Notice sur le Tartuffe §
La comédie du Tartuffe est un des chefs-d’œuvre de notre littérature, et sa représentation un des grands événements de notre histoire : à aucune autre époque un poète n’aurait eu assez de courage pour l’entreprendre, un roi assez de force pour la permettre ; c’était peut-être même la seule du règne de Louis XIV où ce prince pût s’en déclarer le protecteur.
Livré à toutes les séductions de la puissance et de l’amour, il se plaisait à orner le trône des lauriers de la victoire et des palmes du génie ; un grand talent flattait son orgueil, tous les succès étaient des fleurons de sa couronne ; il semblait qu’ils fussent les siens ; et, se faisant une auréole de toutes les renommées, déjà il disait : L’état, c’est moi.
Un homme tel que Molière devait lui appartenir : le prince jugea le poète, et le poète jugea le roi. Louis ouvrit l’entrée de sa cour à l’auteur comique, comme s’il eût voulu lui fournir ses modèles, et s’associer ainsi à ses plus beaux ouvrages. De son côté Molière, observateur profond, avait jugé qu’il avait besoin de flatter son maître pour avoir le droit de ne pas flatter son siècle : sous une minorité orageuse, il n’eût pas été libre d’exprimer une seule vérité, parce que chaque faction régnait à son tour, et qu’elles étaient trop éphémères ou trop faibles pour supporter le ridicule. Obligées de soutenir les travers ou les vices du dernier valet qui porte leurs livrées, elles sont forcément intolérantes : aussi les temps des troubles civils sont-ils les plus funestes pour l’art de la {p. 92}comédie. Le despotisme d’un seul est encore préférable : hors ses propres faiblesses, il est possible qu’il livre toutes les autres aux libertés de la scène, et qu’ayant autour de lui les modèles, il aime à s’amuser de la ressemblance. Mais rien n’est funeste à la comédie comme ces époques où il existe mille tyrans subalternes, qui forment une espèce d’assurance mutuelle en faveur du ridicule. La critique d’un travers, quel qu’il soit, est toujours une personnalité contre quelqu’un d’important dans l’état, ou, ce qu’il y a de pire, contre quelqu’un qui veut se donner de l’importance.
Ainsi, sous la minorité de Louis XIV, la comédie de mœurs était impossible ; les Frondeurs, malgré leur nom, n’auraient pas souffert le moindre trait qui pût les blesser, et ce mélange singulier du libertinage et de la révolte, du goût de tous les plaisirs et du déchaînement de toutes les passions, ces guerres à la fois sanglantes et frivoles, ces magistrats en épée, ces évêques en uniforme, ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier-général et la procession, ces beaux-esprits factieux improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux au milieu des champs de bataille ; cette physionomie de la société variée à l’infini ; ce jeu forcé de tous les caractères, ce déplacement de toutes les positions, ce contraste de toutes les habitudes, eussent été interdits au peintre comique qui y aurait trouvé des sujets si nombreux de tableaux pour en composer la galerie des mœurs de son temps.
Après la mort de Mazarin les factions tombèrent de lassitude et de mépris ; tous les regards se tournèrent sur un jeune prince qui paraissait avec éclat sur la scène du monde ; mais les mœurs ne changent pas aussi promptement que les institutions. Le long règne de Mazarin avait été celui de la fausseté et de la débauche ; une cour dissolue, une noblesse intrigante, un clergé sans mœurs, une bourgeoisie sans lumières, un peuple fanatique, tel était l’état de la société.
L’hypocrisie, ce fléau des pays civilisés, devait affliger une {p. 93}époque où il y avait si peu de morale, et où le prince voulait qu’on eût de la religion. On se fit dévot pour être plus aisément libertin ; c’était une suite des mœurs de la Ligue et des désordres de la Fronde ; ce vieux levain des troubles civils fermentait encore dans l’intérieur des familles, et les intrigants ou les fripons, sous le masque religieux, exploitaient aisément la crédulité publique.
Molière avait jeté un regard d’aigle sur les mœurs de son temps ; il avait vu l’esprit de coterie succédant à l’esprit de faction ; le génie de la Fronde passait de l’hôtel de Longueville à l’hôtel Rambouillet, les aventuriers de finances, les faiseurs de projets et les intrigants de tous genres, qui pullulent toujours à la suite des troubles civils et au commencement des nouveaux règnes, lui avaient tour à tour servi de modèle ; mais l’hypocrisie était le vice qui avait le plus exercé ses méditations, le plus enflammé sa verve. Le philosophe et l’auteur comique, l’honnête homme et le poète, voilà ce qu’on trouve dans l’auteur du Tartuffe : cet immortel ouvrage n’est pas seulement un monument pour les lettres, c’est un service rendu à l’humanité. Il fallait plus que du génie pour accomplir cette grande entreprise ; il fallait un courage qui n’appartient qu’à ces âmes fortes que la calomnie n’effraie point, que les persécutions même ne sauraient ébranler.
Ce n’était rien qu’attaquer les courtisans, les médecins, les précieuses, les charlatans et les libertins ; mais les faux dévots ! Mais l’hypocrisie de religion ! C’était déchaîner toutes les tempêtes, appeler tous les orages ; c’était, dans une seule comédie, déclarer la guerre à toutes les passions et à tous les vices, déchirer le voile sous lequel ils se cachent, et les exposer dans leur odieuse nudité aux regards qu’ils fascinaient par les dehors d’une piété affectée et d’une austérité factice.
Molière ne se dissimula point les dangers qu’il allait courir ; il connaissait ses ennemis, puisqu’il les avait peints ; il savait mieux que personne de quoi étaient capables les héros de son Tartuffe : il pensa bien que les fourbes, blessés au vif, {p. 94}allaient crier à l’esprit fort, à l’athéisme ; il les vit d’avance allumer le bûcher. Aussi ne brusqua-t-il point l’attaque avant d’avoir pris position. Il sentit qu’il devait se retrancher sous une puissante égide, et résolut de faire passer la vérité par la cour pour la faire arriver à la ville. C’était beaucoup d’avoir pu tenter cet essai hardi sous les yeux de Louis XIV ; lui avoir fait entendre une première ébauche du Tartuffe était déjà un premier succès : l’auteur plaçait en quelque sorte l’ouvrage sous la protection du roi ; le fait seul de sa représentation à Versailles devenait une sauvegarde. L’occasion était heureuse, et Molière l’avait habilement choisie. Louis, brillant de jeunesse, commençait à déployer cette royale magnificence au sein de laquelle il aimait à se montrer ; tous les arts et tous les plaisirs accouraient à sa voix, et Versailles éblouissait la France de la magie de ses fêtes et de l’éclat de ses merveilles. Enivré de toutes les séductions de la gloire et de l’amour, le cœur du prince devait être disposé à l’indulgence, et Molière avait composé pour ces jours de délices la comédie de La Princesse d’Élide. Ce fut au milieu de toutes les scènes héroïques et galantes de L’Île enchantée, où le jeune roi paraissait lui-même sous l’armure de Roger, et s’abreuvait à longs traits des doux poisons de la flatterie et de la volupté, que le poète sollicita la permission de faire représenter les trois premiers actes d’une comédie qui n’était pas encore achevée, mais dont il désirait soumettre l’essai au jugement et à l’approbation du prince. Cette comédie, c’était le Tartuffe ; l’apparition de ce chef-d’œuvre, à côté des froides allégories de Benserade et des insipides ballets du duc de Saint-Aignan, devait former un étrange contraste : le roi parut sérieux, et le visage des courtisans se rembrunit ; les scènes les plus passionnées, les tableaux les plus capables d’enflammer les sens n’avaient scandalisé personne : un ouvrage où la vraie piété est mise en honneur, et la scélératesse, dépouillée du manteau sacré dont elle s’affuble, parut le comble de l’audace. Plus il y a de dissolution dans les cours, {p. 95}plus on s’y montre délicat sur les matières religieuses : le Tartuffe n’aurait jamais été permis sous le cardinal Dubois. Au premier bruit de son apparition, quoiqu’il se fût pour ainsi dire glissé au milieu du tumulte des fêtes, ce fut un déchaînement général parmi tous les dévots ; c’était l’abomination de la désolation ; il n’y avait point de châtiment assez fort pour le téméraire qui avait joué les grimaciers religieux, et porté préjudice à leur sainte industrie.
Qu’on suppose maintenant que Molière n’ait pas su se rendre agréable à Louis XIV ; non seulement l’ouvrage, mais l’auteur lui-même étaient perdus pour la scène, et nous aurions plusieurs chefs-d’œuvre de moins. Toute la puissance d’un grand roi est à peine assez grande contre la colère des dévots ; et Louis, qui avait une volonté ferme et prompte, sentit que, pour protéger le Tartuffe, il fallait des précautions et du temps ; « il défendit dès lors cette comédie pour le public, jusqu’à ce qu’elle fût achevée et examinée par des gens capables d’en faire un juste discernement, et ajouta que personnellement il n’y trouvait rien à dire1. »
Ainsi le roi faisait d’abord pencher la balance par le poids de sa propre opinion, tout en ménageant la susceptibilité des gens d’église et des vrais dévots. Pendant ce temps Molière achevait son ouvrage : prévoyant bien tous les orages qui allaient fondre sur lui, il cherchait partout des protecteurs à son Tartuffe, et le roi lui-même l’aidait à en trouver, comme s’il eût senti que c’était dérober à son règne une belle part de gloire que de le priver de l’apparition d’un tel chef-d’œuvre.
Molière, qui savait être courtisan pour avoir le droit de tout dire, avait d’ailleurs flatté l’amour-propre du prince de la manière la plus habile, en lui empruntant une des meilleures scènes de son ouvrage. Il l’avait presque associé à son succès ; c’est à Louis XIV qu’appartient la première idée de la grande scène d’Orgon et de Dorine, et le poète ne manqua pas de {p. 96}le dire aux flatteurs empressés de le répéter. En 1662, le roi était en Lorraine à la tête de son armée ; son ancien précepteur, l’évêque de Rhodes, assistait au souper ; Louis l’engagea à y prendre part : « Je ne ferai qu’une collation, répondit le prélat, parce que c’est aujourd’hui vigile et jeûne. »
Quand l’évêque fut sorti, Louis XIV, voyant ses courtisans sourire, voulut savoir pourquoi ; alors ils lui racontèrent comment se nourrissait cet évêque, qui paraissait si scrupuleux, et qui n’était rien moins que sobre. À chaque mets succulent qu’ils nommaient, le roi s’écriait : Le pauvre homme !
Molière était du voyage ; il écouta et il écrivit.
Les trois premiers actes du Tartuffe, représentés à Versailles le 16 mai 1664, le furent encore à Villers-Cotterêts chez Monsieur, le 24 septembre suivant, en présence du roi et de toute la famille royale. Enfin, le 29 novembre de la même année, on joua la pièce entière chez Monsieur le Prince, qui s’en déclara toujours le partisan le plus zélé. Mais la rage des Tartufes et des Orgons ne se ralentissait point ; des prêtres fanatiques vouaient aux flammes de l’enfer et l’ouvrage et l’auteur ; les séides criaient de toutes parts au libertinage, à l’athéisme, et un curé de Paris lança sur la pièce et ses protecteurs tous les foudres de l’église. Ce fut alors que Molière présenta au roi un premier placet, où il sollicitait la permission de faire représenter son ouvrage en public ; il invoquait cette faveur comme le seul moyen qu’il eût de répondre à ses ennemis ; car il est à remarquer que sa comédie n’était pas connue de la plupart des gens qui la condamnaient au feu ; les méchants y supposaient des abominations, sur lesquelles renchérissait encore la crédulité publique, et qui, s’exagérant sans cesse en passant de bouche eu bouche, avaient fini par alarmer les gens de bonne foi et jusqu’aux hommes vraiment pieux. Pour justifier le Tartuffe, il fallait le produire. Le roi l’avait jugé sans reproche, il était donc intéressé lui-même à ce qu’il parut ; après trois ans d’épreuve il en permit la représentation.
{p. 97}Mais ce n’était pas seulement dans la protection du roi que le poète comique avait cherché des garanties ; il avait dans le public un autre maître qu’il fallait se rendre favorable ; avec ce coup d’œil sur qui embrassait tout, il s’était convaincu que l’appui du prince ne suffisait pas au succès d’une entreprise si hardie ; il avait fait de son temps une étude assez profonde pour juger qu’il est des obstacles dont ne peut triompher le pouvoir le plus absolu, et que dans de graves circonstances les affections ou les goûts du monarque doivent céder à sa politique, parce que le seul moyen de dominer l’opinion, c’est presque toujours d’en respecter les scrupules.
Molière, pour fermer la bouche à ses ennemis qui l’accusaient d’être un esprit fort, un impie, un athée, reconnut qu’il devait faire une profession de foi solennelle de ses principes religieux ; il voulut fermer la bouche à ses calomniateurs, et se préparer à la lutte terrible qu’il était sur le point de soutenir. Une heureuse occasion se présenta, et il la saisit avec une grande habileté ; il n’appartient qu’aux hommes supérieurs de réunir le génie à l’esprit de conduite. Molière, destiné aux affaires du gouvernement, eût été aussi grand politique qu’il a été grand poète.
Une comédie espagnole de Tirso de Molina, intitulée : El Combidado de Piedra, venait d’être traduite en italien, et jouée à Paris avec beaucoup de succès. Presque tous les historiens de la vie de Molière et ses commentateurs prétendent que ce furent ses camarades qui, séduits par la vogue qu’avait obtenue le nouvel ouvrage, l’engagèrent à s’emparer de ce sujet, et qu’il ne céda qu’avec une extrême répugnance à leurs sollicitations.
