[Abrégé de l’abrégé de la vie de Molière] §
Lorsque Clorante eut cessé de parler, je lui dis que j’avais pris plaisir à l’entendre, et surtout lorsqu’il avait parlé de la Comédie et de l’Auteur qui ne faisait réussir ses Pièces que par ressorts et par brigues, et qui croyait qu’elles étaient bonnes lorsqu’il y pouvait entraîner bien du monde.
— Mais comme je suis depuis peu de retour de la campagne, continuai-je, où j’ai demeuré quelques années, je vous prie de m’apprendre qui est un {p. 211}certain Comédien de la Troupe de Monsieur, dont les pièces font tant de bruit et dont l’on parle partout comme d’un homme qui a infiniment d’esprit.
Je disais cela à dessein de savoir son sentiment et ne feignais d’avoir été à la campagne que pour avoir le plaisir de l’entendre discourir.
— Tout ce que je vous puis dire, me répondit-il froidement et avec un souris dédaigneux, c’est qu’il a réussi et que vous n’ignorez pas que
Quand on a réussi, on est justifié,
quelque mal que l’on ait fait et quelque mal que l’on continue de faire. C’est pourquoi j’aurais mauvaise grâce de ne vous pas dire du bien de ses ouvrages, puisque tout le monde en dit, et {p. 212}je ne puis, sans hasarder ma réputation, vous en dire du mal, quand même je dirais la vérité, ni m’opposer au torrent des applaudissements qu’il reçoit tous les jours. Je vous dirai toutefois que l’on doit plutôt estimer l’adresse de ceux qui réussissent en ce temps que la grandeur de leur esprit. Et comme, loin de combattre les mauvais goûts du siècle et de s’opposer à ses appétits déréglés pour lui faire reconnaître son erreur, ils s’accommodent à sa faiblesse, il ne faut pas s’étonner si ce même siècle leur donne des louanges que la postérité ne leur donnera sans doute pas. Mais pour retourner au fameux comédien dont vous m’avez parlé, ses ouvrages n’ayant pas tout le mérite de sa personne, vous me permet {p. 213}trez de ne vous en dire rien autre chose, sinon que c’est un fort galant homme. Je vous en dirais davantage si je ne craignais qu’il se tînt offensé de ce que je vous pourrais dire et si je n’appréhendais de passer pour ridicule aux yeux de ceux qui n’adorent que les bagatelles, qui n’osent démentir la voix publique lorsqu’elle a une fois approuvé une chose et qui, pour donner des louanges à un homme, opinent du bonnet parce qu’ils voient que c’est le sentiment des autres.
— Vous êtes cause, repartit Ariste à Clorante, aussi bien que beaucoup d’autres, de cet abus que l’on voit tous les jours augmenter de plus en plus dans le monde. Les applaudissements se donnent présentement par complaisance et peu de person {p. 214}nes approuvent aujourd’hui ce qu’elles louent. Chacun craint de passer pour ridicule en n’approuvant pas ce qu’il entend approuver à un autre, chacun parle contre son sentiment et aide de la sorte à se tromper soi-même, ce qui fait que les pièces qui paraissent généralement approuvées sont souvent celles que chacun condamne en particulier. Cette grande et timide foule d’admirateurs, volontaires et forcés tout ensemble, range insensiblement à son parti les plus opiniâtres, qui croiraient passer pour stupides et pour ignorants s’ils n’approuvaient pas ce que les autres approuvent, bien qu’ils ne soient pas de leur sentiment.
— Tout ce que vous dites est véritable, lui répondit Clorante, mais je ne suis pas {p. 215}tout seul cause de ces abus et, pour m’y opposer, je me suis souvent efforcé de louer des pièces de théâtre qui, quoiqu’elles fussent bonnes, ont été condamnées par les mêmes raisons que vous venez de dire, ceux qui connaissaient la bonté de ces pièces n’osant les protéger, de crainte de passer pour ridicules, et disant par complaisance qu’elles ne valaient rien.
