquier.

Fuis-t’en donc, de peur qu’il ne te frappe.

Granger le jeune.

Je sais qu’à moins d’une couronne sur la tête, je ne saurois seconder votre mérite.

Genevote.

Les Rois, pour être Rois, ne cessent pas d’être hommes : pensez-vous que...

Granger le pere, interrompant.

En effet, les mêmes appétits qui agitent un ciron, agitent un éléphant : ce qui nous pousse à battre un support de marmite, fait à un Roi détruire une province : l’ambition allume une guerre entre deux comédiens, la même ambition allume une guerre entre deux Potentats ; ils veulent de même que nous, mais ils peuvent plus que nous.

Corbineli.

Ma foi, je vous enchaînerai.

Granger le jeune.

On croira...

Genevote.

Suffise qu’on croie toutes choses à votre avantage. A quoi bon me faire tant de protestations d’une amitié dont je ne doute pas ? Il vaudroit bien mieux être pendu au col de votre pere, &, à force de larmes & de prieres, arracher son consentement pour notre mariage.

Granger le jeune.

Allons-y donc. Monsieur, je viens vous conjurer d’avoir pitié de moi, &...

{p. 265}

Genevote.

Et moi vous témoigner l’envie que j’ai de vous faire bientôt grand-pere.

Granger.

Comment grand-pere ! Je veux bien tirer une propagation de petits individus ; mais j’en veux être cause prochaine, & non pas cause éloignée. . . . . . . . . . . . . . .

Corbineli.

A force de représenter une fable, la prenez-vous pour une vérité ? Ne voyez-vous pas que l’ordre de la piece veut que vous donniez votre consentement ? Et toi, Paquier, sur-tout maintenant garde-toi bien de parler ; car il paroît ici un muet que tu représentes. Là donc, dépêchez-vous d’accorder votre fils à Mademoiselle : mariez-les.

Granger.

Comment marier ! C’est une comédie.

Corbineli.

Hé bien ! ne savez-vous pas que la conclusion d’un poëme comique est toujours un mariage ?

Granger.

Oui ; mais comment seroit-ce ici la fin ? il n’y a pas encore un acte de fait.

Corineli.

Nous avons uni tous les cinq en un, de peur de confusion : cela s’appelle une piece à la Polonoise.

Granger.

Ah ! bon comme cela ! je te permets de prendre Mademoiselle pour légitime épouse.

Genevote.

Vous plaît-il de signer les articles ? Voilà le Notaire tout prêt.

{p. 266}

Granger.

Sic, ita, sanè ; très volontiers. (Il signe.)

Paquier.

J’enrage d’être muet, car je l’avertirois.

(Fin de la Comédie.)

Corbineli.

Tu peux parler maintenant, il n’y a plus de danger.

Granger.

Hé bien, Mademoiselle, que dites-vous de notre comédie ?

Genevote.

Elle est belle : mais apprenez qu’elle est de celles qui durent autant que la vie. Nous vous en avons tantôt fait le récit comme d’une histoire arrivée, mais elle devoit arriver. Au reste, vous n’avez pas sujet de vous plaindre, car vous nous avez mariés vous-même, vous-même vous avez signé les articles du contrat.

Le dénouement de Cyrano & celui de Moliere sont les mêmes, à quelque petite chose près. Cependant celui du premier est mauvais, celui du second est excellent. Pourquoi cela ? Parceque Granger, qui connoît l’amour de son fils pour Génevote, doit nécessairement se douter du tour qu’on lui joue, & qu’il n’est pas dans la nature qu’il signe réellement, tandis qu’il pourroit se contenter de le feindre ; c’est tout ce qu’un acteur de comédie est obligé de faire : au lieu que Sganarelle, ne connoissant pas le faux Médecin pour l’amant de sa fille, ne doit pas se méfier de lui : remarquons même qu’il ne signe réellement que lorsque Lucinde l’a pressé de signer.

Sganarelle.

Allons, donnez-lui la plume pour signer. Allons, signe, signe ; va, va, je signerai tantôt, moi.

{p. 267}

Lucinde.

Non, non ; je veux avoir le contrat entre mes mains.

Sganarelle, signant.

Hé bien ! tiens : es-tu contente ?

Les beautés qui sont dans Moliere sont bien dans Cyrano ; mais notre Poëte a su les mettre au creuset & les séparer d’avec l’alliage qui les dégradoit. Si Moliere a su imiter en homme de goût ses prédécesseurs, M. Goldoni, qui a fait une piece d’après la comédie de l’Amour Médecin, l’a imitée à son tour avec finesse. Il a fait quelques changements heureux qui méritent de nous servir de modele.

La finta Ammalata, oula fausse Malade.

(La scene représente la boutique d’un Apothicaire : le maître de la maison lit la gazette, un Médecin joue avec un Chirurgien.)

Acte I. L’Apothicaire se récrie sur une grande nouvelle ; l’Empereur de la Chine doit épouser la fille du Grand Mogol. Il l’annonce au Docteur Merlino : celui-ci lui répond qu’il s’en embarrasse peu. L’Apothicaire est sourd ; il n’entend pas d’abord la réponse du Docteur : ensuite il dit à part qu’un Médecin assez ignorant pour ne pas savoir écrire ses ordonnances, ne doit pas en effet s’intéresser aux grandes nouvelles.

Un domestique vient, de la part du Marquis Asdrabale, demander un Médecin. Au nom du Marquis tout est en l’air ; mais il se trouve que c’est pour le frere du domestique : alors l’Apothicaire dit que le Docteur Merlino est assez bon pour un valet, & lui donne cette pratique. Le Chirurgien le suit, en cas que le malade ait besoin d’une saignée.

L’Apothicaire revient à sa gazette. Il lui tarde de voir {p. 268}le Docteur Buona Testa pour lui annoncer des nouvelles. Il voit le Docteur Onesti : il ne l’aime pas, quoiqu’il soit fort savant, parcequ’il lui fait gagner peu.

Le Docteur Onesti dit à l’Apothicaire que Pantalon enverra chercher une potion pour Rosaura. Il lui ordonne de lui donner une bouteille d’eau de son puits, parceque Rosaura, n’étant pas réellement malade, n’a besoin que de remedes qui tranquillisent son imagination, sans détruire son estomac. Une telle ordonnance ne satisfait pas l’Apothicaire, sur-tout quand le Docteur lui défend de mettre la bouteille d’eau sur son mémoire.

Lélio, amoureux de Rosaura, vient prier le Docteur Onesti d’entretenir de lui sa belle malade, & de le servir auprès d’elle. Le Médecin lui répond qu’il ne se mêle que de sa profession.

Lélio est au desespoir que le Docteur lui ait refusé son secours, & l’Apothicaire est bien fâché qu’il n’ait ordonné que de l’eau claire, sans le plus petit mêlange, qu’il auroit fait payer beaucoup.

Pantalon parle à l’Apothicaire de la maladie de sa fille : celui-ci lui conseille de quitter le Docteur Onesti, qui n’est qu’un Médecin d’eau claire : il l’exhorte à prendre le Docteur Buona Testa, qui paroît, & dont il lui fait admirer la gravité. Il n’oublie pas de lui parler des nouvelles qu’il a lues sur la gazette.

Le Docteur Buona Testa salue gravement Pantalon, qui le prie de voir sa fille. Il répond qu’il est trop couru, & qu’il n’aura pas le temps. Il examine sur son agenda, pour voir s’il pourra dérober un petit quart d’heure à quelque Duc, quelque Comte, quelque Prince, & promet enfin. Pantalon sort content.

Buona Testa demande si Pantalon aime beaucoup sa fille, s’il est riche. L’Apothicaire croit qu’on lui parle de {p. 269}la fille du Grand Mogol, dont il a la tête pleine. Ils font un quiproquo assez plaisant.

La scene représente la chambre de Rosaura.

Colombine exhorte sa maîtresse à prendre du courage. Elle refuse de rien manger, excepté lorsqu’on lui dit que le Médecin Onesti l’a ordonné : alors elle fait tout ce qu’on veut en riant.

Béatrice vient visiter son amie. Elle la voit rire toutes les fois qu’on lui parle de son Médecin : elle conclut que la malade en est amoureuse.

Pantalon demande à sa fille comment va sa santé : elle répond qu’elle est très mal. Béatrice assure qu’un mari la guérira radicalement. Pantalon ne sauroit se persuader qu’un mari eût plus de soin de sa fille que lui-même.

Colombine apporte une petite soupe. Pantalon prie sa fille d’en manger : elle refuse, & ne consent d’en goûter que lorsqu’on lui parle du Docteur Onesti ; elle rit même. Dans les autres instants, elle brusque tout le monde.

Acte II. (La scene représente la boutique de l’Apothicaire.)

L’Apothicaire lit avec joie dans la gazette que l’Empereur de la Chine envoie un Ambassadeur au Grand Kan de Tartarie.

Le Docteur Merlino revient, en reprochant au Chirurgien Tarquino qu’il a fait saigner le malade pour lui plaire, & que le pauvre diable en mourra. L’Apothicaire leur apprend la nouvelle du Kan de Tartarie.

Pantalon accourt pour demander si l’on n’a pas vu le Docteur Buona Testa. Il veut faire une consultation. Le Docteur Merlino offre d’en être ; Tarquino aussi, en cas qu’il faille saigner. L’Apothicaire n’en quitte pas sa part, parcequ’il prétend avoir de bons secrets. Il va chercher quelques drogues.

{p. 270}

Merlino & Tarquino trouvent mauvais qu’un Apothicaire veuille assister à une consultation. Le premier dit tout bas au Chirurgien d’approuver tout ce qu’il dira : d’un autre côté le Chirurgien lui promet de n’approuver rien, s’il n’ordonne pas des saignées.

La scene représente la chambre de Rosaura.

Rosaura mange en cachette un morceau de veau. Elle a vu le Médecin Onesti de sa fenêtre, & cette vue seule lui a rendu son appétit. Elle entend du monde, & cache son pain.

Béatrice & Colombine exhortent Rosaura à manger : elle n’en veut rien faire. Béatrice lui demande la permission de parler à son Médecin, pour lui dire ce qu’elle pense de sa maladie.

Pantalon voit Colombine qui porte un verre de vin de Chypre à sa fille : il s’écrie qu’on veut la tuer, renvoie le vin. Rosaura redouble de mauvaise humeur, & ne se radoucit que parcequ’on lui annonce le Médecin Onesti.

Le Docteur Onesti donne à sa malade l’eau de puits qu’il a ordonnée chez l’Apothicaire. Rosaura se trouve soulagée. Le Médecin conseille à Pantalon de marier sa fille.

Pantalon annonce une consultation. Le Docteur Onesti lui dit que c’est jetter son argent par la fenêtre.

Le Docteur, seul, réfléchit sur les coups d’œil que lui lance sa malade. S’il étoit sûr qu’elle fût éprise de lui, il cesseroit de lui rendre visite, crainte qu’on ne l’accusât d’abuser de sa profession.

Pantalon conduit sa fille par la main. Buona Testa soutient qu’elle est très malade ; Onesti, qu’elle se porte bien : Merlino est alternativement de l’avis de ses deux confreres : Tarquino crie sans cesse qu’il faut du sang. Rosaura, {p. 271}impatientée, se retire, en disant tout bas à son Docteur, que, s’ils pouvoient s’entendre, ils seroient bien tous deux.

Onesti n’a pas trop entendu ce que Rosaura lui a dit. Pantalon demande le résultat de la consultation. Buona Testa regarde sa montre, & feint d’être très pressé.

Dans trois scenes consécutives Pantalon paie Buona Testa parcequ’il a parlé latin, Merlino parcequil a suivi tous les avis, Tarquino parcequ’il a crié sans cesse, du sang, du sang. Il veut donner de l’argent au Docteur Onesti, qui le refuse, en disant qu’il n’est pas un charlatan, que Rosaura n’a besoin que d’un mari pour unique Médecin. Il se retire.

Pantalon, seul, dit que le Docteur Onesti est trop jeune, qu’il n’a que le mariage en tête. Il se persuade que Buona Testa en sait plus en dormant que l’autre en veillant, & cela parcequ’il a presque toujours parlé latin.

La scene est dans la rue.

Lélio, toujours amoureux de Rosaura, se place devant la porte de Pantalon, pour apprendre des nouvelles de la malade.

Buona Testa sort. Lélio lui demande comment va Rosaura ; le Médecin lui répond qu’elle est très mal. Lélio s’afflige.

Tarquino sort à son tour, dit à Lélio que la malade sera guérie avec une saignée. Lélio se réjouit.

Le Docteur Merlino ne sait que répondre à Lélio. Il lui dit tantôt que Rosaura est bien malade, tantôt qu’elle guérira bien vîte. Il le renvoie au Médecin Onesti, qui répond de la vie de Rosaura. Lélio conclut de là que les Médecins sont tous des ignorants.

{p. 272}

Acte III. (La scene représente une chambre de la maison de Pantalon.)

Béatrice & Onesti se rencontrent. Béatrice déclare au Médecin l’amour que Rosaura sent pour lui. Il est très sensible à cette tendresse ; mais l’honneur lui défend d’en profiter : on l’accuseroit d’avoir séduit sa malade. Il jure de ne plus mettre le pied chez Pantalon.

Béatrice déplore le sort de son amie.

Béatrice apprend à Pantalon que le Docteur Onesti ne veut plus visiter sa fille. Pantalon craint qu’il ne désespere de la guérir. On lui a parlé de la femme d’un savetier qui fait un onguent excellent, & d’un chymiste qui a des secrets épouvantables : il veut les consulter. Enfin, dans le reste de la piece, Rosaura se trouve plus mal. L’Apothicaire accourt pour lui appliquer les vésicatoires, le Chirurgien pour la saigner : Lélio s’introduit aussi dans la maison pour offrir son flacon de sel d’Angleterre. Le Docteur Buona Testa demande vîte une plume pour écrire une ordonnance. Merlino est, selon sa coutume, de l’avis de tout le monde. Rosaura ne veut plus parler. Elle retrouve la parole à l’arrivée d’Onesti, pour annoncer qu’elle l’aime ; que c’est là sa seule maladie, & pour déclarer qu’il ne lui a jamais dit la moindre chose pour la séduire. L’Apothicaire s’en retourne avec ses vésicatoires, le Chirurgien avec sa lancette, Lélio avec son flacon, Buona Testa & Merlino avec leurs ordonnances ; Rosaura n’en a plus besoin, elle possede ce qu’il lui faut.

 

Il est certain que M. Goldoni a dans sa Finta Ammalata des choses excellentes, qui ne sont pas dans l’Amour Médecin : par exemple, les différents caracteres des Médecins ; l’embarras de Lélio {p. 273}lorsqu’il interroge les Docteurs l’un après l’autre sur leur consultation ; la scene où les Médecins, l’Apothicaire, Lélio, le Chirurgien, viennent offrir des ordonnances, des vésicatoires, des saignées, un flacon de sel d’Angleterre : celle sur-tout où le Docteur Buona Testa lit avec emphase son Agenda, pour voir s’il pourra donner un quart d’heure à Pantalon, est d’une vérité faite pour frapper sur tous les théâtres de l’Europe. C’est dommage que le dénouement, quoique plus honnête que celui de Moliere, soit aussi insipide que l’autre est plaisant ; que le caractere de Pantalon ne soit pas décidé comme celui de Sganarelle ; que Rosaura ait un rôle aussi monotone, aussi ennuyeux, aussi long ; & que, pouvant amener le dénouement d’un mot, elle laisse languir la piece pendant trois grands actes. On feroit une très bonne piece en mêlant les beautés de Goldoni avec celles de Moliere ; mais il faudroit pour cela être bon imitateur, c’est-à-dire, bien coudre ses larcins. Térence, qui composoit ses comédies de deux pieces grecques, laisse presque toujours voir la corde à travers une double intrigue.

{p. 274}

CHAPITRE XIII. §

Le Misanthrope, comédie en vers en cinq actes, comparée, pour deux morceaux de détail seulement, avec quelques vers de Lucrece & un couplet espagnol.

Le Misanthrope fut représenté sur le théâtre du Palais Royal, le 4 Juin 1666. Bien des personnes prétendent que Moliere doit aussi le sujet de cette comédie aux Italiens ; &, pour appuyer leur sentiment, elles citent une lettre manuscrite de M. de Tralage, qui se trouve à la Bibliotheque de S. Victor. La lettre est conçue en ces termes :

Lettre de M. de Tralage au sujet du Misanthrope.

« Le sieur Angelo, Docteur de l’ancienne Troupe Italienne, m’a dit (c’est M. de Tralage qui parle) que Moliere, qui étoit de ses amis, l’ayant un jour rencontré dans le jardin du Palais Royal, après avoir parlé des nouvelles de théâtre & autres, le même sieur Angelo dit à Moliere qu’il avoit vu représenter en Italie, à Naples, une piece intitulée le Misanthrope, & que l’on devroit traiter ce sujet. Il le lui rapporta tout en entier, & même quelques endroits particuliers qui lui avoient paru remarquables, & entre autres ce caractere d’un homme de Cour fainéant, qui s’amuse à cracher dans un puits pour faire des ronds. Moliere l’écouta avec beaucoup d’attention : quinze jours après, le sieur Angelo fut surpris de voir dans l’affiche de la Troupe de Moliere la comédie du Misanthrope annoncée & promise ; & trois semaines, ou tout au plus tard {p. 275}un mois après, on représenta cette piece. Je lui répondis là-dessus que j’avois peine à croire qu’une aussi belle piece que celle-là, en cinq actes, & dont les vers sont fort beaux, eût été faite en aussi peu de temps : il me répliqua que cela paroissoit incroyable ; mais que tout ce qu’il venoit de me dire étoit très véritable, n’ayant aucun intérêt de déguiser la vérité ».

Les MM. Parfait, qui rapportent cette lettre, ajoutent :

« Ce discours d’Angelo est si fort éloigné de la vraisemblance, que ce seroit abuser de la patience du Lecteur que d’en donner la réfutation : aussi nous ne l’avons employé que pour prévenir des personnes qui, trouvant ce passage dans le volume que nous venons de citer, pourroient l’altérer dans leur récit, & donner le change à un certain Public, toujours disposé à diminuer la gloire des grands hommes ».

Les MM. Parfait auroient pu dire encore qu’il suffit d’avoir la moindre connoissance des théâtres de nos voisins & de leurs différents genres, pour voir que la piece françoise, traitée & conduite comme elle est, ne peut ressembler en rien à une comédie italienne. J’ai du moins toujours été dans cette idée ; mais comme je n’ai pas voulu me fier à mes conjectures, j’ai cherché dans une infinité de livres italiens, même dans tous les canevas, & je n’ai rien trouvé qui ressemble à notre Misanthrope. J’ai questionné nos acteurs italiens, aucun n’a connu la piece dont parloit Angelo, & tout m’a confirmé dans mon opinion.

J’ai remarqué dans le Misanthrope quelques vers de détail pris dans Lucrece ; je les citerai.

{p. 276}

ACTE II. Scene V.

L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces loix,
Et l’on voit les amants vanter toujours leurs choix :
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable,
La noire à faire peur, une brune adorable :
La maigre a de la taille & de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté :
La mal-propre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée :
La géante paroît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des Cieux :
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne :
La fourbe a de l’esprit, la sotte est toute bonne :
La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant, dont l’amour est extrême,
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Lucrece, Livre IV.

La passion aveugle les amants & leur montre des perfections qui n’existent pas. Un objet vieux & difforme captive leur cœur & fixe leur hommage : ils ont beau se railler les uns des autres & conseiller à leurs amis d’appaiser Vénus qui les a affligés d’une passion avilissante, ils ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes victimes d’un choix souvent plus honteux. Leur maîtresse est-elle noire ? c’est une brune piquante : sale & dégoûtante ? elle dédaigne la {p. 277}parure : louche ? c’est la rivale de Pallas : maigre & décharnée ? c’est la biche du Ménale : d’une taille trop petite ? c’est l’une des Graces, l’élégance en personne : d’une grandeur démesurée ? elle est majestueuse, pleine de dignité : elle bégaie, elle articule mal ? c’est un aimable embarras : elle est muette & taciturne ? c’est la réserve de la pudeur : emportée, jalouse, babillarde ? c’est un feu toujours en mouvement : sur le point de mourir d’étisie ? c’est un tempérament délicat : exténuée par la toux ? c’est une beauté languissante : d’un embonpoint monstrueux ? c’est Cérès, l’auguste amante de Bacchus : enfin un nez camus paroît le siege de la volupté, & des levres épaisses semblent appeller le baiser. Je ne finirois pas si je voulois rapporter toutes les illusions de ce genre.

Bien des personnes pensent que le sonnet du Courtisan bel esprit est l’ouvrage d’un Auteur contemporain de Moliere. La façon dont il a traité Cotin n’a pas peu contribué à donner du crédit à cette opinion ; mais je la crois fausse, parceque j’ai trouvé dans le Convié de pierre espagnol, un couplet de chanson qui offre précisément l’idée la plus recherchée du fameux sonnet. En voici deux vers :

ACTE II. Scene XIII.

Les Musiciens.

El que un ben gozar espera,
Quanto espera desespera.

Celui qui espere jouir d’un bien, désespere tout le temps qu’il espere.

Mon lecteur ne reconnoît-il pas là

Belle Philis, on désespere
Alors qu’on espere toujours.
{p. 278}

Il est très vraisemblable que Moliere, en lisant la piece espagnole pour composer son Festin de pierre, remarqua cette pointe, la compara intérieurement aux jeux de mots à la mode, la plaça dans le sonnet où il les tourne si bien en ridicule.

« Il peut se faire aussi, me dira-t-on, que quelque Auteur précieux & maniéré eût lu le couplet espagnol, qu’il eût trouvé l’idée charmante, qu’il en eût voulu enrichir notre langue ; & que Moliere, toujours guidé par son bon goût, en eût montré le faux ». Je conviens que la chose pourroit absolument être ainsi ; mais les critiques qui vivoient alors n’auroient-ils pas fait passer jusqu’à nous le nom d’un Auteur ridiculisé en plein théâtre ? A-t-on jamais ignoré que Cotin est l’Auteur du sonnet sur la fievre qui tient la belle Uranie, & du madrigal sur un carrosse couleur d’amaranthe, si bien analysé dans les Femmes Savantes.

{p. 279}

CHAPITRE XIV. §

Le Médecin malgré lui, comédie en trois actes, en prose, comparée, pour le fond & les détails, avec Arlichino Medico volante, Arlequin Médecin volant, canevas italien ; le Médecin volant, de Boursault ; une histoire russe ; un vieux conte intitulé Vilain Mire ; un couplet de chanson de M. Roze ; un second couplet pris dans la Veuve, comédie de Larivey ; & le dénouement de Zélinde, comédie de M. de Visé.

Cette comédie parut sur le théâtre du Palais Royal le 6 Août 1666. Une piece italienne, jouée à l’in-promptu par les Comédiens Italiens sous le titre d’Arlichino Medico volante, Arlequin Médecin volant, sembla si plaisante à nos Auteurs François, que plusieurs s’empresserent de la traduire, pour la donner sur différents théâtres. Moliere en composa d’abord une farce, qu’il représentoit dans la province. Il en plaça dans la suite quelques traits dans son Médecin malgré lui. L’opinion commune est que Moliere doit entiérement la piece dont il est question au canevas italien ou au Médecin volant de Boursault, qui n’en est qu’une traduction presque littérale ; mais il m’est aisé de prouver que s’il doit à l’un ou à l’autre quelques idées, il a pris le plus grand nombre & les plus essentielles ailleurs. Nous verrons par ordre les différentes sources dans lesquelles il a puisé.

{p. 280}

Extrait du Médecin malgré lui.

Acte I. Sganarelle est un bûcheron libertin, qui mange & boit au cabaret tout ce qu’il gagne, & qui s’embarrasse fort peu de sa femme & de ses enfants. Martine, son épouse, veut lui reprocher son libertinage ; il la bat. Elle projette de se venger. Valere & Lucas viennent seconder ses desirs : ils cherchent un Médecin pour guérir Lucinde, fille de leur maître, qui est devenue muette. Martine saisit l’occasion propre à sa vengeance, leur dit qu’ils trouveront dans le bois un homme vêtu de telle & telle façon, qui a des secrets admirables pour ces sortes de maladies ; les avertit en même temps qu’il est très singulier, & qu’il faut bien souvent le faire convenir de son savoir à grands coups de bâton. Ils promettent de ne pas le ménager, vont le joindre, le saluent, lui donnent le titre de grand Médecin : il dit qu’il ne le fut jamais : on le frappe, il convient de tout ce qu’on veut, sur-tout lorsqu’on lui promet qu’il gagnera de l’argent.

Acte II. Valere & Lucas vantent à M. Géronte le Médecin qu’ils amenent. Sganarelle veut recevoir Géronte au nombre des Docteurs, & lui donne des coups de bâton. Il est distrait par les charmes de Jacqueline, nourrice dans la maison, & voudroit bien être le poupon fortuné qui tette le lait de ses bonnes graces. Il lui offre tous ses remedes, toute sa science, toute sa capacité. Tout cela déplaît à Lucas, mari de Jacqueline. On conduit la malade. Sganarelle, voyant qu’elle ne parle pas, devine qu’elle est muette, parcequ’elle a perdu la parole, & ordonne qu’on lui fasse prendre du pain trempé dans du vin. Ce qui fait parler les perroquets, {p. 281}doit, selon lui, faire aussi parler Lucinde. Tout le monde se récrie sur un si prodigieux savoir. Géronte veut lui donner de l’argent, il feint de le refuser, & tend la main par derriere pour le recevoir. Léandre prie Sganarelle de servir ses amours auprès de Lucinde : le Médecin fait grand tapage, & s’appaise lorsque Léandre lui fait voir sa bourse. Il promet son secours aux amants. Il apprend que la maladie de Lucinde n’est que feinte ; il s’engage pour lors à la guérir.

Acte III. Léandre est déguisé en apothicaire. Sganarelle le présente à Géronte, en lui disant que sa fille en a besoin. La malade paroît. Le Médecin ordonne aux faux apothicaire de lui tâter le pouls, & d’aller ensuite se promener avec elle, pour lui faire prendre un grain de fuite purgative. Il amuse le pere pendant ce temps là ; mais Lucas avertit son maître que sa fille s’enfuit avec Léandre déguisé en apothicaire, & que le Médecin a conduit toute l’intrigue. Géronte veut faire pendre le docteur, qui gémit sur son malheur. Martine vient le consoler, & ne veut le quitter que lorsqu’il sera pendu. Heureusement pour lui Léandre ramene Lucinde. Il vient d’apprendre que son oncle est mort, qu’il est son héritier. Géronte l’accepte pour gendre : Sganarelle pardonne à sa femme les coups de bâton qu’il a reçus, en faveur de la dignité où elle l’a élevé ; mais il l’exhorte en même temps à vivre désormais dans un grand respect avec un homme de sa conséquence, parceque la colere d’un Médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.

Extrait du Médecin volant Italien.

Arlequin porte une lettre de la part d’Eularia au Seigneur {p. 282}Octave. Ce dernier lui demande la lettre. Arlequin la cherche long-temps, & la trouve enfin attachée à sa ceinture derriere son dos : il la fait baiser à son maître, en lui disant qu’elle sort de chez le parfumeur. Octave lui pardonne ses impertinences, à condition qu’il s’introduira, sous l’habit de Médecin, auprès d’Eularia, qui feint d’être malade, & qu’il servira leurs amours. Arlequin y consent, prend tout l’attirail d’un Docteur, entre chez Pantalon, suivi d’Octave qu’il dit être son éleve, & promet de guérir Eularia.

Pantalon.

Monsieur, ma fille est malade ; je me flatte que vous la guérirez.

Arlequin.

Sans doute. Avez-vous jamais lu cet aphorisme d’Hippocrate, qui dit : Gutta cavat lapidem.

L’eau qui tombe goutte à goutte
Perce le plus dur rocher.

Je tomberai goutte à goutte sur votre fille, & par le moyen de ce remede anodyn, je lui procurerai une guérison certaine.

Pantalon.

Oh ! Monsieur, cela n’opérera pas. Je crois que ma fille est opilata.

Arlequin.

Ou Pilate ou Caïphe, je la guérirai, vous dis-je.

Il demande si les matieres de la malade sont dures ou liquides : il demande à voir de son urine. Pantalon veut lui donner de l’argent ; il dit qu’il n’en veut pas, & tend la main par derriere. Pendant ce temps-là Octave enleve Eularia. On veut faire pendre Arlequin ; mais Pantalon donne son consentement au ravisseur de sa fille, & tout s’accommode.

 

{p. 283}

Dans la scene qui donne le titre à la piece, Arlequin, en sautant par une fenêtre, trouve le moyen de paroître aux yeux de Pantalon, tantôt sous l’habit de Médecin, tantôt sous le sien. Nous aurons besoin de la citer ailleurs ; faisons voir présentement que Boursault a copié jusqu’aux défauts du canevas italien.

Extrait du Médecin volant, de Boursault, comédie en un acte & en vers, représentée sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1661.

Lucrece est aimée de Cléon, & n’est pas ingrate. Elle feint d’être malade. Fernand, pere de Lucrece, envoie chercher un Médecin. Le valet de Cléon se présente sous l’habit d’un Docteur : il demande à voir l’urine de la malade, la boit, en demande encore, & fait une scene fort dégoûtante.

Il amuse ensuite Fernand, en paroissant tantôt en Médecin, tantôt en valet. Il saute par une fenêtre, comme dans la piece italienne, pour jouer ces deux personnages. Pendant ce temps Cléon enleve Lucrece. Fernand découvre la fourberie de Crispin, & tout se termine par le mariage des deux amants, & par celui de Lise avec Crispin, qui dit ces quatre vers :

Crispin.

 Sans affecter compliment ni surprise,
Vous le fait de Lucrece, & moi le fait de Lise,
Confondant tout ensemble & nos biens & les leurs,
Faisons des Médecins ou volants ou voleurs.

Il est aisé de voir que Moliere a pris de l’Auteur Italien la feinte maladie de l’héroïne, le déguisement de l’amoureux, les impertinences que Sganarelle dit en parlant à tort & à travers {p. 284}d’Hippocrate & des matieres de la malade, d’une façon moins grossiere pourtant qu’Arlequin & Crispin : il lui doit aussi le lazzi de tendre la main derriere le dos pour recevoir de l’argent, & l’enlevement de la fausse malade ; mais la vengeance de la femme, & l’idée si singuliere de faire un Médecin à grands coups de bâton, sont puisées dans une histoire connue en Russie vingt ans avant que Moliere fît un Médecin malgré lui.

Une femme voulant se venger de son mari qui l’avoit battue, fut déclarer à un ancien Czar33 que son époux avoit un remede infaillible pour la goutte : on le fit venir. Cet homme, étonné, eut beau protester qu’on le prenoit pour un autre, on le fit convenir, à coups de fouet, qu’il avoit un secret merveilleux. Il ordonna le premier remede qu’il imagina ; il réussit, & fut encore fouetté pour avoir refusé d’employer d’abord tout son savoir.

Si Moliere n’a pas entendu raconter cette histoire, il doit sans doute avoir lu dans un manuscrit du troisieme siecle, un vieux conte intitulé Vilain Mire, qui signifie en vieux langage, Médecin de campagne. Le voici à-peu-près :

Un riche laboureur épousa la fille d’un gentilhomme. Craignant ensuite que, tandis qu’il sera à la charrue, sa femme, qui n’est point accoutumée au travail, ne s’amuse avec des amants, il imagine un expédient singulier pour s’assurer de sa fidélité, c’est de la bien battre le matin {p. 285}en se levant, afin que, pleurant le reste du jour, elle ne trouve personne qui ose, dans son affliction, lui parler d’amour, & la détourner de son devoir. Le soir, en revenant des champs, il lui demandera pardon, il la caressera, elle oubliera tout, & chaque jour il recommencera le même train. Le premier jour la chose arriva comme il l’avoit prévu ; mais ayant renouvellé la même scene le lendemain, sa femme se disoit à elle-même, dans sa douleur : « Il faut que mon mari n’ait jamais été battu ; s’il savoit le mal que font les coups, il ne m’en auroit assurément pas tant donné ». Tandis qu’elle se plaignoit de la sorte, elle vit venir deux couriers de Cour qui lui demanderent à dîner. Elle apprit d’eux que la fille du Roi étoit fort incommodée d’une arête de poisson qui s’étoit engagée dans son gosier, & qu’ils alloient chercher un Médecin. Alors la femme leur indique son mari ; leur dit qu’il a fait des cures merveilleuses dans ce genre, mais qu’il est un peu quinteux, & qu’il faut bien souvent le faire convenir de sa science à coups de bâton. Les couriers, enchantés, volent vers l’époux. Il proteste ne savoir pas un mot de Médecine : on le bat ; il convient qu’il est très savant. On le mene au Roi. Il imagine de faire rire la Princesse, afin que l’effort qu’elle fera en riant lui fasse rendre son arête. Cet expédient lui réussit, & lui donne la réputation d’un grand Médecin.

Arlichino Medico volante, Arlequin Médecin volant, a pu fournir à Moliere, comme nous l’avons dit, l’idée de son Médecin malgré lui ; mais il doit certainement ses plus grandes beautés à l’un des contes que je viens de rapporter. Il ne pouvoit pas mettre sur la scene un homme rossant sa femme, dans l’idée que ses larmes écarteroient les soupirants ; une pareille scene auroit {p. 286}paru absurde dans un temps où une épouse affligée trouve tant de consolateurs : aussi a-t-il substitué à ce mari mal-adroit, un époux qui veut être le maître chez lui, qui s’impatiente des criailleries de sa femme, & la bat. Tout cela est dans la nature. Moliere a peint dans cette scene Didier l’Amour, dont parle Despréaux dans le second chant de son Lutrin : sa digne moitié étoit une clabaudeuse, & il l’étrilloit sans s’émouvoir.

Dans la scene VI du premier acte, Sganarelle chante ce couplet :

   Qu’ils sont doux,
  Bouteille jolie !
   Qu’ils sont doux
  Vos petits glougloux !
Mais mon sort feroit bien des jaloux
 Si vous étiez toujours remplie !
 Ah ! bouteille m’amie,
 Pourquoi vous vuidez-vous ?

M. Roze, de l’Académie Françoise, & Secrétaire du Cabinet du Roi, mit, pour s’amuser, le couplet de Sganarelle en vers latins, & ensuite, pour faire une petite malice à Moliere, il lui reprocha, chez M. le Duc de Montauzier, d’être plagiaire ; ce qui donna lieu à une dispute fort plaisante. M. Roze soutenoit, en chantant ses paroles, que Moliere les avoit traduites d’une épigramme latine. On sera peut-être bien aise de voir ici le couplet de M. Roze.

   Quàm dulces,
  Amphora amœna !
   Quàm dulces
  Sunt tua voces !
{p. 287}
Dum fundis merum in calice,
Utinam semper esses plena !
Ah ! ah ! cara mea lagena,
Vacua cur jaces ?

Si Moliere avoit voulu, il auroit pu fermer bien vîte la bouche à M. Roze, en lui indiquant l’endroit où il avoit puisé l’idée de sa chanson. C’est dans la Veuve, seconde comédie de Pierre de Larivey, imprimée en 1579 : une intrigante, nommée Guillemette, y vuide une bouteille en chantant :

Ma bouteille, si la saveur
De ce vin répond à l’odeur,
Je prie Dieu & Sainte Héleine
Qu’ils te maintiennent toujours pleine.

Le dénouement du Médecin malgré lui est imité d’une piece de M. de Visé, intitulée Zélinde, comédie en prose & en un acte, faite en 1663. Ce qu’il y a de singulier, c’est que Moliere n’a pas dédaigné de puiser chez un de ses ennemis, & dans une piece faite contre lui-même, puisque Zélinde est une critique amere de l’Ecole des Femmes. Passons à la comparaison des deux dénouements. Dans la derniere scene de la piece de Moliere, Léandre, après avoir enlevé Lucinde, la ramene à son pere.

Léandre.

Monsieur, je viens faire paroître Léandre à vos yeux, & remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite tous deux & de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, {p. 288}& ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, Monsieur, c’est que je viens tout-à-l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, & que je suis héritier de tous ses biens.

Géronte.

Monsieur, votre vertu m’est tout-à-fait considérable ; & je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

Dans la derniere scene de Zélinde, Cléarque surprend sa fille Oriane avec Mélante son amant.

Cléarque.

Quoi ! perfide ! est-ce ici que demeure votre cousine Orphise ? Et vous, Monsieur...

Cléon, laquais de Mélante.

Monsieur, votre oncle vient de mourir.

Mélante.

Est-il possible ?

Cléarque.

Qu’entends-je !

Oriane.

Ah ! mon pere, ne vous emportez pas contre Mélante après la perte qu’il vient de faire, &, s’il est encore dans la résolution de m’épouser, consentez plutôt à mon mariage.

Cléarque.

Puisque son mérite est soutenu du bien de son oncle, je n’ai plus sujet de m’y opposer ; & s’il y consent, j’en suis d’accord.

Mélante.

J’ai trop d’amour pour la belle Oriane pour n’y pas consentir.

La ressemblance entre ces deux dénouements est si frappante, qu’il suffit de les rapprocher sous {p. 289}les yeux du Lecteur. Mais si de Visé a tort d’avoir fait un mauvais dénouement, Moliere a bien plus grand tort de s’en être servi. Il ne faut s’emparer que de bonnes choses.

CHAPITRE XV. §

Le Sicilienoul’Amour Peintre, Comédie-Ballet d’un acte, en prose, comparée en partie avec le Cabinet, canevas italien.

Cette piece fut représentée à St. Germain-en-Laye, dans le Ballet des Muses, au mois de Janvier 1667. La musique des divertissements étoit de Lulli. Le Roi y dansa vêtu en Maure de qualité. M. le Grand, les Marquis de Villeroy & de Rasan, Mademoiselle de la Valiere, Madame de Rochefort, Mademoiselle de Brancas, s’y firent admirer aussi. Heureux & mille fois heureux l’Auteur dont les ouvrages peuvent ainsi contribuer aux plaisirs des Rois, & les soulager pendant quelques instants du poids de leur grandeur ! N’eût-il que de l’esprit, son zele, encouragé par des distinctions aussi flatteuses, doit lui tenir lieu de génie.

Le Sicilien ou l’Amour Peintre ne fut joué à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, que le 10 Juin de la même année. Robinet en donne ainsi l’extrait.

Je vis à mon aise, & très bien,
Dimanche, le Sicilien :
C’est un chef-d’œuvre, je vous jure,
Où paroissent en miniature,
{p. 290}
Et comme dans leur plus beau jour,
Et la jalousie & l’amour.
Ce Sicilien que Moliere
Représente d’une maniere
Qui fait rire de tout le cœur,
Est donc de Sicile un Seigneur,
Charmé, jusqu’à la jalousie,
D’une Grecque, son affranchie :
D’autre part, un Marquis François,
Qui soupire dessous ses loix,
Se servant de tout stratagême
Pour voir ce rare objet qu’il aime,
(Car, comme on sait, l’amour est fin)
Fait si bien qu’il l’enleve enfin,
Par une intrigue fort jolie.
Mais, quoi qu’ici je vous en die,
Ce n’est rien : il faut sur les lieux
Porter son oreille & les yeux.
. . . . . . . .
. . . . . . .

Robinet a raison : ce qu’il dit ne donneroit pas idée bien juste de la piece, si nous ne l’aidions un peu. Adraste, Gentilhomme François, tente mille efforts pour parler à la belle Isidore, jeune Grecque, esclave du jaloux Don Pedre, Gentilhomme Sicilien. Hali, valet d’Adraste, s’introduit chez Don Pedre sous prétexte de lui vendre des esclaves dansants & chantants. L’un d’eux exprime devant Isidore, dans un couplet, l’amour de l’amant François, & le désespoir où il est de ne pouvoir déclarer sa tendresse :

D’un cœur ardent, en tous lieux
Un amant suit une belle ;
{p. 291}
Mais d’un jaloux odieux
La vigilance éternelle
Fait qu’il ne peut, que des yeux,
S’entretenir avec elle.
Est-il peine plus cruelle
Pour un cœur bien amoureux ?

Don Pedre se doute alors de quelque supercherie, & répond par un autre couplet.

Savez-vous, mes drôles,
Que cette chanson
Sent, pour vos épaules,
Les coups de bâton ?

Adraste découvre que Don Pedre veut faire peindre son amante : il gagne le Peintre, se présente à sa place, parle à la belle Grecque en la peignant, déclare ses feux, apprend qu’il est payé de retour : il n’est plus question que d’enlever l’objet de sa tendresse. Comment faire pour tromper le surveillant ? Zaïde, jeune esclave d’Adraste, se couvre d’un grand voile, entre brusquement chez Don Pedre, en le conjurant de la dérober aux transports jaloux de son époux qui la poursuit pour la poignarder. Le Sicilien la fait passer dans l’appartement d’Isidore, appaise le prétendu mari qui est le faux Peintre, appelle la belle voilée, & la lui remet, en l’exhortant à la bien traiter. Il n’y manque point, puisqu’Isidore a pris le voile de Zaïde, & que c’est elle-même que Don Pedre met entre les mains de son rival. Il porte plainte chez un Sénateur ; mais celui-ci, trop occupé d’une fête qu’il veut donner, n’a pas le temps de l’écouter.

Il suffit d’examiner les mœurs de cette comédie, {p. 292}pour voir que le sujet en est étranger, que Moliere l’a transporté sur son théâtre, sans se donner la peine de l’habiller à la françoise, & de changer la condition de ses esclaves, qui rendent son intrigue plus vraisemblable. Nous n’indiquerons pas précisément la piece d’où est imitée la ruse employée par Adraste pour s’introduire auprès d’Isidore ; il suffit d’ouvrir tous les théâtres du monde pour y trouver des amants déguisés en peintres, en musiciens, en précepteurs, en femmes-de-chambre, &c. Quant au voile qui sert à tromper Don Pedre, & qui fait évader Isidore, je crois voir à-peu-près l’endroit où Moliere l’a pris. C’est dans il Gabinetto, le Cabinet, canevas en cinq actes, très vieux & très bon. Voyons ce qui a quelque rapport avec l’ouvrage de Moliere.

Célio, marié secrètement à Rosaura, fille du Docteur, est caché avec son valet Arlequin dans un cabinet que la jeune épouse a fait pratiquer dans l’épaisseur de la muraille. Pendant ce temps-là le Docteur cede sa maison à Pantalon, qui fait porter tous ses effets dans son nouveau logement, entre autres choses une corbeille de mariage, dont son gendre futur a fait présent à Léonora sa fille. Arlequin sort de temps en temps du cabinet, parcequ’il a faim. Il voit la corbeille, croit qu’elle renferme quelque chose de bon à manger ; il est très fâché de n’y trouver que des ajustements de femme : il les emporte cependant, parcequ’il entend quelqu’un ; c’est Pantalon qui visite sa nouvelle maison. Rosaura, inquiete pour son mari, vient couverte d’un voile, à dessein de lui parler. Elle est surprise par Pantalon, lui dit qu’un téméraire la poursuit, & le prie d’aller lui en imposer. Pantalon la quitte un instant, elle en profite pour entrer dans le cabinet. Arlequin en sort vêtu des habits de femme qu’il a trouvés dans la corbeille, {p. 293}& couvert d’un voile. Pantalon revient, prend Arlequin pour la femme qu’il a déja vue, lui dit que le téméraire a disparu. Arlequin se retire.

Le voile de la piece italienne & celui de la françoise sont tous les deux les principaux ressorts des scenes qu’ils amenent, & nous paroissent également forcés, parceque nos yeux ne sont pas accoutumés aux grands voiles : ce qui prouve qu’un Auteur, en imitant, ne doit rien transporter sur son théâtre qui blesse les usages de sa nation. Je conçois bien la peine qu’on a pour substituer aux voiles quelque chose d’aussi favorable à l’intrigue, aux méprises, aux quiproquo ; mais que faire à cela ? Les Auteurs doivent s’ingénier jusqu’à ce que les caleches de nos Dames puissent fournir au comique autant de richesses que les mantes Italiennes ou Espagnoles.

CHAPITRE XVI. §

Le Tartufe, Comédie en vers & en cinq actes, comparée pour le fond & les détails avec il Dottore pedante scrupuloso, le Docteur pédant scrupuleux ; Arlichino mercante prodigo, Arlequin marchand prodigue ; Don Gili, Don Gilles, canevas italiens ; avec les Hypocrites, Nouvelle de Scarron ; & un Roman intitulé, Ne pas croire ce qu’on voit.

Les trois premiers actes de cette piece furent représentés à Versailles, le 12 Mai 1664 ; à Villers-côterez, chez Monsieur, en présence du {p. 294}Roi & des Reines, le 24 Septembre suivant. La piece entiere fut jouée à Rinci, chez M. le Prince, le 29 Novembre de la même année, & au même lieu le 9 Novembre 1665. Elle parut pour la premiere fois à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 5 Août 1667. Le lendemain on alloit la jouer, l’assemblée étoit très nombreuse, il y avoit des Dames de la premiere distinction aux dernieres places, les acteurs étoient près de commencer, lorsqu’il arriva un ordre du Premier Président du Parlement de Paris, portant défense de représenter la piece. Ce fut alors que Moliere dit à l’assemblée : Nous comptions avoir aujourd’hui l’honneur de vous donner la seconde représentation du Tartufe ; mais M. le Premier Président ne veut pas qu’on le joue.

Moliere opposa ses protections au crédit des faux dévots, & son chef-d’œuvre reparut enfin sans interruption le 5 Février 166934. Louis Riccoboni dit dans ses Observations sur la comédie, article huitieme de l’Imitation, page 147, que le sujet du Tartufe est pris de deux canevas {p. 295}très anciens. Nous sommes intérieurement piqués en songeant que nous devons à nos voisins la plus belle piece de notre théâtre. Consolons-nous, les obligations que nous leur avons ne sont peut-être pas aussi grandes que Riccoboni semble l’annoncer. Je délivrerai mes Compatriotes du pénible fardeau de la reconnoissance, en leur communiquant les deux canevas cités par Riccoboni.

Extrait du Tartufe.

Cette piece est si généralement connue, nous en avons d’ailleurs si souvent parlé, que peu de paroles serviront à rappeller au Lecteur le fond, les détails, la disposition des scenes, les caracteres, le plan général, & les beautés dont l’ouvrage est rempli.

Orgon, homme crédule, a retiré chez lui un imposteur qui l’a séduit en le devançant tous les matins à l’église pour lui présenter de l’eau bénite, en baisant devant lui la terre à chaque instant, en poussant tout haut de grands soupirs, en se récriant sur la générosité des aumônes qu’il lui donne, & en les distribuant en partie aux autres pauvres. Le fourbe, une fois installé chez sa {p. 296}dupe, acheve si bien de s’emparer de son esprit, qu’elle veut lui donner en mariage Mariane sa fille Tartufe, peu content de ses bontés, tente de séduire Elmire sa femme ; il lui fait une déclaration. Elmire, étonnée, lui pardonne son audace à condition qu’il refusera la main de Mariane, & qu’il engagera son époux à l’accorder à Valere comme il l’a déja promis. Mais Damis, fils d’Orgon, a tout entendu : il veut absolument saisir cette occasion pour détromper son pere. Il lui dit en effet que Tartufe a tenté de le déshonorer. Tartufe joue avec tant d’adresse le rôle d’hypocrite, qu’Orgon accuse son fils d’imposture, qu’il le chasse, & que, pour punir les ennemis du saint homme, il veut non seulement lui donner sa fille, mais encore tout son bien.

Elmire tâche de ramener l’esprit trop prévenu de son mari. Elle offre de lui prouver la scélératesse de son idole, le fait cacher sous une table, envoie chercher l’imposteur, risque des agaceries ; le traître ne veut se fier qu’à des réalités. Il embrasse Elmire qui s’esquive, il se trouve dans les bras d’Orgon. Il tâche de s’excuser : Orgon lui dit de sortir : il lui répond fiérement, qu’en vertu d’une bonne donation, il est maître de tous ses biens, & promet de punir les personnes qui blessent le ciel en le calomniant. Il envoie en effet un Huissier pour faire valoir ses droits. Non content de donner cette preuve insigne d’ingratitude, il déclare au Roi qu’Orgon est dépositaire de la cassette d’un criminel d’Etat ; il se charge même d’accompagner la personne qui doit arrêter son bienfaiteur. Madame Pernelle, mere d’Orgon, & vieille bavarde, ne veut {p. 297}rien croire de tout ce qu’on reproche à Tartufe, lorsqu’il paroît avec l’Exempt & l’exhorte à remplir son devoir. Alors l’Exempt lui ordonne de le suivre dans la prison qu’on lui destine pour prix de sa scélératesse, & remet Orgon en possession de tous ses biens : le Roi, en faveur de ses services passés, lui pardonne la faute qu’il a faite en gardant la cassette de son ami. On donne Mariane à Valere.