Il est plus naturel de penser qu’il s’y rendit sans peine, et qu’il n’eut l’air de s’en défendre que pour ne pas compromettre la délicatesse de son goût ; et, si dans le fait il avait peu de penchant pour un genre indigne de ses hautes conceptions comiques et de la pureté de son école, il n’était pas {p. 98}fâché de traduire sur la scène le libertin effronté qui se joue de toutes les lois divines et humaines, avant d’y exposer le libertin hypocrite qui invoque sans cesse le ciel pour satisfaire les plus honteuses passions.
Déclarer la guerre aux esprits forts, montrer l’athée comme un vil scélérat et faire tomber sur sa tête la vengeance céleste, c’était se prémunir contre toutes les accusations d’impiété dont l’accablaient les dévots depuis la première apparition du Tartuffe sur la scène royale de Versailles ; mais Molière, dans une profession solennelle de ses vrais sentiments, n’était pas homme à reculer devant ses ennemis ; un acte de précaution ne fut point un acte de faiblesse ; il attaqua les hypocrites dans l’ouvrage même où il semblait vouloir se prémunir contre leurs saintes fureurs ; il ne lit pas seulement de son athée un franc scélérat, il en fit un faux dévot ; et, tout en se couvrant d’une égide sacrée pour repousser les traits de la calomnie, il préparait l’attaque décisive et terrible qu’il devait porter dans ce chef-d’œuvre qui, après tant d’obstacles, allait enfin paraître au grand jour de la représentation.
Le cinquième acte du Festin de Pierre peut être à juste titre regardé comme un prologue du Tartuffe. Don Juan, plus atroce peut-être, passe tout à coup de l’ostentation du blasphème à l’affectation de la piété la plus fervente. Qu’on médite bien les raisons qu’il donne à son valet Sganarelle de sa brusque conversion.
« La profession d’hypocrite a de merveilleux avantages ; c’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec les gens du parti. Qui en choque un se les attire tous sur les bras…
{p. 99}« […] C’est sous cet abri favorable que je veux mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai raison de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que, si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute ma cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je serai le vengeur de la vertu opprimée, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux de zélés indiscrets qui, sans connaissance de cause, crieront contre eux, qui les accableront d’injures et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle. »
Certes une pareille scène a été moins faite pour peindre Don Juan que pour préparer le Tartuffe ; on y voit percer le chagrin d’un honnête homme indigné des lâches cabales de ses ennemis, et l’on sent que, comme son Alceste, il a pour les méchants des haines vigoureuses.
Ce fut enfin le 5 août 1667 que Molière, usant de la permission qu’il avait obtenue du roi, donna la première représentation de cet ouvrage extraordinaire qui avait déjà fait tant de bruit, et qui était destiné à exciter encore tant de rumeur dans la république des lettres et dans le monde religieux et politique. La foule était grande, le succès surpassa encore les espérances de l’auteur : mais la cabale des dévots ne s’était pas endormie, elle mit en mouvement tous ses compères et toutes ses dupes ; elle trompa, elle calomnia si bien, enfin elle suscita un tel orage, que la nouvelle comédie fut défendue le lendemain au moment où une multitude immense {p. 100}occupait déjà la salle. L’ordre était donné par le premier président Lamoignon. On a cité dans plusieurs vies de Molière, on a répété dans tous les recueils d’ana un mot de ce grand poète qui paraît dénué de toute vraisemblance ; c’est une boutade qui pouvait échapper à son humeur dans un petit cercle d’amis ou dans l’intimité d’une conversation particulière. Mais comment supposer que Molière, homme grave et homme de cour, se soit permis de dire au public assemblé : « Nous nous proposions de vous donner ce soir la seconde représentation de Tartuffe, mais monsieur le premier président ne veut pas qu’on le joue. »
Il connaissait trop les convenances sociales, il entendait trop ses intérêts pour hasarder un méchant jeu de mots qui eut été justement blâmé, et qui était aussi indigne de son génie que de son caractère. C’était bien assez d’avoir affaire à tous les gens d’église, sans se brouiller avec tous les gens de robe.
Lamoignon était d’ailleurs le modèle des magistrats, le protecteur des lettres ; ami de Boileau, il avait droit aux respects de Molière, et si le premier président défendit le Tartuffe, il céda moins sans doute à sa conviction personnelle qu’à ces cris impérieux d’une cabale que les hommes publics sont trop souvent exposés à prendre pour l’expression de l’opinion générale.
Si l’on se reporte à un temps où les pratiques superstitieuses exerçaient tant d’empire sur les imaginations, à un temps où les traditions de la Ligue étaient si rapprochées, et où les saines idées philosophiques, concentrées dans les hautes capacités intellectuelles, n’étaient pas encore descendues jusqu’aux classes moyennes de la société, qui nous dit que Louis XIV lui-même, malgré l’éclatante protection qu’il accordait à Molière, n’eût pas cédé comme le premier président aux clameurs des dévots ? Qui nous dit que sa politique n’eût pas imposé silence à ses goûts, à sa raison même ? Une comédie, quelque admirable qu’elle soit, un chef-d’œuvre {p. 101}peuvent-ils être mis en balance avec ce qu’on ne manque pas de représenter au souverain comme la tranquillité et peut-être le salut de l’état.
On s’étonne que Molière ait attendu l’absence du roi pour faire jouer le Tartuffe ; ce qu’on regarde comme une imprudence n’est-il pas au contraire le résultat d’un calcul très sage ? et n’achève-t-il pas de prouver que Molière profitait, aussi bien dans la conduite de ses affaires que dans celle de ses ouvrages, de cette étude approfondie qu’il avait faite des hommes et du monde ?
Peut-être Louis XIV à Versailles se serait cru forcé de défendre l’ouvrage ; le roi ayant prononcé, il n’y avait plus de recours possible ; mais Molière pouvait en appeler du premier président au monarque, et ce fut sa première pensée.
Deux acteurs, La Thorillière et La Grange, furent envoyés au camp devant Lille, où se trouvait alors le roi, pour lui présenter le deuxième placet qui se trouve imprimé dans presque toutes les éditions des ouvrages de Molière. Le monarque ne leva pas la défense, mais il ne la confirma point ; c’était déjà un grand succès. On put espérer dès lors que le Tartuffe ne serait pas perdu pour la scène.
Molière n’épargna ni peines ni soins pour la conservation d’un ouvrage dont il sentait tout le prix, et qui lui devenait d’autant plus cher qu’il lui avait causé plus de chagrins. L’intervention du monarque dans un dénouement impossible sans que son autorité fût mise en jeu amenait son éloge presque sans effort : ainsi le poète sut concilier ce qu’il devait à l’art et ce qu’il devait au roi ; il plaçait le génie sous l’égide du pouvoir, et, par un accord qui semblait impossible, il liait pour ainsi dire la circonstance à toute la durée de l’avenir. Les louanges de Louis XIV dans un chef-d’œuvre tel que le Tartuffe étaient le plus bel hommage qu’il fût possible d’élever à son nom. Le dénouement du Tartuffe restera debout à travers les vicissitudes des empires et les révolutions des âges. Une statue au milieu d’une place publique n’est qu’une {p. 102}louange froide et muette ; elle attire à peine les regards d’une multitude inattentive ; mais un ouvrage de théâtre captive un public qui se renouvelle de jour en jour ; il excite au même moment sur vingt scènes diverses les transports de l’élite d’une nation ; il échauffe, il électrise tous les cœurs : c’est une vivante apothéose. Un roi qui voyait au-delà des flatteries contemporaines, et qui, suivant la belle expression du poète, aspirait à un monument plus durable que l’airain, n’y trouvait-il pas tout ce qui pouvait satisfaire son orgueil, et populariser sa renommée en éternisant sa gloire ? Quelle jouissance plus enivrante et plus pure pour un cœur jaloux des faveurs de la postérité que cet avenir d’applaudissements se perpétuant de génération en génération, que ce concert, que cet écho des louanges du même roi se répétant par tous les siècles et sous tous les règnes !
Le dénouement du Tartuffe consacre deux souvenirs glorieux pour Louis XIV ; il rappelle que, s’il était l’ennemi de la fraude, il était le protecteur du génie ; en battant des mains, le public le remercie d’avoir flétri l’hypocrisie, et d’avoir honoré le talent ; dans le prince qui permit le Tartuffe, il applaudit encore le roi qui vengea Molière. Louis devina juste en lui prêtant son appui : la reconnaissance du poète a contribué à la grandeur du prince ; leur gloire est à jamais confondue. Une politique élevée favorise toujours les Muses ; les Muses ne sont pas ingrates, elles couvrent de splendeur et d’éclat les règnes de leurs protecteurs ; elles entourent leur renommée d’une si brillante auréole qu’elle permet à peine aux regards éblouis d’apercevoir les fautes qui pourraient la ternir. Horace et Virgile, en célébrant les bienfaits de la vieillesse d’Auguste, ont jeté un voile de gloire sur les forfaits de la jeunesse d’Octave, de même que Molière et Despréaux ont élevé la renommée du jeune monarque, protecteur des lettres et vainqueur de l’étranger, au-dessus des faiblesses du vieux roi ordonnant les dragonnades, et tournant, à la voix d’un prêtre, le fer de ses soldats contre la conscience de ses sujets.
{p. 103}Alors, n’en doutons pas, la comédie du Tartuffe n’eût pas vu le jour ; Le Tellier aurait défendu au roi de la permettre, et Molière, qui jugeait si bien son temps, ne l’eût pas même essayée. Si le timide Racine fut disgracié pour d’insignifiantes représentations, quel sort n’eût pas été celui de Molière déclarant la guerre à l’hypocrisie religieuse quand elle cernait toutes les avenues du trône ! Il est donc heureux pour la scène française qu’il ait vécu dans les premières années de Louis XIV ; c’est un bonheur non moins grand pour le monarque, car le siècle qui porte son nom eût perdu le plus beau fleuron de sa couronne littéraire.
Molière ne se contenta point de se réfugier sous l’égide royale pour résister à la cabale des dévots, il retrancha avec un soin minutieux tous les passages que pouvait envenimer la malveillance jalouse de ses ennemis, il en modifia, il en adoucit quelques autres ; enfin, il fit aux hommes vraiment pieux tous les sacrifices capables d’apaiser jusqu’à leurs moindres scrupules.
Mais toutes les passions déchaînées venaient de se soulever à la fois ; l’envie verse de toute part son fiel ; la calomnie aiguise ses poignards ; et l’amour-propre offensé, le plus implacable des ennemis, fait un appel à tous les ressentiments, et rallie toutes les haines. Les médecins, les précieuses, les marquis, tous les charlatans que Molière avait livrés à la risée publique, crient à la fois à l’impiété ; les libertins, les athées sont devenus dévots, et la tourbe des auteurs jaloux s’est changée en une troupe de lévites armés pour les intérêts du ciel. Il en est ainsi dans tous les temps : les médiocrités, pour se venger du talent qui les accable, prennent toujours le masque de la passion dominante ; plus tard elles eussent dénoncé Molière comme janséniste ; aujourd’hui elles le traiteraient de séditieux ou de révolutionnaire.
C’est un recueil curieux que celui de tous les libelles qui furent alors publiés contre lui ; on y trouve rassemblé tout ce que la haine peut enfanter de plus odieux, tout ce que la {p. 104}colère peut produire de plus cruel, et jamais on ne put s’écrier avec plus de raison :
Tantæ ne animis cœlestibus irae ?
On ne se contenta point d’attaquer la religion ou la morale du poète, on nia jusqu’à son talent ; on le ravala au niveau des derniers bateleurs ; enfin on l’abreuva de toutes les humiliations et de tous les dégoûts. Qui pourrait lire aujourd’hui une méchante pièce en un acte et en vers, intitulée La Critique du Tartuffe ? Misérable parodie où le cynisme des expressions le dispute à l’indécence des personnages. L’auteur inconnu de cette diatribe met en scène Laurent, valet de Tartuffe, qui n’est nommé qu’une fois dans la pièce de Molière, mais qui n’y paraît point ; et dans un tête-à-tête avec Lise, suivante de la maison, il travestit grossièrement la fameuse scène où l’hypocrite ose avouer à Elmire sa criminelle passion.
Pour donner une idée de la sévérité des mœurs de cette indigne cabale qui accusait le poète comique d’insulter à la religion, il n’est peut-être pas hors de propos de citer quelques passages de cette scène ; j’aurai soin de choisir je ne dis pas les plus décents, mais ceux qui sont le moins capables d’alarmer la pudeur. Laurent baise amoureusement la robe de la suivante, et dit comme Tartuffe2 :
Ton étoffe est moelleuse.Lise.
En un pareil dessein,C’est mal suivre Tartuffe, il n’y met qu’une main.Laurent.
Que ton collier est beau ! les perles en sont grosses.Lise.
Je comprends ton projet.Laurent.
Pourtant je les crois fausses.Lise.
Tu peux les voir de loin et sans en approcher.Laurent, la pressant vivement.
Je ne puis voir de loin et suis court de visière.Lise.
Ne t’émancipe pas, car ma main est légère.
La décence ne permet pas de pousser plus loin la citation ; mais d’après le commencement de la scène on peut juger de la fin. Le style et l’action vont toujours en s’échauffant : tel est le bon goût ; telle est la délicatesse de ces hommes qui reprochaient à Molière de prêcher l’impiété et le libertinage. Des plaisanteries ignobles, des équivoques grossières, voilà quelle fut et quelle est encore la manière d’écrire des cafards : ils ont l’esprit sec et la main pesante ; au lieu de répandre le sel d’une critique piquante et légère, ils exhalent le venin d’une méchanceté âcre et d’une haine cruelle ; inhabiles à lancer le trait de l’épigramme, ils soulèvent péniblement une lourde massue ; quand ils veulent badiner avec grâce, ils assomment.