Comme il y a des critiques, continua-t-il, qui n’approuvent jamais rien et qui entraînent les opinions de quelques gens faciles qui croiraient mal faire et devoir être raillés de ne pas témoigner qu’ils sont de leur sentiment, bien qu’ils n’en soient point, il y en a d’autres qui approuvent tout ce qu’ils voient : je connais un des plus galants Abbés du siècle, et à {p. 216}qui je puis, sans injustice, donner le nom d’obligeant, puisque, par une bonté naturelle, il loue indifféremment tous les ouvrages qu’il voit et tous ceux que l’on lui montre en particulier ; aussi dit-on de lui dans le monde que l’on ne saurait connaître s’il dit la vérité et qu’il ne fait point de Jaloux, puisqu’il met tous les auteurs en même degré et qu’il loue également leurs productions en public et en particulier, sans crainte de hasarder sa gloire. Cependant il est constant qu’il a le goût fin et délicat, qu’il connaît bien les défauts de tout ce qu’il voit, et qu’il n’estime pas tout ce qu’il approuve ou qu’il feint d’approuver.
— Ces critiques perpétuels et ces trop faciles admirateurs, repartit Ariste, portent {p. 217}les choses dans un excès qui doit être condamné. Les uns disent trop de mal, les autres trop de bien ; les uns blâment quelquefois ce qui est bon et les autres louent ce qui est méchant ; et les uns et les autres obscurcissent tellement la vérité qu’il est impossible d’y rien connaître, lorsqu’ils se sont une fois mêlés de dire leur sentiment.
— Je crois, dit alors Straton, que c’est à mon tour de parler, et je ne prends la parole que pour entretenir Pallante, dit-il en s’adressant à moi, de l’Auteur de L’École des maris, dont Clorante s’est malicieusement défendu de dire ce qu’il savait. Je ne ferai point comme ceux dont on vient de parler, qui louent et qui blâment excessivement. Je dirai la vérité, sans que ce fameux Auteur s’en {p. 218}doive offenser. Et certes il aurait grand tort de le faire, puisqu’il fait profession ouverte de publier en plein Théâtre les vérités de tout le monde. Cette raison m’oblige à publier les siennes plus librement que je ne ferais. Je n’irai point toutefois jusqu’à la satire, et tout ce que je dirai sera tant soit peu plus à sa gloire qu’à son désavantage.
Je dirai d’abord que, si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du Siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d’être raillé. Mais comme il peut passer pour le Térence de notre Siècle, qu’il est grand Auteur et grand Comédien lorsqu’il joue ses Pièces, et que ceux qui ont excellé dans ces deux {p. 219}choses ont toujours eu place en l’histoire, je puis bien vous faire ici un abrégé de l’abrégé de sa vie et vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe, et qui fait si souvent retourner à l’École tout ce qu’il y a de gens d’esprit à Paris.
Ce fameux auteur de L’École des maris, ayant eu dès sa jeunesse une inclination toute particulière pour le Théâtre, se jeta dans la Comédie, quoiqu’il se pût bien passer de cette occupation et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement dans le monde. Il fit quelque temps la Comédie à la Campagne et, quoiqu’il jouât fort mal le Sérieux et que dans le Comique il ne fût qu’une copie de Trivelin et de Scaramouche, il ne laissa pas que {p. 220}de devenir en peu de temps, par son adresse et par son esprit, le Chef de sa Troupe et de l’obliger à porter son nom. Cette Troupe, ayant un Chef si spirituel et si adroit, effaça en peu de temps toutes les Troupes de la Campagne, et il n’y avait point de Comédiens dans les autres qui ne briguassent des places dans la sienne.
Il fit des Farces, qui réussirent un peu plus que des Farces et qui furent un peu plus estimées dans toutes les Villes que celles que les autresCcomédiens jouaient. Ensuite il voulut faire une Pièce en cinq Actes et, les Italiens ne lui plaisant pas seulement dans leur jeu, mais encore dans leurs comédies, il en fit une qu’il tira de plusieurs des leurs, à laquelle il donna pour titre L’Étourdi ou les {p. 221}Contretemps. Ensuite il fit Le Dépit amoureux, qui valait beaucoup moins que la première, mais qui réussit toutefois à cause d’une Scène qui plut à tout le monde et qui fut vue comme un tableau naturellement représenté de certains dépits qui prennent souvent à ceux qui s’aiment le mieux. Et, après avoir fait jouer ces deux pièces à la campagne, il voulut les faire voir à Paris, où il emmena sa Troupe.
Comme il avait de l’esprit et qu’il savait ce qu’il fallait faire pour réussir, il n’ouvrit son Théâtre qu’après avoir fait plusieurs visites et brigué quantité d’approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucunes Pièces sérieuses, mais l’estime que l’on commençait à avoir pour lui fut cause que l’on le souffrit.