Riccoboni intitule le premier des canevas qu’il cite, Il Dottore bachettone ; ce qui, selon quelques Italiens, signifie le Docteur bigot ; &, selon quelques autres, le Docteur pédant. Dans le manuscrit que j’ai entre les mains & que nous allons extraire, on a tranché la difficulté, en donnant les deux épithetes au héros.

Il Dottore pedante scrupuloso, le Docteur pédant scrupuleux.

Acte I. Silvio est amoureux de la fille de Magnifico, autrement dit Pantalon. Il trouve la porte ouverte ; il s’introduit dans la maison, & charge son valet Brighella de faire sentinelle. Celui-ci s’endort. Pantalon surprend Silvio chez lui, crie au voleur. Silvio se sauve l’épée à la main ; Pantalon le suit, tombe sur Brighella, éteint sa lumiere, appelle Arlequin, qui sort en chemise avec une chandelle à la main. Il font place à Colombine, & à Brighella qui revient pour chercher Silvio son maître : ne le trouvant pas, il s’amuse à déclarer son amour à Colombine, qui, pour se moquer de lui, feint de l’aimer, & lui promet de l’introduire dans sa chambre, pourvu qu’il veuille se cacher dans un sac : il est content & s’en va. Pantalon revient avec Arlequin. Le maître dit à Colombine qu’il adore Diana ; le valet parle pour son compte à la {p. 298}soubrette : elle les rebute tous les deux, en leur disant qu’elle est éprise du Docteur, & que Diana aime un jeune écolier. Les deux amants quittent la scene pour chercher leurs rivaux, qui arrivent précisément par un autre côté. Le Pédant donne une leçon à son éleve, & le laisse seul. Diana vient lui parler de son amour. L’écolier résiste ; mais il va céder quand le maître revient, & lui donne des coups de bâton. Un instant après, Colombine agace le Docteur, qui se détermine à entrer chez elle, quand son éleve arrive, l’arrête, & lui rend les coups de bâton qu’il en a reçus.

Acte II. L’écolier & le maître se pardonnent mutuellement. Silvio trouve enfin Béatrice, fille de Pantalon, & lui fait une déclaration, qu’elle reçoit fort mal parcequ’elle aime aussi le jeune écolier. Silvio ne se rebute point, & sollicite le consentement de Pantalon, qui l’accorde, à condition que Silvio l’aidera à tuer un certain écolier dont il est jaloux. Silvio promet : ils sortent. Brighella vient au rendez-vous avec son sac ; Colombine lui dit d’y entrer, l’attache ensuite bien fort, & va chercher, dit-elle, des hommes pour le porter dans sa chambre comme un paquet de linge. A peine est-elle sortie, que Brighella reconnoît son étourderie, engage Arlequin à se mettre à sa place. Colombine revient avec des crocheteurs, & leur ordonne d’aller porter le sac dans la riviere. Arlequin crie que ce n’est pas ce qu’on lui a promis.

Nous passons légérement sur ces deux ou trois scenes, parceque nous en parlerons encore dans l’article des Fourberies de Scapin.

Colombine feint de se laisser fléchir par les charmes d’Arlequin, & lui dit de s’habiller en Revenant, pour venir lui parler auprès de sa maison, à deux heures après minuit. Elle dit un moment après à Brighella de se déguiser {p. 299}en Diable, & de venir la joindre au même lieu & à la même heure : elle finit par donner un semblable rendez-vous à Pantalon, à condition qu’il s’habillera comme un Mort. Tous les trois viennent au lieu indiqué, se font peur mutuellement & prennent la fuite.

Acte III. Les trois hommes déguisés se reconnoissent, comprennent que Colombine a voulu se moquer d’eux, & projettent de se venger. Silvio vient, & reconnoît Pantalon. Il lui apprend que l’Ecolier & le Docteur sont chez Diana : ils projettent tous d’aller les surprendre. Ils passent par le mur du jardin, arrivent dans la chambre, où le couvert est mis. Diana, l’Ecolier, le Docteur & Colombine sont à table. Diana s’éclipse avec l’Ecolier, sous prétexte de lui faire voir sa galerie. Un moment après elle appelle Colombine, qui laisse le Docteur seul. Pantalon, masqué, vient se mettre à côté de lui : le Docteur crie ; Pantalon fuit ; Colombine revient : le Docteur croit s’être trompé. Colombine sort : Brighella, déguisé en Diable, vient prendre sa place, épouvante le Docteur, & prend la fuite en voyant revenir Colombine. Arlequin, couvert d’un grand linge blanc, vient aussi se mettre à table. Enfin les trois masques prennent séance. Le Docteur crie : tout le monde vient au secours. Diana reste à l’Ecolier, Silvio épouse Béatrice, la piece finit.

Je demande présentement à l’Europe entiere, qui sait le Tartufe par cœur, ce que Moliere doit au Docteur Italien ; & l’Europe entiere me répondra certainement, rien. Le Docteur est, à la vérité, un hypocrite, qui, tout en faisant des leçons à son éleve, pour l’exhorter à fuir les femmes, cede pourtant aux agaceries de Colombine ; mais il soutient si peu de temps son caractere, il y a si loin de la façon dont il se peint aux actions {p. 300}& aux propos de Tartufe, qu’ils ne sont pas faits pour entrer en comparaison. Passons au second canevas.

Arlichino Mercante prodigo, Arlequin Marchand prodigue.

Pantalon a une fille nommée Argentine, qui est amoureuse de Célio. Son pere veut la distraire de cet amour, & lui persuade que son amant est parti avec une autre maîtresse. Elle prend la fuite pour aller chercher celui qu’elle croit perfide. Célio se présente ensuite chez Pantalon : celui-ci lui dit que son indigne fille s’est évadée en secret avec un amant chéri. Célio, au désespoir, court après l’ingrate, l’infidelle. Argentine arrive à Bergame ; elle se met au service d’Arlequin, sous le nom de Tiennette. Quelque temps après, Célio arrive dans la même ville, vêtu en mendiant, un bâton à la main & des besaces sur ses épaules. Il rencontre Arlequin, lui demande l’aumône : Arlequin lui donne un écu : Célio le remercie, puis jettant les yeux sur l’écu, il entre en furie, & levant le bâton sur Arlequin, il s’écrie : A moi un écu ! songez que je n’ai pas mangé depuis trois jours. Arlequin croit lui avoir donné trop peu, & lui met dans la main une piece plus forte. Célio répete les mêmes lazzis. Arlequin lui donne sa bourse. Célio, encore plus en colere, l’accuse d’être un cruel, un homicide. Arlequin, tout étonné, lui répond qu’il lui a cependant donné une aumône assez honnête : alors Célio prend le ton le plus humble, le plus modeste, & lui dit qu’étant à jeun depuis trois jours, la somme que son bienfaiteur lui donne causeroit sa mort, parcequ’il iroit la manger au cabaret, & qu’il y gagneroit une indigestion. Il rend la bourse, & prie qu’on lui donne seulement une vingtaine de sols pour appaiser un peu sa faim. Arlequin regarde Célio avec la plus grande admiration, & lui {p. 301}donne les vingt sols qu’il demande ; puis faisant réflexion qu’un tel homme seroit un trésor pour lui, qui est persécuté par un très grand nombre d’ennemis, & sur-tout par Scapin qui veut lui enlever Tiennette, prend Célio à son service, & lui annonce qu’il a une servante très jolie, dont on veut le priver. Célio lui répond qu’il le débarrassera de ses persécuteurs par le secours d’un de ses bons amis nommé M. Giraux. Arlequin demande où est cet ami : Célio lui montre son bâton. Arlequin, rassuré, fait venir la fausse Tiennette, qui reconnoît Célio : Célio la reconnoît aussi ; mais ils n’osent rien dire à cause d’Arlequin qui s’en va un instant après, & leur laisse le temps de faire leur reconnoissance. Ils s’accablent mutuellement de reproches. Célio est dans la plus grande fureur ; il éclate. Arlequin, alarmé par les cris qu’il entend, revient sur la scene. Il demande à Célio ce qui le met dans l’état violent où il le voit, Célio lui répond qu’il est ainsi toutes les fois qu’il voit une femme. Arlequin veut renvoyer Tiennette ; Célio lui dit que, pour appaiser sa fureur, il faut que la femme qui l’a causée, chante & danse devant lui. Tiennette chante & danse en effet : Célio se radoucit : Tiennette rentre.

Scapin veut enlever Tiennette. Il paroît avec quatre hommes armés. Arlequin se met sous la protection de Célio, qui lui dit de se présenter fiérement devant Scapin, & de l’assurer qu’il n’aura pas Tiennette. Arlequin suit ses conseils, & reçoit un soufflet. Il revient vers Célio, qui lui présente du tabac : il en prend ; il éternue. Célio lui dit : Cela est bon. Arlequin lui répond : Cela est mauvais. Célio le renvoie encore vers Scapin, & lui dit de lui parler avec plus de fermeté que la premiere fois : il reçoit la même récompense. Célio lui fait le même lazzi de la tabatiere, & va ensuite lui-même vers Scapin, qui le traite {p. 302}comme il a traité Arlequin. Celui-ci répete à Célio les lazzis du tabac.

Célio dit à Arlequin qu’il faut absolument céder Tiennette à Scapin, qu’il va la chercher. Arlequin se désespere. Célio reparoît avec son fameux bâton M. Giraux, & met tout en fuite. Arlequin est au comble de la joie. Pour récompenser Célio, il lui fait une donation de tous ses biens, & va ensuite vaquer à ses affaires. Célio accable Tiennette de reproches sans lui donner le temps de s’excuser, rentre dans la maison, & la laisse à la porte. Arlequin revient. Il a peine à croire ce que Tiennette lui dit : il frappe à la porte de sa maison. Célio paroît à la fenêtre, dit que la maison lui appartient, & que personne n’entrera. Tiennette connoît heureusement une vieille sorciere très habile : elle vend des fleurs qui endorment ceux qui en respirent l’odeur. Tiennette sort pour aller en chercher, pendant qu’Arlequin réfléchit sur sa cruelle situation. Elle revient avec les fleurs ensorcelées, les place sur la porte. Célio descend, les voit, les sent, & s’endort. Tiennette approche les fleurs du fameux bâton, afin qu’il s’endorme aussi. Arlequin prend la donation dans la poche de Célio, ensuite il entre chez lui avec sa servante. Célio s’éveille, frappe : Arlequin & Tiennette paroissent à la fenêtre, lui demandent ce qu’il veut : il dit qu’il veut entrer, qu’il est le maître de la maison, en vertu d’une promesse qu’il a dans sa poche : il la cherche & ne la trouve point. Pantalon arrive, reconnoît sa fille & Célio, leur avoue la supercherie qu’il leur a faite : on les marie.

 

Dans le Tartufe, Orgon, parmi les raisons qui l’ont engagé à retirer chez lui son dévot personnage, rapporte celle-ci.

ACTE I. Scene VI.

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitoit,
{p. 303}
Et de son indigence, & de ce qu’il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais avec modestie,
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disoit-il, c’est trop de la moitié,
Je ne mérite pas de vous faire pitié :
Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres à mes yeux il alloit le répandre.
Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer ;
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Dans la piece italienne, Arlequin ne s’est déterminé à prendre Célio à son service, que parcequ’il refuse l’aumône généreuse qu’il lui fait en lui donnant sa bourse, & qu’il se contente de vingt sols, pour appaiser la faim qui le dévore. Orgon pourroit bien en cela ressembler à Arlequin ; mais la ressemblance est si peu frappante, qu’il faut avoir de très bons yeux pour s’en appercevoir. En tout cas, Tartufe a très bien fait de ne pas ressembler en tout à Célio. Je doute qu’Orgon se fût pris de belle passion pour lui s’il eût accompagné ses modestes refus de menaces & de coups de bâton.

Dans le Tartufe, le crédule, le facile Orgon fait donation de ses biens en faveur d’un imposteur qui abuse de ses bontés jusqu’au point de le bannir de sa propre maison. Dans l’Italien, Arlequin donne aussi tout son bien à Célio, qui le met ensuite à la porte. Ce trait de ressemblance est plus fort que le premier ; mais si la copie ressemble à l’original, on est obligé de convenir que c’est en beau.

Les Italiens ont une piece dont le héros est le {p. 304}véritable Tartufe d’Italie. Il est à propos que le Lecteur fasse connoissance avec lui pour le comparer au Tartufe François.

Don Gili35, Don Gilles.

Don Gilles est chargé de l’éducation d’un jeune homme de famille, qui suit une intrigue amoureuse avec une jeune personne du voisinage. Don Gilles en est instruit. Il apprend que son Eleve a certain rendez-vous pour le soir même à minuit : il se rend au lieu indiqué, trouve une échelle appuyée au balcon de la jeune Demoiselle, & frémit d’horreur en songeant à la foiblesse des hommes, qui se laissent conduire dans un précipice par leurs passions effrénées. Il loue sa vertu & sa chasteté. Il maudit cette échelle fatale qui devoit causer la perte de son Eleve, dit que le Ciel lui inspire une bonne idée ; qu’il va trouver l’impudique beauté qui attire son Eleve, pour lui reprocher l’énormité de son crime, & la ramener, par ses sages exhortations, dans la bonne voie. Il monte en effet, trouve la jeune personne endormie. Alors le sage Précepteur s’arrête, contemple avec admiration la blancheur des bras de la jeune beauté, l’élasticité de sa gorge, la position voluptueuse de son corps, les délices de sa bouche, la finesse de ses levres émaillées de rubis ; il décrit une beauté enchanteresse : il voudroit descendre, mais il ne peut s’y résoudre. Il ne sait s’il est arrêté par le desir ou par la charité. Il feint enfin de croire que la charité seule le guide vers la jeune personne, & veut pousser ses charitables soins très loin, quand son Eleve arrive. Don Gilles {p. 305}reprend son air cagot & son ton pédant, dit à son Eleve qu’il n’étoit entré dans la chambre de sa maîtresse que pour le surprendre. La belle lui répond qu’en attendant il vouloit l’embrasser, & qu’elle avoit eu toutes les peines du monde à se défendre. Don Gilles rougit, prend la fuite, reparoît ensuite couvert d’une peau d’ours, & moralise, en disant que qui veut vaincre ses passions, doit nécessairement fuir l’occasion.

 

Le caractere de Don Gili a certainement plus de rapport avec celui du Tartufe, que le caractere de il Dottore bachettone, qui, dans le fond, est plus pédant que bigot ; & le premier auroit plutôt servi à Moliere que le dernier, s’il eût été connu de lui. C’est ce que j’ignore : mais je ne puis douter que Moliere n’ait puisé dans une des Nouvelles de Scarron ; & le Lecteur, qui ne le savoit pas, va bientôt en être aussi sûr que moi.

Les Hypocrites, Nouvelle de Scarron, tome 11, p. 145.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Montufar loua une maison, la meubla de meubles fort simples, & se fit faire un habit noir, une soutane & un long manteau. Helene s’habilla en dévote, & emprisonna ses cheveux dans une coeffure de vieille ; & Mendez, vêtue en béate, fit gloire d’en faire voir de blancs, & de se charger d’un gros chapelet, dont les grains pouvoient, en un besoin, servir à charger des fauconneaux. Au premier jour d’après leur arrivée, Montufar se fit voir dans les rues, habillé comme je vous ai dit, marchant les bras croisés & baissant les yeux à la rencontre des femmes. Il crioit, d’une voix à fendre les pierres, Béni soit le Saint Sacrement de l’Autel, & la bienheureuse Conception de la Vierge immaculée, & plusieurs autres dévotes exclamations de la {p. 306}même force. Il faisoit répéter les mêmes choses aux enfants qu’il trouvoit dans les rues, & les assembloit quelquefois pour leur faire chanter des hymnes, des chansons de dévotion, & pour leur apprendre leur catéchisme. Il ne bougeoit des prisons ; il prêchoit devant les prisonniers, consoloit les uns & servoit les autres, leur allant querir à manger, & faisant bien souvent le chemin du marché à la prison, une hotte pesante sur le dos. O détestable filou ! il ne te manquoit donc plus qu’à faire l’hypocrite, pour être le plus accompli scélérat du monde ! Ces actions de vertu du moins vertueux de tous les hommes lui donnerent en peu de temps la réputation d’un Saint. Helene & Mendez, de leur côté, travailloient à leur canonisation. L’une se disoit la mere & l’autre la sœur du bienheureux Frere Martin. Elles alloient tous les jours dans les hôpitaux, y servoient les malades, faisoient leurs lits, blanchissoient leur linge, & leur en faisoient à leurs dépens. Voilà les trois plus vicieuses personnes d’Espagne devenues l’admiration de Séville. Il s’y rencontra dans ce temps-là un gentilhomme de Madrid, qui y étoit venu pour ses affaires particulieres. Il avoit été des amants d’Hélene, car les publiques n’en ont pas pour un seul : il connoissoit Mendez pour ce qu’elle étoit, & Montufar pour un dangereux frippon. Un jour qu’ils sortoient d’une église ensemble, environnés d’un grand nombre de personnes qui baisoient leurs vêtements, & les conjuroient de se souvenir d’eux dans leurs bonnes prieres, ils furent reconnus de ce gentilhomme dont je viens de parler, qui, s’échauffant d’un zele chrétien, & ne pouvant souffrir que trois si méchantes personnes abusassent de la crédulité de toute une ville, fendit la presse, & donnant un coup de poing à Montufar : Malheureux fourbe, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les hommes ? Il en voulut dire {p. 307}davantage, mais sa bonne intention à dire la vérité, un peu trop précipitée, n’eut pas tout le succès qu’elle méritoit. Tout le peuple se jetta sur lui, qu’il croyoit avoir fait un sacrilege en outrageant ainsi leur Saint. Il fut porté par terre, roué de coups, & y auroit perdu la vie, si Montufar, par une présence d’esprit admirable, n’eût pris sa protection, le couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre, & s’exposant même à leurs coups. « Mes freres, s’écrioit-il de toute sa force, laissez-le en paix, pour l’amour du Seigneur ; appaisez-vous, pour l’amour de la Sainte Vierge ». Ce peu de paroles appaisa cette grande tempête, & le peuple fit place à frere Martin, qui s’approcha du malheureux gentilhomme, bien aise, en son ame, de le voir si mal-traité, mais faisant paroître sur son visage qu’il en avoit une extrême déplaisir : il le releva de terre, où on l’avoit jetté, l’embrassa, & le baisa, tout plein qu’il étoit de sang & de boue, & fit une rude réprimande au peuple. « Je suis le méchant, disoit-il à ceux qui le voulurent entendre : je suis le pécheur, je suis celui qui n’ai jamais rien fait d’agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuoit-il, parceque vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres & la perdition de moi-même ? Vous êtes trompés, mes freres ; faites-moi le but de vos injures & de vos pierres, & tirez sur moi vos épées ». Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s’alla jetter, avec un zele encore plus faux, aux pieds de son ennemi, & les lui baisant, non seulement il lui demanda pardon, mais aussi il alla ramasser son épée, son manteau & son chapeau, qui s’étoient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, & l’ayant ramené par la main jusqu’au bout de la rue, se sépara de {p. 308}lui après lui avoir donné plusieurs embrassements, & autant de bénédictions. Le pauvre homme étoit comme enchanté, & de ce qu’il avoit vu, & de ce qu’on lui avoit fait, & si plein de confusion, qu’on ne le vit point paroître dans les rues tant que ses affaires le retinrent à Séville. Montufar cependant y avoit gagné les cœurs de tout le monde par cet acte d’humilité contrefaite. . . . . . . . . . . . .

LE TARTUFE. Acte III. Scene VI.

Damis a surpris Tartufe faisant sa déclaration amoureuse à Elmire : il entreprend de démasquer le faux dévot aux yeux de son pere, comme le Gentilhomme de Madrid a voulu démasquer son hypocrite devant les habitants de Séville.

ORGON, DAMIS, TARTUFE.

Orgon.

Ce que je viens d’entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?

Tartufe.

Oui, mon frere, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes & d’ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et, comme un criminel, chassez-moi de chez vous :
Je ne saurois avoir trop de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.
{p. 309}

Orgon, à son fils.

Ah ! traître, oses-tu bien, par cette fausseté,
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis.

Quoi ! la feinte douceur de cette ame hypocrite
Vous fera démentir ?...

Orgon.

Tais-toi, peste maudite !

Tartufe.

Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
Savez-vous après tout de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frere, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non, vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S’adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide,
D’infame, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés,
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
Et j’en veux, à genoux, souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon.

(A Tartufe.) (A son fils.)
Mon frere, c’en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître ?

Damis.

Quoi ! ses discours vous séduiront au point...
{p. 310}

Orgon.

(Relevant Tartufe.)
Tais-toi, pendard. Mon frere, hé ! levez-vous, de grace !
(A son fils.)
Infame !

Damis.

Il peut...

Orgon.

Tais-toi.

Damis.

J’enrage ! Quoi ! je passe...

Orgon.

Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

Tartufe.

Mon frere, au nom de Dieu, ne vous emportez pas ;
J’aimerois mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon, à son fils.

Ingrat !

Tartufe.

Laissez-le en paix. S’il faut à deux genoux
Vous demander sa grace...

Orgon, se jettant aussi à genoux, & embrassant Tartufe.

Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin, vois sa bonté !

Damis.

Donc...

Orgon.

Paix.

Damis.

Quoi ! je...

Orgon.

Paix, dis-je :
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
{p. 311}
Vous le haïssez tous, & je vois aujourd’hui
Femme, enfants & valets déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir :
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

L’Imposteur de Moliere en impose à Orgon, comme l’hypocrite de Scarron en impose aux Sévillois, c’est-à-dire en renchérissant sur le mal que son adversaire dit de lui, en s’accusant lui-même d’être un misérable, en recevant les mortifications qu’on lui fait essuyer comme une punition bien due à ses fautes, en feignant de défendre son ennemi. Mais cette imitation, ainsi que celles que nous avons déja remarquées, n’enlevera rien, je crois, à la gloire de Moliere ; au contraire, le Tartufe n’en sera pas moins le chef-d’œuvre de la scene françoise, ou, pour mieux dire, le chef-d’œuvre de tous les théâtres.

On accuse Moliere de se répéter quelquefois ; & on pense le prouver en disant que la belle scene du Tartufe, dans laquelle Valere se brouille & se raccommode avec Mariane, est tout-à-fait semblable à celle qui donne le titre à la comédie du Dépit amoureux. Elles ont en effet quelque ressemblance, & la chose ne peut être autrement, parceque les disputes des amants commencent & finissent toutes de même. Mais si dans la scene du Dépit amoureux, le plaisant consiste à voir Eraste & Lucile, déja brouillés, protester de {p. 312}ne se parler plus, déchirer mutuellement leurs lettres, se rendre les petits présents qu’ils se sont faits, & se raccommoder tout-de-suite ; celle du Tartufe tire son comique d’une autre scene. Valere & Mariane rompent pour un mot mal entendu. L’amant jure de ne plus revoir son amante, & feint de sortir, en cherchant un prétexte pour rester. D’un autre côté, Mariane craint que Valere ne parte, & voudroit bien le retenir ; mais la fierté de son sexe s’y oppose. Dorine voit leur embarras, en rit, & les raccommode. On m’avouera que si les deux scenes ont quelque rapport par le fond de la situation, elles sont filées bien différemment.

J’ai entendu dire par plusieurs personnes que Moliere ne jugeant pas la piece du Dépit amoureux digne de rester au théâtre, & ne voulant point perdre sa plus belle scene, l’avoit transportée dans le Tartufe. Loin de croire que Moliere, en composant la derniere scene, ait songé à la premiere, je suis persuadé qu’il l’a faite d’après une situation prise dans un vieux roman. Je vais rapporter ce qui m’a frappé.

Ne pas croire ce qu’on voit,
Histoire traduite de l’espagnol.

Blanche, amante de Don Diegue, est sortie au point du jour de chez elle, pour aller se baigner avec sa gouvernante. Don Diegue, mal instruit par ses espions, croit qu’elle s’est rendue chez quelque rival heureux. Il lui cherche dispute sur un prétexte en l’air.

La Maison des Pimentels vaut bien celle des Stunigas. C’est tout au plus, Madame dit le fier Don Diegue, qui {p. 313}étoit délicat sur le chapitre de la noblesse. C’est tout au moins, lui répliqua Blanche, qui savoit sa généalogie par cœur. Mais sans faire ici le dénombrement de nos aïeux, pour voir qui de nos deux noblesses est la plus ancienne, je prétends être plus noble que vous, parceque j’ai le cœur bien situé. Si vous aviez le cœur bien situé, répartit le pétulant Don Diegue, vous ne seriez pas sortie hier dès trois heures du matin, pour aller je ne sais où, avec je ne sais qui, & peut-être faire je ne sais quoi, qui me tient plus au cœur que tout le reste. Je veux sortir encore plus matin, s’il m’en prend envie, répondit Blanche, que les dernieres paroles du jaloux Don Diegue mirent plus en colere que tout ce qu’il avoit dit auparavant. Je veux, malgré vous, aller où il me plaira, mener avec moi qui je voudrai, & faire à mon aise le je ne sais quoi qui vous tient si fort au cœur, & qui me plaît moins par le délice que j’y trouve, que par le chagrin que vous en recevez. Et moi, Madame, & moi, répliqua le plus vîte qu’il put le turbulent Don Diegue, je veux prendre congé de vous, & vous avertir, avant que de vous quitter, que vous ne gagnerez rien de demeurer à l’église plus tard que de coutume, comme vous faites ordinairement, pour attendre que je vous y aille rechercher ; que si je passe devant votre logis, & que je m’y arrête, ce ne sera point à dessein que vous me fassiez appeller par Béatrix, comme cela vous est arrivé quelquefois ; & que si vous me laissez sortir de votre chambre, il n’est point de considération qui m’y puisse jamais faire revenir. Je vous apprends, moi, lui dit froidement Blanche, que je n’irai plus à l’église qu’avec mon pere, en présence de qui vous n’oseriez m’avoir dit la moindre chose ; que vous passeriez cent fois le jour devant la porte du logis, que je ne vous remarquerai pas une ; & loin d’avoir la foiblesse de {p. 314}vous retenir, puisque, vous sorti d’ici, vous promettez de n’y rentrer de votre vie, je voudrois que vous en fussiez déja dehors. Vous m’en assurez avec une froideur trop grande, reprit Don Diegue, pour me faire douter de ce que vous dites. Dans ce qui m’échappe il y a je ne sais quoi de passionné, qui montre assez que je vous aime encore, quoique vous ne le méritiez pas : mais la cruelle froideur que vous venez de me faire voir, me dit clairement que je ne suis pas aimé, quoique je méritasse de l’être ; & si, après m’en avoir tant de fois assuré, ma surprise semble ridicule, apprenez que vous ne me l’aviez jamais dit sans être en colere ; & que, pour dire que l’on n’aime pas, la colere ne persuade pas si bien que l’indifférence. Après avoir dit cela, il mit ses gants le plus lentement qu’il put ; & quand il les eut mis, il pria Béatrix de lui donner un verre d’eau, pour voir ce que feroit Blanche pendant ce temps-là : puis le verre d’eau bu, & Blanche ne faisant rien de ce qu’il souhaitoit : Vous ne m’empêchez pas de sortir, lui dit-il encore, & vous faites fort bien : la peine que vous prendriez seroit inutile ; &, pour vous le montrer, je vous dis adieu, & vous déclare que ce n’est point un adieu jusqu’au revoir, comme tous ceux que je vous ait faits jusqu’à présent. Blanche qui vit bien que Don Diegue ne cherchoit qu’à demeurer, & qui prétendoit ne lui avoir pas donné sujet de faire la sottise dont elle vouloit qu’il se repentît, ne fit pas semblant de l’écouter ; & le mortifié Don Diegue, qui étoit grandissime formaliste, aima mieux enrager en s’en allant, que de rester après avoir dit adieu.

Voyons présentement une partie de la scene du Tartufe, & nous reconnoîtrons certainement Blanche & Don Diegue dans Mariane & Valere.

{p. 315}

ACTE II. Scene IV.

Valere.

On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, & qui sans doute est belle.

Mariane.

Quoi ?

Valere.

Que vous épousez Tartufe.

Mariane.

Il est certain
Que mon pere s’est mis en tête ce dessein.

Valere.

Votre pere, Madame ?...

Mariane.

A changé de visée ;
La chose vient par lui de m’être proposée.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Valere.

Et quel est le dessein où votre ame s’arrête,
Madame ?

Mariane.

Je ne sais.

Valere.

La réponse est honnête,
Vous ne savez !

Mariane.

Non.

Valere.

Non !

Mariane.

Que me conseillez-vous ?
{p. 316}

Valere.

Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Mariane.

Hé bien, c’est un conseil, Monsieur, que je reçois.

Valere.

Vous n’aurez pas grand’peine à le suivre, je crois.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
C’est donc ainsi qu’on aime ! & c’étoit tromperie
Quand vous...

Mariane.

Ne parlons pas de cela, je vous prie.
Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter ;
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

Valere.

Ne vous excusez point sur mes intentions,
Vous aviez pris déja vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.

Mariane.

Il est vrai, c’est bien dit.

Valere.

Sans doute, & votre cœur
N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane.

Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.

Valere.

Oui, oui, permis à moi ; mais mon ame offensée
{p. 317}
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein,
Et je sais où porter & mes vœux & ma main.
. . . . . . . . .
. . . . .

Mariane.

C’est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déja que la chose fût faite.

Valere.

Vous le voudriez ?

Mariane.

Oui.

Valere.

C’est assez m’insulter,
Madame, & de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller.)

Mariane.

Fort bien.

Valere, revenant.

Souvenez-vous au moins que c’est vous-même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane.

Oui.

Valere, revenant encore.

Et que le dessein que mon ame conçoit
N’est rien qu’à votre exemple.

Mariane.

A mon exemple, soit.

Valere, en sortant.

Suffit, vous allez être à point nommé servie.

Mariane.

Tant mieux.

Valere, revenant.

Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.
{p. 318}

Mariane.

A la bonne heure.

Valere, se tournant lorsqu’il est prêt à sortir.

Hé !

Mariane.

Quoi ?

Valere.

Ne m’appellez-vous pas ?

Mariane.

Moi ! vous rêvez.

Valere.

Hé bien ! je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame. (Il s’en va lentement.)

Jusqu’ici Valere, feignant de vouloir fuir Mariane pour ne la revoir jamais, fâché d’avoir annoncé sa sortie, cherchant un prétexte pour rester, demandant si on ne le rappelle point, & s’en allant enfin à petits pas ; jusqu’ici, dis-je, Valere ne ressemble-t-il pas tout-à-fait à Don Diegue, qui n’a nulle envie de sortir de chez Blanche, quoiqu’il en fasse semblant, & qui demande un verre d’eau à Béatrix, pour donner le temps à Blanche de le retenir ? Mariane elle-même, qui dans son dépit feint d’être bien aise que Valere sorte, ne ressemble-t-elle pas aussi à Blanche qui ne retient pas Don Diegue, parcequ’elle voit bien l’envie qu’il a de rester, & qu’elle veut d’ailleurs le punir de la querelle qu’il lui a faite très mal-à-propos ? Remercions Moliere d’avoir transporté sur notre scene les adieux des amants Espagnols ; je suis fâché qu’il n’ait point pu, ou qu’il n’ait pas osé mettre en action le verre d’eau que Don Diegue demande : il est sublime. Passons au raccommodement.

{p. 319}

Dorine.

. . . . . . . . .
. . . . . Pour moi, je pense
Que vous perdez l’esprit par cette extravagance ;
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà, Seigneur Valere.
(Elle arrête Valere par le bras, il feint de résister.)

Valere.

Hé ! que veux-tu, Dorine ?

Dorine.

Venez ici.

Valere.

Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

Dorine.

Arrêtez.

Valere, rentrant dans la chambre.

Non, vois-tu, c’est un point résolu.

Dorine.

Ah !

Mariane.

Il souffre à me voir, ma présence le chasse.
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

Dorine, quittant Valere, & courant après Mariane.

A l’autre, Où courez-vous ?

Mariane.

Laisse.

Dorine.

Il faut revenir.

Mariane.

Non, non, Dorine, en vain tu me veux retenir.
{p. 320}

Valere.

Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l’en affranchisse.

Dorine, quittant Mariane & courant après Valere.

Encor ? Diantre soit fait de vous ! Si... je le veux.
Cessez ce badinage, & venez-çà tous deux.
(Elle prend Valere & Mariane par la main & les ramene.)

Valere, à Dorine.

Mais quel est ton dessein ?

Mariane, à Dorine.

Qu’est-ce que tu veux faire ?

Dorine.

Vous bien remettre ensemble & vous tirer d’affaire.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un & l’autre.
Allons, vous.

Valere, donnant la main.

A quoi bon ma main ?

Dorine, à Mariane.

Ah çà, la vôtre.

Mariane, en donnant sa main.

De quoi sert tout cela ?

Dorine.

Mon Dieu ! vîte, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.
(Valere & Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)

Valere, se tournant vers Mariane.

Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane se tourne du côté de Valere en lui souriant.)
{p. 321}

Dorine.

A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Suite de l’histoire de Blanche & de Don Diegue.

Les gros mots que les amants venoient de se dire n’empêcherent pas qu’au travers de sa fenêtre Blanche ne regardât Don Diegue, & que Don Diegue ne se tournât deux ou trois fois pour voir si on le regardoit. Elle pensa faire courir après lui, & lui pensa retourner de lui-même : mais sans faire aucune avance de part ni d’autre, le hasard fit ce qu’ils desiroient tous deux ; car le Comte de Benevent, qui revenoit de la ville, ayant rencontré Don Diegue assez près de son logis, le pria si poliment de vouloir souper avec lui, qu’il lui fut impossible de s’en défendre. Si bien que nos deux amants, qui devoient jamais ne se revoir, se revirent, & ne se furent pas plutôt revus, qu’ils en vinrent aux éclaircissements, des éclaircissements aux excuses, des excuses aux protestations de s’aimer éternellement, & de ces protestations à toutes les grimaces qu’il faut faire avant d’en venir au baiser de paix. . . . . . . . . . . . . .

Le raccommodement de Valere avec Mariane est tout-à-fait indiqué dans celui de Don Diegue & de Blanche. Nérine fait volontairement ce que le Comte de Benevent fait sans le vouloir. Il semble donc que Moliere n’ait pas eu grand mérite à mettre le roman en action ; maintenant que nous voyons la copie, il nous paroît qu’elle étoit très facile, & que le Comique le moins accoutumé à faire parler des acteurs s’en seroit aussi bien acquitté. Quelle erreur, grands Dieux ! Plaignons quiconque ne voit aucune difficulté {p. 322}dans l’art d’animer par un dialogue précis & naturel, & par un jeu théâtral analogue au sujet, ce qu’un Romancier laisse tout uniment tomber de sa plume. Tel sait orner ses romans, ses contes, ses histoires, de traits, de situations, de caracteres comiques, qui les affoibliroit lui-même en les transportant sur le théâtre. Il faut être réellement favorisé de Thalie pour remanier avec grace des choses déja dites, leur donner un air de nouveauté, sur-tout pour découvrir des richesses théâtrales où les autres n’ont su voir que des fleurettes propres à parer l’ouvrage d’un jour. Je le prouverai dans la suite par Scarron, l’Auteur de ce même roman que je viens de citer36. Il indique dans toutes ses Nouvelles des scenes excellentes dont Moliere a tiré le plus grand parti ; & dans tout son théâtre, à peine en trouve-t-on une passable. Je le répete ; pour s’illustrer dans l’art de la comédie, il faut nécessairement être né pour cela ; sans quoi l’on enfante avec peine des pieces dénuées de tout ce qui caractérise les bonnes comédies, tandis qu’on foule au pieds des richesses immenses sans en connoître le prix.

{p. 323}

CHAPITRE XVII. §

Amphitrion, Comédie en trois actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec l’Amphitrion de Plaute ; les deux Sosies de Rotrou ; un Dialogue de Lucien.

Cette piece fut représentée à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, au commencement de Janvier de l’année 1668, & devant le Roi le lundi 16 du même mois37. Euripide & Archippus avoient traité ce sujet chez les Grecs. Plaute le transporta sur le théâtre de Rome ; c’est même {p. 324}celle de ses pieces qui a eu le plus grand succès. On la représentoit encore cinq cents ans après la mort de son Auteur : ce qui doit paroître singulier, c’est qu’on la jouoit dans des temps de calamité, ou dans les fêtes consacrées à Jupiter. On se figuroit sans doute que le Dieu, bien aise de se voir rappeller ses exploits amoureux, deviendroit plus propice. C’est d’après Plaute que Moliere a composé l’Amphitrion françois.

Il est inutile d’en donner ici l’extrait, parceque nous le ferons insensiblement, en comparant la piece avec celle de Plaute.

Boileau préféroit, dit-on, l’Amphitrion latin. A la bonne heure ; chacun a sa façon de penser. Soyons aveuglément de son avis, quand il nous dictera, d’après Horace, des loix poétiques ; mais gardons-nous de décider du mérite d’un Auteur dramatique sur son jugement ; nous mépriserions Quinault, &, toute comparaison faite, l’Auteur d’Armide & de la Mere coquette vaut peut-être bien le Satyrique François.

Madame Dacier, fort éprise du mérite de la piece latine, & l’ennemie déclarée de la françoise, mettoit Plaute infiniment au-dessus de Moliere. Elle préparoit même un long commentaire des deux ouvrages, pour faire voir que son favori méritoit la préférence. Mais ayant oui dire que Moliere s’apprêtoit à jouer les Femmes Savantes, elle jugea à propos de ralentir son zele pour les Anciens ; & la crainte de jouer un rôle sur le théâtre moderne, lui fit garder le silence. Je trouve qu’elle agit prudemment. Moliere étoit un rude joueur. D’ailleurs, Madame Dacier auroit certainement compromis sa réputation, & n’auroit eu pour elle que les fanatiques de l’antiquité, {p. 325}ou les personnes qui auroient mieux aimé tout croire sur sa parole, & ne point prendre la peine de confronter les deux ouvrages. Il n’est rien de plus aisé que d’en imposer à ces gens-là : il ne faut avoir que de l’entêtement ou de la mauvaise foi. Je me mets pour un instant à la place de Madame Dacier, & j’expose ainsi le plan de la piece latine.

Extrait de l’Amphitrion de Plaute.

Prologue. Mercure annonce que Jupiter est avec Alcmene ; qu’il a pris la figure d’Amphitrion pour plaire à la belle ; que lui, Mercure, va prendre celle de Sosie ; que son pere a triplé la nuit pour mieux jouir de sa conquête : enfin il expose toute l’avant-scene, & ne laisse là-dessus rien à desirer au public.

Acte I. Sosie vient du port pour annoncer l’arrivée d’Amphitrion son maître : il a peur. Il déclame contre le service des grands ; il veut faire à Alcmene un récit pompeux de la victoire que son mari a remportée, il met sa lanterne à terre, & il lui adresse son discours, comme si elle étoit effectivement la femme du Général. Lorsqu’il croit avoir bien répété son rôle pour en être sûr, il veut entrer dans l’hôtel d’Amphitrion ; mais Mercure qui garde la porte sous la figure de Sosie, crainte qu’on ne dérange Jupiter, l’empêche d’en approcher, lui dit que lui-même est Sosie valet d’Amphitrion, qu’il a été député par son maître pour annoncer son retour. Le véritable Sosie, presque convaincu à grands coups de bâton de la vérité de ce qu’on lui dit, veut s’en assurer en faisant à l’autre des questions auxquelles lui seul peut répondre. Il lui demande d’abord quel est le présent qu’Amphitrion destine à Alcmene. Mercure lui répond en homme très instruit, que c’est une coupe d’or dans laquelle buvoit le Général ennemi, {p. 326}& qui est présentement dans un petit panier bien scellé. Sosie croyant mieux confondre celui qui lui vole son nom & sa ressemblance, le prie de lui dire ce qu’il faisoit pendant que les deux armées étoient aux mains. Si tu sors de ce pas-là comme des autres, lui dit-il, je baisserai la lance ; j’avouerai que je suis vaincu ; enfin je confesserai que je ne suis plus moi, mais que c’est toi qui es ma personne. Réponds. Mercure répond en effet très juste à cette derniere question.

Sosie se tâte pour savoir s’il veille, s’il est lui ; il ne sait que croire. Il veut entrer chez Amphitrion pour terminer la querelle. Mercure le menace de le rouer de coups s’il regarde seulement la porte, & il est obligé de retourner sur ses pas. Mercure se félicite de l’avoir chassé. Jupiter sachant bien qu’Amphitrion va paroître, prend congé d’Alcmene, qui gémit sur son départ. Ils font leurs adieux sur le théâtre. Jupiter lui fait présent de la coupe que son mari lui destinoit. Le premier acte finit.

Acte II. Amphitrion, étonné du galimatias que lui fait Sosie, lui ordonne de répondre par ordre à ses discours, lui demande quel est le téméraire qui l’a battu, qui l’a empêché d’exécuter ses ordres. Sosie lui répond toujours que c’est lui ; non pas le lui présent, mais le lui absent. Amphitrion croit qu’il est ivre ou qu’il est devenu fou. Il veut entrer chez lui, mais Alcmene sort. Elle est surprise de revoir si-tôt son époux : elle croit qu’il n’a feint de vouloir partir avec tant d’empressement, que pour éprouver la vivacité de son amour. D’un autre côté le Général, étonné de venir trop tôt au gré de son épouse, éclate contre son indifférence. Elle lui dit qu’elle a cependant assez bien fait paroître son feu à son retour pendant le souper & durant la nuit. Amphitrion devient furieux : il soutient qu’il n’est arrivé qu’au moment même. Alcmene {p. 327}lui montre, pour le confondre, le présent qu’elle a reçu de lui-même. Sosie dit qu’à moins que la coupe ne soit double, ainsi que lui & son maître, elle est certainement dans le petit panier. On l’ouvre, la place est vuide. Amphitrion & Alcmene s’accablent mutuellement de mille reproches. L’époux quitte la scene pour chercher des témoins qui assureront qu’il n’a pas abandonné l’armée un seul instant. L’épouse, offensée, rentre chez elle, pour pleurer sur l’affront qu’on lui fait.

Acte III. Jupiter revient pour appaiser Alcmene. Elle paroît. Il veut en effet lui faire des caresses, qu’elle rejette. Elle veut absolument qu’on les sépare. Jupiter feint d’avoir soutenu qu’il n’avoit point passé la nuit avec elle, seulement pour plaisanter. Il trouve le secret de fléchir son courroux. Il veut célébrer son raccommodement par un sacrifice à Jupiter. Il ordonne à Sosie d’aller inviter à dîner le pilote Blepharon, & il recommande à Mercure de bien faire sentinelle.

Acte IV. Amphitrion n’a pas trouvé le témoin qu’il cherchoit. Il revient pour faire de nouvelles questions à sa femme. Il veut entrer chez lui. Mercure, du haut de la maison, l’en empêche, lui dit des injures, lui jette des tuiles, lui défend de troubler la tranquillité d’Amphitrion qui goûte dans les bras d’Alcmene tous les plaisirs d’un raccommodement. Amphitrion, croyant recevoir ce traitement de Sosie, le menace de mille coups. Au moment même le véritable Sosie arrive avec le pilote. Amphitrion veut le tuer, sur-tout quand il lui soutient qu’il a été inviter le pilote par son ordre. Jupiter paroît pour faire cesser le bruit qu’on fait devant sa porte. Sosie se jette du parti de Jupiter, & soutient que son maître est un faux Amphitrion. Il va tout préparer pour le dîné. Le pilote ne sait point décider entre les deux Amphitrion.

{p. 328}

Acte V. Bromie, servante d’Amphitrion, vient annoncer que Madame est accouchée de deux garçons. Le tonnerre gronde : Amphitrion, alarmé, tombe devant sa porte. Bramine le console, en lui apprenant l’heureux accouchement d’Alcmene. Jupiter descend du haut des Cieux, pour avouer à Amphitrion qu’il a occupé sa place pendant son absence, lui promet un bonheur infini & beaucoup de gloire. Il remonte au Ciel, & la piece finit.

 

Cet extrait fait ainsi, & lu par les personnes qui ne jugent jamais que d’après les autres, fera certainement dire : « La piece de Plaute est mot à mot celle de Moliere. Ce dernier n’a pas grand mérite d’avoir réduit en trois actes une comédie qui étoit en cinq, & d’avoir encore alongé la courroie avec les scenes épisodiques de deux personnages subalternes, telles que celle de Sosie & de Cléanthis, & avec les scenes qui font de Jupiter un vrai petit-maître François ». Ainsi parloient Despréaux & Madame Dacier, tous les deux aveuglés par leur amour pour l’antiquité. Ainsi pourront parler encore l’ignorance & la paresse, séduites par un extrait dicté par la prévention ou la mauvaise foi, dans lequel les beautés de l’original sont citées avec soin, & les défauts adroitement écartés. Apprenons à voir par nos yeux ; lisons nous-mêmes la piece latine ; comparons-la à la françoise que nous allons analyser scene à scene, & jugeons ensuite.

Parallele de l’Amphitrion de Moliere avec celui de Plaute.

Prologue.Moliere, ainsi que Plaute, se sert de ce prologue pour exposer l’avant-scene ; {p. 329}mais, dans le latin, Mercure adresse tout uniment la parole au spectateur, ce qui rompt l’illusion. Moliere s’adresse à la Nuit ; &, sous prétexte d’avoir à la prier de la part de Jupiter de ralentir le pas de ses chevaux, il lui raconte l’aventure d’Alcmene & du Souverain des Dieux ; instruit adroitement par là le public de tout ce qui se passe, écarte en même temps, par un dialogue piquant & plein de sel, la monotonie inséparable d’un récit trop long. Outre cela, Moliere n’a pas la maladresse d’y prévenir, comme Plaute, le public sur tout ce qui doit arriver dans le courant de la piece, & ne s’amuse pas à demander de la part de Jupiter qu’on coupe la robe & qu’on fasse des incisions au visage de l’acteur qui aura fait cabale pour se faire applaudir plus que son camarade.

Acte I. Scene I. Le Sosie de Moliere a peur, comme celui de Plaute ; mais c’est sa poltronnerie qui en est la cause. Chez le Poëte Latin, c’est parcequ’il craint d’être arrêté comme un vagabond. Quelle raison pitoyable ! Ne lui auroit-il pas été bien facile de prouver ce qu’il étoit & à qui il appartenoit ? Chez Moliere comme chez Plaute, Sosie répete son rôle avec la lanterne, qu’il suppose être Alcmene : mais chez Moliere, la fausse Alcmene répond à Sosie ; ce qui devient bien plus plaisant. Le Sosie François fait à la lanterne, comme le Sosie Latin, un récit de la bataille qui comble Amphitrion de gloire ; mais il le fait en lâche qui s’est caché dans le temps qu’on se battoit, & qui s’est amusé à boire pendant ce temps-là. Le récit de l’esclave Latin est très circonstancié, par conséquent, très long, très ennuyeux, {p. 330}& très déplacé dans la bouche de celui qui le prononce.

Scene II. Chez Moliere comme chez Plaute, Mercure s’amuse à rosser Sosie, à lui voler sa ressemblance, à lui prouver qu’il est le vrai Sosie, à le renvoyer au port sans le laisser entrer chez Alcmene ; mais Moliere se garde bien de leur faire débiter toutes les mauvaises plaisanteries que le Comique Romain a mises dans leur bouche. Je n’en citerai que quelques-unes.

Mercure.

Quelqu’un sent ici quelque chose pour son malheur.

Sosie.

Hélas ! aurois-je effectivement lâché une mauvaise odeur ? . . . . . . . . .

Mercure.

Une certaine voix a volé jusqu’à mes oreilles.

Sosie.

Il faut que je l’avoue, j’ai été un malheureux, un homme maudit du destin ! Pourquoi, puisque ma voix a des plumes, & qu’elle vole comme un oiseau, pourquoi ai-je oublié de lui arracher les ailes ?