On n’imaginerait jamais comment le dévot parodiste amène les reproches de plagiat qu’il fait à Molière. La suivante, repoussant les ardeurs de Laurent, lui dit comme Dorine à Tartuffe3 :
Je te verrais tout nu sans en être tentée.Laurent, se déshabillant.
Il le faut éprouver.Lise, le retenant.
Il n’est pas besoin. Non.Quoi ! tu serais sujet à la tentation !Un valet tel que toi de l’amour se consomme !Laurent.
Ah ! Pour être valet, on n’en est pas moins homme.Lise.
Ce vers est de Tartuffe, et c’est piller l’auteur…Laurent.
{p. 106}Bon, n’est-il pas permis de piller un voleur ?Ce vers étant sorti du cerveau de Corneille,Le voler à mon tour n’est pas grande merveille.Lise.
Il aurait pris ce vers !Laurent.
Ce n’est pas d’aujourd’huiQu’il se sait enrichir des dépouilles d’autrui.
Mais ce qui achèvera de peindre la secte, c’est cette autre scène où un des personnages examine l’action du Tartuffe sous le rapport moral ; il soutient que Molière, en faisant arrêter l’hypocrite, a outragé la vertu, et qu’en assurant le triomphe d’Orgon, il a donné gain de cause au vice. Les injures des faux dévots ne vont guère sans la délation ; il ne fallait pas seulement, pour assouvir leur vengeance, signaler Molière comme un ennemi de l’autel ; il fallait encore le dénoncer comme un ennemi du trône. Voici de quelle manière le dévot calomniateur essaie de le prouver :
Tartuffe ici nous en fait foi.En fidèle sujet, il va trouver son roi,Et l’instruit d’un secret qui le tire de peine :Mais, parce qu’il commence à nuire sur la scène,Pour l’en faire sortir, cet auteur sans raisonFait commander au roi qu’on le mène en prison ;Et, contre son devoir, quoi qu’Orgon ait pu faire,Et sachant ce secret, quoiqu’il ait su s’en taire,Qu’il ait blessé par là l’auguste majesté,Il triomphe, bien loin d’en être inquiété.Qu’importe à cet auteur d’élever l’injustice,Pourvu qu’heureusement son poème finisse ?Qu’une telle action est bien digne de toi,Et que tu connais mal le cœur d’un si grand roi !
Ce n’est pas ici de la critique littéraire, c’est de la dénonciation bien caractérisée. Ainsi les Tartuffes, en accusant Molière, {p. 107}prouvaient la vérité de ses portraits ; ils mettaient leurs noms au bas comme si on ne les eût pas suffisamment reconnus. Cette tactique des faux dévots n’a point changé ; ils sanctifieraient aujourd’hui Tartuffe dénonçant son bienfaiteur, et livreraient comme non révélateur à la vindicte publique Orgon, qui fut toujours royaliste, mais qui n’a pas assez de dévouement pour dénoncer un de ses amis attaché au parti contraire.
Cependant le critique ne veut pas avoir l’air trop partial ; il donne pour interlocuteur à l’ennemi de Molière un personnage qui embrasse sa défense, mais il la prend d’une singulière façon. On en jugera par les vers suivants :
Je sais que c’est à tort qu’il a des envieux :Que diable, s’il pouvait, ne ferait-il pas mieux ?Et, quoiqu’il plaise à faux, en est-il moins louable ?Je sais qu’il fait des vers qui le rendent pendable ;Que tous ses incidents, chez lui tant rebattus,Sont nés en Italie, et par lui revêtus ;Et, dans son cabinet, que sa muse en campagneVole dans mille auteurs les sottises d’Espagne :Mais le siècle le souffre, et, malgré ma raison,Le pauvre homme ! Pour moi, je signe son pardon.
Cette triste rhapsodie, si pauvre de style et de raison, n’en fit pas moins pâmer de joie la tourbe des hypocrites ; elle était colportée dans tous les salons comme un petit chef-d’œuvre ; on s’extasiait sur chaque vers, on y découvrait sans cesse de nouvelles beautés. Son auteur reçut de publics hommages, on le proclama le vengeur de la religion et du goût, et un autre poète de la même cabale lui adressa une épître de félicitations où l’on remarque ce passage :
Molière plaît assez, son génie est folâtre ;Il a quelque talent pour le jeu du théâtre ;Et, pour en bien parler, c’est un bouffon plaisantQui divertit le monde en le contrefaisant.Ses grimaces souvent causent quelques surprises,{p. 108}Toutes ses pièces sont d’agréables sottises ;Il est mauvais poète et bon comédien ;Il fait rire, et, de vrai, c’est tout ce qu’il fait bien.Molière à son bonheur doit tous ses avantages ;C’est son bonheur qui fait le prix de ses ouvrages.Je sais que Le Tartuffe a passé son espoir,Que tout Paris en foule a couru pour le voir ;Mais, avec tout cela, quand on l’a vu paraître,On l’a tant applaudi, faute de le connaître :Un si fameux succès ne lui fut jamais dû ;Et s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.
Ce ne fut pas seulement en détestables vers que la cabale exhala sa fureur ; on vit éclore une multitude d’ouvrages, ou plutôt de libelles en vile prose contre le beau génie qui répandait un si vif éclat sur son siècle, et qui prenait une place si élevée sur le Parnasse français. Les hypocrites ne se trompèrent point sur l’intention qu’avait eue le poète en faisant représenter Le Festin de Pierre. Cette pièce fut le signal d’un déchaînement universel de ses ennemis, et la guerre de Tartufe commença par l’attaque de Don Juan.
Un sieur de Rochemont se distingua surtout dans cette guerre déloyale par la violence et la perfidie de sa critique. Dans les observations qu’il publia sur cette dernière pièce, il débute avec le ton patelin et la fausse modération de ses pareils ; mais il ne peut retenir longtemps la colère qui l’étouffe, et il se jette comme le tigre sur la proie qu’il veut dévorer.
« J’espère, dit-il, que Molière recevra ces observations d’autant plus volontiers que la passion et l’intérêt n’y ont point de part Je n’ai pas le dessein de lui nuire, je veux au contraire le servir. On n’en veut point à sa personne, mais à son athée ; l’on ne porte point envie à son gain ni à sa réputation ; ce n’est pas un sentiment particulier, c’est celui de tous les gens de bien, et il ne doit pas trouver mauvais que l’on défende publiquement les intérêts de Dieu qu’il attaque ouvertement, et qu’un chrétien témoigne de la {p. 109}douleur en voyant le théâtre révolté contre l’autel, la farce aux prises avec l’évangile, un comédien qui se joue des mystères, et qui fait raillerie de ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré dans la religion.
« Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les ouvrages de Molière, et je serais bien fâché de lui ravir l’estime qu’il s’est acquise ; il faut tomber d’accord que s’il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce ; et quoiqu’il n’ait ni les rencontres de Gauthier-Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la bravoure du Capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du docteur, il ne laisse pas de plaire quelquefois et de divertir en son genre. Il parle passablement français ; il traduit assez bien l’italien, et ne copie pas mal les auteurs, car il ne se pique pas d’avoir le don de l’invention, ni le beau génie de la poésie ; ce qui fait rire en sa bouche fait souvent pitié sur le papier, et l’on peut dire que ses comédies ressemblent à ces femmes qui font peur en déshabillé, et qui ne laissent pas de plaire quand elles sont ajustées, ou à ces petites tailles qui, ayant quitté leurs patins, ne sont plus qu’une partie d’elles-mêmes. Toutefois on ne peut dénier que Molière n’ait bien de l’adresse ou du bonheur, de débiter avec tant de succès sa fausse monnaie, et de duper tout Paris avec de mauvaises pièces.
« Voilà en peu de mots ce que l’on peut dire de plus obligeant et de plus avantageux pour Molière. »
Auteurs qui vous plaignez de l’injustice de vos contemporains, qui vous récriez contre la partialité des critiques, consolez-vous ! Voyez de quelle manière fut traité l’homme illustre que vous prenez pour modèle, et que, dans votre désespoir de le surpasser, vous seriez trop heureux d’atteindre : accuserez-vous encore les rigueurs de votre siècle ? Et vous dont l’esprit de faction proscrit ou dénature les ouvrages, vous qu’on repousse du sanctuaire des lettres au nom des intérêts du trône, écrivains qui êtes chaque jour en butte à la {p. 110}haine des libellistes ou à la colère des hypocrites de royalisme et de religion, écoutez ce qu’ils publiaient contre le grand poète auquel la postérité décerne d’unanimes couronnes.
« Si cet auteur n’eût joué que les précieuses, s’il n’en eût voulu qu’aux pourpoints et aux grands canons, il ne mériterait pas une censure publique et ne se serait pas assuré l’indignation de toutes les personnes de piété ; mais qui peut supporter la hardiesse d’un farceur qui fait plaisanterie de la religion, qui tient école de libertinage, et qui rend la majesté de Dieu le jouet d’un maître et d’un valet de théâtre ? Ce serait trahir visiblement la cause du ciel dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée, où la foi est exposée aux insultes d’un bouffon qui fait commerce de ses mystères et en profane la sainteté, qui foudroie et renverse tous les fondements de la religion à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien, à la vue de tant de sages magistrats et si zélés pour les intérêts de Dieu, en dérision de tant de bons pasteurs que l’on fait passer pour des Tartuffes ! Et c’est sous le règne du plus grand et du plus religieux monarque du monde ! Cependant que ce généreux prince occupe tous ses soins à maintenir la religion, Molière travaille à la détruire ; le roi abat les tempêtes de l’hérésie, et Molière élève des autels à l’impiété ; et autant que la vertu du prince s’efforce d’établir dans le cœur de ses sujets le culte du vrai Dieu par l’exemple de ses actions, autant l’humeur libertine de Molière tâche d’en ruiner la créance dans leurs esprits par la licence de ses ouvrages.
« Certes il faut avouer que Molière est lui-même un tartufe achevé et un véritable hypocrite. Si le véritable but de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant, le dessein de Molière est de les perdre en les faisant rire, de même que ces serpents dont les piqûres mortelles répandent une fausse joie sur le visage de ceux qui en sont atteints. Organe du démon, il corrompt les mœurs, il tourne en {p. 111}ridicule le paradis et l’enfer, il décrie la dévotion sons le nom d’hypocrisie, il prend Dieu à partie et fait gloire de son impiété à la face de tout un peuple. Après avoir répandu dans les âmes ces poisons funestes qui étouffent la pudeur et la honte, après avoir pris soin de former des coquettes et de donner aux filles des instructions dangereuses ; après des écoles fameuses d’impureté, il en a tenu d’autres pour le libertinage ; et voyant qu’il choquait toute la religion et que tous les gens de bien lui seraient contraires, il a composé son Tartuffe, et a voulu rendre les dévots des ridicules ou des hypocrites. Certes, c’est bien affaire à Molière de parler de la dévotion avec laquelle il a si peu de commerce, et qu’il n’a jamais connue ni par pratique ni par théorie !
« Son avarice ne contribue pas peu à échauffer sa verve contre la religion. Il sait que les choses défendues irritent le désir, et il sacrifie hautement à ses intérêts tous les devoirs de la piété ; c’est ce qui lui fait porter avec audace la main au sanctuaire, et il n’est point honteux de lasser tous les jours la patience d’une grande reine qui est continuellement en peine de faire réformer ou supprimer ses ouvrages. »
Qui ne reconnaît à ces derniers mots la noirceur des tartufes de dévotion ? L’écrivain frénétique n’ose attaquer le roi, il commence même par en faire un pompeux éloge. Mais est-il possible de se tromper à ces louanges guindées qui ne cachent que la mauvaise humeur du critique et ne sont qu’une censure détournée du monarque ? Quelqu’un pouvait-il ignorer qu’il s’était montré constamment le protecteur de Molière ; que non seulement il n’avait pas défendu Don Juan, mais qu’il avait fait jouer à sa cour les trois premiers actes du Tartuffe, qu’il avait assisté depuis à la représentation de la pièce tout entière, et qu’il n’y avait rien trouvé de blâmable ?
Et cet appel à la piété de la reine-mère que la cabale représente comme indignée de l’audace sacrilège de Molière, {p. 112}et comme souffrant en secret de l’appui que lui accorde le prince ; ce calcul perfide qui montre le fils en opposition avec la mère, qui reproche à l’un une complaisance coupable aux yeux du ciel et des hommes, qui représente l’autre faisant vainement entendre une voix fervente et pieuse, et obligée d’étouffer les scrupules de sa conscience, n’achèvent-ils pas de dévoiler la méchanceté atroce et profonde de ces hypocrites qui enfoncent saintement le poignard dans les cœurs ?
Écoutez leurs fastueuses protestations, ils se donnent comme les soutiens les plus fermes des pouvoirs de la terre ; mais, dès qu’ils ne trouvent pas leurs passions sur le trône, ils l’environnent de soupçons et de haines ; ils cherchent un appui dans les personnes royales qui l’entourent. S’ils ne dominent pas la vieillesse des monarques, ils soufflent le feu de l’ambition dans le cœur des jeunes princes impatients du sceptre ; ou si un jeune roi s’affranchit de leur tutelle, ils lui opposent un frère dont ils font partout retentir les louanges, et qu’ils affectent de signaler à la piété des fidèles et à l’amour des peuples ; enfin, pour fonder leur empire, leur politique implacable et jalouse jette la division dans la famille des rois comme dans la famille des plus obscurs citoyens.