Après avoir quelque {p. 222}temps joué de vieilles Pièces et s’être en quelque façon établi à Paris, il joua son Étourdi et son Dépit amoureux, qui réussirent autant par la préoccupation que l’on commençait à avoir pour lui que par les applaudissements qu’il reçut de ceux qu’il avait priés de les venir voir.
Après le succès de ces deux Pièces, son Théâtre commença à se trouver continuellement rempli de gens de qualité, non pas tant pour le divertissement qu’ils y prenaient (car l’on n’y jouait que de vieilles Pièces), que parce que, le monde ayant pris l’habitude d’y aller, ceux qui aimaient la compagnie et qui aimaient à se faire voir y trouvaient amplement de quoi se contenter. Ainsi l’on y venait par coutume, sans dessein d’écouter la Comédie et {p. 223}sans savoir ce que l’on y jouait.
Pendant cela, notre Auteur fit réflexion sur ce qui se passait dans le monde, et surtout parmi les gens de qualité, pour en reconnaître les défauts. Mais comme il n’était encore ni assez hardi pour entreprendre une satire, ni assez capable pour en venir à bout, il eut recours aux Italiens, ses bons amis, et accommoda les Précieuses au Théâtre Français, qui avaient été jouées sur le leur et qui leur avaient été données par un Abbé des plus galants. Il les habilla admirablement bien à la française et la réussite qu’elles eurent lui fit connaître que l’on aimait la satire et la bagatelle. Il connut par là les goûts du Siècle, il vit bien qu’il était malade et que les bonnes choses ne lui plaisaient {p. 224}pas.
Il apprit que les gens de qualité ne voulaient rire qu’à leurs dépens, qu’ils voulaient que l’on fît voir leurs défauts en public, qu’ils étaient les plus dociles du monde et qu’ils auraient été bons du temps où l’on faisait pénitence à la porte des Temples, puisque, loin de se fâcher de ce que l’on publiait leurs sottises, ils s’en glorifiaient. Et de fait, après que l’on eut joué Les Précieuses, où ils étaient et bien représentés et bien raillés, ils donnèrent eux-mêmes, avec beaucoup d’empressement, à l’Auteur dont je vous entretiens, des mémoires de tout ce qui se passait dans le monde et des portraits de leurs propres défauts et de ceux de leurs meilleurs amis, croyant qu’il y avait de la gloire pour eux que {p. 225}l’on reconnût leurs impertinences dans ses Ouvrages et que l’on dît même qu’il avait voulu parler d’eux. Car vous saurez qu’il y a de certains défauts de qualité dont ils font gloire et qu’ils seraient bien fâchés que l’on crût qu’ils ne les eussent pas.
Notre Auteur, ayant derechef connu ce qu’ils aimaient, vit bien qu’il fallait qu’il s’accommodât au temps ; ce qu’il a si bien fait depuis, qu’il en a mérité toutes les louanges que l’on a jamais données aux plus grands Auteurs. Jamais homme ne s’est si bien su servir de l’occasion, jamais homme n’a su si naturellement décrire ni représenter les actions humaines et jamais homme n’a su si bien faire son profit des conseils d’autrui.
Il fit, après Les Précieuses, Le Cocu imaginaire, qui {p. 226}est, à mon sentiment et à celui de beaucoup d’autres, la meilleure de toutes ses pièces et la mieux écrite. Je ne vous en entretiendrai pas davantage et je me contenterai de vous faire savoir que vous en apprendrez beaucoup plus que je ne vous en pourrais dire, si vous voulez prendre la peine de lire la Prose que vous trouverez dans l’imprimé au-dessus de chaque Scène.
Notre Auteur, ou, pour ne pas répéter ce mot si souvent, le Héros de ce petit récit, après avoir fait cette Pièce, reçut des gens de qualité plus de mémoires que jamais, dont l’on le pria de se servir dans celles qu’il devait faire ensuite, et je le vis bien embarrassé, un soir, après la Comédie, qui cherchait partout des tablettes pour écrire ce que lui {p. 227}disaient plusieurs personnes de condition dont il était environné ; tellement que l’on peut dire qu’il travaillait sous les gens de qualité, pour leur apprendre après à vivre à leurs dépens, et qu’il était en ce temps, et est encore présentement, leur Écolier et leur Maître tout ensemble.