Mercure.

Cet impertinent messager, avec sa bête de charge, pourroit bien recevoir de moi certaines faveurs qu’il ne brigue pas.

Sosie.

Sur mon ame, je n’ai point d’animal de somme, pas même un âne, à moins qu’il ne parle de moi. . . . .

Mercure.

Tu accumules mensonge sur mensonge, tu es tout cousu de faussetés.

{p. 331}

Sosie.

Tu n’y penses pas : l’habit avec lequel je suis venu est cousu de fil ; mais pour moi je ne sais ce que c’est que de coudre des tromperies.

Mercure.

Tu mens grossiérement, car tu n’es pas venu avec ton habit, mais avec tes pieds.

Sosie.

La remarque est ingénieuse, & de plus elle est vraie.

J’aurois, si je le voulois, dans cette scene seulement, cent traits pareils à citer. Moliere étoit trop au-dessus de son modele pour ne pas les lui abandonner. Moliere termine la scene par ces quatre vers :

Enfin je l’ai fait fuir, &, sous ce traitement,
De beaucoup d’actions il a reçu la peine.
Mais je vois Jupiter que fort civilement
 Reconduit l’amoureuse Alcmene.

Qu’on lise Plaute, on verra que pour dire moins que Moliere ne dit dans ces quatre vers, il fait débiter à Mercure un monologue de trois pages. Il est vrai qu’il s’y divertit à prévenir l’assemblée sur qui doit arriver dans le courant de la piece, à lui enlever par-là tout le plaisir des surprises, & sur-tout de l’intérêt. Paroissez, Boileau, & vous, savante Dacier, soutenez que Moliere a mal fait de ne pas imiter son original dans une faute si grossiere ; nous n’en croirons rien.

Scene III. Dans Moliere, Jupiter prend congé d’Alcmene à-peu-près comme dans Plaute, avec la différence que dans la piece latine il recommande à Alcmene d’avoir bien soin des affaires {p. 332}de la maison, & de sa santé pendant sa grossesse, ce qui cadre assez bien avec le personnage de mari qu’il joue. Dans la piece françoise, Jupiter, loin de songer aux affaires du ménage, s’étudie à faire oublier l’époux, en lui débitant des fleurettes que nous avons déja citées ailleurs, & qui, n’en déplaise aux amateurs des jolis madrigaux, rendent la scene de Moliere inférieure à celle de Plaute, sur-tout si elles sont débitées par un acteur qui, loin de passer légérement sur la délicatesse outrée de Jupiter, veuille au contraire en faire sentir toutes les petites finesses. Et disons avec Alcmene :

 Amphitrion, en vérité,
Vous vous moquez, de tenir ce langage ;
Et j’aurois peur qu’on ne vous crût pas sage,
Si de quelqu’un vous étiez écouté.

Scene IV. Chez Moliere, Cléanthis, suivante d’Alcmene, témoin de la tendresse de Jupiter pour sa maîtresse, veut engager Mercure, qu’elle prend pour son mari, à la traiter aussi favorablement : le messager des Dieux la rebute. Les amateurs de l’antiquité ont beau dire que cette scene, ne se passant qu’entre deux personnages subalternes, est mauvaise, puisqu’elle interrompt l’intrigue des principaux acteurs. Le reproche seroit fondé si la piece étoit dans le genre du Tartufe, du Misanthrope, des Femmes Savantes, si, sur-tout, les valets ne faisoient que parodier leurs maîtres : mais leur situation est au contraire tout-à-fait opposée ; & c’est de cette variété que naît la plus grande partie du comique.

Acte II. Scene I. Cette scene & celle de Plaute sont tout-à-fait semblables, à quelques {p. 333}vers près. Les deux Jupiter interrogent les deux Sosie, & sont désespérés par l’embarras plaisant du moi d’ici, du moi de là-bas, &c.

Scene II. Cette scene est encore tout-à-fait imitée du latin : elle n’a de plus que le mérite d’être plus courte. Il y a dans Plaute une chose que je trouve assez plaisante, & que Moliere a négligée, je ne sais trop pourquoi ; c’est lorsqu’Amphitrion soutient à son épouse qu’il n’a point passé la nuit avec elle : alors elle s’écrie : O Jupiter ! pour peu que vous aimiez la justice, prenez ma cause en main ! Jupiter me paroît là invoqué très à propos.

Scene III. Sosie craint pour son front le déshonneur qui couvre celui de son maître, & veut apprendre de la bouche de Cléanthis ce qui s’est passé. Il triomphe quand il sait que l’autre lui n’a pas voulu coucher avec sa femme. Sa joie éclate, & le courroux de Cléanthis augmente. Voilà encore une scene qui n’est pas dans Plaute, que les amateurs de l’antiquité ont critiquée par cette raison même, & que nous devons estimer, comme la derniere du premier acte, pour le plaisant & la variété qu’elles jettent dans la piece.

Scene IV. Jupiter annonce tout uniment qu’il vient pour goûter le plaisir d’un racommodement & se réconcilier avec Alcmene sous la figure du mari. Dans Plaute, Jupiter, pour nous dire la même chose, débite un long monologue, dans lequel, crainte que nous ne nous intéressions trop à la piece, & que nous ne soyons aiguillonnés par la curiosité, il nous répete encore tout ce qui arrivera & comment se fera le dénouement.

Scene VI. Ici la scene de raccommodement {p. 334}est, quant au fond, fort semblable à la latine : les deux héros ne se ressemblent pourtant guere. Le Galant latin est un grivois à qui la belle Alcmene est obligée de dire : finissez donc, tenez vos mains tranquilles. Le Galant françois va au même but, mais avec l’adresse & le jargon doucereux d’un petit-maître. L’un est un peu trop grossier, mais l’autre est par trop fade, & le spectateur est tenté de s’écrier avec Alcmene :

 . . . . . . .
 . . . . . .
 Ah ! toutes ces subtilités
 N’ont que des excuses frivoles.
 . . . . . . .
 . . . . . . .
Ce sont des contretemps que de telles paroles :
Ce détour ridicule est en vain pris par vous.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

L’Alcmene de Plaute dit encore dans cette scene à son époux, que Jupiter connoît son innocence. Après le raccommodement, Jupiter ordonne à Sosie d’aller prier le pilote Blépharon à dîner, pendant qu’il fera le sacrifice qu’il a promis à Jupiter : Sosie l’exhorte à ne pas y manquer, parceque le Seigneur Jupiter est vindicatif comme tous les diables. Je ne sais pas pourquoi Moliere n’a pas tiré parti de ces deux traits, qui sont d’un excellent comique, puisque le plaisant sort du fond de la scene & de la situation des personnages.

Acte III. Scene I.Moliere a fort prudemment {p. 335}abandonné la quatrieme scene du troisieme acte de Plaute, dans laquelle Mercure, nous enlevant encore le plaisir de toute surprise, nous rapporte, dans un très long monologue, ce qu’il va faire, & le comique qui en résultera. Notre Poëte, plus adroit, nous fait rire avant que de nous le promettre, & passe rapidement aux scenes comiques par la situation. Amphitrion revient, au désespoir de n’avoir pu trouver les personnes en état d’assurer qu’il n’a pas quitté l’armée.

Scene II. Dans cette scene, ainsi que dans celle de Plaute, Mercure insulte le malheureux Amphitrion, le menace de lui envoyer des messagers fâcheux s’il ne s’éloigne, & s’il trouble Amphitrion & Alcmene qui goûtent le plaisir de s’être raccommodés. Le pauvre époux est furieux. Les scenes sont exactement les mêmes ; cependant la latine est ennuyeuse, la françoise fait éclater de rire. Pourquoi cela ? Nous en avons déja dit la raison : dans la piece latine, Mercure nous ayant prévenus sur tout ce qu’il alloit faire, les incidents ne produisent plus aucun effet ; au lieu qu’ils ont toujours chez Moliere le mérite de la surprise, grace à l’économie théâtrale qu’il possédoit au suprême degré.

Scene III. Monologue de liaison très court.

Scene IV. Ici, de même que chez Plaute, Sosie amene les convives que Jupiter, sous la figure d’Amphitrion, lui a commandé d’aller chercher. Amphitrion, d’un autre côté, veut le punir des impertinences que Mercure lui a dites. Cette scene est très courte dans Moliere ; elle est très longue dans Plaute, & ne dit pas davantage. Le comique y est noyé ou répété.

{p. 336}

Scene V. Le fond de cette scene est encore dans Plaute. Jupiter, chez l’un & l’autre Auteur, vient imposer silence au mari qui fait tapage devant sa porte. Amphitrion, furieux, veut se venger : un convive les sépare, & ne peut distinguer quel des deux est le fourbe. Mais la scene latine est bien inférieure à la françoise, par un vice très ordinaire chez Plaute ; il y parodie en entier la scene que Mercure & Sosie ont eue ensemble ; ou, pour mieux dire, la scene des deux Amphitrion latins & celle de leurs deux Sosie se ressemblent entiérement, à quelques expressions près.

Ajoutons à la mal-adresse de cette scene, l’indécence avec laquelle Plaute fait battre Jupiter & Amphitrion à coups de poings, comme de vrais polissons, & nous aurons de la peine à nous imaginer que des personnes judicieuses aient pu balancer un instant sur le mérite des deux pieces. Continuons, & notre surprise augmentera.

Scene VI. Jupiter prie les convives d’aller se mettre à table. Sosie, qui meurt de faim, brûle d’être aux prises.

Scene VII. Au moment où Sosie veut aller manger comme quatre, Mercure vient l’en empêcher, & le rosse. Sosie a beau le prier de permettre qu’il soit son ombre, son cadet, il n’entend point raison, & Sosie s’écrie douloureusement :

 O Ciel ! que l’heure de manger,
Pour être mis dehors, est une maudite heure !

Cette scene est encore de l’invention de Moliere, & on ne peut disconvenir que l’idée n’en {p. 337}soit plaisante ; & elle est d’autant mieux imaginée, que les deux Sosie ayant ouvert la scene, il paroit raisonnable qu’ils se retrouvent aux prises dans le reste de la piece.

Dénouement.

Enfin, dans l’une & dans l’autre piece, Jupiter paroît dans une machine, au bruit du tonnerre, & déclare à l’époux qu’il est son imposteur. Ce dénouement paroîtra d’abord le même ; mais on ne tardera pas à sentir tous les défauts de l’original, & le mérite qu’il y a à les avoir évités. Dans la piece latine, Bromie, servante d’Amphitrion, vient dire au spectateur, dès le commencement du cinquieme acte, que Madame a mis au monde deux garçons, qu’elle a furieusement eu peur, parcequ’il a beaucoup tonné, & que Jupiter a paru devant elle pour lui dire que l’un des garçons étoit de sa façon. Elle trouve Amphitrion couché sur sa porte, tant il a été alarmé par le tonnerre ; elle lui raconte tout ce qu’elle nous a déja dit, & l’amuse ensuite en lui racontant l’histoire du gros garçon qui a étouffé deux serpents venus par les gouttieres. Elle lui répete, crainte qu’il n’en doute, que ce gros garçon n’est pas à lui. Amphitrion remercie Jupiter de ce qu’il a voulu se donner la peine de prendre sa place, cultiver son petit champ, peupler sa famille & tenir son épouse en haleine. Dans la seconde scene, Jupiter qui paroît, répete au Seigneur Amphitrion ce qu’on nous a déja dit deux fois dans ce même acte. Enfin Amphitrion emploie la troisieme & derniere scene à {p. 338}se féliciter de son bonheur. Un seul point l’embarrasse ; il ne sait pas si Madame Alcmene, accoutumée au pain de Junon, ne se dégoûtera point de l’ordinaire. Il se console en disant que Jupiter pourvoira sans doute à cet inconvénient, qui n’est pas petit en ménage, & il exhorte le spectateur à se retirer après avoir applaudi.

Vit-on jamais un dernier acte plus vuide d’action, plus mal tissu, plus plein de répétitions & d’indécences ? Moliere l’a fondu non seulement tout entier dans une scene, mais il a encore su ennoblir son héros, le faire parler & agir en Général d’armée.

Chez Plaute, Amphitrion se félicite & se fait féliciter par ses amis de la fortune qu’il va faire : chez Moliere, Amphitrion est un héros qui, remplacé par un Dieu dans le cœur de sa femme, est accablé par la toute-puissance, gémit en secret, & va cacher sa honte. Notre Amphitrion, trop honnête, trop grand pour se féliciter, n’a pas même à rougir des félicitations de quelques flatteurs insolents ; Sosie leur coupe très adroitement la parole.

Sosie.

Messieurs, voulez-vous bien suivre mon sentiment ?
  Ne vous embarquez nullement
  Dans ces douceurs congratulantes ;
  C’est un mauvais embarquement :
Et d’une & d’autre part, pour un tel compliment,
  Les phrases sont embarrassantes.
Le grand Dieu Jupiter nous fait beaucoup d’honneur,
Et sa bonté sans doute est pour nous sans seconde :
 Il nous promet l’infaillible bonheur
{p. 339}
 D’une fortune en mille biens féconde,
Et chez nous il doit naître un fils d’un très grand cœur,
  Tout cela va le mieux du monde :
  Mais enfin coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
  Sur telles affaires toujours
  Le meilleur est de ne rien dire.

Je le répete, & mes Lecteurs seront certainement de mon avis, Boileau & Madame Dacier ont été entraînés dans leurs jugements par le respect aveugle que l’on avoit jadis pour l’antiquité, & par l’idée où l’on étoit que nos génies ne pouvoient se mesurer avec les anciens, sans se montrer inférieurs : idée presque aussi ridicule, mais bien moins impertinente que notre mépris actuel pour les ouvrages du siecle passé, & la haute estime que nous avons de nos monstrueuses productions.

Après avoir mis en parallele Moliere & Plaute, il faut leur comparer Rotrou. La piece de ce dernier, intitulée les deux Sosie, est calquée presque entiérement sur l’Amphitrion du Poëte latin. On y voit à-peu-près les mêmes beautés & les mêmes défauts, avec cette différence que les acteurs n’y ont pas la mal-adresse de ne laisser rien à desirer au spectateur, & de l’instruire toujours de tout ce qui doit arriver ; mais, en revanche, Rotrou, supérieur à Plaute en cela, lui est inférieur quand il fait débiter son prologue par Junon, personnage tout-à-fait étranger à l’action, qui s’amuse à déclamer contre ses rivales l’une après l’autre, & à détailler les travaux qu’elle prépare au fils d’Alcmene. Elle auroit dû pour le moins attendre qu’il fût né.

{p. 340}

Prologue des deux Sosie de Rotrou.

Junon.

. . . . . . . . .
Mais qu’il naisse, & commence une incroyable histoire :
Sa peine avec usure achetera sa gloire :
Le noir séjour des morts, l’air, la terre, le ciel,
Vomiront contre lui tout ce qu’ils ont de fiel :
Mortel, il est l’objet d’une immortelle haine ;
Aussi-tôt que ses jours, commencera sa peine.
Les lions, les serpents, les hydres, les taureaux,
Seront de son repos les renaissants bourreaux ;
Et je regretterois une heure de sa vie,
Qui d’un nouveau travail ne seroit pas suivie, &c.

J’ai vu des personnes soutenir, avec la derniere opiniâtreté, que Moliere devoit à Rotrou l’idée du dialogue si plaisant entre Sosie & la lanterne figurant pour Alcmene, ainsi que toutes les scenes de Cléanthis avec son époux. Rien de moins vrai. Il suffit de savoir lire pour s’en convaincre. Sosie fait à sa lanterne, dans Rotrou comme dans Plaute, un récit très long, très ennuyeux, très bien circonstancié, du combat auquel il n’a pas assisté ; mais la prétendue Alcmene ne l’interrompt point ; Sosie & la suivante d’Alcmene, nommée Céphalie, ne se parlent jamais : ainsi nous pouvons dire que Moliere doit à son génie seul ce qui écarte la monotonie de son sujet & en varie le comique.

On assure encore que Moliere a copié plusieurs tirades entieres de Rotrou. Il m’est bien aisé de prouver le contraire en rapportant une scene dans laquelle les deux Auteurs ont suivi le même plan & les mêmes idées.

{p. 341}

ROTROU. Acte II. Scene I.

AMPHITRION, SOSIE.

Amphitrion.

Marche, tôt.

Sosie.

Je vous suis.

Amphitrion.

Marche, peste des hommes !

Sosie.

Tels sont nos attributs, malheureux que nous sommes !
Pestes, ivrognes, fous, impudents, effrontés ;
On nous donne à bon prix toutes ces qualités.
Défiances, soupçons, coups, injures, menaces,
Le servage est l’objet de toutes ces disgraces.

Amphitrion.

Tu murmures, pendard ?

Sosie.

Et, pour dernier malheur,
On y défend encor la plainte à la douleur.

Amphitrion.

Ma patience, ô Dieux ! est bien incomparable,
D’avoir pu si long-temps souffrir ce misérable !

Sosie.

Dites ce qui vous plaît, suivez votre courroux ;
C’est à moi de souffrir, puisque je suis à vous :
Mais je ne vous dirai, quelque sort qui me suive,
Que la vérité même, & que ce qui m’arrive...

Amphitrion.

Oses-tu, malheureux, encor me soutenir
Ce qui ne fut jamais, ni ne peut avenir,
Qu’étant ici présent, tu sois chez nous encore ?
{p. 342}

Sosie.

C’est l’effet d’un pouvoir que moi-même j’ignore :
Mais je ne vous mens point.

Amphitrion.

Misérable est celui
Sur qui pend le malheur qui t’attend aujourd’hui.

Sosie.

Je ne me défendrai d’un traitement si rude,
Qu’avecque la vertu qu’enjoint la servitude.

Amphitrion.

Ton impudence encor s’obstine à me jouer !
C’est bien haïr ta vie, il le faut avouer !
Tu m’oses soutenir, avecque tant d’audace,
Qu’un même homme, en même heure, occupe double place ?

Sosie.

Je le soutiens encor.

Amphitrion.

Te confondent les Dieux !

Sosie.

Leur foudre, si je mens, m’extermine à vos yeux !

Amphitrion.

Quelle confusion à la mienne est pareille ?
Et combien justement doutois-je si je veille !

Sosie.

Que desirez-vous plus ? je vous l’ai dit cent fois,
Et vous verrez l’effet s’accorder à ma voix.
A quoi tant répéter ce discours inutile ?
Me voici dans les champs, & je suis à la ville.
Parlé-je à cette fois assez disertement,
En termes assez clairs, assez distinctement ?
Nos fautes font, bien moins que votre défiance,
Ce malheur qui chez vous nous ôte la créance.
{p. 343}
Malheur, Amphitrion, à ceux que, comme moi,
Un sort abject & bas rend indignes de foi !

Amphitrion.

Traître, qui te croira ? quel esprit si crédule
Ne tiendra, comme moi, ce conte ridicule,
Que tu sois au logis & que tu sois ici ?

Sosie.

J’en suis le plus confus & le plus en souci :
Mais il n’est rien plus vrai.

Amphitrion.

Dessus quelle apparence
As-tu si fermement fondé cette assurance ?

Sosie.

Il est trop vrai, vous dis-je ; & cet étonnement,
S’il vous touche si fort, me touche également.
Je n’ai pas cru d’abord à cet autre moi-même,
J’ai démenti mes yeux sur ce rapport extrême ;
Mais j’ai tant fait enfin que je me suis connu,
Je me suis tout conté comme il est avenu,
Jusques à me citer la coupe de Pterele ;
J’ai mon nom, mon habit, ma forme naturelle ;
Enfin je suis moi-même, & deux gouttes de lait
N’ont pas, à mon avis, un rapport si parfait.
J’ai trouvé, quand, bien las, j’ai ma course achevée...

Amphitrion.

Quoi ?

Sosie.

Que j’étois chez nous avant mon arrivée.
Je travaillois ensemble & j’étois en repos,
Fatigué par les champs, & là frais & dispos.

Amphitrion.

Dieux ! comme il est troublé ! Cette disgrace insigne
{p. 344}
Est le fatal présent de quelque main maligne,
Quelque méchant esprit rencontré sur ses pas.

Sosie.

Vous l’avez deviné. Je ne le nierai pas,
Cette maligne main, si forte & si hardie,
D’un orage de coups m’a la joue étourdie.

Amphitrion.

Qui t’a battu ?

Sosie.

Moi-même.

Amphitrion.

Et pourquoi ?

Sosie.

Sans raison.

Amphitrion.

Toi ?

Sosie.

Moi, vous dis-je, moi, qui suis à la maison.

Amphitrion.

Ecoute, observe ici l’ordre que je desire,
Et réponds mot pour mot à ce que je vais dire :
Quel est premiérement ce Sosie inconnu
Qui t’a tout raconté ce qui t’est avenu ?

Sosie.

Il est votre valet.

Amphitrion.

Treve à sa courtoisie ;
Deux me sont superflus, & j’ai trop d’un Sosie.

Sosie.

Le Ciel ne soit jamais favorable à mes vœux,
Si je ne vous fais voir que vous en avez deux !
Celui que je vous dis, ma vivante peinture,
Passeroit pour moi-même aux yeux de la nature :
Il m’est pareil de nom, de visage, de port ;
{p. 345}
Il m’est conforme en tout ; il est grand, il est fort,
Et m’a de sa valeur rendu des témoignages :
Enfin je suis doublé, doublez aussi mes gages.

Amphitrion.

Un semblable miracle est trop prodigieux,
Pour m’en fier à moins qu’au rapport de mes yeux.
Mais as-tu vu ma femme ?

Sosie.

Ayant fait mon possible
Pour me rendre d’abord votre porte accessible,
Enfin, rompu de coups, j’ai rebroussé mes pas.

Amphitrion.

Et qui t’en a chassé ?

Sosie.

Moi, ne vous dis-je pas ?
Moi que j’ai rencontré, moi qui suis sur la porte,
Moi qui me suis moi-même ajusté de la sorte,
Moi qui me suis chargé d’une grêle de coups,
Ce moi qui m’a parlé, ce moi qui suis chez vous.

Amphitrion.

Le sommeil t’a surpris, t’a montré ton image,
Et ne t’a fait qu’en songe accomplir ton voyage.

Sosie.

Non, non, vos propres yeux vous le feront savoir ;
Ce n’est point en dormant que je fais mon devoir :
J’ai veillé pour mon mal, j’ai veillé pour ma honte ;
Veillant je me suis vu, veillant je vous le conte.
Je me suis de cent coups, veillant, froissé les os ;
J’ai veillé malheureux, & trop pour mon repos.

Amphitrion.

Hâtons-nous, suis mes pas, & m’oblige à te croire,
Faisant mes propres yeux témoins de cette histoire ;
Par cette vue enfin je resterai confus.
{p. 346}

Sosie.

Allons : mais que les coups, s’il se peut, n’en soient plus.

MOLIERE. Acte II. Scene I.

AMPHITRION, SOSIE.

Amphitrion.

Viens-çà, bourreau, viens-çà. Sais-tu, maître frippon,
Qu’à te faire assommer ton discours peut suffire ;
Et que, pour te traiter comme je le desire,
 Mon courroux n’attend qu’un bâton ?

Sosie.

 Si vous le prenez sur ce ton,
 Monsieur, je n’ai plus rien à dire,
 Et vous aurez toujours raison.

Amphitrion.

Quoi ! tu veux me donner pour des vérités, traître ?
Des contes que je vois d’extravagance outrés ?

Sosie.

Non, je suis le valet, & vous êtes le maître :
Il n’en sera, Monsieur, que ce que vous voudrez.

Amphitrion.

Çà, je veux étouffer le courroux qui m’enflamme,
Et tout du long t’ouir sur ta commission.
 Il faut, avant que voir ma femme,
Que je débrouille ici cette confusion.
Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton ame,
Et réponds mot pour mot à chaque question.

Sosie.

 Mais, de peur d’incongruité,
 Dites-moi, de grace, à l’avance,
De quel air il vous plaît que ceci soit traité.
Parlerai-je, Monsieur, selon ma conscience,
Ou comme auprès des grands on le voit usité ?
{p. 347}
 Faut-il dire la vérité,
 Ou bien user de complaisance ?

Amphitrion.

 Non, je ne te veux obliger
Qu’à me rendre de tout un compte fort sincere

Sosie.

 Bon : c’est assez ; laissez-moi faire :
 Vous n’avez qu’à m’interroger.

Amphitrion.

Sur l’ordre que tantôt je t’avois su prescrire...

Sosie.

Je suis parti, les cieux d’un noir crêpe voilés,
Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre,
Et maudissant vingt fois l’ordre dont vous parlez.

Amphitrion.

Comment, coquin !

Sosie.

Monsieur, vous n’avez rien qu’à dire,
 Je mentirai, si vous voulez.

Amphitrion.

Voilà comme un valet montre pour nous du zele !
Passons. Sur les chemins que t’est-il arrivé ?

Sosie.

 D’avoir une frayeur mortelle
 Au moindre objet que j’ai trouvé.

Amphitrion.

Poltron !

Sosie.

En nous formant, nature a ses caprices ;
Divers penchants en nous elle fait observer.
Les uns, à s’exposer, trouvent mille délices ;
 Moi, j’en trouve à me conserver.
{p. 348}

Amphitrion.

Arrivant au logis...

Sosie.

J’ai, devant notre porte,
En moi-même voulu répéter un petit
 Sur quel ton & de quelle sorte
Je ferois du combat le glorieux récit.

Amphitrion.

Ensuite ?

Sosie.

On m’est venu troubler & mettre en peine.

Amphitrion.

Et qui ?

Sosie.

Sosie : un moi, de vos ordres jaloux,
Que vous avez du port envoyé vers Alcmene,
Et qui de nos secrets a connoissance pleine,
 Comme le moi qui parle à vous,

Amphitrion.

Quels contes !

Sosie.

Non, Monsieur, c’est la vérité pure ;
Ce moi, plutôt que moi, s’est au logis trouvé ;
 Et j’étois venu, je vous jure,
 Avant que je fusse arrivé.

Boileau critiquoit ces deux derniers vers : il ne les trouvoit pas naturels, & il donnoit la préférence au vers de Rotrou qui rend la même idée :

J’étois chez nous long-temps avant que d’arriver38.

Nous ne nous amuserons pas à prononcer là-dessus ; {p. 349}nous ferions une faute bien plus essentielle que celle qui est reprochée par Despréaux, puisque nous deviendrions aussi minutieux qu’il l’est dans cette occasion.

Amphitrion.

 D’où peut procéder, je te prie,
 Ce galimatias maudit ?
 Est-ce songe, est-ce ivrognerie,
 Aliénation d’esprit,
 Ou méchante plaisanterie ?

Sosie.

 Non, c’est la chose comme elle est,
 Et point du tout conte frivole.
Je suis homme d’honneur, j’en donne ma parole ;
 Et vous m’en croirez s’il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n’être qu’un seul Sosie,
 Je me suis trouvé deux chez nous,
Et que, de ces deux moi, piqués de jalousie,
L’un est à la maison & l’autre est avec vous ;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
A trouvé l’autre moi, frais, gaillard & dispos,
 Et n’ayant d’autre inquiétude
 Que de battre & casser les os.

Amphitrion.

 Il faut être, je le confesse,
D’un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu’un valet de chansons me repaisse.

Sosie.

 Si vous vous mettez en courroux,
 Plus de conférence entre nous,
 Vous savez que d’abord tout cesse.
{p. 350}

Amphitrion.

Non, sans emportement je te veux écouter ;
Je l’ai promis. Mais dis, en bonne conscience,
Au mystere nouveau que tu me viens conter,
 Est-il quelque ombre d’apparence ?

Sosie.

Non, vous avez raison ; & la chose à chacun
 Hors de créance doit paroître ;
 C’est un fait à n’y rien connoître,
Un conte extravagant, ridicule, importun :
 Cela choque le sens commun,
 Mais cela ne laisse pas d’être.

Nous devons, je pense, trouver beaucoup d’art dans ce dernier couplet, dont l’idée n’est ni chez Plaute ni chez Rotrou. J’ai toujours vu que le spectateur, tout en riant des choses qui ne sont pas fondées sur la vérité, s’écrie : Quelle ridiculité ! quelle extravagance ! Faut-il qu’on soit obligé de rire d’une pareille folie ? Moliere prend les devants, & semble nous dire : « Ce que j’écris ici blesse à la vérité le sens commun, mais souvenez-vous que la piece est bâtie sur un fond fabuleux, que je vous l’ai annoncé, & que vous n’avez plus le droit de le critiquer. Livrez-vous uniquement au plaisir de rire ».

Amphitrion.

Le moyen d’en rien croire, à moins qu’être insensé ?

Sosie.

Je ne l’ai pas cru, moi, sans une peine extrême.
Je me suis, d’être deux, senti l’esprit blessé,
Et long-temps d’imposteur j’ai traité ce moi-même ;
Mais à me reconnoître enfin il m’a forcé ;
J’ai vu que c’étoit moi, sans aucun stratagême :
{p. 351}
Des pieds jusqu’à la tête il est comme moi fait ;
Beau, l’air noble, bien pris, les manieres charmantes,
 Enfin deux gouttes de lait
 Ne sont pas plus ressemblantes ;
Et, n’étoit que ses mains sont un peu trop pesantes,
 J’en serois fort satisfait.

Amphitrion.

A quelle patience il faut que je m’exhorte !
Mais enfin, n’es-tu pas entré dans la maison ?

Sosie.

 Bon, entré ! hé ! de quelle sorte ?
Ai-je voulu jamais entendre de raison ?
Et ne me suis-je pas interdit notre porte ?

Amphitrion.

Comment donc ?

Sosie.

Avec un bâton,
Dont mon dos sent encore une douleur très forte.

Amphitrion.

On t’a battu ?

Sosie.

Vraiment.

Amphitrion.

Et qui ?

Sosie.

Moi.

Amphitrion.

Toi ! te battre ?

Sosie.

 Oui, moi : non pas le moi d’ici,
Mais le moi du logis qui frappe comme quatre.

Amphitrion.

Te confonde le Ciel de me parler ainsi !
{p. 352}

Sosie.

 Ce ne sont point des badinages.
 Le moi que j’ai trouvé tantôt,
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages :
 Il a le bras fort, le cœur haut,
 J’en ai reçu des témoignages,
Et ce diable de moi m’a rossé comme il faut ;
 C’est un drôle qui fait des rages.

Amphitrion.

Achevons. As-tu vu ma femme ?

Sosie.

Non.

Amphitrion.

Pourquoi ?

Sosie.

 Pour une raison assez forte.

Amphitrion.

Qui t’a fait y manquer, maraud ? explique-toi.

Sosie.

Faut-il le répéter vingt fois de même sorte ?
Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi ;
Ce moi qui s’est de force emparé de la porte ;
 Ce moi qui m’a fait filer doux ;
 Ce moi qui le seul moi veut être ;
 Ce moi de moi-même jaloux ;
 Ce moi vaillant, dont le courroux
 Au moi poltron s’est fait connoître ;
 Enfin ce moi qui suis chez nous ;
 Ce moi qui s’est montré mon maître ;
 Ce moi qui m’a roué de coups.

Amphitrion.

Il faut que ce matin, à force de trop boire,
 Il se soit troublé le cerveau.
{p. 353}

Sosie.

Je veux être pendu, si j’ai bu que de l’eau !
 A mon serment on m’en peut croire.

Amphitrion.

Il faut donc qu’au sommeil tes sens se soient portés,
Et qu’un songe fâcheux, dans ses confus mysteres,
 T’ait fait voir toutes les chimeres
 Dont tu me fais des vérités.

Sosie.

 Tout aussi peu. Je n’ai point sommeillé,
  Et n’en ai même aucune envie.
  Je vous parle bien éveillé.
J’étois bien éveillé ce matin, sur ma vie ;
Et bien éveillé même étoit l’autre Sosie,
  Quand il m’a si bien étrillé.

Amphitrion.

 Suis-moi, je t’impose silence ;
 C’est trop me fatiguer l’esprit :
Et je suis un vrai fou d’avoir la patience
D’écouter, d’un valet, les sottises qu’il dit.

Sosie, à part.

Tous les discours sont des sottises,
Partant d’un homme sans éclat.
Ce seroient paroles exquises,
Si c’étoit un grand qui parlât.

Amphitrion.

 Entrons, sans davantage attendre.
Mais Alcmene paroît avec tous ses appas :
En ce moment sans doute elle ne m’attend pas,
 Et mon abord la va surprendre.

Cet exemple suffit pour prouver combien le style de Moliere est supérieur à celui de son prédécesseur.

{p. 354}

On croit que Moliere a imité le prologue d’Amphitrion de Lucien. Je me contenterai de transcrire le dialogue qui a donné lieu à cette opinion, & de rapporter ce que M. de Voltaire dit là-dessus dans ses Observations sur les Comédies de Moliere.

Dialogue de Mercure & du Soleil, de Lucien.

Mercure.

Arrête-toi, Soleil, l’espace de trois jours, & qu’il n’y ait cependant qu’une longue nuit : que les Heures détellent tes chevaux : éteins ton flambeau, & repose-toi.

Le Soleil.

Voilà des commandements bien étranges ! Est-ce que j’ai manqué à mon devoir ? Jupiter, pour me punir, veut-il que la nuit triomphe du jour ?

Mercure.

Non ; c’est qu’il en a besoin pour une chose d’importance.

Le Soleil.

Où est-il maintenant ?

Mercure.

Chez Alcmene, en Béotie.

Le Soleil.

Et une nuit ne suffit pas pour contenter ses desirs ?

Mercure.

Non pas cela, mais pour achever le héros qu’il a commencé.

Le Soleil.

Qu’il l’acheve, à la bonne heure. Mais cela ne se faisoit pas du temps de Saturne : il ne découchoit point d’avec Rhéa pour aller caresser la femme de son voisin : maintenant pour une P.... il faut bouleverser tout le monde. Cependant mes chevaux deviendront rétifs, faute d’exercice, {p. 355}& il naîtra des épines dans la carriere du soleil ; les hommes languiront dans les ténebres : & tout cela pour bâtir ce beau héros !

Mercure.

Tais-toi, qu’il ne t’en fasse repentir. Cependant je vais achever ma commission, & dire à la Lune qu’elle ne se hâte pas, & au Sommeil qu’il n’abandonne point les hommes, de peur qu’ils ne s’apperçoivent de ce changement.

M. de Voltaire va décider si Moliere a copié servilement Lucien.

« Ceux qui ont dit que Moliere a imité son prologue de Lucien, ne savent pas la différence qui est entre une imitation & la ressemblance très éloignée de l’excellent dialogue de la Nuit & de Mercure dans Moliere, avec le petit dialogue de Mercure & d’Apollon dans Lucien ; il n’y a pas une plaisanterie, pas un seul mot que Moliere doive à cet Auteur Grec. »

Il faut être juste : si nous avouons que Moliere fut heureux de trouver un beau sujet, travaillé déja par plusieurs Auteurs ; convenons aussi qu’il a vu bien mieux qu’eux & l’ordonnance générale & les détails. Il les a imités en grand homme, & ne les a point copiés. Son génie auroit-il pu s’y assujettir ? Non sans doute : & nous y aurions perdu.

Nicolas l’Heritier Nouvelon39 fit imprimer en 1639 une tragédie intitulée Amphitrion ou {p. 356}Hercule furieux. Nous pouvons nous dispenser de comparer cette piece à celles dont nous venons de parler.

CHAPITRE XVIII. §

L’Avare, comédie en cinq actes en prose, comparée pour le fond & les détails avec l’Aulularia de Plaute ; Arlequin & Célio, valets dans la même maison ; le Docteur bigot ; Arlequin dévaliseur de maisons ; la Fille-de-chambre de qualité ; Pantalon avare, canevas italiens ; avec la belle Plaideuse, comédie de l’Abbé de Bois-Robert ; l’Esprit, comédie de Pierre de Larivey ; l’Embarras des richesses, de Dalainval ; une scene de Mithridate de Racine, & deux traits imités par les Anglois.

On ignore quel jour vit paroître cette comédie pour la premiere fois : on sait seulement qu’elle n’eut que sept représentations dans sa nouveauté, & qu’elle fut redonnée avec tout le succès qu’elle mérite le 9 Septembre 1668. Cette piece est le meilleur modele d’imitation qu’on puisse offrir, & le plus étonnant. Les lazzis, les scenes, les situations, le caractere principal, rien n’est de l’invention de Moliere ; tout en est pris dans plusieurs pieces différentes, qui n’ont aucun rapport entre elles, & tout s’enchaîne cependant si bien dans la comédie dont il est question, que tout paroît avoir été imaginé pour elle. C’est dans cet ouvrage sur-tout que Moliere imitateur doit être admiré, & que nous devons examiner {p. 357}les finesses de son art avec l’attention la plus scrupuleuse. Comme nous allons le suivre pas à pas, pour ainsi dire, nous pouvons nous dispenser de donner un extrait à part de la piece.

L’Avare de Moliere.

Acte i. Scene iii. Harpagon, qui craint pour son cher trésor, met à la porte la Fleche, domestique de son fils. Il demande à voir ses mains ; il les examine toutes les deux, & veut ensuite voir les autres. Il cherche jusques dans les plis de ses habits, & lorsqu’il a bien fouillé par-tout, il lui dit : « Allons, rends-moi ce que tu m’as pris, sans te fouiller ». Il finit enfin par l’envoyer à tous les diables.

L’Aululaire de Plaute.

Acte iv. Scene v. Euclion trouve Strobile qui rode autour de l’endroit où il a caché son pot plein d’or. Il craint qu’il ne l’ait volé ; il veut voir une main, deux mains, la troisieme. Il cherche dans les plis du manteau de l’esclave, le lui fait secouer. Il lui dit ensuite : « Je renonce à chercher ce que tu m’as pris : allons, rends-le-moi de bonne grace ». Il le congédie, en priant tous les Dieux de le faire périr : « c’est, lui dit-il, la bénédiction que je te donne ».

 

L’Avare de Plaute demande à voir la troisieme main de Strobile ; celui de Moliere regarde dans les deux mains de la Fleche & veut ensuite voir les autres. On a beaucoup commenté là dessus sans décider si la demande d’Euclion est plus naturelle que celle d’Harpagon, ou moins forcée, parcequ’un homme n’a jamais trois ou quatre {p. 358}mains. Concluons que ces deux demandes sont sublimes & peignent bien un avare que la crainte d’être volé met hors de lui-même. Ces deux scenes sont tout-à-fait semblables.

L’Avare de Moliere.

Acte i. Scene v. Harpagon demande à son fils ce qu’il pense de Mariane, de ses charmes, de sa physionomie, de son air, de ses manieres : le fils croit qu’on veut la lui donner en mariage, il en est enchanté : il se trouve ensuite que le vieillard veut l’épouser.

Arlequin&Célio, valets dans la même maison.

Acte i. Scene iii. Magnifico a dessein de marier sa fille Eléonora ; il parle de ce mariage à Célio : celui-ci se persuade que Magnifico veut devenir son beau-pere, quand il voit tout-à-coup qu’il est question de faire épouser Eléonora par le Docteur.

 

La position d’un amant qui trouve un rival dans son pere est bien plus embarrassante pour lui, & bien plus comique pour le spectateur, que celle de Célio, puisqu’il ne doit rien à son concurrent, & qu’il peut le débusquer avec plus de facilité.

L’Avare de Moliere.

Acte i. Scene vii. Harpagon veut absolument marier sa fille à un vieillard qui la prend sans dot. On a beau lui peindre les dangers des mariages mal assortis, il n’oppose à tous ces raisonnements très solides, que la promesse qu’on lui a faite de prendre sa fille sans dot.

{p. 359}

L’Aulularia de Plaute.

Acte ii. Scene ii. Euclion accorde sa fille à un homme très âgé qui la lui demande en mariage, à condition qu’il la prendra sans dot. Il lui répete : « Gardez-vous bien d’oublier notre convention, savoir, que ma fille ne sera point dotée ».

 

La scene de Moliere, à la voir du côté que nous l’offrons, est meilleure que celle de Plaute, puisqu’Harpagon résiste par avarice aux prieres de sa fille, qui le conjure de ne point faire son malheur, & qu’Euclion, loin de savoir s’il rend sa fille infortunée, croit au contraire faire son bonheur en l’unissant à un homme assez généreux pour la prendre sans dot. Mais, avant que de finir cet article, j’aurai occasion de prendre la scene de Plaute d’un autre sens, & de prouver qu’elle est égale à celle de notre Poëte, si elle ne lui est pas supérieure.

L’Avare de Moliere.

Scene ix. Harpagon veut que Valere prenne sur sa fille un pouvoir absolu : il ordonne à Elise de faire tout ce que Valere lui dira, & il exhorte ce dernier à lui continuer ses leçons.

Arlequin&Célio, valets dans la même maison.

Magnifico remet à Célio tout le pouvoir qu’il a sur Arlequin, & le prie de lui donner des leçons.

 

Il ne sera pas besoin d’une grande éloquence pour prouver qu’il est bien plus comique d’entendre un pere exhorter l’époux secret de sa fille à lui continuer ses leçons, que de voir un maître de maison prier son commis de montrer la politesse à un domestique.

{p. 360}

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene i. La Fleche annonce à son maître qu’il lui a trouvé quinze mille francs à emprunter, mais au plus gros intérêt : de plus, le prêteur n’ayant que douze mille livres comptant, l’emprunteur sera obligé de prendre, pour les mille écus restants, un vieux lit, un fourneau de brique, un luth, un trou-madame, une peau de lézard, &c.

Il Dottore bachettone, ou le Docteur bigot.

Pantalon est obligé de faire un paiement : il n’a point d’argent ; il fait part de son embarras au Docteur dévot & grand usurier. Celui-ci lui dit qu’il n’a pas la somme nécessaire ; il lui promet de la trouver, s’il veut donner sa vaisselle en gage. Pantalon y consent ; mais le Docteur ne lui donne que les deux tiers de la somme : il lui fait voir une liste des choses qu’il lui destine pour l’autre tiers : ce sont de vieilles hardes, la barbe d’Aristote, la ceinture de Vulcain, &c.

 

Riccoboni, qui rapporte cette imitation, loue Moliere d’avoir écarté du comique de la liste, l’outré & l’extravagant que l’Auteur Italien y avoit mis. Pour moi, je trouve que la barbe d’Aristote & la ceinture de Vulcain figurent assez bien dans une liste présentée par un Docteur usurier, & charlatan par conséquent. Je crois même que si Moliere les avoit introduites dans la scene, elles n’auroient pas paru plus outrées que le trou-madame & la peau de lézard, &c.

Riccoboni applaudit encore beaucoup à Moliere pour avoir imaginé de faire supporter l’usure au fils même de l’Avare. Riccoboni ignoroit d’où Moliere avoit pris cette idée : le Lecteur va l’apprendre.

{p. 361}

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene ii & iii. Maître Simon, courtier d’usure, promet à l’Avare que l’emprunteur en passera par tout ce qu’on voudra : Harpagon se détermine à prêter au plus gros intérêt ; mais il n’est pas médiocrement surpris lorsqu’il découvre que son fils est l’emprunteur : d’un autre côté, Valere partage bien sa surprise ; tous les deux s’accablent de reproches.

La belle Plaideusede l’Abbé de Bois-Robert.

Ergaste, fils d’Amidor, riche, mais fort avare, est passionnément amoureux de Corine, fille d’Argine, qui plaide pour une grosse succession, & qui, faute d’argent, ne peut finir ce procès : Ergaste en cherche de tous côtés. Enfin un Notaire, nommé Barquet, vient lui annoncer qu’il a trouvé la somme qu’il cherche : il le met aux mains avec l’usurier.

Barquet.

Il sort de mon étude,
Parlez-lui.

Ergaste.

Quoi ! c’est là celui qui fait le prêt ?

Barquet.

Oui, Monsieur.

Amidor.

Quoi ! c’est là le payeur d’intérêt ?
(A son fils.)
Quoi ! c’est donc toi, méchant, filou, traîne-potence !
C’est en vain que ton œil évite ma présence,
Je t’ai vu.

Ergaste.

Qui doit être enfin le plus honteux,
Mon pere, & qui paroît le plus sot de nous deux ?
. . . . . . . . . .
{p. 362}

La scene imitée est meilleure que la scene originale. Voilà comme nous devons imiter, si nous le pouvons, ou ne point nous en mêler.

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene v. La Fleche emploie toute cette scene à peindre à Frosine l’avarice d’Harpagon.

L’Aululaire de Plaute.

Acte ii. Scene iv. Dans cette scene, Strobile ne fait que peindre à Congrion l’humeur avare de son patron.

 

Nous ne rapporterons pas ici les différents traits cités par la Fleche & Strobile, parcequ’ils nous serviront dans la suite à comparer les deux Avares.

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene vi. Frosine persuade à l’avare Harpagon que Mariane est éprise de lui, fait l’énumération des charmes que la belle lui trouve, & vante sur-tout l’aversion qu’elle a pour les jeunes gens.

Le Case svaligiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons.

Scapin fait croire à Pantalon que la jeune beauté dont il est épris le paie du plus tendre retour : elle est, lui dit-il, bien différente des autres femmes, puisqu’elle fait un cas singulier de la vieillesse, & qu’elle méprise les jeunes gens.

 

Ces deux scenes paroissent d’un égal mérite, si on les sépare des ouvrages auxquels elles tiennent : mais, dans la Piece Italienne, Pantalon fait présent de sa bourse à celui qui lui porte de bonnes nouvelles ; dans la Piece Françoise, Harpagon ne {p. 363}donne rien à Frosine. Cette différence seule annonce un homme supérieur. Mettre un vieillard amoureux aux prises avec une intrigante, qui le cajole, qui flatte son amour propre & sa tendresse ridicule, qui le prend par l’endroit le plus foible chez tous les hommes ; faire enfin sortir du combat l’avare vainqueur & triomphant, c’est-à-dire, sans délier sa bourse, tout cela me paroît autant de coups de pinceaux sublimes, qui peignent l’avarice poussée au dernier point.

Il y a une mauvaise piece de Chappuzeau, qui a paru sous différents titres : elle a d’abord été intitulée l’Avare dupé, ou l’Homme de paille, & ensuite la Dame d’intrigue, ou le Riche vilain. Moliere a bien pu prendre dans cette comédie l’idée d’introduire une intrigante chez son avare ; mais il l’a fait avec plus d’adresse & de décence, puisque la Dame d’intrigue de Chappuzeau se sauve chez Crispin, riche avare, en feignant d’éviter le courroux de son mari. Crispin l’a vue à Rouen, la reconnoît ; il couche avec elle, & c’est pendant ce temps-là qu’on enleve à l’avare Crispin, sa fille, un ballot, & son coffre-fort. Cette comédie a été donnée en 1663, & celle de Moliere a paru en 1668.

L’Avare de Moliere.

Acte iii. Scene vi. Harpagon donne des coups de bâton à Maître Jacques ; Valere en rit : Maître Jacques, scandalisé, menace Valere, qui feint d’avoir peur, & qui finit par rosser le faux brave.

La Cameriera nobile, ou la Fille-de-chambre de qualité.

Scapin reçoit des coups de bâton de Célio. Arlequin, camarade de Scapin, est indigné & menace Célio. Celui-ci {p. 364}feint d’avoir peur, recule quelques pas, puis il se redresse, fait reculer Arlequin à son tour, & finit par lui donner des coups.

 

Cette scene est encore dans Arlequin & Célio, valets dans la même maison : elle est aussi dans la Mere Coquette de Quinault, aux coups de bâton près : ensuite Regnard s’en est emparé, & l’a placée dans le Joueur. Mais elle est plus naturelle dans l’Avare que dans toutes les autres pieces ; elle y est sur-tout plus utile que dans les trois dernieres que nous avons citées, puisque c’est elle qui anime le cuisinier contre l’intendant, qui fait naître dans le premier le desir de se venger, & qui lui fait imaginer d’accuser l’intendant du vol dont l’Avare se plaint.

L’Avare de Moliere.

Acte iii. Scene xii. Cléante fait remarquer à Mariane un très beau diamant que son pere porte au doigt. Il l’exhorte à le voir de plus près, & la force à le garder. Harpagon, désespéré de perdre sa bague, fait des mines que son fils feint d’attribuer au chagrin de voir refuser son présent.

Le Case svaligiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons.

Scapin veut faire voir de près à la belle Angelica les bagues de Magnifico, & l’oblige à les garder, en lui disant que Magnifico lui en fait un présent. Le vieillard enrage ; mais, crainte de déplaire à sa maîtresse, il n’ose contredire Scapin.