Mais bientôt le critique furibond revient à la charge avec une nouvelle violence à propos de la représentation du Festin de Pierre. Veut-on connaître le secret de tant de haines, il va lui-même nous l’apprendre.
« Auguste fit mourir un bouffon qui avait fait raillerie de Jupiter, et défendit aux femmes d’assister à ses comédies plus modestes que celles de Molière. Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournoient en dérision les cérémonies, et néanmoins cela n’approche point de l’emportement de Molière. Il devrait enfin rentrer en lui-même, et considérer qu’il est très dangereux de se jouer à Dieu, que l’impiété ne demeure jamais impunie, et que, si elle échappe quelquefois aux feux de la terre, elle ne peut éviter ceux du ciel. Il ne doit pas abuser de la bonté d’un grand prince, {p. 113}ni de la piété d’une reine si religieuse à qui il est à charge et dont il fait gloire de choquer le sentiment. L’on sait qu’il se vante hautement qu’il fera paraître son Tartuffe, d’une façon ou d’autre, et que le déplaisir que cette grande reine en a témoigné n’a pu faire impression sur son esprit ni mettre des bornes à son insolence. Mais s’il lui restait encore quelque ombre de pudeur, ne lui serait-il pas fâcheux d’être en butte à tous les gens de bien, de passer pour un libertin dans l’esprit de tous les prédicateurs, et d’entendre toutes les langues que le saint Esprit anime condamner publiquement son blasphème ? Et enfin je ne crois pas faire un jugement téméraire d’avancer qu’il n’y a point d’homme si peu éclairé des lumières de la foi, qui, sachant ce que contient cette pièce, puisse soutenir que Molière, dans le dessein de la jouer, soit capable de la participation des sacrements, qu’il puisse être reçu à pénitence sans une réparation publique, ni même qu’il soit digne de l’entrée de l’église, après les anathèmes que les conciles ont fulminés contre les auteurs de spectacles impudiques ou sacrilèges. »
Certes jamais la rage n’a inspiré des phrases aussi atroces. Il ne suffit pas à l’implacable dévot d’appeler sur Molière la colère du pouvoir et la vengeance du ciel ; il cite avec complaisance d’anciens supplices et semble les trouver encore trop doux ; il parle de cet auteur comique que Théodose avait condamné aux bêtes féroces. En lisant de pareils écrits, on voit que Molière y fut aussi livré ; mais un dernier trait montrera à quelle impudeur, à quel emportement peuvent s’abandonner les hommes qui font métier de dévotion.
À la prière de Louis XIV, le légat avait lu attentivement la comédie du Tartuffe, et ce prélat avait pensé qu’elle ne blessait en rien ni les lois de Dieu, ni les lois de l’église ; mais le sentiment qu’il en porta fut loin d’éteindre les fureurs de la cabale, elles se tournèrent contre lui-même ; et, ainsi que nous avons vu quelquefois les hypocrites de royalisme {p. 114}se faire plus monarchistes que le monarque, les hypocrites de religion se montrèrent alors plus religieux que l’envoyé du pape. Ils auraient damné le saint-père lui-même s’il n’eût pas jugé le Tartuffe digne des flammes de l’enfer, et auraient nié jusqu’à l’infaillibilité des saints conciles, s’ils n’y eussent rien trouvé que d’orthodoxe.
Où en serions-nous, s’écrie l’auteur, si Molière voulait faire des versions de tous les mauvais livres étrangers ? De même qu’un homme qui se noie se prend à tout, il ne se soucie pas de mettre en compromis l’honneur de l’église pour se sauver, et il semble, à l’entendre, qu’il ait un bref particulier du pape pour jouer des pièces ridicules, et que monsieur le légat ne soit venu en France que pour leur donner « son approbation ».
On pense bien que cette diatribe, tombée aujourd’hui dans un oubli profond, fut reçue avec de grands applaudissements de toute la cabale ; il m’a paru utile, sous plus d’un rapport, d’en faire revivre les principaux passages. Les gens de lettres y trouveront plus d’une fois de quoi se consoler des dégoûts qu’ils éprouvent. Les observateurs qui aiment à comparer les époques ne liront pas sans profit, et peut-être les nouveaux tartufes ne me sauront pas eux-mêmes mauvais gré de leur avoir fait connaître ce petit chef-d’œuvre.
N’est-il pas extrêmement vraisemblable que le sieur de Rochemont, qui en est l’auteur, n’est autre que le curé de… dont parle Molière dans son premier placet au roi ? Qu’on rapproche en effet les passages qu’on vient de lire des expressions mêmes du poète comique : « Votre majesté a beau dire, et monsieur le légat et messieurs les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l’avoir vue, est diabolique en mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair et habillé en homme, un libertin, un impie digne d’un supplice exemplaire. Ce n’est point assez que le feu expie en public mon offense, j’en serais quitte à trop bon marché ; le zèle charitable de ce galant homme de bien n’a garde de demeurer là ; il ne {p. 115}veut point que j’aie de miséricorde auprès de Dieu, il veut absolument que je sois damné, c’est une affaire résolue. Ce livre, sire, a été présenté à votre majesté, etc. »
Si l’on compare maintenant les dates, elles offriront une preuve au moins aussi décisive. On ne trouve malheureusement pas celle du placet de Molière ; mais il est certain qu’il fut présenté au roi dans l’intervalle qui s’écoula entre la représentation des trois premiers actes à Versailles, et le moment où il fut permis de jouer la pièce pour la première fois en public, c’est-à-dire de 1664 à 1667. Et précisément, le libelle signé Rochemont a paru en 1665, et il a été imprimé chez Nicolas Pepingue, marchand libraire, par permission de M. le baillif du palais, datée du 8 avril de la même année.
Telle est, à coup sûr, l’époque où Molière présenta son premier placet à Louis XIV ; et il est évident, par la comparaison du texte de ce placet et des passages du livre dont il se plaint, et qui était en effet assez violent pour exciter son indignation, que les Observations sur une comédie intitulée Le Festin de Pierre, sont le livre du curé de… qui, selon tous les commentateurs de Molière et les historiens de sa vie, n’avait pu être retrouvé jusqu’à ce jour.
C’est donc pour les bibliographes et pour les moralistes une précieuse découverte ; et j’ai cru ne pouvoir trop faire connaître une pièce extrêmement importante qui jusqu’à ce jour n’avait paru dans aucune édition.
Les amis de Molière crurent devoir réfuter cette diatribe ; elle n’était pas digne d’une réponse : l’envie porte avec elle son contrepoison ; elle rehausse le mérite en s’efforçant de l’abaisser ; plus elle le nie, plus elle le reconnaît. Ce scandaleux libelle fut bientôt suivi d’une lettre pleine de force et de modération ; l’auteur en est resté inconnu.
Le début est remarquable ; on en appréciera de nos jours la force et la justesse.
« Je ne doute point que vous n’admiriez d’abord l’adresse du critique, lorsque vous verrez qu’il couvre du manteau de la religion tout ce qu’il dit à Molière.
{p. 116}« Ce prétexte est grand, il est spécieux, il impose beaucoup, il permet de tout dire impunément ; et quand celui qui s’en sert n’aurait pas raison, il semble qu’il y aurait une espèce de crime à le combattre. Quelques injures qu’on puisse dire à un innocent, on craint de le défendre lorsque la religion y est mêlée ; l’imposteur est toujours à couvert sous ce voile, l’innocent toujours opprimé, et la vérité toujours cachée.
« On craint de la mettre au jour, de peur d’être regardé comme le défenseur de ce que la religion condamne, encore qu’elle n’y prenne point de part et qu’il soit aisé de juger qu’elle parleront autrement si elle pouvait parler elle-même. »
L’auteur de la réponse s’élève aux considérations les plus élevées ; et, après avoir suivi pied à pied son fanatique adversaire, il démontre jusqu’à l’évidence ce qui a été avancé dans, cette notice ; il prouve que la coterie des faux dévots n’attaquait dans la comédie du Festin de Pierre que la comédie de L’Imposteur.
« À quoi, s’écrie-t-il, à quoi songiez-vous, Molière, quand Vous fîtes dessein de jouer les tartuffes ? Si vous n’aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel. »
Mais le poète comique fut encore mieux vengé par Louis XIV ; c’est au moment même de ce déchaînement universel de tous les dévots sans religion et de tous les auteurs sans talents, qu’il combla Molière de ses bienfaits, et qu’il ajouta aux bontés qu’il avait eues jusqu’alors pour lui une marque éclatante de sa munificence. Le roi doubla sa pension, et ses acteurs reçurent la permission de prendre le titre de comédiens ordinaires de sa majesté.
Quel plus noble encouragement pouvait espérer Molière ? Il était accordé à l’auteur du Tartuffe bien plus qu’à l’auteur de Don Juan. Le roi, si imprudemment accusé, vengeait sa propre cause : les ennemis du poète lui avaient préparé un nouveau triomphe ; ils avaient servi à sa fortune en travaillant {p. 117}à sa ruine, contribué à sa gloire en voulant lui ravir sa renommée : tel est le châtiment, tel est le véritable supplice de l’envie.
Mais ce ne fut pas sur le trône seul que l’auteur du Tartuffe trouva un généreux appui. Il était fort du suffrage de la plus haute puissance littéraire de son temps. Le poète de la raison et du goût, Despréaux, était l’admirateur du génie de Molière ; il le proclamait dans ses vers, il le répétait à la cour. Interrogé par Louis XIV sur l’homme le plus étonnant de l’époque, il nommait Molière ; et, mettant dans ses éloges la même franchise que dans ses satires, il louait Molière devant les tartuffes comme il louait Pascal devant les jésuites. Les arrêts de Boileau faisaient loi au Parnasse ; et la seule autorité de sa raison suffisait pour mettre au néant cette nuée de méchants rimeurs, véritables insectes qui bourdonnent autour du talent, et qui réussissent trop souvent à le décourager. Mais, il faut le dire à la gloire du grand siècle littéraire, tous les hommes supérieurs surent se connaître et s’apprécier : Corneille, Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, se sont mutuellement jugés comme la postérité les juge, et les noires atteintes de l’envie n’ont jamais troublé cette noble et poétique union formée par l’estime et cimentée par l’amitié.
Quelques écrivains, et entre autres Grimarest, auteur d’une Vie de Molière que Voltaire traite avec raison de fabuleuse, ont prétendu que Molière avait été presque entièrement découragé par les persécutions auxquelles l’avait exposé le Tartuffe ; qu’il en avait conçu un profond chagrin, et qu’on lui avait entendu dire au sujet de cette pièce : « Je me suis repenti plusieurs fois de l’avoir faite. »
Rien ne paraît moins vraisemblable, rien n’annonce que Molière ait songé un seul instant à abandonner le terrain à ses ennemis ; on l’a vu au contraire ne perdant jamais de vue son œuvre de prédilection, faisant jouer tous les ressorts de son esprit, et traitant pour ainsi dire de la représentation du Tartuffe avec tout l’art et toute la dextérité du négociateur le plus habile.
{p. 118}Était-il donc si abattu l’homme extraordinaire qui, au milieu de toutes les agitations, enfante chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre ; qui, après l’essai des trois premiers actes du Tartuffe sur le théâtre de Versailles, essai qui fut le signal donné à la foule de ses détracteurs, étonne le public de la perfection du Misanthrope ? Abandonnait-il le champ de bataille le vigoureux athlète qui fait presque coup sur coup succéder au Tartuffe, défendu par le premier président, Amphitryon, L’Avare, et George Dandin ?
Le premier de ces trois ouvrages peut donner lieu à une remarque curieuse. Il ne brille certainement point par la chasteté du sujet ; et le dialogue, s’il est un modèle de style, n’est pas toujours un modèle de décence : cependant les mêmes hommes qui traitaient Molière d’empoisonneur public, et qui demandaient des bûchers pour l’auteur de Don Juan et du Tartuffe, applaudirent sans réserve à la comédie d’Amphitryon. Il ne s’y trouva pas une situation qui choquât leur dévotion, pas une équivoque qui alarmât leur pudeur. C’est ici le lieu de rappeler cette réponse si connue du prince de Condé à Louis XIV, que Molière nous a lui-même transmise dans sa préface du Tartuffe :
« Je voudrais bien savoir, dit le roi, pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie du Tartuffe, ne disent rien de celle de Scaramouche4. »
« La raison de cela, répondit le prince, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »
Molière ne descendit point dans l’arène où voulaient l’attirer la haine des faux dévots et la jalousie des mauvais auteurs ; il ne répondit à tous les libelles que par de nouveaux ouvrages, à toutes les diatribes que par de nouveaux succès. {p. 119}Ses placets au roi, sa préface du Tartuffe, tels sont les seuls écrits par lesquels il ait cru devoir se défendre devant ses deux protecteurs, le public et le monarque. Quelques auteurs lui ont cependant attribué une Lettre sur la comédie de l’Imposteur, qui parut sous la date du 20 août 1667, c’est-à-dire quinze jours après la défense de la pièce par le premier président.
C’est une analyse raisonnée et écrite de mémoire par un spectateur qui avait assisté à l’unique représentation de l’ouvrage ; la fidélité de l’extrait, l’enchaînement exact des scènes, les citations des passages les plus remarquables et même des vers les plus heureux, l’apologie fine et mesurée de la moralité de la pièce, la raison supérieure, le tact sûr, le goût exquis dont cette production est empreinte, tout, jusqu’à l’impartialité bienveillante qui la distingue, ont dû faire penser que Molière seul avait pu si bien se connaître, se défendre et se juger. Cependant les hommes qui ont étudié tous les secrets du style n’ont pas trouvé dans celui de l’auteur la manière largeet franche et la touche vigoureuse du poète comique. Il est plus naturel de croire que cette défense du Tartuffe est l’ouvrage d’un des amis de Molière, qui la revit avec soin, et sous tes yeux duquel elle fut peut-être écrite : c’est une des pièces principales de ce grand procès ; elle est digne, sous tous tes rapports, de l’attention des critiques et des moralistes.