Ces Messieurs lui donnent souvent à dîner, pour avoir le temps de l’instruire, en dînant, de tout ce qu’ils veulent lui faire mettre dans ses Pièces. Mais comme ceux qui croient avoir du mérite ne manquent jamais de vanité, il rend tous les repas qu’il reçoit, son esprit le faisant aller de pair avec beaucoup de gens qui sont beaucoup au-dessus de lui. L’on ne doit point après cela s’étonner pourquoi l’on voit tant de monde à ses Pièces : {p. 228}tous ceux qui lui donnent des mémoires veulent voir s’il s’en sert bien. Tel y va pour un Vers, tel pour un demi-Vers, tel pour un mot et tel pour une pensée dont il l’aura prié de se servir, ce qui fait croire justement que la quantité d’Auditeurs intéressés qui vont voir ses Pièces les font réussir, et non pas leur bonté toute seule, comme quelques-uns se persuadent.
L’École des maris fut celle qui sortit de sa plume après Le Cocu imaginaire. C’est encore un de ces Tableaux des choses que l’on voit le plus fréquemment arriver dans le monde, ce qui a fait qu’elle n’a pas été moins suivie que les précédentes. Les Vers en sont moins bons que ceux du Cocu imaginaire, mais le sujet en est tout à fait bien conduit et si cette pièce {p. 229}avait eu cinq actes, elle pourrait tenir rang dans la postérité après Le Menteur et Les Visionnaires.
Notre Auteur, après avoir fait ces deux Pièces, reçut des mémoires en telle confusion que, de ceux qui lui restaient et de ceux qu’il recevait tous les jours, il en aurait eu de quoi travailler toute sa vie, s’il ne se fût avisé, pour satisfaire les gens de qualité et pour les railler ainsi qu’ils le souhaitaient, de faire une Pièce où il pût mettre quantité de leurs Portraits. Il fit donc la Comédie des Fâcheux, dont le sujet est autant méchant que l’on puisse imaginer, et qui ne doit pas être appelée une pièce de théâtre. Ce n’est qu’un amas de Portraits détachés et tirés de ces mémoires, mais qui sont si naturellement représentés, si bien tou {p. 230}chés et si bien finis, qu’il en a mérité beaucoup de gloire. Et ce qui fait voir que les gens de qualité sont non seulement bien aises d’être raillés, mais qu’ils souhaitent que l’on connaisse que c’est d’eux que l’on parle, c’est qu’il s’en trouvait qui faisaient en plein Théâtre, lorsque l’on les jouait, les mêmes actions que les Comédiens faisaient pour les contrefaire.
Le peu de succès qu’a eu son Don Garcie ou le Prince jaloux m’a fait oublier de vous en parler à son rang. Mais je crois qu’il suffit de vous dire que c’était une Pièce sérieuse et qu’il en avait le premier rôle pour vous faire connaître que l’on ne s’y devait pas beaucoup divertir.
La dernière de ses Comédies, et celle dont vous souhaitez le plus que {p. 231}je vous entretienne, parce que c’est celle qui fait le plus de bruit, s’appelle L’École des femmes. Cette pièce a cinq Actes. Tous ceux qui l’ont vue sont demeurés d’accord qu’elle est mal nommée et que c’est plutôt L’École des maris que L’École des femmes. Mais comme il en a déjà fait une sous ce titre, il n’a pu lui donner le même nom. Elles ont beaucoup de rapport ensemble et, dans la première, il garde une femme dont il veut faire son épouse qui, bien qu’il la croie ignorante, en sait plus qu’il ne croit, ainsi que l’Agnès de la dernière, qui joue, aussi bien que lui, le même personnage et dans L’École des maris et dans L’École des femmes ; et toute la différence que l’on y trouve, c’est que l’Agnès de L’École des femmes est {p. 232}un peu plus sotte et plus ignorante que l’Isabelle de L’École des maris.
Le sujet de ces deux Pièces n’est point de son invention, il est tiré de divers endroits, à savoir de Boccace, des contes de d’Ouville, de La Précaution inutile de Scarron. Et ce qu’il y a de plus beau dans la dernière est tiré d’un Livre intitulé Les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, dans uneHhistoire duquel un Tival vient tous les jours faire confidence à son Ami, sans savoir qu’il est son Rival, des faveurs qu’il obtient de sa Maîtresse, ce qui fait tout le sujet et la beauté de L’École des femmes.