 

Dans la Piece Italienne, la scene est fausse & mal-adroite, puisque Magnifico est un prodigue, & que par conséquent il ne doit pas souffrir en donnant une bague à sa maîtresse. Dans la Comédie {p. 365}Françoise, la même scene est sublime, en ce qu’elle met Harpagon dans la situation la plus pressante pour un avare, & la plus risible pour le spectateur40.

L’Avare de Moliere.

Acte iv. Scene iii. Harpagon a surpris Cléante baisant la main de Mariane, il se doute qu’on lui préfere son fils : il veut découvrir la vérité. Pour y réussir, il a un tête-à-tête avec Cléante. Il lui demande ce qu’il pense de sa future ; Cléante feint de n’en être pas émerveillé. J’en suis fâché, répond le pere. J’ai fait réflexion que je suis trop vieux pour l’épouser, & que tu aurois acquitté ma parole en lui donnant la main. Cléante, surpris, dit qu’il l’épousera par complaisance. Harpagon prétend ne vouloir pas lui faire violence : alors Cléante avoue sa passion pour Mariane : Harpagon lui ordonne d’y renoncer.

Mithridate de Racine.

Acte iii. Scene v. Mithridate apprend par la bouche de Pharnace, que Xipharès aime en secret Monime, & que Monime l’aime. Désespéré de trouver un rival chéri dans son fils, il rejette d’abord cette idée importune : il se livre ensuite aux soupçons ; &, pour découvrir la vérité, il fait appeller Monime ; il feint avec elle de se rendre justice, de se trouver lui-même trop vieux pour unir son sort {p. 366}au sien, & lui offre de céder ce bonheur à son fils Xipharès, pourvu qu’elle n’étende pas sa haine jusques sur lui. La Princesse, incertaine, interdite, ne sait si elle doit déclarer la tendresse qu’elle a pour Xipharès : elle l’avoue enfin, & Mithridate jure de faire périr son fils.

 

Monime & Cléante sont dans la même situation, ont les mêmes incertitudes, donnent également dans le piege qu’on leur tend. Harpagon & Mithridate, guidés par la même crainte, le même intérêt, ont recours à la même ruse ; & le dernier, au lieu de dire, Le Ciel en ce moment m’inspire un artifice, auroit fort bien pu s’écrier, Moliere en ce moment m’inspire un artifice. Mais il est à sa place dans la comédie, il est mesquin dans la tragédie : ce n’étoit donc pas la peine de l’y transporter. Racine semble s’être rendu justice sur le piege qu’il emploie, en mettant ce vers dans la bouche de son héros :

S’il n’est digne de moi, le piege est digne d’eux.

L’Avare de Moliere.

Acte iv. Scene iv. Maître Jacques veut mettre la paix entre Harpagon & Cléante, qui se disputent la possession de Mariane. Il les sépare, leur demande tout bas le sujet de la querelle, & fait croire à chacun d’eux que son concurrent lui laisse le champ libre.

La Cameriera nobile, ou la Fille-de-chambre de qualité.

Pantalon & le Docteur sont rivaux ; ils se querellent ; ils en viennent aux mains : Scapin les sépare à plusieurs reprises, les prend l’un après l’autre à l’écart, leur demande la raison pour laquelle ils se querellent, & termine {p. 367}pour un temps la dispute, en persuadant à chacun en particulier que son rival lui cede sa maîtresse.

 

Il est inutile de confronter les scenes que la situation amene naturellement dans les deux pieces.

L’Avare de Moliere.

Acte iv. Scene vi. La Fleche vole la cassette d’Harpagon : celui-ci s’apperçoit qu’on lui a dérobé son trésor ; il accourt en criant, & s’exprime ainsi :

Harpagon, criant.

Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu ! je suis assassiné ! on m’a coupé la gorge ! on m’a dérobé mon argent ! Qui peut-ce être ? qu’est-il devenu ? où est-il ? où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qu’est-ce ? Arrête. (Se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin !... Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, & j’ignore où je suis, qui je suis, & ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ! & puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, & je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m’est impossible de vivre ! C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré ! N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? Hé ! que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; & l’on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller querir la justice, & faire donner la {p. 368}question à toute ma maison, à servantes, à valets, à fils, à fille, & à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, & tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? est-ce mon voleur qui y est ? De grace, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, & se mettent à rire ; vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons, vîte, des Commissaires, des Archers, des Prevôts, des Juges, des chaînes, des potences, des bourreaux : je veux faire pendre tout le monde ; &, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

L’Aulularia de Plaute.

Acte iv. Scene viii. Strobile a volé la marmite pleine d’or qu’Euclion avoit cachée ; l’Avare s’apperçoit du larcin, il paroît en disant :

Euclion.

Au meurtre ! on m’assassine ! on me perce de coups ! A l’aide ! au secours ! Pour peu que vous soyez humains, sauvez-moi la vie ! Ah ! il n’est plus temps, barbares que vous êtes ! je péris ! je meurs ! je suis mort ! Où courrai-je ? où ne courrai-je point ? Arrêtez ! arrêtez ! tenez-le bien mon voleur ! prenez garde qu’il n’échappe ! Mais à qui en ai-je ? Qui est-il, cet exécrable homicide, ce voleur damnable, & pour qui la Justice la plus terrible ne sauroit inventer des tourments assez affreux ? Hélas ! hélas ! je ne le connois point ; & c’est là le comble de mon malheur ! Comment connoîtrois-je mon assassin ! mes yeux sont éteints. Je ne vois rien ; je marche en aveugle ; & certes, je ne puis pas user assez de ma raison pour savoir surement {p. 369}où je vais, où je suis, & qui je suis. Je vous prie, & par ce qu’il y a de plus sacré, je vous conjure, vous tous qui me dévorez des yeux, jettez un peu d’eau dans le brasier qui me consume ; assistez-moi ; faites-moi voir le scélératissime qui m’a arraché l’ame, qui m’a emporté le cœur en chair & en os : montrez-le-moi parmi tant de gens assis, qui, sous les dehors de l’honnête homme, cachent tous les sentiments du frippon. Qu’en dis-tu, toi ? J’ai résolu de compter sur ta bonne foi, de me reposer sur ta probité ; car je suis habile physionomiste, & je lis la pensée sur le visage. Qu’y a-t-il ? qu’avez vous à rire ? Pas un de vous ne m’est inconnu. Je sais qu’il y a dans votre assemblée quantité de voleurs ; je les vois d’ici. Hé bien ! quoi ? qu’est-ce ? Aucun n’a le mien ? Il n’est point parmi eux. Ah ! vous m’avez donné le coup de la mort ! Dites-moi donc qui est-ce qui a mon trésor. Au nom des Dieux ! dites-le-moi. Vous n’en savez rien ! O malheureux sort ! ô triste & déplorable destinée ! Me voilà tombé, précipité jusqu’au fond d’un abîme d’horreur ! je suis dans l’état le plus affreux de la vie ! Quelle épouvantable acquisition j’ai faite aujourd’hui ! les soupirs, les gémissements, le chagrin, la douleur, la pauvreté, la famine, ce sont là les biens dont cette funeste journée m’a enrichi ! Je suis le plus malheureux de tous les mortels ! Non, la terre n’en porte pas un seul qui soit aussi misérable que moi ! Après avoir perdu une si grosse somme en or, quel besoin ai-je de vivre ? Ce très cher & très précieux or, que je gardois avec un soin si extraordinaire, & à qui je pensois à tout moment.... Je me suis trahi moi-même ; j’ai été la dupe de mon trop de précaution. A présent les autres se réjouissent de mon trésor ; ils le dissipent, ils le perdent, ils le consument ; le tout à mon malheur & à ma perte ! La douleur me surmonte ; il faut que {p. 370}je cede, que je succombe : je ne saurois prendre patience dans un si grand renversement de fortune.

Cette scene est encore dans le troisieme acte d’Arlequin & Célio, valets dans la même maison, & dans le cinquieme de le Case svaligiate ; elle se trouve aussi dans l’Esprit, comédie de Pierre de Larivey. On sera peut-être bien aise de la voir, pour la comparer avec celles de Moliere & de Plaute. Il faut d’abord savoir que l’avare Severin cache sa bourse dans un trou, en conjurant cette bourse & le trou même de ne pas se laisser trouver.

Eh ! mon petit trou, mon mignon, je me recommande à toi, au nom de Dieu & de Saint Antoine de Padoue !

Malgré ses prieres, Desiré trouve la bourse la remplit de cailloux, prend l’argent & s’en va. Severin revient, s’apperçoit de la métamorphose, & s’écrie dans son désespoir :

Jésus ! quelle est légere ! Vierge Marie ! qu’est-ce-ci qu’on a mis dedans ? Hélas ! je suis perdu ! je suis détruit ! je suis ruiné ! Au voleur ! au larron ! Prenez-le : arrêtez tous ceux qui passent ; fermez les portes, les fenêtres, les haies ! Misérable que je suis ! où courir ? à qui le dire ?... Je ne sais où je suis, ce que je fais, ni où je fuis. (Aux spectateurs.) Hélas ! mes amis, je me recommande à vous tous ; secourez-moi, je vous prie ! Je suis mort ! je suis perdu ! Enseignez-moi qui m’a dérobé mon ame, ma vie, mon cœur & toute mon espérance ! Que n’ai-je un licol pour me pendre ! &c. &c.

En voilà assez pour prouver que cette scene a les beautés & les défauts de celle de Plaute. Il est singulier que, de tous les Auteurs qui l’ont mise sur la scene, aucun n’ait imaginé d’en retrancher cette malheureuse apostrophe faite au {p. 371}Public, & qui vient si mal à propos lui enlever le plaisir de l’illusion, en l’avertissant qu’il est à la comédie.

L’Avare, Acte v. Scene ii.

Maître Jacques, dans le fond du théâtre, en se tournant du côté par lequel il est entré.

Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout-à-l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds ; qu’on me le mette dans l’eau bouillante, & qu’on me le pende au plancher.

Harpagon, à Maître Jacques.

Qui ? Celui qui m’a dérobé ?

Maître Jacques.

Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, & je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.

L’Aululaire, Acte ii. Scene ix.

Anthrax.

Dromon, qu’on écaille ce poisson-là bien net. Toi, Macheriou, écorche le congre & la murene le plus vîte que tu pourras, & que je trouve à mon retour tout cela desossé. Je vais ici près pour emprunter à Congrion une poële à frire dont j’ai besoin pour ce coq-là : si tu l’entends, tu le plumeras de près, & il sera plus ras qu’un de ces jeunes Lydiens à qui l’on arrache le poil, afin qu’ils soient plus jolis dans leurs jeux.

Le Cuisinier François parle comme le Cuisinier Athénien, il tient à-peu-près les mêmes propos. Je veux croire que tout autre que Moliere les auroit aussi bien imités ; mais tout autre les auroit-il placés dans un instant où l’Avare, la tête pleine de son voleur, en entendant parler de pendre & d’écorcher, doit s’écrier nécessairement : Qui ? {p. 372}Celui qui m’a dérobé ? Tout autre auroit-il si bien saisi l’à-propos ? J’en doute.

L’Avare de Moliere.

Acte v. Scene ii. Maître Jacques apprend qu’on a volé à son maître une cassette pleine d’or ; il accuse l’Intendant, pour se venger des coups de bâton qu’il en a reçus.

Arlequin&Célio, valets dans la même maison.

Arlequin a volé une bourse, &, pour se venger de Célio qu’il déteste, il dit que Célio a fait le vol.

 

Ces deux scenes sont les mêmes, avec la différence cependant qu’Arlequin est un frippon, & que Maître Jacques est un honnête homme, quoiqu’un peu vindicatif.

L’Avare de Moliere.

Acte v. Scene iii. Harpagon, croyant à la déposition de Maître Jacques, accable Valere de reproches, & lui dit de venir confesser l’action la plus noire, l’attentat le plus horrible qui jamais ait été commis. Valere a secrètement épousé la fille d’Harpagon : il croit qu’on a découvert son mariage, avoue son crime, dit que l’amour l’a rendu coupable. Harpagon entend l’amour de ses louis d’or ; & après un quiproquo très long, Harpagon, déja trop malheureux par la perte de son trésor, apprend encore que sa fille a été subornée.

L’Aululaire de Plaute.

Acte iv. Scene x. Euclion est dans le plus grand chagrin de la perte de son trésor. Liconide, qui a violé la fille d’Euclion, qui lui a fait un enfant, paroît : il voit le désespoir du vieillard, croit en être la cause, lui avoue qu’il est coupable, mais qu’un Dieu a causé son crime. {p. 373}Euclion trouve ce Dieu fort mal-honnête, le croyant la cause du vol qu’on lui a fait : il découvre enfin que sa fille a été violentée par Liconide.

 

Le même quiproquo est dans Arlequin & Célio, valets dans la même maison. Nous avons vu qu’Arlequin vole une bourse & qu’il en accuse Célio. Magnifico accable de reproches Célio son commis : celui-ci, qui a une intrigue secrete avec la fille de la maison, se croit découvert, avoue une faute que la tendresse la plus vive lui a fait commettre, & dit qu’il n’a pu résister à l’éclat de deux beaux yeux. On croit qu’il parle de sa tendresse pour la bourse, & de l’amour que ses beaux yeux lui ont inspiré. Il confesse enfin sa véritable faute.

On peut encore voir cette scene dans la comédie de Pierre de Larivey, dont nous avons déja parlé. On amene à l’avare Severin un homme, en lui disant qu’on vient de le trouver : il croit qu’on lui parle du voleur qui lui a pris sa bourse, & fait le quiproquo d’Euclion, de Magnifico & d’Harpagon.

Il est clair que Moliere ne peut avoir employé les idées particulieres des différents Auteurs dont nous venons de parler, sans avoir emprunté auparavant d’eux des idées plus générales, c’est-à-dire, celles qui amenoient les scenes & les situations qu’il a transportées sur son théâtre. C’est dans cette imitation primitive qu’un poëte a besoin de plus de goût & de plus d’art, puisque c’est à elle qu’on doit tous les défauts & toutes les beautés des imitations particulieres qu’elle fait naître. C’est dans sa source qu’une fontaine doit être épurée, sans quoi le plus petit de ses canaux s’en ressent. Rendons cette vérité encore plus sensible par des exemples.

{p. 374}

L’Avare de Moliere.

Valere, aimé d’Elise, s’introduit chez Harpagon, pere de sa maîtresse, à titre d’intendant : il prêche sans cesse l’économie, pour flatter l’humeur avare d’Harpagon, qui lui accorde toute son amitié ; mais, en revanche, Maître Jacques, cocher & cuisinier de la même maison, a pour lui la plus grande haine.

Arlequin&Célio, valets dans la même maison.

Célio est amoureux de Léonora. Il imagine, pour lui parler commodément, de se présenter à titre de commis chez Magnifico, pere de la belle, riche négociant de Venise. La science du commerce qu’il feint de posséder, lui attire toute la confiance du vieillard, & toute la haine d’Arlequin, qui, étant valet dans la même maison, devient jaloux de son crédit, & n’oublie aucune occasion pour le détruire.

 

Il ne faut pas être fort clair-voyant, pour voir que Moliere a pris de l’Italien les amours de Valere & de Mariane, le déguisement du premier, la confiance de l’Avare pour son Intendant, la jalousie de Maître Jacques ; mais tout le monde apperçoit-il l’utilité des heureux changements que Moliere a faits en transportant cette portion de fable sur son théâtre ? Quoique légers en apparence, les plus grandes beautés en naissent naturellement. Célio n’est que l’amant d’Eléonora : Valere est secrètement l’époux d’Elise. Par cette différence seule, la décence est conservée, les leçons que l’Intendant va continuer à Elise, par l’ordre de son pere, deviennent plus piquantes ; par cette seule différence encore, la scene où l’Intendant, accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, {p. 375}en déclare un réel, est bien meilleure, & amene bien plus de trouble & d’embarras. Célio n’a qu’à confesser une inclination qui n’est pas un grand mal entre un commis & la fille de son bourgeois ; mais Valere, marié secrètement à Elise, ne peut que frémir en avouant à un pere offensé un attentat réel contre l’autorité paternelle.

Dans la Piece Italienne, Célio est commis ; dans la Piece Françoise, Valere est intendant : par ce changement seul, la haine de Maître Jacques est bien mieux fondée que celle d’Arlequin. Un commis n’a rien à démêler avec le valet de la maison, au lieu qu’un intendant, qui lésine sur la chandelle, le bois, l’avoine, le foin, & sur toutes les provisions, tant pour les hommes que pour les chevaux, doit nécessairement impatienter un domestique qui, grace à l’adresse de l’Auteur, a le double emploi de cuisinier & de cocher. Par-là, la vengeance de Maître Jacques est mieux motivée que celle d’Arlequin ; par-là Harpagon, apprenant l’intimité de sa fille avec un intendant, doit être dans une situation bien plus cruelle que Magnifico, parcequ’un négociant devient tous les jours le beau-pere d’un commis entendu, & qu’il n’est pas d’usage qu’on choisisse un gendre parmi ses domestiques.

L’Avare de Moliere.

Harpagon est épris des charmes de Mariane, jeune personne arrivée depuis peu à Paris. Cléante, fils d’Harpagon, n’a pu la voir sans ressentir pour elle la plus vive passion. Elle est reconnue à la fin de la piece pour la fille d’Anselme, qui la donne à Cléante.

{p. 376}

Le Case svaligiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons.

Magnifico est amoureux d’une jeune étrangere. Son fils Célio l’aime aussi ; il obtient la préférence : la belle se trouve ensuite fille du Docteur. On la marie à Célio.

 

Voilà encore un fond italien qui a fourni plusieurs scenes à Moliere, mais toutes sont embellies par les changements qu’il y a faits. Il suffit, pour en faire convenir le Lecteur, de lui dire que dans la Piece Italienne Angelica suit sans cesse les conseils d’Arlequin & de Scapin, qui sont deux insignes coquins, & qu’elle feint d’être une courtisanne. C’est sous ce titre qu’elle est aimée de Magnifico. Quand le Docteur la reconnoît pour sa fille, il faut qu’Arlequin rassure ce pere sur la conduite de sa fille, & que le pere croie de bonne foi un répondant si suspect. On voit combien d’indécences, de folies & d’invraisemblances, Moliere évite en faisant de Mariane une personne modeste, qui voyage sous la conduite de sa mere.

L’Avare de Moliere.

Anselme veut épouser Elise, fille d’Harpagon : trop content d’obtenir sa main, il ne demande point de dot. Mais Valere, qu’il reconnoît pour son fils, est marié secrètement à cette même Elise : il obtient pour lui le consentement de l’Avare.

L’Aulularia de Plaute.

Mégadore est amoureux de Phædrie, fille d’Euclion, & la demande en mariage : il offre de la prendre sans dot. Mais son neveu Liconide a violenté Phædrie ; elle est enceinte : son oncle la lui cede & obtient pour lui l’agrément de l’Avare.

 

{p. 377}

On voit clairement les beautés que Moliere a puisées dans la source latine : il en embellit une partie ; mais il en est d’autres qu’il a négligées. C’est très bien à lui, sans contredit, de ne pas faire violer Elise par Valere : mais pourquoi n’a-t-il pas mis en action la demande qu’Anselme fait d’Elise, lorsqu’il veut l’épouser sans dot ? L’Avare original est si sublime dans cette scene ! Mes Lecteurs ne peuvent en juger sans l’avoir sous les yeux.

L’Aulularia.

Acte ii. Scene ii. Il est bon de savoir, pour l’intelligence de la scene, que Mégadore, étant riche, a résolu de faire la fortune d’une fille sans bien, mais honnête. Il jette les yeux sur Phædrie, fille d’Euclion, qu’il croit misérable.

EUCLION, MÉGADORE.

Mégadore.

Je souhaite à Euclion un bonheur solide & constant. Que la bonne fortune vous accompagne par-tout, & qu’elle ne vous abandonne jamais !

Euclion.

Veuillent les Dieux vous être toujours propices, Mégadore !

Mégadore.

Comment va la santé ? Vivez-vous heureux & content ?

Euclion, à part.

Lorsqu’un riche prévient un pauvre, lorsqu’il lui marque de la douceur & de l’honnêteté, croyez-moi, cela ne se fait pas sans raison. Assurément, cet homme-là aura découvert que j’ai de l’or, & voilà le motif de sa civilité.

Mégadore.

Dites-vous que vous vous portez bien ?

{p. 378}

Euclion.

Non pas certes par la bourse : je ferois un gros mensonge si je disois que je suis sain de ce côté-là.

Mégadore.

Si vous avez l’esprit tranquille & la conscience nette vous êtes assez riche pour passer agréablement vos jours.

Euclion, à part.

Ah ! il n’en faut point douter : la vieille sorciere l’aura instruit du trésor : la chose est parlante. Ah ! puante charogne ! laisse-moi entrer seulement : si je ne te coupe la langue, si je ne t’arrache les yeux.... tu verras.

Mégadore.

Pourquoi parlez-vous ainsi seul ?

Euclion.

Je déplore ma misere. J’ai une grande fille à marier, & je n’ai point de dot à lui donner : personne ne la demandera ; & moi, je ne sais à qui l’offrir.

Mégadore.

Ne parlez point de cela, Euclion ; ayez bon courage : on vous donnera de quoi marier votre fille : moi-même, je m’offre à vous assister. Dites, quels sont vos besoins ? Vous n’avez qu’à commander.

Euclion, à part.

Bon ! bon ! fiez-vous-y ! voilà de mes gens. Cet homme-ci demande en promettant : il a la bouche avide & béante pour dévorer mon or. Il présente à manger d’une main, & de l’autre il porte la pierre. Je ne me fie point au riche qui est si doucereux, si libéral en paroles envers les pauvres. Quand un favori de la fortune met, comme par caresse, sa main dans la vôtre, comptez que c’est pour vous nuire. Je connois ces polypes, qui retiennent pour eux tout ce qu’ils ont touché.

{p. 379}

Mégadore.

Hé ! je vous prie, Euclion, faites-moi le plaisir de m’écouter un peu tranquillement : j’ai à vous entretenir d’une affaire qui concerne également vos intérêts & les miens.

Euclion, à part.

O funeste coup de foudre ! je suis écrasé ! je suis mort ! je suis réduit en poussiere ! Il n’est rien de plus vrai, on a forcé l’endroit de mon trésor, & on me l’a enlevé. C’est de cela, j’en suis très sûr, c’est de cela que ce méchant voisin veut me parler : il va me proposer un partage & un accommodement. Mais je crois que quelque Diable m’arrête : je devrois déja être à ma cheminée.

Mégadore.

Où courez-vous donc si vîte ?

Euclion.

Je suis à vous dans un instant. C’est que je me souviens de quelque chose qui demande nécessairement ma présence au logis.

Mégadore.

Par Pollux ! quand je lui demanderai sa fille en mariage, il s’imaginera sans doute que je me moque de lui. D’ailleurs, la pauvreté le rend le plus avare de tous les hommes.

Euclion, à part.

Les Dieux veulent que je vive encore. Tout va bien ; & tant que je posséderai mes cheres especes, je ne saurois périr. Si jamais homme a été saisi, transi de crainte, c’est moi, je vous le proteste, moi, avant de rentrer dans la maison. Je me tâtois pour voir si je vivois encore. (A Mégadore.) Me voici, Mégadore, tout prêt à vous donner audience. Qu’avez-vous, s’il vous plaît, à me communiquer ?

{p. 380}

Mégadore.

Je vous suis obligé d’être revenu, & je vous en remercie. Mais, en même temps, je vous demande une grace, c’est de vouloir bien répondre positivement à ce que je vous demanderai.

Euclion.

J’y consens, mais à condition que vous ne me demanderez rien que ce que je voudrai bien vous dire.

Mégadore.

Dites-moi, mon voisin, quel sentiment avez-vous de ma famille ?

Euclion.

Elle est honnête.

Mégadore.

Quelle idée avez-vous de notre bonne foi & de notre probité ?

Euclion.

On n’a rien à vous reprocher là-dessus.

Mégadore.

Que pensez-vous de nos actions ?

Euclion.

Innocentes & louables.

Mégadore.

Savez-vous mon âge ?

Euclion.

Je sais que vous avez déja un nombre d’années & beaucoup de bien.

Mégadore.

De mon côté, je vous déclare sincérement, & sans flatterie, que je vous ai toujours regardé comme un bon & fidele citoyen, & qu’encore aujourd’hui je fais le même jugement de vous.

{p. 381}

Euclion.

Fi ! cet encens-là sent mauvais : l’affamé flaire mon or. Hé bien, Monsieur, de quoi s’agit-il ?

Mégadore.

Puisque nous nous connoissons si bien, (& plaise au Ciel que la chose se tourne à notre avantage commun !) je franchis le pas ; & je vous prie de m’accorder mademoiselle votre fille en mariage. Promettez-moi que cela sera.

Euclion.

Ai-je bien entendu ? O Mégadore ! pour le coup je ne vous reconnois point. Est-ce là cet homme d’honneur ? Est-ce là ce voisin qui fait profession de droiture & de probité ? Ce que vous venez de me dire dément tout-à-fait votre vertu. Si je suis pauvre, du moins je suis sans reproche. Pourquoi donc vouloir me rendre ridicule auprès de vous & de votre famille ? Je ne sache point vous avoir ni rien fait ni rien dit qui ait pu m’attirer une moquerie si grossiere.

Mégadore.

J’en prends Pollux à témoin : je ne suis point venu ici pour vous tendre un panneau : il est faux que je me moque de vous ; & je serois un malhonnête homme si je le faisois.

Euclion.

Pourquoi donc me demandez-vous ma fille ?

Mégadore.

C’est afin que vous soyez mieux à cause de moi, & que je sois mieux aussi à cause de vous & des vôtres.

Euclion.

Voulez-vous bien, Monsieur, que je parle franchement ? Il me vient une pensée dans l’esprit. Vous êtes riche & puissant, vous avez une grosse fortune : moi, au contraire, je suis un petit homme pauvre, chétif, misérable, {p. 382}pied-poudreux, enfin un homme de néant, & le plus gueux de tous les humains. Cela supposé : si je marie ma fille avec vous, je m’imaginerai que vous êtes un bœuf, & que je suis un âne. Quand ma petitesse asinine sera accouplée à votre seigneurie cornue, & que je n’aurai point les reins assez forts pour porter le fardeau à pesanteur égale & proportionnément avec vous, adieu monsieur l’âne, le voilà étendu de son long dans un lit de boue. Vous, monsieur le bœuf, me voyant couché si mollement, vous commencerez à me lancer des œillades de mépris, & vous n’aurez pas plus de considération pour mon ânerie que pour un ânon encore à naître : vous deviendrez rude & méchant à mon égard ; & les gens de ma sorte viendront me rire au nez. Si nous nous séparons, je ne trouverai nulle part une étable pour me mettre à couvert : les ânes, mes confreres, me mordront ; les bœufs me donneront des coups de corne. Voilà le grand danger que je courrai, pour avoir voulu monter de l’ordre des ânes à celui des bœufs.

Mégadore.

Bœufs tant qu’il vous plaira : mais si votre bœuf est honnête animal, vous n’avez rien à craindre de son association : plus vous vous unirez avec les bons, quelque riches, quelque puissants qu’ils soient, ce sera toujours le mieux pour vous. Mais laissons les bœufs à la charrue : recevez ma proposition ; écoutez-moi favorablement, & ne me refusez point pour votre gendre.

Euclion.

Mais je vous annonce d’abord que je n’ai pas un sol à donner.

Mégadore.

Ne donnez rien. Une fille bien née, sage & de bonnes mœurs, apporte toujours assez de dot avec elle.

{p. 383}

Euclion.

Et c’est ce qui m’oblige à vous donner un avis : n’allez pas au moins vous mettre en tête que j’aie trouvé des trésors.

Mégadore.

J’en suis très persuadé ; l’avertissement est inutile : donnez-moi seulement votre parole sur ce que je vous demande.

Euclion.

Soit : puisque l’affaire est sérieuse, je ne suis pas assez mauvais pere pour empêcher la fortune de ma fille : je vous la promets donc. Mais... mais.... Ecoutons. O Jupiter ! n’entends-je pas ma perte !

Mégadore.

Quel mal vous saisit tout d’un coup ? Qu’avez-vous donc, beau-pere futur ?

Euclion.

Quel bruit viens-je d’entendre ? C’est comme des instruments de fer. Cela ne vous semble-t-il pas de même ?

Mégadore.

J’ai ordonné à mes gens de travailler à mon jardin ; & c’est peut-être ce que vous... Mais, qu’est donc devenu mon homme ? Il a encore disparu ; & me voilà presque aussi avancé que j’étois. Il me traite cavaliérement parcequ’il voit que je cherche son amitié. Il agit suivant l’usage ordinaire. Quand un riche vient trouver un pauvre pour lui demander quelque grace, le pauvre se défie : il se met d’abord sur ses gardes, & il craint d’entrer en matiere. Sa défiance le fait agir contre ses intérêts ; & puis, l’occasion s’est-elle évanouie, mon homme alors, ayant réfléchi plus sérieusement, en vient au repentir : il voudroit bien renouer l’affaire, mais il n’est plus temps.

Euclion.

Tiens, exécrable Mégere ! par Hercule ! vois quel horrible {p. 384}serment ! si je ne fais pas arracher & déraciner ta maudite langue, je te commande, je t’ordonne expressément de me livrer à qui tu voudras pour me faire l’opération dévirilisante.

Mégadore.

En vérité, Euclion, je vois bien qu’à cause que je ne suis pas fort loin de la vieillesse, vous me croyez propre à être votre dupe : cependant il me semble que je mérite mieux que cela.

Euclion.

Mégadore, je vous jure, par Pollux, que je n’en ai pas la moindre pensée ; & même, quand j’y penserois, il ne me seroit pas possible d’exécuter un si mauvais dessein.

Mégadore.

Finissons donc. A la fin m’accordez-vous votre fille ?

Euclion.

A la condition que je vous ai dite ; c’est que vous la prendrez sans dot.

Mégadore.

A cela près, vous me la promettez donc ?

Euclion.

Oui, sur mon honneur, je vous la promets. Le bon Jupiter veuille bénir votre union !

Mégadore.

Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il !

Euclion.

Je vous recommande instamment une chose : au nom des Dieux ! gardez-vous bien d’oublier notre convention ; savoir, que ma fille ne sera dotée de quoi que ce soit.

Mégadore.

Ne craignez rien : cela ne m’échappera pas de la mémoire.

{p. 385}

Euclion.

Mais je vous connois bien, vous autres gens à qui l’opulence donne du crédit & du pouvoir ; vous trouvez toujours quelque moyen de nous embarrasser : notre accord, direz-vous, n’est pas tel que vous le prétendez ; notre marché ne doit pas se prendre dans un sens absolu, précis, & indépendant de tout incident : enfin, quand l’envie vous en prend, vous ne manquez jamais de chicane ni de détours.

Mégadore.

C’est ce qui n’arrivera point : comptez sur ce que je vous dis ; nous ne plaiderons jamais l’un contre l’autre. Mais qu’est-ce qui empêche que nous fassions la noce dès aujourd’hui ?

Euclion.

Rien ; & le plutôt sera le meilleur.

Mégadore.

Je m’en vais donc ; & je donnerai mes ordres pour les préparatifs. N’avez-vous plus rien à me recommander ?

Euclion.

Je vous recommande ce que vous allez faire.

Mégadore.

Tout ira bien. Adieu. Allons : hé ! hé ! Strobile, hâte-toi de me suivre promptement au marché.

Euclion.

Le voilà parti. Dieux immortels ! j’en prends votre toute-puissance à témoin, qui pourroit exprimer combien l’or a de force sur les cœurs ? Je ne doute point que cet homme-là n’ait su par quelque endroit, que j’ai un trésor chez moi : il en est avide ; & c’est ce qui lui fait presser le mariage avec tant d’obstination & tant de vîtesse.

Je ne sais si tout le monde sera de mon avis ; mais je crois qu’Harpagon s’indignant aux premieres {p. 386}propositions qu’un homme opulent lui auroit faites d’épouser sa fille, Harpagon faisant des réflexions sur l’avidité des gens riches qui n’épousent que pour le devenir davantage, Harpagon craignant qu’Anselme n’ait découvert son trésor, Harpagon songeant aux dangers qu’on court en s’alliant à plus puissant que soi, ne cédant enfin avec peine, qu’après s’être assuré de la probité d’Anselme, de la promesse qu’il lui fait de prendre Elise sans dot, après avoir calculé les ressources que son avarice pourra se ménager avec un gendre si généreux ; je crois, dis-je, fermement qu’Harpagon auroit dans ce moment déployé son caractere avec autant d’énergie que dans toutes les autres situations où il se trouve, & que l’Auteur auroit pu, dans cette scene, faire briller toute sa philosophie : de cette façon, le rôle d’Anselme, qui est mauvais, seroit devenu bon & nécessaire à la piece. L’Auteur de l’Embarras des richesses s’est emparé avec succès de ce que Moliere a négligé.

 

La réflexion que nous venons de faire nous amene naturellement à comparer le caractere de l’Avare de Plaute avec le caractere de l’Avare françois. Nous ne saurions mieux le faire qu’en rapprochant premiérement ce qu’on a dit de l’un & de l’autre, pour prouver leur avarice ; secondement, ce qu’ils ont dit eux-mêmes, & ce qu’ils ont fait dans les diverses situations où les Auteurs les ont mis. Comme, dans les pieces bien faites, les principaux personnages se peignent plus souvent par leurs actions que par leurs paroles ; ou, comme leurs paroles tiennent si bien à la scene, qu’elles sont pour ainsi dire en action, nous ne {p. 387}séparerons pas du même cadre ce que chacun des Avares a fait d’avec ce qu’il a dit.

Caracteres de l’Avare de Plaute & de l’Avare de Moliere, comparés par ce qu’on dit d’eux. §

MOLIERE, Acte I. Scene I.

Valere, pour excuser l’amour qu’Elise a pour lui.

Quant aux scrupules que vous avez, votre pere lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde ; & l’excès de son avarice, & la maniere austere dont il vit avec ses enfants, pourroient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Elise, si j’en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n’en peut pas dire du bien.

Acte II. Scene V.

La Fleche, pour prouver à Frosine qu’elle ne pourra pas tirer de l’argent d’Harpagon.

Oh ! ma foi, tu seras bien fine si tu tires de lui quelque chose, & je te donne avis que l’argent céans est fort cher. Je suis votre valet, & tu ne connois pas encore le Seigneur Harpagon. Le Seigneur Harpagon est, de tous les humains, l’humain le moins humain ; le mortel, de tous les mortels, le plus dur & le plus serré. Il n’est point de service qui pousse sa reconnoissance jusqu’à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles, & de l’amitié, tant qu’il vous plaira ; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est rien de plus sec & de plus aride que ses bonnes graces & ses caresses ; & donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais je vous donne, mais je vous prête, le bon jour. . . . Je te défie d’attendrir, du côté de l’argent, l’homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie {p. 388}à désespérer tout le monde ; & l’on pourroit crever, qu’il n’en branleroit pas. En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur & que vertu, & la vue d’un demandeur lui donne des convulsions ; c’est le frapper par son endroit mortel, c’est lui percer le cœur, c’est lui arracher les entrailles ; & si.... Mais il revient, je me retire....

Maître Jacques, à Harpagon lui-même qui veut savoir ce qu’on dit de lui.

Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque par-tout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet, & que l’on n’est point plus ravi que de vous tenir au cul & aux chausses & de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps & les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous voulez obliger votre monde ; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour avoir mangé un reste de gigot de mouton ; celui-ci, que l’on vous surprit une nuit en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux ; & que votre cocher, qui étoit celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin voulez-vous que je vous dise ? On ne sauroit aller nulle part, où l’on ne vous entende accommoder de toutes pieces ; vous êtes la fable & la risée de tout le monde ; & jamais on ne parle de vous, que sous les noms d’Avare, de Ladre, de Vilain & de Fesse-Mathieu.

{p. 389}

PLAUTE, Acte II. Scene VI.

Strobile, pour prouver à Congrion que l’Avare ne se déterminera pas à faire de la dépense pour la noce de sa fille.

Ce vieillard est si avare, si dur à la desserre, qu’on tireroit plutôt de l’huile d’une pierre ponce, que d’avoir un denier de son argent. . . . . . . On l’entend même continuellement appeller à son secours les Dieux & les hommes ; crier qu’on l’abîme, qu’on le perd, qu’on renverse sa maison de fond en comble : & cela, pourquoi ? parcequ’il voit au-dehors un peu de fumée qui s’éleve de son tison. Va-t-il se coucher ? il prend fort bien la peine de lier la gueule du soufflet . . . . pour empêcher que pendant son sommeil, le soufflet ne perde un peu de son vent. . . . . . . . Il est juste que tu me croies sur cette matiere-là, comme tu veux que je croie tout ce que tu me dis. . . . Mais veux-tu savoir à quel autre excès il pousse l’extravagance de l’avarice ? Quand il se lave, il pleure l’eau qu’il est obligé de répandre : je veux qu’Hercule me punisse si je ne dis la vérité. . . . . . Ma foi, si tu lui demandois la famine pour t’en servir à quelque chose, il ne te la donneroit jamais. Autre trait fort plaisant ! il y a quelque temps que le barbier lui coupa les ongles ; que fait notre homme ? il ramasse soigneusement toutes les rognures ; & pour ne rien laisser perdre, il les emporte comme quelque chose de précieux... Un jour un oiseau de proie lui enleva son manger : l’Avare court au préteur, il gémit, il pleure, il hurle ; il se plaint amèrement du larcin que le brigand ailé lui a fait ; enfin, il présente au magistrat une requête pour faire citer sa partie à comparoître, sous peine de condamnation par défaut, & pour obtenir permission de lui susciter un {p. 390}procès criminel. Il a sur son compte cent autres exemples de cette nature-là ; &, si nous avions le temps, je me ferois un plaisir de te les rapporter.

Maître Jacques & Strobile sont deux très bons peintres. Le dernier est trop outré quelquefois, & son émule a très bien fait de lui abandonner la rognure des ongles que l’Avare ramasse, & la gueule du soufflet qu’il bouche la nuit. Maître Jacques n’auroit-il pas bien fait encore de laisser Strobile s’égayer avec l’oiseau de proie qu’on voudroit traîner devant le magistrat, & de ne pas faire assigner le chat à son exemple ?

Les deux caracteres comparés par ce qu’ont dit & fait les deux Héros. §

Harpagon cache son trésor dans son jardin, non dans un coffre-fort, parcequ’un coffre est une amorce pour les voleurs.

 

Euclion cache son pot plein d’or dans son foyer, ensuite dans le Temple de la Fidélité, après cela dans un bois consacré au Dieu Silvain.

 

Les inquiétudes d’Euclion, qui l’obligent à changer continuellement son trésor, peignent bien un avare. Harpagon laisse toujours le sien au même endroit ; mais il nous dit qu’on n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidelle ; il nous donne la raison pour laquelle il ne l’a pas dans son coffre-fort. Tout cela marque qu’il est sérieusement occupé de sa cassette, qu’il a mûrement réfléchi avant que de la loger, & ses réflexions peignent l’avarice aussi bien que les irrésolutions d’Euclion.

Harpagon veut que le valet de son fils attende {p. 391}son maître dans la rue, parceque ses yeux furetent par-tout ; mais, avant que de le chasser, il le fouille, il examine ses deux mains, & demande à voir les autres.

 

Euclion met à la porte sa servante, parceque ses yeux sont dans un mouvement continuel. Il fouille ensuite le valet d’un étranger, il l’oblige à montrer ses deux mains, & ensuite les autres.

 

Harpagon fait voir qu’il est plus raisonnable qu’Euclion, puisqu’il fouille seulement les personnes qu’il a droit de fouiller, & qu’il ne chasse de chez lui que les domestiques qui n’y sont pas absolument nécessaires ; mais Euclion mettant à la porte sa propre servante, Euclion fouillant de force un esclave sur lequel il n’a aucune autorité, fait bien mieux éclater son avarice qu’Harpagon : l’avarice ne mesure pas toutes ses actions.

 

Harpagon, forcé de donner une collation, prie son intendant de renvoyer les restes au marchand. Il est contraint de donner à souper, il recommande qu’on ne serve que des mets bien gras & qui rassasient d’abord.

Il ordonne à ses valets de ne point provoquer les gens à boire, & de ne leur en porter que lorsqu’ils en auront demandé plusieurs fois.

 

Euclion voudroit bien acheter quelque chose pour le repas de noce de sa fille : il a été au marché, il a trouvé la viande trop chere ; le poisson n’est pas à meilleur marché. Il laisse à son gendre le soin d’acheter tout ce qu’il faut pour le festin, encore est-il fâché qu’il ait fait apporter beaucoup de vin : il soupçonne qu’on a dessein de {p. 392}l’enivrer pour lui voler ensuite son trésor, & projette de boire de l’eau toute pure.

 

Harpagon, dans les détails & les apprêts de ses deux repas, est plus comique qu’Euclion ; mais celui-ci n’achetant ni viande ni poisson, parceque l’un & l’autre sont trop chers, me paroît plus avare. Je le trouve sublime, sur-tout lorsqu’il craint qu’on veuille l’enivrer pour le voler ensuite, & qu’il se condamne à l’eau.

 

Harpagon veut se pendre si on ne lui rend pas l’argent qu’on lui a volé.

 

Euclion, dans un moment où il a eu peur d’être volé, s’écrie : « Si cela me fût arrivé, il ne me restoit que la corde, encore eût-il fallu l’acheter ».

 

Ce trait d’un homme qui, obligé de se pendre, regrette la corde qu’il faudroit acheter, ce trait, dis-je, me paroît de la plus grande vigueur. Il faut que Moliere l’ait oublié. Il n’est pas possible qu’il ne l’ait pas senti, non plus que celui-ci :

 

Le Maître du quartier a fait avertir qu’il distribueroit de l’argent : Euclion desireroit ne pas abandonner un ou deux écus qui lui reviennent ; outre que ce seroit autant de perdu, il donneroit à soupçonner qu’il a de l’or chez lui : d’un autre côté, il craint beaucoup de quitter son cher foyer, parcequ’il y a caché son trésor. Quel parti prendre ? Il voudroit pour une obole, oui pour une obole, être déja de retour.

 

La situation d’un avare qui craint de perdre deux écus, ou de quitter un moment son trésor, n’est-elle pas excellente à saisir ? Ne trouve-t-on pas encore sublimes les exclamations de cet avare, {p. 393}qui, pour bien peindre le desir qu’il a de se revoir auprès de son pot d’or, dit qu’il donneroit une obole, oui une obole, répete-t-il, comme s’il parloit d’une somme bien forte ? Je suis encore fâché que notre Poëte n’ait pas enrichi notre théâtre de ce trait ; mais nous devons le lui pardonner, en faveur de ceux qu’il n’a pas empruntés de Plaute. Je vais les réunir dans un petit espace, pour qu’on puisse les appercevoir tout d’un coup, & voir que le portrait françois offre un plus grand nombre de coups de pinceau fortement prononcés.

Euclion ne redoute pas, comme Harpagon, ses propres enfants ; il ne laisse pas manquer sa fille même des choses les plus nécessaires, & ne l’oblige point par-là à chercher quelque consolation dans les bras d’un homme à qui elle s’unit secrètement ; il n’engage pas aussi son fils, par le même esprit d’avarice, à puiser des secours ruineux dans la bourse des usuriers ; il n’exhorte pas ce fils à placer à honnête intérêt, c’est-à-dire au denier douze, l’argent qu’il gagne au jeu. Euclion ne fait pas lui-même l’indigne métier d’usurier, comme Harpagon, qui, loin de rougir quand il est découvert par son fils, a le courage de lui reprocher la honte qu’il y a à se ruiner par des emprunts usuraires, & ne voit pas celle dont il se couvre lui-même en ruinant les jeunes gens de famille qui s’adressent à lui.

Enfin Harpagon se montre plus avare qu’Euclion, en exhortant ses domestiques à ne pas frotter les meubles trop fort, crainte de les user ; en conservant assez de sang-froid lorsque son fils se trouve mal, pour songer au remede qui coûtera le moins, & lui conseiller en conséquence d’aller {p. 394}boire un verre d’eau ; en voulant se mettre en dépense pour faire écrire en lettres d’or sur la cheminée de la salle à manger, une sentence qui l’a charmé, Il faut manger pour vivre, & non pas vivre pour manger41, parcequ’il croit par-là contenir l’avidité de ses convives ; en souhaitant que Valere eût laissé noyer Elise, pourvu qu’il ne l’eût pas volé.

C’est sur-tout au dénouement que l’avare Harpagon triomphe de l’avare Euclion ; c’est là qu’il l’attend pour le terrasser. Euclion se corrige, & donne pour dot à sa fille ce pot plein d’or qui lui a causé tant de soucis. Harpagon, plus ferme, plus décidé, conserve toujours son caractere, cede sa fille, renonce même à l’amour qu’il a pour Mariane, à condition qu’on lui rendra sa cassette ; &, quand tout le monde cherche à peindre sa joie, il exprime la sienne, en s’écriant : Allons revoir ma chere cassette.

Les Italiens ont une comédie très ancienne, que Moliere n’a vraisemblablement pas connue, puisqu’il n’en a pas tiré une scene qui, selon moi, est de toute beauté, & qui auroit surement ajouté {p. 395}un nouveau mérite à sa piece. Le Lecteur pourra bientôt en juger. La Piece Italienne est intitulée : Pantalon avare.

 

Pantalon tient un trésor caché sous son lit, qui, en conséquence, n’a pas été fait depuis dix ans, puisqu’il ne permet l’entrée de sa chambre à qui que ce soit. Il s’enferme seul ; il prend son cher trésor, le met sur la table, s’assied à côté de lui, l’admire, le regarde avec complaisance, l’embrasse à plusieurs reprises, lui donne les noms les plus tendres, & lui prodigue les épithetes les plus flatteuses. Oui, mon cher ami, lui dit-il, tu feras toujours mes délices, nous ne nous séparerons point, nous vivrons ensemble dix ans, vingt ans, trente ans, & puis.... & puis je mourrai, & il faudra nous quitter. Quoi ! nous nous séparerons ! Tu ne seras pas enterré avec moi ! O dieux ! est-il possible ! j’aurai sacrifié mon repos, mon plaisir, ma réputation même, pour te mettre dans l’état où tu es ; j’aurai veillé nuit & jour pour te conserver, & tu me quitteras ! Ah ! quelle ingratitude ! Cette idée me désespere, me poignarde. Loin de t’aimer maintenant, tu me fais horreur. Pour toi je me suis fait détester toute ma vie de mes voisins, de mes parents, de ma femme, de mes enfants, &, pour ma récompense, j’aurai la douleur mortelle de me séparer de toi ! Je t’abhorre !... Pantalon s’approche alors de son trésor pour le disperser avec mépris, s’en débarrasser : mais il le voit ; sa passion renaît ; il le regarde avec tendresse, se précipite sur lui, le met dans son sein, & tout en gémissant de l’instant fatal qui doit les séparer, il dit qu’il aura du moins le bonheur de le posséder sans partage tant qu’il vivra.

 

Cette scene, dont je ne donne qu’une simple esquisse, est plus ou moins vive, selon le talent de l’acteur qui la joue ; mais le fond est {p. 396}excellent. Je suis si persuadé de sa bonté, je crois tellement qu’elle auroit paré la piece de Moliere, que je ne changerai pas d’avis, à moins que tous mes Lecteurs, sans en excepter un seul, ne soient d’un avis contraire : alors il faudra bien se rendre. Quant au plan général de la Piece Françoise, il est si supérieur à ceux des comédies où Moliere a puisé ses matériaux, qu’il ne souffre point de comparaison. Nous avons parlé de ce chef-d’œuvre assez long-temps, & peut-être trop, au sentiment de quelques personnes ; mais tant pis pour elles.

CHAPITRE XIX. §

George Dandin, oule Mari confondu, comédie en prose, en trois actes, comparée, pour le fond & les détails, avec deux Nouvelles de Bocace, & un Conte de d’Ouville.