Lorsqu’en 1667 Molière, sur une permission verbale du roi, donna l’unique représentation de sa comédie, il y avait fait quelques changements, soit qu’on tes eût exigés de lui, soit qu’il eût cru devoir ces concessions à la haine des faux dévots et à la susceptibilité des vrais. Le nom du personnage principal fut changé ; Tartuffe devint Panulphe, et la pièce parut avec le titre de L’Imposteur. Ce nom de Tartuffe a été un sujet de longues investigations pour les érudits, qui, en général, s’occupent beaucoup plus des mots que des choses.
Quand il s’agit d’un tel ouvrage, c’est une question à peu {p. 120}près oiseuse que celle du titre ; cependant tout ce qui se rapporte à la plus belle comédie de caractère et de mœurs qui existe au théâtre a une certaine importance, et mérite d’exciter la curiosité publique. Le nom d’un chef-d’œuvre mérite bien autant de recherches que le nom d’un homme, et nous vivons dans un temps où il n’est peut-être pas hors de propos de s’occuper de la généalogie du Tartuffe.
Bret, triste auteur comique, qui n’était pas de force à commenter Molière, prétend que, le poète se trouvant un jour chez le légat avec plusieurs dévots, un marchand de truffes s’y présenta, et que le parfum qu’elles exhalaient suffit pour enflammer les physionomies béates et contrites des courtisans de son éminence : Tartufoli, signor nunzio, tartufoli
, s’écriaient-ils en lui présentant les plus belles. Molière, qui écoutait et qui profitait partout, conçut, suivant cette version, le nom de son imposteur d’après le mot de tartufoli. Cette fable n’est pas heureusement imaginée ; on croit avec beaucoup plus de raison que c’est à un vieux mot français que Molière doit le nom de son hypocrite. On disait de son temps, et on dit encore familièrement dans quelques contrées, truffer pour tromper, et c’est de truffer qu’on a fait, suivant quelques érudits, le mot de truffe, qui convenait très bien, disent-ils, à cette espèce de fruit, par la difficulté qu’on a de le découvrir. Ce qu’il y a de plus curieux, et ce dont nos modernes épicuriens ne se doutent probablement guère, c’est que jadis on disait indifféremment truffe et tartuffe, comme on peut le voir dans un traité de Platina, intitulé De honesta voluptate, dont la traduction française a été imprimée à Paris en 1505, et se trouve citée dans le Dictionnaire étymologique de Ménage. Les truffes viendraient donc de la tartufferie : peut-être n’est-ce point parce qu’elles sont difficiles à découvrir qu’on leur a donné ce nom, mais parce qu’elles sont un moyen puissant de séduction, et que la séduction n’a guère d’autre but que la tromperie. Ainsi, d’après une antique tradition, les grands dîners qui ont aujourd’hui une si haute influence {p. 121}dans les affaires de l’état, seraient des dîners de tartuffes. Il y a des étymologies beaucoup moins raisonnables que celle-là. Mais ce qui semblerait prouver qu’avant la pièce de Molière le nom de Tartuffe existait déjà, et qu’il se prenait en très mauvaise part, c’est qu’il l’avait d’abord changé en celui de Panulphe, par égard pour des hypocrites puissants : on a pu voir, par la lettre en réponse au libelle sur Le Festin de Pierre, que son auteur parle presqu’à chaque ligne des tartuffes, comme si l’expression était dès longtemps consacrée par l’usage. Au reste, en supposant qu’elle ait été créée par Molière, les plus grands hommes du siècle de Louis XIV l’ont employée après lui ; elle est devenue française de par le génie. Qui ne connaît ce début d’une fable de La Fontaine :
Le Chat et le Renard, comme beaux petits saints,S’en allaient en pèlerinage,C’étaient deux vrais tartufs, deux archipatelins.
Il paraît que le costume du personnage principal fut une grande affaire ; il fallut pour ainsi dire capituler sur chacun de ses vêtements ; Molière le fit paraître sous l’ajustement d’un homme du monde, avec un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles. On a vu que tant de concessions n’avaient pas désarmé la colère des dévots. Ce ne fut que le 5 février 1669, c’est-à-dire dix-huit mois après la défense du Tartuffe par le premier président, que le roi en permit de nouveau la représentation. Depuis cette époque il n’a pas été un seul instant banni du théâtre ; il y est demeuré même sous la vieillesse de Louis XIV, et si récemment la pièce a disparu quelques jours de la scène, elle a été plutôt suspendue qu’interdite ; encore l’ordre de ne pas l’inscrire sur le répertoire est resté enseveli dans un profond mystère.
Molière fût bien endommagé de ses longues tribulations ; le succès du Tartuffe fut complet et l’auteur recueillit de toute part le prix du talent et de la persévérance. Ceux-là {p. 122}même qui avaient le plus crié au scandale lui accordèrent de magnifiques éloges. La pièce prit dès lors son rang parmi les chefs-d’œuvre de la scène, et la postérité l’a placée à la tête des productions les plus étonnantes de l’esprit humain. Elle fut jouée au mois de juin, et ne cessa d’attirer la ville et la cour ; les camarades de Molière voulurent qu’il eût double part par chaque représentation, et cette décision honorable fut fidèlement exécutée durant toute la vie de l’auteur.
À cette solennelle reprise, Molière donna à son hypocrite le premier nom qu’il lui avait donné ; il reparut sous le nom de Tartuffe, et c’est ainsi qu’il est appelé dans toutes les éditions de l’ouvrage. Ce n’est pas le seul changement qu’il ait fait à sa pièce dans l’intervalle des dix-huit mois où elle fut défendue, quoi qu’en disent les frères Parfaict dans leur Histoire du théâtre français, et plusieurs autres éditeurs des Œuvres de Molière. On peut s’en convaincre, en comparant la pièce telle qu’elle est imprimée avec l’analyse détaillée de chaque scène que donne de l’ouvrage joué une seule fois en 1667 l’auteur de la Lettre sur la comédie de l’Imposteur. Dans la scène d’exposition, la plus originale et la plus ingénieuse qui soit au théâtre, l’auteur a fait plusieurs retranchements ; après ce vers de Dorine :
Et l’on sait qu’elle est prude à son corps défendant.
Cléante s’élevait contre cette humeur chagrine des gens d’un certain âge qui blâment tout ce qu’ils ne peuvent plus faire. Ce petit trait de satire enflammait encore plus le courroux de madame Pernelle ; et Cléante, continuant comme s’il ne s’en fût pas aperçu, opposait à l’éloge d’une bigote que venait de faire la vieille les portraits de plusieurs personnes vraiment pieuses ; il en citait tour à tour six ou sept qu’il montrait comme réunissant tous les caractères d’une vertu solide. C’est alors que la bile de la bonne femme s’échauffant de plus en plus, elle terminait la scène par cette sortie si plaisante et si originale qui couronne l’exposition.
{p. 123}Ce retranchement a sans doute paru nécessaire à l’auteur ; il n’aura pas manqué de s’apercevoir qu’il nuisait à la belle scène du premier acte entre Orgon et Cléante, où le même moyen se trouve employé :
Regardez Ariston, regardez Périandre,Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre, etc.
Peut-être aussi est-ce une transposition plutôt qu’une suppression, et Molière a-t-il reporté à la scène sixième cette partie du dialogue de la première. Ce changement est d’autant plus vraisemblable que l’auteur de la Lettre sur L’Imposteur qui analyse avec le plus grand soin, et presque mot à mot, la scène entre les deux beaux-frères, n’y fait aucune mention de ces portraits, et qu’il a parlé de six ou sept dans celle de l’exposition.
Il est certain qu’une si éloquente tirade se trouve beaucoup mieux placée dans cette admirable scène de raisonnement que dans la première, dont elle devait d’ailleurs ralentir le mouvement. C’est donc plutôt une correction indiquée au goût de l’auteur qu’une concession faite à la susceptibilité des bigots.
Il n’en est pas de même de la seconde scène ; Molière crut devoir en faire le sacrifice, ou peut-être l’exigea-t-on de lui ; la seule Elmire accompagnait sa belle-mère, et tous les autres personnages restaient sur le théâtre. Ils s’entretenaient de Tartuffe, au portrait duquel ils donnaient le dernier coup de pinceau, et ils achevaient de prouver que les dévots, non contents de leurs pieuses grimaces, ne s’insinuaient dans les maisons que pour s’enquérir des affaires les plus secrètes, mettre la discorde entre le père et les enfants, et devenir peu à peu les tyrans des familles.
Cette scène ne s’est pas retrouvée ; elle est d’autant plus regrettable qu’elle était une fidèle image des mœurs du temps. Les Médicis avaient introduit en France la superstition et le libertinage de l’Italie ; et le long règne de Mazarin en avait {p. 124}perpétué la tradition. On sait que dans ce pays le personnage obligé de toute grande maison est l’abbé, qui n’a des ministres de l’Évangile que le costume, et qui a tellement l’art de se rendre nécessaire qu’il est bientôt l’intendant du logis, le directeur de la femme et l’ami du maître de la maison. Cette coutume existe encore dans ce pays, dont l’exemple prouve que rien ne s’allie plus facilement que l’intolérance et la débauche, et que le vice ne se déguise jamais mieux que sous le manteau de la religion.
Molière a fait un autre changement à la fin du second acte ; il en a supprimé la dernière scène ; Dorine, restée seule après la réconciliation des jeunes amants, était abordée par Elmire, Cléante et Damis ; ils concertaient les moyens de rompre le mariage entre Panulphe et Marianne, et décidaient que le seul moyen de l’empêcher était d’en faire parler à l’hypocrite par Elmire, parce qu’ils commençaient à soupçonner qu’il ne la haïssait pas. Cette scène rattachait mieux encore le deuxième acte à l’action principale, et faisait vivement désirer aux spectateurs l’entrevue de Tartuffe et de la femme d’Orgon. Il peut paraître étonnant que Molière se soit décidé à la supprimer ; il n’a pu s’y résoudre que pour terminer son second acte d’une manière brillante ; peut-être s’était-il aperçu, à la première représentation, qu’après la scène délicieuse de la brouillerie et du raccommodement, celle qui la suivait avait paru un peu terne, et la crainte de finir froidement un acte qui complète l’exposition de la pièce, ou plutôt ce désir si naturel à un auteur de viser à l’effet, et de ne pas voir languir les applaudissements, l’ont sans doute décidé à ce retranchement.
C’est dans la seconde scène du deuxième acte qu’Orgon prétend que Tartuffe est gentilhomme, et que Dorine répond : Oui, c’est lui qui le dit.
D’après la Lettre sur L’imposteur, ce ne serait que dans la troisième scène du quatrième acte que ces vers se trouvaient d’abord placés. Cléante remarquait même à ce sujet « qu’il sied mal à ces sortes de gens de se {p. 125}vanter des avantages du monde. »
Molière a donc transporté ce passage, et il l’a fait avec beaucoup de raison ; il est bien plus convenable qu’Orgon énumère toutes les qualités de Tartuffe au moment où il le propose à sa fille, qu’à une époque où l’action est déjà si avancée, et où Elmire va proposer cette terrible épreuve qui doit enfin détromper son trop crédule époux.
La scène deuxième du cinquième acte paraît avoir été composée par Molière après la représentation de L’Imposteur ; du moins l’écrivain qui en a donné une si fidèle analyse n’en fait aucune mention : c’est la scène où le bouillant Damis, apprenant la trahison du scélérat, veut absolument lui couper les deux oreilles, et même l’assommer pour sortir d’affaire. Quelques commentateurs ont pensé qu’en ajoutant cette scène, Molière avait eu pour but de faire ressortir davantage celle qui suit, et qui est si comique par l’incrédulité de madame Pernelle. Il serait possible que cette intention fut entrée pour quelque chose dans l’addition de cette scène ; mais il est plus vraisemblable que, soit pour s’assurer de plus en plus la protection du prince dont Molière connaissait le faible pour la louange, soit pour préparer le dénouement où sa royale autorité devait intervenir, il fut bien aise d’amener par la pétulance de Damis ces vers qu’il a placés dans la bouche du sage Cléante :
Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants ;Nous vivons sous un règne et sommes dans un tempsOù par la violence on fait mal ses affaires.
Le changement le plus remarquable de tous est à coup sûr celui que Molière a fait au dénouement, dans ce fameux passage :
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.
L’exempt le terminait en disant que l’hypocrisie était autant en horreur dans l’esprit du roi quelle était accréditée parmi {p. 126}ses sujets.
L’auteur crut devoir adoucir ce trait, qui n’en est pas moins précieux pour l’histoire des mœurs, et qui prouve qu’en attaquant la fourberie des faux dévots, il a tout à la fois fait preuve de courage et d’esprit d’observation, et qu’il a rendu un éclatant service à la religion et à l’humanité, en imprimant une flétrissure publique à cette détestable hypocrisie qui corrompt les peuples, et qui, confondant ce qu’il y a de plus vénérable et ce qu’il y a de plus odieux, aurait pour triste résultat de désenchanter même de la vertu.