Cette Pièce a produit des effets tout nouveaux, tout le monde l’a trouvée méchante et tout le monde y a couru . Les Dames l’ont blâmée et l’ont été voir. {p. 233}Elle a réussi sans avoir plu et elle a plu à plusieurs qui ne l’ont pas trouvée bonne. Mais, pour vous en dire mon sentiment, c’est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais et je suis prêt de soutenir qu’il n’y a point de Scène où l’on ne puisse faire voir une infinité de fautes.
Je suis toutefois obligé d’avouer, pour rendre justice à ce que son Auteur a de mérite, que cette Pièce est un Monstre qui a de belles parties et que jamais l’on ne vit tant de si bonnes et de si méchantes choses ensemble. Il y en a de si naturelles qu’il semble que la nature ait elle-même travaillé à les faire. Il y a des endroits qui sont inimitables et qui sont si bien exprimés que je manque de termes assez forts et assez significatifs pour vous les bien faire con {p. 234}cevoir. Il n’y a personne au monde qui les pût si bien exprimer, à moins qu’il n’eût son génie, quand il serait un Siècle à les tourner. Ce sont des portraits de la Nature qui peuvent passer pour originaux. Il semble qu’elle y parle elle-même. Ces endroits ne se rencontrent pas seulement dans ce que joue Agnès, mais dans les rôles de tous ceux qui jouent à cette Pièce. Jamais Comédie ne fut si bien représentée, ni avec tant d’Art : chaque Acteur sait combien il y doit faire de pas et toutes ses œillades sont comptées.
Après le succès de cette Pièce, on peut dire que son Auteur mérite beaucoup de louanges pour avoir choisi, entre tous les sujets que Straparole lui fournissait, celui qui venait le mieux au temps, {p. 235}pour s’être servi à propos des mémoires que l’on lui donne tous les jours, pour n’en avoir tiré que ce qu’il fallait et l’avoir si bien mis en Vers et si bien cousu à son sujet, pour avoir si bien joué son Rôle, pour avoir si judicieusement distribué tous les autres et pour avoir enfin pris le soin de faire si bien jouer ses compagnons que l’on peut dire que tous les Acteurs qui jouent dans sa Pièce sont des originaux que les plus habiles Maîtres de ce bel Art pourront difficilement imiter.
— Tout ce que vous venez de dire est véritable, repartit Clorante ; mais si vous voulez savoir pourquoi presque dans toutes ses Pièces il raille tant les Cocus et dépeint si naturellement les Jaloux, c’est qu’il est du nombre de ces derniers. Ce {p. 236}n’est pas que je ne doive dire, pour lui rendre justice, qu’il ne témoigne pas sa jalousie hors du Théâtre : il a trop de prudence et ne voudrait pas s’exposer à la raillerie publique. Mais il voudrait faire en sorte, par le moyen de ses Pièces, que tous les hommes pussent devenir jaloux et témoigner leur jalousie sans être blâmés, afin de pouvoir faire comme les autres et témoigner la sienne sans crainte d’être raillé. Nous verrons dans peu, continua le même, une pièce de lui intitulée La Critique de L’École des femmes, où il dit toutes les fautes que l’on reprend dans sa pièce et les excuse en même temps.
— Elle n’est pas de lui, repartit Straton, elle est de l’abbé Du Buisson, qui est un des plus galants hommes du siècle.
{p. 237}— J’avoue, lui répondit Clorante, que cet illustre Abbé en a fait une et que, l’ayant portée à l’Auteur dont nous parlons, il trouva des raisons pour ne la point jouer, encore qu’il avouât qu’elle fût bonne. Cependant, comme son esprit consiste principalement à se savoir bien servir de l’occasion, et que cette idée lui a plu, il a fait une Pièce sur le même sujet, croyant qu’il était seul capable de se donner des louanges.
— Cette Critique avantageuse, ou plutôt cette ingénieuse apologie de sa Pièce, répliqua Straton, ne la fera pas croire meilleure qu’elle est, et ce n’est pas d’aujourd’hui que tout le monde est persuadé que l’on peut, et même avec quelque sorte de succès, attaquer de beaux Ouvrages et en défendre de mé {p. 238}chants, et que l’esprit paraît plus en défendant ce qui est méchant qu’en attaquant ce qui est beau. C’est pourquoi l’auteur de L’École des femmes pourra, en défendant sa pièce, donner d’amples preuves de son esprit. Je pourrais encore dire qu’il connaît les Ennemis qu’il a à combattre, qu’il sait l’ordre de la bataille, qu’il ne les attaquera que par des endroits dont il sera sûr de sortir à son honneur, et qu’il se mettra en état de ne recevoir aucun coup qu’il ne puisse parer. Il sera, de plus, Chef d’un des partis et Juge du combat tout ensemble, et ne manquera pas de favoriser les siens. C’est avoir autant d’adresse que d’esprit que d’agir de la sorte ; c’est aller au-devant du coup, mais seulement pour le parer, ou {p. 239}plutôt, c’est feindre de se maltraiter soi-même, pour éviter de l’être d’un autre, qui pourrait frapper plus rudement.