Cette piece parut à Versailles le 15 Juillet 1668, & à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 9 Novembre suivant. Tout le monde sait que George Dandin, riche paysan, a eu la folie de s’allier à la Noblesse, en épousant Angélique, fille de M. de Sotenville, Gentilhomme campagnard. Madame Dandin méprise, comme de raison, son mari, & lui joue quantité de tours très sanglants. Le plus comique est celui-ci. Elle quitte le lit de son époux, pour joindre Clitandre son amant : Dandin s’en apperçoit, croit avoir trouvé un sûr moyen de confondre sa femme aux yeux de M. & de Mad. de Sotenville, refuse constamment {p. 397}de la laisser rentrer : alors elle feint d’être réduite au désespoir, & de se donner la mort, voulant se ménager le plaisir de faire pendre son époux. Dandin, alarmé, sort pour voir si sa femme auroit eu réellement la malice de se tuer : il ne trouve personne, veut rentrer ; mais Angélique & Claudine, sa suivante, se sont glissées adroitement dans la maison, se mettent à la fenêtre, accablent le malheureux Dandin d’injures, le font passer pour un ivrogne, un coureur de nuit, un libertin, dans l’esprit de M. & de Mad. de Sotenville qui paroissent à l’instant même, & qui achevent de désespérer le pauvre époux en lui vantant le bonheur qu’il a de tenir à une famille dans laquelle la vertu est aussi héréditaire aux femelles que la valeur aux mâles.

Voilà, en peu de mots, ce qu’il est nécessaire d’avoir présent à la mémoire, pour comparer la piece de Moliere avec les deux Nouvelles de Bocace dont elle est tirée. Voyons premiérement celle qui fournit à la belle Angélique le moyen de confondre son époux.

Nouvelle LXIV, Tome 2.

Il y avoit autrefois à Atezzo un homme riche, nommé Tofan, qui avoit épousé une belle jeune fille, nommée Gitte. Il ne fut pas plutôt marié, qu’il devint le plus jaloux de tous les hommes. La belle s’en apperçut, & en eut beaucoup de déplaisir. Elle lui demanda souvent quel étoit le sujet de sa jalousie : mais elle n’eut pour réponse que les mauvaises raisons qu’on a coutume d’alléguer en pareil cas. Sa jalousie alla enfin si loin, qu’elle resolut de le faire mourir d’un mal qu’il craignoit à l’avance sans fondement. Elle crut s’appercevoir qu’un honnête homme {p. 398}de son voisinage sentoit pour elle quelque chose de tendre : elle trouva moyen de lui faire savoir qu’elle lui rendoit bonne justice. Elle mit en peu de temps les choses en tel état, qu’elle n’attendoit qu’un moment favorable pour l’exécution de son dessein. Entre les autres défauts de son mari, elle remarqua qu’il aimoit fort à boire. Non seulement elle l’applaudissoit en cela, mais même elle étoit la premiere à le solliciter à la débauche. Il s’y accoutuma si bien, qu’elle le faisoit enivrer quand elle vouloit ; & quand il étoit ivre, elle le mettoit au lit. Elle profitoit de ce temps-là pour se trouver avec son galant ; ce qu’elle faisoit avec tant de confiance, qu’elle l’introduisoit non seulement chez elle, mais l’alloit même trouver chez lui, où elle passoit la plus grande partie de la nuit. Le mari s’étant apperçu que, quand elle le faisoit boire, elle ne buvoit jamais, entra dans quelques soupçons, & se douta de la vérité. Pour se convaincre de ce qui en étoit, il fut une grande partie du jour en ville sans boire, & se rendit le soir chancelant & tombant comme s’il eût été l’homme le plus ivre qui fût jamais. Sa femme, le voyant dans cet état, crut qu’il n’étoit pas nécessaire de le faire boire davantage, & le fit mettre au lit incontinent. Il ne fut pas plutôt couché & endormi, selon les apparences, qu’elle alla chez son amant, où elle fut jusqu’à minuit. Tofan se leva peu de temps après, ferma bien sa porte par dedans, & demeura à la fenêtre, pour voir revenir sa femme, & lui faire connoître qu’il n’étoit pas si dupe qu’elle croyoit. Il eut le temps de s’y enrhumer : mais enfin elle revint, & trouvant la porte fermée, elle fut dans un chagrin mortel. Elle fit tout ce qu’elle put pour l’ouvrir de force ; mais elle ne put jamais en venir à bout. Son mari la laissa essouffler pendant quelque temps, & lui dit enfin : C’est temps perdu ; tu ne saurois entrer : retourne d’où tu viens : {p. 399}tu ne mettras jamais le pied dans ma maison, que je ne t’aie fait la honte que tu mérites, en présence de tes parents & de mes voisins. La belle eut beau le conjurer de lui ouvrir, & lui protester qu’elle ne venoit pas d’où il croyoit, mais de chez une voisine où elle avoit été veiller, parceque les nuits étant longues, & n’ayant point de compagnie, elle étoit obligée d’en aller chercher chez ses voisines ; ses prieres ne servirent à rien, son original de mari étant résolu de faire éclater leur commune infamie. Les prieres ne pouvant l’émouvoir, elle en vint aux menaces, & lui dit que, s’il ne lui ouvroit, elle le perdroit. Et que peux-tu me faire, répondit le mari ? Plutôt que de souffrir, repliqua-t-elle, la honte dont tu veux me couvrir sans sujet, je me précipiterai dans ce puits. Comme tu passes avec justice pour un ivrogne de profession, tout le monde croira que tu m’y auras jettée, & alors on te fera mourir comme un meurtrier, à moins que tu ne te sauves par la fuite. Cette menace ne produisant pas plus que les prieres : Dieu te le pardonne, dit la belle, il faut donc voir si tu te trouveras bien de m’avoir mise au désespoir. La nuit étoit des plus obscures, & la belle s’étant avancée du côté du puits, prit une grosse pierre qu’elle jetta dedans, après avoir crié tout haut : Mon Dieu ! veuillez me pardonner. Tofan entendant le bruit que la pierre avoit fait en tombant, ne douta point que sa femme ne se fût jettée dans le puits. La peur le prend ; il sort sans fermer sa porte, & va voir s’il ne l’entendroit pas débattre. La belle qui s’étoit cachée près de la porte, entre d’abord qu’il fut sorti, ferme bien la porte sur elle, se met à la fenêtre où étoit son mari, & lui dit : Il y faut mettre de l’eau quand on le boit, & non pas quand on l’a bu. Tofan entendant sa femme, vit bien qu’il étoit pris pour dupe, retourne à la porte qu’il trouve fermée, & commence à son tour à prier {p. 400}qu’on lui ouvre. La belle ne parlant plus en suppliante : Ivrogne fâcheux que tu es, lui dit-elle, tu n’entreras point. Je suis lasse de tes débauches. Je veux que tout le monde sache ta belle vie, & à quelle heure tu reviens au logis. Tofan, au désespoir de se voir la dupe & la victime de la malice de sa femme, commence à crier & lui dire des injures. Les voisins, entendant ce tintamarre, sortent aux fenêtres, & demandent la raison d’un si grand bruit. C’est ce malheureux, répondit la belle en pleurant, qui revient ivre toutes les nuits. Il y a long-temps que je souffre ses débauches, & j’ai voulu le laisser dehors une fois, pour lui faire honte, & pour l’obliger par-là à mieux vivre à l’avenir. Tofan de son côté contoit comment la chose s’étoit passée, & la menaçoit beaucoup. Voyez un peu quelle effronterie, disoit-elle aux voisins ! Tout le monde voit qu’il est dehors, & il a encore l’impudence de nier ce que je dis. Vous pouvez par-là juger de sa sagesse & de sa bonne foi. Il a fait ce dont il m’accuse, & a jetté une grosse pierre dans le puits, croyant m’épouvanter. Plût à Dieu s’y fût-il jetté tout de bon, & que le vin qu’il a trop bu se fût bien trempé ! Les voisins, voyant toutes les apparences contre Tofan, commencerent à le blâmer, & à lui dire des injures, pour avoir mal parlé de sa femme. Le bruit fut si grand, & alla si promptement de voisin en voisin, qu’il parvint enfin aux parents de la belle. Ils y accoururent, & s’étant informés des uns & des autres de la vérité du fait, ils se saisirent de Tofan, & le rosserent si bien, qu’ils penserent l’assommer : après cette belle expédition, ils firent ouvrir la porte, ramasserent toutes les nippes de la belle que l’un d’eux amena chez lui. Tofan fut quelques jours au lit, soit de chagrin ou des coups qu’il avoit reçus : & sentant, mais un peu tard, que son esprit jaloux lui avoit fait faire {p. 401}une sottise ; aimant d’ailleurs sa femme avec passion, trouvant, moyen en employant quelques amis, de la ravoir, il promit de n’être plus jaloux, & lui permit de faire tout ce qu’elle voudroit, à condition que ce seroit si secrètement & avec tant de précaution, qu’il n’en auroit aucune connoissance. Ainsi Tofan, comme un sot parfait, fit la paix après le dommage reçu.

Gitte feint de se jetter dans un puits ; Angélique fait semblant de se tuer d’un coup de couteau : voilà toute la différence qu’il y a dans le tour que jouent ces deux honnêtes femmes à leurs époux. La malice a la même cause, le même but, le même succès. J’ignore pourquoi Moliere a préféré le poignard à l’eau. Le puits cependant pouvant se trouver très naturellement devant la maison d’un paysan, m’a toujours paru aussi commode pour faire aller la machine comique, & sur-tout beaucoup plus propre à l’illusion. Je m’en suis convaincu en voyant jouer Pantalon avare, comédie italienne, dans laquelle on a mis en action le conte de Bocace.

Pantalon ne veut point ouvrir sa porte à sa femme & à sa fille, qui sont sorties pendant la nuit. Elles feignent de vouloir se donner la mort ; elles prennent deux grosses pierres & les jettent dans un puits. Les Comédiens, pour ajouter à l’illusion, ont soin de faire mettre un bassin d’eau dans la machine qui représente le puits : de cette façon le spectateur, entendant le bruit que la pierre fait en tombant dans l’eau, n’est pas surpris de la crédulité du mari. Elle est en effet bien mieux fondée que celle de Dandin, puisque, lorsque sa femme lui dit qu’elle se tue, rien {p. 402}n’annonce qu’elle dit vrai, & qu’il est obligé de l’en croire sur sa parole.

C’est assez raisonner sur une chose qu’il étoit bon, à la vérité, de faire remarquer, mais sur laquelle nous ferions mal de nous appesantir. Passons au second conte, & voyons les richesses que Moliere y a puisées.

Nouvelle LXVIII, Tome 2, page 133.

Henry Berlinguier, riche marchand de Florence, eut envie de s’anoblir par le mariage, comme c’est assez l’ordinaire parmi les gens de cette profession : il épousa une fille de qualité, nommée Simone, qui n’étoit nullement son fait. Comme les marchands font de fréquentes absences, la belle, qui se trouvoit souvent veuve, se rendit amoureuse d’un jeune Cavalier nommé Robert, qui lui avoit fait long-temps la cour. Elle en usa avec si peu de précaution, que le mari en ayant eu connoissance, ou par soi-même, ou par quelque rapport, & devenu le plus jaloux de tous les hommes, demeura chez lui, & donna tous ses soins à bien garder sa femme. Elle avoit un chagrin extrême d’une contrainte qui la mettoit dans l’impossibilité de voir son amant. Son esprit étant continuellement occupé, soit par son penchant naturel, soit par les réitérées sollicitations du cavalier, à chercher quelque expédient pour se voir, elle crut en avoir trouvé un. Elle avoit remarqué que son mari s’endormoit difficilement, mais qu’étant une fois endormi, il dormoit profondément : elle fit savoir à son amant de venir à sa porte vers minuit, avec promesse de l’aller trouver aussi-tôt que le mari seroit endormi : & comme sa chambre donnoit sur la rue, elle l’avertit que pour être informée de son arrivée elle mettroit un fil à la fenêtre dont un bout pendroit dans la rue à hauteur d’homme, & l’autre demeureroit dans sa chambre pour {p. 403}se l’attacher au pied d’abord qu’elle seroit couchée ; qu’il n’avoit qu’à tirer ce fil ; que si le jaloux étoit endormi elle laisseroit aller son bout, & iroit lui ouvrir ; mais que s’il ne l’étoit pas, elle le retiendroit, afin qu’il n’eût pas la peine d’attendre inutilement. Robert, content de l’expédient, fut plusieurs fois au rendez-vous, vit quelquefois sa belle, & quelquefois s’en retourna sans la voir. Il arriva enfin que Simone dormant, & le mari s’étant éveillé, & promenant ses pieds par le lit, rencontra le fil : & comme tout fait peur à des esprits prévenus, il ne douta point qu’il n’y eût du mystere ; mais il en fut entiérement persuadé, lorsqu’y ayant porté la main, il trouva qu’il étoit attaché aux gros doigt du pied de sa femme, & que sortant par la fenêtre, il descendoit dans la rue : il coupa doucement le fil, & se l’attacha au même endroit, pour voir ce qui en arriveroit. A peine l’avoit-il fait, que le cavalier arrive à la porte, & tire le fil un peu plus fort qu’à l’ordinaire, & le fait rompre ; ce que le cavalier expliquant favorablement, il attendit tranquillement sa belle. Le mari saute à son épée, & va à la porte, résolu de charger tout ce qu’il trouveroit. Il ouvrit si brusquement, que le cavalier, se défiant que c’étoit le jaloux, commence à prendre la fuite, & l’autre à le poursuivre. Robert, qui étoit armé, voyant qu’il étoit toujours poursuivi, met l’épée à la main, & tourne visage. Ils se chamaillerent long-temps sans se faire aucun mal. Les voisins ayant entendu le bruit, sortirent aux fenêtres, & dirent plusieurs injures aux combattants. Berlinguier ne voulant pas être reconnu, se retira aussi savant qu’il étoit venu. La belle s’étant éveillée pendant le combat, & trouvant son fil coupé, ne douta point que son intrigue ne fût découverte, & que son mari n’eût poursuivi Robert. Ne sachant comment se tirer d’un si mauvais pas, elle se {p. 404}leva en diligence, & crut avoir trouvé de quoi se disculper. Elle appelle sa servante, qui savoit sa vie, & qui lui rendoit charitablement tous les services qu’elle pouvoit, & fit tant, qu’elle l’obligea à se mettre au lit en sa place, & à souffrir patiemment, sans se faire connoître, les coups que son mari pourroit lui donner ; avec promesse de l’en récompenser si bien, qu’elle auroit lieu d’être contente. Cela étant fait, elle éteignit la chandelle que le mari, par jalousie, tenoit toute la nuit allumée, & alla se cacher, en attendant le dénouement de la comédie. Berlinguier n’eut pas plutôt le pied dans sa chambre, qu’il se mit à crier comme un enragé : Où es-tu, scélérate ? il ne te sert de rien d’avoir éteint la lumiere ; tu ne m’échapperas pas. En disant cela, il arrive au lit, où croyant trouver sa femme, il donne mille coups à la servante, lui meurtrit tout le visage, & enfin lui coupe les cheveux, avec des injures que l’honnêteté ne permet pas de rapporter. La pauvre créature pleuroit avec raison de tout son cœur : & quoiqu’elle dit de temps-en-temps, hélas ! j’en ai assez ; sa voix étoit si languissante, & le jaloux si transporté, qu’il ne reconnut jamais son erreur. Etant enfin las de la battre & de l’injurier : Infame, lui dit-il, en sortant, je ne veux plus de toi. Je vais appeller tes parents, & les instruire de ta bonne vie. Ils te traiteront comme ils voudront ; mais pour moi je ne veux jamais te voir. La belle, qui n’étoit pas éloignée, entendant sortir son mari, retourne à sa chambre, rallume la chandelle, & trouve sa servante dans le plus pitoyable état du monde. Elle la consola du mieux qu’elle put, la renvoya dans sa chambre, lui fit faire secrètement tout ce qui lui étoit nécessaire, & la récompensa si grassement, aux dépens de son mari, qu’elle auroit été prête à se faire rebattre ; ensuite elle fit son lit, s’habilla bien proprement, & se mit à coudre {p. 405}avec autant de tranquillité, que s’il ne lui fût rien arrivé. Cependant Berlinguier arrive toujours courant à la porte de ses beaux-freres & de sa belle-mere : il frappe, on lui ouvre, & à sa voix tout le monde se leve. On lui demande le sujet de son voyage à une heure si indue. Il leur conte l’aventure d’un bout à l’autre ; &, pour leur faire voir qu’il ne disoit rien que de vrai, il leur montre les cheveux qu’il croyoit avoir coupés à sa femme, leur déclare qu’il ne veut jamais la revoir, & les prie de s’en charger. Les freres, outrés de ce qu’ils venoient d’entendre, qu’ils ne croyoient que trop véritable, font allumer des flambeaux, & se mettent en devoir d’aller chez leur sœur, résolus de lui faire un méchant parti. La mere, toujours prête, selon l’ordinaire des Dames, à faire grace aux foiblesses de la nature humaine, les suit en pleurant, & priant tantôt l’un, tantôt l’autre, d’examiner les choses avant que de les croire si fortement. La colere, disoit-elle, grossit toujours les objets. D’ailleurs ne peut-il pas avoir maltraité sa femme, & vouloir se disculper aux dépens de son honneur ? Ma fille a été trop bien élevée pour être capable d’une action si lâche. La vertu est héréditaire dans notre maison, & il y a assurément ici du plus ou du moins. Aussi-tôt que la belle, qui s’étoit postée sur l’escalier, vit venir ses freres, elle se leva pour aller à eux. Qu’est ce-ci, Messieurs, leur dit-elle ? vous est-il arrivé quelque chose de fâcheux, qui vous oblige à me venir voir à cette heure ? Ses freres, la voyant tranquille & dans son état ordinaire, modérerent leur colere. Votre mari se plaint fort de vous, Madame, & le mieux pour vous est de nous dire au vrai ce qui en est. Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit la belle avec beaucoup de sang froid, & j’ai de la peine à croire que mon époux se plaigne de moi. Berlinguier, qui croyoit lui avoir mis le visage en capilotade, & qui n’en {p. 406}appercevoit aucune marque, la regardoit avec une surprise, qui le faisoit paroître hors de sens. Ses freres lui ayant conté ce que son mari leur avoit dit, sans oublier le filet, & les coups qu’il lui avoit donnés : Trouvez-vous du plaisir, Monsieur, dit la belle, en se tournant vers son mari, à forger des chimeres pour me déshonorer, en vous déshonorant vous-même ? ou avez-vous envie de passer pour méchant mari, ne l’étant point ? Depuis hier au soir à dix heures vous n’avez pas été, je ne dis pas avec moi, mais même au logis : dites-moi, de grace, quand est-ce que vous m’avez battue ? car pour moi je n’en ai aucune mémoire. Comment, perfide ! répondit Berlinguier, ne nous couchâmes-nous pas hier au soir ensemble ? ne revins-je pas après avoir couru votre galant ? ne vous donnai-je pas mille coups ? & ne vous coupai-je pas les cheveux ? Je réponds aux deux premiers articles, répliqua la belle, par un désaveu formel, faute de meilleure preuve : mais pour les deux autres, j’ai de quoi vous confondre. Vous n’avez jamais eu la hardiesse de mettre la main sur moi. On ne traite pas de cette maniere les femmes de ma qualité, & si vous aviez eu l’impudence de l’entreprendre de votre vie, je vous aurois dévisagé. Vous m’avez battue hier au soir ! montrez-moi, s’il vous plaît, les coups : on n’en guérit pas en si peu de temps. Si vous m’avez coupé les cheveux, je ne m’en suis pas apperçue ; il est aisé de savoir la vérité : &, en disant cela, elle se décoeffe, & fait voir de beaux & de longs cheveux. Faut-il faire tant de fracas pour rien, dirent alors les beaux-freres de Berlinguier ? Vous voilà confondu pour une partie, & il y a apparence que vous ne vous tirerez guere bien du reste. Berlinguier étoit si déconcerté de ce qu’il voyoit, que plus il vouloit parler, plus il se brouilloit. La belle voyant son désordre avec plaisir : Je vois bien, Messieurs, {p. 407}dit-elle à ses freres, qu’il veut m’obliger à vous faire le détail de sa vie. Je suis bien persuadée que ce qu’il vous a dit lui est arrivé. Cet honnête homme, qui devroit baiser la terre où je marche, & se faire honneur d’une alliance comme la nôtre, me traite de la maniere du monde la plus indigne. Il ne fait que courir de cabaret en cabaret ; & quand il est crevé de vin, il va de courtisanne en courtisanne, & me fait attendre toutes les nuits, dans l’état que vous m’avez trouvée, souvent jusqu’à minuit, & quelquefois jusqu’au matin. Vous verrez qu’étant ivre à son ordinaire, il est allé coucher avec une femme de mauvaise vie, & qu’après son réveil s’étant trouvé le fil au pied, il a fait les extravagances dont il vous a parlé, l’a battue, lui a coupé les cheveux, & a cru m’avoir fait tout cela. Voyez un peu sa mine : il n’est pas encore désenivré. Cependant ne vous formalisez point, je vous prie, de toutes les pauvretés qu’il vous a dites de moi. Comme je lui pardonne de bon cœur, pardonnez-lui aussi. Comment, ma fille, dit alors la mere, avec des yeux étincelants de colere, des infamies de cette nature doivent-elles se pardonner ? Un homme que nous avons tiré de la poussiere & de la bassesse de sa condition, un petit marchand de pommes cuites, traitera comme une misérable, une femme de votre qualité ! Ces petites gens venus du village, & faits comme des ramonneurs de cheminée, n’ont pas plutôt gagné trois sols, qu’ils veulent s’allier aux plus illustres maisons ; ils font ensuite faire des armes, & ne font que parler de leurs ancêtres, comme s’ils étoient d’une grande antiquité ! Si j’en avois été crue, on vous auroit mariée, ma fille, à un homme de votre qualité, & vous n’auriez jamais été femme de ce faquin, qui, par reconnoissance des bontés qu’on a eues pour lui, va crier à minuit que vous êtes une femme de mauvaise vie. Mais, Messieurs, {p. 408}vous l’avez voulu, & c’est vous aussi qui devez venger l’outrage qu’on fait à votre sang. Je ne sais ce que vous ferez, continua-t-elle, parlant encore à ses fils ; mais je sais bien que, si j’étois en votre place, il lui en coûteroit la vie. Les freres, outrés au dernier point, mais toutefois moins violents que la mere, lui firent une rude mercuriale, accompagnée de tout ce qu’on pourroit dire d’outrageant au dernier & au plus infame de tous les hommes, & finirent enfin par lui dire qu’ils lui pardonnoient pour cette fois, à condition qu’il seroit plus sage à l’avenir, mais que, s’il lui arrivoit jamais rien de pareil, ils le paieroient de tout à la fois. Tout le monde s’étant retiré, Berlinguier demeura comme un homme hors du sens, ne sachant s’il avoit songé cela, ou s’il l’avoit fait au pied de la lettre. Plus d’affaires entre lui & sa femme, qui, par cette adresse, sut non seulement se tirer d’un si dangereux pas, mais se mit même en état de pouvoir tout faire impunément.

C’est dans cette derniere nouvelle que Moliere a puisé la sotte vanité de George Dandin qui s’allie à une famille au-dessus de la sienne. C’est là qu’il a pris le caractere de M. de Sotenville, qui reproche sans cesse à son gendre l’honneur qu’il lui a fait en lui donnant sa fille ; & celui de Mad. de Sotenville, qui ne croit pas qu’une femme née d’elle puisse manquer à son devoir. C’est encore là qu’il a pris le dédain offensant avec lequel Angélique regarde & traite un mari qu’elle croit son inférieur. C’est enfin dans ce conte que Moliere a puisé la morale qui naît tout naturellement du sujet, & qui donne une si belle leçon à l’humanité. Remercions Moliere de l’avoir mise en action.

Dans la premiere scene du second acte, Lubin {p. 409}demande à Claudine un petit baiser, en rabattant sur leur mariage. Claudine répond : Hé que nenni, j’y ai déja été attrapée. Cette plaisanterie est prise du premier conte du sieur d’Ouville.

Naïveté d’une femme à son mari.

Une jeune fille ayant été un an durant fiancée avec un jeune homme de fort bonne volonté, il la sollicita plusieurs fois durant cette année de vouloir contenter ses desirs, & de mettre à fin leur mariage, dont quelques obstacles retardoient l’accomplissement en ce qui est des cérémonies de l’Eglise ; mais cette jeune fille, sourde à toutes ses prieres, ne lui voulut rien accorder, quoiqu’elle en fût tous les jours extrêmement importunée, dont le jeune homme se réjouissoit en lui-même, croyant que ce refus procédoit d’une grande retenue & honnêteté qu’il estimoit être en elle. Enfin l’heureux jour de leur mariage arrive : après que le jour se fut passé en bal & festins, il fut question d’aller coucher la mariée ; son homme ne tarda guere. Comme il fut dans le lit avec elle, il lui dit : Eh bien ! m’amie, c’est à ce coup que je vous tiens, & que vous ne sauriez plus me refuser ce dont il y a si long-temps que je vous importune : maintenant que je suis en plein pouvoir, & qu’il n’y a plus de moyen de s’en dédire, je vous veux franchement avouer que vous avez très bien fait de ne m’avoir rien voulu accorder auparavant notre mariage, & que je ne le faisois que pour vous éprouver ; car si vous eussiez été facile pour condescendre à ma volonté, je vous proteste que je ne vous aurois jamais épousée. A quoi la jeune fille, sans considérer ce qu’elle disoit, repart tout-à-l’heure : Vraiment, je n’avois garde d’être si sotte, j’y avois déja été attrapée deux ou trois fois.

On a imprimé, dans une vie de Pocquelin & {p. 410}dans l’Histoire du Théâtre, que Moliere avoit mis dans sa piece des traits arrivés à un homme puissant qui étoit un vrai Dandin. On ajoute que l’Auteur, craignant son courroux, fut le trouver, lui lut sa comédie, & que le héros rit le premier des plaisanteries ou des traits satyriques qui l’auroient choqué sans cette précaution. Les contes que j’ai cités démentent cette fausseté, en indiquant les véritables sources dans lesquelles Moliere a puisé.

CHAPITRE XX. §

Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet en trois actes en prose, comparée, pour le fond & les détails, avec un canevas italien intitulé Le Disgrazie d’Arlichino, les Disgraces d’Arlequin ; une Farce de Chevalier ; & une ou deux pages de Ne pas croire ce qu’on voit, histoire espagnole.

Cette piece, faite & jouée pour le Roi à Chambor, au mois de Septembre 1669, fut représentée sur le théâtre du Palais Royal le 15 Novembre de la même année. Ce fut à cette représentation que la Troupe de Moliere prit pour la premiere fois le titre de Troupe du Roi. Grimaret, Auteur d’une vie de Moliere, dit que Pourceaugnac fut fait à l’occasion d’un Gentilhomme Limousin, qui, un jour de spectacle, & dans une querelle qu’il eut sur le théâtre avec les Comédiens, étala une partie du ridicule dont il étoit chargé. Grimaret ajoute que cet original ne le porta pas {p. 411}loin, & que Moliere, pour se venger du campagnard, le mit sur le théâtre, & en fit un divertissement au goût du public. Robinet appuie cette anecdote dans une lettre en vers, du 23 Novembre, où il fait mention de Pourceaugnac.

Enfin j’ai vu semel & bis
La perle, la fleur des Marquis,
De la façon du sieur Moliere,
Si plaisante & si singuliere :
Tout est, dans ce sujet follet
De comédie & de ballet,
Digne de son rare génie,
Qu’il tourne certe & qu’il manie
Comme il lui plaît incessamment,
Avec un nouvel agrément,
Comme il tourne aussi sa personne,
Ce qui pas moins ne nous étonne,
Selon les sujets, comme il veut.
Il joue autant bien qu’il se peut
Ce Marquis de nouvelle fonte,
Dont par hasard, à ce qu’on conte,
L’original est à Paris :
En colere autant que surpris
De s’y voir dépeint de la sorte,
Il jure, il tempête & s’emporte,
Et veut faire ajourner l’Auteur
En réparation d’honneur,
Tant pour lui que pour sa famille,
Laquelle en Pourceaugnacs fourmille.
. . . . . . .
. . . . . . .

Si Moliere eut le bonheur de trouver sous sa {p. 412}main un Limousin assez original pour fournir au plaisant d’une piece, il fit très bien d’en livrer la copie à la risée publique. De toutes les imitations, celles qu’on fait d’après la nature même sont les meilleures & les plus flatteuses pour l’Auteur ; mais dans celle-ci Moliere s’est borné sans doute à copier l’habit ou l’allure de son Limousin, puisque tout ce qui arrive au héros de la piece est imité de deux autres comédies, & d’un roman de Scarron. On va le voir après que nous aurons rapproché les traits les plus saillants qui sont dans Pourceaugnac. Nous avons analysé ce drame scene par scene dans le premier volume, Chapitre xxii de l’Intérêt, nous pouvons maintenant passer très rapidement dessus.

Oronte veut marier sa fille Julie avec M. de Pourceaugnac qu’il n’a jamais vu. Julie est amoureuse d’Eraste. Les amants mettent dans leur parti un adroit Napolitain, qui va étudier le nouveau débarqué sur la route, lie connoissance avec lui, le trouve très propre à donner dans tous les pieges qu’on lui tendra. Tous travaillent de concert pour l’engager à se retirer. Eraste prétend le reconnoître, l’engage à venir chez lui ; & feignant de parler à son maître-d’hôtel, afin qu’on traite bien son hôte, il le recommande aux Médecins, auxquels il persuade qu’il leur donne un fou à guérir. Les suppôts d’Esculape veulent absolument le rendre sain d’esprit & de corps, ils le régalent en conséquence d’un déluge de lavements. D’un autre côté, Sbrigani se déguise en marchand Flamand, pour persuader au beau-pere, que Pourceaugnac doit beaucoup. Il fait ensuite paroître une Languedocienne avec une Picarde, qui accusent Pourceaugnac de les avoit {p. 413}épousées, appellent une douzaine d’enfants, se disputent la gloire de le faire pendre, & l’alarment au point qu’il se déguise en femme, prend la fuite, & laisse Eraste possesseur de Julie.

Une piece en trois actes, intitulée Le Disgrazie d’Arlichino, les Disgraces ou les Malheurs d’Arlequin, a fourni la plupart des tours qu’on joue au Gentilhomme de Limoges. Je n’ai pu me procurer la comédie italienne, parcequ’elle est fort rare, on en verra la raison dans l’article du Bourgeois Gentilhomme ; mais j’ai parlé à plusieurs acteurs qui la connoissent parfaitement, qui l’ont même représentée. Ils m’ont assuré que le héros Italien étoit, comme le héros François, persécuté par un fourbe qui mettoit à ses trousses de faux créanciers, des coquines qui prétendoient être ses femmes, & un déluge d’enfants qui l’appellent papa. On le fait aussi déguiser en femme, pour fuir la Justice qui punit sévérement les polygames. Enfin, les lavements seuls dont on régale Pourceaugnac, & ce qui les amene, ne sont point dans l’italien : Moliere les a pris dans une farce42 en un acte, & en vers de 8 syllabes, par Chevalier comédien du Marais, & représentée sur son théâtre en 1661, huit ans avant Pourceaugnac. Voici l’endroit qui a fourni quelques idées à Moliere.

 

La Rocque a besoin d’argent pour régaler des Dames : il dit à Guillot de lui procurer cinquante pistoles sur une bague qu’il lui remet, & sort. Un Chevalier d’industrie a tout entendu : il offre à Guillot de lui indiquer un homme {p. 414}qui fera son affaire. Guillot prend ce filou pour un devin, lui donne la bague : le Chevalier d’industrie la met ensuite entre les mains d’un autre frippon, qui paroît en habit de Médecin. Le valet lui demande cinquante pistoles. Le faux Médecin dit qu’on lui a recommandé de le guérir, qu’il a promis, & qu’il veut remplir sa parole. Il appelle un Apothicaire, qui paroît une seringue à la main, & veut absolument donner des clysteres à Guillot.

 

Dans Moliere, Eraste remet Pourceaugnac entre les mains de deux véritables Médecins ; il ajoute par-là un comique infini, puisqu’on rit en même temps de l’embarras du Limousin, & de l’ignorante effronterie avec laquelle les deux Docteurs débitent des raisons pour lui prouver qu’il est malade. Passons à la maniere dont Eraste feint de renouer connoissance avec M. de Pourceaugnac.

ACTE I. Scene VI.

ERASTE, M. DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

Eraste.

Ah ! qu’est-ce-ci ? que vois-je ? Quelle heureuse rencontre ! Monsieur de Pourceaugnac ! que je suis ravi de vous voir ! Comment ! il semble que vous ayez peine à me reconnoître ?

M. de Pourceaugnac.

Monsieur, je suis votre serviteur.

Eraste.

Est-il possible que cinq ou six années m’aient ôté de votre mémoire, & que vous ne reconnoissiez pas le meilleur ami de toute la famille des Pourceaugnac ?

M. de Pourceaugnac.

Pardonnez-moi. (Bas, à Sbrigani.) Ma foi, je ne sais qui il est.

{p. 415}

Eraste.

Il n’y a pas un Pourceaugnac à Limoges que je ne connoisse, depuis le plus grand jusqu’au plus petit : je ne fréquentois qu’eux dans le temps que j’y étois, & j’avois l’honneur de vous voir presque tous les jours.

M. de Pourceaugnac.

C’est moi qui l’ai reçu, Monsieur.

Eraste.

Vous ne vous remettez point mon visage ?

M. de Pourceaugnac.

Si fait. (A Sbrigani.) Je ne le reconnois point.

Eraste.

Vous ne vous ressouvenez pas que j’ai eu le bonheur de boire je ne sais combien de fois avec vous ?

M. de Pourceaugnac.

Excusez-moi. (A Sbrigani.) Je ne sais ce que c’est.

Eraste.

Comment appellez-vous ce Traiteur de Limoges qui fait si bonne chere ?

M. de Pourceaugnac.

Petit-Jean ?

Eraste.

Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir. Comment est-ce que vous nommez à Limoges ce lieu où l’on se promene ?

M. de Pourceaugnac.

Le Cimetiere des Arenes ?

Eraste.

Justement. C’est où je passois de si douces heures à jouir de votre agréable conversation. Vous ne vous remettez pas tout cela ?

M. de Pourceaugnac.

Excusez-moi, je me le remets. (A Sbrigani.) Diable emporte si je m’en souviens.

{p. 416}

Sbrigani, bas.

Il y a cent choses comme cela qui passent de la tête.

Eraste.

Embrassez-moi donc, je vous prie, & resserrons les nœuds de notre ancienne amitié. . . . . . Dites-moi un peu des nouvelles de toute la parenté. Comment se porte Monsieur votre... là... qui est si honnête homme ?

M. de Pourceaugnac.

Mon frere le Consul ?

Eraste.

Oui.

M. de Pourceaugnac.

Il se porte le mieux du monde.

Eraste.

Certes, j’en suis ravi. Et celui qui est de si bonne humeur... là... Monsieur... votre...

M. de Pourceaugnac.

Mon cousin l’Assesseur ?

Eraste.

Justement.

M. de Pourceaugnac.

Toujours gai & gaillard.

Eraste.

Ma foi, j’en ai beaucoup de joie. Et Monsieur votre oncle... le...

M. de Pourceaugnac.

Je n’ai point d’oncle.

Eraste.

Vous en aviez pourtant un en ce temps-là.

M. de Pourceaugnac.

Non : rien qu’une tante.

{p. 417}

Eraste.

C’est ce que je voulois dire. Madame votre tante, comment se porte-t-elle ?

M. de Pourceaugnac.

Elle est morte depuis six mois.

Eraste.

Hélas ! la pauvre femme ! elle étoit si bonne personne

M. de Pourceaugnac.

Nous avons aussi mon neveu le Chanoine, qui a pensé mourir de la petite vérole.

Eraste.

Quel dommage ç’auroit été !

M. de Pourceaugnac.

Le connoissez-vous aussi ?

Eraste.

Vraiment, si je le connois ! Un grand garçon bien fait ?

M. de Pourceaugnac.

Pas des plus grands.

Eraste.

Non, mais de taille bien prise ?

M. de Pourceaugnac.

Eh, oui.

Eraste.

Qui est votre neveu ?

M. de Pourceaugnac.

Oui.

Eraste.

Fils de votre frere ou de votre sœur ? . . . . . .

M. de Pourceaugnac, à Sbrigani.

Il dit toute ma parenté !

Sbrigani.

Il vous connoît mieux que vous ne pensez. . . . . . .

{p. 418}

Eraste.

Au reste, je ne prétends pas que vous preniez d’autre logis que le mien. . . . . . . . Je ne souffrirai pas que mon meilleur ami soit autre part que dans ma maison. . . . .

Ne pas croire ce qu’on voit, Histoire Espagnole43.

. . . . . . . . .

Mendoce s’en retournoit consolé de toutes les disgraces qui lui étoient arrivées, quand le valet du jaloux Don Diegue, nommé Ordogno, qui passa auprès de lui, fit semblant d’avoir une idée confuse de sa personne, & commença de l’appeller Pays, quoiqu’il ne l’eût jamais vu que cette fois-là. Je ne sais, lui répondit Mendoce, si je suis de votre pays ou non, mais j’ai bien de la peine à vous reconnoître. Bon Dieu ! répondit l’artificieux Ordogno, je n’en crois rien : vous n’oubliez pas vos amis si facilement, & je vois bien que présentement vous commencez à me remettre. Je voudrois bien, dit Mendoce, que vous me donnassiez quelques enseignes, pour me rafraîchir un peu la mémoire touchant notre connoissance ; car plus je vous regarde, moins je me souviens de vous avoir vu. S’il ne tient qu’à cela, répondit le perfide Ordogno, vous m’allez connoître à la premiere chose que je dirai. De quel pays êtes-vous ? Aragonois, répondit Mendoce. Justement, reprit le frippon Ordogno. Voyez ce que c’est que d’être quelque temps sans se voir ! Et votre nom est ?... Mendoce, repartit bonnement celui qui avoit ce nom-là. Quoi ! mon cher Mendoce ! interrompit au plus vîte le cauteleux Ordogno : celui avec qui j’ai tant de fois... Il ne faut pas nous séparer sans renouer notre vieille connoissance. Je prétends vous régaler pendant que je vous {p. 419}tiens, & je ne veux pas qu’il soit dit que deux amis qui avoient tant d’envie de se revoir, se soient rencontrés pour se faire simplement la révérence. A ce mot de régaler, Mendoce, qui avoit une faim cruelle, & qui par conséquent fut touché par son endroit sensible, ne douta point que l’autre ne le connût le mieux du monde. Sa mémoire avoit de la peine à en demeurer d’accord ; mais il trouva sa faim plus agréable que sa mémoire, & le suivit aussi facilement que s’ils n’eussent jamais bougé d’ensemble. . . . . . . . . .

Moliere a considérablement embelli le dialogue d’Ordogno & de Mendoce. La fausse reconnoissance est beaucoup mieux filée dans la comédie que dans le roman ; mais si Mendoce mourant de faim se laisse trop facilement persuader par l’offre qu’Ordogno lui fait de le régaler, il est encore moins naturel que Pourceaugnac accepte un logement chez Eraste. Moliere a fort bien fait de nous dire au commencement de la piece, que l’esprit du héros étoit des plus épais.

CHAPITRE XXI. §

Les Amants magnifiques, comédie-ballet, en cinq actes, dans les divertissements de laquelle on trouve l’imitation d’une ode d’Horace. Comparaison de l’imitation de Moliere avec celle de Jean Jacques Rousseau.

Cette piece parut à Saint-Germain, au mois de Février 1670, sous le titre de Divertissement Royal. Le Roi donna lui-même le sujet : il voulut {p. 420}que deux Princes rivaux se disputassent, par des fêtes galantes, le cœur d’une Princesse. Nous passerons légérement sur un ouvrage que Moliere composa uniquement pour la Cour, qu’il crut ne devoir pas hasarder sur le théâtre de Paris ; & nous ne ferons pas de grandes recherches pour découvrir s’il y a quelque bout de scene, quelque lazzi imité d’un théâtre étranger. L’imitation ne peut être bien conséquente, dans un drame fait à la hâte pour amener, dans différents intermedes, des divertissements qui pussent en même temps satisfaire les Courtisans & la magnificence du Roi. Nous remarquerons seulement qu’il y a, dans l’intermede du second & du troisieme acte, une imitation de l’ode d’Horace qui commence ainsi : Donec gratus eram tibi.

Rien ne marque plus le mérite de cette belle ode que la quantité prodigieuse de traductions ou d’imitations qu’on en a faites en vers. L’Abbé Regnier, le Président Nicole, M. de Brie, Chevreau, le Président Bouhier, M. de la Fare, & mille anonymes, en ont enrichi notre langue. Elle est dans une infinité de Mercures. On peut la voir encore dans les Réflexions sur le génie d’Horace, de Despréaux, & de Rousseau, par M.L. D.D.N. insérées dans les mêlanges de poésie, de littérature & d’histoire par l’Académie des Belles-Lettres de Montauban. Je donne la préférence à cette derniere. Elle m’a paru très propre à faire connoître les beautés d’une ode latine à ceux de mes Lecteurs qui n’entendent pas la langue d’Horace.

Traduction d’Horace.

Plus heureux qu’un Monarque au faîte des grandeurs,
 J’ai vu mes jours dignes d’envie :
{p. 421}
Tranquilles, ils couloient au gré de nos ardeurs :
 Vous m’aimiez, charmante Lydie.

Lydie.

Que nos jours étoient beaux, quand des soins les plus doux
 Vous payiez ma flamme sincere !
Vénus me regardoit avec des yeux jaloux :
 Chloé n’avoit pas su vous plaire.

Horace.

Par son luth, par sa voix, organe des amours,
 Chloé seule me paroît belle.
Si le destin jaloux veut épargner ses jours,
 Je donnerai les miens pour elle.

Lydie.

Le jeune Calaïs, plus beau que les amours,
 Plaît seul à mon ame ravie.
Si le destin jaloux veut épargner ses jours,
 Je donnerai deux fois ma vie.

Horace.

Quoi ! si mes premiers feux, ranimant leur ardeur,
 Etouffoient une amour fatale ;
Si, perdant pour jamais tous ses droits sur mon cœur,
 Chloé vous laisse sans rivale...

Lydie.

Calaïs est charmant ; mais je n’aime que vous :
 Ingrat, mon cœur vous justifie.
Heureuse également, en des liens si doux,
 De perdre ou de passer la vie !

MOLIERE. Intermede III. Scene VII.

Dialogue entre Philinte & Climene.

Philinte.

Quand je plaisois à tes yeux,
{p. 422}
J’étois content de ma vie,
Et ne voyois Rois ni Dieux
Dont le sort me fît envie.

Climene.

Lorsqu’à toute autre personne
Me préféroit ton ardeur,
J’aurois quitté la couronne
Pour régner dessus ton cœur.

Philinte.

Une autre a guéri mon ame
Des feux que j’avois pour toi.

Climene.

Un autre a vengé ma flamme
Des foiblesses de ta foi.

Philinte.

Cloris, qu’on vante si fort,
M’aime d’une ardeur fidelle :
Si ses yeux vouloient ma mort,
Je mourrois content pour elle.

Climene.

Mirtil, si digne d’envie,
Me chérit plus que le jour ;
Et moi, je perdrois la vie
Pour lui montrer mon amour.

Philinte.

Mais si d’une douce ardeur
Quelque renaissante trace
Chassoit Cloris de mon cœur
Pour te remettre en sa place ?...

Climene.

Bien qu’avec pleine tendresse
Mirtil me puisse chérir,
{p. 423}
Avec toi, je le confesse,
Je voudrois vivre & mourir.

Tous deux ensemble.

 Ah ! plus que jamais aimons-nous ;
Et vivons & mourons en des liens si doux !

Tous les Acteurs de la Pastorale.

Amants, que vos querelles
Sont aimables & belles !
Qu’on y voit succéder
De plaisir, de tendresse !
Querellez-vous sans cesse
Pour vous raccommoder.

Je ne crois pas déplaire à mes Lecteurs, en mettant sous leurs yeux la scene du Devin de village, dans laquelle M. Rousseau a imité la même ode d’Horace.

Scene VI.

COLIN, COLETTE.

. . . . . . . .
. . . . . . .

Colette.

Tant qu’à mon Colin j’ai su plaire,
 Mon sort combloit mes desirs.

Colin.

Quand je plaisois à ma bergere,
 Je vivois dans les plaisirs.

Colette.

Depuis que son cœur me méprise,
 Un autre a gagné le mien.

Colin.

Après les doux nœuds qu’elle brise,
{p. 424}
 Seroit-il un autre bien ?
(D’un ton pénétré.)
 Ma Colette se dégage.

Colette.

Je crains un amant volage.

Ensemble.

Je me dégage à mon tour.
Mon cœur, devenu paisible,
Oubliera, s’il est possible,
Que tu lui fus cher / chere un jour.

Colin.

Quelque bonheur qu’on me promette,
Dans les nœuds qui me sont offerts,
J’eusse encor préféré Colette
A tous les biens de l’univers.

Colette.

 Quoiqu’un Seigneur jeune, aimable,
 Me parle aujourd’hui d’amour,
Colin m’eût semblé préférable
 A tout l’éclat de la Cour.

Colin, tendrement.

Ah ! Colette !

Colette, avec un soupir.

Ah ! berger volage !
Faut-il t’aimer malgré moi !

Ensemble.

A jamais Colin je t’engage / t’engage
 Mon / Son cœur & ma / sa foi.
 Qu’un doux mariage
{p. 425}
  M’unisse avec toi.
Aimons-nous toujours sans partage,
 Que l’amour soit notre loi.

Personne n’est plus que moi l’admirateur de Moliere : l’on s’en apperçoit, je pense, & le Lecteur dit peut-être de moi ce que Dorine dit d’Orgon à propos de Tartufe :

. . . . . Pour une maîtresse
Il ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
Enfin il en est fou. C’est son tout, son héros :
Il l’admire à tous coups, le cite à tous propos.
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.

Malgré le juste enthousiasme que j’ai pour Moliere, je ne serai jamais aveuglé jusqu’au point de l’admirer toujours également. C’est l’hommage que les sots rendent aux grands hommes. Si Moliere fait des fanatiques, il peut s’en passer ; & la même sincérité qui m’a fait marquer les imperfections que j’ai cru voir dans quelques-uns de ses ouvrages, me fait donner ici la préférence à l’imitation de Rousseau sur celle de notre comique. Elle est plus agréable ; j’y trouve un coloris plus frais. Mais sans nous amuser à comparer des bagatelles échappées à deux grands hommes, que la distance de leurs genres met hors de toute comparaison, remarquons plutôt que les deux scenes rapportées dans ce chapitre sont les plus charmantes des ouvrages dont elles font partie : preuve incontestable que nous ne devons rien négliger pour recueillir des richesses étrangeres, lorsque nous aurons l’art de les fondre avec adresse dans nos productions.

{p. 426}

CHAPITRE XXII. §

Le Bourgeois Gentilhomme, comédie-ballet, en cinq actes, en prose, comparée avec un morceau du roman de Don Quichotte, & le dénouement des Disgraces d’Arlequin, le Disgrazie d’Arlecchino, comédie italienne.

Cette piece parut à Chambor, le mardi 14 Octobre 1670. C’est une lettre en vers de Robinet qui nous l’annonce : elle est datée du samedi 18 Octobre.

. . . . . . .
Mardi, ballet & comédie,
Avec très bonne mélodie,
Aux autres ébats succéda,
Où tout, dit-on, des mieux alla,
Par les soins des deux grands Baptistes44,
Originaux & non copistes,
Comme on sait, dans leur noble emploi
Pour divertir notre grand Roi.
. . . . . . .

Jamais ouvrage ne fut plus mal reçu, & ne donna plus de chagrin à son auteur dans sa nouveauté45. On lui rendit pourtant bientôt justice. {p. 427}Il fut reçu avec applaudissement quelques jours après sur le théâtre de Saint-Germain, & Paris le vit avec le plus grand plaisir sur celui du Palais Royal, où il fut représenté le 29 Novembre de la même année. C’est encore Robinet qui fixe cette date dans une lettre du mardi 22 Novembre.

{p. 428}

Une des meilleures scenes de cette piece, est prise dans Don Quichotte : le Lecteur va voir Moliere s’enrichir des idées de Michel Cervantes, sans ternir sa gloire ni celle de son émule. Les hommes d’un génie rare sont des négociants associés & dispersés dans des climats différents, qui augmentent mutuellement leur fortune, en faisant passer de l’un à l’autre les richesses du pays qu’ils habitent.

DON QUICHOTTE, Tome III, Chapitre V.

De la conversation qu’eut Sancho Pança avec Thérese Pança sa femme, &c.