Quand la ferme volonté du roi et les applaudissements du public eurent réduit au silence l’esprit de persécution, il se replia sur la critique littéraire ; il se mit à accuser de plagiat celui qu’il n’avait pu convaincre d’athéisme ; il accordait d’abord assez volontiers à Molière le talent et l’invention comique, pour le mieux damner comme impie ; plus tard, ne pouvant le faire brûler comme mauvais chrétien, il se mit à le condamner comme mauvais auteur. Les uns lui reprochaient d’avoir mis à contribution les vieux comiques italiens, ceux-là recherchaient péniblement dans Boccace, dans Rabelais et jusque dans Scarron, les traits les plus vigoureux et les scènes heureuses de son ouvrage. Le commun des hommes qui a toujours un peu d’envie, la médiocrité qui se console de sa faiblesse par l’abaissement du talent qui l’étonne, et auquel elle est incapable d’atteindre, saisirent avidement cette petite occasion offerte à tous les amours-propres humiliés, et la haine des sots fit cause commune avec la fureur impuissante des tartuffes.
Palissot a dit avec raison que Le Tartuffe n’avait de modèle dans aucune langue et dans aucun théâtre : on citera quelques anecdotes, quelques traits épars dans les moralistes ou dans les satiriques dont Molière s’est emparé ; mais ils lui appartenaient, et quand il a dit : « Je prends mon bien où je le trouve »
il a exprimé une pensée très juste ; il a parfaitement défini les droits de l’auteur comique : s’il a conçu un sujet, s’il veut tracer un caractère, il le compose de tous les {p. 127}traits isolés qui s’y rattachent, soit dans le monde, soit dans les livres : il interroge Théophraste, Plutarque, La Bruyère, Lucien, de même qu’il écoute le courtisan, l’avare et l’hypocrite qu’il veut faire parler : il n’oublie rien de ce qu’il lit, rien de ce qu’il entend ; il inscrit sur ses tablettes les mots qui échappent à l’amour-propre, et jusqu’aux saillies qui éclatent dans la conversation : il fait de la sorte son profit des ridicules et de l’esprit des autres ; je dirais presque, si je ne craignais que la comparaison ne fut un peu précieuse, qu’il butine au milieu du monde comme l’abeille au milieu des fleurs. Il peut hardiment refaire les ouvrages ou essayer de nouveau les caractères tracés par une main inhabile. Si quelques traits heureux, quelques scènes même survivent à leur chute sans avoir pu l’empêcher, ils sont sa propriété légitime, parce qu’au théâtre le succès seul tient lieu de titre ; l’auteur primitif n’a plus rien à y prétendre : ce sont des richesses mal employées que le public a confisquées au profit du génie.
Les étrangers, justement jaloux d’un chef-d’œuvre tel que Le Tartuffe, ont fait de vains efforts pour nous en disputer au moins l’invention. M. Signorelli, savant auteur d’une Histoire générale des théâtres, imprimée à Naples il y a une trentaine d’années, prétend que Molière a pris la première idée de son imposteur dans L’Hypocrite de l’Arétin, et dans Le Bernagasse. Bayle avait déjà cité ce dernier ouvrage comme ayant beaucoup servi à Molière ; mais il n’en rapporte aucune preuve, et il ne cite à l’appui de son assertion qu’un discours d’Arlequin tiré d’un livre anonyme. Il semble qu’un aussi grand critique aurait dû prendre la peine de comparer l’ouvrage italien et la comédie française avant de hasarder un pareil jugement. Il se serait convaincu que le fameux Bernagasse, joué à la comédie italienne en 1667, a été imité du Tartuffe, et n’a paru qu’après lui ; il aurait pu s’assurer que ce même sujet fut mis au Théâtre français en 1708, sous le titre de Dom Basilique Bernagasse, comédie anonyme en six actes et en prose, divisée en deux parties dont la première, selon {p. 128}l’auteur de La Bibliothèque du théâtre français, représente la prompte élévation de ceux que la fortune favorise, et la seconde fait voir la chute précipitée de ceux qu’elle élève. Il n’y a certes dans une telle indication rien qui annonce le moindre rapport avec la comédie du Tartuffe.
C’est avec autant de raison qu’on a reproché à Molière d’en avoir pris l’idée dans une autre comédie italienne intitulée Il Dottor Bacchetone. L’auteur étranger fut au contraire l’imitateur de Molière, auquel il a survécu, et dont il a travesti Le Malade imaginaire quelque temps après sa mort sous le titre de Ammalato imaginario sotto la cura del dottor Purgon.
Quant à L’Hypocrite de l’Arétin, voici de quelle manière en parle Ginguené dans son excellente Histoire littéraire d’Italie : on jugera par cette rapide analyse de la foi que mérite l’assertion de M. Signorelli.
« L’hypocrite est un homme très madré, mais d’assez bon conseil, qui dirige, pour son intérêt il est vrai, un père de famille simple et crédule. Ce père, nommé Lisée, a cinq filles. Le mariage des unes à faire, celui des autres à empêcher ou à rompre, le mettent dans les plus grands embarras. Lisée avait un frère jumeau qu’il croit perdu, et qui lui ressemblait parfaitement. Ce frère revient à Milan, où se passe la scène, et la ressemblance des deux ménechmes complique de plus en plus l’intrigue, et produit des incidents à ne point finir. Lisée, conduit par l’hypocrite, se tire de tous les pièges qui lui sont tendus et de toutes les querelles qu’on lui suscite. La débauche de ses filles, la persécution de ses gendres, ne le touchent plus ; toutes les intrigues se débrouillent, les ennemis se réconcilient, les deux jumeaux se reconnaissent, la paix et la joie rentrent dans le sein de la famille, le tout par les soins de l’hypocrite, qui emploie toujours un langage mystique, et quelquefois des moyens peu délicats, mais qui au fond rend service à tout le monde, et ne travaille que secondairement {p. 129}pour lui-même. Ce n’est pas ainsi que fait le Tartuffe de Molière, et ce n’est pas non plus ainsi que font les tartuffes et les hypocrites de tous les temps. »
Certes, il faut n’avoir pas lu l’ouvrage français pour y trouver le rapport même le plus éloigné avec l’ouvrage italien. Si Molière a fait quelques emprunts, c’est à Boccace et à Scarron qu’il les doit. Dans la huitième nouvelle de la troisième journée du Décaméron, le premier introduit un abbé qui passe pour un saint dans toute la Toscane, et qui au fond n’est qu’un fieffé libertin. Il est épris d’une jeune villageoise dont le mari est très jaloux, et il parvient à devenir le confesseur de la belle. C’est au tribunal de la pénitence que l’abbé fait éclater sa passion criminelle ; la jeune femme stupéfaite lui dit :
« Ô mon père ! Que me demandez-vous ? Je vous regarde comme un saint.
— Ma chère enfant, répond l’hypocrite, ne soyez point surprise ; ceci n’empêche pas que ma sainteté ne soit toujours parfaite ; elle réside dans l’âme, et ce que je vous demande n’est qu’un péché du corps. Mais vous êtes si belle que je ne puis résister à tant d’attraits : vous pouvez être fière de vos charmes, puisqu’ils ont su captiver un saint habitué à la contemplation des beautés spirituelles et célestes. Pour être abbé je rien suis pas moins homme5 ; vous voyez que je suis jeune encore, vous ne devez point balancer à m’accorder les complaisances que je vous demande… Personne ne pourra se douter de ce qui se passera entre nous, car on me croit plus saint que vous n’avez pu vous l’imaginer jusqu’à présent. Ne me refusez donc pas la faveur que je sollicite de vous : combien de femmes se trouveraient honorées de me l’accorder ! »
L’admirable scène où Tartuffe, accusé par Damis, se reconnaît coupable de tous les crimes, est imitée d’une nouvelle de Scarron intitulée Les Hypocrites. Un aventurier espagnol nommé Montufar est lié avec deux filles suspectes, l’une jeune {p. 130}et l’autre vieille : après avoir joué successivement tous les rôles pour abuser de la crédulité publique, ils arrivent à Séville, où ils prennent le masque de la dévotion, dans l’espérance de faire de nouvelles dupes. Montufar s’affuble d’une soutane, et fait passer l’une de ses compagnes pour sa mère, et l’autre pour sa sœur. Ces trois personnages affectent la piété la plus fervente ; ils assistent régulièrement à tous les offices, vont visiter les prisons, les hôpitaux ; enfin, à force de grimaces, ils sont bientôt dans une véritable odeur de sainteté ; les plus grandes familles s’estiment heureuses de les posséder un moment, et le peuple se précipite partout sur leurs pas : mais un gentilhomme, qui a été jadis l’amant d’une des deux pèlerines, et qui connaît Montufar pour un vrai chevalier d’industrie, arrive un beau jour à Séville, et il reconnaît à la porte d’une église ce misérable dont une multitude imbécile et fanatique baisait dévotement les habits. Révolté de cette vile jonglerie, il va droit à l’aventurier, lui rappelle sa vie passée, et cherche à dissuader le peuple de sa stupide admiration. Montufar se permettant d’insulter le gentilhomme, celui-ci le frappe dans un mouvement de colère ; et aussitôt le peuple se soulève en criant au sacrilège.
La foule, irritée de voir maltraiter son idole, se précipite sur l’agresseur ; elle est sur le point de le mettre en pièces ; mais l’hypocrite se jette au-devant de lui comme s’il voulait parer les coups ; il le relève, il le console, il le couvre d’embrassements ; et, s’adressant au peuple : « Je suis le méchant, s’écrie-t-il, je suis le pécheur, je suis celui qui n’a jamais rien fait d’agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des antres et la perdition de moi-même ? Vous vous êtes trompés, mes frères ; faites-moi le but de vos injures et de vos pierres, et tirez sur moi vos épées. »
Cette conduite adroite de Montufar produit sur la multitude le même effet que la feinte humilité de Tartuffe sur Orgon ; {p. 131}l’engouement d’un peuple hébété redouble pour l’imposteur, et le trop véridique gentilhomme est obligé de se soustraire par la fuite à la vindicte publique.
M. Petitot, dans l’édition qu’il a donnée de Molière, a justement remarqué que le poète avait encore emprunté à la nouvelle de Scarron quelques-uns des traits les plus heureux dont il a peint la sensualité des faux dévots. Voici comment le burlesque auteur de Jodelet a représenté le genre de vie de Montufar et des deux aventurières de Séville. « Leurs lits, fort simples, n’étaient le jour couverts que de nattes, et la nuit de tout ce qu’il fallait pour dormir délicieusement. Leur porte en hiver se fermait à cinq heures, en été à sept, avec autant de ponctualité qu’en un couvent bien réglé : alors les broches tournaient, la cassolette s’allumait, le gibier se rôtissait, le couvert se mettait bien propre, et l’hypocrite triumvirat mangeait de grande force, et buvait volumineusement à la santé de ses dupes. Montufar et Hélène couchaient ensemble de peur des esprits, et leur valet et leur servante, qui étaient de même complexion, les imitaient en leur façon de passer la nuit. Il ne faut pas demander s’ils avaient de l’embonpoint, menant une si bonne vie. Chacun en bénissait le Seigneur, et ne pouvait trop s’étonner de ce que des gens qui vivaient austèrement avaient meilleur visage que ceux qui vivaient dans le luxe et l’abondance. »
Telles sont, après bien des recherches, les seules sources où Molière ait puisé pour la composition de son chef-d’œuvre. Mais n’était-ce pas pour lui un devoir de mettre en œuvre ces parcelles d’or ? et Scarron méritait-il plus d’égards que Cyrano de Bergerac ? N’est-il pas heureux qu’un homme de génie ait pris dans une nouvelle médiocre, et destinée à l’oubli, une des plus belles scènes du théâtre ? Il a enrichi l’auteur en le dérobant ; il l’a rendu immortel par le larcin qu’il lui a fait : Scarron est plus célèbre par la scène du Tartuffe que par tous ses ouvrages ; on ne cite plus guère ce burlesque poète que comme le premier mari de madame de {p. 132}Maintenon, et comme l’heureux inventeur d’une scène qui est passée à Molière, comme s’il eût été dans sa destinée de ne s’élever que par ses alliances, et de ne traverser les âges qu’à la suite des grands hommes qui l’ont associé à leur souvenir.
Mais Molière ne doit qu’à lui seul la conception vigoureuse de son ouvrage ; où a-t-il puisé cette exposition si comique et si originale, ces scènes tour à tour si gaies et si pathétiques, cette opposition si savante des caractères ? Où a-t-il pris ces traits si heureux du dialogue, ces tirades où l’éloquence s’élève jusqu’au sublime ? Où a-t-il trouvé cette peinture si énergique et si profonde de l’hypocrisie et du fanatisme, ce secret de forcer l’imposture jusque dans ses derniers retranchements, d’arracher la vérité au mensonge même, et de faire jaillir du choc des plus viles passions le triomphe de la vertu ?
Presque tous les commentateurs de Molière semblent avoir eu la prétention de prouver qu’ils savaient mieux le français que lui, comme s’ils avaient voulu se dédommager, par la critique de son style, de l’hommage qu’ils étaient forcés de rendre à son génie. Armés de la férule scolastique, ils ont cherché querelle aux mots, et n’ont pas même épargné les points et les virgules. Celui-ci relève une expression qui lui paraît impropre, celui-là découvre à la loupe un passage qui n’est pas rigoureusement conforme aux règles de la syntaxe ; cet autre enfin refait un vers qu’il trouve sans harmonie, comme un maître qui corrigerait le thème de son disciple. Il y a, selon moi, un peu d’irrévérence dans ces investigations minutieuses ; elles pourraient tout au plus être utiles à un étranger qui voudrait apprendre notre langue, et ce n’est ni dans Molière, ni dans les auteurs comiques, qu’on en étudie les premiers principes. Ce qu’on blâme dans lui devrait être précisément un sujet de louange : il parle comme on parlait alors ; son dialogue est celui des hommes qu’il voyait tous les jours ; il est absurde d’exiger de lui les phrases précieuses d’une société qui n’était pas la sienne, et la pruderie d’une langue raffinée qu’on use à force de la polir. Cette allure vive {p. 133}et franche, cet heureux abandon, que nous prenons pour de la négligence, sont l’empreinte du temps où il a écrit. Les anciennes mœurs doivent être exprimées dans l’ancien langage : gardons-nous d’altérer la couleur de ces peintures d’une autre époque, en leur substituant une triste et froide enluminure ; on ne refait pas plus le style des vieilles comédies qu’on ne corrige l’orthographe des antiques médailles. Il était aussi impossible à Molière d’écrire le Tartuffe avec le style du Méchant, qu’à Gresset d’écrire Le Méchant avec le style du Tartuffe. L’un a peint les mœurs du siècle de Louis XIV, et l’autre les mœurs du siècle de Louis XV.