— Quoique cet Auteur soit assez fameux, lui dis-je alors, pour obliger les personnes d’esprit à parler de lui, c’est assez nous entretenir sur un même sujet. J’avouerai toutefois, avant que de le quitter, que vous m’avez fait concevoir beaucoup d’estime pour le Peintre ingénieux de tant de beaux tableaux du Siècle. Tout ce que vous avez dit de lui m’a paru fort sincère, car vous l’avez dit d’une manière à me faire croire que tout ce que vous avez dit à sa gloire est véritable, et les ombres que vous avez placées en quelques endroits de votre portrait n’ont fait que relever l’éclat de vos couleurs. Et {p. 240}s’il vient à savoir tout ce que vous avez dit à son avantage, il sera bien délicat s’il ne vous en est obligé, et je connais beaucoup de personnes qui se tiendraient glorieuses que l’on pût dire d’elles ce que vous avez dit à sa gloire. Mais pour nous entretenir d’autre chose, je vous prie de me dire ce que c’est que Le Baron de la Crasse, car l’on en parle à la Campagne beaucoup plus que de toutes les Pièces dont vous venez de m’entretenir.
— Aussi, me repartit Clorante, est-ce un des plus plaisants et des plus beaux Tableaux de Campagne que l’on puisse jamais voir, puisque c’est le portrait d’un baron campagnard. Ô Dieux ! s’écria-t-il en continuant, qu’il est naturellement représenté dans cette Pièce ! Aussi cette comé {p. 241}die n’a-t-elle pas fait comme celles qui éblouissaient d’abord et qui ne laissent à ceux qui les ont vues que le dépit d’avoir été trompés et de les avoir approuvées. Plus on la voit, plus on la veut voir, et quoique, depuis tantôt un an qu’elle est faite, l’on l’ait jouée presque tous les jours de Comédie, chaque représentation y fait découvrir de nouvelles beautés, et si cet auteur continue comme il a commencé, il y en aura peu qui le puissent égaler.
L’on dit, continua le même en haussant la voix, que l’on doit jouer un de ces jours une Pièce à l’Hôtel de Bourgogne, pleine de ces Tableaux du temps, qui sont présentement en grande estime. Elle est, à ce que l’on assure, de celui qui a fait les Nouvelles Nou {p. 242}velles.
— Si elle est de lui, repartit Ariste, il n’a qu’à se bien tenir, et les Nouvellistes ne l’épargneront non plus qu’il les a épargnés.
— Ce sera tant mieux pour lui, repartit Straton, et c’est ce qui fera réussir sa Pièce. Il voudrait que la moitié de Paris en vînt dire du mal, ce serait un signe qu’elle ne serait pas tout à fait méchante, et que l’autre moitié en viendrait ensuite dire du bien. Quand on veut fronder une Comédie et que l’on en parle beaucoup, les divers discours que l’on en tient y font venir du monde, et ceux qui vont rarement à la Comédie ne peuvent s’empêcher d’y aller, afin de pouvoir parler d’une chose dont on les entretient si souvent, et afin de voir qui a raison, ou de ceux qui blâment ou de ceux qui louent. Cependant, com {p. 243}me la foule qui se trouve à toutes les représentations d’une Pièce en fait la bonté, comme nous avons vu à L’École des femmes, l’on peut dire que ceux qui ne vont voir les Pièces que pour les blâmer et qui en parlent continuellement sont cause qu’elles réussissent, puisque leurs discours obligent les autres à les aller voir.
— Tout ce que vous dites est véritable, lui repartit Arimant, et nous en voyons tous les jours des exemples. Mais, pour changer de discours, je vous prie de me dire si vous avez vu la Sophonisbe.
— Oui, répondit Clorante.
— Eh bien ! qu’en dites-vous ? repartit Arimant.
— Je la trouve… répliqua Straton. Il s’arrêta après avoir dit ces trois paroles.