Mais à propos, mon mari, si tu te vois jamais avec un Gouvernement, n’oublie pas ta femme & tes enfants. Sancho notre fils a déja ses quinze ans passés, & il est bien temps qu’il aille à l’école au moins, si son oncle le Prêtre veut le faire d’Eglise : pour Marie Sancho votre fille, je ne pense pas qu’un mari lui fasse peur ; si je ne me trompe, elle n’a pas moins d’envie d’être mariée, que vous d’être Gouverneur ; & après tout, il vaudroit bien mieux qu’elle fût mal mariée, que si elle faisoit quelque folie. Ecoute, ma femme, repartit Sancho, je te jure ma foi, que si je viens à être Gouverneur, je marierai si bien notre fille, qu’elle sera appellée Madame par tout le monde. O non pas, s’il vous plaît, mon mari, répondit Thérese ; mariez-la avec son égal, cela est bien plus sûr, & elle s’accommodera mieux avec des sabots & de la serge, qu’avec de beaux souliers & des cottes de soie. Voire, ma foi, au lieu de Marion, on l’appelleroit Madame ! La pauvre sorte ne sauroit comment se tenir, & feroit bien voir que ce n’est qu’une grosse paysanne. Que tu es sotte, répliqua Sancho ! va, va, il ne faut qu’un an ou deux pour l’y accoutumer, & après cela tu verras si elle ne {p. 429}sera pas comme les autres. En tout cas, qu’elle soit Madame, & qu’il en arrive tout ce qu’il pourra. Mon Dieu ! mon mari, ne songeons pas à hausser notre état plus qu’il n’est ; ne savez-vous pas bien ce que dit le proverbe, qu’il faut que chacun se mesure à son aune ? Vraiment, ce seroit une jolie chose que nous allassions marier notre fille avec quelque Baron, qui, quand il lui en prendroit fantaisie, lui chanteroit pouilles, en l’appellant paysanne, fille de pitaud & de meneur de cochons ! Non, non, mon ami, je n’ai point nourri votre fille pour cela ; apportez-moi seulement de l’argent, & me laissez faire. Nous avons ici Lope Tocho, fils de Jean Tocho, qui est un bon garçon, & que nous connoissons ; je sais qu’il regarde la petite de bon œil ; c’est son vrai fait : elle sera fort bien avec lui, qui est son égal, & nous les aurons toujours l’un & l’autre devant nous ; au lieu que nous ne verrons ni notre gendre ni elle si vous l’allez marier à la Cour & dans vos grands Palais, où personne ne l’entendra, ni elle n’entendra rien elle-même. Viens çà, bête & femme opiniâtre, répliqua Sancho ; pourquoi veux-tu, sans rime ni raison, m’empêcher de marier ma fille avec quelqu’un qui me donne de grands Seigneurs pour héritiers ? . . . Marion sera Comtesse, quand tu en devrois crever, & quelque chose que tu en dises. Mon mari, prenez bien garde à ce que vous dites, repartit Thérese ; j’ai bien peur que ces Comtés ne soient la perdition de votre fille. Vous en ferez tout ce que vous voudrez ; mais, Duchesse ou Princesse, je n’y donnerai jamais mon consentement. Voyez-vous, mon ami, j’ai toujours aimé l’égalité, & je ne saurois souffrir toutes ces suffisances : on m’a donné le nom de Thérese au baptême, sans y ajouter Madame ni Mademoiselle : mon pere s’appelle Cascayo, & moi je m’appelle Thérese Pança, parceque je suis votre femme ; car je {p. 430}devrois m’appeller Thérese Cascayo ; mais là où sont les Rois, là sont les loix : tant y a que je suis bien contente de mon nom, & je ne veux point qu’on le grossisse davantage, de peur qu’il ne pese trop, ni non plus donner à parler aux gens, en m’habillant à la Baronne ou à la Gouverneuse. Vraiment, vraiment, ils ne manqueroient pas de dire aussi-tôt : Voyez, voyez comme elle fait la glorieuse, la gardeuse de pourceaux ! hier elle filoit des étoupes, & elle alloit à la messe avec une serviette sur la tête, aujourd’hui la voilà qui marche avec le vertugadin, & toute couverte de soie, & elle fait la suffisante, comme si nous ne la connoissions pas. Si Dieu me garde mes cinq ou six sens de nature, je m’empêcherai bien de leur donner à jaser ; oui, par ma foi, je m’en empêcherai bien. Pour vous, mon ami, faites-vous Gouverneur, ou Baron, ou Président, si vous voulez, & habillez-vous à la grandeur, si la fantaisie vous en prend ; mais notre fille & moi n’en ferons pas un pas davantage, ou je n’aurai pas de voix en chapitre : une femme d’honneur a la jambe rompue, & ne sauroit sortir de la maison, & les honnêtes filles ne se divertissent qu’à travailler. C’est à ces grosses Madames à courir la pretantaine, parcequ’elles ne sauroient faire œuvre de leurs dix doigts. Allez, mon mari, allez à vos aventures avec votre Seigneur Don Quichotte, & nous laissez avec les nôtres ; Dieu les rendra bonnes, s’il lui plaît. Mais, après tout, je ne sais pas où votre Maître a pris le Don, car son pere ni son grand-pere ne l’ont jamais porté. Par ma foi, femme, repliqua Sancho, si je ne crois que tu as un Lutin dans le corps ! Et où, mille diables, prends-tu toutes les choses que tu viens d’enfiler ? Qu’est-ce que tes Cascayo, tes Vertugadins, & tes Présidents ont à voir avec ce que je te dis ? Viens ici, ignorante & étourdie ; je te puis bien appeller ainsi, puisque tu n’entends point {p. 431}raison, & que tu fuis ton bonheur. Si je te disois qu’il faut que ma fille se jette du haut d’une tour en bas, ou qu’elle courre le monde, comme faisoit l’Infante Urraca, tu aurois raison de te fâcher ; mais si, dans trois pas & un saut, je fais tant qu’on la nomme Madame, & si je la tire du chaume, pour la faire asseoir sous un dais, & sur plus de carreaux de velours, que tous les Almoades de Maroc n’en ont eu en tout leur lignage, pourquoi ne veux-tu pas être de mon avis ? Savez-vous pourquoi, mon mari ? c’est à cause du proverbe, qui dit : ce qui te couvre, te découvre. On ne jette les yeux qu’en passant sur les pauvres, & on les arrête sur les riches ; si le riche étoit autrefois pauvre, on ne fait que murmurer & en médire, & le pis est que, quand on a commencé, on ne finit point. . . . . Or çà, ma femme, dit Sancho, demeurons donc d’accord que notre fille sera Comtesse. Jour de Dieu ! le jour que je la verrai Comtesse, s’écria Thérese, je voudrois la voir cent pieds sous terre. Mais, encore une fois, faites ce que vous aviserez ; vous autres hommes, vous êtes les maîtres, & les femmes ne sont que les servantes. En même temps la pauvre femme se prit à pleurer à chaudes larmes, comme si elle eût porté sa fille en terre. Sancho l’appaisa, en l’assurant que, quand il la feroit Comtesse, ce seroit pourtant le plus tard qu’il pourroit, & il alla aussi-tôt chez Don Quichotte pour donner ordre au départ.

MOLIERE. Acte III. Scene XII.

CLÉONTE, M. JOURDAIN, Mad. JOURDAIN, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

Cléonte.

Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a long-temps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; &, sans autre {p. 432}détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.

M. Jourdain.

Avant que de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

Cléonte.

Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup. On tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre ; & l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matiere, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, & qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis dans les armes l’honneur de six ans de service, & je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, & je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.

M. Jourdain.

Touchez là, Monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.

Cléante.

Comment !

M. Jourdain.

Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez point ma fille46.

{p. 433}

Mad. Jourdain.

Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de S. Louis ?

M. Jourdain.

Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.

Mad. Jourdain.

Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?

M. Jourdain.

Voilà pas le coup de langue ?

Mad. Jourdain.

Et votre pere n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?

M. Jourdain.

Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre pere a été marchand, tant pis pour lui ; mais, pour le mien, ce sont des mal-avisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

Mad. Jourdain.

Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; & il vaut mieux pour elle un honnête homme riche & bien fait, qu’un gentilhomme gueux & mal bâti.

Nicole.

Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne & le plus sot dadais que j’aie jamais vu.

M. Jourdain, à Nicole.

Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneur, & je la veux faire Marquise.

Mad. Jourdain.

Marquise ?

{p. 434}

M. Jourdain.

Oui, Marquise.

Mad. Jourdain.

Hélas ! Dieu m’en garde !

M. Jourdain.

C’est une chose que j’ai résolue.

Mad. Jourdain.

C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, & qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeller leur grand-maman. S’il falloit qu’elle me vînt visiter en équipage de grand-Dame, & qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manqueroit pas aussi-tôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, diroit-on, cette Madame la Marquise, qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de Monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà ; & ses deux grands-peres vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant peut-être bien cher en l’autre monde ; & l’on ne devient guere si riche à être honnêtes gens ». Je ne veux point tous ces caquets, & je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, & à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, & dînez avec moi.

M. Jourdain.

Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera Marquise, en dépit de tout le {p. 435}monde ; &, si vous me mettez en colere, je la ferai Duchesse.

Si l’on trouve quelque chose qui convienne mieux au caractere & à la situation de Madame Jourdain, que les propos de Thérese Pança, je conviendrai pour lors que notre comique a eu tort de les transporter sur le théâtre. Jusqu’à ce temps là, j’estime Moliere tout autant que si Madame Jourdain eût été la premiere à les tenir.

Dans le divertissement du quatrieme acte on reçoit M. Jourdain Turc. Un Muphti, des Dervis président à la cérémonie qui se fait en dansant & en chantant. L’idée est prise dans les Disgraces d’Arlequin : on le reçoit Juif, & on lui donne des coups de bâton comme à M. Jourdain. J’ai annoncé dans l’article de Pourceaugnac, que je dirois ici la raison pour laquelle la piece italienne intitulée, le Disgrazie d’Arlecchino, étoit fort rare, & ne se jouoit plus en Italie ; c’est parceque les Juifs ont obtenu un ordre qui en défend la représentation.

On prétend que Moliere a peint son Bourgeois Gentilhomme d’après une personne qui avoit à-peu-près le même ridicule. On ajoute que, lorsqu’on veut vérifier cette prétendue anecdote, on nomme vingt personnes différentes : je le crois bien. Le tableau ne seroit pas aussi frappant, s’il n’étoit que la copie d’un seul original. Nous avons dit ailleurs que le ridicule d’un seul homme, quelque outré qu’il soit, ne peut seul remplir une piece. Plaignons les Auteurs qui n’envisageront jamais qu’un modele : leurs peintures, vues dans l’optique du théâtre, paroîtront bien foibles.

{p. 436}

CHAPITRE XXIII. §

Les Fourberies de Scapin, comédie entrois actes, en prose, comparée, pour le fond, les détails & le dialogue, avec la Sœur, comédie de Rotrou ; le Phormion de Térence ; le Pédant joué de Cyrano ; des Scenes italiennes ; une Scene du théâtre danois ; deux Farces de Tabarin ; un Conte de Straparole.

Cette piece, composée d’après tant d’ouvrages différents, parut pour la premiere fois à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 2 Mai 1671. Nous pouvons nous dispenser de faire un extrait bien étendu de cette comédie ; nous le devons même par économie, & pour ne pas trop nous répéter. Les traits divers, les scenes, les situations, que nous serons forcés de rappeller, pour les comparer avec ce qui leur sert de fondement, & qui leur ressemble, nous la feront connoître à fond.

Précis des fourberies de Scapin.

Argante, pere d’Octave, & Géronte, pere de Léandre, partent ensemble pour les affaires de leur commerce ; ils laissent leurs fils sous la garde de leurs valets. Les Mentors n’en imposent pas, comme l’on juge bien, à leurs Télémaques. Octave épouse une inconnue, & Léandre est passionné pour une Egyptienne. Les deux vieillards reviennent : ils ont projetté, chemin faisant, de cimenter davantage leur vieille amitié ; en conséquence il est {p. 437}décidé qu’Octave, fils d’Argante, épousera une fille que Géronte eut jadis à Tarente, d’un mariage secret. L’arrivée des deux peres déconcerte les amants & Sylvestre ; le seul Scapin se moque de l’orage, s’engage à le braver, & promet encore de procurer aux deux jeunes gens une somme dont ils ont besoin. Il commence d’abord par attaquer Argante, auquel il persuade que, loin de plaider pour faire casser le mariage de son fils, il doit plutôt s’accommoder avec les parents de la mariée, & leur donner l’argent qu’il dépenseroit en paperasses : il fait jouer le rôle du parent par Sylvestre, déguisé en brave : Argante donne deux cents pistoles. Scapin dit ensuite à Géronte, que son fils s’étant allé promener sur une galere, le Capitaine l’a retenu, & ne veut pas le rendre à moins qu’on ne lui porte quinze cents livres, somme que l’avare donne après bien des lamentations.

Ce n’est pas tout : Scapin, non content d’avoir arraché cinq cents écus des mains de Géronte, lui fait croire qu’on le cherche pour le tuer, lui conseille de se cacher dans un sac, où il ne l’a pas plutôt renfermé, qu’il lui donne deux ou trois volées de coups de bâton. Il obtient ensuite sa grace en feignant d’être près de rendre l’ame. L’Egyptienne, amante de Léandre, est reconnue fille d’Argante ; & l’Etrangere, mariée avec Octave, se trouve la fille même que Géronte faisoit venir de Tarente.

On reconnoît dans cette piece Térence à chaque pas : on y voit sa maniere de dialoguer : les détails & les scenes sont pour la plupart dans son Phormion ; le fond du sujet est le même. Mais, avant de mettre Moliere à côté de Térence, comparons-lui {p. 438}Cyrano qui lui a fourni deux scenes, les Italiens qu’il a mis à contribution, & Tabarin qu’il a malheureusement imité dans la scene du sac. C’est ce qui a fait dire vraisemblablement à Boileau, que Moliere allioit Térence à Tabarin. Voici l’extrait des deux farces les plus connues de ce fameux Bateleur.

Sujet de la farce de Piphagne.

Piphagne est un vieillard qui veut épouser Isabelle. Il confie son projet à son valet Tabarin, & lui ordonne d’aller acheter des provisions pour le festin des noces. Tabarin trouve fort singulier que Piphagne, à son âge, songe à se marier, & dit.... des choses trop indécentes pour les répéter. . . . . . . . . . D’un autre côté, Francisquine enferme dans un sac son mari Lucas, pour le dérober à la vue des Sergents qui le cherchent. Elle enferme dans un autre le valet de Rodomont, qui vient pour la séduire. Sur ces entrefaites, Tabarin arrive pour exécuter sa commission. Francisquine, pour se venger de son mari & du valet de Rodomont, dit à Tabarin que ce sont deux cochons qui sont dans ces sacs, & les lui vend vingt écus. Tabarin prend un couteau de cuisine, délie les sacs, il est fort surpris d’en voir sortir deux hommes. On rit beaucoup de son étonnement ; & tous les acteurs finissent par se battre à coups de bâton.

Sujet de la farce de Francisquine.

Lucas veut faire un voyage aux Indes ; mais il ne sait comment faire garder la vertu de sa fille Isabelle. « Et de fait, son honneur étant déja...., il ne faudroit pas tomber de bien haut pour le casser tout-à-fait ». Il en confie la garde à Tabarin, qui promet d’être toujours dans. . . . Lucas part. Isabelle charge Tabarin d’une commission {p. 439}pour le Capitaine Rodomont son amant. Tabarin promet à Rodomont de le faire entrer dans la maison de sa maîtresse ; & il lui persuade, pour que les voisins ne s’en apperçoivent pas, de se mettre dans un sac. Le Capitaine y consent, & tout de suite on le porte chez Isabelle. Dans le même temps, Lucas arrive des Indes. Il voit ce sac où est Rodomont, il le prend pour un ballot de marchandises, & l’ouvre. Il est fort étonné d’en voir sortir Rodomont, qui lui fait croire qu’il ne s’y étoit caché que pour ne pas épouser une vieille, riche de cinquante mille écus. Lucas, tenté par une si grosse somme, prend la place du Capitaine, & se met dans le sac. Alors Isabelle & Tabarin paroissent. Rodomont dit à sa maîtresse qu’il a enfermé dans ce sac un voleur qui en vouloit à ses biens & à son honneur. Ils prennent tous un bâton, battent beaucoup Lucas, qui trouve enfin le moyen de se faire reconnoître, & la piece finit.

 

Tabarin aimoit les sacs, comme on peut le voir ; mais c’est particuliérement de sa derniere farce que Moliere a pris l’idée de la seconde scene du troisieme acte de ses Fourberies de Scapin, puisque Scapin conseille à Géronte de se mettre dans un sac, afin qu’il puisse le porter dans sa maison, sans qu’il soit apperçu de ses ennemis ; & que dans la farce Tabarin persuade aussi à Rodomont de se mettre dans un sac pour venir chez sa maîtresse, sans être vu des voisins. Les coups de bâton qu’on donne aux deux personnages enfermés dans le sac, achevent de rendre la ressemblance plus parfaite.

Tabarin a vraisemblablement pris l’idée de ses sacs dans la source où le Seigneur Straparole a puisé ses Nuits facétieuses. Les sacs y jouent plusieurs {p. 440}rôles. Comme nous avons dans cet article quantité de choses à rapporter, & que les contes de Straparole sont longs, je ne donnerai que l’extrait d’un seul.

Seconde Nuit, Fable v.

Guirot, riche paysan, Giliole sa femme, un bourgeois nommé Rossi, sont les héros de l’aventure. La scene se passe à Sainte-Euphémie, dans le territoire de Padoue. Allons au fait. Rossi devient amoureux de Giliole sa voisine ; &, n’osant le lui avouer, il lui disoit, toutes les fois qu’il la rencontroit, tic. La femme, surprise, questionna là-dessus son mari, qui, entendant malice au tic, lui conseilla de répondre tac ; ce qu’elle fit. Le galant charmé ajouta : Quand viendrai-je ? La femme, instruite par son mari, répondit, dès le lendemain, ce soir. Voilà l’amoureux qui ne peut contenir sa joie. Il se rend chez sa belle, portant avec lui du gibier & de beaux chapons, pour faire bonne chere. On lui dit que l’époux est allé passer la nuit chez sa sœur ; mais tout-à-coup on l’entend qui frappe à la porte. Giliole, qui étoit d’accord avec son mari pour jouer un tour sanglant à Rossi, feint d’être désespérée, conseille au malheureux amant de se cacher dans un sac : l’époux entre, compte ses sacs, en trouve un de trop, applique dessus cinquante coups de bâton, & va manger les chapons de Rossi, qui se retire tout moulu.

Quelques jours après, Giliole le rencontre, & lui dit, en se moquant, tic Rossi lui répond en branlant la tête :

 Ni pour tic, ni pour tac,
Tu ne me rattraperas pas dans ton sac.

Les Italiens ont encore mis un sac sur la scene dans plusieurs farces. On peut en voir un dans celle qui est intitulée : Le Diable Boiteux.

Scapin & Arlequin sont amoureux d’Argentine, qui {p. 441}donne la préférence au dernier, & déteste l’autre. Cependant, pour se débarrasser de ses importunités, & pour le punir de quelques impertinences qu’il lui a faites, elle feint de s’attendrir, lui conseille de se mettre dans un sac, où elle l’attache bien fort, & rentre pour aller chercher, dit-elle, des hommes qui le porteront chez elle dans sa chambre, comme un paquet de linge sale. Scapin n’est pas plutôt renfermé, qu’il se repent de son imprudence, & redoute quelque malice de la part d’Argentine. Il entend Arlequin ; il lui persuade qu’il est dans un sac enchanté, que d’abord qu’on y est enfermé, on a le pouvoir de faire venir sa maîtresse. Arlequin, fort amoureux d’Argentine, prie Scapin de lui céder sa place. Scapin se fait beaucoup prier, & consent enfin. Arlequin ouvre le sac ; Scapin en sort, y renferme Arlequin, & s’en va fort content. Il n’est pas plutôt éloigné, qu’Arlequin entend la voix d’Argentine. Il s’écrie sur la vertu du sac magique ; il est dans la plus grande joie : mais Argentine la fait disparoître, en ordonnant à deux hommes de jetter le sac dans la riviere. Arlequin meurt de peur, crie, se fait reconnoître. Argentine est surprise de le voir à la place de Scapin, & seroit bien fâchée qu’on eût exécuté ses ordres.

Les Italiens ont tiré tout le parti possible de l’idée de Tabarin ; & Moliere, si souvent au-dessus d’eux, leur est inférieur dans cette occasion : mais cela n’enleve pas à Moliere le prix de son art, comme le prétend Boileau. Qui l’a donc remporté ce prix ? Le Satyrique François auroit dû nous le dire ; & loin d’attendre après la mort de son ami, pour se déchaîner contre lui, & pour s’écrier malignement,

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnois point l’Auteur du Misanthrope,
{p. 442}

il auroit bien mieux fait de dire, avec le Pindare du siecle de Louis XIV, que Moliere parcouroit le théâtre de l’un à l’autre pole.

Dans la piece de Moliere, Scapin voudroit n’être pas responsable des coups de bâton qu’il donne à Géronte, il contrefait la voix de différentes personnes en le frappant.

ACTE III. Scene II.

Scapin.

Cachez-vous, voici un Spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) Quoi ! jé n’aurai pas l’abantage dé tuer Géronte, & quelqu’un, par charité, né m’enseignéra pas où il est ? (Avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. Cadédis, jé lé troubérai, se cachât-il dans lé centre dé la terre. Ne vous montrez pas. Oh ! l’homme au sac. . . . Monsieur ? Jé té vaille un louis, & m’enseigne où peut être Géronte ? Vous cherchez le Seigneur Géronte ? Oui, mordi, jé lé cherche. Et pour quelle affaire, Monsieur ? Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups dé vâton. Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent pas à des gens comme lui. Qui ? cé fat dé Géronte, cé maraud, cé vélître ? Le Seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni bélître, & vous devriez, s’il vous plaît, parler d’une autre façon. Comment ! tu mé traites, moi, avec cette hautur ! Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. Est-cé qué tu es des amis dé cé Géronte ? Oui, Monsieur, j’en suis. Ah ! cadédis ! tu es dé ses amis, à la vonne hure. Tiens, boilà cé qué jé té vaille pour lui. . .

. . . . . . . . .

Il donne plusieurs coups de bâton. Il recommence la cérémonie avec le ton d’un Suisse, & enfin de plusieurs personnes ensemble. Les Italiens {p. 443}ont quantité de scenes dans lesquelles Arlequin, prenant tour-à-tour plusieurs voix, joue lui seul plusieurs personnages. On en voit une à-peu-près semblable dans Arlequin Baron Suisse.

Arlequin soupire pendant la nuit devant les fenêtres d’Argentine. Scapin, son rival, vient, entend du bruit, met l’épée à la main. Arlequin, armé de sa batte, se promene à grands pas, contrefait sa voix, imite le ton des sentinelles, demande qui va là, appelle le caporal : le faux caporal prend une autre voix pour appeller le sergent : le sergent ordonne, d’une voix enrouée, aux soldats d’approcher & de faire feu. Scapin, qui croit entendre dix à douze personnes, meurt de peur, & prend la fuite.

La scene de Moliere est plus favorable pour l’acteur, parcequ’en lui donnant lieu de contrefaire plusieurs voix, elle lui fournit l’occasion d’imiter l’accent de plusieurs nations ; mais elle est moins naturelle que l’italienne. Au reste, ces deux scenes sont plus ou moins plaisantes selon les acteurs qui les jouent. Les Auteurs n’ont d’autre mérite que celui de les avoir indiquées. Le théâtre danois en offre une de ce genre, dans laquelle le Poëte n’a pas abandonné toute la gloire au Comédien. Elle est filée, elle est une espece de petite comédie, & les voix différentes que prend l’acteur peuvent ajouter au plaisant, mais n’en font pas le principal mérite. J’en prends à témoin le Lecteur. Henri veut déterminer son maître à se marier avec la fille qu’on lui destine.

LA MASCARADE. Acte II. Scene IV.

HENRI, LÉANDRE.

Henri.

Si Monsieur veut me permettre de lui représenter là-dessus une petite comédie en trois actes, il verra le commencement, {p. 444}la continuation & la fin de l’affaire. Le premier acte commencera de la sorte : Je suis, par exemple, Monsieur Jérôme : vous, vous êtes un oiseau volage & libertin, qui ne méritez pas d’avoir d’aussi braves gens pour parents, contre la volonté desquels vous voulez vous promettre à une fille suspecte, que vous n’avez jamais vue qu’une fois ; par-là vous faites le personnage d’un trompeur & d’un menteur ; vous prostituez toute une famille, & vous vous rendez la fable de la ville. Après cela viendront M. Léonard & sa fille. Le premier vous dira : « Vous imaginez-vous donc, Monsieur Léandre, que ma fille est un jouet qu’on se jette de l’un à l’autre ? Il y a dans ce pays une loi & une justice, & je vous ferai danser tant que j’aurai un sou dans ma bourse. Nous sommes d’une race trop ancienne pour laisser ainsi prostituer notre maison ». Ensuite la Demoiselle criera : « Ah ! mon cher papa ! si vous ne vengez cet affront qu’on me fait, j’en mourrai de chagrin ! Il m’a demandée par écrit : j’ai trois ou quatre de ses lettres. Qu’est-ce qu’il trouve à redire en moi ? Suis-je disgraciée par la nature ? Ma réputation n’est-elle pas bonne ? Ne suis-je pas absolument telle que j’ai été dépeinte » ? — C’est la substance du premier acte, où Léandre est dans le dessein de se marier à une autre.

(Dans ce récit il contrefait la voix du pere & de la fille.)

Léandre.

Cela pourroit bien tourner à-peu-près ainsi.

Henri.

Le second acte commencera de cette façon : Voyez ce fauteuil où je suis assis, c’est le consistoire ; & je suis premiérement le Procureur de la Demoiselle. On lit ensuite sa plainte : « Rector & Professoribus, vous font savoir que {p. 445}devant nous est cité.... » Je supprime le reste pour passer à la procédure.

(Il se met d’un côté du fauteuil, contrefaisant la voix d’un Avocat.)

« Ma Principale, Messieurs, est une Demoiselle de distinction, & d’une bonne réputation : la Partie adverse l’a demandée à ses parents ; & depuis ce temps-là il n’a rien à lui reprocher ».

(Il passe de l’autre côté du fauteuil.)

« Il est vrai, Messieurs, que mon Principal l’a demandée, & qu’il n’a rien à dire contre elle, sinon que c’est une honorable & honnête personne : mais c’est cependant une chose dure, que de forcer quelqu’un à se marier malgré lui ; ce seroit proprement appuyer les fondements de sa maison sur l’enfer : avec cela, comme mon Principal ne l’a point vue, encore moins touchée, elle est aussi bonne qu’elle étoit auparavant.... »

(Il passe de l’autre côté.)

« Non : arrêtez, Monsieur mon collegue ! une Demoiselle qu’on a premiérement demandée volontairement en mariage, & qu’on laisse là ensuite, sans aucune raison, devient l’objet de la critique du peuple ».

(Il passe de l’autre côté.)

« Il ne la laisse pas par aucun mécontentement, mais seulement parcequ’une autre passion plus forte s’est tellement emparée de son cœur, qu’il ne lui est pas possible de tenir la parole qu’il avoit donnée ».

(Il passe de l’autre côté.)

« Ha ! ha ! voilà un beau discours ! De cette maniere, un chacun pourroit s’excuser de tenir sa promesse ».

(De l’autre côté.)

« Vous ne savez peut-être pas, Monsieur mon collegue, quelle est la force de l’amour, puisque vous parlez d’une façon si déraisonnable » ?

{p. 446}
(De l’autre côté.)

« Je sais, aussi bien que vous, ce que c’est que l’amour ».

(De l’autre côté.)

« Pourquoi parlez-vous donc si sottement » ?

(De l’autre côté.)

« Si je parle sottement, vous parlez en chicaneur ».

(De l’autre côté.)

« Je respecte la justice, sans quoi je vous apprendrois, âne que vous êtes, ce que c’est qu’un chicaneur ».

(De l’autre côté.)

« Je suis donc un âne » ?

(De l’autre côté.)

« Oui, j’ose le dire, & je le soutiendrai ».

(Il se prend aux cheveux, & crie, après quoi il en va faire autant de l’autre côté.)

« Je soumets ma cause au jugement du suprême tribunal ».

(De l’autre côté.)

« Et moi de même ».

(Il s’assied dans le fauteuil.)

« Présentement je suis le Consistoire ».

(Il dit gravement.)

« Comme le Seigneur Léandre s’étoit promis à la Demoiselle fille unique de Monsieur Léonard, & que, depuis ce temps-là, il a voulu, sans aucun sujet légitime, se désister de sa promesse ; il est ainsi condamné à l’épouser dans six semaines ».

Léandre.

Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Henri.

Absolument rien du tout. M. Léandre persiste encore dans son ancien dessein ; alors suit le troisieme acte. On donne un décret contre la personne de M. Léandre. Ses parents le voient avec plaisir mettre en prison, & ne lui {p. 447}fournissent aucun secours ; ce qui fait qu’après avoir été renfermé, & après avoir chanté long-temps coucou, sa nouvelle passion commence à s’évanouir. Alors M. Léandre fait appeller ses parents & leur dit, les larmes aux yeux : (Il se jette à genoux.) « Ah ! mes chers parents ! ma maladie est passée, je vous demande très humblement pardon. Je me détermine à prendre la fille de M. Léonard ». Là-dessus M. Léandre est mis en liberté, & ses noces se font le même jour. Si Monsieur n’est pas curieux de tout ce tracas, il peut se marier d’abord sans toutes ces cérémonies. . . , . . . . . .

Indépendamment de l’intrigue qui embellit cette scene, les différentes mines, les différents maintiens que l’acteur est obligé d’y prendre pour peindre les divers personnages qu’il représente, la mettent bien au-dessus de la scene de Moliere, & de l’italienne. Scapin joue devant un homme enfermé dans un sac, Arlequin devant Scapin qui n’y voit goutte, puisqu’il est nuit. L’un & l’autre n’ont à tromper que les oreilles : Henri a besoin de persuader, il doit faire illusion aux oreilles & aux yeux.

Avant que d’abandonner le théâtre italien, parcourons tout ce qui peut avoir fourni des idées à Moliere pour composer la piece dont il est question. Je suis fâché qu’il lui doive la confession générale du héros.

ACTE II. Scene V.

Léandre voit que son pere est en colere contre lui, il soupçonne Scapin d’y avoir donné lieu ; il veut lui passer son épée au travers du corps, s’il n’avoue son crime.

{p. 448}

. . . . . . . . . .

Scapin.

Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ?

Léandre.

Oui, coquin ; & la conscience ne te dit que trop ce que c’est.

Scapin.

Je vous assure que je l’ignore.

Léandre.

Tu l’ignores !...

Octave, retenant Léandre.

Léandre.

Scapin.

Hé bien, Monsieur, puisque vous le voulez, je vous confesse que j’ai bu avec mes amis ce petit quarteau de vin d’Espagne dont on vous fit présent il y a quelques jours, & que c’est moi qui fis une fente au tonneau, & répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’étoit échappé.

Léandre.

C’est toi, pendard, qui m’as bu mon vin d’Espagne, & qui as été cause que j’ai tant querellé la servante, croyant que c’étoit elle qui m’avoit fait ce tour !

Scapin.

Oui, Monsieur : je vous en demande pardon.

Léandre.

Je suis bien aise d’apprendre cela : mais ce n’est pas là l’affaire dont il est question maintenant.

Scapin.

Ce n’est pas cela, Monsieur ?

Léandre.

Non. C’est une autre affaire encore qui me touche bien plus, & je veux que tu me la dises.

{p. 449}

Scapin.

Monsieur, je ne me souviens pas d’avoir fait autre chose.

Léandre, le voulant frapper.

Tu ne veux pas parler ?

Scapin.

Hé !

Octave, retenant Léandre.

Tout doux !

Scapin.

Oui, Monsieur. Il est vrai qu’il y a trois semaines que vous m’envoyâtes porter, le soir, une petite montre à la jeune Egyptienne que vous aimez. Je revins au logis mes habits tout couverts de boue & le visage tout plein de sang, & je vous dis que j’avois trouvé des voleurs qui m’avoient bien battu & m’avoient dérobé ma montre. C’étoit moi, Monsieur, qui l’avois retenue.

Léandre.

C’est toi qui as retenu ma montre !

Scapin.

Oui, Monsieur, afin de voir quelle heure il est.

Léandre.

Ah ! ah ! j’apprends de jolies choses, & j’ai un serviteur fort fidele, vraiment ! Mais ce n’est pas cela encore que je demande.

Scapin.

Ce n’est pas cela ?

Léandre.

Non, infame ; c’est autre chose encore que je veux que tu me confesses.

Scapin, à part.

Peste !

Léandre.

Parle vîte, j’ai hâte.

{p. 450}

Scapin.

Monsieur, voilà tout ce que j’ai fait.

Léandre, voulant frapper.

Voilà tout ?

Octave.

Hé !

Scapin.

Hé bien, oui, Monsieur. Vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton la nuit, & pensa vous faire rompre le cou dans une cave, où vous tombâtes en fuyant ?

Léandre.

Hé bien ?

Scapin.

C’étoit moi, Monsieur, qui faisois le loup-garou.

Léandre.

C’étoit toi, traître, qui faisois le loup-garou !

Scapin.

Oui, Monsieur, seulement pour vous faire peur, & vous ôter l’envie de nous faire courir toutes les nuits, comme vous aviez de coutume.

Léandre.

Je saurai me souvenir en temps & lieu de tout ce que je viens d’apprendre. Mais je veux venir au fait, & que tu me confesses ce que tu as dit à mon pere.

Scapin.

A votre pere ? Je ne l’ai seulement pas vu depuis son retour. . . . . . . . . .

Cette scene-est encore dans plusieurs pieces italiennes ; on l’a placée dans Pantalon Pere de famille.

 

Un des fils de Pantalon est très mauvais sujet. Il vole un étui d’or sur la toilette de sa belle-sœur. On accuse Arlequin. On le menace de le faire pendre s’il n’avoue au {p. 451}plus vîte son larcin, sans lui dire ce que c’est. Il se met à genoux, & déclare une infinité de vols dont on ne s’étoit point apperçu.

 

La scene de Moliere est beaucoup plus plaisante que l’italienne, sur-tout vers la fin, parce-qu’on y jouit en même temps de la situation présente de Scapin, & de la situation de Léandre lorsqu’il fuyoit le loup-garou ; on croit le voir tomber dans la cave en fuyant. Plaçons présentement Moliere à côté de son ami Cyrano qui lui a fourni deux scenes. L’une est la onzieme du second acte des Fourberies ; elle est prise dans le second acte du Pédant joué.

Scene IV.

CORBINELI, GRANGER, PAQUIER.

Corbineli.

Tout est perdu, votre fils est mort.

Granger.

Mon fils est mort ! Es-tu hors de sens ?

Corbineli.

Non, je parle sérieusement : votre fils, à la vérité, n’est pas mort, mais il est entre les mains des Turcs.

Granger.

Entre les mains des Turcs ! Soutiens-moi, je suis mort !

Corbineli.

A peine étions-nous entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle au quai de l’Ecole....

Granger.

Et qu’allois-tu faire à l’école, baudet ?

Corbineli.

Mon maître s’étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d’acheter quelque bagatelle qui fût rare {p. 452}à Venise, & de peu de valeur à Paris, pour en régaler son oncle, s’étoit imaginé qu’une douzaine de coterets n’étant pas chers, & ne s’en trouvant point par toute l’Europe de mignons comme en cette ville, il devoit en porter là : c’est pourquoi nous passions vers l’Ecole pour en acheter ; mais à peine avons-nous éloigné la côte, que nous avons été pris par une galere turque.

Granger.

Hé ! de par le cornet retors de Triton, Dieu Marin, qui a jamais oui parler que la mer fût à Saint-Clou ; qu’il y eût là des galeres, des pirates, ni des écueils ?

Corbineli.

C’est en cela que la chose est plus merveilleuse ; & quoique l’on ne les ait point vus en France que cela, que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusqu’ici entre deux eaux ?

Paquier.

En effet, Monsieur, les Topinambous, qui demeurent quatre ou cinq cents lieues au-delà du monde, vinrent bien autrefois à Paris ; & l’autre jour encore les Polonois enleverent bien la Princesse Marie en plein jour à l’hôtel de Nevers, sans que personne osât branler.

Corbineli.

Mais ils ne se sont pas contentés de ceci ; ils ont voulu poignarder votre fils...

Paquier.

Quoi ! sans confession ?

Corbineli.

S’il ne se rachetoit par de l’argent.

Granger.

Ah ! les misérables ! C’étoit pour incurer la peur dans cette jeune poitrine.

{p. 453}

Paquier.

En effet, les Turcs n’ont garde de toucher l’argent des Chrétiens, à cause qu’il a une croix.

Corbineli.

Mon maître ne m’a jamais pu dire autre chose, sinon : Va-t’en trouver mon pere, & lui dis... Ses larmes aussi-tôt suffoquant sa parole, m’ont bien mieux expliqué qu’il n’eût su faire les tendresses qu’il a pour vous.

Granger.

Que diable aller faire aussi dans la galere d’un Turc ! d’un Turc ! Perge.

Corbineli.

Ces écumeurs impitoyables ne me vouloient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fusse jetté aux genoux du plus apparent d’entre eux. Hé ! Monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez-moi d’aller avertir son pere, qui vous enverra tout-à-l’heure sa rançon.

Granger.

Tu ne devois pas parler de rançon ; ils se seront moqués de toi.

Corbineli.

Au contraire, à ce mot il a un peu rasséréné sa face. Va, va, m’a-t-il dit ; mais si tu n’es ici de retour dans un moment, j’irai prendre ton maître dans son college, & vous étranglerai tous trois aux antennes de notre navire. J’avois si peur d’entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le diable ne me vînt emporter étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jetté dans un esquif, pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.

Granger.

Que diable aller faire dans la galere d’un Turc !

{p. 454}

Paquier.

Qui n’a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.

Granger.

Mais penses-tu qu’il soit bien résolu d’aller à Venise ?

Corbineli.

Il ne respire autre chose.

Granger.

Le mal n’est donc pas sans remede. Paquier, donne-moi le receptacle des instruments de l’immortalité, Scriptorium scilicet.

Corbineli.

Qu’en desirez-vous faire ?

Granger.

Ecrire une lettre à ces Turcs.

Corbineli.

Touchant quoi ?

Granger.

Qu’ils me renvoient mon fils, parceque j’en ai affaire ; qu’au reste, ils doivent excuser la jeunesse, qui est sujette à beaucoup de fautes ; & que s’il lui arrive une autre fois de se laisser prendre, je leur promets, foi de Docteur, de ne leur en plus obtundre la faculté auditive.

Corbineli.

Ils se moqueront, par ma foi, de vous.

Granger.

Va-t’en donc leur dire de ma part que je suis tout prêt de leur répondre pardevant Notaire, que le premier des leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renverrai pour rien. Ah ! que diable, que diable aller faire en cette galere ! Ou dis-leur qu’autrement je vais m’en plaindre à la Justice. Si-tôt qu’ils l’auront remis en liberté, ne vous amusez ni l’un ni l’autre, car j’ai affaire de vous.

{p. 455}

Corbineli.

Tout cela s’appelle dormir les yeux ouverts.

Granger.

Mon Dieu ! faut-il être ruiné à l’âge où je suis ! Va-t’en avec Paquier, prends le reste du teston que je lui donnai pour la dépense il n’y a que huit jours. Aller, sans dessein, dans une galere ! Prends tout le reliqua de cette piece Ah ! malheureuse géniture, tu me coûtes plus d’or que tu n’es pesante ! Paie la rançon ; &, ce qui restera, emploie-le en œuvres pies. Dans la galere d’un Turc ! Tiens, va-t’en. Mais, misérable, dis-moi, que diable allois-tu faire dans cette galere ? Va prendre dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon oncle l’année du grand hiver.

Corbineli.

A quoi bon ces fariboles ? vous n’y êtes pas. Il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.

Granger.

Cent pistoles ! Ah ! mon fils, ne tient-il qu’à ma vie pour conserver la tienne ? Mais cent pistoles ! Corbineli, va-t’en lui dire qu’il se fasse pendre sans dire mot ; cependant qu’il ne s’afflige point, car je les en ferai bien repentir.

Corbineli.

Mademoiselle Genevote n’étoit pas trop sotte, qui refusoit tantôt de vous épouser, sur ce que l’on assuroit que vous étiez d’humeur, quand elle seroit esclave en Turquie, de l’y laisser.

Granger.

Je les ferai mentir. S’en aller dans la galere d’un Turc ! Hé ! quoi faire, de par tous les diables, dans cette galere ? Oh ! galere, galere, tu mets bien ma bourse aux galeres !

{p. 456}

Scene V.

PAQUIER, CORBINELI.

Paquier.

Voilà ce que c’est que d’aller aux galeres ! Qui diable le pressoit ? Peut-être que s’il eût eu la patience d’attendre encore huit jours, le Roi l’y eût envoyé en si bonne compagnie, que les Turcs ne l’eussent pas pris.

Corbineli.

Notre Domine, ne songez-vous pas que ces Turcs me dévoreront ?

Paquier.

Vous êtes à l’abri de ce côté-là, car les Mahométans ne mangent point de porc.

Scene VI.

GRANGER, CORBINELI, PAQUIER.

Granger revient lui donner une bourse, & s’en retourne en même temps.

Tiens, va-t’en, emporte tout mon bien. . . . . . . . . . . . . . .

Notre Comique a vu toutes les beautés & tous les défauts de cette scene. Un fourbe a besoin d’argent pour servir les amours de son maître, il imagine de s’en faire donner par le pere même de son jeune patron. L’idée est fort plaisante, Moliere l’a adoptée. Pour obliger le pere à financer, on lui dit que son fils est entre les mains des Turcs, & qu’ils vont le mener à Alger, s’il n’envoie au plutôt sa rançon : le mensonge est bien imaginé, il met le pere dans une position pressante ; aussi Scapin s’en sert-il. L’avarice de Granger rend sa situation plus plaisante, sur-tout lorsque la tendresse paternelle & l’amour qu’il a pour l’argent {p. 457}se livrent de cruels combats dans son cœur, le forcent de s’écrier plusieurs fois : Que diable alloit-il faire dans cette galere ? & qu’il veut donner un vieil habit pour racheter son fils. Moliere s’est emparé de toutes ces richesses ; mais elles sont entourées de choses qui les déparent, que Moliere a très bien apperçues, & qu’on ne trouve point dans son imitation, quoique les deux scenes paroissent tout-à-fait semblables aux personnes qui ne se donnent pas la peine de les détailler. Soyons moins superficiels.

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

Acte II. Scene XI.

SCAPIN, GÉRONTE.

Scapin, faisant semblant de ne pas voir Géronte.

O Ciel ! ô disgrace imprévue ! ô misérable pere ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?

Géronte, à part.

Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé ?

Scapin.

N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le Seigneur Géronte ?

Géronte.

Qu’y a-t-il, Scapin ?

Scapin, courant sur le théâtre, sans vouloir entendre ni voir Géronte.

Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune ?

Géronte, courant après Scapin.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Scapin.

En vain je cours de tous côtés pour pouvoir le trouver.

{p. 458}

Géronte.

Me voici.

Scapin.

Il faut qu’il soit caché dans quelque endroit qu’on ne puisse pas deviner.

Géronte, arrêtant Scapin.

Holà. Es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?

Scapin.

Ah ! Monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.

Géronte.

Il y a une heure que je suis devant toi. Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ?

Voilà du Térence tout pur, & non du Cyrano. C’est ainsi, chez le Comique Latin, que les fourbes agacent la curiosité des vieillards qu’ils veulent tromper. Disons, en passant, que cette maniere d’animer la scene paroît un peu forcée sur nos petits théâtres, lorsqu’elle dure trop long-temps.

Scapin.

Monsieur...

Géronte.

Quoi ?

Scapin.

Monsieur votre fils...

Géronte.

Hé bien, mon fils....

Scapin.

Est tombé dans une disgrace la plus étrange du monde.

Géronte.

Et quelle ?...

Scapin.

Je l’ai trouvé tantôt tout triste de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal-à-propos ; &, cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allé {p. 459}promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galere turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d’y entrer, & nous a présenté la main. Nous y avons passé. Il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, & bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

Géronte.

Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela ?

Scapin.

Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galere en mer, & se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, & m’envoie vous dire que, si vous ne lui envoyez pas tout-à-l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils à Alger.

Géronte.

Comment diantre, cinq cents écus !

Scapin.

Oui, Monsieur ; & de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.

Géronte.

Ah ! le pendard de Turc ! m’assassiner de la façon !

Scapin.

C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Il ne songeoit pas à ce qui est arrivé.

{p. 460}

Géronte.

Va-t’en, Scapin, va-t’en vîte dire à ce Turc que je vais envoyer la Justice après lui.

Scapin.

La Justice en pleine mer ! vous vous moquez des gens.

Granger dit, dans Cyrano, qu’il ira porter plainte à la Justice contre le ravisseur de son fils. Si l’on veut faire des recherches sur cette pensée, l’analyser, l’approfondir, l’on y pourra découvrir, entrevoir dans le lointain l’idée singuliere de Géronte, qui veut envoyer la Justice en pleine mer ; mais le propos de Granger marque-t-il autant de trouble que celui de Géronte ? le comique en est-il aussi simple ? frappe-t-il d’abord ? arrache-t-il un éclat de rire général ?

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

Géronte.

Il faut, Scapin, que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidele.

Scapin.

Quoi, Monsieur ?

Géronte.

Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils, & que tu te mettes à sa place jusqu’à ce que j’aie ramassé la somme qu’il demande.

Scapin.

Hé, Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? & vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens, que d’aller {p. 461}recevoir un misérable comme moi à la place de Monsieur votre fils ?

L’expédient de Géronte, tout simple qu’il est, devient d’autant plus comique, qu’il doit surprendre Scapin, l’embarrasser quelque temps, & que le spectateur est curieux de voir comment il parera le coup. Granger qui veut envoyer dire à son fils de se laisser pendre sans dire mot, & de ne point s’affliger parcequ’on le vengera ; Granger, dis-je, qui trouve un moyen aussi sot, aussi plat, aussi révoltant, ne mérite certainement pas d’entrer en comparaison avec Géronte, du moins dans ce moment.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Il ne devinoit pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

Géronte.

Tu dis qu’il demande....

Scapin.

Cinq cents écus.

Géronte.

Cinq cents écus ! N’a-t-il pas de conscience ?

Scapin.

Vraiment oui, de la conscience à un Turc !

Géronte.

Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?

Scapin.

Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.

Géronte.

Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ?

{p. 462}

Scapin.

Ce sont des gens qui n’entendent point de raison.

Géronte.

Mais que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Il est vrai. Mais, quoi ! on ne prévoyoit pas les choses. De grace, Monsieur, dépêchez.

Géronte.

Tiens, voilà la clef de mon armoire.

Scapin.

Bon !

Géronte.

Tu l’ouvriras.

Scapin.

Fort bien !

Géronte.

Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

Scapin.

Oui.

Géronte.

Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande malle, & tu les vendras aux frippiers, pour aller racheter mon fils.

Scapin, lui rendant la clef.

Hé, Monsieur, rêvez-vous ? Je n’aurois pas cent francs de tout ce que vous dites ; & de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.

Granger veut donner, pour racheter son fils, le reste d’un teston sur lequel on a pris la dépense pendant huit jours, & un vieux pourpoint que son oncle quitta l’année du grand hiver. Tout cela est burlesque, & point du tout comique, parcequ’il peche trop contre la vraisemblance. Granger {p. 463}ne peut croire que le Turc se contentera de si peu de chose ; mais Géronte, avare comme il l’est, peut fort bien se figurer qu’un amas de vieilles hardes vendues aux frippiers fera une somme considérable. Remarquons d’ailleurs avec quel art ce bout de scene est filé. Scapin prend avec transport la clef du coffre ; il croit qu’on va lui permettre de puiser à pleines mains, il jouit quelque temps de ce plaisir : point du tout, il est bien frustré dans ses espérances.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Oh ! que de paroles perdues ! Laissez là cette galere, & songez que le temps presse, & que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, & qu’à l’heure que je parle, on t’emmene esclave en Alger ! Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu, & que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un pere.