Qu’un commentateur explique des usages qui n’existent plus, ou des expressions tombées en désuétude, qu’il éclaircisse des passages qui se rapportent à des anecdotes ou à des événements du temps, et qui sont devenus obscurs pour le vulgaire des lecteurs, il fait alors un travail utile6, et peut mériter quelque estime ; mais il tombe dans un ridicule indélébile si, du haut de son petit tribunal, il fait subir au génie une censure pointilleuse.
C’est surtout comme peintre de mœurs et comme philosophe qu’il faut juger Molière ; les intérêts de la morale doivent passer avant les scrupules de la grammaire. Le Tartuffe est de tous ses ouvrages celui où il a pénétré le plus avant dans les replis du cœur ; il a découvert une des plaies les plus tristes de l’humanité, et il l’a sondée d’une main si ferme, qu’il a arraché des cris douloureux.
L’hypocrisie est, dans une société vieillie, le pire de tous les fléaux ; c’est le voile de toutes les passions, le masque de tous les vices, le manteau de tous les crimes ; la justice elle-même hésite à frapper le criminel paré des couleurs du ciel ; on dirait que la fausse dévotion est pour les scélérats ce qu’était jadis l’enceinte de certains temples du paganisme, un asile sûr, un refuge inviolable. Molière en a forcé les portes ; {p. 134}il a saisi l’hypocrite jusque sur les marches sacrées, il l’a mis à nu au pied de ces mêmes autels qu’il profanait par ses vices, et en présence de la foule qu’il trompait par ses grimaces.
En ornant la scène française d’un immortel ouvrage, il a légué à tous les siècles le signalement de la plus cruelle et de la plus redoutable de toutes les impostures. Le chef-d’œuvre du Tartuffe est un service rendu à l’humanité par le génie. Comment se fait-il que La Bruyère, ce peintre si ingénieux et si vrai des travers de son temps, n’ait pas vivement senti les beautés supérieures de cet immortel ouvrage ?
Il a aussi dessiné un hypocrite, et il semble moins avoir voulu le peindre que critiquer celui de Molière. « Le sien, dit-il, ne cajole point la femme de l’homme opulent à qui il a su imposer ; il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration ; il s’enfuira, il lui laissera son manteau s’il n’est aussi sûr d’elle que de lui-même ; il est encore plus éloigné d’employer pour la séduire le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule. »
L’Onuphre de La Bruyère est un pénitent exténué par le jeûne ; il a peu de mérite à jouer l’abstinence et la chasteté : il est sans passion, sans désirs ; mais le Tartuffe de Molière est un homme ardent, plein de feu, de santé ; sa convoitise est sans cesse excitée par l’aspect d’une femme jeune et belle, dont le mari est vieux et dévot, et qui paraît d’ailleurs un peu portée à la coquetterie. S’il emploie le jargon de la dévotion, c’est qu’il est devenu le sien, et qu’il n’en saurait parler d’autre. Les imposteurs finissent eux-mêmes par croire aux mensonges qu’ils débitent, et sont presque de bonne foi dans la fraude. Tartuffe se croit dévot ; s’il déposait tout à coup le masque devant Elmire, et qu’il lui tînt le langage d’un petit maître ou d’un libertin, cet aveu seul de son hypocrisie l’humilierait aux yeux de celle qu’il veut séduire ; mais c’est comme dévot qu’il veut plaire, c’est par sa profession même qu’il {p. 135}essaie de faire taire les scrupules d’une femme bien née qui hésite entre ses devoirs et ses passions ; il lui promet
De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.
S’il veut lui prouver que
Il est avec le ciel des accommodements,
et que rien ne se concilie mieux que les plaisirs des sens et les béatitudes célestes, ne doit-il pas s’exprimer en langage pieux, à peine d’être inconséquent et de s’avouer lui-même le plus vil de tous les hommes ?
Ne sait-on pas d’ailleurs que le libertinage et la superstition vont fort bien ensemble, et que les pays qui, comme l’Italie et l’Espagne, paraissent les plus dévots, sont réellement les plus débauchés ; qu’ainsi le langage y est pieux et la conduite dissolue ? Encore une fois Onuphre est un vulgaire hypocrite, et Tartuffe est un scélérat consommé.
La Bruyère a fait au Tartuffe un reproche qui n’est guère plus fondé, mais qui est beaucoup plus spécieux. « Onuphre ne pense point, dit-il, à profiter de toute la succession d’un homme opulent, ni à s’assurer une donation générale de tous ses biens, s’il s’agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier. Il ne se joué pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent à la fois une fille à établir et un fils à pourvoir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables ; on ne les traverse point sans faire d’éclat, et il t’appréhende, sans qu’une pareille entreprise ne vienne aux oreilles du prince à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. »
Sans doute les faux dévots ont plus beau jeu chez un célibataire que chez un père de famille ; on calomnie, on dépouille plus facilement des collatéraux que des enfants ; mais le vrai tour de force de Tartuffe est de faire déshériter le fils même de la maison ; et si l’auteur nous prouve que le fanatisme peut aveugler un père jusqu’à lui faire oublier son propre sang pour un misérable fardé d’une {p. 136}fausse dévotion, ne fait-il pas voir à plus forte raison l’empire que de pieux imposteurs peuvent exercer sur des hommes qui ne tiennent pas au lieu puissant de la famille ? N’atteint-il pas de la sorte au plus haut degré le but du moraliste ? D’ailleurs Tartuffe n’a pas de prime abord conçu le dessein de suborner la femme, d’épouser la fille et de dépouiller le fils de son bienfaiteur ; il a commencé par bien choisir sa dupe : il a vu un homme riche, dévot, crédule, d’une imagination faible et exaltée ; un mari d’un certain âge ayant de grands enfants d’un premier lit, et une jeune femme pour seconde épouse. Quel théâtre pourrait être plus heureux pour l’intrigue et la fourberie ! Une belle-mère seule est déjà un germe de division dans une famille.
Tartuffe n’a pas d’ailleurs, comme le pâle hypocrite de La Bruyère, la force de maîtriser ses passions ; elles sont ardentes, impérieuses ; sa lubricité, son avarice, sont sans cesse excitées à l’aspect d’une maison riche et d’une femme séduisante. C’est un coup de maître d’avoir mis sa fausse dévotion aux prises avec son libertinage ; et c’est de l’amour criminel de Tartuffe, comme de l’amour brûlant du misanthrope, que jaillissent les scènes les plus admirables et les développements de passions les plus sublimes auxquels le génie se soit jamais élevé.
La Bruyère n’a pas remarqué qu’après avoir asservi l’époux à force de patelinage et d’adresse, le seul désir ardent qui pousse Tartuffe, c’est la possession d’Elmire. Il en est tellement préoccupé qu’il ne semble pas très empressé d’accepter la main de Marianne, et qu’il se laisse plutôt solliciter par Orgon qu’il ne le sollicite lui-même. On croirait que, satisfait de rompre le mariage de Valère avec elle, il se réserve seulement de l’épouser plus tard, afin de dominer un jour la maison comme gendre après y avoir joui d’abord de tous les droits du maître. Aussi, quand Elmire lui adresse cette question :
{p. 137}On tient que mon mari veut dégager sa foiEt vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?
il se hâte de répondre :
Il m’en a dit deux mots ; mais, madame, à vrai dire,Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire.
Si plus tard il se montre plus empressé de devenir l’époux de Marianne, c’est que Damis a surpris sa passion criminelle ; c’est qu’il doit avoir hâte d’entrer dans une famille dont de nouvelles explications peuvent le faire sortir. Ce ne sont point ses insinuations qui décident Orgon à déshériter son fils ; il est bien plus habile : c’est en feignant de l’excuser, c’est en demandant grâce pour lui qu’il enflamme de plus en plus le courroux de son père ; et quand celui-ci le chasse, l’accable de sa malédiction, Tartuffe est au comblé de ses vœux, parce qu’il espère être à jamais délivré d’un témoin qui a tout entendu, et qui peut toujours devenir un accusateur. La vengeance de l’infâme est d’ailleurs satisfaite par l’exhérédation de Damis ; ce n’est plus comme étranger qu’il en profite, c’est comme gendre ; voilà pourquoi Tartuffe est conçu d’une manière plus large, et tracé d’une touche bien plus vigoureuse que le triste Onuphre, qui, comme tous les fourbes du bas étage, va courir les successions à la porte des vieux célibataires, et extorquer quelques sommes à la terreur des mourants.
Il y a du reste entre Onuphre et Tartuffe la même différence qu’entre l’auteur des caractères et le grand poète comique. L’un dessine purement un portrait ; la ressemblance est exacte, les traits sont fidèles, les nuances même les plus fugitives sont habilement saisies ; mais ce n’est qu’une figure isolée, sans mouvement et sans vie : l’autre conçoit un vaste sujet ; il groupe autour de son personnage principal d’autres figures qui font ressortir la sienne ; il met en présence le vice et la vertu, l’hypocrisie et la bonne foi ; il presse, il anime, il enflamme son action : du jeu des contrastes les plus opposés il fait sortir la ressemblance ; du choc des passions les plus tristes il fait jaillir la gaieté ; enfin d’un divertissement {p. 138}il tire une haute leçon morale, et du portrait d’un homme il fait le tableau d’une époque.
La Bruyère est le seul philosophe du siècle de Louis XIV qui n’ait point su apprécier le Tartuffe ; quant aux auteurs sacrés, tous ne furent pas aussi tolérants que l’envoyé du Saint-Siège et les prélats auxquels le monarque déféra l’examen de ce chef-d’œuvre : plusieurs ont pu être de bonne foi dans leurs attaques, mais l’esprit de corps rend les hommes d’église injustes et passionnés comme tous les autres ; et peut-être l’opinion généralement accréditée que l’évêque d’Autun, Roquette, avait été le modèle de l’hypocrite de Molière, n’a pas peu contribué à les irriter contre son chef d’œuvre.
Il paraît qu’en effet l’abbé Roquette a fourni les principaux traits au peintre du Tartuffe ; l’abbé de Choisi le dit formellement dans ses Mémoires, et madame de Sévigné, parlant de ce prélat, l’appelle malicieusement le pauvre homme
. Si l’on en croit même une insinuation de J.-B. Rousseau, Molière aurait dû à l’évêque plus que le caractère de son personnage, et l’aventure du Tartuffe se serait passée chez la duchesse de Longueville
, dont on sait que Roquette était un des courtisans les plus assidus.
On conçoit d’ailleurs que l’intolérance religieuse augmentait à mesure que le roi avançait en âge ; l’on peut même s’étonner que les persécutions du Tartuffe n’aient pas recommencé sous les Tellier et sous les Lachaise ; il a fallu sans doute vingt ans de succès pour qu’une glorieuse prescription le mît à couvert de la fureur des faux dévots.
Parmi les orateurs sacrés qui condamnèrent le Tartuffe il en est deux des plus illustres qui aient immortalisé la chaire chrétienne ; Bourdaloue et Bossuet ont attaqué ce chef-d’œuvre, l’un avec une sorte de modération, mais par des arguments plus spécieux que solides, l’autre avec un fougueux emportement qui annonce plutôt la colère de l’orgueil que les alarmes de la piété.
Le premier, dans son sermon sur l’hypocrisie, dit que, {p. 139}« comme la fausse dévotion tient en beaucoup de choses de la vraie, comme la fausse et la vraie ont beaucoup d’actions qui leur sont communes, comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, il est non seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là, à moins qu’on n’y apporte toutes les précautions d’une charité prudente »
.
Ces précautions, Molière les a prises avec un soin presque minutieux ; et si Bourdaloue a écrit de bonne foi, il n’a certes pas lu l’ouvrage dont il fait une si injuste censure. Le personnage de Cléante est là pour soutenir l’honneur de la vraie religion, et ce n’est pas seulement dans une poésie admirable qu’il en trace les devoirs et qu’il en fait ressortir les principes consolateurs, c’est par des actions qu’il montre la différence d’une superstition aveugle et cruelle à une piété douce et éclairée. Ainsi, quand Orgon, éclairé sur la scélératesse du misérable qu’il a recueilli, se jette, comme tous les fanatiques, dans un autre extrême, et s’écrie :
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien !
le sage Cléante lui répond :
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audaceSous le pompeux éclat d’une austère grimace,Vous voulez que partout on soit fait comme lui,Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui !Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;Mais au vrai zèle aussi n’allez point faire injure.
Ces seuls vers répondent à tous les reproches de Bourdaloue, qui d’ailleurs portent sur une base absolument fausse.