Géronte.

Attends, Scapin, je m’en vais querir cette somme.

Scapin.

Dépêchez donc vîte, Monsieur : je tremble que l’heure ne sonne.

Géronte.

N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?

Scapin.

Non, cinq cents écus.

Géronte.

Cinq cents écus !

{p. 464}

Scapin.

Oui.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere !

Scapin.

Vous avez raison : mais hâtez-vous.

Géronte.

N’y avoit-il pas d’autre promenade ?

Scapin.

Cela est vrai : mais faites promptement.

Géronte.

Ah ! maudite galere !

Scapin, à part.

Cette galere lui tient au cœur.

Géronte.

Tiens, Scapin, je ne me souvenois pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, & je ne croyois pas qu’elle dût m’être si-tôt ravie !

Le reste ne doit plus rien à Cyrano. Géronte présente la bourse à Scapin, & la remet dans sa poche en lui recommandant d’aller vîte racheter son fils. Scapin est obligé de lui faire remarquer qu’il n’a point donné d’argent. Dans toute la scene de Cyrano, Granger est aussi pédant qu’avare, & ses platitudes de college rebutent & gâtent les traits plaisants qui échappent à son avarice : notre Poëte les lui abandonne. Il est encore absurde de vouloir lui persuader qu’une galere turque est venue jusqu’au quai de l’Ecole : Moliere sauve cette extravagance en transportant l’action dans une ville maritime.

La troisieme scene du troisieme acte des Fourberies {p. 465}de Scapin est aussi calquée sur celle qui suit.

LE PÉDANT JOUÉ. Acte III. Scene II.

GRANGER, PAQUIER, GENEVOTE.

Granger.

Mademoiselle, seriez-vous venue autant à la bonne heure, que la grace aux pendus quand ils sont sur l’échelle ?

Genevote.

Est-ce l’amour qui vous a rendu criminel ? Vraiment, la faute est trop illustre pour ne vous la pas pardonner. Toute la pénitence que je vous en ordonne, c’est de rire avec moi d’un petit conte que je suis venue ici pour vous faire. Ce conte toutefois se peut appeller une histoire, car rien ne fut jamais plus véritable. Elle vient d’arriver, il n’y a pas deux heures, au plus facétieux personnage de Paris ; & vous ne sauriez croire à quel point elle est plaisante. Quoi ! vous n’en riez pas ?

Granger.

Mademoiselle, je crois qu’elle est divertissante au-delà de ce qui le fut jamais ; mais...

Genevote.

Mais vous n’en riez pas ?

Granger.

Ah, ah, ah, ah, ah.

Genevote.

Il faut, avant que d’entrer en matiere, vous anatomiser le squelette d’homme & de vêtement, aux mêmes termes qu’un Savant m’en a tantôt fait la description. Voici l’heure environ que le soleil se couche, c’est l’heure aussi par conséquent que les lambeaux de son manteau se viennent rafraîchir aux étoiles. Leur maître ne les expose jamais au {p. 466}jour, parcequ’il craint que le soleil, prenant une matiere si combustible pour le berceau du phénix, ne brûlât & le nid & l’oiseau. Ce manteau donc, cette cape, cette casaque, cette simarre, cette robe, cette soutane, ce lange, ou cet habit, car on est encore à deviner ce que c’est, & le Syndic des Tailleurs y demeureroit à quia, fait bien dire aux gausseurs, qu’il fait peur aux larrons en leur montrant la corde. Certains Dogmatistes disent avoir appris, par tradition, qu’il fut apporté du Caire, où on le trouva dans une vieille cave, à l’entour de je ne sais quelle momie, sous les saintes masures d’une pyramide éboulée ; à la vérité, les figures grotesques que les trous, les pieces, les taches & les filets y composent bizarrement, ont beaucoup de rapport avec les figures hiéroglyphiques des Egyptiens. C’est un plaisir sans pareil de contempler ce fantôme arrêté dans une rue : vous y verrez amasser cent curieux, & tous en extase disputer de son origine ; l’un, soutenir que l’imprimerie ni le papier n’étant pas encore trouvés, les Doctes y avoient tracé l’Histoire universelle ; & sur cela remontant de Pharamond à César, de Romule à Priam, de Prométhée au premier homme, il ne laissera pas échapper un filet qui ne soit au moins le symbole de la décadence d’une Monarchie. Un autre veut que ce soit le tableau du chaos ; un autre, la métempsycose de Pythagore ; un autre, divisant ses guenilles par chapitres, y trouvera l’alcoran divisé par azoares ; un autre, le systême de Copernic ; un autre enfin jurera que c’est le manteau du Prophete Elie, & que sa sécheresse est une marque qu’il a passé par le feu ; & moi, pour vous blasonner cet écu, je dis qu’il porte de sable, engrêlé sur la bordure, aux lambeaux sans nombre. Du manteau je passerois aux habits ; mais je pense qu’il suffira de dire que chaque piece de son accoûtrement est une antique. Venons de l’étoffe à {p. 467}la doublure, de la gaine à l’épée, & de la châsse au saint ; traçons en deux paroles le crayon de notre ridicule Docteur. Figurez-vous un rejetton de ce fameux arbre coco, qui seul fournit un pays entier de choses nécessaires à la vie. Premiérement, en ses cheveux on trouve de l’huile, de la graisse & des cordes de luth : sa tête peut fournir de corne les couteliers ; & son front, les Négromanciens de grimoire à invoquer le diable ; son cerveau, d’enclume ; ses yeux, de cire, de vernis & d’écarlate ; son visage, de rubis ; sa gorge, de clous ; sa barbe, de décrottoires ; ses doigts, de fuseaux ; sa peau, de laine ; son haleine, de vomitif ; ses cauteres, de poix ; ses dartres, de farine ; ses oreilles, d’ailes à moulin ; son derriere, de vent à le faire tourner ; sa bouche, de four à ban ; & sa personne, d’âne à porter la mounée. Pour son nez, il mérite bien une égratignure particuliere. Cet authentique nez arrive partout un quart d’heure devant son maître ; dix Savetiers de raisonnable rondeur vont travailler dessous à l’abri de la pluie. Hé bien, Monsieur, ne voilà pas un joli Ganimede ? Et c’est pourtant le héros de mon histoire ! Cet honnête homme régente une classe dans l’Université ; c’est le plus faquin, le plus chiche, le plus avare, le plus sordide, le plus mesquin !.... Mais riez donc.

Granger.

Ah, ah, ah, ah, ah.

Genevote.

Ce vieux rat de college a un fils qui, je pense, est receleur des perfections que la nature a volées au pere. Ce chiche pénard, ce radoteur....

Granger, à part.

Ah ! malheureux, je suis trahi ! C’est sans doute ma propre histoire qu’elle me conte. (Haut.) Mademoiselle, {p. 468}passez ces épithetes : il ne faut pas croire tous les mauvais rapports, outre que la vieillesse doit être respectée.

Genevote.

Quoi ! le connoissez-vous ?

Granger

Non, en aucune façon.

Genevote.

Oh bien, écoutez donc. Ce vieux bouc veut envoyer son fils en je ne sais quelle ville, pour s’ôter un rival ; &, afin de venir à bout de cette entreprise, il lui veut faire accroire qu’il est fou. Il le fait lier, & lui fait ainsi promettre tout ce qu’il veut : mais le fils n’est pas long-temps créancier de cette fourbe. Comment ! vous ne riez pas de ce vieux bossu, de ce maussade à triple étage !

Granger.

Baste ! baste ! faites grace à ce pauvre vieillard.

Genevote.

Or écoutez le plus plaisant. Ce goutteux, ce loup-garou, ce Moine bourru....

Granger.

Passez outre : cela ne fait rien à l’histoire.

Genevote.

Commanda à son fils d’acheter quelque bagatelle, pour faire un présent à son oncle le Vénitien ; & son fils, un quart d’heure après, lui manda qu’il venoit d’être pris prisonnier par des Pirates Turcs, à l’embouchure du golfe des Bons-Hommes ; &, ce qui n’est pas mal plaisant, c’est que le bon-homme aussi-tôt envoya la rançon. Mais il n’a que faire de craindre pour sa pécune, elle ne courra point de risque sur la mer du Levant.

Dans Moliere, Zerbinette rappelle de même à Géronte tout ce qu’il a dit dans son dépit contre la {p. 469}galere, & lui raconte le tour que Scapin lui a joué. La scene est mauvaise dans Cyrano : elle ne peut être excellente dans Moliere, parcequ’elle nous offre un simple récit de ce que nous avons déja vu en action47 ; mais du moins elle fait beaucoup rire. Ces deux scenes sont pourtant les mêmes dans le fond, puisque Zerbinette, à l’exemple de Genevote, vient dire au pere de son amant comment on l’a trompé par rapport à elle & pour servir son fils. Pourquoi y a-t-il une si grande différence entre l’une & l’autre ? Il est aisé d’en concevoir la raison, pour peu qu’on soit versé dans l’art théâtral, & qu’on ait réfléchi sur les ressources du comique. Genevote doit nécessairement nous faire moins de plaisir que Zerbinette : premiérement, parcequ’elle vient de dessein prémédité dire des injures à Granger ; la derniere au contraire, poussée seulement par l’envie de rire d’une aventure plaisante qu’on lui a rapportée, & brûlant de trouver quelqu’un à qui elle puisse la raconter, trouve par hasard le pere de son amant sur son passage, & lui rend naïvement sa propre histoire. Elle veut même le forcer à rire avec elle de ce ladre, de ce vilain qu’elle lui peint si bien. En second lieu, Genevote ne reproche à son vieillard que le ridicule de son habillement : mais Zerbinette ne s’arrête pas à la superficie, elle va au vif ; elle reproche au sien le ridicule de son esprit & de sa ladrerie ; elle lui rappelle qu’il a voulu faire vendre de vieilles hardes pour racheter son fils ; qu’il a voulu envoyer la Justice en pleine mer après les Turcs, & que la douleur de compter de l’argent lui a souvent {p. 470}arraché cette exclamation burlesque : Que diable alloit-il faire dans cette galere ! Enfin, les coups que Zerbinette porte au pere de son amant sont plus excusables & bien plus piquants en même temps, que ceux dont Genevote accable grossiérement Granger ; aussi flattent-ils bien mieux la malignité du spectateur.

Les Auteurs de l’Histoire du Théâtre François assurent que le dialogue des premieres scenes des Fourberies ressemble tout-à-fait à celui des deux premieres scenes de la Sœur, comédie de Rotrou. Il y a en effet un endroit où les deux Auteurs ont donné à leur dialogue la même coupe, la même vivacité.

LA SŒUR. Acte I. Scene I.

LÉLIE, ERGASTE.

. . . . . . . . .

Lélie.

O fatale nouvelle, & qui me désespere !
Mon oncle te l’a dit, & le tient de mon pere ?

Ergaste.

Oui.

Lélie.

Que pour Eroxene il destine ma foi ?
Qu’il doit absolument m’imposer cette loi ?
Qu’il promet Aurélie aux vœux de Polidore ?

Ergaste.

Je vous l’ai déja dit, & vous le dis encore.

Lélie.

Et qu’exigeant de nous ce funeste devoir,
Il nous veut obliger d’épouser dès ce soir ?
{p. 471}

Ergaste.

Dès ce soir.

Lélie.

Et tu crois qu’il te parloit sans feinte ?

Ergaste.

Sans feinte.

Lélie.

Ah ! si d’amour tu ressentois l’atteinte,
Tu plaindrois moins ces mots qui te coûtent si cher,
Et qu’avec tant de peine il te faut arracher ;
Et cette avare Echo, qui répond par ta bouche,
Seroit plus indulgente à l’ennui qui me touche.
. . . . . . . . .

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

ACTE I. Scene I.

SYLVESTRE, OCTAVE.

. . . . . . . . . .

Octave.

Ah ! fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux ! Dures extrémités où je me vois réduit ! Tu viens, Sylvestre, d’apprendre au port que mon pere revient ?

Sylvestre.

Oui.

Octave.

Qu’il arrive ce matin même ?

Sylvestre.

Ce matin même.

Octave.

Et qu’il revient dans la résolution de me marier ?

Sylvestre.

Oui.

Octave.

Avec une fille du Seigneur Géronte ?

{p. 472}

Sylvestre.

Du Seigneur Géronte.

Octave.

Et que cette fille est mandée de Tarente exprès pour cela ?

Sylvestre.

Oui.

Octave.

Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle ?

Sylvestre.

De votre oncle.

Octave.

A qui mon pere les a mandées par une lettre ?

Sylvestre.

Par une lettre.

Octave.

Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires ?

Sylvestre.

Toutes nos affaires.

Octave.

Ah ! parle, si tu veux, & ne te fais point de la sorte arracher les mots de la bouche. . . . . . .

Ergaste & Sylvestre répondent aux questions qu’on leur fait, en peu de mots, ou bien en répétant les dernieres paroles qu’on leur a dites : c’est dans ce morceau seulement que le dialogue de Moliere ressemble à celui de Rotrou D’ailleurs ce sont des minuties, qu’il est bon d’indiquer pour prouver que Moliere faisoit attention à tout, qu’il sentoit tout, mais sur lesquelles il ne faut pas s’arrêter long-temps.

Passons à Térence. Nous avons dit que Moliere avoit imité des détails & plusieurs scenes du Phormion ; qu’il avoit même calqué la machine de sa piece sur celle du Poëte Latin. On sera sans doute bien aise de voir lutter ces grands hommes. Dans {p. 473}le premier volume de cet ouvrage, chapitre XI du Dialogue, nous avons déja comparé la seconde scene du premier acte de Phormion avec la seconde scene du premier acte des Fourberies de Scapin, & le Lecteur doit se rappeller qu’elles sont bâties sur le même fond. Passons à d’autres.

PHORMION, Acte I. Scene V.

Démiphon.

Je ne sais à quoi me déterminer, car c’est une affaire que je n’aurois pu prévoir ; & je suis dans une si furieuse colere, que je ne puis arrêter mon esprit à penser aux voies que j’ai à prendre. C’est pourquoi, tous tant que nous sommes, lorsque la fortune nous est plus favorable, nous devrions travailler avec le plus d’application à nous mettre en état de supporter ses disgraces ; & quand on revient de quelque voyage, on devroit toujours se préparer aux dangers, aux pertes, à l’exil, & penser qu’on trouvera son fils dans le déréglement, ou sa fille malade, ou sa femme morte ; que tous ces accidents arrivent tous les jours, qu’ils peuvent nous être arrivés comme à d’autres : ainsi rien ne pourroit nous surprendre, ni nous paroître nouveau ; & tout ce qui arriveroit contre ce que nous aurions attendu, nous le prendrions pour un gain fort considérable.

Géta, à Phédria.

O Monsieur ! on ne sauroit croire de combien je passe mon maître en sagesse. Tous les maux qui peuvent m’arriver sont prévus ; il y a long-temps que j’ai fait ces réflexions : Quand mon maître sera de retour, j’irai pour le reste de mes jours moudre au moulin ; j’aurai les étrivieres ; je serai mis aux fers ; on m’enverra travailler aux champs. Aucun de tous ces accidents ne pourra ni me surprendre, ni me paroître nouveau ; & tout ce qui m’arrivera {p. 474}contre ce que j’ai attendu, je le prendrai pour un gain fort considérable. . . . . . .

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

Acte II. Scene VIII.

. . . . . . . . . .

Scapin.

Monsieur, la vie est mêlée de traverses ; il est bon de s’y tenir sans cesse préparé : & j’ai oui dire, il y a long-temps, une parole d’un ancien, que j’ai toujours retenue.

Argante.

Quoi ?

Scapin.

Que pour peu qu’un pere de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer, se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estopié, sa fille subornée ; & ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie, & je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colere de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivieres ; &, ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu graces à mon bon destin. . . . .

Dans Térence, Géta répete ou parodie simplement ce que Démiphon vient de dire : Moliere a senti combien une idée retournée ou répétée produit peu d’effet au théâtre ; il a placé adroitement dans un seul couplet & dans la bouche d’un seul personnage ce que Térence fait dire par deux interlocuteurs. Il est bien plaisant de voir un maître fourbe inventer la meilleure moralité qui se soit {p. 475}jamais débitée, donner des leçons de philosophie, & s’offrir pour exemple.

PHORMION, Acte I. Scene IV.

Antiphon s’est marié pendant l’absence de son pere : on vient lui annoncer que son pere est arrivé, & qu’il va paroître. Il tremble. Géta l’exhorte à se rassurer.

Géta.

Puisque cela est donc ainsi, vous devez travailler d’autant plus à vous tenir sur vos gardes : la fortune aide les gens de cœur.

Antiphon.

Je ne suis pas maître de moi.

Géta.

Il est pourtant plus nécessaire que jamais, que vous le soyez présentement : car si votre pere s’apperçoit que vous ayiez peur, il ne doutera pas que vous ne soyez coupable.

Phédria.

Cela est vrai.

Antiphon.

Je ne puis pas me changer.

Géta.

Où en seriez-vous donc, s’il vous falloit faire des choses bien plus difficiles ?

Antiphon.

Puisque je ne puis faire l’un, je ferois encore moins l’autre.

Géta.

Cet homme va tout gâter, Phédria ; voilà qui est fait. A quoi bon perdre ici davantage notre temps ? Je m’en vais.

Phédria.

Et moi aussi.

{p. 476}

Antiphon.

Eh ! je vous prie, si je contrefaisois ainsi l’assuré, seroit-ce assez ?

Géta.

Vous vous moquez.

Antiphon.

Voyez cette contenance : qu’en dites-vous ? y suis-je ?

Géta.

Non.

Antiphon.

Et présentement ?

Géta.

A-peu-près.

Antiphon.

Et comme me voilà ?

Géta.

Vous y êtes. Ne changez pas ; & souvenez-vous de répondre parole pour parole, & de lui bien tenir tête, afin que dans son emportement il n’aille pas vous renverser d’abord par les choses dures & fâcheuses qu’il vous dira.

Antiphon.

J’entends.

Géta.

Dites-lui que vous avez été forcé malgré vous par la loi, & par la sentence qui a été rendue. Entendez-vous ? Mais quel est ce vieillard que je vois au fond de la place ?

Antiphon.

C’est lui ! je ne saurois l’attendre.

Géta.

Ah ! qu’allez-vous faire ? où allez-vous ? Arrêtez ; arrêtez, vous dis-je.

Antiphon.

Je me connois : je sais la faute que j’ai faite. Je vous recommande Phanion, & je remets ma vie entre vos mains. . . . . . . . . . . .

{p. 477}

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

Acte I. Scene IV.

OCTAVE, SCAPIN, SYLVESTRE.

Scapin, à Octave.

Et vous, préparez-vous à soutenir avec fermeté l’abord de votre pere.

Octave.

Je t’avoue que cet abord me fait trembler par avance, & j’ai une timidité naturelle que je ne saurois vaincre.

Scapin.

Il faut pourtant paroître ferme au premier choc, de peur que, sur votre foiblesse, il ne prenne le pied de vous mener comme un enfant. Là, tâchez de vous composer par étude : un peu de hardiesse, & songez à répondre résolument sur ce qu’il vous pourra dire.

Octave.

Je ferai du mieux que je pourrai.

Scapin.

Çà, essayons un peu, pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle, & voyons si vous ferez bien. Allons, la mine résolue, la tête haute, le regard assuré.

Octave.

Comme cela ?

Scapin.

Encore un peu davantage.

Octave.

Ainsi ?

Scapin.

Bon ! Imaginez-vous que je suis votre pere qui arrive, & répondez-moi fermement comme si c’étoit à lui-même. « Comment, pendard, vaurien, infame, fils indigne d’un pere comme moi, oses-tu paroître devant mes yeux, après {p. 478}tes bons déportements, après le lâche tour que tu m’as joué pendant mon absence ? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud ? est-ce là le fruit de mes soins, le respect qui m’est dû, le respect que tu me conserves » ?... Allons donc... « Tu as l’insolence, frippon, de t’engager sans le consentement de ton pere, de contracter un mariage clandestin ! Réponds-moi, coquin, réponds-moi. Voyons un peu tes belles raisons »... Oh ! que diable, vous demeurez interdit !

Octave.

C’est que je m’imagine que c’est mon pere que j’entends. . . . . . . . . . . .

Ici les personnages sont dans la même situation que dans la piece latine, mais Scapin rend la scene françoise bien meilleure par l’idée qui lui vient de contrefaire le pere. De cette façon l’illusion augmente, & sur-tout le jeu théâtral, partie bien précieuse, puisque les applaudissements que l’acteur reçoit reviennent à l’Auteur. Peu de gens savent voir la scene sur leur papier quand ils travaillent. Un Poëte comique n’excellera jamais, s’il n’est naturellement comédien, & s’il ne joue tous ses rôles en les composant.

PHORMION. Acte IV. Scene III.

ANTIPHON, GÉTA, CHRÉMÈS, DÉMIPHON.

Antiphon.

J’attends le retour de Géta, qui ne doit pas tarder à revenir. Mais voilà mon oncle avec mon pere. Que je crains les résolutions que son retour lui va faire prendre !

Géta.

Je vais les aborder. Ah ! notre bon Chrémès....

Chrémès.

Bon jour, Géta.

{p. 479}

Géta.

Je suis ravi de vous voir de retour en bonne santé.

Chrémès.

Je le crois.

Géta.

Comment tout va-t-il ?

Chrémès.

J’ai trouvé, à l’ordinaire, bien des nouvelles en arrivant.

Géta.

Cela ne peut pas être autrement. Vous avez appris ce qui est arrivé à Antiphon ?

Chrémès.

D’un bout à l’autre.

Géta, à Démiphon.

Est-ce vous qui le lui avez dit ? Quelle indignité, Chrémès, d’avoir été trompé de cette maniere !

Chrémès.

C’est de quoi je m’entretenois avec lui présentement.

Géta.

Ma foi, je m’en entretenois aussi moi tout seul ; & même, à force d’y penser, je crois avoir trouvé un remede.

Démiphon.

Quoi, Géta ? quel remede ?

Géta.

Quand je vous ai quitté, j’ai trouvé, par hasard, Phormion sur mon chemin.

Chrémès.

Qui est ce Phormion ?

Géta.

Cet homme qui nous a empêtrés de cette...

{p. 480}

Chrémès.

Je sais.

Géta.

Tout d’un coup il m’est venu dans l’esprit de le sonder un peu. Je le tire à part. Pourquoi, lui ai-je dit, Phormion, ne cherchez-vous pas les moyens d’accommoder entre vous cette affaire à l’amiable ? Mon maître est honnête homme & ennemi des procès. Car, pour ses amis, ils lui conseilloient tous de chasser cette créature.

Antiphon.

Que va-t-il faire ? & à quoi cela aboutira-t-il ?

Géta.

Me direz-vous que par les loix il seroit puni de l’avoir fait ? Croyez-moi, cela a été examiné par de bonnes têtes ; &, sur ma parole, vous avez à suer, si vous vous attaquez à cet homme-là ; c’est l’éloquence en personne. Mais, je le veux, vous gagnerez votre procès : enfin ce n’est pas une affaire où il y aille de la vie ; il ne s’agit que d’argent.... Quand j’ai vu mon homme ébranlé par ces paroles : Nous sommes seuls, lui ai-je dit, parlez franchement ; dites ce que vous voulez que l’on vous donne de la main à la main, pour faire que mon maître n’entende plus parler de cette affaire, que cette femme se retire, & que vous ne veniez plus nous chagriner.

Antiphon.

Les Dieux lui auroient-ils tourné l’esprit !

Géta.

Car, & je le sais fort bien, pour peu que vous vous mettiez à la raison, mon maître est si traitable, que vous n’aurez pas ensemble trois paroles.

Démiphon.

Qui t’a chargé de dire cela ?

{p. 481}

Chrémès.

Ah ! il ne pouvoit pas mieux prendre la chose pour le mener où nous voulons.

Antiphon.

Je suis mort !

Chrémès.

Continue.

Géta.

D’abord mon homme se faisoit tenir à quatre.

Chrémès.

Que demandoit-il ?

Géta.

Ce qu’il demandoit ? Beaucoup trop : tout ce qui lui venoit dans la tête.

Chrémès.

Mais encore ?

Géta.

Si on lui donnoit, disoit-il, six cents écus...

Chrémès.

Six cents diables à son cou ! N’a-t-il pas de honte ?

Géta.

Je lui ai dit aussi : Eh ! que pourroit-il donc faire davantage, je vous prie, s’il marioit sa propre fille ? Il n’a pas gagné beaucoup de n’en point avoir, puisqu’en voilà une toute trouvée qu’il faut qu’il dote. Pour abréger & ne pas vous redire toutes ses impertinences, voici sa conclusion. Au commencement, m’a-t-il dit, j’avois fait dessein d’épouser moi-même la fille de mon ami, car je prévoyois bien le malheur qui lui arriveroit, & je n’ignorois pas qu’une fille pauvre qui trouve un homme riche, devient plutôt l’esclave que la femme de son mari. Mais, pour vous dire franchement la chose comme elle est, j’avois besoin d’une femme qui m’apportât quelque argent {p. 482}pour payer mes dettes ; & encore aujourd’hui, si Démiphon veut me donner autant que celle que j’ai fiancée doit m’apporter, il n’y a point de femme que j’aime mieux que celle dont vous voulez vous défaire.

Antiphon.

Est-ce par sottise ou par malice qu’il fait cela ? Est-ce de dessein prémédité ou sans y penser ? Je ne sais qu’en croire.

Démiphon.

Eh quoi ! s’il doit jusqu’à son ame ?

Géta.

J’ai engagé, m’a-t-il dit, une piece de terre pour trente pistoles.

Démiphon.

Voilà qui est fait ; qu’il l’épouse, je vais les donner.

Géta.

Une petite maison pour autant.

Démiphon.

Ho, ho ! c’est trop.

Chrémès.

Ne criez point ; je les donnerai ces trente pistoles.

Géta.

Il faut acheter une petite esclave pour ma femme : il faut quelques meubles pour le ménage : les noces seront de quelque dépense : pour tout cela, dit-il, mettez encore autres trente pistoles. C’est bien le moins.

Démiphon.

Oh, parbleu ! qu’il me fasse plutôt six cents procès. Il n’aura pas un sou de moi. Je servirois ainsi de risée à ce coquin !

Chrémès.

Eh, mon Dieu ! je les donnerai, soyez en repos ; & faites seulement que votre fils épouse celle que vous savez.

{p. 483}

Antiphon.

Que je suis malheureux ! Ah ! Géta, tu m’as perdu par tes fourberies.

Chrémès.

C’est pour l’amour de moi qu’on chasse cette créature ; il est bien juste que ce soit à mes dépens.

Géta.

Mais sur-tout, m’a-t-il dit, avertissez-moi au plutôt s’ils veulent me donner cette fille, afin que je me défasse de l’autre, & qu’on ne me tienne pas le bec en l’eau ; car les gens dont je vous parle doivent me compter aujourd’hui de l’argent.

Chrémès.

Il l’aura tout-à-l’heure. Qu’il retire sa parole, & qu’il prenne cette fille.

Démiphon.

Puisse-t-elle lui porter malheur !

Chrémès.

J’ai fort à propos apporté avec moi de l’argent du revenu des terres que ma femme a à Lemnos ; je m’en servirai, & je lui dirai que vous en avez affaire.

La scene huitieme du deuxieme acte des Fourberies de Scapin est faite d’après celle-ci. Je suis fâché que son étendue, & le nombre des citations que nous avons déja faites, ne me permettent pas de la rapporter. Ceux de mes Lecteurs qui ne l’ont pas bien présente à leur mémoire, peuvent avoir recours à l’original ; & après avoir loué l’adresse de Térence, ils loueront encore davantage celle de Moliere, qui non seulement a saisi toutes les beautés de son émule, mais qui leur donne une nouvelle force, en dégageant la scene d’une partie des personnages.

{p. 484}

Dans la scene latine, Chrémès se récrie sur la demande exorbitante de Phormion, & Démiphon s’engage à le satisfaire : un instant après c’est Démiphon qui se fâche, & Chrémès offre la somme qu’on leur demande. Il est bien plus plaisant dans Moliere de voir ces contradictions dans un seul homme qu’un fourbe ballotte à son gré. Les combats qu’il éprouve sont bien plus énergiques : tous les coups de pinceau étant destinés à le peindre, rendent son portrait bien plus frappant. D’ailleurs l’intrigant a bien plus de peine pour arracher une somme considérable à un seul avare qu’à deux qui se cotisent. Il est contraint par conséquent à s’ingénier davantage, à se replier en cent façons différentes ; & nous devons, je gage, à cette nécessité, à cet effort d’imagination où l’Auteur s’est vu réduit, cette fameuse sortie que Scapin fait contre les procès & les gens de Justice, pour empêcher Argante de plaider, & pour le déterminer à compter l’argent dont son fils a besoin48.

Que Moliere est sublime dans ce moment où il ne doit rien à son original, & qu’il lui est supérieur !

Dans Térence, Antiphon ignore les projets que Géta enfante pour servir Phédria, & craint qu’il ne veuille réellement le priver de sa femme en la faisant épouser par Phormion. Moliere n’a pu introduire cette situation réellement piquante dans ses Fourberies, parcequ’il l’avoit déja placée dans l’Etourdi. Nous en avons parlé dans l’article de cette derniere piece.

Il nous reste à confronter le plan du Phormion {p. 485}avec celui des Fourberies de Scapin. Pour cet effet il est bon d’avoir sous les yeux un précis de la piece latine.

Extrait du Phormion.

Chrémès & Démiphon sont freres. Chrémès quitte sa maison & sa femme pour aller à Lemnos, où il a une seconde épouse & une fille. Démiphon part en même temps pour aller en Cilicie, chez un ancien hôte, qui lui promet, dans ses lettres, des montagnes d’or. Les deux vieillards ont chacun un fils qu’ils laissent entre les mains de Géta, esclave de Démiphon. Le nouveau Gouverneur veut d’abord leur donner de bons conseils, qui sont très mal reçus, & plus mal récompensés. Il est forcé de leur laisser la bride sur le cou : ils ne manquent pas d’en abuser. Phédria, fils de Chrémès, devient amoureux d’une chanteuse. Antiphon, fils de Démiphon, épouse Phanie, qui passe pour étrangere. Les affaires sont dans cette situation critique, quand les deux vieillards arrivent. Le Gouverneur est au désespoir. Démiphon sait déja que son fils est marié. On lui dit qu’il a été forcé par la loi, parcequ’on lui a prouvé qu’il étoit le plus proche parent de Phanie. Phormion, parasite, qui a imaginé la fourberie, a effectivement feint d’avoir jadis connu le pere de la jeune fille, a fait appeller Antiphon en justice. Celui-ci ne s’est pas défendu, & a été condamné. Le pere veut casser le mariage : il consulte trois Avocats, & se trouve plus embarrassé qu’avant la consultation.

D’un autre côté, le marchand d’esclaves presse Phédria, & le menace de vendre la belle dont il est amoureux, s’il ne lui donne pas bien vîte de l’argent. Phédria prie Géta de lui en procurer. Celui-ci ne sait où en prendre, lorsqu’il apperçoit les deux vieillards en grande conférence. Chrémès est fâché de n’avoir pas trouvé à Lemnos la femme & {p. 486}sur-tout la fille qu’il alloit y chercher. Son dessein étoit de la marier à son neveu Antiphon. Démiphon lui conte qu’il y a un autre empêchement à ce mariage, puisque son fils s’est marié à une étrangere. Géta est charmé d’avoir deux cordes à son arc, c’est-à-dire, deux vieillards à duper. Il vient leur dire que Phormion veut bien se charger de la femme d’Antiphon & l’épouser, à condition qu’on lui donnera une somme de la main à la main. D’abord il a demandé, ajoute-t-il, une somme exorbitante ; mais peu-à-peu il est devenu plus traitable. Premiérement, il a engagé une piece de terre pour dix mines ; il veut qu’on les lui donne. Démiphon y consent. Secondement, il a mis en gage une maison pour autant ; il les exige encore. Démiphon ne veut pas les donner. Chrémès consent à les compter. Troisièmement, il a besoin d’une petite esclave pour sa femme, il lui faut quelques meubles pour le ménage, de l’argent pour les frais de noce ; tout cela montera encore à dix mines. Démiphon aimeroit mieux avoir six cents procès que de compter cette somme. Chrémès veut bien la payer. Les vieillards vont chez eux pour prendre de l’argent.

Antiphon entend tout ce que dit Géta. Il l’accuse de vouloir réellement lui enlever sa femme, il s’emporte contre lui. Géta l’appaise, en lui disant qu’il a travaillé pour procurer de l’argent à son cousin ; que Phormion trouvera des prétextes pour éloigner la noce, & que pendant ce temps-là on aura le temps de trouver une pareille somme, & de la rendre. Mais les vieillards ont à peine remis l’argent au Parasite, qu’ils apprennent le véritable sort de Phanie : elle est fille de Chrémès. Le hasard a fait le mariage qu’ils avoient projetté. Ils veulent obliger Phormion à rendre l’argent ; mais il ne sauroit, puisqu’il l’a donné à Phédria, qui a déja acheté sa chere esclave. {p. 487}Chrémès menace le Parasite de la justice ; celui-ci, pour l’en punir, appelle la femme du vieillard à grands cris, & lui apprend que son mari avoit une autre épouse à Lemnos. La femme est furieuse, ne veut point pardonner à son époux ; &, pour commencer à se venger, elle permet à Phormion de venir manger chez elle tant qu’il voudra.

 

Qu’on lise Moliere, en comparant le plan de ces deux pieces, on conviendra, & je suis obligé de l’avouer moi-même, malgré mon enthousiasme pour Moliere, on conviendra, dis-je, que le plan de Térence l’emporte de beaucoup sur celui de Moliere, sur-tout si l’on se transporte au temps où les belles esclaves étoient en possession de faire tourner la tête à la jeunesse, & devenoient les héroïnes de toutes les aventures amoureuses. Alors la piece de Térence devoit présenter aux Romains une fable aussi naturelle que celle de Moliere dut le paroître peu dans sa nouveauté. En second lieu, les amours de Léandre & d’Octave n’ont pas la moindre liaison entre elles, & forment très visiblement une double intrigue ; mais dans Térence les aventures des deux cousins sont accrochées ensemble par Géta, qui fait servir le mariage d’Antiphon, & le desir que les vieillards ont de le rompre, pour favoriser la tendresse de Phédria. Il faut être connoisseur, & connoisseur difficile, pour s’appercevoir que l’action n’est pas une. Pour le Parasite de Térence, il est bien mieux lié à la machine que le Sylvestre de Moliere. Nous parlerons peu du dénouement. Il est clair que la vengeance du Parasite, l’embarras de Chrémès, & le courroux de sa femme y figurent bien mieux, que Scapin avec sa tête enveloppée, en demandant pardon des malheureux coups de bâton qu’il {p. 488}a donnés. Je ne puis comprendre comment Moliere n’a pas vu dans le plan de son modele des combinaisons tout-à-fait ingénieuses. S’il les a vues, pourquoi les a-t-il négligées ?

Qu’on me permette de finir cet article par une idée qui me vient. Ne seroit-il pas possible à un Auteur de lier toutes les beautés de la piece de Térence à celles que Moliere a mises dans la sienne ? Une fois réunies, elles formeroient un chef-d’œuvre ; mais il faudroit pour cela être doué d’un esprit assez souple, assez adroit pour rapprocher ces différentes pieces de rapport, sans que la contrainte se décélât à travers ; & pour les assortir avec goût, il faudroit avoir assez de justesse & de sagacité dans l’imagination, pour accommoder aux bienséances de notre scene une intrigue qui roule sur une fille esclave, sur une autre qui ne peut épouser son amant parcequ’on la croit étrangere, & sur un mari qui a deux femmes. Il faudroit enfin avoir du génie. Il faudroit, ajoutera quelqu’un, laisser les choses comme elles sont, & respecter les ouvrages des grands hommes. Je répondrai à cela que c’est le langage de la paresse ou de l’impuissance. On ne va pas loin avec de tels guides. Moliere n’est le plus grand Comique de tous les siecles, que parcequ’il a su mettre à contribution ses prédécesseurs les plus illustres.

{p. 489}

CHAPITRE XXIV. §

Les Femmes Savantes, comédie en cinq actes, & en vers, comparée, pour l’un des caracteres, avec une des héroïnes des Visionnaires de Desmarets.

Cette piece fut représentée, pour la premiere fois, sur le théâtre du Palais Royal le 11 Mars 1672. Nous ne parlerons pas du fond du sujet, puisque nous ne saurions le comparer avec un autre ; nous dirons seulement que Desmarets a dans sa comédie des Visionnaires une extravagante, nommée Hespérie, qui se persuade être adorée de tous ceux qui la voient. Il est certain que le caractere de la Bélise des Femmes Savantes est calqué sur celui d’Hespérie : toutes les deux ont la même manie. Mais entendons-les parler, & nous verrons ensuite à laquelle de ces folles nous donnerons la préférence.

LES VISIONNAIRES. Acte I. Scene VI.

HESPÉRIE, FILIDAN.

Filidan est amoureux d’une beauté imaginaire : il exagere tout seul & les charmes de l’objet qu’il aime, & la violence de son amour. Hespérie l’entend, & croit qu’il parle d’elle.

Hespérie.

Cet amant s’est pâmé dès l’heure qu’il m’a vue.
De quel traits, ma beauté, le Ciel t’a-t-il pourvue !
En sortant du logis je ne puis faire un pas,
Que mes yeux aussi-tôt ne causent un trépas !
{p. 490}
Pour moi, je ne sais plus quel conseil je dois suivre.
Le monde va périr, si l’on me laisse vivre.
Dieux ! que je suis à craindre ! Est-il rien sous les cieux
Au genre des humains plus fatal que mes yeux !
Quand je fus mise au jour, la nature, peu fine,
Pensant faire un chef-d’œuvre, avançoit sa ruine.
On compteroit plutôt les feuilles des forêts,
Les sablons de la mer, les épis de Cérès,
Les fleurs dont au printemps la terre se couronne,
Les glaçons de l’hiver, les raisins de l’automne,
Et les feux qui des nuits assistent le flambeau,
Que le nombre d’amants que j’ai mis au tombeau.
Celui-ci va mourir ; lui rendrai-je la vie ?
Je le puis d’un seul mot ; la pitié m’y convie.

Filidan.

Bel azur, beau corail, aimables qualités !

Hespérie.

Il n’est pas mort encore ; il rêve à mes beautés.
Le dois-je secourir ? J’en ai la fantaisie.
Mais ceux qui me verroient, mourroient de jalousie.
Que mon sort est cruel ! je ne fais que du mal,
Et ne puis faire un bien sans tuer un rival !
Je ne puis ouvrir l’œil sans faire une blessure,
Ni faire un pas sans voir une ame à la torture !
Si, fuyant ces malheurs, je rentre à la maison,
Ceux qui servent chez nous tombent en pamoison :
Ils cedent aux rigueurs d’une flamme contrainte,
Et tremblent devant moi de respect & de crainte.
Ils ne sauroient me voir sinon en m’adorant,
Ni me dire un seul mot sinon en soupirant.
Ils baissent aussi-tôt leur amoureuse bouche,
Pour donner un baiser aux choses que je touche, &c.
{p. 491}

Acte II. Scene I.

HESPÉRIE, MÉLISE.

Hespérie.

Ma sœur, dites le vrai, que vous disoit Phalante ?

Mélise.

Il me parloit d’amour.

Hespérie.

Oh ! la ruse excellente !
Donc il s’adresse à vous, n’osant pas m’aborder,
Pour vous donner le soin de me persuader ?

Mélise.

Ne flattez point, ma sœur, votre esprit de la sorte.
Phalante me parloit de l’amour qu’il me porte :
Que si je veux fléchir mon cœur trop rigoureux,
Ses biens me pourront mettre en un état heureux.
Mais quoi ! jugez, ma sœur, quel conseil je dois prendre ;
Et si je puis l’aimer, aimant un Alexandre.

Hespérie.

Vous pensez m’abuser d’un entretien moqueur,
Pour prendre mieux le temps de le mettre en mon cœur.
Mais, ma sœur, croyez-moi, n’en prenez point la peine.
En vain vous me direz que je suis inhumaine ;
Que je dois par pitié soulager ses amours :
Cent fois le jour j’entends de semblables discours.
Je suis de mille amants sans cesse importunée,
Et crois qu’à ce tourment le Ciel m’a destinée.
. . . . . . . . .
La nuit je n’en dors point ; je n’entends que clameur,
Qui d’un trait de pitié s’efforce de m’atteindre :
Voyez, ma chere sœur, suis-je pas bien à plaindre ?

Mélise.

Il faut vous détromper : il n’en est pas ainsi.
{p. 492}
Ce nouvel amoureux qui me parloit ici,
Qui se promet de rendre une fille opulente...

Hespérie.

Quoi ! voulez-vous encor me parler de Phalante ?
Que vous êtes cruelle !

Mélise.

Ecoutez un moment.
Je veux vous annoncer que ce nouvel amant...

Hespérie.

Ah ! bons Dieux ! que d’amants ! Qu’un peu je me repose !
N’entendrai-je jamais discourir d’autre chose ?

Mélise.

Mais laissez-moi donc dire...

Hespérie.

Ah, Dieux ! quelle pitié !
Si vous avez pour moi tant soit peu d’amitié,
Ne parlons plus d’amour, souffrez que je respire.

Mélise.

Vous ignorez, ma sœur, ce que je vous veux dire.

Hespérie.

Je sais tous les discours de tous ces amoureux :
Qu’il brûle, qu’il se meurt, qu’il est tout langoureux,
Que jamais d’un tel coup ame ne fut atteinte,
Que pour avoir secours il vous a fait sa plainte,
Que vous me suppliez d’avoir pitié de lui,
Et qu’au moins d’un regard j’allege son ennui.

Mélise.

Ce n’est point tout cela.

Hespérie.

Quelque chose de même ?

Mélise.

Qu’il ne vous aime point, & que c’est moi qu’il aime.
{p. 493}

Hespérie.

Ah ! ma sœur, quelle ruse afin de m’attraper !
. . . . . . . . .
Par cette habileté vous pensez me séduire,
Et dessous votre nom me conter son martyre.

Nous pouvons dire, sans marquer trop d’humeur contre Desmarets, que si son Hespérie, détestable dans presque tout son rôle, est quelquefois plaisante, c’est lorsqu’elle s’opiniâtre à s’attribuer les déclarations adressées à sa sœur, & qu’elle prend pour autant de ruses amoureuses les démarches que Phalante fait auprès de Mélise ; encore le comique n’est-il qu’indiqué, & noyé dans un chaos de choses insipides autant qu’ennuyeuses. Il falloit avoir d’aussi bons yeux que Moliere pour l’appercevoir, & sur-tout autant de génie qu’il en avoit, pour sentir ce que l’idée mieux développée, étendue & dégagée de tout fatras, pourroit fournir de plaisant. Il en a fait la base comique de plusieurs scenes, & met sa folle dans des situations bien plus piquantes, en substituant à la sœur de l’héroïne l’homme même qu’elle croit épris de ses charmes, qui lui répete qu’il ne l’aime point, qu’il est amoureux d’une autre, qui le lui jure, & qui ne peut le lui persuader.

LES FEMMES SAVANTES. Acte I. Scene IV.

Clitandre amoureux d’Henriette, prie Bélise de lui être favorable.

BÉLISE, CLITANDRE.

Clitandre.

Souffrez, pour vous parler, Madame, qu’un amant
Prenne l’occasion de cet heureux moment,
Et se découvre à vous de la sincere flamme...
{p. 494}

Bélise.

Ah ! tout beau ! gardez-vous de m’ouvrir trop votre ame.
Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,
Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements,
Et ne m’expliquez point, par un autre langage,
Des desirs qui chez moi passent pour un outrage.
Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas ;
Mais qu’il me soit permis de ne le savoir pas.
Je puis fermer les yeux sur vos flammes secretes,
Tant que vous vous tiendrez aux muets interpretes ;
Mais si la bouche vient à s’en vouloir mêler,
Pour jamais de ma vue il vous faut exiler.

Clitandre.

Des projets de mon cœur ne prenez point d’alarme :
Henriette, Madame, est l’objet qui me charme ;
Et je viens ardemment conjurer vos bontés
De seconder l’amour que j’ai pour ses beautés.

Bélise.

Ah ! certes, le détour est d’esprit, je l’avoue :
Ce subtil faux-fuyant mérite qu’on le loue ;
Et dans tous les romans où j’ai jetté les yeux,
Je n’ai rien rencontré de plus ingénieux.

Clitandre.

Ceci n’est point du tout un trait d’esprit, Madame,
Et c’est un pur aveu de ce que j’ai dans l’ame.
Les Cieux, par les liens d’une immuable ardeur,
Aux beautés d’Henriette ont attaché mon cœur :
Henriette me tient sous son aimable empire,
Et l’hymen d’Henriette est le bien où j’aspire.
Vous y pouvez beaucoup, & tout ce que je veux,
C’est que vous y daigniez favoriser mes vœux.

Bélise.

Je vois où doucement veut aller la demande,
{p. 495}
Et je sais, sous ce nom, ce qu’il faut que j’entende.
La figure est adroite ; &, pour n’en point sortir,
Aux choses que mon cœur m’offre à vous repartir,
Je dirai qu’Henriette à l’hymen est rebelle,
Et que, sans rien prétendre, il faut brûler pour elle.

Clitandre.

Hé, Madame, à quoi bon un pareil embarras ?
Et pourquoi voulez-vous penser ce qui n’est pas ?

Bélise.

Mon Dieu ! point de façon. Cessez de vous défendre
De ce que vos regards m’ont souvent fait entendre.
Il suffit que l’on est contente du détour
Dont s’est adroitement avisé votre amour ;
Et que, sous la figure où le respect l’engage,
On veut bien se résoudre à souffrir son hommage,
Pourvu que ses transports, par l’honneur éclairés,
N’offrent à mes autels que des vœux épurés.

Clitandre.

Mais...

Bélise.

Adieu. Pour ce coup, ceci doit vous suffire,
Et je vous ai plus dit que je ne voulois dire.

Clitandre.

Mais votre erreur...

Bélise.

Laissez. Je rougis maintenant,
Et ma pudeur s’est fait un effort surprenant.

Clitandre.

Je veux être pendu si je vous aime ; & sage...

Bélise.

Non, non, je ne veux rien entendre davantage.

Bélise devient encore plus plaisante qu’Hespérie en ce qu’elle s’obstine à compter parmi ses {p. 496}amants des personnes dont on lui prouve l’indifférence, & même les mauvais procédés à son égard.

ACTE II. Scene III.

BÉLISE entrant doucement & écoutant, CHRISALE, ARISTE.

Ariste.

Clitandre auprès de vous me fait son interprete,
Et son cœur est épris des graces d’Henriette.

Chrisale.

Quoi ! de ma fille ?

Ariste.

Oui. Clitandre en est charmé ;
Et je ne vis jamais amant plus enflammé.

Bélise, à Ariste.

Non, non, je vous entends. Vous ignorez l’histoire,
Et l’affaire n’est pas ce que vous pouvez croire.

Ariste.

Comment, ma sœur !

Bélise.

Clitandre abuse vos esprits,
Et c’est d’un autre objet que son cœur est épris.

Ariste.

Vous raillez. Ce n’est pas Henriette qu’il aime ?

Bélise.

Non, j’en suis assurée.

Ariste.

Il me l’a dit lui-même.

Bélise.

Hé, oui !

Ariste.

Vous me voyez, ma sœur, chargé par lui
D’en faire la demande à son pere aujourd’hui.
{p. 497}

Bélise.

Fort bien !

Ariste.

Et son amour même m’a fait instance
De presser les moments d’une telle alliance.

Bélise.

Encore mieux ! On ne peut tromper plus galamment.
Henriette, entre nous, est un amusement,
Un voile ingénieux, un prétexte, mon frere,
A couvrir d’autres feux dont je sais le mystere ;
Et je veux bien, tous deux, vous mettre hors d’erreur.

Ariste.

Mais, puisque vous savez tant de choses, ma sœur,
Dites-nous, s’il vous plaît, cet autre objet qu’il aime.

Bélise.

Vous le voulez savoir ?

Ariste.

Oui. Qui ?

Bélise.

Moi.

Ariste.

Vous ?

Bélise.

Moi-même.

Ariste.

Hai, ma sœur !

Bélise.

Qu’est-ce donc que veut dire ce hai ?
Et qu’a de surprenant le discours que je fais ?
On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire
Qu’on n’a pas pour un cœur soumis à son empire ;
Et Dorante, Damis, Cléonte & Licidas
Peuvent bien faire voir qu’on a quelques appas.
{p. 498}

Ariste.

Ces gens vous aiment ?

Bélise.

Oui, de toute leur puissance.

Ariste.

Ils vous l’ont dit ?

Bélise.

Aucun n’a pris cette licence :
Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour,
Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour.
Mais, pour m’offrir leur cœur & vouer leur service,
Les muets truchements ont tous fait leur office.

Ariste.

On ne voit presque point céans venir Damis.

Bélise.

C’est pour me faire voir un respect plus soumis.

Ariste.

De mots piquants, par-tout, Dorante vous outrage.

Bélise.

Ce sont emportements d’une jalouse rage.

Ariste.

Cléonte & Licidas ont pris femme tous deux.

Bélise.

C’est par un désespoir où j’ai réduit leurs feux.

Ariste.

Ma foi, ma chere sœur, vision toute claire.

Chrisale, à Bélise.

De ces chimeres-là vous devez vous défaire.

Bélise.

Ah, chimeres ! Ce sont des chimeres, dit-on.
Chimeres, moi ! Vraiment, chimeres est fort bon !
Je me réjouis fort de chimeres, mes freres ;
Et je ne savois pas que j’eusse des chimeres.
{p. 499}

Quelqu’un a dit que Desmarets avoit peint une folle comme on n’en voit point, ou qui n’existent que dans les petites-maisons ; & Moliere, une folle comme on en voit mille dans le grand monde. Ce jugement seul prouve la distance qu’il y a d’un Auteur à l’autre. Moliere est un sage qui prend le ridicule sur le fait, & le peint avec autant de force que de vérité, pour en corriger ceux qui l’ont, ou pour en préserver ceux qui pourroient l’avoir un jour. Desmarets peut se compter au nombre de ses Visionnaires en peignant des personnages imaginaires, dont la peinture ne peut être d’aucune utilité. S’il étoit encore vivant, il m’appliqueroit bien vîte le modeste quatrain qu’il a mis dans la préface de sa piece.

Ce n’est pas pour toi que j’écris,
Indocte & stupide vulgaire :
J’écris pour les nobles esprits.
Je serois marri de te plaire.

CHAPITRE XXV. §

Le Malade Imaginaire, comédie ballet, en trois actes, en prose, comparée avec plusieurs scenes italiennes ; le Médecin volant de Boursault ; le Paysan qui avoit offensé son Seigneur, Conte de la Fontaine ; la Foire des Poëtes, comédie.

Cette piece fut représentée sur le théâtre du Palais Royal le 10 Février 1673. Nous y allons voir des imitations heureuses, mais toutes ne le sont pas également.

{p. 500}

Acte II. Scene VI.Cléante ne pouvant parvenir à voir Angélique qu’il aime, s’introduit à titre de musicien chez Argan, pere de sa maîtresse. Il dit que le maître d’Angélique, étant obligé de partir pour la campagne, l’a prié de donner leçon à sa belle écoliere pendant son absence. Argan veut que le prétendu musicien fasse chanter sa fille devant lui. Le maître aimeroit mieux donner sa leçon en particulier ; mais le pere est curieux d’entendre sa fille, & de procurer ce plaisir à M. Diafoirus pere, & sur-tout à M. Diafoirus fils qui doit incessamment être son gendre. Cléante, très embarrassé par la présence du pere de sa maîtresse & de son rival, entreprend cependant de parler de son amour, malgré tous les fâcheux qui l’environnent, & de savoir s’il est payé de retour.

Cléante.

C’est proprement ici un petit opéra in-promptu ; & vous n’allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manieres de vers libres, tels que la passion & la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes qui disent les choses d’elles-mêmes, & parlent sur-le-champ.

Argan.

Fort bien. Ecoutons.

Cléante.

Voici le sujet de la scene. Un berger étoit attentif aux beautés d’un spectacle qui ne faisoit que commencer, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit qu’il entendit à ses côtés. Il se retourne, & voit un brutal qui, de paroles insolentes, maltraitoit une bergere. D’abord il prend les intérêts d’un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; & après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la bergere, & voit une jeune personne {p. 501}qui, des plus beaux yeux qu’il eût jamais vus, versoit des larmes qu’il trouva les plus belles du monde. Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d’outrager une personne si aimable ! & quel inhumain, quel barbare ne seroit touché par de telles larmes ! Il prend soin de les arrêter, ces larmes qu’il trouve si belles ; & l’aimable bergere prend soin en même temps de le remercier de son léger service, mais d’une maniere si charmante, si tendre & si passionnée, que le berger n’y peut résister ; & chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme dont son cœur se sent pénétré. Est-il, disoit-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d’un tel remerciement ? & que ne voudroit-on pas faire, à quels services, à quels dangers ne seroit-on pas ravi de courir, pour s’attirer un seul moment des touchantes douceurs d’une ame si reconnoissante ? Tout le spectacle passe sans qu’il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu’il est trop court, parcequ’en finissant il le sépare de son adorable bergere ; &, de cette premiere vue, de ce premier moment, il emporte chez lui tout ce qu’un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussi-tôt à sentir tous les maux de l’absence ; & il est tourmenté de ne plus voir ce qu’il a si peu vu. Il fait tout ce qu’il peut pour se redonner la vue dont il conserve nuit & jour une si chere idée ; mais la grande contrainte où l’on tient sa bergere, lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l’adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre ; & il en obtient d’elle la permission, par un billet qu’elle a l’adresse de lui faire tenir. Mais, dans le même temps, on l’avertit que le pere de cette belle a conclu son mariage avec un autre, & que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au cœur de ce triste berger. Le voilà accablé {p. 502}d’une mortelle douleur, il ne peut souffrir l’effroyable idée de voir tout ce qu’il aime entre les bras d’un autre ; & son amour au désespoir lui fait trouver le moyen de s’introduire dans la maison de sa bergere pour apprendre ses sentiments, & savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu’il craint ; il y voit venir l’indigne rival que le caprice d’un pere oppose aux tendresses de son amour ; il le voit triomphant, ce rival ridicule, auprès de l’aimable bergere, ainsi qu’auprès d’une conquête qui lui est assurée ; & cette vue le remplit d’une colere dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu’il adore ; & son respect & la présence de son pere l’empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin il force toute contrainte, & le transport de son amour l’oblige à lui parler ainsi :

(Il chante.)
 Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir :
Rompons ce dur silence, & m’ouvrez vos pensées.
  Apprenez-moi ma destinée :
  Faut-il vivre ? faut-il mourir ?

Angélique, en chantant.

Vous me voyez, Tircis, triste & mélancolique,
Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez.
Je leve au Ciel les yeux, je vous regarde, je soupire ;
  C’est vous en dire assez.

Argan.

Ouais ! je ne croyois pas que ma fille fût si habile, que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.

Cléante.

   Hélas ! belle Philis,
  Se pourroit-il que l’amoureux Tircis
{p. 503}
   Eût assez de bonheur
 Pour avoir quelque place dans votre cœur ?

Angélique.

Je ne m’en défends point, dans cette peine extrême ;
   Oui, Tircis, je vous aime.

Cléante.

  O parole pleine d’appas !
  Ai-je bien entendu ? Hélas !
Redites-la, Philis, que je n’en doute pas.

Angélique.

   Oui, Tircis, je vous aime.

Cléante.

   De grace, encor, Philis.

Angélique.

    Je vous aime.

Cléante.

Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.

Angélique.

  Je vous aime, je vous aime,
   Oui, Tircis, je vous aime.

Cléante.

Dieux, Rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
  Mais, Philis, une pensée
  Vient troubler ce doux transport,
Un rival, un rival...

Angélique.

Ah ! je le hais plus que la mort ;
  Et sa présence, ainsi qu’à vous,
   M’est un cruel supplice.

Cléante.

Mais un pere à ses vœux vous veut assujettir.
{p. 504}

Angélique.

   Plutôt, plutôt mourir,
  Que de jamais y consentir ;
 Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.

Argan.

Et que dit le pere à tout cela ?

Cléante.

Il ne dit rien.

Argan.

Voilà un sot pere que ce pere-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.

Cléante, voulant continuer.

   Ah ! mon amour....

Argan.

Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, & la bergere Philis une impudente de parler de la sorte devant son pere. (A Angélique.) Montrez-moi ce papier. Ah, ah ! où sont donc les paroles que vous dites ? il n’y a là que de la musique écrite.

Cléante.

Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu’on a trouvé depuis peu l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ?

Argan.

Fort bien ! Je suis votre serviteur, Monsieur ; jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent opéra.

Cléante.

J’ai cru vous divertir.

Argan.

Les sottises ne divertissent point.

{p. 505}

Le stratagême dont Cléante se sert est employé dans plusieurs pieces italiennes. Collalto49 en a rajeuni l’idée dans l’un de ses canevas intitulé : Les Intrigues d’Arlequin.

 

Un jeune homme est l’amant aimé de la fille de Pantalon. Il voudroit lui faire parvenir une lettre ; il prie Arlequin de s’en charger : celui-ci refuse, parcequ’il craint d’être battu. L’amant lui promet un louis par chaque coup de bâton qu’il recevra. Arlequin, agréablement surpris, s’écrie : Quoi ! si je reçois vingt coups de bâton ?... — Tu auras vingt louis. — Cent coups de bâton ?... — Cent louis. — Une charretée de coups de bâton ? &c.... Il part, entre chez Pantalon sous l’habit de tailleur, remet sa lettre, & fait ensuite mille impertinences pour avoir des coups de bâton. Il est si malheureux qu’il ne peut y réussir, & qu’il est obligé de s’en donner lui-même. Il est question ensuite d’aller chercher la réponse à la lettre qu’il a portée. Il revient chez Pantalon à titre de musicien, pour donner leçon à la Demoiselle de la maison, en attendant le retour de son maître qui est parti en poste pour aller à la Chine faire répéter un opéra de sa composition. Pantalon veut voir si sa fille a fait des progrès, passe au clavessin pour l’accompagner. Arlequin est embarrassé ; il imagine de dire à Pantalon que pour l’amuser il va exécuter avec son écoliere une scene d’un opéra bouffon qu’on doit jouer dans peu. En voici le sujet, lui dit-il. Là-dessus, en feignant de lui raconter le sujet de l’opéra, il lui raconte une partie de sa propre histoire, & continue ainsi en chantant :

{p. 506}

Dialogue, dans les Intrigues d’Arlequin.

Arlequin.

Madame, je suis bien votre humble serviteur.

Rausaura.

Du Seigneur Arlequin je suis bien la servante.

Arlequin.

Vous me reconnoissez ?

Rausaura.

Oui ; mais je suis prudente.

Arlequin.

  De là dépend votre bonheur.
Et savez-vous aussi le sujet qui m’amene ?

Rausaura.

  Dites-le-moi, je le saurai.

Arlequin.

Un petit mot d’écrit que, pour charmer sa peine,
Mon maître attend de vous.

Rausaura.

Je vous le donnerai.
Mais...

Arlequin.

Quoi ?

Rausaura.

Je crains mon pere ; il est ici présent.

Arlequin.

  Qu’importe ?

Rausaura.

En ce moment
  Il nous voit, il nous entend.

Arlequin.

  N’appréhendez rien. C’est un pere
   Comme on n’en trouve guere,
  Un pere qui sait son devoir :
  S’il entend, il saura se taire ;
Il baissera la tête afin de ne rien voir.
{p. 507}

Pantalon est enchanté de l’opéra ; il rit aux éclats & baisse en effet la tête sur son clavessin pour accompagner sa fille. Pendant ce temps-là Arlequin prend la lettre des mains de Rausaura.

 

Cette scene est excellente pour le Théâtre Italien, & celle de Moliere est excellente pour le Théâtre François, parceque l’Auteur en faisant imaginer & exécuter le stratagême amoureux par l’amant même, a banni la farce de la scene & l’a rendu plus attachante, plus intéressante. Moliere a sur-tout ajouté au comique en donnant aux amants devenus tout-à-coup musiciens plusieurs témoins intéressés à l’action. Il est très plaisant de voir rire monsieur Thomas Diafoirus, lorsque Cléante parle de son rival & qu’Angélique répond,

Ah ! je le hais plus que la mort ;
Et sa présence, ainsi qu’à vous,
 M’est un cruel supplice.

Le premier intermede du Malade est imaginé en partie d’après un conte de la Fontaine.

Le Paysanqui avoit offensé son Seigneur.

Ce paysan est condamné à manger trente aulx, à recevoir trente coups de bâton, ou à payer cent écus. Il essaie des deux premiers supplices, & finit par payer les cent écus.

. . . . . . . . .
C’est grand’pitié quand on fâche son maître !
Ce paysan eut beau s’humilier,
Et pour un fait assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher les épaules ;
{p. 508}
Sans qu’il lui fut dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,
Fait seulement grace d’un carolus.

Premier Intermede. Scene VIII.

(Polichinel a fait peur à des Archers. Ils veulent s’en venger en le conduisant en prison.)

Polichinel.

Hé ! n’est-il rien, Messieurs, qui soit capable d’attendrir vos ames ?

Les quatre Archers.

 Il est aisé de nous toucher ;
Et nous sommes humains plus qu’on ne sauroit croire.
Donnez-nous seulement six pistoles pour boire,
  Nous allons vous relâcher.

Polichinel.

Hélas ! Messieurs, je vous assure que je n’ai pas un sou sur moi.

Les quatre Archers.

  Au défaut de six pistoles,
  Choisissez donc, sans façon,
  D’avoir trente croquignoles,
  Ou douze coups de bâton.

Polichinel.

Si c’est une nécessité & qu’il faille en passer par-là, je choisis les croquignoles.

Les quatre Archers.

  Allons, préparez-vous,
  Et comptez bien les coups.
(Les Archers dansant, donnent en cadence des croquignoles à Polichinel.)

Polichinel, pendant qu’on lui donne des croquignoles.

Une & deux, trois & quatre, cinq & six, sept & huit, neuf & dix, onze & douze, quatorze & quinze.

{p. 509}

Les quatre Archers.

 Ah, ah, vous en voulez passer !
 Allons, c’est à recommencer.

Polichinel.

Ah ! Messieurs, ma pauvre tête n’en peut plus ; & vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J’aime mieux encore les coups de bâton que de recommencer.

Les quatre Archers.

Soit. Puisque le bâton est pour vous plus charmant,
  Vous aurez contentement.
(Les Archers donnent en cadence des coups de bâton à Polichinel.)

Polichinel, comptant les coups de bâton.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Ah, ah, ah ! je n’y plus résister. Tenez, Messieurs, voilà six pistoles que je vous donne50.

Toutes les scenes où Toinette, sous la robe d’un Médecin, vient voir monsieur Argan son maître, ont été imitées d’Arlecchino Medico volante, Arlequin Médecin volant, ou du Médecin volant de Boursault. Rappellons-nous d’abord les scenes de Moliere.

 

Acte III. Scene X.Toinette vient en Médecin offrir ses services à monsieur Argan, qui s’écrie : Par ma foi, voilà Toinette elle-même. Le {p. 510}faux Médecin sort sous prétexte d’aller donner une commission à son valet.

Scene XI. Argan est surpris de la ressemblance qu’il voit entre Toinette & le Médecin : Béralde lui dit qu’on a vu souvent de ces sortes de choses, & que les histoires sont remplies de ces jeux de la nature.

Scene XII. Toinette paroît sous ses propres habits : Argan lui dit de rester, pour voir jusqu’à quel point le Médecin lui ressemble : elle sort en répondant qu’elle a autre chose à faire.

Scene XIII. Argan jure que s’il n’avoit vu Toinette & le Médecin, il eût été dupe de la ressemblance.

Scene XIV. Toinette revient sous l’habit de Médecin, ordonne à Argan de se faire couper un bras, pour qu’il n’attire pas toute la substance de l’autre, & de se faire crever un œil pour la même raison. Elle sort. « Il faut, dit-elle, que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier, afin d’aviser & voir ce qu’il auroit fallu lui faire pour le guérir ».

 

Toutes ces scenes sont excellentes pour faire briller la figure de l’actrice qui joue le rôle de Toinette. Si elle a la mine fripponne de Madame Bellecour, elle est charmante sous l’ajustement de Médecin ; mais tout ce qu’elle fait ne sert point à la piece ; elle ne dit même rien de plaisant, si vous en exceptez la consultation qu’elle va faire pour un malade mort la veille. Voyons présentement les scenes italiennes sur lesquelles Moliere a calqué les siennes ; ou, pour mieux faire, voyons Boursault quia traduit l’Arlecchino {p. 511}Medico volante, comme nous l’avons déja dit ailleurs, & l’a donné au public sous le nom de Medecin volant, huit ans avant la premiere représentation du Malade imaginaire.

 

Crispin, valet de Lélio, s’habille en Médecin pour s’introduire chez Fernand, pere de Lucrece. Il sert, sous ce déguisement, les amours de Lucrece & de son maître ; mais à peine a-t-il quitté son ajustement, qu’il rencontre Fernand. Tout est perdu si le vieillard le reconnoît pour celui qui joue le rôle de Médecin. Voici comme il se tire d’embarras.

 

Scene XV.

FERNAND, CRISPIN.

Crispin, en habit de valet.

Au plus vîte attrapons notre maître.
Réjouissance... O Dieux ! c’est Fernand, que je crois !
C’est lui-même !

Fernand.

Est-ce pas mon Docteur que je vois ?
C’est lui-même, c’est lui. Votre mine est pleureuse :
Qu’êtes-vous ?

Crispin, pleurant.

Moi, Monsieur ? un pauvre homme qui gueuse.

Fernand.

Quoi ! tu gueuses ?

Crispin.

Monsieur, mes malheurs sont si grands...

Fernand.

Mais dedans cette ville as-tu point de parents ?
{p. 512}

Crispin.

Ah ! Monsieur, des parents on n’a guere de grace :
Je suis frere à mon frere, & c’est lui qui me chasse.

Fernand.

Il faut donc que sans doute il en ait du sujet.
Qu’as-tu fait ?

Crispin.

Répandu la moitié d’un julep.

Fernand.

Il est donc Médecin ?

Crispin.

Oui, Monsieur.

Fernand.

Il me semble
Que ce frere en colere à-peu-près te ressemble.

Crispin.

Oui, Monsieur.

Fernand.

Penses-tu qu’on le puisse appaiser ?

Crispin.

Non, Monsieur.

Fernand.

Si tu veux, je lui vais proposer...

Crispin.

Il ne souffrira pas que jamais je le voie,
Monsieur.

Fernand.

Si je m’en mêle, il aura de la joie.
Je le viens de quitter ; il est fort mon ami.

Crispin.

S’il est vrai, je ne sens ma douleur qu’à demi ;
Car, Monsieur, je vois bien que vous êtes brave homme ;
Vous aurez de la peine à souffrir qu’il m’assomme.
{p. 513}

Fernand.

Attends-moi : de ce pas je m’en vais le chercher.

Crispin.

Moi, Monsieur ! Point du tout, je m’en vais me cacher.

Fernand.

Mais il faut te montrer.

Crispin.

Ah ! Monsieur, je ne l’ose,
Sans savoir si vos soins auront fait quelque chose.
Je m’en vais, s’il vous plaît, vous attendre à l’écart.

 

Scene XVI. Fernand plaint le pauvre garçon, & projette de le raccommoder avec son frere.

Scene XVII. Crispin paroît en soutane : Fernand sollicite la grace de son prétendu frere. Crispin feint d’être trop en colere. Il permet cependant à son frere de retourner chez lui ; mais il ne veut pas le voir. Il sort pour visiter un malade qui l’attend.

Scene XVIII. Fernand se félicite d’avoir commencé le raccommodement.

Scene XIX. Crispin vient, en pleurant & en habit de valet, voir si sa grace est obtenue. Fernand lui dit que l’affaire est bien avancée, qu’il la terminera incessamment. Il le fait entrer dans sa maison, & l’enferme.

Scene XXI. Crispin paroît à la fenêtre. Il est fâché d’être enfermé. Il craint plus que jamais de voir sa ruse découverte. La fenêtre n’est pas élevée, il saute en bas, & va vîte reprendre son habit de Médecin.

Scene XXIII. Crispin revient en soutane. Fernand ne perd pas son objet de vue : il fait entrer le Médecin dans la maison pour embrasser son frere.

Scene XXIV. Philipin, valet de Fernand, a vu Crispin sauter par la fenêtre. Il se doute de quelque {p. 514}ruse, & veut faire naître des soupçons dans l’esprit de son maître.

 

PHILIPIN, FERNAND, & CRISPIN dans la maison.

Philipin, à Fernand.

 Quoi ! Monsieur, vous craignez qu’il ne sorte ?
Malepeste ! le drille, il sait bien d’autres tours !
Le manœuvre !

Fernand.

Pourquoi me tiens-tu ce discours ?
Ou respecte cet homme, ou redoute ma canne.

Philipin.

Quand on est baladin, porte-t-on la soutane ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
 Votre ensoutané saute mieux qu’un cabri,
Je le sais. Mais chez vous que peut-il aller faire ?
Répondez, s’il vous plaît.

Fernand.

Pardonner à son frere.
Il étoit en courroux pour certains accidents...

Philipin.

A ce compte, son frere est aussi là-dedans ?
N’est-ce pas ?

Crispin, à la fenêtre.

Ah ! frippon fripponnant...

Fernand, à Philipin.

Tiens, écoute.

Crispin, continuant.

Voyez ce qu’aujourd’hui votre faute me coûte :
{p. 515}
J’aurois eu le plaisir de jamais ne vous voir,
Si Monsieur dessus moi n’avoit pas tout pouvoir.
Mais je l’honore plus que personne du monde.

Fernand, à Philipin.

Tu vois bien.

Philipin.

Pour le moins que son frere réponde ;
Il le doit.

Fernand, à Crispin.

Votre frere à son tour ne dit mot ?
Qu’il parle.

Crispin.

Entendez-vous, beau pleureux, maître sot ?
Si ma juste colere est si-tôt adoucie...
(Déguisant sa voix en pleurant.)
Monsieur, je vous rends grace, & je vous remercie ;
Je n’ai pas à dessein répandu... Taisez-vous...
Si jamais... Paix, vous dis-je, & craignez mille coups...
Je puis... Taisez-vous donc... Mais, mon cher frere...
 Encore !

Philipin.

Comment diable fait-il, le fûté ? Je l’ignore.

Fernand.

Ils sont deux.

Philipin.

Il le semble : il n’en est pourtant rien :
Mais de bien le savoir je découvre un moyen.
Dites que devant vous il embrasse son frere.

Crispin.

N’étoit Monsieur Fernand que je veux satisfaire,
Pécore...

Fernand.

Il auroit tort de vous plus offenser.
{p. 516}
Mais, Monsieur, pour me plaire, il le faut embrasser ;
Et toujours...

Crispin.

L’embrasser !

Philipin.

Que cela l’embarrasse !
Voyez.

Fernand.

De votre part je prétends cette grace.

Crispin.

Il seroit trop heureux si ce bien peu commun...

Philipin.

Je vous jure, ma foi, qu’ils ne sont, ma foi, qu’un.
Le madré ! Gardez-vous des finesses qu’il brasse.

Fernand, à haute voix.

Seras-tu trop heureux si ton frere t’embrasse,
L’enfermé ?

Crispin.

C’est à lui... Paix, Monsieur le badaud ;
Paix, frippon ! paix, bélître ! & venez ici haut :
C’est moins par amitié que ce n’est par contrainte :
Venez, dis-je.
(Crispin met son chapeau sur son coude, & puis l’embrasse si adroitement, qu’il semble que ce soit une autre personne.)

Fernand, à Philipin.

Tu vois, ce n’est pas une feinte.

Philipin.

Je n’y vois, ma foi, goutte, & ne sais ce que c’est.

Crispin, à Fernand.

A présent ?...

Fernand.

A présent, descendez, s’il vous plaît ;
Je vous ouvre.
{p. 517}

Philipin.

Epions ; car, ou bien je suis ivre,
Ou bien....

Crispin, descendu.

J’ai fait défense au coquin de me suivre ;
J’en aurois de la honte : il viendra par après.
Adieu.
(Il sort, & met bas la soutane ; puis, comme Fernand est entré, croyant faire sortir un autre frere, Crispin prend l’occasion, & monte fort diligemment par la fenêtre, & ensuite sort avec Fernand, comme si en effet il étoit frere du Médecin.)

Les scenes de Boursault tiennent certainement mieux au sujet & servent davantage à l’intrigue que celles de Moliere ; elles ne pechent pas si fort contre la vraisemblance : elles sont d’ailleurs rendues très comiques par l’embarras de Crispin & les ruses qu’il est obligé de mettre en usage pour n’être pas découvert, au lieu que Toinette vient trop aisément à bout de son dessein. Elle ne pouvoit pas, me dira-t-on, escalader une fenêtre, comme Crispin. Cela est vrai ; mais elle pouvoit se dispenser d’emprunter son déguisement & une partie de ses ruses, pour être moins utile & moins plaisante que lui.

Bien des gens prétendent que la réception burlesque du Malade imaginaire est aussi imitée des Italiens : je n’ai trouvé rien d’approchant dans aucune de leurs anciennes pieces. Ce qui peut avoir donné lieu à cette opinion, est une scene jouée à la Foire, dans laquelle on reçoit un Comédien, en lui mettant sur la tête un bonnet orné de deux oreilles, qui lui donne le pouvoir de chanter, de danser, & d’ennuyer impunément la Ville & le {p. 518}Fauxbourg ; mais elle est au contraire faite d’après celle de Moliere, & la copie est très inférieure à l’original. La même idée a été depuis assez heureusement renouvellée dans une comédie intitulée La Foire des Poëtes.

 

Un Auteur propose deux pieces à Trivelin qui les trouve jolies, mais il a besoin d’un prologue. L’Auteur lui répond qu’il pourra peut-être trouver ce qu’il cherche en voyant les apprentifs Poëtes prendre leur leçon. Trivelin y consent. Aussi-tôt le Professeur de poésie s’avance & chante ces paroles :

 Son Professor di poesia,
 Della divina frenesia :
Mon art inspire les transports :
  I miei canti
  Sono incanti :
  I dotti, gl’ignoranti,
Tout est charmé de mes accords.
  Venite, miei cari
   Scolari,
  A prender lezione
  Dal dottor Lanternone.

Les apprentifs Poëtes forment une danse. Le Professeur interroge un de ses écoliers. Ils chantent le dialogue suivant :

Le Professeur.

Pour être poëte à présent,
Quel est le talent nécessaire ?

L’Ecolier.

Il faut être plaisant,
Quelquefois médisant,
Et toujours plagiaire.
{p. 519}

Le Professeur.

 Non è questo,
 Dite presto
Cio che bisogna far
Per ben versificar.

L’Ecolier.

Rimar, rimar, rimar.

Le Professeur.

Bravo ! bene, bene, bene !
De qui faites-vous plus d’estime,
De la raison ou de la rime ?

L’Ecolier.

La rime, sans comparaison,
Doit l’emporter sur la raison.

Le Professeur.

Pourquoi cette distinction ?

L’Ecolier.

C’est qu’on entend toujours la rime,
Et qu’on n’entend point la raison.

Le Professeur.

 Bravo ! bene, bene, bene !
 Pour faire une piece lyrique,
Autrement dite un opéra nouveau,
 Que faut-il pour le rendre beau ?

L’Ecolier.

De mauvais vers & de bonne musique.

Le Professeur.

Dans une tragédie, ouvrage d’importance,
 Que faut-il pour toucher les cœurs ?

L’Ecolier.

Un songe, une reconnoissance,
Un récit & de bons acteurs.
{p. 520}

Aussi-tôt on entend une symphonie brillante. Le Professeur dit que c’est Minerve qui descend : la Folie paroît dans le moment, & chante en s’adressant aux Poëtes :

Ingrats, me méconnoissez-vous ?
N’est-ce pas moi qui vous inspire ?
Qui, dans vos transports les plus fous,
Ai soin de monter votre lyre ?
Allons, allons, subissez tous
Le joug de mon aimable empire,
Et que chacun à mes genoux
S’applaudisse de son délire.
Viva, viva la Pazzia,
La madre dell’allegria,
Souveraine de tous les cœurs,
Et la Minerve des Auteurs !

La Folie conduit les Auteurs à Paris, qui est, dit-elle, leur vrai séjour ; tous la suivent en chantant & en dansant avec elle.

 

Nous avons cité bon nombre de sujets, de caracteres, de scenes, de détails imités par Moliere ; mais ne nous persuadons pas avoir rapporté toutes ses imitations. Ne nous flattons pas d’avoir entiérement décomposé Moliere imitateur ; premiérement, parcequ’il est impossible qu’aucune des sources dans lesquelles notre Comique a puisé n’ait échappé à nos recherches ; secondement, parceque nous ne saurions rapporter toutes les imitations de Moliere, à moins que de copier ses ouvrages depuis son Etourdi jusqu’au Malade imaginaire, & depuis leurs premiers mots jusqu’aux derniers inclusivement. « Quelle idée folle, va-t-on s’écrier peut-être ! elle n’a pas le sens commun ». {p. 521}Continuons, ensuite on décidera si ce que j’avance est si ridicule.

Nous n’avons point dit que Moliere ait imité sa Psyché. Supposons qu’aucun Auteur n’ait avant lui traité ce sujet, Moliere ne l’a-t-il pas trouvé dans la Fable ? Prendre un sujet de la Fable, de l’Histoire, d’un Roman, des Métamorphoses d’Ovide, d’un bon Poëte étranger, ou d’un compatriote qui l’a manqué, n’est-ce pas la même chose ? A-t-on plus ou moins de mérite à le traiter, à le mettre en action sur notre scene, à l’assujettir aux regles, aux bienséances du théâtre, à l’accommoder aux usages, aux mœurs de son pays, à faire ressortir du fond même une morale qui soit propre aux hommes de sa nation ? Si l’on remplit bien ces conditions, quelque part qu’on prenne un sujet, on est un bon imitateur : par la même raison, si on les remplit mal, on est un mauvais imitateur.

La fameuse scene des Femmes savantes, dans laquelle Vadius & Trissotin se donnent mutuellement un encens fade, & finissent par se traiter de grimaud, de rimeur de balle, de frippier d’écrits, de cuistre, de plagiaire, &c. n’est certainement dans aucun des prédécesseurs de Moliere ; mais on prétend qu’il l’a vue d’après nature, au palais de Luxembourg chez Mademoiselle, par Cotin & Ménage. Quelques personnes assurent qu’il n’en fut pas témoin oculaire, & que son ami Boileau, devant qui la scene s’étoit passée, lui en fit part. Eh bien ! voir jouer une scene sur le Théâtre Italien, la lire dans un Auteur Espagnol, la voir en action dans la société, ou l’entendre narrer par quelqu’un qui pese sur les circonstances & les détails, n’est-ce pas de même à peu de chose près ? Et l’Auteur {p. 522}qui la transporte sur son théâtre, n’est-il pas également un imitateur plus ou moins bon, selon qu’il la rend plus ou moins plaisamment, qu’il la place plus ou moins bien, & sur-tout d’une façon plus ou moins naturelle ?

Dans la premiere scene de l’Ecole des Femmes, Arnolphe & Chrisalde se regardent mutuellement en pitié, parceque l’un pense mettre son front à l’abri de toute insulte en épousant une femme sotte ; & que l’autre croit au contraire l’honneur d’un mari plus en danger entre les mains d’une idiote que d’une spirituelle. Ils disent tous les deux à part en se quittant :

Chrisalde.

Ma foi, je le tiens fou de toutes les manieres.

Arnolphe.

Il est un peu blessé sur certaines matieres.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !

Ces vers ne sont nulle part : Moliere les a pourtant imités. Boileau n’a-t-il pas dit :

Non, il n’est point de fou qui, par bonnes raisons,
Ne loge son voisin aux petites-maisons.

Nous savons, par tradition, que Moliere, frappé de la vérité de ces deux vers, avoit dessein de faire une piece dans laquelle tous les personnages auroient chacun un ridicule, & se moqueroient mutuellement les uns des autres. Il est à parier que Moliere, plein de son idée, laissa couler sur son papier les quatre vers que nous avons rapportés, & qui sont ceux de Boileau mis en action & en dialogue.

Veut-on que j’entre dans des détails plus petits ? {p. 523}Moliere imitoit sur le théâtre jusqu’à l’habillement des personnages qu’il livroit à la risée publique. Tout le monde sait qu’il fit habiller l’acteur représentant le rôle de Trissotin, précisément comme étoit vêtu Cotin ; & que, pour porter l’imitation plus loin, il fit acheter un vieux manteau de sa malheureuse victime.

Desire-t-on que je suive notre Comique jusqu’aux confins de l’imitation, s’il m’est permis d’employer ce terme précieux d’après Madelon51 ? lisons la scene IX, acte III du Bourgeois Gentilhomme : l’Auteur a non seulement imité les caprices que sa femme lui faisoit essuyer, les brouilleries, les tendres dépits, les raccommodements qui s’ensuivoient ; il y copie la taille, la façon de parler, la conversation, les manieres, les traits d’une épouse qu’il adora toujours, & qui, par des infidélités redoublées, sembla s’étudier à prouver que le génie n’est pas le mérite le plus estimé des femmes, ou du moins le plus propre à les fixer. Elles aiment pourtant la gloire, dit-on !

CLÉONTE, COVIELLE.

Cléonte.

Quoi ! traiter un amant de la sorte, & un amant le plus fidele & le plus passionné de tous les amants !

Covielle.

C’est une chose épouvantable que ce qu’on nous fait à tous deux.

Cléonte.

Je fais voir pour une personne toute l’ardeur & toute la {p. 524}tendresse qu’on peut imaginer : je n’aime rien au monde qu’elle, & je n’ai qu’elle dans l’esprit : elle fait tous mes soins, tous mes desirs, toute ma joie : je ne parle que d’elle, je ne pense qu’à elle, je ne fais des songes que d’elle, je ne respire que par elle, mon cœur vit tout en elle ; & voilà de tant d’amitié la digne récompense !.... Peut-on rien voir d’égal à cette perfidie de l’ingrate Lucile !..... Après tant de sacrifices ardents, de soupirs & de vœux que j’ai faits à ses charmes..... tant de larmes que j’ai versées à ses genoux..... tant d’ardeur que j’ai fait paroître à la chérir plus que moi-même....... Ce Monsieur le Comte52 qui va chez elle, lui donne peut-être dans la vue ; & son esprit, je le vois bien, se laisse éblouir par la qualité. . . . . . Donne la main à mon dépit, & soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourroient parler pour elle : dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras : fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable ; & marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.

Covielle.

Elle, Monsieur ! voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre ; & vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premiérement, elle a les yeux petits.

Cléonte.

Cela est vrai, elle a les yeux petits ; mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.

{p. 525}

Covielle.

Elle a la bouche grande.

Cléonte.

Oui : mais on y voit des graces qu’on ne voit point aux autres bouches ; & cette bouche, en la voyant, inspire des desirs : elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.

Covielle.

Pour sa taille, elle n’est pas grande.

Cléonte.

Non ; mais elle est aisée, bien prise.

Covielle.

Elle affecte une nonchalance dans son parler & dans ses actions....

Cléonte.

Il est vrai ; mais elle a grace à tout cela ; & ses manieres sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.

Covielle.

Pour de l’esprit...

Cléonte.

Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.

Covielle.

Sa conversation....

Cléonte.

Sa conversation est charmante !

Covielle.

Elle est toujours sérieuse.

Cléonte.

Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? & vois-tu rien de plus impertinent que des femmes qui rient à tout propos ?

{p. 526}

Covielle.

Mais enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.

Cléonte.

Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

Covielle.

Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l’aimer toujours. . . . . . .

Qui nous assurera que Moliere n’ait pas entendu dire à quelque George Dandin, mes enfants seront gentilshommes, mais je serai cocu ; à quelque Précieuse ridicule, apportez-nous le Conseiller des Graces ; à plus d’un Tartufe, je tâte cet habit, l’étoffe en est moelleuse ; à quelque Malade imaginaire, mon Médecin m’a ordonné de faire dans ma chambre quatre allées & quatre venues, mais j’ai oublié de lui demander si c’est en long ou en large ; à quelque Bourgeois, je vis de bonne soupe, & non pas de bons mots53 ; à quelque Dame de château, apportez des bougies dans mes flambeaux d’argent54, &c.

Enfin, tranchons le mot, tous les ouvrages de Moliere ne sont qu’une imitation continuelle. Ce qu’il n’a pas imité de ses prédécesseurs, de ses contemporains, il l’a imité de la nature. Disons mieux, il a saisi les traits de la nature épars dans les écrits des hommes, dans leur conduite, dans leurs propos, dans leurs regards, dans les moindres de leurs gestes, & n’a réellement imité qu’elle. C’est la nature qu’il imite quand ses pieces s’exposent, {p. 527}s’intriguent & se dénouent naturellement ; quand les sorties & les entrées de ses acteurs n’ont rien de forcé ; quand ils ne font & ne disent que des choses naturelles ; quand leur dialogue est coupé naturellement.

M. de Voltaire a dit dans Nanine :

Le singe est né pour être imitateur ;
Mais l’homme doit agir d’après son cœur.

L’Auteur de Nanine a voulu flatter l’humanité par ces deux vers toujours applaudis au théâtre, grace à notre amour-propre ; mais il en a certainement senti la fausseté. Pour moi, je crois très fermement que l’homme est fait pour être imitateur, qu’il naît avec le desir de l’imitation, qu’il lui doit toute sa gloire, & qu’il ne fait qu’imiter pendant toute sa vie.

Nous sommes nés pour être imitateurs, & l’imitation est même nécessaire à notre être, puisque ce n’est qu’en imitant que nous parvenons à prononcer des sons de convention, à répéter des mots françois, espagnols, chinois, russes, &c. d’après les personnes qui nous entourent ; à parler enfin une langue qui doit nous être de la plus grande utilité le reste de nos jours.

Nous naissons tous avec le goût de l’imitation, puisque, dès l’instant où nous commençons à connoître l’usage de nos doigts, le carton, le papier, la cire, le pain même, prennent entre nos mains mille formes différentes, & que nous imitons de notre mieux une poule, un chien, un chat. Devenus plus grands, nous remplissons nos cahiers de desseins informes où nous prétendons représenter la lune, le soleil, une fleur, la figure d’un de nos camarades. Les enfants de village, à qui {p. 528}on ne confie ni papier ni plume, trouvent le secret de satisfaire leur ardeur naturelle pour l’imitation, sur l’écorce des arbres, avec le limon qu’ils pêtrissent à leur gré, avec un charbon dont ils pensent merveilleusement parer les murs de leur chaumiere. L’homme approche-t-il de cet âge qu’on a la bonté d’appeller l’âge de raison, il imite le bon paysan qui lui montre à cultiver la terre, ou son maître à danser, son maître d’armes, &c. selon le rang où le sort l’a placé.

Parmi les imitateurs que la nature forme, les uns s’adonnent aux imitations utiles, les autres aux imitations d’agrément : ceux-ci aux imitations où il ne faut que des yeux, des oreilles, ou des doigts ; ceux-là au genre d’imitation qui demande du génie. De ce dernier nombre sont les sculpteurs, les musiciens, les peintres, les poëtes : tous approchent plus ou moins de la perfection, acquierent plus ou moins de gloire, à mesure qu’ils imitent plus ou moins bien. Représentons-nous les Doyen, les Vanloo, les Greuze, les Loutherbourg, les Vernet depuis l’instant où ils mériterent l’éloge de leurs maîtres en copiant des yeux, des oreilles, des nez, jusqu’aux jours heureux où nos sallons sont embellis de leurs chefs-d’œuvre : chacun de leurs progrès est dû à l’imitation d’un bon modele ; & ils ne seront redevables de l’immortalité, qu’à la perfection avec laquelle ils auront imité la nature.

L’art enfin n’a le droit de charmer qu’autant qu’il imite la nature jusqu’au point de frapper également le connoisseur & l’ignorant. « La chose n’est pas possible, me dira-t-on, puisque le connoisseur est instruit de tous les prestiges mis en usage par l’artiste ». N’importe, si l’ouvrage est {p. 529}réellement frappé au coin de l’immortalité, s’il approche de la perfection, il séduit également tout le monde à la premiere vue. Nous entendons pour la premiere fois un morceau de musique bien fait ; qui de nous pense d’abord à examiner si l’air tendre & touchant exprime bien le sentiment d’un cœur foible & passionné ? Toute l’assemblée se livre naturellement & presque machinalement à l’impression que cet air fait sur l’ame toujours sensible à la belle harmonie. Le commun des hommes jouit des sentiments que la musique fait naître dans son cœur sans en rechercher les causes ; & le plaisir que les amateurs prennent à comparer le rapport des modes avec les situations qu’ils peignent par le son, ne vient qu’après coup ; c’est un plaisir réfléchi qui ne se fait sentir qu’en second. Ainsi, le Tartufe, vu pour la premiere fois, ne permet certainement à personne de songer à l’art inconcevable qu’il a fallu pour le composer. Une peinture, dans quelque genre qu’elle soit, est bien foible quand elle nous laisse le sang-froid de la juger par comparaison : il faut qu’elle nous transporte dans le temps & le lieu où l’action s’est passée : il faut que nous pensions la voir de nos yeux ; que nous partagions, par exemple, les malheurs d’Orgon & ceux de toute sa famille ; que nous craignions de voir échapper Tartufe aux châtiments qu’il mérite. Ne craignons point que notre ame refuse de se prêter à cette espece d’enchantement ; elle s’y livre au contraire avec transport, elle réalise tout ce qui peut la remuer agréablement.

La nature, en formant tous les hommes pour l’imitation, n’a pas donné à tous le même talent {p. 530}pour l’imiter. Les uns ne savent que copier ses détails les plus minutieux ; les autres ne la voient qu’en grand, ou montée sur des échasses : ceux-ci ne savent peindre que ses caprices & les monstres qu’elle enfante ; ceux-là ne la saisissent dans aucune de ses parties, ou ne peignent que les plus opposées au genre qu’ils ont pris ; tels sont les peintres, qui donnent un beau teint à Mars & des traits mâles à Vénus ; les comédiens qui jouent le rôle d’Achille avec les minauderies d’un fat, ou les emportements d’un petit-maître ; & le rôle d’un amant aimable avec les contorsions d’un démoniaque ; les poëtes tragiques qui font rire, & les comiques qui font pleurer. La nature est un modele posé au milieu d’une académie, chaque éleve doit se borner à peindre le côté que le modele lui présente de bonne grace & naturellement.

C’est sans contredit dans l’art de la comédie, que l’imitation exacte de la nature est plus essentielle & plus difficile que dans tous les autres genres, puisque peu de chose peut rendre ses portraits ou trop chargés ou trop mesquins. Il faut qu’elle-même choisisse son peintre, qu’elle le doue de tous les talents nécessaires, qu’elle le mene sans cesse par la main, qu’elle l’éclaire sur tout ce qui se présente à lui ; qu’elle lui indique, par le moyen du goût, l’attitude, les traits, les couleurs qui rendront son portrait aussi frappant qu’agréable : sans cela il ouvrira de grands yeux sans voir, & les beautés les plus séduisantes passeront devant lui sans qu’il les saisisse. Je l’ai déja dit en parlant de Scarron, & j’ai promis de le prouver par les ouvrages mêmes de cet Auteur : voici le vrai moment pour tenir ma parole.

{p. 531}

Scarron avoit certainement de l’esprit, de la gaieté ; il possédoit la langue espagnole, & connoissoit bien le théâtre de cette nation, source inépuisable de comique ; il avoit la fureur d’occuper la scene : avec tout cela, qui n’auroit pas attendu de lui des pieces passables ? & nous n’en avons pas une seule ; pourquoi cela ? parcequ’il n’étoit pas né pour la comédie, & qu’il passoit lestement sur des richesses théâtrales sans en connoître le prix, tandis qu’il ramassoit avec beaucoup de soin des matériaux de nulle valeur. Suivons Scarron dans la carriere du théâtre. Il se rend justice, il ne se trouve pas assez de génie pour combiner un sujet : il en prend un chez les Espagnols, & son goût ne lui dit pas qu’il faut l’accommoder à nos mœurs, à nos bienséances. Il pouvoit alors choisir entre les pieces qui depuis ont fait la fortune du Théâtre Italien & du François : il donne la préférence à l’Ecolier de Salamanque, à la Fausse Apparence, au Prince corsaire, au Gardien de soi-même, &c.

« Scarron, me dira-t-on peut-être, pouvoit connoître seulement les pieces qu’il a imitées, ou, pour mieux dire, qu’il a traduites ». J’arrête là mon Lecteur ; il me permettra de lui dire que si je fais le procès à Scarron, ce n’est pas sans sujet. Jamais Auteur ne m’en imposera sur ses plagiats. Scarron connoissoit si bien les meilleures pieces espagnoles, que pour faire son roman intitulé, Ne pas croire ce qu’on voit, il a décomposé les meilleures comédies de tout le Théâtre Espagnol ; entre autres, la Dama Duende, la Dame esprit follet ; & la Casa con dos puertas es de mal guardar, une maison à deux portes est difficile à garder. Si Scarron eût été réellement {p. 532}inspiré de Thalie, il les auroit transportées de préférence sur notre scene, & il auroit fondu dans ses romans les intrigues romanesques de ses monstres dramatiques.

Veut-on une preuve plus claire de cette espece d’aveuglement qu’ont pour les choses théâtrales les personnes qui ne sont pas réellement avouées par la Muse comique ? Je ne citerai point ceux de nos Auteurs qui laissent passer devant eux dans la société des choses naturelles, pour ne recueillir que deux ou trois mots à la mode, & quelques tournures de phrase dont on se moquera bientôt ; ceux qui ne voient rien de pittoresque dans les hommes tels qu’ils sont, & s’en forment d’imaginaires ; ceux qui ne remarquent aucune situation plaisante dans le cours de la vie humaine, dans le train du monde, & voient tout du côté noir ou larmoyant : c’est encore Scarron qui va nous servir de preuve convaincante. Nous n’avons qu’à nous rappeller les morceaux de ses romans d’après lesquels Moliere a fait la reconnoissance de Pourceaugnac & d’Eraste, la brouillerie & le raccommodement de Mariane & de Valere dans l’Imposteur ; le trait d’hypocrisie employé par Tartufe pour se blanchir de l’accusation de Damis : ces différentes scenes ne sont-elles pas en entier dans les Hypocrites, & Ne pas croire ce qu’on voit ? n’y sont-elles pas presque dialoguées ? ne sont-elles pas sublimes pour la comédie ? Pourquoi Scarron, qui en étoit possesseur avant Moliere, n’a-t-il pas eu l’art d’en tirer le même parti ? Pourquoi ne les a-t-il pas insérées dans ses pieces de théâtre ? Pourquoi dans tous ses drames n’avons-nous pas une seule scene qui vaille la vingtieme partie de celles qu’il a abandonnées ? {p. 533}Nous l’avons déja dit ; parcequ’il n’étoit pas né pour la comédie ; qu’il ne connoissoit pas ce qui doit faire effet sur le théâtre ; qu’il n’étoit pas doué de ce génie vraiment comique, sans lequel un Auteur ne peut imiter ni créer, puisque bien imiter c’est créer, & créer c’est bien imiter.

Les différentes réflexions que nous avons faites sur les imitations bonnes & mauvaises de Moliere nous ont donné lieu de détailler insensiblement la plus grande partie des qualités réunies qui constituent une bonne imitation. Nous avons vu combien de talents divers doit réunir un imitateur : nous verrons dans le quatrieme volume la distance qu’il y a de l’imitateur au traducteur, au copiste & au plagiaire. Nous rendrons cette différence sensible en faisant passer sous nos yeux les différentes imitations des plus fameux Comiques depuis Moliere jusqu’à nous. Par ce moyen le Lecteur verra une suite d’imitation, & il aura le plaisir de juger par lui-même de la différence prodigieuse qui peut se trouver entre deux imitateurs. Nous espérons prouver encore par-là que les successeurs les plus célebres de Moliere sont ceux qui ont imité davantage leurs prédécesseurs ; que leurs meilleures pieces sont celles où l’on voit un plus grand nombre d’imitations, & que tous ont été plus ou moins applaudis, à mesure qu’ils ont plus ou moins imité Moliere, le premier Poëte comique de tous les âges & de toutes les nations.

Fin du troisieme Volume.