La pièce de Molière est conçue de manière que le public ou le lecteur ne peut un seul instant se méprendre entre la vraie et la fausse dévotion. Ce grand poète, avec tout son talent, ne serait jamais venu à bout de mettre en scène un homme pieux, et de le peindre des couleurs qu’il a données {p. 140}à son Tartuffe. On se fût alors écrié avec justice : Ce n’est point là un véritable dévot ; c’est un hypocrite. Pour jouer les personnes, il faut les montrer telles qu’elles sont ; si l’on ne met sur le théâtre que ce que fait un honnête homme qui a des sentiments religieux, on ne représentera que de bonnes actions, et alors la religion ne sera pas compromise. Elle le sera bien moins encore si le personnage n’en fait que de mauvaises, puisque alors ce n’est plus un honnête homme, c’est un imposteur.
Sans doute, si le vrai dévot et l’hypocrite paraissaient ensemble sur la scène, ayant le même extérieur, tenant le même langage, on pourrait s’y méprendre ; mais ce n’est ni par les dehors, ni par les discours qu’on juge les hommes, c’est par leurs actions ; et à peine les deux caractères seront mis en jeu qu’on dira : Voilà le vrai dévot ! Voilà l’hypocrite !
Dans le chef-d’œuvre de Molière toute méprise est impossible : avant de faire paraître son Tartuffe il emploie deux actes entiers à le peindre ; quand il entre, il est déjà connu ; quand il parle, on sait que c’est un misérable. Son maintien, son langage, ne peuvent tromper personne ; plus il abuse des expressions pieuses, plus il inspire d’horreur ; c’est le respect pour la religion qu’il profane qui excite l’indignation au plus haut degré.
Mais s’il fallait prendre à la lettre le sermon de Bourdaloue, il serait impossible de démasquer l’hypocrisie, et ce vice odieux jouirait de tous les privilèges de l’impunité. Si le faux dévot ne doit pas être livré au ridicule parce qu’il ressemble au vrai, l’hypocrite de bienfaisance peut, en toute sûreté, faire des dupes ; le tartufe de mœurs porter le déshonneur dans les familles, car ils prennent aussi le langage de la philanthropie et du sentiment ; ils ressemblent à l’homme désintéressé et à l’homme sensible. Mais que le poète comique ou le moraliste mette en opposition leurs discours et leur conduite, qu’il fasse voir la différence du masque au visage, il ne compromet ni la probité, ni la bienséance ; il excite la haine contre l’égoïste et le malhonnête homme ; et en cela il {p. 141}rend un service éminent à l’humanité, car ce n’est pas le vice, brutal qui est le plus dangereux, son aspect seul est repoussant et sa nudité dégoûtante : c’est le vice paré des couleurs de la vertu qu’il faut redouter dans une société qu’une extrême civilisation rend confiante et facile ; c’est lui qu’il faut signaler sous les faux dehors dont il se couvre.
Et plus le manteau est sacré, plus la fourberie qui s’en affuble est à craindre. De profonds scélérats ont cru y trouver un abri pour tous leurs crimes : l’empoisonneur Desrues osait invoquer le nom de Dieu ; et l’assassin Maingrat, ce prêtre impie et féroce dont le crime a épouvanté notre époque, avait fasciné tous les yeux par une sorte de dévotion sauvage qui se refusait même aux plus innocentes distractions, qui interdisait tous les plaisirs comme profanes, et qui condamnait la jeunesse elle-même aux austérités de la vie des anachorètes. C’est donc le devoir des moralistes, et même des auteurs sacrés, de préserver les esprits crédules contre les charlatans de religion ; et Molière a bien mérité de son siècle et des siècles à venir lorsqu’il leur a dit : Ne vous fiez pas à un dévot sur l’emphase de ses paroles et sur le nombre de ses génuflexions ; gardez-vous de l’introduire dans votre intérieur, de lui livrer vos secrets, ou vous risquez de voir porter le trouble et le déshonneur dans votre famille, de prendre un maître qui vous opprime, un espion qui vous dénonce, et un fripon qui vous ruine. Ainsi les reproches de Bourdaloue tombent à faux ; comment un homme d’une raison si élevée les a-t-il faits si légèrement ? Ne serait-ce point parce qu’il était jésuite, et que la morale relâchée de cette société semble avoir fourni à Molière quelques-uns des traits les plus heureux de son imposteur. Ces vers du quatrième acte,
Selon divers besoins il est une scienceD’étendre les liens de notre conscience,Et de rectifier le mal de factionAvec la pureté de notre intention,
peignent au naturel ces casuistes si terribles pour les autres {p. 142}et si faciles pour eux-mêmes, que Pascal a flétris du sceau d’un immortel ridicule.
La scène du cinquième acte, où le crédule Orgon explique à Cléante la manière dont il a été amené à confier au fourbe la fatale cassette qu’un ami fugitif avait déposée entre ses mains, est une espèce de théorie de la restriction mentale, l’une des armes les plus perfides de cette secte redoutable qui a rempli le monde de ses intrigues, et dont l’ambition inquiète et tracassière a semé le trouble dans toutes les familles, et porté la terreur jusque dans le conseil des rois.
Ce fut par un motif de cas de conscience,J’allai droit à mon traître en faire confidence ;Ce sot raisonnement me vint persuaderDe lui donner plutôt la cassette à garder,Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,Par où ma conscience eût pleine sûretéÀ faire des serments contre la vérité.
Ces vers ne caractérisent-ils pas fortement le jésuitisme, et faut-il s’étonner que les membres de cette association rancuneuse et puissante, liés par les mêmes intérêts et par les mêmes doctrines, aient essayé de ravaler un chef-d’œuvre qui a si bien révélé les secrets de leur politique tortueuse ?
L’implacable Bossuet a mis bien moins de réserve dans ses attaques contre Molière ; ce n’est pas seulement un de ses ouvrages qu’il accuse, c’est tout son théâtre qu’il proscrit. Signalons ici ce passage qui fait tache dans les œuvres d’un grand homme, et qui est si odieux dans la bouche d’un prélat.
« Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu’on ne veuille pas ranger parmi les pièces d’aujourd’hui celles d’un auteur qui a expiré pour ainsi dire à nos yeux, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières dont on ait jamais infecté les oreilles {p. 143}des chrétiens ! Songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption excusée et toujours plaisante…
« La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »
Hé quoi, Mathan ! D’un prêtre est-ce là le langage ?« Quelle dureté fanatique ! s’écrie à ce sujet M. Lemercier dans son Cours de Littérature ; quelle délectation cruelle à se retracer la mort d’un homme de génie, qui expira non sur la scène, mais dans les bras de deux religieuses, sœurs de la charité, dont il avait toujours pris soin, qui furent inconsolables de sa perte, et qui se jetèrent en pleurant aux pieds des gens d’église pour en obtenir une sépulture refusée à leur bienfaiteur ! Circonstance que Bénigne Bossuet omet insidieusement. Quel ton d’intolérance en cette doc trine ! Quel appareil de rigueur ! Quelle emphatique sévérité ! et, ce qui doit le plus étonner en lui, que d’assertions calomnieuses à l’égard de la plus morale des comédies ! »
Mais le persécuteur de Fénelon pouvait-il être juste envers Molière ! Il lui reproche les impuretés de ses comédies ; il dit que ce sont les plus grossières dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens !
Comment des milliers de voix ne lui ont-elles pas répondu que les pièces les plus obscènes furent composées par des prélats ; qu’elles faisaient les délices de la cour de Rome et la joie des saints pontifes ? Comment n’a-t-on pas dit au proscripteur du Tartuffe, où la vraie piété est mise en honneur, que La Calandra, la comédie la plus licencieuse qui ait jamais souillé les oreilles des chrétiens, a été composée par un cardinal et jouée devant un pape ? Molière, dans son ouvrage, {p. 144}nous offre une épouse fidèle à ses devoirs, et le prince de l’Église se complaît à nous montrer le libertinage effronté d’une femme mariée. Et La Mandragore ! Cette débauche de Machiavel, où la religion n’est pas moins outragée que la pudeur, où un ministre des autels se fait un vil agent de prostitution, et déshonore jusqu’au tribunal de la pénitence, ne fut-elle pas plusieurs fois représentée devant Léon X ? Non, ce n’est point Molière qui a introduit dans la comédie la licence et le libertinage ; c’est au contraire lui qui, en peignant les ridicules du les travers des hommes, les a forcés à rougir d’eux-mêmes ; c’est lui qui a épuré à la fois l’art et les mœurs, qui a fait d’un divertissement une leçon, et du théâtre une école de morale.
La postérité a cassé la sentence de Bossuet. Molière est le poète des philosophes, et ses ouvrages font les délices de tous les hommes raisonnables et de tous les hommes polis. Le Tartuffe, qu’a vainement voulu foudroyer l’aigle de Meaux, s’est élevé au-dessus de son tonnerre ; il plane majestueusement dans les plus hautes régions du génie, et il traversera les siècles en les éclairant.
À une seule époque le Tartuffe cessa d’être vrai. Sous le règne affreux de l’athéisme et de l’anarchie, au moment où les autels tombaient sous la hache des impies, et leurs ministres sous le fer des bourreaux, la peinture de l’hypocrisie religieuse était une cruauté froide et dérisoire : aussi la pièce était-elle moins jouée, et produisait-elle moins d’effet. Dans ces jours de fièvre et de délire, le mot de roi était proscrit jusque sur la scène, et le dénouement du Tartuffe fut mutilé par les nouveaux Vandales, comme tant d’autres monuments.
Voici de quelle manière Cailhava l’avait refait : il est fâcheux qu’un auteur qui avait passé sa vie à commenter Molière, et qui n’a guère de célébrité que par son admiration fastueuse pour ce grand homme, se soit vu contraint à porter la main sur son chef-d’œuvre.
Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaudeIls sont passés ces jours d’injustice et de fraude,{p. 145}Où, doublement perfide, un calomniateurRavissait à la fois et la vie et l’honneur ;Celui-ci, ne pouvant, au gré de son envie,Prouver que votre ami trahissait la patrie,Et vous traiter vous-même en criminel d’état,S’est fait connaître à fond pour un franc scélérat :Le monstre veut vous perdre ; et sa coupable audaceSous le glaive des lois l’enchaîne à votre place.
À cette cruelle époque l’hypocrisie religieuse était impossible, parce que la piété même était un crime, et qu’on se cachait pour en remplir les devoirs ; mais il existait d’autres Tartufes et d’autres Orgons. Des misérables affectaient l’austérité des mœurs républicaines, et s’abandonnaient, sous le manteau du stoïcisme, aux vices les plus honteux et aux passions les plus criminelles. Faites du personnage principal un Caton ou un Brutus de circonstance, introduisez-le chez quelque bourgeois honnête homme, atteint de la fièvre des doctrines anarchiques, qui ait une jeune femme à séduire et une fille riche à doter, et qui, malgré la ferveur de ses opinions, garde le secret d’un ami fugitif ; supposez qu’il se trouve dans cette maison un homme modéré qui blâme ces emportements et ces faux dehors d’un patriotisme affecté, qui distingue entre l’amour vrai et désintéressé du pays et l’intolérance brutale de l’esprit de persécution, vous retrouverez Tartuffe, Orgon, Elmire, Marianne et Cléante ; l’hypocrite démasqué dénoncera son bienfaiteur comme un mauvais citoyen ; vous aurez pour un autre temps et pour d’autres mœurs toute la fable de Molière, parce que les mêmes passions produisent les mêmes effets, parce que les Tartufes changent de manteaux et ne changent pas de vices.
Mais le règne de la terreur n’a été qu’une éclipse sanglante ; la religion est remise en honneur et l’hypocrisie est redevenue un bon métier. Depuis qu’on espère se pousser par la piété dans les emplois, nous avons une multitude de chrétiens improvisés qui s’agenouillent dévotement quand on les regarde ; les gens qui veulent faire leur chemin ne manquent pas un {p. 146}office, et les athées qui ont de l’ambition ne passent pas un jour sans répéter leur Credo. Ces brusques changements de décoration sont communs en France. À peine Louis XIV avait fermé les yeux que tous les dévots de la veille devinrent les roués du lendemain. Il en est de même de nos jours ; presque tous les matérialistes de la révolution se sont sanctifiés en un tour de main. De toute part les Tartufes reparaissent ; les Orgons sont encore rares, mais on fait ce qu’il faut pour les multiplier. Moins il y aura d’instruction, plus il y aura de fanatisme : aussi travaille-t-on de toutes ses forces à l’ignorance publique. Que deviendraient les charlatans s’il n’y avait pas de dupes ?
En assistant aujourd’hui à la représentation du Tartuffe, ne reconnaît-on pas les grimaciers religieux de notre époque, surtout lorsqu’on entend le misérable s’excuser d’avoir dénoncé son bienfaiteur, par cette froide réponse :
[…] L’intérêt du prince est mon premier devoir :De ce devoir sacré la juste violenceÉtouffe dans mon cœur toute reconnaissance,Et je sacrifierais à de si puissants nœudsAmis, femme, parents, et moi-même avec eux.
Qui n’est involontairement frappé de cette conformité de langage avec celui de tant d’hypocrites de royalisme que nous avons entendus ériger l’ingratitude en devoir et la délation en vertu ?
Le Tartuffe de Molière est donc rajeuni et ses couleurs, loin de s’altérer par le temps, deviendront toujours plus vives et plus frappantes, parce qu’à mesure que le monde vieillit, la société se corrompt, et que l’hypocrisie des hommes sera toujours en raison de leur égoïsme et de leur perversité. Ce n’est ni la pièce d’une époque ni celle d’une nation, c’est celle de tous les siècles et de tons les pays avancés dans la civilisation ; c’est le tableau le plus hardi et le plus vrai, le plus triste et le plus sublime, c’est l’étude la plus profonde qu’un homme ait jamais faite sur les misères de l’humanité.